Operation ogro comment et pourquoi nous avons exécuté carrero blanco (premier ministre espagnol)

Le 20 décembre 1973, en plein cœur de Madrid, l’explosion d’une charge de dynamite coûte la vie à l’amiral Carrero Blanc

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French Pages 221 Year 1971

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Operation ogro comment et pourquoi nous avons exécuté carrero blanco (premier ministre espagnol)

Table of contents :
Un petit renseignement parvient à l’organisation. — L’opération « Ogro ».
......Page 8
Le deuxième commando. — Sa vie quotidienne. — L’étude du projet de séquestration.
......Page 26
La zone. — Le plan d’action.
......Page 46
La séquestration... imaginaire. — La crise du plan initial.
......Page 58
Le petit épisode de la rue Hermanos Bécquer.
......Page 110
Les quatre communiqués de ETA
......Page 160
Déclaration d’août
......Page 166
Document du commando « Txikia »
......Page 175
Bulletin d’information 7/74
......Page 194
Table
......Page 218

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JULEN AGIRRE

COMMENT ET POURQUOI NOUS AVONS EXÉCUTÉ CARRERO BLANCO Premier ministre espagnol

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Préface Voici un document véritablement exceptionnel, que seules m’ont permis de recueillir mes relations de solidarité militante avec l’organi­ sation révolutionnaire basque ETA (Euskadi Ta Askatasuna1). Mon « contact » vint un jour me faire part d’une décision très concrète : la direction demandait au commando « Txikia », responsable de l’exécution de Carrero Blanco, de faire un livre, et elle avait pensé à moi comme rédacteur possible. Inutile de dire que j’étais enchanté et que j’acceptai. Nous fixâmes un rendez-vous et, trois jours plus tard, un militant venait me chercher quelque part en Gipuzkoa 2 pour m’emmener, je crois, en Bizkaia; mais ce n’est là qu’une supposition, car j’aurais beau essayer, je serais incapable de rien dire à ce sujet : je perdis la notion de l’espace dès l’instant où je montai dans la voiture et où le camarade me fit savoir que, pour la sécurité de tous, il était néces­ saire que je mette les lunettes noires qu’il me tendait, des lunettes opaques et très ajustées. Cahoté pendant plus d’une heure sur des chemins et des routes secondaires, aux côtés d’un chauffeur inconnu qui me parlait aimablement, j’avais l’impression d’être un étranger séquestré que l’on conduisait vers quelque refuge absolument sûr. La nuit tombait quand nous arrivâmes et l’on sentait en effet qu’en cet endroit nous ne courions aucun danger. Dès que l’on me présenta au commando, je compris que la vie en commun allait être facile et sans problème, grâce à ce courant de sympathie mutuelle et de cha­ leur humaine qui rendait les choses si simples. Nous passâmes huit longues journées et une bonne partie de nos nuits à enregistrer et à discuter; à la fin, je prenais moi aussi une part 1. Euskadi et liberté. Euskadi (ou encore Euskalherria, terme plus ancien) désigne l’ensemble du pays basque, nord et sud. (N.d.T.) 2. Nous avons conservé l’orthographe basque ou espagnole de tous les noms propres. (N.d.T.)

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active aux débats qui surgissaient. On comprendra qu’il a été impos­ sible de reproduire ici tout le matériel obtenu. Dans une organisation vivante et en continuelle effervescence, telle que la nôtre, qui ne cesse de réfléchir et de progresser à partir de la pratique, nombreux sont les problèmes qui se posent aux militants et dont on est tenté de rendre compte. Mais il s’agissait d’expliquer le plus clairement possible le comment et le pourquoi de l’opération « Ogro », et non de faire un volumineux travail théorique... Je me suis donc limité à ce qui était enregistré sur les bandes, témoignage vivant de l’attitude de ces quelques militants dévoués à la lutte et heureux de mener à bien cette action conforme à leurs choix : nullement des hommes extraordinaires, mais des individus conscients de la nécessité de libérer notre peuple et agissant en accord avec leurs idées. Il m’a paru important de mettre l’accent sur cet aspect surprenant et inhabituel, qui brise avec tout un mythe. « Nous ne sommes ni des dieux, ni des héros... nous sommes des hommes normaux... qui font ce qu’il y a à faire... », comme l’ex­ pliquait Jon à juste titre — des hommes normaux désireux, évidem­ ment, de conquérir cette liberté. Liberté et entrain, tels sont, diraije volontiers, les deux signes sous lesquels se sont déroulés les huit jours inoubliables que nous avons passés ensemble. Nous sommes tellement habitués à ce que l’on parle de la révolution en prenant des attitudes graves et supérieures, empreintes d’héroïsme ou d’esprit de sacrifice, que la simplicité et l’humanité de ces camarades m’ont récon­ cilié avec beaucoup de choses. Le jour où nous nous séparâmes pour retourner à nos travaux respectifs, je me sentis certain d’avoir reçu une grande leçon révolutionnaire. Les prénoms sous lesquels figurent les membres du commando dans ce document sont imaginaires, mais rien d’autre. Par ailleurs, toutes les données qui auraient pu être utilisées par la police ont évidemment été « maquillées », mais à travers tout le livre resplendit, comme on dit dans le jargon judiciaire, la vérité et rien que la vérité, quoique — pour des raisons évidentes — pas toute la vérité... On trouvera à la fin une série de documents qui illustrent ou éclaircissent ce dont il est question dans le texte. Il m’a également semblé important d’y inclure une déclaration largement diffusée en Euskadi, ainsi que dans les secteurs politisés de l’État espagnol, par le commando « Txikia », et où se trouvent exposées un certain nombre de thèses que beaucoup de gens ignorent. 6

Nous fîmes nos adieux et la voiture démarra. Le camarade me donna à nouveau les lunettes et se mit à siffler une de nos chansons. Il avait repris et conservé les bandes, en me disant qu’il me les remettrait en un lieu plus sûr. Les yeux bandés comme à l’aller, je ressentais une joie toute spéciale, bien différente de l’inquiétude et de la crainte de la première rencontre. C’était comme si, par son entrain, le com­ mando m’avait communiqué le courage nécessaire pour m’attaquer à des entreprises plus difficiles. C’était une joie particulière, libéra­ trice, une joie que peut-être seuls peuvent ressentir ceux qui luttent pour la libération de leur peuple. Parmi les cahots des chemins tortueux, je me souvenais de ce que Txabi avait dit un soir : un militant doit être un homme complet, la spécialisation le déforme, diminue ses possibilités... Et j’imaginais un changement de front, je me disais que c’était peut-être le moment pour moi de sortir un peu du front cul­ turel pour m’instruire dans le domaine des armes... Et je songeais aussi à quel point le mouvement révolutionnaire a besoin d’humour, d’ouverture et de liberté... « Tu n’auras plus peur, maintenant? » — me dit le camarade en riant. « Nous arrivons. Tu peux enlever tes lunettes... » Je redécouvris le paysage, et nous nous donnâmes une vigoureuse accolade avant de nous quitter. Sans perdre un instant, je commençai à rédiger ce reportage sur le commando « Txikia ». Julen Agine Quelque part en Euskadi-Sud.

A - Domicile de l’Ogre B - Atelier du « sculpteur » C - Eglise Saint-François Borgia D - Ambassade arabe E - Ambassade anglaise F - Ambassade américaine G - Endroit initialement choisi pour la séquestration H - Pont sur la promenade Castellana

_______________________ _ ZONE D’OPÉRATIONS

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Un petit renseignement parvient à l’organisation. — L’opération « Ogro ».

Comment est née l'idée de l'exécution de Carrero Blanco? Txabi. Très simplement. Une information était arrivée à l’organi­ sation, selon laquelle Carrero Blanco allait tous les jours à la messe de neuf heures dans une église de jésuites de la rue Serrano. Donc, au début, ce n'était qu'une information parmi toutes celles qui nous parviennent; sans avoir beaucoup d’espoir, on a tout de même décidé d’envoyer quelques militants pour vérifier. C’est ainsi qu’ils se sont aperçus que c’était vrai, que de plus il ne paraissait y avoir aucune surveillance et qu’il était même possible de le séquestrer. L’idée est née à ce moment-là. Normalement, ça devrait se passer en sens in­ verse : il y a un besoin, on fait des analyses et puis on va chercher l’information... mais c’est comme ça que les choses se sont produites. Ensuite, à partir de cette information et de la possibilité entrevue par le commando, nous avons commencé à analyser l’affaire : Carrero était l’homme clé du régime, celui qu’ils préparaient soigneusement depuis des années à assurer la succession du franquisme, vraiment le garant de la continuité et, de ce fait, la personne la plus indiquée à ce moment-là pour une séquestration, peut-être même la seule grâce à laquelle on pourrait obtenir la libération des prisonniers. C'est donc qu'au début, vous envisagiez une séquestration? Jon. Oui, c’était la première intention de l’organisation. Tu sais que depuis le procès de Burgos, en décembre 71, l’organisation considé­ rait comme fondamental de libérer les militants emprisonnés. On ne 9

pouvait guère compter sur les évasions, non seulement parce que les militants étaient dispersés, mais aussi parce que nous manquions d’infrastructure dans le reste de l’État espagnol. Cette voie n’offrait donc pas beaucoup de possibilités, il fallait envisager la séquestra­ tion d’un personnage important mais qui ne pouvait pas être, par exemple, un ambassadeur ou un consul, parce que ça n’aurait pas eu assez de poids; il fallait trouver quelqu’un qui ait beaucoup d’in­ fluence à l’intérieur du gouvernement. C’est pour cela que lorsque nous avons eu cette confirmation à propos de Carrero Blanco, nous avons pensé que c’était exactement le personnage qu’il fallait. Ce souci de libérer les prisonniers est une constante de notre orga­ nisation qu'il convient de signaler. Txabi. Oui, c’est vrai... Des informations nous étaient déjà parvenues bien plus tôt, mais nous n’avions jamais eu les moyens de les exploiter, sauf pour Basauri 1 2... En tout cas, plusieurs tentatives ont échoué, Iker en sait quelque chose.. Iker. Nous avons eu beaucoup de renseignements excellents, et il y a eu des tentatives... Mais je ne crois pas qu’il faille en parler mainte­ nant... J'insistais sur ce point, parce que ce souci des militants empri­ sonnés est une caractéristique de ETA que l'on ne retrouve pas dans les autres organisations de l'État espagnol, qui mettent surtout l'accent sur l'amnistie. Iker. Cette préoccupation a toujours existé chez nous; prends par exemple le cas des curés de Zamora a, où il y a eu une tentative prove­ nant de l’intérieur et soutenue de l’extérieur... On a aussi obtenu la même chose pour certains militants isolés. Txabi. Les informations étaient nombreuses, mais notre problème a toujours été celui de l’infrastructure, du temps qu’il aurait fallu pour 1. Basauri est la prison de Bilbao, d'où treize militants s’évadèrent en 1960. (N.d.T.) 2. Une tentative similaire à Zamora (prison spéciale pour les membres du clergé catholique) échoua en 1972. (N.d.T.)

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développer ce dont nous avions besoin pour chaque action : des lieux, des relations. Imagine par exemple une évasion de Cáceres il faut au moins que tu arrives à Madrid et pour arriver à Madrid il te faut deux ou trois heures, il n’y a plus assez de temps. Et après, si tu ne connais pas bien le milieu, les choses sont difficiles, parce que, en plus, tu as le problème qu’un militant basque à l’intérieur de l'État espagnol se trahit tout de suite par sa façon de parler, dès qu’il entre en contact avec les gens. Enfin, tout un tas de problèmes très compliqués... Vous ne vous êtes pas posé le problème d'avoir une infrastructure et des contacts à l'extérieur du pays basque ? Jon. Le problème est en fait que les gens extérieurs au pays basque ne comprennent pas, en général, le problème basque. C’est pourquoi, chaque fois que nous avons établi quelque contact avec des gens de Madrid ou de Barcelone, ça s’est arrêté là : dès qu’on commençait à discuter, on ne se comprenait plus. La question de la lutte armée, par exemple, n’est absolument pas claire pour eux. Et quand on en arrive à la question nationale, ils voient ça d’une façon complètement différente de la nôtre. Ils le voient du point de vue de la bourgeoisie espagnole, sans comprendre que le peuple basque subit une oppression spécifique; c’est sûrement à cause de la propagande franquiste qu’ils ne veulent même pas en entendre parler, mais c’est comme ça... Mikel. Il y a une incapacité générale à reconnaître que Euskadi est un peuple et qu’en tant que tel, il a droit à sa liberté nationale. Txabi. En général, ceux qui ne subissent pas l’oppression des mino­ rités ne la comprennent pas. C’est une réalité dont il faut tenir compte. Bon, revenons-en au début. Comment l'information vous est-elle arrivée : par un militant ou par un de vos sympathisants ? Txabi. Seule la direction pourrait répondre. Nous, nous avons simple­ ment vérifié ce qu’on nous demandait, nous ne connaissons pas l’ori­ gine de l’information. Maintenant, ce qui est sûr, c’est qu’à Madrid comme dans d’autres villes d’Espagne, il y a des informateurs, il y a 1 1. Cáceres se trouve à environ 300 km à l’ouest de Madrid. (N.d.T.)

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un service d’information et que, de la même façon que l’information sur Carrero Blanco, il nous parvient toutes sortes de renseignements politiques. On dit que la plupart des Basques donnent un bon coup de main. Txabi. C’est relatif. Il y a des Basques révolutionnaires, qui nous aident, et d’autres qui ne le font pas, tout comme il y a des Espagnols qui nous aident et d’autres pas... Enfin, après qu’on a reçu cette information, deux militants sont allés là-bas; mais Jon peut l’expliquer mieux que moi, il était déjà membre de ce premier commando. Jon. Nous avons été deux à partir pour Madrid, Mikel et moi. Le fait est que l’organisation n’est pas implantée dans le reste de l’État espa­ gnol et que nous n’avons personne dans les organisations espagnoles qui soit prêt à nous aider pour des actions armées, ou alors, s’il y en a, nous ne le savons pas. L’expérience que nous avons, c’est plutôt que quand une organisation prend contact avec nous, elle cherche seulement à signer quelque chose avec nous, à cause du soutien, de l’appui politique que représente aujourd’hui une signature commune avec ETA au bas de n’importe quel manifeste; elle ne cherche pas à mener une action commune en vue de détruire l’Etat espagnol. Alors, comme nous n’avions pas là-bas de possibilité de trouver une aide — il paraît qu’il y a beaucoup de sympathisants, mais nous ne les con­ naissons pas —, nous avons loué par nos propres moyens quelques chambres dans une pension. Nous avions des faux papiers, des cartes d’identité, tout semblait en règle. C’était seulement pour quelques jours, alors nous n’avons donné aucune explication. C'était à quelle date, à peu près ? Jon. Quelque chose comme début décembre, non?... Oui, c’est ça, le 1er ou le 2, je me souviens que juste après avoir fini, on est venu passer les fêtes de Noël ici avec la famille, et qu’il avait d’abord fallu transmettre les informations et tout ça... C’était le 1er ou le 2 décembre 72, pas plus tard. Vous connaissiez Madrid? Jon. Moi oui, mais je n’y étais allé qu’une seule fois et ça faisait très 12

longtemps... Mikel, non. Je me souviens que nous sommes arrivés dans l’après-midi, vers six ou sept heures, la nuit tombait déjà, et que j’ai été très frappé par le bruit, par la circulation, par les lumières... Et toute cette foule dans les rues. Pendant toute cette étape, qui n’a pas duré très longtemps, c’était comme si j’avais le mal de mer, toutes les distances me paraissaient très grandes, je trouvais l’air irrespirable à cause de la poussière partout, de la saleté... Mikel. Moi aussi, j’avais une mauvaise impression, tout était si différent d’ici. Les gens étaient tous très soignés, avec une façon de s’habiller différente de la nôtre : veston, cravate, et puis cette mous­ tache... Écoute, ils m’avaient tous l’air de policiers ou d’indicateurs. Jon. La moustache, moi aussi, attirait beaucoup mon attention, elle était toujours coupée court à la façon militaire, ou fasciste, comme nous disons entre nous. Ça, c’était au début, parce qu’après, ça nous paraissait normal, mais c’est cette sensation que tu as quand tu arrives dans une ville que tu ne connais pas, ça te donne le vertige... Bon, donc aussitôt arrivés nous avons cherché la pension et, le lendemain, nous sommes sortis tôt, nous avons demandé un annuaire téléphonique dans un bar, pour y chercher Carrero, et nous l’avons trouvé tout de suite. Il habitait rue Hermanos Bécquer, au numéro 6, je crois. Ça alors, on ne croyait pas que ça serait si facile, une personnalité comme ça... Ensuite, avec ce renseignement, on a regardé sur un plan de métro la situation de la rue, qui se trouvait à deux pas de l’église; cela confirmait l’information ou, du moins, lui donnait une chance d’être exacte. Nous sommes partis dans cette direction, et nous nous sommes séparés en chemin, Mikel et moi, après avoir fixé comment on se retrouverait. L’église était très grande, c’était un bâtiment des jésuites. Je me souviens que je suis entré et que je me suis mis vers le milieu, sur le côté droit, mon camarade devait arriver après et se mettre der­ rière pour le cas où... Parce que nous avions un peu peur que ce soit très surveillé et que, sans qu’on s’en soit rendu compte, il y ait un contrôle des gens qui entraient, qu’on les fouille, qu’on leur demande leurs papiers... Bon, neuf heures arrivent et Carrero n’apparaît tou­ jours pas. La messe se termine, les gens commencent à sortir et c’est alors seulement que je l’ai vu. Il était avec un monsieur d’environ soixante-dix ans, l’air très vieux, les cheveux complètement blancs et 13

de petite taille... Je le voyais de face, car j’étais encore tourné vers l'autel et lui sortait par l’autre côté. Vous le connaissiez, Carrero? Jon. Je l’avais vu aux actualités et dans les journaux, c’est tout. Mikel. Moi de même. Mais la direction, en nous confiant cette tâche, nous avait donné une photo de lui en gros plan... On nous avait éga­ lement dit qu’il était seul et que, du moins à première vue, il n’y avait pas de mesures de surveillance. Jon. De toute façon, nous faisions très attention, parce que l’infor­ mateur pouvait très bien ne pas s’être rendu compte, par exemple, d’une surveillance par des hommes en civil; en fonction de tout cela, nous avions pris des précautions... Ce jour-là, donc, nous ne l’avions pas vu entrer : comme je ne l’avais vu qu’en photo, je ne l’avais pas reconnu. A la sortie, par contre, je me suis bien rendu compte que c’était lui. Comme je te l’ai dit, il parlait avec ce vieil homme. Je l’ai suivi, d’assez loin mais sans le perdre de vue. En arrivant à l’escalier, ils se sont quittés, il est monté dans la voiture avec un autre homme qui portait une ser­ viette et ils ont descendu la rue Serrano. Nous étions vachement contents de constater que l’information était exacte. Mikel. Nous sommes revenus le lendemain et, cette fois, nous l’avons vu entrer; il était arrivé dans une Dodge noire... Comment cela s'est-il passé, la seconde fois? Jon. Il y en a un qui est resté dehors à surveiller, et moi j’attendais à l’intérieur de l’église. L'observation était facile, à l'extérieur? Jon. Oui, parce qu’il y a plusieurs arrêts d’autobus dans le coin. Il y en a un juste en face, sur le trottoir de l’ambassade américaine, un autre dans la rue Hermanos Bécquer, presque au coin de Serrano; 14

et je crois qu’il y en a encore un dans la rue Serrano elle-même, un peu plus haut. Mikel. Mais, ce jour-là, nous ne savions pas encore grand-chose, nous ne connaissions pas le quartier. J’ai vu des gens en face, à un arrêt d’autobus, et je me suis mis à attendre avec eux. Il y avait quelques flics qui bavardaient nonchalamment, sans faire attention à rien; il passait pas mal de voitures, mais assez peu de gens. A neuf heures, ou peut-être deux ou trois minutes après, j’ai vu arriver la Dodge noire : elle s’est arrêtée en double file, il est descendu avec le même homme que la veille, un brun avec des lunettes, de taille moyenne et d’aspect robuste, avec une serviette à la main; ils ont monté l’esca­ lier et sont entrés dans l’église. Le chauffeur est resté dans la voiture; un peu après, un agent de police qui était au coin de la rue s’est approché de lui, et ils se sont mis à parler; ils avaient l’air de bien se connaître, ils devaient se voir tous les jours ou à peu près... Un auto­ bus est arrivé à ce moment-là et, comme je pensais toujours qu’il pouvait y avoir des observateurs dans les parages et que j’étais resté là plus de cinq minutes, je suis monté dedans jusqu’à l’arrêt suivant. Je suis revenu à pied et je suis entré dans l’église en restant tout à fait derrière, à côté du bénitier. On en était déjà au milieu de la messe. Jon. Pendant ce temps, je l’avais vu arriver moi aussi : lentement, calmement, toute l’allure d’un propriétaire terrien... Derrière lui venait l’homme à la serviette; il ne faisait pas du tout attention à moi, mais en arrivant à peu près à ma hauteur (de l’autre côté, du côté gauche), il s’est installé tout à fait au bout du banc, presque dans l’allée centrale. Carrero, lui, marchait dans l’allée latérale, il s’est avancé jusqu’aux premiers bancs et s’est assis sur le deuxième ou le troisième. Alors, pendant qu’il suivait la messe, debout, très droit, très digne, moi je pouvais voir tout ce qu’il faisait. Au moment de la communion, il s’est dirigé vers le prie-dieu qui se trouvait devant l’autel, et je l’ai suivi. Je me souviens de m’être mis à sa droite, complè­ tement absorbé dans mes préoccupations; je me suis agenouillé presque sans m’en rendre compte, et immédiatement quelqu’un a surgi derrière moi, vraiment collé contre moi. C’était une sensation très forte parce que moi j’étais là à regarder Carrero, je l’avais reconnu 15

et je me disais qu'il était vraiment facile de faire quelque chose si j’avais voulu; j’aurais pu, là, tout de suite, lui mettre deux balles dans la peau... J’avais mon pistolet à la ceinture (après, je ne le prenais plus, parce que nous nous sommes rendu compte que c’était une imprudence de venir là armés, qu’il pouvait se passer n’importe quoi, qu’on nous demande nos papiers, qu’on nous fouille... nous avons donc décidé de ne pas venir armés à l’église, mais les deux premiers jours nous portions encore un pistolet et ç’aurait été facile...). Je me souvenais de ce que disent les gens, que ces hommes-là sont immor­ tels, qu’ils sont inaccessibles; moi-même, j’avais pensé qu’il était très difficile de mettre la main sur un homme comme celui-là, parce que j’avais toujours entendu dire que c’était hors de portée de qui­ conque de s’emparer de Franco ou d’une personnalité de cette enver­ gure, que c’était impossible. J’étais donc très ému, et voilà que je me rends compte, en levant les yeux, qu’il y a un gars collé derrière moi, un peu sur ma gauche, comme s’il voulait me séparer de Carrero; il devait avoir aux alentours de trente ans, peut-être moins, je ne sais pas... très grand, blond, je crois... et merde, il me regardait de haut, avec impertinence. Ça m'a vraiment fait un drôle d’effet... Je suis retourné à ma place et je ne l’ai pas revu. A la fin de la messe, Carrero a rejoint le vieillard du jour précédent et ils sont sortis ensemble. L’homme à la serviette les suivait à distance. Ensuite, tout s’est passé comme la veille : le vieux a pris congé de Carrero sur les marches de l’escalier, il a rejoint sa voiture, une Morris rouge je crois, où l’attendait un gars costaud d’à peu près vingt-cinq ans, qui avait tout l’air d’un garde du corps —je les ai revus plusieurs fois par la suite, mais je ne sais toujours pas qui était le vieux, ni quel était le rôle du jeune... mais c’est comme ça que je l’ai perçu à ce moment-là. Quant à l’Ogre, suivi par l'homme à la serviette, il est monté dans la Dodge. C'est comme ça que vous l'appeliez? Jon. Oui. Nous l’appelions l’Ogre à cause de sa physionomie de brute : il avait les sourcils très fournis, des poils partout, il en impo­ sait beaucoup. Mikcl. On s’est mis à l’appeler comme ça dès le début, et ensuite 16

c’est devenu une espèce de code entre nous pour parler de l’opération : l’opération « Ogro ». Jon. Ce même jour, pendant que l’Ogre parlait avec le vieux sur les marches avant de lui dire au revoir — nous avons constaté par la suite qu’ils s’arrêtaient presque toujours là quelques instants —j’ai remarqué que l’homme à la serviette gardait tout le temps sa veste fermée et la main au-dessus des boutons, c’est-à-dire qu’il était très possible qu’il soit armé et qu’il serve de garde du corps en même temps que de secrétaire. Mikcl. C’est aussi le même jour que nous avons découvert leur itiné­ raire. Ils descendaient la rue Serrano et coupaient à gauche vers la rue Juan Bravo, ça nous l’avions vu la veille et ils l’ont refait ce jourlà. Mais le hasard a voulu qu’en partant, nous prenions la rue Serrano vers le haut, donc dans la direction opposée à la leur; et, au moment de traverser la rue Diego de León, Jon s’arrête brusquement en me prenant le bras et en fixant une voiture qui passait juste devant nous, traversait Serrano et se garait dans la rue Hermanos Bécquer : c’était Carrero qui retournait à nouveau chez lui, après avoir un peu. tourné dans le quartier à cause des sens uniques. Jon. Du coup, on pouvait imaginer le parcours et on l’a suivi pour connaître le nom des rues : Serrano — Juan Bravo — Claudio Coello — Diego de León — Hermanos Bécquer; ensuite, je me souviens que nous sommes allés dans une librairie pour acheter un plan de Madrid et examiner cette zone sur le papier. Mikel. Oui, tout cela nous a beaucoup facilité le travail d’observation et a été très important par la suite, lorsque nous avons finalement décidé de transformer l’action. Au début, nous n’avions étudié que le parcours entre son domicile et l’église, et puis la sortie; jamais nous n’aurions eu l’idée de le suivre ensuite pour voir où il allait, nous pensions qu’il allait sans doute à son travail, assez loin... Cela a donc beaucoup étendu les possibilités. Jon. Bon, alors, le lendemain nous avons voulu vérifier et, effective­ ment, il a fait le même parcours, tout s’est passé presque exactement 17

de la même façon. Nous étions très contents, parce que nous tenions le point fondamental : l’information donnée à l’organisation était exacte, et l’on pouvait en tirer le plus grand parti. Combien de temps êtes-vous restés là-bas en tout ? Mikel. Peu de temps; comme l’a dit Jon, nous sommes rentrés pour les fêtes; moi, le 20, j’étais déjà à Pamplona. Pendant cette période, nous sommes allés à la messe de neuf heures tous les matins. Nous changions de poste : certains jours, c’était lui qui restait dehors pour observer l’arrivée, les mouvements du chauffeur, les gens qui auraient pu entrer à la suite de l’Ogre, tout cela, et c’était moi qui me plaçais au milieu de l’église, derrière l’homme à la serviette, que nous appe­ lions à ce moment-là le garde du corps. D’autres fois, c’était le contraire. Jon. C’est ainsi que nous avons pu constater un certain nombre de choses et nous faire une meilleure idée de la situation. Quand l’Ogre entrait, personne à l’exception du garde du corps ne le suivait; ce n’était pas toujours le garde du corps à la serviette qui venait, il était quelquefois remplacé par un homme blond, aux tempes dégar­ nies, qui portait généralement un pardessus bleu très élégant... C’est-à-dire qu’il y avait au moins deux gardes du corps, et il était très possible qu’il y en ait d’autres à l’intérieur, habillés en civil et entrés depuis un moment; en tout cas, j’ai vu plus d’une fois des hommes assez jeunes dans l’église; à cette période, chaque fois que j’allais communier — et j’y allais presque toujours — il y avait un type jeune, je ne pourrais pas dire si c’était toujours le même, mais un type d’à peu près vingt-cinq ou trente ans, qui se mettait à côté de moi et me séparait de l’Ogre. Bien sûr, c’était peut-être un hasard, parce qu’il est vrai aussi que, quand on a cette préoccupation dans la tête, on voit des flics partout, mais enfin ça se passait comme ça... Il se peut que tout ait été par hasard, que ces jeunes n’aient eu aucun rôle, parce que je ne les ai jamais vus sortir avec lui et que, par la suite, on ne les a plus vus du tout. Peut-être aussi, comme il y avait beaucoup de monde devant l’autel quand je m’approchais et que, bien sûr, je me mettais debout derrière les gens, celui qui arrivait après faisaitil tout naturellement la même chose, mais j’étais tellement tendu... 18

Le fait est que je trouvais inquiétant de sentir quelqu’un collé derrière moi dans ces circonstances. Mikel. Les fois où c’est moi qui suis entré, je n’ai jamais vu ces jeunes gens. Il y en avait, bien sûr, mais ils avaient l’air de gens normaux qui vont communier; c’était une heure où il entrait pas mal de jeunes, dont certains n’écoutaient même pas la messe. En fait, c’est surtout qu’on avait toujours cette espèce d’inquiétude et qu’on observait tout. Plusieurs fois, je me suis placé juste derrière le garde du corps. Il se mettait debout, le visage tourné vers Carrero, les bras croisés tantôt par-devant et tantôt par-derrière, une main dans l’autre; rien de plus facile que de lui attraper les poignets et de l’immobiliser... J’y ai souvent pensé. Figure-toi que j’étais si près de lui qu’en m’age­ nouillant, je lui frôlais le bout des doigts avec mon nez. Jon. Nous avons aussi pu vérifier qu’il arrivait tous les jours à la même heure, à neuf heures une, neuf heures deux, toujours très ponctuel, et qu’ensuite il faisait toujours le même parcours, sauf peut-être le samedi et le dimanche, car nous n’y sommes jamais allés ces jours-là. Txabi. Lui non plus ne venait pas ces jours-là, nous y sommes allés plusieurs fois au cours de la deuxième étape, mais nous ne l’avons jamais vu. Jon. Nous avons également relevé le numéro d’immatriculation de la Dodge noire, PMM 17.416. Nous avons toujours pensé que ça devait être une voiture blindée. Mikel. A ces heures-là et à cette époque (parce qu’après, quand le printemps est arrivé, vers le mois de mai, ça a changé), il n’y avait pas beaucoup de monde. Une fois, j’ai compté trente et une personnes et une autre fois quarante et quelques, ça ne devait jamais dépasser la cinquantaine; c’était un édifice vraiment énorme, avec de larges nefs et une coupole si haute qu’on ne la voyait même pas. Tous les bruits résonnaient, les portes, les talons des femmes, les gens qui s’agenouillaient dans les confessionnaux. Tout le monde se mettait dans la partie avant, sauf une ou deux personnes isolées sur d’autres 19

bancs. C’étaient en majorité des gens âgés, quelques curés et des vieux, dont l’un était sûrement militaire, parce qu’à plusieurs reprises nous l’avons vu monter dans une voiture de l’Armée de Terre. Jon. Oui, il y avait pas mal de vieux et certains connaissaient l’Ogre car ils le saluaient, le militaire et puis un autre... Mikel. Avec tous ces renseignements, on en savait plus que ce qu’on nous avait demandé; on a donc décidé de rentrer. Pendant tous ces jours-là, avez-vous quelquefois pensé à la possi­ bilité d'une séquestration et à la façon de procéder? Jon. A la séquestration, oui, on y a pensé, parce qu’on était au courant. Ça nous a semblé tout à fait possible : compliqué, pas facile, mais réalisable. Mikel. Dès le premier instant, nous nous sommes rendu compte qu’il faudrait faire l’action à l’intérieur, vu que c’est une zone bourrée de policiers, il y a plein d’ambassades et de maisons avec une plaque du corps diplomatique et des flics devant la porte... Et beaucoup de circulation; donc, c’était impossible en dehors de l’église. Jon. Oui, nous avions calculé que dès le premier coup de feu — parce que, même sans savoir comment nous allions procéder, nous pensions qu’il faudrait utiliser les armes et qu’il pourrait y avoir une fusillade — on risquait de voir arriver un tas de flics. Donc nous imaginions l’action à l’intérieur et je me souviens d’avoir discuté avec Mikel pour savoir si on pourrait entendre les coups de feu de l’extérieur. Moi, je pensais que oui, mais lui disait que, compte tenu du bruit des voitures, des murs de l’église qui étaient très épais, des rideaux de la porte, il était impossible que l’on entende quoi que ce soit. Mikel. Mais, en fait, c’était simplement des discussions entre nous, parce que nous ne savions pas encore ce qu’allait décider l’organisa­ tion au vu de notre rapport. Alors un matin, par un froid terrible, comme c’est souvent le cas en Castille où tout est gelé à l’aube (Jon et moi étions venus là sans pardessus, avec tout juste un pull, mais 20

nous avions très peu d’argent et ça ne valait vraiment pas la peine d’en dépenser pour ça), un matin donc nous avons pris le talgo 1 pour San Sebastián. Avant de continuer, pourrais-tu expliquer, toi qui as été ensuite responsable du commando, l'analyse que faisait alors l'orga­ nisation ? Txabi. Comme je te l’ai déjà dit, l’objectif de cette action était de sortir les militants des prisons de l’État espagnol. ETA avait à elle seule plus de cent cinquante militants condamnés à des peines supé­ rieures à dix ans. Évidemment, nous avions l’intention de demander la libération de tous les prisonniers politiques, basques ou non, que l’État espagnol avait condamnés ou menaçait de condamner à des peines de plus de dix ans. Tel était notre objectif. Notre demande étaitelle excessive? Elle était possible, en tout cas, précisément parce qu’il s’agissait de Carrero Blanco. Nous savions que, pour obtenir un échange de prisonniers tel que celui-là, il fallait enlever au régime la pièce maîtresse de son fonctionnement, celle qui garantissait sa conti­ nuité; et cette pièce était précisément Carrero. L’information est arrivée à un moment très dur pour nous. Cet été-là, ils ont tué trois militants : deux à Lekeitio et le troisième à Urdax. Il y avait eu aussi, huit jours plus tôt, Galdakano, qui avait coûté la liberté à plus de soixante-dix militants de Bizkaia 1 2; la répres­ sion était très importante ici... Quant à la situation organisationnelle, elle n’était guère différente de l’habitude, c’est-à-dire que les cadres ne cessaient de tomber et que l’on essayait d’en former de nouveaux en organisant les militants récemment incorporés à la lutte : c’est un peu, d’une certaine manière, toute l’histoire de ETA... L’information nous arrive, on l’analyse et on décide de faire cette action. En ce qui concerne la séquestration, il y avait deux possibilités. La première était que l’échange. réussisse, ce qui, sans parler de la libération d’un grand nombre de prisonniers politiques, aurait consti1. Train articulé circulant sur certaines grandes lignes du réseau espagnol. (N.d.T.) 2. En février 1973, un policier fut tué dans un accrochage survenu à Galdakano, dans la banlieue de Bilbao, ce qui entraîna une féroce répression. {N.d.T.)

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tué une grande victoire à cause de la série de conséquences politiques qui en auraient découlé. Bien sûr, on ne pouvait pas tout prévoir, mais on voyait bien que Carrero serait obligé de se radicaliser dans un sens ou dans un autre, ce qui aurait rompu l’équilibre et créé un puissant conflit au sein du régime. Il pouvait aussi se faire que le gouvernement, bien que Carrero soit un personnage clé, ne veuille pas donner cette preuve de faiblesse (qui en réalité n’aurait d’ailleurs pas été de la faiblesse) et ne cède pas, auquel cas Carrero aurait été exécuté. - Pourquoi l'exécuter ? Txabi. Pour les mêmes raisons qui nous ont fait l’exécuter en fin de compte : l’exécution avait aussi en elle-même une portée et des objec­ tifs politiques très clairs. Carrero assurait pratiquement depuis 1951 la direction du gouver­ nement. Mieux que tout autre, il symbolisait le « franquisme pur »• et, sans être inféodé à aucune des différentes tendances du franquisme* il essayait par en dessous de pousser l’Opus Dei au pouvoir. Cet individu sans scrupule avait consciencieusement construit son propre État à l’intérieur de l’État :en créant un réseau d’informateurs et d’indicateurs à l’intérieur des ministères, de l’Armée, de la Phalange et même au sein de l’Opus Dei. Sa police (le Service d’information de la présidence du Gouvernement) avait réussi à infiltrer tout l’appareil franquiste. C’est ainsi qu’il était devenu peu à peu l’élément clé du système, la pièce fondamentale du jeu politique de l’oligarchie. D’autre part, il s’était rendu irremplaçable par son expérience, par sa capacité de manœuvre et par son irremplaçable faculté de maintenir l’équilibre interne du franquisme. Tout le monde sait que l’oligarchie espagnole comptait sur Carrero pour assurer le passage « sans douleur » au franquisme sans Franco. Cela dit, Carrero n’était pas Franco, et la manœuvre de l’oligarchie devait donc reposer en même temps sur un second pilier. C’est l’amiral lui-même qui a choisi et parrainé l’intronisation de Juan Carlos. Ainsi, tout était parfait : on valoriserait ce crétin de Juan Carlos face à l’opinion publique, et Carrero détiendrait le pouvoir véritable tout en restant dans l’ombre. C’est pour cela qu’en éliminant Carrero, on démolissait cette 22

manœuvre de dédoublement et, surtout, on privait probablement l’oligarchie du seul élément capable de perpétuer le régime après la disparition du vieux dictateur. Je dirais donc que, du point de vue de l’attaque contre l’État espagnol, l’exécution avait encore plus d’importance. En fait, le but de la séquestration était à ce moment-là la libération des prisonniers, mais il y avait aussi les conséquences politiques. Jom. Oui, c’est ce que dit Txabi, les conséquences politiques étaient ici au moins aussi importantes que l’objectif immédiat : si cet objectif était atteint, Carrero resterait en liberté mais les choses changeraient tout de même, car le seul fait d’avoir réussi à leur arracher une espèce d’amnistie aurait entraîné une grande crise à l’intérieur du gouverne­ ment, et Carrero n’aurait pas pu éviter soit de glisser très fortement vers la droite — c’était le cas le plus probable —, soit d’évoluer un peu vers des positions plus souples; il ne pouvait pas rester au centre, car les pressions des uns et des autres auraient été très fortes et auraient entraîné la désunion... Par ailleurs, au cas où l’objectif n’aurait pas été atteint et où nous aurions dû l’exécuter, cela leur aurait posé un problème encore plus grave... Txabi. On examinait tout cela, on analysait de nombreux facteurs, on voyait que cela allait rompre le regroupement de forces qui se constituait autour du franquisme... Mais, en réalité, aucune expérience antérieure ne permettait de prévoir ce qu’allait faire le régime. Le fait est qu’on voyait naître une situation nouvelle... Cela démontrait aussi la possibilité de détruire l’État espagnol par le moyen de la lutte armée. Iker. Il y a aussi... je ne sais pas. C’est vrai que dans n’importe quel système, quand on tue un dirigeant il est remplacé par un autre, mais ça fait quand même du tort au système... C’est bien ce qu’ils nous ont fait quand ils ont assassiné Eustakio l. Parce que, en plus, il faut que tu saches que la mort d’Eustakio a été le point culminant de toute une politique répressive : le régime ne veut plus d’autre 1. Eustakio Mendizabal, membre le plus influent de la direction de ETA, et connu dans l’organisation sous le surnom de Txikia (« le Petit »), fut assassiné par la police à Algorta, non loin de Bilbao, en avril 1973. (N.d.T.)

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Burgos, il préfère éliminer un par un les responsables de ETA plutôt que de les capturer vivants et de les traduire en justice. Nous avons la certitude que Mikelon, Iharra et Txikia ont été achevés alors qu ils étaient blessés... C’est plus facile pour le régime... Carrero donc avait démontré pendant plusieurs années qu’il était l’homme capable de maintenir le peuple dans la soumission et, de plus, de promouvoir un certain développement, de donner satisfaction à la bourgeoisie, qui a accumulé de grands bénéfices... Jon. Remarque bien qu’il y a autre chose : le système de répression du gouvernement est si puissant qu’il a réussi à faire croire au peuple que la libération par le moyen de l’organisation armée des travail­ leurs est impossible; il a réussi à faire croire que cet État est invin­ cible et que la violence ne peut rien contre lui. Il a réussi à faire croire au peuple, à lui donner l’illusion que la seule façon de se libérer est de rester à l’intérieur du système, de pactiser avec lui... On a l’exemple du Pacte pour la Liberté \ qui est une manœuvre de la gauche pour démocratiser la situation mais qui, en réalité, fait le jeu de la droite favorise sa manœuvre de récupération... C’est comme ça que le fran­ quisme, en montrant que tout cela n’est qu’un rêve, a tenté d’anéantir la combativité du peuple, de la récupérer... C’est pour cela qu’il faut frapper fort, pour démontrer qu’on peut les battre. Si tu veux, le seul fait de battre en brèche cette stratégie, d’empêcher son dévelop­ pement, était déjà très positif en lui-même, parce que c’est une straté­ gie de récupération de la lutte du peuple. Excuse-moi : lorsque vous avez projeté de libérer les prisonniers, avez-vous pensé qu'il pouvait y avoir des organisations qui refuse­ raient d'obtenir la liberté de leurs militants par ce procédé? Txabi. Bien sûr, nous y avons pensé. Mais nous n’avons pas donné trop d’importance à cela, ils auraient pu choisir le moment venu; il est d’ailleurs certain que, dans un moment comme celui-là, les 1 1. Le Pacte pour la Liberté désigne la vaste alliance antifasciste prônée par le Parti communiste espagnol et qui s’étend de la gauche de l’Opus Dei jusqu au secteur des commissions ouvrières contrôlé par le PCE (les commissions ouvrières sont des organisations clandestines de type syndical, qui à l’origine étaient tou sous l’influence du PCE). (N.d.T.)

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militants n’auraient pas agi en fonction des directives; va donc dire à quelqu’un qui est condamné à quinze ans, et qui a la possibilité de s’échapper, de ne pas le faire... Avez-vous consulté d'autres organisations? Txabi. Non, nous ne les avons pas consultées. Une opération comme celle-là ne peut se discuter avec personne... Dans ce cas concret, une fois la décision prise par l’organisation, un commando de quatre hommes a été désigné pour aller à Madrid afin d’étudier le problème et de voir ce qui serait nécessaire pour mener l’action à bien.

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Le deuxième commando. — Sa vie quotidienne. — L’étude du projet de séquestration.

Iker. C’est dans les premiers jours de janvier, je ne me souviens plus exactement de la date, que le deuxième commando est parti pour Madrid. Il se composait des deux membres du premier commando, Mikel et Jon, de Txabi, qui était responsable de nous tous, et de moi. Mikel. Je ne me souviens pas non plus de la date, mais je sai^ que ça coïncide avec la séquestration de Huarte1 à Pamplona. Tu te souviens? Nous sommes arrivés dans l’après-midi, et le lendemain nous en avons été informés par la presse. Nous ne savions absolument pas que cette séquestration allait avoir lieu, parce que chaque commando travaille de façon indépendante... Nous avons même pensé que l’organisation nous avait probablement fait partir la veille pour nous permettre d’éviter les contrôles... A propos, on a beaucoup parlé de cette séquestration. Pourriez-vous l'expliquer, donner quelques détails sur l'action? Iker. Écoute, nous t’avons déjà dit que nous ne savions rien de ce qui allait se passer et, du point de vue technique, nous ne savons toujours pas comment ça c’est fait... 1. La famille basque Huarte est une des plus riches de toute l’Espagne. Elle possède plusieurs importantes usines dans le pays basque, notamment Torfinasa où un grave conflit éclata fin 1972. (N.d.T.)

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Txabi. Par contre, nous pouvons te dire un mot des circonstances politiques qui ont motivé cette intervention militaire. Tu te rappelles que les ouvriers de Torfinasa étaient en grève pour toute une série de revendications... Mikel. Concernant les problèmes économiques et les mauvaises conditions de travail... Txabi. Ils avaient commencé par suivre les « voies légales », en passant par les délégués et le comité d’entreprise, et en soutenant les revendi­ cations par un arrêt de travail. Mais il se trouve que le syndicat, comme c’est maintenant en général le cas dans ces conflits, demandait aux travailleurs de mettre fin à la grève pour commencer à négocier, c’est-à-dire d’abandonner la seule arme dont ils disposaient. Mikel. Mais les travailleurs, qui savent à quoi s’en tenir sur le syndicat, ont réuni une assemblée et destitué les délégués et le comité d’entre­ prise, pour élire une commission chargée de mener les négociations avec Huarte, avec l’entreprise. Iker. C’est alors que, pour se donner plus de force, ils ont lancé des appels à la solidarité. Txabi. Oui, l’appel est passé par le canal des commissions ouvrières et a été soutenu par différentes organisations. Il y a eu beaucoup de propagande et de tracts à Imenasa et à Indecasa, qui sont des entre­ prises du même groupe économique, mais dans l’ensemble la solida­ rité n’a pas été très importante. Voyant cela, nos militants ont fait pression sur les commissions ouvrières pour que l’on organise une solidarité plus efficace, et c’est à ce moment-là qu’a été déclenchée la grève générale. Mikel. Pendant ce temps-là, il y avait déjà eu plusieurs licenciements... Les travailleurs de Torfinasa étaient en grève depuis 40 jours et arri­ vaient à la limite de leurs forces, il fallait faire quelque chose... Txabi. On a attendu la date fixée, mais l’arrêt de travail n’a pas eu 28

lieu. C’était un lundi, je crois, et c’est à ce moment-là que l’organisa­ tion a décidé d’intervenir militairement. Mikel. Tu vois, ça n’a pas été une intervention précipitée, on a com­ mencé par épuiser toutes les possibilités de solidarité de masse, et c’est seulement après que le commando militaire est entré en action. C’était un pas en avant dans la lutte, une forme supérieure d’affron­ tement avec l’ennemi, qui offrait plus de chances de succès... Le capi­ talisme est préparé à répondre à la grève, il a beaucoup appris du mouvement ouvrier et de ses luttes, mais si tu introduis des facteurs nouveaux, il est déconcerté. Il faut renverser les schémas habituels et mettre l’oppresseur au pied du mur. Le mouvement ouvrier a besoin de ce genre de victoires, et cette forme de lutte n’est en rien contradictoire avec la lutte de masse; tout au contraire, elle la ren­ force... Jon. Mais c’est une chose difficile à faire comprendre à beaucoup d’organisations, qui voient là deux formes de luttes opposées, qui pensent qu’en en choisissant une on abandonne l’autre, et qui ne sortent pas de ce schéma... Iker. Mais le peuple, lui, le comprend, il n’y a qu’à voir comme cette action a été populaire... Txabi. Le succès de l’action a été total; à elle seule, elle mériterait une longue analyse, on pourrait en tirer un bon travail théorique, qui éclaircirait beaucoup de choses sur ce que doit être la lutte armée, combinée à la lutte de masse... 11 faut bien voir que l’adversaire était l’entreprise capitaliste, mais aussi le gouvernement... La crise que nous avons suscitée entre les deux était énorme, il y a eu une grosse contradiction. Entre Huarte d’un côté et les Forces de sécurité1 de l’autre, il y avait vraiment un conflit. Fallait-il retirer la police des routes, fallait-il envisager de céder?... Ça a coûté son poste au ministre de l’Inté1. Les forces de police espagnoles comprennent essentiellement, pour ce qui est des policiers en uniforme, la Guardia Civil, la Police armée et les Polices munici­ pales — correspondant à peu près, respectivement, aux CRS, aux gardes mobiles et aux gardiens de la paix. (N.d.T.)

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rieur. Sur la question des revendications, c’était pareil : le gouver­ nement n’a pas cédé, mais l’entreprise privée si. Et, bien que toute la presse ait publié que le gouvernement annu­ lait l’accord, parce qu’il le considérait comme le résultat d’une pres­ sion, le fait est que Huarte l’a respecté, et là tu vois encore une autre contradiction entre eux... Mikel. Ce qui se passe, c’est que la presse ne raconte que ce qui lui convient, et que le peuple n’est pas au courant. Même ce que tu viens d’expliquer n’a été publié dans aucun journal, on avait l’impression que tout avait été annulé; par contre, au début, ils ont dit que les ouvriers avaient condamné la séquestration — tu parles, qui donc pouvait la condamner? —, ils ont profité des déclarations faites devant quatre pelés et un tondu par un des délégués les plus vendus, et à partir de là ils ont généralisé... C’est pour cela qu’il est nécessaire de savoir ce qui s’est passé, de tirer des leçons de ces exemples, parce que ces choses arriveront encore souvent et que le peuple doit être informé pour ne pas tomber dans le piège. Jon. Certes, c’est là une forme de lutte beaucoup plus complexe, personne ne le nie. Nous sommes dans une étape d’expérimentation, de recherche, et beaucoup d’erreurs seront commises, mais c’est seulement en faisant des erreurs que l’on apprend à les corriger. Et je pense que beaucoup de gens, au lieu de nous attaquer en disant que ce n’est pas le moment, que la lutte de masse c’est autre chose, etc. (c’est-à-dire uniquement, au fond, avec des schémas ossifiés, périmés), feraient mieux de nous aider et de chercher eux aussi, parce que la révolution a besoin de formes de lutte nouvelles, plus vivantes, véri­ tablement créatrices... Mikel. Imagine un peu ce qui se passerait si des affaires comme celle de Huarte se produisaient plus souvent... Ce serait une panique incroyable, il n’y a qu’à voir l’inquiétude qui s’est emparée de beau­ coup de chefs d’entreprises et comme ils ont cédé rapidement aux pressions des ouvriers, tu en connais bien quelques exemples... Iker. Je viens de lire à l’instant, je ne sais plus où, que beaucoup 30

d’industriels ont déjà leurs gardes du corps... Ce n’est sûrement pas pour rien... Mikel. Txabi disait tout à l’heure que l’on crée de cette façon des contradictions chez l’ennemi, c’est vrai, mais on apprend aussi beau­ coup, par ailleurs, sur la conduite des ouvriers, qui a été exemplaire. Ils ont fait ce qu’ils devaient faire : se taire et prendre ce que tous ensem­ ble ils avaient obtenu, sans du tout se faire remarquer. C’est la seule chose à faire dans une action comme celle-ci, c’est aussi la plus grande des victoires, parce que s’ils manifestent d’une manière ou d’une autre leur joie, leur soutien ou leur solidarité, ils sont perdus, toute la répression s’abat sur eux... Tu vois? Encore une leçon... C’est la même chose que pour l’opération « Ogro ». Il y a peu de temps, j’étais à mon travail et quelqu’un m’a dit : « Qu’est-ce que c’était bien! Quel coup pour la dictature! Dommage que le peuple n’ait pas soutenu l’action en descendant dans la rue... » Il le disait en toute bonne foi, mais c’était une erreur. Si le peuple dit quelque chose (à cette étape de la lutte, bien sûr), il se fait tuer. Le mieux que pouvait faire le peuple, c’est ce qu’il a fait : acheter du cidre et fêter ça chez soi — le cidre s’est vite épuisé ici, à ce qu’on m’a raconté, et dans ton village aussi, je suppose. Cela ne veut évidemment pas dire que les masses doivent rester à l’écart, mais à chaque forme de lutte correspond une tactique particulière. Et là-dessus, le peuple en sait plus qu’il ne paraît, simplement il faut parfois expliquer; par exemple, celui qui m’avait dit cela a tout de suite compris ce que je lui ai expliqué. Iker. En résumé, le résultat de cette action a été une victoire : les ouvriers ont obtenu ce qu’ils demandaient, les licenciés ont été réin­ tégrés — chose plutôt rare et que l’on n’obtient que par cette méthode, parce que, comme tu sais, quand un ouvrier est licencié, le seul recours légal est d’aller en prud’hommes et là, dans le meilleur des cas, en supposant que tu gagnes, l’entreprise peut choisir entre te réintégrer ou t’indemniser; et, pour autant qu’on sache, jusqu’à présent ils préfèrent te donner une somme misérable et te foutre à la rue; c’est ce qui est arrivé à beaucoup d’entre nous... Mais Huarte, lui, a dû s’incliner. 31

Txabi. De ce point de vue, ça a été un exemple clair de ce qu est la justice populaire : on épuise toutes les voies légales et, quand il apparaît à l’évidence qu’aucune ne sert à rien, alors les travailleurs interviennent au moyen de la grève, soutenus par la solidarité du peuple et par la violence révolutionnaire. Eux utilisent quotidiennement la violence contre les travailleurs, ils ont à leur service les forces de l’ordre, et même l’armée, le cas échéant. Alors, pourquoi limiter nos possibilités? Il faut employer tous les moyens révolutionnaires pour obtenir des victoires. Tu remarqueras que c’est précisément contre cela qu’ils réagissent le plus durement, et pourquoi, sinon parce que c'est comme ça qu’on leur fait vraiment mal?... Je me souviens d'un détail qui, à ce moment-là, a donné lieu à pas mal de discussions, la question de l'argent... Txabi, Oui, tu penses aux cinquante millions que l’on a exigés pour le remettre en liberté... Écoute, c’était un élément très secondaire de cette action, parce que l’important était de soutenir les travailleurs d’obtenir ce qu’ils demandaient, de se solidariser avec leur lutte' Ce qu’il y a, c’est qu’une lutte de libération comme celle que mène ETA nécessite de l’argent et que cet argent, on l’obtient en grande partie en le réquisitionnant auprès de ceux qui exploitent la classe opprimée, le peuple travailleur basque; dans ces conditions, pourquoi ne pas soutirer de l’argent à Huarte qui possède, à ce qu’on dit, des capitaux parmi les plus importants d’Espagne? On lui a imposé une espèce d’amende, et bien modeste, ma foi... Il est apparu par la suite que le coup de l’argent avait été très populaire, et les gens regrettaient que nous n’ayons pas demandé plus. C'est vrai, j'en ai discuté moi-même plusieurs fois avec des camarades de travail... Mais je crois que nous nous sommes un peu éloignés du récit principal; il y a tellement de choses que l'on aimerait savoir... Nous en étions restés à l'arrivée à Madrid du deuxième commando. Txabi. Nous étions donc arrivés à peu près au moment de cette séques­ tration; la première chose que nous avons faite a été de chercher un endroit où loger, c’est-à-dire un appartement en location, un lieu 32

fixe où vivre sans problème tout le temps que nous serions à Madrid. En attendant d’avoir trouvé cette maison, nous nous sommes divisés en deux groupes et nous avons logé dans différentes pensions. Tout comme la première fois, nous avions des faux papiers, donc pas de problèmes de ce côté-là. Iker. Nous avons d’abord essayé par les agences, mais nous nous sommes rapidement rendu compte qu’il ne fallait pas. Pourquoi ? Iker. En fait, c’était une erreur de notre part, du point de vue de la clandestinité, une erreur qu’on ne ferait plus maintenant. Le manque d’expérience de certaines choses amène forcément à faire des gaffes... Heureusement, tout s’est bien passé, mais on a pensé qu’il valait mieux ne pas passer par les agences, car il était fort possible qu’elles soient contrôlées, qu’elles donnent à la police la liste des appartements loués et qu’il y ait des vérifications... Nous avons donc décidé de louer directement. Des appartements, il y en avait beaucoup, mais il fallait chercher quelque chose qui nous convienne. Jon. Là, il a fallu commencer à chercher une couverture... Louer en tant qu’étudiants, ce n’était pas possible. Nous avions vu dans les agences qu’on ne louait aux étudiants que des appartements du côté des rues Princesa ou Moncloa, c’est-à-dire aux alentours de la Cité universitaire, mais cette zone ne nous intéressait pas, précisément parce que beaucoup d’étudiants y vivent et que les étudiants sont toujours très contrôlés par la police. Par ailleurs, dans les autres quartiers, ils ne veulent pas d’étudiants, ils préfèrent des employés ou autres, parce qu’ils pensent que les étudiants font beaucoup la noce, qu’ils sont peu soigneux et risquent d’abîmer l’appartement, qu’ils ne paient pas régulièrement, etc. Ils préfèrent donc prendre des travailleurs... Mais il n’était pas facile non plus de se faire passer pour des travailleurs, parce que notre mode de vie, même s’il était très tranquille, très silencieux et très discret, n’était pas régulier sur le plan des horaires : un jour on partait à sept heures du matin, le lendemain à onze heures, un autre jour deux d’entre nous sortaient à six heures de l’après-midi, ensuite on allait faire les courses... En fait, nous vivions sans horaire d’aucune sorte. 33 Opération « Ogro ».

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Txabi. On n’aurait pas pu, de toute façon, à cause du travail, du genre de tâches que nous devions accomplir; comme nous allions observer l’Ogre par roulement, il y en avait toujours un ou deux qui restaient toute la journée à la maison. Il était un peu difficile de justi­ fier tout cela, alors nous avons dit au propriétaire de l’appartement que nous travaillions, mais dans des professions libérales : économiste, technicien, des choses comme ça, et l’un de nous était étudiant, mais seulement un. Comment avez-vous trouvé cet appartement? Jon. Par une annonce dans le journal. On y est allés et ça nous a plu. C’était une grande maison, claire et spacieuse, un peu loin du centre, mais bien desservie... Nous avons établi le contrat directement avec le propriétaire : un contrat d’un an, en location-vente, tu connais, si tu restes pendant dix ans, ou quelque chose comme ça, et que tu paies tous les mois, à la fin l’appartement est à toi. C’est-à-dire que tu as la possibilité de l’acheter ou de continuer la location. Txabi. En fait, le prix de vente était exorbitant, il atteignait presque deux millions de pesetas. Iker. Sans ce contrat de location-vente, ils n’auraient pas pu demander le loyer de huit mille pesetas par mois que nous payions, c’était une astuce pour toucher plus d’argent, parce que, même s’il était meublé et qu’il nous convenait très bien, c’était un appartement très cher par rapport au quartier, un quartier ouvrier, loin du centre... Mikel. Oui, avec la spéculation qu’il y a à Madrid sur les apparte­ ments, pour les propriétaires c’est la foire d’empoigne. Là, nous avons vu de près comment ils font leurs affaires; s’ils te voient arriver comme ça, des jeunes, des gars seuls, ils vont essayer de te soutirer tout ce qu’ils peuvent, surtout s’il s’agit de maisons un peu chères, dont les propriétaires sont des gens aisés. Ils te demandent un mois de caution et, dès que tu as l’air d’accord, ils t’en demandent deux, ou même plus s’ils te sentent prêt à te laisser faire... Une de ces avarices, jamais je n’aurais pu imaginer ça! 34

Txabi. Alors, en fait, nous menions une vie d'étudiants, mais quand le concierge ou quelqu’un d’autre nous posait des questions, nous lui disions, comme au propriétaire, que nous avions des professions libérales qui nous obligeaient à travailler de façon irrégulière, c’est-àdire que chacun de nous avait sa petite histoire qui lui permettait de donner les explications nécessaires. Moi, j’étais monteur qualifié et je devais contrôler des montages; je n’avais pas d’horaire fixe, parce que je n’étais pas dans une usine et que je passais d’un endroit à un autre : un jour, je faisais mon travail en huit heures, après quoi je pouvais parfois rester deux jours chez moi ou, au contraire, brusque­ ment quitter Madrid pour aller voir un montage ici ou là; enfin, un travail qu’il fallait faire, mais qui laissait du temps libre selon la façon dont je le planifiais, et qui expliquait pourquoi j’arrivais à des heures très variables. Jon. Moi, j’étais économiste, je travaillais pour une banque à Bilbao, le Banco de Bilbao précisément, mais on m’avait envoyé à Madrid pour suivre quelques cours de spécialisation sur l’étude de marchés. On me payait donc comme employé, mais en fait je suivais des cours. Comme tu vois, on s’était inventé des professions de ce genre, qui sont très répandues de nos jours, parce qu’il y a une série de mots que l’on entend constamment, que tout le monde emploie, dont personne ne s’étonne, mais dont personne ne connaît en fait le sens, comme marke­ ting, etc. Iker. Moi, j’étais un technicien qui travaillait pour le ministère de l’Industrie. J’avais un ami là-bas qui me donnait des plans à reco­ pier, et je restais à la maison à faire des plans, j’avais ma table de travail et mon bureau chez moi. Mikel. Moi, j’étais étudiant. Personne ne savait très bien ce que j’étudiais mais, comme dit Jon, l’important était que je sache quoi dire si on me le demandait, que je trouve quelque chose de convaincant mais de pas trop compréhensible... J’avais prévu de dire que je prépa­ rais une thèse pour me présenter à un diplôme quelconque, une histoire de recherche scientifique ou n’importe quel machin de ce genre. Mais personne ne m'a jamais questionné. 35

Txabi. De toute façon, ce n’était que des alibis vis-à-vis du concierge ou du voisinage, pour le cas où ils nous questionneraient ou feraient des commentaires dans les magasins, c’était seulement pour toujours savoir quoi dire, pour ne pas être pris de court. Sinon, nous ne parlions guère avec le concierge. Il savait que nous avions un travail, que nous faisions quelque chose qu’il ne comprenait peut-être pas très bien mais qui était normal, il nous voyait occupés... Jon. Par ailleurs, il voyait que nous n’étions pas du genre ouvrier, que nous étions bien habillés, sérieux, bien élevés. Pour les concierges, c’est quelque chose qui inspire le respect... Les gens nous voyaient aussi avec des voitures différentes, parce qu’à cette époque nous n’en avions pas acheté et que nous en louions souvent, et ils pouvaient penser que nous étions des gens aisés, que nous avions terminé nos études depuis peu et que nous étions en période d’essai. Il serait intéressant que vous racontiez un peu ces premiers temps passés à Madrid. Vous avez eu beaucoup de difficultés ? Mikel. Oui, nous en avons eu beaucoup, et toutes pour les mêmes raisons, parce que en arrivant, tu attires l’attention; tout est différent, alors si tu n’y prends pas garde, tu fais des gaffes. Après, ça va. A la fin, je regrettais même de partir, et je retournerai là-bas, parce que je m’y suis attaché, mais à ce moment-là... Jon. Moi, la différence la plus grande que je voyais entre les deux endroits, c’est qu’ici, en Euskadi, on est habitués à travailler avec des contacts, soit des militants de base soit des sympathisants, en tout cas des gens qui vous soutiennent de manière inconditionnelle. C’est-àdire que s’il nous arrive d’être obligés de partir de chez nous, parce qu’il y a une action à faire eh qu’il vaut mieux ne pas y être, pour ne pas qu’on puisse nous trouver, et bien nous allons vivre chez des camarades, et non dans des appartements loués qui demandent qu’on prenne des précautions et qui sont plus contrôlables par la police; ici on vit chez des gens légalement couverts, qui de plus t’aident à rassembler des informations, te transportent dans leurs voitures, c’est-à-dire que tu reçois une aide importante de la base, tandis que 36

là-bas, nous devions tout faire exclusivement par nos propres moyens. Txabi. Quand tu n’as pas ce soutien et que, de plus, tu te trouves dans une ville inconnue, tout devient très difficile... Mikel. Pour moi aussi, c’était pareil. C’était ce qui me paraissait le plus dur, de ne pas avoir ce soutien, de savoir que s’il m’arrivait quelque chose, je ne pourrais pas m’en tirer; tu ne connais personne, tous les visages te paraissent bizarres, tu as vachement l’impression d’être dans une souricière. Txabi. Dès le début, nous avons essayé de nous adapter, y compris en changeant notre façon de nous habiller, parce qu’ici on se promène surtout en pantalon et en chandail. Nous nous rendions compte que nos coutumes étaient différentes, nous avions l’impression que tout nous trahissait; de fait, on nous identifiait tout de suite comme Basques à cause de notre façon de parler, et, quoi qu’on fasse, il n’y avait pas moyen de dissimuler notre accent... C’était vraiment un problème pour les alibis, surtout après, quand il a fallu prendre davantage de précautions pour l’infrastructure. Parce que, nos papiers avaient beau dire que nous étions de Burgos ou de Palencia, c’était pareil : « Ah vous, mon vieux, vous êtes de Bilbao! », à tout bout de champ... C’était un peu ridicule, on avait ces papiers, mais eux s’en foutaient, ils repéraient tout de suite l’accent et disaient que nous étions sûre­ ment de Bilbao, parce que les Espagnols identifient en général les Basques et les gens de Bilbao, ça nous est arrivé très souvent. Nous avons eu un tas de problèmes de ce genre, toujours à cause de l’accent. Mikel. Alors, chaque fois, il fallait commencer à inventer une série d’explications qui compliquaient beaucoup les choses : qu’en effet on avait travaillé à Bilbao, ou alors qu’on avait vécu en Bizkaia dans notre enfance, à cause du travail de notre père... Txabi. Il y avait aussi le problème de Madrid, que nous ne connais­ sions pas et où nous nous perdions constamment. Nous avons con­ sacré beaucoup de temps, au début, à faire connaissance avec la ville, parce que sinon on se donnait toujours rendez-vous dans la Gran Via et, si on n’y prenait pas garde, toujours dans le même café. Nous 37

savions bien qu’il ne fallait pas le faire, que c’est par là que passent tous les étrangers, que nous pouvions rencontrer quelqu’un d’ici, et que même la police, en faisant une ronde, pouvait voir des Basques et... Mais nous finissions toujours par nous retrouver là. Je me sou­ viens d’un jour, je ne sais même pas comment c’est arrivé, un samedi soir, avant le dîner, je crois, nous sommes tombés sur un tas de Basques de notre connaissance : Mikel en avait vu deux dans un café, dont un qui le connaissait, puis trois autres étaient arrivés je ne sais pourquoi, et finalement nous nous sommes retrouvés neuf personnes en un clin d’œil... C’était très dangereux, alors nous avons changé de lieux de rendez-vous; nous nous rencontrions toujours dans le centre, mais à différents endroits, nous ne nous voyions plus dans un lieu fixe. Vous ne connaissiez personne à Madrid, ou bien aviez-vous décidé de ne voir personne pour d'autres raisons? Txabi. En principe, nous ne voulions pas entrer en relations avec des gens de là-bas, pour éviter, après la séquestration, de fournir une piste à la police. Nous savions que la police irait à la maison où nous avions habité, c’était prévu, cette maison devait tomber, être « brûlée » après l’action, tu verras plus tard pourquoi. Alors nous nous disions que la police, en arrivant là, commencerait à interroger le concierge, les voisins, et qu’avec les descriptions qu’ils feraient de nous tous, elle pourrait établir une série de portraits-robots. C’est pour ça que personne ne devait nous connaître, parce qu’il y a toujours quelqu’un pour dire : « Merde, mais je l’ai vu, celui-là, oui, oui, les dates coïn­ cident! » ou quelque chose du même genre et ça, il fallait l’éviter. Tant que nous n’avions de relations avec personne, nous étions tran­ quilles, ils ne pouvaient pas remonter jusqu’à nous, ils n’avaient pas la moindre idée que nous étions là, ils ne savaient pas qui nous étions. Iker. Même maintenant, ils ne savent rien, nous sommes toujours des inconnus, et tout ce qu’ils racontent sur de prétendues preuves, c’est du vent. Txabi. Ils ne se doutaient absolument pas de notre existence. On était donc mieux seuls, malgré le grand nombre de difficultés que ça créait. 38

Nous préférions n’entretenir de relations avec personne, même pas avec les quelques gens que nous connaissions, des Basques dont nous savions qu’ils faisaient leurs études à Madrid. Ce que nous voulions, c’était passer inaperçus. Mais, vous, quelle explication aviez-vous donnée à votre famille? Jon. Ça, nous n’allons pas te le dire. Nous avons cherché de bons alibis à donner sur notre lieu de travail et à la maison, chacun de nous a choisi ce qui lui convenait le mieux et la preuve que c’était bien, c’est que nous sommes tous ici aujourd’hui... Mais ne nous en demande pas plus là-dessus. Ensuite, une autre raison pour laquelle nous ne cherchions pas à nous appuyer sur des étudiants de là-bas, sur des Basques ou sur des gens d’autres organisations qui auraient pu être disposés à nous pro­ poser leur aide, c’était premièrement qu’ils pouvaient, en voyant l’imminence et l’importance de l’action, prendre peur et reculer, par manque d’expérience — ça nous est déjà arrivé plusieurs fois et ça a posé de sérieux problèmes. Deuxièmement, les gens d’ici ont l’ha­ bitude des actions et les soutiennent, et, quand ils sont arrêtés, nous savons qu’ils vont répondre comme il faut, parce qu’ils sont fami­ liarisés avec ce genre de lutte armée; mais là-bas, nous ne savions pas, les actions de ce type effraient beaucoup ceux qui ne les ont jamais vécues et là, pour un premier coup, c’était quelque chose d’assez énorme, pas une action banale, comme ça, pour s’entraîner. Iker. Nous pensions qu’une fois la séquestration faite, il était logique qu’ils commencent par arrêter tous les étudiants basques et tous les Basques qu’ils trouveraient à Madrid, qu’ils allaient prendre des mesures énergiques pour retrouver l’Ogre — et alors, si ces gens savaient quelque chose, ils pouvaient permettre à la police de remonter jusqu’à nous. Mikel. La meilleure garantie pour notre sécurité et pour qu’il ne nous arrive rien au moment même de l’action, c’était précisément celle-là : être complètement inconnus de la police et des gens, de sorte qu’ils ne sachent pas où aller, où chercher, où trouver des indices. C’était ça notre garantie, et elle nous a en effet beaucoup rassurés dans les 39

moments de danger : nous étions comme sur une île, personne, abso­ lument personne ne savait où nous étions. Iker. Nous partions du principe que nous devions tout résoudre tout

seuls, même s’il nous en coûtait beaucoup plus. Txabi. Cela a donné lieu à pas mal de gaffes, à pas mal de difficultés et même, quelquefois, à des choses assez drôles. Je me souviens qu’au début, un des membres du commando a été abordé dans la Gran Via par quelqu’un qui le connaissait mais qu’il n’a pas reconnu : « Eh, Dupont, salut, comment ça va? Qu’est-ce que tu fabriques ici? » Alors l’autre, très sérieusement : « Mais je ne suis pas Dupont, je suis Durand » — « Allons donc, tu es bien le Dupont qui a fait ses études avec moi! » — « Mais non, je te dis, je m’appelle Durand » — « Voyons, voyons! D’ailleurs, j’en suis sûr, c’est bien toi » — « Et moi, je suis sûr que non ». Et alors, pour le convaincre, il lui montre ses papiers : « Regarde, je suis bien Durand », et l’autre, en voyant les papiers, secoue la tête en disant : « Bon, euh, après tout, je ne sais pas »... Et il est parti. Jon. C’est à moi que c’est arrivé. Je ne l’avais pas reconnu, alors je pensais que c’était un flic : « Merde, ça doit être un flic qui essaie de tâter le terrain! » C’est pour ça que je lui disais que j’étais de Bilbao, mais que je n’étais pas Dupont et que je n’avais rien à voir avec ETA. Et tout cela se passait dans un lieu public, dans un café plein de monde, et l’autre parlait très fort, il ne s’en rendait même pas compte. Je n’ai pas encore trouvé qui c’était. Je le connaissais, sa figure me disait quelque chose, mais je ne pouvais pas l’identifier. Il ne devait pas être du village, parce que je m’en serais rendu compte au retour. Il a dû se souvenir de moi plus d’une fois... Après l’action, c’est sûr qu’il a dû se rappeler cette rencontre. Mikel. Le coup de ETA, beaucoup de gens nous le faisaient : ça nous choquait, au début, parce qu’ici les gens n’ont pas l’habitude de faire ce genre de plaisanteries, mais après, on s’y était habitués. Txabi. En Espagne, tous ceux qui ont l’accent basque, on leur fait immédiatement une plaisanterie sur ETA. 40

Jon. C’est vrai, pour les Espagnols, tous les Basques appartiennent à ETA, surtout s’ils sont jeunes. « Tiens, mais c’est un Basque. Com­ ment va l’ETA? » Iker. Moi, cette façon de dire « l’ETA » me rendait dingue; ils mettent toujours un article devant... En plus, tous les gens du quartier nous en faisaient, des plaisanteries. Lorsque nous allions acheter à manger ou porter du linge à laver, ils disaient chaque fois : « Voilà les gars de l’ETA qui arrivent. » Et vous, qu'est-ce que vous disiez? Jon. Nous, on restait calmes, on riait, on continuait la plaisanterie de façon naturelle, comme l’aurait fait quelqu’un de normal, je veux dire quelqu’un qui n’aurait pas appartenu à ETA. En fait, on se rendait compte que c’était plutôt un signe de sympathie, parce qu’on était très bien avec les voisins, avec les commerçants. Mikel, ils vou­ laient l’acoquiner avec une caissière de l’épicerie... Nous savions que s’il se passait quelque chose en Euskadi, une action de l’organisation, une fusillade ou n’importe quoi de ce genre, ils diraient tout de suite : « Regarde, c’est eux, ils sont de l’ETA. » Iker. Moi, par exemple, j’ai eu très peur une fois... C’était toujours Txabi qui faisait les courses, alors il avait commandé quatre côtelettes et, je ne sais plus pour quelle raison, je crois qu’il était parti en voyage, c’est moi qui ai dû aller les chercher. Évidemment, moi ils ne me con­ naissaient pas et, quand j’ai demandé la viande que Txabi avait com­ mandée, le boucher m’a très sérieusement demandé de ses nouvelles, il voulait savoir s’il avait été expulsé de « l’ETA ». J’en suis resté bouche bée et j’ai pensé : « Sainte Mère! Comment ça se fait, ici tout le monde est au courant. » Txabi. Alors, en même temps que nous résolvions tous ces problèmes des rapports avec les gens, de la connaissance de Madrid, de l’adap­ tation, nous étions déjà au travail, nous rassemblions tous les rensei­ gnements, nous commencions à planifier le déroulement de l’action et à voir de quoi nous aurions besoin pour la réaliser. 41

Vous vous étiez fixé un délai ?

Txabi. Non, nous pensions agir quand tout serait bien prêt, de façon à être sûrs du succès. C’est-à-dire que nous ne voulions pas précipiter les choses pour gagner du temps, et ensuite faire le coup de façon maladroite ou sans garantie de succès. Iker. On travaillait pour que l’action ait lieu au plus tôt, mais dans de bonnes conditions, et si ce n’était pas possible, bon, eh bien on la remettrait à plus tard. Jon. On travaillait plus systématiquement sur l’église, sur le quartier, sur les mouvements de l’Ogre, sur son escorte... Alors, pour cela, on contrôlait les temps de parcours, les feux rouges, leur durée, la circu­ lation en fonction des jours, enfin, une quantité de détails qu’il fallait recueillir pour ensuite pouvoir étudier, coordonner et planifier l’action. Avez-vous mis beaucoup de temps à rassembler tous ces rensei­ gnements ? Iker. Quelque chose comme un mois, parce qu’il y a eu des jours où on n’est pas sortis; un peu plus d’un mois, en fait, parce qu’après il y a eu quelques imprévus. Txabi. Dans ce genre d’opérations, il n’est pas question d’être présent continuellement, à toute heure, il s’agit plutôt d’y être tous les jours pendant une demi-heure ou une heure, et de voir ce qui se passe; nous pouvions être là-bas de huit à dix tous les matins pour l’obser­ vation, mais c’est tout. Nous utilisions le reste du temps à de mul­ tiples choses. Parce qu’il se passait la chose suivante : nous étions obligés de nous promener dans Madrid, dans cette ville immense, et nous découvrions une quantité de trucs qui nous manquaient et qui pouvaient être utiles à l’organisation... En fait, nous en profitions pour faire d’autres travaux. Nous n’arrêtions pas de travailler, par roulement, à la séquestration, mais en même temps nous trouvions des choses qui pouvaient nous être utiles plus tard. 42

Mikel. Si nous avions ici tout ce qu’il y a à Madrid... Cette ville est une mine, on y voit continuellement des choses que l’on ne trouve ni à Pamplona, ni à Bilbao, ni à Vitoria, ni à San Sebastián, des choses essentielles pour certaines actions et dont l’organisation peut tirer un très grand profit. Par exemple, nous avons acheté une grande quantité de menottes : en se faisant passer pour des policiers, on pouvait se procurer des menottes; ce serait impossible à Bilbao, mais, là-bas, c’était normal. On entrait dans la boutique et, psychologique­ ment, le fait de le demander avec aplomb faisait croire au vendeur qu’on était vraiment des policiers; ensuite, la fois suivante, il nous connaissait. Iker, C’est normal, des gens bien habillés qui entrent pour acheter des menottes, automatiquement, ce sont des policiers, ou des élèves d’une école de police... La boutique était à côté de la Puerta del Sol et ceux qui y allaient avaient toujours un prétexte prêt, mais on n’en a jamais eu besoin... Jon. Je me souviens que, pendant qu’ils y allaient, nous autres restions à les attendre à côté du métro Sol, tout à côté de la Direction générale de la Sûreté, et c’était vraiment spectaculaire de voir sortir tous ces policiers de là-dedans; ils passaient par une porte qui donnait sur une rue latérale. On remarquait tout de suite ceux qui étaient en civil, des jeunes, habillés à la mode, visiblement pour pouvoir s’infiltrer, avec des vestes modernes, des cravates voyantes, les cheveux longs... Mon Dieu, quelle faune! On aurait dit des modèles de Cortefiel1. Iker. Par la suite, nous avons obtenu beaucoup d’informations sur la police, sur ses méthodes, sur ses fichiers, sur ses structures internes. Nous les avons eues accidentellement, par un militaire que nous avions connu en louant un appartement et qui, sans le vouloir, nous a donné la piste, et les flics nous ont accueillis comme si nous venions de sa part; mais on ne va pas raconter ça maintenant. Mikel. Là-bas, nous avons réussi à nous procurer un important ma­ tériel pour les questions d’art graphique, pour la propagande, et 1. Importante maison de confection madrilène. (N.d.T.)

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surtout du matériel de falsification, des techniques pour traiter le papier, des encres, des caractères; nous avons appris beaucoup de choses de ce genre, parce que, rien qu’en marchant dans les rues et en t’arrêtant devant les boutiques, tu remarquais tout de suite un tas de choses que tu ne vois pas ici, peut-être parce qu’ici tu es toujours en train de courir, avec un rendez-vous à cinq heures, un autre à sept, un autre à neuf, toute cette vie de militant en Euskadi... ou peut-être parce que cés choses-là n’existent pas ici; en tout cas, ça nous a beau­ coup servi. Pendant cette étape, vous étiez armés? Iker. Ça dépendait. Normalement, nous ne devions pas être armés, parce que les commandos légaux ne portent pas d’armes pendant le travail, mais nous avons quand même des armes et nous les portons souvent, comme tu peux le constater en ce moment même... Jon. Mais là-bas, on a décidé que c’était une affaire personnelle, on n’a imposé aucune discipline. Certains ont pensé qu’il valait mieux faire comme d’habitude et porter une arme, d’autres que non : ici, on est surtout armés parce qu’on risque d’être facilement reconnus, d’être vus à un rendez-vous, d’être soupçonnés et que l’on peut nous de­ mander nos papiers à un contrôle, alors que là-bas, un contrôle dirigé contre ETA est tout à fait improbable. Par contre, tu pouvais te retrouver dans une manifestation, ça nous est arrivé une fois; ce n’était pas une manifestation, c’était l’arrivée d’un Argentin, Campora il me semble; nous sommes sortis du métro sans faire du tout attention et nous nous sommes heurtés à un tas de policiers de toutes sortes, en uniforme et en civil, et alors, mon vieux, quand on a commencé à faire demi-tour vers l’autre côté, il y avait la télé braquée sur nous, une caméra qui nous prenait en premier plan. On s’est un peu énervés, puis on a tout de suite vu que ce n’était pas pour nous; mais dans un cas comme ça, tu peux t’énerver, courir un peu, te faire arrêter et fouiller, et si tu portes des armes, c’est grave, parce que tu peux te faire ramasser par la police pour port d’armes, alors que sans ça tu ne risques rien. 44

Tu dis que vous avez mis un peu plus d'un mois. Autrement dit, à la fin du mois de février, vous aviez terminé l'étude de la zone et du plan d'action? Mikel. Oui, et même avant, vers la mi-février, nous avions déjà assez bien mis sur pied la manière de réaliser l’action. Mais toi, Jon, c’était toi qui faisais les plans (il se promenait toute la journée avec son crayon et son papier en faisant des petits dessins dans tous les coins), pour­ quoi ne racontes-tu pas un peu comment étaient le quartier, l’église et tout le reste?

rue Claudio Coello

3 La zone. — Le plan d’action.

Jon. La zone, tu la connais, c’est le quartier de Salamanca, un quartier de gens aisés, d’ambassades... et quant à l’église, je t’ai déjà dit qu’elle appartient à des jésuites, ils ont tout un bâtiment qui communique par l’intérieur : une partie d’habitation avec une école ou quelque chose comme ça, parce qu’on voyait toujours des gamins dans le coin, et de l’autre côté l’église, une masse gigantesque avec une im­ mense coupole. La porte principale de l’église donne sur la rue Serrano : il y a une grille qui la sépare du trottoir, derrière la grille un large escalier de quatre ou cinq marches, puis un grand parvis, c’est là que l’Ogre avait coutume de s’entretenir avec le vieux. La porte principale était presque toujours fermée, on entrait par les portes latérales, situées perpendiculairement à la première de chaque côté du parvis — tu le verras mieux avec le plan. Quand on ouvrait ces portes, on se trouvait dans une petite pièce sombre d’à peu près trois mètres sur trois, et en ouvrant une autre porte, doublée d’un rideau, on entrait dans l’église; tu comprends, c’était comme une espèce de chambre isolante qui atténuait les bruits de la rue... L’église était très grande, aussi bien en hauteur qu’en longueur. Elle comportait une nef centrale très large, avec deux rangées de bancs séparées par un couloir central, et deux nefs latérales où il n’y avait pas de bancs, mais seulement des confessionnaux collés contre le mur, trois ou quatre à la file : c’était la partie la plus sombre de l’église. La nef centrale était séparée des nefs latérales par cinq colonnes, oui, je crois qu’il y en avait cinq, et au fond se trouvait l’autel. Deux portes en bois, une de chaque côté, et un peu vers l’arrière, donnaient sur la sacristie, tout au moins celle de gauche, parce que c’est de là que sortaient les curés pour la messe. Il y avait donc l’autel et, au-dessous, le grand prie-dieu où l’on com­ muniait. A une hauteur d’à peu près cinq mètres, tout le long de 47

l’église sauf autour de l'autel, et sur toute la surface des nefs latérales, se trouvait un chœur assez étroit qui ne s’élargissait que dans la partie postérieure, au-dessus de la porte principale; à cet endroit, il devenait très profond et il y avait un orgue énorme, nous avons d’ailleurs pensé que ce serait un bon endroit pour contrôler le garde du corps avec un fusil à silencieux, pour le cas où il faudrait l’éliminer ou quelque chose comme ça, tu vois; nous avons cherché la porte du chœur, mais je ne sais plus si nous l’avons trouvée... Txabi. Non, nous n’avons pas réussi. Je me souviens que nous y sommes allés un dimanche; il y avait un mariage et nous nous étions mêlés aux gens; j’étais avec lker, nous avons examiné les possibilités de monter là-haut et nous n’avons rien trouvé. On a vu la porte, mais elle était fermée ou quelque chose comme ça, je ne me souviens pas très bien. Jon. On l’a trouvée, mais on n’a pas pu l’ouvrir, de sorte que nous n’avons jamais réussi à monter dans le chœur. Ensuite, vers le milieu de l’église, plutôt vers l’avant et sur la droite, se trouvait une autre porte qui permettait de sortir dans la rue Maldonado. Ce n’était pas direct : tu ouvrais et tu tombais sur un cloître, avec au milieu une cour et au-dessus une étroite terrasse qui en faisait tout le tour. C’est d’ailleurs là, qui l’aurait deviné, que la voiture de l’Ogre s’est retrouvée perchée à la suite de l’action. Enfin, pour sortir par cette porte, il fallait faire un trajet assez long, puis passer devant la conciergerie de la maison, des sortes de bureaux qu’il y avait là, mais où personne ne te demandait rien. On a découvert une autre porte, que l’on n’avait pas vue la première fois et qui se trouvait à gauche de l’autel, mais presque au fond, et qui était très peu visible depuis les bancs. C’était la plus discrète de toutes et la plus proche de l’Ogre, parce qu’il se mettait toujours sur un banc à gauche, c’est-à-dire qu’elle était tout près de lui, et c’est par là qu’on pensait le sortir... Mikel. Tu parles d’une joie quand nous l’avons découverte... Jon et moi, nous montions la rue Claudio Coello en faisant le tour du bâti­ ment, ça devait être quelques jours après le deuxième voyage, et nous avons vu une porte : merde alors, où est-ce qu’elle peut bien mener, 48

je me dis. J’entre, je descends un escalier de marbre, il y avait un petit palier, avec un tableau d’affichage pour les heures de messe et autres bricoles, et une porte en bois. L’escalier devait sûrement continuer jusqu’à une cave, mais j’ai ouvert la porte de bois et, mon vieux, me voilà dans l’église, à côté des bancs, tout près de la place de l’Ogre, tu vois le tableau... Je suis remonté en courant pour prévenir l’autre, et nous avons passé toute la journée à discuter sur le fait que c’est par là qu’il fallait enlever le bonhomme. Jon. Bon, ça c’était les portes, avec, comme tu vois, des sorties sur trois rues différentes. Maintenant, passons à la disposition des bancs, qui a de l’importance pour la suite, pour le moment de l’action. Ils étaient tous dans la nef centrale et, selon l’endroit par où tu entrais, tu voyais différentes rangées qui occupaient toute la largeur de la nef, et un couloir central : sur les côtés, il ne restait presque pas de place parce que, par endroits, les bancs étaient très près des colonnes, des grands blocs massifs, rectangulaires, très laids, de très mauvais goût... Donc, comme je te l’ai dit, les bancs continuaient jusqu’au milieu et au-delà, mais en arrivant à la hauteur de cette porte latérale, celle qui donnait sur la rue Maldonado, à peu près en face de la dernière des cinq colonnes en venant de derrière, les bancs laissaient entre eux la place d’un couloir transversal, large de plusieurs mètres, et conti­ nuaient ensuite jusqu’à tout devant en respectant toujours ce passage central, quoique de façon irrégulière et en réduisant parfois sa lar­ geur; mais comme, là, il n’y avait plus de colonnes, l’accès par les côtés était facile; et c’était justement par là que l’Ogre entrait, il s’asseyait sur le deuxième banc, en fait sur le troisième parce que, sur le premier, personne ne s’y asseyait. C’est-à-dire que tous ces bancslà, il devait y en avoir douze ou treize rangées, formaient comme une partie un peu à part, et c’est là que se concentrait la majorité des gens — tu le verras mieux sur le plan. Mikel. 11 faut aussi parler un peu des rues. Il y a la rue Serrano, par où passe beaucoup de monde, qui est en sens unique vers la Puerta de Alcalá, et qui est assez surveillée parce que là, juste en face, il y a l’ambassade américaine, avec trois policiers en uniforme à la porte, sans compter bien sûr les hommes et les engins que les Américains ont sans doute à l’intérieur, mais ça on n’en sait rien... Un peu plus bas, 49

c’est l’ambassade d’Angleterre, elle aussi avec ses flics. Après, il y a la rue Maldonado, où la circulation se fait en direction de Serrano; sur le trottoir de droite, il n’y a que la conciergerie des jésuites, sur l’autre il y a un garage et une propriété avec une grille en fer; de ce côté-là, les voitures étaient garées en épi. La dernière rue est Claudio Coello, dans laquelle la circulation se fait aussi en sens unique jusqu’à la rue Diego de León. Du côté droit en remontant, il y a plusieurs maisons, dont certaines très vieilles, et, du côté gauche, le bâtiment des jésuites avec deux portes : l’une dont nous t’avons déjà parlé et l’autre, presque au coin de la rue Maldonado, dont nous pensions qu’elle devait donner sur une réserve, parce qu’on y voyait quelquefois décharger des marchandises. Jon. A cet endroit, il y avait presque toujours une ambulance, tu te souviens? Cette ambulance attirait beaucoup notre attention, parce qu’elle ne bougeait jamais et qu’elle n’était pas très moderne, c’était un modèle assez ancien que l’on ne voit plus maintenant; nous n’avons jamais su à quoi elle servait. Mikel. Dans cette rue, on pouvait stationner des deux côtés. Il est bon de signaler que, dans tout ce quartier, il est très difficile de se garer, parce qu’il y a une grande densité de véhicules, alors il arrive très souvent qu’il y ait beaucoup de voitures en double file, sans que cela attire l’attention. Ce qui se passe aussi, c’est qu’il y a beaucoup de gens qui tournent en rond dans le coin, tu as l’impression qu’ils te regardent et, en fait, c’est qu’ils attendent de voir si tu t’en vas, si tu leur laisses une place libre pour se garer. Iker. Oui, ce que dit Mikel est important parce que, moi, dans les derniers temps, ça m’est souvent arrivé d’attendre pendant qu’un autre était à la messe, et de voir plusieurs types tourner tout autour avec l’air de guetter quelque chose; ils entraient dans un porche, ressortaient, recommençaient à te regarder et, même en sachant de quoi il retournait, tu te sentais un peu nerveux et tu te disais que c’était peut-être un flic de la secrète. Et à la fin, au moment de l’action, c’est arrivé aussi, tu verras... Jon. La rue Diego de León est la seule dont nous n’avons pas encore 50

parlé. Celle-là est à double sens : les voitures peuvent soit la monter jusqu’à la rue Velasquez soit, dans l’autre sens, la descendre jusqu’à la Castellana en croisant la rue Serrano; c’est cette rue-là que prenait l’Ogre pour rentrer chez lui, dans la rue Hermanos Bécquer. Là encore, il y avait des flics, plusieurs devant une banque et aussi, plus bas, un groupe de trois ou quatre autres qui venaient de maisons voisines de celle de l’Ogre, des maisons avec une plaque du corps diplomatique. Ah! Tu as oublié de dire que dans la rue Serrano, un peu au-dessus de l’église, il y avait un kiosque. Mikel. C’est vrai, le kiosque; c'est là que j’ai fait une gaffe, moi, au début... Huarte était encore séquestré et Txabi m’a dit, quand je suis sorti (c’était notre tour d’aller en observation, eux devaient rester à la maison toute la journée), d’acheter la presse d’Euskadi pour voir s’il y avait des photos des ravisseurs et pour s’informer un peu; donc, j’avais cette idée dans la tête, parce que, si j’oubliais, il faudrait ressortir et c’était loin... J’attendais que Jon sorte de l’église pour observer moi aussi les mouvements de notre homme, tu vois, et je m’étais arrêté devant le kiosque, quand j’ai vu sortir l’Ogre; alors, comme il ne fallait pas que je le perde de vue, j’ai dit au type des jour­ naux, sans le regarder, « le Diario Vasco et la Gacetadel Norte» et, quand il m’a répondu qu’il ne vendait pas la presse de province, je me suis rendu compte de ce que j’avais fait et je suis resté sans savoir quoi dire ni comment réagir... Oui, parce que, même si lui ne s’est aperçu de rien, moi j’ai eu l’impression que tout était découvert; dans notre cas, ça avait une certaine importance, c’était une gaffe, parce qu’il ne fallait rien dire qui ait un rapport avec les Basques, il fallait éviter tout soupçon, ça pouvait être grave s’ils nous revoyaient dans le coin ensuite : il suffisait qu’ils disent un mot au chauffeur ou à l’agent de police, ils se connaissaient sûrement tous entre eux... Iker. Quant à l’escorte, tout continuait à se passer à peu près comme nous te l’avons dit. Nous avons toujours craint qu’il y ait quelqu’un d’autre, un autre jeune type, mais tout ce que nous avons pu établir, c’est qu’il y avait toujours là ou bien l’homme à la serviette ou bien celui au pardessus, c’est-à-dire que, sans aucun doute pos­ sible, ces deux-là se relayaient. 51

Txabi. Il faut signaler que le garde du corps était constamment attentif à l’Ogre, c’est-à-dire qu’il ne faisait pas du tout attention à sa propre personne. Il avait presque toujours les mains derrière le dos, donc il aurait été facile, comme tu le disais, de l’immobiliser par les poignets et de le frapper, car il était assez peu vigilant, un peu trop sûr de lui. La seule chose qu’il faisait était de regarder s’il voyait entrer des jeunes, ça oui... mais il ne prenait pas du tout garde à lui-même. Comment avez-vous planifié l'action ? Mikel. Nous l’avons préparée tous les quatre. A mesure que les ren­ seignements se confirmaient, qu’on en découvrait d’autres, etc., on élaborait, on planifiait la manière dont ça se ferait. Iker. On s’est aperçu immédiatement que c’était une action d’assez grande envergure, c’est-à-dire une action où plusieurs commandos auraient à intervenir. C’étaient nous qui devions la préparer, mais, à la fin, plusieurs commandos devraient y collaborer. Alors, par rapport à ça, nous nous sommes rendu compte qu’il était nécessaire d’avoir plusieurs maisons pour pouvoir loger tous ces camarades quand ils viendraient. Des maisons où ils pourraient, comme nous, passer le plus inaperçus possible. Jon. Oui, parce qu’il s’agissait, pour séquestrer un homme, de s’em­ parer d’une église, avec quarante ou cinquante personnes à l’intérieur : alors, si nous ne voulions pas que ce soit une vraie boucherie, si nous voulions faire l’action proprement, en évitant qu’il y ait des victimes et, si possible, sans un seul coup de feu, il fallait du monde pour neu­ traliser les flics, sans compter ceux qui s’occuperaient de l’Ogre et l’enlèveraient. Alors, nous avons calculé qu’il faudrait à peu près huit personnes à l’intérieur, plus d’autres dans les voitures et d’autres pour nous couvrir, c’est-à-dire qu’il fallait à peu près huit militants de plus, et qu’il fallait chercher où les loger. Nous devions donc nous mettre en quête de plusieurs maisons, parce qu’il n’était pas non plus souhaitable que huit personnes vivent au même endroit. L’idéal était de trouver des logements pour quatre, et comme au début nous avions prévu douze personnes... ça faisait trois maisons. Il y en avait déjà une, celle où nous vivions, il fallait donc en chercher deux autres. 52

Mikel. Et les trouver suffisamment tôt pour éveiller le moins possible de soupçons; il ne s’agissait pas d’arriver comme ça, de les louer et de faire l’action. Pour ce genre de choses, plus tôt la maison est louée et mieux ça vaut. Txabi. C’est donc à ce moment-là que nous avons loué deux apparte­ ments qui avaient les mêmes caractéristiques que l’autre : meublés, agréables, chers, avec tout le confort; la seule différence, c’est que nous les avons choisis dans des quartiers très centraux. Pourquoi dans le centre? Pour plusieurs raisons. D’abord, nous pensions que les militants qui allaient arriver disposeraient de moins de temps que nous, parce que ce serait la fin, et qu’ils ne pourraient pas comme nous faire connaissance avec Madrid, il faudrait qu’ils apprennent rapidement à se retrouver sans difficulté et à se déplacer sans risque de se perdre. Ensuite, pour ce genre de travail, nous avions besoin d’un endroit central et d’accès facile, au cas où il se passerait quelque chose à n’importe quel moment, d’autant plus qu’apparemment, on passe davantage inaperçu dans le centre. Troisièmement, c’est au centre que les appartements sont les plus chers et les loyers les plus élevés, alors on suppose que ceux qui les louent sont des gens aisés et respectables, c’est donc moins suspect. Jon. Je me souviens que j’ai loué l’un des appartements à un officier supérieur de l’armée dont le grand-père, qui portait un titre et était général de l’État espagnol, avait jadis été président du gouvernement. Je m’entendais très bien avec lui et, à la fin, il s’est très bien conduit à notre égard : quand j’ai laissé l’appartement, il m’a rendu la cau­ tion sans du tout faire d’histoires. Nous avons un peu fait connais­ sance et, le dernier jour, il m’a offert un cigare. Je lui ai posé quelques questions sur la ligne politique de l’armée espagnole et il m’a expliqué qu’il y avait d’un côté trois généraux, c’étaient Iniesta Cano, Garcia Rebull et un autre dont je ne me rappelle plus le nom, et, de l’autre côté, Diez Alegria avec la majorité des jeunes officiers, plus quelques autres généraux, qui formaient une autre tendance, les « apolitiques » comme il disait, c’est-à-dire des professionnels de l’armée qui défen­ daient le gouvernement au pouvoir, quel qu’il soit. Mikel. Oui, apolitiques, avec n’importe quel gouvernement : comme au Chili, c’est comme ça que tu te fais baiser. 53

Jon. Il ajoutait qu’ils étaient prêts à obéir à n’importe quel régime dès lors qu’ils étaient à son service, mais qu’ils préféreraient quand même un peu soutenir une République; on pouvait dire qu’ils étaient pro-républicains. Il m’a raconté aussi qu’il avait été je ne sais combien de fois champion de tir au pistolet, champion d’escrime, ceinture noire de karaté, il connaissait le judo, si tu savais la quantité de trophées qu’il avait... Quand vous avez loué l'appartement, quelle raison avez-vous donnée ? Jon. Je lui ai dit la même chose, que je travaillais au Banco de Bilbao et que nous étions dans le service des études de marchés, donc que j’étais en ce moment au Banco de Bilbao, mais plutôt à titre contractuel. Je me souviens que, pour signer le contrat de l’apparte­ ment, il m’a emmené dans une pièce de sa maison où il y avait un fusilmitrailleur, deux pistolets de précision, un grand mousqueton ancien, une arquebuse, je crois... Il était entouré d’armes de tous côtés. Txabi. On pourrait dire que c’était un homme légèrement violent... Jon. Mais il était sympathique, il avait de la conversation. Je ne l’ai pas vu souvent par la suite, parce que nous faisions nos versements par l’intermédiaire de la banquç. Txabi. L’autre maison n’était pas mal non plus, bien située; elle avait un loyer très élevé, c’était la plus chère de toutes. C’est moi qui l’ai louée, en disant que nous étions un groupe de sociologues et d’écono­ mistes qui allaient venir faire un travail pour la municipalité de Madrid et qui en général voyageaient beaucoup à travers tout le pays; j’ai raconté qu’une partie du groupe se trouvait à ce moment-là à Valencia, mais qu’ils allaient bientôt arriver. Iker. En fait, tu vois, c’était nous quatre qui faisions cela, mais nous disions toujours clairement que d’autres allaient venir. Alors nous apparaissions par roulement, un jour l’un, un jour l’autre. Mikel. Tu comprends comment ça fonctionnait? Nous vivions tou­ jours dans une maison, mais nous tournions, nous faisions des roule54

ments. Dans un appartement, nous étions sociologues et c’était Txabi qui avait signé le contrat. Dans l’autre, nous étions économistes dans une banque et c’était Jon qui était connu, et on continuait comme ça, en changeant tout le temps. Txabi. Comme notre travail justifiait notre mode de vie pas très stable, sauf dans le premier appartement qui était notre résidence, ce que nous faisions, c’était de passer deux jours dans un endroit, trois dans un autre, puis de disparaître quinze jours. Mikel. Il fallait faire comme ça parce que, comme c'étaient tous des appartements relativement chers, il aurait paru bizarre que l’on donne tant d’argent pour les laisser inoccupés; c’est pourquoi nous faisions tout ce cinéma. Jon. 11 fallait vraiment en faire beaucoup... pas tellement pour ce qu’on vient de dire qu’après, pour l’infrastructure, quand il fallait se déguiser. Mikel avait une perruque qui lui donnait une allure de play-boy et qui lui transformait complètement le visage. On s’embrouillait tout le temps pour savoir sous quel aspect il fallait se présenter à chaque endroit, je préfère ne pas y repenser. Txabi. Quelquefois, nous sortions d’une maison pour aller dans une autre uniquement afin de nous faire voir par le concierge, on lui de­ mandait n’importe quoi ou on le chargeait d’une commission, c’était un prétexte pour qu’il nous voie. Vous n'avez jamais eu d'ennuis avec les concierges? Iker. Non, pas d’ennuis graves. Il y en avait un qui avait les clés de la maison et qui était assez pointilleux; il avait l’air de vouloir mettre son nez partout, mais nous ne lui avons pas redemandé les clés parce que ça aurait paru étrange. Il n’y avait rien de compromettant pour nous dans la maison, alors nous le laissions faire ; mais une fois, nous avions dormi là et nous étions encore au lit, quand nous avons entendu la porte s’ouvrir : on s’est levés, en slip, et on a vu apparaître la tête du concierge : « Non, pardon, j’ai cru qu’il n’y avait personne»; mais en fait, il n’y a pas eu de gros pépins. 55

Jon. Nous leur donnions aussi d’assez gros pourboires, ça me faisait d’ailleurs bien mal au cœur. Txabi. Nous n’avons jamais beaucoup fraternisé avec les concierges, justement pour éviter les questions. On faisait ce qu’il fallait pour ne pas paraître antipathiques, mais sans la moindre familiarité. Iker. Il y a eu un moment de tension entre le concierge et nous, parce que, pendant un mois, on avait oublié de lui donner des pourboires. Alors ça faisait toute une histoire, le type nous regardait de travers. C’était vers la fin, un peu avant l’action; un soir, il est monté pour nous souhaiter un joyeux Noël, nous lui avons donné 200 pesetas et il a fondu comme du beurre... Jon. C’était un peu une espèce d’espion. Je me souviens d’un jour où il m’a vu rentrer à dix heures du soir : sans me rendre compte de rien, je suis entré, j’ai appelé l’ascenseur et, pendant qu’il descendait... le vestibule était très sombre et, en tournant les yeux, j’ai vu une lueur rouge dans l’obscurité : c’était lui qui fumait dans la loge, sans bouger, et qui regardait ce que j’étais en train de faire. J’ai bien pensé un ins­ tant qu’il m’observait parce qu’il avait quelques soupçons, mais bon, après je n’y ai plus pensé. Iker. Je crois que c’était un ancien flic, il avait une sale allure. Txabi. L’appartement était très spécial, il vivait là de ces gens... Une marquise à l’étage au-dessus, un comte à celui du dessous, tous des gens du régime, des noms connus, avec de belles situations. Iker. Tu te souviens de la marquise, le jour du coup de feu? Jon a failli recevoir une balle en laissant partir un coup de feu; il nous avait bien dit de faire attention, de ne pas jouer avec ces trucs-là, mais ça lui a échappé quand même... Jon. C’est une anecdote très amusante, mais il vaudrait mieux la raconter après, pour ne pas embrouiller les choses... Ça, c’était donc les maisons qui devaient servir à héberger tous les militants jusqu’au moment où se ferait l’action. Une fois l’action 56

terminée, ces maisons devaient être abandonnées. Nous pensions toujours à la possibilité qu'elles soient découvertes, aussi nous tâchions de ne laisser que des pistes qui ne nous gênaient pas, et dont une, au moins une, devait être découverte. Mais le reste de l’infrastructure, qui devait servir immédiatement après l’action, exigeait plus de sécurité; il fallait y accorder le maximum d’attention, car ici la moindre erreur pouvait être fatale. Mikel. Tu commences à voir comment se présentaient les choses, non? Tout se faisait sur le terrain, on étudiait et on élaborait tout ça à mesure, selon les besoins; mais il vaudrait presque mieux te raconter maintenant de quelle manière on avait pensé faire l’action. Tu devrais faire ça, Txabi, toi qui étais le responsable.

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4 La séquestration... imaginaire. — La crise du plan initial.

Txabi. Au début, en étudiant le problème, nous nous sommes aperçus qu’il y avait trois possibilités. La première était d’agir au moment où il sortait de chez lui, descendait la rue Hermanos Bécquer, puis tournait à droite dans une petite rue qui débouche sur Serrano, avant de gagner l’église. Nous avons envisagé de le séquestrer dans cette rue, à la façon marseillaise, en le prenant en sandwich entre deux voitures venant en sens opposé, dont l’une se mettrait en travers devant la sienne et l’autre derrière, de manière à l’immobiliser. Mais nous avons pensé que si la voiture de l’Ogre était blindée et le garde du corps armé (et il l’était sûrement, ce ne devait pas être un vulgaire policier, mais un homme entraîné, capable de riposter et qui ne se laisserait pas vaincre facilement), alors il y aurait un affrontement, sans grandes chances de succès ; en effet, le chauffeur, profitant de la riposte de l’autre, pourrait lancer la voiture de l’Ogre contre l’une des nôtres et la rendre inutilisable, ce qui nous empêcherait de prendre la fuite, d’autant que la rue était assez étroite, avec des voitures garées des deux côtés, donc avec peu de possibilités de manœuvre... Sans compter qu’il y avait pas mal de boutiques et, à ces heures-là, des camions de livraison qui s’arrêtaient. Cette possibilité a donc tout de suite été rejetée. On avait aussi pensé à celle-ci : lorsque la voiture arrivait à l’église, le garde du corps, qui était assis à côté du chauffeur, sortait normale­ ment du côté droit; et alors Carrero, qui sortait par la portière gauche, montait l’escalier, suivi par l’autre à une distance convenable, quatre ou cinq mètres derrière, manifestement afin d’éviter le contact per­ sonnel, c’était sûrement pour des raisons de sécurité. Il montait donc l’escalier et se dirigeait vers la porte latérale droite, il entrait toujours 59

par là. Il poussait cette porte, qui s’ouvrait vers l’intérieur, et passait par la pièce obscure dont a parlé Jon, cette espèce d’antichambre carrée. Ce à quoi on avait donc pensé, bien que ça n’ait jamais été planifié de façon très précise, c’était de le prendre là, dans ce petit espace, avant qu’il ne franchisse l’autre porte donnant dans l’église. Mais on retrouvait là encore les mêmes inconvénients : il fallait agir en quelques fractions de seconde, pour ne pas laisser au garde du corps le temps d’arriver — nous le considérions, tu le sais, comme un homme entraîné et agile. Et, du fait que c’était au début de la messe, au moment où celui-ci était le plus sur ses gardes (il semble qu’ensuite son attention se relâchait), il aurait peut-être des réflexes plus vifs que les nôtres et il y aurait affrontement. Il pourrait se faire qu’il y ait des coups de feu et comme, pour les mêmes raisons, le chauffeur ne serait pas encore installé dans son coin, en train de lire tranquillement son journal ou de parler avec d’autres gens, par exemple, il pourrait donner l’alerte... Alors que si tout avait lieu dix minutes plus tard, il y avait davantage de chances de succès; nous avons donc écarté définitivement cette idée. Enfin, la dernière possibilité était d’interrompre la messe, de s’em­ parer de lui et de sortir. Comment voyions-nous cela? En principe, le garde du corps restait toujours derrière, vers le milieu de l’église et du côté gauche. Notre idée était la suivante : deux militants habillés en curés devraient entrer là un jour puis, pendant une semaine, se faire voir, fréquenter l’endroit, se mettre à côté du garde du corps... Il viendrait un moment où leur présence paraîtrait normale, où personne ne soupçonnerait quoi que ce soit, parce que des curés, des prêtres qui ont l’habitude de venir tous les jours à la messe, c’est logique... Nous pensions donc agir de la façon suivante : les deux prêtres entreraient en même temps que l’Ogre et que l’autre, et, ce jour-là, ils resteraient juste derrière le garde du corps : l’un des deux aurait une matraque, l’autre un pistolet, et ils se chargeraient de neutraliser le policier. Deux autres entreraient derrière eux pour protéger les portes et les voies d’accès : ils auraient des mitraillettes, et leur mission serait d’éviter que les gens ne sortent ou que ceux qui pourraient entrer ne reculent, parce que nous pensions que l’action durerait à peu près deux minutes et qu’il fallait, pendant ce laps de temps, qu’il n’y ait aucun mouvement. Ces deux-là donc, qui devaient protéger les portes 60

latérales, entreraient et se tiendraient à bonne distance, de façon à ce que le garde du corps ne puisse absolument rien soupçonner : il ne s’inquiétait jamais tant que les gens restaient éloignés de l’Ogre; de ce côté-là, il y avait des confessionnaux, et il paraissait normal que les gens attendent devant. Nos deux hommes resteraient donc à cet endroit, sans attirer l’attention, pour couvrir les portes au moment où les deux prêtres neutraliseraient le garde du corps. L’heure con­ venue était neuf heures dix, je crois, mais elle pouvait encore être changée. En plus de cela, il y avait encore deux commandos, l’un qui devait entrer par la rue Maldonado et l’autre par la rue Claudio Coello. Leurs montres seraient synchronisées et tous devaient surgir dans l’église en même temps. Le commando de la rue Maldonado serait composé d’un militant avec une mitraillette pour garder cette porte (dans le même but : ne laisser personne sortir, et retenir les gens qui pourraient entrer) et de trois autres qui entreraient en courant, tra­ verseraient le passage entre les bancs et arriveraient jusqu’à l’Ogre, que deux devraient saisir (ceux-là auraient seulement des pistolets, parce que le pistolet permet d’avoir une main libre et de faire quelque chose en cas de résistance) pendant que le troisième, armé d’une mi­ traillette, aurait pour tâche d’intimider les gens tout autour et de permettre ainsi au commando chargé de neutraliser l’Ogre d’agir en toute liberté. En même temps entrerait l’autre commando, venant de la rue Claudio Coello. Tout était calculé pour que les deux com­ mandos mettent le même temps à faire leur apparition dans l’église; en effet, par la porte de la rue Maldonado, il y a un petit trajet à faire avant d’arriver dans l’église, à cause du cloître, et par la porte de la rue Claudio Coello, il y a aussi un trajet à faire, à cause de l’escalier. Ce commando serait composé de deux militants : l’un, avec une mi­ traillette, resterait à la porte pour veiller, ici encore, à ce qu’il n’y ait ni sorties, ni mouvements d’aucune sorte, et l’autre, armé d’un pistolet, courrait vers l’Ogre pour arriver en même temps que les autres et se joindre à eux pour le neutraliser. Tout ceci devait se passer simultanément. Il y aurait donc quatre hommes pour surveiller les portes et deux autres chargés de neutraliser le garde du corps — ce qui pouvait fort bien signifier le tuer, parce que, s’il était prévu de lui donner un coup de matraque sur la tête pour le laisser sans connaissance, il était possible que ça ne suffise pas, et 61

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alors il faudrait lui tirer dessus; ces deux-là reculeraient ensuite et se joindraient à ceux qui protégeaient les portes de derrière, parce qu’il pouvait très bien se faire que le chauffeur ou quelque policier arrivent par là, vu que ces deux portes étaient les principales, celles qui donnaient sur la rue Serrano; nous pensions, cependant, qu’il serait difficile de nous entendre de l’extérieur, tant parce que l’édifice était très élevé, et que donc le son se dispersait beaucoup vers le haut, que parce que les murs épais et les tapis amortissaient tous les bruits, sans parler de la circulation dans la rue. Donc, comme tu vois, il y avait six hommes qui devaient protéger les portes, et le commando qui devait neutraliser l’Ogre était composé de quatre personnes : au total, dix personnes à agir à l’intérieur de l’église. A l’extérieur devaient attendre trois voitures : l’une, assez grande pour contenir six personnes, resterait le moteur en marche; c’est là que monterait le commando qui aurait enlevé l’Ogre : quatre per­ sonnes, plus l’Ogre, cinq, plus le chauffeur, six. Une autre se trouve­ rait immédiatement derrière la précédente dans la rue Claudio Coello, elle aussi avec le moteur en marche, et attendrait celui qui surveillait la porte et qui devait se retirer dès que le commando aurait emmené l’Ogre, parce qu’on pensait que les gens ne s’en iraient pas par là, qu’il était improbable qu’il y ait une tentative de sortie de ce côté. Cette voiture partirait derrière l’autre avec pour mission de la couvrir pendant une bonne partie du trajet : il y aurait dedans le chauffeur, plus ce militant, la mitraillette prête pour le cas où il se passerait quelque chose. Iker. C’est-à-dire que, si quelqu’un les poursuivait, la voiture de derrière couvrirait l’autre et, en dernier recours, se mettrait en travers de la route pour résister et arrêter les poursuivants : ce qu’il fallait assurer, c’était la fuite de la voiture où se trouvait l’Ogre. Txabi. Il y avait enfin la troisième voiture, garée dans la rue Maldonado. Iker. Non, elle devait rester à l’angle de la rue Claudio Coello, parce que la rue Maldonado est en sens interdit vers le haut et, comme il fallait partir en direction de la rue Diego de León, on avait décidé de la mettre juste derrière l’ambulance garée presque en face du 104... 62

Txabi. Il me semble que non, on avait même pensé que ce commando partirait par la rue Serrano... Iker. Non, on avait envisagé de la garer dans la rue Maldonado et de reculer jusqu’en haut, mais on s’est rendu compte qu’il pouvait venir une autre voiture et on a décidé de la mettre dans la rue Claudio Coello. Txabi. Bon, va pour Claudio Coello. La voiture serait donc là pour attendre les cinq autres : les curés seraient les derniers, ils resteraient jusqu’au bout pour couvrir la retraite des autres, puis ils sortiraient les derniers en fermant bien les portes et en laissant des mallettes cen­ sées faire explosion si quelqu’un s’en approchait; ce point n’était pas encore bien étudié, mais il fallait quelque chose qui empêche les gens de réagir : il suffisait d’une minute pour réussir cette sortie. Vous aviez calculé que ça durerait combien de temps en tout ? Txabi. L’opération devait durer à peu près deux minutes, parce que nous avions considéré qu’il fallait qu’elle se fasse assez vite pour empêcher les gens de réagir : ceci pour ce qui est de la capture de l’Ogre, ensuite il fallait une minute pour battre en retraite. Tout devait être très rapide. Aviez-vous tenu compte des réactions des gens? Iker. Oui, nous en avons tenu compte, mais on ne s’attendait pas à ce qu’il y en ait beaucoup, parce que, comme ça devait être très rapide, l’effet de surprise jouerait... C’est un fait d’expérience : jusqu’à pré­ sent, la réaction des gens, dans les actions que l’on a faites, était pas­ sive, tout au plus hystérique, auquel cas deux gifles suffisent pour calmer la personne. Mais, en général, ils ne bougent pas, c’est peutêtre l’instinct de conservation; la réaction générale, c’est la passivité. C'est-à-dire qu'il était possible que tout se passe sans qu'il y ait besoin de tirer un seul coup de feu? Jom. Oui, au début, on comptait là-dessus, sur le fait que ça devait être quelque chose de très propre. Nous pensions que personne au63

dehors ne se rendrait compte de rien et que les policiers, et même le chauffeur, resteraient bien tranquilles pendant tout ce temps-là... Iker. Remarque bien que s’ils s’apercevaient de quelque chose, tout se compliquait beaucoup. Le problème de la fuite devenait très difficile. Vu l’endroit, ça supposait un affrontement direct avec dix ou douze flics en uniforme ou en civil et très vite avec beaucoup plus, car il en arriverait d’autres. La première voiture à partir était celle qui emportait l'Ogre. Celle de derrière devait la protéger, mais que devait faire la troisième? Jon. Ils y montaient donc à cinq, dont un prenait le volant, et ils partaient en direction de la maison où ils resteraient cachés ; ces cinqlà allaient directement à leur refuge. Txabi. Pendant ce temps-là, voilà ce qui était prévu : la voiture qui transporte l’Ogre, on fait avec elle un certain parcours, puis on arrive à un endroit où on change de véhicule, on prend une autre voiture, peu importe laquelle, et on abandonne celle-là. La voiture qui nous couvre arrive jusque-là, constate qu’il ne se passe rien, que nous avons fait l’échange, que tout va bien, et nous laisse — ceci parce que même eux ne doivent pas savoir où serait gardé l’Ogre : comme ça, en cas de pépin, s’ils sont blessés dans une fusillade ou dans un accident, même si on les interroge ou si on menace de les tuer, ils ne peuvent rien raconter, parce qu’ils ne savent rien. C’est une précaution indis­ pensable. Ils vont donc à la maison-refuge, qui est la même que celle de l’autre commando. Alors nous, ceux qui devons rester en perma­ nence avec l’Ogre (en principe pas plus de quarante-huit heures, car on va donner un délai de quarante-huit ou tout au plus soixante-douze heures, au bout duquel soit ils cèdent, soit nous le tuons), nous allons avec lui à la cage. Vous appeliez le refuge « la cage » ? Txabi. Oui, la cage, la prison, nous lui donnions différents noms. Ces appartements prévus d'avance, ce n'étaient pas les maisons oit vous viviez? 64

Jon. Non. Nous t’avons déjà dit que celles-là, nous devions les laisser, les abandonner au moment de l’action, pour aller dans d’autres, louées elles aussi par nous mais qui, pour toute une série de raisons, réunissaient plus de conditions de sécurité. Nous nous attendions à des mesures très énergiques, à ce que la ville tout entière soit bloquée, à ce que l’armée fasse des perquisitions; nous avions donc besoin de maisons capables de résister à une perquisition et dont les habitants ne puissent attirer aucun soupçon : il fallait que ce soient des gens proches du régime ou des militaires. Je vois que vous ne voulez pas vous expliquer davantage là-dessus. Txabi. Non, il vaut mieux pas, parce que nous referons peut-être la même chose ici;mais c’étaient des maisons sûres, surtout pour des motifs psychologiques — parce que là-bas, faute de moyens et de sou­ tien, il nous a fallu inventer, aiguiser notre imagination... Toute cette infrastructure dont vous parlez, c'était des projets sur le papier, ou vous l'aviez déjà? Mikel. Nous l’avions presque entièrement, il manquait une seule chose et c’est précisément pour cela que l’action ne s’est pas faite. Il y a eu un petit accident qui nous a obligés à changer de maison : c’était dû au fait que nous ne pouvions compter sur aucun soutien et que nous ne connaissions pas bien le terrain, et le temps nous a manqué pour en trouver une autre... C’était une question de jours, d’un peu plus d’une semaine. Iker. Tout, nous avions tout, même la maison qui devait servir d’hô­ pital et dont nous avons oublié de te parler. Il y avait une maison amé­ nagée comme une espèce d’infirmerie. C’était une maison normale, un appartement avec des lits, dans lequel nous avions amené tout le nécessaire pour donner les premiers soins en cas d’urgence, faire une transfusion... et après on verrait, il y avait aussi la possibilité de trans­ porter le blessé, c’était à l’étude. Un médecin, un militant médecin bien préparé pour cela, devait venir en même temps que les comman­ dos qui allaient participer avec nous à l’action. Lui ne savait rien, sauf qu’une action en dehors d’Euskadi allait avoir lieu et que nous allions l’appeler. Il devait venir, rester à l’hôpital et repartir. 65 Opération « Ogro ».

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Ceux qui devaient rester avec Carrero, que pensiez-vous faire ensuite ? Txabi. Le délai accordé au gouvernement était de quarante-huit heures; il y a eu pas mal de discussions à ce propos, parce que certains disaient qu’il fallait en laisser soixante-douze, mais je crois qu’on s’est mis d’accord sur quarante-huit. Oui, la direction l’avait fixé à quarante-huit heures, en tout cas elle voulait un délai fixe, sans aucune prolongation... Pendant ce laps de temps, le gouvernement devait soit libérer tous les prisonniers politiques qu’on lui demandait... Excuse-moi de t'interrompre. Aviez-vous résolu le problème de l'endroit où envoyer les prisonniers? Txabi. En principe, c’était le problème du gouvernement, c’était à lui de le résoudre s’il tenait à cet échange... mais je peux te dire qu’il y avait déjà un pays avec qui on avait discuté et qui était prêt à les accepter. Ce problème-là était résolu. Bon, je continue : ou bien il libérait les prisonniers, ou bien il ne cédait pas, il n’acceptait pas la proposition. Dans le premier cas, tout serait plus facile, la surveillance ne serait pas trop intense, justement pour nous donner la possibilité de libérer l’Ogre; ils nous laisseraient la voie libre pour que cela ait lieu. Alors, avec le même véhicule qui avait emmené l’Ogre à la cachette (nous pensions qu’il était difficile, presque impossible de le contrôler, parce qu’il y en avait beaucoup de ce genre à Madrid), nous l’aurions sorti de la cage et remis en liberté. En cas de réponse négative, c’était pareil, sauf qu’on le sortait mort; on lui tirait une balle dans le corps avec un silencieux et on l’aban­ donnait dans ce même véhicule, où il serait ensuite retrouvé... Nous aurions posé deux conditions pour la mise en liberté : d’une part la libération des prisonniers politiques, d’autre part la publication et la lecture d’un communiqué qui justement était une partie du manifeste que nous avons publié plus tard, en août, et où l’on expliquait au peuple le pourquoi de cette action; nous aurions demandé qu’il soit diffusé par tous les canaux officiels de l’État espagnol. Joui. L’objectif était de briser le manque d’information du peuple, et surtout des peuples de l’État espagnol, par rapport au problème 66

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basque et à la lutte de libération menée par ETA, parce que l’État espagnol fait croire que nous ne faisons rien par rapport aux autres peuples, à ceux qui sont en dehors d’Euskadi... Avec ce communiqué, nous voulions donc clarifier les choses, faire connaître notre véritable position. Txabi. Bon, maintenant, reprenons un peu le fil de l’action. Dans les deux cas, nous devions abandonner ce refuge, dans lequel personne n’allait soupçonner que nous avions été, mais dont la sécurité dé­ pendait précisément du fait, nous le savions, que si nous ne restions pas plus de trois jours, ils ne pouvaient absolument pas nous trouver, mais qu’après le danger était très grand... C’est difficile pour toi de comprendre, mais nous ne pouvons pas t’en raconter plus; c’était une très bonne solution, dans laquelle l’imagination jouait un rôle important, mais que nous ne pouvons pas révéler... A cause de cela, après avoir abandonné l’Ogre, mort ou vif, nous devions aller dans une troisième maison, en attendant le moment opportun pour revenir en Euskadi. Une fois l’action terminée et vous dans vos refuges respectifs, auriez-vous eu la possibilité de vous coordonner entre vous? Jon. Oui, pour la coordination entre les différentes maisons, on devait faire venir un militant de ETA, couvert du point de vue légal et dont le séjour dans un hôtel de Madrid aurait été parfaitement justifié par ses relations, son milieu social et son travail. Txabi. Évidemment, ce militant n’aurait connu aucun des refuges, mais il aurait eu des points de contact. Surtout, il aurait en fait joué son principal rôle plus tard, au moment de retourner au pays basque. Une fois les militants sortis des maisons où ils étaient cachés, il aurait été en quelque sorte responsable de leur retour en Euskalherria et aurait eu pour tâche de les soustraire à toute espèce de contrôle ; nous avions aussi prévu, dans l’infrastructure de cette troisième phase de l’action, deux autres appartements qui devaient servir de base entre Madrid et Euskalherria. Parce qu’ensuite, au retour, il fallait que chacun de nous puisse justifier son absence, etc., et ces appar­ tements remplissaient en partie cette fonction... 67

Mikel. En fait, lorsque l’action a été annulée, d’abord repoussée et ensuite annulée, cette personne ne savait encore rien, on ne lui avait rien dit du tout. Nous savions qu’il accepterait, parce que c’est un militant très sûr, mais on n’a pas eu besoin de lui en parler. Tous ces gens qui devaient aller à Madrid, étaient-ils au courant de l'action? Jon. Non, ce n’est pas dans nos habitudes. L’organisation décide une action, le commando qui va la réaliser la connaît, et ce n’est que dans la mesure où on a besoin de plus de militants qu’on les met au courant. En fait, ils ne prennent même pas connaissance de l’ac­ tion; là, ils savaient qu’il allait se passer quelque chose d’important, qu’ils allaient partir pour Madrid, mais ils n’ont jamais su pourquoi... Bien sûr, après l’exécution, ils ont dû comprendre. A ce propos, je voulais vous poser une question. Après l'exécution de Carrero, la presse de Madrid et d'autres villes a laissé entendre que certaines personnes savaient qu'une action allait avoir lieu * c'est-à-dire que, autant personne ne s'attendait à l'exécution, autant il apparaît, à en croire la presse, que des rumeurs cou­ raient à propos de la séquestration. Qu'en pensez-vous? Txabi. Impossible, c’est impossible, parce que les commandos qui devaient venir ignoraient tout. Ce n’est qu’au tout dernier moment qu’on leur a dit de se tenir prêts, qu’il y aurait quelque chose à faire à Madrid, mais rien de plus. Ce qui se passe, c’est que vers ces dateslà, quelques militants ont été à Madrid, et que le fait qu’ils aient été vus par certaines personnes a pu éveiller des soupçons... Et comme cela a coïncidé avec l’arrestation, ici, de militants qui ont parlé d’une réunion à Madrid, on a pu penser que tout cela était lié, alors qu’en réalité ces militants ignoraient l’existence du commando de ETA à Madrid. Le succès était précisément fonction de cet isolement où nous nous maintenions... C'est-à-dire que vous quatre avez été à chaque instant les seuls à mettre en place l'infrastructure... 68

Iker. Nous te l’avons déjà dit... Nous avons fait un effort énorme, qui finalement n’a servi à rien. Mikel. Bon, ça nous a servi d’expérience; je n’avais jamais autant travaillé que cet été-là. Nous avons appris une quantité de choses, et ça, ça n’est pas perdu... Pourquoi l'action n'a-t-elle pas pu se réaliser de la manière pro­ jetée ? Mikel. A cause du contretemps dont il parlait tout à l’heure. Jon. On avait déjà tout : l’hôpital, la maison où devait aller le com­ mando qui tiendrait l’Ogre, les deux maisons intermédiaires, les voitures, tout, en un mot, sauf la cage. Ou plutôt, on avait aussi la cage, mais il est arrivé un accident indépendant de nous, un coup de malchance. Txabi. Nous venions juste de la louer, nous avions versé deux mois de caution, nous avions les clés, quand des jeunes, des monte-en-l’air, semble-t-il, sont entrés là-bas dans l’intention de voler — ils croyaient sûrement y trouver quelque chose de valeur, c’était un endroit un peu découvert et on voyait des paquets à l’intérieur. Ça se passait la nuit; le veilleur de nuit s’est rendu compte de quelque chose, il a dû s’approcher et eux prendre peur, je ne sais pas, toujours est-il qu’ils en sont venus à tirer des coups de feu, d’où tout un remueménage dans le quartier, tous les voisins dehors, etc. Tout le monde savait donc qu’un vol avait été commis là. A la suite de cela, la pro­ priétaire, qui était une veuve, a été avertie et, quand nous sommes arrivés le lendemain matin pour déposer des paquets (nous ne nous attendions pas du tout à cela), nous sommes tombés sur elle, elle avait essayé de nous trouver à l’une des adresses que nous lui avions données, pour nous raconter ce qui s’était passé et voir si quelque chose avait été volé, afin de porter plainte; elle avait déjà téléphoné au 091, et la police lui avait dit que c’était à nous de porter plainte et qu’ensuite, de toute façon, ils viendraient... Alors, imagine un peu que la police soit venue là pendant que le commando y était, nous ait demandé nos papiers et ait remarqué quelque chose de 69

bizarre; c’était plutôt embêtant... Et puis, le fait qu’il y ait eu des coups de feu dans le coin n’était pas bon non plus, parce que l’action devait avoir lieu peu de jours après, cinq ou six jours après... Ils pou­ vaient faire le rapprochement... Il fallait donc renoncer à utiliser cette cage. Jon. En plus, il s’est passé une fois de plus la même chose. La pro­ priétaire était accompagnée par son frère, et celui-ci a dit à Mikel : « Mais vous êtes basque, quelle coïncidence, j’ai justement de la famille à San Sebastián » — « Mais non, écoutez, je ne suis pas bas­ que, je suis de Valencia » (c’est ce qui était indiqué sur la carte d’iden­ tité qu’il avait montrée en signant le contrat) — « Eh bien, on ne dirait pas, vous ressemblez à des Basques, vous parlez comme les gens de San Sebastián... » Ça, c’est encore une chose qui nous a alarmés; nous avons donc décidé de laisser tomber. Mikel. Ça a été le moment le plus critique de toute cette période, parce que tout notre travail s’écroulait; ça avait été difficile, nous avions eu beaucoup de mal à réunir d’aussi bonnes conditions, et tout se cassait la figure... C’était, si tu veux, un contretemps idiot, qui avait d’abord l’air d’un ennui passager, mais dont nous avons vu ensuite qu’il était décisif. Plus le temps passait, et plus les choses se compliquaient; l’action aurait eu lieu, s’il n’avait pas fallu la retarder d’une semaine. Jon. Nous sommes allés discuter avec la veuve, la dame du local, mais elle n’a pas voulu nous rendre les deux mois de caution, nous les avons perdus. Ces jours-là, tout allait mal pour nous. Nous avons décidé de repousser l’action d’une semaine ou deux, jusqu’à ce qu’on trouve une autre cage. C’était à la fin du mois de mai, on avait juste­ ment prévu d’agir dans les dix premiers jours de juin, d’être entiè­ rement prêts pour ce moment-là, et voilà que Carrero est nommé président du gouvernement; il a encore fallu attendre, pour voir s’il changerait ses habitudes. Ensuite, il s’est mis à voyager, et il n’allait plus beaucoup à la messe. Ça nous a menés jusqu’au 18 juillet, qui était un peu la date limite que nous nous étions fixée, parce qu’après, le gouvernement prenait ses vacances. Nous continuions à chercher une maison et, quand enfin nous avons trouvé un local adéquat, 70

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le voilà qui part en voyage pour assez longtemps; or, justement, toute l’astuce du local reposait sur la rapidité, sur le fait de ne pas l’avoir loué depuis longtemps, de sorte que nous avons dû abandonner une fois de plus. Là, ça tournait vraiment au désastre. Qu'avez-vous fait alors? Mikel. Eh bien, nous avons encore tenu un mois et demi. Tout ça se passait fin mai, début juin. C’est vers le 9 qu’ils l’ont nommé prési­ dent. Je me souviens que c’était un jour de grande chaleur, juste le jour où Txabi et Jon étaient partis en Euskadi; ça devait être un jeudi, il me semble, en tout cas Iker et moi étions seuls tous les deux... Vous faisiez souvent des voyages en Euskadi? Mikel. Dès que nous pouvions nous échapper, en fin de semaine, nous partions comme des fous... Ces étés à Madrid, sans un souffle d’air, sont tellement secs qu’on a l’impression de marcher dans un brasier, d’être asphyxiés, comme dans un désert, je ne sais pas com­ ment ils font pour supporter ça, là-bas... Dès qu’il n’y avait pas trop de choses à faire, nous nous enfuyions loin de ce four. Nous étions donc seuls, Iker et moi, et il y avait quelque chose à faire à Madrid; nous avons tiré au sort et c’est tombé sur moi. Je suis descendu dans le centre et là, mon vieux, dans un bar où ils avaient mis la radio, j’ai entendu que Don Luis Carrero Blanco avait été nommé président du gouvernement. Je ne savais pas si j’avais bien compris l’informa­ tion, et tout le monde se taisait : j’ai acheté la presse de l’après-midi, qui donnait la nouvelle sans commentaires; on voyait que c’était une information de dernière heure, ils ne disaient rien de plus que cela. J’ai immédiatement téléphoné à l’autre, je lui ai dit d’écouter les informations de sept heures à la radio, parce qu’il était à peu près six heures... Après cela, nous avons parlé toute la nuit, nous avons passé la nuit à échafauder des hypothèses; peut-être allait-il changer de mode de vie, aller vivre dans une autre maison, peut-être à la présidence du gouvernement (et où donc se trouvait la présidence du gouvernement? A ce moment-là, nous n’en savions rien), peutêtre n’irait-il plus à la messe au même endroit, encore que ça semblait être une habitude qu’il avait depuis de longues années, depuis la fin 71

de la guerre... De toute façon, il aurait une escorte plus importante, etc. : toute une série de questions qui nous ont empêchés de dormir. Le lendemain, nous nous sommes levés tôt; Iker est resté ranger la maison, moi je suis allé à la messe et je me souviens d’avoir été frappé par le fait qu’il était venu comme d’habitude. Je me suis assis très près, tranquillement, en pensant qu’il ne viendrait pas, je me suis donc mis assez en avant, et puis il est entré, comme les autres jours; mais, cette fois, un peu avant la fin de la messe, un enfant est venu, s’est approché de lui, lui a donné un baiser et s’est tenu à côté de lui jusqu’à la fin ; ensuite, la jeune femme blonde que nous avions déjà vue quelquefois et qui, à ce que nous avons appris plus tard, était sa fille, s’est jointe à eux, et ils sont partis tous les trois ensemble... Jon. En voyant que les choses n’avaient pas encore changé, nous avons pensé qu’il fallait faire vite, mettre les bouchées doubles, parce qu’il était fort possible qu’il y ait des mesures bureaucratiques et que, d’un jour à l’autre, il change d’horaire et d’habitudes... On avait un sentiment de hâte, on a décidé d’agir de toute façon avant le 18 juillet, et si ça ne pouvait pas se faire aussi bien qu’on l’avait pensé, eh bien ma foi tant pis; on a décidé de prendre quand même des précautions, mais en tout cas de faire l’action. Txabi. Alors, on a commencé à préparer un minimum de conditions et pendant ce temps, sans trop attirer l’attention, on a continué à faire quelques tours par là-bas, pour voir s’il continuait à y aller et avec quelle escorte... Iker. Déjà, il commençait à ne plus venir tous les jours et voilà qu’ils ont ouvert la porte (la porte centrale qui, auparavant, était toujours fermée, de sorte qu’il fallait entrer par les petites portes latérales). Ils l’ont donc ouverte en grand, et ça représentait une difficulté de plus, parce que maintenant on pouvait tout voir et tout entendre de la rue. Jon. On a constaté qu’ils l’ouvraient à cause de la chaleur, mais que s’il pleuvait ou si le temps se rafraîchissait un peu, ils la refermaient. Iker. Et à Madrid, la fraîcheur, tu parles... La porte restait donc ouverte la plus grande partie du temps. Tu sais, ça m’a fait un drôle 72

de coup quand j’ai vu la porte ouverte. C’est sur moi que tous les trucs tombaient, saloperie! Le jour où il y a eu les enfants, c’était aussi moi qui étais là; j’étais assis vers l’arrière, et un tas d’enfants ont commencé à faire leur apparition, des enfants qui venaient par la porte latérale et qui se mettaient à côté des confessionnaux — peutêtre parce que c’était l’époque de la communion ou de je ne sais quoi, et qu’ils se préparaient. En tout cas, quand j’ai vu ces gosses, ça m’a découragé, parce que tu imagines, s’ils allaient maintenant venir tous les jours! Mais ensuite, nous avons constaté qu’ils venaient seulement le jeudi. Txabi. On s’est aperçu qu’il n’assistait plus à la messe avec autant de régularité, et de moins en moins à mesure que les jours passaient. En fait, ce n’était pas seulement à cause du travail qu’il pouvait avoir à la présidence, mais aussi parce qu’il avait entrepris une série de voyages qui l’ont retenu longtemps hors de Madrid. Il y avait vrai­ ment eu un changement : cet homme, qui s’était longtemps tenu à l’écart de la vie publique, qui jusque-là était plutôt resté dans l’ombre, commençait maintenant à être beaucoup plus en vue et apparemment, tout comme Juan Carlos, on le voyait partout. Partout, sauf à l’église... On voyait approcher petit à petit la date des vacances officielles. A ce moment-là, nous n’attendions plus qu’une chose, qu’il réappa­ raisse seulement quelques jours, au retour d’un voyage, pour immé­ diatement faire venir les hommes des commandos, qui étaient déjà prêts et qui attendaient chez eux, on les avait mis en état d’alerte... On ne souhaitait plus que ça, les appeler, les voir arriver, leur montrer en quelques heures les itinéraires de repli et les endroits clés de l’opé­ ration, et puis agir. Mais ce qui s’est produit, c’est que notre homme n’apparaissait pas, pour les raisons que je t’ai dites. C’est alors que nous avons rejeté la possibilité d’agir avant le 18 juillet et que nous avons décidé de partir. Nous avons quitté les lieux, parce que l’organisation avait convoqué sa sixième Assemblée et qu’il était important d’y aller, vu que l’opéra­ tion était retardée et qu’il y avait des problèmes en suspens. En avril, trois jours avant l’Aberri Eguna1 à Bilbao, la police avait assassiné 1. Fête nationale basque. (Nd.T.) 73

à Mgorta. un. de nos responsables militaires, Eustakio Mendizabal, qui chez nous s’appelait Txikia. La direction de l’organisation avait pensé qu’on ne pouvait pas lais­ ser passer cet assassinat et qu’il convenait de riposter de manière adéquate. Mais c’était un peu fonction de l’opération Carrero Blanco, à cause des dates... On avait calculé que notre action aurait lieu fin mai, début juin : en ce cas, deux mois suffisaient pour riposter : riposte — répression — séquestration. C’est-à-dire qu’on pensait qu’il pouvait y avoir une riposte à la fin d’avril, suivie d’une forte répression à laquelle répondrait l’opération « Ogro ». Mais ce qui s’est passé, c’est qu’un mois après l’assassinat de Txikia, on n’avait pas encore pu préparer de riposte et qu’il a fallu l’annuler, parce qu’on voyait qu’elle allait être trop proche de l’action sur Carrero et que ça risquait de peser sur l’état d’esprit de la droite, de l’empêcher de libérer les prisonniers. C’est pour cela que nous avons laissé de côté la riposte à l’assassinat de Txikia, au profit de l’action sur Car­ rero; mais alors, il s’est produit tout ce que nous venons de te raconter, et nous avons décidé de partir. Nous sommes revenus ici terminer le rapport que notre responsable devait présenter à l’assemblée. Jon. Et alors, en septembre... Ça fait déjà plusieurs heures que nous discutons. Que diriez-vous d'une petite interruption?

5 Retour à Madrid. — Exécution ou séques­ tration ? — A nouveau la vie quotidienne. — Contretemps et épisodes divers. — L’attaque de l’armurerie. — L’action sur la Direction militaire de région : une opération « sportive ». — L’abandon du projet de séquestration.

Mikel. En septembre, après l’assemblée, nous sommes revenus à Madrid; nous n’étions que trois, parce que l’organisation avait décidé que Txabi resterait ici jusqu’à ce que nous fassions notre rapport et que l’on sache si les choses avaient changé, s’il y avait d’autres possibilités : c’était une espèce de sondage, une nouvelle exploration du terrain. Tu sais déjà qu’en avril ils avaient assassiné Txikia; nous avons décidé de donner ce nom au commando : com­ mando « Txikia » — par la suite, beaucoup de gens ont cru, pour cette raison, que l’action visait à venger la mort de ce responsable, mais ce n’était pas ça... Parce que, comme tu peux le voir, on avait réfléchi à cette action bien avant. De plus, cette idée de vengeance ne va pas bien loin. Il faut riposter, bien sûr, mais on ne venge pas un camarade, on s’empare de son exemple et on continue la lutte; la lutte c’est beaucoup plus que cela... La vérité, c’est que la mort d’un militant, surtout si tu le connais, si c’est un ami à toi, eh bien, mon vieux, ça te secoue, et ça te donne plus de force pour continuer. Jon. Prends par exemple Txabi et le coup du bouton... 11 lui est arrivé exactement ce que tu viens de dire. Mikel. C’est normal, parce qu’ils avaient longtemps vécu côte à côte, et c’est la mémoire de Txikia qui lui a donné la force d’appuyer sur le bouton, tout à la fin, parce que c’est lui qui était chargé d’appuyer 75

sur le bouton, de lancer le courant qui a déclenché l'explosion et donc qui a tué Carrero, tu vois? Bon, eh bien après, il était comme fou, pendant que nous courions vers la voiture, il n’arrêtait pas de crier: « Josu! Josu m’a donné la force! » Josu, c’est un des militants assassi­ nés à coups de fusil par la police dans une maison de San Sebastián, toute la presse en a parlé, tu te souviens? Eh bien, Txabi et lui étaient comme des frères et, après l’action, pendant le repli, il n’arrêtait pas de répéter ça tout en courant. C’est que, tu vois, cette mémoire-là ce n’est pas du sentimentalisme, ni de la foutaise. Il y a toujours des gens qui trouvent qu’on accorde trop d’importance aux noms, aux photos, mais c’est un peu facile à dire de l’extérieur : bien sûr, on voit très bien les taureaux de derrière la barrière, mais pour celui qui risque sa vie, c’est autre chose... Écoute, excuse-moi si je m’énerve làdessus, mais les gens sont quelquefois tellement cons... Enfin, nous formions donc le commando « Txikia » et, sitôt arrivés à Madrid, nous avons commencé par aller faire un tour dans le quartier de l’Ogre. Jon. Nous étions à peine là-bas que nous l’avons vu apparaître; mais la situation avait changé, parce que son escorte n’était plus du tout la même : en plus de sa voiture, où le garde du corps l’accom­ pagnait toujours, il y avait maintenant une autre voiture derrière, du même modèle mais de couleur bleu métallisé, avec quatre personnes à l’intérieur : le chauffeur, qui restait dehors à bavarder avec le chauffeur de l’Ogre, et trois autres hommes qui se postaient au milieu de l’église, dans la partie droite. Le garde du corps était toujours à la même place. Un autre, blond et fort, se mettait à côté de celui qui avait l’air d’un secrétaire, tandis que le dernier, un brun qui pouvait avoir vingtsept ans, tout l’air d’un flic lui aussi, restait derrière, du côté des con­ fessionnaux, et tout le temps debout, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Nous avons compris qu’il était impossible dans ces conditions de réaliser l’action sans qu’il y ait des coups de feu, parce qu’on ne pouvait pas surveiller autant de monde à la fois. Il fallait donc attendre pour voir s’ils relâcheraient leur surveillance. Iker. Parfois, c’était un peu différent : au lieu du garde du corps habituel, celui à la moustache, c’était l’inspecteur Bueno qui venait; à ce moment-là, nous ne connaissions pas son nom, mais nous l’avons 76

reconnu par la suite, quand nous avons vu les photos. Quand c’était Bueno qui venait, il n’y avait en général que trois individus dans la seconde voiture; il semble que c’était le cas le jour de l’exécution. Mikel. La voiture de Carrero se garait en double file, tout comme auparavant, et derrière, également en double file, s’arrêtaient la voi­ ture d’escorte et celle de Lopez Bravo, une Mercedes qui au début était elle aussi conduite par un chauffeur, mais qu’ensuite il s’est mis à conduire lui-même. Ça faisait donc trois voitures luxueuses garées ensemble en double file, on aurait dit un cortège officiel. Alors, Lôpez Bravo allait aussi à la messe là-bas? Jon. Oui, nous le voyions tous les jours; ensuite, à la sortie de la messe, ils descendaient tous par la rue Serrano, tournaient dans la rue Juan Bravo et, quand ils arrivaient dans la rue Claudio Coello, l’Ogre la prenait vers le haut, tandis que Lôpez Bravo continuait tout droit. C'est un point intéressant, parce que vous avez sans doute entendu tous les commentaires selon lesquels c'est par hasard qu'il était là ce jour-là. Iker. Avant l’été, nous ne l’avions jamais vu. Il semble qu’il ait com­ mencé à y aller à peu près vers cette date, après l’été, c’est-à-dire alors qu’il n’était déjà plus ministre —je ne sais plus qui d’entre nous disait qu’il cherchait sans doute à faire de la lèche... Jon. On continuait à aller là-bas, mais rien n’avait l’air de changer, bien au contraire; nous commencions à nous dire qu’il n’y avait pas d’autre solution que de l’exécuter. Iker. L’observation devenait aussi plus dangereuse, parce qu’ils étaient nombreux à surveiller, tandis que nous n’étions que trois; nous avons donc commencé à y aller moins souvent, deux fois par semaine seulement, et par roulement. Et nous utilisions le reste du temps à faire d’autres choses... 77

Quel genre de vie meniez-vous ? Jon. Le même que d’habitude. Notre vie était des plus simples. Nous nous levions de bon matin, nous allions à la messe les jours où c’était notre tour. Nous sortions assez peu dans l’ensemble, de temps en temps nous allions au cinéma, nous lisions beaucoup, bref une vie normale — ou du moins qui nous semblait normale, parce qu’en fait, tu me diras que c’est plutôt anormal, pour des gars aussi jeunes que nous, de mener une vie de moine comme celle-là... Vous vous souvenez de certaines de vos lectures ? Jon. Oui, de toutes. Il y avait dans cette maison les livres les plus disparates, parce que nous avions tous les quatre des goûts tout à fait différents. Moi, par exemple, j’ai lu beaucoup de livres d’économie marxiste, j’étudiais l’économie, et je lisais aussi des romans, du Dickens, des Russes, un tas de romans. Mikel, lui, c’était des livres sur la tac­ tique de la guérilla, surtout de la guérilla urbaine, sans parler de Mortadelo y Filemôn, il n’arrêtait pas de rire en lisant ces bandes dessinées... Par contre, Iker travaillait plus qu’il ne lisait, il se préoc­ cupait de tout ce qui avait un rapport avec l’imprimerie, avec la fal­ sification; il s’était acheté des livres spécialisés, il était vraiment obsédé par ce genre de travail; parfois, il sortait brusquement, pour revenir avec des caractères d’imprimerie, avec des encres ou avec du matériel pour fabriquer des tampons... Txabi, lui, écrivait quelque chose pour l’organisation, un travail théorique, une étude sur la violence révolu­ tionnaire, mais il ne nous en a jamais lu de passage; il dormait beau­ coup : pendant ces jours d’été, il faisait tellement chaud qu’après le repas, nous faisions toujours la sieste... Iker. Les repas, nous les prenions à la maison, sauf si quelque chose d’important nous obligeait à sortir tous les quatre, auquel cas ça ne valait pas la peine de rentrer et il était plus simple d’aller au restau­ rant; mais, à la maison, ça nous revenait moins cher et c’était meilleur, vraiment plutôt bien, on n’a pas à se plaindre du cuisinier. Mikel. Merci, mon vieux, vous ne me l’aviez encore jamais dit... Ces gars-là, on est vraiment obligé de leur tirer les vers du nez... Là, tu les 78

entends parler et tu as l’impression qu’ils sont remontés, mais c’est le coup du cognac, parce que sans ça, ils peuvent passer des heures assis chacun dans son coin, et aussi bavards que des tombes, ces conslà. Il en faut de la patience pour vivre avec eux. Là-bas, ou bien ils se taisaient (je te répète qu’ils ne sont pas spécialement expansifs), ou alors ils faisaient toute une histoire à propos de n’importe quoi. De ces discussions... Txabi. Ça, je ne te le fais pas dire. Iker et moi, nous étions plus calmes, mais Jon et Mikel étaient toute la journée comme chien et chat. En tout cas, nous étions bien organisés : l’un faisait la cuisine, un autre la vaisselle, le troisième les courses, et le dernier s’occupait du ménage. Iker. Nous faisions aussi de la gymnastique, certains plus que les autres, mais Jon toujours, c’était une véritable obsession chez lui. Nous avions des poids et des extenseurs; cet été-là, Jon est devenu musclé, bien costaud, avec son maillot de corps bleu on aurait dit Popeye. Nous autres, nous en faisions aussi, mais pas avec la même passion : on se levait, on avalait un jus d’orange, on faisait une heure de gymnastique, et puis on prenait un petit déjeuner à l’anglaise ou je ne sais quoi, et on partait bosser. Txabi. Souvent, aussi, on faisait des exercices de tir. Notre maison était tout à fait à l’extrémité du quartier, à côté c’était la rase campa­ gne, alors nous allions nous exercer. Avec vos pistolets? Txabi. Tu vois, nous avions deux sortes d’armes. Pour la campagne, c’est-à-dire pour les alentours du quartier, nous utilisions de ces pistolets à air comprimé qui tirent des balles de petit calibre ou parfois des plombs; c’était bien, parce que ça pèse assez lourd et que ça exige un effort du poignet. Nous nous entraînions aussi avec nos gros pistolets, mais alors en montagne; à une ou deux heures de Madrid, il y a des coins où l’on peut s’entraîner tranquillement; personne ne nous a jamais rien dit, et pourtant on y est allés souvent, deux ou trois fois par semaine au début... Je ne sais pas si tu connais, il y a une tiès belle montagne du côté de Segovia et une autre quand 79

on prend la route d’Avila, et toutes ces montagnes, les sierras, comme on dit là-bas, sont épatantes pour l’entraînement. Si nous pouvions avoir ce genre de montagnes par ici, avec d’immenses distances sans une maison, sans un chat... Ici, en Euskadi, les villages se touchent, on trouve toujours une ferme ou un gars qui plante ses choux. Jon. Mais ici, c’est différent, tu sais qu’ils ne vont pas te dénoncer. Il nous est arrivé plus d’une fois d’être entendus par un fermier ou un berger, mais personne ne te dénonce. Là-bas, nous ne savions pas, et nous étions un peu inquiets; c’est ce que nous te disions avant, le fait de ne pas connaître... Si tu as un accident, comme toi, l’autre fois... Qu'est-ce qu'il y a eu comme accident ? Txabi. J’ai eu un petit pépin, une balle de petit calibre dans la main, ce n’était pas très grave, mais ça faisait assez mal et il y avait un danger d’infection, il fallait ouvrir, et on ne connaissait personne... Ce n’était pas le moment d’appeler un médecin, alors il a fallu faire le voyage jusqu’en Euskalherria à toute vitesse, rien que pour ça. Jon. Cet accident a eu lieu bien avant l’été, peut-être vers avril; c’était au moment où nous venions d’acheter les pistolets à petites balles, celui à gaz et celui à air comprimé qu’on a été obligés d’aller changer, et c’est là qu’on est tombés sur cette manifestation de policiers. Quelle manifestation ? Jon. C’était quelques jours après le 1er mai, tu sais qu’un policier avait été tué à Tirso de Molina, pendant la manifestation où ils avaient arrêté tellement de gens et les ont ensuite torturés sauvagement... Nous nous étions retrouvés dans le centre pour manger une paella, nous étions dans ce restaurant de la Gran Via, à côté de la rue Callao, qui se trouve à l’étage et d’où l’on voit la rue par la fenêtre; nous étions en face de la rue qui mène de la Gran Via à la Puerta del Sol, et soudain arrive un groupe de gens qui criaient « Garicano, démis­ sion! » — ça, on nous l’a raconté après, parce que nous n’arrivions pas à comprendre ce qu’ils disaient, qui aurait cru qu’on pouvait 80

demander au ministre de l’Intérieur de s’en aller? Et c’était la mani­ festation des policiers, qui portaient sur leurs épaules le cercueil du flic qui avait été tué. Ils devaient être à peu près trois cents, de la sociale et de la criminelle1, tous en civil, avec leurs plaques bien visibles sur le revers du veston, et ils criaient des slogans en faveur d’Iniesta, celui-là c’est sûrement un fou dangereux... A propos, que pensez-vous de l'assassinat du policier pendant la manifestation du leT mai? Txabi. On a beaucoup parlé à ce propos de « violence de masse ». Mais je crois qu’on ne peut absolument pas qualifier cette action de « violence de masse »; à mon avis, elle s’apparente beaucoup plus à l’action d’un commando militaire qui ne posséderait qu’un armement très rudimentaire... Mikel. Il règne sur cette question une très grande confusion. Le problème de la violence révolutionnaire n’est pas du tout clair pour la majorité des organisations. Txabi. Moi, je pense que l’intervention de commandos de ce genre est aussi minoritaire que celle d’un commando de ETA. Peut-on appe­ ler « action de masse » une manifestation-éclair, de type commando, armée de bâtons, de chaînes et de couteaux? Quelle différence y a-t-il entre cela et l’attaque d’un local syndical par des militants armés de ETA? Une différence quantitative? Dans ce cas, il suffirait de réunir cinq ou six commandos militaires pour transformer « l’activisme minoritaire » en « violence de masse » ... Une différence qualitative? Mais quelle différence de nature y a-t-il entre ces deux actions?... Je crois que ce qui définit une action comme révolutionnaire ou non, ce sont les effets qu’elle produit, et nullement le fait qu’elle soit ou non armée, ou qu’elle fasse participer plus ou moins de monde. Pour nous, une action est révolutionnaire si elle renforce le camp du peuple et affaiblit celui de la bourgeoisie, en somme si elle fait faire un pas en avant dans le processus révolutionnaire. 1. La brigade politico-sociale (BPS) comprend une section spécialisée dans la lutte contre ETA. Tout comme la brigade criminelle (BC), elle dépend directement du ministère de l’Intérieur. (N.d.T.) 81

Reprenons notre récit. Avez-vous eu d'autres ennuis à cause des armes ? Iker. Non, il n’y a eu aucun accident, mais des négligences... Quel genre de négligences? Iker. Toutes venaient du manque d’habitude, parce qu’il fallait se promener en chemise — cette chaleur était si terrible que tu ne pou­ vais pas porter un chandail; ce n’est pas comme ici où, même s’il fait chaud, le soir ça se rafraîchit toujours, de sorte qu’il est normal de mettre un pull ou d’en porter un sur les épaules; alors que, là-bas, la chemise, la peau, tout était de trop... Et tous nos problèmes avec les flingues venaient de là. Jon. En hiver, tant qu’il a fait froid, ça allait : les uns portaient leur pistolet à la ceinture, les autres sous l’aisselle, enfin chacun à l’endroit où ça lui semblait le plus commode — même si nous trouvions ça peu commode de toute façon, évidemment. Puis, d’un seul coup, la chaleur est arrivée, sans qu’il y ait même de printemps; il faisait trente et quelques degrés, alors on se promenait en maillot et il était difficile de cacher le flingue, d’autant que nous ne nous servions pas de pistolets de petit calibre; un Parabellum de 9, c’est énorme, et il est très difficile de cacher la bosse que ça fait. Pour résoudre ce problème, on les mettait dans de petites serviettes avec les chargeurs, les munitions de rechange et tout le reste. Et alors, ce qui se passait, c’est qu’on oubliait ces serviettes un peu partout. Ça n’a jamais été grave, parce qu’on les retrouvait. Tu marchais tranquillement et tout à coup : « Merde, j’ai oublié mon flingue »; alors tu revenais en courant, et il était resté sur la table ou sur la chaise... sauf une fois, avec le garçon de café qui, lui, a bien dû s’en rendre compte. Txabi. C’est sûr qu’il l’a vu, parce que j’ai mis assez longtemps avant de m’en apercevoir et que, quand je suis revenu, il l’avait déjà ramassé. Ç’a été la seule fois. Mais il ne m’a rien dit, il avait sûrement ouvert la serviette et vu l’arme, mais il avait dû penser : la police. Il me l’a rendue sans aucun commentaire. 82

Jon. C’est pour cela que certains trouvaient que c’était une erreur de porter un flingue, parce que si tu t’aperçois que tu l’as oublié comme ça, même si tu ne vas pas le chercher et que tu l’abandonnes, tu te trahis quand même, du fait que c’est un Parabellum; ç’aurait pu être grave pour le commando, parce que nous sommes les seuls à utiliser ce type d’armes, ils savent tout de suite que c’est ETA. Mikel. C’est pour cela que les autres armes que nous avons trouvées sont bien tombées; comme ça, on n’était pas obligés de se promener avec les Parabellum. Vous vous êtes procuré des armes ? Mikel. Des armes, et bien d’autres choses encore, mais tu veux tout savoir et nous ne pouvons pas tout te dire. Nous t’avons déjà expli­ qué qu’à Madrid, nous ne nous occupions pas que de Carrero; ça nous prenait beaucoup de temps, surtout pour l’infrastructure, mais ça nous permettait aussi de voir des choses nouvelles, des choses qui pourraient ensuite servir à d’autres militants... On a obtenu du maté­ riel de falsification et, bien sûr, des armes... On les a volées à la Guardia Civil et à l’armée. Vous ne pourriez pas raconter une de ces opérations ? Iker. Je crois que pour celle de l’armurerie, il n’y a pas de problème. Ça, ils doivent le savoir... Jon. L’histoire de l’armurerie est parue dans les journaux, mais ils ne savaient pas que c’était nous, et ils n’ont même pas dit que c’était politique, sauf une petite allusion; pourtant, nous avions tiré quelques tracts que nous avions laissés là-bas, dans la boutique — parce qu’en plus, on avait volé plusieurs machines : deux machines à écrire vachement bonnes et une ronéo. Ils se sont sûrement demandé comment ça avait été fait, parce que nous les avons emportées de façon tellement marrante, tellement naturelle, par la grande porte, comme disait Mikel; figure-toi que le portier nous a même ouvert la porte pour que nous puissions sortir... Nous avions imprimé ces 83

tracts parce que ces armes nous intéressaient, mais que nous ne vou­ lions ni qu’ils sachent qui les emportait, ni qu’ils pensent, tu vois, que c’étaient des truands; alors, on a sorti quelques petits tracts pour brouiller les pistes en signant FARE (Forces armées révolutionnaires espagnoles). On en a fait très peu, juste assez pour en laisser là-bas, parce que ce n’était pas destiné au peuple mais simplement aux gens du magasin, de façon à donner un sens à l’action tout en fourvoyant la police. Mikel. Celui-là, quand il imagine quelque chose, ce n’est pas de la petite bière. Il décolle et, après, pour l’arrêter... lia rédigé des textes fantastiques : nous étions plus révolutionnaires que n’importe qui, nous n’allions faire qu’une bouchée de tout le gouvernement, et que sais-je encore... Jon. Mais eux se sont tus, ils n’ont rien dit de tout cela : il y ajuste un journal d’ici qui a fait une petite allusion. Ça s’est passé pendant la troisième semaine de septembre. A cette époque, on se rendait déjà compte que la séquestration était presque impossible, et on se donnait comme délai les premiers jours d’octobre, pour voir si, quand la vie officielle redeviendrait plus régulière, Carrero reprendrait ses anciennes habitudes. Et c’est pendant cette période d’attente que nous avons fait le coup de l’armurerie. Txabi n’était pas encore là, nous l’avons donc fait à nous trois. Iker. Le plan d’action était le suivant : il fallait trouver une armurerie qui réunisse les conditions pour une attaque. Quelles étaient ces conditions? Eh bien, qu’il y ait peu de monde, que le magasin soit peu fréquenté, qu’on puisse en sortir rapidement et qu’il soit facile de repérer les gens susceptibles de nous voir. Nous avions donc pensé à deux armureries, mais la première avait une sortie assez emmerdante et, de plus, il n’avait pas l’air d’y avoir beaucoup de matériel, alors nous y avons renoncé et nous avons choisi la seconde, qui se trouvait dans la rue San Francisco de Sales, près de la rue Moncloa. Nous avions acheté des gants en caoutchouc pour ne pas laisser d’empreintes. Vous avez mis longtemps à rassembler tous les renseignements? 84

Jon. Très peu de temps, il a suffi d’y aller quatre ou cinq fois. C’était très simple : tout a été fait en une semaine. Il n’y avait que quatre choses à étudier : les gens qui entraient, ceux qui sortaient, à quelle heure ça ouvrait, et qui y travaillait. Il y avait là, en définitive : un jeune garçon, deux hommes d’âge mûr, un vieil homme et une femme. Mikel. Nous avons fait cette enquête en allant acheter des balles de petit calibre, et aussi du café d’en face, d’où l’on voyait tout... Jon. Quelquefois, on entrait acheter quelque chose, d’autres fois on observait du café, mais tout cela s’est fait en trois jours. Le propriétaire était un vieillard qui n’était presque jamais là. Par contre, il y avait toujours son fils, plus une dame blonde dont je ne sais si elle était la sœur ou la femme du fils, un employé d’environ quarante ans et le jeune garçon, qui avait à peu près dix-sept ou dix-huit ans. Mikel. La veille, nous avions emprunté une voiture, précisément dans la rue Claudio Coello, dans la partie du bas, en profitant du fait que nous étions allés faire un tour à l’église... Iker. C’était une Simca 1200, qui appartenait à un architecte; quand la nouvelle est parue dans la presse, ils ont dit que les assaillants s’étaient enfuis dans une Seat 600 bleue... Tu parles, dans une 600 tu ne peux même pas faire entrer un fusil... Mikel. On l’avait prise la veille, on avait changé les plaques, et elle était prête pour l’action. On avait constaté que les meilleurs moments étaient soit le matin à l’ouverture, soit l’après-midi à la fermeture; nous nous sommes décidés pour le matin, immédiatement après l’ou­ verture, au moment où il n’y avait encore ni clients ni personne d’autre. Iker. La nuit d’avant, on a laissé la voiture garée près du lieu de l’action et l’autre voiture, que nous avions louée dans le même quartier, à la Cité universitaire. Le repli allait donc se faire de la façon suivante : nous allions charger dans la voiture volée tout ce que nous aurions sorti de l’armurerie, puis partir avec cette voiture jusqu’à l’endroit où se trouvait l’autre, il ne fallait pas plus de six minutes en comptant 85

les feux rouges et tout ça, c’était donc très rapide; ensuite, nous mettrions tout dans la voiture louée, et c’est avec celle-ci que nous transporterions cet armement dans un endroit sûr, en attendant de pouvoir le monter jusqu’en Euskadi; il fallait le sortir rapidement hors de Madrid, si nous ne voulions pas le perdre une fois réalisée l’opération « Ogro ». Mikel. Ce jour-là, nous sommes arrivés là-bas à neuf heures et demie, et le hasard a voulu qu’au lieu d’ouvrir à dix heures, comme d’habi­ tude, ils aient ouvert à neuf heures et demie, nous ne savons pas pour­ quoi. Ça a joué en notre faveur, parce que nous n’avons presque pas eu à attendre : le jeune garçon est entré, puis le couple, et l’employé était déjà là, donc tous étaient déjà dedans et plus personne ne devait arriver. Le rideau n’était pas encore complètement relevé, seulement à moitié, et la porte était ouverte; on en a profité pour entrer. Iker. Nous avions décidé à l’avance de parler peu, pour qu’ils ne remarquent pas notre accent, et de nous borner à donner des ordres : tous par terre, les mains en l’air, où est ceci, où est cela..., en échan­ geant le moins de paroles possible entre nous et, évidemment, jamais en basque. Nous portions des pistolets de différents calibres, que nous nous étions procurés à l’avance, l’un que nous avions pris à un agent de police et un autre de calibre 7,65, pour ne pas laisser voir que nous appartenions à ETA. Jon. Bon, alors on a mis les gants. Je me souviens que je suis entré le premier. Le comptoir était à gauche de la pièce et tous les murs, à droite, au fond et aussi à gauche, derrière le comptoir, étaient cou­ verts d’armes. Je suis allé directement au fond, dans l’arrière-boutique où ils font les réparations et où se trouvaient le fils du propriétaire, la femme blonde et l’employé. Le jeune garçon était dans la boutique, à côté de la porte; je lui ai dit « bonjour » et je suis entré directement à l’intérieur, où j’ai sorti mon pistolet. Iker. Au moment où il arrivait à l’intérieur, Mikel et moi sommes entrés et avons braqué nos armes sur le jeune garçon, mais assez dis­ crètement pour que les gens ne s’en rendent pas compte à travers la 86

vitrine : on lui a mis un pistolet dans les reins, on l’a poussé, et puis on l’a fait entrer au fond avec les quatre autres. Jon. Quand je suis entré, le fils du propriétaire était au téléphone. Alors je lui ai braqué le revolver dessus; ils ont tous levé les bras, et lui, a demandé nerveusement : « Qu’est... qu’est-ce que c’est? » Je ne voulais pas répondre, parce qu’il était au téléphone et que son interlocuteur, à l’autre bout du fil, aurait pu entendre quelque chose. Et il a dit : « C’est un hold-up? Parce que si c’est ça, il n’y a rien dans la caisse, vous entendez? » A ce moment-là, je lui ai pris le téléphone des mains et j’ai raccroché. Pendant ce temps, Mikel et lker étaient entrés avec le garçon; nous tenions tout le monde. Nous leur avons attaché les mains derrière le dos avec du sparadrap, sauf au jeune garçon, et nous avons commencé à ramasser les armes. Il n'y avait pas de danger que quelqu'un entre? Mikel. Non, parce qu’en entrant nous avions poussé le verrou; comme il n’était pas tout à fait l’heure et que le rideau était à moitié fermé, ça n’attirait pas l’attention. Jon. D’ailleurs, nous avions retourné le carton pour qu’il indique « Fermé ». Mikel. Pendant que nous étions en train de ramasser les armes, on a de nouveau appelé au téléphone, le même qu’avant, évidemment, celui que Jon avait coupé brutalement... Alors, on a donné le télé­ phone au fils pour qu’il réponde, en lui disant de parler le moins possible, de ne dire que le strict nécessaire. Il a fait ça très bien, c’était pour une affaire, une question technique, le mode de paiement d’un client... Malgré sa pâleur et sa peur évidente, le gars a très bien répondu à tout, avec beaucoup de calme. Jon lui braquait son pistolet sur la poitrine. Selon quels critères avez-vous choisi les armes ? Jon. Pour les armes courtes et les automatiques, nous avons pris tout ce qu’il y avait, plus quelques fusils de chasse dont on scierait 87

le canon, et des munitions. Le jeune garçon nous montrait ce qu’il y avait, et nous prenions ce qui nous intéressait, parce qu’il y avait beaucoup de munitions et qu’on ne pouvait pas toutes les empor­ ter : on a fait un choix. Mikel. Nous avons pris plusieurs fusils de chasse, tous de très fort calibre ; un fusil automatique comme ceux qu’utilisait dans le temps la Guardia Civil, des carabines de chasse, des revolvers, des pistolets dont plusieurs de précision, et enfin une grande quantité de documents : des permis de port d’armes, des cartes de la Fédéra­ tion espagnole de tir... Certains de ces documents nous ont d’ailleurs été précieux par la suite, pour le repli après l’action sur l’Ogre, mais, à ce moment-là, on ne pouvait pas le savoir. Jon. Nous avons tout enveloppé dans de la toile militaire que nous avions achetée, nous avons chargé la voiture et nous sommes partis. Iker. Pendant que nous ramassions les armes, le fils du propriétaire nous a demandé ce que nous voulions faire de tout cela, si c’était pour faire d’autres hold-up. Jon lui a dit que non, que c’était pour autre chose. Il a fait allusion à l’assassinat par la police d’un ouvrier de San Adrián del Besos, qui avait eu lieu quelque temps avant. Il a dit que c’était pour répondre de façon adéquate aux assassins de la classe ouvrière, pour que le peuple puisse se défendre et, finalement, pour organiser la lutte armée. Du coup, le gars a commencé à se plaindre, à dire qu’on n’avait pas le droit, que lui non plus n’était pas riche ; Jon lui a alors demandé à combien il estimait la valeur de tout ce que nous emportions, l’a assuré que nous allions nous rensei­ gner pour savoir quel genre de personne il était, et lui a dit que s’il était sincère, on lui rendrait l’argent. Mikel. Jon commençait à s’empêtrer dans son baratin et nous lui avons fait signe d’arrêter; le type de la boutique était un pleurnichard, et sans doute un drôle d’oiseau, parce qu’en fait trois des pistolets étaient à lui; il avait des permis de chasse, des cartes pour l’utilisa­ tion d’armes longues, d’autres pour les armes courtes et ça, par les temps qui courent, n’importe qui ne peut pas se le procurer. On a aussi trouvé un pistolet de 9 qui appartenait à un garde civil, ce qui veut dire qu’il réparait des armes pour la Guardia Civil. 88

Vous avez parlé d'autres actions. Est-ce qu'on peut savoir que Ique chose à leur sujet ? Jon. Le coup des gardes civils, il ne vaut mieux pas, parce qu’ils ont dû avoir peur des sanctions et éviter de s’en vanter, et puis ça peut se reproduire... L’histoire de la Direction militaire de région, ça on peut, parce qu’ils l’ont découverte après l’affaire Carrero. Iker. Bien sûr, au moment de l’action sur l’Ogre, les papiers avec lesquels nous avions loué la voiture utilisée pour le repli venaient d’une voiture que nous avions réquisitionnée, c’est-à-dire qu’ils appartenaient à quelqu’un qui avait sûrement porté plainte : nous avions pris ces papiers, nous les avions falsifiés et conservés, et ensuite nous nous en étions servis pour louer la 124 pour l’affaire Carrero — alors ils ont sûrement fait le lien entre les deux choses; ils ne sont pas si bêtes, une preuve aussi évidente ne peut pas leur échap­ per... Mais avant, non, il ne leur était pas venu à l’esprit que ETA pouvait être responsable de cette attaque. Jon. Cette action a eu lieu une semaine plus tard. A ce moment-là, Txabi était déjà revenu, nous étions donc quatre; on aurait aussi bien pu la faire à trois, mais nous étions quatre. On a employé la même méthode, on a pris une voiture et on a changé les plaques... L’action avait été préparée à l’avance, mais elle aussi en quelques jours. Le bâtiment visé était la Direction militaire de région, ce n’est pas la peine d’en dire plus, le cœur même de l’armée, quoi, bien plus qu’une caserne. Un jour, en passant par là (nous ne savions pas encore de quoi il s’agissait au juste, on voyait bien que c’était un bâtiment militaire, mais c’est tout, nous pensions plutôt à une caserne), on a vu que la surveillance n’était pas très importante, et que de plus ils étaient très négligents, trop peu méfiants : on a compris qu’il y avait des possibilités et on a commencé à les étudier, très rapidement, en deux ou trois jours. Mikel. Et Jon a recommencé avec ses histoires de propagande; il voulait écrire une harangue aux soldats, leur expliquer la putain de vie qu’on leur fait mener, et pourquoi nous faisions cette action... Mais finalement, on n’a fait aucune propagande. 89

Jon. La manœuvre de repli était très rapide; entre l’endroit où l’on abandonnait la voiture qui servait à l’action et celui où nous attendait une autre voiture, la distance était très courte et il fallait la franchir très rapidement, tu verras pourquoi. L’action devait avoir lieu dans une rue étroite qui descend en pente très forte jusqu’à la rue Segovia; il y a une porte du bâtiment qui donne sur cette rue. L’un de nous attendrait dans la voiture prévue pour le repli, deux autres monteraient la rue en parlant de choses et d’autres et, très lentement, presque au même niveau qu’eux, monterait aussi la voiture prévue pour l’action. Alors, quand les deux arriveraient ensemble à la hauteur de la senti­ nelle de cette porte, ils la menaçeraient d’une arme, lui ôteraient la sienne, lui ordonneraient de se coucher par terre, monteraient dans la voiture, démarreraient, abandonneraient la voiture, descendraient en courant les escaliers qui donnent sur la rue Segovia, enfin mon­ teraient dans l’autre véhicule et disparaîtraient. Mais ce qui nous est arrivé est très curieux, parce qu’il y avait une telle négligence dans la surveillance que ça rendait presque les choses plus difficiles. L’action devait se faire à neuf heures du soir, mais ça n’a pas été possible, alors on est seulement allés voir comment ça se présentait. En passant par là, on a vu deux sentinelles à l’angle, celle de la porte d’en bas et celle de la porte latérale; ils étaient là ensemble, ils discutaient le coup et nous, voyant que ça durait, nous avons pensé que ce serait une bonne occasion de prendre deux mitraillettes au lieu d’une. Nous sommes partis en courant chercher Iker et Mikel, qui étaient restés dans un bar pas très loin, mais, quand nous avons voulu revenir, ils s’étaient déjà séparés et la sentinelle de la porte latérale avait aban­ donné sa surveillance, était montée jusqu’à l’autre porte et, assise par terre, bavardait tranquillement avec les sentinelles de cette porte; puis quelques filles sont arrivées, et ils ont commencé à leur envoyer des vannes... Il y avait vraiment un grand relâchement dans la surveillance — je n’aurais jamais imaginé cela dans une caserne mais, à vrai dire, ils avaient bien raison, j’aurais fait la même chose à leur place... Alors, nous avons attendu un bon bout de temps que ça s’arrange, qu’ils soient un peu moins désinvoltes... Et nous n’arrêtions pas de tourner dans les rues; il y avait trois gamins qui faisaient enrager un veilleur de nuit en se cachant, et c’était nous que le veilleur de nuit regardait; ensuite, les trois gosses sont allés prendre un pot avec le veilleur. On a 90

donc attendu et attendu encore ; jusqu’au changement de garde, à une heure du matin, il n’y a rien eu moyen de faire. Enfin, à une heure, la nouvelle sentinelle s’est postée devant la porte et on a enfin pu réa­ liser ce qu’on avait projeté. Iker. La rue Segovia est à double sens; il y a un feu et, quand ce feu passe au vert, les taxis qui remontent la rue Segovia s’engagent dans cette rue très étroite et passent devant la porte latérale où se trouve cette sentinelle, c’est-à-dire qu’ils pouvaient nous voir. De ce poste de garde jusqu’au feu rouge de la rue Segovia, il n’y a pas plus de cinq cents mètres, comme l’a dit Jon. Alors nous avons attendu que le feu soit au rouge pour commencer l’action : l’action durait à peine une minute et les taxis ne pouvaient pas monter en si peu de temps. Mikel. Nous marchions donc tous les deux, nous nous sommes approchés, nous l’avons mis en joue et lui avons pris son arme. Le soldat n’a pas soufflé mot, il a un tout petit peu résisté, il retenait la courroie de sa mitraillette avec le bras, mais il l’a lâchée tout de suite; il voulait dire quelque chose, mais les mots ne sortaient pas. On lui a dit qu’il ne fallait pas avoir peur, qu’il n’allait rien lui arriver; on l’a fait s’allonger par terre, il n’a rien dit et, au moment où nous partions, où nous montions dans la voiture, il était en train de se relever. Iker. Ç’a été très rapide. Nous avions déjà atteint la voiture de repli quand le feu est passé au vert... Jon. C’était très curieux : quelques jours après, quand nous sommes repassés par là, les postes de garde n’étaient plus au niveau du sol; ils avaient mis le poste central à l’intérieur du bâtiment, de telle sorte que le seul orifice par où les sentinelles pouvaient regarder était un judas, et ils avaient monté les postes latéraux sur les balcons. Txabi. Le but de toutes ces actions était surtout de tâter le terrain. Bien sûr, si on réussissait en plus à prendre des armes ou autre chose, tant mieux... mais ce n’était pas notre but principal. Jon. C’est-à-dire que ça nous servait un peu de test, d’expérience pour savoir comment réagissaient les gens de Madrid; en Euskadi, 91

il va de soi que les gens nous soutiennent, et, quand nous faisons une réquisition dans une banque dans n’importe quel établissement, les employés de banque ne regrettent pas de nous voir faire cette action; ils sont de notre côté, nous en avons mille preuves. Ils ont un peu peur, mais ils sont certains qu’il ne va rien leur arriver et ils sympathisent avec nous, ils savent que cet argent va servir au développement de la lutte contre l’oppression dont ils souffrent euxmêmes, et ils sont d’accord. Par contre, à Madrid, nous ne savions rien là-dessus et nous voulions vérifier de quelle façon les gens réagis­ saient, nous voulions mesurer leurs réactions. Par ailleurs, il fallait voir comment s’effectuaient les replis. En Euskadi, ils se font habi­ tuellement par des routes; il n’y a que des petits villages, à vingt ou vingt-cinq minutes les uns des autres; ce sont donc des routes sans villes, à travers la campagne, tandis qu’à Madrid il faudrait circuler dans des rues, et des rues où il y avait beaucoup de circulation. Aussi était-il important de voir le temps qu’il fallait pour battre en retraite et les difficultés qui pouvaient se présenter; cela nous donnait donc de l’expérience pour l’action plus importante que nous préparions. Iker. La question de la circulation dans la ville nous préoccupait beaucoup, nous nous rendions compte qu’elle pouvait aussi bien nous servir (parce qu’une ville est une sorte de forêt, les sens interdits peuvent empêcher une voiture d’en poursuivre une autre, ou donner le temps nécessaire pour entrer dans le métro et disparaître) que nous être fatale (parce qu’une interruption de la circulation dans certaines rues de Madrid peut paralyser la moitié de la ville). C’est pour cela que nous devions apprendre à nous déplacer avec aisance, et la meil­ leure façon d’y arriver était de faire de petites actions qui nous obligent à réfléchir. Jon. Plusieurs de ces actions nous ont aussi fait comprendre qu’il y a beaucoup de choses dont la police ne dit rien, sur lesquelles on n’a aucune information — ça, nous le savions déjà, parce qu’ils font la même chose en Euskadi, mais nous l’avons également vérifié à Madrid. S’il se passe quelque chose dans une banque, ils ne peuvent pas faire autrement que de le dire, parce que ce sont des établissements ou des entreprises privés; ils y sont un peu contraints, ils ne peuvent pas le dissimuler. Mais quand c’est eux-mêmes qui reçoivent le coup 92

directement, quand l’action vise une caserne, la Guardia Civil ou un bâtiment officiel, ils gardent le silence le plus rigoureux, parce que c’est dur pour eux de reconnaître qu’ils sont vulnérables. Mikel. Donc, après cette action, on s’est retrouvés avec un fusilmitrailleur assez puissant. C’est à cette époque que Txabi est arrivé — tu venais à peine d’arriver que nous t’avons emmené faire l’action avec nous, tu ne voulais pas, parce que tu étais fatigué, mais nous t’y avons traîné... Txabi nous apportait des nouvelles très précises de la direction. Txabi. La direction disait que si les conditions de la séquestration n’étaient pas réunies, c’est-à-dire si l’on voyait que l’Ogre continuait à être très surveillé et que la séquestration serait impossible, il fallait laisser tomber le premier projet et envisager l’exécution. Envisager l’exécution, mais sans hâte excessive : étudier le problème, commencer à le préparer, et après on verrait quel serait le moment le plus oppor­ tun, le plus propice. Jon. Nous étions à Madrid depuis près d’un an. Nous nous y dépla­ cions déjà avec un peu plus d’aisance, mais sans être encore comme des poissons dans l’eau, comme dit Mikel. Mikel insiste toujours sur le fait que pour réaliser une action, il faut très bien connaître tout ce qu’il y a autour et pouvoir se déplacer dans la zone « comme un poisson dans l’eau »; maintenant ça devient un peu lourd, mais nous le blaguons toujours là-dessus. Nous commencions à connaître les rues, les lignes de métro et certains quartiers... La nouvelle qu’appor­ tait Txabi m’a un peu déprimé, et je crois que ça nous a fait à tous à peu près le même effet. Tu comprends, abandonner ce projet de séquestration, même en sachant qu’il ne pouvait pas être réalisé dans ces conditions, renoncer définitivement à une opération qui avait eu de bonnes chances de succès, que nous avions tellement soignée, si bien préparée... Iker. Nous souffrions tous de voir disparaître cette possibilité de libérer tant de militants. Mais nous avions tout fait pour y arriver, et il était clair que ce n’était pas possible; ç’aurait été une folie, vu la surveillance qu’il y avait autour de Carrero. Nous y avons donc 93

définitivement renoncé (et ça nous a beaucoup coûté, je te le répète parce qu’il faut que cela soit clair) et nous nous sommes mis à tra­ vailler sur l’opération « Ogro » — nous continuions à l’appeler comme ça — en vue cette fois d’une exécution, mais, bien sûr, sans être obligés de tout reprendre à zéro.

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I

Des différentes façons de réaliser une exécution. — Double coup ^ de feu domestique. — Une décision pratique. - On se met à l’ouvrage. La question de la date. — La portée de l’action sur le plan économique et social.

Txabi. Effectivement, nous ne repartions pas à zéro; la connaissance de la zone, les renseignements que nous avions sur Carrero, tout cela nous était utile; ce qu’il restait à faire, c’était d’étudier la manière de mener à bien l’exécution. Et, bien que cela puisse paraître, à première vue, une opération plus simple, en fait ce n’est pas le cas, on rencontre là un autre genre de complications; car s’il est vrai qu’une grande partie de l’infrastructure n’était plus nécessaire, ce qui simplifiait énormément l’opération « Ogro », le problème était de l’exécuter sans causer de victimes. Parce qu’il était facile d’agir sans se préoccuper de rien d’autre : on pouvait passer en voiture dans la rue Serrano et lancer une rafale de mitraillette, on pouvait choisir un autre système et mettre deux voitures dans cette rue étroite dont nous te parlions tout à l’heure, avec des charges explosives qu’on s’arrangerait pour faire sauter au moment de son passage, on pouvait même envisager de faire sauter la coupole de l’église. Il était possible de faire tout cela et sûrement bien d’autres choses encore, mais notre préoccupation, c’était les gens. Iker. Je me souviens que ce problème ne nous lâchait plus, tu sais, dès qu’on se met à penser aux gens, au fait qu’il ne doit pas arriver malheur à des innocents, qu’il faut faire les choses proprement, qu’il faut porter le coup à l’ennemi et à personne d’autre, parce que tu fais cela précisément pour le bien du peuple, et que si tu descends un innocent, eh bien... Ça nous travaillait beaucoup. Nous avions un 95

tas d’idées, mais nous les repoussions toutes pour la même raison: elles n’étaient pas assez sûres. Jon. En fait, une action comme celle-là est une arme à double tran­ chant; si elle ne réussit pas bien, elle peut se retourner contre ses auteurs; une grande partie de l’efficacité dépend du déroulement de l’o­ pération elle-même. Ce n’est pas que nous soyons préoccupés par nos propres vies, mais il s’agit de la vie de la lutte et, là, nous sommes responsables de beaucoup de gens; si jamais il arrive un malheur ou que l’on ait mal conçu les choses... Bien qu’il puisse aussi se faire qu’après avoir pesé toutes les conséquences, on considère qu’il faut tout de même faire l’action, auquel cas ça pose un grave problème. Je me souviens que c’était une préoccupation commune à toutes les actions auxquelles j’ai participé : et si, juste à ce moment-là, tu as la malchance que quelqu’un se trouve sur ton chemin? Tout est bien prévu, tout est prêt, et s’il t’arrive quelque chose comme ça? Ce n’est pas par rapport à l’ennemi, qui, de toute façon, nous présentera comme des assassins, c’est par rapport à ceux qui ne sont pas encore engagés dans la lutte ou qui n’acceptent pas que l’on riposte par la violence. N’importe quelle erreur peut nous causer un très grand tort. Txabi. Quand les actions réussissent, beaucoup de gens pensent que c’est une question de chance; je ne dis pas qu’il n’y ait pas un facteur chance, tout comme il y a un facteur malchance, mais le succès d’une action découle à plus de quatre-vingt-dix pour cent d’un effort, d’un travail méticuleux, de l’évaluation du pour et du contre. Toute action est le fruit de nombreuses heures de travail invisible et d’ana­ lyse scientifique, comme dirait Jon, qui m’a tout l’air de devenir un théoricien... Nous avons étudié tout cela avec beaucoup d’attention. Pourquoi? Parce que cette action nous paraissait décisive et qu’elle avait, sans parler de toute l’analyse politique faite par l’organisation, le mérite d’être une action exemplaire. Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’elle montrait au peuple que les choses les plus difficiles — et cellelà était difficile, il semblait impossible d’atteindre ainsi le cœur même de tout un système — sont réalisables, à condition de le vouloir vraiment; et ça, c’est déjà énorme en soi, ça démontre que la lutte armée ouvre de nouvelles voies. 96

Mikel. Elle ouvre de nouvelles voies, elle fait naître l’enthousiasme; nous constatons toujours qu'après des actions de ce type, apparais­ sent beaucoup de sympathisants. C’est pour cela qu’il faut absolu­ ment qu’elles réussissent, parce que sinon, on voit tout de suite débarquer les « théoriciens » des organisations opposées à la lutte armée, qui expliquent : « Vous voyez bien que ce n’est pas la bonne voie... Les conditions ne sont pas réunies pour ce genre de choses...», et alors on recule, on est paralysé. Il fallait donc montrer que c’était là une voie, parmi de nombreuses autres, et que ce qu’il faut faire, mon vieux, c’est les utiliser toutes; cesser de tout bloquer, et chercher au contraire à enrichir... Txabi. Après avoir écarté, avec un peu de désespoir, toutes les possibilités qui nous venaient à l’esprit, nous avons remarqué qu’il y avait un chantier juste à côté du bâtiment des jésuites, à l’angle des rues Claudio Coello et Diego de León. Et nous avons pensé qu’il serait peut-être possible de construire à partir de là un tunnel qui irait jusqu’au milieu de la rue, à peu près sept mètres de tunnel, de le creuser pendant la nuit pour le faire sauter au matin; nous avons tout de suite vu que c’était un projet sans queue ni tête, qu’il était impossible de travailler aussi rapidement, et nous l’avons écarté. Mais l’idée d’un tunnel restait dans l’air. Excusez-moi d'interrompre votre récit, mais une fois que vous avez eu renoncé à la séquestration et qu'il n'était plus nécessaire de faire venir les autres commandos, qu'est-ce que vous avez fait de toute l'infrastructure? Iker. Comme toute cette infrastructure consistait en appartements ou en locaux que nous avions loués, nous nous en sommes débarrassés sans difficulté. Pendant la première quinzaine de novembre, où nous étudiions les possibilités d’une exécution, nous n’avons pas cessé d’aller voir les gens et d’annuler des contrats, avec pas mal de chance, d’ail­ leurs, parce qu’ils ont tous très bien réagi et qu’à part la veuve à qui nous avions loué la cage, et qui a refusé de nous rendre les deux mois de caution, tous les autres ont très bien compris nos explications, et sont restés en bons termes avec nous; ils nous ont rendu l’argent et voilà tout. 97 Opération « Ogro ».

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Mikel. Nous n’avons gardé que deux appartements, celui dans lequel nous habitions d’ordinaire, qui se trouvait dans un quartier ouvrier, et puis celui de la marquise, dont on pouvait avoir besoin au dernier moment... Iker. On s’est d’ailleurs tout de suite aperçu qu’on avait bien fait, parce qu’il m’est arrivé l’histoire du coup de feu et qu’il a fallu décam­ per à toute allure. Qu'est-ce que cette histoire de coup de feu? Iker. Un jour, ça devait être pendant la dernière semaine d’octobre, j’examinais un Star long de calibre 9, un pistolet que nous avions réquisitionné à l’armurerie et que nous avions mis de côté en pensant qu’il pourrait être utile dans une action; alors je l’examinais, parce que s’il était à l’armurerie, c’est qu’il y avait quelque chose à réparer dedans, et pendant que j’étais en train de l’armer, après avoir mis une balle dans le chargeur, un coup est parti. Mikel. Un coup est parti, tu dis? Tu as laissé partir un coup, oui, ce n’est pas la même chose. Et c’est bien par miracle que la balle ne m’a pas tué, parce qu’elle s’est mise à tourner en rond autour de moi. Iker. Ç’a été un moment assez dingue, parce que la détonation a été très forte et que nous sommes restés plusieurs secondes sans pouvoir réagir. La balle a d’abord touché le sol, ensuite elle a rebondi jusqu’au mur, puis jusqu’au plafond, avant de retomber par terre : elle a fait trois trous, dont celui du mur et celui du sol qui étaient assez gros. Pendant les quelques secondes qu’elle a mis à faire toute cette trajec­ toire autour de Mikel, elle sifflait comme un éclair; elle nous a flanqué une sacrée trouille, mais, tout de suite, nous avons réagi et nous sommes sortis dans l’escalier en demandant à haute voix ce qui s’était passé, avec l’air de gens qui ne savent rien. Mais personne d’autre n’était sorti, et personne n’a rien dit non plus par la suite. Malgré cela, nous avions un peu peur, parce que nous vivions là depuis longtemps et que tout le monde savait que nous étions basques; alors, ce que nous avons fait, c’est de tout sortir de cette maison pour le transporter dans l’autre. Nous n’avons pas abandonné la première, nous y sommes 98

même retournés plusieurs fois faire un tour, voir le concierge, à qui nous expliquions que nous étions en train de pas mal voyager pour notre travail et tout ça; mais nous restions un peu dans l’expectative. Mikel. Et peu de jours après cet accident, il y a eu le second. A si peu de temps d’intervalle, c’est vraiment le hasard. Iker. On aurait dit qu’on avait la poisse à ce moment-là. Nous sommes arrivés là-bas, moi j’avais comme un complexe, comme un peu de culpabilité après ce coup qui m’avait échappé; et je me souviens qu’un jour, peu de temps après, j’étais sorti pour je ne sais plus quoi et, en rentrant, je trouve les deux autres qui avaient l’air grave, et Jon me dit en riant : « Tu sais ce qui m’est arrivé? Regarde, regarde... » Et il m’a montré un trou assez gros, c’était un coup de feu qui lui avait échappé, à lui aussi. Jon. C’était moi qui l’avais le plus engueulé de ne pas avoir fait attention, d’avoir tripoté un pistolet à l’intérieur de la maison, et maintenant c’était moi qui laissais partir un autre coup. Mikel. Quand la détonation a éclaté, ça a fait pas mal de bruit, et nous avions employé la même ruse : tout de suite après le coup de feu, une fois les premières secondes de surprise passées, tu sais, cette espèce de moment de vide, tout de suite on a réagi en sortant sur le palier : « Qu’y a-t-il? Que s’est-il passé? Qu’est-ce que c’était? » Et la voisine d’en face, la marquise, est sortie elle aussi en demandant d’un air inquiet ce que ça avait bien pu être. Iker. Apparemment, la maison était assez vieille et les cloisons étaient très épaisses; heureusement, parce que, sinon, la marquise aurait reçu la balle dans la tête. La balle est entrée de plein fouet dans le mur, c’est-à-dire qu’au lieu de suivre une trajectoire en zigzag, comme la mienne, elle est entrée directement dans le mur; après, elle a rebondi et elle est retombée par terre, mais elle avait fait un gros trou, juste à l’endroit où se trouvait la tête du lit de cette dame, qui était déjà couchée. Elle avait dû sentir l’impact près de sa tête. Jon. Il était encore tôt, pas plus de huit heures et demie du soir, mais elle s’était couchée pour une raison ou pour une autre. Il y a eu ce 99

bruit, comme un coup de tonnerre, et elle s’est inquiétée parce que ces Parabellum font vraiment beaucoup de bruit. Mais personne n’a rien soupçonné. Et cette fois-là, nous ne pouvions plus nous trans­ porter ailleurs, nous avions abandonné tous les appartements. Vous n'en aviez même pas gardé un pour assurer votre retraite? Jon. Non, parce que nous avions déjà décidé de faire autrement, le plan allait être complètement différent. Le communiqué de l’orga­ nisation ne sortirait que plusieurs heures après l’assassinat de Carrero, de sorte qu’il y aurait un moment de désarroi qui nous permettrait de nous réfugier en lieu sûr. Mikel. L’idée n’était plus de rester à Madrid, mais de s’enfuir rapi­ dement. C'est-à-dire qu'au moment où ETA revendiquerait la responsa­ bilité de l'attentat, vous seriez déjà hors d'atteinte ? Mikel. Oui, hors d’atteinte de l’État espagnol. Mais il nous resterait un long chemin à faire... Txabi. Long et compliqué. Pour la première étape, c’est-à-dire pour le trajet à parcourir à l’intérieur de l’État espagnol, nous avions toutes les garanties; un militant du service d’information devait intervenir au dernier moment pour contrôler les mouvements de la police, les mesures prises par l’armée et la Guardia Civil, de sorte que nous serions à tout instant au courant de ce qui se passerait. Tout cela devait nous permettre d’utiliser des moyens dont nous nous sommes déjà servis plusieurs fois, et qui ont toujours bien marché. Jon. Mais ne va pas trop vite... Nous étions encore à la recherche d’une solution pour l’exécution. C’est aussi à cette période-là que nous avons acheté la voiture. Nous avions appris que la police s’était mise, depuis peu, à beaucoup contrôler les voitures de location, et comme jusque-là nous avions toujours utilisé ce procédé, nous avons décidé d’acheter une Austin de seconde main, une 1300 de couleur crème, c’est une voiture assez puissante. 100

Iker. L’achat s’est fait dans un garage Seat de Madrid, avec de faux papiers. Il s’est avéré par la suite que c’était une très mauvaise voiture, peu rapide, avec un trou dans le réservoir d’essence et une fuite d’huile au delco, ce qui fait que ça nous serait revenu moins cher d’en acheter une neuve. Iker. Et c’est en traînant dans le quartier, alors que nous avions déjà la voiture, que nous avons remarqué deux sous-sols à louer dans la rue Claudio Coello, en même temps que plusieurs appartements. Il est important de signaler que dans tout ce coin-là, c’est-à-dire dans le quartier de Salamanca, il y a beaucoup d’appartements à louer, surtout des vieilles maisons, on voit que les propriétaires sont partis vivre ailleurs. Nous avons remarqué ce sous-sol, au 104 de la rue Claudio Coello, et nous avons décidé qu’Iker irait voir. C'était quand? Txabi. Le 10 ou le 12 novembre. Iker. Comme nous avions déjà une petite idée de ce que nous voulions faire et que nous savions qu’il faudrait creuser un tunnel, j’ai choisi de dire que j’étais sculpteur : avec cette profession-là, je pourrais faire du bruit sans attirer l’attention. Je suis allé là-bas, j’ai parlé avec le concierge et il m’a montré le local, qui devait faire environ sept mètres sur quatre. La fenêtre était au niveau de la rue. Il y avait un water, un réchaud, deux lits et une petite armoire à accrocher, posée sur la table, très sale à l’intérieur et qui contenait des médicaments, une poire à lavement et quatre vieux disques de Paul Anka. Tout ça faisait que c’était une vraie porcherie, mais, pour ce que nous voulions en faire, c’était très bien. Quand le concierge m’a dit que c’était à louer pour 4 500 pesetas, j’ai pris l’air un peu contrarié, comme si je trouvais que c’était trop cher et j’ai fait un geste de la tête, l’air de dire que j’y réfléchirais... Je lui ai demandé l’adresse du propriétaire et j’ai pris rendez-vous. Tu y es allé seul? Iker. Oui, parce que nous avions vu qu’il faudrait se servir d’un 101

câble électrique pour déclencher l’explosion, ça voulait dire que l’un de nous devrait être responsable de l’atelier, tandis que deux autres viendraient installer le câble au nom de la compagnie et que le qua­ trième resterait un peu hors-jeu, au cas où un problème surgirait au dernier moment et où on aurait besoin d’une personne de plus. Il fallait donc que ni le concierge ni le propriétaire ne nous voient ensemble. Je suis allé voir le propriétaire; son domicile officiel était au-dessus du sous-sol mais, en réalité, il vivait ailleurs. D’emblée, il m’a dit que le sous-sol était à louer, mais qu’il en demandait 5 500 pesetas. Je lui ai répondu que ce n’était pas possible, que le concierge m’avait parlé de 1 000 pesetas de moins, que ça représentait beaucoup d’argent pour moi; j’ai marchandé mais, évidemment, je ne pouvais pas laisser passer une telle occasion, et je le sentais réticent. Dans la suite de la conversation, il a même commencé à dire qu’il n’était pas sûr de vouloir le louer à ce prix, parce que, la veille, on lui en avait offert 6 500, de sorte que, naturellement, il refusait de traiter à moins de 5 500 et que la question était de savoir si je pouvais payer ce prix-là. J’étais dans une rogne effroyable mais, voyant qu’on arrivait au bout de la discussion, je lui ai dit : « Bon, le loyer me semble exces­ sif, mais comme j’ai besoin du local pour travailler, j’accepte vos conditions... » Évidemment, je disais cela en pensant qu’il s’agirait d’un contrat de location entre gens normaux, parce qu’au moins ici, chez nous, ce genre de choses se règlent avec un papier, on paie ce qu’il faut, on se serre la pince et voilà tout. Mais ce con-là voulait tout faire par l’intermédiaire d’avocats, et en plus il me sort à ce moment-là qu’il voulait qu’on signe un contrat de location-vente. C’est-à-dire qu’il n’y avait plus seulement les 6 500 pesetas de loyer mensuel, mais encore 80 000 pesetas comptant, avec un contrat en bonne et due forme devant notaire. Voilà ce qu’était le contrat de location-vente, si tu veux : je m’engageais à payer le loyer tous les mois, plus une forte somme au comptant le premier mois; ensuite, au bout de six ans, alors que le local était presque amorti, il fallait encore que je paie quelque chose comme 100 000 pesetas pour qu’il reconnaisse que le local était ma propriété, comme s’il s’agissait d’un château. Je voyais bien que c’était un vol monumental, mais je prenais mon mal en patience; lui s’est mis à se lamenter, à me parler sur un ton pater­ naliste et à m’expliquer, comme pour se faire excuser, que son but était simplement de s’assurer quelques rentrées régulières, qu’il 102

était déjà âgé, qu’il ne voulait de soucis ni d’ennuis avec personne, qu’il aurait pu louer ce local pour 6 500 pesetas sans contrat, mais qu’aiors ceux des Finances lui seraient tombés dessus, parce qu’il n’avait pas le droit de demander plus de 900 pesetas, que c’est pour éviter cela qu’il me faisait un contrat de location-vente et qu’en fait, c’était une faveur, parce qu’au bout du compte j’y gagnais, et lui aussi parce que ça lui évitait d’avoir des ennuis... J’étais plutôt hors de moi, mais ça me convenait toujours; à vrai dire, il aurait pu demander n’importe quoi, j’aurais été d’accord; tout le temps qu’il parlait, moi je me disais que si l’action se faisait, alors là il verrait s’il en aurait des ennuis... Écoute, je n’oublierai jamais cette façon de te soutirer de l’argent, de se mettre des sommes comme ça dans la poche... Ensuite, nous avons fait le contrat. Nous avons vu l’avocat, j’ai dû y retourner trois fois. Et ce n’est pas fini, il y a encore un détail qui vaut le coup, à propos de la consultation de l’avocat. Moi, je n’avais demandé ni avocat ni rien du tout, mais lui prétendait me faire payer la consulta­ tion. A la fin, quand il a vu à ma tête que j’en avais vraiment assez, il n’a pas insisté; il a été obligé de faire marche arrière et de payer de sa propre bourse, en laissant entendre à l’avocat que c’était une faveur qu’il me faisait de payer lui-même les 6 000 pesetas de la consultation. Bien sûr, s’il avait refusé, j’aurais payé cela aussi, comme un couillon, parce que c’était mon intérêt, mais je ne préférais pas... Il se serait dit que c’était vraiment Byzance, que tout était trop facile, que c’était bizarre. Ça, il ne le fallait pas non plus, c’est pourquoi j’ai dû faire très attention. Après, il m’a demandé avec beaucoup d’insis­ tance où j’habitais, avec qui je travaillais, si je n’avais pas un ami banquier, une banque ou une entreprise pour me cautionner; on voyait qu’il n’avait pas encore tout à fait confiance. J’ai répondu que j’étais jeune, que je terminais mes études de technicien, que je faisais de la sculpture à mes moments perdus et que je gagnais de l’argent en faisant des plans pour le ministère de l’Industrie, ce qui me permettait de vivre. Après avoir signé le contrat, il m’a demandé une adresse et je lui ai donné celle du quartier ouvrier, alors il s’est un peu calmé. Il a demandé qui pouvait donner des renseignements sur moi et je lui ai dit qu’il suffisait de demander au concierge. Ça l’a un peu rassuré et en fin de compte, une fois qu’il a eu son argent, il n’est pas même allé là-bas, il ne s’est plus soucié de rien. 103

Mikel. Figure-toi qu’après, la police a profité de ça pour prétendre qu’elle avait bien travaillé dans les heures qui avaient suivi le coup de l’Ogre ; en fait, c’est exprès que nous n’avons pas gardé secrète l’adresse du quartier ouvrier. Nous aurions très bien pu ne pas la donner au propriétaire, et ils ne l’auraient jamais découverte. La police était complètement désorientée, elle n’a pas cessé d’agir à l’aveuglette, nous en avons eu des preuves par notre service d’information. Txabi. Tout ce qu’ils ont publié dans les premiers instants était faux : ils ont fabriqué un commando avec des photos d’autres militants qu’ils avaient dans leurs archives, en y ajoutant les indices isolés qu’ils avaient trouvés mais dont nous avions prévu qu’ils tomberaient entre leurs mains : la carte d’identité, le contrat, des signalements corres­ pondant à certains déguisements, etc. Figure-toi qu’ils n’ont même pas réussi à découvrir la dynamite à l’intérieur de la voiture, celle qu’on avait laissée dans le coffre, et qu’ils ne s’en sont aperçu qu’au moment où nous l’avons raconté dans notre conférence de presse. Tu te rends compte?... C’est-à-dire que la police, au moins en cette occasion, a été absolument inefficace. Tu Tes déguisé pour aller louer le local? Iker. Je ne sais pas si on peut parler de déguisement. J’ai un peu modifié mon aspect extérieur. Tu vois que mon visage ne pose pas de problèmes, on en rencontre beaucoup comme le mien; et si, en plus, je me mets des moustaches... Mikel. Des moustaches et des sourcils, avoue-le donc. Il en a honte... Iker. Tu parles d’un truc. Après, il a tout le temps fallu que j’enlève et que je remette ces sourcils... La première fois que je suis allé voir le propriétaire, je portais un costume spécialement pour cette occasion; nous n’avons pas l’habitude de porter des complets-veston, j’en ai donc acheté un, assez élégant, et j’ai mis une cravate, tout cela pour signer le contrat, pour apparaître comme quelqu’un de sérieux. 104

Jon. Il ne l’a mis que deux fois, ce costume, et la police l’a sûrement trouvé; il a dû faire le bonheur de quelque commissaire. Iker. Après avoir payé, je suis allé voir le concierge. C’était un homme plutôt sympathique, personne n’aurait cru que c’était un flic ; j’ai un peu bavardé avec lui. Sa femme était très gentille et très serviable, elle m’a tout de suite dit : « Si vous avez besoin de quoi que ce soit, nous sommes là. » Le concierge n’a vu que moi et je m’arrangeais pour qu’il me voie peu, pour qu’il ne puisse pas me regarder de trop près, parce que, en observant bien, on pouvait se demander si les moustaches et les sourcils n’étaient pas faux... Jon. Il n’a jamais vu les autres non plus, parce que nous entrions en cachette, à des moments où il n’était pas là, par exemple à sept heures du matin ou alors le soir vers dix heures vingt, entre le départ du concierge et l’arrivée du veilleur de nuit. Iker sortait le premier, montait l’escalier jusqu’au vestibule, vérifiait que le concierge n’était pas là, et nous sortions tous les trois à notre tour; de même pour rentrer : il entrait d’abord et, si la voie était libre, il nous faisait signe et nous passions. Txabi. La direction nous laissait une certaine autonomie pour nous installer où nous voulions, pour acheter ce dont nous avions besoin, etc. C’est comme cela que nous avons acheté le local et que, une fois que nous avons eu le contrat en main et disposé d’un lieu adéquat pour dresser le plan de l’opération « Ogro » avec certaines garanties de succès, nous avons profité d’une fin de semaine pour nous rendre en Euskalherria tous les quatre et discuter avec la direction. Nous lui avons expliqué quels étaient nos plans : il s’agissait de construire un tunnel, d’y disposer des charges d’explosif et de faire sauter la chaussée au moment où Carrero passerait. Nous avons demandé s’il fallait s’y mettre tout de suite ou au contraire attendre, parce qu’il valait mieux ne pas creuser le tunnel si l’action ne devait pas avoir lieu bientôt, afin d’éviter qu’il soit découvert d’une manière ou d’une autre et que l’action devienne impossible. Et c’est là qu’ils nous ont dit qu’il fallait tout tenir prêt en attendant le moment le plus opportun; ils nous avaient déjà dit la même chose, mais là ils précisaient un peu les dates : en janvier, il y avait les conventions collectives, et il 105

fallait encore analyser s’il valait mieux agir avant ou après. De toute façon, nous n’aurions pas beaucoup à attendre. Nous sommes re­ tournés à Madrid afin de voir comment nous allions réaliser ce travail et, quatre jours plus tard, nous avions une réponse. Après avoir analysé la situation, la direction avait décidé que l’action se ferait avant les conventions. La date n’était pas précisée mais c’était donc forcément avant janvier. Jon. En gros et de façon un peu schématique, l’analyse de l’organisa­ tion était à peu près la suivante : la fin de l’année 1973 a marqué le début d’une crise mondiale du capitalisme, une crise périodique nor­ male, que peuvent rendre encore plus aiguë, semble-t-il, les pressions des pays arabes sur les pays capitalistes — surtout sur les pays euro­ péens, qui en souffrent plus que les autres parce que leur seule source de pétrole se trouve chez les Arabes. Il y a un énorme processus d’in­ flation, les prix sont très élevés et, précisément pour cette raison, les revendications salariales que les travailleurs vont présenter cette année pour les conventions vont être très importantes; il se peut donc que les luttes engagées pour défendre ces revendications soient très dures. La question qui se pose est alors de savoir s’il vaut mieux faire l’action Carrero avant ou après ces luttes, s’il vaut mieux la faire après le moment culminant de ces luttes (parce que la lutte entraîne une répression, qui s’intensifie quand la lutte diminue, et qu’une action à ce moment-là apparaîtrait comme une riposte à la répression et pour­ rait remonter le moral des travailleurs au moment où ils seraient abattus), ou s’il vaut mieux la faire avant, pendant que la lutte n’a pas encore commencé — même si les organisations de masse, du moins celles qui refusent la lutte armée, prétendent souvent que c’est diviser et freiner les masses que de faire une action armée avant qu’elles soient mobilisées, que c’est une façon de vouloir agir à leur place... On entend souvent dire cela, mais nous pensons que c’est la plupart du temps erroné, que c’est souvent un prétexte pour ne pas donner à la lutte toute l’ampleur et toute la portée qu’elle devrait avoir, un prétexte pour s’en tenir exclusivement aux revendications économiques. Certes, il faut d’abord écouter, suivre ce qui se passe, peser le pour et le contre... Mais l’expérience a montré que cette théorie est fausse, que ce genre d’actions ne fait pas reculer les gens : dans l’affaire Huarte, après la séquestration, la grève générale a éclaté presque tout de 106

suite à Pamplona, avec une force énorme, qu’elle n’aurait peut-être pas eue sans la séquestration. On a bien vu que l’action armée encourage la lutte, lui donne plus de puissance, cela nous en sommes convaincus ; ce qu’il faut, bien sûr, nous l’avons déjà dit, c’est que ce soit une lutte coordonnée. Il faut voir aussi que si Carrero était toujours là pour assumer la stabilité du système, les revendications qui se préparaient pourraient être plus facilement récupérées, la répression pourrait être menée de façon ordonnée par l’appareil habituel, sans poser beaucoup de problèmes au gouvernement, Tandis que si Carrero disparaissait, alors resurgiraient toutes les tensions entre la droite et la « gauche », que Carrero étouffait ou contrôlait, et qui n’apparaissaient que sous forme de pressions pour le faire basculer d’un côté ou de l’autre. On verrait toutes ces tensions resurgir et s’affronter, faute d’un élément pour les unifier ou les concilier, tout cela au sein d’un nouveau gouver­ nement qui ne serait pas encore stable, puisqu’il serait contraint de tout changer, les ministres, etc. Donc, si l’on faisait l’action sur Car­ rero, toutes les luttes liées aux conventions, toutes les luttes contre la vie chère tomberaient à un moment de grande crise politique, ce qui devait rendre l’action très efficace et permettre de viser ensuite des objectifs plus élevés. Mikel. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes mis au travail aussitôt la directive reçue. A ce moment-là, nous avions déjà mis au point l’ensemble du dispositif : il fallait creuser un tunnel, une galerie d’à peu près sept mètres, c’est-à-dire assez longue pour atteindre le milieu de la rue. Ce tunnel serait en forme de T et les charges seraient placées dans la barre transversale du T : une au centre et les deux autres à chacune des extrémités. Le tunnel serait étroit, à cause des éboulements éventuels, et le plus profond possible, afin d’éviter de rencontrer des conduites de gaz, d’eau ou de n’importe quoi. Pour commencer le travail, nous n’avions pas besoin de grand-chose : il suffisait d’outils pour creuser et pour enlever la terre, et de sacs pour la transporter de la galerie jusqu’à un coin du sous-sol où on les entasserait. Nous avions des sacs en plastique, de ceux qu’on utilise pour les ordures ; nous les avions achetés dans une droguerie du quartier. Nous avons aussi utilisé trois sacs que nous avions achetés cet été-là au Rastro 1 1. Le Marché aux puces de Madrid. (N.d.T). 107

pour transporter des machines. Ils étaient très usés et portaient la mention USA en gros caractères; c’est de là qu’est partie toute l’his­ toire qu’a racontée la presse, selon laquelle la CIA était intervenue dans l’affaire et je ne sais quoi encore.

7 La construction du tunnel. — Des conditions quelque peu défavorables. - On choisit une date... qu’il faudra changer par la suite. — Le petit épisode de la rue Hermanos Bécquer.

Iker. Le travail dans le sous-sol commença le 7 décembre. Nous n’avions aucune expérience en matière de galeries. Jon. Aucun d’entre nous. Et moi, figure-toi que je suis claustrophobe et que le fait d’entrer dans un endroit fermé me donne une sensation d’asphyxie. Iker. On avait ramené d’Euskadi quelques pics assez courts, qui se sont ensuite révélés trop grands et que nous n’avons pas pu utiliser; il a fallu acheter des ciseaux à pierre et d’autres outils. Mikel. La première partie du travail consistait à ouvrir une brèche où une personne puisse passer pour s’enfoncer dans la terre et arriver sous le trottoir. Mais pour cela, il fallait d’abord percer le mur de fondation de la maison et ça, c’était la croix et la bannière. Le sous-sol était très profond? Jon. Non. Le local n’était pas entièrement en sous-sol. En haut, il y avait une fenêtre qui donnait sur la rue, et le bord de cette fenêtre, qui correspondait à peu près au niveau de la rue, m’arrivait à la tête : il y avait donc à peu près un mètre soixante-dix de profondeur. On a commencé à percer au ras du sol un trou qui devait avoir dans les quarante centimètres de haut. Mikel. Pas vraiment au ras du sol, à peu près dix centimètres au-dessus. 111

Jon. Mais ensuite, une fois traversé le mur, il a fallu descendre. Txabi. Le trou commençait à dix centimètres du sol et montait jusqu’à cinquante centimètres environ. On s’est mis à piocher avec les ciseaux et la masse, parce que le mur était très dur et qu’au fur et à mesure qu’on s’enfonçait, il devenait impossible de se servir des pics; alors, chaque fois, on devait aller acheter des ciseaux plus longs, à mesure que l’on progressait dans l’épaisseur du mur. Iker. Le plus dur a été ce premier tronçon; on n’en voyait pas la fin... Le premier jour, nous n’avons pas atteint la terre, nous avons passé tout notre temps à piocher le mur, et chaque coup nous décourageait davantage : on enlevait une brique et une autre apparaissait derrière, et le mur paraissait de plus en plus dur à chaque coup, on avait avancé de vingt ou trente centimètres seulement, et ça continuait. Txabi. C’étaient les briques des piliers de soutènement, qui étaient en maçonnerie massive. Jon. Et le ciment, le mortier qui les assemblait : un truc terriblement dur... Je me souviens que cette nuit-là, nous sommes rentrés à la maison très découragés... Comme nous n’étions pas habitués à ce travail de piqueur, que nous n’employions ni gants ni rien, et que nous travaillions les mains nues, nos mains étaient tout écorchées à force de donner des coups de masse... Vous avez travaillé longtemps, le premier jour ? Txabi. Dès neuf heures du matin, nous étions enfermés là-dedans, sans mettre le nez dehors, on tenait à coups de casse-croûte. Là aussi, c’était une erreur, parce que nous n’avions pas bien calculé. On a commencé pleins d’optimisme, avec l’idée de travailler deux par deux, par postes de deux ou trois heures. Nous avions même fait nos plans et pensé abattre le mur dans la matinée, puis travailler tout l’après-midi et une partie de la nuit à creuser le tunnel, et tout termi­ ner en deux jours. On s’est tout de suite rendu compte que c’était une absurdité, que c’était impossible. 112

Jon. C’est le mur qui a été terrible. On est resté à travailler toute une journée (par postes de vingt minutes, parce qu’on ne pouvait pas tenir plus longtemps) et, à la nuit tombée, on n’avait même pas trouvé la terre. Le lendemain matin, on s’y est remis, et vers midi le mur était percé. Iker. Oui, mais pas très largement, on pouvait juste passer le bras et prendre un peu de terre dans la main... On a travaillé toute la soirée à élargir la brèche et, à la nuit tombée, un gars pouvait y tenir : on a réussi à y faire entrer le plus mince d’entre nous, celui qui occupait le moins de place. Déjà, avec ça, on a pu mieux planifier notre travail. Le lendemain, on a travaillé par équipes en changeant tous les trois quarts d’heure; on ne pouvait pas faire plus de quatre postes par jour chacun (deux le matin et deux le soir), parce qu’on sortait de là très mal en point, pas à cause du travail lui-même, mais à cause des condi­ tions dans lesquelles on le faisait, et de l’odeur insupportable. Il y avait des fuites, des infiltrations de gaz? Iker. Dès qu’on a rencontré la terre meuble, ça a commencé à sentir le gaz. Il n’y avait pas de grosse fuite, c’était la terre qui était impré­ gnée de cette odeur. Elle était toute humide, toute molle et grasse, certainement à cause du gaz; chaque fois qu’on cognait sur les tuyauteries de l’appartement du dessus, il sortait de là une puanteur qu’on ne pouvait pas supporter. Jon. Il devait y avoir des fuites partout; pas assez importantes pour provoquer un accident, mais plutôt des infiltrations à travers les vieilles tuyauteries toutes rouillées, tu vois le tableau. Vous n'avez rencontré aucun obstacle, aucune conduite de gaz ou d'électricité, aucune conduite d'égout?... Mikel. Non. Nous avons vu la conduite de gaz mais nous l’avons laissée au-dessus de nous. Comme nous avions commencé dix centi­ mètres au-dessus du sol, quand nous avons atteint la terre, nous avons vu que la tuyauterie du gaz était juste au-dessus de nous, alors nous avons creusé plus profond en descendant encore un peu en dessous 113

du niveau du sol. Une fois que nous avons trouvé la terre, nous nous sommes mieux organisés. Nous avions cinq ou six paquets de sacs en plastique, et nous avons commencé à enlever les décombres. Iker. Au début, c’était facile, tant que le tunnel ne faisait que soixante centimètres de long : celui qui piochait emplissait lui-même le sac et le passait à celui qui était derrière lui, sous la voûte que nous avions eu tant de mal à percer. Celui qui piochait ramassait la terre avec une de ces vieilles pelles dont on se servait pour le charbon, une pelle en tôle, et, quand le sac était plein, il le faisait passer à l’autre par-dessous ses jambes. Mais quand le tunnel a commencé à être plus profond, il a fallu qu’un autre y entre aussi pour ramasser les sacs de celui qui piochait et les passer à celui qui était sous la voûte, tandis que ce dernier transportait et entreposait les sacs et que le quatrième se reposait, affalé sur le lit. On a fait comme cela pendant les premiers mètres. Jon. Les sacs se déchiraient facilement, alors on a acheté un panier comme ceux qui servent à faire la quête dans les églises : on a cloué deux planches en dessous pour ne pas qu’il s’abîme et, à chaque coin du panier, on a attaché une longue corde. Celui qui piochait s’en attachait un bout à la ceinture : il avait le panier au-dessous de lui, remplissait le sac et avertissait le gars derrière lui pour qu’il tire, et ce dernier avertissait à son tour celui qui était sous la voûte. Celui de la voûte tirait sur la corde, sortait le sac du panier, le donnait au dernier, qui entassait les sacs, en faisant attention à les tenir par en dessous pour ne pas qu’ils éclatent; celui-ci posait tout de suite un nouveau sac vide dans le panier, et celui qui piochait tirait la corde et recommençait. Un mécanisme très rudimentaire, comme tu vois, mais qui nous a bien été utile. Iker. Il y a eu des moments de véritable panique. Vers le quatrième ou cinquième mètre de tunnel, il y a eu une espèce d’éboulement de terre, on a vu tomber des petits morceaux d’asphalte, quelques pierres et du sable. Nous étions très emmerdés. On a même décidé de travailler dans le tunnel avec un pistolet, en cas de malheur... Jon. On s’est mis à travailler armés, pas tous, mais en tout cas Mikel et moi, parce qu’on voyait qu’il y avait danger d’éboulement. On 114

entendait tout ce qui se passait au-dessus avec une résonance terrible... les voitures, mais surtout les talons des femmes, les pas des gens qui passaient sur le trottoir... Nous ne voulions pas mourir asphyxiés au cas où il arriverait quelque chose de ce genre, alors nous portions un flingue pour nous coller une balle si nous étions pris au piège. Mikel. Ça a été un moment assez critique; quand tu vois que tu y es presque, et qu’il suffit d’une erreur due à l’ignorance pour qu’un truc pareil te tombe dessus et fasse découvrir tout le bastringue, bon Dieu... Txabi. Comme on était assez inquiets, on s’est arrêtés pour en discuter. Mais il n’y avait plus tellement moyen de faire autrement; le tunnel était très avancé et constituait déjà un danger. A n’importe quel moment, le concierge pouvait s’amener, ou même le propriétaire, dont on avait vu qu’il était très pointilleux; il fallait terminer au plus tôt. La seule solution aurait été qu’un technicien puisse nous conseiller, mais on n’en avait pas sous la main et ce n’était pas le moment d’aller en Euskadi en chercher un, car le temps pressait... Alors on a décidé, d’accord tous les quatre, qu’il fallait continuer; là, Mikel a proposé une dernière tentative... Mikel. Je pensais qu’en consultant un livre technique sur les mines, ça pouvait nous donner une idée, peut-être pas grand-chose, mais au moins une indication; il fallait épuiser toutes les possibilités, alors je leur ai proposé de sortir un instant pour consulter des bouquins dans une grande librairie qu’il y a sur la Gran Via, je crois qu’elle s’appelle la Casa del Libro; on m’y connaissait déjà, car j’y avais acheté des livres plusieurs fois, et il y avait un vendeur dont je savais qu’il me laisserait lire tranquillement, parce que, quand je cherchais des informations sur les arts graphiques, il m’avait dit que je pouvais prendre des notes si je voulais, un gars très aimable; je voulais donc voir s’il n’y avait pas moyen de résoudre ce problème... Alors, on a décidé que Jon et moi, qui venions de travailler hors de la galerie, nous irions à la librairie, pendant que les autres se reposeraient puis rentreraient à la maison, car il était déjà tard. Iker a fait le guet, il nous a donné le signal, et nous sommes sortis. Il faisait un froid terrible et je me souviens que nous avons tout de suite pris un taxi, 115

et que dès que nous y sommes entrés, à peine la portière refermée, on a senti une puanteur terrible, ça prouve qu’on y était tellement habitués qu’on ne s’en rendait même plus compte; mais tous nos vêtements empestaient et, à cause de l’air de la rue ou de je ne sais quoi, ça a fait une odeur épouvantable ; . le chauffeur de taxi nous regardait dans le rétroviseur, il avait l’air de penser : « ces gars-là sont des égoutiers, ou alors c’est qu’ils passent leur temps dans la merde ». Nous sommes arrivés à la librairie, j’imagine les gueules qu’on devait avoir. Mais à ce moment-là, on n’y pensait même pas. Je suis allé voir le vendeur que je connaissais et je lui ai demandé si on pouvait consulter des livres, jeter un coup d’œil sur des bouquins à propos des mines, parce qu’on avait un ami à qui on voulait faire un cadeau et qu’on ne savait pas très bien... Très gentiment, il nous a emmenés vers un rayon, nous a donné les indications nécessaires et nous a laissés. Il y avait plusieurs traités, mais surtout un ouvrage en deux volumes avec tout un chapitre consacré aux techniques de soutènement, et on s’est mis à le lire. Jon prenait quelques notes. Ça n’avait pas l’air bien difficile à faire, mais ça ne nous a servi à rien. Jon. Non, parce que les deux systèmes de soutènement les plus simples étaient... l’un consistait à mettre un poteau en bois au milieu du tunnel, et à le faire tenir avec un plateau rectangulaire à chaque bout, l’un au plafond et l’autre par terre; mais ça ne pouvait marcher que pour des trous plus larges que le nôtre, parce que si dans notre galerie, où un homme tenait à peine, tu ajoutais un poteau au milieu... L’autre système, c’était pareil : il fallait mettre les bois le long du mur de la galerie et y appuyer les traverses qui, elles, soutenaient le toit, mais avec ça on aurait couvert le trou qui servait d’entrée au tunnel; ça ne marchait pas non plus. De sorte que la seule solution qui res­ tait, c’était d’entrer dans le tunnel avec une arme — et de s’y faire. Mikel. Nous avons raconté tout cela aux deux autres, mais apparem­ ment le moment de panique était passé. Personnellement, je crois que ça m’a beaucoup tranquillisé d’apprendre qu’on ne faisait de soutènements que dans des galeries plus grandes que la nôtre, et que notre tunnel, justement parce qu’il était très étroit, présentait moins de danger; il ne faisait guère que soixante centimètres de haut et qua­ rante de large... 116

Iker. Le lendemain, nous avons continué à avancer. Les conditions de travail étaient assez dégueulasses, pas seulement à cause des éboulements, mais aussi à cause des émanations de gaz, car la terre dégageait beaucoup de gaz, elle en était tout imprégnée et, à mesure que l’on s’enfonçait dedans, c’était de pire en pire. Très souvent, ça nous donnait mal au cœur. Je me suis même évanoui une fois. Txabi. Il était impossible de rester dans le tunnel plus d’un quart d’heure, et quand nous sommes arrivés au septième mètre et que nous avons commencé à creuser les bras du T, à droite et à gauche, l’air était devenu irrespirable, tu ne tenais pas plus de dix minutes. Mikel. Non seulement le tunnel était plus long et l’air n’arrivait pratiquement pas au fond, mais il y avait un gars de plus dedans; on était trois à la fois à respirer dedans. Jon. A la fin, quand le tunnel a été presque terminé, l’un se tenait au bout du T, au fond du bras gauche par exemple, un autre à l’em­ branchement, un autre sous la voûte, tandis que celui qui était hors du tunnel entassait les sacs. C’est-à-dire qu’on était trois là-dedans, dont deux très loin au fond; à l’extrémité des bras du T, le trou était encore plus étroit, un homme n’y passait pas; il fallait donc travailler couché, en allongeant les bras, et tout cela presque sans air, avec plein de gaz dans le peu d’air qu’il y avait. Je t’ai dit que je souffrais de claustrophobie, alors tu imagines... Mais quand il faut faire quelque chose, il faut le faire, après tout il y a pire que ça. Iker. Plusieurs fois, je suis sorti à moitié asphyxié, et j’avais si mal à la tête que j’avais l’impression que j’allais éclater; ça prouve que nous étions salement intoxiqués . Vous ne sortiez pas pour respirer, vous n'aviez pas un moyen quelconque d'aérer le tunnel? Jon. On ne pouvait pas ouvrir les fenêtres, parce que la terre était très contaminée par le gaz et que toute la pièce empestait. L’odeur était la même dans le sous-sol que dans le tunnel, c’était tout un... Si l’on ouvrait la fenêtre, l’air sortait dans la rue et ça pouvait attirer l’attention. La porte qui donnait sur l’escalier, on ne pouvait pas 117

l’ouvrir non plus, cela nous aurait dénoncés; rien que le fait de sortir laissait échapper une odeur qui envahissait toute l’entrée de l’immeu­ ble; figure-toi qu’on bouchait même la rainure de la porte, pour empê­ cher l’odeur de passer. Txabi. Une fois, nous avons essayé d’aérer : un soir, avant de rentrer à la maison, nous avons laissé la fenêtre ouverte, parce que nous pensions que nous ne pourrions pas tenir là-dedans sans aérer, c’était au début; quand nous sommes revenus, il y avait une odeur terrible dans la rue; on sentait cette puanteur à plusieurs mètres, je ne sais pas comment il se fait que le veilleur de nuit ne s’en est pas rendu compte... Et nous avons compris qu’il n’y avait pas d’autre solution que de supporter l’odeur, car il aurait été grave que les voisins ou le concierge aient commencé à se demander s’il n’y avait pas une fuite ou quelque chose comme ça... Jon. Si tu avais vu la tête que nous avions, c’était lamentable. Au bout de cinq jours de travail là-dedans, nous avions perdu toute couleur, nous avions la peau toute grasse, à cause du gaz, une teinte gris verdâtre, et puis de ces cernes! La nuit, quand on sortait (car, de plus, on ne pouvait presque pas se laver : là-bas, on n’en avait pas les moyens et, quand nous arrivions, nous étions épuisés, sans autre désir que de respirer et de nous effondrer sur le lit), on entrait dans un bar pour prendre un casse-croûte et une bière; les gens s’écartaient de nous, parce qu’on puait, nos cheveux, nos vêtements, à plusieurs mètres de distance. En te le racontant maintenant, je sens encore cette odeur... Combien de temps a duré la construction de la galerie ? Iker. Je crois que c’était du 7 au 15 , sans aucun jour de repos. C’est le 13 que nous avons appris qu’il fallait faire l’action le plus vite possible, et que Txabi est allé au rendez-vous pour récupérer l’explosif. Txabi. Non, l’explosif c’était plus tard, le tunnel était déjà complète­ ment terminé; tu te souviens, c’est toi qui as acheté le mètre? Parce qu’il y avait effectivement un rendez-vous, mais pour le 15, et nous voulions donner les mesures exactes. 118

Iker. Oui, c’est vrai, même que vous n’avez pas arrêté de me lancer des vannes... Il fallait mesurer le tunnel et je suis sorti un moment pour acheter un mètre à ruban. Je suis allé là-bas, j’ai demandé un mètre, je l’ai empoché, j’ai repris le métro et je suis revenu au soussol. Jon. Et en fait, il avait acheté, on lui avait vendu le mètre le plus cher de tout Madrid; je crois que ça lui a coûté 400 pesetas ou quelque chose comme ça, et c’était seulement pour faire cette mesure-là... Txabi. Le 13, la direction décide qu’il faut faire l’action; voyant que le 12 il ne s’était rien passé, qu’il n’y avait eu aucune mobilisation des masses, la direction décide que ce sera pour le 18. Mais, ce jour-là, je n’ai pas travaillé avec vous; je devais relever le courrier (nous avions pris plusieurs boîtes postales), rédiger le rapport et encore autre chose, de sorte que je ne suis pas allé là-bas de toute la journée. Qu'est-ce qu'il y avait eu le 12? Jon. Oui, c’est ce qu’on ne t’a pas raconté. A cette époque se déroulait le procès 1001 l. Depuis pas mal de temps, on disait qu’au moment du procès, il y aurait une grande mobilisation de masse, on annonçait des débrayages, des manifestations, toute une série d’actions de sou­ tien... Mais, d’après certaines informations parvenues à l’organisation, tout cela n’était pas très évident. De toute manière, on a décidé d’attendre pour voir ce qui se passerait, s’il y aurait réellement un grand mouvement de masse autour du procès 1001, et si une action comme celle de Carrero risquait de mal to mber. Txabi. Comme la section des commissions ouvrières du Parti commu­ niste avait appelé pour le 12 à une journée de solidarité avec les accusés, on considérait qu’à cette date on connaîtrait un peu la température de la situation réelle et qu’on déciderait alors s’il convenait de faire l’action avant ou après le procès. 1. Procès de dix dirigeants du secteur des commissions ouvrières contrôlé par le PCE, arrêtés à Madrid lors d’une réunion nationale. (N.d.T.) 119

On a dit dans certains milieux que votre action était inopportune par rapport au procès 1001; qu'en pensez-vous? Txabi. Nous ne sommes pas d’accord avec cette interprétation. Ce qui se passe, c’est qu’on mélange tous les problèmes; une chose est la situation qui existait, et autre chose le dénouement du procès, sur lequel nous ne pouvions rien. Nous, ce qui nous a préoccupés dès que nous avons su la date du procès, c’est l’idée que l’action pourrait mal tomber et risquer de freiner les masses si elle avait lieu quelques jours avant, tu comprends? Nous partions du fait que c’était le procès de dirigeants ouvriers et qu’il appartenait aux masses d’y répondre soit dans la rue, par des manifestations, soit par des débrayages ou même par une grève générale comme celle qui avait éclaté en Euskadi lors du procès de Burgos. Pour nous, c’était là l’essentiel; mais l’ambiance n’avait pas l’air d’y être, et on n’attendait pas grand-chose. Malgré cela, la direction nous a dit d’attendre le 12. En fait, notre problème était ce qui se passerait avant le procès. La question des accusés nous préoccupait moins. Il était clair que l’action sur Carrero n’influerait pas sur les condamnations. Celles-ci ont été dures, très dures, là-dessus nous sommes d’accord, mais elles auraient été les mêmes s’il n’était rien arrivé à l’Ogre. Un État fasciste comme l’État espagnol, qui s’appuie sur la force et sur la terreur, ne peut que frapper sévèrement les dirigeants de la lutte, les meneurs connus; il lui faut des mesures exemplaires afin d’effrayer le peuple; c’est logique... Il est obligé de réprimer, d’isoler toutes les avant-gardes, pour les mêmes raisons qu’il a condamné Puig Antich à mort ou qu’il assassine nos militants. Tu comprends? Mikel. C’est comme ça que nous voyions les choses, et je me souviens que nous étions très préoccupés du risque de faire peur aux masses. Mais le 12, quand on a vu qu’il n’y aurait pas de riposte, on s’est sentis plus tranquilles. Et même, je crois bien que c’est Jon qui a dit que s’il n’y avait rien, notre action tomberait bien et serait un appui. Jon. Oui, le mieux aurait été une grève générale, mais si le peuple ne réagissait pas, au moins il y aurait quelque chose. Mais, cela dit, le fait qu’on ait fait l’action le 20 a été une pure coïncidence, ou plus exactement une pure nécessité, comme tu vas le voir. 120

Mikel. Mais ensuite, la fin du procès a été un désastre... Je ne sais pas quelle analyse ils avaient bien pu faire et je n’ai toujours pas compris : en lisant les déclarations, j’avais presque honte. Le peuple attendait autre chose, il attendait une réaction positive, capable de stimuler les ouvriers en lutte, qui avaient les yeux fixés sur leurs repré­ sentants... Rends-toi compte que c’étaient des dirigeants, nom de Dieu, et qu’aucun n’a rien dit; tous essayaient de se défiler en disant qu’ils n’étaient pas allés à la réunion, qu’ils ne faisaient que passer par là, il y en a même eu un qui tout à coup s’est déclaré apolitique... Et merde, qu’est-ce que c’est que ces dirigeants?... Tout cela n’a aucun rapport, avec notre action, c’était déjà préparé comme cela. Iker. Il a raison, moi aussi j’ai été surpris, et tout le monde... Souvienstoi de Burgos et fais la comparaison... Parce que toute la campagne sur ce procès s’était faite en référence à celui de Burgos, on disait, « comme à Burgos », « mieux que pour Burgos » et les gens pensaient : « Ici, ça a été ETA qui a dénoncé l’oppression du peuple basque, pour le procès 1001 il va se passer la même chose, les dirigeants ouvriers vont dénoncer l’oppression des travailleurs, le manque de liberté, la nécessité de se rassembler en dehors du syndicat officiel, et de s’orga­ niser en commissions... » Enfin, qu’ils profiteraient de cette occasion, de cette tribune, que les accusés deviendraient des accusateurs, qu’ils retourneraient le procès contre le régime. C’est ça, un procès politique, non? Et qu’ils dénonceraient tout cela. A Burgos, les accusés risquaient la peine de mort, et pourtant ils l’ont fait... Txabi. C’est clair; là où la classe opprimée aurait dû faire le procès des oppresseurs, tout ce qu’on a vu c’est un procès minable, où les avocats voulaient seulement montrer que la loi n’était pas applicable dans ce cas-là... Us ont voulu montrer à tout prix qu’il n’y avait pas eu de réunion, ce qui n’a pas empêché les condamnations... Jon. C’est qu’on ne peut pas demander aux avocats de faire une analyse de plus grande portée. Eux, par eux-mêmes, ils ne vont pas plus loin... Us ne pouvaient pas faire l’analyse de classe qu’exigeait le procès, parce qu’ils étaient limités par leurs propres contradictions. A Burgos, on ne les a pas laissés faire, ce sont les militants eux-mêmes qui ont pris l’initiative; ici, au contraire, les ouvriers s’en sont entière­ 121

ment remis aux avocats. D’où ce grand décalage entre ce que le peuple attendait et ce qui s’est passé. Mikel. Eh merde, laissons tomber le procès 1001, sinon on va s’em­ barquer dans une grande discussion, comme l’autre soir, et il vaudrait mieux que ça ne vienne qu’à la fin du livre. Tu ne peux pas rajouter un texte qui explique un peu notre critique de l’attitude des organisations par rapport à l’opération « Ogro »? Parce que si on entre dans le détail, on va d’abord parler du procès, ensuite expliquer que tout ça découle du Pacte pour la Liberté, tu vas avoir la tête grosse comme ça et perdre le fil de ce qu’on était en train de raconter. Donc, c’est en voyant que l’ambiance n’y était pas, qu’il n’y avait pas eu ce jour-là de riposte des masses, que le test s’avérait négatif, que Txabi a dit qu’il fallait agir le 18, c’est-à-dire le jour même auquel on prévoyait que tout serait prêt. Txabi. Alors, le 15, je suis allé chercher l’explosif. Le rendez-vous était à peu près à mi-chemin entre Madrid et ici, et tout s’est passé norma­ lement. Ceux qui apportaient le matériel n’ont eu aucun ennui, ils ont utilisé les mêmes moyens qu’en d’autres occasions et n’ont été dérangés par personne, ni contrôlés ou quoi que ce soit, de sorte que nous avons eu l’explosif exactement comme prévu. Nous avons transporté l’explosif dans ma voiture. Eux n’étaient au courant de rien, ils savaient simplement qu’il fallait « porter tant de kilos d’explo­ sif à tel endroit », et ils m’ont remis le matériel. Ils m’ont suivi pendant quelques kilomètres par mesure de sécurité et, dès qu’ils ont vu qu’il ne se passait rien, qu’il n’y avait aucun danger, que tout était normal, ils ont fait demi-tour jusqu’ici, tandis que moi je retournais à Madrid. L'explosif prenait beaucoup de place? Txabi. Non, il tenait parfaitement dans le coffre. Mais il pesait assez lourd, il y en avait environ 80 kilos; nous en avions demandé plus, mais ils ne nous ont envoyé que ça. C'est très dangereux de transporter de la dynamite? Txabi. Du moment que tu respectes les conditions requises, un acci­ 122

dent est peu probable, car la dynamite ne peut exploser que si quelque chose explose avant elle, un détonateur, quelque chose qui déclenche l’explosion. Mais tant que ce qui sert à déclencher l’explosion, le dispositif de mise à feu, reste séparé de l’explosif, il est pratiquement impossible que ça éclate. Bien sûr, ça peut arriver. Pour qu’il y ait explosion, il faut qu’une quantité de chaleur suffisante s’accumule en un point : il peut se faire que ça arrive à l’occasion d’un choc, mais c’est très improbable, à condition que l’explosif soit bien emballé, naturellement. On avait aussi apporté deux rouleaux de cordon déto­ nateur de cent mètres chacun, ainsi qu’une douzaine de détonateurs, des détonateurs électriques et des détonateurs ordinaires... Pour que ce soit plus puissant, on a mis les détonateurs normaux autour des détonateurs électriques. Comment avez-vous fait entrer la dynamite dans le sous-sol? Txabi. Tout simplement, nous avons fait ça la nuit, entre le départ du concierge et l’arrivée du veilleur, c’est-à-dire au moment où nous sortions après notre travail. La voiture était garée près de là et nous avons déchargé les valises, comme des gens qui rentrent de voyage. Jon. Il y avait deux grands sacs et deux valises : on les a déchargés très, très vite. Personne ne s’est rendu compte de rien. Txabi. C’était de la Gomme 2, de l’explosif raflé dans la poudrière d’Hernani, où nous avions pris plus de 3 000 kilos d’explosif, sur lesquels la police en a récupéré à peu près 1 000 par la suite. La Gomme 2, c'est l'explosif le plus fort qui existe? Txabi. Le plus fort des explosifs industriels, c’est la gomme vierge, et c’est par rapport à elle que l’on mesure la puissance des autres explosifs, de ceux qui sont fabriqués par Río Tinto l. Après cela, il y a beaucoup d’espèces de gomme différentes. Nous nous sommes servis de celle-ci parce que c’est celle que nous avions, et qu’avec elle nous étions sûrs d’obtenir une explosion très forte. En fait, tout n’était pas 1. Union espagnole d’ExpIosifs de Río Tinto, dont l’usine ne se trouve plus maintenant à Río Tinto, mais dans la banlieue de Bilbao. (N.d.T.) 123

de la Gomme 2, il y avait 50 kilos de Gomme 2 et d’autres cartouches plus petites. Ça faisait des saucissons magnifiques, comme de grands chorizos de Pamplona, dont chacun pesait un kilo ou davantage. De plus, ils étaient très bien préparés, ils étaient enveloppés dans une espèce de plastique de façon à ne pas risquer de s’abîmer. Iker. Je me souviens du poids qu’ils pesaient quand on les a placés dans le tunnel... Mikel. C’était aussi à cause de la position qu’on était obligés de pren­ dre; le tunnel était trop étroit pour se déplacer commodément, et la mise en place des charges a été très difficile. Comment fonctionnait le système de mise à feu que vous alliez employer ? Jon. Comme on te l’a dit ; la galerie qu’on avait terminée était en forme de T, alors on a placé trois charges de dynamite d’environ 20 kilos chacune, deux aux extrémités des bras du T et la troisième au milieu, à l’intersection des bras. Par conséquent, les charges étaient disposées en ligne droite et couvraient plusieurs mètres de chaussée, sept exactement, juste au-dessous de l’endroit où la voiture devait passer. Ces charges étaient reliées par un cordon détonateur qui allait jusqu’au local, tu comprends? On attachait ensemble, à l’intérieur, les trois cordons détonateurs, les trois bouts du cordon détonateur, et on mettait au milieu un détonateur électrique avec, pour augmenter la puissance, des détonateurs ordinaires, le tout fixé avec du ruban isolant. Aux extrémités du câble du détonateur électrique, on avait relié le câble électrique qui sortait par la fenêtre et qui suivait la ligne de téléphone, tout le long de la rue. Claudio Coello, jusqu’à la rue Diego de León. Là, il redescendait vers le sol et aboutissait à une sacoche d’électricien dans laquelle se trouvait une batterie. Il y avait un interrupteur sur la batterie et le câble était double, alors on le branchait aux deux pôles de la batterie; c’était l’interrupteur qui fer­ merait le circuit et produirait l’explosion. Il fallait donc qu’il y ait quelqu’un au coin de la rue, mais du côté Diego de León, sans voir la rue Claudio Coello. Celui-là tiendrait la sacoche avec ce dispositif dedans, il aurait la main sur le détonateur et attendrait le signal de 124

l’autre qui, lui, se tiendrait à l’angle pour voir venir la voiture : celui-ci donnerait le signal, et le premier appuierait. Y avait-il parmi vous un technicien en explosifs? Txabi. De technicien très spécialisé, aucun. Mais nous avons un mini­ mum de connaissances, celui que possède tout militant travaillant sur le front militaire, ou peut-être un peu plus... Cette opération ne com­ portait pas trop de complications. Il fallait surtout éviter l’effet latéral de l’onde explosive et obtenir que toute la puissance soit concentrée vers le haut. Nous avons étudié la question et ça a marché. Iker. Je me souviens que la question de la résistance de la maison nous préoccupait pas mal, le fait qu’on aurait pu endommager les fondations, et on a beaucoup étudié cette question pour ne pas y aller trop fort... Mikel. On avait calculé que, vu la manière dont on avait placé les char­ ges, toute la force allait partir vers le haut; mais, évidemment on n’avait aucune expérience là-dessus, parce qu’on n’avait jamais fait d’action de ce genre... Excusez-moi si j'insiste sur la question des techniciens, mais c'est à cause de toutes les spéculations qu'il y a eu là-dessus : on a dit qu'il y avait des spécialistes d'optique et d'électricité, un ingénieur des mines... Jon. Toutes ces spéculations sont complètement ridicules; je me demande si elles viennent de ces petits malins qui savent toujours tout, sans doute parce qu’ils vivent en fait en dehors de la réalité, ou bien du gouvernement lui-même, qui refuse d’accuser le coup et de reconnaître la dure vérité; ils ne peuvent pas tolérer qu’une chose si simple, si facile à réaliser, leur tue un Carrero Blanco, atteigne rien moins qu’un président de gouvernement, alors il faut qu’ils démontrent au peuple que c’est le fait de forces extrêmement puissantes, que c’est un complot du communisme international avec l’aide des Suédois, d’éléments de l’IRA, d’un ancien membre de l’OAS et tout ce qu’on a pu lire dans la presse. 125

Txabî. Tout cela, ils n’en croient pas un mot, ils ne peuvent pas être aussi naïfs, bon Dieu. Ce qu’il y a, c’est qu’ils ne peuvent pas accepter la chose. « On nous a tué Carrero Blanco, mais que voulez-vous, quand on voit la technique de tous ces gens qui ont fait le coup en­ semble... » Mikel. Si les militaires croient vraiment que l’opération exigeait une puissante technique, comme ils l’ont dit, c’est qu’ils n’ont aucune notion sur ces choses-là, pas l’ombre d’une notion. Les mines anti­ chars dont ils ont parlé, c’étaient de vulgaires charges de dynamite, qu’on avait piquées il y a presque un an, c’est-à-dire que la dynamite avait dû perdre plus de la moitié de sa puissance, nettement plus de la moitié. Ce qu’il fallait, ça c’est sûr, mais ils ne peuvent pas le com­ prendre, c’était voir clairement le pourquoi de la lutte; c’est cela le moteur qui permet, qui donne la force de résoudre n’importe quel problème. Tu le vois bien pour l’opération « Ogro », qui n’a pas du tout été simple; nous avons dû surmonter beaucoup de difficultés, nous sommes passés par des moments de défaillance, il n’est pas Question de te le cacher... Mais nous avons vaincu, et nous vaincrons nouveau. Beaucoup d’entre nous tomberont le long du chemin, .nais d’autres viendront, et nous serons de plus en plus nombreux à leur porter des coups de plus en plus forts... Iker. Pour ma part, je voudrais souligner que ce qui nous a poussés à faire cette action, ce n’est pas notre préparation technique, mais la nécessité de la faire. Une fois que cette nécessité nous est apparue clairement, nous avons cherché les moyens d’agir. Quand on voit qu’une action est juste, que c’est pour le bien du peuple et qu’il faut la faire, eh bien... il faut la faire, comme disait Jon. Ce qu’il faut, c’est que les objectifs soient clairs, ensuite les difficultés se résolvent dans la pratique; ça demande plus ou moins de temps, mais l’objectif finit par être atteint. Jon. Dis-toi bien que quand nous sommes allés pour la première fois à Madrid, afin de vérifier l’information, nous y allions avec l’idée inconsciente qu’une telle action était irréalisable; puis, au fur et à mesure que le temps passait, on arrivait à résoudre tous les problèmes, on voyait que c’était possible ; au prix d’efforts qu’on n’avait jamais 126

eu à fournir auparavant, certes, mais le travail se développait, et on y arrivait... En réalité, il n’y a rien qui soit impossible à faire. Txabi. Dire le contraire, c’est nier le potentiel révolutionnaire du peuple. Ce qu’il faut, c’est se réveiller, comprendre la nécessité de se libérer et s’organiser pour la lutte. Jon. Sur le plan de la pratique, il y a quelque chose que j’ai pu cons­ tater très concrètement, par rapport à cette action, c’est la capacité de la bourgeoisie à manipuler la pensée du peuple, par le biais de l’information. Par exemple, deux de nos militants avaient été tués quinze jours auparavant, deux jeunes qui transportaient une bombe pour la placer quelque part et à qui la bombe avait explosé au nez. A la suite de cela, les journaux ont dit (et c’est la version qu’a retenue le peuple! C’est fou comme ils arrivent à contrôler la mentalité des gens!) que c’étaient deux très jeunes garçons qui avaient voulu poser une bombe sans rien y connaître, et qu’elle avait explosé à cause de leur manque d’expérience; et c’est cela qui est resté, qui a pénétré dans l’esprit des gens. La vérité, c’est que ces deux jeunes-là étaient d’excellents techniciens en explosifs, et que l’un d’eux comptait parmi les meilleurs spécialistes dont disposait l’organisation. Par contre, pour l’action sur l’Ogre, ils nous ont présentés comme des types excep­ tionnels, et ils ont réussi à le faire croire au peuple; c’était tellement bien fait qu’ils n’ont pas cru que ça pouvait être une action de ETA; il fallait qu’un professionnel ait été engagé pour cela, enfin des choses tout à fait extraordinaires, comme si c’était l’œuvre de grands génies, tu vois? Or il se trouve, en fait, que nous sommes des militants sans tellement d’expérience. Tu te rends compte, comment on peut mani­ puler la conscience du peuple et lui faire toujours croire le contraire de ce qui est... Mikel. Ils cherchent à maintenir le peuple dans l’ignorance, à faire semblant de l’informer pour, en réalité, semer la confusion dans son esprit. L’action sur l’Ogre nous a beaucoup servi pour comprendre le phénomène dont parle Jon : comment on transforme les choses, y compris dans certaines organisations de la résistance antifranquiste, avec quelle assurance on utilise des données fausses... Ça faisait pitié, nom de Dieu! 127

Iker. Certains ont même poussé l’aberration jusqu’à soutenir qu’une opération aussi bien faite, aussi précise, ne pouvait pas avoir été réalisée par la gauche... Cela dénote un manque de confiance, un manque de foi dans le peuple, vraiment impardonnable. Jon. En résumé, il n’est pas nécessaire d’être ingénieur des mines pour creuser un tunnel, ni spécialiste en explosifs pour faire sauter une chaussée, pas plus qu’il n’est nécessaire d’être spécialiste d’optique pour placer une voiture afin de repérer l’endroit et pour mettre quel­ qu’un qui donne le signal. Autrement dit, il faut éliminer les mythes. Personne n’est un dieu, et ce n’est pas la peine d’en être un : tout cela est le fait d’hommes normaux... Iker. Il s’agit seulement de comprendre que l’explosif, le revolver ou la mitraillette sont nécessaires pour obtenir la liberté, c’est-à-dire d’en voir la nécessité dans un contexte politique, pour défendre une classe et tout un peuple opprimé, et c’est cette nécessité qui t’amène à te surpasser, à trouver des solutions à tous les problèmes. Si vous le voulez bien, essayons de ne pas perdre le fil et retournons dans le sous-sol, où vous veniez d'apporter la dynamite. Iker. Bon, alors cette nuit-là nous avons tout laissé en tas, sans ouvrir les valises. En fait, il nous restait peu de chose à faire là-bas, puisque la mise en place des charges ne se ferait qu’au dernier moment. Nous sommes rentrés à la maison. Txabi. C’est vrai, mais c’est là que vous avez eu d’abord cette dis­ cussion, toute cette histoire avec le gars à la Seat 600. A cause du regard de Jon... Mikel. C’est qu’on avait toujours des problèmes avec celui-là, à cause de sa façon de regarder. Tu te trouves dans un café, dans un lieu public quelconque, et tu t’aperçois qu’il reste immobile, le regard rivé à une table, à une femme, à un homme, sans les quitter des yeux. Si tu lui demandes ce qu’il y a, eh bien il n’y a rien, et il s’étonne : « Moi, je regardais? J’étais en train de réfléchir. » Il a une manière de réfléchir, ce gars-là!... Et c’est ce qui nous est arrivé ce jour-là. 128

Txabi. Il devait être onze heures du soir, nous venions de déposer l’explosif et nous descendions la rue Hermanos Bécquer, vers la Castellana; c’était Iker qui conduisait et Jon était assis à côté de lui. Je ne sais pas comment cela s’est produit mais, dans l’autre sens, il y avait une voiture qui arrivait, une Seat avec deux filles et un homme dedans; j’ai vu la voiture faire une manœuvre bizarre et s’arrêter, puis l’homme descend, arrive vers nous en courant, ouvre la portière de façon plutôt violente, et demande à Jon de quoi il se mêle. Jon. Non, d’abord il a commencé à faire des gestes de sa voiture; moi je le regardais distraitement et presque sans le voir, et comme il gesti­ culait, j’ai pensé qu’Iker avait dû mal doubler ou faire une fausse manœuvre quelconque; Alors j’ai fait un geste qui voulait dire « qu’estce qu’il y a? », et c’est là qu’il a stoppé et qu’il est arrivé : il a traversé toute la rue en courant jusqu’à nous, et c’est moi qui lui ai ouvert la portière. Mikel. Et tout ça se passait devant chez l’Ogre, juste à la hauteur de sa maison, il y avait un tas de flics devant la porte, à quelques mètres de là. Jon. J’ai ouvert la portière de la voiture et il s’est mis à crier : « Écoute, mon gars, de quoi tu te mêles, hein? Tu crois qu’on a le droit de regar­ der les gens comme ça, avec cet air insolent? On se demande où tu as été élevé! Un de ces quatre matins, tu vas te prendre un gnon! » Alors Iker s’est mis à dire qu’il voulait descendre de voiture, qu’il allait lui casser la gueule, qu’on allait avancer un peu et qu’il allait descendre. Moi je lui ai dit : « File, file... » Nous avons traversé la Castellana et, après qu’on a eu dépassé la promenade, il voulait encore s’arrêter pour l’attendre, mais Mikel est intervenu et Ta obligé à continuer. Iker. C’est qu’on avait la possibilité de lui coller une bonne châ­ taigne; il y a des fois, comme ça, où on est nerveux, alors tu te contiens, tu te contiens, tu accumules, et il arrive un moment où tu as besoin de te défouler. Tu as beau savoir qu’il ne faut pas le faire, n’importe quoi te fait exploser. Alors il faut ronger son frein et rester calme malgré tout, et ça je le supporte très mal, ça ne colle pas avec mon caractère. Txabi. C’était un gars qui était avec deux filles et qui voulait se faire 129

Opération « Ogro ».

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valoir, il avait dû boire un verre et il avait envie de se bagarrer avec quelqu’un; le hasard a voulu que ça se passe rue Hermanos Bécquer... Iker. Et ce n’était pas la première fois, tu sais? Cela nous est arrivé d’autres fois, des provocations dans les bars, ou alors pour des choses plus sérieuses : tu vois une injustice, quelque chose d’inhumain, tu te sens dans l’obligation d’intervenir mais, comme il n’en est pas ques­ tion, parce qu’il ne faut pas que tu te fasses prendre dans une histoire quelconque, tu fais taire tes tripes, et tu te barres comme un salopard. Txabi. Il y a aussi le fait que nous vivions perpétuellement sous tension. Dans les derniers temps, le travail avait été épuisant, et quand tu vis comme cela, quatre gars tout seuls, de longs mois hors de chez toi sans pouvoir parler à personne d’autre, sans voir de famille ou d’autres amis, toujours dans la même atmosphère, il arrive un moment où la simple vie en commun entre militants, même si tu fais ton possi­ ble, mon vieux, ça devient vraiment dur. Jon. C’est un genre de vie qu’on ne peut pas tenir très longtemps, on en a vite assez. Parfois, tu penses à certaines choses, tu te dis que tu es jeune, que tu aimerais sortir avec des filles, et c’est impossible, parce qu’elles vont tout de suite te demander : « Qu’est-ce que tu fais? Où est-ce que tu travailles? »; et comme tu ne peux tout de même pas leur mentir et que les relations frivoles ne t’intéressent pas non plus... eh bien, c’est ce que je t’ai dit au début : une vie de moines. Txabi. Celui-là, ce n’est pas la peine de l’écouter, il n’arrête pas de gémir mais en fait c’est lui le plus sévère. C’était le puritain du com­ mando, tout lui paraissait un excès. Bon, avec tout ça, on arrive à la fin. Pourquoi n'avez-vous pas fait l'action le 18, comme vous l'aviez prévu? Txabi. Il a surgi une difficulté technique, et ça n’a pas pu se faire. On allait donc agir le 18, mais c’est le jour où Kissinger est venu, et on a jugé que le moment n’était pas opportun, vu la grande surveil­ lance du quartier. On a décidé de faire l’action le 20.

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Les trois derniers jours : Péripéties autour d’une échelle. - Kissinger n’est pas invulnérable. - Le 20, date décisive. Des employés de la Compagnie hydro-électrique qui se mouillent. — Un lit qui n’y résiste pas. — Notre « système optique sophistiqué » donne le signal.

Iker. Bon, reprenons l’histoire au 17, qui était un lundi. Nous avons employé la matinée à empaqueter toutes nos affaires, pour que Txabi et Mikel les emportent au rendez-vous qu’ils avaient fixé : ils devaient les confier à des militants qui les mettraient à l’abri à Aranda de Duero avant de les emporter en Euskadi, pour ne pas qu’elles se perdent, tu vois. Nous avons commencé à emballer des livres, en examinant très méticuleusement tous les recoins; nous avons fait tous ensemble un inventaire très complet, mais nous n’avons pas tout emporté. Nous avons laissé beaucoup de choses, comme la veste du costume neuf, les extenseurs et les haltères de gymnastique, et beaucoup de literie. Nous avons mis dans la voiture les objets indispensables, et les deux camarades sont partis. C’est alors qu’un incident s’est pro­ duit avec le concierge... Nous devions payer le loyer le 20. Écoute, maintenant que j’y pense, on ne l’a jamais payé... Jon. Eh bien, on lui fait toutes nos excuses d’ici... Mikel. Ah non, pas question, on lui avait laissé deux mois de caution, il a dû se rembourser largement. Iker. Le fait est qu’à cette époque, le concierge ne nous saluait plus, parce que nous ne .lui donnions plus de pourboires, nous étions 133

plongés dans tous ces embêtements, et nous oubliions toujours ce détail. Avant, au contraire, nous essayions toujours de trouver un prétexte, nous lui demandions de nous monter des churros 1 ou n’im­ porte quelle bricole et, en le payant, nous lui laissions un pourboire. Mais là, ça faisait un bon moment qu’il n’était plus question de churros, car nous n’avions pas une seule minute de libre; alors il était devenu plutôt hostile et, ce matin-là, en nous voyant descendre les valises et charger des paquets dans la voiture, il nous a regardés avec méfiance, l’air de dire : « Ces gens-là vont s’en aller, ils sont en train de tout vider... » C’est là qu’il a envoyé sa femme. La concierge est arrivée à toute vitesse (j’imaginais déjà qu’elle allait nous prendre au collet en réclamant le loyer, et je me préparais à répondre que nous le paie­ rions dans quelques jours) pour nous apporter une carte de vœux de Noël. Nous lui avons donné 400 pesetas et, les jours suivants, le 18 et le 19, ils étaient tout sourire et amabilité. Jon. Pendant que les deux autres partaient avec les bagages, Iker et moi sommes allés louer la voiture. Iker. J’ai fait toutes les démarches place d’Espagne, à côté du selfservice. J’ai payé, je n’avais que 4 500 pesetas sur moi et ils m’en demandaient 5 000; je leur ai dit qu’il m’en manquait 500, d’ailleurs nous avions intérêt à leur laisser le moins possible d’argent, à quoi bon leur faire un cadeau? Ils ont trouvé que ça pouvait aller, et m’ont demandé mon permis de conduire; j’étais sur mes gardes, parce que mon permis appartenait à un homme de vingt-huit ans. Je venais juste de me couper les cheveux à la façon militaire et, en plus, de me raser, pas au rasoir électrique, mais avec un vrai rasoir, chez un coiffeur, c’est-à-dire qu’il ne me restait pas la moindre ombre de duvet sur le visage; comme, avec la tête que j’ai, tout le monde me croit plus jeune que je ne suis, je n’en menais pas large. Mais ça a marché, et ils m’ont dit que je pouvais aller rue d’Alcan tara, où se trouvait leur garage. Cela leur laissait vingt minutes ou une demi-heure pour faire des recherches, ils risquaient de trouver quelque chose de bizarre et d’avertir la police. Nous étions donc assez inquiets, c’est pour cela que je suis entré seul, tandis que Jon m’attendait devant la porte. De 1. Sorte de beignets- ( N d T . ) 134

toute manière, j’avais déjà pris mes précautions : quand ils m’ont demandé mon permis de conduire, au lieu de le leur donner tout seul, je le leur ai donné avec le portefeuille où se trouvait ma carte d’iden­ tité, parce que les gens s’imaginent qu’il est plus facile de falsifier un permis de conduire qu’une carte d’identité, avec le plastique et tout ça, alors je leur ai donné les deux pour dissiper les doutes qu’ils auraient pu avoir. Je figurais sur ces papiers comme un certain José M. Casas Blanco, et cela aussi me mettait un peu sur mes gardes, parce que ce monsieur était de Madrid et qu’il aurait pu se faire, par un de ces hasards rarissimes, mais qui peuvent se rencontrer, qu’ils le connaissent ou quelque chose du même genre... Quand je suis entré prendre la voiture, l’employé qui donnait les clés m’a lui aussi demandé mon permis; je lui ai de nouveau remis le portefeuille avec tous les papiers, et il l’a emporté dans son bureau, où il a consulté une liste. A ce moment-là, je me suis dit que si les gens qui perdent leurs papiers le déclarent à la police et que celle-ci en informe les loueurs de voitures, alors j’étais perdu. Mais ça devait être le fichier des mauvais payeurs, parce qu’au bout de quelques minutes il m’a tout rendu et m’a remis les clés; c’était une Seat 124 blanche, je ne me souviens plus du numéro d’imma­ triculation mais j’ai les clés ici. C’était une voiture neuve, elle ne devait pas avoir plus de quatre mille kilomètres. Jon. Une fois qu’on a eu la voiture, le 18, on a fait une répétition générale de l’action, en chronométrant les temps, en cherchant le meilleur endroit pour laisser la voiture, en refaisant l’itinéraire de repli, en effectuant le changement de voiture. Nous avions d’abord pensé laisser la voiture rue Diego de Leon, presque au coin de Claudio Coello, mais on s’est dit que c’était beaucoup trop près, qu’il y avait beaucoup de circulation à cet endroit et qu’on risquait d’avoir des problèmes. Nous avons choisi de nous garer rue Lagasca, de des­ cendre jusqu’à la rue Juan Bravo et de la prendre, de passer au-dessus de la Castellana pour gagner la place Ruben Dario, de tourner dans la rue Miguel Angel et de changer de voiture en face de l’École de Police. Jamais ils ne penseraient qu’on pourrait leur laisser la voiture à cet endroit-là... Nous avons fait le parcours à neuf heures trente, c’est-à-dire à l’heure même à laquelle aurait lieu l’action, et nous avons constaté que, si tout marchait bien, ça prenait trois minutes. 135

Ikcr. Mais il y avait le feu rouge, c’était le seul ennui. Quand il était au rouge, le trajet durait nettement plus longtemps. Il se trouve à l’intersection des rues Juan Bravo et Serrano, et il reste longtemps au rouge à cause de l’importante circulation qui descend Serrano. Alors, si nous restions coincés au rouge, c’étaient quelques minutes difficiles, parce qu’on se trouvait arrêtés juste un peu au-dessous du lieu de l’action, vraiment très près, et qu’il était trop dangereux de rouler à toute vitesse et de le brûler. Nous avons malgré tout décidé de nous replier par là. Mikel. A dix heures, nous avions fini, et nous avons commencé à acheter tout le matériel qu’il nous fallait : des bleus d’électricien, une boîte à outils avec des outils, une échelle... Jon. On y a passé toute la matinée. Le matériel d’électricien (tournevis, ciseaux, tenailles, câble électrique, ruban isolant et toutes sortes d’ou­ tils qui ne servaient qu’à faire nombre), nous l’avons acheté tout de suite, à côté du métro Tirso de Molina, dans une quincaillerie de la rue de la Magdalena. Nous avons aussi acheté des ampoules pour faire des essais et vérifier si le système électrique fonctionnait bien. Pour le câble, nous en avons cherché dans le quartier, où il y a pas mal de magasins de ce genre, mais nous n’avons pas pu en trouver; il nous fallait un câble assez gros, pour l’extérieur; finalement, on nous a indiqué qu’on en trouvait dans la Gran Via, et nous en avons pris 150 mètres. Pour la sacoche, nous aurions préféré qu’elle ne soit pas neuve, alors on est allés au Rastro pour essayer d’en trouver une d’occasion, mais, même là, il n’y en avait pas d’usagées, et on a dû en acheter une neuve, qu’on a prise de couleur sombre pour ne pas qu’elle attire trop l’attention. Nous n’avons pas cessé de faire des allées et venues et, au bout du compte, il ne nous manquait plus que l’échelle, qui a posé un gros problème parce qu’on n’en trouvait pas. Txabi. Les électriciens se servent en général d’échelles coulissantes munies d’une corde pour faire monter la rallonge. Ça, sur les échelles, on peut te donner toutes les informations que tu voudras, on s’est beaucoup instruits ce jour-là. Jon. En fait, ce sont les services officiels qui possèdent ce genre d’échel­ 136

les, les compagnies d’électricité, la compagnie du téléphone, etc., et comme elles sont difficiles à transporter, c’est en général un camion qui dépose le matériel là où il faut pour les ouvriers. Elles sont mar­ quées au nom de l’entreprise, et on les laisse à un coin de rue ou par terre, attachées avec une chaîne; c’est ce que j’ai pu observer en y prêtant attention. Mais nous, nous avions besoin d’une échelle qui, tout en étant longue, puisse se transporter en voiture ou en taxi, et nous n’en trouvions aucune qui présente ces caractéristiques. Dans les magasins, il n’y en avait pas. Nous interrogions tous les gens que nous voyions dans la rue avec une échelle, mais la plupart d’entre eux étaient des employés et n’en savaient pas plus que nous; les autres nous regardaient avec étonnement et nous envoyaient quelque part : on nous a donné une quantité d’adresses de magasins, mais aucun n’avait ce que nous cherchions, et chaque fois on nous envoyait ailleurs. Nous étions inquiets, ça commençait à poser un sérieux problème; mais à la fin, on nous a dit qu’il y avait rue del Pez un menuisier qui fabriquait des échelles. Nous y sommes allés et, effecti­ vement, il avait une échelle coulissante, qui nous convenait. Txabi. Je me souviens que Jon et moi, nous discutions pour savoir si elle était assez haute, si elle nous permettrait d’atteindre l’endroit où nous devions poser notre câble. En face de chez le menuisier, il y avait un câble qui passait sous un balcon, à côté de la plaque qui indi­ quait le nom de la rue, et manifestement le menuisier avait entendu notre conversation. Alors il a pris l’échelle, l’a sortie dans la rue et placée contre le mur, à la hauteur de la plaque, en nous proposant d’essayer; s’adressant à Jon, il lui a dit de monter, comme ça il serait fixé... Jon. Je n’ai pas pu faire autrement que de monter. C’était une échelle très étroite et elle m’avait l’air très longue; de plus, la rue était très en pente, j’étais presque au coin, et l’échelle ballottait, parce qu’elle n’était pas très bien calée. Mais comme il fallait que j’aie l’air d’un professionnel, je ne pouvais pas m’arrêter en chemin, alors je suis monté, une main agrippée à l’échelle tandis que l’autre tâtait pru­ demment la paroi. J’ai dit que ça allait, et nous l’avons emportée en taxi, avec une corde pour attacher les deux morceaux sur la galerie. Nous l’avons ramenée jusqu’au sous-sol et nous l’avons rentrée, 137

parce qu’il fallait la peindre. C’était vers midi, avant le déjeuner. Nous pensions lui passer une couche de brou de noix, et elle serait sèche le soir même. Comme tout était neuf, la sacoche, les outils, les bleus de travail (on avait eu beau tout frotter contre le sol, frapper à coups de pied, arroser d’eau, on n’avait pas réussi à faire disparaître cet aspect de neuf, tout était sale, mais visiblement neuf), alors l’échelle on voulait la passer au brou de noix, ça donne au bois un aspect an­ cien. Txabi : Ce jour-là, nous sommes entrés dans le local ouvertement, comme des ouvriers ordinaires. Iker avait dit au concierge que des électriciens devaient venir, qu’ils avaient la clé et qu’il ne fallait pas leur faire de difficultés, car ils venaient pour une installation. C’étaient nous, les fameux « électriciens »; nous avons donc pu entrer et sortir normalement. Iker, Pendant tout ce temps-là, moi je n’ai pas paru, afin d’éviter qu’on puisse établir une relation entre nous et dire qu’on nous avait vus ensemble. J’ai disparu du quartier pendant une journée. La concierge vous a-t-elle vus ? Lui avez-vous parlé ? Jon. Mais oui, c’était une femme très sympathique. Quand nous sommes arrivés, je lui ai expliqué que nous étions des électriciens qu’on avait envoyés pour poser un câble chez le sculpteur du sous-sol, en faisant une dérivation rue Diego de León, et je ne sais plus quelles histoires. Txabi. Pour déjeuner, nous sommes restés dans un petit bistrot du quartier, et nous avons pu nous rendre compte que le quartier était quadrillé militairement à cause de l’arrivée de Kissinger. Nous avions déjà tout préparé, tout était prêt, et voilà que nous butions sur ce problème. Vous n'aviez pas compté avec la venue de Kissinger? Iker. Nous savions qu’il allait venir et qu’il se rendrait à l’ambassade, mais jamais nous n’aurions cru que ce serait à ce point. Nous suppo­ sions bien qu’il y aurait un peu plus de surveillance, pour éviter les manifestations et les marques d’hostilité, mais pas que tous les toits 138

seraient investis par des flics armés de mitraillettes, de même que toutes les bouches de métro. A chaque coin de rue, il y avait une paire de flics, et des jeeps patrouillaient partout, il y en avait une postée au coin même de la rue Diego de León et de la rue Serrano. Le dispositif de surveillance était considérable et, pendant le repas, nous avons décidé de reporter l’action. Jon. Ce jour-là, nous nous en sommes rendu compte après, tout Madrid était quadrillé; mais dans ce quartier-là, c’était indescriptible... Et encore, je ne parle que de ce qu’on voyait, il y avait probablement aussi beaucoup de flics de la Sûreté. Iker. Si nous avions été sûrs que, le lendemain, Kissinger irait à la messe avec l’Ogre, nous aurions couru le risque, parce que ça en valait la peine, ne serait-ce que par solidarité avec les Palestiniens1, et nous aurions sans doute très bien pu le faire. Mais ce n’était pas le cas et, en l’absence de certitude, de raison très puissante, ça ne méritait pas de risquer le coup, puisqu’on pouvait agir avec de meilleures garanties n’importe quel autre jour. Mikel. Alors ce soir-là, à la nuit tombée, nous sommes allés faire un tour au sous-sol. L’échelle était sèche, tout le reste était prêt aussi. Nous avons tassé un peu mieux la terre, qui maintenant occupait une bonne partie du local et protégeait bien le mur du concierge. A partir de ce moment-là, le temps a commencé à paraître très long, nous avions l’impression que ça n’en finissait pas, nous craignions que surgissent de nouvelles difficultés; et nous étions en train de dis­ cuter de tout ça, de dire que maintenant le temps pressait, qu’il fallait agir dès le lendemain, qu’on ne pouvait absolument plus attendre, parce que c’était dangereux et que le concierge risquait de venir à n’importe quel moment... Nous étions tous les trois assis sur le lit, et à ce moment-là on a frappé à la porte. Iker. C’était le concierge. Sur le moment, nous sommes restés un peu interdits, hésitants sur ce qu’il fallait faire, parce que l’odeur était très forte, d’autant plus qu’on avait vidé toute une bombe déodorante 1. La répression sévissait à ce moment-là en Jordanie, à la suite d’un prétendu complot visant à abattre Kissinger. (N.d.T.)

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et que le mélange des deux odeurs était encore pire qu’avant; c’était une vraie puanteur, et il était possible que le concierge soit descendu à cause de cela. Nous nous sommes regardés tous les quatre et j’ai répondu : « Quoi? Qu’est-ce que c’est? » — « C’est le concierge, j’ai un papier pour vous. » Nous continuions à nous regarder en silence. « Écoutez, je suis en train de travailler, je ne peux pas tout de suite » — « Il y en a pour un instant. » Il insistait, et moi je répon­ dais toujours non. Alors il a dit : « Bon, je vais le glisser sous la porte, voyons si ça passe » — « Très bien, très bien » — « Au revoir, bonne nuit »; et il est parti. J’ai lu le papier, c’était une invitation à une réunion qui se tenait le lendemain au sixième étage de l’immeuble, pour discuter, il y a vraiment de ces hasards, du problème de la façade... Et alors, juste au moment où je commençais à lire, j’avais à peine saisi le papier, voilà que le lit s’effondre (avec le poids des trois autres, tu parles) et ça fait un boucan effroyable; le concierge devait encore être dans le coin, alors j’ai eu une bonne réaction, j’ai fait comme s’il y avait une fille chez moi, et j’ai dit, j’ai crié : « Tiens-toi tranquille, nom de Dieu, vous êtes bien toutes les mêmes! » Comme ça, l’autre penserait : « Il ne m’a pas ouvert parce qu’il était avec une fille, c’est normal. » Le lendemain, sous le prétexte du papier, je suis allé voir la concierge et j’ai demandé à voir son mari, mais il n’était pas là. « C’est surtout que je voulais m’excuser pour mon attitude d’hier, mais j’étais très occupé... » — « Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas, c’est normal. Vous êtes chez vous. » Alors, je lui ai expliqué aussi que je n’irais pas à la réunion (imagine un peu ce que ça aurait donné, si une douzaine de voisins avaient pu décrire mes sourcils et ma mous­ tache), je lui ai dit que je n’étais là que depuis un mois, que je ne comprenais pas grand-chose à ces choses-là et qu’il vaudrait mieux que j’y aille une autre fois. Elle insistait pour que je vienne quand même, mais j’ai prétendu avoir beaucoup de travail et elle s’en est tenue là. C’étaient de braves gens. En fait, j’ai très peu vu le concierge. Un jour, au début, je suis allé le trouver pour lui parler du bruit que nous faisions (c’était le 9, on venait de percer le mur en donnant de terribles coups de masse, qui retentissaient dans tout l’immeuble), je lui ai demandé de m’excuser pour ce vacarme; j’allais donner une explication, laisser entendre que c’était à cause de mon travail, mais il m’a devancé en disant : « C’est normal, vous avez sûrement des réparations à faire à cause de votre métier, ne vous inquiétez pas, 140

faites ce que vous avez à faire » — « Bon, merci, mais si vous voyez que les voisins se plaignent, dites-le moi, j’essaierai... » Ensuite, il y a eu l’affaire du papier pour la réunion, où je ne l’ai pas vu, et enfin une fois où nous nous sommes rencontrés par hasard et où nous nous sommes salués. Je ne l’ai pas vu beaucoup, mais il a toujours été très aimable avec moi. Mikel. Celui-là, il a gardé une faiblesse pour le concierge, il en parle tout le temps. Txabi. Ce soir-là, profitant de ce que nous n’avions rien à faire, nous sommes allés au cinéma voir « Le Chacal », que les critiques disaient très intéressant et auquel on nous a ensuite bizarrement mêlés : je ne sais plus où j’ai lu que l’organisation avait engagé le Chacal pour l’exécu­ tion de l’Ogre — c’est comme l’information qu’ils avaient donnée au début, selon laquelle nous avions engagé un légionnaire en lui donnant je ne sais combien de millions, après quoi nous nous étions débarrassés de lui, et je ne sais quoi encore... Enfin, on a lu ensuite dans la presse que l’on savait, par des sources bien informées, que le Chacal avait participé à l’action... et peut-être Dieu par-dessus le marché, pourquoi pas? Mikel. En sortant du cinéma, nous sommes rentrés à la maison et on s’est mis à parler de l’Ogre. Nous n’arrivions pas à dormir, et nous avons fumé un cigare. Jon m’expliquait que toute cette opération avait été quelque chose de très important pour lui, qu’elle lui avait permis de se débarrasser de toute une série de mythes et qu’elle lui avait beaucoup redonné confiance. Jon. C’est que, je crois te l’avoir déjà dit, je n’imaginais pas qu’une aussi haute personnalité puisse être à ce point à portée de la main. Je lui racontais la dernière fois, une des dernières fois où j’avais vu l’Ogre, pendant la deuxième étape, je ne me souviens pas de la date exacte mais c’était la fête de saint François Borgia; dans cette église, la coutume veut qu’on aille baiser les reliques et, quand il y est allé, moi j’étais derrière lui, ma poitrine contre son dos, de sorte qre malgré toute son escorte (car c’était à la fin, et ils étaient non. neux) je le tenais à portée de la main. Tout cela vous transforme, modifie l’idée 141

qu’on se fait des choses, brise les schémas habituels. On s’aperçoit qu’on est plus fort qu’on ne le pensait et que souvent, si on ne fait pas certaines actions, c’est parce qu’on ne les envisage même pas, parce qu’elles paraissent impossibles. Mikel. Je lui répondais qu’il avait raison, que tout cela représentait une riche expérience et que c’était pareil pour moi : je découvrais peu à peu une réalité nouvelle... Il y avait un aspect de l’Ogre qui m’impressionnait beaucoup, c’était de le voir avec cet air si simple, si brave homme, de voir qu’il communiait tous les matins sans faute, qu’il avait une fille, qu’il souriait à son petit-fils... Si tu veux, ça avait toutes les apparences de ce que les gens considèrent comme une vie familiale très respectable, alors que par ailleurs cet homme était un assassin, que pendant des années il était sorti chaque jour de cette église pour se rendre, après le petit déjeuner, au Pardo 1 ou ailleurs, où il donnait son accord, son soutien et même sa signature pour d’innombrables condamnations à mort... Écoute, ça c’est quelque chose, ce contraste... J’ai ressenti la même chose lorsque j’étais détenu; une fois que les flics t’ont bien tabassé et bien démoli, ils t’amènent devant un autre qui est là pour jouer les braves gens, et ce type-là est devant toi, soudain le téléphone sonne, le type sort un moment en te laissant là, mais tu entends la conversation, tu te rends compte qu’il parle à une de ses filles et qu’il lui dit : « Au revoir, ma jolie »... Comme si c’était un individu normal, alors que tu sais bien que c’est un tortionnaire, nom de Dieu... Il y a des choses, comme ça... Cette nuit-là, on a commencé à bavarder et on s’est couchés à trois heures. Le lendemain, c’était le 19. Iker. Ce jour-là, nous nous sommes levés tôt, nous avons fait notre gymnastique (c’était la dernière fois qu’on se servait des poids et des extenseurs), nous avons déjeuné et à neuf heures nous étions au local, pour répéter une dernière fois avant le lendemain. On a refait toute l’opération avec la voiture. Cette fois-ci, les « électriciens » avaient mis leur bleu pour le chronométrage, et nous n’étions pas arrivés à la rue Juan Bravo qu’ils les avaient déjà enlevés; nous sommes retour­ nés voir s’il y avait des gens qui passaient dans la rue (c’était un point 1. Palais résidentiel de Franco. (N.d.T.) 142

qui nous inquiétait beaucoup), et nous avons vu qu’il passait parfois quelqu’un à plusieurs mètres de là, mais personne dans le secteur de l’explosif. Nous avons remarqué que la jeep des flics était toujours au coin de la rue mais, à ce moment-là, Kissinger serait déjà reparti. Jon. C’était un jour très nuageux, il faisait assez froid, et dans l’aprèsmidi il s’est mis à pleuvoir. Après le déjeuner, nous avons laissé passer un bon moment, parce qu’il ne fallait pas se rendre là-bas trop tôt et, aux alentours de cinq heures et demie, nous sommes allés au sous-sol. On avait mis les bleus, on a pris l’échelle et la boîte à outils; il faisait presque nuit quand on est sortis, on voulait précisément qu’il n’y ait pas beaucoup de lumière afin qu’on discerne moins bien les choses et que l’on ne voie ni nos visages, ni notre matériel neuf... Vous étiez déguisés ? Jon. Pas mal, oui. Moi du moins, je ne crois pas que quelqu’un aurait pu me reconnaître. Et Txabi non plus; nous n’avions pas intérêt à laisser des indices à cet endroit. Nous pensions que la police allait interroger les gens et qu’il serait bon que leurs réponses soient très différentes. Txabi. Nous avons dressé l’échelle et c’est moi qui suis monté; j’avais une trouille du tonnerre, mais ne va pas croire que c’était à cause de la police : j’avais peur de tomber de cette hauteur. Arrivé là-haut, j’ai passé une jambe autour des barreaux et je me suis accroché comme j’ai pu, car j’étais obligé de travailler avec les deux mains... Ensuite, j’ai fini par m’habituer un peu, mais au début... Le lendemain, j’étais plein de courbatures à la suite de cet effort, j’avais mal aux jambes et aux reins. On a commencé à poser le câble, sans le faire entrer encore dans le sous-sol, mais en l’accrochant au-dessus de la fenêtre et en laissant le bout enroulé. On a posé le câble le long de la ligne du téléphone, en le fixant à celle-ci. Au début, on a essayé de le maintenir au moyen de cavaliers d’électricien mais, à cette hauteur, presque toute la façade est en marbre, et les clous n’entraient pas, de sorte qu’on l’a fixé avec du ruban isolant. Jon me tenait l’échelle, et moi je posais le câble... ïker. Pendant qu’ils travaillaient, Mikel et moi étions chacun à un 143

coin de la rue (moi du côté du bas, pour être moins visible et qu’on ne me reconnaisse pas), et nous montions une espèce de garde. Les flics étaient toujours là. Kissinger était parti et il n’y avait plus de gardes sur les toits, mais les flics en jeep et ceux des angles de rues continuaient à rôder dans le quartier; sans faire très attention, mais enfin ils étaient là. Notre rôle était d’intervenir au cas où surgirait un problème, de voir quelle aide on pouvait apporter, de couvrir le repli... Jon. Pendant que nous posions le câble, tous les concierges sortaient pour nous questionner, pour voir ce qui se passait et pourquoi on mettait ce câble. Comme j’étais en bas, c’était moi qui devais répondre, et je leur disais qu’on était de la Compagnie hydro-électrique, qu’on faisait une dérivation rue Diego de León pour le sculpteur qui avait son atelier au numéro 104. Alors ils demandaient : « Mais comment ça? Il n’y a pas de courant là-bas, ou quoi? », et on leur répondait qu’il y avait bien du courant, mais qu’il avait besoin d’une intensité supérieure : « C’est qu’il a une machine, une perceuse, une de ces machines de sculpteur... » Nous ne pouvions pas expliquer de quelle machine il s’agissait au juste, parce qu’on n’aurait guère su quoi dire; mais il était bien naturel aussi que des employés comme nous n’aient pas plus d’idées sur la question. Nous disions : « Une machine comme celles qu’il y a maintenant, vous savez bien, ces machines dont se servent les sculpteurs modernes, parce que ce n’est plus comme dans le temps, où on travaillait surtout au ciseau, maintenant ils font tout à la machine... » On laissait entendre que c’était une machine à tra­ vailler la pierre et qu’il lui fallait un courant de forte intensité. Ils disaient : « Mais pourquoi vous le prenez ici, rue Claudio Coello ou Maldonado, c’est plus près... » — « Non, non, ce courant-là ne passe que dans la rue Diego de León... » Ce baratin qu’il fallait faire!... « Mais, de toute façon, ne vous en faites pas pour ça, tout ce qu’on pose ici, on va l’enlever très bientôt; c’est seulement une installation provisoire, parce que ce monsieur s’est mis dans la tête de travailler dès demain et alors il faut qu’on lui fasse tout ça aujourd’hui. S’il avait attendu trois ou quatre jours de plus, on lui aurait fait un rac­ cord définitif en prenant le courant du côté de chez les jésuites, mais il a insisté pour que ce soit demain... C’est sûrement une grosse légume, avec beaucoup de piston, car il a fallu le faire aujourd’hui même. Et avec ce sale temps, en plus (il y avait beaucoup de pluie et un froid 144

terrible, et nos bleus étaient complètement trempés), on n’a pas idée! » Les gens étaient tout de suite rassurés, dès qu’on leur donnait une réponse, ils n’insistaient plus; ce qu’ils voulaient, c’était une réponse, n’importe laquelle, mais sans cela ils se seraient très vite rendu compte... Mikel. C’est qu’ils n’y connaissaient rien en électricité, et qu’ils acceptaient tout ce qu’on pouvait leur raconter. Jon. En arrivant au 106, il y avait un garage entre le 106 et le 108, et une voiture venait d’arriver, une Mercedes noire, avec dedans une dame et le chauffeur. La dame est entrée dans la maison et le chauffeur est resté devant la porte du garage. Lui aussi nous a demandé ce qu’on faisait, de quel travail il s’agissait, alors on a bavardé, on a parlé du temps qu’il faisait et, tout en regardant Txabi, je me suis mis à mau­ gréer : « Quelle après-midi... Et ce foutu sculpteur qui a besoin d’une installation... Justement aujourd’hui, avec ce froid, alors qu’on pour­ rait tranquillement travailler dans un endroit couvert! Le patron a l’air de se foutre qu’il pleuve, le gars doit encore être quelqu’un de bien placé... » Et je me souviens que le chauffeur disait : « Moi c’est pareil, avec la patronne, quand on voit la journée qu’il fait, ce temps pourri, cette pluie qui empêche d’y voir, la boue qu’il y a partout, rien de plus facile que de déraper et de rentrer dans quelque chose; et voilà qu’il faut quand même sortir faire un tour, à cause d’un caprice de cette bonne femme... » Txabi. Si tu dis ça dans le livre, ils vont le renvoyer, ils vont mettre leur chauffeur à la porte! Mikel. Non, il y a beaucoup de Mercedes dans le coin, et chacune a un chauffeur. Dans ce quartier, on ne voit que des voitures comme ça... Jon. Ensuite, à la dernière porte, je crois que c’était le 110, il y avait, au-dessus de l’endroit où passait le câble électrique, des balcons avec une espèce d’auvent; Txabi était dessous et ne se mouillait pas beaucoup, mais moi, qui tenais l’échelle assez loin du mur, je ramas­ sais toute la pluie. Alors j’ai demandé au concierge de cet immeuble s’il voulait bien me laisser entrer pour me réchauffer un peu, car ces 145

vestibules sont bien chauffés; le type m’a regardé un peu de travers, mais baste, il m’a dit que je pouvais. Après, je lui ai expliqué tout le truc, et il est devenu plus aimable. Txabi. C’était la dernière porte avant le coin de la rue. Nous aurions voulu prolonger notre installation de ce côté, jusqu’à la rue Diego de León, et même continuer un peu plus loin dans cette rue, au lieu de faire redescendre le câble juste à l’angle, ç’aurait été moins visible, de la voiture de l’Ogre on n’aurait pas pu voir des électriciens au coin de la rue; mais la ligne de téléphone montait beaucoup trop haut, elle n’était plus à quatre mètres du sol mais bien à six, et notre échelle ne nous permettait pas de l’atteindre. Alors, on l’a fait redescendre à cet endroit-là, en suivant par en dessus le contour de la porte de l’immeuble; il y a là, au-dessus d’un magasin, une saillie qui fait à peu près soixante centimètres de large, on y a laissé le bout du câble, placé de telle façon que personne ne puisse le voir, et tout prêt à être décroché et branché à la batterie le matin suivant, une fois qu’on aurait placé les charges explosives. La presse a beaucoup parlé, les premiers jours, d'un repère tracé en face de l’entrée du 104. Iker. C’était une marque à la peinture, qui était déjà là et qu’avait dû faire un gosse... Elle n’a rien à voir avec l’action. Notre signal à nous, c’était la voiture. Deux ou trois jours plus tôt, on s’était un peu préoccupés de savoir comment on se rendrait compte du moment où la voiture passerait au-dessus de la charge, tu vois, de façon à appuyer exactement en même temps sur le bouton et à la frapper en plein. C’est là qu’on a eu l’idée de se débarrasser de la voiture : comme on n’allait pas l’emmener, qu’on devait l’abandonner de toute façon, c’était une bonne solution d’y mettre une certaine quan­ tité d’explosif, pour qu’elle soit démolie, inutilisable, et qu’en même temps elle serve de signal. Txabi. La voiture avait deux fonctions : d’abord, elle servait à marquer l’emplacement exact de la charge explosive; ensuite, et c’était presque le plus important, le fait qu’elle soit garée en double file obligerait la voiture de l’Ogre à serrer un peu à droite et à passer très exactement au-dessus de la charge. 146

L'explosif dans la voiture, c'est celui dont vous disiez qu'il n'avait pas explosé ? Jon. Tout juste. Quand nous avons vu les photos, quelques jours plus tard, nous nous sommes rendu compte de cela et nous nous sommes inquiétés. Nous craignions que la voiture ne saute à ce moment-là et cause quelque dommage, aussi, dès notre arrivée en France, c’est la première chose que nous avons dite à la conférence de presse. Nous avions même failli envoyer un télégramme du Portugal, mais ça ne nous a pas paru judicieux. Txabî. Ç’aurait été marrant que ça explose le jour de l’enterrement, à la figure des guérilleros de Cristo Rey 1 2 — parce que, je ne sais pas si tu es au courant mais, après l’enterrement, Blas Pinar et sa clique se sont rendus sur les lieux de l’action, jusque dans le trou creusé par l’explosion; Blas Pinar s’est lancé dans un discours, mais il y avait un hélicoptère de la police et on n’entendait rien de ce qu’il disait. C’est ce qu’on nous a dit. Enfin, il a parlé, et après ils ont chanté Cara al Sol2 en faisant le salut fasciste, et Mikel disait que dans la chaleur du moment, la charge qui était toujours là aurait bien dû leur sauter au nez, par sympathie, et ils auraient tous été au diable... Mikel. Déjà, après l’action contre l’Ogre, on avait entendu pas mal de sottises, alors imagine un peu ce qu’on aurait dit après ça : que c’était un coup des Chinois, ou qu’on avait signé un pacte avec les esprits...! Iker. Pour en revenir au récit : ce soir-là, nous avions terminé le travail, nous nous sentions bien, nous étions assez joyeux et nous nous sommes dit : il faut qu’on fasse un bon dîner. Jon. Nous avions mangé des tonnes de casse-croûte, nous nous étions assez mal nourris pendant tout ce temps-là, nous étions à moitié 1. Les guérilleros de Cristo Rey sont une organisation fasciste dirigée par Blas Piflar, député aux Cortès. (N.d.T.) 2. Cara al Sot est un hymne phalangiste qui remonte à la guerre civile. (N.d.T.)

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intoxiqués, nous n’avions plus d’appétit... Mais ce soir-là, on a décidé de bien manger. Iker. Nous ne savions pas si ce n’était pas notre dernier repas avant un bon bout de temps, et nous avons décidé de faire un dîner tout ce qu’il y a de mieux. Mikel. Iker était obsédé par l’idée de manger un plat de civelles pour fêter ça. Et Jon ne voulait pas, il disait que les civelles il fallait les manger après, si tout se passait bien, mais pas avant. Et l’autre : « Écoute, après l’action, d’accord, si ça réussit, mais si ça rate? Il vaut mieux les manger avant. » Ils se sont engueulés, mais en fin de compte nous sommes allés dans un assez bon restaurant et il a mangé ses civelles. Jon. Ça faisait des jours qu’il répétait ça, et il a fini par l’avoir, son plat. Je me souviens qu’en sortant du restaurant, sentant l’heure H se rapprocher de plus en plus, moi aussi je me suis mis à penser : « Nom de Dieu, qui sait si nous allons nous en sortir... », et je me souviens que je lui ai dit : « Tu as bien fait de prendre des civelles. Maintenant, je regrette de ne pas en avoir demandé. » Iker. Il se sentait tellement déprimé qu’il a insisté pour nous offrir un whisky, chose qu’il ne fait jamais, c’est à peine s’il lui arrive de prendre même un pot, il est d’une austérité, ce gars-là! Mais là, il nous a invités à boire un whisky, et ensuite nous sommes rentrés à la maison, presque sans un mot, pas du tout comme la veille où nous avions beaucoup parlé, et nous nous sommes couchés. Jon. Le 20, nous nous sommes levés très tôt. Nous sommes allés au sous-sol, où il restait encore du travail à faire : placer les charges dans le tunnel et le fermer, faire l’installation définitive, répéter une fois de plus sur place avec tous les accessoires, et se préparer pour neuf heures, neuf heures dix. Comment s'est passée cette dernière entrée dans l'immeuble? Iker. Très normalement, personne ne nous a vus. II faisait complète­ ment noir. 148

Txabi. Mais nous avons commencé à remarquer des trucs bizarres; jusqu’au moment de l’action, tout nous paraissait bizarre, c’est normal dans des moments pareils... Tu te souviens de cette voiture? Quand nous sommes arrivés, il y avait une voiture au coin des rues Maldonado et Claudio Coello, ça nous a fait un drôle d’effet... On a commencé par avoir peur, on n’en a pas parlé ensemble, mais chacun de nous l’avait vue et imaginait quelque chose. Après, quand je suis sorti pour déposer la charge de dynamite sous le capot de notre auto, j’ai vu que cette voiture avait changé de place et qu’elle était maintenant en face de notre porte d’entrée. Cela m’a frappé encore plus, car il était très tôt, ce n’était pas une heure habituelle. Mais, presque tout de suite, une fille est sortie de l’immeuble pour monter dans la voiture, et ils sont partis : c’était un couple de travailleurs, et lui l’attendait pour aller au boulot... On n’en a même pas parlé, c’est seulement ensuite, en évoquant tout cela, qu’on s’est rendu compte que chacun de nous avait soupçonné quelque chose d’anormal, mais sans en parler aux autres, pour ne pas les effrayer. Nous avons donc disposé les charges, en serrant bien les cartouches de dynamite avec le cordon détonateur, pour que l’explosion soit la plus efficace possible, puis, on te l’a déjà expliqué, nous avons sorti l’extrémité du cordon et bien rebouché le tunnel, avec beaucoup de terre, en laissant le bout du cordon dépas­ ser à l’extérieur. Mikel. On a rebouché à peu près deux mètres de tunnel pour rendre l’explosion plus efficace, empêcher l’onde explosive de se propager autrement que vers le haut, notamment vers la loge du concierge car, je te l’ai dit, nous redoutions qu’il y ait un accident. Jon. Ensuite, Txabi et moi, nous sommes sortis, habillés en électriciens, avec les bleus. Il était plus de huit heures du matin, car il fallait que ce soit une heure où les gens travaillent, pour que ça ait l’air normal. Pendant que nous commencions à installer le câble, encore devant le 104, et que nous descendions le câble pour le passer par la fenêtre, un flic est sorti de la maison, un homme d’une trentaine d’années, et ça nous a étonnés : « C’est bizarre, un flic dans une maison pareille, ce n’est tout de même pas avec sa paie qu’il peut... » Et, tiens-toi bien, on a su après par les journaux que c’était le concierge, qui était dans la Police armée... ! 149

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1 Txabi. On a donc descendu le câble le long de la façade, et on l’a fait entrer par la fenêtre. Il ne restait plus que l’autre extrémité, celle que nous avions laissée enroulée sur la petite saillie. Nous sommes allés de l’autre côté, nous avons descendu le câble par terre et nous l’avons branché sur la batterie — car il fallait faire un dernier essai pour vérifier si ça marchait, si le câble n’était pas coupé quelque part... C'étaient des piles de combien ? Txabi. Un volt cinq, mais on en avait mis deux en série. On a contrôlé le système avec les ampoules, on a vu que le courant passait et on a fait le branchement définitif. On a raccordé le câble qui entrait par la fenêtre à l’extrémité du système détonateur et on l’a laissé comme ça, prêt à marcher. La fenêtre était entrouverte pour laisser passer le câble, on a fermé la porte et, l’autre « électricien » et moi, nous sommes allés rue Diego de Leon. Combien de temps ¡'ensemble est-il resté branché ? Txabi. Très peu, quelques minutes, peut-être cinq ou six, parce que nous avons laissé la batterie hors circuit jusqu’au dernier moment, justement pour cela, pour éviter les accidents. On est resté là à attendre jusque vers neuf heures et quart, c’est-à-dire presque jusqu’à ce qu’il sorte de l’église. Jon. A neuf heures dix, nous étions donc déjà tous les deux au coin de la rue, et nous avons vu Mikel qui faisait lui aussi les cent pas à Lautre angle. Mikel. Mon rôle était de les protéger, de m’occuper d’eux s’il y avait une difficulté à la dernière minute. Nous pensions qu’après l’explo­ sion, il pouvait y en avoir un qui se sente mal, qui tombe ou quelque chose comme ça, auquel cas j’aurais aidé l’autre à l’emporter jusqu’à la voiture. L'un de vous se trouvait-il sur l'échelle? 150

Jon. On avait laissé l’échelle sur place après avoir fait redescen­ dre le câble, mais personne ne devait y monter, parce qu’il nous sem­ blait que ça pouvait être très dangereux, qu’en entendant l’explosion le gars aurait pu se sentir mal et tomber. Nous étions tous les deux par terre, l’échelle ne nous servait plus. On avait d’ailleurs peur qu’il ne nous arrive quelque chose quand même, parce qu’au coin de la rue se trouvait un magasin avec une grande vitrine taillée en biseau, et qu’il était probable qu’elle éclaterait et nous tomberait dessus... Mikel. Mais d’abord, pendant que les électriciens finissaient de faire les branchements, Iker et moi, nous sommes allés déjeuner au café Chiquito. Nous avons acheté les journaux, l'ABC et Ya, et en les feuilletant, nous avons vu que Kissinger était reparti... Ensuite, nous sommes allés nous occuper des voitures. Iker. Il devait être huit heures et demie. Ma mission était de laisser la voiture, l’Austin, garée comme il le fallait, bien en double file. Je l’ai garée, j’ai laissé la glace légèrement entrouverte pour que l’on croie que j’étais parti faire une course et que j’allais revenir tout de suite; mais, naturellement, j’ai bien fermé les portières et comme on ne pouvait pas passer la main par la fente de la vitre, personne n’aurait pu déplacer la voiture... Après quoi, nous sommes allés faire chauffer le moteur de la 124. Il faisait très froid, une de ces journées d’hiver typiquement madrilènes, et comme la voiture n’avait pas bougé de toute la nuit, il fallait la mettre en bonne condition pour le repli. Nous avons fait un tour pour la chauffer et, à neuf heures, nous avons suivi l’itinéraire de Carrero pour nous assurer qu’il allait bien venir ce jour-là aussi : on ne sait jamais, il faisait tous les jours la même chose depuis trois mois, mais il aurait pu se faire qu’il ne vienne pas ce jour-là. Nous l’avons vu sortir de chez lui, c’était d’ailleurs assez impressionnant, quand tu vois quelqu’un pour la dernière fois, en sachant que sous peu, tu vas l’envoyer dans l’autre monde... On en a discuté, et Mikel m’a dit qu’il avait ressenti la même chose et que dans l’église, quand il le surveillait, il y avait pensé aussi. Il a ajouté qu’eux, lorsqu’ils assassinent nos frères, les ouvriers, les gens qui luttent, ils ne réfléchissent pas un seul instant... Nous l’avons vu sortir de l’immeu151

ble et monter en voiture. Nous l’avons suivi jusqu’à l’église, puis nous avons continué jusqu’à la rue Juan Bravo, fait demi-tour et roulé au-dessus de la charge explosive — cela pour te dire à quel point on était sûrs que notre système était parfait et qu’il n’y avait aucun danger. En passant au coin, nous avons fait signe aux deux autres, un simple sourire comme convenu, pour qu’ils sachent que l’Ogre était à la messe et qu’il allait arriver, et j’ai déposé Mikel quelques mètres plus loin, pour qu’il prenne son poste. Moi, je suis allé jusqu’au coin des rues Lagasca et Diego de León. Là, il m’est arrivé quelque chose de très curieux; nous t’avons dit, tu dois t’en souvenir, que dans ce quartier on trouvait difficilement à se garer, qu’il n’y avait jamais de place; eh bien, pendant que j’attendais, c’est-à-dire de neuf et quart jusqu’au moment de l’action, il a commencé à se passer de drôles de choses... Sous une porte cochère se trouvait une Seat 1600 à quatre portes, à moitié dedans et à moitié dehors, et quand je suis arrivé, le conducteur a sorti la voiture et m’a laissé me garer, en restant luimême en double file, la vitre fermée, et lui dans la voiture. Ce manège m’a rendu méfiant, m’a un peu énervé, mais je n’y ai pas accordé trop d’importance; cela se passait à neuf heures vingt. Tout de suite après, voilà qu’arrive une fourgonnette qui se met juste derrière la 1600, de telle façon que pour sortir il me fallait faire une manœuvre, ce qui rendrait notre fuite moins rapide... Je me suis déplacé pour dégager l’avant de la voiture et faciliter mon démarrage... C’étaient les derniers moments, j’étais nerveux, je commençais à me sentir épié, à avoir l’impression qu’il y avait une importante surveillance; il se passait des choses bizarres, qui ne me paraissaient pas normales. Par un nouveau hasard, il arrive alors une 4 L qui se range devant la 1600, conduite par un homme qui avait l’air d’un ouvrier, d’un maçon, très agité, l’œil sur sa montre, et il laisse lui aussi sa voiture en doublij/^ file. Alors là, mon vieux, je me suis dit qu’il se passait quelque chose, que ces types mijotaient quelque chose... J’ai ouvert les quatre vitres, pour être plus à l’aise au cas où éclaterait une fusillade, et j’ai ouvert les trois autres portes, pas complètement, juste entrebâillées... L’action devait normalement avoir lieu d’un instant à l’autre, ça ne pouvait plus tarder; ces deux dernières minutes m’ont paru durer une éternité. Puis, à neuf heures trente-six à ma montre, j’ai entendu une explosion sèche, pas terriblement forte. Aucun ébranlement, à peine si on avait entendu le bruit — ça paraissait drôle, n’est-ce pas, justement parce 152

que j’attendais que ça se produise. J’ai été surpris que le bruit soit aussi étouffé... Et les autres qui n’arrivaient pas; en fait, ils n'ont mis que quelques secondes, mais qui m’ont paru des heures. Finalement, je les ai vus arriver; Txabi s’est assis devant avec moi, Jon est monté derrière par une portière et enfin Mikel par l’autre — mais, dans ces cas-là, tu vois tout sans rien voir. Nous avons démarré plutôt rapi­ dement et, par une curieuse coïncidence, juste au moment où l’on a entendu l’explosion, l’ouvrier dont je parlais a regardé sa montre, est monté en courant dans sa voiture et a mis le contact. II y a eu quelques fractions de seconde pénibles... mais, tout de suite, j’ai vu dans le rétroviseur qu’il allait prendre la place que je lui laissais, ce qui m’a grandement soulagé; alors, sans avoir fait un départ particulièrement spectaculaire, nous sommes arrivés à la rue Juan Bravo et nous avons tourné à droite; en traversant Claudio Coello, on a vu tout au fond un nuage de fumée et des gens, et justement le hasard a fait que le feu passe au rouge à ce moment-là. Nous étions arrêtés à côté d’une voi­ ture de police, une voiture noire : les flics nous regardaient, on les regardait... Il y avait d’autres voitures, mais les gens n’avaient pas l’air alarmé, ça avait eu beau se passer à cet endroit même, ils ne se rendaient compte de rien. Manifestement, ils étaient tous à moitié endormis, comme des gens qui vont au boulot, qui ne sont pas encore réveillés. Le feu rouge nous a paru assez long, mais l’atmosphère n’était pas angoissante. Sur le trottoir de ce même carrefour, nous avons vu un flic qui arrivait du côté de l’ambassade américaine et s’approchait du sergent qui se trouvait avec les six policiers dont je t’ai parlé; ils se sont mis à bavarder, mais de façon routinière, il était clair que pendant les deux minutes qui venaient de s’écouler, ils ne s’étaient aperçus de rien. Le feu est passé au vert et nous avons continué en roulant assez vite, mais toujours sans attirer l’attention. A ce moment-là, nos électriciens avaient déjà enlevé leurs bleus de travail. Je suis arrivé sur la place, je me suis mis du côté droit, près de la rue Miguel Angel, et je me suis arrêté juste devant l’École de Police, où nous attendait l’autre voiture pour le repli définitif. Jon. Nous autres, quand nous avons vu Iker passer à neuf heures dix et nous sourire pour confirmer que l’Ogre était bien à l’église, nous nous sommes mis en état d’alerte. Je me suis approché de 153

Txabi et nous étions côte à côte quand il a branche le câble sur la batterie. Txabi. Jon s’est approché de moi et il m’a dit : « J’aurais préféré qu’il ne vienne pas. » Jon. Oui, c’est vrai, j’ai sorti ça... Nous aussi, nous avons commencé à trouver l’atmosphère étrange. C’était très surveillé, nous nous sommes aperçus que nous étions visibles depuis la jeep de l’ambassade, les flics étaient tous à l’intérieur mais ils pouvaient parfaitement nous voir. Tout à côté se trouvait un marchand de tabac, d’allumettes, de trucs comme ça, et lui aussi nous voyait. A neuf heures et quart est arrivée une voiture qui s’est arrêtée et s’est garée juste au coin. Le type nous a regardé, l’air pensif comme quelqu’un qui est en train de réflé­ chir et qui regarde fixement dans la même direction. Il a cessé de nous regarder, a démarré et avancé la voiture, s’est arrêté, a fait marche arrière, et il est revenu se garer exactement au même endroit qu’avant. Il est encore resté là à nous regarder, a de nouveau cessé de nous regarder, a cherché des trucs dans sa voiture, pris quelque chose, est sorti de voiture toujours en nous regardant, a fermé la portière; sou­ dain, alors qu’il s’avançait déjà en direction de la rue Claudio Coello, il a de nouveau mis les clés dans la serrure, a ouvert, est entré, nous a regardé, a pris ou laissé quelque chose, je ne sais pas ce qu’il a fait; puis il est sorti, a refermé la voiture, est arrivé à notre hauteur, nous a regardés, a regardé la rue Claudio Coello, a pensé à quelque chose, est retourné à sa voiture, est entré, a encore cherché quelque chose, est sorti, a fermé — je crois qu’il avait dans les mains un mètre et des papiers. Il est revenu, est passé devant nous en nous jetant un coup d’œil, et s’en est allé. Tout cela a bien duré trois ou quatre minutes, pendant lesquelles nous étions aux aguets, crispés... Je voyais Mikel, de l’autre côté du trottoir, qui regardait avec inquiétude, et Txabi qui avait l’air de dire : « Ils nous voient, ils nous encerclent, ou qu’est-ce qui se passe? » Iker. Bien sûr, eux aussi avaient vu le flic qui sortait du 104, toutes ces choses-là s’ajoutaient... 154

Txabi. Si ça t’arrive un jour ordinaire, tu n’y fais même pas attention; mais un jour comme celui-là, tout te paraît... Jon. C’est qu’il regardait fixement dans une direction, et il se trouve que c’était dans la nôtre. Txabi. Ensuite, à neuf heures vingt-cinq, est arrivé un jeune gars, un garçon d’à peu près seize ans, grand et mince, qui m’a demandé du feu. Tu imagines, j’avais la main dans la sacoche, tout était branché, et ce gamin qui demande du feu. Je ne savais même pas où étaient mes allumettes, mais je ne voulais pas non plus le laisser comme ça. Je lui donne donc du feu et, deux minutes plus tard à peine, arrive un autre garçon, un peu plus petit, pour la même chose : du feu! Un gosse de quatorze ans. Il est parti, et c’est tout de suite après que j’ai vu que Jon regardait fixement au bout de la rue, alors je suis resté sus­ pendu à ses gestes. Jon. J’ai vu apparaître la voiture dans la rue Juan Bravo, les deux voitures, la sienne et celle de l’escorte. Ils ont dû s’arrêter un instant dans Juan Bravo, parce qu’ils remontaient la rue et que d’autres voitures la descendaient et venaient donc de leur droite au moment où ils tournaient; ils ont donc attendu pour en laisser passer une qui descendait vers la rue Serrano; ils se sont arrêtés, l’autre voiture est passée, et ils ont redémarré doucement. Ils arrivaient doucement, tout doucement, et quand ils sont arrivés à l’intersection de Maldonado, il y avait une dame et une petite fille qui traversaient la rue. Ils se sont de nouveau arrêtés. La dame et la fillette ont traversé, et la voiture a continué à s’approcher, toujours très doucement, jusqu’à arriver à la hauteur... enfin, ce qu’on ressent dans un moment pareil, c’est sûr qu’on ne peut même pas... l’imaginer. Elle est arrivée au niveau de notre voiture, et j’ai dit à Txabi : « Vas-y! » Je n’ai pas vu la voiture, mais j’ai vu le sol se soulever. Il y a eu un bruit sourd... Il s’est d’abord écoulé un moment, le temps que lui, il appuie; je lui ai dit « vas-y » et j’ai pensé qu’il devait avoir appuyé, je ne savais pas, car je ne l’ai pas vu, et pendant cet instant donc, il ne se passait rien : ça a duré quelques dixièmes de seconde, mais on aurait dit des années. C’est vraiment ça... Et il ne se passait rien, puis soudain j’ai vu (presque 155

sans bruit, ça a fait boouummm, mais très doucement), très vite j’ai vu que toute la chaussée s’ouvrait, se soulevait, et un nuage noir qui arrivait jusqu’aux toits. Nous avons commencé à crier : « Le gaz! le gaz! », on s’était mis d’accord à l’avance pour faire croire à une explosion de gaz. Txabi. Moi, pendant ce temps, pendant que j’attendais le signal de Jon, je ne me souvenais plus que de Josu, je ne pouvais pas me le sortir de l’esprit, je l’imaginais le corps criblé de balles (c’est comme ça qu’ils ont tué Josu : ils ont cerné la maison, au moins cent cinquante flics, et ils lui ont arraché la tête à coups de balles), et quand j’ai appuyé, je n’ai rien vu, parce que de là où j’étais c’était impossible, j’ai mis moi aussi quelques dixièmes de seconde avant d’entendre l’explosion, puis j’ai vu que Jon courait déjà et que, sur l’autre trottoir, Mikel traversait la rue et venait vers nous; alors j’ai lâché la sacoche et les piles, et je me suis mis à cavaler. Jon. Nous sommes partis en courant. A mi-chemin, rue Diego de León, il y avait des travaux, à droite, entre la rue Claudio Coello et la rue Lagasca, et un homme est sorti du chantier, sans doute un maçon, il nous a regardés en demandant : « Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qui s’est passé? » Et moi, toujours en courant (enfin non, on ne courait pas vraiment, on marchait très vite, entre la marche et la course), j’ai dit : « C’est une explosion de gaz, une explosion de gaz. » Iker prétend toujours qu’on criait, qu’on hurlait, mais en fait nous avons dit ça normalement, presque à voix basse. Iker. C’est vrai, ils disaient : « Le gaz... le gaz... », très émus, avec un petit filet de voix. Mais ça n’attirait pas l’attention, ça paraissait très naturel aux gens, qui nous voyaient très effrayés. Ils sont montés dans la voiture et il y a eu un bref dialogue, je leur ai demandé, certain que ça avait marché, bien sûr : « Ça a bien marché? » Ils m’ont ré­ pondu; Jon a dit que ça avait été terrible, il voulait dire que c’était une grosse explosion, mais il a dit terrible; j’ai demandé si la voiture avait pu passer et ils m’ont répondu que non, qu’ils n’avaient rien vu. Je me souviens que Jon n’a prononcé que deux phrases : « On l’a eue en plein » et « ça a été terrible ». Il n’a rien dit de plus. Txabi ne faisait que répéter : « Josu est vengé », « Josu est vengé » et « Josu m’a 156

donné la force ». Mikel se taisait et, quand nous avons croisé la rue Claudio Coello et que nous avons vu la fumée, il m’a serré l’épaule très fort en disant avec émotion : « On a réussi, on les a eus. » J’ai appuyé doucement sur l’accélérateur, et nous n’avons plus parlé jusqu’au moment du changement de voiture.

Documents

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Les quatre communiqués de ETA

COMMUNIQUÉ NUMÉRO 1 DE ETA.

L’organisation révolutionnaire socialiste basque de libération nationale « Euskadi Ta Askatasuna » (ETA) revendique la responsabilité de l’attentat qui a entraîné, ce jeudi 20 décembre 1973, la mort de Luis Carrero Blanco, président de l’actuel Gouvernement espagnol. Tout au long des luttes, en Euskadi-Sud et dans les autres territoires de l’État espagnol, la répression a clairement démontré son caractère fasciste en arrêtant, en emprisonnant, en torturant et en assassinant tous ceux qui combattent pour la liberté de leur peuple. En un très court laps de temps, les forces fascistes criminelles au service de la grande bourgeoisie espagnole ont assassiné neuf de nos camarades (Txabi, Txapela, Xanki, Mikelon, Iharra, Txikia, Jon, Beltza et Josu), ainsi que d’autres militants et patriotes basques, pour le simple fait d’avoir dé­ fendu leurs droits les plus élémentaires. L’opération réalisée par ETA, et qui visait l’appareil de pouvoir de l’oli­ garchie espagnole en la personne de Luis Carrero Blanco, doit être inter­ prétée comme la juste riposte révolutionnaire de la classe ouvrière et de tout le peuple basque à l’assassinat de nos neuf camarades de ETA et de tous ceux qui ont œuvré et œuvrent encore à la libération définitive de l’hu­ manité de toute espèce d’exploitation et d’oppression. Luis Carrero Blanco — un des hommes « durs » du régime, auteur d’une violente politique ré­ pressive — était la clé de voûte du système franquiste, le garant de sa con­ tinuité et de sa stabilité; il est certain qu’avec sa disparition, les tensions qui opposaient entre elles les différentes tendances associées au régime fasciste du général Franco (Opus Dei, Phalange, etc.) vont s’accentuer de manière dangereuse pour le pouvoir. C’est pourquoi nous considérons que l’action menée à bien contre le président du Gouvernement espagnol constitue sans aucun doute un grand pas en avant dans la lutte contre l’oppression nationale et pour le socia­ lisme en Euskadi, ainsi que pour la liberté de tous les exploités et opprimés dans l’État espagnol. 161 Opération « Ogro ».

6

Les travailleurs et le peuple entier en Euskadi, en Espagne, en Catalogne et en Galice, ainsi que tous les démocrates, révolutionnaires et antifascistes dans le monde, sont aujourd’hui débarrassés d’un ennemi de taille. La lutte continue.

En avant pour la libération nationale et pour le socialisme GORA EUSKADI ASKATUTA ! GORA EUSKADI SOZIALISTA ! 1

Euskadi Ta Askatasuna (ETA).

1. Vive Euskadi libre, vive Euskadi socialiste! (N.d.T .) 162

COMMUNIQUÉ NUMÉRO 2 DE ETA.

Euskadi Ta Askatasuna (ETA) réaffirme qu’elle revendique l’entière res­ ponsabilité de l’exécution de Luis Carrero Blanco. Le commando « Txikia », qui a concrètement mené à bien cette opération, se trouve actuellement en lieu sûr, et en parfaite santé. L’exécution de Luis Carrero Blanco constitue une juste riposte à la vague de violences que son gouvernement a infligée au peuple basque, et à laquelle neuf militants de ETA ont dû de perdre la vie. Nous démentons catégoriquement les déclarations d’organismes ou de personnes étrangères à ETA (tels que M. Leizaola, président du Gouverne­ ment basque L ou le Plénum du CE du Parti communiste d’Espagne), tendant à nier notre responsabilité dans l’exécution de Luis Carrero Blanco. Une telle attitude reflète, à notre avis, un grave défaut d’honnêteté politique, incompréhensible de la part de gens qui s’auto-proclament les leaders de l’opposition au régime franquiste. Nous sommes fermement décidés à persévérer dans la même ligne d’action si la répression continue à s’acharner sur les travailleurs et sur le peuple d’Euskadi. Nous frapperons de nouveau le pouvoir fasciste, en choisissant les personnes, les lieux et les instants qui nous sembleront les plus propices. GORA EUSKADI ASKATUTA! GORA EUSKADI SOZIALISTAl

Euskadi, 22 décembre 1973 ETA (Euskadi Ta Askatasuna) 1

1. Lors de la victoire des franquistes, le Gouvernement basque présidé par José Antonio Aguirre dut s’exiler. Aguirre mourut à Paris en 1956 et fut remplacé par Luis Maria Leizaola. Le Gouvernement basque en exil reste dominé par le Parti nationaliste basque, créé par Sabino Arana au début du siècle. (N.d.T.) 163

COMMUNIQUÉ NUMÉRO 3 DE ETA.

Plusieurs organes d’information européens se sont faits l’écho des décla­ rations d’un prétendu militant de ETA, selon lesquelles « s’ils touchent à un seul cheveu d’un réfugié, avant un mois il y aura mille morts à Madrid. Nous sommes prêts à faire sauter le métro, s’il le faut1 ». Cette déclaration, prêtée à « un responsable militaire du mouvement », ne peut venir que d’un provocateur, ou de l’imagination irresponsable de quelque journaliste. Nous regrettons profondément que certains groupes qui se proclament révolutionnaires et antifascistes aient jugé bon, au moyen des organes d’information dont ils disposent, de se saisir d’une déclaration aussi absurde pour essayer de discréditer la cause du peuple basque, alors qu’ils connaissent fort bien nos fins et nos moyens. Nous sommes des révolutionnaires basques, et non des assassins terro­ ristes; nous savons distinguer nos amis de nos ennemis, parmi lesquels nous ne rangeons que les grands capitalistes espagnols et tout l’appareil fasciste à leur service. Dans notre lutte pour l’indépendance et le socialisme en Euskadi, nous considérons les travailleurs et tout le peuple espagnol comme nos alliés. C’est pourquoi nous considérons que les déclarations mentionnées cidessus, tout comme l’attitude de ceux qui s’en font l’écho, ne peuvent que nuire à la bonne entente de tous ceux qui combattent le régime franquiste pour la liberté de leur peuple. GORA EUSKADI ASKATUTA! GORA EUSKADI SOZIALISTA!

Euskadi, 26 décembre 1973 ETA (Euskadi Ta Askatasuna) 1

1. En français dans le texte. (N.d.T.) 164

X

COMMUNIQUÉ NUMÉRO 4 DE ETA.

Les organes d’information espagnols, au service du Gouvernement fran­ quiste, ont entamé une nouvelle campagne de propagande à la suite de l’exécution de Carrero Blanco. Ainsi qu’il l’a déjà fait à plusieurs reprises, l’État espagnol s’efforce d’éta­ blir une relation entre l’ensemble de notre activité révolutionnaire, qui s’exerce en Euskadi-Sud ou sur le reste du territoire espagnol, et les réfugiés basques qui bénéficient de l’asile politique en Euskadi-Nord ou dans l’État français en général. Selon certains milieux officiels, le Gouvernement franquiste essaie d’ob­ tenir l’extradition de plusieurs réfugiés basques, qu’il accuse d’être directe­ ment responsables de l’exécution de « l’éminence grise » du régime, cela en dépit des preuves irréfutables par lesquelles plusieurs d’entre eux ont dé­ montré leur non-participation à l’attentat. La possibilité d’une telle expulsion est réelle : tout le monde connaît les étroites relations qui unissent les deux États. A plusieurs occasions, déjà, Paris a cédé aux exigences répressives du Gouvernement espagnol. Aussi, et bien que ETA combatte pour la liberté du peuple basque précisément afin de lutter contre le fascisme, il est probable que Pompidou et son Gou­ vernement céderont aux pressions du pouvoir franquiste. Il est évidemment impossible d’affirmer catégoriquement que les extraditions demandées seront accordées, mais on peut tenir pour assuré que l’État français ne restera pas longtemps insensible aux exigences franquistes : on doit dès lors s’attendre à des expulsions de réfugiés basques soit d’Euskadi-Nord, soit de tous les départements frontaliers, soit même de l’ensemble du territoire français. Cependant, les réfugiés n’ont aucun lien organisationnel avec ETA, qui ne déploie son activité, n’envisage la préparation et l’exécution de ses opé­ rations, qu’en Euskadi-Sud ou dans le reste de l’État espagnol. L’adminis­ tration française n’a jamais pu démontrer, à cette date, que ETA disposait de « bases » en Euskadi-Nord ou en n’importe quelle autre partie du territoire de l’État français. Nous affirmons au contraire que de telles « bases » n’exis­ tent que dans l’imagination du pouvoir dictatorial espagnol, qui par cette 165

manœuvre s’efforce d’une part de dissimuler la carence et l’inefficacité de ses services de sécurité, et d’autre part de pousser le Gouvernement français à prendre des mesures de représailles à l’encontre des réfugiés politiques basques. Nous appelons tous les démocrates, antifascistes et révolutionnaires du monde entier, nous appelons l’opinion publique internationale à une mobi­ lisation vaste et active contre les représailles qui menacent les réfugiés poli­ tiques basques. GORA EUSKADI ASKATUTA! GORA EUSKADI SOZIALISTA!

Euskadi, 28 décembre 1973 ETA (Euskadi Ta Askatasuna)

Déclaration d’août

Ainsi que je l’ai annoncé dans la préface, je reproduis ici la Décla­ ration d’août, largement diffusée par le commando « Txikia » aussi bien en Euskadi que dans le reste de l’État espagnol.

AUX RÉVOLUTIONNAIRES, DÉMOCRATES ET ANTIFASCISTES D’EUSKADI ET DU MONDE ENTIER

1. EUSKADI EST UN PEUPLE EN LUTTE POUR SA LIBÉRATION NATIONALE ET SOCIALE.

S’il existe un problème basque, c’est qu’il existe un peuple basque, spéci­ fique par rapport à ses voisins et qui, comme tel, a le droit de chercher des solutions spécifiques. Tout au long de son histoire, le peuple basque n’a cessé de réaffirmer sa volonté de libération nationale. La Révolution française de 1789 et le libéralisme du xix° siècle espagnol ont créé deux États centralisateurs, farouches adversaires des minorités nationales; notre peuple a été coupé en deux en 1841, lorsqu’on lui a imposé la frontière artificielle de la Bidassoa. Ses lois propres, reflet juridique d’une société précapitaliste, ont disparu pour faire place à une nouvelle législation, ne reflétant rien d’autre que la dépendance vis-à-vis des intérêts des grands capitalistes espagnols et français. L’oppression nationale basque est apparue de pair avec la pénétration du mode de production capitaliste. La bourgeoisie a aboli l’autonomie des provinces de Benabarra, Laburdi et Zuberoa, qui constituent Euskadi-Nord; l’occupation militaire de leur pays a contraint les Basques du Nord à se soumettre au centralisme du capi­ talisme français montant. Euskadi-Nord, tenu à l’écart du développement 167

économique de ce dernier, supporte les conséquences de ce système : la planification économique de l’État français, qui ne correspond pas aux intérêts du peuple mais à ceux des capitalistes, lui a attribué le rôle de « zone verte de vacances ». Les petites exploitations agricoles n’ont aucun dé­ bouché sur le marché français; le mais est presque devenu la culture unique et se vend à des monopoles qui ruinent les « basseritarras 1 ». Le pays se dépeuple. Abandonné sur le plan social et économique par la bourgeoisie parisienne, Euskadi-Nord agonise lentement. Le libéralisme bourgeois a entraîné pour Euskadi-Sud (Gipuzcoa, Bizkaia, Nafarroa, Araba), à travers les victoires militaires des guerres car­ listes, puis l’abolition du système juridique de l’autonomie basque (les « Fueros »), une intégration violente aux rouages politiques, économiques, sociaux et culturels de l’État espagnol. Celui-ci a concédé au capital euro­ péen, et notamment britannique, l’exploitation du minerai de fer basque. A l’ombre de cette activité s’est développée une industrie lourde, d’abord autour de Bilbao, et ensuite dans le reste des provinces de Bizkaia et de Gipuzcoa; peu rentable du point de vue économique, affligée d’un retard technique considérable, cette industrie a été mise sur pied par ses patrons à la seule fin de réaliser un maximum de bénéfices au sein d’un marché espagnol protégé par l’État. Ainsi s’est constituée la grande bourgeoisie basque moderne, qui s’est puissamment développée au début de ce siècle, dans les compagnies hydro­ électriques, les banques et la construction navale, en s’alliant très étroite­ ment aux grands propriétaires fonciers et aux financiers espagnols, ce qui a donné naissance au bloc oligarchique et oppresseur actuel, qui se comporte essentiellement vis-à-vis de la communauté basque comme l’ennemi déclaré de toute aspiration à la liberté nationale, aussi timide soit-elle. L’avènement de la IIe République (1931) entraîna pour Euskadi-Sud l’obtention du Statut d’Autonomie (1936); bien qu’il ne répondît pas à toutes les aspirations nationales de notre peuple, le Statut permit au moins de rendre patente la réalité du fait basque. La bourgeoisie a besoin, pour maintenir sa domination, d’un puissant appareil militaire et répressif, qu’elle n’hésite pas à utiliser lorsque le risque d’une révolution se fait plus menaçant; si ce risque est imminent, elle provoque la guerre civile pour établir, en cas de victoire, la plus épouvan­ table dictature militaire. Le soulèvement militaire du 18 juillet 1936 vit s’affronter d’une part les propriétaires fonciers, les banquiers et les indus­ triels, appuyés par une poignée de militaires issus de l’aristocratie et par la hiérarchie catholique, et d’autre part les démocrates, antifascistes et révo-

1. Petits agriculteurs. (N.d.T.) 168

lutionnaires des différents peuples de l’État espagnol, dont la défaite en­ traîna rétablissement du régime dictatorial fasciste de Franco, au service de la grande bourgeoisie espagnole.

Le régime fasciste est profondément réactionnaire; il ne connaît d’autre forme de dialogue que la force brutale et frappe avec une violence inouïe non seulement les révolutionnaires, mais même les démocrates les plus modérés. Aujourd’hui, le régime viole jusqu’aux libertés les plus élémentaires. Nous autres, travailleurs, n’avons pas le droit de nous associer pour nous aider mutuellement et nous défendre contre le capital, n’avons pas le droit de nous exprimer dans une presse autonome et dans des locaux indépen­ dants; nous ne bénéficions pas du droit de grève et nous voyons châtier comme subversive toute tentative de création de syndicats ou d’organisa­ tions politiques autonomes. Dans les conflits sociaux ouverts, les syndicats officiels, la police et la Guardia Civil sont toujours du côté des patrons; la presse, la radio et la télévision, lorsqu’elles parlent des conflits, le font toujours de manière à les défigurer; il n’est pas une seule institution offi­ cielle, et presque pas un seul organisme légal, qui ne soit au service d’une politique anti-ouvrière et anti-populaire. Toute la machine de l’État n’est qu’un impressionnant appareil de répression au service de l’oligarchie. L’attitude de la classe dominante est cohérente : sur le plan économique et social, elle traite le peuple par la répression et par le mépris de ses droits élémentaires; sur le plan de la personnalité nationale des peuples opprimés, elle a recours à une politique identique, et tout spécialement vis-à-vis du peuple basque. Par l’interdiction expresse de parler notre langue, Veuskara, par les châti­ ments honteux infligés aux garçons et aux filles, dans les collèges et les écoles, lorsqu’ils ne s’expriment pas correctement en espagnol du fait de leur milieu d’origine majoritairement bascophone, la bourgeoisie espagnole a systéma­ tiquement combattu la langue et la culture du peuple basque. En trente ans de franquisme, la langue basque a reculé davantage que pendant la période 1778-1863, qui couvre presque un siècle.

2.

ETA TENTE D’ASSUMER ET DE RÉSOUDRE LA DOUBLE PROBLÉMATIQUE DE LA CLASSE OUVRIÈRE BASQUE.

ETA est une organisation socialiste et révolutionnaire basque de libéra­ tion nationale. Nous sommes à la fois socialistes et nationalistes basques; notre objectif stratégique est la création d’un État socialiste basque dirigé par la classe ouvrière d’Euskadi, instrument de notre peuple tout entier pour 169

édifier une société basque sans classes. Dans un tel État, le pouvoir poli­ tique, social, économique et culturel doit être exercé pour et par le peuple basque; nous concevons par conséquent l’État socialiste basque comme une entité qui naîtra par la fédération, au niveau d’Euskadi-Nord et Sud, des comités ouvriers et des « Batzarres1 » de village et de quartier, où nous voyons les instruments du pouvoir révolutionnaire engendrés tout au long de leur lutte par les ouvriers et par le peuple basque. L’homme n’est pas quelque chose qui existe de façon abstraite, indépen­ damment des conditionnements de la réalité; au contraire, c’est un être bien concret, avec des intérêts et des problèmes bien concrets. NOUS SOMMES BASQUES, nous sommes des travailleurs de Euskadi, nous appartenons à une communauté nationale bien déterminée et qui se trouve dans une situation spécifique d’oppression nationale. Il n’est pas possible d’oublier ou de négliger l’aspect national de notre lutte en tant que classe ouvrière basque. Notre libération ne sera effective que si elle englobe la totalité de notre réalité, que si elle inclut chacune de nos facettes sans exception, l’ensemble complexe de notre réalité humaine de Basques et de travailleurs. Nous sommes partisans d’une culture socialiste basque, qui sera libéra­ trice en tant que négation des cultures bourgeoises et étrangères, et qu’affirmation de la personnalité nationale de classe du prolétariat d’Euskadi. Nous affirmons que le problème culturel du peuple basque ne sera pleinement résolu qu’avec l’euskérisation totale du peuple de Euskadi, en partant de la situation actuelle de trilinguisme et en la transformant de façon révolutionnaire afin d’atteindre l’objectif prévu. Il existe en Euskadi des travailleurs immigrés qui ne voient pas la nécessité de s’in­ tégrer pleinement à la réalité nationale basque et auxquels nous nous de­ vons à tout instant de faciliter une telle intégration. Quant à ceux qui choisiront légitimement de ne pas le faire, qui voudront continuer à être espagnols, galiciens ou français, il faut que tous leurs droits soient garantis, afin d’éviter la moindre discrimination ou inégalité au sein de la future so­ ciété basque. La bourgeoisie est l’ennemi principal des droits nationaux des peuples. De fait, l’oppression nationale est apparue comme un produit de la consoli­ dation du système capitaliste; cela implique que la solution du problème national passe nécessairement par la destruction du pouvoir bourgeois. Lutte de classe et problème national forment donc une unité ; notre lutte de libération se développe et s’inscrit dans une perspective révolutionnaire de classe.

1. Assemblées populaires traditionnelles, disparues en 1936 et remises en hon­ neur par ETA dans les années soixante. (fV.rf.T.) 170

Le capitalisme est un mode de production fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme; il existe une contradiction antagoniste entre nos intérêts de prolétaires et ceux de la bourgeoisie, contradiction qui ne peut se résoudre qu’à travers un processus de révolution socialiste. Les réformes élèvent le niveau de vie et la sécurité de la classe ouvrière, sans pour autant permettre la destruction du pouvoir de la bourgeoisie. Elles sont utiles dans la mesure où elles permettent à des millions de per­ sonnes de mener une vie moins pénible, mais elles ne sapent pas les bases du système. Nous devons extirper les racines mêmes de notre exploitation, nous devons briser un par un tous les rapports de production capitalistes. C’est pourquoi, dans notre lutte d’émancipation, nous nous battons dans le sens de l’abolition du travail salarié et de la propriété privée des moyens de production, jusqu’à l’édification d’une société sans classes. Nous ne concevons pas une Euskadi libre pour la bourgeoisie, nous sommes décidés à nous réaliser en tant que Basques dans une société libre de toute exploitation. C’est pourquoi nous sommes partisans d’un État socialiste basque. Nous sommes pour l’indépendance; nous croyons sincèrement que notre problème de travailleurs basques, de classe exploitée dans un tel contexte d’oppression et de division nationales, ne peut trouver de solution dans un cadre espagnol ou français. Certes, notre libération en tant que classe serait possible dans le cadre d’une France ou d’une Espagne socialistes. Mais, à notre avis, seule l’existence d’un pouvoir indépendant, c’est-à-dire seul un État socialiste basque, pourra garantir la solution de l’autre face du problème et notre libération en tant que membres d’une communauté natio­ nale opprimée : Euskadi. Naturellement, cette indépendance revêt dans son esprit un contenu socia­ liste : elle sera séparatiste par rapport à l’impérialisme et aux capitalismes espagnol et français ; et unioniste par rapport à tous les peuples du monde et spécialement à nos voisins immédiats. Par indépendance, nous entendons la création d’un système social basque, entièrement dirigé par notre peuple, et au sein duquel le degré d’union avec les peuples voisins sera fonction de l’étape historique; nous sommes partisans de l’abolition des frontières, dès qu’auront disparu les conditions qui permettent à un homme d’en ex­ ploiter un autre, ou à un peuple d’en opprimer un autre. Nous concevons notre lutte pour l’indépendance dans le cadre de l’unité des travailleurs du monde entier et en fonction des intérêts de la révolution socialiste. Nous sommes partisans de la LUTTE armée; ETA prétend développer une lutte armée directe contre l’appareil des États oppresseurs, en fonction des 171

intérêts de la classe ouvrière basque et de ceux du reste du peuple basque. L’oligarchie n’abandonnera pas sa position et ses privilèges sans résis­ tance; de fait, elle consacre des sommes de plus en plus importantes au maintien de l’ordre et à la création de corps répressifs hautement spécia­ lisés et dépourvus de scrupules. Ceux qui envisagent un changement sans violence semblent oublier tout ce qu’enseigne l’expérience quotidienne : l’oligarchie n’hésite pas un instant à lancer toute la puissance de son appa­ reil de répression sur les travailleurs et le peuple sans défense, chaque fois qu’elle considère que c’est nécessaire. Nous concevons la lutte armée comme la forme suprême de la lutte de la classe ouvrière. Notre libération comme classe et comme peuple ne sera possible qu’à travers l’insurrection armée du prolétariat et du reste du peuple d’Euskadi, selon une tactique révolutionnaire articulée avec celle des autres peuples qui composent l’État espagnol. Et c’est précisément pour cela que nous mettons sur pied dès maintenant une organisation armée dont l’ampleur croîtra progressivement à mesure de la radicalisation des luttes du peuple basque, jusqu’à la consolidation d’un appareil militaire capable d’offrir une alternative de pouvoir révolutionnaire à l’actuel régime d’ex­ ploitation et d’oppression. Certains, d’accord sur le papier avec la lutte armée, justifient leur pra­ tique réactionnaire actuelle en arguant que les conditions nécessaires au développement de la lutte armée ne sont pas réunies aujourd’hui; ceux qui pensent ainsi semblent ignorer d’une part que de telles conditions révolu­ tionnaires existent déjà (la meilleure preuve en est notre propre existence en tant que ETA), et d’autre part qu’elles ne se créent que dans la lutte elle-même. Bien que le renforcement de l’organisation armée soit indissociable de la politisation croissante des opprimés, la généralisation de la lutte armée ne surgira que comme le fruit d’une pratique continuelle. Essayer de l’étendre et de l’amplifier, telle est donc la tâche impérative de tous les révo­ lutionnaires. Aujourd’hui, notre lutte militaire présente deux aspects : au niveau tac­ tique, il s’agit de renforcer et de soutenir la dynamique de masse que déve­ loppent la classe ouvrière et le reste de notre peuple ; au niveau stratégique, il s’agit d’assurer peu à peu les bases nécessaires à la formation d’un dispositif armé aux mains des travailleurs et des couches populaires basques, qui soit capable d’affaiblir et d’abattre le support répressif de l’oligarchie en Euskadi. Il est clair que tout pas en avant dans la lutte armée entraîne un accroisse­ ment de la répression. Il est tout à fait possible que des groupes reculent en face d’une perspective aussi dure et aillent jusqu’à refuser de reconnaître la validité de toute stratégie militaire. Ces groupes, qui dès aujourd’hui 172

cherchent une justification théorique à leur impuissance révolutionnaire et, en guise d’argument, dénoncent la dynamique militaire comme « position intrinsèquement petite-bourgeoise », « aventurisme suicidaire », « stratégie tiers-mondiste » et ainsi de suite, ne se résigneront pas à reconnaître leur déchéance progressive en tant que révolutionnaires; ils durciront leurs cri­ tiques afin d’essayer de récupérer à leur profit un processus révolutionnaire (le nôtre) qui dès aujourd’hui commence à leur échapper.

3. QUELS ALLIÉS AVONS-NOUS EN TANT QUE CLASSE OUVRIÈRE BASQUE?

La contradiction principale de notre lutte révolutionnaire est celle qui oppose les classes populaires basques, avec à leur tête le prolétariat indus­ triel, et les bourgeoisies monopolistes espagnole et française; il existe des liens objectifs d’unité, des intérêts de classe communs (ce qui ne veut pas dire identiques), qui déterminent le caractère populaire et non purement prolétarien de la révolution en cours en Euskadi. Dans notre situation, cette communauté d’intérêts révolutionnaires est renforcée par l’existence d’une oppression nationale commune à la classe ouvrière et au reste des classes populaires, des couches sociales révolution­ naires : Arrantzales, Nekazarris \ employés de l’administration, petits pro­ priétaires, petits commerçants et industriels, étudiants, intellectuels et autres salariés. La Révolution populaire basque représente de ce fait la première phase de la construction du socialisme en Euskadi; une fois établi par cette révo­ lution, en remplacement de la soumission actuelle aux monopoles, le pou­ voir révolutionnaire populaire basque devra détruire complètement le pouvoir de l’oligarchie sur les plans économique, politique, social et cul­ turel, et entreprendre l’édification de la société socialiste basque. On ne peut concevoir la société future sans l’abolition des rapports poli­ tiques, économiques, sociaux et culturels oppressifs entre les hommes et les peuples; cette société se trouve en germe dans la nature socialiste des luttes actuelles. Si, aujourd’hui, la lutte révolutionnaire est menée de façon telle que certains des groupes qui y participent entretiennent avec les autres des rapports d’oppression, le triomphe de la révolution s’avérera incompa­ tible avec l’existence de tels groupes et d’une telle politique. En particulier, une des conditions indispensables de l’internationalisme est le respect de la particularité de chaque peuple. En ce qui nous concerne, nous exigeons 1 1. Respectivement : pêcheurs et agriculteurs. (N.d.T1)

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la reconnaissance du fait que le mouvement pour la libération du peuple basque en tant que tel, et par conséquent notre recours à une stratégie auto­ nome, sont des réalités révolutionnaires, que tous nos alliés doivent ad­ mettre et respecter. De notre côté, en même temps que nous exigeons le respect de notre caractère national particulier et de notre indépendance stratégique, nous autres travailleurs basques devons intensément travailler à faire comprendre aux travailleurs espagnols et français que notre lutte d’indépendance n’est pas dirigée contre eux. Nous condamnons par conséquent ceux qui préco­ nisent l’indépendance d’une Euskadi riche et puissante, armée jusqu'aux dents, prête à exploiter la force de travail d’immigrés sans droits politiques ni syndicaux et, sur le plan international, à exploiter une Espagne sousdéveloppée. Notre force militaire doit exclusivement servir à liquider l’oppression, en aucun cas à exploiter d’autres peuples ; notre potentiel écono­ mique doit uniquement contribuer à la création d’une société où non seule­ ment aucun homme ne pourra en exploiter un autre, mais où aucun peuple ne pourra profiter de sa richesse pour imposer à un autre un néo-colonia­ lisme. Il y a plus : la richesse qui existe en Euskadi est due en grande partie à la sueur de milliers de travailleurs immigrés. Si, pour les peuples espagnol et français, c’est un devoir internationaliste que de liquider toute inégalité culturelle et nationale du peuple basque, pour nous, travailleurs basques, c’est un devoir de même nature que de contribuer au développement d’une Espagne et d’une France socialistes. Notre condamnation du chauvinisme national basque va de pair avec celle du social-impérialisme de certains groupes espagnols et français. Pré­ tendre que la lutte pour l’indépendance nationale basque divise la classe ouvrière, c’est en réalité perpétuer un sentiment d’unité créé par la bour­ geoisie. La seule unité qui existe à nos yeux est celle des travailleurs basques avec les travailleurs espagnols et français, une fois extirpée toute forme de chauvinisme, une fois comprise et soutenue par eux notre lutte de libération nationale. Nous condamnons donc comme contre-révolutionnaires toutes les positions qui tendent à masquer ou à minimiser ce problème. Notre libération nationale et sociale en tant que classe ouvrière basque ne sera possible qu’à travers la coopération solidaire (et non la subordina­ tion) des efforts révolutionnaires de tous les opprimés et exploités à l’in­ térieur des États espagnol et français. Cela signifie, relativement à l’État espagnol, que les organisations antifranquistes qui veulent s’allier avec les ré­ volutionnaires basques ne peuvent nous imposer comme condition préalable de renoncer, fût-ce de façon temporaire, à notre combat pour la réunifica­ tion et l’indépendance nationales. Bien au contraire, ils doivent admettre la réalité de ce combat et sa compatibilité avec l’unité antifranquiste et 174

l’action révolutionnaire. C’est sur ces bases qu’il faut considérer la nécessité d’une coordination et d’un appui mutuel : les actions de masse et les grèves peuvent gagner en amplitude et en efficacité si elles éclatent simultanément et touchent la totalité du territoire de l’État. ETA, qui pratique la lutte armée et considère l’extension de celle-ci comme un principe stratégique, est particulièrement intéressée par l’appui mutuel de tous les groupes qui développent aujourd’hui une pratique ana­ logue ou qui le feront demain. La coordination des foyers de la lutte armée et l’extension de celle-ci pourrait alors se faire de manière solidaire et avec une efficacité accrue, en évitant les erreurs dues à l’isolement et à l’immatu­ rité, aussi bien que la concentration des forces répressives dans une région unique. L’unité antifranquiste doit donc se réaliser principalement à la base, dans la lutte de masse et dans la lutte armée. Nous n’oublions pas, cependant, les différentes solutions de remplacement par rapport au régime, que nous sommes susceptibles de soutenir à différents degrés. Les révolutionnaires basques que nous sommes luttent contre toute forme d’oppression, contre l’oppression nationale et contre l’exploitation capitaliste. C’est précisément pour cela que nous sommes partisans d’un État socialiste basque. La seule force qui nous y pousse, c’est la conviction pleine et entière qu’aucun autre moyen ne fournira la réponse correcte au problème de notre existence de travailleurs basques exploités en tant que classe, opprimés et divisés en tant que peuple. GORA EUSKADI ASKATUTAl GORA EUSKADI SOZIALISTA! PROLÉTARIAT ET PEUPLES OPPRIMÉS DU MONDE ENTIER, UNISSONS-NOUS.1

Commando « Txikia » de l’organisation ETA (Euskadi Ta Askatasuna)

Document du commando « Txikia » Document rédigé par le commando « Txikia » tout au long des discussions.

Ce livre ne serait pas complet si, avant de finir, on ne passait en revue (fût-ce de façon brève et nullement exhaustive) les positions, par rapport à l’exécution de Carrero Blanco, des divers partis politiques et personnalités de l’opposition qui développent une activité sur le territoire de l’État espa­ gnol.

1. Examinons tout d’abord la position de Luis Maria Leizaola, président du Gouvernement basque en exil depuis la mort de José Antonio Aguirre, et membre ancien et influent du Parti nationaliste basque. Immédiatement après la publication du premier communiqué de l’ETA dans lequel notre organisation revendiquait l’exécution de Carrero Blanco, M. Leizaola rendit public à son tour un communiqué dans lequel il contes­ tait notre responsabilité, en s’appuyant sur deux séries de raisons : à) Un acte aussi violent qu’un assassinat prémédité et parfaitement organisé répugne à la nature même de l’homme basque; il est donc impossible que ETA ait joué un rôle dans l’exécution du président du Gouvernement franquiste. b) Si ETA avait été l’auteur de cette exécution, M. Leizaola, en tant que président du Gouvernement basque en exil, et de ce fait principal repré­ sentant politique du peuple basque, aurait été au courant de l’événe­ ment; or, il ne l’était pas. L’analyse de ces deux points est très importante pour comprendre le véri­ table caractère du Gouvernement basque, car toute cette institution porte la responsabilité des paroles de son président : a) Historiquement, le premier argument a lourdement pesé sur les travailleurs et sur l’ensemble des couches populaires basques. Nos 176

pères ont vieilli en se repentant de leur « bonté » passée et d’un refus de la violence auquel ils ont dû d’être finalement écrasés. Il faut que nous comprenions, une bonne fois pour toutes, que contre la bourgeoisie et son appareil de pouvoir dans l’État espagnol (la dictature franquiste), la résistance passive ou la violence strictement défensive1, ne sont en 1. II est nécessaire ici, pour définir ce que nous entendons par violence défensive, de distinguer trois formes de violence : a) Violence défensive : c’est le cas de la fusillade de Galdakano il y a deux ans. Un groupe de militants tue un agent de police et un garde civil au moment où, avec d’autres policiers, ceux-ci essayaient de les arrêter. C’est l’équivalent de ce qu’on appelle communément légitime défense. b) Violence de représailles : la police blesse et arrête un militant à Pamplona et, à la suite de cela, un commando abat, à Azpeitia, le responsable du Service d’investi­ gation politico-sociale de la Guardia Civil dans ce secteur. Un des objectifs est d’avertir les forces répressives de l’État que chaque coup qu’il assène à l’organi­ sation entraînera une dure riposte de la part de celle-ci. Il est fort probable que cela amènera les forces répressives à y regarder à deux fois avant d’exercer leurs fonc­ tions. Ce type de violence peut être considéré comme relevant de la défense orga­ nisationnelle. L’exécution de Carrero Blanco, comme on l’a déjà expliqué dans ce document, ne correspond pas exclusivement, ni même fondamentalement, à ce type de vio­ lence; mais du fait qu’elle a été réalisée peu après l’assassinat de plusieurs de nos camarades, on pouvait très bien penser que c’était le cas; c’est pour cette raison que M. Leizaola, dans ses déclarations, nous refuse implicitement la possibilité d’utiliser cette forme de violence et que, se référant aux normes juridiques du droit bourgeois, il ne reconnaît comme licite « pour les Basques » (il ne parle pas des autres peuples) que la violence comprise dans le concept de légitime défense. c) Violence offensive : c’est la pratique qui découle des nécessités qu’impose toute stratégie tendant à obtenir la défaite de l’ennemi. Elle inclut les formes précé­ dentes de violence, dont la fonction est tactique, et leur adjoint des formes nou­ velles. C’est dans ce cadre que s’inscrit fondamentalement l’exécution de Carrero Blanco. L’oligarchie espagnole n’essaie pas seulement d’emprisonner ou d’abattre les militants révolutionnaires, elle pratique la violence contre le peuple basque en l’exploitant et en l’opprimant, de façon méthodique et conforme à sa propre stra­ tégie. C’est seulement par une conséquence de ce fait qu’il faut au peuple une stra­ tégie de libération qui inclut nécessairement, si l’on veut qu’elle obtienne des succès, la pratique de la violence offensive. En bref, la condamnation de toute forme de violence populaire relève de la plus grossière bêtise et démontre clairement l’incapacité de ses auteurs à sortir des pers­ pectives idéologiques de la classe exploiteuse. Les peuples ne pratiquent pas la violence pour le plaisir, ils y sont poussés par la pressante nécessité de conquérir un droit dû à tout homme, le droit à la liberté dans les rapports sociaux. La vio­ lence populaire apparaît uniquement comme une réponse à l’oppression et, quelle que soit sa forme (de légitime défense, de représailles ou offensive), elle est toujours défensive face à la violence institutionnalisée de la classe exploiteuse, et par consé­ quent absolument légitime. Refuser au peuple basque, comme le fait M. Leizaola, la possibilité d’utiliser la violence sous n’importe quelle forme, équivaut à lui refuser la possibilité de se libérer; et qui fait preuve d’un tel comportement ne mé­ rite pas d’autre qualificatif que celui de traître. 177

elles-mêmes d’aucune efficacité. La bourgeoisie (de même que les classes possédantes qui l’ont historiquement précédée) a institutionnalisé la violence, sous la forme de l’exploitation dans les rapports socio-éco­ nomiques et de l’oppression dans les rapports culturels et politiques. Les intérêts de l’oligarchie et des secteurs pro-monopolistes de l’État, d’une part, ceux des travailleurs et des autres couches populaires (anti­ monopolistes), d’autre part, sont directement opposés; et une telle contradiction ne peut se résoudre que moyennant la destruction défi­ nitive de l’une des deux parties 1 en présence : l’oligarchie, minoritaire et pratiquant la discrimination, est appelée à disparaître avec ses alliés, car elle a maintenant largement rempli le rôle que l’histoire lui avait confié. Cette lutte ne connaît pas de normes « morales » ou autres qui la réglementeraient. La résistance passive, la violence défensive, peu­ vent être des instruments tactiques à utiliser; mais une fois que la vio­ lence a été institutionnalisée par la classe exploiteuse, nous devons conce­ voir notre stratégie dans les mêmes termes, si nous voulons voir nos efforts couronnés de succès. Pour atteindre la victoire, dans n’importe quel affrontement, il faut avoir l’initiative à tous les niveaux de la lutte, et la violence n’est rien d’autre que le niveau le plus élevé, le niveau décisif en dernière instance. Les paroles de M. Leizaola ne sont que l’expression de l’orientation culturelle humaniste et petite-bourgeoise qui préside à la politique du PNB depuis déjà de nombreuses années, si ce n’est depuis toujours, et qui n'a d’autre effet que de détourner certaines couches populaires (heureusement de plus en plus réduites) de l’unique voie possible pour atteindre ses objectifs. b) Même si M. Leizaola n’avait pas donné d’autres preuves de son abandon de la lutte pour la libération socio-économique, politique et culturelle du peuple basque, la phrase que nous venons d’analyser

1. Dans le but d’éviter des erreurs d’interprétation, nous devons préciser que ETA approuve l’analyse suivant laquelle la lutte de classes en Euskadi revêt actuellement la forme d’un affrontement entre l’oligarchie monopolistique espa­ gnole et le peuple basque, ce dernier concept incluant la classe ouvrière et l’en­ semble des couches ou des catégories sociales d’Euskadi dont les intérêts sont anti-monopolistes. Mais la reconnaissance de ce fait n’implique pas que ETA représente et défende les intérêts de tout le peuple basque, sauf dans des périodes et dans des cas concrets où ceux-ci coïncident pleinement avec ceux de la classe ouvrière, la seule que ETA prétende représenter et défendre, en tant que la classe la plus exploitée, la plus opprimée, la plus nombreuse et la seule capable, par sa situation historique, de faire progresser la société basque en y éliminant tout anta­ gonisme national de classe et toute exploitation de l’homme par l’homme, sous n’importe quelle forme que ce soit. 178

suffirait à le caractériser comme un traître. Cependant, autant lui que le Gouvernement basque en général ont fait preuve, tout au long de ces dernières années, d’une telle absence d’activité et d’un tel éloignement par rapport aux véritables intérêts du peuple basque, que le moindre doute à leur égard apparaît totalement déplacé. Le Gouvernement basque n’est plus que le fantôme d’une institution qui a désormais rempli son rôle historique et qui ne pourrait ressusciter aujourd’hui que grâce à une manœuvre de l’oligarchie espagnole en vue d’intégrer le peuple basque dans le système monopoliste, manœuvre à laquelle devraient participer certaines organisations réformistes espagnoles. Autrement dit, la seule fonction que le Gouvernement basque puisse remplir dans le présent est celle d’instrument de la classe exploiteuse, et encore, uniquement dans le cas où celle-ci déciderait de remplacer la dictature fasciste par un système politique doué d’une plus grande capacité de manœuvre face aux initiatives populaires. Mais pour que l’oligarchie puisse lui assigner un tel rôle, il serait nécessaire que le Gouvernement basque démontre qu’il est capable d’assimiler toutes les autres forces patriotiques, parmi lesquelles on ne peut éviter de nous compter. A ce qu’il semble, M. Leizaola s’imagine avoir atteint cet objectif, et cela explique la seconde des raisons sur lesquelles il se fonde pour affirmer que ETA ne peut pas être l’auteur de l’exécution de Carrero Blanco. Peut-être est-il nécessaire de rappeler que ETA s’est définie comme organisation révolutionnaire socialiste basque de libé­ ration nationale, et qu’elle prétend mener une action en rapport avec cette définition; qu’elle n’a jamais reconnu l’autorité, encore moins le paternalisme du Gouvernement basque, qu’elle considère comme il vient d’être dit; et enfin qu’elle n’admettra jamais d’autre autorité que celle d’un Gouvernement populaire révolutionnaire dirigé par la classe ouvrière d’Euskadi. Voyons maintenant la suite des événements. Dès que le communiqué de M. Leizaola fut porté à la connaissance de ETA, celle-ci envoya une délé­ gation officielle pour lui demander de rectifier ses déclarations. Il s’y refusa, au terme d’une violente discussion dans laquelle il manifesta un véritable infantilisme dialectique; c’est ainsi que, pour justifier son refus, il en vint à dire aux membres de la délégation : « Étiez-vous à Madrid pour voir l’attentat? Non? Alors, comment savez-vous qu’il est l’œuvre de votre orga­ nisation? Moi, quand j’ai dit que ce n’était pas nous qui avions détruit Guernica, on ne m’a pas cru. » C’est à croire qu’il est nécessaire de visiter la Chine avant d’affirmer qu’on y cultive du riz. Quant à Guernica, c’est ici le lieu d’appliquer le proverbe : « A quelque chose malheur est bon. » Immédiatement fut envoyée une seconde délégation, accompagnée de 179

deux membres du PNB pour garantir l’appartenance de ses membres à l’organisation ETA. Cette délégation obtint de Leizaola qu’il signe la décla­ ration suivante, rédigée en français : « A la sollicitude de représentants de l’organisation basque ETA, je tiens à préciser que ladite organisation revendique, conformément au communiqué qu’elle a diffusé, être l’auteur de l’attentat qui a causé la mort du chef du Gouvernement de Madrid, l’amiral Carrero Blanco; que ladite organisation ne figure pas parmi celles qui soutiennent le Gouvernement basque établi en 1936, et qui continue en fonction en exil, n’existant aucun lien entre l’une et l’autre. Fait à Paris, le 22 décembre 1973. Luis Maria Leizaola l. » Cette déclaration, qui devait être publiée intégralement, fut portée par la délégation de ETA au quotidien France-Soir qui, pour des raisons in­ connues (on ne doit pas exclure la possibilité de démarches de la part du Gouvernement basque), la publia en l’amputant de sa seconde partie et en donnant sur la première des explications mystifiantes.

2. Sans aucun doute, la position du PCE mérite une attention particulière; on la trouve exprimée dans la déclaration du Plénum de son CE et dans celle de son président Santiago Carrillo, publiées dans la revue Mundo Obrero du 29 décembre 1973. Étant entendu que notre texte vise seulement à étudier la position des diverses forces de l’opposition face à l’exécution de Carrero Blanco, et ne prétend pas être une analyse complète de leur ligne politique, nous nous contenterons d’en citer deux extraits, quoique, à vrai dire, la faux de la critique ne trouverait rien à épargner dans toutes ces déclarations : « Nous sommes opposés à l’attentat individuel, parce que nous consi­ dérons qu’il ne constitue pas une solution, qu’il n’ouvre aucune pers­ pective et qu’il peut être, en revanche, un obstacle au développement de la lutte du peuple, de la lutte des masses qui seule comporte une possibilité de solution. » (Déclaration du Plénum du CE.) Cette thèse théorique est aussi vieille que la trahison des textes de Marx et de Lénine par beaucoup de gens qui s’auto-proclament marxistes-léninistes, 1. L’édition en espagnol du présent ouvrage comporte une copie de ce docu­ ment. (N.d.E.) 180

mais qui dans la pratique ne sont rien d’autres que de vulgaires réformistes. Aucune forme de lutte, aucune action minoritaire ou de masse n’est intrin­ sèquement mauvaise; tout dépend de leur degré d’adéquation au processus révolutionnaire dans lequel elles s’inscrivent. L’action pour l’action, c’est de l’aventurisme. La subordination du travail d’organisation, d’élévation du niveau de conscience et de lutte des masses ouvrières, à l’activisme minoritaire, c’est le signe certain d’une idéo­ logie petite-bourgeoise, qui fonde ses espérances sur l’audace et l’intrépi­ dité d’un groupe restreint d’hommes triés sur le volet, et qui méprise le potentiel révolutionnaire des masses ouvrières, seules capables de mener à son terme la révolution socialiste. Mais il existe un troisième type d’action minoritaire dont le contenu est fondamentalement différent, et même directement opposé à ces deux pre­ miers types. C’est celui qui vient en aide au travail d’organisation, d’éléva­ tion du niveau de conscience et de lutte des masses, et facilite la marche de celles-ci vers le pouvoir. Traiter comme le fait Carrillo le problème de l’action minoritaire est aussi schématique que de dire que la pluie est mauvaise. La pluie peut être bonne ou mauvaise, cela dépend des conditions dans lesquelles il pleut et des effets que cette pluie produit. La même pluie qui provoque une inondation en ville, avec tout son cortège de malheurs, peut servir à fertiliser un champ qui menaçait de rester stérile à cause de la sécheresse. Quand on juge la ligne politique d’une organisation, on peut dire, comme le fait Carrillo, que l’attentat individuel n’est pas une solution; cependant, l’interviewer ne lui demandait pas son avis sur la ligne politique de ETA mais, plus concrètement, sur l’exécution de Carrero Blanco, et sa réponse aurait dû être centrée là-dessus. Mais cela l’aurait obligé à développer une critique de l’action, et le temps est bien révolu où de telles méthodes de réflexion étaient utilisées par le PC : il est sans aucun doute plus commode, à court terme, de s’appuyer sur des dogmes; aussi Carillo a-t-il préféré éluder la question et se réfugier sur un autre terrain, en utilisant un cliché abstrait. Une action politique, et en particulier un attentat individuel, n’est ja­ mais neutre, elle peut soit favoriser soit gêner l’ascension des masses vers le pouvoir, et c’est en partant de ce principe qu’on doit en faire la critique dans chaque cas. Certes, un attentat individuel (ou même cent attentats) ne constitue pas en lui-même une solution complète aux pro­ blèmes des masses exploitées; mais peut-il aider à atteindre une telle solu­ tion? Carrillo nous répond à ce propos, en contradiction flagrante avec ses paroles précédentes : « L’attentat individuel... peut être un obstacle au développement de la lutte du peuple, de la lutte des masses... » 181

Remarquons qu’il ne dit pas « est un obstacle », mais simplement « peut être un obstacle », ce qui laisse entendre qu’il y a des cas où ce n’en est pas un; et, si l’on admet qu’aucune action n’est neutre, toutes celles qui ne sont pas des obstacles apportent au contraire une aide, ce qui les justifie plei­ nement.

C’est-à-dire qu’implicitement, Carrillo reconnaît avec nous qu’un attentat individuel peut être positif; mais alors, pourquoi cette condamna­ tion de l’attentat individuel en général? S’il avait répondu à la question concrète que lui posait son interlocuteur, il aurait évité de tomber dans une contradiction de taille. Mais la question que lui a éludée, le Plénum du CE y répond : « Compatriotes ! Notre pays entre dans une phase critique, dont personne ne peut mini­ miser l’importance ni les conséquences. La crise du régime dictatorial qui est longtemps restée larvée, a brusquement éclaté avec la mort de l’amiral Carrero Blanco. Ce qui ressort à l’évidence, c’est que la crise du pouvoir est ouverte. L’appareil d’État reste debout, mais le système politique qui dirige cet État tombe en chute libre. » Après ces paroles, qui oserait dire que l’exécution de Carrero Blanco a été négative? Nous ne pensons pas que l’on puisse imaginer un système politique plus cruel et plus répressif que le fascisme 1 ; par suite, sa chute

L Certains pourraient peut-être alléguer que la mort de Carrero Blanco pouvait servir de prétexte à un coup de main de l’extrême droite qui, en prenant le pouvoir de cette manière, aurait poussé jusqu’au bout le durcissement du régime fasciste. De fait, les rumeurs selon lesquelles une tentative de ce genre aurait existé de la part du directeur général de la Guardia Civil, le lieutenant Iniesta Cano, pourraient bien avoir un fondement. Mais de quelle base sociale l’extrême droite peut-elle disposer aujourd’hui dans l’État? Son arrivée au pouvoir pourrait rejeter dans l’opposition politique certains secteurs de l’oligarchie, sceptiques quant à l’adéquation du fascisme à la situation, et que les impératifs économiques poussent davantage vers une certaine libéralisa­ tion que vers un durcissement. En somme, un régime politique d’extrême droite pourrait provoquer rapide­ ment un nouveau coup d’État, pour lequel la fraction libérale de l’oligarchie aurait besoin d’un certain appui populaire, ce qui, d’une certaine manière, hypo­ théquerait son action vis-à-vis du peuple et ouvrirait à celui-ci de grandes possi­ bilités révolutionnaires. Et, de fait, l’extrême droite n’a pas même disposé de forces militaires suffi­ santes pour prendre le pouvoir. 182

vertigineuse doit forcément peuples de l’État espagnol 1.

avoir

des

conséquences

positives

pour

les

« ... Il ne s’agit aucunement de menace. Mais, en effet, même si les choses en viennent là, nous ne renoncerons jamais à la liberté. La vio­ lence dans la lutte de masse peut finir par s’imposer comme une né­ cessité et, si la lutte se place sur ce terrain, s’il n’y a pas d’autre voie, nous prendrons celle-là. Ce sera plus dur, plus douloureux et plus long. Nous faisons tout notre possible pour l’éviter. Et nous appelons tous, sans distinction, à l’éviter... » dit Carrillo ailleurs dans ses déclarations. Et c'est là le fondement de son anathème à l’égard de tout attentat individuel. Il croit encore possible que le maître allonge un peu la chaîne qui attache ¡’esclave si celui-ci se montre docile, quoique sournoisement menaçant. Ce qu’il ne semble pas arriver à comprendre, et que pourtant l’histoire a confirmé par des expériences successives, c’est que la docilité de l’esclave ne lui sert qu’à rester ligoté; et qu’aucune classe sociale exploitée n’a obtenu quelque chose qu’elle reven­ diquait autrement que grâce à une lutte brutale, en l’arrachant par la force à la classe exploiteuse. Par conséquent, faire dépendre l’élimination du fascisme du dialogue et de la convergence d’intérêts des différentes couches sociales de l’État équi­ vaut à ensemencer un terrain non labouré; cela ne peut donner aucun fruit. Pour que le système fasciste cède le pas à un autre, plus démocratique, il serait nécessaire que l’oligarchie le désire elle aussi. Or celle-ci ne désirera semblable chose que lorsque tout un ensemble de raisons économiques, politiques et autres l’y obligeront. Certains pensent que l’oligarchie a besoin d’une ouverture démocratique,

1. Aux conséquences politiques déjà citées, on pourrait opposer la paralysie de la mobilisation des masses qui devait se produire lors du procès 1001. Mais qu’y a-t-il de réel dans une telle objection? Le secteur des commissions ouvrières contrôlé par le PCE a procédé à un son­ dage en appelant à une journée de lutte pour le 12 décembre, pour laquelle il ajoutait d’autres raisons de lutte, telles que la cherté de la vie, le blocage des salai­ res, etc. Le résultat, nous le connaissons tous, a beaucoup laissé à désirer, et n’a guère consisté qu’en quelques débrayages. Un tel résultat n’est d’aucune manière imputable aux peuples de l’État espagnol, qui ont longuement montré au cours de ces dernières années leur grande combativité, par des mobilisations spontanées; au contraire, un tel résultat est logiquement ce qu’obtiennent ceux qui s’en tien­ nent au réformisme et mettent tous leurs efforts à détourner les peuples de la voie correcte. Ainsi donc, l’exécution de Carrero Blanco n’a pas pu paralyser un mouvement qui n’avait aucune possibilité de se mettre en marche à ce moment-là. Son bilan est largement positif.

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par suite de l’urgent besoin qu’elle a de s’intégrer au Marché commun européen, et que c’est là une raison fondamentale. Mais ils oublient qu’au­ cun marché capitaliste (et moins que tout autre la Communauté européenne, à laquelle la technique espagnole n’a dans l’ensemble pas grand-chose à offrir) n’aurait pu produire la surexploitation de la classe ouvrière sans agiter l’ombre du système fasciste. Il est possible que l’oligarchie essaie de démocratiser son système d’ex­ ploitation, en vue de maintenir des privilèges de classe menacés par la pression populaire contre le fascisme. En tout cas, seule la lutte du peuple peut labourer le champ politique et le préparer à recevoir la semence de la démocratie bourgeoise. Et, même ainsi, il est peu probable que celle-ci donne des fruits car, du xvme siècle à nos jours, le terrain est devenu très rocailleux. Le fascisme n’est pas, comme certains semblent le penser, un système politique pré-bourgeois mais, bien au contraire, l’envers de la répu­ blique démocratique bourgeoise. De toute manière, même si l’on ne croit guère à sa possibilité, il n’y a aucun obstacle à ce que la revendication d’un système démocratique bourgeois vienne s’intégrer au programme poli­ tique minimum de la classe ouvrière; au contraire, cela conviendrait à l’objectif d’assimilation des couches non ouvrières des forces anti-monopo­ listes. Mais il faut avoir présent à l’esprit qu’aucune concession démocra­ tique ne sera obtenue de l’oligarchie autrement que par une lutte incessante et toujours plus intense de la part du peuple tout entier; et que cette lutte a besoin aussi bien des actions de masse que des actions minoritaires, surtout si ces dernières apportent un soutien et créent des conditions plus favorables au développement des premières. La liberté n’a jamais été une concession de la classe exploiteuse aux exploités, mais toujours un droit arraché aux exploiteurs; et la seule ma­ nière d’obtenir ce droit a toujours été la force. Il ne suffit pas de dire : « Si tu ne me donnes pas la liberté, je lutterai », il y a longtemps que les mots ont cessé de faire peur à l’ennemi et qu’il s’agit de lutter dans les faits. La vio­ lence dans la lutte de masse n’est pas « ce qui peut finir par s’imposer comme une nécessité », mais constitue dès aujourd’hui une nécessité urgente; c’est le devoir des avant-gardes révolutionnaires de la comprendre et d’aider le peuple à la comprendre, à s’organiser de telle sorte qu’il puisse commencer à y répondre jusqu’au triomphe final. « ... la main qui en a décidé ainsi n’est même pas connue; en tout cas, elle est celle de professionnels expérimentés et couverts par le pouvoir; il ne semble pas que ce soit celle des amateurs qui, de manière irres­ ponsable, revendiquent la paternité du fait, aidant ainsi à en protéger les auteurs véritables... » (Extrait de la déclaration du Plénum du CE.) 184

« ... Quand nous avons dit que l’attentat contre Carrero Blanco était l’œuvre de professionnels et non d’amateurs, c’était sans aucune inten­ tion péjorative envers ETA. Nous voulions souligner que cet attentat porte davantage la marque de certains services spécialisés que d’une organisation dont les moyens et les possibilités sont limités... » « Tout se passe comme si, en choisissant la date du 20 décembre, date du procès contre les dirigeants des commissions ouvrières, et en accu­ sant ETA, il s’agissait de couvrir la main qui a réellement préparé l’attentat, main qui ne semble pas appartenir à la gauche... » (Déclarations de Santiago Carrillo.) Comme le dit un dicton populaire, « qui se ressemble, s’assemble ». Ce qui s’est passé là ne devrait étonner personne. Par différentes voies, le Gou­ vernement basque et le PCE sont arrivés à la même conclusion : ETA n’a pas pu être l’auteur de l’exécution de Carrero Blanco. Cela signifie que le chemin de la trahison (comme celui de la révolution) est unique dans son essence, malgré tous ses méandres, et qu’il finit par réunir tous ceux qui l’empruntent. Si les dirigeants du PCE maintenaient la moindre réelle liaison avec le peuple, ils auraient pu faire preuve de la même intuition que beau­ coup de leurs militants de base, qui ont admis comme logique le fait que ETA ait exécuté Carrero Blanco. Mais il y a longtemps que les carrillistes ont cessé de ressentir les choses avec le peuple, et c’est cela qui les a conduit à soutenir une position aussi ridicule que celle de Leizaola et, s’il se peut, encore plus impopulaire. C’est que jamais on n’a exprimé en aussi peu de paroles un aussi profond mépris de la capacité révolutionnaire d’un peuple que ne l’a fait la direction du PCE à l’égard de notre peuple et de tous les peuples de l’État espagnol. Un ancien officier de l’OAS, un ex-sergent de la Légion française, un spécialiste de l’IRA, un ingénieur des mines, un spécialiste d’électricité, un spécialiste d’optique : tous ces messieurs auraient été nécessaires, d’après la presse officielle et les militaires fascistes, pour exécuter Carrero Blanco ; et la direction du PCE, Carrillo en tête, de répéter ces sottises. Il est logique que le régime fasciste fasse des déclarations de ce type : il lui faut justifier d’une manière ou d’une autre l’exécution de dirigeants dans le quartier de Madrid le plus étroitement surveillé par les divers services de police. Mais la direction du PCE, quelle excuse peut-elle avoir? Il est inutile d’en chercher, il n’y en a aucune. Son mépris envers le peuple va jusqu’à le considérer incapable de creuser un petit tunnel, d’installer un explosif, de tendre un câble et d’appuyer sur un interrupteur. Il est parfaitement logique qu’avec une telle vision du peuple, on prêche le pacifisme et la « réconciliation na­ 185

tionale »; mais alors, si on le considère comme incapable de faire des choses aussi simples, comment peut-on le considérer comme capable de faire une révolution? Faire une révolution socialiste signifie, de la part de la classe ouvrière, détruire un État bourgeois, construire un État prolétarien, prendre en main la direction économique, culturelle et politique d’un pays. Comment une classe ouvrière incapable de préparer et de réaliser une explosion pourrait-elle prendre la responsabilité de tâches aussi compliquées? Cependant, et pour être juste, nous devons reconnaître qu’aucun membre de la direction du PCE ne connaît probablement les rudiments de la tech­ nique des explosifs. Peut-être ne savent-ils pas non plus que creuser un tunnel de quinze mètres est à la portée de n’importe quel homme aux facultés phy­ siques pas trop diminuées; qu’il suffit de dix minutes pour apprendre à mettre en place un explosif tel que celui utilisé rue Claudio Coello; que tendre un câble est à la portée d’un enfant, dès lors qu’il dispose d’une échelle; que pour mettre à feu un détonateur, il suffit de l’impulsion que donne à un homme opprimé la nécessité de se libérer. Mais tout cela, loin d’être une excuse, constitue une accusation très grave pour un parti qui se dit révolutionnaire mais qui, par son ignorance des techniques de la lutte armée, démontre qu’il a depuis longtemps cessé de considérer le recours à la violence armée comme une nécessité. D’autre part, même si la technique nécessaire à l’exécution de Carrero Blanco avait été plus complexe, les peuples n’ont-ils pas démontré, tout au long de l’histoire, qu’ils étaient capables de pallier leurs insuffisances, du point de vue de la technique conventionnelle, par leur courage et par une inépuisable imagination créatrice? Comment est-il possible qu’un groupe marxiste, conscient du fait que la classe ouvrière est créatrice de tout ce qui existe, la considère comme incapable de faire une chose aussi simple? C’est que la direction du PCE n’a de marxiste que l’étiquette; il y a longtemps qu’elle a oublié le véritable contenu du marxisme. Carrillo n’a pas à s’excuser auprès de ETA : nous savons déjà depuis longtemps à qui nous avons affaire. Demandez plutôt pardon aux peuples de l’État espagnol, et essayez de ne pas les mépriser à nouveau, car ce n’est pas vous mais eux qui feront la révolution. Il ne suffit pas de dire qu’ils sont maintenant majeurs, il faut savoir le reconnaître dans la pratique. Les paroles du PC démontrent, tout comme celles de M. Leizaola (bien que sous un autre aspect), une totale incapacité à s’extraire des schémas mentaux de la bourgeoisie; et, involontairement, elles renforcent activement le mythe selon lequel les masses seraient incapables d’atteindre le niveau technique nécessaire à la réalisation d’actions révolutionnaires comme celle-ci, mythe qu’il est indispensable de détruire aux yeux du peuple pour lui montrer que la forteresse de l’État bourgeois n’est pas inexpugnable, que la révolution est possible. Il est temps de comprendre que la révolution n’est pas une 186

affaire de professionnels ou d’amateurs, mais bien la seule solution au besoin pressant qu'ont les peuples de se libérer; et les peuples ont toujours su ré­ pondre aux nécessités devant lesquelles ils se trouvaient.

3. Pour finir, jetons un coup d’oeil sur les positions des groupes nés des différentes scissions de ETA1, au long de son histoire brève mais agitée : VIe Assemblée (et non pas ETA-VIe Assemblée, comme ils se définissent eux-mêmes) —, aujourd’hui fusionnée avec la LCR — et le Mouvement communiste d’Espagne (MCE); vu la teneur identique de leurs critiques, elles peuvent être traitées dans un même chapitre. VIe Assemblée se livre à une dure critique de la position des partis révi­ sionnistes et justifie moralement l’action : « ETA-VI — LCR soutient l’exécution de l’assassin Carrero Blanco en tant qu’acte légitime de représailles de la part de ETA-V, qui répond à l’assassinat de six de ses militants au cours de ces dernières années. » (Zutik, n° 62, janvier 1974.) Merci beaucoup; mais nous tenons à rappeler que ce n’est pas unique­ ment, ni même essentiellement pour venger les militants assassinés que ETA a exécuté Carrero Blanco. D’autre part, ce que la classe ouvrière sollicite et attend de son avant-garde, ce n’est pas un jugement moral, mais une appré­ ciation de la valeur politique d’une action. Cette question, la LCR-VIc Assemblée l’élude habilement, au moyen de force contorsions dialectiques. Examinons cela à travers ses déclarations ; « Mais ni notre estimation quant au caractère juste et légitime des repré­ sailles de ETA-V, ni notre constatation des signes de joie que l’exécution de Carrero a fait naître dans les masses, ne nous font oublier notre position très ferme à l’encontre des illusions que l’activisme minori­ taire en général, et cet attentat en particulier, peuvent faire naître dans la classe ouvrière et dans certaines franges de son avant-garde.

1. Lors de la Ve Assemblée de ETA (décembre 1968-février 1969), un groupe s’en détacha pour prendre le nom de ETA-Berri (nouvelle ETA). Ce groupe, qui prit ensuite les noms de Kommunistak, puis de Mouvement communiste espagnol, prône la subordination de la lutte nationale basque à la lutte d’ensemble contre l’État espagnol. En septembre 1969, la VIe Assemblée fut marquée par une nou­ velle scission. Le groupe scissionniste fusionna par la suite avec la Ligue commu­ niste révolutionnaire, liée à la IVe Internationale (trotskiste), devenant ainsi une organisation espagnole, dont l’organe basque a conservé le même nom que l’organe de ETA (Zutik). (N.d.T.)

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S’il est bien certain que, dans une période de maturation pré-révo­ lutionnaire telle que la période actuelle, l’exécution du président du gouvernement peut amener des effets propres à stimuler le mouvement, il est également certain qu’elle peut faire naître des illusions quant aux voies à suivre pour préparer, sur le plan politique et organisationnel, la classe ouvrière à lutter pour le renversement de la dictature. En d’autres termes (et indépendamment du fait que ETA-V partage ou non cette conception), ce n’est pas par la liquidation progressive des capitalistes du régime que l’on pourra renverser celui-ci, mais au moyen de l’action révolutionnaire des masses. » (Zutik, n° 62, janvier 1974.) ETA accepte ces conceptions comme siennes, mais souligne qu’il manque, dans cette analyse, un aspect qui aurait pu servir de fil directeur pour une estimation de l’action. La LCR-VIe Assemblée n’a considéré celle-ci que du point de vue de ses répercussions possibles pour l’organisation de la classe ouvrière. Mais dans tout affrontement, les deux camps qui s’affron­ tent entretiennent entre eux des relations dialectiques. C’est-à-dire que la classe ouvrière ne se renforce pas seulement par une plus grande prise de conscience et une plus grande organisation, mais aussi par n’importe quel affaiblissement de l’ennemi. Lénine, il y a déjà de longues années, mention­ nait, parmi les conditions nécessaires pour déterminer l’existence d’une situation révolutionnaire, l’extrême acuité des contradictions internes de la classe dominante, et la faiblesse correspondante de son appareil de pouvoir. Évidemment, ETA ne prétendait pas atteindre, par cette action, un objectif aussi ambitieux que celui indiqué par Lénine; mais qui peut mettre en doute que l’exécution de Carrero Blanco a créé des problèmes multiples et affaibli l’État fasciste? Lisons, à cet égard, quelques extraits de l’article publié dans un hebdo­ madaire français, le Nouvel Observateur (n° du 24 au 30 décembre 1973) sur l’exécution de Carrero Blanco : « Dès 1949, Carrero Blanco tient, en fait, tout le pays... Dès 1956, il contacte les leaders de l’Opus Dei. Avec son principal dirigeant, Lopez Rodo, et la bénédiction de Franco, il prépare, dans le secret, la restauration de la monarchie. Déjà, il sait qu’il sera l’homme chargé de continuer le franquisme sans Franco. Alors que le Caudillo vieillit, les familles du franquisme commencent à s’entre-déchirer : Opus Dei contre Phalange. Seul Carrero Blanco, accepté par l’Opus, admis par la Phalange parce que dévoué à Franco, peut empêcher un éclatement et préparer le terrain pour le futur roi Juan Carlos, dit le pelele (le pantin), tant son rôle est insignifiant... 188

Pour affaiblir le régime, la machine franquiste, les séparatistes basques ne pouvaient pas choisir de meilleure cible. » Et réellement, peut-on douter que l’exécution de Carrero Blanco ait été un coup dur pour le fascisme de l’État espagnol? Qu’il ait réveillé les ten­ dances contradictoires qui coexistent au sein de l’État et qu’avait su endor­ mir, jusqu’à son exécution, le président aujourd’hui défunt? Peut-on douter de la radicalisation que cette exécution exercera sur ces contradictions, et de l’aggravation de l’affrontement entre ces éléments contradictoires au sein de l’État? Indépendamment du fait que l’on puisse ou non trouver un remplaçant à Carrero Blanco, aussi efficace que lui pour jouer le rôle de rassembleur et de conciliateur des différentes tendances de l’oligarchie, ces contradictions ne doivent-elles pas nécessairement s’aiguiser? Les secteurs vaguement libéraux qui disaient auparavant : « Il faut donner une certaine liberté au peuple pour qu’il cesse de lutter », ne défendront-ils pas mainte­ nant ce principe avec beaucoup plus de ténacité? Et, au contraire, ceux qui prêchaient une plus grande fermeté pour écraser la lutte populaire, ne la réclameront-ils pas maintenant de manière beaucoup plus énergique et urgente? Poursuivons. « Cela ne signifie d’aucune manière que l’on doive rejeter les actions minoritaires, bien au contraire. Même lorsque certaines d’entre elles ne peuvent pas avoir aujourd’hui d’autre rôle que celui d’action exem­ plaire, l’activité armée de l’avant-garde peut et doit jouer un rôle décisif dans la préparation de ce processus. Mais pour cela, il est néces­ saire qu’au moment de décider de les faire, on les intègre dans l’édu­ cation politique du prolétariat et dans le développement de son orga­ nisation, pour préparer cet assaut contre la dictature et le capitalisme. Et c’est justement cette perspective qui manque à l’activisme de ETA-V en général, et à cette action en particulier. » (.Zutik, n° 62, janvier 1974.) C’est la tentative la plus habile, à travers tout ce texte, d’éluder la ques­ tion, en déformant complètement la façon dont se pose le problème. Chris­ tophe Colomb partit pour ouvrir une nouvelle route au commerce avec l’Extrême-Orient, et il découvrit l’Amérique. Ce que l’on cherche est une chose, ce qui résulte de la recherche en est une autre, parfois très différente. Que la perspective de ETA, dans cette action, soit correcte ou non 1, c’est

1. Que l’activisme de ETA ait en général manqué d’un point de vue prolétarien, cela est sûr, et découle del’origine et des tares petites-bourgeoises que l’organisation traîne encore. Quant à savoir si l’exécution de Carrero Blanco souffre ou non du

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un problème; que les résultats de cette action aient été positifs ou non, c'en est un autre. Or c’est précisément cette dernière question qui est ici éludée. D’autre part, si certaines actions minoritaires armées sont positives, pourquoi la LCR-VI0 Assemblée ne s’attaque-t-elle pas à cette tâche?

même défaut, il est bien audacieux de la part de la LCR-VIC Assemblée de prétendre en trancher, avant même que ETA ait donné une explication. Ce n’est que sur la base du n° 64 de Zutik, maintenant publié, et du présent livre-document, que l’on pourra porter un tel jugement. Pour étudier la position du MCE face à l’exécution de Carrero Blanco, nous partirons de deux questions posées par ce mouvement dans l’organe de sa direction, « Servir le peuple », au mois de janvier de cette année. « Mais la mort de Carrero Blanco pose un problème beaucoup plus profond que celui de savoir s’il méritait ou non cette fin. Quant à la mériter, certes, il la méri­ tait cent fois. Cela dit, l’attentat qui l’a éliminé est-il ou non un type d’action correct? Sont-ce des actions de ce genre qui vont mener à la destruction de la dictature franquiste, ou est-ce autre chose? Tel est le principal problème posé par l’événement que nous analysons. » Nous répondrons au MCE ce que nous avons dit à la LCR-Vle Assemblée. Une chose est la question de savoir si l’action minoritaire armée est correcte (ce sur quoi il est impossible de trancher sans une analyse nuancée et beaucoup plus pro­ fonde), autre chose celle de savoir si cette action concrète a été correcte, ce qui suppose une évaluation de ses effets. Il est bien évident que ce ne sont pas des actions de ce type qui mèneront à la destruction de la dictature franquiste (ETA ne fonde pas sa stratégie sur de telles actions, pas plus que sur l’activisme minoritaire en général, comme il semble que certaines organisations le lui imputent); cela dit, l’exécution de Carrero Blanco contribue-t-elle à la réalisation d’un tel objectif, ou non? Telle est la question. Voyons ce que le MCE affirme à cet égard : « Quant au mal que peuvent faire au régime des attentats comme celui-ci, nous sommes loin de partager l’optimisme de ceux qui voient là un coup sérieux, propre à menacer la continuité du franquisme après la mort de Franco par la perte de celui qui pouvait imposer l’unité nécessaire aux différentes cha­ pelles qui composent le régime. L’unitc dans les rangs fascistes — lorsque c’est l’existence même du régime qui est en jeu — est plus forte que ses dissensions internes. L’unité autour de Franco ou autour de Arias Navarro, c’est l’unité d’une classe et de son État en face du peuple et contre le peuple, et elle ne dépend pas fondamentalement de la sympathie et du prestige du « Caudillo » de service ou de ses dons exceptionnels de commandement, mais bien des nécessités de cette classe. La nomination de Arias Navarro pour remplacer Carrero Blanco est une bonne preuve du fait que le régime n’a pas besoin d’hommes exceptionnels, mais pure­ ment et simplement de fascistes disciplinés à l’égard de la classe qui les emploie à son service. » C’est là que nos analyses divergent de celles du MCE. Nous ne savons pas si la disparition de Carrero Blanco détruira la possibilité de continuité du franquisme après la mort de Franco. Mais nous pensons en effet que cela rendra plus difficile cette continuité (de plus, nous devons rappeler que ce n’était pas là l’objectif unique, mais seulement l’un des objectifs concrets). Et nous sommes sûrs que cela

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A nalysons un dernier point :

« Il est certain, sans aucun doute, que le choix du moment et du type d’action, de la part de ETA-V, dans les conditions actuelles du mou­ vement et de l’avant-garde, a été à la source de cette paralysie des luttes contre le procès 1001 ; il est certain que la signification de ce procès était d’un ordre supérieur, du point de vue de la progression de la lutte de classes. Mais la critique que nous faisons à ETA-V en ce sens ne doit pas dissimuler que le facteur fondamental, dans ce retard du mouvement, s’enracine dans la faiblesse de l’avant-garde elle-même... » Est-il certain que l’exécution de Carrero Blanco ait freiné les luttes à l’occasion du procès 1001 ? Comme nous l’avons dit auparavant, seul a été freiné ce qu’il avait été impossible de mobiliser. Dire que la faiblesse de l’avant-garde a été la cause fondamentale de la paralysie du mouvement, c’est peu dire. C’en a été l’unique cause; au cas où des mobilisations tant soit peu sensibles auraient été possibles, ETA aurait agi de façon différente. Il est temps, d’une part, d’abandonner le triomphalisme qui suit les mo­ ments de grande mobilisation des masses et, d’autre part, de cesser d’incri­ miner des facteurs extérieurs lorsque la majorité des consignes lancées par les avant-gardes échouent. Il est temps de reconnaître que la majeure partie des grandes mobilisations de masses ont été spontanées, produites par la surexploitation que subissent les peuples de l’État espagnol et que nous, les avant-gardes, ne les avons ni organisées ni dirigées, comme le soutiennent certains prétentieux : nous nous sommes bornés à marcher dans leur ombre et à revendiquer leurs succès. Peut-être atteindrons-nous ainsi une vision plus réaliste de la situation sociale dans l’État espagnol et de nos propres

aiguisera les contradictions internes de l’État espagnol, et que cela représentera de ce fait un affaiblissement de cet État. Pour finir, nous ne croyons pas que la nomination de Arias Navarro fasse la preuve que le fascisme espagnol n’a pas besoin d’hommes exceptionnels, elle démontre simplement qu’il n’en possède pas; logiquement, il faut bien que quel­ qu’un occupe le poste de président du Gouvernement. De toute manière, il reste certain qu’un homme exceptionnel est plus dangereux qu’un autre de moindre qualité. Qu’Arias Navarro soit incapable de remplir sa tâche aussi bien que Carrero Blanco, personne ne semble en douter à l’exception du MCE. Enfin, la position du MCE manifeste à l’évidence un scepticisme total quant aux résultats de l’activisme minoritaire comme axe stratégique de la révolution socialiste dans l’État espagnol (scepticisme que ETA partage pleinement), mais aussi quant à l’exécution de Carrero Blanco, concrètement. C’est sur ce dernier point que ETA est en complet désaccord, car elle considère — sans triompha­ lisme de notre part, croyons-nous — que les résultats de cette action ont été très largement positifs. 191

forces, ainsi qu’une plus grande justesse dans nos mots d’ordre. Les seules organisations qui aient une certaine audience parmi les masses (quoique de moins en moins chaque jour, heureusement) sont les partis réformistes et révisionnistes; et les masses ont peu à espérer de ceux qui, par manque de confiance en elles, les éduquent exclusivement sur le terrain de la lutte pour les revendications syndicales. Qui plante du blé, ne doit pas s’attendre à récolter des pommes... D’autre part, le mouvement révolutionnaire est encore trop jeune, trop faible et trop divisé pour avoir une implantation appréciable. Nous ne gagnerons rien à crier triomphalement, jusqu’à nous en persuader nousmêmes, que lorsque le train démarre, c’est nous qui en sommes la locomo­ tive : la réalité, c’est que le train s’est presque toujours mis en marche tout seul, et presque toujours, nous venons de le dire, devant nous. Et c’est ainsi que, dans notre aveuglement, lorsque le train est arrêté et que nous nous met­ tons à sa tête sans pouvoir le faire bouger malgré tous nos efforts, au lieu de faire notre autocritique, nous incriminons totalement ou en partie des fac­ teurs extérieurs qui ont peu de rapport, ou aucun, avec l’immobilité du train. Enfin, ETA considère que le procès 1001 n’aurait pas produit de mobi­ lisation appréciable; ce qu’il faut trancher, c’est seulement la question de savoir si les aspects positifs de l’action sont supérieurs ou non aux mobili­ sations hypothétiquement freinées. En manière de résumé, nous dirons que toute la critique de LCR-VIe Assemblée est construite sur du sable. On isole les uns des autres les différents aspects partiels de l’action, et on les critique indépendamment les uns des autres, parfois de façon contradictoire (c’est juste en tant qu’action de représailles, mais c’est négatif en tant que frein à la mobilisation des masses autour du procès 1001). On évite constamment de porter une appréciation globale sur l’action, en mettant en relation tous les aspects. La cause, consciente ou inconsciente, d’une telle insuffisance dans la critique n’est pas simplement l’opportunisme. Porter sur l’action une appréciation négative signifie automatiquement se ranger dans le camp opposé au peuple, y compris bien sûr à la classe ouvrière, à qui l’action a apporté un double enseignement (d’une part, la destruction du mythe selon lequel l’appareil du pouvoir fasciste serait une forteresse inexpugnable; d’autre part, la reconnaissance de sa propre force) et une libération psychologique importante. Porter sur l’action une appré­ ciation positive signifie rompre avec le schéma (qui depuis longtemps n’est plus soutenable) selon lequel ETA serait une organisation petite-bourgeoise et, de ce fait, incapable d’analyser ses actions du point de vue de la classe ouvrière. Bien qu’ils affirment que ETA est une organisation idéologique­ ment et politiquement hétérogène, ils s’obstinent à nier qu’une telle hété­ rogénéité puisse donner lieu dans la pratique à des analyses et à des actes qui, bien qu’ils soient isolés, sont au service exclusif de la classe ouvrière.

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Finalement, la LCR-VI0 Assemblée, comme (malheureusement!) toutes les organisations « révolutionnaires » qui travaillent dans l’État espagnol, se considère comme la meilleure, la seule apte à diriger la classe ouvrière dans le processus révolutionnaire. D’autre part, elle reconnaît (dans ses déclarations déjà citées) l’utilité de certaines actions armées minoritaires, sans toutefois préciser lesquelles. Comme elle-même n’en réalise aucune, tout en étant la meilleure organisation, il faut supposer que n’importe quelle action de ce type, dès lors qu’elle est réalisée concrètement, sert des intérêts étrangers à ceux de la classe ouvrière. C’est ce qu’on appelle (ou alors com­ ment l’appeler?) des jalousies de boutique.

En dernier lieu, signalons très brièvement, parmi les positions solidaires sans aucune réserve de l’exécution de Carrero Blanco, celle du Mouve­ ment libertaire, exprimée dans son organe de propagande Frente Libertario en janvier 1974 : « La résistance active, qui a subi de tels coups en tous lieux, particulière­ ment depuis la constitution du gouvernement présidé par Carrero Blanco, ne pouvait espérer de meilleure récompense pour terminer l’année. D’un point de vue sentimental, on aurait pu souhaiter l’élimination (tant de fois préparée et tant de fois manquée) du principal respon­ sable des malheurs de la nation, c’est-à-dire du traître Franco; mais, politiquement, il était aujourd’hui de plus grande portée d’éliminer son bras droit et successeur désigné, à savoir l’amiral. Ayant fait cette analyse sans attendre la parution du présent numéro, notre rédaction a fait parvenir aux agences de presse étrangères, à l’instant même où fut connu l’événement, un communiqué ainsi formulé : “ Frente Libertario, porte-parole anarcho-syndicaliste de l’émigration et organe militant du Mouvement libertaire qui agit en Espagne même, se déclare solidaire des auteurs de l’attentat effectué contre le sinistre Carrero Blanco et les salue chaleureusement. ” A la différence des déclarations temporisatrices du PCE et d’autres groupes politiques qui prétendent représenter l’opposition, nous com­ prenons et nous proclamons que cette exécution constitue un acte libé­ rateur pour la classe ouvrière et pour tous les peuples opprimés par l’État espagnol. 193

Opération « Ogro ».

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En abattant Carrero Blanco, les responsables de l’attentat ont direc­ tement attaqué Franco, sa police et son armée, prouvant ainsi qu’il ne peut y avoir de « paix civile » en Espagne tant que régnera un pou­ voir dictatorial fondé sur une conception ultra-autoritaire de l’ordre. Vive l’action directe contre le franquisme! »

Bulletin d’information 7/74 Extrait du « Bulletin d’information numéro 7/74 », rapport de la police espagnole à la PIDE (police portugaise)

La possibilité de présenter cette exclusivité journalistique est une des raisons qui ont retardé la publication de ce livre-document. Lors du coup d’État au Portugal, la classe ouvrière a pris d’assaut le quartier général de la police politique portugaise (PIDE) et trouvé, dans une armoire secrète du bureau du directeur, divers documents très intéressants émanant des polices fascistes d’Espagne, d’Afrique du Sud et du Brésil. Les documents de la police espagnole ont été rédigés à Bilbao, et parlent uniquement de ETA — idéologie, organisation, pratique, événements divers, etc. —; en résumé, ce sont des documents d’alerte, qui visent également à chercher un appui pour détruire le mouvement révolutionnaire en général et ETA en particulier. Ce document, dont on ne publie qu’un extrait, à savoir la partie ayant un rapport avec ce livre, n’a pu être obtenu que grâce aux liens de solidarité révolutionnaire entre le peuple basque et le peuple por­ tugais.

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ASSASSINAT DE SON EXCELLENCE MONSIEUR LE PRÉSIDENT DU GOUVERNEMENT L’AMIRAL DON LUIS CARRERO BLANCO PAR LES TERRORISTES DE ETA-Ve ASSEMBLÉE 1

Les faits. L'assassinat et sa préparation. Le 20 décembre dernier, s’est produite à 9 h 30 une violente explosion dans la rue Claudio Coello, à quelques mètres de l’intersection avec la rue Maldonado; cette explosion a atteint le véhicule automobile « Dodge Dart », immatriculé PMM 16.416, qu’occupaient Son Excellence Monsieur le Pré­ sident du Gouvernement Don Luis Carrero Blanco, ainsi que l’inspec­ teur de police Don Juan Antonio Bueno Fernández et le conducteur Don José Luis Pérez Mojeda, affecté au parc automobile du ministère. L’intensité de l’explosion a été telle, que la lourde « Dodge » a bondi en l’air et heurté la corniche du bâtiment des jésuites, pour passer par-dessus le toit et retomber sur la terrasse qui entoure la cour à la hauteur du second étage. L’explosion a également atteint la voiture d’escorte du président, occupée par les inspecteurs Don Rafael Galiana del Réo, Don Miguel Alonso de la Fuente et le conducteur. Les trois hommes ont été blessés (l’un grièvement et les deux autres légèrement); on a relevé des blessures de diverses impor­ tances sur un chauffeur de taxi, atteint lui aussi de blessures graves, et sur plusieurs personnes. Une vingtaine de voitures en stationnement ont subi de graves dommages, ainsi que les maisons de la rue Claudio Coello et des rues avoisinantes. Une fois le nuage de fumée dissipé, il a été possible d’apprécier l’ampleur du résultat. Les occupants de la voiture d’escorte, blessées, cherchaient la voiture du président, qui avait disparu; c’est avec stupeur qu’on l’a re­ trouvée, quelques instants plus tard, sur la terrasse intérieure de l’édifice des jésuites. Ses occupants (le président, l’inspecteur de police et le chauffeur) ont immédiatement été dégagés et transportés d’urgence au Centre sanitaire « Francisco Franco », où le président et M. Bueno Fernández sont arrivés morts, le chauffeur, M. Pérez Mojeda, devant décéder trois heures plus tard. 1. Dans l’édition espagnole, ce texte figure sous la forme d’une reproduction du document original de la police espagnole. (N.d.E.)

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C'est dans le même Centre sanitaire que les autres blessés ont été soignés et hospitalisés. Dans la chaussée s'était creusé un énorme cratère d’environ 12 mètres de diamètre sur plusieurs mètres de profondeur, ce qui avait entraîné la rupture des canalisations d’eau et de gaz. Cela, joint à la confusion des premiers moments, rendait difficile la détermination de l’origine ou de la cause de l’explosion, mais, une fois écartés les décombres accumulés devant l’entrée du n° 104 de la rue Claudio Coello, on s’est aperçus que d’un soussol de cet immeuble avait été creusée une galerie étroite, perpendiculaire au bâtiment et s’avançant jusqu’au centre de la rue, à un mètre et demi de profondeur. Au même endroit ont été découverts plusieurs câbles élec­ triques qui sortaient ensuite à l’extérieur de l’immeuble et, accolés aux lignes téléphoniques, couraient tout le long des façades de ladite rue, jusqu’à la rue Diego de Leon. Le compte rendu fourni tout d’abord par le personnel technique de l’École d’artillerie (le rapport écrit ne sera rédigé que plus tard) faisait apparaître que cette galerie avait été utilisée pour placer une charge explo­ sive de puissance importante, mais difficile à évaluer, la terre calcinée du cratère ayant été soumise à l’action de l’eau pendant plusieurs heures; l’explosion avait pu être déclenchée par contact électrique à l’extrémité du câble, dans la rue Diego de Leôn; d’après le compte rendu, la charge avait été placée dans le sens longitudinal, la forme de la galerie et la dispo­ sition des charges explosives manifestant clairement que les auteurs étaient experts dans le maniement des explosifs; on a estimé à 250 kg de dynamite la charge placée à l’extrémité de ladite galerie. Pour ne pas rater leur coup et pour obliger la voiture du président à passer au centre de la chaussée, exactement au-dessus de la charge explo­ sive, ils ont placé en double file une voiture de marque « Austin » modèle 1300, qui comptait parmi les voitures endommagées par l’explosion et dégagées par la police municipale. En l’examinant, on a trouvé dans le coffre un bidon de plastique contenant un produit qu’il a été facile d’iden­ tifier comme du « plastic explosif », et dont il y avait environ 8 kg. Les résultats de l’analyse de ce produit, ainsi que de l’enquête sur le propriétaire dudit véhicule immatriculé M-893.948, seront examinés plus loin.

L’enquête de la police La police a immédiatement commencé l’enquête en prenant comme point de départ le sous-sol de droite du 104 de la rue Claudio Coello, d’où partait la galerie dans laquelle avait été placée la charge explosive. 197

Ledit sous-sol était à vendre depuis quelque temps et avait été acquis à la mi-novembre par un individu qui, selon la carte d’identité nationale qu’il présenta, s’appelait Roberto Fuentes Delgado, majeur, célibataire, originaire de Madrid, domicilié 1 rue Mirlo. Celui-ci avait payé comptant la somme de 80 000 pesetas pour entrer dans le logement, le solde devant être payé par mensualités. Dès que le logement fut occupé de façon régulière, on put entendre frapper des coups à l’intérieur; la concierge en déduisit qu’il devait s’agir de travaux de réparation et d’aménagement, et elle en avertit les voisins de l’entresol de droite, qui s’estimaient les plus gênés par de tels bruits; souhaitant connaître la nature des travaux en question, elle tenta de voir ce qui se passait par une fenêtre donnant sur la rue Claudio Coello, mais celle-ci se trouvait obstruée par une couverture, cependant que les fenêtres et contrevents donnant sur la cour demeuraient fermés. Dans l’après-midi du 18 décembre, l’individu qui habitait le sous-sol informa la concierge qu’un électricien allait se présenter quelques heures plus tard. Celui-ci, quand il arriva, se servit d’une clé dont il était muni, et ressortit quelques minutes plus tard, non sans avoir auparavant averti la concierge qu’il viendrait faire son travail le lendemain. Effectivement, le 19, vers 20 h 30,. l’électricien revint avec une échelle; la concierge ignore combien de temps il resta là. L’acquéreur dudit sous-sol avait déclaré, dans une conversation avec le mari de la concierge, exercer la profession de sculpteur; comme le concierge s’informait de l’origine des coups que l’on entendait quotidiennement, l’autre lui répondit qu’il travaillait à une de ses œuvres. Le ménage tombe d’accord sur le fait que, de temps en temps, à travers les fenêtres de la cour, on percevait une odeur étrange; ce détail fut confirmé par plusieurs voisins. Au cours de l’enquête d’identité, menée par le moyen de photographies, lesdits concierges ont catégoriquement et sans doute possible reconnu la personne qu’ils connaissaient sous le nom de Roberto Fuentes Delgado, acquéreur de ce logement, comme étant celui dont la photographie, parmi celles qu’on leur a montrées, correspond à celle de X..., et ont de même identifié celui qui s’était présenté comme électricien comme étant Y... De son côté, le propriétaire de l’immeuble, qui par contrat rédigé devant avocat, avait vendu à la mi-novembre ce logement à Roberto Fuentes Delgado (d’après ce qu’il a pu lire sur les pièces d’identité présentées), reconnaît, avec de légers doutes, Z... comme la personne avec qui il avait conclu cette vente; il ajoute que celui-ci avait précisé qu’il faisait des études de technicien industriel, et qu’il comptait utiliser le logement pour en faire ün atelier de sculpture ou de modélisme. La photographie de Roberto Fuentes Delgado qui figure dans les

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archives du service des cartes d’identité a été présentée aux concierges du n° 104 de la rue Claudio Coello et aux autres personnes ayant un rapport avec la vente de ce logement; toutes sont tombées d’accord sur le fait qu’il s’agissait de personnes différentes. Le véritable titulaire de cette carte d’identité demeure et travaille à Burgos, et avait égaré ce document il y a plusieurs années; il en ressort que la carte d’identité utilisée pour l’achat du logement en question avait été falsifiée.

Informations techniques concernant le site de l’explosion et les caractéris­ tiques de l’explosif utilisé. I.

Les données recueillies.

Sur le lieu même de l’explosion, on observe l’existence d’un cratère de forme elliptique, dont les axes mesurent respectivement 19 et 9 mètres, la profondeur au centre étant évaluée à 2,50 m. Dans le sous-sol, on a trouvé des restes de matériel spécial, tels que des mèches lentes, des mèches rapides et des détonateurs électriques, ainsi que d’autres espèces de matériel de travail: des outils, des piles électriques, une lampe, du ruban isolant, etc. Descendant de la fenêtre qui donne sur la rue, on a trouvé un câble électrique double, de 2,50 mm de section, qui était branché sur des bornes de cuivre, que l’on suppose avoir été reliées à leur tour au système d’allu­ mage utilisé pour l’explosion. Ledit câble avait été tendu tout le long des façades de la rue Claudio Coello jusqu’à la rue Diego de León, au coin de laquelle se trouvait le système de mise à feu utilisé, consistant en deux piles plates de lampe de poche, mises en série avec un interrupteur ordinaire d’usage domestique, intercalé en série entre les piles. Ledit câble était installé de façon provisoire sur les encadrements des portes. A ce dernier endroit se trouvait appuyée au mur une échelle légère, sem­ blable à celles employées par les ouvriers du téléphone et de la Compagnie d’électricité, dont on suppose qu’elle a servi de poste d’observation pour provoquer la mise à feu de la charge. On a également trouvé par terre une sacoche d’électricien avec du matériel divers. L’examen du cratère produit par l’explosion, ainsi que des lieux avoi­ sinants, n’a pas permis de tirer des conclusions quant au type d’explosif employé, ledit cratère ayant été submergé par l’eau répandue par suite de la rupture des canalisations, ce qui a interdit l’accès au point d’explosion. Des analyses de terrain spéciales seraient nécessaires pour obtenir des renseignements permettant de tirer des conclusions sur ce point. 200

H. Les conclusions obtenues. Des points cités précédemment et des observations menées à bien, on a pu tirer les conclusions suivantes : a) La préparation de l’attentat a été soigneusement mise au point et étudiée, et a nécessité un repère sur le mur opposé à l’immeuble susdit, repère qui a pu servir de guide pour déterminer le moment où déclencher l’explosion. b) Les travaux réalisés pour parvenir à cette explosion ont dû être longs et difficiles, car les dimensions de la galerie de mine permettaient le travail d’un seul homme, en position horizontale et avec une grande limitation de mouvements; on a estimé à presque 3 mètres cubes le volume de la terre extraite. Ces conditions, ainsi que la forme de ladite galerie, permettent d’affirmer que ces travaux ont nécessairement été réalisés par une ou plusieurs per­ sonnes compétentes dans les travaux de forage, de minage, etc. c) Dans le but d’obtenir des résultats plus sûrs, l’explosif a été placé de manière à former une charge disposée en longueur, cette longueur étant estimée à 6 à 8 mètres, le long du trajet du véhicule, et décalée de 1,50 m par rapport au centre de la chaussée, de telle sorte que l’on peut affirmer que le trajet de la voiture avait été étudié antérieurement. Ainsi, la voiture serait atteinte de toute façon, même en cas d’imprécision dans l’exécution. Cependant, elle a été touchée de plein fouet, comme le montre la trajectoire qu’elle a effectuée au moment de l’explosion; autrement, elle aurait été projetée vers l’avant ou vers l’arrière le long de ladite rue Claudio Coello. d) Du fait que l'on ne connaît pas le type d’explosif employé, on ne peut en déterminer exactement la quantité utilisée. Cependant, et à titre indicatif, il faut 200 kg de trilite, répartis en cinq charges de 40 kg chacune, pour obtenir un cratère d’explosion de caractéristiques analogues. Une telle charge, transformée en son équivalent de plastic, correspond à 190 kg de « XP » utilisé par l’armée, ou à 304 kg de dynamite ordinaire. e) On a utilisé, comme système de mise à feu, un système électrique composé de détonateurs et de piles; il faut signaler la précarité d’un tel système, qui laisse penser qu’on a dû utiliser un nombre limité de détona­ teurs. L'explosif trouvé dans la voiture « Austin 1300 » M-893.948. 1. L’explosif trouvé dans le coffre dudit véhicule était contenu dans un récipient en plastique de 20 x 18 x 28 cm, muni d’une ouverture circu­ laire de 9 cm de diamètre, rempli à peu près aux deux tiers et pesant en tout 9,250 kg. 201

2. L’examen organoleptique a révélé qu’il s’agissait d’un explosif du type gomme, malléable comme les plastics, de couleur jaune foncé avec des veines marron, dégageant une odeur d’amande amère et assez volatil. Ils l’avaient disposé en charge creuse, en mettant au fond du récipient, un carton de forme pyramidale, posé sur sa base et dont la hauteur était de 7,5 cm, pour une base quasi rectangulaire de 16 x 8 cm. 3. En fonction des informations procurées par l’examen organoleptique et des éléments apportés par l’analyse chimique (incomplète), on peut penser qu’il s’agit d’un plastic de type gomme, fabriqué de façon artisanale pour la circonstance, ou bien d’un explosif de fabrication industrielle du même type, se présentant sous forme de cartouches mais tel que l’on puisse former une masse souple avec plusieurs d’entre elles, pour l’introduire dans le récipient et lui donner la forme d’une charge creuse. Après avoir réalisé les analyses adéquates, on a déterminé que la compo­ sition de l’explosif était la suivante : Nitrate d’ammoniaque Nitroglycérine, plus peut-être Nitroglycol Nitrocellulose Dinitrotoluène et Trinitrotoluène volatils Sciure et dépôt insoluble

59,88% 27,76% 1,35% 5,87% 2,60%

Cette composition coïncide de manière significative, comme le laissaient prévoir les premières observations, avec celle de l’explosif Gomme 2E-C (dénomination officielle : Gélamonite I-D) fabriqué par l’Union espagnole des explosifs, et dont la composition est la suivante : Nitrate d’ammoniaque Nitroglycérine/Nitroglycol Nitrocellulose Dinitrotoluène Sciure de bois

61,50 28,00 1,20 7,00 2,30

Note : Comme on l’aura observé à la lecture du document cidessus, nous avons fait disparaître les noms des individus désignés par la police comme suspects. (N.d.A.)

Documents photographiques

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La rue Claudio Coello.

O Corniche récemment refaite. Lieu exact de l’explosion; on observera la rénovation récente de la chaussée. iM- Entrée du n° 104.

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I !

Table

Préface................................................................................................................................... 5 1. Un petit renseignement parvient à l’organisation. - L’opération « Ogro ».......................................................................................................................... 9 2. Le deuxième commando. - Sa vie quotidienne. - L’étude du projet de séquestration........................................................................................................... 27 3. La zone. - Le plan d’action......................................................................................... 47 4. La séquestration... imaginaire. - La crise du plan initial. . 5.

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Retour à Madrid. - Exécution ou séquestration? - A nouveau la vie quotidienne. - Contretemps et épisodes divers. - L’attaque de l’armurerie. - L’action sur la Direction militaire de région : une opération « sportive ». - L’abandon du projet de séquestration. 75

6. Des différentes façons de réaliser une exécution. - Double coup de feu domestique. - Une décision pratique. - On se met à l’ou­ vrage. - La question de la date. - La portée de l’action sur le plan économique et social............................................................................................ 95 7. La construction du tunnel. - Des conditions quelque peu défa­ vorables. - On choisit une date... qu’il faudra changer par la suite. - Le petit épisode de la rue Hermanos Bécquer................................................ 111 8 Les trois derniers jours : Péripéties autour d’une échelle. - Kis­ singer n’est pas invulnérable. - Le 20, date décisive. - Des em­ ployés de la Compagnie hydro-électrique qui se mouillent. - Un lit qui n’y résiste pas. - Notre « système optique sophistiqué » donne le signal...................................................................................................... 133 PLANS

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La zone d’opérations....................................................................................................... 8 Croquis de l’église Saint-François Borgia.................................................................. 46 L’itinéraire de l’Ogre...................................................................................................109 État du sous-sol au moment de notre entrée dans les lieux . 110 Plan du tunnel.............................................................................................................. 131 État du sous-sol à la fin du travail.............................................................................. 132 Plan général de l’action et du repli............................................................................. 158 223

DOCUMENTS

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Les quatre communiqués de ETA. ..................................................................... 161 Déclaration d’août....................................................................................................... 167 Document du commando « Txikia ».......................................................................... 176 Bulletin d’information 7/74.........................................................................................195

DOCUMENTS PHOTOGRAPHIQUES

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Domicile personnel de l’amiral Don Luis Carrcro Blanco. . . 204 Église Saint-François Borgia...................................................................................... 205 Le n° 1 de la rue Mirlo; appartement du commando . . . . 206 Le n° 30 de la rue Mediterraneo; appartement du commando. . 207 La rue Claudio Coello, vue de la rue Diego de Leon . . . . 208 Entrée du n° 104 de la rue Claudio Coello....................................................209 La rue Claudio Coello..................................................................................... 210 La conférence de presse accordée par le commando « Txikia » . 211 Pièces d’identité du commando......................................................................212 Permis de conduire du commando................................................................ 213 Clés utilisées par le commando......................................................................... 214 Contrat de vente du sous-sol de la rue Claudio Coello. . . . 216 Contrat de location de l’appartement dun°l dela rue Mirlo. . 217 Convocation pour la réunion des propriétaires du n° 104 de la rue Claudio Coello................................................................................................. 218 - Différents documents relatifs à la location du n° 30 de la rue Medi­ terraneo .......................................................................................................................219 - Quittances du n° 1 de la rue Mirlo...................................................................220 - Détonateurs, mèche et explosifs........................................................................221

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Le 20 décembre 1973, en plein cœur de Madrid, l’explosion d’une charge de dynamite coûte la vie à l’amiral Carrero Blanco — surnommé TÛgre” — n° 2 du régime franquiste et garant de sa continuité. Le mythe de l'invulnérabilité de la dictature s’effondre. Immédiatement, la question se pose : qui est à l’origine de l’attentat ? L’organisation révolutionnaire basque ETA en revendique la paternité, mais toutes les forces politiques “sérieuses” la lui contestent: le régime fasciste crie au complot international et à la subversion communiste ; le Parti communiste espagnol parle d’un règlement de comptes au sein de la droite ; le Gouvernement basque en exil nie qu’un tel attentat puisse être l’œuvre de Basques. D’où ce livre, récit minutieux de toute l’opération “Ogro”, jour après jour, depuis la première enquête sur le terrain, en vue d’une séquestration, jusqu’à la décision finak et à l’exécution. Qui sont ces révolutionnaires décidés, queile vie quotidienne mènent-ils, quels sont leurs moyens matériels ? Et i : en quoi un tel attentat individuel peut-il être utile au pie basque et à tous les peuples d’Espagne, quel est le rapport entre la lutte armée “minoritaire” et la lutte de masse ? A toutes ces questions, ce sont ici les membres du commando “Txikia” eux-mêmes qui répondent.