Oeuvres de Charles De Koninck, II-3 0268025975, 9780268025977

Volume 2 ofThe Writings of Charles De Koninckis part of the three-volume series presenting the first English edition of

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French Pages 448 [348] Year 2009

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Oeuvres de Charles De Koninck, II-3
 0268025975, 9780268025977

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Œuvres de Charles De Koninck TOME II 3 Le dilemme de la constitution

Avant-propos

Thomas De Koninck Introduction

Jacques Vallée

Œuvres de Charles De Koninck TOME II

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Le dilemme de la constitution

Œuvres de Charles De Koninck TOME II

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Le dilemme de la constitution

Avant-propos Thomas De Koninck Introduction Jacques Vallée

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Les Presses de l’Université Laval remercient le Fonds d’édition des Oeuvres de Charles De Koninck pour l’aide financière accordée à la publication de cet ouvrage.

Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : Diane Trottier

© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 1er trimestre 2015 ISBN 978-2-7637-1812-5 PDF 9782763718132 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com

Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de l­'Université Laval.

Table des matières

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX Introduction Les heures généreuses du 25 avenue Sainte-Geneviève . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

Première partie Témoignages en 1954 devant la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels Chapitre 1 – La Confédération, rempart contre le Grand État . . . . . . . . . . . . . 65 Chapitre 2 – La philosophie politique et la fédération . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Chapitre 3 – L’à propos d’une discussion des principes . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Chapitre 4 – Tentatives de contourner par l’art les difficultés de l’action . . . . 113 Chapitre 5 – La loi naturelle et l’économique, une question de terminologie . 141

Deuxième partie Interventions en philosophie politique et en éthique Chapitre 6 – Notes sur le marxisme (1945) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Chapitre 7 – Sciences sociales et sciences morales (1945) . . . . . . . . . . . . . . . 175 Chapitre 8 – À propos de l’interprétation populaire du communisme et du matérialisme marxistes (1948) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181 Chapitre 9 – La notion marxiste et la notion aristotélicienne de contingence (1950) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 Chapitre 10 – Notre critique du communisme est-elle bien fondée ? (1950) . 197

VIII

Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

Chapitre 11 – Normes générales et situations particulières en relation avec la loi naturelle (1950) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217 Chapitre 12 – La philosophie au Canada de langue française . . . . . . . . . . . . 223 Chapitre 13 – L’esprit de tempérance dans l’exercice du pouvoir (1950) . . . . 233 Chapitre 14 – Philosophies modernes de l’histoire (1959) . . . . . . . . . . . . . . 245 Chapitre 15 – Marxisme et société politique (1962) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253 Chapitre 16 – Science et vie politiques (1963) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257 Chapitre 17 – Réflexions relatives à la régulation des naissances (1964) . . . . 261 Chapitre 18 – Une mesure d’infécondité est requise pour le bien de l’enfant (avec Maurice Dionne, 1964) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293 Chapitre 19 – Le problème de l’infécondité (avec Maurice Dionne, 1965) . . 303 Conclusion – Les valeurs dans la culture d’un peuple . . . . . . . . . . . . . . . . . . 315 Appendice 1 Loi instituant une commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325 Appendice 2 Les membres de la Commission royale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329 Appendice 3 Liste des documents d’appui annexés officiellement au Rapport  de la Commission royale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 331 Appendice 4 La question de la communauté européenne : les leçons de l’histoire . . . . . . . . 333

Avant-propos

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e cinquième volume de la réédition des Œuvres de Charles De Koninck tranche sur les précédents par la présence, parmi d’autres, de textes pratiquement inconnus jusqu’à maintenant – dont plusieurs consacrés à l’étude du fédéralisme. Dans son excellente introduction, Jacques Vallée explique très clairement les raisons du caractère inédit de ces textes pourtant de première importance, théorique et pratique à la fois.

Si, justement, j’ai confié à Jacques Vallée la préparation de ce volume, c’est qu’il s’avérait tout spécialement qualifié pour une tâche de cette envergure, comme on a pu le constater dans un volume déjà paru, Tout homme est mon prochain (tome II, 1). Étudiant de Charles De Koninck à la Faculté de philosophie de l’Université Laval de 1962 à 1964, il s’est tôt familiarisé avec sa pensée, en particulier avec la dimension politique de cette dernière, que sa propre implication personnelle à titre de président d’une association étudiante le disposait à solliciter et à mieux apprécier. Ses études en sciences humaines et en sciences politiques devaient ensuite le mener à Strasbourg, auprès de Georges Gusdorf et Julien Freund. Il assumera par la suite la charge de professeur de philosophie politique à la Faculté des Sciences sociales de l’Université d’Ottawa, de 1968 à 1972. C’est en 1973 que paraîtra son ouvrage, Tocqueville au Bas-Canada. Il sera cependant vite appelé à des responsabilités élevées au niveau gouvernemental, telles Chef du protocole du Québec, délégué à Boston, à Rome, et à Paris auprès de l’Organisation internationale de la Francophonie, de même que sous-ministre adjoint aux politiques au Ministère des relations internationales. C’est cette double proximité, tant avec les idées qu’avec les exigences du pouvoir politique, qui l’aura rendu si apte à contribuer, comme il le fait ici, à l’histoire des idées au Québec tout en se montrant vivement conscient de leur influence sur la politique concrète. Le titre du volume, Le dilemme de la constitution, annonce d’emblée cette confluence, que l’introduction, ainsi que plusieurs des textes qui suivent de Charles De Koninck, rendent de plus en plus évidente.

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

Quelle est la vraie nature du fédéralisme ? Existe-t-il une constitution idéale ? Que penser du Grand État ? Que dire, avec l’émergence du fédéralisme moderne, de ce concept de souveraineté des États dont Jean Bodin faisait un absolu ? Quelle devrait être la fonction exacte d’Ottawa au sein du Canada ? En quoi le rapport de la Commission Tremblay s’est-il révélé l’une des sources déterminantes de la Révolution tranquille ? Ces questions, et bien d’autres semblables, nous concernant nous au Québec de très près comme aussi tant d’autres ailleurs dans le monde, trouvent ici des formulations et des réponses d’une pertinence telle qu’on ne peut qu’en tirer le plus grand profit, aujourd’hui comme hier. La richesse du volume ne s’arrête pas là. Car on y trouve toute une philosophie politique, s’inscrivant dans la lignée d’Aristote, Montesquieu et Alexis de Tocqueville, mais mise également en parallèle avec Max Weber, Bertrand de Jouvenel et Raymond Aron – et engagée, comme on vient de l’entrevoir. Cet engagement prend en outre la forme d’un débat persistant avec le marxisme. On y découvre de surcroît une préoccupation sociologique constante et le souci de ne point faire fi de questions difficiles et cruciales telle celle, par exemple, de la régulation des naissances. La primauté du bien commun, si énergiquement défendue en ses principes dans le volume précédent, aura ainsi été honorée aussi en ses formes les plus concrètes dans la vie et l’œuvre de Charles De Koninck jusqu’à la fin, marquant chaque fois, du même coup, la grandeur du politique. Thomas De Koninck

INTRODUCTION

Les heures généreuses du 25 avenue Sainte-Geneviève

Jacques Vallée

La constitution n’est rien d’autre qu’une certaine manière d’organiser ceux qui vivent dans la cité. Aristote, La Politique, Livre III, chapitre I Aucune forme d’État réellement existante (ni même, Aristote ayant observé toutes les formes qu’il connaissait et pouvait connaître) ne fut épargnée (et n’aurait pu l’être) par la critique […]. Zygmunt Bauman, La société assiégée, 2012 Depuis vingt ans au pays, j’ai eu le temps et les occasions de faire mon choix. Il est fait. Je ne voudrais pas qu’on prive maintenant le Canada français des raisons pour lesquelles je l’ai préféré. Charles De Koninck, « Lettre du 15 novembre 1954 à Bruno Lafleur »

L

e volume que voici est le troisième et dernier du tome II, portant sur la philosophie morale et politique, dans cette réédition enrichie des Œuvres de Charles De Koninck. Ce volume comporte deux parties vraiment distinctes. Dans la première, se trouvent regroupés des textes rédigés par le philosophe en 1954, à titre d’expert auprès de la « Commission royale d’enquête sur les

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

problèmes constitutionnels », mise sur pied par le premier ministre Maurice Duplessis sous la présidence du juge Thomas Tremblay. Ces textes, qui présentent des difficultés d’interprétation, sont commentés dans les six premières sections de la présente introduction. La deuxième partie du volume et sa conclusion rassemblent, sur d’autres questions reliées à la philosophie politique et à l’éthique, divers essais écrits entre 1945 et 1965, dont la lecture est moins ardue. On trouvera dans la septième, la huitième et la neuvième section de l’introduction des indications utiles à leur sujet. Des inédits majeurs refont surface Le mémoire principal présenté par Charles De Koninck aux membres de la Commission royale intitulé La Confédération, rempart contre le Grand État, auquel il avait joint cinq textes explicatifs pour préparer ses interventions auprès des commissaires, n’a rencontré au moment de la publication du rapport Tremblay, en 1956, qu’un groupe de lecteurs qui ne dépassait guère, en nombre de personnes, celui des commissaires eux-mêmes. Et ce, même si ce mémoire de Charles De Koninck constituait la première annexe officielle du rapport de la commission1. En fait, comme l’ont expliqué les historiens René Durocher et Michèle Jean, le rapport et ses annexes officielles avaient été victimes d’une efficace « mise à l’index » par le premier ministre Duplessis qui les réduisit à une « semiclandestinité2 », en contrôlant, pièce par pièce et depuis son bureau, leur diffusion qu’il voulait la plus restreinte possible. Et ce, pour des raisons que nous verrons plus loin. Des cinq textes destinés par Charles De Koninck aux commissaires, à titre de complément de son mémoire principal, afin de répondre aux demandes de précisions de l’un ou l’autre d’entre eux, seulement deux furent publiés par la suite. Il s’agit de l’essai intitulé « Deux tentatives de contourner par l’art les difficultés de l’action », repris dès 1955 dans le Laval théologique et philosophique3. Et, d’une « note sur le patriotisme » dont une version enrichie a paru, elle, en 1. 2.

3.

Voir l’appendice 3. Voir, de René Durocher et Michèle Jean, « Duplessis et la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels 1953-1956 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 25, no 3, décembre 1971, p. 337-363. Et de Michèle Stanton-Jean, « Le rapport sauvé de la clandestinité », Le Devoir, 31 décembre 2010, p. B5. Laval théologique et philosophique, vol. II, no 2, 1955, p. 182-205.

Introduction – Les heures généreuses du 25 avenue Sainte-Geneviève

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1964, dans Tout homme est mon prochain sous le titre de « L’amour de la patrie est-il donc dépassé ? » ; on trouvera la dernière version de cette note dans le tome II, volume 1, de la présente édition4. Les trois autres textes complémentaires du mémoire principal sont restés inédits jusqu’à ce jour. Les deux premiers portent des titres qui pourtant attirent l’attention : « La philosophie politique et la fédération ». et « L’à-propos d’une discussion de principes ». Le dernier de ces textes, « La loi naturelle et l’économique », est de même une étude importante d’une trentaine de pages. Le regroupement dans notre édition de tous les textes achevés de Charles De Koninck au sujet du fédéralisme devrait permettre au lecteur de dépasser les perceptions forcément fragmentaires de sa pensée qui en ont circulé jusqu’à ce jour. Comme on l’a vu, des textes-clefs attendaient qu’on en redécouvre les originaux dans le « Fonds Charles De Koninck » des Archives de l’Université Laval, tandis que d’autres n’étaient disponibles que dans de rares bibliothèques spécialisées. Cependant, on ne saurait parvenir à une vision plus complète de cette pensée qu’en cernant bien l’objectif visé par chacun des textes enfin réunis, de même qu’en saisissant comment les textes s’articulaient les uns avec les autres. Et, quelle était leur portée au cœur du rapport Tremblay. Pour ce faire, il faut commencer par rappeler l’origine de la commission, son objet, le rôle de ses responsables, et la méthode de travail qu’ils se sont donnée. Une Commission royale qui s’avère, à l’époque, la plus vaste investigation sur les problèmes ­constitutionnels du Québec Dans leur communication présentée à l’Acfas le 16 octobre 1971, les historiens précités rappellent bien le contexte politique qui a amené à la mise sur pied de la Commission Tremblay : Lorsque la Commission Tremblay fut instituée en 1953, le Québec menait un combat presque désespéré contre Ottawa dans le domaine des relations fédérales-provinciales. Il essayait tant bien que mal, et plutôt mal que bien, de résister à la vague centralisatrice qui déferlait sur le Canada. Cette politique centralisatrice animée par Ottawa était d’autant plus forte qu’elle se préparait depuis les années ‘30 […]. La guerre avait permis au gouvernement fédéral de s’affirmer comme le véritable « national government » du pays et de reléguer dans l’ombre les gouvernements

4.

Tout homme est mon prochain, Œuvres de Charles De Koninck, tome II, volume 1, Presses de l’Université Laval, 2009, p. 111-121.

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provinciaux. Elle donna au gouvernement central un prestige, une autorité et un pouvoir sans précédent. La guerre terminée, le gouvernement central refusa de se départir de son pouvoir et en particulier de son monopole sur les impôts directs, que les provinces lui avaient cédé en 1942 en retour de subventions. […] Le gouvernement fédéral paraissait invincible et profitant de sa position de force sur le terrain fiscal, il s’immisçait dans tous les domaines, y compris celui de l’éducation, en s’appuyant sur les analyses du rapport Massey qui complétait le célèbre rapport Rowell-Sirois. […] Heureusement, il y avait au Québec et particulièrement dans la région de Montréal, un groupe de nationalistes qui refusaient de capituler devant le centralisme triomphant et arrogant. Les nationalistes – qui n’étaient pas tous des admirateurs de Duplessis ni des chantres du conservatisme obtus du régime – se trouvaient notamment aux HEC, au département d’histoire de l’Université de Montréal, à Relations, au Devoir, à l’Action nationale et assez curieusement à la Chambre de Commerce de Montréal5.

La Commission Tremblay est née du combat de ces nationalistes qui réussirent à persuader un Duplessis d’abord réticent de l’instituer par une loi sanctionnée le 12 février 1953 permettant au Conseil des ministres du Québec de créer une Commission royale dont le mandat devait être premièrement « d’enquêter sur les problèmes constitutionnels » et de soumettre « ses recommandations quant aux mesures à prendre pour la sauvegarde des droits de la province, des municipalités et des corporations scolaires » et deuxièmement d’étudier la répartition des impôts et de la taxation entre les deux ordres de gouvernement du Canada. Le président et les commissaires furent nommés une semaine plus tard par décret du Conseil des ministres6. Les travaux de la commission s’étendirent sur trente-six mois. Les commissaires eurent d’abord des échanges de vues restreints avec plus d’une trentaine d’experts québécois de toute discipline, ce qui amena ultérieurement la production des onze annexes7 jointes au rapport lui-même. Entre le 3 novembre 1953 et le 24 juin 1954, les commissaires menèrent une grande consultation publique. Ils assistèrent à la présentation de 253 mémoires par des organismes désireux

5. 6. 7.

René Durocher et Michèle Jean, « Duplessis et la Commission royale », p. 337-339. Le texte de la loi est reproduit dans l’appendice 1 et le décret de nomination des commissaires dans l’appendice 2. Voir la liste des annexes et des auteurs à l’appendice 3.

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de se faire entendre et de 39 résolutions municipales et de comtés8. Et toutes les rencontres publiques de la commission furent l’objet de procès-verbaux qu’on peut toujours consulter à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale. C’est de cette masse de documents que sortira le volumineux rapport final réparti en cinq volumes et onze annexes. Les commissaires interpellent un philosophe sur « la valeur humaine » du régime fédéral institué par la confédération de 1867 Je sais gré au politologue Paul-André Comeau, grand connaisseur de l’immense domaine des Documents et rapports gouvernementaux du Québec et du Canada, de m’avoir mentionné que, dès sa première lecture, la singularité du rapport Tremblay l’avait frappé : jusque-là, il n’avait jamais, m’a-t-il dit, rencontré un document gouvernemental donnant autant de place à la philosophie ! Les deux premiers volumes du rapport, en effet, sont consacrés à l’élaboration d’un large cadre théorique, à la fois historique, juridique et sociologique, dont le but est de donner les plus solides assises aux recommandations circonscrites des derniers volumes sur les besoins constitutionnels et financiers du Québec. De ce cadre théorique se dégage une vision du Québec dont les plus profondes racines sont indéniablement philosophiques et qui se veut fondée sur « l’opposition » des deux cultures canadiennes dont il s’agit de tirer toutes les conséquences politiques et sociales9. Dans la formulation de cette vision, les commissaires se sont inspirés non seulement des écrits des penseurs les plus en vue de leur époque, mais ils ont aussi accordé une attention toute particulière au philosophe que, dès leur entrée en fonction, le gouvernement du Québec, fait tout à fait inusité, leur avait assigné comme expert conseil. En effet, le 12 mars 1953, trois semaines après la nomination des commissaires, un décret du Conseil des ministres nomme Charles De Koninck « officier spécial pour et auprès de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels10 ». Le choix de Charles De Koninck s’était facilement imposé au gouvernement du Québec. L’homme était depuis quatorze ans le doyen de la Faculté de philo-

8.

Dans le 4e volume du rapport Tremblay on trouve, de la page 379 à la page 424, une bibliographie comportant la liste des mémoires et la liste des témoins. 9. Voir le rapport Tremblay, vol. II, troisième partie, « Le problème des cultures », p. 5-86. 10. Lettre, le 18 mars 1953, du Secrétaire de la province, Omer Côté, à Charles De Koninck, Archives de l’Université Laval, Fonds Charles De Koninck.

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

sophie de l’Université Laval dont la nouvelle Faculté des sciences sociales avait d’abord été un département. Quoique spécialisé en philosophie de la nature et des sciences, il avait vite fait preuve d’un réel intérêt pour les questions politiques. Dès 1940, sa porte, à Québec, était ouverte à ceux qui non seulement s’opposaient à l’Allemagne nazie, mais aussi prenaient fait et cause pour la France libre11. En 1943, son livre De la primauté du bien commun contre les personnalistes avait eu un grand retentissement12. Conférencier recherché aux États-Unis et en Amérique Latine, il attirait à Québec, en raison de sa renommée, nombre d’étudiants étrangers. Le Laval théologique et philosophique qu’il avait fondé avait vite fait sa marque parmi les publications philosophiques. Par la suite, ses analyses de la pensée marxiste avaient suscité un réel intérêt, accru par le contexte de la guerre froide. Enfin, sa résidence du 25 avenue Sainte-Geneviève, en plus d’être la maison accueillante d’une des grandes familles de Québec, se révélait de plus en plus, au début des années cinquante, comme un véritable centre de vie intellectuelle où avaient rendez-vous les habitants de la ville, professeurs ou étudiants, et les étrangers de passage qui s’intéressaient aux débats philosophiques et sociaux13. La contribution du philosophe au rapport Tremblay est circonscrite par le libellé du mandat que lui avaient donné les commissaires : […] d’étudier, du point de vue de la philosophie politique, le fédéralisme canadien, d’exprimer ses vues, en tant que philosophe, sur la valeur humaine d’un tel régime, sur les avantages et les désavantages de le maintenir en notre pays14.

La question des commissaires sur « la valeur humaine » du fédéralisme canadien lui paraît avoir une double portée. Certes, elle vise ce fédéralisme, mais elle touche aussi le régime fédéral en lui-même dont la version canadienne est un cas particulier. Et c’est ce qui explique que le philosophe ait voulu se donner une conception d’ensemble du régime fédéral en lui-même. Cette conception, il en a fait la synthèse dans l’inédit « La philosophie politique et la fédération » qui accompagnait le mémoire principal remis par Charles De Koninck aux commissaires et dont on ne saurait aujourd’hui l’en dissocier, sans se donner une vision tronquée de sa pensée sur le fédéralisme. Car ce n’est qu’en joignant les deux textes qu’on comprend à quel point l’auteur s’est efforcé de répondre 11. Voir Auguste Viatte, D’un monde à l’autre… Journal d’un intellectuel jurassien au Québec (1939-1949), PUL, Éditions Communication jurassienne et européenne, L’Harmattan, vol. I, 2001, vol. II, 2004. 12. Voir Œuvres de Charles De Koninck, t. II, vol. 1, p. 7-13. 13. Il faut lire à ce propos, outre l’ouvrage cité plus haut d’Auguste Viatte, le témoignage du Liégeois Marcel De Corte, « Quelques réflexions sur l’œuvre morale et politique de Charles De Koninck », Itinéraires, septembre-octobre 1962, p. 75-89. 14. La Confédération, rempart contre le Grand État, « Présentation ».

Introduction – Les heures généreuses du 25 avenue Sainte-Geneviève

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aussi bien à la question des commissaires sur les « avantages » du régime qu’à leur interrogation sur ses « désavantages ». Et l’auteur est d’autant plus à l’aise dans cette présentation du « pour » et du « contre » qu’elle est au cœur du courant de la philosophie politique grecque qu’il a lui-même adoptée. La lecture de « La philosophie politique et la fédération » est difficile, car il ne s’agit pas d’un texte continu. Il se présente plutôt comme une sorte de schéma logique ou d’aide-mémoire formé de têtes de chapitres, signalant les questions, les difficultés à résoudre à propos du régime fédéral. Fort heureusement, cet aide-mémoire, qui renvoie aux penseurs politiques dont se nourrissait Charles De Koninck, est développé dans les cinq textes mentionnés précédemment. Il est important de préciser ici que les membres de la Commission Tremblay et Charles De Koninck se conforment à l’usage canadien traditionnel qui utilise indifféremment fédération et confédération pour désigner le régime constitutionnel mis en place au Canada, tout en sachant que, au sens strict, il s’agit d’un régime fédéral. Alexis de Tocqueville a expliqué dès 1835 la différence essentielle entre les deux régimes : Dans toutes les confédérations qui ont précédé l’Union américaine, le gouvernement fédéral, afin de pourvoir à ses besoins, s’adressait aux gouvernements particuliers. Dans le cas où la mesure prescrite déplaisait à l’un d’entre eux, ce dernier pouvait se soustraire à la nécessité d’obéir. […] En Amérique, l’Union a pour gouvernés, non des États, mais de simples citoyens. Quand elle veut lever une taxe, elle ne s’adresse pas au gouvernement du Massachusetts, mais à chaque habitant du Massachusetts. (De la démocratie en Amérique, volume I, p. 159-160 des Œuvres complètes)15

La valeur des constitutions, selon Aristote, est indissociable de leur but qui est de servir le bien commun en accord avec les principes de la justice. Les constitutions mauvaises, qui sont des déviations des premières, sont détournées du bien commun vers l’intérêt particulier des dirigeants Les lignes qui précèdent rappellent le discriminant le plus décisif de la distinction que fait Aristote dans La Politique16 entre les constitutions correctes et les constitutions mauvaises. Il nous faut les expliciter ici. Car, au sujet d’un

15. Pour une vision contemporaine plus développée de la distinction entre les deux régimes, voir l’article de Benoît Pelletier, « Le Canada n’est pas une confédération », dans Le journal de Québec du 4 septembre 2014, page 18. 16. La Politique [dorénavant : Pol.], III, 6, p. 193 (Vrin, 1989).

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

système de gouvernement inconnu de la Grèce ancienne, le régime fédéral des temps modernes, Charles De Koninck utilise les mêmes règles qu’il complète ensuite pour tenir compte de la nature propre du nouveau système constitutionnel. On ne peut comprendre les développements du philosophe sur le fédéralisme sans, dans un premier temps, revenir à Aristote. L’on sait qu’avant de procéder à la rédaction de son maître-livre, Aristote avait fait rassembler par ses élèves les 158 constitutions des villes grecques dont il ne reste aujourd’hui que la constitution d’Athènes retrouvée à la fin du XIXe siècle17. Dans sa classique Histoire de la philosophie, Émile Bréhier a bien montré dans quelle intention Aristote avait fait faire cette immense recherche : La société sert non seulement à vivre, mais à bien vivre, c’est-à-dire qu’elle est la condition de la vie morale. La science de la vie politique consistera avant tout dans l’examen des conditions auxquelles cette fin peut être atteinte : mais cet examen consiste moins dans des constructions théoriques que dans l’usage d’observations et d’expériences qu’Aristote multiplie et étend par des recherches historiques approfondies sur les constitutions des villes ; les sophistes avaient déjà fait des répertoires des lois des cités ; en cela, Aristote continue leur travail et écrit lui-même ou fait écrire l’histoire des constitutions différentes. Mais cette histoire n’est faite que pour préparer une appréciation. La méthode ici est la même qu’en biologie : les faits d’expérience viennent se grouper en faisceaux selon certaines directions18.

C’est à partir de l’étude comparative de toutes les constitutions de la Grèce ancienne qu’Aristote a construit une typologie qui lui permettait de les répartir, grâce à deux critères fondamentaux, en six grands groupes. Le premier critère tient compte du détenteur du pouvoir. Ce détenteur est-il unique ? S’agit-il plutôt d’un groupe restreint de personnes ? Ou de l’ensemble des citoyens ? Le deuxième critère est celui que l’on a évoqué dans l’intertitre et qui distingue les constitutions bonnes des constitutions déviées, selon qu’elles sont orientées vers la poursuite du bien commun ou qu’elles ont pour objet l’intérêt personnel des dirigeants. Les constitutions bonnes sont qualifiées de « politiques », mais au sens large du terme19, par le philosophe. Son traducteur, Jules Tricot, précise ce sens large : « La “politeia”, le régime politique est “l’ordre”, nous dirions

17. Voir l’introduction de Claude Mossé à la Constitution d’Athènes, Les Belles Lettres, 2002, p. vii-xxiv. 18. Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, PUF, Quadrige, 2012, p. 224. Les italiques sont du soussigné. 19. Voir Pol. IV, 2, p. 262, n. 6.

Introduction – Les heures généreuses du 25 avenue Sainte-Geneviève

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aujourd’hui “l’ensemble des lois constitutionnelles”, qui “distribue et règle les fonctions d’autorité”20. » À l’opposé, les constitutions mauvaises sont dites despotiques, puisqu’elles sont aux mains de dirigeants qui contraignent le pouvoir dans le sens de leurs intérêts particuliers. Si l’on s’en tient à la traduction de Jules Tricot, les trois constitutions correctes ont pour nom « royaume », « aristocratie » et « république ». Et leurs trois déviations sont appelées « tyrannie » (qui est la forme violente du despotisme), « oligarchie » et (sans que cet emploi soit constant chez Aristote) « démocratie21 ». La terminologie des traductions d’Aristote fait montre d’un certain flottement. Le terme « démagogie » est plutôt utilisé aujourd’hui, et non « démocratie », pour désigner le gouvernement de la masse dont l’objet est de spolier les plus riches. Plusieurs remplacent de même sa « république » par « démocratie ». Ou, par fidélité au texte d’Aristote, préfèrent rendre « république » par « politie » ou encore, comme le fait Charles De Koninck, par « société politique ». En effet, Aristote utilise le même mot grec « politeia », d’abord dans un sens large, pour désigner les trois constitutions qui ont, à ses yeux, un caractère politique ; et puis, dans un sens plus étroit, pour nommer, parmi les trois constitutions bonnes, celle dont le caractère est suprêmement politique, en raison de la place centrale qu’elle donne au citoyen22. Les livres IV, V et VI de La Politique, sont notamment consacrés à l’évolution, aux changements et aux transformations des constitutions historiques de la Grèce ancienne. Rien ne serait plus étranger à la pensée d’Aristote que cette sorte de sacralisation d’une constitution historique donnée que l’on a vue en Occident depuis la promulgation de la constitution américaine empêtrée aujourd’hui, dans des dispositions qui répondaient aux besoins d’un autre âge. Aux yeux d’Aristote, « la constitution n’est rien d’autre qu’une certaine manière d’organiser ceux qui vivent dans la cité23 ». Et, dans ses efforts pour ainsi organiser la société, l’homme d’État doit toujours composer avec des forces intrinsèques et extrinsèques qui lui permettront, dans certains cas, de se rapprocher des grands types idéaux24 de constitutions ou l’obligeront à s’en écarter.

20. 21. 22. 23. 24.

Pol. III, 6, p. 193, n. 2. Pol. IV, 2, p. 262. Voir François Châtelet, Dictionnaire des œuvres politiques, PUF, Quadrige, 2001, p. 30-31. Pol. III, 1, p. 165. L’expression « type idéal » est ici appliquée aux constitutions aristotéliciennes dans un sens différent de « l’idéaltype » de Max Weber, qui est une abstraction sans portée axiologique. Voir Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, p. 181 et sq., ainsi que Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Tel, 1967, p. 577, n. 12.

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En un paragraphe, François Châtelet a bien résumé l’essentiel de la pensée d’Aristote sur la vie des constitutions : On peut ici donner seulement quelques indications sur les jugements du philosophe, tant sont nuancées et sujettes à restriction les argumentations qui les ponctuent. Soit la monarchie. Le précepteur d’Alexandre, fidèle à la famille des rois de Macédoine, ne peut nier qu’elle puisse être un bon régime. Mais, pour qu’il en soit ainsi, il faut bien des conditions. Entre autres, celle-ci qui se réalise rarement, qu’un peuple ait une capacité naturelle à engendrer une famille vertueuse et d’une valeur incontestée. Sinon la tyrannie menace. En vérité, chaque espèce de régime est guettée par son double pervers qui détruit la prééminence des lois et la nature politique du commandement : la monarchie par la tyrannie, mais aussi l’oligarchie par le pouvoir bientôt sans contrôle d’un groupe d’hommes riches ou dont les familles furent jadis valeureuses, la démocratie par le règne d’une masse désordonnée et capricieuse dont l’objectif est de spolier ceux qui possèdent quelque bien25.

Certes, il arrive au Philosophe, poursuit Châtelet, de convenir que la constitution « la mieux réussie » pourrait être « un mixte des trois espèces de régimes politiques » réunissant « en une configuration solide les vertus éminentes de chacun d’eux ». Mais, ajoute-t-il, pour Aristote, « il n’est nullement indispensable que se constitue cette synthèse tout à fait raffinée pour que soit donné à l’homme de bien le cadre favorable à sa réalisation26 ». En dernière analyse, Aristote privilégie plutôt l’une des trois espèces de constitutions qualifiées de bonnes. Et cette constitution, c’est la « politeia », entendue au sens étroit du terme27. Le terme grec, on l’a déjà vu, a diversement été traduit soit par « société politique » au sens restreint, par « république modérée » ou par « démocratie tempérée ». Ce qu’il importe de retenir, ce sont les trois caractères essentiels de cette politeia au sens strict. Elle partage les deux premiers avec les deux autres constitutions bonnes. Ainsi, elle est constitutionnelle, la loi y règne et non l’arbitraire. En outre, elle est orientée vers le bien commun en accord avec les principes de justice. Mais elle a en propre que la poursuite du bien commun ne s’y fait qu’avec le concours des citoyens engagés dans « un gouvernement d’hommes libres et égaux28 ». Ce n’est que dans cette constitution que la notion de citoyen revêt son sens le plus fort. Car, « un citoyen au sens absolu, nous dit Aristote, ne se définit par aucun caractère plus adéquat que par la participation aux fonctions

25. François Châtelet, Dictionnaire, p. 31. Les italiques sont du soussigné. 26. Ibid., p. 33. 27. Voir Pol. III, 6, p. 193, n. 2 et III, 7, p. 199, n. 3. 28. Pol. III, 17, p. 252 et I, 7, p. 47. Voir aussi Pol. I, 12, p. 72, n. 1.

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judiciaires et aux fonctions publiques en général29 ». Cette participation permet aux citoyens de débattre entre eux sur le bien commun, de se contredire, voire de contredire le pouvoir et enfin, au moment de la décision, de peser sur le choix du bien commun. L’autorité politique, écrit-il encore, est une forme d’autorité qui s’exerce sur des personnes de même race et des hommes libres […] celui qui gouverne doit apprendre en pratiquant lui-même l’obéissance, comme on apprend à commander la cavalerie, ou une armée, ou une division ou une compagnie après avoir servi dans la cavalerie ou l’armée, ou dans une division ou dans une compagnie […]. Il faut que le bon citoyen ait la science et l’aptitude à la fois de commander et d’obéir, et la vertu d’un citoyen consiste à avoir la science du gouvernement des hommes libres dans un sens comme dans l’autre30.

Charles De Koninck commente : « la vie de citoyen », c’est « la puissance de contredire31 ». Notre philosophe qui propose de s’inspirer des critères d’Aristote pour juger de la valeur humaine du régime fédéral est parfaitement conscient des différences entre la démocratie antique et la démocratie moderne. Ainsi, chez les Grecs, la notion de citoyen s’applique à un nombre restreint de personnes puisque les femmes, les métèques et les esclaves en sont exclus. De même, l’assemblée n’y est pas constituée de représentants élus des citoyens, mais plutôt des citoyens eux-mêmes. Toutes ces différences sont documentées depuis fort longtemps32. Mais il en est une qui suscite tout particulièrement l’attention de Charles De Koninck et de son contemporain, le politologue français Bertrand de Jouvenel : c’est l’incompatibilité radicale que voit Aristote entre, d’un côté, la « politeia », la « société politique » au sens étroit du terme et, de l’autre, le « Grand État » sur le plan géographique ou démographique. Le Grand État est une chose mauvaise en soi, écrit de Jouvenel, pour une raison fondamentale, tenant à la nature même de l’esprit humain, incapable de considérer les relations innombrables liant une grande quantité d’objets, il ne s’en tire qu’en les réduisant à un petit nombre de classes, nombre déterminé d’avance par la qualité de l’esprit. Si donc la quantité d’objets est beaucoup accrue, il faudra que les classes embrassent chacune des quantités croissantes d’objets de sorte que, si les objets ont une individualité, les classes constituées par l’esprit seront des vues de plus en plus éloignées de la réalité. […] L’administration

29. 30. 31. 32.

Pol. III, 1, p. 167. Pol. III, 4, p. 186. La Confédération, p. 76. Voir Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Éditions Payot & Rivages, 2003, p. 161-180 (pour les notes bibliographiques).

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d’un État est nécessairement d’autant plus aveugle aux réalités individuelles que l’État est plus grand. Elle est plus inhumaine, plus géométrique, plus automatique33.

Charles De Koninck ajoute aux observations de Jouvenel ce qui suit, où s’exprime le fond de sa pensée sur la nature du Grand État : Or, ce qui empêche le Grand État d’être une société politique, ce qui le rend inéluctablement despote, ce n’est pas simplement le fait que l’esprit humain est incapable de considérer les relations innombrables liant une grande quantité d’objets. La difficulté caractéristique provient de ce que les objets en cause sont malgré tout des animaux politiques. Que l’homme soit par nature un animal politique, voilà une de ces nécessités que la liberté présuppose mais dont le Grand État ne peut tolérer que le nom. Le Grand État se heurte au passé, aux coutumes, à toutes sortes de contingences qui ont formé les personnes, les peuples et leur diversité. C’est cette matière si complexe, hétérogène, que sont les hommes […] que le Grand État est contraint d’homogénéiser34.

À cela s’ajoute que Charles De Koninck, à l’instar d’Aristote, voit dans la philosophie politique l’achèvement même de la philosophie morale. Un bien qui nous est imposé de l’extérieur par un Grand État qui se déclare bienveillant à notre endroit n’est pas de ce fait, même s’il nous convient, un bien dans lequel nous réalisons notre nature humaine. Le bien dans lequel le citoyen se réalise est celui qui provient de sa propre activité : « Dès lors qu’on parle d’un bien humain, il lui faut avoir l’attrait nécessaire, connu d’une manière pratique, afin qu’il nous incline à l’action de façon efficace. » Issu d’une « conception abstraite et quantitative », le « bien commun du Grand État n’est pas un bien pratique d’ordre moral35. » Et, on ne peut s’appuyer sur les lumières de la loi naturelle pour le reconnaître36. Le lecteur pourra prendre connaissance par lui-même des autres arguments de Charles De Koninck sur l’incompatibilité de la « politeia », c’est-à-dire de la société politique au sens fort du terme, avec le Grand État centralisé. Mais il

33. La Confédération, p. 80. Bertrand de Jouvenel (1903-1987) a publié une trentaine d’ouvrages. Raymond Aron le tenait pour l’un des deux ou trois penseurs politiques les plus importants de sa génération. Voir Raymond Aron, Mémoires, Éditions Robert Laffont, Bouquins, 2010, p. 205-208. Notre quatrième appendice reproduit dans son intégralité l’article de Bertrand de Jouvenel que cite Charles De Koninck, car il est aujourd’hui difficilement accessible. 34. La Confédération, p. 81. 35. Voir ibid., p. 85. 36. D’où son analyse complémentaire « La loi naturelle et l’économie » en réponse à une question du commissaire Richard Arès sur le sujet.

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importe de souligner qu’aux yeux de notre philosophe la solution de cette incompatibilité est la raison d’être fondamentale d’un régime de type fédéral, comme le pensait aussi Bertrand de Jouvenel qui s’interrogeait, lui, depuis longtemps, sur les conditions d’une union européenne37. Cependant, Alexis de Tocqueville les avait déjà précédés sur ce terrain avec son livre De la démocratie en Amérique publié, pour la première partie, en 1835 et, pour la seconde, en 1840, et qui est toujours considéré comme l’ouvrage le plus fondamental sur le fédéralisme. L’on en évoquera, dans la prochaine section de cette introduction, des passages particulièrement éclairants qui nous permettront de mieux voir comment Charles De Koninck, tout en s’inscrivant dans la même mouvance de pensée, y a apporté une contribution originale. Selon Charles De Koninck, le régime fédéral canadien s’est vu assigner par Londres, en 1867, le rôle de rempart des seules sociétés politiques, les provinces, qui existaient au pays. L’acte fondateur plaçait ainsi à ses yeux le pouvoir central devant le type de dilemme moral qui, d’après Aristote, est inhérent à toute constitution. Le chemin à choisir pour le pouvoir central serait désormais : soit, en respectant intégralement le cadre constitutionnel, de poursuivre le but initialement fixé ; soit d’entreprendre de confisquer plutôt à son profit les moyens réservés aux provinces, les empêchant ainsi de se réaliser comme sociétés politiques Les lignes qui précèdent résument la lecture philosophique que Charles De Koninck fait, en 1954, de la constitution du Canada. Selon lui, les pouvoirs conférés par Londres en 1867 dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique ne font pas d’Ottawa une société politique au sens aristotélicien du terme. Seules les provinces du Canada, en vertu des pouvoirs qui leur sont impartis dans cette loi du Parlement britannique, lui paraissent mériter ce titre si l’on garde l’approche du philosophe grec. Dans un pays qui, en étendue, est le deuxième du monde, la fonction d’Ottawa serait, en conséquence, d’être le rempart qui garantit aux provinces la capacité de remplir leur mission. Et non, de s’employer à les dessaisir des moyens qui leur ont été donnés pour la réaliser. Car ce serait changer en son contraire le rôle que la constitution réserve à Ottawa et faire de la fédération, selon l’expression citée plus haut de François Châtelet, « son double pervers », un État despotique.

37. Bertrand de Jouvenel, Vers les États-Unis d’Europe, Librairie Valois, 1930.

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Avant de préciser et d’étayer la vision politique qui est au cœur des positions défendues par Charles De Koninck devant la Commission Tremblay, je rappellerai ici quelques affirmations-clefs de la Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville. Je commencerai par une citation sur la nature propre du régime fédéral : […] les États-Unis ont une constitution complexe ; on y remarque deux sociétés distinctes engagées, et, si je puis m’expliquer ainsi, emboîtées l’une dans l’autre ; on y voit deux gouvernements complètement séparés et presque indépendants ; l’un habituel et indéfini, qui répond aux besoins journaliers de la société, l’autre, exceptionnel et circonscrit, qui ne s’applique qu’à certains intérêts généraux. Ce sont, en un mot, vingt-quatre38 petites nations souveraines, dont l’ensemble forme le grand corps de l’Union. […] La forme du gouvernement fédéral aux États-Unis a paru la dernière ; elle n’a été qu’une modification de la république, un résumé des principes politiques répandus dans la société entière avant elle, et y subsistant indépendamment d’elle. Le gouvernement fédéral, d’ailleurs, comme je viens de le dire, n’est qu’une exception ; le gouvernement des États est la règle commune39.

Loin d’être le produit d’un pouvoir central qui ne se constitue que beaucoup plus tard, la République américaine, nous rappelle Tocqueville, doit son origine à des États dont certains étaient déjà centenaires au moment où ils se réuniront en fédération. L’auteur de la Démocratie en Amérique prend même le soin de transcrire ce qu’il appelle « l’acte qui porte », à savoir la déclaration solennelle qui donne naissance, en 1620, à la première société politique américaine, formulée par quelque cent cinquante émigrants britanniques après leur débarquement à Plymouth, dans ce qui deviendra le Massachusetts : Nous dont les noms suivent […] convenons dans ces présentes, par consentement mutuel et solennel, et devant Dieu, de nous former en corps de société politique, dans le but de nous gouverner et de travailler à l’accomplissement de nos desseins ; et en vertu de ce contrat, nous convenons de promulguer des lois, actes et ordonnances, et d’instituer, selon les besoins, des magistrats auxquels nous promettons soumission et obéissance40.

Au Canada, l’apparition de sociétés véritablement politiques sera beaucoup plus tardive. Elle n’est pas contemporaine de la colonisation du territoire par

38. Au moment où a paru la première partie de la Démocratie en Amérique, en 1835, les États-Unis ne comptaient que vingt-quatre États. 39. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Œuvres complètes, Gallimard, 1961, t. I, vol. I, p. 57. 40. Ibid., p. 34.

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les Français. Elle est même postérieure à la conquête britannique, voire à la Révolution américaine à laquelle elle est cependant profondément liée. En effet, pour éviter « une insatisfaction qui risquait de s’étendre aux colonies les plus septentrionales de l’Amérique du Nord41 », Londres adopta en 1774 « l’Acte de Québec », qui accordait d’importantes concessions aux francophones, suivi en 1791 de « l’Acte constitutionnel » qui, en divisant « The Province of Quebec » en un « Haut-Canada » anglophone et un « Bas-Canada » francophone, établissait les cadres institutionnels où pourront progressivement se façonner les deux premières sociétés politiques canadiennes. À l’occasion de son passage à Montréal et à Québec, en août 1831, Tocqueville fut l’observateur privilégié (comme le montrent les entretiens qu’il relate dans ses « carnets de voyage ») de l’apparition d’opinions révélatrices d’une société politique en émergence42. Tocqueville a même eu l’occasion d’en témoigner éloquemment dans une lettre qu’il a adressée, le 3 janvier 1838, à l’homme politique britannique Henry Reeve, qui souhaitait obtenir les commentaires de Tocqueville sur les troubles de 1837 au Bas-Canada : Les Canadiens forment un peuple à part en Amérique, peuple qui a une nationalité distincte et vivace, peuple neuf et sain, dont l’origine est toute guerrière, qui a sa langue, sa religion, ses lois, ses mœurs, qui est plus aggloméré qu’aucune autre population du nouveau monde, qu’on pourra vaincre mais non fondre par la force dans le lieu de la race anglo-américaine. Le temps seul pourrait amener ce résultat, mais non la législation ni l’épée43.

La nette antériorité de sociétés politiques dûment formées, par rapport à une constitution fédérale à laquelle elles s’associeront beaucoup plus tard, est le pivot de la conception que développe Tocqueville du fédéralisme américain. Et, elle est aussi le pivot de la vision que Charles De Koninck se donne du fédéralisme canadien. Comme on l’a mentionné plus haut, Charles De Koninck

41. Voir Alain-G. Gagnon et Laurent-Mehdi Chokri, « Le régime politique canadien : histoire et enjeux », dans Réjean Pelletier et Manon Tremblay, dir., Le parlementarisme canadien, PUL, 2005, p. 14. 42. Voir Jacques Vallée, Tocqueville au Bas-Canada, Éditions du Jour, 1973, p. 84-109. Le professeur Claude Corbo a eu l’heureuse idée de reprendre et d’enrichir cette première édition aujourd’hui épuisée regroupant les textes de Tocqueville dans son Tocqueville. Regards sur le Bas-Canada, Typo, 2003. 43. Jacques Vallée, Tocqueville, p. 169. Sous la plume de Tocqueville, le terme « Canadiens », comme on le voit par la suite de la phrase, désigne les francophones du Bas-Canada.

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va, lui, jusqu’à refuser à Ottawa, en 1954, le titre de société politique qu’il reconnaît aux seules provinces du Canada44. Cette position paradoxale s’explique aisément si l’on se rappelle que Charles De Koninck fait sienne la définition qu’Aristote donne de la société politique. Aux yeux du Stagirite, le terme constitution, comme on l’a vu, n’est pas synonyme de société politique. Car les actions collectives des hommes pour, par exemple, produire la richesse, faciliter ou contrôler le commerce avec l’étranger, assurer la sécurité à l’interne, voire défendre leur groupe humain, ne sont pas des actions qui répondent aux caractères essentiels d’une société politique, même si « ce sont là des conditions qui doivent être nécessairement réalisées si l’on veut qu’un État existe45 ». Il s’agit, au fond, de conditions nécessaires, certes, mais non suffisantes. Et les pouvoirs véritablement constitutifs de la société politique demeurent ceux qui sont directement axés sur sa fin propre qui est le plein épanouissement de l’être humain. Ce sont les pouvoirs qui, selon la formulation heureuse de François Châtelet, visent « la réalisation la plus large des potentialités humaines46 ». Ainsi en est-il, au tout premier chef, des pouvoirs qui concernent l’éducation et la formation culturelle qui y est étroitement reliée, de même que de la maîtrise de la constitution interne de la société politique. Car, c’est cette maîtrise de leur constitution interne qui garantit aux membres d’une société politique que l’épanouissement recherché de l’être humain, la quête du bien commun dans la justice, sera bien le résultat de leurs capacités, à eux, de délibérer et de légiférer.

44. Voir dans La Confédération, le chapitre « Les provinces fédérées comme sociétés politiques », p. 72-75. L’échange de correspondance, entre Charles De Koninck et le président de la commission, est particulièrement révélateur sur ce point. Dans une lettre qu’il adresse au juge Thomas Tremblay, le 20 août 1954, Charles De Koninck lui demande si la commission souhaite qu’il « refasse plus explicite, le chapitre où je crois pouvoir montrer que d’après l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, ce sont les provinces, et non pas la fédération, qui sont des sociétés politiques ». Le 26 août, le juge Tremblay répond que la « suggestion de rendre plus explicite le chapitre que, d’après l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, ce sont les provinces et non pas la fédération, qui sont des sociétés politiques […] a vivement intéressé les commissaires ». Quelques jours plus tard, le 1er septembre, Charles De Koninck est convoqué pour une rencontre à huis clos à ce sujet avec tous les commissaires. Voir le Fonds Charles De Koninck, P112, c54. 45. Pol. III, p. 209. 46. François Châtelet, Dictionnaire, p. 31.

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Pour Tocqueville, l’émergence du régime fédéral met en cause la notion de souveraineté « puissance absolue et perpétuelle d’une république47 » dans laquelle on s’était mis à voir depuis Jean Bodin l’essence de l’État moderne. Tocqueville explique : Parmi les vices inhérents à tout système fédéral, le plus visible de tous est la complication des moyens qu’il emploie. Ce système met nécessairement en présence deux souverainetés. Le législateur parvient à rendre les mouvements de ces deux souverainetés aussi simples et égaux que possible, et peut les renfermer toutes les deux dans des sphères d’action nettement tracées ; mais il ne saurait faire qu’il n’y en ait qu’une, ni empêcher qu’elles se touchent en quelque endroit. […] Tout est conventionnel et artificiel dans un pareil gouvernement, et il ne saurait convenir qu’à un peuple habitué depuis longtemps à diriger ses affaires et chez lequel la science politique est descendue jusque dans les derniers rangs de la société48.

Charles De Koninck, se référant aux décisions prises en 1919 par le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, commentées par le juriste québécois Louis-Philippe Pigeon dans son essai « The Meaning of Provincial Autonomy », affirme, lui aussi, que cette coexistence de deux souverainetés constitue l’essence du fédéralisme. Et, il s’en félicite d’autant plus que la prétention à la souveraineté intégrale des États unitaires lui paraissait déjà, dans son principe même, inadmissible : Il serait sans nul doute dérisoire de prétendre appliquer à chacune des provinces la notion moderne de souveraineté. Nous disons expressément « notion moderne », celle-ci, en effet, est strictement totalitaire. C’est la conception que les Nations Unies ont cru devoir accepter sous la contrainte d’États qui n’admettent en aucun domaine nulle autorité au-dessus de la leur. […] pour être admissible, la souveraineté dans l’ordre politique, doit être relative. Si la vie en communauté politique a pour but la poursuite du bien commun parfait, c’est dans cet ordre restreint que l’autorité doit être souveraine ; souveraine non pas quant à la détermination de ce qui constitue le bonheur de l’homme, ni par rapport à la loi ni aux droits naturels, mais souveraine quant aux moyens pratiques, très concrets, de rendre ce bien accessible49.

La vision du fédéralisme d’Alexis de Tocqueville et celle de Charles De Koninck se rejoignent par ailleurs dans la dimension profondément sociologique de leur pensée. Le premier est, en cela, l’héritier déclaré de Montesquieu,

47.

Jean Bodin, Les six livres de la République, cité par Gérard Mairet, dans François Châtelet, Dictionnaire, p. 156. 48. Tocqueville, La Démocratie, I, p. 168 et 169. 49. La Confédération, p. 75.

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lecteur très assidu d’Aristote, en qui il voyait « son modèle50 ». Chez Charles De Koninck, critique radical de La République de Platon « qui fait table rase de toute société naturelle51 », l’approche sociologique s’inspire directement d’Aristote et du caractère inductif de son mode de procédé. Car ce dernier étudie non seulement la forme idéale de la constitution mais aussi « celle qui s’adapte aux différents peuples et à quels peuples, car beaucoup d’entre eux sont sans doute incapables d’atteindre à la forme idéale52 ». On doit, précise-t-il plus loin, « considérer, non seulement la constitution idéale, mais encore celle qui est simplement possible53 ». Bien avant de prendre pour objet « l’état politique » des peuples, l’analyste doit, selon Tocqueville, s’attacher à comprendre ce qu’il appelle leur « état social ». Car, cet état social, « une fois qu’il existe on peut le considérer lui-même comme la cause première de la plupart des lois, des coutumes et des idées qui règlent la conduite des hommes54 ». Les constitutions font partie des « conséquences politiques55 » de l’état social. Si les Américains peuvent se doter si tôt d’un régime politique démocratique, c’est que leur état social est marqué par une égalité des conditions qu’aucune autre société occidentale n’a connue avant eux. Cependant, cette égalité des conditions n’est pas, à elle seule, suffisante pour permettre l’adoption d’un système fédéral qui « n’est pas à la portée de tous les peuples56 ». Tocqueville y voit d’autres préalables parmi lesquels le caractère « homogène57 » de la société américaine dont tous les citoyens parlent la même langue, ont la même origine et « constituent un peuple unique58 ». Les « hommes du sud », note Tocqueville quelque trente années avant la guerre de Sécession, « sont

50. 51. 52. 53.

Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Tel, 1967, p. 226. La Confédération, p. 71. Pol. IV, 1, p. 258-259. Pol. IV, 1, p. 260. Le grand sociologue contemporain, Zygmunt Bauman, confirme et explicite ce caractère sociologique de la Politique d’Aristote : « Certains aspects de l’expérience humaine semblent être immunisés contre les œuvres du temps, et Aristote maîtrisait quant à lui à la perfection l’art de les repérer et de les articuler en une sorte de “prolégomènes de toute sociologie à venir”. » Il faudrait pouvoir citer ici toutes les « méditations aristotéliciennes » qui se trouvent dans La société assiégée, Le Rouergue/ Chambon, 2005, p. 77-81. 54. Tocqueville, La Démocratie, I, p. 45. 55. Ibid., p. 52. 56. Ibid., p. 167. 57. Ibid., p. 172. 58. Ibid., p. 390.

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les seuls qui menacent de briser le faisceau de la confédération59 » et ce, en raison de leur recours à l’esclavage qui a rendu leur état social trop différent de celui du nord des États-Unis. Cette lucidité de Tocqueville que l’historien des idées politiques Jean-Jacques Chevalier qualifiait de « prophétique60 » (et dont on connaît bien d’autres exemples) lui vient ici, il faut le souligner, d’une analyse rigoureuse de l’état social dont les grands bouleversements finissent par transformer l’ordre politique. Charles De Koninck n’utilise pas les mêmes concepts, ni la même terminologie que Tocqueville. Là où le penseur français emploie l’expression « état social », il parle plutôt, en bon aristotélicien, de « la nature » d’une société, réservant le terme social pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui les « mesures sociales » ultimement constitutives de l’État-providence. Mais par-delà ces différences de terminologie, la conception du fédéralisme d’Alexis de Tocqueville et celle de Charles De Koninck ont, il faut le répéter, un fondement sociologique similaire. Et ce fondement se révélait dans les passages déjà mentionnés de leurs écrits où ils constataient, pour l’un, l’antériorité des sociétés politiques des ÉtatsUnis et, pour l’autre, l’antériorité des sociétés politiques du Canada, sur le système fédéral dont on viendra les doter bien après leur naissance. Dans le texte qui suit, Charles De Koninck ajoute d’autres réflexions sur ce sujet : Quoique le bien public ne s’infère pas purement et simplement des origines, et qu’il n’existe pas de relation strictement naturelle entre la patrie et la forme politique qui lui convient, du moins faut-il entre les deux une proportion de connaturalité. Le choix et l’institution d’un régime politique relèvent de la prudence, laquelle doit tenir compte de la nature et de l’histoire de la patrie, du caractère donné du citoyen. En d’autres termes, bien que la vie politique ne soit pas une simple excroissance de la nature, elle ne peut pas non plus être contraire à celle-ci. Elle le serait pourtant si elle devait heurter la patrie dans sa langue maternelle, dans ses coutumes et traditions ancestrales, c’est-à-dire dans ce qui fait pour elle une seconde nature, communément antérieure aux choses qui font l’objet de délibération. Car les lois ne sont pas faites pour des sujets abstraits […]. Un régime de vie en commun qui fait violence à la nature de ses sujets, fût-ce à ce qui est en eux une seconde nature, n’est certainement pas politique, mais se définit précisément comme despotique61.

59. Ibid., p. 399. 60. Dans les Œuvres complètes de Tocqueville, l’introduction au tome IX, Gallimard, 1959, « Correspondance d’Alexis de Tocqueville et d’Arthur de Gobineau », p. 31. 61. La Confédération, p. 70.

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Cela dit, Charles De Koninck se démarque néanmoins de Tocqueville sur un point majeur. Selon l’auteur de la Démocratie en Amérique, l’Union américaine, comme on l’a vu, avait des chances de durée en raison de l’homogénéité de sa population, composée qu’elle était, en 1835, d’hommes de même origine, de même langue, formant un peuple unique. Tocqueville aurait accordé ainsi peu de chances de survie à ces fédéralismes multinationaux dont le dernier demisiècle nous a montré la fragilité, notamment avec l’effondrement de la fédération yougoslave, qui n’en est que l’échec le plus tragique. Or, constate Charles De Koninck, le projet canadien de fédération différait de l’américain puisqu’il « confrontait les hommes d’État à une hétérogénéité que le bon sens ne pouvait méconnaître ». Les pères du régime « se trouvaient en face de deux peuples d’une origine ethnique et culturelle très différente ». Quelques années plus tard, en 1963, il emploiera l’expression « les nations canadiennes62 ». Charles De Koninck ne tire pas la même conséquence que Tocqueville de la complexité du régime fédéral, requérant, selon ce dernier, une même science, une même atteinte de ses mécanismes et de leurs résultats répandue dans toutes les sphères de la société, ce qui est une chose extrêmement difficile quand deux peuples cohabitent dans le même système politique. Cependant, le rapport de « connaturalité » qui, selon le penseur québécois, doit toujours exister entre les peuples et le régime politique qui leur est donné, lui paraissait néanmoins assuré par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, non certes au niveau du pouvoir central, mais par ses dispositions touchant les pouvoirs des législatures provinciales : Au point de vue de sa composition ethnique lors de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, rien n’était plus important que les dispositions en matière d’éducation (art. 93), de langue (art. 133) et de droit civil (art. 92, paragr. 13, Acte de Québec, art. 8). On reconnaissait par là même les patrimoines canadiens-français et anglo-canadiens comme parties intégrantes de la Confédération63.

Contrairement à l’américaine, la Confédération canadienne, en raison de sa dualité culturelle, trouverait, elle, ses chances de durée dans sa fidélité à son texte fondateur qui lui fixait pour objet « point de confondre, mais de préserver ». Bertrand de Jouvenel assignait exactement le même but à l’union européenne64.

62. Voir ibid., p. 66 et notre édition des Œuvres de Charles De Koninck, tome II, volume 1, p. 112. 63. Ibid., p. 67. 64. Ibid., p. 96 et le quatrième appendice du présent volume.

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Les dimensions sociologiques que Charles De Koninck donne en 1954 à sa vision du fédéralisme canadien l’auront placé, d’abord sur le plan de la méthodologie, à l’opposé du courant d’idées animé par la revue Cité libre fondée en 1950 par Gérard Pelletier et Pierre Elliott Trudeau. La démarche politique particulière de cette revue a fait l’objet de diverses études auxquelles il faut renvoyer notre lecteur, notamment pour ce qui concerne son mode de raisonnement, à l’essai du politologue André-J. Bélanger, « L’émergence d’un homme abstrait : Cité libre ». J’ai déjà signalé cet essai dans mon introduction générale au tome II des Œuvres de Charles De Koninck. Le politologue québécois s’y attache à analyser le caractère « asociologique » et enfermé dans un « juridisme passablement apolitique65 » que lui paraît refléter le discours de Trudeau. La tendance bien davantage déductive qu’inductive de l’esprit de Trudeau n’est, à mes yeux, nulle part plus manifeste que dans son avant-propos au recueil de textes qu’il a publié en 1967 sur les questions constitutionnelles66. Le juriste montréalais nous y apprend que c’est « en somme » un « problème de logique » que posent « tous les statuts particuliers dont on a parlé jusqu’à présent67 ». Il lui paraît inconcevable qu’une province du Canada, en l’occurrence le Québec, prétende avoir, grâce à un statut particulier, plus de pouvoirs que les autres provinces, tout en disposant, par l’intermédiaire de ses représentants au parlement fédéral, d’un pouvoir sur ces dernières qu’elles-mêmes n’auraient pas à égalité sur le Québec. « Nous nous emballons », affirme-t-il, « pour une superstructure légale sans même nous demander si elle peut fonctionner68 ». Dans ces quelques lignes, Trudeau, sur le plan de la méthode, prend le contre-pied des penseurs que l’on a le plus souvent évoqués dans ces pages. Ainsi, c’est Aristote qui nous rappelait que « la constitution n’est rien d’autre qu’une manière d’organiser ceux qui vivent dans la cité69 », ce qui signifiait pour lui qu’elle doit pouvoir y être ensuite adaptée. Le cheminement de Tocqueville allait aussi dans le même sens quand il présentait toutes les structures politiques comme des conséquences sur lesquelles nous avons une prise certaine d’un état social qui, lui, nous échappe largement. À son tour, Charles De Koninck deman-

65.

66. 67. 68. 69.

André-J. Bélanger, Ruptures et constantes. Quatre idéologies du Québec en éclatement. La Relève, la JEC, Cité libre, Parti pris, Hurtubise HMH. L’essai sur Cité libre constitue le chapitre deux, qui va de la page 63 à la page 125. Les termes cités se trouvent aux pages 102 et 132. Voir aussi, pour plus de données et de commentaires, l’introduction à Tout homme est mon prochain, p. 24-29. Le fédéralisme et la société canadienne française, Hurtubise HMH, 1967. Ibid., p. xi. Ibid., p. x. Pol. II, 1, p. 165.

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dait, lui, qu’on respecte une proportion de connaturalité entre société et régime politique, en s’abstenant d’imposer à une société donnée une constitution qui, allant à l’encontre de sa nature, serait despotique. Chez Trudeau, tout au contraire, c’est la logique constitutionnelle qui prime sur l’état social ou sur la nature de la société. En conséquence, si l’on s’en tient à ses propos, la société québécoise devra forcément entrer dans le moule constitutionnel égalisateur qu’il propose pour l’ensemble des provinces du Canada et se contenter de la case qui lui est assignée, n’y ayant rien de moins certes, mais aussi rien de plus, que les autres provinces et ce, quelles que soient les diverses dimensions de sa réalité propre. La rigidité du juriste montréalais sur l’égalité des pouvoirs qui doit régner entre les provinces ne laisse pas d’étonner quand on sait que le régime politique dont s’inspire le fédéralisme canadien ne s’y est jamais soumis. Ainsi, après l’indépendance de l’Irlande, Londres a accordé à l’Ulster, la province d’Irlande qui allait continuer de faire partie du Royaume-Uni, aussi bien un parlement régional doté d’une certaine autonomie que le droit à une députation au parlement de Westminster, alors qu’aucune autre des régions du Royaume-Uni n’avait à l’époque de parlement propre. Le pragmatisme si célébré des Britanniques tirait ainsi des conséquences politiques particulières d’un état social donné plutôt que d’essayer d’enfermer cet état social différent dans la camisole de force d’un égalitarisme constitutionnel idéalisé. Charles De Koninck, décédé en 1965, n’a évidemment pas pu lire l’avantpropos de Trudeau rédigé en 1967 à ses écrits sur le fédéralisme. Mais un autre texte-clef de Trudeau, remontant celui-là à 1950, n’avait certainement pas échappé à son attention pas plus qu’aux membres de la Commission Tremblay, puisqu’il constituait une intervention notoire dans le courant d’idées et d’actions, appelé par les historiens Michèle Jean et René Durocher, « la vague centralisatrice » qui, en « déferlant » sur le Canada, avait provoqué en réponse la mise sur pied de leur commission. Le texte de Trudeau, intitulé « Politique fonctionnelle », est publié dans le numéro un et le numéro deux de la toute nouvelle revue Cité libre, où il fait figure de manifeste d’orientation et se révèle comme le premier embryon de sa vision du fédéralisme. En voici quelques extraits significatifs tirés du premier des deux articles : […] pendant que nous disons « Nan ! » à toutes les avances centralisatrices, des forces naissent et se développent, une philosophie et une stratégie s’élaborent dans l’ombre, d’inéluctables nécessités s’imposent, qui broyeront comme verre les velléités autonomistes. Il n’est nulle part de pouvoir qui ne tende à s’accroître : c’est une loi universelle, et pourquoi Ottawa y dérogerait-il ? Ceux qui régissent une partie de nos activités s’imaginent pouvoir gouverner beaucoup plus sagement en contrôlant

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aussi l’autre partie (arbitrairement déterminée par une constitution faite pour une autre époque). Songez seulement à l’économie de moyens qui en résulterait, et à la simplification de l’administration. Mais, il y a plus. De nos jours, la théorie économique et fiscale est unanime à postuler la nécessité de la centralisation. […] Mais en vérité la preuve n’est plus à faire : toutes les poussées idéologiques sont vers l’union, la centralisation. Loin de se scinder, les États se trouvant trop petits cherchent à se fédérer. […] Pouvons-nous dire après cela que l’autonomie est bonne et que la centralisation est mauvaise ? Ne s’agit-il pas plutôt de phénomènes d’espèce tellurique, commandés par un dynamisme historique irrésistible, et soumis à des lois impersonnelles qui n’ont rien à voir aux catégories morales de « bien » et de « mal » ? Ne faudrait-il pas cesser d’être pour et contre, et s’inquiéter d’établir un peu plus sûrement des positions qui puissent s’intégrer dans la trame de l’histoire ? Il semble bien qu’aux autonomistes incombe le fardeau de la preuve. […] Et pourtant, si l’on croit après cela que je prêche la centralisation, l’on se sera complètement mépris sur l’intention des paragraphes qui précèdent. Il est de salut public que notre politique cesse d’être une fumisterie, c’est tout ce qu’il s’agissait de démontrer. Et pour cela j’ai choisi, entre mille, de mettre en doute une formule magique des politiciens, l’autonomie. J’ai indiqué que des forces certaines nous entraînent vers la centralisation, et que nous nous prenions de la plus mauvaise façon possible pour les enrayer. Car c’est seulement le jour où la province se sera acquittée avec efficacité et clairvoyance des tâches qui lui incombent, qu’elle sera en posture pour refuser au gouvernement central le droit de suppléer à ces manquements70.

Le dernier des extraits cités nous invite à introduire des nuances dans l’interprétation du Trudeau des années cinquante. Car si, par certaines de ses affirmations, il a apporté de l’eau au moulin des centralisateurs, il ne s’en est pas moins distancé à plusieurs égards. Et ce, d’une manière notoire, par ses positions

70. Ces extraits sont tirés du vol. I, no 1, de Cité libre, juin 1950, p. 21-22 et 23. Pour la suite du texte « Politique fonctionnelle », voir Cité libre, vol. I, no 2, février 1951, p. 24-29. Dans ce deuxième texte sur « la politique fonctionnelle » publié six mois plus tard, Trudeau répond aux lecteurs du premier texte qui l’avaient accusé d’être centralisateur ; il y présente « une petite apologie de l’autonomisme » qui se situe cependant dans une perspective purement fonctionnelle et ne prend pas en compte le caractère propre de la société québécoise. Ce faisant, Trudeau illustre une nouvelle fois la tendance «asociologique» qu’André J. Bélanger verra plus tard dans son mode de pensée (voir note 64).

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qu’il disait lui-même plutôt proches de Duplessis sur la question des octrois fédéraux aux universités71. Cette réserve faite, quatre courtes phrases des pages citées plus haut montrent que l’opposition Trudeau-De Koninck allait bien au-delà des questions de méthode, puisque leur divergence de pensée touche la finalité même du « politique », et ce quel que soit par ailleurs le régime en cause. On se doit ici de revenir à ces phrases qui, pour Trudeau, vont de soi, alors que pour De Koninck, elles résument ce qu’il nous présente comme le dilemme de la constitution : Il n’est nulle part de pouvoir qui ne tende à s’accroître : c’est une loi universelle, et pourquoi Ottawa y dérogerait-il […]. Songez seulement à l’économie des moyens qui en résulterait, et à la simplification de l’administration.

Ce ne sont pas les deux premières de ces phrases de P.E. Trudeau qui font difficulté puisqu’elles reprennent ce qui est devenu depuis la Grèce ancienne un truisme de l’histoire de la pensée politique, à savoir que tous les pouvoirs sont fortement tentés de s’augmenter et de s’étendre. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Bertrand de Jouvenel en avait même brillamment renouvelé l’analyse dans ce qui se voulait « une méditation sur la marche historique à la guerre totale » que Charles De Koninck considérait comme un maître-livre72. C’est le « pourquoi Ottawa y dérogerait-il ? » qui atteste de l’incompatibilité de la vision de Trudeau et de celle de Charles De Koninck. Car pour ce dernier, la finalité des « politeia », c’est-à-dire des constitutions bonnes d’Aristote, ne saurait être la croissance du pouvoir de l’une de leurs parties composantes au détriment des autres ; c’est plutôt là, le plus souvent, le point de départ de leur dérive et de leur dégénérescence. Pour un aristotélicien, le tyran n’est, somme toute, rien d’autre qu’un monarque qui détourne vers ses intérêts particuliers des moyens dont il aurait dû se servir afin d’assurer la poursuite du bien commun. Et toutes les ploutocraties sont faites d’élites qui ont profité de leur position de pouvoir pour s’accaparer une part démesurée des richesses notamment matérielles d’une société. De même, pense Charles De Koninck, le régime fédéral n’a pas, à l’origine, été mis en place pour que le pouvoir central s’emploie par la suite à miner à son profit, pas à pas, l’autorité des entités politiques qui ont présidé à sa naissance. Et, se transformer en son exact contraire, le Grand État centralisé,

71. Voir Cité libre, février 1957, et la contribution de Trudeau au chapitre IV du mémoire soumis, le 10 mars 1954, par la Fédération des Unions industrielles du Québec à la Commission Tremblay. 72. Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, Le Cheval Ailé, 1945, réédité par La librairie Hachette en 1972, et par Hachette Littératures, en 1998 (collection Pluriel).

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tout aussi incapable dans le monde d’aujourd’hui que dans l’Antiquité, de constituer ces sociétés véritablement politiques auxquelles par ailleurs son concours reste indispensable devant toutes les formes de menaces qui aujourd’hui pèsent, de l’extérieur, sur les provinces. La vision des choses esquissée ici apparaît clairement dans « La philosophie politique et la fédération », cet inédit précieux qui fait l’objet du chapitre 2 du présent livre. Charles De Koninck y fait la synthèse, dans un texte constitué de notes schématisées à l’extrême dont nous n’avons pas les toutes dernières pages, des multiples observations qu’il a par ailleurs développées dans ses quatre autres mémoires adressés à la Commission Tremblay, ainsi que dans les exposés oraux présentés devant ses membres, en réponse à leurs questions. Avant de revenir à la quatrième des courtes phrases de Trudeau, je n’en citerai ici que quelques lignes particulièrement suggestives sur les sujets que l’on vient d’aborder, en dépit de leur caractère déterminément télégraphique : Nécessité de la fédération : La notion de foedus73. La fédération dans l’Antiquité et les temps modernes. La liberté essentielle à la fédération. Le Grand État imposé à la fédération est la négation de celle-ci. La prudence que l’on doit mettre à respecter les droits acquis. […] Les fins d’un gouvernement fédéral : Fédération et Grand État. Leur distinction radicale. La tendance d’une fédération à se convertir en Grand État. Raisons extrinsèques et intrinsèques74.

Enfin, pour justifier le droit d’Ottawa de faire croître ses pouvoirs même quand il en résulte une diminution concomitante de ceux des provinces, P.E. Trudeau interpellait son lecteur : « Songez seulement à l’économie des moyens qui en résulterait, et à la simplification de l’administration. » Les textes présentés plus haut de nos autres auteurs contenaient déjà une réponse à cette interpellation. Dans la philosophie aristotélicienne, la valeur humaine d’un régime politique ne se mesure pas à partir de ces deux critères du juriste montréalais. Autrement, Aristote aurait proposé, comme incarnation du régime politique idéal, la Perse où le pouvoir impérial d’un seul homme pouvait décider de tout, au lieu de cette démocratie athénienne qui, pour chaque décision importante, devait convoquer l’assemblée de ses 30 000 citoyens. Et Tocqueville aurait préféré la centralisation extrême du pouvoir de Louis XIV

73. Foedus, le mot latin dont est dérivé le terme fédération, signifie d’après le dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot (Hachette, 1934) : « Traité d’alliance, pacte, convention, alliance ». 74. « La philosophie politique et la fédération », p. 107.

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(« L’État, c’est moi », disait le roi) à la « complication des moyens75 » inhérente au régime fédéral. La clef du débat réside dans le but supérieur que l’on assigne au régime politique. Comme on l’a vu, pour Aristote, la plus parfaite des « politeia », c’està-dire des sociétés politiques, est la démocratie tempérée. Et celle-ci postule le respect de l’État de droit, la poursuite du bien commun et ce, dans un gouvernement qui revêt la plus haute humanité puisque les décisions y sont prises par le recours à la délibération d’hommes libres. Or ces derniers, pour apprendre à gouverner et à être gouvernés dans les grandes choses, doivent d’abord s’y employer eux-mêmes au niveau le plus modeste que leur donne notamment la décentralisation administrative qui est le tissu même de la Cité grecque. Sur ce point encore, on peut faire un parallèle entre les conceptions aristotéliciennes et la pensée de Tocqueville. Ce dernier, après avoir distingué la centralisation gouvernementale (le pouvoir de faire des lois) et la centralisation administrative (la gestion des intérêts publics) juge que la seconde « n’est propre qu’à énerver les peuples qui s’y soumettent parce qu’elle tend sans cesse à diminuer parmi eux l’esprit de cité 76 ». Son contraire, la décentralisation administrative lui paraît être l’un des plus grands apports de la société américaine à l’apprentissage de la démocratie moderne : Ce que j’admire le plus en Amérique, ce ne sont pas les effets administratifs de la décentralisation, ce sont ses effets politiques. Aux États-Unis, la patrie se fait sentir partout. Elle est un objet de sollicitude depuis le village jusqu’à l’Union entière. L’habitant s’attache à chacun des intérêts de son pays comme aux siens mêmes77.

La plus grande réussite politique de la décentralisation administrative aura été, selon Tocqueville, l’essor même des colonies américaines. Et l’échec final de la Nouvelle-France lui paraissait directement lié à cette centralisation administrative que Paris, à l’inverse de Londres, pratiquait à l’endroit de ses colonies d’outre-mer78. 75. Tocqueville, La Démocratie, I, p. 168. 76. Ibid., p. 88. 77. Ibid., p. 95. 78. Voir le texte « Quelques idées sur les raisons qui s’opposent à ce que les Français aient de bonnes colonies », dans les Écrits et discours politiques de Tocqueville, t. III, vol. I, p. 35-40 des Œuvres complètes. Et, la note « Comment c’est au Canada qu’on pouvait le mieux juger la centralisation administrative de l’ancien régime », dans L’ancien régime et la révolution, t. II, vol. I, p. 286-287 de la même édition. Dans Tocqueville au Bas-Canada, j’ai évoqué les quelques phrases qui nous restent d’un entretien qu’ont eu à Londres, en 1857, l’ancien gouverneur général du Canada, Lord Elgin, et

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Dans le passage qui suit de la Démocratie en Amérique, Tocqueville décrit l’effet débilitant de la centralisation administrative : Que m’importe, après tout, qu’il y ait une autorité toujours sur pied, qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers, sans que j’aie même le besoin d’y songer ; si cette autorité, en même temps qu’elle ôte ainsi les moindres épines sur mon passage, est maîtresse absolue de ma liberté et de ma vie ; si elle monopolise le mouvement et l’existence à tel point qu’il faille que tout languisse autour d’elle quand elle languit, que tout dorme quand elle dort, que tout périsse si elle meurt79 ?

Charles De Koninck aurait pu signer les lignes de Tocqueville qui précèdent, mais en leur ajoutant une importante réserve que je signalerai plus loin. En bon aristotélicien, il sait bien, lui aussi, que la décentralisation administrative est l’école même de la démocratie et le moyen d’apprentissage le plus sûr de la liberté. Et que, au contraire, la centralisation est le commencement de leur dégénérescence. C’est ainsi que Tocqueville évoquait la chute de la NouvelleFrance comme preuve de l’irrémédiable faiblesse d’un pouvoir centralisé exercé depuis Paris. Et que Charles De Koninck cite, lui, les propos de Bertrand de Jouvenel, lequel voyait dans la centralisation de ses derniers siècles la plus grande cause de l’effondrement de l’Empire romain : Les administrateurs de l’Empire romain ne devraient pas oublier que s’il a réuni tous les peuples civilisés du bassin méditerranéen en un seul corps politique, il a finalement tellement affaibli leur vitalité politique qu’ils se sont trouvés sans défense contre de toutes petites hordes de barbares. Les Goths, qui ont mis tout l’Empire romain à bas, n’étaient sans doute pas plus nombreux que les Perses que les cités grecques avaient su arrêter80.

Tocqueville pensait que le fédéralisme, de par sa nature même, c’est-à-dire en raison du dédoublement de sa souveraineté, ne pouvait être centralisateur. Et par conséquent, il ne le visait aucunement dans les observations que l’on vient de citer dont la cible était plutôt un régime, à souveraineté unique, comme celui de la France. Au contraire, et c’est là sa réserve, Charles De Koninck, dans le droit fil de l’aristotélisme, pense que le régime fédéral, comme tout autre régime politique, porte en lui-même la possibilité de devenir son contraire : il suffit que, pendant un temps suffisamment long, ce régime tombe aux mains d’autocrates avides de faire croître leurs pouvoirs particuliers au détriment de ses instances Tocqueville sur l’effet que les pratiques opposées en matière de centralisation administrative avaient eu sur les « deux peuples » que beaucoup plus tard ils avaient observé au Canada (voir p. 177-178). 79. Tocqueville, La Démocratie, I, p. 93. 80. La Confédération, p. 84-85.

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constitutives moins fortes. Les années 1930 et 1940 lui avaient confirmé que la « tentation81 » du Grand État totalitaire était intrinsèque au régime fédéral. Aux yeux de Charles De Koninck, l’acte de naissance d’un régime politique ne lui garantit jamais de rester dans la suite des temps (si l’on veut bien me permettre cette image) fidèle aux promesses de son baptême. Un régime politique n’est après tout qu’une œuvre humaine et, quelle que soit sa plus haute valeur, il ne peut que proposer aux hommes et aux femmes de la cité un code de comportement dont ils peuvent tout aussi bien entreprendre de se soustraire. L’acte politique posé dans la recherche de la justice et du bien commun est, pour le citoyen, une exigence de chaque jour. Et la constitution à laquelle ses parrains peuvent bien prédire, dans l’euphorie de ses débuts, « une durée de mille ans » se révèle vite, selon le mot plus lucide d’Aristote, comme « une certaine manière d’organiser ceux qui vivent dans la cité », manière que chaque génération d’humains devra plutôt apprécier avant de faire le choix, soit de s’en contenter, soit de la remettre sur le métier. Je voudrais attirer l’attention sur l’ultime trait que Charles De Koninck ajoute à sa description du Grand État centralisé. Car ce dernier trait résume, ramasse toute sa pensée sur la possible dérive du fédéralisme contre laquelle il nous met en garde afin que nous en arrivions plutôt à en préserver l’esprit et les dispositions originales. Le Grand État centralisé, contrefaçon caricaturale du fédéralisme, lui apparaît, en dernière analyse, comme la fuite de l’homme et plus exactement de l’homme moderne, devant les difficultés du politique qu’il n’ose plus affronter : Dans le Grand État, les fonctions publiques, de politiques qu’elles étaient, deviennent de simples fonctions administratives. L’idéal du Grand État est avant tout « social », mais social sans être politique, voire social à la condition de n’être pas politique – de n’avoir pour fonction que d’administrer la production et la consommation. Or, une telle fonction se définit, non pas dans la ligne de la prudence, mais uniquement dans celle de l’art. Le gouvernement du Grand État est un art, purement et simplement. Il n’est donc pas politique.

En d’autres termes, le Grand État nous propose de nous évader des difficultés que comporteront toujours pour l’homme les délibérations et les décisions politiques qui, au bout du compte, l’interpellent sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. Ces débats y deviennent obsolètes puisque nous n’avons plus devant nous que des problèmes, voire des questions de nature technique ou administrative dont la solution est plutôt réservée pour « la simplification de 81. Ibid., p. 79.

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l’administration », aux gestionnaires d’expérience désormais chargés de veiller sur la maximisation de notre bien-être avant tout matériel. Dans sa conclusion du mémoire principal remis aux membres de la Commission Tremblay, Charles De Koninck fait appel à tous les Québécois et notamment aux deux grands partis qui les représentent à l’Assemblée nationale (alors appelée Assemblée législative) pour qu’ils s’opposent à cette dérive vers le social qui les priverait du plus grand bien réservé à l’existence partagée des êtres humains, à savoir la vie dans une société capable d’être, au sens aristotélicien du terme, et ce, même au XXe siècle, véritablement politique : À l’heure qu’il est, pour parer à ces maux, la chose la plus urgente est de conserver les droits qui confèrent aux provinces fédérées leur caractère de sociétés politiques, de dissiper toute confusion et de revendiquer le respect de ces droits, comme moyens de les faire valoir ; mais aussi de mériter que la population les veuille d’une volonté persuadée, pratique. Car on ne peut gouverner contre la volonté du peuple, quand même il refuserait l’existence politique, en choisissant le pur social. En face des promesses de prospérité matérielle comme récompense de la cession de ces droits bien définis, la tâche n’est pas facile. Mais elle est impérieuse, de peur que ces droits ne paraissent sacrés que le jour où l’on en serait privé. Impérieux, donc, de conserver l’union fédérale comme telle, pour les fins établies par l’Acte fédératif. Il n’est pas vraisemblable, ni souhaitable que le parti politique au pouvoir gouverne à la satisfaction de l’opposition. Il serait toutefois lamentable que, pour des raisons de parti, l’Acte de la Confédération et les droits conférés aux provinces soient minés par les représentants des provinces ; que l’on renonce à la vie politique qu’un Grand État ne pourrait restaurer82.

Le lecteur désireux de pousser plus loin l’analyse sur « l’abdication du politique » que l’on vient de résumer lira avec intérêt les pages du mémoire complémentaire que Charles De Koninck a bien voulu fournir aux membres de la Commission Tremblay, dont le titre même devrait attirer son attention : « Les tentatives de contourner par l’art les difficultés de l’action ». Mais ce texte particulièrement riche est d’une lecture difficile pour celui qui n’y est pas préparé par un certain type de formation philosophique. Heureusement, deux autres textes très accessibles, eux, sont toujours disponibles pour aller plus avant dans la compréhension du sujet. Il s’agit des deux derniers chapitres de l’ouvrage magistral déjà évoqué de Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir. Histoire naturelle de sa croissance, dont la pensée et celle de Charles De Koninck sont très proches,

82. La Confédération, p. 96.

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comme on a pu le voir : le chapitre dix-huitième « Liberté et sécurité83 » et le chapitre dix-neuvième dont le titre n’est pas moins évocateur, « Ordre ou protectorat social84 ». Dans son texte, Bertrand de Jouvenel évoque, par ailleurs, la prodigieuse avance du pouvoir central aux États-Unis et le déclin concomitant du pouvoir des États dont il voit les premiers signes dès les débuts du XXe siècle85. Et, son accélération vers « l’omnipotence », comme au Canada, au moment de la crise des années 1930 suivie de la Deuxième Guerre mondiale. Les dernières lignes du mémoire principal de Charles De Koninck déposé devant les membres de la Commission Tremblay reproduisent une autre citation de Bertrand de Jouvenel justement et, sur les États-Unis, assez curieusement puisqu’ils ne sont en rien l’objet du mémoire. La voici : […] les architectes de 1787 ont pris garde de ne point créer « un État » mais des « États-Unis ». L’existence propre des États membres, successivement multipliés, avait été si solidement garantie, qu’elle a résisté même à la secousse de la guerre de Sécession. Si celle-ci a grandement affermi l’autorité de l’État fédéral, l’État centralisateur ne commence qu’en 1933, avec Roosevelt. Vingt ans, c’est un moment dans l’histoire d’un État : celui-ci est né d’hier, et l’on ne peut rien conclure d’une expérience si courte.

Familier avec les procédés pédagogiques du professeur de l’Université Laval qui terminait souvent ses cours par une remarque aussi concise qu’énigmatique destinée à provoquer une part d’étonnement chez l’étudiant ainsi appelé à y réfléchir, j’ai longtemps cherché le sens de cette citation dont la portée ne me paraissait ultimement s’expliquer que par la place particulière qui lui était donnée. L’évolution du fédéralisme américain était loin d’être indifférente à Charles De Koninck qui, comme élève, étudiant et enseignant, a passé par intermittence ces longues années aux États-Unis, que j’ai évoquées dans mon introduction à Tout homme est mon prochain. Aujourd’hui, il me semble que, derrière cette citation, il y a une piste. À ses yeux, je crois, l’analyse du fédéralisme canadien dépasse le seul cas du Canada. Et elle pose des questions de principe pour tous les régimes fédéraux, dont l’américain. En ce sens, elle se veut philosophique comme l’étaient les commentaires d’Aristote sur les grands régimes politiques. Et si Charles De Koninck se contente énigmatiquement, par voie de citation, de suggérer cette piste sans y ajouter un seul mot de son cru, c’est qu’il ne voulait

83. Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, p. 547-575. 84. Ibid., p. 577-607. 85. Voir ibid., p. 568.

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en aucun cas entraîner la Commission Tremblay dans un débat qui eut été gênant pour elle sur le fédéralisme américain. Mais nous qui, à l’été 2013, avons suivi les péripéties des révélations de l’informaticien Edward Snowden sur les tentations de Big Brother de tout savoir, nous voyons bien que Charles De Koninck a ajouté plusieurs pages parmi les plus précieuses à ces chapitres qui restent magnifiques d’intelligence du fédéralisme que l’on trouve dans la Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville. Le contenu du rapport Tremblay et son impact politique, de l’aube de la Révolution tranquille jusqu’aux lendemains du rapport de la Commission Laurendeau-Dunton Le rôle initial de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, dans la construction du Québec moderne, aura été de montrer en premier lieu la voie qui pouvait permettre à son gouvernement de retrouver une certaine autonomie fiscale sans laquelle l’autonomie politique est vaine. En effet, ses premières démarches ont eu pour but de trouver les moyens de faire sortir le Québec de l’impasse financière où l’avait plongé le monopole sur les impôts directs qu’en 1942 le gouvernement fédéral s’était fait céder par les provinces pour financer la participation du Canada à l’effort de guerre. Dès décembre 1953, le juge Thomas Tremblay, à la suite d’une tournée d’audiences publiques de la commission, convainquit le premier ministre Duplessis que la population du Québec serait disposée à se rallier derrière lui si, en concurrence avec celui du fédéral, il décidait de créer un impôt provincial sur le revenu. Fort de cette recommandation, le premier ministre fit adopter par l’Assemblée législative du Québec, en février 1954, la loi qui mettait sur pied l’impôt provincial sur le revenu des particuliers. Les historiens René Durocher et Michèle Jean commentent en ces termes le geste du premier ministre : En fait, Duplessis, par cette décision unilatérale, avec comme arbitre ultime la population québécoise, venait de renverser toute la stratégie centralisatrice élaborée depuis les années ‘30. L’impôt provincial était la brèche qui allait permettre au Québec de faire sa Révolution tranquille dans les années ‘60. Comme l’a si bien dit Georges-Émile Lapalme, une quinzaine d’années après

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ces événements, Duplessis « en se servant de l’impôt, inversait les préalables de la politique86 à long terme87 ».

Si la Commission Tremblay a puissamment contribué, sur le plan financier, à doter le Québec des moyens nécessaires pour engager une modernisation dont les années subséquentes ont vu toute l’ampleur, ses travaux ont aussi été, sur le plan intellectuel, l’une des sources les plus riches de la Révolution tranquille. Et ce, parce que la Commission Tremblay s’était efforcée, comme on l’a vu plus haut, d’ancrer son diagnostic et ses recommandations concernant les problèmes financiers et constitutionnels dans une vision qui, au milieu des années cinquante, se voulait globale de la société québécoise. Certes, l’absence d’un rédacteur unique pour le rapport a donné à cette vision un caractère parfois assez composite, oscillant entre un traditionalisme défensif et un esprit d’invention plutôt positif. Cependant, on trouve dans les recommandations beaucoup de pistes nouvelles qui débordent le mandat initial du rapport et touchent bien d’autres questions fondamentales comme la réforme de l’enseignement, le développement de la recherche, l’administration municipale, le développement économique, la culture, la coordination des politiques88. Et son lecteur est justifié d’y voir la formulation d’un programme d’action, à l’intention du gouvernement et du peuple québécois pour de nombreuses années à venir. Le rapport reflétait au Québec un nouvel esprit d’affirmation politique qui n’a pas échappé aux observateurs de l’extérieur, comme le montre l’extrait qui suit d’un article du Financial Post : Up to the publication of this report, leaders of French Canadian nationalism had expressed their thoughts individually, unofficially, in an haphazard way. For the first time, they have had the opportunity of formulating their most extreme theories in many important fields through a commission in a publication officially sponsored by the Quebec Government. That fact in itself constitutes a major victory for them89.

Cependant, l’audace du rapport et l’ampleur de ses propositions de réforme heurtèrent profondément le conservatisme du premier ministre Duplessis. Celui-ci, déterminé à ne pas se laisser entraîner sur la voie du changement, prit 86. À preuve, l’impôt sur le revenu des particuliers constitue toujours la plus importante source de revenus du Québec, soit 27,3 milliards sur un total de 96,4 milliards, dans le budget déposé le 4 juin 2014, à l’Assemblée nationale par le ministre des Finances Carlos Leitao (J.V.). 87. René Durocher et Michèle Jean, « Duplessis et la Commission royale », p. 350. 88. Voir « Aperçu général et sommaire des recommandations », dans le rapport Tremblay, vol. III, 2, p. 285-324. 89. Cité par René Durocher et Michèle Jean, « Duplessis et la Commission royale », p. 358.

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toutes les mesures à sa disposition pour en empêcher la diffusion ainsi que celle de ses onze annexes. Et il y parvint largement. Mais cette réaction négative du premier ministre décédé en 1959 devait paradoxalement donner par la suite un second souffle au rapport Tremblay, puisque le chef du Parti libéral Jean Lesage fit, de son utilisation par le gouvernement, l’un des articles de la campagne électorale qui suivit. Conformément à l’engagement pris devant les électeurs, le nouveau premier ministre déposa les cinq volumes du rapport de la commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, en juillet 1960, à la Conférence interprovinciale des premiers ministres portant sur la solution du problème fiscal. Plusieurs années avant même que son rapport et ses travaux annexes ne puissent être lus, la Commission Tremblay avait créé « un événement majeur de l’histoire du Québec90 ». Et voilà que le rapport devenait l’une des références obligées de la Révolution tranquille, tout en restant, hélas, à peu près inaccessible au grand public, puisque l’Éditeur officiel du Québec n’en fit jamais une publication disponible en librairie. Sur le plan proprement philosophique, deux penseurs catholiques aux vues plusieurs fois opposées se partagent les pages du rapport Tremblay, Charles De Koninck, qui était l’un des conseillers officiels de la commission, et Jacques Maritain91, dont la philosophie personnaliste alors dominante dans l’intelligentsia québécoise était relayée, sans qu’il ne le sache, dans le texte du rapport Tremblay par l’un des commissaires, le jésuite Richard Arès92. L’un des mémoires complémentaires remis par Charles De Koninck aux membres de la Commission royale, mais resté inédit jusqu’à ce jour, « La loi naturelle et l’économie, une question de terminologie », est notamment une rigoureuse critique, à l’intention du père Arès précisément, des conceptions du philosophe français en matière de loi naturelle. Le projet développé par Maritain en 1953 dans L’homme et l’État93

90. Voir ibid., p. 363. 91. Voir dans la présente édition, dans mon introduction à Tout homme est mon prochain, les passages sur « La défense du bien commun et l’affrontement avec Maritain », p. 7-13. Et, sur le personnalisme maritainien de Trudeau, les pages 24 à 29. 92. Les références à Maritain abondent dans le volume II du rapport Tremblay, notamment aux pages 14, 24, 32, 35, 36, 80, 111, 118 et 120. 93. Jacques Maritain, L’homme et l’État, Presses Universitaires de France, 1953. Voir plus particulièrement le septième et dernier chapitre, « Le problème de l’unification politique du monde », p. 176-202. Sur la philosophie morale et politique de Maritain, Yves Floucat, l’un des meilleurs spécialistes contemporains de ce philosophe, a publié dans la revue Liberté politique (no 49, été 2010, et no 50, automne 2010) un essai important dont les dernières pages portent sur les divergences De Koninck-Maritain. Pour ce qui concerne De la primauté du bien commun contre les personnalistes, Yves Floucat tranche en faveur de Charles De Koninck qui refusait notamment la distinction supposément

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d’une « société politique mondiale » lui paraissait directement relié à la conception que se faisait ce dernier de la loi naturelle. Dans la « société politique mondiale » du philosophe français, Charles De Koninck ne voyait qu’une nouvelle manifestation, à un niveau extrême, des rêveries récurrentes d’un Grand État hypercentralisé qui, par sa taille même, serait l’ultime destructeur de la possibilité d’une vie vraiment politique94. Je ne commenterai pas davantage ici ce texte de Charles De Koninck sur Maritain reproduit pour la première fois dans nos pages, même s’il garde un réel intérêt pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la philosophie. En effet, tous les membres de la Commission Tremblay, y compris le père Arès, ont finalement choisi d’ignorer cette position de Maritain sur la société politique mondiale. Ils ont plutôt préféré adopter celle de Charles De Koninck sur la taille nécessairement restreinte de toute société véritablement politique dont l’Acte de l’Amérique du Nord britannique lui paraissait aménager la possibilité95 pour les provinces du Canada. Il me semble que ce qui importe ici, c’est de saisir plutôt la portée de cette deuxième position. Au terme de cette présentation des écrits constitutionnels de Charles De Koninck, il me paraît approprié de préciser l’influence que ce philosophe a eue sur le rapport Tremblay et le poids pour nous de sa pensée, soixante ans plus tard. S’il est indéniable que les commissaires ont été profondément influencés par la vision du fédéralisme développée par le philosophe québécois, il est tout aussi certain qu’ils ont cherché, comme ils l’avaient fait concernant d’autres mémoires d’experts, à en atténuer certains propos, dont ils craignaient les répercussions. Ainsi, si les commissaires font connaître « au gouvernement et au public » la réponse que Charles De Koninck donne à leur question initiale sur « la valeur humaine du fédéralisme canadien », ils prennent la précaution de laisser à son auteur « la pleine et unique responsabilité de ses opinions96 ». Pour sa part, Charles De Koninck affirme que le fédéralisme canadien trouve son fondement dans la volonté initiale des « deux peuples » qui habitaient les quatre provinces qui seront fédérées en 1867, ces deux peuples constituant toujours, selon lui, la réalité du Canada au moment de l’octroi par Londres de thomiste entre l’individu et la personne introduite par Maritain comme fondement de son personnalisme. 94. Lettre du 20 août 1954, de Charles De Koninck au juge Thomas Tremblay, Fonds Charles De Koninck des Archives de l’Université Laval, P112, c54. 95. Rapport Tremblay, vol. I, p. 40 et vol. II, p. 120, 179, 180. 96. La Confédération, « Présentation ».

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la souveraineté, par le statut de Westminster en 1931. Par contre, les membres de la Commission Tremblay préfèrent eux recourir à l’expression moins forte, mais néanmoins significative, des « deux cultures canadiennes » dont ils relatent « l’opposition97 » depuis la Conquête. On leur doit d’avoir généralisé dans notre vocabulaire politique, pendant un certain nombre d’années, la notion du caractère « biculturel » du Canada engendré par ces deux « groupes nationaux98 ». Certes, les commissaires s’inspirent en le citant nommément et largement de ce que Charles De Koninck leur « démontre » sur les dangers de la dérive d’un fédéralisme qui se laisserait aller sur la pente de « l’étatisme centralisateur99 » puisque « le Grand État centralisé » est « nous disent les philosophes » une « chose mauvaise en soi100 ». Ils résument eux-mêmes la pensée de Charles De Koninck dans les termes suivants : Le Grand État centralisé n’est pas une solution acceptable, parce qu’il ne permet à ses sujets de vivre qu’à la condition qu’ils renoncent au bien-vivre, c’est-à-dire à la vie du citoyen, parce qu’il transforme les fonctions publiques en de simples fonctions administratives, parce qu’il ne présente qu’un bien commun lointain et abstrait, hors de la portée du commun des mortels, parce que, en un mot, il forme une société non pas politique, mais despotique, ainsi que le démontre le philosophe Charles De Koninck101.

Plus loin, les commissaires ajoutent, en se référant à nouveau à Charles De  Koninck : Croire et essayer de faire croire qu’on respecte au Canada l’autonomie des provinces en les laissant subsister comme de simples unités administratives à qui le pouvoir central distribuera des allocations de subsistances, c’est se leurrer soi-même […]. Le premier reproche, par conséquent, que l’on peut et que l’on doit faire à la thèse centraliste en général, c’est celui de contribuer à ruiner les valeurs humaines d’ordre politique, c’est celui de soumettre aveuglément le politique à l’économie et de l’entraîner dans une aventure qui ne peut détourner qu’à

97. Rapport Tremblay, vol. II, chapitre 3, « Les conséquences sociales de l’opposition des cultures », p. 45-60. 98. Ibid., p. 137 et 244. 99. Ibid., p. 121. 100. Ibid., p. 122. 101. Ibid., p. 122-123.

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son détriment, et donc au détriment du bien-vivre de la population canadienne tout entière102.

Par contre, les commissaires se gardent bien de reprendre à leur compte l’observation de Charles De Koninck contenue dans son schéma-synthèse « La philosophie politique et la fédération » sur « La tendance d’une fédération à se convertir en Grand État » pour des « Raisons extrinsèques et intrinsèques103 ». De même, ils ne citent pas les passages les plus durs de son mémoire principal sur « le totalitarisme du Grand État » vers lequel Charles De Koninck suggère que le fédéralisme pourrait, en se détournant de sa fin initialement fixée, se laisser aller à la dérive104. Les historiens René Durocher et Michèle Jean ont évoqué une autre situation où les membres de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels avaient délibérément amoindri les formulations que contenait le mémoire de leur expert officiel, en l’occurrence Arthur Tremblay, qui présentait un tableau très sombre de l’état de l’éducation au Québec105. Les commissaires paraissent avoir pris cette décision afin d’éviter les foudres du premier ministre Duplessis et de sauver l’une des grandes conclusions du mémoire de Tremblay, sa recommandation d’une Commission royale d’enquête sur l’éducation que le premier ministre Jean Lesage mettra sur pied quelques années plus tard, en confiant la présidence de cette commission à Mgr Alphonse-Marie Parent. S’agissant de Charles De Koninck, l’on est en droit de penser que les termes les plus durs de sa critique des dérives possibles du régime fédéral vers l’État centralisateur (dont les années 1920, 1930 et 1940 avaient donné tant d’exemples concrets) parurent aux commissaires susceptibles d’envenimer sérieusement les relations déjà difficiles entre Québec et Ottawa. Mais, en amoindrissant le propos de Charles De Koninck ne serait-ce que pour des raisons diplomatiques, on en brouilla la lecture. Le « dilemme de la constitution » s’évanouissait en quelque sorte. Le Grand État centralisé devenait une espèce d’hypothèse lointaine sans grand rapport avec la réalité présente, alors que pour Charles De Koninck, imprégné de la pensée aristotélicienne, tout régime politique bon au départ comporte en lui des forces agissantes, des êtres humains capables, à tout moment, d’entreprendre de le détourner de sa fin initiale et de l’asservir à leurs intérêts particuliers, en le transformant alors en son exact contraire, en son « double pervers », comme l’écrivait François Châtelet,

102. 103. 104. 105.

Ibid., p. 278. « La philosophie politique et la fédération », p. 107. La Confédération, [p. 96]. René Durocher et Michèle Jean, « Duplessis et la Commission royale », p. 355-356.

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p­ araphrasant Aristote. De même que pour le Stagirite les tyrannies ne sont que l’envers des monarchies même lorsqu’elles prétendent en garder le nom, de même pour Charles De Koninck le fédéralisme, rempart à l’origine des sociétés politiques que sont les provinces, peut, lui aussi, adopter la dynamique contraire, sinon le masque, du Grand État centralisé. Et c’est alors qu’il perd sa valeur humaine et sa valeur politique, ces deux termes étant du reste synonymes pour Aristote qui voit dans l’homme un animal politique. Le premier ministre du Québec Jean Lesage, au lendemain de son élection en 1960, avait reconnu l’importance du rapport Tremblay. L’autre grande heure de gloire pour la commission québécoise aura été la création par le gouvernement fédéral de la Commission Laurendeau-Dunton. En effet, le libellé du mandat de cette nouvelle Commission royale d’enquête paraissait vouloir donner, depuis Ottawa, une suite logique aux travaux de la commission québécoise puisqu’il lui assignait une base conceptuelle similaire. Selon le décret ministériel du 19 juillet 1963, la commission fédérale devait notamment faire […] enquête et rapport sur l’état présent du bilinguisme et du biculturalisme et recommander les mesures à prendre pour que la confédération canadienne se développe d’après le principe de l’égalité entre les deux peuples qui l’ont fondée, compte tenu de l’apport des autres groupes ethniques à l’enrichissement culturel du Canada ; ainsi que les mesures à prendre pour sauvegarder cet apport.

Elle devait aussi « faire rapport sur le rôle dévolu aux institutions, tant publiques que privées, y compris les grands organes de communication, en vue de favoriser le bilinguisme, de meilleures relations culturelles ainsi qu’une compréhension plus répandue du caractère fondamentalement biculturel de notre pays et de l’apport subséquent des autres cultures106 ». La conclusion du « rapport préliminaire » de la commission fédérale publié en février 1965, soit quelques jours avant le décès de Charles De Koninck, montre bien qu’elle entend assumer son mandat avec un sens de la gravité qui est aussi au cœur du rapport Tremblay : Ce qui est en jeu, c’est l’existence même du Canada. Quel genre de pays serat-il ? Va-t-il survivre ? Ces questions ne sont pas de simples hypothèses de théoriciens ; ce sont des collectivités qui les posent. Et d’autres groupes accroissent la gravité de la situation en refusant de se poser les mêmes questions. Les principaux protagonistes du drame, qu’ils en soient pleinement conscients ou non, sont le Québec français et le Canada anglais. Et il ne s’agit plus, selon

106. Rapport préliminaire de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1er février 1965, p. 143.

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nous, du conflit traditionnel entre une majorité et une minorité. C’est plutôt un conflit entre deux majorités : le groupe majoritaire au Canada et le groupe majoritaire au Québec107.

Mais la mort d’un homme, coprésident de la Commission royale d’enquête, André Laurendeau (qui avait été aux côtés de Charles De Koninck dans la première controverse, celle des années 1960, sur la laïcité de l’État108) allait marquer le début, pour reprendre l’expression déjà citée de Georges-Émile Lapalme, d’une nouvelle inversion « des préalables de la politique à long terme ». Car, après le décès de Laurendeau le 1er juin 1968, Pierre Elliott Trudeau, devenu premier ministre du Canada le même mois, annonçait l’abandon par Ottawa du concept de biculturalisme et son remplacement par celui de multiculturalisme109. Il amorçait ainsi le long cheminement qui allait conduire à la constitution canadienne de 1982. La mort de Laurendeau aura donc sonné aussi le glas de la Commission Tremblay, qui avait donné comme fondement à sa vision du fédéralisme le caractère biculturel du Canada. Nul ne peut savoir comment Charles De Koninck aurait analysé le mouvement de reconquête par lequel, dans la dernière partie du XXe siècle, Ottawa a fini par répondre aux avancées de la Révolution tranquille que le premier ministre Duplessis, sans le vouloir ni même le savoir, avait mise en route sur le plan politique en lançant les travaux de la commission. Toutefois, j’incline à penser que, parmi tous les défenseurs du fédéralisme, Charles De Koninck en eût été le moins surpris. Car, à la manière d’Aristote, il avait toujours vu à l’œuvre dans le régime fédéral, comme en tout autre régime, deux dynamiques opposées. La première de ces dynamiques, celle qui faisait adhérer De Koninck au fédéralisme, visait, en conformité avec la constitution de 1867, à faire émerger dans un vaste pays du monde moderne des sociétés politiques de taille restreinte dont le pouvoir central serait le rempart. La seconde dynamique, dont Charles De Koninck se faisait le critique radical, lui apparaissait, dans les buts qu’elle visait, comme une pure contrefaçon de la première : le gouvernement central cédait à la tentation de faire croître son propre pouvoir, dans le but d’en arriver à un État centralisé, pleinement maître de lui-même parce que débarrassé pour l’essentiel des sociétés politiques qui lui avaient donné naissance. À l’aune des paramètres d’analyse retenus par Charles De Koninck, le remplacement du biculturalisme sur lequel était fondé, selon le rapport Tremblay,

107. Ibid., p. 127. 108. Voir l’introduction à Tout homme est mon prochain, p. 23. 109. Voir, sous la direction de Robert Comeau et de Lucille Beaudry, André Laurendeau. Un intellectuel d’ici, PUQ , 1990, p. 203-222.

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le fédéralisme canadien par le concept de multiculturalisme serait loin d’être la seule déviation destructrice de l’esprit de la constitution de 1867. Si dans « La philosophie politique et la fédération » Charles De Koninck rappelle que le terme « fédération » vient du latin foedus qui signifie traité, pacte, convention, alliance, c’est pour affirmer que la fédération est selon lui, comme pour Tocqueville, un pacte entre des entités politiques préexistantes qui sont, par ce pacte, à l’origine d’un nouveau pouvoir, le gouvernement central. Et qui affirment, par ce geste même, leur droit à se donner la forme de constitution et de gouvernement de leur choix. En conséquence, on ne peut modifier ce pacte contre la volonté formelle de l’un de ses adhérents, comme l’a fait la constitution de 1982, sans lui porter fondamentalement atteinte et inscrire le nouveau régime dans la liste longue, notamment au XXe siècle, de ces pays qui ont fait un usage douteux du beau nom de fédération, minant sans cesse cette double souveraineté qui, selon Alexis de Tocqueville et Charles De Koninck, appartient à son essence et, seule, peut lui donner toute sa cohérence. Aux États-Unis, ces deux souverainetés placées côte à côte, et dont le fonctionnement est complexe, se sont vues attribuer, avec la Cour suprême, un arbitre pour la résolution de leurs différends. Cependant, le respect de la double souveraineté y prévoit sagement que la Cour suprême appelée à exercer la fonction d’arbitre ne puisse dépendre que d’un seul des deux pouvoirs ; aussi ses magistrats sont désignés par les deux parties en présence : les juges de la Cour suprême sont, en effet, nommés par le président qui est l’incarnation du pouvoir central, mais leur nomination doit être approuvée par le Sénat où chaque État membre de la fédération est représenté par deux sénateurs. Le Canada, de son côté, a obtenu au milieu du XXe siècle, que le Conseil privé de Londres soit déchargé de l’arbitrage entre les deux souverainetés canadiennes et que celui-ci soit plutôt confié à sa propre Cour suprême. Depuis lors, cette haute cour exerce sur le plan légal ce rôle d’arbitre sans avoir, comme l’ont montré des débats récents, une authentique légitimité à cet égard puisque, créature d’un seul des deux pouvoirs, elle est placée trop souvent dans la situation juridique de paraître et d’être, en dernière analyse, à la fois juge et partie. Comment ne pas voir que la Cour suprême du Canada sape, depuis qu’elle exerce cette responsabilité, le juste fonctionnement d’un fédéralisme fondé sur la coexistence de deux souverainetés ? Comment ne pas voir que la constitution de 1982 a ajouté une nouvelle dimension à ce dérapage, en créant une Charte des droits qui fait depuis, dans tant de cas, de la Cour suprême l’ultime législateur au pays, capable de dessaisir les provinces du pouvoir de trancher dans leurs champs de responsabilité et les conduisant peu à peu à cette « abdication du politique » contre laquelle toute la pensée de Charles De Koninck nous met en garde ?

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Dans son dernier livre, La bataille de Londres110, Frédéric Bastien ajoute quelques exemples au florilège de ces situations ambiguës, dont le premier ministre Duplessis, en évoquant la « tour de Pise » qu’était pour lui la Cour suprême, s’était fait le plus illustre critique. À cet égard, les décisions récentes de la Cour suprême, notamment dans le cas d’une agence mobilière unique pour le Canada ou concernant le déboutement de la nomination du juge Nadon à la Cour suprême par le premier ministre Harper, qui pourraient sembler refléter une volonté de rétablir un certain équilibre à l’endroit du Québec, ne règlent pas, il faut le souligner, le problème de fond que les réflexions de Tocqueville et de Charles De Koninck mettent en lumière. En rédigeant ces quelques notes qui constituent une introduction au Dilemme de la constitution, je n’ai eu comme seul objectif que d’aider le lecteur à prendre connaissance par lui-même des six textes que Charles De Koninck a consacrés à l’étude du fédéralisme. Et ce, en sachant que ces textes, passés à peu près inaperçus jusqu’ici pour les raisons que j’ai mentionnées, étaient d’un abord difficile par leur caractère apparemment disparate et leur aspect fragmentaire qui demandaient qu’on en retrouve le fil d’Ariane. La pensée politique de Charles De Koninck, même s’il ne s’est jamais vu comme un expert en ce domaine où il n’est intervenu que brièvement et à la demande expresse des dirigeants de sa société d’adoption, me semble riche d’enseignements non seulement pour hier mais aussi pour aujourd’hui, par sa profondeur, son originalité et, par-dessus tout, sa nécessité. En effet, nous sommes entraînés depuis la Deuxième Guerre mondiale dans une transformation qui aura à la fois multiplié considérablement le nombre des États membres des Nations Unies et engendré, notamment à l’échelle de l’Europe, une toute nouvelle forme d’association d’États qui paraît difficilement chercher sa voie entre fédération et confédération. L’union européenne a pris plus de soixante ans pour se constituer par ces coups et contrecoups qui lui ont donné peu à peu la figure encore inachevée qu’on lui voit aujourd’hui, où s’affrontent les tenants d’une Europe confédérale à ceux qui veulent faire à terme une Europe fédérale111. L’élaboration du fédéralisme canadien, commencée en 1867, s’étale sur cent quinze ans. Comme l’a bien montré Frédéric Bastien dans l’ouvrage déjà cité, « la foire d’empoigne »

110. Frédéric Bastien, La bataille de Londres, Boréal, 2013. 111. Voir l’enquête d’Antoine Schwartz, « Ni pause ni doute pour les partisans d’une Europe fédérale : un moyen d’imposer des politiques rejetés par les peuples », Le Monde Diplomatique, septembre 2014.

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qui a marqué l’élaboration de l’acte constitutionnel de 1982 et son imposition au Québec n’en font pas, loin s’en faut, un modèle de référence. L’édifice dans ce cas est loin de la cohérence de la deuxième constitution américaine. D’après Tocqueville, qui y consacre un long chapitre dans la première partie de sa Démocratie en Amérique, cette cohérence vient de ce que, après avoir constaté les « vices » de leur première constitution élaborée en 1778, les Américains eurent la vision et la force de s’en défaire. Ils se donnèrent dès 1789 une deuxième constitution entièrement nouvelle. Trois Américains, parmi les plus illustres, John Jay, Madison et Hamilton s’associèrent même pour faire comprendre à leurs concitoyens la logique et la cohérence du deuxième projet qui allait leur être soumis. Ils écrivirent ensemble une série de textes qui formèrent un ouvrage, The Federalist, que Tocqueville qualifie, à la page 117 de l’édition des Œuvres complètes, de « Traité complet » sur la constitution américaine. Certes, la réflexion de Charles De Koninck sur le fédéralisme n’a pas, pour les raisons déjà évoquées, la même ampleur que celle des trois Américains admirés par Tocqueville. Mais Charles De Koninck a néanmoins le mérite d’attirer notre attention sur les conditions fondamentales de la saine participation d’une société déjà politique à un ensemble institutionnel plus vaste. En même temps, on trouve toujours chez notre philosophe ce mode de procédé qu’Aristote pratique avec succès dans toute sa Politique où se conjugue, d’une part, le primat de l’induction qui, seul, peut nous garder en constant rapport avec la réalité sociale qui est la nôtre et, d’autre part, mais en deuxième lieu seulement, ce souci tout aussi constant de définir dans toute sa rigueur et sa cohérence, redisons le mot, la nature du régime politique qu’on se donne le redoutable défi de proposer à ses concitoyens. Les interventions de Charles De Koninck sur le marxisme et les sciences sociales La deuxième partie de notre ouvrage regroupe quatorze interventions faites par Charles De Koninck entre 1945 et 1965 sur le marxisme, les sciences sociales et la question du contrôle de la natalité. Mes remarques introductives seront cette fois plus brèves puisque ces textes qui furent publiés presque tous du vivant de l’auteur ne présentent pas les considérables difficultés d’interprétation de ceux qui sont reproduits dans la première partie du livre. La moitié des quatorze textes en cause portent sur le marxisme qui est aussi abordé dans d’autres œuvres de Charles De Koninck. En fait, la première étude du philosophe sur ce sujet se trouve dans sa Primauté du bien commun contre les

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personnalistes, publiée en 1943, où il s’efforce de démontrer que le marxisme est davantage un personnalisme poussé à l’extrême qu’un communisme véritablement cohérent112. On trouve aussi des développements sur le marxisme dans trois des cinq essais qui constituent Le dilemme de la constitution. Charles De Koninck, dont le domaine de prédilection était la philosophie de la nature et la philosophie des sciences, ne se voyait pas comme un spécialiste du marxisme ou de la philosophie allemande. Ses interventions dans ces domaines s’expliquent à beaucoup d’égards par son rôle de pionnier dans l’enseignement et la recherche, au niveau universitaire, de la philosophie au Québec. En effet, Charles De Koninck qui venait de compléter à Louvain sa thèse de doctorat en philosophie sur le physicien britannique Arthur Eddington avait été invité par l’Université Laval à se joindre, en 1934, à ce qui n’était alors qu’un Institut supérieur de philosophie où n’enseignaient jusque-là qu’une poignée de clercs, Institut dont on entendait faire, dès 1935, une véritable Faculté de philosophie113. À peine quelques années après son arrivée à Québec, l’Université Laval nomma, en 1939, Charles De Koninck deuxième doyen de sa toute nouvelle Faculté, charge qu’il remplit sans interruption jusqu’en 1956 et qu’il retrouva, pour un dernier mandat en 1964. Dès sa première prise de fonction, le jeune doyen se donna pour objectif d’instaurer dans la Faculté un enseignement de tous les champs d’étude qui lui paraissaient essentiels114. Et cela l’obligea dans certains cas à assumer lui-même cet enseignement jusqu’à ce que la Faculté soit en mesure de recruter un professeur spécialisé dans la matière en cause. Les écrits de Charles De Koninck sur le marxisme concernent surtout les grands textes « canoniques » de ce mouvement d’idées dont la connaissance a été profondément développée depuis lors en Europe et en Amérique. Cependant, les études de Charles De Koninck gardent toujours aujourd’hui un réel intérêt à deux points de vue. D’une part, elles reflètent une période de l’histoire des idées au Québec pendant la Deuxième Guerre mondiale et les premières années de la guerre froide. Et, d’autre part, elles nous donnent sur certains points précis du marxisme un éclairage particulier. Car elles nous rapportent la lecture que s’en fait un philosophe des sciences qui se réclame d’Aristote. Par exemple, les

112. Voir dans La primauté du bien commun le chapitre « Personnalisme et totalitarisme » (p. 149-154) ainsi que le chapitre 8 du présent livre, « À propos de l’interprétation populaire du communisme et du matérialisme marxistes ». De même, il faut prêter attention au texte « Notre critique du communisme est-elle bien fondée ? » reproduit au chapitre 10 du présent volume. 113. Voir Jean Hamelin, Histoire de l’Université Laval. Les péripéties d’une idée, PUL, 1995, p. 158. 114. Voir le chapitre 12, « La philosophie au Canada de langue française ».

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quatre notes que Charles De Koninck rédige en 1943 à la demande expresse de l’ambassadeur de l’Union soviétique au Mexique (où Charles De Koninck faisait l’une de ses nombreuses tournées de conférences) dressent d’intéressants parallèles entre les deux courants de pensée comme le montrent les titres : « Calcul et dialectique », « Les deux sortes de contradiction », « Mouvement et contradiction », « Quantité et qualité115 ». On pourrait en dire autant de la conférence faite par Charles De Koninck, en 1949, lors du premier congrès philosophique national de l’Argentine sur « La notion marxiste et la notion aristotélicienne de contingence116 ». Charles De Koninck qui fut, tout au long de sa carrière universitaire, un conférencier recherché aux États-Unis de même que, pendant les années qui suivirent son premier décanat à l’Université Laval, un professeur invité pour le premier semestre de la plus prestigieuse des universités catholiques aux ÉtatsUnis, la University of Notre Dame d’Indiana, a été amené à rédiger en anglais une partie substantielle de son œuvre philosophique. Parmi les objectifs que nous nous sommes donnés pour la présente édition, il y a celui de rendre accessible au lecteur francophone ses écrits en anglais qui n’avaient pas encore été traduits jusqu’ici. Pour notre volume qui porte sur des questions de philosophie politique et d’éthique, Thomas De Koninck a assumé la traduction du texte qui constitue notre chapitre 11, « Normes générales et situations particulières en relation avec la loi naturelle ». Ce texte, antérieur à notre chapitre 5, « La loi naturelle et l’économique, une question de terminologie », pose, tels que les voit Charles De Koninck, les fondements de la loi naturelle. De plus, Thomas De Koninck a fait la traduction de l’anglais au français du texte de notre chapitre 14, « Philosophies modernes de l’histoire ». Le penseur québécois nous présente, en parallèle, un survol pénétrant des philosophies de l’histoire que nous proposent l’hégélianisme, le marxisme et l’existentialisme, dont cependant sa conclusion met en doute la capacité de toute philosophie à définir le sens profond de l’histoire humaine. Charles De Koninck a porté beaucoup d’attention à la nature et au développement des sciences sociales, poussé par sa réflexion philosophique personnelle d’une part, mais aussi, d’autre part, pour donner suite au mandat qui avait été confié par l’Université Laval, le 1er avril 1938, à la Faculté de philosophie, d’accueillir en son sein une « École des sciences sociales, politiques et économiques » placée sous la direction du père Georges-Henri Lévesque, o.p. 115. Reproduits dans les « Notes sur le marxisme » au chapitre 6. 116. Voir le chapitre 9.

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Dès sa création, la Faculté de philosophie se voyait ainsi confier la responsabilité d’accompagner cette nouvelle École pendant ses années d’apprentissage qui étaient conçues pour la préparer à devenir elle aussi, cinq années plus tard, une Faculté de plein droit117. L’on sait que les sciences sociales comme les sciences humaines, pour l’essentiel, sont nées dans le cadre de la philosophie morale et politique dont elles ont peu à peu émergé pour ensuite acquérir leur physionomie propre, tout en gardant des rapports avec leurs sources originales. Les questions de frontières entre ces sources et les nouvelles disciplines, de leur parenté et de leur différenciation, de leur méthode respective, comme de l’objectivité de leur discours, ont fait l’objet dès la fin du XIXe siècle de nombreux débats qui, bien qu’atténués, ont encore des prolongements aujourd’hui118. Un philosophe des sciences de la stature de Charles De Koninck ne pouvait pas y échapper. Du reste, son avis sur le sujet fut sollicité dès 1944 par l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (Acfas) : la réponse de Charles De Koninck, intitulée « Sciences sociales et sciences morales », constitue le chapitre 7 du présent livre. Le philosophe québécois y affirme que les sciences sociales appartiennent à « une espèce des sciences morales ». Et il précise en ces termes : […] elles désignent les parties les plus expérimentales de la doctrine de l’agir humain social. Or le champ de cet agir est si vaste que, pour toutes fins pratiques, il serait raisonnable d’instituer deux sections de disciplines morales : l’une pour la philosophie morale proprement dite, l’autre pour les disciplines plus expérimentales de l’agir social. […] Mais on ne peut dire, il me semble, qu’elles n’ont rien de moral. Surtout, on ne peut laisser entendre qu’elles n’ont rien de moral parce qu’elles sont expérimentales. Cette distinction serait inacceptable. […] Elle supposerait la possibilité de faire, en matière sociale, des recherches et des théories expérimentales d’une si parfaite objectivité que les soi-disant préoccupations morales, si bonnes fussent-elles par ailleurs loin de contribuer à orienter la recherche et à suggérer les hypothèses expérimentales les plus plausibles, ne pourraient qu’entraver cette objectivité119.

Par cette position, Charles De Koninck s’inscrivait dans la droite lignée de la philosophie morale et politique classique. D’abord avec celle d’Aristote dans laquelle, on l’a déjà mentionné, Zygmunt Bauman voyait une sorte de « prolé-

117. Voir Jean Hamelin, Histoire de l’Université Laval, p. 168 et sq. 118. Par exemple avec Amartya Sen dans son ouvrage L’économie est une science morale, La Découverte, 2003. 119. Chapitre 7, p. 177.

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gomènes de toute sociologie à venir ». Mais aussi dans les prolongements de la même tradition par Montesquieu et Tocqueville que Raymond Aron présente comme deux des « fondateurs » de la sociologie120. Certes, Raymond Aron a fait dans le même livre une place aussi grande à d’autres « fondateurs » dont la pensée sur la dimension morale de la sociologie marque, elle, une rupture avec la tradition classique, comme c’est le cas avec Émile Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique121. Le même Aron s’est aussi attaché à introduire en France les travaux de Max Weber sur l’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales122, qui amorçaient un renouvellement profond de la problématique ancienne. À dessein, je me limite à citer ici ces quelques penseurs sachant que l’on pourrait considérablement en allonger la liste d’un côté comme de l’autre. Car mon propos n’est pas d’entrer dans un débat épistémologique qui déborderait tout à fait le cadre de mon introduction. Je ne souhaite ici qu’attirer l’attention du lecteur sur le fait que la position de Charles De Koninck qui intégrait les diverses sciences sociales à l’ensemble plus vaste qu’était, selon lui, la philosophie morale, a certainement pesé sur les premiers cheminements de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Georges-Henri Lévesque reconnaît lui-même volontiers dans ses Mémoires123 qu’une fois devenu en 1943 doyen de la nouvelle Faculté des sciences sociales, il a continué de s’appuyer sur la Faculté de philosophie et son doyen. Les premiers étudiants en sciences sociales devaient y suivre les cours de philosophie des sciences de Charles De Koninck, de même que l’enseignement qui y était donné en matière de méthodologie ou sur la philosophie sociale par d’autres professeurs. Le doyen Lévesque, un habitué du 25 avenue Sainte-Geneviève, n’a pas non plus cessé de consulter Charles De Koninck sur ses interventions publiques à portée théorique. Ainsi, avant de prononcer, le 29 mai 1947, devant la Canadian Political Science Association, une conférence sur « Les principes et les faits dans l’enseignement des sciences sociales », il soumet à l’avance son texte au doyen de la Faculté de philosophie qui en retouche diverses parties, à la satisfaction

120. Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, p. 25-75 pour Montesquieu, et p. 224-272 pour Tocqueville. 121. Ibid., p. 317-400. 122. Ibid., p. 497-583. Voir surtout Max Weber, Essais sur la théorie de la science, traduits de l’allemand et introduits par Julien Freund, Plon, 1965. 123. Georges-Henri Lévesque, Souvenances, tome I, Éditions La Presse, 1983, p. 320 ; voir aussi de la page 285 jusqu’à 302.

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du dominicain124. Et l’on ne s’étonne pas de le voir, près de quarante ans plus tard, se référer encore à la position du philosophe québécois sur le rapport entre la philosophie morale et les sciences sociales125. En fait, cette position de Charles De Koninck avait un double mérite pour le dominicain. D’une part, elle permettait de dégager progressivement l’enseignement de la Faculté des sciences sociales d’une conformité trop étroite à la doctrine sociale de l’Église qui avait marqué, jusqu’en 1938, les trop rares cours donnés à l’Université Laval dans le même domaine126. Car, si Charles De Koninck soutenait que sur le plan expérimental les sciences sociales étaient en quelque sorte un prolongement de la philosophie morale, il affirmait aussi, contrairement au philosophe catholique français Jacques Maritain, que la philosophie, œuvre de la seule raison, ne peut être « subalternée à la théologie127 ». D’autre part, en gardant les sciences sociales dans la mouvance de la philosophie morale, il légitimait la volonté de la direction de la jeune Faculté de s’engager dans les affaires de la cité et dans les nécessaires projets de réforme qui étaient au cœur, depuis la grande crise économique des années 1930, des préoccupations du dominicain. Dans ses Souvenances, Georges-Henri Lévesque cite avec une évidente fierté à ce propos les commentaires du sociologue Marcel Fournier : Il ne fait en effet aucun doute qu’au cours des années 40 et 50, les membres de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, dont son doyen et les étudiants qu’ils forment, ont une action importante dans les transformations que connaît le Québec (la « révolution tranquille ») et qu’à ce titre, ils peuvent être considérés, selon l’expression de Guy Rocher, comme des « agents de changement social »… Bref, ils collaborent à la production d’un « nouvel ordre social » dont une des conditions est le remplacement de l’ancienne fraction plus conservatrice de la classe supérieure qui contrôle l’appareil d’État par une autre, plus urbaine et aussi plus « moderniste », c’est-à-dire plus consciente des transformations que connaît la société québécoise et plus animée par l’esprit de connaissance scientifique.

Et il conclut lui-même : De toutes ces opinions il ressort que si notre Faculté a connu du succès, si elle est apparue comme un ferment du réveil québécois, c’est surtout, par-delà tant

124. 125. 126. 127.

Archives de l’Université Laval, Fonds Charles De Koninck, P112, b4 et b5. Georges-Henri Lévesque, Souvenances, I, p. 357. Jean Hamelin, Histoire de l’Université Laval, p. 168 et 169. Sur l’opposition entre Maritain et Charles De Koninck sur la notion de « philosophie chrétienne », voir l’introduction à Tout homme est mon prochain, p. 10.

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de facteurs historiques et sociologiques, à cause de son caractère foncièrement original. Vous savez, ce qu’on a appelé la dualité de notre institution : son culte de la recherche scientifique et en même temps sa préoccupation de l’engagement dans l’action128.

Vatican II et la démonstration de la nécessité d’une régulation des naissances La position de l’Église catholique sur la question de la régulation des naissances fut le dernier grand sujet de réflexion de Charles De Koninck. En 1963, le chancelier de l’Université Laval, Maurice Roy, archevêque de Québec, lui avait demandé « de convoquer un groupe de professeurs choisis dans diverses facultés pour étudier ce problème129 ». Rappelons que l’Université Laval était toujours à l’époque une université pontificale. Et que son chancelier avait participé à Rome à l’automne 1962 à la session inaugurale du concile Vatican II, où cette question qui préoccupait fortement les familles catholiques ne pouvait pas ne pas être abordée. Rappelons aussi que Charles De Koninck, père d’une famille de douze enfants, philosophe respecté, était au surplus, par sa formation, un théologien dont les travaux avaient déjà reçu une grande attention, notamment à Rome. Aussi l’archevêque de Québec jugea-t-il approprié de l’inviter au concile Vatican II comme expert auprès de lui sur la question de la régulation des naissances. De même Mgr Maurice Dionne, qui avait succédé, de 1956 à 1964, à Charles De Koninck comme doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Laval, fut invité à faire équipe avec lui sur le même sujet. Ce mandat donné aux deux professeurs de l’Université Laval est à l’origine du chapitre 17 de ce livre (sous la signature de Charles De Koninck) et de ses chapitres 18 et 19 (sous la cosignature de Maurice Dionne et de Charles De Koninck). Le chapitre 18, « Une mesure d’infécondité est requise pour le bien de l’enfant », est le plus important des trois, puisqu’il est la traduction française d’un document dont l’original est en latin, lequel avec l’accord de l’archevêque de Québec fut remis aux instances concernées du Concile. Après le décès subit de Charles De Koninck à Rome, le 12 février 1965, l’archevêque de Québec demanda à Thomas De Koninck de transmettre le document à un nombre important d’évêques non seulement au Québec et au Canada, mais ailleurs dans le monde, ce qui fut fait pour au moins une vingtaine de pays.

128. Georges-Henri Lévesque, Souvenances, II, p. 121. 129. Avant-propos de notre chapitre 17.

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Tout cela rappelle que sur la question de la régulation des naissances, l’archevêque de Québec (qui fut fait cardinal en février 1965) de même que le cardinal Paul-Émile Léger, archevêque de Montréal (assisté lui-même des théologiens André Naud et Pierre Lafortune), aux côtés du cardinal Suenens, archevêque de Malines-Bruxelles, s’illustrèrent parmi les grandes figures de la frange réformiste du concile Vatican II. L’historique des interventions des archevêques de Québec et de Montréal a été fait depuis par l’actuel doyen de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, Gilles Routhier, dans un essai solidement documenté, « Famille, mariage et procréation. Le combat de deux cardinaux canadiens », publié en 2002 dans le périodique Cristianesimo nella storia130. L’un des mérites de cet essai, très riche en informations pour notre sujet, est de démontrer l’importance de la contribution de Charles De Koninck qui, nous dit Routhier, « est assez négligée dans les études actuelles sur Vatican II ». Et ce, même si « les documents placés sous sa paternité ont été largement distribués aux Pères conciliaires au cours de la quatrième session », et même si « on les retrouve dans les fonds d’archives de tous les acteurs-clefs qui contribuèrent à cette question131 ». Comme l’on sait, la frange réformiste des Pères conciliaires connut finalement un échec sur la question de la régulation des naissances avec la publication par le pape Paul VI de Humanae vitae, trois ans après la fin du Concile. Cette encyclique, se réclamant de la loi naturelle, réitérait l’enseignement du pape Pie XI (Casti connubii) dont Pie XII n’avait pas modifié la substance et en conséquence maintenait la condamnation des moyens jugés non naturels du contrôle des naissances, visant notamment la pilule anovulatoire découverte en 1952. Et ce, malgré l’avis en sens contraire de la commission spéciale créée sur le sujet par le pape Jean XXIII dont le mandat avait été confirmé en 1963 par Paul VI qui n’en révéla l’existence que le 23 juin 1964. La création de cette commission spéciale avait eu pour effet de dessaisir le Concile de la question de la régulation des naissances, comme on le note dans les documents conciliaires eux-mêmes : Par ordre du Souverain Pontife, certaines questions qui supposent d’autres recherches plus approfondies ont été confiées à une Commission pour les problèmes de la population, de la famille et de la natalité pour que, son rôle achevé, le Pape puisse se prononcer. L’enseignement du Magistère demeurant

130. Cristianesimo nella storia, Edizioni Dehoniane Bologna, 2002, p. 367-428. 131. Ibid., p. 380, n. 29. Sur la contribution de Charles De Koninck, l’essai est à lire de la page 379 à la page 395, sans négliger les notes en bas de page où sont consignées de précieuses indications.

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ainsi ce qu’il est, le Concile n’entend pas proposer immédiatement de solutions concrètes132.

Le sort réservé au document Dionne-De Koninck ne peut donc pas être dissocié des positions prises par cette commission spéciale hors Concile qui, après son élargissement par Paul VI et sa réunion plénière des 25 et 26 mars 1965 (soit six semaines après le décès de Charles De Koninck), occupa à Rome le champ stratégique de la réflexion sur le sujet. Humanae vitae a fait, depuis lors, l’objet d’un nombre considérable d’écrits que le cadre restreint de cette introduction ne permet pas d’évoquer. Parmi ces textes, je me suis déjà arrêté à l’essai de Gilles Routhier. Je n’y ajouterai que le livre de Robert McClory, Turning Point133, de même que l’essai récent de Garry Wills, Catholics and Jews : the Great Change134. Car ces deux textes me paraissent éclairants comme celui de Routhier, pour ce qui est ici notre seul sujet, la contribution de Charles De Koninck à la formulation de la position de l’Église sur la régulation des naissances. Le livre de McClory relate la genèse et le cheminement de la commission spéciale. Dans son historique, McClory s’appuie notamment sur le témoignage de Pat et Patty Crowley, coprésidents de l’association internationale Christian Family Movement qui, à ce titre, avaient été invités à se joindre, en décembre 1964, à la commission spéciale. « Ce mois-là, par décision de Paul VI, la commission passait de 15 à 58 membres. Parmi ceux-ci, se retrouvaient des spécialistes d’à peu près toutes les sciences humaines (démographes, sociologues, économistes, gynécologues, psychiatres, etc.) ainsi que trois couples mariés, de même que seize théologiens135. » La dernière session de la commission eut lieu en avril, mai et juin 1966. Dans son rapport final, la commission a adopté l’opinion d’une forte majorité de ses membres « persuaded that the use of artificial conception », nous dit McClory, « could be morally acceptable for married couples136 ». La rédaction du rapport avait cependant donné lieu à des échanges extrêmement vifs, tant verbaux qu’écrits, entre les membres de la commission et ce, en présence d’un

132. Vatican II. Les seize documents conciliaires, constitution L’Église dans le monde de ce temps, chapitre « Dignité du mariage et de la famille », Fides, 1967, p. 226, n. 14. 133. Crossroad, 1995. 134. Voir The New York Review of Books, mars 2013, p. 36 et 37. 135. Robert McClory, Turning Point, p. 62 et 63. 136. Ibid., p. ix.

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observateur attentif137 désigné par le puissant préfet du Saint-Office, le cardinal Ottaviani, irréductible défenseur de la doctrine en place. Le document sommaire sur la moralité du contrôle des naissances par lequel les majoritaires, à la toute fin des débats, avaient répondu à une critique également écrite des minoritaires, reflète l’ampleur du conflit entre les réformateurs et les défenseurs du statu quo. McClory le résume en ces termes : In recent years, the authors said, a kind of creeping infallibility had tended to blur the distinction between teachings and give almost every statement an absolute authority. They categorically denied that « Casti connubii » represented infallible doctrine since the argument from reason given in encyclical is « vague and imprecise » and the unbroken tradition to which the Pope referred neither goes back to the apostles nor is it an expression of universal faith. Admitting past error would not subvert the Church’s position, said the writers : « Doubt and reconsideration are quite reasonable when proper reasons for doubt and reconsideration occur with regard to some specific question. This is a part and parcel of the accepted teaching of fundamental theology »138.

L’historien américain du catholicisme Garry Wills voit, dans le texte que l’on vient de citer, la clef du refus opposé par Paul VI au rapport majoritaire de la commission de même que la raison du ralliement du pape à un rapport des minoritaires instigué par le cardinal Ottaviani et qui, avec quelques ajustements, aurait finalement fourni la base de Humanae vitae. À ce propos, Wills rappelle que Paul VI a accepté, au cours du Concile, à deux reprises, de revenir sur des positions passées de l’Église, d’abord pour ce qui concerne le pluralisme religieux et ensuite sur l’attitude de l’Église à l’endroit des juifs. Mais il fait valoir que, dans le premier cas, il s’agissait d’une doctrine ancienne remontant à l’encyclique Quanta cura produite en 1864 par le pape Pie IX de laquelle le monde universitaire catholique avait, depuis, pris bien des distances. Et, dans le deuxième, que s’il y avait eu une histoire déplorable de persécution des juifs par les catholiques, on ne pouvait mettre en cause, au moment du Concile, aucune déclaration solennelle d’un pape qui exigerait son abrogation. D’où sa conclusion : But the doctrine on contraception rested on a recent (1930) and unequivocal encyclical by Pius XI, which had been reinforced by Pius XII, condemnation of all contraception except « the rhythm method » (abstinence from sex during a women’s perceived fertile period). There was no way, in this case, for Paul

137. Ibid., p. 109. 138. Ibid., p. 112.

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to get around blatant contradiction in « Church teaching » so he affirmed a continuity in truth […]. The determined factor in all three cases was the concern to maintain a perception of unchanging papal teaching139.

Le document Dionne-De Koninck (chapitre 18), remis aux instances conciliaires sous l’autorité de l’archevêque de Québec, est très différent par l’esprit, le fond et la forme, des derniers textes produits par la commission spéciale de Paul VI sur « la population, la famille et la natalité ». C’est un texte d’une grande concision qui ne compte qu’une dizaine de pages. On n’y trouve qu’un seul raisonnement qui se veut rigoureusement philosophique. L’objet de ce raisonnement est très clairement indiqué dans le titre du document : « Une mesure d’infécondité est requise pour le bien de l’enfant ». Fidèle à la manière de la plus haute tradition scolastique illustrée par Thomas d’Aquin, le document ne contient aucune considération qui ne soit pas elle-même constitutive de l’argumentaire. Et, les deux dernières pages du document entendent donner une réponse à l’objection de ceux qui pourraient voir dans cette « mesure d’infécondité » une rupture avec l’enseignement de Pie XI et de Pie XII, en faisant valoir qu’elle en est plutôt une explicitation. Une démonstration constituée d’éléments tous nécessaires ne saurait jamais être résumée d’une manière totalement adéquate. Aussi, je n’en mentionnerai ici que les deux idées-forces qui en constituent le point de départ. D’abord, cette idée que la nature, dans le processus de renouvellement des générations, ne tend pas seulement à la naissance de l’enfant, mais aussi à ce que cet enfant parvienne à sa maturité d’être humain, ce qui n’est possible que grâce à l’éducation et à la culture. En outre, cette autre idée-force : de même que la nature produit elle-même une période d’infécondité chez la femme pour assurer la survie de l’embryon, de même certaines périodes d’infécondité sont aussi nécessaires pour assurer ce bien, l’éducation, « tâche principale des parents qui, au lieu d’être mis sur un plan secondaire, doit au contraire être poursuivie avec la plus grande sollicitude140 ». Ces deux idées-forces placent la notion de nature au centre de l’argumentaire. Or le terme nature a des significations tout à fait différentes dans l’expression « les lois de la nature », qui appellent le regard d’un homme de science, et dans l’expression « loi naturelle » qui, elle, intéresse plutôt le moraliste préoccupé par le bien et le mal dans la conduite des affaires humaines. À propos de cette distinction dont la compréhension est nécessaire pour suivre jusqu’au

139. Garry Wills, Catholics and Jews : the Great Change, p. 37. 140. « Une mesure d’infécondité est requise pour le bien de l’enfant », chapitre 18 de notre édition.

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bout l’argumentaire Dionne-De Koninck, le lecteur intéressé est invité à lire les deux autres chapitres (17 et 19) qui concernent eux aussi la régulation des naissances. Car ces chapitres publiés à l’origine dans la revue Perspectives sociales dirigée par l’abbé Gérard Dion141 s’adressaient à des non-spécialistes et fournissent un complément d’explications qui permettent de mieux s’approprier la matrice de l’argumentaire, qui, dans son laconisme est néanmoins complet, dans le texte rédigé par Maurice Dionne et Charles De Koninck à l’intention des Pères conciliaires. Dans les deux derniers chapitre de son Turning Point, McClory analyse l’impact de Humanae vitae sur la vie de l’Église catholique et se demande si Paul VI n’aurait pas pu prendre une voie différente. En voici deux passages qui portent à réflexion. Extrait du chapitre 16, « The Aftermath » : Thousands of articles and books have been written on the encyclical and its impact. Yet the dominant theme is rarely the theology or sacramentality of marriage. Rather, the topic is authority […]. During 1993, the twenty fifth anniversary of Humanae vitae, the encyclical was commemorated or commented from all sides. A Vatican symposium called it a bulwark against the permissiveness of a sex-obsessed culture. An array of critics called it one of the great disasters of Church history and a major reason why Catholics have abandoned the Church142. Et, tiré de la conclusion de McClory intitulée « What if  ? » : What if Pope Paul VI had attended the Commission meetings, sat in the background and just listened […]. What if this man, seemingly so open to the spirit of his predecessor had heard the arguments of the theologians, the findings of the scientists, and the insights of married people struggling with a doctrine that affects their most intimate moments ? Instead, the Pope stayed in the Vatican, relying on second-hand accounts, abstracts reports, and the concrete presence of Holy Office officials who resented the Commission’s very existence143. 141. Gérard Dion, directeur du Département des relations industrielles à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, a poursuivi dans sa revue Perspectives sociales la tradition « d’engagement » chère à Georges-Henri Lévesque, fondateur de cette Faculté. Au moment de la controverse des années 1962-1963 sur la question de la laïcité de l’État, il avait déjà accueilli Charles De Koninck dans les pages de sa revue. (Voir Tout homme est mon prochain, p. 97-106.) Pour en savoir davantage, on peut lire l’ouvrage de Suzanne Clavette, Gérard Dion. Artisan de la Révolution tranquille, PUL, 2008. 142. Robert McClory, Turning Point, p. 147. 143. Ibid., p. 168.

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Le « What if  ? » de McClory pourrait être entendu d’une autre manière par les lecteurs québécois du document Dionne-De Koninck : Si Charles De Koninck avait vécu ne serait-ce que quelques semaines de plus et avait pu s’entretenir avec le pape Paul VI lors de cette audience privée qui était prévue pour le lundi suivant son brutal décès144. Si, comme c’était son intention, il avait pu lui remettre en mains propres l’argumentaire qui, sous l’autorité de l’archevêque de Québec, circulait déjà parmi les Pères conciliaires. Paul VI n’aurait-il pas été amené à prêter attention aux propos et au texte de ce penseur tenu en haute estime à Rome depuis que Pie XII en 1949145 l’avait reçu, une première fois, en audience privée pour s’entretenir de ses ouvrages de théologie et l’avait par la suite fait membre de l’Académie pontificale SaintThomas-d’Aquin, ce qui le ramenait régulièrement dans la ville éternelle ? Paul VI n’aurait-il pas été attentif à l’approche de cet argumentaire sur la régulation des naissances qui, lui, n’impliquait pas cette rupture avec l’enseignement de Pie XI et de Pie XII qui allait entraîner l’année suivante le rejet par Paul VI des conclusions de la commission spéciale ?

Les deux questions posées resteront pour toujours sans réponse, car le vieil adage nous dit, avec raison, qu’on ne peut refaire l’histoire avec des « si », une fois que les dés ont été jetés. Mais on peut retenir de ces épisodes survenus au Concile que l’esprit de la Révolution tranquille avait commencé de faire son chemin dans l’Église du Québec. Et on peut y trouver une invitation à prendre connaissance de textes qui, aux yeux de quelques-uns parmi lesquels se situe l’auteur de ces lignes, appartiennent désormais non seulement à l’histoire intellectuelle du Québec, mais aussi par leur rigueur et leur sagesse, à ce qu’on appelle encore parfois la philosophia perennis. La Cité et le Philosophe Le texte de Charles De Koninck avec lequel nous terminons ce livre, en même temps que le tome II de ses œuvres consacré aux questions de morale et de politique, traite des conditions d’émergence de la réflexion philosophique.

144. Gilles Routhier, « Famille, mariage et procréation », p. 394, n. 78. 145. Voir le Fonds Charles De Koninck des Archives de l’Université Laval, P112/1,3 pour la chronologie de Charles De Koninck par Pierrette Petit.

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

Ce texte, inédit jusqu’à ce jour, est celui d’un exposé prononcé devant un auditoire que nous n’avons pu identifier précisément, mais qui était visiblement composé de non-spécialistes en philosophie, sans doute d’étudiants provenant d’un ou de plusieurs collèges classiques de la région de Québec. Les organisateurs de la rencontre avaient demandé au conférencier de traiter du « problème des valeurs dans la culture canadienne française ». Or, dès les premières pages, ce dernier manifeste subtilement une certaine réticence devant le titre, désireux qu’il est d’élargir son propos et d’en arriver à une réflexion de caractère philosophique sur ce qu’il appelle plutôt dans les dernières pages « les valeurs dans la culture d’un peuple146 ». D’où la modification que l’on a apportée au titre initial de la conférence. J’en citerai ici un passage significatif qui me servira de point d’appui pour conclure cette introduction, avant de céder toute la place aux seuls écrits de Charles De Koninck. On dit parfois que la science, à la différence de la poésie, n’a pas de nationalité. C’est vrai, mais les sciences humaines n’existent pas en dehors de l’homme qui, lui, dans ses réalisations, est de tous les êtres le plus sujet aux contingences. Il y a certainement des raisons historiques, parmi lesquelles la géographie, qui devraient contribuer à rendre compte de la naissance en Grèce de la pensée scientifique en général et des mathématiques en particulier ; de même du fait que la civilisation romaine, d’une tendance plus pratique, n’a jamais réussi à s’assimiler cette « culture » de l’esprit universel. Certes, la question de savoir s’il existe un dernier nombre premier et la solution de ce problème devraient être les mêmes pour tous ; mais c’est un fait que les uns désirent le savoir et que les autres ne se posent même pas la question, ni ne s’y intéresseraient quand même ils sauraient se la poser. L’humanité peuplait la terre depuis de longues ères avant que les Grecs en particulier ne se mirent à demander pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. Puis, pendant des siècles subséquents on ne s’est plus fait de telles questions […]. Il y a certes des physiciens français, des allemands, des anglais, des américains. Leur distinction était assez nette au cours du XIXe siècle. On pouvait alors parler d’une physique française et d’une physique anglaise. La première était caractérisée par la recherche d’explications plus formelles et abstraites ; la physique anglaise par la préférence d’explications au moyen de modèles mécaniques. Mais à mesure que progresse la physique, ces différences tendent à disparaître ; comme dans le cas des mathématiques, l’avancement de la physique abolit les frontières ethniques. Ce n’est pas encore un fait en médecine. On peut même dire que le progrès d’une science se mesure suivant la proportion où s’effacent les frontières ethniques. Or ni cette universalité ni cette particularité ne sont une affaire de décret. L’une et l’autre sont

146. Voir la conclusion du présent livre, p. 322-323.

Introduction – Les heures généreuses du 25 avenue Sainte-Geneviève

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liées à des conditions historiques. Toutefois, l’idéal est de surmonter autant qu’il se peut ces conditions. De cette conquête dépend l’universalité du savoir147.

Les réflexions précitées reflètent bien le rapport d’antériorité qui, selon Aristote, définit le lien de la Cité et du Philosophe. Ce dernier n’y apparaît surtout pas comme un démiurge libre de donner forme à la Cité ou de la refaire au gré des voies de son génie propre. C’est plutôt à partir de la Cité qui lui est donnée comme lieu premier et matière initiale de ses observations qu’il va construire ses représentations qui porteront d’abord sur elle et puis, avec le temps, s’élargiront vers un horizon plus large, voire vers l’universel. Sur ce point, Fernand Dumont et Charles De Koninck se rejoignent. Ainsi Dumont affirmait qu’on ne saurait « passer directement à l’humain, sans la médiation de la culture », sans en même temps risquer de devenir des « hommes de nulle part148 », c’està-dire des hommes coupés de la réalité. L’histoire des idées au Québec est parsemée de débats à portée philosophique qui paraissent remonter jusqu’à l’époque de la Nouvelle-France. Le XIXe siècle est particulièrement riche à cet égard, puisqu’il a été fortement marqué par les affrontements des libéraux laïques regroupés autour de l’Institut canadien avec leurs adversaires, ces ultramontains qui serraient les rangs derrière la hiérarchie catholique. Cependant, les controverses, même les plus vives et les plus longues, ne conduisent pas nécessairement à l’émergence d’une œuvre philosophique d’envergure, reconnue comme telle par une part significative des intellectuels du pays et de leurs pairs à l’étranger. Chez nous, la première œuvre philosophique de haut calibre n’apparaît qu’au XXe siècle avec la publication en 1936 du premier livre de Charles De Koninck, Le cosmos149, dont la réédition récente tant en anglais qu’en français a suscité de nouvelles études dans le monde universitaire 150. Son deuxième ouvrage, De la primauté du bien commun contre les

147. 148. 149. 150.

Ibidem. Cité libre, no 19, janvier 1958, p. 28. Le cosmos, Imprimerie franciscaine missionnaire, 1936. Voir, pour l’édition anglaise, The Writings of Charles De Koninck, vol. I, édité et traduit par Ralph McInerny, University of Notre Dame Press, 2008, p. 235-344. Et, pour l’édition française, les Œuvres de Charles De Koninck, tome I, vol. I, PUL, 2009, p. 1-130. Suite à ces rééditions, Pascal Ide a fait une nouvelle analyse du texte et en a montré l’importance historique dans son essai sur « La philosophie de la nature de Charles De Koninck », publié dans le Laval théologique et philosophique, octobre 2010, p. 459-501. Il y rappelle que Charles De Koninck s’est présenté toute sa vie comme « un défenseur convaincu de l’évolution » (p. 476). Il note aussi qu’il « serait intéressant de s’interroger sur les similitudes existant entre les cosmologies de Charles De Koninck et de Teilhard de Chardin » (p. 482), même si Charles De Koninck ne pouvait connaître en 1936 le grand ouvrage Le phénomène humain de Teilhard, qui ne sera publié qu’en

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personnalistes, publié en 1943, a eu à l’époque un grand retentissement, non seulement au Québec et dans le reste du Canada, mais aussi aux États-Unis, en Amérique latine et en Europe. Ses deux rééditions récentes, tant en français qu’en anglais151, font largement état de la controverse qu’il a suscitée et des critiques de ses contradicteurs comme des éloges de ses admirateurs qui, les uns et les autres, n’ont cessé de prendre la parole sur le sujet de 1943 à nos jours. Avec ce livre, Charles De Koninck a fait, le premier, entrer le Québec dans ce qu’on peut appeler, en s’inspirant d’un ouvrage de Pascale Casanova, « l’espace philosophique international152 » où depuis se sont affirmés et interviennent toujours aujourd’hui à part entière plusieurs de nos meilleurs penseurs. Les réflexions de Charles De Koninck sur l’impact des contingences et le poids des cultures dans l’émergence de la pensée philosophique en Occident nous amènent à nous interroger sur les événements qui l’ont lui-même conduit à ses choix intellectuels et sur le terreau culturel où s’est nourrie son œuvre philosophique. Ce terreau me semble avoir trois composantes dont la première est l’appartenance de Charles De Koninck, né en 1906 à Torhout en Flandre, à un milieu où domine sans partage la tradition des pays catholiques de l’Europe qu’il fait sienne. Cette appartenance l’amène tout naturellement à compléter ses études de philosophie à Louvain, la plus prestigieuse des universités catholiques du continent. Or, c’est cette formation à Louvain, aussi rigoureusement classique que

1955 alors que, pour sa part, Teilhard n’a pu lire Le cosmos à cause de son mode restreint de diffusion. 151. Voir The Writings of Charles De Koninck, vol. II, University of Notre Dame Press, 2009, p. 63-363 ; et les Œuvres de Charles De Koninck, tome II, vol. II, PUL, dont les 437 pages présentent aussi, avec les textes de Charles De Koninck, un dossier sur leur publication. 152. Pascale Casanova, La république mondiale des lettres, Seuil, 1999. L’auteur développe, dans son ouvrage, en s’appuyant sur des travaux de Fernand Braudel, le concept d’« espace littéraire international » que je transpose ici à la philosophie : « Fernand Braudel fait le constat d’une relative indépendance de l’espace artistique à l’égard de l’espace économique (et donc politique). […] L’espace littéraire international s’est créé au XVIe siècle en même temps que s’inventait la littérature comme enjeu de lutte et il n’a pas cessé de s’élargir et de s’étendre depuis. […] D’abord enfermée dans des ensembles régionaux hermétiques les uns aux autres, la littérature est devenue un enjeu commun. L’Italie de la Renaissance, forte de son héritage latin, fut la première puissance littéraire reconnue ; la France ensuite […]. L’Amérique du Nord et l’Amérique latine sont, elles aussi, entrées progressivement dans la concurrence au cours du XIXe siècle ; enfin, avec la décolonisation, tous les pays exclus jusque-là de l’idée même de littérature propre […]. Cette république mondiale des lettres a son propre mode de fonctionnement […] » (p. 23-24).

Introduction – Les heures généreuses du 25 avenue Sainte-Geneviève

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thomiste, qui lui a valu d’être invité à se joindre, en 1934, au corps professoral de l’Université Laval. Car l’Université de Québec, dotée depuis 1876 d’une charte pontificale, entendait bien que sa Faculté de philosophie en train de se constituer soit reconnue canoniquement par Rome. Et cela exigeait que son corps professoral se conforme au choix de l’encyclique Aeterni Patris de Léon XIII qui, en 1876, faisait de saint Thomas d’Aquin la référence à suivre en philosophie. La deuxième composante de la culture de Charles De Koninck est une précoce et forte confrontation avec la modernité américaine qui lui vient de la décision de son père, Louis De Koninck, entrepreneur en construction, de transplanter en 1914 sa jeune famille à Détroit. Charles quittera l’Amérique en 1921 avec le reste de sa famille, après la mort tragique de sa mère. Mais à Détroit il a acquis une grande familiarité avec les milieux américains de l’enseignement qui le feront revenir dans ce pays pour de fréquents et longs séjours jusqu’à la fin de sa vie. La modernité américaine est vraisemblablement l’une des premières sources de cette passion insatiable déjà notée que Charles De Koninck a montrée dans la suite de ses études pour les grands écrivains scientifiques. La troisième composante de la culture de Charles De Koninck qui, à vingthuit ans, commence son enseignement à l’Université Laval, lui est venue de son pays d’adoption auquel il s’est très vite (et avec toute sa famille depuis lors) admirablement adapté, comme le montre son intérêt pour les questions politiques et sociales qui y sont soulevées. En effet, tous les travaux de Charles De Koninck sur ces sujets sont autant de réponses aux interpellations que la société québécoise se mettra à adresser au professeur dont l’Université Laval fait, en 1939, le premier doyen laïc d’une Faculté de philosophie dans le Québec francophone. Et ces réponses vont de son appui à ceux qui, dans la vieille capitale ont opté, non pour le pétainisme de la France officielle, mais pour la France libre et l’envoyée au Québec du général de Gaulle, Élisabeth de Miribel, jusqu’aux positions qu’on lui a vu prendre à Vatican II, aux côtés des évêques d’ici. Les ouvrages les plus théoriques de Charles De Koninck en philosophie politique ont de même leurs racines dans des débats internes de la société québécoise. Ainsi, s’il s’en prend dans deux livres, en 1943 et 1945, à la philosophie de Jacques Maritain c’est, comme il l’écrit à Jacques de Monléon, parce qu’il est témoin de la montée au Québec même d’une « déferlante personnaliste153 », dont il croit que les effets seront à terme néfastes puisque, selon son

153. Lettre à Jacques de Monléon, le 3 janvier 1945, citée par Lionel Ponton dans sa recension de l’ouvrage de Florian Michel, Un réseau d’intellectuels européens en Amérique du Nord. Diffusion, réception et américanisation de la pensée catholique, 1920-1960. Voir le Laval théologique et philosophique, vol. 64, no 2, 2008, p. 562-565.

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

analyse, le personnalisme, plutôt que de véritablement libérer la personne, « revient à faire de chaque citoyen un tyran plus épris de lui-même que de la Cité154 ». En réponse à une Commission royale d’enquête, créée par une loi du parlement québécois, qui l’interroge sur « la valeur humaine » du régime politique canadien, Charles De Koninck, nous l’avons vu, est conduit à des réflexions philosophiques sur le fédéralisme en lui-même. Certes, il se permet de transposer au XXe siècle les modèles et les catégories aristotéliciennes pour saisir la nature et la dynamique d’un régime qui est apparu dans le monde plus de deux mille ans après la mort du Stagirite. Mais cette façon de faire est légitimée par la tradition philosophique. Montesquieu nous en a donné lui-même maints exemples en s’appropriant Aristote dans les tout premiers livres de L’esprit des lois qui sont, par cela même, lumineux d’intelligence sur « la nature » et « les principes » des monarchies européennes de son temps. Qui, aujourd’hui, oserait dire que Montesquieu n’était pas un philosophe français, parce que, en plein siècle des Lumières, il se révélait aussi comme le plus aristotélicien des grands penseurs politiques européens ? Dans ses Souvenances déjà évoquées dans cette introduction, Georges-Henri Lévesque rappelle que la Révolution tranquille ne commence pas avec l’élection du gouvernement de Jean Lesage. On a déjà vu ici tout ce qu’elle doit à la Commission Tremblay. Mais, selon le premier doyen de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, cette « fameuse révolution » a des sources encore plus anciennes, car elle remonte beaucoup plus haut que le célèbre 20 juin 1960. Même dès l’aprèsguerre de 14-18 lorsque le Québec commence à faire face aux problèmes de son industrialisation et de son urbanisation grandissante, en même temps qu’il s’ouvre de plus en plus aux influences extérieures. Surtout vers les années 30, à la suite du retentissant krach de 1929, qui plonge le Québec, comme le reste du monde, dans un état de crise profonde et généralisée155.

Georges-Henri Lévesque nous laisse entendre que de nombreux précurseurs, chacun d’eux à sa manière et dans son domaine d’activités, ont préparé le terrain avant que le gouvernement, appuyé par les forces vives de la société, ne s’attaque lui-même, en 1960, à l’immense effort de modernisation du Québec. Charles De Koninck était certainement l’un de ces précurseurs. J’en ai déjà donné maints exemples. Je n’ajouterai ici qu’une dernière observation.

154. Voir dans la présente édition le tome II, vol. 2, p. 149. 155. Georges-Henri Lévesque, Souvenances, II, p. 92.

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Pendant toute la période où Charles De Koninck a enseigné à l’Université Laval, l’attention portée à la philosophie des sciences fut l’un des caractères distinctifs de sa Faculté de philosophie. Elle avait la part belle dans les programmes réguliers de la Faculté. Et à une certaine période, les étudiants qui étaient désireux d’en faire leur spécialité pouvaient s’inscrire en même temps à la Faculté des sciences pour parfaire leur formation. Des scientifiques de l’extérieur étaient invités à l’Université Laval pour des conférences et des colloques. Le centenaire de l’Université fut marqué, en 1952, par un symposium international sur la théorie de l’évolution, qui était l’un des sujets traités avec soin par la Faculté de philosophie. Le premier tome de la présente édition des œuvres de Charles De Koninck montre bien les multiples facettes de son intérêt pour la philosophie des sciences qui, par exemple, le fait opter tôt pour l’indéterminisme en physique. Mais il n’était pas le seul à en traiter avec compétence. En 1956, Émile Simard a publié, aux Presses de l’Université Laval, La nature et la portée de la méthode scientifique. Exposé et textes choisis de philosophie des sciences. Pascal Ide, dans l’essai de 2010 évoqué plus haut, en fait le bel éloge que voici : « Bien que datant d’il y a plus d’un demi-siècle et malgré les importants apports d’un Popper, d’un Kuhn, d’un Lakatos, d’un Feyerabend, etc., cette étude me semble toujours aussi riche. L’ouvrage s’est notamment inspiré de notes de cours inédites de Charles De Koninck “Méthodologie scientifique”, Québec, Université Laval, 1941156. » Certes, le langage philosophique de Charles De Koninck n’est plus tout à fait de notre époque, marqué qu’il est par la pratique des facultés « canoniques » du milieu du siècle dernier de multiplier les emprunts à saint Thomas et aux autres grands scolastiques, sans se donner la peine de traduire toutes ces expressions latines qui leur servaient en quelque sorte de caution. Cependant, qu’aujourd’hui, il soit toujours d’intérêt de lire, tant en philosophie des sciences, qu’en philosophie politique, que sur les questions d’éthique, les textes de Charles De Koninck, cela montre bien que ce penseur héritier d’une des plus anciennes traditions philosophiques n’en était pas, quant à lui, le prisonnier, comme tant de ces stériles répétiteurs qui foisonnaient autour de lui. Tout au contraire, cette tradition était pour lui un solide point d’appui, une riche source d’inspiration, pour s’engager dans la lecture du présent qui était, à un aussi haut degré, la responsabilité qu’il attribuait au philosophe. Et ce, pour aller encore plus loin, et tenter de déchiffrer avec lucidité dans ce présent même, les signes les plus forts où se profilaient déjà les durs incontournables des temps à venir.

156. Pascal Ide, « La philosophie de la nature de Charles De Koninck », p. 460.

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

Tel est le fécond héritage laissé par l’hôte du 25 avenue Sainte-Geneviève à ce Québec qu’il avait adopté en 1934, pour reprendre ses mots mêmes, comme « société politique ». Jacques Vallée Le 1 octobre 2014 er

* * * Je remercie… Tous ceux et celles qui ont parcouru les pages de mon introduction savent que Le dilemme de la constitution n’aurait pu être publié si je n’avais pas disposé du Fonds Charles De Koninck, des Archives de l’Université Laval. Ce Fonds a été constitué entre 1950 et 1970 grâce à de nombreux contributeurs, notamment Ralph McInerny, sœur Pierrette Petit et Thomas De Koninck. Deux universités américaines, conscientes de l’importance du Fonds pour l’étude de l’histoire de l’enseignement de la philosophie dans les institutions catholiques de l’Amérique du Nord, en ont, depuis, fait photocopier l’intégralité de ses onze mètres de classeurs : il s’agit de Notre Dame University (Indiana) et de la University of Saint Thomas (Santa Paula, en Californie). Je tiens à remercier vivement le personnel des Archives de l’Université Laval qui, à maintes reprises, y a facilité mes recherches. De même, celui de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, qui m’a donné également un large accès au fonds rassemblant les travaux de la Commission Tremblay ; et le responsable du Centre de documentation du ministère des Relations Internationales. Des lecteurs remarquablement attentifs, Paul Asselin et Guylaine Deschamps, ont relu le texte de mon introduction. À eux aussi, toute ma gratitude. Depuis cinq ans, André Baril, chargé par les Presses de l’Université Laval de la nouvelle édition des Œuvres de Charles De Koninck, aura été pour moi un conseiller particulièrement précieux. Enfin, il m’est difficile de trouver les mots appropriés pour témoigner de ma reconnaissance à Thomas De Koninck, qui m’a fait l’honneur de me demander de préparer l’édition de la partie politique des œuvres de son père. Seuls ceux qui, au cours de ses cinquante années d’enseignement à l’Université Laval, ont cotoyé Thomas, et surtout reçu dans leur travail l’appui de son intelligence aussi ouverte qu’érudite, peuvent comprendre combien sa présence amicale et celle de son épouse Christine m’ont été essentielles pour que l’entreprise parvienne jusqu’à son terme.

Textes de Charles De Koninck

Charles De Koninck

Première partie TÉMOIGNAGES EN 1954 DEVANT LA COMMISSION ROYALE D’ENQUÊTE SUR LES PROBLÈMES CONSTITUTIONNELS

CHAPITRE

1

La Confédération, rempart contre le Grand État Présentation du mémoire de Charles De Koninck par les commissaires

M

. Charles De Koninck est doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Laval à Québec. Docteur en Philosophie de Louvain, il est aussi membre de la Société royale du Canada et président de l’Académie canadienne Saint-Thomas d’Aquin. La Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels lui a demandé d’étudier, du point de vue de la philosophie politique, le fédéralisme canadien, d’exprimer ses vues, en tant que philosophe, sur la valeur humaine d’un tel régime, sur les avantages ou les désavantages de le maintenir en notre pays. En réponse à cette demande, M. De Koninck a livré le travail suivant à la Commission, et celle-ci le présente à son tour au gouvernement et au public, tout en laissant à l’auteur la pleine et unique responsabilité de ses opinions. L’auteur a partagé son étude en deux grands chapitres. Dans le premier, il analyse la Confédération au point de vue de sa composition ethnique, cherche à donner une juste notion de la patrie et du patriotisme, et établit les rapports qui doivent exister entre la patrie et l’institution politique.

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1 – Témoignages en 1954 devant la Commission royale d'enquête…

Dans le second, il examine la Confédération canadienne en tant que Fédération d’États ou de Provinces. Après avoir fait remarquer que l’Acte de 1867 confère aux provinces les pouvoirs qui constituent principalement la société politique, il se prononce nettement contre le Grand État centralisé, qui ne permet de vivre qu’à la condition que ses sujets renoncent au bien-vivre. Il dénonce l’idéologie et le totalitarisme du Grand État et conclut qu’il est nécessaire de conserver l’union fédérale au Canada. La chose la plus urgente, dit-il, est de conserver les droits qui confèrent aux provinces fédérées leur caractère de société politique, de dissiper toute confusion et de revendiquer le respect de ces droits, comme moyens de les faire valoir ; mais aussi de mériter que la population les veille d’une volonté persuadée, pratique. Dans une étude annexe intitulée Les tentatives de contourner par l’art les difficultés de l’agir, M. De Koninck a approfondi sa pensée et expliqué pourquoi, en politique, surtout dans le Grand État centralisé, on méconnaît la loi naturelle, et même toute science morale. Cette étude spéciale, à laquelle l’auteur du présent travail réfère de temps à autre, se trouve dans les archives de la Commission où l’on pourra la consulter si on le désire. I. La Confédération au point de vue de sa composition ethnique

1. Elle est une fédération entre des peuples très différents de nature, de culture et de religion L’Acte de l’Amérique du Nord britannique évite sans nul doute le nivellement contre nature qu’entraîne inéluctablement le Grand État centralisé. Les Pères de la Confédération se trouvaient en face de deux peuples d’une origine ethnique et culturelle très différente, de religions irréductibles, bien que chrétiens tous deux. Voilà qui confrontait les hommes d’État à une hétérogénéité que le bon sens ne pouvait méconnaître, quelles qu’aient été les visées ultérieures mais personnelles de l’un ou de l’autre d’entre eux. Ces deux peuples, les Canadiens français et les Anglo-Canadiens (qui ont accueilli de nombreux immigrants d’autres nationalités, établis au Canada au cours du dernier siècle), se sont depuis rapprochés au point que personne ne peut douter qu’il existe aujourd’hui pour les parties fédérées des intérêts communs strictement canadiens, désormais consentis spontanément et consacrés par le Statut de Westminster. D’accepté qu’il était par la force des circonstances, le bien du Canada dans son ensemble est devenu un bien voulu de tous.

Chapitre 1 – La confédération, rempart contre le Grand État

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Au point de vue de sa composition ethnique lors de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, rien n’était plus important que les dispositions en matière d’éducation (art. 93) ; de langue (art. 133) et de droit civil (art. 92, paragr. 13 ; Acte de Québec (art. 8)). On reconnaissait par là même les patrimoines canadiens-français et anglo-saxons comme parties intégrantes de la Confédération. 2. Le succès de la Confédération dépend, au point de vue de sa composition ethnique, d’une saine intelligence de la « patrie », objet de la vertu de piété Arrêtons-nous un instant à cette hétérogénéité ethnique et culturelle de la Confédération. Il arrive que de vouloir la maintenir selon la lettre et l’esprit de l’Acte et de son interprétation autorisée, se fait imputer de nationalisme. Ce terme-ci couvre une telle multitude de vices et de vertus qu’il convient de relever à son sujet les distinctions nécessaires. Le nom de « patrie » est plus sûr que celui de « nation » d’où s’est formé le vocable de « nationalisme ». L’ambiguïté provient de ce que l’un et l’autre terme réfère à une parenté de nature, à des origines naturelles, de moins en moins faciles à définir, comme on l’a vu dans les confusions où se perdent les racistes. Le nom séculaire de « patrie » qui réfère à une certaine paternité commune, fait l’objet, ainsi l’ont marqué les moralistes romains, de la vertu de piété. Les théologiens du Moyen Âge ont emprunté la définition de celle-ci à Cicéron : « Pietas est per quam sanguine junctis, patriaeque benevolis, officium et diligens tribuitur cultus1. » Encore que la piété soit une vertu que la nature réclame de nous, tout amour de la patrie n’est pas pour autant de soi réglé. L’histoire des temps modernes l’a prouvé sur grande échelle. L’unité spirituelle de l’Europe ayant été rompue depuis la Réforme, la nation, avec sa référence à la nature, était devenue au temps des monarchies à la fois nationales et religieuses, une manière d’absolu qui réclamait l’allégeance de l’homme tout entier. On ne devait pas qualifier de piété ce repliement sur la nature, sur les origines de notre vie. La vie de l’homme ne consiste pas dans un retour aux principes initiaux de son être, mais à tendre vers une fin qui est le bien de sa nature raisonnable, et qu’on ne doit pas chercher comme rigoureusement préétablie dans les origines naturelles. De croire que ce qui vient après dans l’ordre du temps fut déjà donné auparavant, que ce qui était déjà est modèle et exemplaire de ce qui vient après, voilà une simplification d’un

1.

De Invent. Rhet., livre II, c. 53. – saint Thomas, IIa-IIae, q. 101, a. 1.

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1 – Témoignages en 1954 devant la Commission royale d'enquête…

caractère à séduire même la raison sélective qui compose l’histoire et ce faisant l’affaiblit. C’est une façon de nier la priorité de la fin et de la ramener à un pur résultat. Aussi bien la nature n’a-t-elle pas d’elle-même cette unité que peut atteindre la raison. Comme on le voit si manifestement dans les animaux, l’équilibre dans la nature dépend du jeu des contraires. Si les poissons ne pouvaient s’avaler les uns les autres, et les bêtes de la jungle se dévorer, cette vie animale serait bientôt exterminée. Une semblable contrariété s’exerce partout dans la nature. Ce n’est donc pas en se repliant sur la seule nature qu’on peut réaliser l’harmonie entre nations. Que si on le tentait, la raison ne pourrait contribuer qu’à faire surgir des contrariétés si féroces que la nature seule ne pourrait les susciter. C’est pourtant ce que certain amour de la patrie pût accomplir. Les peuples soi-disant les plus civilisés ont connu ces dérèglements fratricides et autophagiques. Tout récemment encore – l’avons-nous oublié ? – le nationalsocialisme de Hitler et le racisme biologique de son chef culturel, Rosenberg, en ont fait la preuve. 3. D’où vient le devoir d’aimer sa patrie avant celle d’autrui Il va de soi que, selon l’ordre même de charité, on doit aimer sa patrie avant celle d’autrui, comme on doit s’aimer soi-même, selon le bien spirituel, plus que son prochain. Personne ne peut commettre le moindre mal pas même pour le plus grand bien d’autrui. Mais pourquoi faut-il s’aimer soi-même davantage qu’autrui ? Car il y a une manière égoïste d’entendre cette proposition : elle consiste à croire que ce doit être parce qu’on est soi-même meilleur qu’autrui. C’est cet amour de soi qui est le principe de tout mal. Or, si cette intelligence est manifestement perverse tant qu’il s’agit de l’individu, elle est moins évidente sitôt qu’elle affecte l’amour que nous devons à autrui. On le voit clairement dans l’attitude des jeunes gens à l’endroit de leurs parents lorsque, s’apercevant de leurs défauts de nature, de caractère, d’éducation, et parfois même de conduite, ils s’en détournent, sous prétexte qu’ils ne leur doivent rien et ne sont pas un objet digne de leur piété. Ils croient que, pour mériter leur préférence, leurs parents devraient être aussi meilleurs que ceux des autres et reconnus pour tels. C’est le cas d’impiété le plus immédiatement contre nature. L’amour de la patrie nous engage dans un domaine plus éloigné, plus vaste et moins déterminé, où le dérèglement est mieux caché, surtout le dérèglement par excès. Car s’il est très certain qu’on doit aimer sa propre patrie avant celle des étrangers, il est aussi évident que cela ne vient pas de ce qu’elle est en soi meilleure. L’illusion qu’elle doive être meilleure en soi est pourtant assez

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commune aux grandes nations. Autre chose cependant est l’admiration qu’on peut avoir pour la grandeur de sa nation, autre chose et bien plus certaine est la piété que nous devons à la patrie pour la très simple raison qu’elle est la nôtre, celle, l’unique, l’irremplaçable qui nous a donné naissance et nous a élevés. Nul besoin de comparer nos parents à ceux d’autrui, ni confronter notre patrie et celle des autres, pour savoir lesquels nous devons aimer davantage. C’est d’abord aux nôtres que nous devons reconnaissance et honneur, et cela très précisément en raison des liens de nature et de notre irrévocable dépendance : ce sont eux qui sont principes de notre être, et nous ne pouvons les aliéner pas plus que nous ne saurions nous défaire de notre propre personne. 4. Le patriotisme authentique Le vrai patriote n’est donc pas celui qui s’affaisse à la pensée que sa mèrepatrie puisse n’être pas la meilleure de toutes, et qui voudrait la faire reconnaître comme mesure et norme de toutes les autres. Il suffit de deux nations à nourrir de telles lubies pour susciter des oppositions plus sauvages que celles qu’on peut trouver dans la nature irrationnelle. Et qui ne voit que la haine des nations les unes pour les autres réussit mieux à revêtir les apparences de la vertu que la détestation entre individus. On ne devrait pas non plus attribuer ces conflits à la nature, encore qu’elle y puisse prêter matière, mais à la raison déréglée ; disons même au manque de civilisation. Aussi, rien n’est-il plus barbare qu’une nation s’identifiant avec la civilisation tout court. Quand même elle serait la plus civilisée, elle s’avère mesquine autant que dérisoire en y insistant auprès d’autrui. Nous l’avons vu ces derniers temps : le dérèglement du patriotisme chez des peuples soi-disant de haute culture est d’une barbarie nihiliste que l’Antiquité n’a pas connue. Ces déformations du patriotisme, encore que moins ouvertement perverses que l’égoïsme individuel, souvent qualifiées même d’héroïques et applaudies par l’Histoire, n’en sont pas moins directement contraires au droit naturel le plus élémentaire, le droit des gens, pourtant manifeste et universel, appuyé sur une inclination de notre commune nature, fondement naturel de l’amitié de l’homme pour l’homme. C’est lui qui nous oblige à respecter les pactes, par exemple, sans quoi il n’y a nulle société, ni nationale ni fédérée.

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5. La patrie a pourtant ses droits naturels, et l’institution politique doit lui être connaturelle La question du patriotisme est ainsi d’une extrême délicatesse. L’homme n’est pas simplement animal et ne saurait se gouverner par un semblant d’instinct. Aussi bien le patriotisme authentique ne peut-il s’épanouir vraiment que dans la société politique qui est une œuvre de la raison. C’est précisément en vertu d’une capitulation devant les exigences de la raison pratique que l’homme érigera ses origines en terme final et idéal de sa vie, tout comme s’il était né suffisant. Par contre, alors que l’amour de la patrie se définit par les origines, la société politique, même dans l’État-nation, se définit par la fin : le bien humain parfait. Est-ce à dire qu’il ne doit s’établir aucun rapport entre patrie et bien public ? Quoique ce dernier ne s’infère pas purement et simplement des origines, et qu’il n’existe pas de relation strictement naturelle entre la patrie et la forme politique qui lui convient, du moins faut-il entre les deux une proportion de connaturalité. Le choix et l’institution d’un régime politique relèvent de la prudence, laquelle doit tenir compte de la nature et de l’histoire de la patrie, du caractère donné du citoyen. En d’autres termes, bien que la vie politique ne soit pas une simple excroissance de la nature, elle ne peut pas non plus être contraire à celle-ci. Elle le serait pourtant si elle devait heurter la patrie dans sa langue maternelle, dans ses coutumes et traditions ancestrales, c’est-à-dire dans ce qui fait pour elle une seconde nature, communément antérieure aux choses qui font l’objet de délibération. Car les lois ne sont pas faites pour des sujets abstraits. Leur finis cui, c’est-à-dire ceux au bien de qui les lois sont ordonnées, n’est autre que les familles, sociétés naturelles, que la nature elle-même fait plus ou moins semblables ou dissemblables. Un régime de vie en commun qui fait violence à la nature de ses sujets, fût-ce à ce qui est en eux une seconde nature, n’est certainement pas politique, mais se définit précisément comme despotique. Or, pour autant que l’homme est un animal naturellement politique, il a aussi un droit naturel à être gouverné d’une manière politique, c’est-à-dire en citoyen. En effet celui-ci n’est pas à tous égards un objet façonné, par un art ou métier, d’une matière malléable à la façon de la glaise2.

2.

Voir le chapitre 5 du présent ouvrage.

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6. Exemple de l’idéologie de la république platonicienne, qui fait table rase de toute société naturelle C’est pourtant ce que voudrait certaine idéologie inaugurée en Occident par les œuvres politiques de Platon. D’après le Socrate des dialogues de ce grand philosophe, le monde sensible, la nature, est une manière de prison à laquelle il faut arracher l’homme au prix d’une enrégimentation contre nature. Or, ce qu’il y a de notable dans l’enseignement de la République, c’est qu’on y assimile d’abord la société politique à l’unité de la société purement naturelle qu’est la famille, et par la suite, comme résultat d’ailleurs très logique, on détruit la famille, fondement de la cité, assimilant celle-ci à l’unité de l’individu. En effet, pour la cité idéale, Socrate érige en principe que plus elle est une plus elle sera parfaite. Or, peut-on citer pour l’État un plus grand mal que celui qui le divise et d’un seul en fait plusieurs, et un plus grand bien que celui qui l’unit et le rend un ?3

C’est pour atteindre à un maximum d’unité que la cité idéale, d’après lui, doit instituer la communauté des femmes et des enfants, exigeant ainsi, de la part de ses sujets, comme condition d’une vie civile bien ordonnée, un maximum d’homogénéité et d’indifférence envers tout ce qui vient de la nature. Les enfants aussi seront communs, et le père ne connaîtra pas son fils, ni le fils son père… Quant aux enfants, à mesure qu’ils naîtront, ils seront remis à un comité constitué pour eux, qui sera composé d’hommes ou de femmes ou des deux sexes, puisque (en vertu d’une loi préalable) les fonctions publiques sont communes aux hommes et aux femmes4.

Or, le Socrate de la République, après avoir dissous la société naturelle qu’est la famille en vue de rendre l’État plus un, se donne ensuite pour modèle l’identité même de l’individu. Et que dire de l’État qui se rapproche le plus de l’individu ? Quand par exemple, nous avons reçu quelque coup au doigt, toute la communauté du corps et de l’âme, rangée sous le gouvernement unique du principe qui la commande, sent le coup et souffre tout entière avec la partie blessée, et c’est ainsi que nous disons que l’homme a mal au doigt ; et de toute autre partie de l’homme on dit de même que l’homme souffre, et qu’il a du plaisir, quand elle se guérit. – On dit de même en effet, fit-il ; et pour répondre à la question, l’État le mieux gouverné est celui qui se rapproche le plus du modèle de l’individu. – Qu’il arrive quelque chose, bien ou mal, à un seul citoyen, un tel État sera, je pense,

3. 4.

République, livre V, c. 10, 462 a. Ibid., c. 7, 457 d ; c. 9, 460 b.

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le premier à dire que c’est lui qui souffre, et il se réjouira tout entier et s’affligera avec lui5.

Cette idéologie – c’est une théorie essentiellement non pratique, contre nature même, en une matière toute pratique –, une des premières en la matière, ne nous concerne à présent que dans la mesure où elle est un exemple notoire d’une conception de la vie en commun, qui détruit le fondement même de la société civile, savoir : la famille, comme tout ce qui se développe dans la ligne de celle-ci. Dans ce cauchemar d’intellectuel, la nature humaine, comme nature, est essentiellement hostile à la vie raisonnable. Marquons, en passant, que par nature humaine nous n’entendons pas la nature abstraite, définissable, qui se dit de tous les hommes, et en quoi tous sont essentiellement égaux ; nous voulons dire bien plus déterminément la nature humaine dans sa concrétion tout aussi naturellement variée, cette variété n’étant pas moins une œuvre de la nature et de ses circonstances. Sous prétexte de libérer les individus, la théorie, proposée dans La République, dans Les Lois et dans Le Politique, leur enlève tout, jusqu’à l’individualité, jusqu’au nom propre des personnes. Elle est, en vérité, une méthode à la Procuste. Aussi, la patrie, en tant qu’elle est une extension de la famille – extension qui ne peut réaliser à elle seule le bien de la vie politique – serait, pour les mêmes raisons que la famille, considérée comme un obstacle à écarter, jusqu’à priver la patrie de son propre caractère, et par la suite de son nom. Cette idéologie poursuit, en somme, l’émancipation du générique sans égard aux espèces ni aux individus si ce n’est comme entrave à sa libre construction. II. LA CONFÉDÉRATION CANADIENNE COMME FÉDÉRATION D’ÉTATS OU PROVINCES 1. Les provinces fédérées comme sociétés politiques Les « pouvoirs exclusifs des législatures provinciales », tels que définis par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, reconnaissent aux provinces l’autonomie nécessaire à tout ce qui constitue principalement la société politique. Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les ­catégories

5.

Ibid., c. 10, 462 c-e.

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de sujets par le présent acte exclusivement assignés aux législatures des provinces ; […] (art. 91).

Quels sont les droits qui répondent aux caractères essentiels d’une société politique ? Ceux-là mêmes qui sont clairement définis dans les articles 92 et 93 : depuis le droit d’amender sa propre constitution qui est la norme des lois, jusqu’au droit exclusif de décréter des lois relatives à l’éducation, droit supérieur et essentiel au bien-être de la société6. Lord Bertrand Russell, dans son Histoire de la philosophie en Occident7, trouve, chez Aristote, une contradiction entre la suffisance des biens comme essentielle à la cité, et le besoin d’exportation et d’importation8, qui met la cité dans la dépendance des autres. Il oublie que ce n’est pas une absolue indépendance économique qui, d’après Aristote, est essentielle à l’autonomie d’une société politique ; ni non plus des lois n’importe quelles, qui seraient pourtant communes à des gens soit réunis en un même lieu soit éloignés, ni même un pacte de défense commune. Si [comme nous dit Aristote] l’on supposait réunies des localités diverses en une seule, si, par exemple, on enfermait dans une même enceinte, de murailles les villes de Mégare et de Corinthe, on n’en ferait pas pour cela une seule cité, quand même on donnerait aux habitants le droit de s’unir par des mariages et de contracter ainsi les liens les plus étroits de la société civile. Et de même encore, si l’on suppose que des hommes soient séparés les uns des autres, mais cependant assez rapprochés pour avoir des communications entre eux ; qu’ils aient des lois qui les obligent à ne point se faire de tort les uns aux autres dans leurs marchés et leurs échanges, l’un étant charpentier, l’autre laboureur, l’autre cordonnier ; qu’ils soient au nombre de dix mille, et qu’ils n’aient rien de commun entre eux que des échanges et une alliance défensive en cas d’attaque ; ce ne sera pas encore là une cité. Et pour quelle raison ? Ce n’est pas pourtant que les liens de l’association ne soient pas assez resserrés. Si telle est la nature de cette réunion, que chacun regarde sa maison comme une cité, et que l’union ne soit qu’une ligne pour repousser l’injustice et la violence, on ne peut pas lui donner le nom de cité, quand on y regarde de près puisque cette réunion ressemble à une séparation. Il est donc manifestement prouvé que ce qui constitue la cité, 1) ce n’est pas d’habiter les mêmes lieux, 2) ni de se faire aucun tort les uns aux autres, 3) ni

6. Aristote, Politique, livre III, c. 13, 1293 a 24. 7. A History of Western Philosophy, New York, Simon and Schuster, 1945, 2e impression, p. 192. 8. Politique, livre VII, c. 6.

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d’avoir des relations de commerce, quoique ces conditions doivent nécessairement être remplies pour que la cité existe ; mais à elles seules, elles ne font pas le caractère essentiel de la cité. La seule association qui forme une cité est celle qui fait partager aux familles et à leurs descendants le bonheur d’une vie parfaitement à l’abri du besoin et indépendante. Toutefois on ne parviendra pas à ce bonheur sans habiter un seul et même lieu, ni sans avoir recours aux mariages ; et voilà ce qui a donné lieu dans les États aux alliances de famille, aux phratries (subdivisions de la tribu), aux sacrifices communs, et aux divertissements qui accompagnent ces réunions. Toutes ces institutions ont pour fin le bonheur. La cité est une association de familles et de bourgades pour jouir ensemble d’une vie parfaitement heureuse et indépendante. Mais bien vivre, selon nous, c’est vivre heureux et vertueux ; il faut donc admettre en principe que les actions honnêtes et vertueuses sont le but de la société politique, et non pas la seule vie en commun9.

Voilà donc un texte fondamental en philosophie politique10. Or, quels sont les sujets auxquels s’étendent les pouvoirs du Parlement au Canada ? L’article 91 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique n’accorde au Parlement aucun pouvoir, ni ne détermine aucun sujet, qui soient caractéristiques de la société politique comme telle ; tous les sujets des 29 paragraphes de cet article 91 se classent dans l’une ou l’autre des trois catégories citées, et par la suite ne font pas, ni séparément ni ensemble, une telle société. Le Comité judiciaire du Conseil privé a précisé, en 1919, que les desseins de l’Acte passé en 1867 n’était donc pas d’amalgamer les provinces, ni de soumettre les gouvernements provinciaux à une autorité centrale, mais d’établir un gouvernement central où ces provinces seraient représentées, n’étant investi d’autorité qu’en des matières qui sont pour les provinces d’un intérêt commun. Sous cette réserve, chaque province devait garder son indépendance et son autonomie, et être directement soumise à la Couronne11…

9. Aristote, Politique, livre III, c. 9, 1280 b 10-1281 a 5. – Les alinéas sont de nous. 10. Même Lord Bertrand Russell admet que « in many ways, the experience to which Aristotle appeals [dans sa Politique] is more relevant to the comparatively modern world than to any that existed for fifteen hundred years after the book was written ». A History of Western Philosophy, p. 185. 11. Dans un article bien documenté, d’une philosophie juridique très pondérée, paru dans Canadian Bar Review (numéro de décembre 1951), sous le titre « The meaning of provincial autonomy », Me L.-P. Pigeon cite (à la page 1127) les trois textes que voici (les soulignés sont de nous). « They [The Federal Government] maintained that the effect of the statute has been to sever all connections between the Crown and the provinces ; to make the government of the Dominion the only government of her

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Le lieutenant-gouverneur n’est pas le représentant du gouverneur général ; il représente sa Majesté. Il serait sans nul doute dérisoire de prétendre appliquer à chacune des provinces la notion moderne de souveraineté. Nous disons expressément « notion moderne » ; celle-ci, en effet, est strictement totalitaire. C’est la conception que les Nations unies ont cru devoir accepter – sous la contrainte d’États qui n’admettent en aucun domaine nulle autorité au-dessus de la leur. Quant aux États-Unis, leur propre constitution n’admet pas ce genre d’autonomie, qui, en principe, ne peut céder qu’à la force ; leur constitution maintient la réserve, essentielle : « under God ». Pour être admissible, la souveraineté, dans l’ordre politique, doit être relative. Si la vie en communauté politique a pour but la poursuite du bien humain parfait, c’est dans cet ordre restreint que l’autorité doit être souveraine ; souveraine non pas quant à la détermination de ce qui constitue le bonheur de l’homme, ni par rapport à la loi ni au droit naturels, mais souveraine quant aux moyens pratiques, très concrets, de rendre ce bien accessible.

Majesty in North America ; and to reduce the provinces to the rank of independent municipal institutions. For these propositions, which contain the sum and substance of the arguments addressed to them in support of this appeal, their Lordships have been unable to find either principle or authority […] and a Lieutenant-Governor, when appointed, is as much the representative of Her Majesty for all purposes of provincial government as the Governor-General himself is for all purposes of Dominion government. (Liquidators of the Maritime Bank of Canada v. Receiver-General of N.B., 1892 A.C. 437, p. 441-443.) – The scheme of the Act, passed in 1867 was thus, not to weld the Provinces into one, nor to subordinate Provincial Governments to a central authority, but to establish a central government in wich these Provinces should be represented, entrusted with exclusive authority only in affairs in which they had a common interest. Subject to this each Province was to retain its independence and autonomy and to be directly under the Crown as its head. (In re The Initiative and Referendum Act, 1919, A.C. 935, p. 942) – Their Lordships do not conceive it to be the duty of this Board – it is certainly not their desire – to cut down the provisions of the Act by a narrow and technical constructions, but rather to give it a large and liberal interpretation so that the Dominion to a great extent, but within certain fixed limits, may be mistress in her own house, as the Provinces to a great extent, but within certain fixed limits, are mistresses in theirs. » (« Persons » case, 1930, A.C. 124, p. 136).

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2. Cette autonomie doit être un bienfait pour chacune des provinces, abstraction faite de toute diversité ethnique L’autonomie provinciale, telle que définie dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et telle que l’entend le Comité judiciaire du Conseil privé, est donc conforme au droit naturel pour ce qui regarde les deux groupes ethniques qui formaient le pacte fédératif. Mais cette autonomie est aussi à l’avantage de chacune des provinces, abstraction faite de toute diversité ethnique – quand même la Canada serait composé d’une population très homogène. En effet, si le Grand État centralisé est mauvais en soi, s’il ne permet de vivre qu’à la condition que ses sujets renoncent au bien-vivre, c’est-à-dire à la vie de citoyen, à la puissance de contredire, il est donc contraire au droit naturel à la vie politique. À moins qu’on ne voie dans la société politique qu’un ensemble mouvant de producteurs et de consommateurs. Ceci est vrai, génériquement et matériellement parlant. Mais cet aspect de la vie en commun ne fait que la matière de la vie civile, celle-ci étant de soi que l’action de voir à l’équilibre de cette matière et au bien-être matériel des familles, si nécessaire soit-il. Certes dans l’ordre des choses qui sont nécessaires, le vivre vient avant le bien-vivre et compromet celui-ci quand il est négligé. Mais il importe de marquer que c’est le bien-vivre, et lui seul qui fait l’objet de la société politique comme telle. Que faut-il entendre par « bien-vivre » ? C’est la vie conforme à la raison, et c’est en cela que consiste le bonheur de l’homme en tant qu’homme. « Quoique les bêtes connaissent la délectation et la douleur, nous ne disons pas d’un bœuf, ou d’un cheval, qu’il est capable de bonheur12. » Il est pourtant des hommes croyant que la vie en commun n’a d’autre but que celui d’assurer la jouissance des biens extérieurs, tels la nourriture, le confort et la sécurité physique, chose méprisable dès lors qu’on définit par là le bien humain. Si tel était ce bien, on ne pourrait jamais atteindre qu’une apparence de justice : la sécurité dans les plaisirs des sens. Mais une jouissance de cet ordre n’élève pas l’homme au-dessus de la bête. La société politique, pourtant, n’a pas comme fin caractéristique et suffisante de garantir à ses membres les plaisirs du toucher – car c’est à cela que se résument les délectations animales. La prospérité que promettent les démagogues est de cet ordre. Leur pouvoir s’étaye sur l’appétit des biens du sens. Si, sous un tel régime, il peut y avoir un certain ordre, il n’est pas un ordre de justice mais de contrainte – de police,

12. Aristote, Éthique, I, c. 9, 1099 b 33.

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purement et simplement. Ses lois ne méritent pas même le nom de loi au vrai sens de ce mot : elles sont lois secundum quid. C’est ainsi qu’on qualifiait les lois qui, dans l’Antiquité, régissaient l’esclavage ; tels encore les règlements de tolérance, qui confinent les maisons de prostitution dans un certain quartier de la ville, en vue de prévenir un mal plus grave – la séduction de la jeunesse et la bestialité. De telles lois trouvent leur analogue dans les enclos qui séparent les animaux sauvages dans un jardin zoologique. Tel serait l’ordre public s’il n’avait d’autre but que de protéger les uns et les autres contre leur voracité réciproque. Il en résulterait sans nul doute un certain bien pour tous, mais qui ne mériterait pas le titre de bien humain ; il se résolverait dans la sécurité relative de l’appétit déréglé des individus. Un tel ordre ne comporte aucune vertu. L’homme n’est pas tempérant quand il modère son appétit seulement par crainte pour sa santé ; de même qu’il n’est pas juste du seul fait de s’abstenir du vol de peur qu’à son tour il ne se voit pillé. La justice proprement dite, la volonté constante de donner à autrui son dû, a pour objet le bien commun. Or ce bien ne consiste pas essentiellement dans le bien du sens, mais dans le bien de la raison. Ne vouloir pour soi-même et pour autrui que le bien du sens, c’est poursuivre un mal commun. Le bien humain n’est autre chose que l’action conforme à la raison – les activités vertueuses. Ainsi l’usage modéré des biens sensibles en tant que cette modération est un bien ; les actes de la vertu de force, surtout pour la défense du bien commun, du mode de vie honnête pour tous ; les rapports de justice, qui s’étendent et aux biens matériels et aux biens de l’esprit ; les actes de la sagesse pratique qu’est la prudence, où la raison tient compte du bien de la vie tout entière, et dirige toutes les actions particulières en vue du bien de tous. C’est dans l’action vertueuse que consiste le bonheur humain. C’est par là que la vie raisonnable se distingue de celle des bêtes. La vie d’action conforme à la raison n’est possible qu’en société, et cette société n’est politique qu’à la condition de poursuivre ce bien ; ces lois n’ont le caractère de lois proprement dites (ordinatio rationis in bonum commune) que dans la mesure où elles sont établies en vue de ce bien de l’action humaine. Encore que les hommes, pour la plupart, soient loin de porter témoignage à cette vérité dans toutes leurs actions, ils la reconnaissent spontanément et malgré eux en estimant dignes d’honneur ceux qui exposent leur vie pour le bien de la communauté. Cependant, si les hommes ainsi loués avaient fait le sacrifice de leur vie dans le seul but de nous permettre de poursuivre une vie déréglée et consacrée par une manière de lois, ils auraient agi pour un bien apparent – pour une vie indigne de l’homme. Dans la reconnaissance spontanée des actions honorables, qui dépendent de la vie en commun, on voit que

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C’est par la nature que se trouve chez tous les hommes la tendance vers une telle communauté ; et le premier qui l’a fondée a été la cause des plus grands biens. Car de même que l’homme parfait est le meilleur des animaux, de même il en est le plus mauvais séparé de la loi et de la justice. L’injustice armée est la plus cruelle, et l’homme naît avec des armes pour la prudence et la vertu, dont il peut user pour des fins tout à fait contraires. C’est pourquoi sans vertu, il est très impie et le plus sauvage des animaux, le plus lubrique et le plus glouton. Or, la justice est une chose politique, car la justice, considérée comme jugement de ce qui est juste, constitue l’ordre même de la communauté politique13.

Est homme de bien celui qui use des biens extérieurs conformément à la raison droite parce qu’il est bon d’agir ainsi, et non pas uniquement par crainte pour sa santé ou pour sa réputation ; qui rend à chacun son dû non seulement comme moyen de protéger ses propres possessions, mais parce qu’il est bon d’être juste, quand même l’injustice resterait sans punition, et la justice sans louange ; qui ordonne à un usage commun les choses qu’il possède en propre ; qui est prêt à sacrifier ses biens temporels, sa réputation et même sa vie, pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien-vivre de la communauté ; qui ordonne tous ses actes au bien conforme à la raison. Or, celui-ci ne consiste pas dans la seule vie en commun, mais dans le bien-vivre qui dépend de la vie en commun. S’il est vrai que les hommes sont portés à obéir aux lois, moins par sentiment de l’horreur que par crainte ; que la multitude s’abstient de commettre des actes honteux non pas par crainte de déshonneur, mais par peur des châtiments, si tout cela est vrai, dis-je, et que l’on doive en tenir compte, la vie en communauté ne peut pas se réduire à un moyen nécessaire (d’une nécessité de contrainte) pour assurer le succès et la suffisance de la conception des gens qui, dominés par les passions, poursuivent tous les plaisirs qui leur sont propres, ainsi que les moyens de se les procurer ; qui cherchent à éviter les peines opposées à ces plaisirs, et n’ont pas non plus la moindre notion de ce qui est bien et véritablement agréable, incapables qu’ils sont de goûter des sentiments aussi élevés. Quels raisonnements pourraient améliorer des gens de cette sorte ? Il est impossible, très difficile tout au moins, à la raison d’extirper des défauts depuis longtemps imprimés dans le caractère. Aussi doit-on se déclarer heureux, si, avec tous les moyens qui semblent de nature à nous rendre vertueux, nous pouvons participer en quelque mesure à la vertu… L’homme qui vit selon ses passions ne peut guère écouter ni comprendre les raisonnements qui cherchent à l’en détourner. Comment serait-il possible de changer les dispositions d’un homme de cette sorte ? Somme toute, le sentiment ne cède pas, semble-t-il, à la raison, mais à la contrainte14.

13. Aristote, Politique, I, c. 1, 1253 a 3C. 14. Aristote, Éthique, X, c. 9, 1179 b 10.

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Si les lois étaient conçues uniquement en vue d’empêcher les gens de se nuire les uns aux autres, elles seraient justifiées comme moyen d’éloigner un mal plus grave encore, mais elles assureraient en même temps une sorte de confirmation dans le mal, masquant la honte d’une vie inférieure à celle des bêtes. Cependant, les lois n’ont le caractère de lois véritables que dans la mesure où elles ont pour fin le bien conforme non pas aux plaisirs de la vie du sens, mais au bien de la raison. Une première condition de la vie en communauté civile est que l’homme politique ait une conception adéquate du bonheur véritable de l’homme. S’il croit que celui-ci consiste dans l’acquisition et l’usage des biens sensibles ou dans la seule richesse matérielle de la cité – encore que ses biens soient nécessaires à la vie comme aux loisirs qui permettent et favorisent la vie de l’esprit, ils ne constituent pas le bien de l’homme ; même les matérialistes les plus féroces l’admettent – ni cet homme ni la communauté qu’il dirige, méritent le titre de politique. C’est pourtant ce qui arrive sitôt qu’on accorde la priorité à l’économique. Que si on soutenait que ce domaine est après tout le seul où les hommes, poussés par les nécessités de la vie, puissent s’entendre pour vivre en commun, on devrait convenir aussi que la possibilité du bien humain, et par suite de la vie politique, est une illusion – vraisemblablement à qualifier de « dépassée ». Aussi serait-il tragique qu’une société perde son caractère politique pour avoir manqué de veiller à la suffisance de ce bien-être matériel. C’est parce que le Grand État doit tout sacrifier au bien-être matériel de ses membres, sans même jamais pouvoir le réaliser, qu’il ne saurait être politique qu’en apparence. L’autonomie des provinces fédérées devrait être un rempart contre le Grand État. D’où vient la tentation de celui-ci ? 3. L’idéologie du Grand État centralisé Dans un récent article intitulé « La Communauté européenne », portant en sous-titre « Les Leçons de l’histoire », M. Bertrand de Jouvenel15 fait au sujet du Grand État centralisé des considérations élémentaires et fondamentales, en même temps que très opportunes pour nous autres Canadiens. À la suite d’Aristote16, M. de Jouvenel estime que le Grand État, loin d’être bon et désirable, est tout au contraire, « une chose en soi mauvaise ». Si le Grand État peut être formé par des contingences historiques, tel l’Empire romain – où 15. Dans La France catholique et dans Notre Temps, 24 octobre 1953. 16. Politique, livre VII, c. 4.

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tous allaient se faire recenser chacun dans sa ville, en sorte que dans les fichiers de Quirinius même le bon Dieu avait sa carte –, il peut encore être le produit d’une idéologie, car « il a aussi une racine intellectuelle : le goût de l’uniformité et de la simplicité ». Il est une chose mauvaise en soi pour une raison fondamentale, tenant à la nature même de l’esprit humain, incapable de considérer les relations innombrables liant une grande quantité d’objets, il ne s’en tire qu’en les réduisant à un petit nombre de classes, nombre déterminé d’avance par la capacité de l’esprit. Si donc la quantité d’objets est beaucoup accrue, il faudra que les classes embrassent chacune des quantités croissantes d’objets, de sorte que, si les objets ont une individualité, les classes constituées par l’esprit seront des vues de plus en plus éloignées de la réalité. Nous croyons qu’il y a là un principe général important. Mais on peut s’exprimer en termes plus concrets. L’administration d’un État est nécessairement d’autant plus aveugle aux réalités individuelles que l’État est plus grand. Elle est plus inhumaine, plus géométrique, plus automatique. Elle ne peut connaître les individus, avec leurs figures, mais seulement leurs fiches, rangées suivant un caractère social déterminant. Si, dans un petit État, il peut y avoir injustice par faveur, consistant à traiter inégalement des cas semblables, le Grand État présente une autre forme d’injustice, l’injustice par classification, consistant à traiter de la même façon des cas différents.

D’où vient ce goût de l’uniformité et de la simplicité auquel on permet de s’abandonner dans les affaires humaines ? La question est d’autant plus pertinente que nous disposons aujourd’hui de moyens techniques permettant de croire que la satisfaction de ce goût est plus que jamais réalisable – même dans l’ordre politique. Dans l’Empire romain, à cause de la lenteur des moyens de communication, il fallait forcément passer par un grand nombre d’intermédiaires pour atteindre l’individu, ce qui mettait un certain frein aux automatismes collectifs. Certes, l’esprit humain peut opérer avec assurance sur des nombres et des grandeurs aussi vastes et complexes que l’on veut. Et même en physique, est meilleure la théorie qui d’un petit nombre de principes permet de déduire, à l’échelle de l’univers, des phénomènes fort intriqués. Ceux qui partent du postulat que toutes choses peuvent se réduire aux nombres et aux grandeurs, sont naturellement impatients d’envahir le domaine de l’action humaine et de prendre charge de l’ordre public, où, au su de tous, les choses se passent parfois d’une manière si furieusement irrationnelle. On voudrait donc transfigurer le monde, avec la simplicité et la rigueur des disciplines mathématiques comme des matières qui se prêtent tout naturellement à leur application. Lorsque Karl Marx écrivait que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières : il importe maintenant de le transformer », il ne pouvait savoir à quel point ses

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disciples se verraient contraints de rayer le visage du monde – peut-être avec la soudaine efficace d’une bombe. La mathématique est sans nul doute la science la plus proportionnée à notre esprit, et nombreux sont les penseurs qui ont voulu trouver partout la même rigueur, jusqu’à vouloir construire une science morale a priori, rigoureuse comme la géométrie – une Ethica ordine geometrico demonstrata17. 4. Le Grand État ne peut tolérer l’homme en tant qu’animal politique Or, ce qui empêche le Grand État d’être une société politique, ce qui le rend inéluctablement despote, ce n’est pas simplement le fait que l’esprit humain est incapable de considérer les relations innombrables liant une grande quantité d’objets. La difficulté caractéristique provient ici de ce que les objets en cause sont malgré tout des animaux politiques. Que l’homme soit par nature un animal politique, voilà une de ces nécessités que la liberté présuppose mais dont le Grand État ne peut tolérer que le nom. Le Grand État se heurte au passé, aux coutumes, à toutes sortes de contingences qui ont formé les personnes, les peuples, et leur diversité. C’est cette matière si complexe, hétérogène, que sont les hommes, sujets aux passions les plus contraires jusque dans un seul et même individu, que le Grand État est contraint d’homogénéiser. Il ne saurait tolérer ce qui ne peut se mouler en « streamline », et sa condition de vie est de réussir à déraciner les peuples, à susciter dans les personnes le mépris des principes de leur être. Il n’y a pas si longtemps j’entendais, en Hollande, un « planificateur » nord-américain – visiblement irrité à l’ouïe d’une langue qu’il ne comprenait pas, et par des coutumes qui lui parurent bizarres – affirmer que le salut de l’Europe exigeait la suppression des frontières nationales, des diversités linguistiques, la limitation des naissances par l’usage de moyens « anticonceptionnels » imposé et dirigé par l’État (M. André Siegfried, dans une conférence, ces mêmes jours-là, avait reproché à l’Église sa position inflexible), et l’émancipation de la femme en facilitant le divorce. À la différence des bêtes, l’animal politique est censé se mouvoir lui-même vers un bien véritable ou apparent. Rien de plus agaçant pour ceux qui prétendent avoir trouvé et veulent mettre en œuvre, pour une fin équivoque, un système automatique, une sorte de cause motrice universelle à laquelle personne ne pourrait résister.

17. Voir le chapitre 4 du présent volume.

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Cette volonté désespérée de transformer le monde en le réduisant à l’échelle de notre esprit dans son caractère le plus vide et précaire, cette passion d’ignorer et la nature et l’action proprement humaine, voilà qui fait l’essence de la doctrine et de la pratique révolutionnaires, que d’ailleurs tous les idéologues ont préconisée – qu’elle s’appelle « volonté générale » (Rousseau), « état divin » (Hegel) ou encore « ouvriers armés » (Lénine). 5. La tentation du générique et du quantitatif Revenons au texte de M. de Jouvenel. « Quand l’esprit a affaire à une quantité d’objets, il ne s’en tire qu’en les réduisant à un petit nombre de classes, nombre déterminé d’avance par la capacité d’esprit. » La pensée générique et la pensée mathématique sont ici très apparentées. Les hommes, les moutons, les mouches, les corbeaux et les serpents sont tous des animaux. Si nous en prenons deux de chaque espèce, ils forment un ensemble de dix animaux – les membres de l’ensemble, considérés simplement comme animaux, sont à cet égard, indiscernables les uns des autres. Qui ne connaîtrait le triangle équilatéral qu’en tant qu’il est un triangle, ne saurait le distinguer de l’isocèle. Dans la généralité abstraite « animal », nous sommes très loin de la réalité, de même dans celle d’« américain » ou d’« européen ». Qu’on s’assoie sur une mouche ou sur un serpent à sonnettes, dans l’un ou l’autre cas il est également vrai qu’on s’assoit sur un animal, mais dans la pratique il n’est pas indifférent de savoir sur lequel des deux. Comme les choses seraient apparemment plus faciles à connaître, et à manier surtout, si toutes étaient aussi vagues que « dix choses » en même temps qu’aussi précises que « dix » tout court, ou « angle droit ». C’est pourtant dans la nuit d’une généralité où toutes les vaches sont noires que le Grand État est obligé de mener ses sujets, ne pouvant leur permettre qu’une existence d’individus à caractère indiscernable. En histoire naturelle il est sans doute très important de connaître ce que les animaux les plus différents ont en commun ; mais cette communauté serait vide et stérile si elle devait servir de prétexte pour ignorer leurs différences. Le point de vue du berger, pratique cette fois, est encore plus proche des choses qui sont : le nombre de ses brebis ne lui est pas indifférent. Mais c’est surtout dans l’ordre de l’action en société que les différences, même purement individuelles, doivent entrer en ligne de compte. On ne peut pas serrer la main de l’homme « comme tel ». Or le Grand État, encore qu’il le voulût, ne pourrait même pas avoir pour ses membres l’estime du berger pour ses moutons, du fait que pour être efficace il est obligé – par le caractère de

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l’ordre qu’il ne saurait éluder, comme de l’empire qu’il est contraint d’exercer – de faire des réductions de plus en plus génériques et abstraites, il opère déjà une sorte de révolution contre l’ordre politique, contre la nature humaine qui n’est jamais réalisée qu’en des individus toujours différents les uns des autres, sous des rapports très variés, et vivant en des circonstances plus ou moins contingentes –, encore qu’on puisse les englober tous sous les vocables de producteurs et, malheureusement, de consommateurs. Dans son roman Darkness at Noon, Arthur Koestler met dans la bouche d’un de ses personnages une parole qui résume bien des choses : « Un mathématicien a dit une fois que l’algèbre était la science des paresseux – on ne cherche pas ce que représente x, mais on opère avec cette inconnue comme si on en connaissait la valeur. Dans notre cas, x représente les masses anonymes, le peuple. Faire de la politique, c’est opérer avec x sans se préoccuper de sa nature réelle18. » Est-ce à dire que la société politique devrait prétendre à une sorte de providence universelle qui atteint jusqu’au singulier dans ses différences les plus ineffables et ses circonstances les plus contingentes ? Sans aucun doute la loi, qu’elle soit naturelle ou humaine, même la plus particulière, gardera toujours une certaine généralité confuse qu’elle tient de la nature de notre esprit19, où se trouve en même temps la raison pour laquelle les juges, qui s’appliquent aux cas particuliers et en observent les nuances, sont indispensables à l’ordre de justice. 6. Le totalitarisme du Grand État Il est notoire aussi que le Grand État s’est toujours arrogé une certaine divinité – depuis le divin César des Romains jusqu’à l’État hégélien, jusqu’à l’homme du marxisme, « qui ne reconnaît d’autre divinité que celle, sans rivale, de la conscience humaine ». Aristote l’avait dit dans les termes : Un grand État et un État bien peuplé ne sont pas la même chose. Les faits viennent prouver qu’il est difficile, sinon impossible de bien gouverner un État dont la population est trop nombreuse ; du moins nous voyons qu’aucun de ceux qui ont la réputation d’être bien gouvernés ne peut accroître sans aucune mesure sa population. Cela est évident et confirmé par la raison ; car la loi est un certain ordre, et les bonnes lois constituent nécessairement le bon ordre, or, une population trop nombreuse ne peut pas se prêter à l’établissement de l’ordre ;

18. Trad. sous le titre Le zéro et l’infini, Paris, Calmann-Lévy, p. 84. 19. Voir les premières pages du chapitre 4.

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ce ne peut être que l’œuvre d’une puissance divine, celle qui fait le lien et le soutien de tout l’univers20.

Mais alors que pour maintenir un pouvoir qui le contraint à exercer un contrôle de plus en plus serré sur tous ses membres, le Grand État doit se réfugier dans la nuit de la généralité, il n’en doit pas moins tout ensemble nier cette généralité confuse, même là où elle est inévitable ; car il lui faut au moins s’arroger la faculté, en parfaite suffisance, d’atteindre les singuliers ; tandis que ce qui lui échappe doit être déclaré « irrationnel », et par suite hors de propos. Ainsi font Hegel et les marxistes. Aussi cet État est-il pris dans un cercle vicieux. Car, pour atteindre avec une efficace toujours plus urgente les individus à travers ses généralités abstraites, il doit dans la même proportion les méconnaître dans leur individualité, dans leurs caractères particuliers. Il ne connaît que des indiscernables, qui sont, en effet, et par malheur, désignables : on peut les toucher, et même tirer dessus – comme sur cet animal, sans toutefois savoir s’il est loup ou lapin. Ce processus d’abstraction, de dépersonnalisation, finit par entraîner une attitude de contre-révolte des individus, méconnus, comme ils le sont, dans les caractères qui leur sont propres. Cela se produit d’ailleurs, avec des conséquences mortelles, surtout dans les cercles où l’on est le plus avide de mener la foule. On pense aux millions de gens si aisément classés sous les initiales « D.P. » Il sont pourtant à la merci de grandes puissances civilisées, qui revêtent à l’endroit de ces personnes pourchassées les caractères, sans visage, du Grand État ; du pouvoir anonyme, incapable de discernement, mais non pas sans efficace. 0n aplanit ainsi les hommes à l’État d’une matière broyée. La réduction des hommes à la condition de matière malléable, utile à la dernière indignité, se fait inéluctablement au nom de la liberté : le mot, au dire du Philosophe, le plus nécessaire dans la bouche de la tyrannie, quand même celle-ci serait sans nom. C’est au nom de la justice qu’on refuse la justice, comme sous prétexte de liberté qu’on entend mettre fin à la vie politique. Voilà l’état des choses déjà consommé pour une grande partie de l’humanité contemporaine. Les Grecs, poursuit M. de Jouvenel, estimaient que la dignité de l’individu ne se trouve assurée que dans un petit État, où chacun peut se faire écouter, où chacun est pris en considération. L’empire, disaient les Grecs, est le fait des barbares, la cité le fait des hommes civilisés. Les vices du Grand État sont d’autant plus sensibles qu’il est plus centralisé et que le gouvernement central s’occupe de plus de choses. Ces deux traits sont en plein développement de nos jours : ils étaient faibles dans les premiers temps

20. Op. cit., 1326 a 20-35.

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de l’Empire romain, l’administration étant essentiellement municipale et le Sénat étant peu réglementateur ; ces deux traits se sont prononcés par la suite. Les administrateurs de l’Empire romain ne devraient pas oublier que s’il a réuni tous les peuples civilisés du bassin méditerranéen en un seul corps politique, il a finalement tellement affaibli leur vitalité politique qu’ils se sont trouvés sans défense contre de toutes petites hordes de barbares. Les Goths, qui ont mis tout l’empire romain à bas, n’étaient sans doute pas plus nombreux que les Perses que les cités grecques avaient su arrêter.

7. Le bien commun du Grand État n’est pas un bien pratique d’ordre moral Le Grand État répond encore à un autre désir, lui aussi résultat d’une simplification outrée. Il peut se mûrir dans le peuple, autant que chez les personnes qui se croient dignes et en mesure de mener la société : nous entendons l’aspiration qui provient d’une conception abstraite et quantitative du bien commun. On pourrait croire, en effet, que le bien du plus grand nombre est aussi le bien commun le plus parfait et le mieux assuré. Mettons qu’il soit le plus commun, plus général : s’ensuit-il qu’il ait davantage la nature de bien ? Car du moment que nous parlons du bien commun de la société politique, il doit être un bien « opérable » par nous-mêmes, un bien à réaliser grâce à notre propre activité. Il faudrait rappeler ici la parole d’Aristote déjà cité : il n’y a de proportion entre le bien et sa communauté qu’autant qu’il s’agit du bien divin. Dès lors qu’on parle d’un bien humain, il lui faut avoir l’attrait nécessaire, connu d’une manière pratique, afin qu’il nous incline à l’action de façon efficace. Pourquoi la possession commune des biens matériels s’avère-t-elle contre nature ? Les hommes étant ce qu’ils sont, la possession commune entraînerait des maux plus grands que ceux qu’elle devait éloigner21. C’est une expérience de tous les jours que rien n’est moins soigné que ce qui appartient au plus grand nombre. Chacun porte le plus de soin à ce qui lui appartient en propre, tandis qu’on ne s’intéresse aux possessions communes que dans la proportion de l’intérêt personnel. Entre autres raisons, chacun est porté à négliger le devoir dont il attend qu’un autre le fasse. C’est ainsi que le service domestique est parfois d’autant plus en souffrance que les serviteurs sont en plus grand nombre22.

21. Notons en passant qu’à l’encontre de la conception populaire de la communauté égalitaire des biens, le communisme marxiste n’a nulle intention de jamais instituer un tel régime. Voir le chapitre 8 du présent volume. 22. Aristote, Politique, livre II, c. 3, 1261 b 33-40.

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On ne devrait donc pas, dans ces choses, ignorer la nature humaine. On ne saurait dire quel plaisir il y a de penser qu’une chose nous appartient en propre. Et nul doute que l’amour de soi-même, loin d’être vain, nous a été donné par la nature, pendant que c’est l’égoïsme qui mérite le blâme ; car celuici ne consiste pas simplement à s’aimer soi-même, mais à s’aimer à l’excès, comme l’amour de l’avare pour l’argent. Aussi bien, rien ne se compare-t-il à la joie qu’on éprouve à partager des biens avec les amis, les hôtes et les compagnons, et à les secourir dans le besoin, ce que l’on ne pourrait faire qu’à la condition de posséder de quoi leur donner23.

Le régime de la possession commune des biens poursuit Aristote, a un aspect séduisant et semble empreint de l’amour de l’humanité. Celui qui entend la lecture des dispositions qu’elle renferme les accepte avec joie, s’imaginant qu’il doit en résulter une merveilleuse bienveillance entre tous les citoyens, surtout qu’on accuse les vices des gouvernements existants et qu’on les attribue uniquement à ce que la communauté des biens n’y est pas établie : je parle des procès pour les contrats, des condamnations pour faux témoignages, des viles flatteries qui s’adressent aux riches, tous vices qui proviennent de la perversité des hommes, et non de ce que la communauté des biens n’existe pas. Cependant nous voyons que les possesseurs de biens en commun ont plus souvent des procès entre eux que les propriétaires des biens séparés ; et nous observons encore que le nombre des procès entre les possesseurs associés est bien faible quand nous le comparons à celui des propriétaires de biens particuliers. S’il est juste de calculer les maux que préviendrait la possession commune, il faut aussi compter les biens dont elle nous priverait. Mais avec elle l’existence paraît tout à fait impossible. La cause de l’erreur de Socrate doit être attribuée à ce qu’il part d’un faux principe. Sans doute il faut à certains égards l’unité dans la famille et dans l’État, mais ce n’est pas d’une manière absolue. Si l’État existe encore, c’est à la condition qu’il n’ira pas plus loin dans ses tendances vers l’unité ; s’il existe, c’est qu’il conserve encore un reste de vie, mais qu’étant près de le perdre il sera le pire de tous les gouvernements. C’est comme si l’on voulait faire un accord avec un seul son ou un rythme avec une seule mesure24.

23. Ibid., c. 5, 1263 b 40-1264 a 5. 24. Ibid., 1263 b 15-35. Plus haut, Aristote avait fait remarquer que « toutes les relations que la vie commune et les associations entraînent pour les hommes sont toujours difficiles, surtout quant aux choses qu’ils possèdent en commun. Voyez les groupements qui se forment pour des voyages lointains ; une bagatelle, un rien amène souvent entre les voyageurs des dissensions et des querelles. De tous nos domestiques, ceux qui encourent le plus nos reproches et notre mauvaise humeur, ne sont-ce pas ceux dont

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Voilà pourquoi, si le bien commun est celui d’un très grand nombre et s’étend avec égalité à tous, étant ainsi trop éloigné du bien qui naturellement nous attire de prime abord, il devient abstrait l’affaire de tous, et partant de personne. Après quoi il n’y a que la violence qui puisse faire travailler en vue d’un bien aussi confus que lointain. On comprend pourquoi les nouvelles philosophies, excogitées par des penseurs aussi mesquins que nébuleux, exigent de tous et de chacun une sorte de « générosité » absolue ; une conscience, suicide, d’être en sa propre personne « la plus haute divinité qui ne souffre pas de rivale », une « haine de tous les dieux », comme permis d’admission à leur cité idéale – qu’ils appellent nommément Cité de l’Homme25. L’absence de cette générosité contre nature leur suffit comme prétexte pour liquider les individus comme les nations. Dans cette cité nouvelle on trouve égoïste, injuste et pervers, qu’un homme puisse aimer ses parents ou ses enfants plus que ceux d’autrui, et sa propre patrie par-dessus celle des autres. C’est par là que le nivellement exigé pour le fonctionnement du Grand État est contraire au droit naturel, comme il l’est même à la nature physique de l’homme. Mais cela n’empêche pas l’idéologue par excellence du Grand État, l’Internationale communiste, d’exploiter à fond les sentiments et l’attachement patriotiques, appelés « nationalistes », pour subjuguer les peuples. Cette force naturelle, mais surtout les passions aveugles qu’elle peut déclencher, il en reconnaît l’efficace, tant et si bien qu’il en use comme d’un moyen assuré pour déraciner les peuples en révolte, parfois contre quelque autre Grand État. 8. Dans le Grand État, « les fonctions publiques, de politiques qu’elles étaient, deviennent de simples fonctions administratives » L’idéal du Grand État est avant tout « social », mais social sans être politique, voire social à la condition de n’être pas politique – de n’avoir pour fonction que d’administrer la production et la consommation. Or, une telle fonction se définit, non pas dans la ligne de la prudence, mais uniquement dans celle de l’art. Le gouvernement du Grand État est un art, purement et simplement. Il n’est donc pas politique.

le service personnel est le plus incessant ? La communauté des biens entraîne donc ces embarras et d’autres à leur suite ». 25. The City of man, New York, The Viking Press, 1941.

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Engels le disait dans les termes : Tous les socialistes sont d’accord pour reconnaître que l’État et, avec lui, l’autorité politique, disparaîtront à la suite de la révolution sociale future ; c’està-dire que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en de simples fonctions administratives, qui veilleront aux intérêts de la société26.

Or, nous le savons bien, les fonctions administratives du Grand État tendent à se substituer aux fonctions qui sont propres à l’économie domestique. Et ce n’est même plus la famille qui est la cellule d’un tel État ; elle est remplacée par les individus, avec lesquels le Grand État ne peut entretenir que des rapports d’administrateur à producteurs et à consommateurs – sans oublier son envie d’administrer la « culture », pour l’homogénéiser par le moyen radical de l’excentrisme cultivé. Le jour où la population des provinces fédérées attendra de l’administration du Parlement, dont les pouvoirs sont définis par l’article 91 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, les biens qui doivent lui revenir en vertu des droits reconnus aux provinces, elle aura renoncé à ces biens et ne les retrouvera nulle part ailleurs. À son insu elle aura déjà consenti à établir ce que Lénine appelle « les prémisses » de la transformation socialiste et de ce qu’il annonçait comme le « dépérissement » de « l’état politique » : « l’appareil socialisé, immense et complexe, tels que la poste, les chemins de fer, les grandes usines, le gros commerce, les banques, etc.27 ». 9. Quand le « social » menace le « politique »28 M. Marcel de Corte, doyen de la Faculté de philosophie de l’Université de Liège, a écrit, sur le conflit entre le social et le politique, une page qui mérite notre attention. De nombreuses lézardes qui désassemblent les matériaux branlants de notre civilisation, il n’en est pas de plus dangereuse que celle qui disjoint ces deux arcs-boutants de la vie collective : le politique et le social.

26. Article cité par Lénine dans L’État et la Révolution, Paris, Éditions sociales, 1946, p. 60. 27. Ibid., c. V, p. 91. 28. Sur la différence entre le social et le politique, voir Jacques de Monléon, « Petites notes autour de la famille et de la cité », Laval théologique et philosophique, 1947, vol. III, no 2, p. 262-289.

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Le langage populaire, riche d’intuitions concrètes, nous le révèle. Il est très remarquable que ces deux termes revêtent actuellement deux significations divergentes. La première tend à devenir péjorative : « homme politique », « politicien », « tout ça c’est de la politique », « je ne m’occupe pas de politique ». On saisit dans ces locutions courantes une sorte de répulsion secrète et peut-être même une certaine dose de mépris. L’autre a pris au contraire un sens laudatif  : « homme social », « œuvres sociales », « action sociale ». Le terme « social » et ses nombreuses variantes ou ajoutes est adopté par de nombreux partis du continent. Ajoutons-y le prestige dont jouissent des mots voisins par la résonance qu’ils évoquent confusément dans les âmes : communisme, communauté, communautaire, bien commun et nous aurons brièvement esquissé le tableau. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, il n’est qu’à constater ce fait indéniable – sanctionné d’ailleurs par les abstentions nombreuses au « devoir électoral » et à se demander à quelle évolution de la vie collective est dû ce singulier processus sémantique. Nous ressentons tous, à des degrés divers, parfois même avec une sorte d’angoisse, que la superstructure politique – pour employer le vocabulaire de Marx – correspond de moins en moins à l’infrastructure sociale et réciproquement. Voilà un premier phénomène. Il en est un second qui lui est immédiatement connexe. En même temps que la politique devient de plus en plus suspecte, qu’elle est considérée comme « pis aller » et que l’homme s’en détourne avec crainte, indifférence ou hostilité, nous entendons distinctement, à travers les sourds grondements d’une société qui se volcanise et se disloque, le pas insinuant et feutré d’une politique qui exerce sur nous une influence croissante par l’intermédiaire de l’État qu’elle peuple à la fois de son dogmatisme et de ses créatures. Nous nous trouvons en présence d’une situation paradoxale et tragique : d’une part une société qui s’effondre et qui cherche à tâtons ses conditions nouvelles d’existence, d’autre part une politique qui affermit son empire sur elle et qui, sous la forme de l’établissement, s’empare de la vie humaine au fur et à mesure où ses velléités sociales ne parviennent pas à trouver une issue à travers le chaos ; une humanité qui refuse instinctivement la politisation de son être et qui, par faiblesse et par déficience sociale, est contrainte à l’accepter. Nous assistons au plus étrange chassé-croisé qui soit entre le politique et le social séparés l’un de l’autre et qui tentent de se rejoindre, moins pour s’unir que pour se dévorer. Tout se passe comme si l’âme, ayant déserté son corps transformé en poussière, et devenue elle-même anonyme, tentait de le reprendre dans un immense effort de métempsychose collective pour la métamorphoser à son image. Ces deux phénomènes sont relativement récents. Il y a cent ou deux cents ans, la politique était encore la science pratique la plus estimée. Il en était de même au Grand Siècle, au Moyen Âge, ou dans l’Antiquité. Pour ne citer ici qu’un exemple, un chroniqueur du XIIIe siècle, Brunetto Latini, écrivait : « Politique,

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c’est-à-dire le gouvernement des cités, qui est la plus noble et haute science, et le plus noble office qui soit sur terre »…

Mais à partir du XVIIIe siècle, la perspective change. D’Alembert n’hésite pas à dire ; « la politique n’est pas autre chose que l’art de mentir à propos » et Voltaire lui fait écho : « L’art de la guerre est l’art de détruire les hommes, comme la politique est celui de les tromper. » Depuis lors, le mouvement de protestation contre la politique est allé s’amplifiant, à un point tel qu’il n’est plus un seul Machiavel qui ne sache l’utiliser aujourd’hui pour se hisser au pouvoir. Nous savons aujourd’hui, par une amère expérience, que les politiques rivales, quel que soit leur signe, se dressent sans cesse les unes contre les autres pour s’inculper de mensonge ou de trahison, sans se soucier des assises sociales qui branlent et s’effondrent, jusqu’à ce que l’une d’entre elles, s’emparant du pouvoir convoité, par un vote majoritaire ou par tout autre moyen, expulse ses ennemies, et s’engage sur la voie du totalitarisme29.

Les annotations historiques, citées dans ce texte, contiennent un avertissement. Les responsabilités du politique sont des plus graves. Et par politique on n’entend pas simplement l’homme d’État, mais aussi le citoyen, l’électeur. Pour être digne de son nom, il faut que la norme de sa conduite ait pour principe et pour terme le bien commun de la société politique, qui n’est donc pas simplement un maximum de bien matériel, mais le bien-vivre de l’homme tout entier. Ce bien commun, même temporel, est avant tout spirituel, et celui-ci – bien des pays d’Europe en ont fait l’expérience – ne se ramène pas à la seule culture. Tout ce qui doit contribuer au bien commun politique, dans notre cas, se trouve suffisamment indiqué dans les articles 92 et 93 sur les pouvoirs des législatures provinciales – celui, surtout, qui concerne l’éducation. 10. Ce qu’il y a de nouveau dans l’idéologie sociale qui s’oppose au politique et se donne pour mission de le détruire Nous avons dit un mot de l’idéologie sociale du Socrate de la République de Platon. Socrate, pourtant, voulait établir une cité d’hommes de vertu, et le régime social qu’il proposait devait réaliser les meilleures conditions pour une vie digne de l’homme – jusqu’à sacrifier la société strictement politique. On serait enclin à croire que la nouvelle idéologie sociale n’est donc en rien nouvelle. Nihil novi sub sole. Mais ce n’est pas vrai exactement.

29. Essai aur la fin d’une civilisation, Paris, Librairie de Médicis, 1949, p. 94-97.

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Il y a même dans la nouvelle idéologie quelque chose de tout à fait nouveau, dont Le Prince de Machiavel fut un premier indice doctrinal. Aristote avait déjà décrit les caractères et les méthodes du tyran30, tandis que Machiavel veut déterminer les conditions de rester au pouvoir pour le prince comme tel, comme si la possession de ce pouvoir était en elle-même une fin. C’est faire de la tyrannie une condition essentielle du chef d’État comme tel. La théorie du droit divin des rois, selon la théorie de Jacques Ier, rejetée par Suarez, n’était pas non plus qu’une manière de soustraire l’autorité du souverain à la règle morale. On se rappellera qu’il avait comme partisans non seulement des écrivains protestants, mais aussi, généralement, les anciens Gallicans31. Il semble donc que ce soit l’autorité civile elle-même qui progressivement s’est soustraite à la loi naturelle. Ceci n’est pas pour la charger de tout le blâme, mais du moins signifie une corruption au principe. Il y a là quelque chose de nouveau pour autant qu’on voulait mettre l’autorité au-dessus de la loi, même naturelle, s’appuyant sur une doctrine à caractère universel, s’efforçant d’exploiter, comme chose normale, même les vices communs dea hommes pour stabiliser le pouvoir qui de politique n’avait plus que le nom. Cependant, l’innovation radicale ne s’expliquera qu’à la lumière du vieil adage, dont on retrouve l’équivalent dans les littératures les plus anciennes, et il faudrait être d’une grande perversité pour en méconnaître le bien-fondé : malum ut in pluribus in specie humana. On trouve ce jugement des sages concrétisé dans le fait que les hommes, pour la plupart et depuis toujours, poursuivent avant tout le bien sensible, à l’encontre du bien raisonnable, et mettent en lui leur espérance de tous les jours32. Que la généralité de cet appétit déréglé lui donne un caractère de loi, le soumette au calcul et permette de prédire la conduite de la masse des hommes, cette constatation n’est pas non plus de découverte récente33. La théologie en donne même des raisons très déterminées34. Ce n’est donc pas avec Karl Marx qu’a commencé l’abdication du politique, ni la constatation que les hommes, pour la plupart – ceux qui en possèdent en abondance comme ceux qui en sont privés – poursuivent les biens sensibles d’une manière déréglée. Le nouveau, c’est que les intellectuels ont vu, dans cet appétit déréglé, dans cette constante de l’action humaine, une force sociale, qui

30. Aristote, Politique, Livre III. 31. Voir A. Castelein, s.j., Droit naturel, nouvelle édition, Bruxelles, Dewit, 1912, p. 780 et suiv. 32. Saint Thomas, Ia-lIae, q. 71, a. 2, ad 3. 33. Ia Pars., q. 115, a. 4, ad 3. 34. Saint Thomas, In I Sent., dist. 39, q. 2, a. 2, ad 4.

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n’avait encore été exploitée, de temps à autre, que par des tyrans, c’est-à-dire, nommément, des personnages mal vus. Mais voici qu’on s’aperçut que le caractère statistique, calculable, prévisible du comportement de la masse des hommes permet d’en user d’une manière scientifique. Nul d’entre nous n’est en mesure de délaisser les hommes à cause de cette faiblesse. L’homme de bien est le premier à se compter parmi les hommes. Il suffit à chacun quelque sens de l’humour, un tant soit peu d’humilité, pour comprendre le « nihil humanum mihi alienum puto », et pour se garder de jeter des pierres. Mais autre chose est de s’apitoyer sur la foule, autre chose d’user de la faiblesse humaine comme force sociale, comme puissance de révolte pour enlever aux hommes la possibilité même du bien-vivre qui fait l’objet de la société politique. C’est pourtant cette fin que nie la primauté du social. 11. Il n’y a pas que les intellectuels socialisants qui nous menacent du Grand État autophagique. Certaine libre entreprise est leur complice le plus nécessaire Il serait d’une injustice outrée, d’attribuer toute la responsabilité de cette exploitation de la concupiscence aux intellectuels socialisants et partisans du Grand État centralisé : ces derniers viennent même en second lieu. Ils ne créent pas la constante de l’appétit déréglé, mais commencent par constater les faits. D’autres s’occupent de fournir la matière, toujours plus abondante, à la concupiscence. La production devient chez quelques-uns une mystique de salut, ce qui revient à faire croître encore une fois l’appétit démesuré, comme s’il devait être une force sociale pour le bien. Il ne suffit pourtant pas d’être partisan de la libre entreprise pour se ranger du côté des anges. C’est le droit de propriété, laquelle est privée quant à la possession mais commune quant à l’usage, c’est ce droit qui est du bon côté35. Les adeptes de la libre entreprise peuvent aisément jouer un rôle essentiel dans l’abrutissement général des hommes. C’est avant tout l’appétit du producteur qui pousse à créer des besoins de consommation superflus, infinis, et à épargner aucun moyen d’en susciter toujours davantage. Pour écouler les marchandises les plus anodines, depuis les eaux sucrées jusqu’aux cercueils, on compte séduire les clients en associant aux produits des représentations destinées à les englober dans la sphère de la concupiscence sexuelle. Le raisonnement que l’on fait pour justifier ces pratiques est une preuve directe du malum ut in pluribus : « Si je ne le

35. IIa-IIae, q. 66, a. 2, c.

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fais pas, d’autres le feront, et à quoi bon y renoncer. Nous vivons sur une pente et il faut bien la suivre. » C’est une manière de répéter : « Suis-je le gardien de mon frère ? » La masse des enthousiastes d’une libre entreprise indépendante de la loi morale contribue autant que les socialisants à détruire la vie politique. Elle aussi voit dans les frontières et dans l’hétérogénéité des peuples un grand obstacle à l’expansion de ses affaires – elle est même une manière d’avant-garde. Il serait sans nul doute ridicule de vouloir légiférer contre les progrès techniques, contre la multiplication des besoins même futiles. C’est par ailleurs qu’on doit trouver le moyen de parer à la privation spirituelle où nous entraîne un standard de vie strictement matériel – à la famille qui n’en finit pas en besoin de « gadgets » et qui n’a pas de quoi s’occuper de ses enfants pour les avoir cédés corps et âme à l’état social. La raison humaine, dit saint Thomas, est en puissance à une infinité d’actes, du fait qu’elle peut saisir des natures universelles. Il n’était donc pas possible de lui fixer des jugements instinctifs d’un certain genre, ou même des moyens spéciaux de défense ou de protection, comme c’est le cas pour les animaux, dont la connaissance et l’activité sont déterminées à certaines fins particulières. Au lieu de tous ces instruments, l’homme possède par nature une raison, et la main, qui est l’instrument des instruments (De Anima, III, c. 8, 432 a), parce qu’il peut se fabriquer, par son intermédiaire, des outils d’une infinité de modèles et pour une infinité d’usages36.

La nouvelle civilisation veut atteindre au bien temporel parfait en comptant uniquement sur les œuvres de nos mains37. Mais voilà pourtant qui n’y peut

36. Ia Pars, q. 76, a. 5, af 4. 37. Le marxisme l’érige en doctrine : l’homme doit atteindre au règne de la liberté au moyen des œuvres de sa main. Voici un passage typique de F. Engels, dans l’ouvrage Dialectique de la nature : « Lorsqu’après des luttes millénaires, la différenciation de la main et du pied et la station verticale furent enfin complètement réalisées, l’homme se trouva séparé du singe, et les éléments fondamentaux de l’évolution du langage articulé et du prodigieux développement du cerveau, qui creusèrent depuis l’abîme infranchissable qui sépare l’homme du singe, furent donnés. La spécialisation de la main signifie l’outil, et l’outil signifie l’activité spécifiquement humaine, la réaction transformatrice de l’homme sur la nature, la production. Les animaux, au sens étroit, disposent aussi d’outils, mais ces outils ne sont que les membres de leur corps : c’est le cas de la fourmi, de l’abeille, du castor. Les animaux produisent eux aussi, mais leur influence productrice sur le milieu naturel est nulle. Seul l’homme est parvenu à imprimer sa marque à la nature ; il a remué non seulement le monde animal et le règne végétal ; il a modifié aussi l’aspect et le climat de son habitat et même les plantes et les animaux à tel point que les effets de son activité ne peuvent disparaître qu’avec la mort générale de la planète. Et c’est grâce à la main qu’il y est d’abord parvenu. La

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contribuer que d’une manière accidentelle – encore qu’une certaine suffisance de biens matériels (mais combien modeste !) soit nécessaire à la vie de vertu qui fait le bien temporel parfait. Ici encore on doit compter sur l’éducation pour faire connaître la vérité – que l’homme ne diffère pas de la bête simplement par la plus grande multiplicité de ses besoins matériels. On pouvait dire, à la louange des citoyens de la Rome antique (celle qui, plus tard, devenue grand empire, s’est écroulée) : « Malebant esse pauperes in divite imperio quam divites in paupere imperio38. » Lorsque l’entreprise libre se soustrait à l’ordre moral – le fait-elle seulement ut in paucioribus – elle s’établit dans le genre « social » anti-politique, et fait le jeu de ceux en qui elle voit l’adversaire. Il convient de rappeler ici un autre adage Malum contingit multifariam, et bonum uno modo. On dit encore : Bonum ex una et integra causa, malum autem ex singularibus defectibus. Il ne suffit donc pas de s’occuper à tel mal pour être dans le bien, car le mal se commet d’une infinité de façons. Revenons maintenant aux partisans du social comme opposé au politique. Le mal social que produit la poursuite sans mesure des biens matériels, Karl Marx l’attribue à une cause extérieure, au retard des relations de production sur les moyens de production. La raison de cet écart, d’après lui, se trouve dans la classe qui s’approprie les moyens de production comme un bien propre. Marx ne distingue pas entre possession et usage. Et on voit pourquoi il méconnaît cette distinction pourtant fondamentale. Il s’en tient, en effet, à constater le cas particulier de la loi générale – malum ut in pluribus in specie humana –, savoir que le plus souvent les hommes qui possèdent des biens les gardent comme biens privés même quant à l’usage. (C’est la constante qui contraint l’État à suppléer aux besoins de ceux qui n’ont pas de biens en suffisance.) Mais au lieu d’exhorter les hommes à la justice, Marx voit dans cette appropriation de l’usage une partie

machine à vapeur elle-même, jusqu’à présent l’outil le plus puissant de l’homme dans sa transformation de la nature, est basée en dernière instance, parce qu’elle est un outil, sur la main. Mais, avec la main, la tête se développe progressivement : l’homme eut d’abord conscience des conditions nécessaires pour produire des effets d’utilité pratique, et cette conscience devint plus tard, chez les peuples les plus favorisés, compréhension des lois naturelles qui conditionnent ces effets. Avec la connaissance de plus en plus étendue des lois naturelles se sont développés les moyens de réagir sur la nature ; la main seule n’aurait jamais produit la machine à vapeur, si le cerveau humain ne s’était développé avec elle et parallèlement à elle, et dans une large mesure en corrélation avec elle. » Paris, Rivière & Cie, 1950, p. 126-127. Voir, surtout le chapitre intitulé « La part du travail dans la transition du singe à l’homme », p. 376-390, où il montre que la langue, instrument d’expression de la pensée et des sentiments, doit rester subordonnée à la main. 38. Valère Maxime, cité par saint Thomas, IIa-IIae, q. 47, a. 10, ad 2.

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intégrante de la force sociale : elle obéit à une même loi. Par la privation dont elle est cause, l’appropriation des biens quant à leur usage intensifie chez les dépourvus la puissance de révolte nécessaire à éliminer la possession privée par la destruction de la classe qui s’est appropriée les moyens de produire ces biens. Lorsque nous répliquons que cette constante de faiblesse est inhérente à la nature des hommes telle qu’elle est, et que la plupart poursuivront toujours à l’excès les biens du sens, Karl Marx a une réponse. Mais elle est déconcertante pour ceux dont l’appétit déréglé fait la force d’insurrection. Or en voici la teneur : la passion que mettent les hommes à satisfaire leurs besoins extérieurs – tels se nourrir, se vêtir à son goût, se loger et se promener comme il leur plaît –, tant que cette satisfaction revêt le caractère d’une fin ultime et que les hommes se reposent dans cette seule satisfaction, celle-ci n’est que l’expression de la pauvreté intérieure de l’homme, de la misère humaine. Si, dans les conditions présentes, les hommes, y compris les « ouvriers armés », désirent ces biens à l’excès, il faut l’attribuer à l’écart entre les moyens de production et les rapports de production. La société sans classes, « le règne de la liberté, commence là où finit le travail déterminé par le besoin et les fins extérieures : par la nature même des choses, ce règne est en dehors de la sphère de la production matérielle… » Ce règne ne s’établira que le jour où « le travail lui-même sera devenu le premier besoin de la vie39 ». Voilà qui n’est pas pour attirer l’appétit de la force sociale des hommes encore adonnés à satisfaire leur « besoin et leurs fins extérieures ». Du moins Marx est assez perspicace pour comprendre que la fin de l’homme ne peut pas se définir par la consommation des fruits de son travail – en quoi il dépasse la plupart des socialisants. Que faire devant la constante : malum ut in pluribus in specie humana ? Le marxisme veut en user comme d’une puissance pour transformer la nature humaine. Par l’excès de ses dimensions le mal est censé se détruire, se transformer en qualité, en bien, amenant ainsi, par une violence extrême, le royaume de la liberté. « L’essence humaine, disait Marx, devait tomber dans cette pauvreté absolue pour pouvoir faire naître d’elle-même sa richesse intérieure… » C’est sa contrefaçon de la rédemption des hommes. Impatients des lois politiques, qui ne peuvent directement atteindre les hommes que dans leur conduite en société, dans leurs rapports de justice, le marxiste veut pénétrer dans le for intérieur par une emprise totale sur l’individu. Le moyen ? L’habitude de faire ce qu’on doit

39. Voir le chapitre 10. Notre critique du communisme est-elle bien fondée ?

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faire, imposée par la force des armes40. Pour quelle fin ? Pour que l’homme puisse jouir de la satisfaction de son premier besoin – celui d’être cause de soi-même, de se démontrer à soi-même, sensiblement, son indépendance absolue, de vivre concrètement sa négation de Dieu en produisant ses propres moyens de subsistance. Et non pas comme le pensent même ceux qu’il incite à la révolte, de consommer à l’envi les produits de leur travail. Nous ne pouvons nier le fait du malum ut in pluribus. Ceux qui le nient en sont la meilleure preuve. Nous ne pouvons qu’édicter des lois qui en répriment les effets sociaux ; et, par l’éducation, faire savoir que, si la conduite de la masse est prévisible, ce n’est pas en vertu d’une loi qui contraint l’individu. Car celuici, par sa liberté, peut toujours résister à son penchant à l’excès. En dernière instance, la vie politique ne peut être sauvée que par la qualité de l’individu – par sa tempérance, sa force, sa justice, et sa prudence personnelle, domestique, politique. Vouloir compter sur un « système » pour contourner la difficulté du bien-agir, c’est le faux espoir du défaitisme – l’attitude typiquement « réactionnaire » de l’avant-garde socialisante. 12. L’objet de la Confédération, tel que consigné par écrit, n’est pas de confondre, mais de préserver À l’heure qu’il est, pour parer à ces maux, la chose la plus urgente est de conserver les droits qui confèrent aux provinces fédérées leur caractère de sociétés politiques, de dissiper toute confusion et de revendiquer le respect de ces droits, comme moyens de les faire valoir ; mais aussi de mériter que la population les veuille d’une volonté persuadée, pratique. Car on ne peut gouverner contre la volonté du peuple, quand même il refuserait l’existence politique, en choisissant le pur social. En face des promesses de prospérité matérielle comme récompense de la cession de ces droits bien définis, la tâche n’est pas facile. Mais elle est impérieuse, de peur que ces droits ne paraissent sacrés que le jour où l’on en serait privé. Impérieux, donc, de conserver l’union fédérale comme telle, pour les fins établies par l’Acte fédératif. Il n’est pas vraisemblable, ni souhaitable que le parti politique au pouvoir gouverne à la satisfaction de l’opposition. Il serait toutefois lamentable que, pour des raisons de parti, l’Acte de la Confédération et les droits conférés aux provinces soient minés par les représentants des provinces ; que l’on renonce à la vie politique qu’un Grand État ne pourrait restaurer.

40. Voir le chapitre 4, La conciliation marxiste, p. 131.

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Il faut avoir peu réfléchi, observe M. de Jouvenel, sur les relations optima entre gouvernants et gouvernés, et il faut mal connaître l’histoire romaine pour être fanatique du Grand État. Et que l’on ne m’objecte point l’exemple américain. Les architectes de 1787 ont pris garde de ne point « créer un État » mais des « États-Unis ». L’existence propre des États membres, successivement multipliés, avait été si solidement garantie, qu’elle a résisté même à la secousse de la guerre de Sécession. Si celle-ci a grandement affermi l’autorité de l’État fédéral, l’État centralisateur ne commence qu’en 1933, avec Roosevelt. Vingt ans, c’est un moment dans l’histoire d’un État : celui-ci est né d’hier, et l’on ne peut rien conclure d’une expérience si courte.

CHAPITRE

2

La philosophie politique et la fédération [Ce chapitre constitue l’aide-mémoire que nous avons évoqué en introduction, rédigé par Charles De Koninck pour le guider lors de ses interventions et dans ses écrits comme expert de la Commission.]

I. Science et prudence politiques 1. L’à propos d’une discussion des principes

Q

uand même les principes ne seraient pas mis en cause, il est utile de les considérer. Les discussions dans l’ordre de l’application s’avèrent parfois mettre en cause les principes, mettant à jour des divergences que l’on n’avait pas soupçonnées. On peut même se demander s’il existe des principes dont il faut tenir compte en délibérant d’une mesure à prendre ou à laisser. En fait, existe-t-il des principes de philosophie politique relatifs à l’idée de fédération ?

2. Insuffisance de la seule science politique ou de la seule bonne foi Souvent les politiques regardent d’un mauvais œil une science qui s’appelle du même nom. Cette méfiance n’est pas sans fondement. Car il y a une science politique dont on voudrait qu’elle puisse donner les règles prochaines de la conduite ; une science, en somme, qui devrait nous dispenser de la prudence politique. D’autres pensent que la science politique est de toute manière inutile

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et que tout dépend de la bonne foi. Pendant que la science à elle seule, ni la seule bonne volonté, ne suffisent à la prudence politique. 3. Tentatives de se soustraire à la loi naturelle Les raisons pour lesquelles on veut s’y soustraire. Elles travaillent la philosophie moderne depuis ses origines. Mais les tentatives les plus notoires sont celles de Spinoza, de Hegel et des marxistes. Puisque et la science et la prudence politiques dépendent l’une et l’autre de la loi naturelle la plus commune, il importe d’examiner les tentatives de contourner cette loi. Du reste l’esprit qui anime ces efforts est répandu bien au-delà des frontières de la philosophie. La plupart des politiques s’en inspirent sans le savoir. 4. Deux raisons de la sujétion de l’homme à l’homme D’une part, la qualité de l’action humaine dépend de la disposition de l’appétit. Cela implique que toutes les fois où l’on poursuit un bien dont la réalisation dépend de l’action commune – ce qui est le cas du « bien humain parfait » de la société civile – tous et chacun se trouvent sous la dépendance de la disposition de l’appétit du prochain. Dans la poursuite commune d’un bien, chaque citoyen est également sujet à l’ignorance des autres, que cette ignorance soit coupable ou non. 5. La révolte du moi contre soi-même aux dépens d’autrui En quels termes se pose le problème que ces philosophies veulent résoudre ? On commence par marquer l’exaspérante disparité entre les choses telles qu’elles sont et les choses telles qu’elles devraient être ; entre la raison et la volonté. On cherchera la solution dans un système tel que les hommes feront automatiquement toujours et partout ce qu’ils devraient faire. Ou du moins tâchera-t-on de voir les choses qui ne sont pas comme elles devraient être, dans une lumière où l’on verrait qu’elles ne peuvent être autres qu’elles ne sont et que par suite elles sont comme elles devraient être.

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6. À la recherche d’un système Il s’agit donc de découvrir ou d’établir un système grâce auquel l’homme pourrait « se libérer de la domination de l’homme sur l’homme » – selon un slogan en cours. 7. La conciliation hégélienne Importance de cette tentative. Elle a eu sa répercussion dans l’histoire. La prétendue conciliation marxiste la présuppose. Elle est une tentative de contourner les contrariétés de l’existence, surtout de l’existence politique, en se réfugiant dans l’ordre de la représentation. Tâchons de la ramener à son expression la plus simple. On constate que cette aspiration de Hegel fait partie de l’atmosphère où nous vivons, qu’elle soit philosophique, littéraire ou politique. 8. La conciliation marxiste Les marxistes, qui eux aussi veulent contourner la loi naturelle et la difficulté de la droite action morale, au lieu de s’en tenir à la solution hégélienne qui consiste à concilier, dans l’esprit, ce qui est avec ce qui devrait être, veulent revenir aux choses et attaquer de front les contrariétés de l’existence elle-même. Comme Hegel, ils vont s’enfermer dans le genre de l’art mais, cette fois-ci, dans l’espèce qui s’appelle arts mécaniques. Ils vont chercher la solution dans les œuvres de nos mains, façonnant l’homme à la manière d’une chose extérieure. En langage courant cela veut dire qu’ils sont prêts à recourir à la violence comme l’unique moyen de faire que les choses soient comme elles devraient être. Les sanctions seront si sévères que les hommes finiront par acquérir l’habitude d’être comme ils devraient être. 9. L’attitude marxiste devant la loi naturelle La raison pour laquelle Engels refuse la loi la plus universelle de l’action : elle ne nous apprend pas, à elle seule, ce qui est bien et ce qui est mal hic et nunc. – La plupart des philosophes modernes pensent de même. En somme, pour être acceptable, il faudrait que cette première des lois de l’action nous dispensât autant de toute science morale que de toute prudence, contournant ainsi les deux difficultés de l’agir.

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10. L’éthique de circonstance Parce que ni la généralité de la loi naturelle, ni les conclusions de la science morale ne peuvent par elles-mêmes et à elles seules rejoindre le singulier de l’action, les circonstances où nous agissons étant contingentes, infiniment variables, il en est pour conclure que ce sont par suite les circonstances qui doivent être à elles seules la mesure de la conduite. Une telle morale ne peut éviter que la fin ne justifie les moyens. – Cette conception s’est répandue ces derniers temps même parmi des catholiques. Pie XII l’a rejetée dans les termes, la qualifiant d’« éthique personnaliste ». 11. La loi naturelle, la science, l’art et la prudence politiques La définition de cette loi. – Son rapport à la loi éternelle. – Insuffisance de la loi naturelle et nécessité de la science morale en général et de la science politique en particulier. – Le rôle de l’expérience. – L’insuffisance de la science morale dans l’agir, et la nécessité de la prudence. – La prudence politique, en quoi elle consiste. – Nécessité d’établir des lois positives. – La part de l’art dans la vie politique. – Mais c’est la prudence qui est la vertu architectonique en ce domaine. – Interprétation de la conciliation hégélienne, et de la révolte marxiste « contre la nature », à la lumière de la loi éternelle. – Le sens des « droits de la conscience » pour ceux qui refusent la loi naturelle. II. Deux tendances contradictoires dans la communauté

12. La tendance vers la conformité matérielle La tentation des formes abstraites et de l’automatisme, des grands nombres et de l’apparente efficace de la conformité matérielle. – Les différentes espèces de touts et d’unités. Il y a l’unité quantitative de la République de Platon ; et l’unité qui demande diversité formelle. La première paraît plus simple et plus efficace : les sujets sont alors plus faciles à manipuler, mieux sous contrôle, les injustices plus aisées à aplanir, la commutation et la distribution davantage automatiques. – C’est l’art politique émancipé des nuances de la prudence, alors que celle-ci respecte et tient pour essentielles les diversités formelles dans la communauté des hommes. Au contraire, à la base de l’art émancipé (pensons à l’économiste Lord Keynes qui, à la fin, dans ses Mémoires, a fait une critique qui

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attaque le fondement même de l’œuvre de sa vie, avouant qu’il avait ignoré le rôle de l’appétit, de la finalité et qu’à son regret la pertinence de la moralité ne lui était jamais venue dans l’idée ni à ses collaborateurs ; de même, sir William Beveridge vient de confesser qu’il n’avait pas prévu que les choses n’iraient pas comme il les avait calculées, mais qu’elles aboutissent au contraire de ce qu’il avait prédit), à la base de cet art, dis-je, se trouve une conception matérialiste du caractère social de l’homme ; matérialiste en ce sens que l’homme lui-même y est considéré comme à traiter en matière, en unité matérielle d’un ensemble en fin de compte quantitatif. 13. Protestation de l’animal naturellement politique L’espoir des hommes dans le seul art politique les dispose à céder inopinément des droits, surtout des droits naturels, qui ne leur paraissent raisonnables que le jour où ils en sont privés. Cet art, divorcé de la prudence, exige une matière homogène et malléable, pour aplanir les hommes en choses. – Ceux-ci ne s’aperçoivent pas que leur méfiance de la prudence les réduit à la condition d’unités simplement numériques, indifférenciées et adéquatement désignées par des chiffres. L’homme fait partie d’un « capital humain ». Il se le fait dire sans se rendre compte de l’injure dont tient lieu cette expression reçue. L’être social devient une abstraction : il est tout entier celui d’un producteur et d’un consommateur. C’est la partie qui absorbe le tout, la définition même du totalitarisme. – Ce faux espoir, cette tendance autophagique a pour limite l’opposé de la prudence et la négation de la vie politique. Sous le coup de ces conséquences, les hommes protestent contre cette réduction à ce qui s’appelle maintenant « dépersonnalisation ». Car l’homme est après tout un animal dont la nature demande le complément de la vie en société parfaite. S’il existe en lui des tendances qui s’avèrent contraires, ce n’est pas à cause d’un conflit entre la nature et la raison comme telle, mais en vertu d’une incompatibilité entre la nature et une raison qui, voulant s’émanciper d’une manière absolue et ne voir dans la nature, même en celle de l’homme, qu’une matière malléable à être dominée par l’intellect artisanal appliqué à un sujet qu’il ne saurait former sans le détruire. Seule la prudence politique peut respecter cette nature. Or une prudence sans égard pour la loi naturelle est impossible, mais tourne en astuce.

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III. Le droit naturel à la vie politique 14. Ce que seraient les « droits de l’homme » sans loi ni droit naturels et divins Les droits de l’homme sont des droits naturels. – Il n’y a pas de droits naturels sans loi éternelle. – Ni la loi ni le droit naturels ne découlent simplement de la nature de l’homme considérée absolument en elle-même ; ils ne s’en déduisent pas d’une manière analytique à la façon d’une propriété, mais demandent d’être référés à un principe supérieur à l’homme. – Sinon, l’homme serait la première mesure de l’homme. Qui serait cette mesure dans les rapports au prochain ? Ce serait le désordre et l’anarchie purs et simples. – En pratique serait mesure celui qui détient le pouvoir physique d’imposer sa volonté arbitraire d’autant plus néfaste qu’elle se prétendrait non pas morale, mais scientifique. – Droit naturel et droits de conscience. 15. Le droit de l’homme à la vie sociale L’homme d’abord animal domestique. – La famille, société strictement naturelle, dans son principe et dans son terme intrinsèque. – Elle se définit par la génération et l’éducation. – La famille, société imparfaite. – À elle seule elle ne peut atteindre à sa fin propre de famille. – Réflexions sur le « naturisme », qui ramène l’homme tout entier à la famille, le privant ainsi de son bien raisonnable. – Le vice du paternalisme. 16. Le droit de l’homme à la vie politique Distinction entre l’esse pourvu par la famille, et le bene esse de la vie en société politique. – L’homme, de sa nature, animal politique. – Ce que veulent dire « politique » et « citoyen ». En quel sens la société civile est d’institution humaine. – La communauté politique est de soi une société parfaite. – En quoi consiste la félicité pratique dans cette communauté. Les conditions de la perfection de celle-ci. L’homme de bien et le bon citoyen. – Les droits naturels de la société parfaite. De quelle façon ils concernent la famille. Le devoir de veiller à la suffisance de l’éducation. Les droits et les devoirs de la famille à l’égard de la communauté civile.

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17. Les deux espèces de généralité Comment Hegel et Feuerbach ont parlé de la généralité. L’être générique de l’homme (Marx) en face de la société politique, et contre celle-ci. – Les deux espèces d’universalité : a) selon l’attribution, comme la généralité « animal », « homme », « citoyen », qui est confuse par rapport aux espèces et aux individus ; b) selon la causalité et la représentation. Les conséquences du fait que l’homme ne connaît et ne peut user que de la première. La révolte marxiste contre cette limitation. – Les abus de la généralité d’attribution sont très faciles. Surestime des capacités de l’intelligence. Puissance pratique de l’abstraction confuse. IV. Le Grand État centralisé1, contraire à la loi et au droit naturels 18. Prétextes et avantages apparents du Grand État Comment s’engendre le Grand État. – Les raisons historiques et les raisons idéologiques. – Ses prétextes et ses avantages apparents. Nature du bien commun dans le Grand État : éloigné, abstrait, manque d’attraction efficace. Il n’est pas un bien « opérable » et n’est donc pas vraiment pratique. – L’unité de la société politique : elle ne peut être ni celle de la famille ni celle de l’individu. Enseignement d’Aristote sur ce sujet. Le Grand État tend vers l’unité semblable à celle de l’individu, et vers la négation du citoyen. – Il traite les citoyens comme une matière, à rendre de plus en plus homogène ; c’est même une condition de son efficacité. Efficience et résultats, mais sans finalité. Contraste entre la fin qu’il se propose et les moyens qu’il est obligé d’employer. – L’art politique prend le dessus sur la prudence. La propriété privée devient de plus en plus précaire. 19. Les fonctions publiques se réduisent et se substituent à l’économie domestique Les fonctions publiques se réduisent à des fonctions administratives qui tendent à leur tour à se substituer aux fonctions qui sont propres à l’économie domestique. – Caractères de la bureaucratie du Grand État. La bureaucratie du

1.

« Philosophie politique et fédération » est un texte immédiatement antérieur à « La Confédération, rempart contre le Grand État », à partir duquel Charles De Koninck opte pour la double majuscule dans l’expression « Grand État » que nous avons adoptée pour l’ensemble de ses écrits (J.V.).

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petit État pour ne pas parler de la municipale, est déjà si coûteuse et mesquine, si paralysante et accaparatrice d’un pouvoir que le peuple ne leur a jamais accordé, qu’il est difficile à comprendre comment on peut espérer davantage de la bureaucratie du Grand État. – La pensée abstraite. Des anonymes administrent des anonymes. – Les dimensions des conséquences d’une erreur. Les mesures de plus en plus drastiques – Comment il renferme sa propre négation, pour aboutir au contraire de la fin attendue. – La vie domestique autant que la vie politique est impossible dans ces conditions. Le Grand État centralisé est donc contraire au droit et à la loi naturelle. 20. Le bien commun doit être un bien « réalisable » Le bien commun de la communauté civile doit être pratique et conforme à la droite raison humaine – pratique veut dire ici « opérable », réalisable. – Pour être un bien véritable, il faut qu’il se présente, comme tel, à l’appétit. Lorsque le bien est d’une communauté trop éloignée des individus, il en devient abstrait et perd son caractère de bien, son efficace sur l’appétit lequel, comme le bien véritable, est toujours concret ; il est l’appétit d’un individu. – Dans l’ordre de la génération, à la différence de l’ordre de nature, le bien privé, comme le droit de propriété privée, est antérieur au bien commun. De même que le bien commun exige que cette priorité soit respectée, de même un bien commun qui s’étend à un nombre d’hommes plus élevé et de conditions très différentes dépend – pour être véritablement pratique, donc réalisable – du respect des biens communs plus rapprochés de l’individu. – La loi naturelle exige le respect de cet ordre, si complexe qu’il paraisse à la raison qui simplifie mais aboutit aussi inéluctablement à la contrainte, et fait agir pour un bien inconnu. V. Avantages et limites du petit État 21. Principal avantage Son bien commun est plus certain du fait qu’il est plus proche des citoyens et leur paraît plus réalisable. Mais il n’est pas simplement plus à portée de l’individu considéré comme unité numérique. Il est aussi plus adapté à la nature des sujets qui le poursuivent. L’œuvre politique et la nature. C’est une prétention d’intellectuel, d’abstractionniste, que de vouloir ignorer le besoin de cette adaptation. Cette conception de visionnaire, depuis l’Antiquité, n’a jamais réussi qu’en mal, en tyrannie de l’abstrait. – Les rapports entre citoyens dans le petit État, et les relations réciproques entre gouvernants et gouvernés. – L’amitié

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politique. – La personne sent qu’elle compte pour quelque chose. – La part que les petits États ont contribuée à la culture. (Huizinga). 22. Son insuffisance Mais le petit État n’a pas sa planète à lui. Une communauté civile ne jouit pas de la paix sans la capacité de se défendre. La paix fait la substance du bien commun. – Les nations dépendent les unes des autres en ce qui regarde les ressources naturelles et même l’industrie. Mais ces dépendances ne doivent être régies ni par l’art militaire lui-même, ni par la seule économique. Ici encore, c’est la prudence politique qui doit gouverner. 23. Nécessité de fédération La notion de Foedus. La fédération dans l’Antiquité et dans les temps modernes. – La liberté essentielle à la fédération. Le Grand État imposé à la fédération est une négation de celle-ci. – La prudence que l’on doit mettre à respecter les droits acquis. – La critique que fait Aristote d’Hippodame. Les hommes n’ont pas changé dans la mesure où on le croit ; mais plutôt leur attitude envers la nature de l’homme et de son bien. 24. Les fins d’un gouvernement fédéral Fédération et Grand État. Leur distinction radicale. La tendance d’une fédération à se convertir en Grand État. Les prétextes de cette tendance. Raisons extrinsèques et intrinsèques. (Il est utile de considérer dans ce contexte pourquoi nombre de philosophes ont rejeté l’idée même de société politique. On ne peut ignorer que leur critique a fini par l’emporter.) VI. Les conditions de l’autorité dans les États ou les provinces fédérés2

2.

L’échéancier imposé par les membres de la Commission Tremblay, qui exigeaient de Charles De Koninck que tous ses textes soient remis dès le début de l’automne 1954, ne lui a pas permis de développer ce dernier point (J.V.).

CHAPITRE

3

L’à propos d’une discussion des principes1

D

ans la discussion de tout problème il est nécessaire que les deux parties aient en commun certaines données ne fût-ce que le sens des mots. Ainsi lorsqu’il s’agit de discuter le problème particulier des relations entre certaines provinces ou états fédérés et le gouvernement qu’ils se sont donnés, il serait peu réaliste de présumer qu’il n’existe aucun différend relatif aux principes et à l’idée même de fédération, comme à ses avantages en général. La présomption que les divergences n’apparaissent qu’au niveau de l’application d’une doctrine politique acceptée d’un accord sans partage, alors que son application est de l’ordre prudentiel, est loin d’être fondée. Même si l’unanimité était faite sur la philosophie qui est à la base de la fédération, il resterait encore le problème de son application concrète, où il faut tenir compte des circonstances de temps et de lieu, indéfiniment variables. On ne peut ignorer les conditions historiques dans lesquelles une fédération donnée s’est établie, ni les engagements consentis ; mais on ne peut pas non plus oublier que les circonstances ne cessent de changer ; ce qui pose tout naturellement des problèmes nouveaux. Comme disait Aristote du livre II de sa Politique, « les hommes désirent en général le bien, et non pas simplement ce que leurs pères ont eu » (1269a3). D’où le besoin de prendre conseil, de délibérer, de peser le pour et le contre de telle ou telle mesure à prendre ou à refuser.

1.

Ce texte est tiré des Archives de Charles De Koninck, P 112/B/4/2,195, chemise 193-89.

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1 – Témoignages en 1954 devant la Commission royale d'enquête…

Pourrait-on considérer comme admise d’un commun accord une philosophie politique qui serait à la base du fait historique et juridique de la fédération ? Même si on le croyait, il arriverait néanmoins que, au cours de la discussion d’un problème qui, au départ, paraissait ne porter que sur des points secondaires, on s’apercevrait que ce problème provient lui-même d’un différend sur des principes qu’on n’avait eu nulle intention d’engager dans le débat. C’est pourquoi, dans le cas qui nous occupe, il peut être opportun de voir au préalable s’il existe des principes généraux sur lesquels l’harmonie est encore possible. Nous voulons noter qu’on n’a pas coutume de faire en cette matière un retour aux principes – bien au contraire. Car ce qui fait précisément le biais de la vie politique en Occident, dans ces derniers temps, c’est d’abord le soin que l’on met à éviter de considérer les principes préalables à l’action, et ensuite l’assurance avec laquelle on s’élance de l’inconnu vers l’inconnu. On s’étudie à s’élever à un ordre de pourparlers et d’ententes, de notre part si détaché de tout principe, si loin des choses, si distant du peuple hormis les promesses de prospérité, qu’il peut se nouer – sans qu’on s’en aperçoive ! – des alliances entre les gouvernements de nations dont les conceptions de la vie en général ou du bien-être politique en particulier sont les plus opposées possibles, voire mortellement contraires. Tout comme le lapin qui se ferait compère du loup sous le prétexte que lui aussi porte une fourrure. Si par l’absence de principes l’ordre des rapports politiques entre nations est très distant de la réalité, il ne l’est pourtant pas dans son terme. Car celui-ci, par malheur, n’en est que trop réel, et sa brutalité physique tourne en une sorte de vengeance inversement proportionnelle à la précarité morale des compromis. Ceux-ci n’ont du reste réussi qu’à déclencher des catastrophes qui, de mondiales, tendent à devenir cosmiques. C’est à quoi devait aboutir l’éphémère réalisme politique – c’est-à-dire sans attache à la loi naturelle – qui, refusant tout principe inébranlable, se permet des concessions sans limites, mais se heurtant bientôt à des principes que l’adversaire avait établis premiers et inflexibles en contrefaçon des normes véritables. C’est depuis longtemps que nous vivons dans une atmosphère semblable à celle de l’esprit de Noël du Christmas Carol de Dickens, où la raison de cet esprit est ignorée. C’est sans doute pourquoi le Scrooge put y céder. 1. Insuffisance de la seule science politique ou de la seule bonne foi Pour bon nombre d’hommes politiques, comme pour certains political scientists, la philosophie de ce nom est dépassée sans retour possible. Reste cependant qu’il peut y avoir des retours de toutes sortes ; rien n’est plus simpliste

Chapitre 3 – L'à propos d'une discussion des principes

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que d’identifier retour à réaction. Il y a les retours au passé, des laudatores temporis acti ; mais pour celui qui s’en est éloigné il doit se faire un retour au présent – à la vérité du présent. Qu’entendons-nous par philosophie politique ? Étant une science pratique elle se définit par la fin. Dans la politique entendue comme science, on se propose d’appliquer la loi naturelle dans la mesure où elle se rapporte à la vie en communauté civile ; de chercher, avec l’appui de l’expérience du passé comme du présent, des règles de plus en plus particulières et concrètes, toujours en vue de mieux assurer le bien public. Mais ce que la science politique peut à elle seule apporter à la poursuite de ce bien demeure aléatoire ; on pourrait même affirmer qu’elle n’est par elle-même d’aucune efficace, en ce sens qu’elle ne saurait jamais, comme science politique, si poussée soit-elle dans le sens du concret, rejoindre à elle seule le singulier de l’action. Il ne suffirait pas de la bien connaître pour être bon politique. L’application des règles auxquelles elle peut atteindre relève de cette connaissance entièrement pratique qu’on appelle la prudence politique ; la science ne peut jamais être qu’une partie des ressources de cette sagesse de l’action. Autant il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions pour agir avec prudence, autant l’application de la science politique la plus avancée ne garantirait pas pour cette seule raison la vérité de l’agir. Car ce qui en général serait meilleur pourrait, appliqué dans telles circonstances, être le pire. Ce caractère limité est le sort de toute science morale. Aussi bien, rien de plus facile que de railler la science de l’agir, quand on veut en attendre ce qu’elle ne saurait donner. Tout comme celui qui refuserait la scie parce qu’à elle seule elle ne fait pas le meuble. Que pourtant on méprise cette science, et sa vengeance secoue l’histoire des nations. Que l’on appelle encore de nos jours la science politique une science morale, voilà qui est pour le moins étonnant ; on pourrait même dire réactionnaire. Et pourtant, la plus grande menace de notre ère est celle d’une contrefaçon de science qu’on voudrait ériger en norme prochaine de la conduite de l’animal politique. Là gît la question fondamentale. Si, en science politique, on veut établir quoi que ce soit, on doit pouvoir le rattacher à la loi naturelle – qu’il s’agisse d’une loi naturelle particulière, comme l’interdiction du meurtre, ou d’une loi positive, instituée par les hommes. Or nous voulons montrer que le Grand État est contraire à la loi naturelle et au droit des hommes à être gouvernés d’une manière politique. Il faudrait donc pouvoir s’entendre sur la loi naturelle que toutes les nouvelles philosophies ont tenté d’abroger ; que les traités de philosophie juridiques du jour, souvent d’inspiration hégélienne, veulent contourner. Si les nations se trouvent dans l’impasse, au point que personne ne se sent nulle part à l’abri, ce n’est pas que nous manquions de certitude. Et nous sommes bien convaincus de la certitude de l’adversaire, de sa détermination

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touchant les choses fondamentales, de ses négations nullement bornées à l’écrit. Nos quotidiens rapportent, à en déborder, le caractère actif de ces négations. Mais nous ne sommes pas moins certains de nos propres équivoques qui prêtent le flanc aux visées sans merci de l’ennemi.2

2.

Les deux derniers paragraphes du chapitre 3 sont partiellement repris dans le prochain chapitre. Nous les avons néanmoins reproduits à cause de leur référence plus explicite au Grand État « contraire à la loi naturelle et au droit des hommes à être gouvernés d’une manière politique ». (J.V.)

CHAPITRE

4

Tentatives de contourner par l’art les difficultés de l’action

ÉTUDES ANNEXES I. Les tentatives de contourner par l’art les difficultés de l’agir Et ait [Dominus Deus] : Ecce Adam quasi unus ex nobis factus est, sciens bonum et malum. Gen., III. 22.

L’une des raisons pour lesquelles on méconnaît la loi naturelle, et même toute science morale, c’est qu’on en attend ce qu’elles ne pourraient donner. Engels avait raison de faire observer à Herr Dühring que c’est dans le domaine moral que les vérités définitives et sans appel sont les plus clairsemées. De peuple à peuple, d’époque à époque, les idées de bien et de mal ont tellement varié, qu’elles se sont bien souvent tout à fait contredites. Mais, objectera quelqu’un, le bien n’est pourtant pas le mal, et le mal n’est pas le bien ; si bien et mal sont confondus, toute moralité cesse et chacun peut faire et ne pas faire ce qu’il veut. – C’est bien là, dépouillée de tout aspect d’oracle, la pensée de M. Dühring. Mais la chose n’est tout de même pas si simple : si elle était si peu compliquée,

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on ne disputerait jamais sur le bien et le mal, chacun saurait ce qui est bien et ce qui est mal1.

Malheureusement, la pensée de M. Dühring est encore celle d’un grand nombre de moralistes « bien intentionnés ». Engels aurait tout aussi bien raison d’écarter une loi naturelle dont on prétendrait que le seul fait de la connaître donnerait par lui-même la certitude de ce qui est bien et de ce qui est mal hic et nunc. Aristote l’avait dit au début de son Éthique à Nicomaque : « Le bien et le juste, qui font le sujet de la science politique, comportent des divergences d’opinion si vastes et à ce point susceptibles d’erreurs, qu’au lieu de la nature, elles ne paraissent avoir pour raison autre chose que la loi posée par nous2. » Dans son commentaire, saint Thomas explique ce propos du philosophe, y apportant les précisions que voici : Certaines choses, en effet, qui par les uns sont réputées justes et honnêtes, suivant les autres sont injustes et malhonnêtes, selon les temps, les lieux, et les personnes. Ce qui en tel temps ou telle région est réputé vicieux, en tel autre temps ou telle autre région n’est pas réputé vicieux. Et à cause de cette divergence, il en est pour penser que rien n’est naturellement juste ou honnête, mais uniquement selon la loi établie par nous3.

Nous verrons que Engels n’est pas de ces derniers, encore qu’il ne veuille pas d’une loi naturelle et universelle, et par suite ni d’une science politique qui serait morale. D’après lui, les principes propres de la science morale sont certains tout comme les principes propres des sciences spéculatives. * * * Dans la politique, science morale, on se propose d’appliquer la loi naturelle dans la mesure où elle se rapporte à la vie en communauté civile ; de chercher, à l’appui de l’expérience du passé comme du présent, des règles de plus en plus particulières et concrètes, toujours en vue de mieux assurer le bien commun. Mais ce que la science politique, comme la loi naturelle considérée dans sa généralité, peut à elle seule apporter à la poursuite de ce bien demeure aléatoire ; on pourrait même affirmer qu’elle n’est par elle-même d’aucune efficace, en ce sens qu’elle ne saurait jamais, comme science politique, si poussée soit-elle dans le sens du concret, rejoindre à elle seule le singulier de l’action. Il ne suffirait pas, pour être bon politique, de bien connaître cette science. L’application des règles auxquelles elle peut atteindre 1. 2. 3.

Anti-Dühring, traduction Bracke, Paris, Costes, 1946, t. I, p. 134. I, c. 3, 1094 b 15. Ibid., lect. 3 (édit. Pirotta), n. 33.

Chapitre 4 – Tentatives de contourner par l'art les difficultés de l'action

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relève de la connaissance entièrement pratique qu’on appelle la prudence politique. La science très pratique, fût-elle théologie morale la plus poussée, ne peut jamais constituer qu’une partie des ressources de la sagesse de l’action. C’est cette dernière qui est intelligence pratique la plus parfaite. Or, autant il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions pour agir avec prudence, autant l’application de la science morale la plus particulière ne garantirait pas pour cette seule raison la vérité de l’agir. Car ce qui en général serait meilleur pourrait, appliqué dans telles circonstances, s’avérer le pire. Cette limitation est le sort de toute science morale, qu’elle soit philosophique ou théologique, car la théologie morale, dont la philosophie est servante [En ce sens seul chez Charles De Koninck, que la théologie morale emprunte à la philosophie certains de ses concepts – J.V.], ne pourrait rejoindre d’elle-même le singulier de l’action. Aussi bien, rien n’est plus facile que de railler les sciences de l’agir : il suffit d’en attendre ce qu’elles ne sauraient donner – comme qui refuserait la scie et le marteau parce qu’à eux seuls ils ne font pas l’armoire. Que pourtant on méprise la science politique, et sa vengeance fait des hommes une nuée de mouches affolées. * * * Que même après saint Simon on appelle encore de nos jours la science politique une science morale, voilà qui est pour le moins étonnant – on dira même réactionnaire. Et pourtant, la plus grande menace de notre ère est celle d’une contrefaçon autant de la science spéculative que de la science morale, qu’on voudrait ériger en norme prochaine de la conduite de l’animal politique. Là gît la question fondamentale. Si, en science politique, on veut établir quoi que ce soit, on doit pouvoir le rattacher à la loi naturelle – qu’il s’agisse d’une loi naturelle particulière, comme l’interdiction du meurtre, ou d’une loi d’institution humaine, ainsi la sanction que mérite tel genre de crime. Or cette loi naturelle, toutes les nouvelles philosophies ont tenté de l’abroger, chacune à sa manière. Les traités de philosophie juridique du jour, souvent d’inspiration hégélienne, prétendent la contourner soit en faisant d’elle une loi aussi purement rationnelle que les règles de la logique, ou encore en la déclarant non moins relativiste que certaines lois posées par nous. 1. La disparité entre ce qui est et ce qui devrait être Exaspérés par l’écart entre les choses telles qu’elles sont, et les choses telles qu’elles devraient être, des philosophes, depuis les origines, et parfois de concert avec les politiques, ont tenté d’imaginer un système tel que son application dût

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entraîner d’une manière automatique (logiquement, a-t-on coutume de dire) l’identité de ce qui est avec ce qui devrait être – « l’identité du réel et du rationnel », pour citer le langage de Hegel. « Ce n’est pas ce qui est qui nous rend furieux et nous tourmente, avait-il dit, mais le fait que ce n’est pas comme ce devrait être. » Promptement il se remet d’aplomb. Mais du moment, poursuitil, que « nous reconnaissons que c’est comme il faut que ce soit, c’est-à-dire non arbitraire, ni contingent, alors nous reconnaissons aussi que ce doit être ainsi4 ». C’est la conclusion défaitiste d’une philosophie qui s’était donné pour but de nous réconcilier avec les choses qui ne sont pas telles qu’elles devraient être. Marquons-le dès l’abord : toutes les tentatives du genre ont en commun de vouloir trouver ou établir un système qui nous permettrait soit d’atteindre malgré nous au bien de l’action avec un succès assuré soit de nous élever à un niveau où les contrariétés de l’existence ne nous affectent plus que d’une manière esthétique. Ces tentatives d’affranchissement, d’abord irréfléchies, prennent de l’ampleur depuis le bas Moyen Âge5. Mais il a fallu attendre Spinoza pour voir porter cet effort à sa première limite, dans son traité intitulé Ethica ordine geometrico demonstrata. Il y veut substituer à la science pratique et à la prudence un mode analytique, afin que l’on puisse parvenir au bonheur et s’y confirmer avec une rigueur inéluctable et toute mathématique. Le bonheur s’obtiendrait au moyen d’idées de plus en plus distinctes, claires, adéquates, de la nature de l’homme ; « et puisque la jouissance de l’homme pour réduire les affections consiste dans l’entendement seul [in solo intellectu], nul ne jouit de ce bonheur par la réduction de ses appétits sensuels, mais au contraire le pouvoir de les réduire naît du bonheur lui-même6 ». C’est par voie de démonstration que l’homme serait libéré de la servitude, c’està-dire de « l’impuissance à modérer et à réprimer ses affections », dans laquelle « impuissance il ne relève pas de lui-même, mais du hasard [fortuna]7 ». Il importe de noter que d’après Spinoza, si nous poursuivons un bien, ce n’est nullement parce que le bien, qui est dans les choses, s’attire l’appétit par lequel nous le définissons – bonum est quod omnia appetunt8. Il néglige entièrement le bien comme perfectivum appetitus per modum appetibilis. Tout au contraire : « Par la fin pour laquelle nous faisons quelque chose j’entends l’appétit », dit Spinoza, dans la définition VII de la IVe partie de son Éthique, intitulée De la servitude humaine. « Par vertu et puissance, poursuit-il à la définition VIII, j’entends la même chose ; c’est-à-dire la vertu, en tant qu’elle se rapporte à l’homme, et l’essence même ou

4. 5. 6. 7. 8.

Écrits concernant la politique et la philosophie du droit, édit. Lasson, p. 5. Voir Duns Scot, In III Sent., d. 36, q. unic., édit. Vivès, tome 15. Éthique, Ve partie, prop. 42, démonstr. – Classiques Garnier, t. 2, p. 238. Ibid., IVe partie, Praefatio, p. 2. Ibid., IVe partie, Déf. I, VII et VIII, t. 2, p. 11 et 13.

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la nature de l’homme en tant qu’il a le pouvoir de faire certaines choses se pouvant connaître par les seules lois de sa nature. » Et, à la définition I : « J’entendrai par bon ce que nous savons avec certitude nous être utile. » À la définition II : « J’entendrai par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude empêcher que nous ne possédions un bien. » Ce qu’on appelle cause finale n’est d’ailleurs rien que l’appétit humain en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause primitive d’une chose. Quand, par exemple, nous disons que l’habitation a été la cause finale de telle ou telle maison, certes nous n’entendons rien d’autre sinon qu’un homme, ayant imaginé les avantages de la vie de maison, a eu l’appétit de construire une maison. L’habitation donc, en tant qu’elle est considérée comme une cause finale, n’est rien de plus qu’un appétit singulier, et cet appétit est en réalité une cause efficiente, considérée comme première parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits. Ils sont en effet, je l’ai dit souvent, conscients de leurs actions et appétits, mais ignorants des causes par où ils sont déterminés à appéter quelque chose. Pour ce qu’on dit vulgairement, que la nature est en défaut ou pèche parfois et produit des choses imparfaites, je le range au nombre des propos que j’ai examinés dans l’Appendice de la Première Partie. La perfection donc et l’imperfection ne sont, en réalité, que des modes de penser, je veux dire des notions que nous avons accoutumé de forger parce que nous comparons entre eux les individus de même espèce ou de même genre ; à cause de quoi, j’ai dit plus haut, que par perfection et réalité j’entendais la même chose. Nous avons coutume en effet de ramener tous les individus de la nature à un genre unique appelé généralissime, autrement dit, à la notion de l’Être qui appartient à tous les individus de la nature absolument. En tant donc que nous ramenons les individus de la nature à ce genre et les comparons entre eux, et dans la mesure où nous trouvons que les uns ont plus d’entité ou de réalité que les autres, nous disons qu’ils sont plus parfaits les uns que les autres, et en tant que nous leur attribuons quelque chose qui, telle une limite, une fin, une impuissance, enveloppe une négation, nous les appelons imparfaits, parce qu’ils n’affectent pas notre âme pareillement à ceux que nous appelons parfaits, et non parce qu’il leur manque quelque chose qui leur appartienne ou que la nature ait péché. Rien en effet n’appartient à la nature d’une chose, sinon ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente, et tout ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente arrive nécessairement. Quant au bon et au mauvais, ils n’indiquent également rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des modes de penser ou des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles9.

9.

Ibid., Praefatio, p. 5-9. – Les soulignés sont de nous.

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Cette corruption, en philosophie, de la notion même de bien, et partant de la nature même de la connaissance morale et de l’action, remonte d’ailleurs au Moyen Âge, comme on peut le voir dans les objections auxquelles répond saint Thomas dans les Questions disputées De Varitate, 21-2210. De l’enseignement du docteur Angélique, les scolastiques contemporains, négligeant le bien qui divise l’être, ne semblent avoir retenu que la bonté de l’esse simpliciter, celle qui se convertit avec l’être, et qui, parmi les créatures, est pourtant la plus parfaite dans les personnes dont l’existence est pour elles-mêmes très haïssable, qui préféreraient n’exister pas et voudraient même – tout en sachant infailliblement que c’est impossible – que ne fût pas Celui Qui Est. Dans le chapitre VI de son Précis d’histoire de la philosophie moderne, le père Joseph Maréchal résumait pertinemment le problème moral chez Spinoza : Le bien se définit donc par rapport à la « perfection » ontologique de chaque « nature » : le problème moral est un problème de maximum d’être. Il ne faut pas s’imaginer ce « maximum d’être » comme une fin poursuivie : il n’y a nulle part de fins poursuivies, mais seulement des effets nécessaires : « Ostendimus… Naturam propter finem non agere ; aeternum namque illud et infinitum ens, quod Deum seu Naturam appellamus, eadem, qua existit, necessitate agit. » On n’oubliera pas, d’ailleurs, que, pour Spinoza, l’universelle nécessité, considérée dans sa source, en Dieu, n’est autre chose que la souveraine Liberté se posant selon son absolue illimitation et envahissant, par là même, le champ entier du possible, c’està-dire réalisant partout le maximum d’être. Dans chaque « nature rationnelle », le problème moral, problème d’intensification de la « vis existendi », sera résolu, sans aucune liberté de choix, par substitution progressive de l’action à la passion, moyennant rectification des idées inadéquates […]11.

Nous l’avons vu dans la définition citée, le bien, selon Spinoza, se ramène à l’utile, tandis que le maximum d’être est substitué au bonum simpliciter, et découle pour l’homme, de sa connaissance adéquate des seules lois de sa propre nature. Ici encore on se trouve en face d’une inversion, savoir : le caractère analytique accordé au rapport de l’essence et des lois, se terminant au maximum d’être. Remarquons qu’il s’agit de lois [naturae leges] auxquelles on confère le caractère de propriétés, alors que toute loi est essentiellement une « ordinatio rationis ad

10. Pour un bref aperçu sur la notion de bien chez certains scolastiques, depuis Durand de Saint Pourçain jusqu’à Suarez, voir Charles Hollencamp, Causa Causarum, Les Presses universitaires Laval, 1949. 11. Deuxième édition, Paris, Desclée de Brouwer, 1951, c. 7, no 77, p. 137.

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bonum commune12 ». Pour Spinoza, les choses que doit faire l’homme de vertu peuvent se connaître par les seules lois de la nature – quae per solas ipsius naturae leges possunt intelligi13. En d’autres termes, ce que nous appelons loi per similitudinem, alors que la loi naturelle proprement dite n’est d’aucune manière notre nature en tant que celle-ci, comme toute nature au sens strict est une ratio aujusdem artis, scilicet divinae, indita rebus, qua ipsae res moventur ad finem determinatum14. Ces entreprises d’émancipation ont seulement deux inconvénients amplement démontrés tels par les événements qui se déroulent sous nos yeux. Elles s’appliquent à nous sauver en contournant, tout en ayant l’air d’y remédier, les deux difficultés de l’action raisonnable : celle de vouloir le bien comme il doit être voulu, et celle qu’entraîne l’indéfinie variabilité des circonstances de l’agir. L’économiste anglais, John Maynard Keynes, dans Two Memoirs, petit livre publié depuis sa mort, résume avec ironie toute la philosophie morale de son ami intime, Lord Bertrand Russell, qui est aussi celle de la plupart des philosophes modernes : […] The pattern of life would sometimes become no better than a succession of permutations of short sharp superficial « intrigues », as we called them. Our comments on life and affairs were bright and amusing, but brittle – as I said of the conversation of Russell and myself with [D.H.] Lawrence – because there was no solid diagnosis of human nature underlying them. Bertie in particular sustainad simultaneously a pair of opinions ludicrously incompatible. He held that in fact human affairs were carried on after a most irrational fashion, but that the remedy was quite simple and easy, since all we had to do was to carry them on rationnally. A discussion of practical affairs on these lines was really very boring15.

2. La sujétion de l’homme à l’homme La qualité de l’action humaine dépend de la disposition de l’appétit. Car la fin de l’action est un bien, mais ce bien doit être conforme à la raison. Que l’on désire et accumule des biens matériels au moyen du vol, ou poursuive son bien personnel au détriment de la famille, ou le bien de la famille contre le bien de

12. Ia-IIae, q. 90, a. 2. – La loi étant strictement quelque chose de la raison et non pas de la nature – fût-elle raisonnable –, il ne saurait être question de lois, à propos des êtres irraisonnables, nisi per similitudinam. Ibid., q. 91, a. 2, ad 3. 13. Quatrième partie, Def. VIII. 14. In II Physic., lect. 14 (édit. Leonine, no 8). Aussi, in V Métaph., lect. 5. 15. London, Rupert Hart-Davis, 1949, p. 102. – Voir le chapitre 5 du présent volume.

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la société politique, quand même on le ferait suivant un projet très habile, exécuté sans entrave ni soupçon, on n’agit pas conformément à la droite raison. Notre vouloir, comme nos désirs, peut être plus ou moins droit. Or, du moment que nous nous plaçons au point de vue social, où l’on poursuit de concert un même bien pratique dont la réalisation dépend de l’action commune, il en découle que, dans la poursuite de ce bien, tous nous dépendons les uns des autres ; cela implique que je m’y trouve sous la disposition de l’appétit du prochain, comme il dépend, de son côté, de la qualité de mon vouloir à moi. L’indifférence ou la malveillance d’un seul affectera les autres. Voilà qui nous met tous sous la dépendance du prochain, comme il met le prochain sous la nôtre, pour réaliser ce qu’on appelle le bien humain parfait, le bene esse qui définit la vie civile, et en raison duquel la communauté politique constitue, à la différence de la famille, une société parfaite. Or le prochain, surtout mon prochain, manifestement n’est guère toujours raisonnable, et le plus souvent je n’y peux rien, surtout, comme cela arrive, lorsqu’il ne veut pas être raisonnable ; et lui, comme de raison, me voit sous un même jour. Notre agir est au surplus cerné par une autre contrainte, autre que la sujétion aux caprices de l’appétit. L’homme, en effet, tout en ayant des intentions très louables, peut manquer de raison, de connaissances, sans même en avoir assez pour s’en apercevoir. Quand, en faisant la vaisselle il la casse, il voit qu’elle est cassée. Mais qu’il s’agisse de répondre de la casse, et la chose n’est plus si claire. Cet homme n’est d’ailleurs souvent autre que moi. Le politique au pouvoir, en faveur de qui j’ai déposé mon vote, peut, par ignorance de l’adversaire – que cette ignorance soit coupable ou non –, se laisser rouler par lui et compromettre le bien public, autant que des biens privés. Par la suite il pourra confesser cette ignorance et pallier en disant que tout autre aurait fait de même ; que l’ignorance était invincible. À tort ou à raison, je puis encore en penser autrement. Pour ces mêmes deux raisons, l’appétit et l’ignorance, il peut exister, parmi les membres d’une communauté, un désaccord touchant non seulement les moyens à prendre pour atteindre une fin, mais encore une divergence sur la qualité même de cette fin – les uns la jugeant comme étant un bien réalisable et véritable ; les autres, un bien purement apparent sinon impossible. Et quand même les citoyens se déclareraient d’accord, les uns et les autres peuvent encore agir autrement, sinon aujourd’hui, du moins demain. Les possibles sont ici infinis et ineffables.

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3. La révolte du moi contre lui-même aux dépens d’autrui Mais sitôt que l’on confine tout bien à celui qui serait réalisable pour nous dans la vie de ce jour, cette dépendance, cette résistance des autres, toujours possible et le plus souvent efficace, portera tout naturellement au désespoir de jamais atteindre à pareil bien ; un désespoir qui peut se qualifier d’absolu, puisqu’il porte sur un bien qu’on a jugé suprême, unique, en même temps qu’impossible. À moins, pense-t-on, que de pouvoir dicter cette fin à tous, donnant à celle-ci l’allure d’un bien que les gens, sans se l’avouer, poursuivent déjà comme s’il était non seulement premier, mais encore suprême ; à moins de pouvoir s’emparer de moyens radicalement nouveaux et conformes à une raison délibérément affranchie des entraves que nous avons dites. Mais cette attitude ne s’en tient pas nécessairement à une révolte contre la dépendance d’autrui, elle peut faire aller jusqu’au désir, plutôt inavoué, de se soustraire à la dépendance où nous sommes à l’égard de nous-mêmes par la difficulté d’agir conformément à notre propre raison. Une personne peut s’insurger contre la difficulté qu’elle éprouve en elle-même à faire le bien, et qu’elle veut, mais ne fait pas ; alors elle proteste contre l’inefficace de sa propre volonté. Il est vraisemblable qu’elle imputera cette faiblesse aux circonstances extérieures – et volontiers tout entière au prochain. Mais on ne peut négliger le cas de la personne qui se révolte contre la première des lois, loi inscrite dans son cœur d’un trait ineffaçable, au point que sans elle l’homme ne pourrait même pas agir en homme et par suite ne pourrait répondre de ses actes. C’est la loi dont la généralité aisément mal comprise en fait sourire plus d’un, non sans succès à la galerie, savoir : qu’on doit toujours faire le bien, quelles que soient les circonstances, et éviter le mal. Au reste, de ce premier principe, de cette loi naturelle et commune dépendent toutes les autres. On voudrait donc établir un système et une méthode d’action appropriée, qui permettraient de réussir une vie où les hommes feraient, malgré eux, en tout et partout, ce qu’ils devraient faire ; où tous et chacun seraient affranchis de la dépendance d’autrui. Car cette sujétion à autrui – tant que cet autrui ne serait pas confirmé dans le bien – comporte toujours une certaine « domination de l’homme par l’homme ». Si je n’ai garde de mon bien personnel, si à la manière de Hobbes, je ne vois dans la société qu’un moyen de protéger ce bien contre les convoitises du prochain ; si je refuse de poursuivre un bien en commun qui ne sera pas le mien propre à l’exclusion d’autrui, j’entrave les efforts de ce prochain, jusqu’au détriment de son bien propre à lui. Comment prévenir cette possibilité même ? Peut-on compter sur la bonne foi quand les jours sont faits de ses manquements ?

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4. La conciliation esthétique On pourrait se demander pourquoi s’arrêter un seul instant à cette tentative que fit Hegel de surmonter les contrariétés de la réalité, surtout de la réalité politique. Tout cela pourrait sembler bien éloigné des problèmes du jour si Hegel n’avait pas été, historiquement et idéologiquement, une condition essentielle du communisme marxiste qui s’est forgé une prétendue science politique d’universelle rédemption ; si la force majeure de cette philosophie marxiste ne consistait pas principalement dans l’ignorance où nous en sommes et où nous nous maintenons résolument ; si l’on pouvait ignorer que cette philosophie politique fait justement le venin le plus mortel du communisme, et qu’elle sert et a servi à liquider même des politiques qui trouvaient le matérialisme dialectique et historique hors de propos. Mais nous devons surtout en profiter pour examiner les fondements de notre propre politique – crainte que la nouvelle génération ne soit celle que nous aurions manqué de prévenir. Ramenée à son expression la plus simple, en quoi consiste la célèbre conciliation hégélienne ? D’abord, à vouloir conférer aux choses réelles considérées en elles-mêmes, le statut qui leur revient en tant qu’elles sont dans le connaissant. Or les choses qui sont contraires dans la réalité ne le sont pas dans la raison. La santé et la maladie ne peuvent pas être en même temps dans un même sujet réel : elles sont pourtant ensemble dans la pensée. Et ainsi, d’une façon universelle, pour le bien et le mal. Certes, le même Socrate peut avoir mal à la tête sans avoir en même temps mal aux pieds, mais il ne peut pas en même temps avoir et ne pas avoir mal à la tête. Dans la réalité, la présence d’un contraire exclut celle de l’autre. Mais le statut des contraires dans la connaissance est tout autre à cet égard. Non seulement ils ne s’excluent pas du même sujet connaissant mais l’un d’eux n’y peut être sans l’autre. En effet, la notion de maladie dépend de la notion de santé dont elle est la négation. Le sens même de la négation dépend de ce dont elle est la négation. De même le mal, pour autant qu’il est la négation du bien, ne peut être connu sans le bien. Les choses dans la réalité incompatibles, se trouvent en quelque sorte conciliées dans le connaissant. Je conçois simultanément « être » et « n’être pas », mais je ne conçois pas qu’une chose puisse être et n’être pas en même temps et sous le même rapport ; ni que je puisse concevoir et ne pas concevoir qu’une chose soit et ne soit pas, en même temps et sous le même rapport16. Lorsque Hegel disait, avant les marxistes, que la contradiction est dans les choses elles-mêmes et qu’elle y est principe de toute fécondité, il

16. Saint Thomas, In VII Métaph., lect. 6 (édit. Cathala) n. 1404-1405 ; Ia-IIae, q. 64, a. 3, ad 3.

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donnait aux termes contradictoires le statut qu’ils obtiennent dans l’esprit, où ils sont précisément ensemble dans un même sujet, mais sans identité, sans contradiction. Il en est encore de même pour le mouvement et le contingent. La notion de mouvement n’est pas en mouvement, et la notion de contingence n’est pas contingente. De même la notion du mal n’est pas mauvaise, ni laide la notion de laid. Si donc nous pouvions nous enfermer dans cette connaissance des choses contraires et ne référer à elles qu’en tant qu’elles sont l’original de nos images, leur contrariété ne nous heurterait jamais ; les choses elles-mêmes seraient simplement fonction de leur représentation dans notre esprit. Si l’on devait s’en tenir à ces généralités, on ne verrait pas très bien comment elles peuvent donner même l’apparence d’une conciliation pratique de ce qui est avec ce qui devrait être. Mais on le verra mieux dans une expérience de tous les jours, celle que nous donnent les caricatures, par exemple. Je prends la Montreal Gazette de ce matin. Gordie Moore, le caricaturiste, en veut à l’humeur des conducteurs de tramways. Alors qu’une caricature peut nous référer à des situations agaçantes, cette façon de les représenter nous fait rire. La soudaine reconnaissance de ce qui est, pour irritant qu’il demeure dans la vie courante, dès lors que cet irrationnel « qui est » apparaît dans une représentation, exagérée mais tempérée par l’humour, cette imitation d’un caractère à la fois universel et concret nous réconcilie dans l’entretemps avec ce qui est, et nous permet de respirer plus librement. La chose arbitraire, contingente, irraisonnable – « the general cussedness of things » – s’y trouve surmontée. Nous sommes d’ailleurs par nature portés à imiter et à voir les choses dans leurs images. « Tous les hommes prennent plaisir aux imitations, dit Aristote, dans son Art poétique. Un indice est ce qui se passe dans la réalité. Des êtres dont l’original fait peine à la vue, nous aimons à en contempler l’image exécutée avec la plus grande exactitude ; par exemple, les formes des animaux les plus vils et des cadavres17. » (Par contre, une quelconque photographie d’un incident déplaisant, au lieu de soulager incline plutôt à sauter sur le téléphone ou à écrire une lettre à l’éditeur.) La tragédie, au théâtre, agit encore d’une façon analogue. Elle produit un soulagement du poids du jour le plus déprimant. Elle nous purge des passions de crainte et de pitié18. Le monde accourt pour la joie d’y pleurer. Et si les critiques

17. c. 4, 1448 b 8. 18. « […] La tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, en suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions » (Aristote, Art poétique, c. 6, 1449 b 25). – « Puisque l’imitation a pour objet non seulement une action complète mais encore des faits propres à exciter

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littéraires se plaignent de l’absence aujourd’hui de grandes tragédies, ce n’est pas à défaut de situations tragiques, ni même parce que les poètes y sont insensibles. Question de fait, on ne parvient pas à les représenter comme elles devraient être représentées. Pourquoi n’y parvient-on pas ? La société a pourtant grand besoin de poètes, d’artistes, qui sont indispensables à son équilibre émotionnel. Que s’ils font défaut, s’ils ne savent parler au peuple dans les termes de son jour, ce silence laissera le peuple dans un état d’angoisse croissante et sans recours. Le

la crainte et la pitié, et que ces passions sont émues surtout lorsque ces faits se produisent contre notre attente, tout en découlant les uns des autres, car ils auront alors le caractère du merveilleux plus que s’ils étaient dus au hasard et à la fortune (même les faits dus à la fortune paraissent surtout merveilleux quand ils semblent pour ainsi dire arrivés à dessein ; tel le cas, par exemple, de la statue de Mitys à Argos qui tua l’homme coupable de la mort de Mitys en s’abattant sur lui au moment où il assistait à une fête, car de pareils faits ne semblent pas l’effet du hasard) il s’ensuit que les fables composées ainsi sont plus belles » (ibid., c. 9, 1452 a 1). – En marge de cette observation du philosophe, voici une remarque de Schopenhauer sur le meilleur procédé dramatique : « Le malheur [das Unglück] peut enfin être simplement amené par la situation réciproque des personnages, par leurs relations ; dans ce dernier cas, il n’est besoin ni d’une erreur funeste, ni d’une coïncidence extraordinaire, ni d’un caractère parvenu aux limites de la perversité humaine [comme celui de Richard III, ou de Jago] ; des caractères tels qu’on en trouve tous les jours, au milieu de circonstances ordinaires, sont, à l’égard les uns des autres, dans des situations qui les induisent fatalement à se préparer consciemment les uns aux autres le sort le plus funeste, sans que la faute en puisse être positivement attribuée aux uns ni aux autres. Ce procédé dramatique me paraît infiniment meilleur que les deux précédents ; car il nous présente le comble de l’infortune non comme une exception amenée par des circonstances anormales ou par des caractères monstrueux, mais comme une suite aisée, naturelle et presque nécessaire de la conduite et des caractères humains, si bien que de pareilles catastrophes prennent, grâce à leur facilité, une apparence redoutable pour nous-mêmes. Les deux autres procédés nous montrent également la condition lamentable des uns et la méchanceté monstrueuse des autres ; mais les puissances menaçantes ne nous apparaissent que de loin et nous avons tout espoir de nous soustraire à elles sans être forcés de recourir au renoncement ; au contraire ce troisième procédé tragique nous fait voir les forces ennemies de tout bonheur et de toute existence dans des conditions telles qu’elles peuvent à tout instant et très aisément atteindre jusqu’à nous-mêmes ; nous voyons les plus grandes catastrophes amenées par des complications où notre propre sort peut être naturellement mêlé, et par des actions que nous-mêmes serions peut-être capables de commettre, si bien que nous ne pourrions accuser personne d’injustice envers nous ; alors nous nous sentons tout frémissants et nous nous croyons déjà au milieu des supplices de l’enfer. Mais ce genre de tragédie est en même temps le plus difficile ; en effet, il faut ici produire l’effet le plus considérable avec les moyens et les mobiles les plus petits, par la seule vertu de l’arrangement et de la composition ; voilà pourquoi dans mainte tragédie, et des meilleures, la difficulté se trouve éludée » (Die Welt als Wille und Vorstellung, livre III, § 51, Sämmtliche Werke, édit. Grisebach, t. I, p. 336-337. – Nous nous servons de la traduction Burdeau, Paris, Alcan, t. I, p. 265-266).

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poids du jour serait-il devenu trop lourd, ineffable ? Est-ce à défaut de principes auxquels on devrait pouvoir d’un accord commun se rapporter19 ? Serait-ce encore pour cette raison que le terrain de la philosophie est de plus en plus envahi et occupé par d’impuissants poètes qui restent envieux de la poésie ; et qu’on attend de la philosophie, au lieu de ses froides définitions, « sans âme », comme on dit, la chaleur cathartique de la compréhension dramatique ? Le résultat n’en est ni philosophique ni poétique – mais plutôt un verbeux mélange d’être et de néant, tel qu’il en existe déjà de trop. C’est la recherche d’un tel soulagement, d’une réconciliation avec ce qui est, qui, plus généralement, remplit les cinémas et enrichit les éditeurs de romans, et même de comics – c’est le besoin d’évasion, la poursuite d’une compréhension cathartique des contrariétés de l’existence. Si la vie de tous les jours consistait à ne

19. Quant à la difficulté d’une transposition dramatique de la situation humaine d’aujourd’hui, on ne peut négliger la disparition de la noblesse comme rang social. L’idée même de noblesse est devenue haïssable, même chez des bien-pensants – du fait qu’aux yeux du Bon Dieu mon chauffeur de taxi peut être plus noble que mon souverain. Mais ceci, on l’a toujours su. La remarque de Schopenhauer nous paraît à propos : « Les Grecs prenaient toujours pour héros de tragédie des personnes royales ; les modernes ont fait presque toujours de même. Ce n’est certes pas parce que le rang donne plus de dignité à l’homme qui agit ou qui souffre ; et puisque le seul but est ici de mettre en jeu les passions humaines, la valeur relative des objets qui servent à cette fin est indifférente et la ferme ne le cède pas au royaume. Aussi ne faut-il pas rejeter sans réserve le drame bourgeois. Les personnes puissantes et considérées n’en sont pas moins les plus convenables pour la tragédie, parce que le malheur, propre à nous enseigner la destinée de la vie humaine, doit avoir des proportions suffisantes pour paraître redoutable au spectateur quel qu’il soit. Or les circonstances qui jettent une famille bourgeoise dans la misère et le désespoir sont presque toujours, aux yeux des grands ou des riches, très insignifiantes et susceptibles d’être écartées par le secours des hommes, parfois même par une bagatelle ; de tels spectateurs n’en pourront donc pas recevoir l’émotion tragique. Au contraire, les infortunes des grands et des puissants inspirent une crainte absolue ; aucun remède extérieur ne peut les guérir, car les rois doivent demander leur salut à leurs propres ressources ou succomber. En outre, de plus haut la chute est plus profonde. Ce qui manque aux personnages bourgeois, c’est donc encore la hauteur de chute » (op. cit., Supplément au livre III, c. 37, édit. Grisebach, t. II, p. 513-514 ; édit. Burdeau, t. III, p. 248). Le drame récent, Death of a salesman, confirme cette remarque. Il ne suffit pas qu’une situation soit tragique pour être susceptible d’une « poématisation » ; encore faut-il qu’elle soit à l’échelle de la nature humaine. Si noble que puisse être le caractère d’un président de république et si dramatiques les actions de sa vie et sa chute, on voudrait qu’un dramaturge sache en faire une tragédie. Il est par trop difficile de leur accorder cette hauteur spontanément reconnue des spectateurs. Il est remarquable que l’héroïne d’un film récent, Johnny Bélinda, d’une puissance cathartique exceptionnelle – mais gâté par la fin heureuse – fut une jeune fille aveugle et muette.

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voir les choses que dans les représentations qu’en font les arts, et à n’être jamais affectée par les contrariétés des choses elles-mêmes, ces contrariétés, inéluctables dans les choses, s’en trouveraient toutefois surmontées dans leur représentation. Cependant, s’il n’y avait pas les situations agaçantes ou tragiques de la vie que nous menons, s’il n’y avait leur constante menace et leur vérité de l’heure, que seraient et que produiraient leurs représentations esthétiques ? Que je trouve si vraie la manière étonnante dont Shakespeare met en avant la vilenie de Jago, s’ensuit-il que je devrais aimer être l’objet de celle-ci ? La représentation justifie-t-elle la réalité de la chose ? Le régicide est-il racheté pour avoir profité aux Macbeth ? Est-il bon qu’il existe de la mauvaise fortune, afin qu’elle puisse être imitée en tragédie, et réconciliée dans l’ordre de la représentation – comme le pensait Marcel Proust20 20. À la recherche du temps perdu, NRF, Paris, Gallimard, 1927, vol. XV. – Toute la Renaissance avait vécu de cette idée, qui n’a cessé d’être un refuge. Voici, en effet, quelques passages de Marcel Proust. – « Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés, peut-être pour une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d’une façon générale, qu’écrire est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques, l’exercice, la sueur et le bain. À vrai dire, contre cela je me révoltais un peu. J’avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l’art, j’avais beau, d’autre part, n’être pas plus capable de l’effort de souvenir qu’il m’eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand-mère, je me demandais si tout de même une œuvre d’art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand-mère que j’avais, avec tant d’indifférence, vue agoniser et mourir près de moi ! O puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures abandonné de tous, avant de mourir. D’ailleurs, j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres, qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi. […] Mais à un autre point de vue, l’œuvre est signe de bonheur, parce qu’elle nous apprend que dans tout amour le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais l’expérimenter par la suite, même au moment où l’on aime et où on souffre, si la vocation s’est enfin réalisée, dans les heures où on travaille on sent si bien l’être qu’on aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu’on arrive à l’oublier par instants et qu’on ne souffre plus de son amour, en travaillant, que comme de quelque mal purement physique où l’être aimé n’est pour rien, comme d’une sorte de maladie de cœur. […] Certes, nous sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine, et qui n’est même pas exempte d’une certaine joie. Là où la vie emmure,

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qui, à la suite d’Oscar Wilde21 rend si bien cette aspiration vers la rédemption par

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l’intelligence perce une issue, car, s’il n’est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d’une souffrance, ne fût-ce qu’en en tirant les conséquences qu’elle comporte. L’intelligence ne connaît pas ces situations fermes de la vie sans issue. Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu’en devenant général et si l’esprit ment à soi-même, à l’idée que même les êtres qui furent les plus chers à l’écrivain n’ont fait, en fin de compte, que poser pour lui comme chez les peintres. Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l’état d’ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l’étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps. […] Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s’en détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d’autres plus doués n’ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s’ajouter à notre œuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément premier ce soit l’idée, et le chagrin seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d’abord en nous. […] La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu’il s’agit de faire sortir, d’amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c’est-à-dire les passions, les sentiments de tous. […] Ces substitutions ajoutent à l’œuvre quelque chose de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère que ce n’est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont, par conséquent, susceptibles d’expression, mais les idées » (p. 51-69) – Charles Baudelaire met en évidence ce pouvoir de séduction dans son poème en prose, Une mort héroïque : « Fancioulle me prouvait d’une manière péremptoire, irréfutable, que l’ivresse de l’art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l’empêche même de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis excluant toute idée de tombe et de destruction » (Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, p. 315). Voici un passage de son dialogue sur La critique et l’art : « Ernest – Faut-il donc toujours nous adresser à l’art ? Gilbert – Toujours. L’art ne blesse jamais. Les larmes que l’on répand au théâtre sont une image fidèle des émotions exquises et stériles éveillées par l’art. On pleure mais on ne souffre pas, et l’affliction est sans amertume. Dans la vie de l’homme, comme le dit quelque part Spinoza, la douleur représente un passage à une moindre perfection. Or, pour citer encore une fois le grand critique d’art de la Grèce, le chagrin que nous apporte l’art est à la fois purifiant et initiateur. C’est par l’art et par lui seul que nous pouvons prétendre à notre perfection, par l’art et par lui seul que nous pouvons nous garantir des sordides dangers de la vie quotidienne. Ceci

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l’art ? Hegel avait dit tout cela sur une échelle cosmique – dans les termes mêmes où Proust le dira – mais pour attribuer cette fonction cathartique à la philosophie devenue dialectique, c’est-à-dire un art. L’histoire universelle, avec son amoncellement de catastrophes, est justifiée d’après lui par sa conciliation dans l’Esprit – à ne pas confondre avec Celui que nous appelons Dieu22 ! De là le rôle primordial

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d’abord parce que rien de ce que l’on imagine ne vaut d’être fait, et que l’on imagine tout ; et ensuite, parce que les forces du domaine émotif, comme celles du domaine physique, ont des limites dans l’espace et l’intensité. On sent jusqu’à tel point, et pas davantage. Et qu’importe le plaisir dont la vie fait un appât, qu’importe la douleur qu’elle nous envoie pour troubler et mutiler notre âme, si dans la vie de ceux qui n’existèrent jamais, nous trouvons le vrai secret de la joie, si nous réservons nos larmes pour la mort de Cordélia et les filles de Brabantio, qui ne peuvent jamais mourir. Ernest – Un moment, s’il vous plaît. Il me semble que, dans tout ce que vous venez de dire, il y a quelque chose d’absolument immoral. Gilbert – L’art est toujours immoral. Ernest – Toujours ? Gilbert – Toujours. Car l’art poursuit l’émotion, tandis que le but de la vie et de cette organisation pratique de la vie qua nous appelons société, est l’émotion pour l’action. La société, commencement et base de toute morale, n’a en vue que la concentration de l’énergie humaine ; pour assurer sa survivance et sa solidité, elle demande très justement à chacun de ses membres de contribuer par un labeur productif au bien-être commun, et de travailler à la sueur de son front pour que s’achève la tâche quotidienne. La société pardonne souvent au criminel mais jamais au rêveur, et les belles émotions vaines que l’art éveille en nous lui paraissent haïssables. Le public est si bien subjugué par la tyrannie de cet affreux idéal social, que dans les expositions et autres lieux accessibles à tous, on vient vous demander d’une voix de stentor : “Qu’est-ce que vous faites ?” alors qu’entre civilisés, la seule question admissible serait celle-ci : “Qu’est-ce que vous pensez ?” Leur intention est certainement bonne, à ces braves gens au visage radieux, et peut-être est-ce la raison même qui les rend si ennuyeux. Mais il faudrait leur apprendre que si la contemplation est aux yeux de la société le crime le plus grave imputable à un citoyen, elle est, dans l’opinion des hommes cultivés, la seule occupation qui lui convienne » (Intentions, traduction Philippe Neel, Paris, Stock, 1928, p. 153-155). C’est la thèse de ses Leçons sur la philosophie de l’histoire (traduction Gibelin, Paris, Vrin, 1946). « Quand nous considérons ce spectacle des passions et que nous envisageons les suites de leur violence, de la déraison qui ne s’allie pas seulement à elles, mais aussi et surtout aux bonnes intentions, aux fins légitimes, quand de là nous voyons surgir le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse par cette caducité et, étant donné qu’une telle ruine n’est pas seulement une œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, en arriver en face de ce spectacle, à une affliction morale, une révolte de l’esprit du bien, s’il s’en rencontre un tel en nous. On peut amplifier ces résultats, sans exagération oratoire, jusqu’au tableau le plus terrible, simplement en rapprochant avec exactitude, toutes les infortunes subies par ce qu’il y a eu de plus beau en fait de peuples, de constitutions et de vertus privées, et pousser ainsi l’émotion jusqu’à la douleur la plus profonde, la plus perplexe à laquelle ne peut faire équilibre aucune conséquence apaisante ; nous ne pouvons nous maintenir contre elle ou nous arracher

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de la « culture ». C’est dans un tel esprit, c’est-à-dire dans la philosophie, que réside, selon Hegel, la liberté des contraintes de l’action. Le douloureux contraste entre ce qui est et ce qui devrait être, voilà qui fait la substance, l’original de ces représentations imitatives où se trouvent conciliés les contraires – pourvu que les représentations elles-mêmes soient comme elles devraient être, et non pas de simples copies aussi affligeantes que leurs choses, sinon davantage. C’est donc ainsi qu’il faut entendre la réponse de Hegel que nous avons citée : « Si nous reconnaissons que c’est comme il faut que ce soit, c’est-à-dire non arbitraire, ni contingent, alors nous reconnaissons aussi que ce doit être ainsi. » Il voulait donc trouver dans la philosophie la catharsis de l’oppression à laquelle l’assujettissait la crise politique en son temps, comme de celle que produisait en lui l’étude de l’histoire de l’humanité en général ; alors

à elle que par la pensée : il en a été ainsi ; c’est la destinée ; on n’y peut rien changer ; […] » (p. 31-32). – « L’intérêt particulier de la passion est donc inséparable de la mise en action du général ; car le général résulte du particulier et du déterminé, et de la négation de celui-ci. C’est le particulier qui s’use en se combattant et dont une partie est détruite. Ce n’est pas l’idée générale qui s’expose à des contraintes et à la lutte, à des dangers ; elle se tient en arrière hors de toute attaque et de tout dommage. C’est ce qu’il faut appeler artifice de la raison quand elle laisse agir à sa place les passions, en sorte que ce par quoi elle parvient à l’existence, éprouve des pertes et souffre des dommages. Car c’est le phénomène dont une partie est vaine et une partie affirmative. En général, le particulier est trop petit en face du général : les individus sont sacrifiés et abandonnés. L’idée paie le tribut de l’existence et de la caducité non par elle-même, mais grâce aux passions des individus » (p. 40-41). Après la religion « l’art est la deuxième forme de l’union de l’objectif et du subjectif dans l’esprit : il pénètre plus que la religion dans le réel et le sensible ; dans sa plus haute dignité, il doit représenter non l’esprit mais la forme de Dieu ; puis en général le divin et le spirituel. Grâce à lui, le divin doit devenir intuition : il le présente à la fantaisie et à la faculté intuitive. – Mais le vrai ne parvient pas seulement à la représentation et au sentiment, comme il arrive dans la religion ; ni seulement à l’intuition comme pour l’art, mais aussi à l’esprit qui pense ; nous obtenons ainsi la troisième forme de l’union – la philosophie. Celle-ci est donc la formation la plus haute, la plus libre, et la plus sage » (p. 53-54). – « La philosophie n’a affaire qu’à l’éclat de l’Idée qui se reflète dans l’histoire universelle. Lassée des agitations suscitées par les passions immédiates dans la réalité, la philosophie s’en dégage pour se livrer à la contemplation ; son intérêt consiste à reconnaître le cours du développement le l’Idée qui se réalise et certes de l’Idée de liberté qui n’est, qu’en tant que conscience de la liberté. Que l’histoire universelle est le cours de ce développement et le devenir réel de l’Esprit sous le spectacle changeant de ses histoires – c’est là la véritable Théodicée, la justification de Dieu dans l’histoire. C’est cette lumière seulement qui peut réconcilier l’Esprit avec l’histoire universelle et la réalité à savoir que ce qui est arrivé quotidiennement arrive non seulement n’est pas en dehors de Dieu mais encore essentiellement son œuvre propre » (p. 409). – En somme, sa philosophie est censée lui donner une manière de scientia visionis.

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que c’est à l’art qu’il revient de procurer, dans une certaine mesure, ce genre de délivrement. Bien que le professeur Karl Löwith n’interprète pas de cette façon péripatéticienne la conciliation que Hegel avait tentée, il n’en décrit pas moins, et fort justement, l’attitude historique de ce dernier : Ce n’est point par hasard qu’une adaptation problématique à ce qui existe se trouve à la fin de son œuvre, dont le début est une critique provocante, l’une comme l’autre soumis à un concept supérieur plein d’ambiguïté : comprendre ce qui est, dans une tendance fondamentale et philosophique à la conciliation. Par cette ambiguïté fondamentale du concept de la réalité en tant que « ce qui est », Hegel a franchi abstraitement le chemin qui mène du désaccord à la conciliation et empiriquement de la jeunesse à la vieillesse, de la Révolution française, en passant par la domination napoléonienne, au relèvement de la Prusse. Cette attitude en face de la réalité, décidée depuis 1800, Hegel l’a prise, en tant que penseur, par un recours à la compréhension, en reconnaissant ce qui est tel qu’il est, même si ce devait être autre selon nos vœux et notre opinion. Or c’est principalement en politique – où tout doit toujours être autre que c’est – qu’on fait valoir un tel devoir-être. Pure vanité que de faire comme si le monde vous attendait pour apprendre comment il devrait être, mais n’est pas ! Hegel s’accorde avec la volonté de changement du monde grâce à cet arrangement avec le monde tel qu’il est, même quand on n’est pas en accord avec lui […]. Il n’aurait jamais pu partager la volonté marxiste d’une disposition radicale au changement, […]23.

La philosophie, telle que Hegel la conçoit, devrait nous faire participer à ce que nous appelons la scientia visionis de Dieu, mais sans en avoir le caractère pratique. Elle devrait par suite nous faire passer d’emblée aux sixième et septième jours, où tout est déjà fait – « et voici cela était très bon ». Le vacarme et la furie du monde de l’action serait alors surmonté par une connaissance spéculative empruntée à une science parfaitement pratique, car telle est la connaissance que Dieu possède des choses qu’il fait. La philosophie de Hegel est spéculative, mais c’est devant les choses à faire et les actions à poser qu’elle n’est que spéculative, ne pouvant les atteindre que sous le rapport de la nécessité ; elle est spéculative par défaut. Car du moment que notre connaissance des choses réalisables n’est pas telle qu’elle comporte en outre la puissance de les faire, son caractère uniquement spéculatif marque un défaut, même dans la ligne du spéculatif. De même, elle laisse encore un abîme entre l’infaillibilité de cette connaissance et la réelle contingence des choses considérées en elles-mêmes. Car on ne peut oublier que

23. La conciliation hégélienne dans Recherches philosophiques, Paris, Boivin & Cie, vol. V, 1935-1936, p. 403. – Les soulignés sont de nous.

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c’est Hegel qui est censé savoir ce que veut l’Esprit universel. Il s’arroge donc une connaissance qui, tout en restant liée à l’ordre pratique, n’est pourtant pas elle-même pratique. Pour Marx, cette solution est une présomptive abdication, faite d’impuissance. Elle interprète, peut-être, mais elle nous laisse tous nos problèmes. C’est ce que Marx a proclamé dans ses Thèses sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières : il importe maintenant de le transformer. » À propos de la première partie de cette affirmation, il faut noter que Marx, encore qu’il ait écrit une dissertation de doctorat sur Démocrite, n’a jamais connu vraiment que les philosophies modernes dont cependant il a saisi comme nul autre les intentions secrètes. 5. La conciliation marxiste Comme Hegel, Karl Marx et ses successeurs orthodoxes vont chercher, toujours dans le genre de l’art, la solution à la disparité de ce qui est et de ce qui devrait être. Mais à l’intérieur de ce genre, il y a cependant entre ces deux auteurs une différence radicale. Alors que le premier voulait surmonter les contraires dans une manière de contemplation, au théâtre de l’esprit – contemplation d’une œuvre qu’il ne saurait faire, ou d’une action qu’il ne saurait poser – par contre, les marxistes, pour résoudre le problème de l’agir, iront dans la fabrique : ils se replieront sur les arts mécaniques. Ils chercheront la conciliation, non pas dans l’ordre de la représentation, mais dans celui des choses elles-mêmes. La différence du faire et de l’agir peut nous paraître très exaspérante par le contraste entre la réussite fort tangible des œuvres de nos mains, et l’absence si fréquente de droiture dans l’action – si bizarre, intolérable quand il s’agit de la conduite d’autrui. Aussi bien, les produits de notre industrie, la faucille et le marteau, par exemple, comme les fins que nous leur destinons, sont parmi les choses que nous connaissons le mieux quant à ce qu’elles sont, quant à leur pourquoi, puisqu’elles doivent ce qu’elles sont à l’idée que nous en avons délibérément formée dans notre esprit24, en vue de telle fin déterminée d’avance. Nulle part l’homme est-il maître aussi communément et sans conteste que dans les arts mécaniques. L’araignée, écrivait Karl Marx – et notre philosophie n’a rien à y redire – exécute des travaux où elle ressemble à l’homme, et l’abeille, par la structure de ses cellules de cire, fait honte à plus d’un architecte. Mais ce qui, de prime abord, établit

24. Saint Thomas, In VII Métaph., lect. 6, n. 1394.

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une différence entre le plus piètre architecte et l’abeille la plus adroite, c’est que l’architecte construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire. À la fin du travail, nous nous trouvons en face d’un résultat qui, dès le premier moment, existait déjà, dans l’imagination du travailleur, sous une forme idéale. Ce n’est point pour opérer une modification dans la forme des matières naturelles qu’il réalise dans ses matières son propre but ; ce but il le connaît d’avance, c’est la règle et la loi de son action, et il est forcé d’y subordonner sa propre volonté. Et cette subordination n’est pas un acte isolé. Outre l’effort des organes qui travaillent, l’opération réclame, pendant toute sa durée, la volonté adéquate se manifestant par l’attention ; et cela d’autant plus impérieusement que le travailleur est moins entraîné par le contenu ou le mode d’exécution du travail, et qu’il jouit moins du jeu de ses propres forces physiques et intellectuelles25.

Quant à la vérité et la certitude de cette emprise de l’intellect artisanal, de sa domination sur la réalité sensible en imposant à celle-ci une structure efficace sciemment conçue par nous, elles sont décisives ; elles sont vérité et certitude au terme de notre initiative accomplie dans l’ordre des choses premièrement connues de nous et dont nous dépendons pour la connaissance de toute réalité. Aussi bien, lorsqu’on parle de vérité à propos des théories physiques, pour toute assurance d’être au moins sur la bonne voie, elles n’ont que la mesure dans laquelle elles peuvent servir à construire des choses qui marchent – quel que soit le but ultime du savant considéré comme tel. Engels a donc raison de souligner que « nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos buts26… » Cela est si vrai que la tentation de tout ramener à cette mesure est de longue date. L’idole est « l’œuvre de la main des hommes27 ». Or, de même que l’architecte réalise dans les choses une œuvre qu’il avait d’abord conçue dans son esprit, et dont il est par suite mesure – œuvre qui est

25. Le Capital, livre I, Partie 3, c. 5 ; trad. Molitor, édit. Costes, Paris, 1946, tome 2, p. 4-5. 26. Frédéric Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Édit. soc. intern., Paris, 1935, p. 22. 27. En adorant cette œuvre l’homme s’adore lui-même en divinité sans rivale. Il est à noter qu’un besoin de concilier les choses qui sont avec les choses telles qu’elles devraient être, se trouve au principe de l’idolâtrie. « Un père accablé par une douleur prématurée a façonné l’image d’un fils qui lui a été trop tôt enlevé ; et cet enfant qui était mort, il s’est mis à l’honorer comme un dieu. Ce fut un piège pour les vivants que les hommes, sous l’influence de l’infortune ou de la tyrannie, eussent donné à la pierre ou au bois le nom incommunicable. Bientôt ce ne fut pas assez pour eux d’errer dans la notion de Dieu ; vivant dans un état de lutte violente, par suite de leur ignorance, ils appelaient du nom de paix de tels maux » (Livre de la Sagesse, c. xiv. 15, 21-22).

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la réalisation d’un but qu’il s’est proposé d’avance, et qui est la règle et la loi de son action, où « il est forcé d’y subordonner sa propre volonté » – pourquoi, dis-je, ne concevrait-on pas de même façon la vie sociale ? Il suffirait, semblet-il, d’assimiler l’agir au faire ; de substituer les voies déterminées de l’art à l’incommensurable moralité, c’est-à-dire, en fin de compte, à la prudence. On n’aurait qu’à remplacer l’homo sapiens par l’homo faber. Rien que cela. C’est le faber comme tel qui serait la mesure même de l’action, de la conduite des hommes. Voilà comment l’homme pourrait se traiter lui-même, librement, comme il façonne une chose extérieure, sans l’entrave de la dictée d’une loi intérieure, d’une conscience liée par cette loi ; s’émanciper enfin de la domination de la loi naturelle qui fait la division de ce qui est d’avec ce qui devrait être ; bref, de la difficulté de l’action humaine. La conciliation se fera donc au moyen des œuvres de nos mains, dans le monde de l’expérience sensible. C’est à ce compte que l’homme parviendrait à la vérité, à une certitude dans cette vie d’homme, identique à celle de la science, avec des garanties aussi sûres que celles des arts mécaniques. Il est d’ailleurs remarquable qu’à travers toute la littérature marxiste, l’homme ne se distingue des bêtes que par son faire. Les relations entre les hommes se ramènent toujours à des rapports de production. Et c’est en apparence d’autant plus suffisant que les arts et métiers sont très manifestement irréductibles à la seule nature. Leurs produits sont « extérieurs ». Alors qu’en vérité l’homme se distingue même davantage des bêtes par son agir dont la fin est le bonheur, l’action humaine cependant reste intérieure à l’agent pour le qualifier en luimême, en bien ou en mal ; tandis que le faire se termine à l’œuvre extérieure, et n’engage pas l’agent en lui-même. La réussite, la perfection de l’œuvre, ne demande pas que celui qui le fait soit homme de bien, mais qu’il soit habile artisan ou bon artiste. Cette liberté de l’artisan comme tel, l’indépendance de la qualité de son agir, le marxiste veut en user pour rectifier l’homme intérieur en le traitant comme une chose extérieure, en agissant sur lui tout comme l’artisan travaille une matière et transforme un arbre en armoire. C’est en quoi doit consister essentiellement l’action de la dictature du prolétariat, qui ne retient de l’État que le pouvoir de coercition – action de contrainte du dehors, force appliquée sans merci. C’est par cette méthode que les hommes doivent finir par être comme ils devraient être. Il n’est pas moins significatif que ce rôle de transformation de l’homme intérieur par la violence28

28. À propos d’une phrase d’Aristote dans la Métaphysique, où il affirme que toutes les choses qui « se font proviennent soit de l’art, soit de la puissance, soit de la pensée » (Livre VII, c. 7, 1032 a 25). – Saint Thomas explique le sens de cette puissance, à

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d’autrui soit confié justement « aux ouvriers armés » – en réalité des intellectuels qui accusent d’autres intellectuels d’être des intellectuels29 – que l’on présume rectifiés, du fait qu’ils se définissent comme ouvriers. L’homme intérieur de ces derniers est censé être déjà purifié, puisque entièrement assimilé à l’homme extérieur libéré par la qualité qui le définit ; il est comme il doit être, c’est-à-dire producteur purement et simplement, le travail lui-même étant devenu son tout premier besoin. C’est à quoi doit parvenir l’identification de la pratique artisanale avec la vie pratique tout court. C’est elle qui est au principe de l’émancipation sociale de l’homme, de son émancipation de la vie politique. Voici comment Engels décrit cette domination de l’homme sur la nature et l’histoire : L’ensemble des conditions de vie, milieu qui, jusqu’ici, dominait l’homme, entre enfin sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent les maîtres de leur propre organisation en société. Les lois de leur propre action sociale, qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux en lois de la nature, étrangères à eux et les dominant, sont dès lors appliquées et dominées par les hommes en pleine connaissance de cause. L’organisation propre de la société des hommes, qui, jusqu’ici, leur était comme étrangère et octroyée par la nature et l’histoire, devient un acte de leur propre et libre initiative. Les forces objectives, étrangères, qui, jusqu’alors, dominaient l’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales, mises en mouvement par eux, auront, en majeure partie et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C’est l’humanité passant d’un saut du règne de la nécessité dans le règne de la liberté30.

On sait que les auteurs de cette méthode appliquée à la vie sociale la qualifient de « scientifique ». Cette appellation est plutôt heureuse – dans le contexte d’une telle conception de l’action. La science, en effet, est au-delà de la liberté d’agir. Que les trois angles du triangle soient égaux à deux droits n’est pas une affaire de liberté ou de délibération. Ce n’est donc pas en ce sens que la science est libre. Elle est libre parce qu’elle est au-dessus de ce qui peut être et ne pas être, et de ce qui peut être autrement qu’il ne l’est ; elle est au-delà du contingent,

laquelle Aristote attribue un faire (poièsis, factio), mais qui n’est pourtant pas un art. In VII Métaph., lect. 6, n. 1395. 29. Par « intellectuels » on n’entend pas des gens qui s’occupent de choses intellectuelles, mais la gent qui, par des considérations abstraites et surtout hors de propos, veut régler, sans nulle expérience humaine, les problèmes les plus pratiques de la vie, sans aucun égard ni aux coutumes ni aux circonstances contingentes. 30. Anti-Dühring, tome 3, p. 51-52.

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et au-dessus de l’ordre moral. Aussi, la science se qualifie-t-elle non pas de bonne mais de vraie, et son contraire n’est pas le mal, mais l’erreur, le faux. Le système et la méthode en cause devraient donc s’investir de ces qualités de la science. Le vocabulaire marxiste est d’ailleurs très conséquent à cet égard ; aussi ignore-t-il les noms de vertu ou de vice, qui nous reporteraient aussitôt à la loi d’un ordre dépassé. Le mot « déviation » – à savoir : de la ligne tracée – leur fait mieux. Aussi, un défaut de la conduite se corrigerait aussi facilement qu’une erreur dans la fabrication d’un objet. Que si la matière ouvrable – c’està-dire l’homme à traiter – résistait à la transformation qu’on veut lui faire subir, on peut toujours la mettre au rebut ou en faire une autre chose. Le système et sa méthode n’admettent donc que des lois « scientifiques ». Après avoir été enchaîné depuis les origines par la loi morale, l’homme aurait enfin reconnu dans sa faculté artisanale les moyens appropriés à dominer la nature, à se maîtriser soi-même et à transformer les autres par les voies déterminées de l’art, en quoi celui-ci imite la nature pour la dépasser. Car la médecine, par exemple, produit ce que la nature ferait si elle le pouvait. C’est ce qui permet à ces penseurs de l’action d’affirmer que leur système n’est pas un système parmi d’autres, mais qu’il est l’expression d’une loi universelle de la nature et de l’histoire. Nous voici encore une fois tout près de Hegel. Mais, d’un Hegel, dit Marx, remis sur pieds. Car la loi universelle en cause est celle, proclamée par Hegel, de l’identité des contradictoires, principe de ce qu’il appelle dialectique31. La confusion n’était possible que parce que Hegel avait assimilé le statut des contraires et des contradictoires à propos des choses, à celui qui leur revient dans la pensée. De leur simultanéité dans l’esprit il avait conclu à leur identité, comme si être ensemble revenait à être identique. On comprend toutefois comment Hegel pouvait verser dans cette erreur. Nous l’avons vu : il implique contradiction, que les contraires ou les contradictoires soient ensemble dans les choses ; mais leur simultanéité dans l’esprit n’en implique aucune. Ce qui, à cet égard, est impossible dans les choses, s’accomplit dans l’esprit : ce qui serait contradictoire dans les choses, ne l’est pas dans l’intelligence. Mais de là ne s’ensuit pas que dans l’intelligence, ces termes opposés soient identiques en notion. Dans la pensée, autant que dans la réalité, être et non être sont distincts ; de même que santé et maladie. Quoi qu’il en soit, Hegel les a déclarés identiques.

31. Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, traduction Gibelin, Paris, Vrin, 1952, « Première section de la logique », p. 76 et suiv.

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Cependant, pour Marx, l’identité hégélienne des contradictoires dans la pensée n’est que le reflet de leur identité dans les choses. La mystification, écrit-il, dont est victime la dialectique dans les mains de Hegel ne l’empêche aucunement d’avoir pour la première fois exposé ses formes générales de développement d’une manière complète et consciente. Chez Hegel, elle se tient debout sur la tête. Il faut la retourner pour découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique32.

La dialectique marxiste n’est donc autre chose que l’application de cette loi universelle « à l’histoire de la société, et à l’activité pratique » des producteurs33. * * * Voilà comment le marxisme entend contourner les exigences de la loi naturelle. Comme la plupart des philosophies modernes de l’action, il part d’un principe défaitiste, d’une conviction que la condition humaine serait sans remède si l’on devait compter que la masse des hommes dans son ensemble puisse se conduire, effectivement, d’une manière conforme à la loi morale. Le marxiste met donc tout son espoir dans une transformation violente à opérer par l’exaspération de l’appétit déréglé des hommes pour la jouissance des biens sensibles ; il s’agit de pousser, à la limite de la contradiction, par la révolte de l’irascible, une concupiscence reconnue comme impossible à satisfaire, déréglée autant chez la classe possédante que chez les dépossédés. Aussi cet espoir doit-il tabler sur l’inconnu au-delà de la violence. Quoiqu’il se déclare certain de l’avènement d’une époque où l’appétit des hommes sera réglé, pour avoir été poussé jusqu’à la contradiction de soi-même, suivie d’une condition où le travail même sera devenu le premier besoin de la vie, en quoi les contrariétés de l’existence seront conciliées, dépassées, il avoue cependant son incertitude concernant le temps et le caractère concret du « règne de la liberté ». Lénine fut manifestement irrité quand on lui demanda des précisions sur ce sujet. Il annonçait sans détours que la répression de l’exploitation « exige, pour être menée à bien, une cruauté, une férocité extrêmes dans l’exécution, des mers de sang à travers lesquelles l’humanité poursuit sa route sous le régime de l’esclavage, du servage et du salariat » ; et que même « pendant la transition du capitalisme au communisme, la répression est encore nécessaire », et donc l’État 32. Le Capital, Paris, Costes, 1946, tome 1, p. xcv. Nous citons toutefois la traduction Nizan-Duret, des Morceaux choisis, NRF, Paris, Gallimard, s.d., p. 67-68. 33. Staline, Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique, dans Histoire du Parti communiste bolchévique de l’URSS, Moscou, 1939, p. 108.

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aussi, en tant que « machine spéciale de répression ». Il était assuré qu’une fois écartée « la cause sociale profonde des excès qui constituent des infractions aux règles de la vie en société…, les excès commenceront infailliblement à “dépérir”. À quelle allure, ajoute-t-il, et avec quelle gradation, nous l’ignorons, mais nous savons qu’ils dépériront. Et avec eux dépérira l’État lui aussi34 ». Mais quelle sera la rapidité de ce développement [des forces productives de la société humaine], quand aboutira-t-il à une rupture avec la division du travail, à la suppression de l’antagonisme entre le travail intellectuel et manuel, à la transformation du travail en « première nécessité vitale » – cela nous ne le savons pas et nous ne pouvons pas le savoir35.

L’orthodoxie marxiste n’hésite pas à faire connaître les limites de son « règne de la liberté ». Engels annonçait même la fin de ce règne, de la société sans classe. Et c’est par là que l’on voit à quel point le marxisme est un nihilisme absolu, sans retour. L’hypothèse scientifique particulière sur la cause de la destruction de l’humanité est sans importance. Ca qui importe, c’est la certitude avec laquelle il accepte l’extermination éventuelle mais définitive de notre genre humain. Cependant « tout ce qui naît doit périr ». Des millions d’années peuvent passer, des centaines de milliers da races naître et mourir ; mais le temps approche inexorablement où, la chaleur du soleil s’épuisant, celui-ci ne réussira plus à fondre la glace qui descend des pôles, où les hommes, se pressant de plus en plus autour de l’équateur, ne trouveront plus, même là, assez de chaleur pour vivre, où la dernière trace de vie organique disparaîtra peu à peu, où la terre, sphère inerte et glacée comme la lune, sombrera dans les ténèbres profondes en décrivant un orbite de plus en plus étroit autour du soleil, mort lui aussi, pour finir par y tomber. D’autres planètes auront précédé la terre, d’autres la suivront ; au lieu d’un système solaire harmonieux, lumineux et ardent, il n’y aura plus qu’une sphère morte et glacée poursuivant sa course solitaire. Et le sort de notre système solaire est également réservé tôt ou tard à tous les autres systèmes de notre île-Univers, à tous les systèmes des innombrables autres îlesUnivers, même à ceux dont la lumière n’atteindra jamais la terre tant qu’il y aura un œil humain à sa surface pour la recevoir36. La matière se meut en un cycle éternel, qui sans doute s’accomplit en des périodes de temps dont notre année terrestre est une mesure inadéquate, cycle dans lequel le temps de l’évolution la plus haute, celui de la vie organique et plus encore celui de la vie des êtres qui prennent conscience de la nature et

34. L’État et la Révolution, Paris, Éditions sociales, 1946, p. 82-83. 35. Ibid., p. 87. – Les italiques sont de Lénine. 36. Dialectique de la nature, Paris, Rivière & Cie, 1950, p. 127-129.

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d’eux-mêmes, et aussi réduit que l’espace dans lequel apparaissent la vie et la conscience du soi ; cycle où tous les modes d’existence finie de la matière, soleils ou vapeurs nébuleuses, animaux singuliers ou espèces animales, composition chimique ou dissociation, sont aussi transitoires les uns que les autres, et où rien n’est éternel que la matière qui se transforme éternellement, éternellement en mouvement, ainsi que les lois suivant lesquelles elle se meut et se transforme. Ce cycle s’accomplira dans l’espace et le temps sans trève et sans rémission, des millions de soleils et de terres verront le jour et mourront ; la réalisation des conditions de la vie organique dans un seul système solaire et sur une seule planète prendra un temps immense, et d’innombrables êtres organiques devront naître et disparaître avant que puissent surgir, dans le milieu qu’ils auront créé, des êtres doués de cerveaux pensants capables de s’adapter pendant un court instant à des conditions favorables, pour être ensuite exterminés sans merci ; et malgré tout cela nous avons la certitude que la matière demeure éternellement la même à travers toutes ses transformations, qu’aucun de ses attributs ne peut se perdre, et qu’avec la même nécessité d’airain qui anéantit sur terre sa fleur la plus noble, l’esprit pensant, elle doit donc aussi le produire ailleurs et en d’autres temps37.

Le communisme n’est donc pas du tout ce qu’en pense le grand nombre, ni même ce qu’en attend la majorité des communistes eux-mêmes. Et quiconque se donne la peine de lire leur littérature philosophique, en vente, pourtant, et à bon marché, dans les librairies du monde entier depuis près de quarante ans, appréciera cette méprise. Ce qui est plus étonnant, c’est que les chefs politiques de l’Occident, les plus puissants et adulés, aient ignoré, dans leurs pourparlers et tactiques, ce que c’est que le communisme et en quoi il se trouva chez lui dans le climat des derniers siècles. De la philosophie grecque la plus primitive, nous est parvenu un adage qui en cette conjoncture se vérifie de nous-mêmes : Intus existens prohibet extraneum. Nous avons en commun avec les marxistes tant d’idées touchant mais surtout évitant les questions fondamentales, tant de présupposés, que nous en sommes da mauvais juges en notre propre cause. On ne peut plus faire appel publiquement à la loi naturelle. Et la raison en est plutôt évidente. Car cette loi, qui doit être la norme de toutes nos lois humaines, se définit précisément comme une participation de la loi éternelle qui est Dieu38. Certes, la reconnaissance publique de la loi naturelle n’aura pas pour

37. Ibid., p. 132. Voir chapitre 10. 38. Il y a pourtant, ci et là, des hommes qui s’en rendent compte. Ainsi M. Robert B. Anderson, sacrétaire de la Marine américaine, dans une conférence à la Baylor University (Waco, Texas) en octobre dernier, sur la Constitution des États-Unis,

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conséquence automatique l’observation de cette loi – l’histoire est là pour le rappelait à son auditoire : « The notion of individual liberty is written large in almost every legal code as far back as Solon, and perhaps even before him. Moreover, the concept of justice as the proper moral objective of the law also appears at a very early date… The failure of the law to secure the proper mesure of freedom and justice to the people stemmed in a large measure not from its purpose but from its interpretation and enforcement. Legislators can deal in principles, but courts and prosecutors must deal in facts and cases. Because law is administered by human beings, its application in each instance is affected both by the conception and the capacity of those individuals charged with its administration. Unless their interpretations of the law are based upon something more than their own subjective notions of justice and right, the application of the law may become something entirely different from its written intent. If man is to judge himself competently, the standards he applies to his conduct must of necessity be beyond his power to modify or define. If man has the power to define what his standards are, then they almost inevitably become what he wills them to be. Thus through man’s infinite capacity for rationalization, many lies may seem to be truth, deceit may wear the cloak of honor, oppression may be practiced in the name of justice. This, to me, is the great ethical error of materialism, humanism and all other systems of philosophy which do not recognize the independent existence of absolute moral and spiritual values… Written professions of intent cannot be translated into uniformity of meaning unless there is lodged in the public conscience a clear understanding of the deeper values upon which those professions depend for their substance and worth. These values are spiritual and absolute, rather than material and relative… quite above and beyond the sphere of human development. It is for man to perceive these values as the lasting, immutable works of his God. He must not conceive them as the property of his own mind, to be twisted and distorted to suit the demands of expediency. The indispensable basis for any law that would secure justice and freedom and equality is its identity, both in inception and in execution, with the principles of Christian conduct… [The] Declaration of Independance [says] : “We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable rights, that among these are life, liberty and the pursuit of happiness !… Thus we assert our conviction of the divine source of a set of absolute spiritual values, and with it we express a conviction that these values must not be subverted by any man…” These basic rights and values are repeated and expanded in our Constitution. But the Constitution is not an arrogant assumption that the people’s government or even the people will always be right, will always act in accordance with the moral law. This document recognizing the danger of concentrated authority, safeguards these values even further by diffusing the power of those in whose hands it is entrusted. The structure of our government is ample proof of the very real concern our Founding Fathers had over the possibility of a tyranny by the majority. “The greatest good for the greatest number“ is ethically sound ouly insofar as it is consonant with “The least harm to the least number…” The only way to keep the U.S. Constitution safe, Anderson concluded, is by constantly referring back to its spiritual premises : “There is no essential magic in its construction which preserves it inviolable against the corrosion of false doctrine or careless thinking… It is only

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prouver, l’expérience individuelle comme celle des nations. Mais autre chose est de reconnaître que nous n’observons pas une loi connue comme devant être gardée, autre chose de prétendre qu’il n’y a nulle loi immuable et commune, et d’agir comme si elle n’existait pas. Par cette dernière attitude, nous instituons la barbarie la plus universelle qui soit. Les barbares, en effet, se définissent comme des gens qui ne vivent pas sous des lois. Or les barbares de l’Antiquité, dont parlaient les anciens, n’ont jamais nié la loi naturelle dans toute sa généralité. L’homme, pour ce faire, et devenir le pessimum omnium animalium39 dans une mesure aussi draconienne, devait attendre les siècles de lumières.

from the knowledge and appreciation of the deep roots of their vital heritage of political freedom that the people of a society are able to derive the wisdom needed to safeguard it for those who come after them” » (paroles rapportées dans le Time Magazine, le 26 octobre 1953). 39. Saint Thomas, In I Politic., lect. 1.

CHAPITRE

5

La loi naturelle et l’économique, une question de terminologie

ÉTUDES ANNEXES II. LA LOI NATURELLE ET L’ÉCONOMIQUE, UNE QUESTION DE TERMINOLOGIE Un aperçu historique et doctrinal

L

’expression « loi naturelle », telle que nous l’entendons en philosophie et en théologie, n’a point du tout le sens que lui donnent les « philosophes de la loi naturelle ». Celui-ci, qui se trouve chez certains économistes depuis le XVIIIe siècle, est voisin de ce qu’on appelle « lois de la nature », telle, par exemple, « la loi de la gravitation ». Or ces deux acceptions sont tellement distantes l’une de l’autre que l’expression prête facilement à équivoque. Le sens nouveau, dit l’économiste suédois Gunnar Myrdal1 is more akin to the sense in which it is used in the natural sciences and less to notions of normative teleology. This change of emphasis is already apparent in the works of the French writers who followed the Physiocrats : Garnier

1. Voir The Times Literary Supplement, 26 mars 1954, Front article.

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(1754-1821), Canard (Ca 1833), and, in particular, J.B. Say (1767-1832). It is well known that Ricardo (1772-1823) had studied these authors2.

Or, sur ce même sens, Myrdal fait encore la remarque très pertinente que voici : The peculiarity of the doctrine of natural law is rather its attempt to identity « is » and « ought », the actual and the obligatory, directly and without lengthy proofs ; it simply equates reason and nature. Notions of the philosophy of natural law in this latter sense have markedly influenced the Physiocrats3.

Afin de comprendre la portée de ceci, il faut se rappeler que l’expression « loi naturelle » a reçu, dans les temps modernes, une imposition très différente de celle qui se trouve dans l’épître aux Romains et qu’ont retenue les grands moralistes chrétiens. Pour saint Thomas, le terme « loi » signifie d’abord et essentiellement quelque chose de la raison pratique. La loi est une règle d’action ; elle est une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en est détourné. Le mot « loi » ne vient-il pas du verbe latin qui signifie « lier » par ce fait que la loi « oblige » à agir, c’est-à-dire qu’elle lie l’agent à une certaine manière d’agir ? Or ce qui règle et ce qui mesure les actes humains, c’est la raison, qui est le principe premier de nos actes délibérés, comme il a été dit précédemment. C’est, en effet, à la raison qu’il appartient d’ordonner quelque chose en vue d’une fin ; or, la fin est le principe premier de toute action selon le philosophe. Mais dans tout genre d’êtres, ce qui est principe est à la fois règle et mesure de tout ce qui se rapporte à ce genre : tel est le cas de l’unité dans le genre nombre, et celui du premier mouvement dans le genre mouvement. Il suit de là que la loi est œuvre de la raison4.

En revanche, la nature, qui ne délibère pas, étant déterminée ad unum, n’est nullement un premier principe de son opération, au sens où la raison en est un. Tant et si bien que l’on dit de la nature qu’elle est « agir » plutôt qu’elle n’agit. Aussi la loi se trouve-t-elle « en celui qui pose la règle ou établit la mesure. Ces

2.

3. 4.

The Political Element in the Development of Economic Theory (Routledge and Kegan Paul, 1953, p. 6), traduit de l’original suédois par Paul Streeten, publié en Allemagne il y a un quart de siècle. Cette traduction anglaise est précédée d’une préface spécialement écrite par l’auteur en 1953. Il y exprime, sur la nature de l’économique, une opinion fort différente de celle qu’il avait prise pour de l’acquis il y a vingt-cinq ans. Nous la citons plus loin ; la pagination de cette récente préface est en chiffres romains. Ibid., p. 28. Ia-IIae, q. 90, a. 1, c.

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opérations [de régler et de mesurer] étant propres à la raison, la loi, essentiellement, se trouve dans la seule raison5 ». Que veut dire alors l’expression « loi naturelle » ? Faut-il entendre qu’elle est notre nature d’animal raisonnable, ou notre nature principe de mouvement et de repos, ou encore une mesure fondée en nature, tout de même que les propriétés proviennent de la nature et que les opérations naturelles ont pour principe la nature déterminée ad unum ? Aucunement. La loi se dit essentiellement d’une règle d’action, laquelle formalité nous trouvons, suivant l’ordre d’apprentissage, non pas d’abord dans la nature, mais dans la vie en communauté, où « elle n’est autre chose qu’un dictamen de la raison pratique, venant du chef qui gouverne la communauté parfaite6 ». La loi entendue de cette manière étant une règle de gouvernement, une mesure établie par la raison pratique, elle n’est pas naturelle au sens qui se distingue de la raison – c’est ainsi que les yeux sont une œuvre de la nature, tandis que les lunettes sont l’œuvre de la raison. Elle n’est ni la nature ni la raison elle-même comme puissance de connaissance ; elle est, exactement, une proposition, un jugement universels, ne pouvant avoir pour sujet que la raison. De même que dans les actes extérieurs, [où nous produisons des œuvres], il y a lieu de distinguer l’opération elle-même et l’œuvre réalisée, par exemple l’action de construire et l’édifice ; ainsi, à propos des œuvres de la raison, il y a lieu de distinguer l’acte même de la raison qui n’est autre chose que l’intellection et le raisonnement, et d’autre part ce qui est établi par cet acte de la raison. Ce qui, dans la raison spéculative, est premièrement la définition ; en second lieu, l’énonciation ; troisièmement, le syllogisme ou l’argumentation. Mais parce que dans les actions la raison pratique se sert, elle aussi, d’un syllogisme…, de même trouve-t-on, dans la raison pratique, quelque chose qui joue, par rapport aux actions, le rôle que remplit la proposition par rapport aux conclusions, dans la raison spéculative. Précisément ces propositions universelles de la raison pratique ordonnées aux actions, ont la nature de loi. Ces propositions sont tantôt l’objet d’une considération actuelle, et tantôt sont possédées par la raison d’une façon « habituelle » [c’est-à-dire sans qu’elle y porte son attention]7.

Or la loi, en ce premier strict sens, n’est pas œuvre et dictamen d’une raison n’importe quelle, ni en vue d’une fin quelconque. Après avoir cité l’affirmation que « la loi n’est écrite pour l’avantage d’aucun particulier [nullo privato commodo], mais pour l’utilité commune des citoyens », saint Thomas poursuit :

5. 6. 7.

Ibid., ad 1. Ibid., q. 91, a. 1, c. Ia-IIae, q. 90, a. 1, ad 2.

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Il a été dit précédemment que la loi relevait de ce qui est le principe des actes humains, puisqu’elle en est la règle et la mesure. Mais de même que la raison est le principe des actes humains, il y a en elle quelque chose qui est principe de tout ce qu’elle peut comprendre : c’est à ce quelque chose que la loi doit se rattacher tout d’abord et par-dessus tout. – Or, en ce qui regarde l’action, domaine propre de la raison pratique, le principe premier est la fin ultime ; et la fin ultime de la vie humaine, c’est la félicité ou la béatitude comme il a été expliqué plus haut. Il faut par conséquent que la loi traite principalement de ce qui est ordonné à la béatitude. D’autre part, toute partie est ordonnée au tout, comme l’imparfait est ordonné au parfait ; or l’individu humain est une partie de la communauté parfaite… Il est donc nécessaire que la loi envisage directement ce qui est ordonné à la félicité commune. C’est pourquoi le philosophe, dans la définition déjà indiquée des choses légales, fait mention de la félicité et de la solidarité politique. Il dit, en effet, au livre V de l’Éthique, que nous appelons justes les dispositions légales qui réalisent et conservent la félicité ainsi que ce qui en fait partie, par l’entremise de la solidarité politique. Il faut se souvenir que, pour lui, la société parfaite, c’est la cité. En un genre quelconque le terme le plus parfait est le principe de tous les autres, et ces autres ne rentrent dans le genre que d’après leurs rapports avec ce terme premier. En conséquence, puisque la loi ne prend sa pleine signification que par son ordre au bien commun, tout autre précepte visant un acte particulier ne prend valeur de loi que selon son ordination à ce bien commun8.

On peut maintenant montrer qui peut faire des lois : Établir un ordre en vue du bien commun, cela revient à la multitude tout entière ou à quelqu’un qui représente la multitude. C’est pourquoi le pouvoir de légiférer appartient à la multitude tout entière ou bien à un personnage officiel qui a la charge de la multitude. La raison en est qu’en tous les autres domaines, c’est toujours à celui dont la fin relève directement qu’il revient de tout ordonner en vue de cette fin9.

Où donc se vérifie le plus parfaitement cette notion de loi, œuvre d’une raison pratique, en vue du bien commun ? Étant établi que le monde est régi par la Divine Providence, il est évident que cette communauté qu’est l’univers est gouvernée par la raison divine. C’est pourquoi la raison, principe du gouvernement de toutes choses, considérée en Dieu comme dans le chef suprême de l’univers, répond à la notion de loi. Et puisque la Sagesse Divine, en concevant les choses n’est en rien soumise au

8. 9.

Ibid., q. 90, a. 2, c. Ibid., a. 3, c.

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temps, mais possède [de toutes choses] un concept éternel, comme il est dit au Livre des Proverbes [vii. 23], il s’ensuit que cette loi doit être appelée éternelle10.

Puisque l’homme fait partie de l’ensemble qu’est l’univers, il est soumis à cette ordination de la raison divine au bien commun de l’univers, qui n’est autre que Dieu. Car la loi éternelle s’étend à toutes choses, à celles qui sont contingentes comme à celles qui sont nécessaires, aux agents libres comme à ceux qui sont menés par une nécessité naturelle les déterminant ad unum. Toutefois, les agents qui opèrent de propos délibéré, tout en étant aussi parfaitement soumis à la loi éternelle, ne le sont pas à la manière des êtres qui n’agissent que par nature et sont dès lors plutôt « agis » [magis aguntur quam agant]. L’homme, en effet, en tant qu’il est doué de libre arbitre, est tenu responsable de ses actes ; ce qui présuppose, en lui, la connaissance de règles de conduite. Tout cela permet de préciser en quoi consiste la loi naturelle. Saint Thomas cite d’abord un verset de l’épître aux Romains : « Les gens qui n’ont pas de loi accomplissent naturellement [φύσει] les dispositions de la loi [ii. 14]. » Et il ajoute la glose : « S’ils n’ont pas de loi écrite, ils ont cependant la loi naturelle selon laquelle chacun comprend et prend conscience de ce qui est bien et de ce qui est mal. » Ensuite il répond, marquant au préalable la distinction entre les deux manières dont une règle et une mesure peuvent se trouver dans un sujet. La loi, étant une règle et une mesure, peut se trouver en quelqu’un d’une double manière : tout d’abord comme en celui qui établit la règle et la mesure, et en second lieu comme en celui qui est soumis à celles-ci, puisque ce dernier est réglé et mesuré pour autant qu’il participe de quelque façon à la règle et à la mesure. Par conséquent, comme tous les êtres qui sont soumis à la Divine Providence sont réglés et mesurés par la loi éternelle (selon les explications données), il apparaît avec évidence que ces êtres participent en quelque façon à la loi éternelle par le fait qu’en recevant l’impression de cette loi en euxmêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont propres. Or, parmi tous ces êtres, la créature raisonnable est soumise à la Divine Providence d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même à cette Providence, en pourvoyant à ses propres intérêts en même temps qu’à ceux des autres. En cette créature, il y a donc une participation à la loi éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui lui conviennent. C’est précisément cette participation à la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée la loi naturelle. Aussi, quand le Psalmiste disait : « Offrez un sacrifice de justice », il ajoutait, comme pour ceux qui demandaient quelles étaient ces œuvres de justice : « Beaucoup disent : qui nous 10. Ibid., q. 91, a. 1, c.

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montrera le bien ? » et il leur donnait cette réponse : « Seigneur, nous avons la lumière de votre face imprimée en nous », affirmant par là que la lumière de notre raison naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est mal, n’était autre chose qu’une impression en nous de la lumière divine. Il est donc évident que la loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable11.

Quoique la loi éternelle s’étende à tous les êtres, dans le présent contexte seule sa participation dans la créature raisonnable s’appelle loi proprement. Car la loi éternelle s’y trouve participée non seulement sicut regula in regulato, mais aussi sicut regula in regulante, c’est-à-dire comme une règle en vertu de laquelle la créature raisonnable participe elle-même à la providence, étant principe de son propre agir. Il n’y a qu’en elle que la loi demeure loi, essentiellement. Par contre, dans les créatures irraisonnables, la participation à la loi éternelle, encore que regula in regulato, ne s’appelle plus loi si ce n’est per similitudinem ; c’est-à-dire par comparaison à la regula in regulante : Les animaux sans raison, participent eux-mêmes, tout comme la créature raisonnable, à la raison éternelle, mais à leur façon. Et parce que la créature raisonnable possède cette participation sous un mode intelligent et rationnel, il s’ensuit que la participation à la loi éternelle en la créature raisonnable mérite proprement le nom de loi : la loi est, en effet, quelque chose qui relève de la raison, comme il a été dit précédemment. Dans la créature privée de raison, la participation n’existe pas sous un mode rationnel ; aussi ne peut-elle être appelée loi que par similitude12.

Marquons-le bien – c’est sur quoi portera la confusion des « philosophes de la loi naturelle » –, il n’y a que la participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable qui réponde toujours à la notion de loi règle d’action, et s’appelle loi naturelle. Lorsqu’on applique ce sens de l’expression à la nature des animaux irraisonnables comme principe inhérent de leur comportement, elle est alors employée soit comme métaphore, soit comme terme équivoque : il n’y a rien, dans les créatures irraisonnables, qui soit, au sens défini, une loi naturelle, bien qu’on y trouve une participation à la loi éternelle, laquelle participation n’est pourtant pas essentiellement une loi, encore qu’elle en retienne une certaine ressemblance. Cela ne veut cependant point dire qu’on ne saurait imposer au même terme oral une autre signification, ayant elle aussi un sens propre. C’est ce que fit apparemment Descartes dans Les principes de la philosophie :

11. Ia-IIae, q. 21, a. 2, c. 12. Ibid., ad 3.

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Puisque [Dieu] a mû en plusieurs façons différentes les parties de la matière, lorsqu’il les a créées, et qu’il les maintient toutes en la même façon et avec les mêmes lois qu’il leur a fait observer en leur création, il conserve incessamment en cette matière une égale quantité de mouvement. De cela aussi que Dieu n’est point sujet à changer, et qu’il agit toujours de même sorte, nous pouvons parvenir à la connaissance de certaines règles, que je nomme les lois de la nature, et qui sont les causes fécondes des divers mouvements que nous remarquons en tous les corps ; ce qui les rend ici fort considérables. La première est que chaque chose en particulier continue d’être en même état autant qu’il se peut, et que jamais elle ne le change que par la rencontre des autres. Ainsi nous voyons tous les jours, lorsque quelque partie de cette matière est carrée, qu’elle demeure toujours carrée, s’il n’arrive rien d’ailleurs qui change sa figure ; et que, si elle est en repos, elle ne commence point à se mouvoir de soi-même. Mais lorsqu’elle a commencé une fois de se mouvoir, nous n’avons aussi aucune raison de penser qu’elle doive jamais cesser de se mouvoir de même force, pendant qu’elle ne rencontre rien qui retarde ou qui arrête son mouvement. De façon que, si un corps a commencé une fois de se mouvoir, nous devons conclure qu’il continue par après de se mouvoir, et que jamais il ne s’arrête de soi-même13.

L’usage finira par consacrer un nouveau sens du terme « loi », mais non pas tout à fait celui qu’entend Descartes. Il importe pour le moment de se souvenir qu’un mot à deux sens propres est un terme équivoque ; que l’un et l’autre de ceux-ci ne sont pas des cas divers du même sens, l’un, tel par soi, et l’autre, tel par participation ; au contraire, ils sont alors deux cas du même son de voix, mais qui n’ont point d’autre unité véritable, encore qu’il existe quelque raison à cette identité du terme oral – comme dans le cas du mot « chien », qui signifie l’animal, mais aussi une constellation dont la figure fait penser à l’animal. Quoique Descartes conçoive les « règles, que je nomme les lois de la nature », en dehors de toute action pour une fin – ce qui les identifie à la necessitas, a priori, quae est ex materia – il y voit cependant des principes d’ordre, en vertu desquels les corps se comportent suivant « les mêmes lois que [Dieu] leur a fait observer en leur création ». Or, quand même nous remplacerions ces lois par la « nature » en tant qu’elle est « la raison d’un art, savoir de l’art divin ; laquelle raison est au-dedans même des choses, et en vertu de quoi elles sont mues vers une fin déterminée14 », le mot « loi » n’aurait pas le premier sens de loi, qui ne peut se vérifier que de la règle inhérente à la raison pratique, à la nature raisonnable comme telle. La nature irraisonnable est sans conteste soumise à la loi éternelle,

13. Seconde partie, § 36 et 37, Bibliothèque de la Pléiade, p. 495. 14. Saint Thomas, In II Physic., lect. 14, n. 8.

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mais elle n’en pourrait participer le caractère de loi au sens où la loi éternelle est véritablement une loi, c’est-à-dire une règle de conduite qui appartient à la raison proprement dite. On peut néanmoins montrer combien il est aisé de glisser d’un sens à l’autre et de les considérer soit comme espèces d’un même genre, soit comme les sens coordonnés d’un terme analogue. La loi naturelle, dira-t-on, est quelque chose de la raison ; mais la raison est elle-même quelque chose appartenant en propre à la nature raisonnable ; donc la loi naturelle, avant qu’elle ne soit dans la raison, est intérieure à l’être même de la nature raisonnable. Aussi, toutes les natures, raisonnables ou non, possèdent, à l’intérieur de leur être, une loi naturelle qui définit leur nature. – Et voilà qui confond tout. Certes, la loi naturelle est dans la créature raisonnable. Mais elle ne pourrait jamais s’y trouver intérieure à son être même, à la manière dont la nature est une « ratio indita ». En effet, nous l’avons vu, il est essentiel à la loi naturelle d’être quelque chose de la raison pratique ; d’être une proposition universelle15, ce qu’on ne pourrait dire d’aucune nature physique, et qui ne peut se trouver ni même dans aucune connaissance sensible. Aussi bien la nature peut-elle être nommée « loi par similitude », mais en tant qu’elle est « quaedam participatio legis aeternae in creaturis ». Il faudrait alors parler non pas d’une loi naturelle, mais de la loi éternelle dans les choses réglées par elle, sicut regula in regulato. Il ne s’y trouve de lois naturelles qu’au sens de « lois de la nature ». À la condition de faire abstraction du contexte proprement cartésien, ce sens est légitime, mais tout différent du premier. Si l’on pouvait identifier la loi naturelle avec la nature des créatures, en sorte que chaque être aurait sa propre loi naturelle, la nature de celles-ci ne pourrait s’appeler telle que par participation de la loi naturelle proprement dite, au sens où saint Thomas la définit. On ne pourrait toutefois le faire que si la raison humaine était, pour la nature, ce qu’est la loi éternelle en tant que règle des natures. Ce qui reviendrait à dire, avec Karl Marx, que la nature humaine est une œuvre de la raison elle-même de l’homme. D’autre part, identifier la loi naturelle avec l’être même des choses, dire que « chaque être a sa propre loi naturelle comme il a sa propre essence16 », c’est confondre la ratio artis avec la ratio legis, le rerum conditor avec le gubernator. C’est pourquoi nous faisions des réserves à propos de Descartes, car il entendait sans doute « les lois de la nature » comme un cas particulier de ce que l’on avait appelé « loi naturelle ». Il employait cette expression, sans s’apercevoir que, pour qu’elle se puisse vérifier dans ce nouveau contexte, il devait en changer l’imposition 15. Ia-IIae, q. 90, a. 2, ad 2. 16. Jacques Maritain, L’homme et l’État, Presses universitaires de France, 1953, p. 79.

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radicalement – et non pas d’une manière qui, d’univoque, rend un terme analogue. Que Descartes ait confondu art et loi, on le voit nettement dans le texte précité : « D’où il suit que, puisqu’il [Dieu] a mû en plusieurs façons différentes les parties de la matière, lorsqu’il les a créées, et qu’il les maintient toutes en la même façon et avec les mêmes lois qu’il leur a fait observer en leur création, il conserve incessamment en cette matière une égale quantité de mouvement. » Bref, en parlant de « lois de la nature », il réfère les choses expressément au Créateur. Or, toute autre chose est la ratio artificis, autre chose la ratio gubernantis. Seule la dernière a le caractère de loi. De même qu’en tout artisan préexiste une ratio [c’est-à-dire une mesure ou norme] des choses établies par l’art, ainsi faut-il qu’en tout gouvernant préexiste une ratio de l’ordre des choses à faire [c’est-à-dire des actions] par ceux qui sont soumis à son gouvernement. Et de la même manière que la ratio des choses à produire par l’art s’appelle art ou exemplaire des choses fabriquées, ainsi la ratio [mesure ou norme] de celui qui gouverne les actes de ses sujets a la nature de loi – pourvu que l’on tienne compte des autres conditions, traitées précédemment [q. 90], qui sont de l’essence d’une loi. Or Dieu, par sa sagesse, est créateur [conditor] de toutes choses, par rapport auxquelles il se compare à l’artisan vis-à-vis de ses œuvres, ainsi qu’il a été dit dans la première partie [q. 14, a. 8]. Mais Dieu est également celui qui gouverne tous les actes et tous les mouvements qui se trouvent dans chacune des créatures, ainsi qu’il a été établi dans la même première partie [q. 103]. Aussi, de même que la ratio de la divine sagesse en tant que par elle toutes choses ont été créées a la nature de l’art, d’exemplaire ou d’idées ; de même la ratio de la sagesse divine, en tant qu’elle meut toutes choses vers la fin qui leur est due [finem debitum], prend-elle la nature de loi. C’est ainsi que la loi éternelle n’est autre chose que la ratio [c’est-à-dire la règle, mesure ou norme] de la sagesse divine, en tant qu’elle dirige [secundum quod est directiva] tous les actes et tous les mouvements17.

Or, l’identité, en Dieu, de la ratio artificis avec la ratio gubernantis, de l’idée de son œuvre avec la loi éternelle, entraînerait, du côté des créatures, l’identité de ce qu’elles sont avec ce qu’elles devraient être ; c’est-à-dire qu’elles seraient bonnes par essence. Il faudrait nier, par suite, le bien qui divise l’être et identifier, dans les créatures, esse simpliciter et bonum simpliciter. Ainsi les choses atteindraient-elles leur plénitude finale du seul fait que leur être est l’œuvre du Créateur et qu’elles sont infailliblement conformes aux exemplaires de l’art divin.

17. Ia-IIae, q. 93, a. 1, c. Non seulement doit-on distinguer entre la sagesse divine en tant qu’elle a la nature de l’art, et le rapport sous lequel elle est providence ; on distingue encore, à propos de celle-ci, la ratio ordinis, qui s’appelle providence tout court, laquelle est éternelle, et la disposition ou exécution de l’ordre, qui se nomme gouvernement, et s’effectue dans le cours du temps (Ia Pars, q. 22, a. 2, ad 2).

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Le docteur Angélique fait remarquer que saint Augustin, en disant de Dieu qu’il « a fait chacune des créatures selon les idées qui leur sont propres », ne parle pas de la loi éternelle, mais des normes idéales [rationes ideales], qui sont relatives aux natures propres des choses particulières ; c’est pourquoi l’on trouve en elles [c’est-à-dire dans les rationes ideales] distinction et pluralité, selon leurs rapports divers aux choses, comme il a été expliqué dans la première partie [q. 15, a. 2]. Mais de la loi on dit qu’elle a pour rôle de diriger les actes suivant l’ordre au bien commun, comme on l’a vu ci-dessus [q. 90, a. 2]. Or les choses qui sont diverses en elles-mêmes sont considérées comme une seule suivant qu’elles sont ordonnées à quelque chose de commun. C’est pourquoi la loi éternelle est une, elle qui est la norme de cet ordre18.

Cette distinction permet de comprendre plus exactement la position de Spinoza. D’après lui, la perfection de l’homme n’est pas, à proprement parler, une cause finale pour laquelle l’homme doit agir conformément à la loi, mais un « maximum d’être ». Nous l’avons vu19, par bon il entend […] ce que nous savons avec certitude qui est un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. [… ut ad exemplar humanae naturae, quod nobis proponimus, magis magisque accedamus]. Par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude qui nous empêche de reproduire ce modèle. Nous dirons, en outre, les hommes plus ou moins parfaits, suivant qu’ils se rapprocheront plus ou moins de ce même modèle.

L’identification de la norme de l’art divin avec la loi éternelle se fait d’ailleurs au détriment de cette loi, puisqu’il faut alors attribuer aux choses un caractère tel, qu’elles n’ont plus besoin d’être gouvernées. Dans leurs activités elles se mesureraient à leur essence, qui serait leur « formule d’activité ». C’est pourquoi Spinoza peut identifier si aisément la cause finale à l’appétit lui-même, « en tant que celui-ci est considéré comme le principe ou la cause primitive d’une chose ». Or, suivant sa propre assertion, rien « n’appartient à la nature d’une chose, sinon ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente, et tout ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente arrive nécessairement ». Christian Wolff (1679-1754), qui exerça une influence considérable sur les scolastiques jusqu’à nos jours, sur les thomistes comme sur les autres, enseignait que l’obligation de faire le bien et d’éviter le mal ne vient pas de ce que nous appelons la loi naturelle, mais de notre propre essence et nature, et que c’est par là que nos actions sont bonnes ou mauvaises. En sorte que « étant posées

18. Ia-IIae, q. 93, a. 1, ad 1. 19. Voir notre chap. 4, p. 116 et suiv.

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l’essence et la nature de l’homme et des choses, par là même, est établie l’obligation naturelle20 » Il appelle « loi naturelle, celle qui trouve sa raison suffisante dans l’essence et la nature de l’homme et des choses ». Cette raison, qui est la ratio sufficiens legis, est en même temps la ratio sufficiens obligationis. La raison de toutes ces affirmations, note le P. Maréchal, est exprimée en ces termes : « Tout ce qui est naturel trouve sa raison suffisante dans les essences et la nature des choses21. » Sans nul doute, Christian Wolff aurait souscrit à cette opinion de M.  Maritain : Un ange qui connaîtrait l’essence humaine à sa manière angélique ; et toutes les situations existentielles possibles de l’homme, connaîtrait la loi naturelle dans l’infinité de son étendue. Mais ce n’est pas notre cas. Encore que les théoriciens du XVIIIe siècle aient cru que c’était leur cas22.

Donc, pour ce qui regarde les choses en soi, il n’est point de différence entre M. Maritain et « les théoriciens du XVIIIe siècle ». Cette interprétation de la loi naturelle est liée à la conception que se font ces auteurs de la contingence. En effet, ils ramènent toute contingence au « possibile esse et non esse » de la chose qui dépend du libre arbitre, laquelle peut être ou n’être pas, être ainsi ou autrement, selon le choix de l’agent. C’est le sens du « possible opposé au nécessaire » qui peut se dire de toute créature considérée par rapport à Dieu, comme de tout ce qui dépend d’un agent libre quel soit-il, tant qu’il agit comme cause per se. Lorsque ces auteurs parlent de contingence dans la nature, qui est en vérité un « possibile esse et non esse » intrinsèque à la chose ou à l’événement dits contingents, ils la rapportent encore à une cause per se dans la nature. Ainsi faisaient les Stoïciens, disant que, si un événement est contingent par rapport à une cause prochaine, qui serait elle-même contingente, une seule cause per se ne suffit pas à rendre tel événement nécessaire et prévisible ; un grand nombre de causes qui concourent à le produire, leur

20. Le titre de l’ouvrage de Wolff, d’où sont tirées ces citations, est d’ailleurs significatif  : Philosophia practica universalis, methodo mathematica conscripta. – « Actiones in se bonae et in se malae, necnon propter determinationes accidentales in bonas val malas abeuntes, per ipsam hominis rerumque essentiam atque naturam bonae vel malae sunt. – Homo per ipsam essentiam et naturam suam rerumque obligatur ad actiones intrinsece bonas committendas, intrinsece vero malas omittendas. – Quamobrem… posita hominis rerumque essentia atque natura, ponitur etiam nturalis obligatio. » Voir J. Maréchal, Précis d’histoire de la philosophie moderne, 2e édition, Paris, Desclée de Brouwer, 1951, p. 208-209. 21. Ibid. 22. L’homme et l’État, p. 82.

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série et connexion, revêtent la nature d’une seule cause ; ils en concluaient que toutes choses arrivent avec nécessité23. Or tant qu’il s’agit d’événements dans la nature, M. Maritain dira que pour une intelligence divine, qui connaîtrait absolument tous les ingrédients dont le monde est fait, tous les « facteurs » en jeu dans le monde et toute l’histoire de toutes les successions causales qui s’y sont produites depuis que le monde est monde, la visite à tel instant de cette rose par cette abeille apparaîtrait comme un événement infailliblement ou nécessairement déterminé24.

Et alors, en quel sens cette « visite à tel instant… » est-elle contingente ? M. Maritain répond qu’elle est un fait contingent « dès l’instant que ses antécédents eux-mêmes pouvaient de soi être autrement ». L’événement en question dépend uniquement d’une constellation de positions de fait, autrement dit d’une pure nécessité de fait. Ces événements singuliers, qu’ils appartiennent à la classe des événements de nature ou à celle des événements de hasard, sont déterminés par leurs antécédents (et ceux-ci de même) selon des combinaisons de séries historiques indéfiniment compliquées qui se croisent dans le temps, mais ces combinaisons de séries – qui en fait n’ont pas été autrement – pouvaient être autrement : rien n’empêchait qu’elles fussent autrement, soit de par l’intervention de quelque agent libre, soit au moins de par une différence, à l’origine des choses, dans les positions de départ de toutes ces séries historiques (positions de départ dont la « constellation » s’est trouvée telle, en fait, mais dont nulle structure essentielle et nulle cause au monde ne nécessitait que la « constellation » fût telle). La chute de cet oiseau, le succès de cette fleur, qui se sont produits en fait, pouvaient donc ne pas se produire, ils pouvaient se trouver empêchés d’être ; ces événements, à supposer tous leurs antécédents, ont été nécessités par eux, mais leurs antécédents, ne dérivant pas eux-mêmes d’une cause ou d’une structure essentielle qui les aurait exigés de soi, pouvaient être autrement ; par conséquent ils restent contingents, ce ne sont jamais que des faits. Bref ils étaient infailliblement prédéterminés dans la constellation et l’histoire de tous les facteurs de l’univers posés à l’origine, mais il n’y a jamais là pour eux qu’une nécessité de fait, mêlée ou non à une nécessité de droit. Non seulement cette constellation de facteurs pouvait être autre à l’origine, mais encore chacune des innombrables rencontres entre séries causales diverses qui ont eu lieu au cours de l’évolution du monde jusqu’à la production de ces événements pouvait ne pas avoir lieu, sans que fût violée aucune nécessité rationnelle déchiffrable dans les exigences d’une nature ou d’une structure essentielle 23. Saint Thomas, In I Perihermeneias, lect. 14, n. 10. 24. Réflexions sur la nécessité et la contingence, dans Raison et raisons, Paris, 1947, p. 45.

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déterminée. Bien que nécessaires d’une nécessité de fait, de tels événements sont contingents25.

Mais d’où vient que « la constellation s’est trouvée telle, en fait » ? De ce que Dieu l’a voulue telle. Mais ce qui en découle est cependant contingent, parce que Dieu aurait pu la vouloir autre qu’elle n’a été, en fait. En somme, selon M. Maritain, un événement dans la nature s’appelle contingent, parce que Dieu aurait pu établir une constellation autre que celle qu’il a décrétée, en fait. Au reste, il importe de noter que, dans cette hypothèse, la constellation une fois donnée, toutes les causes qui la composent « accipiunt rationem unius causae sufficientis » ; elles constituent comme un seul agent naturel. Reste à voir si, dans la nature, ceux des effets que l’on appelle contingents sont tels au regard de l’agent naturel considéré comme causa per se, ou s’ils le sont uniquement au regard de la libre volonté de Dieu. Or, aucun agent naturel (par opposition à l’agens a proposito) ne pourrait être cause per se d’un effet accidentel dit « casuel ». Les corps célestes, disait saint Thomas, ne peuvent imposer de nécessité, même pas aux effets corporels des êtres corruptibles, dans lesquels beaucoup de choses arrivent par accident. Or, ce qui est par accident ne peut pas se ramener à une puissance [virtus] naturelle, celle-ci étant déterminée ad unum ; mais ce qui est par accident n’est pas un. C’est pourquoi il est dit plus haut [lect. 5, n. 27 que l’énonciation « Socrate est musicien blanc » n’est pas une, ne signifie pas quelque chose qui soit un. Pour cette raison, le philosophe dit, dans le livre De Somno et Vigilia, que beaucoup de choses, dont il préexiste des signes dans les corps célestes, tels pluies et orages, n’arrivent point, étant empêchées par accident. Et, encore que cet obstacle, considéré en lui-même, se ramène à quelque cause céleste, leur concours, cependant, étant accidentel, ne peut se ramener à une cause agissant naturellement26.

D’où vient l’illusion de pouvoir assimiler ainsi la doctrine d’Aristote et de saint Thomas au déterminisme en vogue depuis le XIXe siècle jusqu’au début de celui-ci ? Pour avoir négligé le rôle du bien, de la causalité finale, dans la nature ; pour avoir voulu tout expliquer en termes d’« essences » et de pure efficience. M. Maritain, en parlant du hasard, ne fait jouer aucun rôle à la finalité, alors que celle-ci doit entrer dans la définition même du hasard (savoir : « causa per accidens in his quae fiunt a natura propter finem in minori parte27 »). Cependant que, pour Aristote et saint Thomas, le hasard n’a aucun sens en dehors de l’opération pour une fin, ce qui arrive par hasard dans la nature,

25. Ibid., p. 49-51. 26. In I Periherm., lect. 14, n. 14. 27. Voir saint Thomas, In II Physic., lect. 8 et 10.

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comme ce qui arrive par fortune dons nos actions délibérées, doit avoir le caractère d’un bien ou d’un mal. M. Maritain dira qu’il s’agit alors « du hasard de finalité » (cependant qu’il ne peut y en avoir d’autre) et que Ces considérations, qui sont relatives à des pseudo-finalités imaginées par l’homme et aux intérêts humains engagés dans l’événement, ressortissent à la connaissance pratique et introduisent dans la théorie du hasard des éléments étrangers et parasitaires ; c’est pourquoi nous en avons fait abstraction dans cet essai28.

Cette méconnaissance de la finalité a marqué même la scolastique depuis Durand de Saint-Pourçain, qui entendait mal la définition du bien-savoir : « quod omnia appetunt29 ». Elle s’explique mieux depuis les prodigieux développements de la physique mathématique, qui, étant formellement mathématique, fait abstraction de toute finalité30. Les physiciens, d’autre part, quand ils emploient le mot « hasard » à propos des lois des grands nombres, usent d’un terme oralement identique, mais équivoque. Car, à ce que la statistique déclare « le moins probable », a été assigné une valeur numérique qui rend son improbabilité prévisible et par suite le soustrait au hasard proprement dit. Il est donc impossible de transférer directement notre doctrine du hasard au domaine de la statistique. Cependant, les discussions autour des relations d’incertitude de la physique quantique ont révélé, il y a un quart de siècle, qu’en général les thomistes avaient adopté le déterminisme au sens où M. Maritain le défend dans son enseignement sur la contingence dans la nature. Que veut dire « contingent » ou « possible » ? Il y a le possible qui s’oppose à l’impossible. On le qualifie de « commun », parce qu’il se dit même du nécessaire. En effet, si le nécessaire n’était pas possible, il serait impossible31. Mais le même terme s’emploie aussi comme nom propre de ce qui est opposé au nécessaire, savoir ce qui peut être et ne pas être ; tandis que l’on appelle nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être32. Or, être et n’être pas sont opposés contradictoirement. Le possible ou contingent, pris en ce sens, signifie par conséquent une « potentia simul contradictionis », une même puissance « ad esse et non esse33 ». En sorte qu’une chose en puissance au temps A, mais seulement en puissance à être en acte au temps B, n’est point contingente, mais nécessaire. Si Socrate est assis en A, pour que cela soit contingent, il faut que, pendant qu’il est assis en 28. 29. 30. 31. 32. 33.

L’homme et l’État, p. 63, n. 1. Voir Charles Hollencamp, Causa Causarum, Presses universitaires Laval, 1949. In I Post. Anal., lect. 25, n. 4. Contra Gentiles, III, c. 86. In IX Métaph., lect. 3, n. 1811-1812. Ibid., lect. 9. m. 1869. In I de Coelo, lect. 26, n. 6.

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A, il soit vrai de dire qu’il puisse être ou assis ou non assis en B : que les contradictoires, incompatibles en B, se vérifient simultanément de la même puissance au temps A. Or, le « posse esse et non esse », quel qu’il soit, réfère toujours à l’appétit, et par conséquent à la finalité. Voici d’abord comment Aristote le prouve à propos des puissances rationnelles. Après avoir montré en combien de façons se dit le mot « puissance », et que, dans tous les cas, « puissance » signifie un principe soit actif [« principe d’un changement dans un autre être, ou dans le même être en tant qu’autre »], soit passif [« le principe, dans l’être passif, du changement qu’il est susceptible de subir par l’action d’un autre être, ou de luimême en tant qu’autre34 »], il établit la division des êtres en lesquels se trouvent ces principes. Or la raison seule étant dominatrice de son acte, il divise, par suite, les puissances en rationnelles et irrationnelles. Comme exemple de puissance rationnelle, il donne les arts : Aussi tous les arts, c’est-à-dire toutes les sciences du faire, sont-ils des puissances, car ce sont des principes dc changement dans un autre être, ou l’artiste [ou l’artisan] lui-même en tant qu’autre35.

Cependant, quel rapport peut-il y avoir entre la puissance rationnelle et les termes opposés du contingent : être et ne pas être ? Les puissances rationnelles sont, toutes, puissances des contraires, mais les puissances irrationnelles ne sont puissances que d’un seul effet. Par exemple, la chaleur n’est puissance que de l’échauffement, tandis que la médecine est puissance à la fois de la maladie et de la santé. La cause en est que la science est la raison des choses dans l’esprit [λόγoς]. Or c’est la même raison qui manifeste l’objet et la privation de cet objet, mais non cependant de la même manière : tantôt, c’est à la fois l’objet et sa privation, tantôt c’est surtout l’objet positif. Les sciences de cette sorte sont donc nécessairement sciences des contraires, mais elles ont pour objet l’un des contraires en lui-même, tandis que l’autre contraire n’est pas leur objet premier et par lui-même. Elles sont la raison de l’un en vertu de sa nature, et de l’autre, en quelque sorte par accident. C’est par négation, en effet, et par suppression, qu’elles font apercevoir le contraire, car la privation d’un objet, celle qui est première, c’est son contraire, et cette privation première, c’est la suppression de l’autre terme. – Puisque les contraires ne se produisent pas dans le même être, mais que la science est puissance en tant qu’elle est la raison des choses et que l’âme contient un principe de mouvement, le sain ne produit donc que la santé, le chaud, que la chaleur, le froid,

34. Métaph., IX, c. 1, 1046 a 10. 35. Ibid., c. 2, 1046 b.

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que la froidure, tandis que celui qui sait produit les deux contraires. En effet, la raison des choses est raison de l’un et de l’autre, mais non de la même manière, et elle réside dans une âme, qui a en elle un principe, l’âme fera sortir deux contraires, puisqu’elle les aura reliés l’un et l’autre à la même raison. Les êtres ayant la puissance rationnelle produisent donc leurs effets d’une manière contraire aux êtres ayant une puissance irrationnelle, car les effets des êtres possédant la puissance rationnelle sont contenus par un seul principe, savoir, la raison des choses36.

Voilà donc la différence, essentielle en cette matière, entre la raison et la nature. La nature est déterminée ad unum, parce que les contraires ne peuvent être en elle simultanément. Le même sujet prochain ne peut être à la fois sain et malade, blanc et noir. Tandis que, dans la raison, les contraires sont ensemble. En effet, un des deux termes contraires implique toujours la négation de l’autre. La maladie est, essentiellement, négation de la santé. Quoique la notion de maladie soit autre que la notion de santé, celle-ci dépend de celle-là, et ainsi l’on peut dire que la notion de santé est de la notion de maladie37. De même pour les termes contradictoires. Le négatif « ne pas être » dépend de la notion « être ». Au surplus, parce que les contradictoires sont simultanés dans la raison, certains philosophes ont pu « dire » que rien n’empêche qu’ils ne soient ensemble dans la nature. L’identité du « modus rei in se » et du « modus rei in intellectu » est d’ailleurs le postulat fondamental de l’idéalisme, par quoi il mène logiquement au matérialisme. Ce postulat suppose que les notions des contraires sont une seule et même notion. Le fait que « in anima est quodammodo una species contrariorum », que la notion de l’un (santé) est de la notion de l’autre (maladie), pourrait prêter occasion à une telle confusion. Le postulat dont il s’agit implique tout aussi bien que l’affirmation et la négation d’une même chose devraient être simultanément compatibles dans la même raison. À cet égard, l’occasion de cette erreur, qui est une véritable négation de la raison elle-même, peut être le fait que la notion d’affirmation est de la notion de négation, l’une et l’autre de cellesci étant par suite simultanés dans la raison38. Il y a donc quelque chose de commun entre la raison et la nature, savoir que les contraires sont dans le même sujet ; simultanés dans la raison, ils sont successivement dans la nature. Ce qui est propre à la puissance rationnelle, c’est qu’elle est une faculté d’actions contraires39.

36. 37. 38. 39.

Ibid., c. 2, 1046 b 5. In VII Métaph., lect. 6, s. 1405. I-IIae, q. 64, a. 3, ad 3. Q.D. de Veritate, q. 26, a. 3, ad 7.

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Quel est donc ce rapport entre l’appétit et la raison comme puissance des contraires ? Puisque ce qui est puissant, c’est ce qui peut quelque chose, et à un moment donné, et de certaine façon (avec tous autres caractères entrant nécessairement dans la définition) ; que certains êtres peuvent mouvoir rationnellement [κατα λόγov] et que leurs puissances sont rationnelles, tandis que d’autres êtres sont irrationnels et leurs puissances irrationnelles ; que les premières de ces puissances résident nécessairement dans un être animé, et les autres, indifféremment dans un être animé ou dans un être inanimé ; pour ces dernières puissances, dès que, de la façon appropriée à la puissance en question, l’agent et le patient se rapprochent, il est nécessaire que l’un agisse et que l’autre pâtisse, tandis que pour les premières puissances, cette nécessité ne joue pas. C’est que toutes les puissances irrationnelles ne produisent chacune qu’un seul effet, au lieu que chacune des puissances rationnelles produit les contraires, de sorte qu’elle produirait simultanément les contraires. Or c’est impossible. Il est donc nécessaire qu’il y ait quelque autre élément déterminant, j’entends par là l’appétit [ορεξις] ou le choix rationnel [πρoαίρεσις]. Quelle que soit, en effet, celle des deux choses que l’agent désire d’une manière décisive, il l’accomplira dès qu’il y aura présence et rapprochement avec le patient, d’une manière appropriée à la puissance dont il s’agit. – Il en résulte que tout être doué de puissance rationnelle, dès qu’il désirera ce pour quoi il possède une puissance, et dans les circonstances dans lesquelles il a cette puissance, il doit l’accomplir. Or, la condition de cette puissance, c’est la présence du patient avec telle manière d’être. Sinon, l’action serait impossible. (Qu’aucun obstacle extérieur n’empêche l’action de la puissance, il est inutile de l’ajouter. Un être, en effet, a la puissance dans la mesure où celle-ci est un pouvoir d’agir, pouvoir non pas absolu, mais soumis à certaines conditions, parmi lesquelles sera comprise l’absence d’obstacles extérieurs, car l’exclusion de ces obstacles est impliquée par certains des caractères positifs de la puissance). C’est pourquoi une puissance ne saurait produire en même temps, le voulût-on et le désirât-on, deux effets ou des effets contraires, car ce n’est pas ainsi que la puissance s’exerce sur les contraires, et il n’y a pas de puissance pour les produire simultanément, puisque c’est ce dont il y a puissance qui sera fait de la façon dont il y a puissance40.

L’appétit, voire l’« electio », le choix, est donc essentiel à la raison comme puissance des contraires. Sans l’appétit, la raison ne se trouverait pas en face de l’être et du non-être, de l’être ainsi ou autrement, comme puissance active des contraires. En conséquence, la possibilité des contraires qui se définissent

40. Métaph., IX, c. 5, 1047 b 35.

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par cette puissance, serait niée41. Ce « posse esse et non posse » impliquerait contradiction. Une chose s’appelle possible ou contingente, en ce sens déterminé, lorsque, pour être, elle dépend d’une puissance rationnelle ; donc d’un agent, principe extrinsèque au sens où tout principe actif est extrinsèque (même quand la puissance passive est intrinsèque à l’agent), et libre. À propos du possible, vis-à-vis de la puissance rationnelle, il faut marquer une autre distinction. Car une chose peut être dite possible par rapport à quelque pouvoir particulier ; c’est ainsi qu’on dit possible à l’homme tout ce qui est soumis à la puissance rationnelle de l’homme. Ce possible se définit par cette puissance particulière. Mais de ce qu’une chose n’est pas possible à cette puissance, il ne découle pas qu’elle soit impossible absolument. Socrate ne pourrait pas s’asseoir, si « assis », attribué à Socrate, impliquait, de soi, être et n’être pas en même temps, comme la proposition « l’homme est un cheval », c’est-à-dire à la fois homme et non-homme. Or la puissance de Socrate n’est point la raison propre du fait que « s’asseoir » ne répugne pas, de soi, au sujet « Socrate ». Cette possibilité, qui s’appelle absolue, consiste simplement en ceci que l’attribution du prédicat au sujet n’implique aucune contradiction. La raison de la distinction entre ce qui est impossible du fait de la privation d’une puissance, et ce qui est impossible à cause de la répugnance des termes de la proposition, se trouve dans les deux manières dont on peut dire être. D’une part, en effet, « pouvoir être [posse] » se dit par rapport à « être », tandis que, d’autre part, « être » non seulement se dit de ce qui est dans la réalité, mais aussi de l’être comme vrai, selon la composition ou la division dans les propositions, pour autant qu’on trouve en elles le vrai ou le faux42. De même, possible et impossible se disent non seulement selon la puissance ou l’impuissance de la chose, mais aussi suivant la vérité ou la fausseté, selon la composition ou la division dans les propositions formées par l’esprit. Pour lors, l’impossible est le contraire de ce qui est vrai nécessairement ; et le faux est, sous ce rapport, non pas ce qui est vrai seulement, mais ce qui est en outre nécessaire ; ce faux est nécessairement impossible43. Car « être faux absolument » et « être impossible absolument » ne sont pas la même chose. Si l’on dit de Socrate qu’il est debout, tandis qu’il est assis, ce que l’on dit est faux, mais non pas impossible, puisqu’il

41. In IX Métaph., lect. 4, n. 1820. 42. In VI Métaph., lect. 4. 43. Ibid., V, lect. 14, n. 970-973.

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peut aussi s’asseoir. Ce qui est absolument impossible, c’est qu’en acte il soit simultanément debout et assis44. Or le possible absolu, qui se définit par la simple non-répugnance des termes de la proposition, ne veut point dire, déterminément, ce qui peut être ou ne pas être. Car la proposition « la diagonale du carré est incommensurable au côté » non seulement n’implique aucune contradiction, mais est vraie de toute nécessité ; et l’inverse n’est pas seulement fausse, mais impossible. Tandis que s’il est faux de dire que Socrate est assis quand il ne l’est pas, il n’en découle pas qu’il est impossible qu’il s’assoie. En d’autres termes, parmi les choses qu’on peut dire « possibles » en ce sens qu’elles ne sont pas impossibles et de soi n’impliquent aucune contradiction, il en est qui sont absolument nécessaires ; ainsi Dieu, ou encore l’incommensurabilité de la diagonale, de même que tout ce qui ne peut d’aucune manière n’être pas. Cette possibilité ne pourrait dépendre d’une puissance active. Mais il est aussi des choses qui peuvent être ou n’être pas, tel Socrate, qui peut être et ne pas être, être assis ou non assis. Il y a donc des possibles absolus qui sont également possibles au sens qui les oppose au nécessaire sans conditions. C’est à ces possibles, opposés à l’impossible, mais distincts néanmoins des possibles qui sont de toute nécessité sans aucune condition, c’est à eux que s’étend la toute-puissance de Dieu ; et c’est par leur définition que nous parvenons à connaître l’objet propre de la toute-puissance. On ne pourrait en effet déterminer les choses auxquelles s’étend, proprement, la toute-puissance, en disant : de même que la puissance de l’homme s’étend à toutes les choses qui sont possibles à la puissance rationnelle de l’homme, de même la toute-puissance s’étend à toutes les choses qui sont possibles à la puissance de Dieu. Il y aurait là, observe saint Thomas, une circularité dans la manifestation de la toute-puissance, « car cela reviendrait à ne dire rien de plus que ceci : Dieu est tout-puissant parce qu’il peut tout ce qu’il peut45 ». En revanche, Dieu est toutpuissant parce qu’il peut faire tout ce qui n’implique pas en soi, simultanément être et n’être pas. Aussi serait-il contradictoire que Dieu puisse faire qu’une chose qui ne peut d’aucune manière ne pas être, ne soit pas. Mais où intervient l’appétit relativement aux objets de la toute-puissance ? Car, à l’abord, il peut paraître étonnant qu’un objet qualifié de possible parce que le prédicat ne répugne pas au sujet, ait un rapport essentiel à l’appétit, tel que sa possibilité même l’implique et qu’il ressortisse à la connaissance pratique

44. In I de Coelo, lect. 26, n. 4. 45. Ia Pars, q. 25, a. 3, c.

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de celui pour qui il est possible. Après avoir précisé comment il faut entendre les possibles dans la proposition : « Deus [potest] omnia possibilia », saint Thomas poursuit : Il faut en outre considérer que, tout agent produisant quelque chose qui est à sa ressemblance, à chaque puissance active correspond un possible, qui est son objet propre, et qui répond à la nature de l’acte où se fonde la puissance active. Ainsi, la puissance d’échauffer se rapporte, comme à son propre objet, à ce qui est susceptible d’échauffement. Or l’être divin, sur qui prend appui la notion de la puissance divine, est être infini, non limité à quelque genre d’être, mais à qui appartient d’avance la perfection d’être dans sa totalité. En conséquence, tout ce qui possède ou peut avoir la notion d’être se trouve contenu dans les possibles absolus, à l’égard desquels Dieu se dit tout-puissant. Or rien ne s’oppose à la notion d’être, si ce n’est le non-être, cela seul répugne à la notion du possible absolu soumis à la divine puissance, qui implique en soi simultanément l’être et le non-être. Cela en effet n’est pas soumis à la toutepuissance, non à cause d’un défaut de cette puissance divine ; mais parce qu’il ne peut revêtir la qualité de faisable et de possible. Ainsi, tout ce qui n’implique pas contradiction est contenu sous ces possibles à l’égard desquels Dieu est dit tout-puissant. Quant aux termes qui impliquent contradiction, ils ne sont pas compris dans la toute-puissance divine, parce qu’ils ne comportent point la qualité de possibles. Pour cette raison il convient de dire d’eux qu’ils ne peuvent pas être réalisés, plutôt de dire : Dieu ne peut pas les faire46.

Sont donc exclus des possibles absolus qui font l’objet de la toute-puissance, tous ceux qui n’ont pas la nature de « factibile47 ». Aussi cet objet a-t-il un rapport fondamental au bien, car tout agent agit pour une fin. C’est pourquoi saint Thomas dit que des choses qui n’ont pas été, ni ne sont, ni ne seront – celles qu’il ne s’est jamais proposé de faire – [Dieu] a une connaissance spéculative ; et quoiqu’on puisse dire qu’il les voit dans sa puissance, on dit mieux [accomodatius] qu’il les voit dans sa bonté, qui est la fin de toutes les choses qu’il fait ; à savoir, selon qu’il voit beaucoup d’autres modes de communication de sa propre bonté, que celle qui se trouve communiquée dans les choses qui existent, passées, présentes ou futures ; car toutes les choses créées ne peuvant égaler sa bonté, quelle que soit la mesure dans laquelle elles paraissent en participer48.

Que Dieu voie ces possibles, comme tels, dans sa bonté, qui est fin de toutes les choses qu’il fait, cela veut dire que sa connaissance des possibles est essen-

46. Ia Pars, q. 25, a. 3, c. 47. In Iam Partem, q. 25, a. 3, n. V. 48. Q. D. de Verit., q. 2, a. 8, c.

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tiellement pratique : qu’il les connaît comme opérables par lui, quand même il ne les ferait jamais. Nécessairement il en a aussi une connaissance qui n’est aucunement pratique : Dieu ne fait pas la possibilité des possibles qu’il connaît ; cela voudrait dire que la participabilité de son essence est un effet de sa puissance, et non pas sa bonté même. Sa puissance n’a point pour objet la notion des possibles, qui n’est pas faisable, mais le « possibile esse vel non esse » comme tel, selon que Dieu peut le faire ou non, suivant son vouloir. Les rationes des possibles ne peuvent être, comme tellos, ordonnées à aucune fin. La connaissance que Dieu en a est spéculative en raison da l’objet même [ex parte rei] : son essence qui est participable, mais dont la participabilité est nécessaire et nullement opérable. Car Dieu ne peut pas rendre son essence participable, mais il peut la vouloir participée. Cependant, connaissant son essence comme participable, il sait de toute nécessité comment il peut faire les possibles, quand même il ne les ferait jamais49. Cette connaissance des possibles en tant qu’il sait comment il peut les faire, est pratique quant à son objet [de re operabili], mais spéculative quant à la fin. Ceci ne veut point dire que dans cette connaissance, qui est pratique habitu vel virtute, les possibles ne sont pas vus dans leur rapport à la seule fin que Dieu puisse leur vouloir quand il les veut. Les choses qu’il ne fera jamais sont vues dans sa bonté : la perfection de son essence est connue comme bien communicable, qu’il la communique ou non. Cette connaissance, cependant, de mode compositif puisqu’elle porte sur la manière de diriger les choses vers leur fin, est appelée spéculative quant à la fin, parce qu’elle n’ordonne pas actuellement les choses que Dieu peut faire, à la fin qui pourtant serait leur s’il les voulait. En d’autres termes, sa connaissance n’est pleinement pratique – pratique actu ou simpliciter – que par rapport aux choses qu’il fait. Cela suffit pour montrer que le possible absolu, qui fait l’objet de la toutepuissance, est inséparable de la bonté et de la libre volonté de Dieu.

49. Ia Pars, q. 14, a. 16, ad 3.

Deuxième partie INTERVENTIONS EN PHILOSOPHIE POLITIQUE ET EN ÉTHIQUE

CHAPITRE

6

Notes sur le marxisme (1945)1

I. CALCUL ET DIALECTIQUE

D

ans l’Anti-Dühring, ainsi que dans Dialectique de la nature, Engels a reconnu le caractère foncièrement dialectique du calcul. « La mathématique des grandeurs variables, dont la partie la plus importante est le calcul infinitésimal, n’est pas essentiellement autre chose que l’application de la dialectique aux questions mathématiques2. » Cependant, je ne crois pas qu’on puisse donner le calcul comme exemple de la sorte de contradiction que réclame la dialectique prise au sens hégélien et marxiste, c’est-à-dire « une contradiction objectivement existante dans les choses et les phénomènes eux-mêmes3 ». J.B.S. Haldane y fait allusion4. Examinons toutefois la question plus en détail afin de nous assurer du sens et de la mesure de la concession que paraît devoir faire aujourd’hui le marxiste.

1.

2. 3. 4.

Ces notes ont été rédigées au printemps de l’année 1943, à la demande de Constantin Oumanski, feu l’ambassadeur de l’Union soviétique à México. Elles représentent quelques-unes des difficultés que nous rencontrons dans l’exposé de la doctrine du matérialisme dialectique. Nous les soumettons aux marxistes contemporains, non pas comme un défi, mais dans le but de susciter des réponses que nous pourrons insérer dans l’exposé objectif de leur doctrine. Anti-Dühring, traduction Bracke, Paris, Costes, t. I, chap. 13, p. 208. Ibid., chap. 12, p. 182. The Marxist Philosophy and the Sciences, London, p. 56.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

Le problème n’est pas dépourvu d’intérêt puisque Engels y a vu, ainsi que dans le cas de l’infini et du mouvement, un exemple clair à crever les yeux, de la contradiction au sens marxiste. Or, si d’une part le marxiste appelait le calcul dialectique en raison de cette contradiction, et si d’autre part il faut désormais reconnaître que nous n’y avons pas affaire à la sorte de contradiction que réclame la dialectique marxiste – du moins pas au niveau indiqué par Engels –, comment le marxiste conçoit-il désormais le caractère dialectique du calcul ? Dirait-il que le calcul n’est plus dialectique et qu’il faut maintenant reléguer cette position à l’histoire ? Expédier la cause d’Engels en disant qu’en cette matière il s’appuyait uniquement sur l’état de la mathématique de son temps, ce serait, j’en suis persuadé, manquer de justice à son endroit. * * * Voici donc un passage en cause que j’emprunte à l’Anti-Dühring5 : Je différencie x et y : c’est-à-dire, je suppose que x et y sont si infiniment petits qu’ils disparaissent par rapport à toute grandeur, si petite qu’elle soit, pour peu qu’on la pose comme réellement existante ; de telle sorte que de x et y il ne subsiste rien que leur relation réciproque, pour ainsi dire sans aucun fondement matériel, un rapport quantitatif sans aucune quantité. L’expression dy/dx c’està-dire le rapport des deux différentielles de x et de y est donc égale à 0/0, mais ce 0/0 est posé comme l’expression de y/x. Je ne note qu’en passant que ce rapport entre deux grandeurs disparues, la fixation du moment de leur disparition, implique une contradiction ; mais cette contradiction ne saurait nous troubler plus qu’elle n’a troublé les mathématiciens depuis plus de deux cents ans.

Cette interprétation met donc en cause la notion de limite. Or, en termes de la méthode des limites, il ne pourrait être question d’une contradiction dans l’exemple donné par Engels que si l’on supposait la limite vraiment atteinte. Mais voilà qui est contraire à la définition même de la limite : les valeurs successives de la variable x doivent se rapprocher d’un nombre fixe a, de telle sorte que la différence x – a finisse par devenir et rester, en valeur absolue, inférieure à tout nombre donné e, si petit qu’il soit. Il est essentiel à la définition de la dérivée que dx, à savoir x – a, diffère de 0. Or, pour que dans l’exemple cité il apparaisse une contradiction, il faudrait que les grandeurs en cause soient déterminément égales à 0 ; qu’elles soient des grandeurs non pas simplement en voie de dispa-

5.

Tome I, chap. 13, p. 212-213.

Chapitre 6 – Notes sur le marxisme (1945)

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raître et de devenir égales à 0, mais qu’elles soient entièrement disparues, qu’elles soient parfaitement égales à 0. Nous savons que les premiers interprètes du calcul se faisaient de l’infiniment petit une notion fausse et versaient, au fond, dans l’antique erreur d’Antiphon. Il suffit de considérer l’infiniment petit comme une entité statique pour qu’il devienne aussi contradictoire qu’un cercle carré. En fait, il n’est contradictoire que si on lui enlève son caractère dynamique. En tant qu’infiniment petit, il n’a pas de grandeur définie. Sans doute est-il quelque chose de négatif en comparaison de la grandeur définie dont il s’éloigne. Comme le dirait Engels lui-même : il disparaît par rapport à toute grandeur. Mais il reste à l’état de « disparaître », et ce qui a disparu se rapporte toujours à une grandeur donnée dont on s’éloigne. Puisqu’il n’est jamais égal à 0, l’infiniment petit retient en même temps son caractère positif. Mais comment peut-on dire alors que « de x et de y il ne subsiste rien que leur relation réciproque, pour ainsi dire sans aucun fondement matériel, un rapport quantitatif sans aucune quantité » ? Voilà qui serait si, par impossible, on pouvait atteindre la limite, si dy/dx = 0/0 exprimait une égalité accomplie. Ce n’est qu’à cette condition qu’on pourrait parler d’une contradiction. Mais en fait, on n’a pas affaire à une contradiction puisqu’il ne s’agit que d’une tendance vers l’égalité. Disons toutefois qu’Engels paraît avoir saisi la profonde différence entre une grandeur donnée et une grandeur en train de varier, en l’occurrence, en train de disparaître. Cette dernière ne se peut définir que d’une manière extrinsèque, par le truchement d’une grandeur donnée et de la limite constante. N’en est-il pas ainsi de tout mouvement ? Il n’est ni déterminément acte ni déterminément puissance. On nie la nature propre du mouvement dès qu’on veut le ramener soit à l’acte tout court soit à la puissance tout court. On le nie tout aussi bien en le ramenant simultanément aux deux : en le composant de ce qui déterminément est et ce qui déterminément n’est pas. Dans un cas comme dans l’autre, on se ferait du mouvement une conception purement statique. Voilà qui revient à refuser de faire entrer dans le mouvement autre chose que de l’immobile, c’est nier que le mouvement est foncièrement autre que l’immobilité, c’est vouloir exprimer le tout du mouvement en termes d’absolue fixité. Or, il en est de même pour l’infiniment petit : le seul fait de vouloir le ramener à l’un et l’autre des termes moyennant lesquels nous devons cependant le définir, c’est déjà le nier. Pareille réduction devrait nous faire dire : l’infiniment petit est parfaitement égal à 0 et il ne l’est pas ; ou encore : il devient égal à 0 et ne devient pas égal à 0 puisqu’il l’est déjà ; on a atteint la limite et on ne l’a pas atteinte. Voilà donc qui serait contradictoire.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

Quand même nous serions disposés à recevoir une contradiction, nous ne saurions le faire dans le présent cas, puisqu’elle ne surgirait qu’en conséquence d’une erreur mathématique trop évidente. Car on pourrait suggérer une échappatoire par trop simpliste : puisque, pour le marxiste, le mouvement est une contradiction évidente, pourquoi la présente contradiction devrait-elle faire hésiter ? Mais, comme il ne pourrait s’agir que de la contradiction provenant d’une fausse conception de la limite, je suis persuadé que le marxiste n’accepterait pas cette échappatoire. Entendons-nous toutefois. Il ne me vient pas à l’idée d’exclure de la notion de limite tout rapport à la contradiction. Je nierais du coup son caractère dialectique. Mais cette contradiction ne joue qu’un rôle purement extrinsèque et négatif  ; elle n’intervient pas comme chose accomplie. Tendant vers une limite, nous nous approchons toujours davantage de ce qui serait contradictoire si, par impossible, on pouvait adéquatement atteindre cette limite. Mais, la contradiction qui serait, ne sera jamais. Pourvu que l’identité en cause ne soit qu’une identité en devenir et non pas une identité accomplie, je puis, sans être marxiste ni hégélien, soutenir l’identité des différences, l’identité des contraires. Je puis donc accepter aussi la contradiction : une contradiction en devenir. Il n’y a que l’identité des différences ou des contraires accomplie qui heurterait le principe de contradiction. L’exemple cité d’Engels est un exemple de la contradiction en devenir – formons même l’expression « contradiction dynamique ». Mais, je le répète, pareille contradiction n’est pas contradictoire et, par conséquent, elle ne pourrait pas être citée en exemple de la contradiction véritable, c’est-à-dire accomplie, qu’exige la dialectique entendue au sens hégélien ou marxiste. Reste à savoir si Engels voulait vraiment parler d’une contradiction autre que celle qui se trouverait à la limite si, par impossible, on pouvait adéquatement atteindre cette limite. Je ne crois pas qu’on pourrait entretenir là-dessus des doutes. On le voit dans le passage que j’ai cité plus haut. On le voit aussi dans cet autre passage où il parle de la contradiction qui se trouve dans le monde réel : Il se peut que cette proposition ait, pour des gens de raison d’ailleurs assez saine la même valeur évidente que celle-ci : ce qui est droit ne peut être courbe, ce qui est courbe ne peut être droit. Pourtant le calcul différentiel, nonobstant toutes les protestations de la saine raison, pose en certaines circonstances droit et courbe comme identiques, et obtient par là des résultats que ne réalisera

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jamais la saine raison réfractaire à cette absurdité, l’identité de droit et de courbe6.

Je cite encore ce passage de Dialectique de la nature7 : « Straight and curved in the differential calculus are in last resort put as equal […]. » Et plus loin Engels s’écrie : « O metaphysics ! » Or, ce n’est qu’à la condition d’identifier droit et courbe qu’on a affaire à une contradiction accomplie et que l’exclamation serait fondée. Il savait bien qu’il mettait en cause le principe de contradiction, à savoir, qu’il est impossible d’être et de n’être pas en même temps et sous le même rapport. N’avait-il pas dit aussi, plus haut8, à propos de l’identité et de la différence : « The dialectical relation is already seen in the differential calculus, where dx is infinitely small, but yet is effective and performs everything. » Or, que l’infiniment petit soit « effective and performs everything » ne serait étonnant que s’il était parfaitement égal à 0. Mais le passage qui me paraît vraiment étonnant, c’est le paragraphe sur les Asymptotes9. Il contient des remarques fort justes qui contredisent ouvertement la position qu’il veut étayer. Prenons la première phrase : « Geometry begins with the discovery that straight and curved are absolute opposites, that straight is absolutely inexpressible in curved, and curved in straight, that the two are incommensurable. » Il faut s’entendre. Il y a tendance à surmonter cette opposition, il y a tendance vers l’identité, nous pouvons parler d’une identité en devenir, mais l’opposition n’est jamais rayée, l’identité jamais accomplie. Lorsqu’il ajoute : « Yet even the calculation of the circle is only possible by expressing its periphery in straight lines », nous devons reconnaître que son expression en termes de droite ne sera jamais adéquate, que la différence demeure absolument irréductible. Droite et courbe diffèrent par définition. On peut définir l’une comme limite de l’autre. Mais la définition de la droite comme limite de la circonférence d’un cercle dont le rayon grandit indéfiniment n’est pas une définition de la droite, mais de la droite comme limite que la courbe ne pourra jamais atteindre. Ce n’est que dans le cas de différences en dernière analyse irréductibles qu’il est possible de définir l’une comme limite de l’autre. Il poursuit : « For curves with asymptotes, however, straight becomes totally merged in curved, and curved in straight : […]. » Or, après avoir employé l’expression « totally merged », il ajoute cette précision qui contredit l’idée qu’il semble vouloir illustrer :

6. 7. 8. 9.

Anti-Dühring, chap. 12, p. 180-181. Je l’emprunte à la traduction anglaise de Dutt, Dialectics of Nature, p. 200. Ibid., p. 198. Ibid., p. 199.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

[…] just as much as the notion of parallelism : the lines are not parallel, they continually approach one another and yet never meet ; the arm of the curve becomes more and more straight, without ever becoming entirely so, just as in analytical geometry the straight line is regarded as a curve of the first order with an infinitely small curvature. The x of the logarithmic curve may become ever so large, y can never = 0.

J’ai souligné les expressions qui contredisent ouvertement la première moitié du paragraphe. Ajoutons qu’une « curve of the first order with an infinitely small curvature » n’est pas une droite, bien qu’on puisse dire qu’elle est en train de devenir une droite. La droite n’est jamais que limite. Mon insistance paraîtra-t-elle superflue ? J.B.S. Haldane, en effet, règle la question en faisant remarquer : « This was of course written before “rigorous” proofs based on the theory of limits were introduced into most books on the calculus. Engels is quite correct concerning the calculus as taught in his day10. » Et dans son propre ouvrage, The Marxist Philosophy…. il écrit : « It is important to remember that [Engels] was historically correct11… », Or, comme je le disais plus haut, je ne crois pas que cette manière d’expédier la cause d’Engels lui rende justice. Je sais que Haldane ajoute : « It is, however, worth pointing out that even the so-called rigorous proofs ultimately rest on a logical basis which is not entirely free from contradiction. » Cette réserve n’est pas très rassurante puisqu’il reste toujours possible que la contradiction sous-entendue subisse un jour le sort des contradictions qui résultent d’une erreur maintenant reconnue. On ne peut rendre justice à Engels que si l’on distingue nettement la part de vérité qu’il a entrevue ; il a raison de faire intervenir l’idée de contradiction dans toute tendance vers une limite. Mais, cette contradiction que j’ai appelée dynamique, bien qu’elle suffise à rendre le calcul dialectique au sens classique, ne pourrait jamais être donnée comme exemple de la sorte de contradiction que réclame la dialectique marxiste. II. LES DEUX SORTES DE CONTRADICTION Tantôt le marxiste, comme l’hégélien, considère la contradiction comme chose impossible, tantôt il l’embrasse comme chose accomplie dans le monde réel, comme « existant objectivement, et pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les phénomènes eux-mêmes ». C’est ainsi qu’il déclare le mouvement

10. Note in Dialectics of nature, p. 200, n. 1. 11. Op. cit., p. 56.

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et l’infini qui sont des choses parfaitement incontestables, des contradictions évidentes. Nous nous tenons donc sur le terrain du réel. Quel est le critère de distinction de ces deux sortes de contradictions ? Comment les définirait-on ? Sans doute, l’une devrait être, en dernière analyse, possible, car si elle était impossible, elle ne pourrait jamais être, le mouvement ne pourrait pas être ; l’autre sera impossible, par exemple que le mouvement soit identique en tout point à l’immobilité. Le mouvement renferme l’une et exclut l’autre. Mais si, en dernière analyse, l’une des deux contradictions doit être caractérisée par l’impossible, comment définira-t-on cet impossible ? J’ose faire cette question au marxiste contemporain, car je sais que ni Marx, ni Engels, ni Lénine n’ont jamais hésité à faire face à ce genre de difficultés. Or, le possible s’est toujours défini : ce qui ne renferme pas de contradiction. Mais le marxiste soutient que quelque contradiction est possible, par exemple, une droite qui serait en même temps et sous le même rapport non-droite ; ou encore « le simple changement mécanique de lieu ne peut s’accomplir que parce qu’un corps, en un seul et même moment du temps, est en un lieu et en même temps en un autre lieu, en un seul et même lieu, et non en ce lieu12 ». Mais alors, comment définirat-il l’impossible ? Il ne pourra pas le faire par la contradiction impossible. Voilà qui serait un cercle vicieux que le marxiste n’accepte pas. Pour que la contradiction possible soit vraiment contradiction, il faudrait que les termes que renferme cette contradiction soient opposés de manière telle que leur identité serait contradictoire. Mais alors, que veut dire ici « contradictoire » ? Si, dans ce contexte, le terme « contradictoire » ne revient pas à dire « impossible », que veut-il dire ? Lorsque le marxiste déclare le mouvement contradictoire, ne doit-il pas juger qu’être en un seul lieu et en même temps n’être pas en ce lieu est contradictoire ? Or, que veut dire, à ce stade, le terme « contradictoire » ? Si un corps pouvait être en un seul lieu et en même temps n’être pas en ce lieu où il est, ne faudrait-il pas dire que, puisque c’est possible, ce n’est pas contradictoire ? Ne s’ensuit-il pas que la contradiction possible n’est possible qu’à la condition d’être impossible ?

12. Anti-Dühring, t. I., chap. 12, p. 182.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

III. MOUVEMENT ET CONTRADICTION Sachant combien le marxiste contemporain tient Aristote en estime, j’ose demander comment il réfute son analyse du mouvement et de l’infini dans les livres III des Physiques et XI (K) des Métaphysiques. Le marxiste doit la tenir pour foncièrement erronée. Que le mouvement et l’infini sont des contradictions voudrait dire, pour Aristote, qu’ils sont impossibles. Il est très vrai que pour Aristote le mouvement est un certain mélange d’être et de non-être. Et pourtant, le mouvement n’a pour lui rien de contradictoire. C’est qu’il y a ici deux points à considérer : a) L’être et le non-être en cause sont déjà des divisions de l’être tout court. Le premier est être en acte ; le non-être en cause n’est autre chose que l’être possible, l’être en puissance, qui n’est nonêtre qu’en comparaison de l’être en acte et qui est tout autre chose que le non-être qui s’oppose à l’être tout court divisé en acte et en puissance, en être et non-être relatif. Le mouvement serait contradictoire si l’on confondait les deux sortes de non-être, l’absolu et le relatif. Et cela voudrait dire que le mouvement est impossible, qu’il n’y en a pas et qu’il ne peut pas y en avoir. b) En outre, le mélange d’être et de non-être qu’est le mouvement, n’est pas mélange de ce qui est déterminément en acte et de ce qui n’est qu’en puissance. Ainsi, la maison en construction, en devenir, serait à la fois maison parfaitement achevée et purement en puissance. Voilà comment il faudrait concevoir le mouvement pour dire qu’il est une contradiction. Puisque le marxiste tient le mouvement pour un fait à la fois absolument évident et une contradiction évidente, il devrait pouvoir dire aussi que le mouvement est une contradiction possible, car si elle n’était pas possible, elle ne pourrait pas être. Bref, il faut que le mouvement soit une contradiction qui n’est pas contradictoire au sens d’impossible. Nous revenons donc au point que j’ai touché plus haut. (II) Toute contradiction implique quelque non-être. Mais tout non-être n’implique pas contradiction. Si le non-être qu’implique la « contradiction possible » est le non-être relatif dont j’ai parlé ci-dessus, on enlève à la contradiction possible sa part de contradiction. Par contre, si le non-être qu’implique la contradiction possible est le non-être identique à l’impossible, la contradiction possible est impossible. Bref, ce ne serait qu’à la condition d’être impossible que la contradiction possible serait possible.

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IV. QUANTITÉ ET QUALITÉ À propos de la quantité qui se transforme en qualité. – Dans les exemples donnés par Engels et reproduits par Staline dans Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique13, nous constatons que le changement quantitatif de la qualité d’une chose (par ex. l’augmentation ou la diminution de la température de l’eau) peut provoquer le passage de cette chose d’un état qualitatif à un autre état qualitatif (de l’état liquide à l’état de vapeur ou de glace). Cependant, je ne vois pas comment, de cette proposition énonçant un fait incontestable, on peut inférer (on dit, en effet, « par conséquent… ») cette autre proposition radicalement différente : « la quantité se transforme en qualité ». Je ne crois pas qu’on suppose le passage de la première proposition à la seconde immédiatement évident. Il faudrait donc sous-entendre quelque proposition intermédiaire qui justifierait l’inférence. Or, qu’on y regarde de plus près et l’on verra qu’il faudrait supposer, au préalable, le changement quantitatif de la qualité (température, par ex.) en tout point identique à cette même qualité, l’un ne différant de l’autre que de nom. Mais voilà qui entraînerait un double inconvénient. En effet : a) pour avoir au moins un semblant d’inférence véritable, il faudrait supposer quelque différence entre la qualité et son changement quantitatif  ; b) par contre, si l’on suppose le changement quantitatif en tout point identique à la qualité dont il est le changement quantitatif, l’inférence ne peut plus rien établir, il n’y a plus d’inférence. En outre, si nous voulons l’appliquer à l’exemple donné plus haut, la proposition « la quantité se transforme en qualité » devrait se concrétiser comme suit : lorsque l’eau passe de l’état liquide à l’état solide, le changement quantitatif s’est transformé en état solide. Marquons, du reste, que l’exemple en cause ne nous permet pas même de dire que la qualité sujet du changement quantitatif s’est transformée en une autre qualité. En effet, lorsque l’eau passe de l’état liquide à l’état solide, nous ne disons pas que la température s’est transformée en une qualité autre que la température. Au point de vue température, il n’y a eu qu’un changement de degré : un changement quantitatif de la qualité. C’est l’état qualitatif qui a changé. Engels dit, du reste, qu’il y a eu modification de l’état de cohésion et que l’eau s’est transformée en glace. Ce n’est ni la diminution de la température ni la température qui a passé de l’état liquide à l’état solide.

13. Dans Histoire du Parti communiste, Moscou, 1939, p. 101-102.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

Peut-être me dirait-on que je ne saurais accorder la proposition « la quantité se transforme en qualité » parce que je n’aurais pas admis la contradiction possible. Mais à cela je réponds que, quand même, pour les besoins de l’argument, j’accorderais cette contradiction, encore faudrait-il que j’admette au préalable une contradiction (appelons-la A) qui rendrait impossible la contradiction dite possible (appelons-la B). En effet, il me faudrait admettre que le changement quantitatif de la qualité et la qualité elle-même, seraient à la fois mêmes et autres sous le même rapport. Or, si j’admets cette contradiction A, je rends impossible la contradiction B, puisque le changement quantitatif étant déjà à la fois identique et non identique à la qualité, la transformation du quantitatif en qualité devient impossible.

CHAPITRE

7

Sciences sociales et sciences morales (1945)1

QUODLIBETA Nous publierons sous cette rubrique les questions qui nous auront été faites par écrit et nous tâcherons d’y répondre. Toute lettre doit être signée, portant l’adresse de l’expéditeur. Les lettres anonymes ne seront pas lues. Le nom de l’expéditeur sera publié, à moins qu’il ne demande expressément le contraire.

Sciences sociales et sciences morales

A

u début de l’année 1945, M. Jean Bruchési demandait à M. De Koninck de dire son opinion sur un vœu exprimé par la section VI (Sciences morales) de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (Acfas), à sa réunion du lundi 9 octobre 1944. Voici le texte de ce vœu : À la fin de la réunion a eu lieu une discussion, amorcée par le secrétaire, et dont M. Jean Bruchési a pris la contrepartie, mais qui, dans son ensemble peut se ramener à ce qui suit. Cette section VI de l’Acfas est mal désignée. On l’appelle « Section des sciences morales », et sous cette rubrique sont présentés chaque année des travaux portant invariablement sur les matières suivantes : géographie humaine, histoire, folklore et anthropologie, sociologie, pédagogie (quelquefois littérature), etc.

1.

Laval théologique et philosophique, vol. I, no 2, p. 194-198.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

Or ces disciplines tombent assez fidèlement sous la désignation générique de « sciences sociales ». À tout événement, aucune n’est une science morale. Cette dernière désignation nous est venue de Paris à un moment où les diverses sciences sociales n’étaient pas encore suffisamment délimitées et où, surtout, le cloisonnement n’était pas encore assez entrevu entre l’aspect philosophique et l’aspect scientifique des diverses disciplines. La chose est maintenant faite. Sur le plan de la philosophie (ce qu’on appelle, mal à propos, « les sciences morales »), il y a : la philosophie sociale, la philosophie économique, tout comme la philosophie politique en général. De leur côté, la science économique, la sociologie, l’anthropologie, etc., sont des sciences expérimentales. Elles n’ont rien de « moral ». Le progrès accompli par ces diverses sciences depuis vingt ou trente ans est suffisant pour nous justifier d’abandonner des désignations équivoques et archaïques. Pour toutes ces raisons, il est proposé que la désignation de la section VI, « sciences morales », soit changée, au moins, en celle de SCIENCES SOCIALES. Pour copie conforme, ce 21 décembre 1944.

Voici le texte de la réponse de M. De Koninck au président de l’Acfas. Le 22 janvier 1945 M. Jean Bruchési, Sous-Secrétaire de la Province, Hôtel du Gouvernement, Québec. Cher Monsieur, Sur le vœu dont vous m’avez soumis le texte, j’ai l’honneur de vous communiquer l’opinion que voici. Il est vrai, incontestablement, que la désignation de « sciences morales » est parfois employée en un sens beaucoup trop large et de plus en plus périmé. La section des Sciences morales de l’Acfas comprenait autrefois même la philosophie spéculative – la métaphysique et la philosophie de la nature. À prendre cette désignation au sens formel, cela voudrait dire que la vie spéculative est subordonnée à l’action. Il faut admettre aussi qu’après en avoir exclu les sciences non morales, la désignation générique de « sciences morales » est encore beaucoup trop large pour comprendre en une seule section tous les objets qu’elle embrasse formel-

Chapitre 7 – Sciences sociales et sciences morales (1945)

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lement, je veux dire toutes les disciplines de la vie monastique, familiale et politique. Les sciences sociales n’appartiennent qu’à une espèce de science morale. C’est à dessein que je dis « n’appartiennent qu’à une espèce de science morale », car si l’on restreint les « sciences sociales » au sens qui de plus en plus se précise, elles désignent les parties les plus expérimentales de la doctrine de l’agir humain social. Or, le champ de cet agir est si vaste que, pour toutes fins pratiques, il serait raisonnable d’instituer deux sections de disciplines morales : l’une pour la philosophie morale proprement dite, l’autre pour les disciplines plus expérimentales de l’agir social. Le vœu allègue avec raison que « la science économique, la sociologie, l’anthropologie, etc., sont des sciences expérimentales ». Mais on ne peut dire, il me semble, qu’« elles n’ont rien de moral ». Surtout, on ne peut laisser entendre qu’elles n’ont rien de moral parce qu’elles sont expérimentales. Cette distinction serait inacceptable. Le genre de la connaissance spéculative s’oppose au genre pratique et dans celui-ci « moral » s’oppose non à « expérimental » mais à « artisanal ». La science expérimentale, au sens moderne, peut se rencontrer dans les deux genres. Les conséquences d’une telle distinction seraient des plus fâcheuses. Cette distinction nous ferait verser dans une erreur des plus graves. Elle supposerait la possibilité de faire, en matière sociale, des recherches et des théories expérimentales d’une si parfaite objectivité que les soi-disant préoccupations morales, si bonnes fussent-elles par ailleurs, loin de contribuer à orienter la recherche et à suggérer les hypothèses expérimentales les plus plausibles, ne pourraient qu’entraver cette objectivité. Or, vous n’auriez qu’à lire, en matière d’anthropologie sociale, Les formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim, Origin and development of moral ideas et History of human marriage de Westermarck, pour voir à quel point cette objectivité est illusoire. Leur principe méthodologique une fois accepté, les mêmes phénomènes peuvent être tout aussi bien expliqués par une infinité d’autres hypothèses. Si ces mêmes auteurs avaient des notions spéculatives et pratiques plus parfaites de la religion et de la morale, non seulement leurs théories seraient fort différentes de celles qu’ils ont formées, mais leurs recherches elles-mêmes auraient mis en relief d’autres faits. Aux recherches des sciences expérimentales se trouve toujours et inévitablement mêlée une part de théorie si rudimentaire soit-elle. Cependant ces auteurs, ainsi que la plupart de leurs collègues, prétendent, sinon en principe au moins en fait, parvenir à une objectivité dont la science expérimentale la plus exacte – la physique – n’oserait se prévaloir. Ils prônent les résultats de leurs travaux avec une assurance qui serait de l’outrecuidance chez un physicien.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

Pour des raisons de succès réel, pour éviter d’avancer au hasard et de se fourvoyer dans des impasses, l’étude vraiment scientifique de la vie sociale dans sa dernière concrétion doit présupposer les notions et les vérités générales de ce que nous appelons philosophie morale : l’éthique, l’économie (au sens classique), et la politique. Or ces sciences sont formellement pratiques. Les sciences sociales proprement dites sont comme une continuation de la dernière vers une concrétion toujours plus poussée. Nous les disons expérimentales, non par opposition aux sciences morales qui dépendent elles aussi de l’expérience, mais parce qu’elles relèvent d’une expérience beaucoup plus circonstanciée. L’étude de la vie sociale, soit générale, soit expérimentale au sens que nous venons d’indiquer, doit avoir son principe dans le bien commun humain. Elle est, du coup, pratique. Si on lui enlevait cette fin pratique, les recherches en matière sociale ne pourraient jamais présenter qu’un intérêt spéculatif des plus ténus. Aristote et saint Thomas disaient déjà de toute la philosophie morale : Non est propter contemplationem veritatis, sicut alia negotia scientiarum speculativarum, sed est propter operationem. Non enim in hac scientia scrutamur quid sit virtus ad hoc solum ut sciamus hujus rei veritatem ; sed ad hoc, quod acquirentes virtutem, boni efficiamur Et hujus rationem assignat (Aristoteles) : quia si inquisitio hujus scientiæ esset ad solam scientiam veritatis, parum esset utilis. Non enim magnum quid est, nec multum pertinens ad perfectionem intellectus, quod aliquis cognoscat variabilem veritatem contingentium operabilium, circa quæ est virtus2. Mais, comme je l’ai déjà insinué, le seul fait de soustraire les sciences proprement sociales à une fin morale suppose une conception erronée de la nature même du rôle de l’expérience et de l’hypothèse, de la méthode expérimentale appliquée à l’étude de l’agir humain. Cela supposerait d’abord la possibilité de séparer nettement et à tout niveau, la part de l’expérience de la part de l’hypothèse dans la science expérimentale ; en l’occurrence, cela supposerait en outre la possibilité de formuler, dans les disciplines qui nous occupent, des hypothèses purement objectives, c’est-à-dire parfaitement indépendantes de toutes fins pratiques comme on peut le faire en physique, par exemple, et parfaitement détachées de toute idée proprement morale. Voilà qui nous assujettirait à une tyrannie pour le moins analogue à celle du scientisme marxiste qui soutient que nous pouvons et que nous devons inférer le « quoi faire » d’une étude purement objective, parfaitement détachée, de la vie sociale. C’est de l’intellectualisme dans le mauvais sens ; ce qui n’est d’ailleurs qu’une facette du volontarisme. Bien que je ne connaisse pas les auteurs du vœu en cause, je suis persuadé qu’ils n’entendent pas soutenir une position semblable. Ils auraient tort de vouloir

2.

In II Ethic. (édit. Pirotta), lect. 2, n. 256.

Chapitre 7 – Sciences sociales et sciences morales (1945)

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soustraire les sciences sociales à la morale. Ils pourraient avoir raison de rejeter la désignation de « sciences morales », non pas parce que les sciences sociales ne sont pas des sciences morales, mais parce qu’ils voudraient embrasser, sous un même vocable, même les sciences expérimentales non morales qui se rapportent à l’objet des sciences sociales strictement morales. Ces dernières, en effet, ne peuvent pas se former en vase clos. Elles dépendent de certaines sciences expérimentales purement naturelles. Cette dépendance est tellement étroite que le vaste champ auquel doit s’appliquer l’étudiant des sciences sociales ne peut s’exprimer qu’au moyen d’un vocable équivoque. En d’autres termes, l’expression « sciences sociales » doit alors se prendre en un sens suffisamment ambigu pour embrasser à la fois les sciences sociales de soi pratiques et celles des autres sciences expérimentales auxquelles les premières doivent nécessairement s’associer. Si donc nous prenions la désignation de « sciences morales » au sens rigoureux, elle ne serait pas suffisamment large pour couvrir le champ des « sciences sociales » entendues au sens que nous venons d’arrêter, sens plutôt dilaté. En d’autres termes, mise à part son excessive généralité, la désignation de « sciences morales » ne serait pas appropriée parce qu’elle n’est pas suffisamment équivoque. Je trouve cette hypothèse confirmée par un exemple pris dans le texte du vœu. Parmi les sciences expérimentales énumérées, nous rencontrons, en effet, l’anthropologie. Or, une grande partie de l’anthropologie appartient aux sciences purement naturelles – anthropologie dite « physique », par opposition à l’anthropologie sociale proprement morale. Notons en passant que le terme d’anthropologie est lui aussi équivoque : il tient lieu d’un quasi-genre : de l’anthropologie strictement naturelle (donc purement spéculative) et de l’anthropologie partie propre des sciences sociales au sens le plus restreint. Mais ce n’est pas simplement pour le plaisir d’une volte dialectique que j’ai insisté sur la nécessité de prendre la désignation de « sciences sociales » en un sens délibérément équivoque, si elle doit couvrir l’ensemble des matières énumérées dans le texte du vœu. Sous peine d’assujettir les disciplines connotées (pour employer un terme plus précis) qui ne sont pas de soi morales, à des fins qui leur sont étrangères – bien qu’elles puissent être utiles à ces fins –, nous devons maintenir sa souplesse. On ne peut pas dire, catégoriquement, que l’anthropologie est une science sociale, puisqu’elle comprend une partie considérable qui ne l’est pas. Cependant, l’anthropologie physique étant très utile à l’anthropologie sociale, l’expression « sciences sociales » peut couvrir en un sens, c’est-à-dire par mode de connotation, même cette partie purement naturelle. Mais l’anthropologue naturaliste ne pourrait pas tolérer des attitudes architectoniques de la part du « social scientist », ce dernier fût-il, lui-même, anthropologue. Bref, la désignation de « sciences sociales » ne peut couvrir les différentes matières citées

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

qu’à la condition d’avoir un sens équivoque analogue à celui de la désignation de « sciences morales » de la section VI de l’Acfas. Ces considérations nous mettent en face de deux questions qui peuvent, à mon avis, résoudre la difficulté. 1) Convient-il de substituer la désignation de « sciences sociales » à celle de « sciences morales » ? Je ne le crois pas. De l’aveu des auteurs du vœu, le genre « sciences morales » est, du moins sous un rapport, plus large que le genre « sciences sociales ». Où iraient donc les auteurs de communications non sociales ? 2) Mais que dire d’une section des sciences sociales dans l’Acfas ? Je crois qu’elle s’impose. Il faudrait une section qui comprît les matières énumérées dans le texte en cause, mais qui les comprît uniquement dans la mesure où, sans être toujours sciences sociales proprement dites, elles se rapportent directement et manifestement à ces dernières. Cette section comprendrait, non pas la littérature, ni l’histoire, ni l’anthropologie, ni la pédagogie. La désignation de « sciences sociales » serait alors aussi inepte que celle de « sciences morales » entendue au sens critiqué. Elle les embrasserait uniquement quant aux parties, ou quant aux questions, qui sont d’un intérêt immédiat pour les sciences sociales proprement dites. Si les communications étaient suffisamment nombreuses, chacune des matières que je viens de nommer aurait droit à une section spéciale. Ce serait d’ailleurs dans l’intérêt de la section des sciences sociales. S’il arrivait que la désignation de « sciences sociales » embrassât adéquatement toutes ces matières, on tomberait dans une confusion plus déplorable que celle qui est critiquée dans le vœu. On aurait changé le nom pour dissimuler une idée plus hybride encore et plus vorace. Mais, comme disait saint Thomas à la Duchesse de Brabant : « In quibus vobis non sic meam sententiam ingero, quin magis suadeam peritiorum sententiam magis esse tenendam. »

CHAPITRE

8

À propos de l’interprétation populaire du communisme et du matérialisme marxistes (1948)

Le matérialisme est une doctrine d’après laquelle [l]e monde matériel, perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité… Notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu’elles paraissent, ne sont que le produit d’un organe matériel, corporel, le cerveau… La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit supérieur de la matière1.

V

oilà qui pourrait faire croire que le matérialiste ne reconnaîtra pas d’autres biens que les biens matériels et qu’il définira par conséquent le bonheur humain par la jouissance des biens du corps. Pourtant, l’enseignement du communisme marxiste est très loin de cette conception « populaire ». Nous verrons que le marxiste véritable, au lieu de s’en tenir aux objets de l’appétit sensible, de l’appétit concupiscible, poursuit au contraire une fin strictement spirituelle à laquelle il subordonne tous les biens extérieurs. Mais il est tout aussi vrai que l’influence réelle du marxisme, dans la mesure où elle est spontanée, suppose dans la masse une conception du matérialisme que le marxiste lui-même qualifie de « vulgaire ». L’on pourrait en dire autant de l’idée de communisme.

1.

F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Paris, E.S.I., 1946, p. 18.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

I. LE COMMUNISME MARXISTE SE DÉFINIT-IL PAR LA POSSESSION COMMUNE ? En effet, dans la conception populaire, le communisme est un régime où tous les biens matériels seraient partagés suivant une égalité quantitative, de manière que le sort de chacun serait celui des autres, et que personne n’aurait rien à envier à autrui. D’une telle législation, saint Thomas dit dans son commentaire sur la Politique d’Aristote qu’elle paraît bonne en surface et elle a de quoi plaire aux hommes, et cela pour deux raisons. En premier lieu à cause du bien que l’on conjecture devoir survenir du fait d’une telle loi. Quand on entend dire, en effet, que toutes choses seront communes entre les citoyens, on accueille cela avec joie à la pensée de l’amitié admirable qui en résultera de tous à tous. En second lieu à cause des maux que l’on estime qui disparaîtront par l’effet de la dite loi. Car on accuse les maux qui se produisent actuellement dans les cités, tels que les contestations des hommes entre eux en matière de contrats, et les jugements de faux témoignages, et l’adulation des pauvres à l’égard des riches, comme si tous ces maux venaient du fait que tous les biens ne sont pas possédés en commun. Mais si l’on veut bien considérer correctement ces choses, aucune d’elles n’arrive parce que les possessions ne sont pas communes, mais à cause de la malice des hommes. Nous voyons, en effet, ceux qui possèdent des biens en commun avoir beaucoup plus de dissensions que ceux dont les possessions sont séparées. Seulement, c’est à cause du petit nombre des possessions communes comparativement aux possessions divisées que les litiges qui naissent des premières sont moins nombreux. Et pourtant, si toutes les possessions étaient communes il y aurait beaucoup plus de disputes2.

Cela veut dire que si dans le régime de la propriété privée il faut déjà une autorité capable d’imposer l’observation des lois, il en faudrait une bien plus prononcée encore pour maintenir un semblant d’ordre sous un régime de possession commune. Or, bon nombre de critiques ont pu croire qu’il suffit d’attirer l’attention sur cette éventualité pour réfuter le marxisme. Ajoutons que plusieurs marxistes moins avertis sont tombés dans le piège : ils croient devoir enseigner que la seule expropriation de la classe possédante fera disparaître tous les maux qui affligent l’humanité et que la liberté et la paix s’établiront spontanément. En vérité, le marxisme orthodoxe n’ignore pas à ce point la nature des hommes. Au reste il ne cesse d’en faire l’expérience. Il le sait fort bien : contrairement à l’opinion populaire, l’appropriation commune des moyens de production est très loin

2.

Saint Thomas, In II Politicorum, lect. 4.

Chapitre 8 – À propos de l'interprétation populaire du communisme et du matérialisme… 183

d’être la solution suffisante et finale. Les marxistes « orthodoxes » sont à ce point d’accord avec la critique d’Aristote (dont nous venons de lire le commentaire), contre l’opinion populaire, qu’entre eux ils n’ont pas à se cacher la nécessité, en régime de possession commune, de réduire une immense partie de la population en esclavage, de pourvoir chaque famille d’un espion et même, si possible, d’un contre-espion. C’est pourquoi, du point de vue marxiste, nos critiques des conditions actuelles en Russie portent à faux. Conformément à leur conception dialectique, on devrait tenir pour normal qu’à mesure que la société s’approche de « la phase supérieure du communisme3 » la tension, la contradiction devienne d’autant plus profonde et violente. Selon l’expression de Karl Marx, l’opinion d’après laquelle l’émancipation de l’homme coïnciderait avec l’abolition de la propriété privée, reste bornée à « l’étroit horizon du droit bourgeois » où le travail n’est toujours qu’un « moyen de vivre », alors que l’idéal communiste (« de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ») ne serait atteint que le jour où « le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l’existence4 ». Même quand « les moyens de production deviennent propriété commune », l’ignorance et la cupidité des hommes exigent plus que jamais une impitoyable « machine d’État ». L’État étant lui-même « personnifié par les ouvriers armés5 ». Sous la dictature des ouvriers armés « la société ne sera plus qu’un grand bureau et une grande fabrique avec égalité de salaire6 ». Mais le marxiste averti prend soin d’ajouter que ce n’est pas dans cette « première phase de la société communiste » que se réalise « notre idéal et notre but final ». « Tant que l’État existe, pas de liberté ; quand régnera la liberté, il n’y aura plus d’État7. » Ce « communisme incomplet8 » que l’opinion bourgeoise confond avec « la phase supérieure de la société communiste », ne s’établit et ne se maintient que par une extrême violence – par « le peuple tout entier en armes9 », par une « discipline d’atelier10 ». À cet égard, le marxiste ne manque pas de réalisme ni de franchise. Lénine signale comme « fait intéressant qu’on reste prisonnier de l’“étroit horizon du droit bourgeois”, sous le communisme, en sa première phase ». 3.

Les citations de Lénine sont tirées du chapitre V de L’État et la Révolution, reproduit en partie dans le recueil Marx, Engels, Marxisme, Bibliothèque marxiste, Paris, E.S.I., 1935, p. 232-239. 4. Marx, cité par Lénine, ibid., p. 232. 5. Lénine, ibid., p. 238. 6. Ibid., p. 239. 7. Ibid., p. 233. 8. Ibid. 9. Ibid., p. 238. 10. Ibid., p. 239.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

Le droit bourgeois, en ce qui concerne la répartition des produits de consommation, suppose, certes, inéluctablement, un État bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil capable d’imposer l’observation de ses normes. Il s’ensuit qu’en régime communiste, le droit bourgeois et aussi l’État bourgeois sans bourgeoisie subsistent pendant un certain temps11.

Pourtant, si, depuis un demi-siècle, la littérature marxiste est consacrée presque entièrement à la justification d’une implacable machine d’État dans la première phase de la société communiste, elle est d’autant plus notoirement réticente sur la transition à « la phase supérieure ». Cette expropriation, dit Lénine, rendra possible une expansion gigantesque des forces productives. Mais quelle sera l’allure de ce mouvement, à quel moment il rompra avec la division du travail, abolira l’opposition entre le travail intellectuel et le travail physique et fera du travail « le premier besoin vital » ? Cela nous ne le savons et ne pouvons pas le savoir. Ainsi ne sommes-nous en droit de parler que du dépérissement inévitable de l’État en soulignant que ce processus aura une longue durée, qu’il dépend du rythme selon lequel se déroulera la phase supérieure du communisme. La question du moment et des formes concrètes de ce dépérissement reste ouverte, car nous n’avons pas de donnée qui nous permette de la trancher12. Du point de vue politique, la différence entre la première et la deuxième phase du communisme deviendra sans doute immense avec le temps, mais actuellement, en régime capitaliste, il serait ridicule d’en faire cas et il ne peut y avoir que quelques anarchistes pour la mettre au premier plan13.

Pour justifier cette réticence, Lénine pouvait citer une parole de Marx : « L’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre. » Cependant, si Lénine se refuse à donner des précisions sur les formes concrètes et la durée du processus de transition, il n’en signale pas moins le principe général. Voici, en effet, ses dernières lignes sur La phase supérieure de la société communiste : Quand tout le monde, en effet, aura appris à administrer et administrera réellement, directement, la production sociale, quand tous procéderont, en toute indépendance, à l’enregistrement et au contrôle des parasites, des fils à papa, des coquins et autres « gardiens des traditions capitalistes », il sera si incroyablement difficile, pour ne pas dire impossible d’échapper à cet universel

11. Ibid., p. 236. 12. Ibid., p. 233. 13. Ibid., p. 235.

Chapitre 8 – À propos de l'interprétation populaire du communisme et du matérialisme… 185

recensement et contrôle ; ce sera une si rare exception ; toute tentative dans ce sens entraînera vraisemblablement un châtiment si prompt et si exemplaire (car les ouvriers armés, qui sont des gens pratiques et non de petits intellectuels sentimentaux, n’aiment pas qu’on plaisante avec eux), que la nécessité d’observer les règles simples et fondamentales de toute société humaine passera très vite à l’état d’habitude. La porte s’ouvrira alors toute grande vers la phase supérieure de la société communiste et, par suite, vers le dépérissement complet de l’État14.

Vous aurez remarqué l’expression « la nécessité d’observer les règles simples et fondamentales de toute société humaine passera très vite à l’état d’habitude ». Nous sommes donc très loin de l’opinion populaire sur le communisme. La propriété commune des moyens de production laisse subsister un problème difficile à ce point que les auteurs les plus autorisés refusent, avec une prudence qui s’explique, d’en suggérer des solutions concrètes. II. LA FINALITÉ SPIRITUELLE DU MATÉRIALISME HISTORIQUE Toutefois, si « nous ne savons et ne pouvons pas savoir » les formes concrètes de la transition ni sa durée, du moins savons-nous que le but final du communisme, la liberté, « le développement intégral de l’individu », seront atteints lorsque le travail ne sera plus un simple moyen d’existence, mais lorsqu’il sera devenu le premier besoin de la vie. Quelle est donc cette liberté ? Comment dépend-elle du travail devenu le premier besoin de la vie ? Ce sont là, en effet, des affirmations quelque peu décevantes pour l’interprétation populaire du communisme. Le travail par lequel l’ouvrier transforme la nature et produit des objets matériels pour répondre à des besoins qui, du reste, augmentent à l’infini, n’est plus simplement un moyen : ces biens, si réels soient-ils et nécessaires, sont relégués au second plan, et c’est le travail lui-même qui devient le bien suprême. C’est cette notion du travail humain et émancipé qui fait voir combien le marxisme est éloigné de la conception populaire du matérialisme. Et d’abord que faut-il entendre par « le travail sous une forme spécifiquement humaine » ? Une araignée, dit Marx, accomplit des opérations qui ressemblent à celles du tisserand ; une abeille, par la construction de ses cellules de cire, confond plus d’un architecte. Mais ce qui distingue d’abord le plus mauvais architecte et l’abeille la plus habile, c’est que le premier a construit la cellule dans sa tête

14. Ibid., p. 239.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

avant de la réaliser dans la cire. À la fin du travail se produit un résultat qui, dès le commencement, existait déjà dans la représentation du travailleur, d’une manière idéale, par conséquent. Ce n’est pas seulement une modification de formes qu’il effectue dans la nature ; c’est aussi une réalisation dans la nature de ses fins ; il connaît cette fin, qui définit comme une loi les modalités de son action et à laquelle il doit subordonner sa volonté. Cette subordination n’est pas un acte isolé. Outre l’effort des organes qui travaillent, pendant toute la durée du travail est exigée une volonté adéquate qui se manifeste sous forme d’attention, d’autant plus que le travail entraîne moins le travailleur, par son contenu et les modalités de son exécution, et qu’il lui profite moins comme un jeu de ses pouvoirs physiques et spirituels15.

Voilà donc une première différence. Elle est remarquable. Le travail humain est supérieur à celui de l’animal parce que l’homme, par son intelligence et sa volonté (bien qu’elles ne soient elles-mêmes que des produits d’une matière parfaitement dépourvue d’intelligence et de volonté) est plus profondément cause de son œuvre. Mais il y a davantage. Le même auteur écrit : On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion, par ce qu’on veut. Ils commencent eux-mêmes à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire eux-mêmes leurs moyens d’existence : c’est là un pas que conditionne leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. La manière dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend d’abord de la nature des moyens d’existence préexistants et qu’il faut reproduire. 1o Ce mode de production n’est pas à considérer simplement en ce sens qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il est plutôt déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, un mode déterminé de manifestation vitale, un mode de vie déterminé. Ce sont les manifestations de leur vie qui définissent les individus. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec la nature de la production qu’avec le mode de la production. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production16.

Vous aurez remarqué la phrase : en produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. Comme il dit

15. Le Capital, Œuvres complètes, Paris, Costes, t. II, p. 3-4. Nous citons toutefois la traduction des Morceaux choisis de la Nouvelle Revue française, Paris, Gallimard, p. 103-104. 16. Idéologie allemande, Œuvres philosophiques, Paris, Costes, t. VI, p. 154. (Nous avons préféré la traduction des Morceaux choisis, p. 77-78.)

Chapitre 8 – À propos de l'interprétation populaire du communisme et du matérialisme… 187

ailleurs : « En agissant sur la nature qui est hors de lui à travers ce mouvement et en la transformant, [l’homme] transforme aussi sa propre nature. Il développe les puissances endormies en lui et il soumet le jeu de leurs forces à sa propre autorité17. » « L’être de l’homme est son activité vitale réelle18. » Produisant des moyens toujours plus parfaits pour répondre à des besoins qui sans cesse augmentent, l’homme devient cause de soi-même dans la même proportion : c’est à lui-même qu’il doit de plus en plus ce qu’il est. Voilà pourquoi le marxisme est un matérialisme historique. La première présupposition de toute existence humaine, donc aussi de toute histoire, à savoir la présupposition que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir « faire de l’histoire ». Mais, pour vivre, il faut avant tout le manger et le boire, l’habitation, le vêtement, et encore quelques autres choses. Le premier fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle même, et c’est là vraiment un fait historique, une condition fondamentale de toute histoire, qui doit être accompli aujourd’hui comme il y a des milliers d’années, à chaque jour et à toute heure, rien que pour maintenir les hommes en vie… Le second point est qu’une fois satisfait, le premier besoin lui-même conduit l’action de la satisfaction et l’instrument acquis déjà de la satisfaction à de nouveaux besoins, et cette production de nouveaux besoins est le premier acte historique19.

L’histoire proprement dite n’est donc autre chose que le processus où l’homme se fait soi-même en créant ses propres besoins et en y répondant de lui-même depuis le premier acte historique jusqu’à « l’accomplissement de la réalité humaine » dans le travail devenu le premier besoin de la vie. Le travail devient le premier besoin de la vie dès qu’il n’est plus déterminé par le besoin et les fins extérieures. Le règne de la liberté, dit Marx, [par opposition au règne de la nécessité] commence là où finit le travail déterminé par le besoin et les fins extérieures : par la nature même des choses, il est en dehors de la sphère de la production matérielle… Mais un règne de la nécessité subsiste toujours. C’est au-delà de ce règne que commence le développement des puissances de l’homme, qui est à lui-même sa propre fin, qui est le véritable règne de la liberté […]20.

17. 18. 19. 20.

Le Capital, op. cit. Idéologie allemande, op. cit., p. 157 (Morceaux choisis, p. 90). Idéologie allemande, p. 165-166. Le Capital, Morceaux choisis, p. 233-234.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

C’est dans ce règne de la liberté que l’homme s’accomplit comme cause de soi-même et « s’approprie son essence aux aspects multiples, c’est-à-dire comme un homme complet », comme un être réellement indépendant. Or, dit Marx, Un être ne se donne pour indépendant que lorsqu’il est son propre maître, et il n’est son propre maître que lorsque c’est à lui-même qu’il doit son existence. Un homme qui vit par la grâce d’un autre se considère comme un être dépendant. Mais je vis complètement par la grâce d’un autre quand je ne lui dois pas seulement l’entretien de ma vie, mais que c’est en outre lui qui a créé ma vie, qu’il est la source de ma vie, et ma vie a nécessairement une telle raison en dehors d’elle si elle n’est pas ma propre création. La création est donc une représentation difficile à éliminer de la conscience populaire. Cette conscience ne comprend pas que la nature et l’homme existent de leur propre chef, parce qu’une telle existence va contre toutes les données évidentes de la vie pratique21. Mais comme […] toute la prétendue histoire du monde n’est rien d’autre que la production de l’homme par le travail humain, donc le devenir de la nature pour l’homme, il a donc la preuve évidente, irréfutable, de sa naissance de lui-même, de son origine. Du fait que la substantialité de l’homme, du fait que l’homme est devenu pratiquement sensible et visible dans la nature, pour l’homme comme existence de la nature, dans la nature comme existence de l’homme, il est devenu pratiquement impossible de demander s’il existe un être étranger, un être placé au-dessus de la nature et de l’homme – cette question impliquant la non-essentialité de la nature et de l’homme22.

Nous sommes donc très loin d’un matérialisme qui met la fin de l’homme, son bonheur, dans la jouissance des biens extérieurs et matériels. Nous disions qu’il poursuit au contraire une fin d’ordre spirituel et qu’il relègue le besoin et les fins extérieures au second plan. Pourquoi faut-il voir dans le marxisme un dérèglement de la volonté, de l’appétit intellectuel, et non pas premièrement un dérèglement de l’appétit sensible ? Dans son traité de l’orgueil, saint Thomas nous dit ce qui suit : Il est meilleur d’avoir un bien par soi-même que de le tenir d’un autre. Donc, croire que l’on possède par soi-même un bien que l’on a reçu d’un autre, c’est encore aimer sa propre excellence d’un amour déréglé. Or, le bien peut avoir deux causes : l’une efficiente, l’autre méritoire […] : croire que l’on tient de

21. Économie politique et philosophie, Œuvres complètes, t. VI, p. 38. 22. Ibid., p. 40.

Chapitre 8 – À propos de l'interprétation populaire du communisme et du matérialisme… 189

soi-même ce que l’on tient de Dieu ; attribuer à ses propres mérites ce qui est un don purement gratuit23.

Bref, Karl Marx définit expressément son matérialisme historique par l’orgueil qui est un péché de l’esprit. Au lieu de n’être qu’un dérèglement de la vie sensible, de l’appétit concupiscible, le marxisme a, au contraire, une affinité frappante avec le péché de l’ange qui refusait le bonheur dont il n’aurait pas été lui-même la cause.

23. Ila-llae, q. 162, a. 4, c.

CHAPITRE

9

La notion marxiste et la notion aristotélicienne de contingence (1950)1

I

D

ans l’étude intitulée Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique, Staline affirme que la métaphysique, contrairement à la dialectique, regarde la nature comme « une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes détachés les uns des autres, isolés et indépendants les uns des autres » ; alors que pour la métaphysique les changements sont « contingents », la dialectique considère ceux-ci comme nécessaires2. À première vue, cette allégation paraît étrange. En effet, pour l’aristotélicien il n’y a de science que du nécessaire, tandis que le contingent proprement dit est « sans raison ». Plus que toute autre science, la métaphysique s’efforce de montrer les connexions des objets les uns avec les autres en les rapportant aux raisons les plus universelles. Il est vrai que l’être se divise en nécessaire et contin-

1.

2.

Communication présentée au Premier Congrès philosophique national de l’Argentine à Mendoza, en avril 1949. Elle paraît dans les rapports de ce même Congrès et dans Laval théologique et philosophique, vol. VI, no 2, 1950, Québec, Éditions de l’Université Laval. Histoire du parti communiste, Moscou, 1939, p. 100-101.

192

2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

gent, mais celui-ci, dont la contingence est intrinsèque, est en soi irrationnel. Ajoutons toutefois que si la métaphysique ne peut s’étendre au contingent comme tel, elle enseigne néanmoins que Dieu en est la cause par soi, déterminée. Il est vrai que tout être fini est en un sens contingent (à savoir d’une contingence extrinsèque ; il dépend d’autrui quant à tout ce qu’il est), mais ici encore la métaphysique portera sur la ratio universelle du contingent, et celle-ci n’est pas contingente. Quelle serait donc cette contingence, « cette accumulation accidentelle d’objets » dont parle le marxiste en caractérisant la manière métaphysique de considérer les choses ? Il faut entendre le terme de contingence dans le contexte hégélien auquel se rapporte le marxiste. Dans ce contexte, la métaphysique relève de l’« entendement », de l’entendement fini qui procède par voie de définition et de division, qui distingue les objets en genres et espèces. À ce point de vue, les objets, distincts de nature, sont parfaitement irréductibles : leur fusion entraînerait une contradiction inadmissible à ce niveau3. La pensée de l’entendement fini est statique, mais elle n’en est pas moins la condition préalable et indispensable à toute autre pensée. Toutefois, cet entendement ne peut surmonter « l’irrationalité » qui caractérise les natures en tant qu’elles sont irréductibles les unes aux autres. Dans cette phase de la pensée, le cercle n’est pas un polygone, la droite n’est pas une courbe, la vie n’est pas la mort. Voilà le rapport sous lequel les objets sont « contingents » ; ils sont là, immobiles, invariables ; ils sont ensemble, comme question de fait, mais ils ne passent pas les uns dans les autres, ils ne se compénètrent pas. C’est à la raison dialectique et à la raison spéculative, au mouvement de la raison, c’est à la méthode absolue à laquelle aucun objet ne pourrait résister, qu’il appartient de rationaliser ces objets qui étaient irréductibles pour l’entendement fini : de rompre les frontières qui les isolent les uns des autres et d’atteindre ainsi à une synthèse où le cercle est à la fois cercle et non-cercle, la vie, à la fois vie et mort. Grâce à son dynamisme, la logique de la raison – logique de la contradiction – surmonte ainsi la logique statique de l’entendement fini qu’on appelle logique de l’identité. Le marxiste entend suivre fidèlement cette dialectique hégélienne, à la réserve près qu’il identifie les objets avec les objets matériels et qu’il substitue au mouvement de la raison le mouvement de la matière. « Contrairement à la métaphysique, écrit Staline, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes […]. » Il cite Lénine à l’appui : « La dialectique, au sens propre du mot, est l’étude des

3.

Logique (Encycl.), chap. 6.

Chapitre 9 – La notion marxiste et la notion aristotélicienne de contingence (1950)

193

contradictions dans l’essence même des choses4. » C’est précisément cette contradiction qui constitue le principe de toute fécondité, de tout dépassement du contingent. Certains interprètes bienveillants ont voulu atténuer le sens de ce mot « contradiction ». Cette tentative paraît d’autant plus justifiée que la plupart des exemples donnés par Hegel et les marxistes sont en réalité des illustrations de la contrariété. Il reste cependant que les exemples tirés de la géométrie (droite/ courbe, cercle/polygone) ainsi que l’exemple du mouvement, sont formulés suivant les exigences de la contradiction. Le mouvement même est une contradiction, dit Engels : déjà le changement mécanique de lieu ne peut s’accomplir que parce qu’un corps, en un seul et même moment du temps, est en un lieu et en même temps en un autre lieu, en un seul et même lieu, et non en ce lieu. Et la constante position et solution simultanément de cette contradiction est justement le mouvement […]5.

Et c’est à propos de la droite qui est en même temps une courbe qu’il s’écrie : « O métaphysique !6 » Il y a donc à cet égard une différence radicale entre la position marxiste et la nôtre. Pour nous, la contradiction – l’impossible – est l’irrationnel absolu, et nous définissons la toute-puissance de Dieu par la faculté de produire tout ce qui n’implique pas de contradiction. Quant à l’irrationalité relative de la contingence intrinsèque, nous disons que Dieu, par sa science et sa volonté, la domine en tant qu’il est la cause universelle de l’être tout entier qui se divise en nécessaire et contingent. Par contre, dans le matérialisme dialectique, c’est à l’irrationnel absolu de la contradiction qu’appartient toute la puissance, et cet irrationnel absolu soustrait les choses à l’irrationalité de la non-contradiction qui est leur contingence. II Nous l’avons vu : c’est à la distinction des natures irréductibles que le marxiste attribue l’irrationalité de la contingence. Reprenons ce point. N’y a-t-il pas, dans l’irréductible multiplicité des objets qui diffèrent par leurs définitions, quelque aspect qui heurte la raison ? N’y aurait-il pas un multiple, voire du multiple formel, auquel l’intelligence serait en un sens réfractaire ? Sans doute, les philosophies dialectiques en cause sont très dévoyées. Et pourtant il nous semble que même le matérialisme dialectique exploite une des tendances les plus profondes 4. 5. 6.

Op. cit., p. 102-103. Anti-Dühring, Paris, Costes, 1946, t. I, p. 182. Dialectique de la nature, trad. Naville, Paris, Marcel Rivière, 1950, p. 285.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

et les plus spirituelles de la raison humaine. Nous n’avons pas tout dit en affirmant que cette doctrine met l’irrationnel absolu à la place du Créateur et de la Providence. Nous voudrions faire, pour la notion marxiste de contingence, ce que nous avons déjà fait pour d’autres positions fondamentales en philosophie moderne. Nous avons exposé ailleurs7 notre interprétation de la méthode des limites. Le but mathématique de la méthode des limites c’est une rigueur qui, en fait, ne se rencontre que dans les propositions d’identité. En tendant vers cette rigueur (nous pouvons donner comme exemple la tentative leibnizienne de démontrer que 2 + 2 = 4) la raison poursuit en réalité un moyen de connaître qui serait universel in repraesentando – par opposition à l’universel in praedicando. Nous avons essayé de montrer comment cette tendance est essentielle à ce que l’on appelle le « mode platonicien » et à la théorie de la réminiscence ; nous la retrouvons dans l’idée de procession en néoplatonisme ; dans l’intellectus et ratio de Nicolas de Cuse ; dans la théorie leibnizienne de l’infini comme fond constitutif et principe d’intelligibilité du fini ; dans la notion hégélienne de méthode absolue ; la même tendance apparaît encore dans l’intention du devenir chez Bergson, dans l’identique et le réel de Meyerson, dans l’universel concret de Cassirer et dans l’esprit ouvert sur l’infini de Hermann Weyl. Ce sont encore les exemples mathématiques donnés par Hegel et les marxistes qui peuvent servir à mettre en évidence cette tentative de dépasser la finitude caractéristique de la raison humaine, telle qu’elle se manifeste dans leur conception de la contingence. Rappelons la joie que nous éprouvons en découvrant pour la première fois le point comme une limite dont on peut s’approcher autant que l’on veut par une dichotomie de la ligne ; ou la droite comme la limite de la circonférence d’un cercle dont le rayon grandit toujours. Pourquoi notre intelligence se plaît-elle à voir des objets comme limites les uns des autres ? Peu de personnes en ont parlé avec autant d’enthousiasme que Friedrich Engels dans l’Anti-Dühring et dans son Dialektik und Natur. Pourquoi la raison s’efforcet-elle à voir les natures à la lumière d’un processus et à les engager dans un devenir notionnel ? D’où vient que le mathématicien voit dans les différences formelles des nombres entiers des interstices, des écarts irrationnels, des trous qu’il essaie de combler avec des nombres fractionnaires ? La limite de ce remplissage ne serait autre que la parfaite densité du continu. L’entreprise est paradoxale,

7.

Notamment dans une série de cours à l’Université nationale autonome de México et dans les communications présentées aux deux premiers Congrès de philosophie interaméricains. La dialectique des limites comme critique de la raison, dans Laval théologique et philosophique, vol. I, no  1 ; Concept, Process, and Reality, ibid., vol. II, no 2.

Chapitre 9 – La notion marxiste et la notion aristotélicienne de contingence (1950)

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puisque cette densité fait à son tour l’objet d’une tentative inverse, à savoir, l’arithmétisation du continu. Comment se fait-il que même le « rationnel pour nous » puisse revêtir cet aspect irrationnel que nous essayons de dissiper ? Nous disons en effet d’une connaissance qu’elle est parfaite dans la mesure où elle atteint distinctement les choses. Et pourtant, même l’évidente distinction adéquate des nombres entiers ne satisfait pas la raison. D’où vient cet aspect suivant lequel même ces nombres auraient l’apparence d’une « accumulation accidentelle d’objets » tant qu’on n’aurait pas réussi à les atteindre comme limites accomplies les uns des autres – ce qui ne pourrait se faire sans tomber dans la contradiction, c’est-à-dire sans verser dans l’impossible ? Il nous semble que la raison en est toujours la même. Notre intelligence a besoin d’une multiplicité de concepts (j’entends par là « moyens de connaître », « espèces intelligibles ») distincts les uns des autres et directement proportionnelle à la multiplicité des natures qu’elle connaît distinctement. Cette dispersion, cet éparpillement de la raison au-dedans d’elle-même, ce temps qu’il lui faut pour acquérir ses concepts et pour considérer les objets, sont la conséquence de la nature empirique et abstractive de notre intelligence. Nos espèces intelligibles ne sont pas universelles in repraesentando. Cependant, dès lors que nous pouvons définir un objet comme limite d’un autre objet, nous nous approchons d’un tel universel dans la même mesure. En définissant le cercle comme la limite d’un polygone régulier inscrit dont les côtés croissent indéfiniment en nombre, nous tentons de voir le cercle, quant à cela même qui le distingue du polygone, par le moyen de la similitude intelligible de ce dernier. Nous nous approchons ainsi d’une vue simple, simultanée et distincte de plusieurs objets qui diffèrent selon l’espèce. C’est ainsi que les substances séparées connaissent les choses. Si l’identité de natures irréductibles implique une contradiction, l’identité du moyen de connaître distinctement et simultanément plusieurs objets ne fait de soi aucune difficulté, car le connu est dans le connaissant selon le mode du connaissant. Dieu se connaît soi-même et toutes choses dans l’unique et indivisible espèce intelligible qui est son essence. Bref, ce qui correspond pour nous à la notion marxiste de la contingence n’est pas à chercher dans les choses, mais bien plutôt dans le caractère fragmentaire et irréductible de nos concepts. Comparés à la richesse, à la vue cohérente et simultanée que nous donnerait l’universel in repraesentando, nos moyens de connaître éparpillés peuvent revêtir l’aspect d’une « accumulation accidentelle » : nous pouvons en user isolément. Voilà qui peut nous aider à comprendre l’origine spirituelle de la notion marxiste de contingence.

CHAPITRE

10

Notre critique du communisme est-elle bien fondée ? (1950)1

N

otre critique du communisme est-elle bien fondée ? Il me semble que trop de personnes en haut lieu ignorent ses positions les plus fondamentales et s’y opposent pour des raisons qui sont en elles-mêmes secondaires. Il y a une manière de combattre le communisme, que celui-ci provoque, qu’il encourage et sur lequel il veut compter. C’était immédiatement après la guerre ; on m’avait demandé de faire, dans une ville industrielle de l’État de New York, une conférence publique sur le communisme marxiste. Mais certains hommes d’affaires y voyaient des inconvénients : Comme vous ne pouvez dire grand bien du communisme, des conférences sur ce sujet ne pourraient que nuire à nos relations commerciales avec la Russie – relations qui seront désormais obligatoires, car nous avons développé une telle capacité de production durant la guerre que, pour éviter la crise, il nous faudra un marché de plus en plus vaste : l’Union soviétique, l’amitié de la Russie, des relations enfin très libres avec les communistes, seraient la solution de tous nos problèmes. Ne pourriez-vous pas enfin choisir un autre sujet ?

Telle était, vous le savez, un peu l’attitude de tous les hommes d’affaires d’alors. (Les industriels ici présents n’étaient évidemment pas de ces gens-là ! ?) On croyait savoir – les porte-paroles du State Department et même quelques bons 1.

Causerie faite au dîner de clôture du Cinquième Congrès des relations industrielles à Laval, le 25 avril 1950 et publiée par les PUL en 1951.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

catholiques étaient unanimes à le dire – que grâce à notre zèle à soutenir la Russie, les communistes se ramollissaient peu à peu, qu’ils devenaient de plus en plus tolérants et tolérables. J’ai pourtant fait ma conférence pour montrer que plus ça change, plus c’est la même chose ; et que, précisément, ce qui demeure et même s’accroît à travers les attitudes toujours plus astucieuses, c’est la substance de la doctrine marxiste. Comment expliquer l’étrange indignation que soulève actuellement chez nos intellectuels, chez nos hommes politiques aussi bien que chez nos hommes d’affaires la conduite des communistes depuis la fin des hostilités ? Voici que nous trouvons aujourd’hui fort gênant ce réalisme stalinien que nous avions jadis loué. N’oublions pas que pendant la guerre nous nous sommes laissé dire, même par certains catholiques empressés de composer avec les puissances de ce monde, que la soi-disant persécution religieuse en Russie avait été une pure calomnie fasciste. Et voici que ces progressistes s’étonnent aujourd’hui : les communistes ne tiennent pas parole et font seulement ce qui fait leur affaire ; ils érigent en système le mensonge et le chantage, la calomnie, la déformation du passé ; ils entreprennent avec méthode et sans merci la liquidation de personnes qui avaient pourtant si généreusement collaboré à l’institution de leurs démocraties populaires. Tant et si bien qu’on ne peut plus les croire et qu’ils ont détruit cette bonne foi dont Cicéron disait qu’elle est le fondement de toute conversation humaine, de toute société. Eh bien ! cette réaction de notre part est singulièrement naïve – pour ne pas parler d’ignorance coupable. Nous estimons que leur mauvaise conduite dans les cas particuliers est plus grave que leur doctrine générale d’après laquelle la fin justifie les moyens. J’appuie la critique de cette attitude sur un exemple tiré de saint Thomas. Le fait de la fornication est un mal. Mais il y a plus grave : c’est d’enseigner que la fornication est partout et toujours un bien. Ce dernier cas est même incomparablement plus grave puisqu’il érige le mal en principe universel. Or, c’est exactement le fait des communistes. Ils ne se contentent pas de violer leurs promesses, de traverser des frontières et de renverser des gouvernements qu’ils avaient juré de respecter. Ils vont plus loin et nous aurions dû le prévoir depuis longtemps. Dans leurs ouvrages de fond, dans leurs revues (qu’on peut acheter ici même à Québec), ils enseignent qu’il faut agir exactement comme ils le font et dans tous les cas : le bien véritable, affirment-ils, ne se peut assurer autrement. C’est tout comme si l’on enseignait que le salut des hommes ne peut s’obtenir que par le vol, que voler son prochain quand on peut le faire impunément est un bien – une grande justice ! Nous-mêmes, hélas, nous sommes devenus assez insensibles à cette différence pourtant fondamentale qu’il y a entre faire le mal dans un cas particulier, et

Chapitre 10 – Notre critique du communisme est-elle bien fondée ? (1950)

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enseigner que de faire le mal est partout et toujours un bien. Nous ne nous étonnons plus, par exemple, que l’on écrive des choses qui tantôt de manière implicite et tantôt ouvertement préconisent la révolution violente, le renversement du pouvoir établi et l’abolition de la constitution par tous les moyens ; nous ne nous étonnons pas d’une doctrine d’après laquelle la fin justifie n’importe quel moyen pourvu qu’on réussisse à user de ces moyens impunément. Nous ne prenons pas garde à cette dernière précaution, aveuglés que nous sommes par ce fait que là où les communistes ne peuvent employer leurs moyens impunément, ils se résignent pour un temps à obéir, à se conformer à ce que nous appelons le droit naturel et aux coutumes de la société où ils vivent. Or, c’est souvent dans ces moments de faiblesse apparente et de soumission aux lois qu’ils exercent le plus d’influence et préparent leur coup décisif. Bref, nous sommes tellement habitués à établir entre l’action concrète et la doctrine générale un divorce absolu qu’en face de gens qui sont par ailleurs fort logiques dans leur conduite, nous nous étonnons de leurs agissements et nous sommes assez obtus pour être indignés alors que depuis des années, depuis des dizaines d’années, depuis un siècle, ces mêmes gens nous avaient prédit ce qu’ils avaient l’intention de faire. Pourtant, les actions criminelles particulières des communistes prendraient pour nous un tout autre aspect si nous consentions à y voir la mise en pratique d’une doctrine universelle. Ce qui fait la force de cette doctrine c’est qu’elle n’est pas elle-même l’action et que par ailleurs nous ne prenons pas trop au sérieux les choses qui ne sont que dans les livres. De façon générale, nous ne prévoyons pas les conséquences des doctrines qui sont dans les livres. C’est ainsi que nous lirons que l’homme est dépourvu de libre arbitre, mais sans penser que cette proposition ruine automatiquement tout système juridique, qui présuppose que les hommes sont responsables de leurs actions. C’est une très dangereuse faiblesse de croire ou d’agir comme s’il ne devait pas y avoir de rapport entre la conduite concrète et les principes généraux qui doivent régler notre vie. Je voudrais dans cette causerie attirer votre attention sur deux vérités qui sont fondamentales pour les rapports entre les hommes. Ces vérités ne sont pas seulement mises en cause par le marxisme, mais ce sont les vérités que les marxistes jugent essentiel de combattre. Et cette attaque est d’autant plus périlleuse pour nous que nous ne voyons que très confusément le rapport entre ces vérités et la vie politique dont elles sont pourtant le fondement. Mais disons d’abord un mot sur la puissance du marxisme. C’est évidemment pour assurer la réalisation de ce qu’ils prennent pour un bien que les marxistes préconisent la transformation radicale de la société ; et ce bien qu’ils se proposent doit être fort ardu à atteindre puisque sa conquête

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exige une telle violence. Quelle est donc la nature de ce bien ? D’après le marxisme, les biens véritables sont les biens matériels ; et c’est de l’insuffisance et de la privation de ces biens, que proviennent ces illusions qu’on appelle biens spirituels, où les hommes cherchent désespérément une compensation de leur misère ; la pauvreté, les injustices de la vie présente et terrestre donnent en effet naissance à l’illusion du bonheur de l’Au-delà, et au fantôme d’un Juge et Législateur suprême que les puissants de ce monde ne pourront éluder. Nous aurions tort de sous-estimer l’attrait que peut exercer sur la multitude une doctrine qui accorde tant d’importance aux biens matériels et qui attribue tous les maux d’ici-bas à la propriété privée et à l’inégale distribution des richesses. D’après l’opinion des anciens et des plus sages parmi les anciens, selon quelques modernes, aussi, la plupart des hommes pensent que le bonheur consiste en premier lieu dans l’abondance et dans la jouissance des biens matériels. La multitude pense que ce sont les riches qui sont heureux. Et quels sont ces biens matériels qui peuvent rendre un homme vraiment heureux ? Leur nature dépend de la situation présente d’un homme. Mais, en général, tout homme cherche à jouir d’une sécurité dans la possession de ses biens. Or à quelles conditions ce sentiment de sécurité pourrait-il être vraiment assuré ? Le poète fait dire à la sorcière, dans Macbeth, que le désir de la sécurité est l’ennemi principal des mortels. (« Security is mortals’ chiefest enemy. ») C’est un appétit de sécurité qui pousse les Macbeth de meurtre en meurtre. Encore un coup, une dernière complicité avec des assassins de métier, et il ne restera personne pour contester l’inaliénable dignité de leurs personnes. Mais laissons ce cauchemar pour revenir à notre modeste citoyen. Si celui-ci cherche le bonheur dans les seuls biens matériels et s’il veut en jouir en parfaite sécurité, je me demande si l’on peut encore parler de « modeste citoyen ». Car les hommes qui possèdent beaucoup de richesses matérielles n’en ont jamais assez pour jouir d’une sécurité pleinement satisfaisante. Les conditions d’une telle sécurité sont à ce point invraisemblables qu’on ne pourrait les dire sans ridicule. Si je mettais le bonheur dans la possession et dans la jouissance des biens matériels, ne faudrait-il pas, de peur que je ne sois mis à la gêne par la toujours possible inadvertance de mon prochain, que l’on m’accordât d’abord tous les droits sur tous les biens du monde ? après quoi je pourrais reconnaître les droits d’autrui ! Grâce à cette émancipation, grâce à cette liberté, je pourrais désormais traiter mon prochain avec toute l’équité compatible avec ma propre sécurité. À une communauté composée d’individus avec de telles ambitions, je préfère l’idylle de Macbeth dont l’ambition se bornait à la couronne de l’Écosse. Beaucoup de gens conviennent que le bonheur doit comporter quelque chose de spirituel et que c’est dans le spirituel qu’il doit trouver son achèvement.

Chapitre 10 – Notre critique du communisme est-elle bien fondée ? (1950)

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Mais plus nombreux encore sont les hommes qui attendent une ambiguë « suffisance » des biens matériels avant de s’adonner à la poursuite de ces biens spirituels dont on leur a parlé un jour ! Cette « suffisance des biens matériels », qui, d’après saint Thomas, est nécessaire à la pratique de la vertu, est l’une des équivoques les plus fructueuses de l’histoire. Le cas le plus commun est celui de l’homme qui, persuadé que le bonheur consiste uniquement dans la jouissance des biens matériels, est néanmoins assez intelligent pour comprendre que les lois statistiques ne favorisent pas ses chances de devenir l’incontestable tzar de toutes les industries possibles. Évincé par le jeu des aptitudes, des appétits et des concurrences, il tournera alors ses ambitions vers un autre système plus réalisable, lui semble-t-il. De là est née la théorie, vieille comme l’humanité, de la possession commune des biens matériels, où chacun aurait juste autant qu’autrui, en sorte que personne n’aurait plus le droit de se plaindre. Ce compromis est séduisant : il permet tout au moins de parler de fraternité humaine, mais d’une étrange fraternité sans principe de paternité. Or beaucoup de gens croient béatement que le communisme ne représente autre chose qu’un tel régime de communauté des biens. Le désir d’une telle législation, ai-je dit, est séculaire. Nous en retrouvons du reste une critique dans la Politique d’Aristote, et voici comment l’explique saint Thomas dans son commentaire : Une telle législation paraît bonne en surface et elle a de quoi plaire aux hommes, et cela pour deux raisons. En premier lieu, à cause du bien que l’on conjecture devoir survenir du fait d’une telle loi. Quand on entend dire, en effet, que toutes choses seront communes entre les citoyens, on accueille cela avec joie à la pensée de l’amitié admirable qui en résultera de tous à tous. En second lieu, à cause des maux que l’on estime qui disparaîtront par l’effet de la dite loi. Car on accuse les maux qui se produisent actuellement dans les cités, tels que les contestations des hommes entre eux en matière de contrats, et les jugements de faux témoignages, et l’adulation des pauvres à l’égard des riches, comme si tous ces maux venaient du fait que tous les biens ne sont pas possédés en commun. Mais si l’on veut bien considérer correctement ces choses, aucune d’elles n’arrive parce que les possessions ne sont pas communes, mais elles proviennent de la malice des hommes. Nous voyons, en effet, ceux qui possèdent des biens en commun avoir beaucoup plus de dissensions que ceux dont les possessions sont séparées. Seulement, c’est à cause du petit nombre des possessions communes comparativement aux possessions divisées que les litiges qui naissent des premières sont moins nombreux. Et pourtant, si toutes les possessions étaient communes il y aurait beaucoup plus de disputes2.

2.

In II Politicorum, lect. 4.

202

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Lorsque le marxiste enseigne que les biens matériels sont les seuls véritables, il peut compter sur l’appétit d’une multitude d’hommes qui n’ont jamais pensé autrement, ou croient que s’il existe en outre des biens spirituels, ceux-ci peuvent devenir facilement accessibles dès lors que chacun aura sa suffisance de biens matériels. Mais il n’y a que les biens matériels ; voilà bien ce que soutiennent les marxistes ; et la paix entre les hommes ne deviendra possible que le jour où les moyens de production seront devenus propriété commune ; en sorte, disent-ils, que les gens qui professent la réalité et la primauté de l’esprit, qui maintiennent que dans la communauté politique la justice et la liberté ne sont possibles que par le droit de propriété privée, sont au fond les ennemis de la fraternité humaine et du bonheur. Voilà des propositions marxistes qui peuvent éveiller l’attention intéressée de la multitude, et celle-ci croit comprendre. Mais le marxisme enseigne des choses bien plus fondamentales et que la foule, hélas, ne comprend pas. Par exemple, la multitude intéressée ne sait pas que Marx parle avec le plus grand mépris de l’idée que le peuple se fait du communisme et de l’égalité des hommes : le communisme grossier, dit-il, « c’est la perfection de l’envie et de la soif de niveler, qui réclame un minimum égal pour tous […]3 ». Or, toujours d’après Marx, un tel minimum saperait à la base les possibilités d’une révolution fructueuse. Il faut, dans le marxisme, que le désir des biens matériels ait une certaine infinité : c’est précisément cette faim insatiable qui est le levier du progrès. Et c’est pourquoi il faut tout faire pour maintenir les travailleurs dans un état d’exaspération – du moins jusqu’au jour de la dictature absolue du prolétariat, dictature qui n’est pas autre chose que l’exemplaire de ce rival que les communistes appellent le fascisme. Précisément, pour le pur marxiste, les biens matériels et la jouissance dont rêve la multitude ne sont pas, finalement, le bien véritable de l’homme. Le communiste authentique vous dira que cette conception est vulgairement bourgeoise. Mais il concédera que cette opinion, que cet appétit de la multitude, sont des phénomènes utiles, voire nécessaires. Dans des écrits qu’il n’a pas besoin de cacher – il sait, en effet, que nous ne les lirons pas ou, tout au moins, que nous ne les prendrons pas au sérieux – le marxiste affirme que la multitude ne sait pas ce qu’elle veut, que la connaissance du désir caché de l’ouvrier est le fait du petit nombre. Mais quel est donc ce désir, quel est le bonheur qui en fait l’objet ? Le bien qui, d’après le marxiste, constitue le bonheur suprême de l’homme se trouve après tout dans un genre que nous pouvons strictement appeler

3.

Œuvres philosophiques, Molitor, Paris, Costes, t. VI, p. 19-21.

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«­  ­spirituel ». Il peut paraître étonnant que pour ce matérialiste, la vie humaine, loin d’être entièrement confinée à l’économique est au-delà de celle-ci, en sorte que la vie économique doit être elle-même parfaitement subordonnée à une fin que l’on a toujours considérée comme étant strictement spirituelle. Que si le marxiste ne voulait pas que l’on qualifie ainsi la fin qu’il poursuit, il ne s’agirait que d’une querelle de mots. N’allez pas penser un instant que je cherche à ramener les marxistes « de notre bord ». Mais le fait est que les marxistes ne seraient pas si dangereux s’ils se limitaient au matérialisme tel qu’il faut l’entendre dans l’expression : civilisation matérialiste. Le pire est qu’en disant que la matière est la réalité fondamentale et qu’il n’y a point d’autre réalité, les marxistes, sans nier l’esprit, prétendent seulement que l’esprit n’est rien de plus que le « produit supérieur » de la matière. Mais, enfin, cet esprit – qui doit toute sa réalité à une matière en même temps dépourvue de toute intelligence, infiniment aveugle, rigoureusement inanimée et fatalement génératrice d’esprit – en quoi manifeste-t-il le comble de sa « supériorité » ? À pousser son homme vers le bourbier de la sensualité ? Non pas. Le marxisme a son côté austère et ascétique. Tant et si bien qu’il trouverait de mauvais goût l’alternative de saint Paul : « Si les morts ne ressuscitent pas, mangeons et buvons, car demain nous mourrons. » Et le marxiste ne trouverait pas moins vulgaires les paroles que la Sagesse met dans la bouche des impies qui font alliance avec la mort et qui croient « qu’après cette vie, nous serons comme si nous n’avions jamais été, […] que la pensée est une étincelle qui jaillit au battement de notre cœur » : Venez donc, jouissons des biens présents ; usons des créatures avec l’ardeur de la jeunesse, enivrons-nous de vin précieux et de parfums, et ne laissons point passer la fleur du printemps. Couronnons-nous de boutons de roses avant qu’ils se flétrissent. Qu’aucun de nous ne manque à nos orgies, laissons partout des traces de nos réjouissances, car c’est là notre part, c’est là notre destinée.

Non, le marxisme est quelque chose de plus profondément monstrueux que ce matérialisme d’esthète. Mais si les marxistes refusent ce genre de matérialisme, ils ne peuvent répudier la suite des paroles que la même Sagesse met sur les lèvres des impies : Opprimons le juste qui est pauvre ; n’épargnons pas la veuve, et n’ayons nul égard pour les cheveux blancs du vieillard chargé d’années. Que notre force soit la loi de la justice ;

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ce qui est faible n’est jugé bon à rien. Traquons donc le juste, puisqu’il nous incommode, qu’il est contraire à notre manière d’agir, qu’il nous reproche de violer la loi, et nous accuse de démentir notre éducation. Il prétend posséder la connaissance de Dieu, et se nomme fils du Seigneur. Il est pour nous la condamnation de nos pensées, sa vue seule nous est insupportable ; car sa vie ne ressemble pas à celle des autres, et ses voies sont étranges. Dans sa pensée, nous sommes d’impures scories, il évite notre manière de vivre comme une souillure ; il proclame heureux le sort final des justes, et se vante d’avoir Dieu pour père. Voyons donc si ce qu’il dit est vrai, et examinons ce qui lui arrivera au sortir de cette vie. Car si le juste est fils de Dieu, Dieu prendra sa défense, et le délivrera de la main de ses adversaires. Soumettons-le aux outrages et aux tourments, afin de connaître sa résignation, et de juger sa patience. Condamnons-le à une mort honteuse, car, selon qu’il le dit, Dieu aura souci de lui.

Voilà bien ce que pensent les marxistes, et c’est de même ce qu’ils font sous nos yeux. Quel est le bien que le croyant, que le juste, les empêche d’accomplir ? Les biens matériels ne sont pour le marxiste que la manifestation extérieure d’un bien immanent et que nous appelons spirituel. En réalité le bien qu’il poursuit n’est qu’un bien apparent, mais il n’en est pas moins un bien apparent d’ordre spirituel. La multitude n’a pas besoin de connaître cette finalité. Comme nous disions tout à l’heure, il suffit au marxisme que la vérité soit connue du petit nombre. Toutefois, ce petit nombre doit pouvoir compter sur l’ignorance de la foule qu’il soulève. Une des forces pratiques de cette élite, c’est le principe que la fin justifie les moyens. Or, d’où vient la liberté dans le choix des moyens et quelle est précisément cette fin ? La fin que poursuit le marxiste c’est la liberté. Quelle liberté ? car ce terme est singulièrement équivoque. L’affirmation marxiste que toute réalité est matérielle est avant tout une négation. Le marxiste veut nier, au principe de son système, la réalité de l’être spirituel. Les deux réalités spirituelles dont la négation est à la base de toute la conception marxiste de la liberté ne sont autre chose que Dieu et l’immortalité de notre âme. Cela veut dire qu’il n’y a pas de

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Créateur et qu’il n’y a pas de Juge suprême. D’après le marxiste, il n’y a que l’homme qui agisse véritablement et auquel pourrait convenir l’appellation de créateur. Si Dieu existe, l’idéal communiste de la liberté devient impossible ; si l’âme est immortelle, la fin ne justifie plus les moyens. Pour le marxiste il ne peut être question de liberté qu’à la condition de pouvoir tout enfermer dans les limites du domaine où l’homme est le plus manifestement, le plus sensiblement, la cause de sa propre vie d’homme. Et c’est par cette causalité que la personne humaine diffère des bêtes et des autres choses sensibles. En quoi se manifeste premièrement la différence entre l’homme et la bête ? L’homme, dit Marx, diffère par « le travail sous sa forme spécifiquement humaine » : Une araignée accomplit des opérations qui ressemblent à celles du tisserand ; une abeille par la construction de ses cellules de cire, confond plus d’un architecte. Mais ce qui distingue d’abord le plus mauvais architecte et l’abeille la plus habile, c’est que le premier a construit la cellule dans sa tête avant de la réaliser dans la cire. À la fin du travail se produit un résultat qui, dès le commencement existait déjà dans la représentation du travailleur, d’une manière idéale, par conséquent. Ce n’est pas seulement une modification de formes qu’il effectue dans la nature ; c’est aussi une réalisation dans la nature de ses fins, il connaît cette fin, qui définit comme une loi les modalités de son action et à laquelle il doit subordonner sa volonté. Cette subordination n’est pas un acte isolé. Outre l’effort des organes qui travaillent, pendant toute la durée du travail, est exigée une volonté adéquate qui se manifeste sous forme d’attention, d’autant plus que le travail entraîne moins le travailleur, par son contenu et les modalités de son exécution, et qu’il lui profite moins comme un jeu de ses pouvoirs physiques et spirituels4.

Manifestement, nous accordons sans détour cette différence fondamentale, son caractère concret et sensible. Mais le marxiste met l’homme tout entier dans cette capacité de produire délibérément des œuvres sensibles, et c’est dans les limites étroites de ce champ qu’il entend accomplir sa finalité d’homme. Ce que l’homme désire le plus profondément, nous dit-on, c’est l’indépendance, c’est d’être lui-même la cause de sa propre vie d’homme ; c’est ne rien devoir à une cause transcendante. Cet idéal peut vous paraître aussi abstrait que bizarre. C’est pourtant bien l’idéal pour lequel le marxiste est prêt à faire tous les « sacrifices ». Voici ce qu’en dit Karl Marx :

4.

Le Capital, Œuvres complètes, Paris, Costes, t. II, p. 3-4. Nous citons toutefois la traduction des Morceaux choisis de la Nouvelle Revue française, Paris, Gallimard, p. 103-104.

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Un être ne se donne pour indépendant que lorsqu’il est son propre maître, et il n’est son propre maître que lorsque c’est à lui-même qu’il doit son existence. Un homme qui vit par la grâce d’un autre se considère comme un être dépendant. Mais je vis complètement par la grâce d’un autre quand je ne lui dois pas seulement l’entretien de ma vie, mais que c’est en outre lui qui a créé ma vie, qu’il est la source de ma vie, et ma vie a nécessairement une telle raison en dehors d’elle si elle n’est pas ma propre création. La création est donc une représentation difficile à éliminer de la conscience populaire. Cette conscience ne comprend pas que la nature et l’homme existent de leur propre chef, parce qu’une telle existence va contre toutes les données évidentes de la vie pratique. Mais comme […] toute la prétendue histoire du monde n’est rien d’autre que la production de l’homme par le travail humain, donc le devenir de la nature pour l’homme, il a donc la preuve évidente, irréfutable, de sa naissance de lui-même, de son origine. Du fait que la substantialité de l’homme, du fait que l’homme est devenu pratiquement sensible et visible dans la nature, pour l’homme comme existence de la nature, dans la nature comme existence de l’homme, il est devenu pratiquement impossible de demander s’il existe un être étranger, un être placé au-dessus de la nature et de l’homme – cette question impliquant la non-essentialité de la nature et de l’homme5.

D’après le marxiste, l’homme sera vraiment maître de sa liberté le jour où le travail lui-même sera devenu le premier besoin de la vie. Le travail humain est d’abord « déterminé par le besoin et les fins extérieures », mais l’homme ne sera vraiment libre que le jour où l’« essence humaine », maîtresse des biens extérieurs, « fera naître d’elle-même sa richesse intérieure ». C’est lorsque « commence le développement des puissances de l’homme, qui est à lui-même sa propre fin, que commence le véritable règne de la liberté […] ». Libre alors des nécessités extérieures, l’homme ne mettra plus son plaisir dans la jouissance des seuls biens extérieurs, qui sont le fruit de son travail ; mais il éprouvera un besoin du travail lui-même pour autant que, dans ce travail et dans la production de ses moyens de subsistance, il se manifestera à soi-même comme étant sa propre fin, et comme étant la cause de l’accomplissement de cette finalité. Tout cela, ai-je dit, peut vous paraître étrangement abstrait, mais je n’y peux rien : c’est la lettre même de Marx. Vous comprenez maintenant ce que nous voulions dire tout à l’heure quand nous affirmions que pour le marxiste la vie économique est purement et simplement fonction d’une finalité intérieure, d’une finalité spirituelle. En effet, le désir d’être indépendant de cette manière, d’être cause de soi-même au point de ne rien devoir à autrui, de « haïr tous les dieux », ce désir, disais-je, est d’ordre spirituel ; il est un dérèglement que nous appelons

5.

Économie politique et philosophie, Œuvres complètes, t. VI, p. 38-40.

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l’orgueil. Voilà pourquoi le communisme marxiste est essentiellement athée. Il est une volonté de vivre l’athéisme par une affirmation concrète – par une activité sensible – érigée en opération béatifiante dont l’homme lui-même est à la fois cause suprême et terme ultime. Dans cette perspective fondamentale, les biens matériels et leur communauté ne sont que moyens. Voilà ce qui explique l’étrange fureur des marxistes. L’appétit de la foule – surtout l’appétit désordonné – pour les biens matériels n’est qu’un instrument qu’ils exploitent pour une fin que le peuple ne désire pas. Leur volonté de cette « fin intérieure » est telle qu’ils n’hésitent pas à assujettir des millions d’hommes à un esclavage que l’Antiquité n’aurait pu concevoir. De ce bien apparent, mais qui est néanmoins d’ordre spirituel, le marxiste a un amour puissant comme la mort. Aucun sacrifice n’est assez grand pour y atteindre. Ce bonheur, qui, d’après lui, ne sera réalisé que dans un lointain avenir et pour des hommes qui ne sont pas encore nés, justifie suffisamment la misère où gémit l’humanité depuis ses origines. Le marxiste trouve cette misère parfaitement normale et naturelle. Il s’est fait une raison claire et suffisante de toutes choses, de toutes les situations imaginables. Prenons un exemple concret. Pourquoi Socrate croyait-il à l’immortalité de l’âme humaine ? Pourquoi sa femme l’accueillait-elle en lui versant un seau d’eau sur la tête quand il rentrait trop tard ? Un marxiste vous dira – et s’il ne le dit pas il n’est pas un bon marxiste – que cette croyance, que ce geste trouvent leur cause adéquate et suffisante dans le fait que les rapports de production étaient, à cette époque, en retard sur les forces de production. Dans une société où ces rapports et ces forces eussent été en parfait équilibre – chose qui ne se pourra trouver que dans une société sans classes –, Socrate n’aurait pas eu besoin de croire à l’immortalité, et sa femme l’eût laissé tranquille, car elle aurait eu de tout selon ses besoins. On dit parfois : comment se fait-il que le parti soviétique en Russie ne se lasse pas de l’effort qu’exige cette effroyable dictature qu’il est obligé d’imposer à la population ? C’est que le marxiste s’est fait la conviction que de cette impitoyable discipline surgira finalement, et spontanément, la société bienheureuse, au sujet de laquelle, par ailleurs, il se garde de donner des précisions. Il est sur ce dernier point beaucoup plus réticent que les théologiens. En somme, s’il n’y avait ni Dieu, ni âme à nier, le marxiste serait un chômeur sans espoir et sans haine, et les biens matériels seraient pour lui les plus méprisables de tous les biens. Ces négations nous laissent malheureusement incroyablement indifférents. Nous sommes si « avancés » qu’elles ne nous effraient plus. Toute notre peur des communistes vient, le plus souvent, de ce qu’ils menacent de nous enlever nos biens matériels et de les distribuer à leur guise. Si c’était là la seule chose à

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

craindre dans le communisme, si c’était le seul mal qui puisse nous ébranler, nous ne mériterions pas davantage. Si la vie elle-même était aussi médiocre, si tels étaient les biens véritables de l’homme, l’être de l’homme serait la chose la plus absurde qui se puisse concevoir. On se scandalise de la liquidation en masse qui s’opère en Russie, de l’esclavage, des procès iniques, etc. Cependant, étant donné leurs principes, leur négation de Dieu et de l’immortalité de l’âme, pourquoi n’agiraient-ils pas comme ils le font ? N’ont-ils pas exalté la souveraine dignité de la personne humaine jusqu’à la rendre profondément méprisable ? N’ont-ils pas exalté le jugement de l’histoire jusqu’à nier le Juge suprême, Auteur de l’histoire ? Si Dieu n’est pas, qui est à craindre ? Nous rendons-nous compte des conséquences logiques de la négation de l’immortalité de l’âme humaine ? Totalement mortel comme les chiens et les boucs, demain il en sera de moi comme si je n’avais jamais existé. Il en sera ainsi de mon prochain. Si ma vie est bornée à cette existence temporelle et temporaire, je suis la mesure de ma propre vie ; que si je ne suis pas une bonne mesure et n’ai pas la puissance d’être la mesure qui convient à ma vie, quelqu’un d’autre aura sûrement la grâce de se charger d’être à ma place ma propre mesure. Si, par ailleurs, je suis un obstacle à l’épanouissement « dynamique » de la personnalité d’autrui, pourquoi ce dernier hésiterait-il à me couper le souffle ? La personne qui se charge de me liquider n’a pas à s’inquiéter, non plus que moimême je n’ai à m’inquiéter. Car, bientôt il en sera comme si tous nous n’avions jamais existé. Que j’aie été assassiné ou que j’aie été assassin, victime ou bourreau, qu’importe ? « La dialectique de l’histoire », « l’éternel dynamisme de la matière » n’ont que faire de ces vieilles distinctions. Et puis, au-dessus de ces hécatombes, il y a le triomphe de la science glorieusement parvenue à convertir les cadavres humains autrefois encombrants, en un excellent savon – de quoi se laver les mains de tout le sang répandu, si se laver les mains pour si peu n’est pas encore un de ces vilains préjugés bourgeois. Admirez l’incomparable générosité de la personne marxiste ! Non seulement elle se sacrifie actuellement pour l’humanité de l’avenir ; mais son activité est parfaitement gratuite, car cette humanité de l’avenir elle aussi est déjà condamnée à disparaître. En effet, le grand principe marxiste veut que « tout ce qui vit mérite de périr » ; même la société sans classes est déjà condamnée à une catastrophe cosmique qui détruira toute vie sur terre, comme Engels l’a prédit dans son Dialectique et nature. Bientôt il en sera comme si cette humanité n’avait jamais existé. Bref, le marxiste fait un don de lui-même aussi gratuit qu’impensable. Il y a deux ans exactement, j’étais invité à un diner intime par quelques professeurs d’université, en Californie. Au cours de la conversation, un des

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convives se déclara déçu par les agissements communistes : ils y allaient, tout de même, un peu rudement. Connaissant quelques-unes des opinions de mon collègue, je lui fis remarquer que je ne comprenais pas trop bien son objection : après tout, pourquoi les communistes ne pouvaient-ils pas faire tout ce qu’ils faisaient ? Ayant la puissance de le faire, ils étaient leur propre juge. Pourquoi ne pas jeter quelques millions d’hommes dans des camps de concentration et en liquider un certain nombre ? Pour chacun de ces individus il en devait être demain comme s’ils n’avaient jamais existé, et il en serait de même pour leurs geôliers et leurs assassins. « Life’s but […] a tale, told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing. » Plusieurs de ses collègues se tournèrent alors vers moi : « Do you earnestly mean to say that you would make the well-ordered society depend upon a belief in God and immortality ? » Mais on n’attendit pas la réponse – on se contenta de me regarder avec étonnement. Pourtant, il y a longtemps que nous insistons sur la pertinence de la croyance en Dieu et à l’immortalité de l’âme humaine, même pour la vie sociale. Mais pour ce qui regarde l’entente entre les hommes, on estime cette croyance complètement étrangère à la question. L’union peut se faire dans l’homme et par l’homme, disent même certains bien pensants. Mais l’homme ? Qui donc est cet homme dont on parle ? J’ai fait, avant la guerre, un cours sur Le marxiste devant la mort. Vous me permettrez d’en citer un passage publié, il y a quelque temps, déjà. Notre humanité tout entière sera exterminée sans merci6. C’est Frédéric Engels, le collaborateur de Marx, qui le dit expressément. Nous sommes donc soumis à une puissance sans miséricorde – puissance d’autant plus terrible qu’elle est parfaitement aveugle ; d’autant plus implacable qu’elle exerce sa cruauté en parfaite innocence, puisqu’on ne peut même pas la dire cruelle dans sa cruauté. La puissance inhumaine qui règne sur tout n’est pas une personne ; elle n’est même pas un animal. C’est la matière dans toute sa crudité de pure matière. C’est la pierre contre l’homme – la pierre qui écrase le cerveau. Mais ! ajoutet-on, nous avons la certitude que la matière existera toujours ! Quelle consolation ! Nous avons donc la certitude que dans d’autres coins de l’univers, d’autres humanités surgiront ; nous avons la rassurance que le même jeu cruel recommencera éternellement. La puissance de la matière sera toujours puissance sans merci. Réjouissons-nous donc de cette puissance ; de la puissance de l’inhumain, qui suscite la vie et l’espoir pour les perdre. À l’égard de ces humanités qui surgiront en d’autres coins de l’univers, l’attitude raisonnable doit être celle de la matière aveugle et indifférente qui les engendre et qui, au fond, n’a pas d’attitude.

6. Engels, Dialectique de la nature, trad. Naville, Paris, Rivière et Cie, 1950, Introduction. Voir les passages cités p. 213 et suiv.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

Le marxisme nous met devant les paradoxes les plus invraisemblables. L’homme, dit-il, est le produit supérieur de la matière ; l’homme est le plus parfait des êtres. Il est plus parfait que la matière inerte dont il est le produit supérieur parce qu’il peut agir pour une fin, parce qu’il peut se former un dessein intelligent ; parce qu’il a la lumière de l’intelligence, lumière sortie de la matière parfaitement obscure et inintelligente ; il est très supérieur à tous les autres êtres, car, produisant ses propres moyens de subsistance, il peut, en quelque sorte, se faire soi-même. Eh bien, toute cette perfection, ce joyau de l’univers, est la faiblesse même, l’impuissance, jouet d’une puissance qui ne joue pas ! Nous aspirons à la puissance ? C’est ce qui, en comparaison de l’intelligence, est impuissance, qui est puissant. La puissance invincible, la puissance véritable, c’est la puissance de l’inhumain. L’imparfait est incomparablement plus puissant que le parfait. C’est l’invincible puissance de l’imparfait qui engendre la puissance éternellement faible du parfait. C’est la nuit qui domine la lumière qu’elle a produite ; c’est la mort qui régit la vie et qui est invincible. C’est le non-être, le néant, qui règne sur tout. La puissance véritable ? C’est celle qui n’est pas. La matière inerte est plus puissante que la vie et immortelle parce qu’elle ne vit pas ; l’obscurité domine la lumière parce qu’elle est impitoyablement aveugle. La vie est donc la grande tragédie de l’être. Puisque la vie tend à se maintenir et qu’elle ne peut être que dans la mort, la condition de la vie est essentiellement tragique. L’homme vit dans la certitude de la mort ; qui regarde la vie regarde la mort dans les yeux. Comment le marxiste pourrait-il nous consoler de vivre ? Comment pourra-t-il nous cacher cette farce littéralement ineffable qu’est la vie humaine ? En vérité le sort de l’homme est pire que celui de la brute. Sa douleur immense est absolument inutile ; elle est d’autant plus désespérée que l’homme ne désire rien autant que l’utilité de sa souffrance. La vie est donc une condition de désespoir ; elle est le désespoir. Nous sommes les enfants du désespoir. Bien pis : nous ne pouvons pas même raisonnablement le dire ni le penser. Car, au fond, notre désespoir est furieusement ridicule. Il ne sert absolument à rien. C’est démence que de considérer ces choses, dira le marxiste. Bien sûr que la puissance sans merci, la cruauté, est la racine première de toute vie. Mais cela ne nous regarde pas – cela n’est l’affaire de personne. Il ne faut pas penser à ces choses ! Vous seriez porté à maudire votre propre existence. Vous seriez porté à maudire toute vie. Vous seriez porté à maudire toute existence. Or, qu’y aurait-il de plus absurde qu’une telle malédiction ? On ne maudit qu’un responsable, on ne maudit qu’une personne. La maudite puissance inhumaine, la puissance aveugle qui vous a vomi à la vie, elle est l’innocence même. Comment pourrait-elle être sujet de responsabilité ? Votre malédiction est aussi ridicule que votre désespoir. Cette manière de penser est nuisible. Dans une société bien ordonnée, la question to be or not to be serait jugée réactionnaire et ceux qui oseraient la soulever seraient liquidés sans merci.

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Pascal a stigmatisé de monstruosité l’indifférence devant la mort7. Par contre, tout autour de nous, cette indifférence est admirée comme une forme d’héroïsme. Nos philosophies « vivantes » sont très loin de cette pensée de Platon et d’Aristote que même la philosophie est une méditation de la mort et une préparation à la mort. Bien plus profondément pervers que celui des marxistes est l’idéal des tièdes (ceux qui seront vomis de la bouche de Dieu) qui veulent « construire » une société où l’on pourra faire totalement abstraction des questions fondamentales. Que les hommes croient en Dieu et en l’immortalité ou qu’ils n’y croient pas, cela ne peut, pensent-ils, affecter d’aucune manière la vie politique ! Mais, à nous, il semble que la conception d’un tel idéal est intrinsèquement perverse. Je ne puis en effet concevoir comme idéal une communauté politique qui ne rend pas témoignage à Dieu. Ces hésitations, cette indifférence constituent, à mon avis, la plus grande faiblesse de l’Occident aujourd’hui, et la seule faiblesse vraiment sérieuse. Certes, la société politique est une société parfaite, mais cette société et sa législation peuvent-elles faire abstraction du fait que l’homme diffère des bêtes par son âme immortelle et qu’il doit, dans toutes ses actions, publiques ou privées, s’efforcer de les conformer à la volonté de Dieu ? Nous nous habituons de plus en plus à l’idée que la nature et la destinée ultime de l’homme n’ont absolument rien à voir avec sa vie politique. Et voilà qui fait l’affaire des marxistes, qui ne font pas cette distinction. Nos appétits matériels immodérés et notre incroyable faiblesse doctrinale font donc la plus grande force du communisme athée. Permettez-moi de vous le rappeler encore une fois : le communisme n’est pas athée par accident. Je veux, pour terminer, revenir sur ce point. Bon nombre de soi-disant chrétiens ont pu soutenir que le communisme ne serait pas si mauvais, si, malheureusement, il ne s’obstinait pas à nier Dieu. Parler ainsi, c’est ne pas connaître le premier mot du communisme. Le marxiste méprise ceux qui tiennent de tels propos. Il connaît très bien son seul ennemi véritable. Cet ennemi, ce n’est pas d’abord la propriété privée, ce n’est pas le riche qui tient à ses possessions matérielles, ce n’est pas

7.

Voici ce que nous lisons dans les Pensées : « L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, et qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et toutes nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer, ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre premier objet. […] Ce repos, dans cette ignorance, est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en leur représentant ce qui se passe en eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie […]. »

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

tel patron qui traite injustement ses employés, ce n’est même pas le mauvais chrétien qui fait fi de l’enseignement de l’Église en matière sociale. Cet ennemi premier, c’est Dieu – Dieu et les amis de Dieu. Certes, les injustices sociales peuvent aveugler le peuple et faire le jeu des communistes. Mais n’allez pas croire que la haine des marxistes soit réservée aux patrons injustes : ceux-ci font l’affaire du communisme. Mais les patrons justes, mais les employeurs qui traitent leurs employés comme des hommes, et leur font des conditions de vie honnêtes, mais tous les chrétiens conscients d’avoir à rendre compte à Dieu de toutes leurs actions, voilà les ennemis contre lesquels le communisme dirige tout sa haine. Faire abstraction du fait que pour le marxiste l’homme et l’homme seul est la suprême divinité, c’est ne rien comprendre à sa théorie sociale ni à son action. Fabriquons donc les bombes les plus formidables, équipons les armées les plus invincibles, très bien. Mais aussi longtemps que nous resterons aussi indifférents à l’existence de Dieu et à sa place dans la vie humaine de tous les jours, indifférents à la dignité qui est la part de l’homme en tant qu’il est à l’image de Dieu, nous risquerons de tomber à un niveau plus bas que celui où les communistes trouvent encore des gens à persécuter : je veux dire que, de déchéance en déchéance, nous deviendrons bientôt une société où les hommes, depuis leur enfance, auront été si parfaitement « conditionnés » qu’ils ne sauront plus qu’il existe un Dieu, et qu’il y a, près de soi, des frères, pour lesquels on peut mourir par amour de Dieu. Notre critique du marxisme est donc rarement bien fondée pour la simple raison que nous-mêmes, dans notre vie sociale et politique, nous avons maintenant l’habitude de nous en tenir à des choses absolument secondaires. Alors que le marxiste, lui, parle de choses tellement essentielles et présupposées à toutes les autres, nous ne voulons ni nous appliquer à les comprendre, ni voir les effroyables dangers que ces idées comportent.

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APPENDICE

F

rédéric Engels sur l’histoire de l’homme et l’inexorable destruction future de la société sans classe.

« Avec l’homme, nous entrons dans l’histoire. Les animaux eux aussi ont une histoire, celle de leur origine et de leur évolution progressive jusqu’à leur stade actuel. Mais cette histoire, ils ne la font pas eux-mêmes et, dans la mesure où ils y participent, c’est à leur insu et sans leur volonté. Plus les hommes au contraire s’éloignent de l’animal au sens étroit, plus ils font leur histoire eux-mêmes, consciemment, plus l’influence sur cette histoire d’actions imprévues, de forces incontrôlées diminue, plus le succès historique correspond exactement au but fixé d’avance. Cependant, si nous appliquons cette règle à l’histoire humaine, même à celle des peuples les plus évolués d’aujourd’hui, nous verrons qu’une disproportion énorme subsiste encore entre les buts fixés et les résultats obtenus, que les effets imprévus dominent, et que les forces incontrôlées sont beaucoup plus puissantes que celles qui sont mises en mouvement d’après un plan concerté. Et il ne peut en être autrement tant que l’activité historique essentielle des hommes, celle qui les a élevés de l’animalité à l’humanité et qui constitue le fondement matériel de toutes leurs autres activités, la production de leurs moyens d’existence, c’est-à-dire aujourd’hui la vie sociale, est encore soumise aux alternances contradictoires de l’action imprévue de forces incontrôlées alors qu’elle n’atteint que par exception le but visé et réalise exactement le contraire dans la plupart des cas. Dans les pays industriels les plus avancés, nous avons maîtrisé les forces de la nature et les avons mises au service des hommes ; nous avons ainsi multiplié la production à l’infini, de sorte qu’un enfant produit aujourd’hui plus que cent adultes autrefois. Et quel fut le résultat ? Une augmentation du surtravail, une misère accrue des masses, et tous les dix ans un krach gigantesque. Darwin ne savait pas quelle amère satire des hommes, et surtout de ses compatriotes, il avait écrite en démontrant que la libre concurrence, la lutte pour la vie que les économistes célèbrent comme la plus haute conquête de l’histoire, est l’état normal du règne animal. Seule une organisation consciente de la production sociale, qui règlera la production et la répartition selon un plan, peut élever les hommes au-dessus du reste du règne animal du point de vue social, comme la production en général l’a fait pour eux du point de vue de l’espèce. L’évolution historique rend cette organisation chaque jour plus nécessaire, mais aussi chaque

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

jour plus réalisable. C’est de là que part la nouvelle époque historique où l’humanité, et toutes les branches de son activité avec elle, en particulier la science naturelle, connaîtront un essor qui rejettera dans la nuit tout ce qu’ils auront fait jusque-là. Cependant, “tout ce qui naît doit périr”. Les millions d’années peuvent passer, des centaines de milliers de races naître et mourir ; mais le temps approche inexorablement où, la chaleur du soleil s’épuisant, celui-ci ne réussira plus à fondre la glace qui descend des pôles, où les hommes, se pressant de plus en plus autour de l’équateur, ne trouveront plus, même là, assez de chaleur pour vivre, où la dernière trace de vie organique disparaîtra peu à peu, où la terre, sphère inerte et glacée comme la lune, sombrera dans les ténèbres profondes en décrivant un orbite de plus en plus étroit autour du soleil, mort lui aussi, pour finir par y tomber. D’autres plantes auront précédé la terre, d’autres la suivront ; au lieu d’un système solaire harmonieux, lumineux et ardent, il n’y aura plus qu’une sphère morte et glacée poursuivant sa course solitaire. Et le sort de notre système solaire est également réservé tôt ou tard à tous les autres systèmes de notre île-Univers, à tous les systèmes des innombrables autres îles-Univers, même à ceux dont la lumière n’atteindra jamais la terre tant qu’il y aura un œil humain à sa surface pour la recevoir » (Dialectique de la nature, p. 127-129). * * * « La matière se meut en un cycle éternel, qui sans doute s’accomplit en des périodes de temps dont notre année terrestre est une mesure inadéquate, cycle dans lequel le temps de l’évolution la plus haute, celui de la vie organique et plus encore celui de la vie des êtres qui prennent conscience de la nature et d’eux-mêmes, est aussi réduit que l’espace dans lequel apparaissent la vie et la conscience de soi ; cycle où tous les modes d’existence finie de la matière, soleils ou vapeurs nébuleuses, animaux singuliers ou espèces animales, composition chimique ou dissociation, sont aussi transitoires les uns que les autres, et où rien n’est éternel que la matière qui se transforme éternellement, éternellement en mouvement, ainsi que les lois suivant lesquelles elle se meut et se transforme. Ce cycle s’accomplira dans l’espace et le temps sans trève et sans rémission, des millions de soleils et de terres verront le jour et mourront ; la réalisation des conditions de la vie organique dans un seul système solaire et sur une seule planète prendra un temps immense, et d’innombrables êtres organiques devront naître et disparaître, avant que puissent surgir, dans le milieu qu’ils auront créé, des êtres doués de cerveaux pensants capables de s’adapter pendant un court instant à des conditions favorables, pour être ensuite exterminés sans merci ; et

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malgré tout cela nous avons la certitude que la matière demeure éternellement la même à travers toutes ses transformations, qu’aucun de ses attributs ne peut se perdre, et qu’avec la même nécessité d’airain qui anéantit sur terre sa fleur la plus noble, l’esprit pensant, elle doit donc aussi le produire ailleurs et en d’autres temps » (ibid., p. 132).

CHAPITRE 

11

Normes générales et situations particulières en relation avec la loi naturelle (1950)1

E

n ses Gifford Lectures, Reinhold Niebuhr exprime la réserve suivante à propos du concept de loi naturelle dans le catholicisme orthodoxe : « Le problème avec cette structure impressionnante de l’éthique catholique, qui finalement développe une application casuistique détaillée de normes morales générales pour toute situation particulière concevable, c’est qu’elle insinue constamment des absolus religieux au sein de jugements moraux hautement contingents et historiques2. » Et il parle alors de « l’erreur de la casuistique morale catholique qui trop facilement déduit, des présupposés de sa loi naturelle, des jugements moraux relatifs ». Peut-être devrions-nous ajouter que le même auteur considère « l’éthique thomiste » comme un dérivé d’un tel rationalisme3. Pourtant je crois que tout disciple de saint Thomas ne condamnerait pas moins que Reinhold Niebuhr n’importe quelle doctrine morale qui aurait ce caractère. Nul jugement pratique ne saurait être vrai qui ne soit que le résultat

1.

2. 3.

Conférence prononcée par Charles De Koninck lors d’une rencontre organisée à St. Paul Minnesota les 11 et 12 avril 1950, par The American Philosophical Association, sur le thème « The Natural Law and International Relations ». La traduction en a été assurée par Thomas De Koninck à partir des procès verbaux de la rencontre, publiés par la suite sous l’autorité de Charles A. Hart, secrétaire de l’Association. The Nature and Destiny of Man, New York, 1949, p. 220-221. Ibid., p. 221.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

d’une « application de normes morales générales » à une situation particulière. Les normes morales ne sont pas universelles dans leur application, et dans le champ de l’action, il n’est rien de tel que « toute situation particulière concevable ». Tous les « si » casuistiques ne sauraient jamais être à la hauteur des circonstances contingentes de la conduite. Il ne peut pas exister de filière universelle des normes particulières de l’agir. Les préceptes propres des actions individuelles se trouvent dans les préceptes particuliers de la prudence – pas dans la loi, laquelle conserve un certain degré de généralité, qu’elle soit naturelle ou humaine. Nulle loi ne peut faire fonction de prémisse particulière d’un syllogisme pratique dans lequel on infère ce qui doit être fait ici et maintenant. Le fruit d’un raisonnement à partir de la seule loi ne pourrait être qu’une conclusion générale relevant de la science pratique. Si, d’autre part, la prémisse particulière d’un syllogisme n’était rien de plus que l’énoncé d’un fait qui soit vrai sur le plan spéculatif, le syllogisme ne serait pas ce que nous appelons pratique ; et si lui seul devait être appelé à servir de base suffisante pour une action, cette action serait fausse sur le plan pratique. Un exemple d’un tel type de raisonnement a été bien marqué par Gabriel Marcel en sa préface au roman de Gheorghiu, La vingt-cinquième heure. Encore que la prémisse générale y soit empruntée à la loi positive, le résultat serait le même si la loi était naturelle : L’écrivain Traian Koruga et sa femme Nora, bien qu’ils aient toujours été favorables à la cause des alliés, d’autant qu’elle-même est juive et a échappé de justesse à la persécution, ont fait à pied des centaines de kilomètres au moment de la débâcle allemande de 1945 pour rejoindre cette zone américaine qui leur apparaît comme un lieu de refuge. Les voici à Weimar. Mais ce n’est certes pas l’esprit de Goethe qui anime le gouverneur américain de cette ville. Peu importe ce que sont ou pensent Traian et sa femme. Ils sont porteurs d’un passeport roumain, la Roumanie est officiellement considérée par l’Amérique comme puissance ennemie : ergo Traian et sa femme doivent être traités comme sujets ennemis et incarcérés. Il faut admirer ici, dirai-je entre parenthèses, la façon dont le jugement syllogistique, où jusqu’à une date relativement récente tant de penseurs myopes ont cru trouver l’instrument par excellence de la raison, vient facilement se placer au service de l’aberration : c’est une machine dont on fait ce qu’on veut, comme toutes les autres machines d’ailleurs ; la pensée véritable est autre chose4.

4.

[Cf. Virgil Gheorghiu, La vingt-cinquième heure, traduit du roumain par Monique SaintCome, préface de Gabriel Marcel, Plon, 1966, et 1990, p. 14-15.] N.B. Les remarques et les références entre crochets sont du traducteur.

Chapitre 11 – Normes générales et situations particulières en relation…

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Pourquoi la conclusion est-elle, en ce cas particulier, une erreur pratique ? Non pas parce que l’on y parvient au moyen d’un « raisonnement syllogistique », mais parce que l’officiel en question se soucie peu de ce que Traian et son épouse « sont ou pensent ». Dans la mesure où c’est une telle disposition qui lui permet de conclure que « Traian et sa femme doivent être traités comme sujets ennemis et incarcérés », cette conclusion est fausse sur le plan pratique – et son raisonnement est un bon exemple d’un mauvais syllogisme pratique. Car la vérité pratique ne consiste pas en la conformité de l’esprit à ce qui est, mais en sa conformité avec le désir correct5. Notons donc que même si l’officiel était bien informé et savait qui étaient ces deux personnes et ce qu’elles pensaient, il pourrait encore tirer une conclusion fausse quant à ce qui doit être fait, aussi longtemps qu’il se soucie peu d’elles. Le raisonnement d’ordre pratique n’est pas une affaire de la seule raison, pas même de la sorte de connaissance pratique qui se confine à la raison. « Prudentia non est in ratione solum, sed habet aliquid in appetitu… Inquantum enim (ethica, oeconomica et politica) sunt in sola ratione, dicuntur quaedam scientiae practicae » [« La prudence n’est pas dans la raison seule, mais est pour une part dans le désir… Pour autant, de fait, que (l’éthique, l’économique et la politique) sont dans la seule raison, on les appelle des sciences pratiques »]6. Aussi nous trouvons-nous en plein accord avec Gabriel Marcel en condamnant la sorte de raisonnement syllogistique qu’il illustre par l’exemple que nous avons vu. Aucune quantité de raisonnements de cette sorte ne pourrait jamais parvenir à une vérité pratique. Or cela équivaut à dire que le raisonnement pratique en matière d’agir ne peut pas consister en la simple application d’une règle générale à un cas particulier soi-disant objectif. De concert avec Reinhold Niebuhr nous devons admettre qu’une doctrine qui propose une telle méthode comme la garante d’une vérité pratique dans l’ordre de l’action est totalement inacceptable. Nous partageons le point de vue de Niebuhr pour des raisons que nous pouvons citer de saint Thomas, chez qui l’Église n’a point trouvé d’erreur sur ce point. Nous aussi nous possédons « un sens trop aigu de l’occasion individuelle, et du caractère unique de l’individu face à cette occasion, pour nous fier à la règle générale7 ». Nous devons faire le bien, le rechercher, et fuir le mal. Voilà 5. 6. 7.

« Bonum practici intellectus non est veritas absoluta, sed veritas “confesse se habens”, idest concorditer ad appetitum rectum » (saint Thomas, In VI Ethicorum, lect. 2, edit. Pirotta, n. 1130-1131 ; cf. Summa theologica, Ia-IIae, q. 57, a 5, ad 3). Saint Thomas, In VI Ethicorum, lect. 7, n. 1200 ; cf. Cajetan, Commentarium in Ia-IIae, q. 57-58. R. Niebuhr, The Nature and Destiny of Man, p. 60.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

la plus générale des lois naturelles. Cette seule généralité ne permet toutefois de rejoindre aucune situation particulière que ce soit. Pour savoir ce qu’il faut faire en un cas donné, il nous faut non seulement posséder quelque connaissance de la situation particulière, mais aussi de règles plus particulières. À partir de cela nous pouvons nous sentir tentés d’inférer que, à la limite, les règles particulières embrasseraient d’avance toute situation particulière concevable. Il n’empêche que saint Thomas soutient justement le contraire, et que, ce faisant, il condamne la casuistique même que Reinhold Niebuhr croit être la nôtre. En fait, écrit saint Thomas, il est juste et vrai pour tous d’agir selon la raison. Il suit de ce principe, comme une conclusion appropriée, que des biens confiés doivent être rendus. Or cela est vrai dans la majorité des cas. Mais il peut arriver dans un cas particulier qu’il serait nocif, et par conséquent déraisonnable, de rendre des biens qu’on nous a confiés ; ainsi par exemple si quelqu’un les réclame dans le dessein de combattre sa patrie. Et ce principe se révèle d’autant plus susceptible de faillir à mesure que l’on descend davantage vers des cas particuliers ; par exemple si l’on doit stipuler que des biens confiés doivent être rendus avec telle garantie, ou de telle ou telle façon ; car plus il y a de conditions ajoutées, plus il y a de manières pour le principe de faillir, si bien qu’il ne serait pas juste soit de rendre ou de ne pas rendre selon le cas8.

En d’autres termes, l’application de règles de plus en plus propres, loin de devenir automatique, exige encore plus de circonspection. Cela est vrai de la loi naturelle, mais ne l’est pas moins de la loi humaine. La multiplication et le raffinement de règles particulières n’offrent point d’excuse pour négliger l’irréductible particularité du cas individuel ; au contraire, elles devraient aider à apprécier cette particularité qu’aucune loi juste n’a jamais été destinée à oublier. L’application d’une loi doit toujours être un acte de prudence, circa singularia contingentia [« concernant des choses singulières et contingentes »], et où le jugement dépend de la condition du désir. Nulle loi ne saurait rendre hors de propos ni la connaissance de la contingence ni la disposition du désir. Négliger ces deux facteurs mènerait à une intolérable tyrannie. Dans cet ordre, la réalité n’est jamais simplement rationnelle. Reinhold Niebuhr affirmait, nous l’avons vu, que « le problème avec cette structure impressionnante de l’éthique catholique, qui finalement développe une application casuistique détaillée de normes morales générales à toute situation particulière concevable, c’est qu’elle insinue constamment des absolus religieux au sein de jugements moraux hautement contingents et historiques ». Or il ajoutait : « C’est ainsi que toute la structure imposante de l’éthique thomiste,

8.

Ia-IIae, q. 94, a. 4, c.

Chapitre 11 – Normes générales et situations particulières en relation…

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selon un de ses aspects, n’est rien de plus qu’une sanctification religieuse des relativités du système social féodal tel qu’il fleurit au treizième siècle. » Nous présumons que l’auteur de ces lignes n’entend pas le terme « éthique » en son sens usuel, puisque les préceptes qui correspondent aux relativités du système social féodal ne sont pas considérés comme relevant de la loi naturelle ; ils sont vus comme des préceptes de justice établis par les hommes. Mais justement, de telles lois sont variables, comme saint Thomas le fait remarquer dans le passage qui suit : Les préceptes de justice établis par les hommes conservent perpétuellement leur force contraignante, aussi longtemps que le régime demeure le même. Toutefois, si l’État ou la nation passe à une autre forme de régime, les lois doivent forcément changer. Les mêmes lois ne conviennent en effet pas en démocratie, qui est le pouvoir du peuple, et en oligarchie, qui est le pouvoir des richesses, comme le montre le Philosophe [Politique, IV, 1, 1289 a 11-25]. Par voie de conséquence, lorsque la condition de ce peuple change, il faut que changent aussi les préceptes de justice9.

Dans la phrase qui suit immédiatement celle que nous venons de citer de lui, Reinhold Niebuhr déclare : « La confusion entre les perspectives religieuses ultimes et les perspectives historiques relatives dans la pensée catholique, explique la furie et l’autosatisfaction que trahit le catholicisme quand il défend des types féodaux de civilisation de l’histoire contemporaine, comme en Espagne, par exemple10. » Nous ne nous occupons pas ici de la vérité ou de l’erreur de cet énoncé. Il n’intéresse notre discussion que dans la mesure où il reflète un jugement de doctrine. Dans l’hypothèse où l’attitude de l’Église envers une forme particulière de gouvernement, à un endroit et un temps donnés, serait réellement telle que l’auteur la décrit, ne se pourrait-il pas que ce soit précisément à cause de son souci de tenir compte, malgré les critiques, de circonstances contingentes que des généralisations parfois simplifiées à outrance à propos de « l’histoire contemporaine » ont tendance à oublier, et que l’on est porté à convertir en normes générales valant pour toute situation quelle qu’elle soit, sans égard à sa particularité ?

9. Ia-IIae, q. 104, a. 3, ad 2. 10. R. Niebuhr, The Nature and Destiny of Man, p. 221.

CHAPITRE

12

La philosophie au Canada de langue française1

I. LA PHILOSOPHIE ET LA COMMUNAUTÉ POLITIQUE

I

l nous faut d’abord justifier, aux yeux du citoyen, le choix de ce sujet d’étude et le motif pour lequel nous acceptons de le traiter à la demande d’une Commission instituée par le gouvernement fédéral du Canada. Notre tâche serait peut-être moins ardue si la philosophie était une connaissance à tous égards semblable à celle des sciences strictement expérimentales – depuis la physique jusqu’à la psychologie – et si elle pouvait en outre fournir des engins et produire des guérisons. Quoi qu’il en soit, la question est de savoir comment l’enseignement de la philosophie peut être digne de l’attention du public canadien. Partons d’un exemple concret. C’était au temps de la Conférence de Téhéran. Nous étions alors aux États-Unis, et le journaliste d’un quotidien local nous demanda ce que nous pensions de cette rencontre. Nous n’avions d’abord aucune opinion à exprimer sur ce sujet. Mais les journalistes ont une manière d’insister. Le lendemain, on pouvait lire dans le journal qu’un conférencier de passage s’était hasardé à exprimer l’opinion que, malgré la supériorité de notre puissance matérielle, nous pouvions regretter que nos propres représentants ne fussent pas bien préparés à discuter sur un pied d’égalité avec le dictateur communiste,

1.

Texte paru dans le Recueil d’études spéciales (1949-1951), préparées pour la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, lettres et sciences au Canada.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

n’ayant jamais donné des preuves de nature à nous rassurer sur leur connaissance de la doctrine philosophique qui anime l’action et les tactiques du marxiste. Même une soi-disant neutralité en matière philosophique ne peut se permettre le luxe d’ignorer une doctrine fondamentale dont les communistes se réclament pour justifier toutes leurs actions. Nous croyons qu’il est aujourd’hui moins risqué de contester l’opinion que le qualificatif de « russe » puisse à lui seul expliquer un impérialisme qui, partout et dans la mesure où il peut le faire impunément, supprime volontiers par tous les moyens, et par « la critique des armes » s’il le faut, toute croyance en Dieu et en l’image de Dieu dans l’homme. Il serait souverainement injuste d’imputer à nos seuls gouvernants la confusion, la faiblesse où nous laissent cette ignorance des idées directrices de l’adversaire et cette indifférence à l’endroit d’un ordre de pensée où son action très concrète veut prendre son premier et principal appui. Outre qu’on ne peut tenir nos représentants dûment élus pour seuls responsables de leur manque d’information et de leur attitude envers l’ancienne alliée, il est même permis de croire que si, dans leurs délibérations et engagements, ils avaient tenu compte de cette philosophie marxiste, un nombre décisif de leurs électeurs auraient protesté – et parmi ceux-ci des éducateurs, des universitaires même, auraient sans doute été les premiers. C’est que depuis longtemps nous vivons dans l’illusion que la vie politique des hommes est en réalité – ou du moins devrait l’être – parfaitement indépendante de toute conception que l’on peut se faire de la nature de l’homme tout court et de son destin. Il a fallu, pour nous rappeler à la vérité des choses, le choc de l’expérience, c’est-à-dire la preuve sensible de l’asservissement de l’homme tout entier, corps et âme, par une puissance alliée qui prétend agir de la sorte en vertu de sa conception générale des choses et de la vie. Croyant que nous pouvons laisser sans réponse et comme hors propos certaines questions fondamentales antérieures aux problèmes strictement politiques, nous n’étions pas capables de voir que, durant ce sommeil agnostique, s’éveillait et se formait, grâce au vide créé par notre indifférence, et à nos frais, cette puissance réelle, sensible, qui aujourd’hui menace autant les agnostiques que les hommes qui défendent des biens supérieurs à ceux de la communauté politique et soutiennent que César vient après Dieu. Le mot de « totalitarisme » est aujourd’hui à la mode pour caractériser le communisme et le fascisme. C’est avec raison que nous appelons totalitaire, au sens péjoratif, une doctrine ou une pratique qui prend la partie pour le tout. Cependant, comme tous les termes à la mode, et surtout ceux qui sont injurieux, celui de totalitarisme est chargé d’émotion. Aveuglés, nous ne remarquons pas qu’une expression injurieuse peut parfois s’appliquer à nous-mêmes en un sens

Chapitre 12 – La philosophie au Canada de langue française

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plus profond et plus subtil qu’à l’adversaire. C’est le cas du mot en cause. Quand nous pensons que les idées et les actions politiques – elles qui souvent ne dépassent même pas le niveau de l’économique et aboutissent parfois à des conflits mortels – sont parfaitement autonomes et indépendantes de toute pensée qui n’est pas elle-même politique, non seulement nous nous leurrons, puisque cette position est déjà inéluctablement philosophique, mais nous méritons nous aussi d’être qualifiés de totalitaires. Car, pour toute fin pratique, une telle conception identifie un seul aspect de l’homme, c’est-à-dire son caractère politique, avec la totalité de son être. En effet, lorsque le citoyen est envoyé sur le champ de bataille, c’est l’homme tout entier qui s’y rend, c’est toute une vie d’homme, et non pas simplement une abstraite entité politique, qui peut s’y perdre. En d’autres termes, la communauté politique peut-elle ignorer le fait que le citoyen est un homme, et qu’il n’appartient pas au pouvoir politique comme tel de déterminer quelle est la nature de l’homme, ni même quelle est la nature du citoyen ? Celui-ci peut-il être indifférent à tout ce que l’intelligence des siècles a pensé de la nature de l’homme et de son destin, de la vie et de la mort, du bien et du mal ? Notons-le bien, nous ne nous plaçons pas ici au point de vue religieux ou théologique, mais simplement au point de vue de cette sagesse à laquelle les hommes peuvent atteindre par la seule raison. On dira que cette raison est bien faible, comme en témoigne le grand nombre de doctrines philosophiques souvent contraires les unes aux autres. Et l’on ne manquera pas d’attirer l’attention sur la différence entre les gens de philosophie, et ceux que nous appelons les savants. Il est vrai que ces derniers émettent souvent, eux aussi, des opinions contraires, mais au moins finissent-ils par se mettre d’accord sous la contrainte de l’expérience. Aussi bien, quoi qu’il en soit des théories scientifiques, les recherches des savants fournissent des résultats pratiques dont personne ne contestera l’utilité, voire la nécessité. C’est pourquoi tout le monde comprend l’opportunité des secours publics accordés aux centres de recherches scientifiques. Par contre, entre philosophes, les contradictions grandissent toujours en nombre et en espèces. Dès lors, comment les institutions d’enseignement philosophique pourraient-elles présenter quelque intérêt du point de vue de la communauté politique ? À la réflexion, et l’exemple que nous avons cité plus haut en témoigne, les répercussions pratiques des idées philosophiques peuvent être beaucoup plus concrètes qu’on ne voulait d’abord l’admettre. Que si nous ne voulons pas reconnaître que le communisme marxiste est premièrement une philosophie – on ne peut du reste la comprendre en dehors du contexte des philosophies qui l’ont précédée ni de celles qui aujourd’hui s’y opposent –, une doctrine dont les applications tiennent sous un joug fort tangible et sans merci de grandes et

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nombreuses nations, le danger d’être submergés par le nihilisme le plus actif et le plus sinistre que l’histoire ait connu, serait plus grand et plus imminent que jamais il ne le fut. Bon nombre de personnes sont d’avis qu’en face d’une telle menace il suffit de se maintenir supérieur par la force des armes. Malheureusement, la force des armes n’est pas incompatible avec une vulnérabilité spirituelle qui peut faire de nous les premières victimes de notre puissance armée. Le vrai pouvoir d’une nation, ou d’une alliance de nations, n’est pas entièrement dans les richesses matérielles dont elle dispose, mais principalement dans le bien pour lequel elle veut les faire servir. La nation qui mettrait tout son effort dans la seule exploitation de ses ressources naturelles et la formation de ses techniciens, n’aurait pas dépassé pour autant la condition de servitude : tout ce capital peut encore servir à des fins contraires. Il suffirait de peu de chose pour le retourner contre celui qui y aurait mis toute sa confiance. Les armes sont neutres, mais ceux qui s’en servent ne le sont pas. Que si nous étions d’accord sur le caractère profondément pervers de la doctrine générale dont s’inspire l’action des communistes, s’ensuivrait-il que nous devrions appuyer celles de nos institutions où il s’enseigne des philosophies contraires au marxisme ? Et alors, parmi ces dernières, laquelle faudrait-il préférer ? Un choix aussi exclusif ne nous ferait-il pas adopter en substance une position semblable à celle du communisme, qui impose à tous ses sujets une seule philosophie, à savoir le matérialisme dialectique et historique ? Faudrait-il, enfin, organiser un plébiscite pour déterminer quelle est la philosophie qu’on devrait enseigner dans les écoles qui voudraient un jour pouvoir compter sur l’appui du public ? Aucunement. Il ne revient pas à la société politique de dicter quelle est la philosophie qui doit s’enseigner dans les écoles du pays. La philosophie est de soi antérieure à la vie politique. Et cette priorité s’accompagne d’un droit qui doit être protégé par le pouvoir public lui-même. C’est précisément ce droit que le marxiste ne peut tolérer, ni dans sa théorie, ni dans sa pratique. Non seulement il ne peut souffrir qu’on soumette sa philosophie à un examen critique, mais, pour la même raison, il ne pourrait jamais permettre que l’on présentât d’une manière objective les doctrines contraires. Qu’il s’agisse de Platon ou d’Aristote, de Descartes ou de Kant, son exposé sera strictement marxiste et dicté par la ligne du Parti. Toutefois, en maintenant que la pensée philosophique est antérieure au pouvoir politique, on ne doit pas entendre par là que toute action, dont on prétend qu’elle s’inspire d’une conviction philosophique, échappe à ce pouvoir. La prétention qu’aurait un citoyen d’avoir conçu une doctrine qui lui permette de voler son prochain ne devrait pas mettre ses pillages à l’abri de la loi. Que

Chapitre 12 – La philosophie au Canada de langue française

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s’il veut justifier sa conduite par la conformité de celle-ci à sa philosophie, tant pis pour cette dernière. Bref, c’est le droit d’exposition et de discussion qui doit être maintenu. Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons protéger d’une façon raisonnable et efficace les bases les plus essentielles et communes de la société politique. Si nos chefs, dans leurs conférences avec le dictateur communiste, avaient connu le marxisme dans son fond doctrinal ou avaient eu des conseillers mieux renseignés – au lieu de se laisser berner par l’idée que ce monsieur n’est après tout qu’un homme comme les autres –, leurs pourparlers auraient pris une tout autre tournure. Si nous nous sommes arrêtés au cas particulier du marxisme, ce n’est pas que nous voyons dans cette menace particulière la seule raison pour laquelle l’enseignement de la philosophie mérite la considération du public, mais parce que cet exemple est particulièrement choisi pour mettre en évidence une raison qui vaut d’une manière universelle. Est-ce à dire que les gouvernants doivent être philosophes ? Non pas. L’homme à tempérament philosophique est trop enclin à tomber, comme Thalès, dans le fossé. Mais l’homme politique, celui d’aujourd’hui surtout, doit avoir une connaissance suffisante de la philosophie pour en voir l’à-propos. Le gouvernant n’est pas tenu d’être physicien, mais il doit savoir que les physiciens existent, que leurs connaissances jouent un rôle dans la communauté, et qu’il peut être utile et nécessaire de les consulter – pour éviter, par exemple, la menace que nous ménage une certaine philosophie. II. LA PHILOSOPHIE QUI EST ENSEIGNÉE AU CANADA FRANÇAIS Les universités et collèges du Canada français, étant catholiques, ont le devoir de former les étudiants de philosophie selon la méthode, la doctrine et les principes de saint Thomas d’Aquin2. Il est aisé de voir la difficulté que cela peut présenter du point de vue d’une communauté politique qui comprend des citoyens de croyances religieuses différentes de celles du catholique. Comment le public pourrait-il appuyer directement ou indirectement une institution qui donne la préférence à une seule philosophie parmi tant d’autres ? Cette objection provient d’un malentendu. La préférence pour la philosophia perennis ne veut pas dire que nous pouvons ou devons ignorer les autres doctrines.

2.

Codex Juris Canonici, can. 1366, 2 ; Encycl. Aeterni Patris ; Motu proprio Doctoris Angelici ; Encycl. Studiorum Ducem et Humani Generis.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

Tout au contraire, il nous incombe de les exposer d’une manière parfaitement objective. Dans l’ensemble, c’est peut-être dans les écoles catholiques que l’on met en présence les positions les plus contraires, celles de l’Antiquité autant que celles du jour. L’encyclique Humani Generis vient de nous le rappeler : Les théologiens et les philosophes catholiques, qui ont la lourde charge de défendre la vérité humaine et divine et de la faire pénétrer dans les esprits humains, ne peuvent ni ignorer ni négliger ces systèmes qui s’écartent plus ou moins de la voie droite. Bien plus, ils doivent les bien connaître, d’abord parce que les maux ne se soignent bien que s’ils sont préalablement bien connus, ensuite parce qu’il se cache parfois dans les affirmations fausses elles-mêmes un élément de vérité, enfin parce que ces mêmes affirmations invitent l’esprit à scruter et à considérer plus soigneusement certaines vérités philosophiques ou théologiques.

En d’autres termes, nous ne pouvons pas prendre, à l’endroit des philosophies opposées, une attitude purement négative. L’on doit, au contraire, suivant le conseil de saint Augustin, en profiter pour examiner avec plus de soin nos propres positions, afin de les saisir avec plus de netteté, et de les enseigner avec plus d’à-propos, en sorte que chaque question que l’adversaire soulève devienne une occasion de s’éclairer3. Aussi longtemps que ce souci d’être parfaitement objectif à l’endroit de toutes les philosophies existe dans nos écoles, leur enseignement mérite, il nous semble, la considération du public le plus hétérogène. Tout manquement à cette objectivité est contraire, répétons-le, à l’idéal auquel sont tenus nos professeurs de philosophie. Certes, tous ceux qui sont chargés de cet enseignement ne sauraient s’approcher de cet idéal dans une égale mesure, mais il ne peut y avoir aucun doute sur ce qu’ils ont à faire, qu’il s’agisse d’exposer Aristote, Hume, Marx ou Staline4.

3. 4.

De Civitate Dei, XVI, c. 2. Nombre de gens ignorent que Joseph Staline est l’auteur d’un petit traité intitulé Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique.

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III. L’ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE AU CANADA FRANÇAIS Nous n’entendons pas refaire ici le travail du Conseil de recherches canadien, publié sous le titre The Humanities in Canada5. On trouvera les renseignements qui se rapportent à notre sujet aux chapitres 7 et 8 de cet ouvrage. Les cadres généraux de l’enseignement philosophique dans les collèges classiques du Canada français sont parmi les meilleurs qu’il nous ait été donné de connaître. Néanmoins, lorsque nous comparons ce qui se fait actuellement à ce que l’on devrait pouvoir faire dans les mêmes cadres, nous n’avons aucune raison d’être satisfaits. Cet enseignement est loin de donner les résultats voulus. C’est un fait déplorable qu’un grand nombre d’élèves et parmi les meilleurs n’en gardent qu’un très mauvais souvenir. Considérons d’abord un aspect plutôt matériel du problème. L’éducation, accessible à un nombre toujours plus grand de jeunes gens et jeunes filles, est certes une chose bonne en soi. Mais il ne faudrait pas que pour cette raison le niveau de l’enseignement soit abaissé. L’extension de l’enseignement moyen et supérieur ne se règle pas en élargissant les salles de cours. On ne devrait pas oublier que le nombre de professeurs devrait augmenter dans la même proportion. Une conférence publique devant quelques centaines d’auditeurs peut laisser le conférencier bien à l’aise. Mais une leçon proprement dite devant un auditoire qui dépasse la quinzaine est autrement difficile. Voilà donc une des raisons pour lesquelles l’enseignement philosophique dans nos collèges ne peut pas donner les résultats voulus. Plus qu’en toute autre matière, l’étudiant doit pouvoir prendre une part active dans l’apprentissage de la philosophie. Bref, il faut que le professeur, dans son exposé, puisse tenir compte de chacun de ses auditeurs. Ceux-ci ne sont pas là simplement pour entendre ce qui en est, mais pour qu’on les aide à comprendre pourquoi il en est ainsi. Il faut qu’il y ait, entre professeur et élève, un dialogue constant. Or, cela est impossible en présence d’une foule où le professeur ne peut distinguer, en même temps, chaque individu. Dans une classe trop nombreuse, les étudiants deviennent passifs et se contentent d’apprendre, en vue du baccalauréat, des thèses qu’ils pourront répéter sans les comprendre. « Non attingunt mente, licet dicant ore. »

5.

Watson Kirkconnell et A.S.P. Woodhouse, The Humanities in Canada, 166, Marlborough Ave., Ottawa, Canada, 1947.

230

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Le nombre de professeurs dûment préparés à l’enseignement de la philosophie est extrêmement restreint. Le simple usage d’un manuel ne crée pas le professeur. Encore moins peut-il le remplacer. Même pour faire un bon usage d’un manuel, le professeur doit d’abord être lui-même formé aux sources. Et par sources, nous entendons les textes originaux des grands philosophes anciens et modernes, textes (les principaux, du moins) avec lesquels nos collégiens euxmêmes devraient être en contact dans chacune des branches de la philosophie. Parce que les classes de philosophie sont beaucoup trop nombreuses et parce que les professeurs ne sont pas toujours suffisamment préparés à cet enseignement, on finit par négliger le rôle de la venatio, de la recherche dialectique qui doit préparer l’intelligence aux notions et définitions les plus élémentaires. C’est pourquoi la philosophie, telle qu’enseignée, est beaucoup trop abstraite au sens péjoratif de ce terme. Elle semble n’avoir rien à faire avec la réalité ; n’exister que dans les livres. Les réponses viennent avant les questions, des questions qu’on ne s’est jamais posées et qu’on n’aura jamais à se poser, semble-t-il. On discute de problèmes en termes empruntés à des langues étrangères et mortes, termes qu’on devrait d’abord s’appliquer à approfondir et à comprendre. Si la terminologie empruntée à des langues étrangères et mortes comporte des avantages indiscutables, il ne faudrait pas que le sens des mots soit lui-même périmé. Si les hommes n’apprennent pas, dès leur jeunesse, les éléments au moins les plus humbles d’une saine philosophie, s’ils en commencent l’étude à mi-chemin, il est extrêmement improbable qu’ils puissent retourner plus tard aux principes véritables et premiers. Faute d’une application suffisante aux éléments les plus simples, nous risquons d’inculquer aux étudiants cette connaissance livresque qui est tout le contraire de l’instruction. Quant à l’instruction, disait Socrate dans le mythe de Theuth6, c’en est la semblance que tu procures à tes élèves, et non point la réalité ; lorsqu’en effet avec ton aide ils regorgeront de connaissances sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront être bons à juger de mille choses, au lieu que la plupart du temps ils seront dénués de tout jugement ; et ils seront en outre insupportables, parce qu’ils seront des semblants d’hommes instruits, au lieu d’être des hommes instruits !

L’initiation à la philosophie présuppose une bonne formation littéraire, avec beaucoup de mémoire, et une connaissance très rigoureuse de la mathématique. Même au cours de l’enseignement des éléments de la philosophie, sous peine de la présenter in vacuo, on devrait constamment se rapporter aux autres sciences

6.

Phèdre, 275a.

Chapitre 12 – La philosophie au Canada de langue française

231

et aux arts. Ce n’est qu’à cette condition que les étudiants pourront en tirer un réel profit pour les différentes professions où ils vont s’engager. Précisément, en ce qui regarde les autres sciences, les arts et même l’histoire, on devrait toujours faire voir aux étudiants l’à-propos de ces connaissances pour la philosophie elle-même, non pas que celle-ci doive y pénétrer dans le but hautain de dicter, mais pour y puiser des lumières nouvelles, pour préciser davantage les connaissances philosophiques elles-mêmes, et pour assurer cette vue d’ensemble sans laquelle la philosophie ne peut mériter son titre de sagesse. Il n’y a que la philosophie digne de ce nom qui peut empêcher l’université de se perdre en une agglomération purement, accidentelle d’écoles techniques. La réalisation de ce programme n’a rien de révolutionnaire. Il reste que cette question des professeurs est particulièrement grave. Or, à la Faculté de philosophie de l’Université Laval, par exemple, la plupart des étudiants sont des étrangers. Tout se passe comme s’il n’y avait point d’avenir pour nos philosophes canadiens dans nos maisons d’enseignement. La plupart de nos étudiants canadiens-français doivent entreprendre leurs études dans l’espoir de trouver une situation à l’étranger. Les candidats ne manquent pas, et les talents non plus. Il faudrait des bourses plus considérables et en plus grand nombre, mais il faudrait aussi la réelle possibilité de trouver des emplois dans un domaine où il existe pourtant un si grand besoin. Quand on songe aux dépenses incalculables que nous sommes bien obligés de faire pour la défense du pays (et notons bien que selon notre philosophie cette défense est une condition essentielle de la paix7), on peut se demander si nos précautions sont raisonnablement équilibrées. La formation d’un seul pilote aviateur coûte plus cher que les inscriptions de toute une Faculté de philosophie. Or, l’ennemi, lui aussi, forme des aviateurs, mais n’oublie pas de préparer en même temps toute une armée de commissars dont l’arme principale est la philosophie. Et ces commissars sont beaucoup plus à craindre que les bombardiers qui leur prépareraient l’entrée chez nous. Ne serait-il pas exact d’affirmer que nous comptons beaucoup plus exclusivement sur les armes que ne le font les communistes ? Voilà qui devrait nous faire réfléchir. La philosophie s’avère plus importante aujourd’hui que jamais. Et pour tous. Son enseignement ne doit donc pas s’adresser aux seuls futurs professeurs, mais aussi à tous ceux qui jouent un rôle important dans notre société. Nous pensons

7.

Saint Thomas, In Matthaeum, c. 12, v. 25.

232

2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

– et nous l’avons déjà signalé – que l’une des plus grandes faiblesses de nos hommes d’État est cette ignorance philosophique qui les empêche de voir les dangers les plus manifestes et les rend causes indirectes de l’insécurité qui grandit. Nous avons d’ailleurs fait remarquer qu’ils n’en sont pas eux-mêmes les premiers responsables. Nous pensons aussi aux littérateurs, écrivains, critiques et aux journalistes en particulier auxquels S.S. Pie XII disait dernièrement : « La presse a un rôle éminent à jouer dans l’éducation de l’opinion, non pour la dicter ou la régenter, mais pour la servir utilement. Cette tâche délicate suppose, chez les membres de la presse catholique, la compétence, une culture générale surtout philosophique et théologique, les dons du style, le tact psychologique. » Remarquons, pour terminer, que les insuffisances sur lesquelles nous avons attiré l’attention ne se rencontrent pas seulement au Canada français. À bien des égards nous jouissons même d’avantages inconnus ailleurs. Nous ne connaissons pas d’universités où il existe, de la part des autorités, un si grand souci d’un enseignement philosophique approfondi et un aussi sincère empressement de le développer au prix des plus grands sacrifices. D’autre part, l’engouement pour les éphémères et faciles nouveautés est ici plutôt rare. Mais, dans un domaine aussi difficile et aussi important que celui de la philosophie, l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être ne permet pas le repos. La satisfaction serait la preuve certaine d’une irrémédiable décadence.

CHAPITRE

13

L’esprit de tempérance dans l’exercice du pouvoir (1950)1 Révolte contre la vérité prudentielle

L

a vérité prudentielle, la vérité dans l’action, est conditionnée par la rectitude de l’appétit. C’est, en pratique, une condition extrêmement dure, à tel point que l’histoire de la philosophie pullule de positions et de doctrines où l’on essaie d’émanciper l’intelligence de toute soumission à l’appétit, afin de contourner cette difficulté de bien agir que chacun éprouve en lui-même. Cette tentative regarde surtout l’action politique, et cela se comprend aisément, car cette action engage directement le bien de la communauté, de tous et chacun. Or, soutenir que la vérité prudentielle en matière politique est conditionnée par la rectitude de l’appétit du politique, cela veut dire que le jugement du politique comme tel dépendra aussi de sa conduite privée ; que le bon politique doit être un homme bon. Si donc il y avait moyen de déterminer une règle prochaine qui, d’une part, garantirait la vérité dans l’action politique, et qui, d’autre part, serait indépendante de la condition de l’appétit de celui qui agit, le bien public, semble-t-il, serait bien mieux assuré, son accomplissement serait moins sous la dépendance de la condition subjective du politique. On établirait ainsi une science politique dont la vérité serait pratique, et qui serait, dès lors, un substitut de la prudence. La prudence serait coextensive à la dinotica.

1.

Texte inédit d’un cours de Charles De Koninck, donné au début des années 1950. Fonds Charles De Koninck, Archives de l’Université Laval.

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Cette tentative de contourner les exigences de la vérité dans l’action n’en est pas moins une révolte contre la vérité et contre la liberté de conscience. Elle conduit vers la pire tyrannie qui se puisse concevoir, non pas parce que ceux qui refuseraient de se soumettre à un régime politique édifié, et en théorie et en pratique, sur la négation de la vérité prudentielle, seraient jetés dans des camps de concentration ou tout simplement « éliminés » – ne craignez pas ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l’âme –, mais parce qu’elle tend à exterminer la notion même de vérité prudentielle et de liberté de conscience. Cette négation est d’autant plus sinistre qu’elle fait appel à cela même qu’elle veut détruire. Il est si facile de cacher une âme d’esclave sous l’étiquette d’homme libre. Nous nous proposons d’examiner ici très brièvement quelques-unes des formes qu’a prises cette tentative d’émancipation. Ce sont des positions fort répandues, et elles commencent à s’infiltrer même chez nous, catholiques. I « La connaissance vous rendra libres. » Telle est la parole qu’on fait entendre aux peuples, telle serait l’idée qui doit former l’homme de demain. Envisagée en elle-même, cette idée est seulement confuse, et son expression ambiguë. Connaissance, en effet, peut se dire de toutes les espèces de connaissances, de celle qui n’est ni vraie ni fausse, comme de celle qui est fausse. Il y a aussi plusieurs sortes de liberté, comme la liberté des enfants de Dieu et la liberté qui sert de manteau pour couvrir la malice. On peut user de la parole en cause pour signifier l’original de tout mal. C’est en ce sens qu’elle s’est fait entendre depuis le commencement2. On l’a écoutée. Elle a formé l’esclave. L’idée de liberté par la seule connaissance est alors l’original de toute servitude. Elle est l’œuvre du plus rusé de tous, de celui qui a été homicide dès le commencement. Suffirait-il de spécifier : « La vérité vous rendra libres » ? Sans doute, pourvu qu’on entende par là soit la vérité divine, soit la vérité prudentielle. Car la vérité spéculative libère uniquement l’intelligence spéculative. Il n’y a que la vérité prudentielle qui libère l’homme. Or, la vérité prudentielle, comme toute vérité pratique, n’est pas uniquement affaire de connaissance, en ce sens qu’elle ne relèverait que de la faculté de connaître, de l’intelligence. La vérité pratique consiste, non pas dans la confor-

2.

Gen. III, 4.

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mité de l’intelligence à ce qui est, mais dans la conformité à l’appétit droit. De plus, à la différence de la vérité dans l’art pratique, la vérité prudentielle s’appuie sur la rectitude de l’appétit de l’agent, non pas par rapport au bien d’une œuvre extérieure, mais par rapport au bien de l’agent. Le vrai de l’intellect pratique se prend autrement que celui de l’intellect spéculatif, dit saint Thomas, comme il est dit au livre IV des Éthiques, chapitre deuxième. Le vrai de l’intellect spéculatif se prend de la conformité de l’intelligence à la chose. Et comme cette conformité ne peut avoir lieu d’une manière infaillible dans les choses contingentes mais seulement dans les choses nécessaires, il s’ensuit qu’aucun habitus spéculatif des choses contingentes est une vertu intellectuelle, mais ne l’est qu’en matière nécessaire. Derechef, le vrai de l’intellect pratique dépend de la conformité à l’appétit rectifié. Et c’est là une conformité qui n’a pas place dans les choses nécessaires puisqu’elles ne sont pas le fait de la volonté humaine. Cette conformité n’a lieu que dans les choses contingentes qui peuvent être faites par nous, soit qu’il s’agisse de la conduite à tenir en nous-mêmes, soit qu’il s’agisse d’objets extérieurs à fabriquer. Et voilà pourquoi il n’y a de vertu de l’intellect pratique qu’en matière contingente : en matière de fabrication, l’art ; en matière de conduite, la prudence3.

Notre seule intelligence ne peut franchir l’abîme qui sépare la vérité pratique de la vérité spéculative. Notre seule connaissance ne peut épouser l’infinie complexité des circonstances dans lesquelles nous agissons. La seule raison, si rectifiée soit-elle dans la ligne de la connaissance, ne peut être règle prochaine de conduite. L’intégrité très concrète de la conduite à tenir, de ce qu’on doit faire ici et maintenant, dépend de quelque chose de plus que la seule connaissance. Comment doit agir un homme dans des circonstances données ? Les circonstances données, auxquelles cet homme est lui-même mêlé, sont inénarrables. La vérité de la philosophie la plus pratique demeure spéculative seulement, donc en deçà de la vérité pratique. La science morale la plus poussée ne pourrait servir de norme pour l’ultime concrétion de cet acte. En effet, prudence dit plus que science pratique, car à la science pratique appartient le jugement universel en matière morale ; par exemple, la fornication est mal, on ne doit pas commettre le vol, et autres jugements semblables. Même quand cette science existe, il arrive que la raison portant sur un acte particulier, soit empêchée de porter un jugement droit ; et pour cette raison on dit que la science pratique est peu utile à la vertu parce qu’il arrive, quand elle existe, que l’homme pèche contre la vertu. Mais à la prudence, il appartient de juger droitement des actions singulières selon qu’elles doivent être posées maintenant, lequel jugement est faussé par n’importe quel péché. C’est pourquoi, aussi longtemps que

3.

S. th., I-II, qu. 57, art. 5, ad 3um.

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la prudence demeure, l’homme ne pèche pas, d’où il suit que la prudence est, non pas peu, mais très utile à la vertu ; bien plus, elle cause la vertu elle-même4.

Toute détermination provenant de la seule connaissance, quand même elle sera tirée de l’expérience, demeure en deçà de ce que je dois faire ici et maintenant. Par conséquent, même tout exemple, apparemment concret, demeure en quelque façon abstrait ; il ne saurait être substitut véritable de ce que je dois faire ici et maintenant. Même quand on se fie à autrui pour savoir quoi faire ici et maintenant, on déplace seulement le problème ultime, car l’action même de se fier à autrui est inaliénable. L’intelligence ne peut pas être infailliblement conformée dans les choses contingentes, « car l’infinité des singuliers ne peut être embrassée par la raison humaine, et c’est pourquoi nos providences sont incertaines5 ». L’agent peut donc se lancer au hasard ? Puisqu’on ne peut prévoir tous les obstacles possibles et la catastrophe dans laquelle peut me conduire le simple fait de traverser une rue, faut-il donc se déterminer au hasard ? « Cependant, ajoute saint Thomas, par l’expérience, les singuliers infinis se réduisent à quelques singuliers finis, qui arrivent le plus souvent, et dont la connaissance suffit à la prudence humaine. » S’il me fallait tenir compte de tout ce qui peut arriver, si, par exemple, il me fallait être certain de parvenir à l’autre côté de la rue, avant de pouvoir me déterminer à traverser, jamais je ne traverserais une rue. Celui qui observe le vent, dit l’Ecclésiaste, ne sèmera point, et celui qui interroge les nuages ne moissonnera point. L’opinion est suffisante à l’action. Cependant, il ne faudrait pas conclure de là que la vérité pratique s’achève dans cette opinion. Ce n’est pas cette opinion qui est la règle prochaine de la conduite. Cet acte-ci doit être bon. Or, le bien demande une parfaite intégrité ; le mal, au contraire, résulte de n’importe quel défaut. Donc, pour que cet acte soit bon, il faut qu’il procède en moi d’une certitude infaillible. Si, le posant, je ne suis pas certain qu’il est bon, très certainement il ne l’est pas. S’il est seulement probable qu’il est ce que je dois faire ici et maintenant, sûrement il n’est pas bon. C’est ici que git la vérité pratique. Un homme traverse la rue et se fait écraser. A-t-il mal agi ? C’est possible. Un autre aurait prévu le désastre. Le premier s’est donc trompé ? Il s’est peut-être trompé pour ce qui regarde la connaissance de certaines données de la situation dans laquelle il a agi. Ce ne devait pas être certain qu’il parviendrait à l’autre côté pour que, lui, soit dans la vérité pratique. Même écrasé, il a peut-être fait

4. 5.

Saint Thomas, De Virtutibus in communi, art. 6, ad 1um. Saint Thomas, S. th., qu. 47, art. 3, ad 2um. – Sap. IX.

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ce que lui devait faire dans les circonstances. En dernière instance, les circonstances sont absolument siennes individuelles et inénarrables. La vérité prudentielle est conditionnée par la rectitude de l’appétit. C’est la conscience qui est règle prochaine de la conduite. Cette conduite n’est bonne que si la conscience est vraie. La conscience n’est vraie que si l’appétit est droit. Voilà en quoi consiste aussi la liberté de conscience. Personne ne peut substituer de pures raisons à la conscience. La seule connaissance érigée en règle prochaine de la conduite est une négation de la liberté de conscience. Si une pure raison, donc une raison communicable, pouvait être règle prochaine de notre conduite, un homme pourrait assumer la conscience d’autrui, il pourrait s’imposer à la conscience d’autrui, on pourrait s’aliéner la conscience. Bref, il suffirait d’en appeler à la vérité objective comme règle prochaine de la conduite pour nier la liberté de conscience et la vérité prudentielle. C’est pourquoi le rationalisme, qui s’est toujours montré si prompt à invoquer la liberté de conscience, détruit cette liberté à sa racine même. Bien entendu, la liberté de conscience est loin d’assurer la vérité prudentielle. La conduite n’est bonne que si la conscience est vraie ; la conscience, en tant que règle prochaine de la conduite, n’est vraie que si l’appétit est droit. Tout cela veut dire qu’une science politique aussi parfaite que l’on veut, une connaissance prodigieuse de l’expérience du passé, et des circonstances dans lesquelles on doit agir, n’assureront jamais la vérité dans l’exercice du pouvoir. Et, marquons-le bien, je dis « vérité », car, dans le domaine de l’action, la vérité et la bonté sont inséparables. L’homme qui « réussit » à sortir d’une situation difficile, voire désespérée, et qui sauve ainsi tout un peuple, ou même la civilisation, grâce à un petit mensonge, n’a pas simplement commis un mal, son jugement était proprement faux. Ces paroles sont dures. Elles sont très dures parce qu’elles contrarient notre désir de la science du bien et du mal. Puisque dans l’action la vérité pratique dépend de la rectitude de l’appétit par rapport à ce qui est bien absolument, puisque dans le jugement prudentiel, l’intelligence dépend elle-même d’une faculté qui lui est naturellement postérieure, l’empire de l’intelligence s’y trouve restreint, l’intelligence est conditionnée. Par contre, si la raison pouvait d’ellemême et à elle seule déterminer absolument ce qu’on doit faire ici et maintenant pour bien agir, si elle pouvait prescrire d’avance la règle prochaine de la conduite à tenir en toutes circonstances – l’idéal de certaine casuistique –, si elle pouvait ainsi surmonter l’infini du contingent, l’ineffable et l’inénarrable, la vérité pratique dans l’agir serait indépendante de la rectitude de l’appétit de celui qui agit, ou plutôt, la bonté de l’agent et de son action serait assurée d’avance. Voilà qui serait le cas si nous étions entièrement maîtres des circonstances si, par notre

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condition humaine nous n’étions pas soumis à des circonstances qui échappent à notre contrôle. Nous aurions alors la science du bien et du mal. Mais, en vérité, l’homme naît dans un monde qui n’est pas plus de son choix que sa propre naissance. Les circonstances dans lesquelles il surgit et où il doit se mouvoir n’ont pas été ordonnées par lui. Il n’a pas tracé cette circonstance qu’est la configuration de son nez, il n’a pas déterminé lui-même son degré d’intelligence, il n’a pas suscité en soi-même cette propension à la colère ou à l’indolence. L’homme est né sujet. Il ne pourra jamais dominer qu’en sujet. Nous ne sommes pas seuls à le soutenir. Les doctrines politiques les plus contraires à la nôtre et les plus perverses, ne soumettent-elles pas nos jugements à cette invention de la couardise humaine qu’on appelle jugement de l’histoire ? L’homme est né sujet. Il faut pourtant qu’il le soit avec sagesse, puisqu’il est de nature raisonnable. Il est des circonstances que nous pouvons modifier, que nous pouvons dominer. Nous ne pouvons pas les maîtriser toutes. Et pourtant, en toutes circonstances, nous devons bien agir. Dans toutes circonstances, nous demeurerons des sujets, toujours nous serons sous la dépendance de la condition de notre appétit. Le désir de la science du bien et du mal, le désir de se libérer absolument de cette condition de sujet, n’est autre chose qu’un désir d’être à soi-même providence universelle. D’après Hegel, l’humanité était arrivée à cette maturité où elle devait s’approprier la Providence divine. Voilà aussi ce qu’il entend par liberté. C’est cet enseignement qui domine dans les doctrines et dans la pratique politique des temps modernes. Lisez seulement l’Introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel. C’est une dure modération qu’il nous faut pratiquer dans l’exercice du pouvoir public, surtout quand on est entouré d’une puissante majorité qui s’est vendue à une fausse liberté, la liberté de faire ce qu’on croit devoir faire pour réussir aux yeux des hommes, la liberté de ceux qui ont capitulé une fois pour toutes devant la puissance du jour de l’homme. II Certes, il existe un art de gouverner. Mais l’art de gouverner ne peut jamais être qu’un instrument, il ne peut jamais être la vertu du politique comme tel. Si la vérité prudentielle était identique à celle de l’art, les difficultés qui nous sépareraient de la fin à atteindre seraient, au point de vue du bien et du mal, absolument inexistantes. Car la rectitude de l’appétit requise dans l’art ne consiste

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pas dans sa conformité à ce qui est moralement bon, mais uniquement dans sa conformité à la fin que l’artisan s’est fixée. Il y aura ici vérité pratique du seul fait que l’œuvre est conforme à l’appétit rectifié par rapport à la fin de l’art. S’il existe alors quelque défaut dans l’œuvre comparée à ce que voulait l’artisan, s’il fait une belle figure au lieu du monstre qu’il avait dessein de faire, ce défaut sera dû à un défaut de connaissance. L’art d’un poète n’est pas nécessairement diminué comme art quand le poète l’emploie pour former des blasphèmes. Comme le meurtre, le blasphème peut se faire avec art. Le diable est sûrement poète, et très grand. Ses œuvres sont terriblement vraies, éblouissantes. On ne regarde pas le bien de l’art dans l’artisan mais plutôt dans l’œuvre ellemême, puisque l’art est la droite raison de choses à fabriquer. La fabrication, en effet, qui se réalise dans une matière extérieure, n’est pas la perfection du fabricant mais de l’objet fabriqué, comme le mouvement est l’acte et la perfection du mobile : or, l’art a bien pour matière des objets à fabriquer. Mais le bien de la prudence se prend dans celui qui agit et qui trouve sa perfection dans son agir même, car la prudence est la droite raison d’une conduite à tenir. Aussi, pour l’art, on n’exige pas que l’artisan se conduise bien mais qu’il fasse de bon ouvrage. C’est plutôt de l’œuvre elle-même qu’on exigerait qu’elle se conduisit bien, comme on demanderait au couteau de bien couper ou à la scie de bien scier, s’il leur appartenait en propre d’agir et non pas plutôt d’être « agis », du fait qu’ils n’ont pas la maîtrise de leurs actes. Voilà pourquoi l’art n’est pas nécessaire à l’artisan pour bien vivre, mais seulement pour faire un bon ouvrage et aussi pour le conserver. Mais la prudence est nécessaire à l’homme pour vivre bien, et pas seulement pour devenir un homme bon6.

Si la vertu du politique pouvait se ramener à un art, si le politique pouvait s’aliéner ainsi la conscience, sans doute jouirait-il d’une certaine liberté dont ne peut pas jouir le prudent : la liberté de bien ou de mal user de son art, la liberté de recourir aux moyens qu’il lui faut pour accomplir la fin qu’il veut. Qu’on en use bien ou qu’on en use mal, l’art conserve son intégrité d’art. Si l’art de gouverner était la vertu du politique, l’assassinat politique sur une grande échelle serait une bonne chose. Et, comme les hommes adorent l’intégrité de l’art, vous n’auriez qu’à attendre le jour où il serait prouvé que sans ces crimes, tel bien public n’eût pas été conservé, pour recevoir leurs applaudissements. Ceux qui sont jaloux de cette sorte d’intégrité ont déjà péché dans leur cœur, ils ont déjà concédé dans leur cœur l’injustice comme moyen de combattre l’injustice. Mais il n’est peut être pas nécessaire de prendre un exemple aussi extrême pour illustrer cette primauté concédée à l’art dans le domaine politique. Il y a eu dans le passé une lamentable absence de « plans » dans l’effort d’améliorer 6.

S. th., I-II, qu. 57, art. 5, ad 1um.

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le sort du peuple. Bien trop de choses sont laissées au hasard. On commence à se rendre compte de la nécessité impérieuse et de la possibilité pratique des plans. On commence enfin à reconnaître le rôle que peuvent jouer les experts pour le bien public. Mais dans l’éblouissement devant cette possibilité, on risque d’oublier qu’une société politique n’est pas une ferme d’élevage. Il ne faudrait pas substituer l’expertise de l’économiste à la prudence du politique. Il ne faudrait pas oublier que si, pour pratiquer la vertu, il faut aux hommes un minimum de biens matériels, comme le disait déjà Aristote, il ne s’ensuit nullement que les hommes seront bons parce qu’ils jouissent des biens matériels qu’il leur faut pour pouvoir pratiquer la vertu. Bref, il ne faudrait pas oublier que la fin de la loi est de rendre les hommes bons, et non pas de les droguer du berceau à la tombe. Comme dit saint Thomas7 : La vertu étant définie : ce qui rend bon celui qui la possède, il s’ensuit que l’effet propre de la loi sera de rendre bons ceux auxquels elle est imposée, cette bonté pouvant être absolue ou relative. Si, en effet, l’intention du législateur est orientée vers le vrai bien qui est le bien commun réglé conformément à la justice divine, il s’ensuit que par la loi les hommes sont rendus bons de façon absolue. Si, au contraire, l’intention du législateur se porte vers quelque chose qui n’est pas le bien absolu, mais vers ce qui est utile ou agréable, ou contraire à la justice divine, alors la loi ne rend pas les hommes bons absolument mais relativement, c’est-à-dire par rapport à un régime politique donné. C’est de cette manière que l’on trouve quelque bien même dans les choses intrinsèquement mauvaises : c’est ainsi, par exemple, que l’on appelle un individu un bon voleur, parce qu’il opère d’une manière adaptée à son but.

Si l’homme bon était affaire d’art seulement, on ferait des hommes bons tout comme on fait des chevaux de race : ils seraient alors des produits d’un art de « conditionnement » du type décrit dans le Brave New World d’Aldous Huxley. III Il n’est peut-être pas de révolte plus insidieuse contre la vérité prudentielle que celle du mythe de l’Avenir, qui est essentiellement une révolte contre les impitoyables exigences de la présence de l’action. Car c’est ici et maintenant qu’il nous faut bien agir. À parler absolument, la bonne action ne peut être remise à demain – la présente remise à demain doit être bonne. On ne peut pas se laver les mains de ce qu’on doit faire ici et maintenant. Il n’y a que l’action présente qui coïncide avec l’éternité. N’est-ce pas selon notre condition de l’instant présent

7.

I-II, qu. 92, art. 1.

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que Dieu nous juge ? Il n’y a point de justification dans le jugement que nous porterions dans l’avenir et dans les circonstances de notre choix. L’évasion dans le mythe de l’Avenir procède elle aussi du désir de la science du bien et du mal. Le partisan de ce mythe refuse la responsabilité de ses actions dans un univers qui n’est pas de son cru et où il est soumis à la condition de sujet. Il dissout le présent et lui substitue un faux demain, simulation de l’avenir véritable ; il convertit le présent en une ombre d’un présent purement futur ; le mythe de l’Avenir devient la justification unique et suffisante du présent. Quel est ce monde que représente le mythe de l’Avenir ? Il est avant tout un monde qui serait fait par nous, c’est-à-dire un monde où l’homme exercerait un parfait contrôle sur toutes les circonstances, donc, où il se ferait lui-même ses circonstances. Bref, où la vérité pratique de notre action serait assurée du fait que ce monde serait entièrement dirigé par nous ; où, selon le mot de Marx, l’homme propose et dispose ; donc, où nous n’aurions plus raison de sujet, où nous aurions la science du bien et du mal. Voilà la norme d’après laquelle on voudrait que soit jugée notre action présente. Nous la voulons jugée uniquement d’après sa conformité à l’action que nous poserions dans l’univers mythique. Nous voulons qu’elle soit jugée droite selon qu’elle contribuerait à la réalisation du mythe, comme pure tentative préalable à l’action future. La vérité de l’action présente dépendrait de sa répercussion sur l’avenir ; sa vérité ne serait fixée que par le jugement de l’histoire. Nous en appelons au jugement de l’histoire. Donc, non pas à l’éternité présente, qui sera manifestée au jugement dernier, mais au jugement de l’homme de l’avenir mythique, de l’homme qui fait sa propre histoire. Les larges perspectives de l’histoire nous vengeraient du mal que nous aurions commis. Remarquons que cette évasion dans un avenir mythique ne diffère pas si profondément de l’évasion dans le passé. Dans un cas comme dans l’autre on refuse d’accepter la responsabilité de l’action présente. On refuse de reconnaître comme nôtres les circonstances où Dieu nous a suscités. Mais alors que les uns voient dans notre condition de sujet un prétexte de révolte active, les autres y trouvent un prétexte d’inaction. Ils respecteraient leur père s’il était ce qu’ils voudraient qu’il soit ; ils se dévoueraient à leur famille si les conditions où ils doivent travailler étaient raisonnables ; ils agiraient pour le bien de leur pays si les hommes au pouvoir étaient ce qu’ils devraient être ; ils défendraient leur patrie si ses gouvernants avaient une juste notion du bien commun ; ils s’adonneraient à une vie intellectuelle admirablement intense, s’ils vivaient au Moyen Âge. Que d’actions héroïques ils sauraient accomplir dans un monde bon, comme ils se le sont démontré à satiété dans leurs rêves.

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Cette attitude est manifestement très odieuse. Et pourtant, la révolte active contre la condition de sujet, elle aussi part d’une capitulation, elle aussi verse dans le rêve, mais dans un rêve qu’elle impose avec fracas à la réalité. Son action prend origine dans le désespoir. Les choses qui sont ne sont pas ce qu’elles devraient être. Comme dit l’Ecclésiaste : Je me suis tourné et j’ai vu sous le soleil que la course n’est pas aux agiles, ni la guerre aux vaillants, ni le pain aux sages ni la richesse aux intelligents, ni la faveur aux savants ; car le temps et les accidents les atteignent tous.

Hegel n’a aucune difficulté à sortir de cette situation. Voici sa solution : Ce n’est pas ce qui est qui nous rend furieux et nous tourmente, mais le fait que ce n’est pas comme ce devrait être ; si nous reconnaissons que c’est comme il faut que ce soit, c’est-à-dire non arbitraire, ni contingent, alors nous reconnaissons aussi que ce doit être ainsi.

Comment cette idée s’incorpore-t-elle au mythe de l’Avenir ? Considéré dans son isolement, le présent est cause d’un agacement désespéré. Mais du moment que nous voyons les choses dans la perspective de l’avenir, du moment que nous regardons les misères sociales et les révolutions meurtrières dans la perspective d’une société toujours meilleure, nous voyons aussi que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être tout simplement parce qu’elles n’ont pas atteint leur terme. Il est dès lors impossible qu’elles soient autrement qu’elles sont ; elles sont ce qu’elles doivent être ; donc elles sont bonnes. Le mal est une pure apparence due à un manque de perspective. Par contre, la reconnaissance de sa nécessité nous met au-dessus de la division en bien et en mal. Et dans la reconnaissance de cette nécessité, la vie humaine devient strictement raisonnable, la raison s’y trouve émancipée, elle devient libre, libre du libre arbitre et de la nécessité de bien agir. L’action sera désormais bonne du moment qu’elle est reconnue conforme à cette nécessité. La raison, émancipée de sa soumission à la division du bien et du mal, pourra désormais s’imposer absolument à la réalité. La liberté de la raison, ainsi définie, est le principe même et la justification de toute violence révolutionnaire. Cette action révolutionnaire nous met en face de deux raisons : la raison de Dieu, et la raison de l’homme qui, se révoltant contre les exigences de la vérité prudentielle, se révolte contre la raison de Dieu. La raison humaine ne se contente pas d’une action dans l’histoire, elle veut prendre, elle-même, la

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direction absolue de l’histoire. Elle veut être radicale, c’est-à-dire racine première de toute vie humaine. Pour se rejoindre ainsi comme racine, elle doit recourir à la révolte et à la destruction, à cette destruction qui créerait les conditions malléables qu’il lui faut pour construire son univers d’une manière absolument libre. Cette raison est à la recherche de la puissance créatrice. Or, la création ne part-elle pas du néant ? Ces idées vous paraissent abstraites ? Sachez toutefois, hommes politiques, qu’il se forme une génération imbue de ces doctrines. Elle s’est déjà emparée de nations très puissantes. Ces idées font la substance du communisme, du fascisme et du nazisme. Elles gagnent du terrain, même chez nous. Ne cherchons pas à justifier nos actions dans le mythe de l’Avenir. L’avenir véritable est celui qui coïncide avec le présent, et qui n’est pas de ce monde. Ne croyez pas que la société humaine évolue fatalement vers des états toujours meilleurs. C’est là un abominable pervertissement de la vérité chrétienne. Nous cheminons vers le règne de Dieu qui n’est pas de ce monde. Au lâche optimisme de ceux qui ont concédé que la société évolue vers des états toujours meilleurs, et qui osent y chercher une consolation des violences qui accompagnent leur enfantement, nous pouvons opposer des textes dont l’autorité en matière de prédiction est très sûre, et qui nous ont été donnés pour être lus : Prenez garde que nul ne vous séduise. Car plusieurs viendront sous mon nom, disant : C’est moi qui suis le Christ, et ils en séduiront un grand nombre. Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerre ; n’en soyez pas troublés, car il faut que ces choses arrivent ; mais ce ne sera pas encore la fin. On verra s’élever nation contre nation, royaume contre royaume, et il y aura des pestes, des famines et des tremblements de terre en divers lieux. Tout cela ne sera que le commencement des douleurs. Alors on vous livrera aux tortures et on vous fera mourir, et vous serez en haine à toutes les nations, à cause de mon nom. Alors aussi beaucoup failliront ; ils se trahiront et se haïront les uns les autres. Et il s’élèvera plusieurs faux prophètes qui en séduiront un grand nombre. Et à cause des progrès croissants de l’iniquité, la charité d’un grand nombre se refroidira. Mais celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé. Cet Évangile du royaume sera prêché dans le monde entier, pour être un témoignage à toutes les nations ; alors viendra la fin8.

8.

Saint Matthieu, XXIV.

CHAPITRE 

14

Philosophies modernes de l’histoire (1959)1

L

es notes hâtives qui suivent sont uniquement destinées à venir en appui à une série de conférences. Elles ne tentent nullement de résumer les doctrines des trois influentes théories dont elles traitent, mais ne font qu’esquisser la ligne de pensée que le conférencier entend suivre. Le marxisme peut bien mépriser l’hégélianisme comme s’il s’agissait d’une simple rêverie ; il n’empêche que la pensée de Hegel et de Marx est déterminée par le même principe général et par la même foi complète en la Raison. L’existentialisme, en revanche, n’est guère compréhensible tant qu’on n’a pas vu que ses réflexions désespérées sont provoquées par les prétentions extravagantes de ces deux écoles antérieures. Une fois que, pour finir, l’on a compris comment ces trois écoles de pensée sont interreliées, et comment elles se jugent les unes les autres, il devient plus aisé de se faire une idée de la vérité ou de la fausseté de ce qu’elles enseignent.

Les deux philosophies de l’histoire qui semblent encore jouir de la plus grande réputation et de la plus grande influence tentent de faire voir l’histoire de l’humanité comme un processus strictement rationnel, et par conséquent concrètement et complètement intelligible (Hegel) et gérable (Marx). Pour elles, l’histoire naturelle et l’histoire humaine sont toutes deux dominées par la contrariété ; Hegel et Marx souscrivent ainsi à l’énoncé d’Héraclite, polemos pater pantôn [« le conflit est le père de toutes choses2 »]. Même Marx distingue entre l’homme

1. 2.

Traduction par Thomas De Koninck de « Modern Philosophies of History » (1959). N.B. Les remarques et les références entre crochets sont du traducteur.

246

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et la brute, la nature et la liberté. Chez l’homme, l’histoire revêt un caractère nouveau : le produit de l’histoire naturelle, qu’il soit gouverné par l’esprit (Hegel) ou point (Marx), devient l’auteur de sa propre histoire, avec la liberté autocréatrice comme son ultime destinée. Cependant le progrès de l’homme vers la liberté est celui d’un voleur ; et Hegel et Marx souscrivent à l’opinion de Gibbon selon laquelle l’histoire est un récit de crimes, de folies et de malheurs, en ajoutant que ce ne serait rien de plus que cela sans leur nouvelle, mais historiquement inévitable, manière de la comprendre et, préciserait Marx, de faire quelque chose à ce sujet. En guise de prolégomènes à leur propre philosophie, ils jugeraient appropriés les mots d’un éminent professeur d’histoire moderne, Emile de Groot (Université de Durham) : L’essentielle et infiniment fascinante qualité de la nature humaine est son échec permanent là où il s’agit de réaliser ses propres potentialités, et c’est sûrement cette qualité qui crée dans l’œil superficiel l’illusion que l’histoire est répétitive. Les hommes sont corrompus. Ils sont mauvais parce qu’ils choisissent de l’être… La bonté, la sagesse et la noblesse des individus sont en combat perpétuel contre le poids mortel du mal dans le cœur de la race tout entière…

Or cette même méchanceté, relèvent Hegel et Marx, fournit à la philosophie une constante du comportement humain : elle manifeste une loi nous permettant de prédire la conduite des masses. Ainsi l’histoire s’avère-t-elle investie d’un caractère scientifique, qui explique et rationalise ce qui se passe (Hegel), et rend l’histoire sujette à un contrôle scientifique (Marx). I. HEGEL : LA VISION ESTHÉTIQUE DE L’HISTOIRE La tentative de Hegel de s’élever au-dessus des contrariétés de l’existence humaine implique une vision de l’histoire analogue à celle de la contemplation des affaires humaines que nous formons dans la poésie tragique. Si nous pouvions voir les crimes réels, les folies et les malheurs de l’humanité en des transpositions poétiques, comme nous voyons les événements d’Œdipe Roi ou de King Lear, nos peines et nos craintes seraient imprégnées de joie ; nos larmes seraient des larmes de délivrance. Quelque chose de cette vision a été retenu par Ernst Cassirer, l’historien bien connu de la philosophie et de la science, qui soutenait que le véritable historien devrait couler ce qui a été dans une forme dramatique et générer ainsi la catharsis de la tragédie poétique. Hegel croyait que la vision à partir de laquelle nous pouvons nous réconcilier avec la ruée folle des événements s’obtient lorsque nous reconnaissons que le « réel » et le « rationnel » sont identiques. « Ce qui nous irrite et nous rend furieux n’est pas ce qui est, mais le fait que ce n’est pas comme ce que ce devrait

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être ; une fois que nous savons que c’est comme ce doit être – c’est-à-dire ni arbitraire ni contingent –, nous reconnaissons aussi que ce devrait être comme cela est. » Voir que des événements en apparence discordants sont rationnels, qu’ils ne peuvent être autres qu’ils sont, c’est être libéré des affreuses contrariétés de l’existence. Aussi longtemps que nous demeurons incapables d’apprécier que ce qui est et ce qui devrait être sont identiques, nous sommes comme les mouches à la merci de tout vent qui souffle. Une telle vision rachètera-t-elle l’histoire ? Est-ce que Macbeth règle les comptes de l’acte historique du régicide ? Marcel Proust croyait que ses propres souffrances, y incluses la maladie et la mort de ceux qui lui étaient chers, trouvaient leur raison d’être dans le fait qu’ils lui procuraient du matériel pour l’expression créatrice. Pour un tel esprit, l’histoire est comme l’argile pour le potier. Cette philosophie de l’histoire ne propose pas tant une action positive, mais au mieux seulement une manière de voir les choses et de les interpréter. Elle soulève de très vieilles questions, ainsi la distinction entre l’action et la contemplation, l’art et la moralité, l’histoire et la poésie ; entre « ce qui devrait ou ne devrait pas être » en réalité, et « ce qui devrait ou ne devrait pas être » en représentation poétique. Dans la tragédie, par exemple, Macbeth doit tuer son Roi – sans cela il n’y a pas de Macbeth. La complète absorption en scène de théâtre est-elle un substitut pour la vie ? Hegel peut bien avoir raison s’il se réfère à la manière dont les choses sont apparues à la lumière du Sixième Jour : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon » [Genèse 1,31]. Mais nous insistons, nous qui vivons de ce côté-ci de « la nuit où nul ne peut travailler » [Jean 9,4], cet homme-là ne jouit pas encore de cette lumière divine. Entretemps, même au cinéma, la réalité, irrationnelle et exaspérante, prend la forme de chapeaux énormes ou de cellophane crépitant. II. L’HISTOIRE COMME PROCESSUS D’AUTOCRÉATION DE L’HOMME L’une des Thèses sur Feuerbach de Marx était que les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde alors que ce qui importe, c’est de le transformer. L’homme doit se libérer des contrariétés qui l’asservissent, non pas en se retirant du monde réel en faveur du monde de la représentation où il devient étranger à son véritable soi, non pas en devenant un éternel spectateur de théâtre, mais en jetant de l’huile sur le feu de cette contrariété qui s’étend vers des formes plus élevées

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

de vie humaine, accélérant de la sorte le processus de création des choses comme elles devraient être. Être libre, c’est être maître. L’on est maître dans la mesure où l’on est indépendant, si bien qu’être entièrement indépendant revient à être sa propre cause, la cause de soi-même. Aussi longtemps que subsiste une dépendance quant à la sorte d’être qu’est l’homme et le fait qu’il est, la condition de l’homme en est une de sujétion, un état qui l’induit à engendrer l’idée aliénante d’un créateur et d’un maître au-dessus de lui. La croyance en Dieu, et en une après-vie où les choses seront rectifiées, n’est que l’expression inconsciente de la faiblesse de l’homme et de sa sujétion. Hegel et Feuerbach ont pris conscience du fait que les attributs de la divinité étaient en fait ceux de l’homme, mais ils n’ont rien fait à ce propos, puisqu’ils n’ont pas su tirer les conséquences pratiques de leur connaissance. Le temps est venu de constater que l’homme est son propre créateur, que l’histoire n’est rien d’autre que le processus d’autocréation de l’homme, et que l’homme seul est l’auteur de l’histoire. N’importe quelle divinité autre que l’homme n’est rien de plus qu’une image trompeuse inventée par l’homme lui-même. Aux yeux de Marx et Engels, cette révélation du divin comme étant en réalité l’humain est le principe le plus fondamental de leur philosophie. De quelle manière l’homme peut-il s’élever au-dessus du « règne de la nature, qui en est un de nécessité », afin de devenir l’artisan de son propre moi et d’ainsi se libérer ? L’homme diffère des autres animaux, indique Marx, par l’habileté de produire ses propres moyens de subsistance ; il est l’animal qui fabrique ses outils, qui crée son propre environnement et sa subsistance distincte. Jusqu’à ce qu’il vive du travail de ses mains, la vie de l’homme n’est pas réellement humaine. C’est par son propre travail, dès lors, que l’homme devient humain et partant, concluait Marx, c’est l’homme lui-même qui est la cause de sa propre humanité. De prime abord, le travail est uniquement un moyen en vue d’une fin, « la satisfaction des besoins externes de l’homme ». Et aussi longtemps que son travail doit servir un besoin de commodités, pour de la nourriture, de l’abri et autres besoins matériels, réels ou imaginés, l’homme reste sujet à la dominance de la nature, au « règne de la nécessité ». Telle a été la condition de l’homme depuis l’esclavage, en passant par le féodalisme, jusqu’au capitalisme. Même maintenant le travail n’est rien de plus qu’un moyen en vue d’une fin et le pouvoir réel de l’homme est encore dans les chaînes. De fait, la satisfaction de besoins externes est elle-même seulement un moyen vers une fin encore plus élevée. L’homme entrera dans « le règne de la liberté lorsque le travail lui-même sera devenu le premier besoin de sa vie », satisfaisant de la sorte ses « besoins internes », son ardent désir non pas de quelque bénéfice matériel que ce soit,

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mais de la vision et de la joie du processus de se faire soi-même, de causer sa propre humanité. Il connaîtra le bonheur à partir du moment où il pourra ainsi démontrer ad sensum « qu’il n’existe aucune divinité autre que la sienne ». Comme Marx, Engels et Lénine le font remarquer, cette doctrine de base est souvent obscurcie par certains de leurs disciples qui donnent trop d’importance à la théorie économique et confinent le travail humain à la satisfaction de besoins externes. Une telle interprétation ne parvient pas à distinguer l’intention communiste de celle du « vulgaire matérialisme avide de plaisir du capitaliste ». Sous la dictature du prolétariat, on ne saurait exagérer les moyens à prendre pour imprimer ce nouvel idéal à la société. Les masses ne savent pas ce qu’elles veulent et continueront de travailler pour la simple satisfaction de leurs besoins externes jusqu’à l’avènement de la société sans classe, l’ultime phase du communisme. La marche vers le haut ne peut être assurée autrement que par la force, par la discipline sans merci de l’usine, par le pouvoir coercitif de l’État aux mains des « ouvriers armés ». Sans cesse obligés à bien se conduire, les gens acquerront graduellement l’« habitude » d’agir comme ils le doivent ; et alors, « soudainement », le travail lui-même deviendra le premier besoin de leurs vies. Il se peut bien qu’Engels ait infligé un coup mortel à la philosophie de Marx lorsqu’il fit remarquer que la nécessité de la nature aura néanmoins le dernier mot. L’évolution par contradictions ne peut pas avoir de fin. Or, après un certain temps, la société sans classe sera détruite pas une catastrophe cosmique ; toute vie sur la terre sera annihilée, « sans merci », en vertu du principe selon lequel « tout ce qui vient à l’être est appelé à mourir ». Cette sinistre conclusion, je l’appelle le coup mortel porté à la théorie communiste, parce que si demain devait être comme si nous n’avions jamais existé, pourquoi toute cette agitation et toute cette organisation ? Pourquoi tant de violence et d’effort ? (Le pouvoir indubitable que l’espèce humaine possède maintenant semble être celui de se précipiter vers l’autodestruction.) Ainsi le marxisme s’avère-t-il au bout du compte une philosophie du désespoir. L’enthousiasme sans borne autour du pur pouvoir humain, qui atteignit son sommet dans les systèmes philosophiques du début du dix-neuvième siècle, diminua jusqu’à l’épuisement dans les suites de la Première Guerre mondiale. La grande menace physique d’une société nommément communiste subsiste toujours, mais le communiste doctrinaire a perdu son allure maigre et affamée3. Il évite la discussion de ce qui était de base dans l’enseignement des fondateurs : la conception du travail humain comme un processus d’autocréation dans le 3.

[Cf. Shakespeare, Julius Caesar, Act I, Scene II : « Yond Cassius has a lean and hungry look ».]

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

dessein de démontrer, physiquement pour ainsi dire, qu’il n’est d’autre divinité que l’homme lui-même. Il n’y a aucune mention de cette doctrine dans Le matérialisme dialectique et historique de Staline. Les leaders actuels ne proclament point d’objectif plus élevé que la réalisation d’« un standard de vie élevé, plus élevé que celui des États-Unis ». On a peine à reconnaître en une telle attitude l’esprit philosophique de Marx, Engels et Lénine. La sorte de matérialisme qu’ils stigmatisaient comme « vulgaire » apparaît plus durable que le leur. III. L’HISTOIRE SANS LA RAISON Parmi les philosophies contemporaines, la plus séduisante doit son succès littéraire (dans l’essai, le roman et le théâtre) à l’assertion puissante, tantôt sous une forme salutaire, tantôt sous une forme morbide et dangereuse, de l’irréductible contingence et de la déraison de la vie humaine. L’insistance existentialiste sur le pur être historique de l’homme (« L’homme n’a pas de nature, seulement une histoire ») revient à une négation de la possibilité même de l’histoire comme un processus intelligible. Spinoza, Leibniz et Hobbes croyaient à l’intelligibilité des choses jusqu’au point d’être prêts à construire un système éthique more geometrico ou même arithmetico, à telle enseigne que la simple connaissance de ses théorèmes, déduite de définitions claires et distinctes, élèverait les hommes au-dessus des ruses des passions et de l’infortune, pour les faire agir comme ils le devraient. Hegel et Marx, nous l’avons vu, concevaient l’histoire comme rationnelle et inévitable à un degré tel qu’aucune éthique n’était vraiment nécessaire. Tout ce que l’homme avait à faire était de se soumettre et de pagayer un peu en aval. La révolte de Kierkegaard contre le Système défiait en réalité une tradition longuement établie. Certains existentialistes contemporains, se précipitant vers l’extrême où Kierkegaard semblait se diriger, voient l’homme comme l’absurdité incarnée, à la limite même de l’irrationalité. Le manque de liberté de l’homme, son manque de choix dans les matières qui sont pour lui les plus importantes, leur semble être l’aspect essentiel de son être. Leur description des limites humaines, et des lois, apparemment absurdes, qui tiennent l’humanité en esclavage, contient beaucoup de vérité. (Encore qu’aucun existentialiste n’ait encore fait mieux que Job et l’Ecclésiaste – sans parler de la description de ce « Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » [Matthieu 5,45, trad. TOB].) Il est révélateur qu’il ait fallu rappeler ces choses à notre génération. Les existentialistes ont raison de réaffirmer que nous n’avons pas choisi d’exister, que nous n’avons pas choisi le type ou la combinaison des gènes qui

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sont intervenus dans notre constitution. Il est tout à fait vrai qu’en un sens nous avons été jetés-là, de ce côté-ci de la voie ferrée, avec telle forme de nez, telles habiletés innées, ou leur manque. Nous n’avons pas choisi le temps, l’endroit, la race ou la nation de nos parents, ni leur statut social ni leur religion. Nous n’avons pu exercer aucun contrôle sur notre première éducation – un temps où les choses souvent répétées, peu importe qu’elles soient fausses ou incertaines, peuvent avoir revêtu l’allure d’évidences immédiates, et devenir quelque chose comme une seconde nature. Nos providences demeurent incertaines ; « la fronde et les flèches de la fortune outrageante » [Hamlet, Acte III, Scène I] peuvent trouver leur cible à tout moment. Les circonstances de l’action quotidienne changent sans cesse, nous ne pouvons jamais connaître toutes ces circonstances, pas même celles qu’il pourrait être vital de connaître. Cependant nous devons toujours faire ce qui est bien. Et le juste cours de l’action pour nous peut donner lieu à de l’injustice ; notre meilleur effort d’aider peut ne faire que du tort. De ce point de vue, et c’en est un sur lequel on insiste beaucoup de nos jours, l’histoire est un flot interminable d’absurdités. « La course n’échoit pas aux agiles, ni la victoire aux braves, ni davantage le pain aux sages, ni davantage la richesse aux intelligents, ni davantage la faveur aux savants ; car temps et contretemps leur arrivent à tous » [Ecclésiaste 9,11 ; trad. Osty]. Curieusement, notre prochain semble naturellement enclin à nous tenir responsables de presque toutes les choses pour lesquelles nous n’avions aucun choix, y inclus la forme de notre nez. « Maître, cet homme était-il coupable de péché, ou était-ce ses parents, qu’il ait dû naître aveugle ? » Nous ne devrions pas non plus oublier les reproches des amis de Job. Un existentialiste français identifie l’enfer avec notre prochain : « L’enfer, c’est les autres », ce qui fait écho à « Je laisserai le fils d’Adam à la merci de son prochain ». Finalement, qu’en est-il de l’homme ? Qu’avons-nous à tirer de tout cela ? Ce sont là certes d’étranges verdicts : qu’il est suprême et que rien ne va pas ni ne peut mal aller chez lui ; qu’il n’est pas encore suprême mais le deviendra bientôt, déifié par son propre pouvoir de travailler ; qu’il est une absurdité sans recours, sans signification, dupe et victime par nature du temps et du hasard. La philosophie ne peut-elle rien faire de mieux pour nous que cela ? N’y a-t-il pas d’alternative pour ces étranges estimations ? L’homme doit-il être soit une divinité soit un être désespéré ? L’histoire de la philosophie des deux siècles passés offre un conte étrange en nous faisant passer de la déification de la raison humaine (Hegel), de la nature humaine (Feuerbach) et du pouvoir humain (Marx), au dénigrement total de la raison humaine, de la nature et du pouvoir. Voilà bien un conte qui mérite en vérité d’être décrit comme « plein de bruit et de furie, ne signifiant rien » [Macbeth, Acte V, Scène V]. Il y a de la tragédie dans cet effondrement d’intentions orgueilleuses ; il y a de la comédie aussi chez les

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

apôtres de l’absurdité réclamant qu’on les écoute ; et dans le spectacle de la philosophie, autrefois une science, maintenant devenue littérature, populaire, dramatique, et, par moments, sentimentale. Il existe même aujourd’hui une analyse logique élaborée destinée à démontrer que le seul vrai philosophe est celui qui sait que la philosophie est un vain rêve. Reste qu’il y a toutefois des gens qui prennent conscience sans désespoir que la condition de l’homme en est principalement une de sujétion, de « passion » au sens originel de ce mot ; et il reste des penseurs capables de ressentir de la sympathie eu égard à toutes ces aspirations et ces frustrations dont l’histoire est si pleine. La grande littérature est un miroir du labeur de l’homme. Quant à la philosophie, la Consolation de la philosophie de Boèce et l’Éthique de Spinoza visaient, encore qu’explicitement selon des voies radicalement différentes, cette prostituée, la Fortune, afin de « briser tous les rayons et toutes les jantes de sa roue » [Hamlet, Acte III, Scène II]. Il existe en outre, quoique nous ne puissions la lire qu’indistinctement, une Histoire de toute l’histoire. Son message peut nous apprendre que nous disposons de bien plus de choix qu’il ne semble de prime abord ; que nous pouvons à la vérité choisir librement d’exister, choisir le mode même de notre existence, jusqu’au moule de notre nez et de notre esprit, et le choisir plus intimement que si, par impossible, nous avions été consultés à ce sujet. C’est là ce qu’on nous enseigne de professer dans la Prière du Seigneur. Le pouvoir de la Passion du Christ n’est pas dû au fait d’être une passion ; son mérite et son sens découlent de Son acceptation de cette Passion. La leçon finale de l’histoire, et même des philosophies de l’histoire, pourrait bien être que la raison humaine, encore que nécessaire, n’est pas suffisante. « Qu’est-ce que la vérité ? » est une question qui n’est pas simplement légitime, mais inéluctable. Cependant nous devons prendre soin, quel qu’en soit le coût pour notre orgueil et notre patience, d’attendre pour avoir la réponse4. Traduit de l’anglais par Thomas De Koninck

4.

[Cf. Jean 18,38 ; et Francis Bacon : « What is truth ? said jesting Pilate, and would not stay for an answer », la première ligne du premier essai intitulé Of Truth, dans Essays (1601).]

CHAPITRE

15

Marxisme et société politique (1962)1

C

’est une observation ancienne que nous réitérons en affirmant que la possession de biens en propre, à la différence de la possession commune, est nécessaire, mais que l’usage des biens privés doit être commun ; commun en ce sens que l’on doit être tout disposé à donner une part de ces biens aux nécessiteux. Le défaut d’une telle disposition rend compte des plus criantes injustices que rapporte l’histoire, de celles qui semblent aussi bien son constituant principal. Afin d’y remédier, les uns préconisent la possession commune, et d’autres un usage privé égal à un droit de possession illimitée. Relativement à une législation qui imposerait une possession commune des biens, déjà Aristote faisait remarquer combien elle a beau visage (euprosôpos) et jouit d’un aspect philanthropique (philanthropos) : qui en entend parler l’accueille avec joie, s’attendant à voir régner une amitié admirable de tous pour tous, particulièrement lorsqu’on dénonce l’absence d’une communauté de propriété comme source des maux qui existent actuellement dans les régimes politiques : je veux parler des procès qu’on se fait au sujet des contrats, des poursuites pour faux témoignage, des flatteries à l’égard des riches2.

1. 2.

Dialogue, vol. I, no 3, 1962. Politique, II, chap. 5, 1263 b 15-22. Nous citons la traduction de Jean Aubonnet (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1960.

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Mais loin qu’il soit dû à l’absence de possessions communes, un tel abus de la propriété privée est d’abord et avant tout, selon Aristote, un effet de la perversité de l’homme : Or aucun de ces maux ne provient de l’absence de propriété commune, mais de la perversité humaine, car nous voyons que justement ceux qui ont une propriété commune et qui en partagent l’exploitation ont des différends beaucoup plus nombreux que ceux qui ont des propriétés privées ; mais nous observons que ceux qui ont des procès en partage de communauté sont peu nombreux en comparaison de la masse de ceux qui possèdent des propriétés privées3.

Il admet d’autre part qu’en général « la vie commune et le partage sont difficiles dans toutes les affaires humaines4 », donnant l’exemple bien connu des compagnons de voyage (nous disons qu’on ne connaît quelqu’un qu’après avoir voyagé avec lui). Il y a là deux raisons – la perversité et les difficultés inhérentes à la vie commune – qui sont d’un ordre très différent. Quand même on ferait abstraction de la première, la seconde subsisterait. Même si chaque homme était bon envers soi et le prochain, la vie en communauté, surtout en communauté politique, n’irait pas sans accrocs. Car à supposer qu’on arrive à s’entendre sur la fin à poursuivre, les moyens restent multiples et ils font l’objet d’une délibération où la contrariété est normale. L’homme n’est pas appelé à obéir comme un bâton. En sa qualité d’animal politique, il hérite d’une puissance et d’un droit de contredire. En somme, le besoin de lois humaines et d’un gouvernement civil n’est pas comme tel une conséquence de la perversité de l’homme. Pour peu toutefois que cette perversité s’y mêle, la vie politique devient assez précaire. Voilà autant de distinctions simples mais qui permettent de mieux saisir la position marxiste correspondante. La propriété privée est pour le marxiste un mal, qui ne peut être supprimé autrement que par l’abolition du caractère politique de l’État ; c’est la thèse longuement développée par Lénine dans L’État et la révolution. La société qui reconnaît le droit de propriété est intrinsèquement perverse, et cependant naturelle et inévitable dans l’attente de l’avènement des ouvriers armés – de ceux qui auront su se servir de la puissance de contrainte de l’État comme de « la nécessité d’une machine spéciale de répression ».

3. 4.

Ibid., 1263 b 22-27. Ibid., 1262 b 5-16.

Chapitre 15 – Marxisme et société politique (1962)

255

Nous avons dit que la propriété privée a pour le marxiste le caractère d’une perversité naturelle à l’homme des sociétés pré-communistes, à l’ancêtre de la société sans classes. Or il faut entendre qu’avant le décès de l’État, les possédants au même titre que les dépossédés auront été victimes d’une perversité inscrite dans la nature des choses et dont la faute n’est à personne au niveau de la vie humaine. Il n’y aurait d’humaine culpabilité que le jour où, avec l’aide de développements historiques millénaires, l’homme aurait acquis la capacité de s’en émanciper et refuserait de la faire fructifier par les moyens violents que cela requiert. Cette position particulière illustre parfaitement la conception générale que la dogmatique marxiste se fait de la réalité fondamentale – j’ai nommé « la matière en éternelle contradiction avec elle-même ». La contradiction est si radicale, inéluctable, qu’elle finira par l’emporter même sur les membres de la société sans classes, à leur tour. Non seulement les individus continueront-ils à mourir, mais après un certain temps toute vie sur terre, y compris donc la société sans classes, sera détruite grâce à un cataclysme naturel ou d’invention humaine. Quand Engels le prédit en invoquant le principe que « tout ce qui vient à l’être mérite de périr », il met cette destruction « sans merci » au compte de la nature même de la réalité fondamentale5. Ainsi donc, la vie politique, la citoyenneté, parce qu’elle est liée au droit de propriété et au pouvoir de contredire, est en elle-même vicieuse ; ce qui ne l’empêche pas d’être en quelque sorte rachetée sous forme de phase nécessaire dans la transition vers ce que Marx appelle le royaume de la liberté. On peut voir ici, incidemment, une nouvelle contrefaçon de la doctrine chrétienne, quand elle nous dit que le mal que Dieu tolère est toujours pour un plus grand bien, si effroyable et si étendu que soit ce mal. Toutefois le simulacre ne va guère plus loin, vu entre autres que la société sans classes est déjà vouée au néant. Pour le marxiste les différentes phases de perversité par lesquelles doit passer l’humanité en évolution sociale sont prédéterminées nécessairement par la dite matière en éternelle contradiction avec elle-même. Vu dans cette perspective sociale, le dualisme d’une telle matière fait penser plutôt au dualisme manichéen : le bien et le mal seraient en fin de compte également invincibles – avec cette différence pourtant que la matière est elle-même absolument indifférente et aveugle. On verra mieux l’analogie entre le marxisme et le manichéisme en considérant la nature de l’autorité. C’est un fait que l’autorité de l’État et sa puissance de répression ne sont pas commensurables. L’une est vite séparée de l’autre, 5. Voir Dialectique de la nature, Introduction. Nous employons ici la traduction des Éditions sociales, Paris, 1952.

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puisque l’État peut abuser de son autorité et employer une force de contrainte qui, toute abusive qu’elle soit, n’en sera pas moins efficace. Or cette facile disjonction, le manichéen l’explique justement par son dualisme primordial et invincible. Le marxiste va cependant plus loin encore. Car sous « la dictature du prolétariat » le marxiste s’approprie cette « machine spéciale de répression » pour abolir l’autorité même de l’État auquel il l’a soustraite. Ainsi, les « ouvriers armés » doivent isoler d’une façon systématique et violente la force de contrainte, pour ensuite imposer aux membres de la société « une discipline d’atelier » – une discipline sciemment despotique. Il s’agit après tout d’une dictature. Si donc on s’enquiert du remède marxiste aux abus dont nous faisions mention au début, qui consistent à refuser certain usage commun de la propriété privée, et de même aux abus de l’autorité politique, on apprendra qu’il faut tout simplement les abolir tous les deux. Non pas lutter contre leurs abus, mais abolir la propriété privée et l’autorité politique elles-mêmes. Il est à noter que l’une ne va d’ailleurs pas sans l’autre, car le marxiste comprend fort bien que la vie politique exige une mesure de propriété privée. À cette fin, il suffira de mettre en œuvre la seule puissance de contrainte, jusqu’au moment où « la nécessité d’observer les simples règles, les règles essentielles de toute société humaine, deviendra très vite une habitude6 ». Lénine insiste bien qu’il serait vain de vouloir prédire ce moment, mais, quoi qu’il en soit, la machine de répression demeure essentielle au dépérissement de l’État. Nous avons voulu, en ces quelques lignes, attirer l’attention sur le fait que si, dans l’esprit du marxiste, la violence est le moyen – et le moyen inéluctable – d’une émancipation toute provisoire, la faute en est au caractère de la réalité fondamentale. Comme, plus généralement, la contradiction, elle est le « levier » du mouvement de l’histoire vers la société sans classes ; elle y trouve dès lors sa racine naturelle et invincible. La perversité humaine s’est découvert un fond.

6.

L’État et la révolution, chap. 5. Nous citons à partir de la traduction des Éditions sociales, Paris, 1946.

CHAPITRE

16

Science et vie politiques (1963)1

S

ans doute la famille est-elle une communauté, mais une communauté imparfaite qui ne pourrait se suffire à elle-même. Pour combler cette insuffisance, la famille doit être incorporée dans une communauté plus vaste que l’on appelle politique. Mais de la nécessité de combler cette insuffisance, on ne devrait pas conclure que la fonction de la communauté politique se résume aux moyens de pourvoir aux seuls besoins de la famille dans la ligne même du bien de la famille. C’est que l’État a une double finalité : celle, d’une part, de permettre aux familles une suffisance de biens, tant au point de vue nutrition qu’au point de vue de l’instruction et de l’éducation ; celle, d’autre part, de réaliser une vie digne de l’homme, c’est-à-dire non seulement le vivre, mais le bien-vivre, qui n’est possible que dans une communauté qui a une fin toute à elle, un bien commun supérieur à celui de la famille et en vertu de quoi la communauté civile est une société parfaite. Nous le savons, il en est pour qui l’État ne servirait qu’à aider la famille. Et sans doute l’État doit-il le faire, et surtout dans le domaine de l’éducation, sans quoi la vie sous des lois, la vie civile, est impossible. C’est l’enseignement de Divini Illius Magistri. Qui ne voit qu’une finalité de l’État restreint à n’être qu’un succédané de la famille serait à peine civilisé. Cela voudrait dire en effet que le bien commun de la société politique serait subordonné au bien particulier des familles et des individus. Un tel bien n’aurait de commun que le nom, car en somme il ne serait qu’un agrégat des biens particuliers.

1.

Inédit. Fonds Charles De Koninck, Archives de l’Université Laval.

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Mais il en est d’autres pour qui l’État supplante la famille. C’est l’État paternaliste, qui ne connaît que des droits d’individus, qui passe outre à la famille, outre aux droits des parents au sein de la famille. Tout comme si la société familiale n’était pas vraiment une société. Comme si l’État, qui est une œuvre de la raison pratique, pouvait faire abstraction de cette donnée naturelle qu’est la famille. Comme si l’État régissait des abstractions, des êtres fictifs. L’activité d’un tel État devrait plutôt s’appeler régimentation. Il faut le dire, la suscitation de l’État totalitaire est favorisée par une liberté de faire comme plaît. Pour le grand nombre, cela veut dire que la communauté politique n’est nécessaire que pour satisfaire les besoins matériels. À la différence de ceux des autres animaux, les besoins matériels de l’homme ont une certaine infinité, une infinité qui vient facilement en conflit avec la droite raison pour autant que c’est la raison qui est le principe de la production des biens naturels, si cette raison se soustrait à la rectitude morale, elle devient en quelque sorte autophagique. C’est pourquoi il importe de se faire une idée juste et concrète du bien commun de la société civile. Nous en convenons, la raison d’être de l’État est la réalisation du bien commun dans l’ordre temporel. Or certains sont enclins à croire que le bien d’ordre temporel se résume aux biens matériels. Certes, Jean XXIII nous le rappelle dans son encyclique Mater et Magistra, « une quantité suffisante de biens matériels est nécessaire à l’exercice de la vertu ». Ces biens, toutefois, si nécessaires soient-ils, si fondamentaux, sont loin de définir le bien commun temporel. La justice, vertu éminemment sociale, est en elle-même un bien spirituel – même là où elle porte sur des biens matériels. La vertu de force, qui fait face aux périls dont la vie en communauté civile comme celle de l’individu est toujours menacée, est un bien spirituel que l’on a toujours qualifié d’héroïque. La tempérance, de son côté, qui règle l’usage des biens sensibles, biens authentiques, encore que vertu personnelle, est fondamentale même pour la vie politique. Ces vertus sont d’autant nécessaires que la société est plus riche en biens matériels. Ce qui caractérise l’homme civilisé, le citoyen, c’est bien la liberté, c’est-àdire une personne capable d’agir en vertu de son propre jugement. Or, ce n’est pas la seule nature qui lui donne ce jugement, ce n’est pas non plus l’âge auquel fatalement le temps l’amène, qui forme ce jugement. C’est pourquoi le facteur principal pour la formation du citoyen c’est bien l’éducation et l’instruction. (On dit généralement que le citoyen est causa sui. « Cause de soi-même » n’est pas une bonne traduction de cette expression. Vaudrait mieux revenir au sens originel de αιτιoς, qui voulait dire responsable.) Or, quand on pense que la formation morale et intellectuelle des enfants relève d’abord du droit paternel, l’on se rend compte à quel point les rapports entre l’État et la famille sont d­ élicats

Chapitre 16 – Science et vie politiques (1963)

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et nullement susceptibles d’une solution simpliste. L’État a certainement le devoir d’exiger que ses futurs citoyens soient instruits, quand même certains parents s’y opposeraient. Les droits des parents en matière d’éducation ne sont ni arbitraires ni illimités. Leur exercice doit être conforme au bien commun de la société politique. Ce que cette société ne peut tolérer, c’est que les parents invoquent des prérogatives qui seraient contraires au bien commun temporel. Si l’État se prenait pour l’arbitre suprême en matière d’instruction et d’éducation, il ne serait plus une société politique, il serait un État totalitaire, c’est-à-dire un État qui érige la partie en tout. Si l’État veut éviter la tyrannie, il faut qu’il permette à ses citoyens de poursuivre une fin autre que le bien commun temporel, qu’il reconnaisse à ses citoyens une liberté qui dépasse celle du citoyen comme tel, pourvu que le citoyen rende à César ce qui est à César.

CHAPITRE

17

Réflexions relatives à la régulation des naissances (1964)1 Texte de Gérard Dion, en guise de présentation du numéro spécial de la revue Perspectives sociales portant sur la régulation des naissances

L

e problème de la régulation des naissances est depuis quelques décades un de ceux qui troublent le plus la conscience des fidèles désirant se conformer à la loi divine et qui inquiètent le plus les savants et les hommes politiques préoccupés de l’avenir de l’humanité. C’est là une question complexe et délicate qui comporte plusieurs aspects. Déjà l’Église a pris officiellement position en tenant compte de l’état du développement des connaissances scientifiques au moment où elle s’est prononcée. Dans son allocution devant les membres du Sacré-Collège, le 23 juin dernier, le pape Paul VI déclarait que l’on devait encore s’en tenir aux règles données par le pape Pie XII sur le sujet. Toutefois, il notait qu’il « sera nécessaire de suivre attentivement les développements, tant théoriques que pratiques, de la question ». Il ajoutait : « Et c’est précisément ce que fait l’Église. La question est à l’étude, une étude aussi large et profonde que possible, c’est-à-dire aussi grave et honnête que le requiert la grande importance de la

1.

Perspectives sociales. Bulletin bimestriel de pastorale sociale rédigé en collaboration, sous la direction de l’abbé Gérard Dion, vol. 19, no 4, juillet-août 1964. Avant le texte de Charles De Koninck, nous avons reproduit la présentation du numéro par Gérard Dion (J.V.).

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

matière. Nous espérons achever cette étude bientôt avec la collaboration de nombreux savants de valeur. » C’est dans le but d’apporter une contribution sérieuse à l’étude de cette grave question que Perspectives sociales consacre tout ce numéro à l’important travail préparé par le doyen de la Faculté de philosophie de Laval. Ce travail n’est pas improvisé : il est le résultat de plusieurs années de recherches et de discussions. L’auteur, professeur de philosophie de la nature est avant tout un philosophe. Mais il a fréquenté les hommes de science ; il est aussi docteur en théologie et – ce qui est assez rare pour ceux qui abordent ce problème au plan philosophique et théologique –, il est époux et père de douze enfants. C’est une expérience personnelle non négligeable en la matière. Nous tenons à souligner pour ceux qui seraient portés à interpréter abusivement l’étude du professeur De Koninck que celle-ci ne prétend pas régler le problème pratique de l’utilisation ou de la non-utilisation de la pilule anovulante pour les époux. Elle se place à un autre niveau. Il restera donc aux moralistes de tirer leurs conclusions et à l’autorité compétente de se prononcer. Nous croyons cependant que cette étude originale touche à des éléments essentiels de la question qui, jusqu’ici, ont trop souvent été abordés d’une façon superficielle. En approfondissant les notions de nature, contre-nature, intentions de la nature, loi de la nature, loi naturelle, famille, etc., que certains moralistes ont tendance à prendre facilement pour acquises une fois pour toutes, elle jette une lumière nouvelle qui ébranle fortement l’une des pièces fondamentales de leur argumentation et les obligera probablement à réviser certaines de leurs positions. Si c’est avec ces limitations que l’on doit lire cette étude, par ailleurs on y voit aussi comment dans l’Église, grâce à la liberté de recherche des théologiens et à l’apport des diverses disciplines, s’élabore et progresse la doctrine avant que l’autorité compétente se prononce officiellement. Gérard Dion

Chapitre 17 – Réflexions relatives à la régulation des naissances (1964)

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Réflexions relatives à la régulation des naissances2

Avant-propos Le problème de la régulation des naissances se discute à l’Université Laval surtout depuis l’allocution de Pie XII, en 1958, sur l’usage des pilules anovulantes. Au début de l’année académique 1963-194, le Chancelier de l’Université Laval, Son Excellence Révérendissime Monseigneur Maurice Roy, Primat du Canada, me demandait de convoquer un groupe de professeurs choisis dans diverses facultés pour étudier ce problème. Les pages suivantes contiennent quelques-unes des questions qui ont été posées par différents membres de ce groupe – surtout par ceux qui enseignent la théologie morale – et les réponses qui ont été données. L’auteur de ces réponses n’entend d’aucune manière les présenter comme règle de conduite, mais plutôt laisser s’agiter un problème qui, aux yeux de certains moralistes, n’existe plus comme problème, puisqu’il aurait été résolu une fois pour toutes par l’allocution de Pie XII. L’auteur tient à confesser ici qu’il est avant tout catholique et qu’en matière de foi et de mœurs il veut se conformer sans réserve aux enseignements du Magistère. Si ces pages contiennent des positions contraires à la doctrine de son Église, il en fait rétractation sans hésiter. Les problèmes soulevés par la concupiscence humaine sont difficiles, tout particulièrement pour l’autorité morale de l’Église, qui veut que son joug soit léger. Pour autant que la plupart des gens suivent souvent les inclinations du sens contre le bien de la raison, il est assez naturel que la majorité trouve une forte voix pour protester – alors que l’Église ne peut manquer d’enseigner que l’on doit contenir ce penchant. Quelle que soit la solution que l’on doit chercher au problème très pratique dont il s’agit, on ne peut assumer comme principe que l’Église doive trouver le moyen de satisfaire tout le monde, ni même la plupart des gens ou encore ceux qui prétendent les représenter. Mais cela ne veut pas dire qu’on doit présumer qu’une proposition en matière morale soit fausse du seul fait que la majorité en est persuadée.

2.

On remarquera que ce texte de Charles De Koninck (qui est la transcription d’un enregistrement) n’a subi que des corrections de détails dans ce second tirage (déc. 1964).

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

Sur le sujet des pilules anovulantes, le docteur Claude Fortier, qui fait des recherches en endocrinologie à la Faculté de médecine de l’Université Laval, nous a donné les renseignements suivants : Les progestogènes anovulants (ou progestines anovulantes) sont des composés synthétiques de structure chimique voisine de celle de la progestérone, l’hormone du corps jaune, qui sont administrées par voie orale pour bloquer l’ovulation, Ces agents qui sont mis sur le marché sous des appellations triviales, telles que « noréthendrone », « lynestrenol », « lyndiol » et « noréthinoldrel » sont généralement administrés en association avec des œstrogènes (des composés dont l’action hormonale correspond à celle de l’hormone folliculaire) qui en augmentent et améliorent l’action. Il est généralement reconnu que l’administration quotidienne de ces agents à un dosage adéquat entre le cinquième et le vingt-cinquième jour du cycle menstruel inhibe l’ovulation dans la presque totalité des cas. Bien que le mécanisme par lequel cet effet anti-ovulatoire est obtenu ne soit pas définitivement précisé, un bon nombre d’observations expérimentales suggèrent que l’inhibition découle d’une part, d’une action centrale sur le complexe hypothalamo-hypophysaire interférant avec la sécrétion d’hormones gonadotropes par l’hypophyse, de l’autre, d’une action directe sur l’ovaire, qui se traduit par une interférence avec la réponse de cet organe à la stimulation gonadotrope, et par des troubles de la stéroïdogénèse ovarienne. Cet effet anti-ovulatoire est dans tous les cas réversible, puisque l’on observe un retour de l’ovulation et de cycles menstruels normaux en deçà de quatre à six semaines après cessation de la médication. Des effets secondaires ont été notés dans une très faible minorité des personnes ainsi traitées. Ces effets sont généralement très bénins et consistent, par exemple, en irritabilité, nausée et vomissement, chez moins de 14 % des patientes, au cours du premier cycle de traitement. La fréquence de ces symptômes décroît rapidement durant les cycles subséquents. Il n’y a actuellement aucune raison de croire que l’administration de ces agents retarde la ménopause ou prédispose au cancer. On sait depuis longtemps que la sécrétion de progestérone par le corps jaune est responsable de la suppression de l’ovulation pendant la grossesse. L’utilisation d’agents synthétiques dérivés de cette hormone pour bloquer à volonté l’ovulation n’est, en somme, qu’une extension de ces observations. L’action inhibitrice des nouveaux agents, bien que plus marquée, est de même nature et obéit vraisemblablement au même mécanisme. Un point important à faire ressortir est que leur action se caractérise par la production d’une période d’infécondité transitoire et réversible, et qu’il ne s’agit donc pas de stérilisation.

Chapitre 17 – Réflexions relatives à la régulation des naissances (1964)

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Le terme de stérilité implique nécessairement irréversibilité, alors que l’infécondité produite par les progestogènes est transitoire3.

Voilà l’opinion actuelle du biologiste. Les questions et réponses qui vont suivre sont faites du point de vue plus général de la philosophie naturelle et de la morale. Pour ceux qui trouvent l’allocution de Pie XII sur le sujet si claire et parfaitement déterminée, au point qu’elle aurait réglé le problème et clos la discussion, tout ce que nous avons à raconter ne peut être qu’à côté de la question. Nous ne partageons pas cette évidence. Si évidence il y a, il ne nous reste qu’à confesser notre insuffisance et à faire un sincère acte de foi. 1. Certains moralistes déclarent que l’emploi des estrogènes en vue de régulariser les naissances est contre nature. Que veulent-ils dire par « contre nature » ? Dans les langues classiques et modernes de l’Occident, le mot « nature », et son équivalent, s’est acquis au moins une vingtaine de significations différentes. Le mot grec phusis signifiait d’abord l’action de faire naître, la naissance comme processus ; puis, le premier principe intrinsèque de ce processus. Il en est de même pour le latin natura4. Ce n’est qu’en troisième lieu qu’il servit à désigner le principe et la cause intrinsèques de n’importe quel changement ou repos rencontrés dans les choses que tout le monde appelle communément naturelles. Par simple opposition, cette fois, aux choses artificielles : mes yeux viennent de la nature, mes lunettes de l’art. En philosophie, le mot nature finit par signifier le plus strictement : ce en vertu de quoi une chose dite naturelle (par opposition à artificielle) est ce qu’elle est. C’est ce que les Grecs appelaient morphè, et les scolastiques forma – sens lié à celui de figure, la forme ou façon visible et tangible d’une chose. Mais ce principe en vertu duquel une chose dite naturelle est ce qu’elle est, doit donc être intrinsèque, tout à fait premier, et tel qu’en procède quelque chose que nous appelons à son tour naturel. Le mot nature signifie encore proprement ce de quoi une chose dite naturelle est faite, c’est-à-dire la matière. Lorsque par extension 3.

4.

Un des exposés les plus complets sur les aspects biologiques et médicaux de cette question : « Second Symposium of the International Fertility Association », dans International Journal of Fertility, 9, 1-258, 1964. – En 1963 parut (chez Masson et Cie, Paris) un important recueil d’études présentées lors d’un colloque organisé par Raoul Palmer à la Société nationale pour l’étude de la stérilité et de la fécondité, sous le titre La contraception, risques, inconvénients et facteurs d’échecs des diverses méthodes. Voir le Dictonnaire étymologique de la langue latine de A. Ernout et A. Meillet, au mot nascor.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

nature sert à désigner tout simplement ce qu’est une chose, comme dans « la nature de l’homme », « la nature du cercle », « la nature du lieu, du temps, du langage », nous lui imposons un sens que saint Thomas, notamment, appelle adjoint. Et quand nous dénommons la substance d’une chose sa nature, le sens du mot est devenu si éloigné du sens strict que saint Thomas le traite même de quasi-mot. 2. Tout cela paraît être bien abstrait. N’y a-t-il pas moyen de mettre plus à portée le sens que le moraliste donne au mot « nature » ? Sans doute le meilleur moyen de cerner le sens en soi le plus propre de ce mot constitue-t-il à poser à celui du mot « art », comme nous l’avons fait. Il y a une telle ressemblance entre la façon dont procède la nature et la façon dont procède l’art, et celle-ci est tellement plus manifeste, qu’il devient nécessaire de recourir à cette dernière pour mieux comprendre comment procède la nature et saisir au moins vaguement ce qu’elle est. Nous savons beaucoup mieux ce qu’est un marteau ou un couteau que ce qu’est une pomme ou une mouche. L’art et la nature sont tous deux des participations de la raison. Si la nature ne l’était pas, elle serait parfaitement inintelligible et l’on ne pourrait en avoir ni expérience ni science. Mais l’art et la nature sont des participations de la raison à des titres très différents. La nature est déterminée à une partie de l’alternative (natura determinata est ad unum). Ainsi, lorsque naît un mammifère aveugle, nous attribuons sa cécité non pas à la nature mais au hasard, lequel est possible du fait que la nature n’est heureusement déterminée à une des parties de l’alternative. Par contre, l’art, tel l’art médical, peut servir à produire des effets contraires. Le médecin saurait induire une maladie ou même la mort, d’une façon bien plus astucieuse que ne le pourrait une personne dépourvue de l’art médical. 3. L’art et la nature sont-ils donc opposés ? Certains propos de moralistes sont équivoques sur ce point. Il existe un adage plutôt fameux, qui a cependant sa part d’équivocité : ars imitatur naturam. L’art médical imite la nature autant qu’il le peut, le plus manifestement sans doute dans la médication et dans la chirurgie. Toutefois, il arrive assez souvent que l’imitation doit se borner à la conception de la fin et que la réalisation de cette fin requiert des moyens tout à fait étrangers à ceux dont peut disposer la nature. C’est pourquoi l’on dit dans tous ces cas que l’art fait ce que

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ferait la nature si elle le pouvait. Si la nature pouvait amputer un organe gangrené elle le ferait. Si dans la greffe, par exemple, elle pouvait distinguer entre les corps étrangers nocifs et les corps étrangers bienfaisants, elle le ferait. Tantôt l’art coopère avec la nature par des moyens semblables à ceux qu’emploie la nature, tantôt par d’autres que la nature ne pourrait jamais produire d’elle-même, et que seule la raison peut excogiter. Du fait que ces moyens puissent être différents, voire contraires aux moyens qu’emploie la nature, ils n’en sont pas pour autant purement et simplement contraires à la nature. Au vrai, l’unique moyen de réaliser le bien de la nature est assez souvent contraire aux moyens purement naturels. Quant à cet autre adage classique : « L’homme vit d’art et de raisons », rappelons que les organes externes les plus caractéristiques de l’homme sont les mains et la langue. C’est la nature qui les produit, mais c’est la raison qui les utilise dans le langage et dans la fabrication. L’homme a besoin de choses artificielles – le vêtement, l’habitation, les moyens de transport, ou de communication orale, l’écriture, et le reste. Mais ce besoin de l’artificiel n’est pas de soi artificiel. C’est la nature, la nature humaine, qui demande le complément de l’art. Loin d’être contraire à la nature, l’art est dès lors nécessaire à la nature sitôt qu’il s’agit de l’animal raisonnable. L’opposition stricte de l’art et de la nature est d’invention manichéenne. 4. Pouvons-nous maintenant passer aux expressions « selon la nature » et « contre nature » ? Vu les différents sens du mot nature, les expressions qui en dépendent auront évidemment de multiples significations elles aussi. Mais que signifient-elles dans le langage du moraliste ? C’est bien cela que vous voulez savoir. Chez un théologien comme saint Thomas, il est relativement facile de savoir en quel sens entendre ces expressions dans un contexte moral. Il restreint d’abord à l’homme le sens de l’expression contra naturam. Une chose peut aller contre la nature de l’homme de deux façons : a) contre la différence constitutive de l’homme, le raisonnable, auquel cas tout péché est contraire à la nature de l’homme qui est contraire à la droite raison ; b) contre son genre, c’est-à-dire contre l’homme en tant qu’animal. Ainsi, parmi les animaux, l’intention de la nature dans le mélange des sexes étant manifestement ordonnée à l’acte de génération, il en résulte que ommis commixtionis modus ex quo generatio sequi non potest, est contra naturam hominis, inquanturn est animal… Naturalis usus est, ut vir et mulier in uno concubitu coeant ;

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contra naturam vero, ut masculus masculum polluat, et mulier mulierem : et eadem ratio est de omni actu coitus, ex quo generatio sequi non potest5.

C’est donc le deuxième sens de « contre-nature » qui doit nous occuper ici, c’est-à-dire l’action ou l’inaction qui serait contraire au bien du genre humain. Une personne agit contre nature lorsqu’elle agit sciemment contre le bien de la nature entendue comme genre physique et animal, ou néglige d’agir en vue de ce bien. 5. La contrariété dans la nature est-elle quelque chose d’anormal ? On ne peut oublier que le contre-nature se trouve dans la nature même, puisque celle-ci est tout entière assujettie à la contrariété. Or, dans toute contrariété, l’un des termes est in pejus, c’est-à-dire en mal. Cette conception n’est nullement manichéenne, car, dans l’ensemble, l’opposé purement affirmatif – tel l’ordre, la vie, la vérité, etc. – doit finir par l’emporter. Cela ne veut point dire que la contrariété elle-même finira par disparaître, mais seulement que le contraire négatif n’affectera plus en mal l’affirmatif. Le philosophe dit avec l’Apôtre : « Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement », jusqu’au jour où elle sera libérée de la servitude de la corruption. Dans l’intervalle, le développement et l’équilibre de l’univers dépendent de l’interaction des contraires. On ne peut non plus oublier les cas nombreux où la nature se tourne manifestement contre elle-même. Une perversion aussi tenace que le manichéisme doit avoir pour réussir un fondement d’apparence bien-fondé. On se fait d’autre part de la nature une conception trop naïve. Il y a pourtant les inéluctables conséquences de la nécessité qui vient de la matière, telle la précarité et la destruction de tout organisme. La nature a en outre ses perversités. Une sorte de gaucherie se manifeste chaque fois qu’elle produit un nombre si grand d’individus d’une espèce, que celle-ci toute entière disparaît par défaut de nutrition. On ne peut négliger le rôle énorme que joue ce genre de contrariété au cours de l’évolution. C’est ainsi que parfois la nature produit chez certains

5.

In ad Rom., I, lect. 8. Si on interprétait cette dernière remarque de saint Thomas en un sens très littéral et tout à fait étroit, il faudrait interdire le coïtus pendant toute la période d’infécondité, c’est-à-dire mensuelle, et durant celle qui suit normalement la ménopause ; il faudrait interdire le mariage entre un couple dont l’un est connu comme stérile ; et à plus forte raison dans le cas où les deux le sont ; cette interprétation a été rejetée par le Magistère de l’Église, comme on le sait.

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animaux des moyens de défense qui deviendront dangereusement encombrants ; on leur donne des dimensions si excessives que le moindre changement de milieu géologique ou biologique entraînera l’extermination de l’espèce. C’est au reste de cette manière que la plupart des espèces ont été éliminées : chose heureuse si l’on considère que cela a permis la production, par la nature, d’espèces mieux adaptables à des conditions différentes, l’homme étant l’exemple le plus parfait de cette adaptabilité. Or tout cela ne va pas sans nature et « contre-nature ». Aristote enseignait déjà, dans son traité de l’âme, que parmi les vivants la génération est l’œuvre la plus naturelle. Grâce à la multiplication des individus l’espèce atteint en effet à une certaine perpétuité, à une manière d’immortalité. Il y a là un signe de surabondance. Mais la surabondance peut aussi être excessive et conduire à l’effet contraire. De fait, un tel excès est normalement contenu par une certaine hostilité de la nature à la vie, et par celle d’une forme de vie à une autre. Si toutes les spores de champignons disséminées par le vent devaient porter au monde un champignon, on imagine quelle catastrophe biologique d’abord, mais géologique également, s’ensuivrait. Si les poissons ne se mangeaient pas entre eux, mers et océans deviendraient des fossés de pourriture en un bref laps de temps. Cette contrariété exterminatrice est essentielle à l’équilibre dans la nature. En d’autres termes, la contre-nature est, à ce niveau, essentielle à la nature et ce conflit n’est rien de moins que raisonnable. À supposer que les champignons ne répandissent leurs spores par centaines de millions pour en réussir un nombre minuscule, le genre serait vite éteint. Il en est de même de la semence des mammifères. C’est cette méthode de la nature qui lui permet de vaincre l’hostilité à la vie. Car cette prolifération, qui a tout l’air d’un immense gaspillage, est requise pour compenser la nécessité venant de la matière. La nature y trouve un moyen de vaincre dans une certaine mesure cette dernière et de dépasser la mort ; moyen où l’on peut discerner en même temps, comme en toute œuvre de la nature, une œuvre d’intelligence ; ce gaspillage apparent n’est pas plus gauche que ne l’est celui des petits plombs d’une cartouche de fusil, auquel fait appel le chasseur moyen. Dans de pareils cas, le gaspillage joue en réalité le rôle d’un moyen tout à fait déterminé, au service d’une fin assez manifeste, fut-elle la descente d’un canard ou la survie d’une espèce. 6. La nature peut donc courir à sa perte ? Depuis toujours les philosophes d’Orient et de l’Occident ont observé dans la nature des contrariétés qui ne pouvaient, selon tous, s’expliquer que par des

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principes premiers foncièrement opposés entre eux et intrinsèques aux choses. Encore aujourd’hui nous parlons d’attraction et de répulsion comme de forces contraires ; de charges positives et négatives, de matière et d’anti-matière, de gravitation et d’anti-gravitation, etc. – et il faut présumer qu’il en sera toujours ainsi. La contrariété se manifeste le plus sensiblement au niveau de la vie : outre que les êtres vivants sont, comme les autres choses rigoureusement matérielles, composés de principes contraires, il y a le fait que tout organisme doit être muni de moyens de défenses, depuis les êtres monocellulaires jusqu’aux organismes les plus compliqués. Le sel étant nécessaire à tout organisme, à la vie telle que nous la connaissons, on peut considérer la paroi qui retient la salinité de l’organisme le plus rudimentaire comme une sorte de défense. Répétons-le, c’est la nature qui incline l’homme à poursuivre les arts, elle qui le laisse à tel point exposé et fragile qu’il doit lui-même fabriquer ses propres défenses, à commencer par le vêtement et l’abri, pour ne rien dire du besoin de s’armer contre son ennemi principal, qui est encore l’homme. Ainsi doit-on absolument se défaire du sentiment naïf d’une nature bienfaisante et incarnant la paix partout où l’homme n’y apporte le méfait, la guerre ou d’autres perturbations. Le danger dans la nature n’est pas d’invention humaine ; il vient premièrement de la nature elle-même. On doit se libérer de la notion qu’une chose est opposée à la nature du seul fait qu’elle est artificielle. Nous l’avons déjà signalé, le mot « nature » a des sens multiples. 7. La nature n’est-elle pas l’œuvre de Dieu, et les voies de la nature ne s’accordent-elles pas avec les desseins de la sagesse divine ? Que la Providence dirige la création entière vers son bien ultime, c’est pour nous une vérité première, mais on ne peut pas la comprendre d’une façon simpliste. Dès le Moyen Âge, il s’est rencontré des théologiens prétendant que la créature ne fait jamais rien ; que le feu ne brûle pas, mais qu’à la vérité c’est Dieu qui brûle dans le feu. En cherchant à départir ainsi la créature de toute causalité proprement dite, ils donnaient beau jeu au manichéisme dont on sait le grand succès. Rien de plus facile en effet que d’attribuer dès lors tout le bien dans la nature, à Dieu, et tout le mal, à un principe contraire à Dieu et invincible. Saint Thomas répondait au problème posé par ces philosophies en soulignant, à la suite d’Aristote, la nécessité, à ce niveau de la réalité, de composer avec la nécessité venant de la matière. L’exemple préféré est celui de la scie qui, étant faite de métal, peut rouiller. L’artisan ne veut pas la rouille, mais il fait néanmoins des scies. Que s’il pouvait faire des scies absolument inoxydables,

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voire impérissables, il le ferait ; mais qu’à cela ne tienne, il compose du mieux qu’il peut avec la matière dont il dispose, quelque éloignée qu’elle soit de cet idéal qui ne pourra du reste jamais exister réellement : aussi bien cherche-t-il par ailleurs une matière la plus proche possible de cet idéal6. S’il est donc bien vrai qu’après Aristote et après Plotin, saint Thomas définit la nature : « ratio cujusdam artis, scilicet divinae, indita rebus, qua ipsae res moventur ad finem determinatum : sicut si artifex factor navis posset lignistribuere, quod ex se ipsis moverentur ad navis formam inducendam7 », cela ne veut point dire que la nature soit une participation infaillible à la raison divine. Elle n’est qu’une participation, et à ce niveau de la réalité, cette participation comporte, en conséquence, non seulement des limitations, mais encore la naturelle possibilité d’erreurs, et même d’erreurs d’une fréquence calculable, du genre de celle qui nous permet de prédire le nombre approximatif d’accidents d’automobile à prévoir au cours d’un long week-end. Nos manuels d’apologétique, fondés sur le déterminisme du dix-neuvième siècle, nous ont donné de la nature une image complètement fausse. L’image du monde au dix-neuvième siècle était celle d’une machine absolument infaillible, au point où l’on croyait ferme que la pleine connaissance du passé fournirait une connaissance absolument déterminée et parfaitement certaine de l’avenir. Aussi les apologistes imbus de cet esprit déiste ne prévoyaient-ils que deux exceptions possibles : exceptions dues soit à une intervention miraculeuse de Dieu, soit au comportement humain, son imprévisibilité étant imputable exclusivement au libre arbitre. S’il s’agit là d’une représentation dont nous commençons à saisir le parfait ridicule, des apologistes se fâchent pourtant encore quand on ose les contredire sur ces points. Que tel œuf soit fécondé par l’un plutôt que par l’autre du quart de milliard de spermatozoïdes à l’occasion d’une conception, est l’effet d’un pur jeu de probabilité, où n’importe quel spermatozoïde est loin d’avoir même une seule chance sur des centaines de millions. De tout individu engendré par la nature on peut dire que peu avant sa parution il était d’une improbabilité voisine de l’impossible8.

6. 7. 8.

Voir saint Thomas, De Malo, q. 5, a. 5. In Phys., II, lect. 14. Ajoutons qu’il est même impossible qu’un individu soit comme tel de l’intention de la nature particulière. Seul l’agent intellectuel peut vouloir l’individu quant à ses propres œuvres, telle table, ou telle omelette. En revanche, la génération humaine étant une œuvre naturelle, impossible au géniteur de choisir tel enfant de préférence à tel autre. Cette inéluctable indifférence de la nature et cette incompétence de la raison humaine ne sont pas sans conséquences au point de vue de l’agir humain. Remarquons en outre que la nature dont il s’agit participe au Gouvernement divin

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Le mal ne se découvre pas seulement à titre exceptionnel dans la nature : il y jouit plutôt d’une certaine universalité, pour autant que tous les organismes sont d’avance voués à la destruction. Pour expliquer ce phénomène, les philosophes ont eu recours à la distinction entre la nature particulière, celle de ce cheval, par exemple, et la nature universelle, d’ordre intellectuel. La mort va bel et bien contre la nature de ce cheval, mais la nature universelle compose avec cette limitation au moyen de la génération, comme nous l’avons vu ; la mort n’est pas contraire mais conforme à la nature universelle : phénomène parfaitement naturel en ce sens, elle reste « contre-nature » en l’autre. Voici un texte de saint Thomas sur ces distinctions : La nature est double : l’une particulière, est propre à chaque chose ; l’autre universelle, embrasse l’ordre entier des causes naturelles. C’est pourquoi l’on dit tantôt qu’une chose est selon la nature, et tantôt qu’elle est contre nature : sous un rapport c’est quant à la nature particulière, sous un autre quant à l’universelle ; c’est ainsi que tout défaut, toute corruption, toute vieillesse est contre la nature particulière, alors qu’il est naturel, selon la nature universelle, que tout composé de contraires se corrompe. Parce que l’ordre universel des causes est tel que les choses inférieures sont mues par celles qui leur sont supérieures, tout changement qui a lieu dans une nature inférieure grâce à l’impression de la nature supérieure, soit dans les choses corporelles soit dans les spirituelles, est naturel selon la nature universelle, mais non pas selon la nature particulière – à moins que ce que produit la nature supérieure dans l’inférieure ne soit tel que l’impression constitue la nature de la chose. Ainsi voit-on de quelle manière les choses produites par Dieu dans les créatures peuvent être dites selon la nature ou contre-nature9.

On peut donc dire, en un mot, que le « contre-nature » est tout à fait général parmi les phénomènes particuliers. C’est le lieu, me semble-t-il, de faire remarquer que nous connaissons les méthodes de la nature beaucoup mieux aujourd’hui qu’il y a cinquante ans à peine ; et qu’il faut prendre garde de ce que cela entraîne. Bien que la nature soit remplie de réussites admirables, elle a commis des gaffes tout aussi surpre-

9.

selon son mode à elle, c’est-à-dire avec toutes les limitations qui sont siennes du fait qu’elle n’est que nature. Un exemple de la limitation de la nature est celui de la défense dont dispose l’organisme humain contre l’invasion par des corps étrangers. Car la nature ne sait pas distinguer entre un corps étranger nocif et une greffe avantageuse. Pour quelle raison devrait-on respecter cet indiscernement de la nature ? Pourquoi l’intelligence ne pourrait-elle intervenir directement pour mettre en pratique des distinctions impossibles à la nature ? Q.D. De Veritate, q. 13, a. 1, ad 2.

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nantes. On est en mesure plus que jamais de constater combien la nature est loin d’être elle-même une intelligence, et à quel degré elle n’en est qu’une participation extrêmement éloignée. Il n’y a rien de plus éloigné de Dieu que les êtres naturels qu’il a créés – ils ne sont même pas intelligibles en acte. Aussi aurait-on tort d’entretenir comme on le faisait encore trop naguère, une sorte de mythologie superstitieuse de la nature. Le paradoxe, c’est que grâce aux nouvelles connaissances que nous en avons, nous pouvons à la fois l’admirer infiniment plus qu’autrefois – car les faits que nous possédons la concernant, dépassent toutes fictions antérieures sans que pour cela la nature se fige en déesse. 8. N’est-il pas interdit d’agir contre la nature ? Tout cela dépend du contexte où l’on met l’expression « contre la nature ». Il est évident que nous ne pourrions ni nous nourrir, ni nous vêtir, ni nous abriter, ni avoir recours à aucun art surtout mécanique, sans opérer des actes de violence dans la nature, sans détruire. Manger une carotte, et à plus forte raison une huître, est un acte de violence. Mais dans tous ces cas, ce n’est que sur des natures dites irraisonnables que nous agissons, depuis les pierres jusqu’aux bœufs. Nous ne pouvons, à la lettre, guère bouger ni respirer sans faire violence à quelque chose. Mais, dit-on, dès que nous touchons à la nature humaine, nous voilà aux prises avec un tout autre ordre. Il est vrai et il est clair que l’homme ne peut toujours suivre uniquement l’inclination de ses sens, puisque celle-ci est susceptible de le faire agir contre nature, c’est-à-dire contrairement à la raison, raison qui est justement ce qui fait qu’un homme est homme et non bœuf, ni même gorille ; on le voit assez, la nature elle-même de l’homme, requiert qu’il agisse d’une façon raisonnable. L’homme a certainement des droits et des obligations qu’on ne rencontre que chez les personnes, et par « personne » on entend un agent raisonnable, responsable de sa conduite. Relativement à l’agir, l’homme diffère notamment des bêtes par le fait qu’il porte en lui une règle d’action appelée conscience et qui, à certains égards, est identique à ce qu’on dénomme la loi naturelle – « principaliter conscientia dicitur lex naturalis10 ».

10. Quodl. III, a. 26.

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9. Mais la loi naturelle ne comprend-elle pas toute loi de la nature ? Il importe de bien distinguer entre la loi naturelle ainsi qu’en parlaient autrefois les moralistes, et la loi naturelle au sens adopté par la plupart des moralistes modernes. Pour ces derniers, la loi naturelle est un cas particulier des lois de la nature dont parlent les physiciens et les biologistes. Or en philosophie morale ou en théologie on doit entendre plutôt par loi naturelle une ou plusieurs propositions qui se trouvent dans l’intelligence pratique et nous permettent de discerner entre le bien et le mal11. De la loi naturelle le précepte le plus commun est qu’il faut faire le bien et éviter le mal. Mais la loi naturelle comprend plusieurs propositions, les unes moins universelles que les autres. Et à proportion que leur universalité diminue, leur application demande qu’on tienne de plus en plus compte de la diversité des circonstances12. Ainsi la proposition : « il faut payer ses dettes », dont l’universalité est moindre que la précédente, garde cependant une certaine communauté. Pourtant il y a des circonstances, point difficiles à imaginer, qui pourraient transformer le paiement d’une dette en un grand mal. Déjà ici une assez grande différence d’opinions se dénote entre les écoles. D’aucuns, au pourchas de la voie la plus facile, essaient de formuler des préceptes si particuliers et si précis qu’on puisse, moyennant un système de classification et un index présumés adéquats, s’y reporter quand besoin est, pour savoir que faire en chaque cas particulier. La présupposition de base qu’ils s’allouent, c’est que tous les cas particuliers pourraient en définitive être atteints d’une manière pleine par des préceptes particuliers, qui équivaudraient à vrai dire au commandement même d’un jugement prudentiel. On ne voit guère en cette conception d’une casuistique pure devant faire figure à la fois de science morale et de prudence, quelle place accorder à celui dont la conscience est, d’une façon ou d’une autre – et elles sont multiples – ignorante, car c’est bien à sa conscience que la personne devra se conformer dans la conduite concrète. Contrée étrange que celle où la morale serait une affaire de déduction pure, more geometrico, suivant le modèle de l’Éthique de Spinoza ; étrange et digne de la verve satirique d’un Jonathan Swift ; terre qui n’a rien à voir en tout cas à celle des hommes. Si, par contre, nous entendions par loi naturelle un ensemble de préceptes qui sont l’acquisition graduelle de l’expérience humaine au cours de l’histoire, nous nous en ferions une conception toute autre. Il n’est que les principes les

11. Voir Ia-IIae, q. 90, a. 1, ad 2. 12. Ia-IIae, q. 94.

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plus communs qui soient d’application en quelque sorte automatique. Dans n’importe quelle circonstance il faut faire le bien et éviter le mal. Mais un précepte comme « tu ne tueras pas », est déjà un principe incertain dans le singulier. Car il peut être de notre devoir de tuer en certaines circonstances. On aurait beau dire que le fait de tuer n’est qu’un effet secondaire par rapport au bien de conservation de sa propre existence ou au maintien du bien commun ; toujours est-il alors qu’on tue, et que, ce faisant, on n’est pas responsable du mal de la mort de celui qui nous attaque ; je puis même savoir, sans que cela alourdisse ma responsabilité, que la personne que je tue est parfaitement innocente, supposé qu’elle croit, elle aussi, faire son devoir en m’attaquant. Il ne devrait pas être nécessaire d’insister que les voies suivies par la nature dans la génération des vivants ne relèvent pas de la loi naturelle dont nous venons de parler. Agir contre les lois de la nature et agir contre la loi naturelle sont bien différents. Agir sciemment contre celle-ci est mal ; agir contre des lois de la nature est nécessaire à l’homme. Mais cela ne veut point dire que loi de la nature et loi naturelle sont parfaitement étrangères l’une à l’autre, comme nous verrons bientôt. 10. L’homme, dans ses actions, ne doit-il pas respecter les intentions de la nature ? Le Magistère de l’Église a déclaré un crime « non seulement le meurtre direct de l’innocent, mais encore la fraude contre les intentions de la nature qui, comme telle, exprime la volonté du Créateur » ? Devant certaines des questions que soulève la régulation des naissances, le moins qu’on puisse dire est que leurs réponses supposent une connaissance des intentions de la nature, eu égard spécialement à l’être humain, qu’il serait prématuré de prendre pour acquise d’une façon nette et définitive. Quelles sont les intentions de la nature en produisant l’outillage sexuel ? Remarquons d’abord dans notre citation le pluriel « les intentions » de la nature. Les intentions de la nature se ramènent-elles univoquement à une seule intention, c’est-à-dire la procréation physique ? Puisque les biens du mariage sont multiples, ne pourraiton pas y voir la raison pour laquelle est employée l’expression « les intentions de la nature » ? Ne brûlons pas les étapes. Je veux simplement qu’on retienne que la connaissance d’un précepte particulier de la loi naturelle peut devoir présupposer une certaine connaissance des intentions de la nature. Et je rappelle que, d’après ce qui a été dit plus haut, « contre-nature » peut être parfaitement compatible avec la loi naturelle.

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Cela dit, il devient clair qu’à moins de ne considérer la loi naturelle comme n’étant qu’un cas particulier de la loi de la nature, la loi naturelle est le plus souvent « contre-nature », en ce sens qu’elle nous commande des actions contraires à des natures particulières sous un rapport ou un autre. Je dois vous prier maintenant de bien considérer la vérité suivante, qui pourrait étonner. Il est des cas où l’ignorance de la nature, d’un de ses procédés, d’une de ses intentions, comme d’une de ses lois, entraîne inévitablement quelque ignorance de la loi naturelle, et même quelque erreur touchant celle-ci. (Je me place ici au simple point de vue de la philosophie morale – et de la théologie morale qui se sert de celle-là.) Donc, sitôt que le moraliste fait appel aux intentions de la nature, il dépend, tout moraliste qu’il soit, de sa connaissance de la nature et autant cette connaissance est insuffisante, autant ses propos ayant trait à la loi naturelle en cette matière en souffriront ; tant et si bien qu’en allant plus loin il s’expose à quelque erreur touchant la loi naturelle elle-même. Encore n’est-ce pas seulement chez le moraliste qu’on peut déceler de la connaissance confuse et de l’ignorance ; on en trouve même dans l’Église gardienne des mœurs. Ce n’est qu’au cours du dix-neuvième siècle que l’esclavage fut condamné ; et il y a bien des préceptes de la loi naturelle qui n’ont été déclarés tels que dans l’encyclique Pacem in terris. Naguère des moralistes attitrés soutenaient, en se réclamant des pères de l’Église, qu’un acte conjugal posé entre des époux tous deux, voir l’un ou l’autre seulement, stériles, ne s’accomplissait pas sans péché au moins véniel. Nous savons maintenant que cet enseignement n’émanait pas du Magistère comme tel mais il reste que dans l’intervalle il a faussé les consciences. Le fait est là, que nous devons admettre. À peine depuis quelques années, à vrai dire, le Magistère enseignait-il que les époux peuvent en certaines conditions borner délibérément leurs rapports aux périodes connues comme infécondes. N’oublions pas qu’avant Casti Connubii des moralistes avaient déclaré immorale la méthode du rythme, et que des consciences en ont été faussées. Un exemple illustrera utilement où je veux en venir. Il y a une manière d’entendre la fin première et principale du mariage qui rendrait tout acte conjugal posé pendant une période d’infécondité, soit temporaire soit définitive, « contrenature ». Elle consisterait à supposer qu’en cet acte la nature a une seule intention, de sorte qu’elle se verrait frustrée chaque fois qu’un acte conjugal n’aboutit point réellement à une propagation de la nature, à une procréation physique. Or, pareille conception de l’intention de la nature se révèle parfaitement erronée.

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11. Depuis quelques années certains auteurs mettent en cause la distinction entre la fin principale du mariage et ses fins secondaires. Pensez-vous que cette distinction est toujours valable ? La doctrine de saint Thomas en cette matière, l’Église l’a-t-elle fait sienne ? Il me semble que cette distinction est le plus souvent mal comprise. C’est qu’il faut au préalable distinguer, dans le mariage, entre les biens ou fins de la nature et les fins de la personne. Ces fins respectives loin d’être opposées, se complètent. Il est évident que, du point de vue de la nature, la différence des sexes est ordonnée à la génération, à la propagation de l’espèce. Or, ce que peut faire la seule nature dans l’ordre de la génération humaine est très inachevé, tant et si bien que de tous les animaux l’homme naît le plus dépourvu. Il est toutefois dans le vœu de la nature que la progéniture soit nourrie, vêtue, abritée, et surtout bien éduquée. L’homme mal élevé est le pire des animaux. Donc, au seul point de vue de la nature, le bien principal de l’enfant dépasse de loin ce que la nature peut d’elle-même réaliser. Cette indigence naturelle est la rançon de l’animal raisonnable. Aussi les philosophes ont-ils dit qu’un homme n’est pleinement engendré qu’une fois éduqué. (Laissez-moi ouvrir ici une parenthèse. La génération est évidemment une communication de vie. Mais la vie physique, encore que fondamentale, première et nécessaire à toute autre, demeure relativement inférieure et secondaire au bien-vivre qui ne s’acquiert qu’au moyen de l’éducation et – pour nous en tenir ici au simple point de vue philosophique – ne peut se déployer que dans la communauté politique. Or la communication de vie qu’est l’éducation est en perfection bien au-delà de ce que la nature peut accomplir, en sorte que les parents participent plus profondément à la paternité d’où tire son nom toute paternité au ciel ou sur terre, en éduquant qu’en propageant leur nature physique.) Bref, il convient de distinguer entre les fins de la nature que la nature peut accomplir seule (la génération de l’enfant), et les fins de la nature que seule la personne de cette nature peut réaliser (son éducation). À considérer maintenant la personne des conjoints, le point de vue sera donc autre que celui de leurs seules natures. (C’est à dessein que je parle de natures au pluriel, non parce qu’il s’agit de deux individus mais parce que, comme on peut l’entendre de ce qui a été dit au sujet de « nature » pris au strict sens, tout être naturel a une double nature – l’une comme sujet, l’autre, la forme.) Les époux sont d’abord liés par une amitié scellée par un contrat indissoluble. Or, il ne s’agit pas ici d’une quelconque amitié, mais d’une amitié entre des personnes de sexe différent et encore « duo in carne una ». Cette différence

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affecte les personnes dans leur être tout entier, psychique autant que somatique. Voici une amitié dont saint Thomas dit qu’elle doit être maxima et liberalis. On ne tient pas assez compte du fait que seuls les êtres raisonnables, les personnes, sont capables d’amitié ; que l’amitié des époux n’est pas simplement une commune aspiration de deux personnes vers un même bien, mais de deux personnes de sexe différent et que cette différence est essentielle à cette amitié sui generis, laquelle peut et devrait être libérale et honorable (honesta), où l’on veut le bien du conjoint comme un autre soi-même. Si donc le mariage, quant à ce qui le constitue tel, n’avait d’autre fin que la propagation – comme c’est le cas de l’union des autres animaux sexués – l’amitié des époux ne pourrait être que servile. Si elle n’était que de cette nature, l’amitié conjugale ne serait pas comme telle une amitié véritable et les rapports conjugaux ne dépasseraient pas comme tels le niveau animal. En fait, cette mutua dilectio, qui n’est ni purement sensible (elle ne serait pas un amour d’amitié libérale) ni purement spirituelle, a le caractère de fin et son objet est un bien commun des époux formant d’abord une communauté à deux. Leur mutua dilectio n’est cependant pas à comparer avec l’amitié spirituelle et profonde qui peut exister entre des personnes du même sexe. Que ce commerce d’amitié conjugale puisse avoir le caractère de fin honnête, suffisante, première dans l’intention des personnes conjointes, est justifié par la légitimité des relations durant les périodes d’infécondité connues. Je répète, il me semble qu’au point de vue des époux, l’intention expresse et première de la cohabitation et des relations conjugales doit être celle qui a pour principe et terme l’amitié. Si du point de vue de la personne ces relations n’avaient d’autre fin que la procréation, les conjoints en seraient réduits, l’un et l’autre, à la condition d’outil – outil soit de la génération physique, soit de l’assoupissement d’une concupiscence déréglée. Le plus grand asservissement serait en tout cela infligé à la femme13.

13. En insistant sur les fins de la personne comme distinctes des fins de la nature, ne prenez-vous pas la défense d’un personnalisme que vous avez jadis rejeté ? Nullement. Il y a un quart de siècle, ceux qui défendaient le personnalisme comme doctrine croyaient devoir rejeter le principe que dans un ordre donné, quel qu’il soit, le bien de la personne est supérieur au bien commun. On disait expressément que partout où saint Thomas affirme que pour la créature le bien commun est plus divin que le bien privé, il se trompe. Si c’est cela qu’on entend par personnalisme, appliqué au mariage, il voudrait dire que chacun des deux conjoints y cherche en fin de compte son bien privé, égoïste, ce qui veut dire que l’amitié conjugale ne pourrait tout au plus qu’être utile, servile. Je veux ici distinguer tout simplement entre les fins de la nature et les fins des personnes. Si cette distinction est qualifiée de personnaliste, le personnalisme ainsi entendu diffère du tout au tout de celui dont j’ai fait la critique.

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Je crois devoir exprimer ici une réflexion plutôt délicate mais qui me paraît aussi nécessaire qu’à propos. Elle porte sur la différence, d’ailleurs toute naturelle, entre l’attitude de l’époux à l’endroit de son conjoint, et celle à laquelle peut être enclin le célibataire qui renonce au mariage. Or celui-ci n’en est pas pour autant soustrait aux remous de la concupiscence. De ce fait, la personne de l’autre sexe peut revêtir aux yeux de ce célibataire l’aspect prédominant d’un simple moyen de soulager la concupiscence déréglée. La sexualité humaine risque ainsi d’être réduite à un niveau de trouble animalité à laquelle il est permis aux gens mariés de céder de temps à autre. Combien les choses ont-elles une tout autre allure aux yeux des époux qui sont liés par l’amitié conjugale. Pourtant, l’indulgence avec laquelle sont traités les époux par certaine pastorale est en conflit direct avec un fait bien connu, à savoir que l’abstinence est généralement bien plus difficile pour les époux que pour ceux qui embrassent le célibat. Pour rendre pratique la pastorale à laquelle nous pensons ici, il faudrait que les époux, pendant les périodes de fécondité, fassent lit à part, chambre à part, ou encore maison à part, sinon ville ou pays. 12. L’amitié conjugale dont vous parlez, et les relations intimes qu’elle comprend, fait-elle donc abstraction de la génération ? Il semble qu’en parlant de l’union intime entre les époux, qui est un des biens essentiels au mariage, nous avons perdu de vue la fin première de la nature, savoir, la perpétuité de l’espèce. Rappelons qu’il s’agit de la propagation non pas de la pure animalité de l’homme, mais de l’homme menant une vie conforme à la raison. Il est vrai que l’amitié conjugale en question surgit avant tout souci personnel et conscient d’avoir des enfants. Premièrement, elle ne peut pas l’exclure, car cette amitié ne peut exister entre des conjoint qui par crainte du fardeau ne veulent avoir d’enfants. Leur amitié ne serait que servile, ou encore tout au plus délectable, et inconstante d’autant. Et, deuxièmement, l’enfant doit être spirituellement et physiquement le fruit d’une amitié dont la seule nature des personnes est incapable. Répétons-le, cette amitié, par définition, n’est pas simplement fonction de la nature, même dans les expressions physiques sans lesquelles elle perdrait son caractère conjugal ; et normalement elle est nécessaire au bon développement de l’enfant. Dans l’expression fin principale il ne faut pas oublier que fin dit bien, et que principale y ajoute qu’il s’agit de ce qui est purement et simplement un bien, par opposition à ce qui n’est un bien qu’en raison de son utilité par manière d’instrument. On voit dès lors que dans le présent contexte finis secundus ne peut pas

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s’opposer à principal comme n’étant qu’une fin instrumentale. Faute de quoi il ne pourrait exister d’amitié véritable entre les époux, mais une amitié seulement délectable et utile, leurs relations conjugales étant limitées à la seule procréation physique. 13. Que faites-vous de l’injonction « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la » ? La propagation relativement au bien du genre doit être considérée selon deux conditions bien différentes. Si le genre humain était menacé d’un manque de population, comme cela arrivait normalement autrefois par les épidémies, la malnutrition et autres catastrophes, le nombre des personnes ne pourrait être assuré que par les natalités. Mais si le genre est menacé de surpeuplement, soit à l’intérieur du foyer par l’impossibilité d’élever convenablement les enfants, soit dans un pays ou un continent, cet excès compromet le bien du genre et est nettement contre nature. 14. Il est des auteurs qui laissent entendre qu’empêcher la conception par quelque moyen que ce soit est aussi grave que de provoquer un avortement Cela m’étonne. Il importe en effet de savoir qu’avant la fécondation de l’œuf par le spermatozoïde l’être humain auquel elle peut donner lieu n’existe pas. Par conséquent, prévenir cette fécondation ne peut se comparer à l’avortement. N’est-ce pas toutefois une fraude contre les intentions de la nature ? Mais quelles sont au juste les intentions de la nature ? Quel est le bien principal que poursuit la nature ? Car qui parle d’une fin comme cause parle d’un bien. S’il faut en croire les philosophes en général et saint Thomas en particulier, le bien principal que poursuit la nature dans le cas de l’homme, c’est celui du genre humain. Et d’abord le bien de l’existence de ce genre, bien sans doute présupposé aux autres biens, mais d’elle-même elle n’est que bien secundum quid. Ce qui veut dire que le plus nécessaire des biens, le plus fondamental, est aussi en un sens le moindre d’entre eux – et même en certains cas vaudrait-il mieux, comme le dit l’Écriture, ne pas avoir été né. C’est l’enfant et par suite le genre humain en tant que bien éduqués qui sont la fin première et principale de la famille. À tout prendre, la nature est bien plus frustrée (et les personnes devraient l’être aussi) par un enfant mal élevé que par un enfant mal nourri, mal abrité, ou même n’existant pas.

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Si la pure et simple existence de la progéniture était le bien premier et principal du mariage, force serait de tirer la conclusion que les hommes devraient avoir des enfants en nombre aussi grand que possible, comme les animaux irrationnels tendent à le faire. Or, voilà qui serait non seulement contraire à la loi naturelle mais tout simplement contraire à la nature, contraire surtout au vœu principal de la nature, à savoir l’enfant en tant qu’éduqué. Cela entraînerait une surpopulation contraire au bien de l’organisme individuel, au bien de l’organisme qu’est la famille, au bien de l’organisme politique, au bien du genre humain et donc contre nature. Aussi est-il tout naturel que la nature particulière soit frustrée. C’est ainsi que des millions et millions de spermatozoïdes sont frustrés, même dans la réussite d’une unique fécondation. La nature particulière devrait-elle réussir aux dépens des intentions de la nature universelle ? Le résultat serait monstrueux et catastrophique. Or, dans le cas de la propagation humaine, le mal du surpeuplement et du manque d’éducation devrait être attribué à la raison humaine, scientifique et morale, qui pourtant doit se conformer sciemment au bien du genre, sous peine d’agir contre nature. Sur ce point on répond que la seule méthode préventive et certaine est celle de l’abstinence des époux. Quoiqu’il en soit, cette méthode en est une de violence pour ce qui regarde l’amitié conjugale et la cohabitation qu’elle demande. Il s’agit d’un état de violence dont surtout l’enfant serait victime. Il n’est pas si clair qu’elle ne soit sûrement contraire à la veritas vitae14. La nature aurait-elle donc commis une grave erreur en ne limitant pas la fécondité de la femme à une ou deux brèves périodes par année, comme elle l’a fait chez d’autres animaux ? Sitôt qu’il s’agit de génération, on assimile trop aisément les hommes aux bêtes. On peut donc se demander encore si les époux ne sont duo in carne una que par référence à leur progéniture physique ; si cette union n’est pas ordonnée tout autant au bien de l’amitié des époux, et par suite au bien-être de la famille. L’union charnelle serait-elle permise durant les périodes d’infécondité par une sorte de condescendante faveur pour soulager le poids de la concupiscence ?

14. Saint Thomas, In IV Sent., dist. 38, expos. text., in fine.

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15. N’est-il pas contre nature d’empêcher délibérément la fécondation quand elle est possible et prochaine ? Si le moyen employé était en soi mauvais, et s’il ne pouvait exister que des moyens intrinsèquement mauvais, on agirait sans doute contre la droite raison. La fin ne justifie jamais les moyens en soi mauvais, tel le mensonge ou la condamnation de l’innocent. L’Église reconnaît à présent deux moyens permis d’éviter la fécondation : la méthode du rythme (le plus souvent fort incertaine), et, pour être sûr, l’abstinence perpétuelle durant toute la vie de fécondité de l’épouse. 16. Pensez-vous que d’autres méthodes peuvent être discutées après la célèbre allocution de Pie XII, en 1958 ? Voici un extrait de l’allocution de Pie XII à un congrès d’hématologie, le 12 septembre 1958 : Est-il licite d’empêcher l’ovulation au moyen de pilules utilisées comme remèdes aux réactions exagérées de l’utérus et de l’organisme, quoique ce médicament, en empêchant l’ovulation, rende aussi impossible la fécondation ? Est-ce permis à la femme mariée qui, malgré cette stérilité temporaire, désire avoir des relations avec son mari ? La réponse dépend de l’intention de la personne. Si la femme prend ce médicament, non pas en vue d’empêcher la conception, mais uniquement sur avis du médecin, comme un remède nécessaire à cause d’une maladie de l’utérus ou de l’organisme, elle provoque une stérilisation indirecte qui reste permise selon le principe général des actions à double effet. Mais on provoque une stérilisation directe, et donc illicite, lorsqu’on arrête l’ovulation afin de préserver l’utérus et l’organisme des conséquences d’une grossesse, qu’il n’est pas capable de supporter. Certains moralistes prétendent qu’il est permis de prendre des médicaments dans ce but, mais à tort. Il faut rejeter également l’opinion de plusieurs médecins et moralistes qui en permettent l’usage lorsqu’une indication médicale rend indésirable une conception trop prochaine, ou en d’autres cas semblables, qu’il ne serait pas possible de mentionner ici ; dans ce cas, l’emploi des médicaments a comme but d’empêcher la conception en empêchant l’ovulation ; il s’agit donc de stérilisation directe.

Pour ce qui regarde notre sujet, deux choses sont à considérer dans cette déclaration. D’abord la terminologie ; ensuite le fait qu’elle accepte des cas où les pilules en cause peuvent être utilisées, alors que d’autres méthodes sont interdites. Quant au premier point, il importe de savoir à quoi Pie XII pensait en employant les mots « stérilisation », « stérilité », « stérilisant ». Il est toujours

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possible d’employer un mot qui peut signifier autre chose que ce qu’entend celui qui l’emploie. Pie IX, par exemple, a condamné la liberté de conscience, la liberté de la presse, et la démocratie comme autant d’ineffables folies. Et ce qu’il a condamné était bel et bien tel. La liberté de conscience qu’il visait était, comme lui-même l’a dit, la liberté de ne pas avoir de conscience, de la suivre ou non ; la liberté de presse réprouvée était celle qui implique la liberté de nier la liberté de l’information ; la démocratie atteinte était le relativisme entraînant que la volonté de la majorité serait l’unique source de vérité et d’autorité. Les successeurs de Pie IX ont pourtant déclaré que la liberté des consciences et même la laïcité de l’État sont des principes de doctrine catholique ; que la liberté de parole est fondée dans le droit naturel et que la démocratie reconnaît aux citoyens et assure leurs droits d’hommes même en matière religieuse. Et alors ? Il faut bien remarquer qu’au temps de Pie XII les gens appelaient les pilules anovulantes des agents stérilisants. Le regretté Souverain Pontife employait l’expression « stérilisation temporaire ». Or la façon dont le mot stérilisation est généralement interprétée suppose qu’il n’a qu’une seule signification. Je constate que pour ceux des moralistes qui entendent représenter la position appelée traditionnelle, cette univocité ne laisse aucun doute. On a pu dire que la déclaration dont il s’agit ferme le débat, qu’elle met un terme final et irrévocable à toute discussion du sujet, à toute distinction possible. Loin de mettre en doute cette déclaration de Pie XII, on peut tout au contraire s’en servir comme argument. Considérons en premier la terminologie. Pour ce qui regarde l’adjectif « stérile » ou le nom « stérilité », il y a d’abord un sens obvie et strict. Nous disons d’un cheval qu’il est stérile lorsque, soit par nature, soit par art, soit par hasard, il est privé de la puissance organique d’engendrer. Nous disons d’abord stérile d’une condition d’impuissance permanente. Lorsque nous disons d’un jeune animal, encore incapable d’engendrer, qu’il n’est pas encore fertile, nous n’entendons certainement pas qu’il est stérile au sens que nous venons de dire. Le mot stérilité aurait encore un autre sens si on parlait de la stérilité de la femme pour les jours du mois où elle ne peut concevoir. Il est bien évident que dans l’expression « stérilité temporaire », le mot stérilité ne signifie pas de même façon que dans le cas où « stérilité » signifie la privation de la puissance organique d’engendrer. En d’autres termes, si on veut absolument employer le mot stérilité, ou stérilisation, pour signifier un laps de temps pendant lequel une personne est inapte à engendrer, que ce laps de temps soit naturel ou artificiellement induit, il faudrait qualifier le mot en y ajoutant secundum quid, ou « sous un certain rapport ». Car on ne peut pas dire que la puissance génitrice (laquelle est de

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l’ordre de la vie végétative, et cela chez tous les vivants sur terre, même chez les hommes) a été pour ce temps détruite. Le fait qu’un cheval est enclos dans une stalle de l’étable ne veut pas dire qu’on lui a enlevé la puissance locomotrice. Il garde celle-ci aussi longtemps qu’il reste capable de se mouvoir dans les conditions qui conviennent. Le fait qu’un corps est en repos ne veut pas dire que ce corps n’est plus mobile. Considérons précisément le cas de l’immobilité. Ce dernier mot peut signifier des choses très différentes. On peut dire immobile ce qui ne peut absolument pas être mis en mouvement. Ce cas est semblable à celui du mot invisible dit d’un son, ou encore quand on dit que Dieu est immobile. Immobile se dit aussi de ce qui est difficilement mobile, comme une grosse pierre par exemple, ou encore une montagne. Enfin on dit immobile de ce qui est de nature apte à être en mouvement et qui peut facilement être en mouvement, mais qui cependant n’est pas en mouvement quand il peut être en mouvement, et là où il est apte à être en mouvement et de la façon dont il est apte à être en mouvement. C’est là le seul cas d’immobilité que j’appelle être en repos. En effet le repos est contraire au mouvement ; par suite, il est une privation dans le sujet capable de recevoir le mouvement15.

La dernière remarque fait voir que le mot immobile peut signifier plusieurs sortes de privations d’un ordre très différent. Quand on dit de Dieu qu’il est immobile, la privation n’est que dans le mode de signifier. Quand on le dit d’une grosse pierre ou d’une montagne, on réfère à la difficulté du transport. En revanche, quand on dit immobile ce qui est en repos on signifie certes une privation, et une privation réelle, mais il s’agit alors d’une privation qui s’oppose, non pas à l’aptitude naturelle d’être en mouvement – la privation qu’est le repos suppose bien au contraire la présence de l’aptitude à être en mouvement encore qu’il n’y ait pas de mouvement. Bref, pour être en repos, il faut que le corps soit mobile pendant qu’il est en repos, pendant que privé de mouvement. Semblablement, le mot privation signifiera trois choses différentes dans les cas suivants : le cheval est privé de mouvement parce qu’il s’est cassé une patte ; parce qu’enfermé dans une stalle où il ne peut marcher ; parce qu’il est en repos. La privation de la puissance de se mouvoir est donc d’un tout autre ordre que la privation qui accompagne le repos ou qui est dû à un obstacle extérieur. Il y a une énorme différence entre ne pas voir parce qu’on est aveugle, parce qu’on est dans une chambre noire, parce qu’on a fermé les yeux, ou parce qu’on dort.

15. Aristote, Physique V, 2, 226 b 12.

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Pareillement, le mot « infécond » est équivoque : on peut le dire d’un vivant privé de puissance génitrice, soit parce que la nature n’a pas réussi à produire l’outillage nécessaire ; soit que cet outillage ait été détruit, ou par l’art, ou par hasard. La puissance génitrice est en effet une puissance organique, c’est-à-dire une puissance qui s’incorpore un outil corporel, sans lequel elle est nulle, comme les yeux pour la vue, comme le centre cérébral de la mémoire. Il me paraît très sûr que la division de la stérilité en stérilité permanente et stérilité temporaire ou provisoire n’est pas une division adéquate. Il n’y correspond aucune généricité réelle ou physique. Ceci n’est pas pour faire rejeter l’expression « stérilisation temporaire » ou « stérilité temporaire », mais uniquement pour nous avertir contre le danger d’une pseudo-univocité. Il y a toujours danger d’employer un terme en fait équivoque comme s’il était univoque ; de même qu’il est toujours possible de confondre un sens strict avec un sens métaphorique. D’après les lectures que j’ai faites, les auteurs ne font pas ces distinctions. « Inapte à la génération » n’est pas une définition de la stérilité. « Inapte » peut s’entendre de maintes façons, si différentes qu’il est impossible de les réunir sous une même définition proprement dite. Il n’appartient d’ailleurs pas à la morale de définir ni les choses naturelles ni même les choses morales quant à ce qu’elles sont. Toute définition de ce genre est de soi d’ordre spéculatif, et le moraliste ne peut que la présupposer, mais ne jamais l’établir. En l’occurrence, la définition de la stérilité relève de la science naturelle, et il y aura autant de définitions différentes que de significations du mot. Ce n’est que par après que le moraliste peut tenter une définition pratique – qui ne s’appelle du reste définition que par analogie. Passons maintenant au second point : les cas où l’absorption de la pilule anovulante est permise et même recommandée. Notons bien que telle permission ou telle recommandation suppose du moins que le moyen en cause n’est pas jugé intrinsèquement mauvais – comme le serait le mensonge ou la mise à mort d’un innocent sous prétexte que le bien commun l’exige. Le voilà donc tout différent des autres moyens d’empêcher la conception qui sans doute resteront interdits. C’est un point d’une extrême importance. Si l’effet de la pilule anovulante était en soi contre nature, intrinsèquement mauvais, la bonté de la fin ne pourrait justifier son usage. Ce qui peut paraître étonnant dans la déclaration citée, c’est que la fin thérapeutique justifiant l’usage de la pilule en cause est bornée au simple aspect somatique de l’organisme féminin, comme si la seule pathologie purement corporelle et individuelle pouvait justifier l’usage du produit en cause. La déclaration n’inclut pas la pathologie psychique, à certains égards beaucoup plus grave que la pathologie considérée comme simplement somatique. Il est vrai

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que la pathologie psychique est moins apparemment organique que ne l’est une lésion visible ou tangible, ou encore une maladie comme la tuberculose ou le cancer. La preuve en est que les gouvernements mettent longtemps à reconnaître les hôpitaux psychiatriques comme méritant autant de soutien que les autres hôpitaux. Dans le grand public, il n’y a que les gens qui en ont l’expérience dans leur propre foyer ou parmi leurs amis, qui sont disposés à considérer les dérangements psychiques comme étant de véritables maladies. Or une maladie mentale n’est jamais sans trouble organique. C’est pourquoi il me semble devoir faire ici une triple distinction. 1) Il y a des remèdes que l’on donne contre une maladie considérée comme de fait purement somatique – par exemple, de la pénicilline contre une affection pulmonaire. 2) Il y a une thérapie qui consiste à mettre un organe au repos – par exemple, le tube digestif en ne prenant rien per os pendant un certain temps, et parfois même pour toujours. 3) Dans le cas d’une affection psychosomatique (e.g., un ulcère dans le tube digestif, dû au stress), on peut faire trois choses, soit séparément, soit ensemble : ne rien prendre per os ; donner un sédatif pour produire une inertie physique et mentale ; donner une des nouvelles drogues psychothérapeutiques. Or, tous ces moyens méritent la qualification de « thérapeutique ». Il est vrai que Pie XII donne l’impression de se borner à la thérapie simplement somatique. Mais il est loin d’être évident qu’on ne puisse l’étendre à la thérapie psychique. Bien plus, il n’est pas non plus évident que la pathologie est strictement réservée à l’organisme individuel. Car la famille, elle aussi est un organisme. Elle n’est pas un organisme purement naturel, comme l’est l’organisme individuel ; elle n’est pas non plus un organisme purement moral, telle la société politique. Elle participe des deux. Ce point est important. Dans son encyclique Mystici Corporis, Pie XII insiste sur la distinction à faire entre l’organisme naturel et l’organisme moral. La distinction repose en dernière instance sur le finis cui – c’est-à-dire « pour qui le bien ». Dans le cas de l’organisme naturel, ce finis est exactement le tout dont les parties ne sont pas des subsistants, ou plus précisément, dans le cas de l’homme, ne sont pas des personnes. Par contre, dans le tout moral, les parties sont des personnes et le bien du tout revient au bien des personnes, sans pour cela cesser d’être un bien commun. Il y a donc une très grande différence entre ces deux sortes de touts. Or la famille, elle, n’est ni un organisme purement naturel ni un organisme purement moral. Elle se trouve entre les deux. Par exemple, un des caractères essentiels de la famille est d’être in officium naturae. Et son bien de nature principal et premier, auquel tous les autres biens du mariage sont subordonnés est, non

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seulement la procréation de l’enfant, mais avant tout son éducation, « ad quam sicut ad finem ordinatur tota communicatio operum quae est inter virum et uxorem inquantum sunt matrimonio conjuncti » (Suppl. q. 49, a. 2, ad 1m). Plus loin (dans la q. 59, a. 2, c.), il précise que le mariage a comme but principal le bien de l’enfant, mais « il ne s’agit pas seulement ici de la naissance de l’enfant, car cela peut se réaliser en dehors du mariage, mais encore de son éducation jusqu’à son complet achèvement : car toute cause tend à conduire son effet jusqu’à son état le plus parfait ». Remarquons donc que, dans les cas du mariage, le finis cui n’est autre que l’enfant en tant qu’éduqué, il s’agit donc bel et bien de la personne de l’enfant et non de la personne des parents. Les autres fins doivent rester subordonnées à cette fin principale. Or, pour y rester subordonnées, il faut que la société familiale demeure ce qu’elle est, c’est-à-dire un outillage capable de servir une fin, de réaliser cette fin. Sinon, l’organisme est incapacité, c’est-à-dire désorganisé. S’il est permis d’utiliser les pilules en question pour fins thérapeutiques, pourquoi restreindre les soins à l’organisme individuel de la femme ? Pourquoi ne peut-on parler d’une fin thérapeutique familiale, d’un soin de la famille afin qu’elle soit un organisme capable de réaliser son bien principal ? La famille est une société naturelle, dont les membres ont le caractère de partie, et cela à un titre très différent de celui des membres naturels de l’individu et de celui des membres de l’organisme moral qu’est la communauté politique. Il n’y a point de société, ni naturelle, ni artificielle et morale, sans bien commun. Or, du point de vue de la nature, le bien commun de la famille n’est ni le père ni la mère mais l’enfant, et non pas l’enfant en tant que simplement engendré, mais, répétons-le, en tant que convenablement nourri et surtout en tant que bien instruit et éduqué. Nous serait-il permis d’entendre que le bien de l’organisme individuel de la mère doit être tenu pour supérieur au bien commun de la famille ? Nous avons déjà insisté sur le fait que la nature peut aisément courir à sa propre destruction. Et par destruction je n’entends pas simplement la maladie ou la mort, mais aussi la frustration que comporte le manque d’éducation. En d’autres termes, il me semble que de restreindre la pathologie et la thérapie à l’organisme individuel de la femme relève d’un personnalisme inacceptable, car il met ainsi le bien personnel au-dessus du bien commun de la famille – tant le bien de l’amitié que celui qu’est l’enfant bien formé. On proteste aussi que la pilule anovulante inhibe une fonction normale de l’organisme. Le mot « normal » est tristement équivoque. La fonction normale d’un organisme peut mener directement à un effet contre-nature. Quelle est donc la règle de la normalité ? Faut-il la trouver dans ce qui arrive le plus souvent ? Dans ce cas, la médiocrité cérébrale serait la norme parmi les hommes.

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Aristote et saint Thomas disent que les hommes sont naturellement illibéraux, ce qui est pourtant un grand défaut. C’est que « naturellement » peut aisément signifier des contraires, selon que « le plus souvent » peut se dire tantôt d’un bien, tantôt d’un mal. Il n’est pas du tout évident que la suspension d’une fonction normale de l’organisme soit toujours un mal pour cet organisme. Par contre, la fonction normale d’un organisme peut devenir un mal organique. Il y a des fonctionnements normaux de l’organisme qui pourtant doivent être corrigés par l’art. Qui va interdire à la femme de prendre un médicament qui soulagerait les malaises que comporte normalement sa menstruation16 ? 17. Vous ne vous êtes pas complètement expliqué sur la question des fins du mariage. La distinction appelée traditionnelle estelle toujours valable ? On dit que l’enfant est la fin principale du mariage tandis que la mutua dilectio n’est qu’une fin secondaire. Cette caractérisation beaucoup trop sommaire prête à un fâcheux malentendu. La traduction française du latin finis secundus par « fin secondaire » n’est pas exacte. L’adjectif « secondaire » s’interprète trop aisément par « ce qui vient en second », au sens d’accessoire. Cela laisse les époux qui ne peuvent avoir d’enfants dans une anomalie assez gênante. On dit communément que dans leur cas l’amitié conjugale devient par accident la fin principale. Nous l’avons dit, cette amitié, qui doit être très grande et libérale, est à la base de la communauté conjugale, qu’elle doit être au principe de cette union et permanente. Les choses sont donc toutes autres lorsqu’on fait voir que cette amitié est, elle aussi, à sa façon, une fin principale. Bref, il me semble avoir répondu à votre difficulté en attirant l’attention sur la distinction entre les fins de la nature et les fins des personnes dans la communauté matrimoniale. On voit très bien dans les traités de pastorale que la pensée de l’Église a beaucoup évolué sur ce sujet17. Il y eut un temps où l’on pouvait concevoir 16. Certains moralistes raisonnent dans un monde de leur invention, qui n’a rien à faire avec les choses telles que nous les connaissons dans la vie ordinaire. Leurs raisonnements sont généralement plus abstraits que les permutations de la théorie des ensembles ou encore que les considérations strictement métaphysiques. En revanche, la nouvelle métaphysique, méprisant ce que sont les choses, dédaignant les raisonnements, tend à adopter le mode compositif de la connaissance morale et devient en même temps d’une engluante prolixité. 17. Voir surtout John C. Ford, s.j. et Gérald Kelly, s.j., Contemporary Moral Theology, Vol. II, Marriage Questions, The Newman Press, 1963.

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l’accomplissement d’une fin subordonnée comme un mal, aussi longtemps que cette fin ne semblait pas intentionnellement et actuellement ordonnée à une procréation au moins probable. Ce qui échappait, nous semble-t-il, c’est que la réalisation de la fin principale, consistant surtout dans l’éducation de l’enfant, n’est elle-même possible que moyennant la limitation du nombre d’enfants, et moyennant aussi l’exercice physique de la mutua dilectio. Nous admettons aujourd’hui comme évident que les époux n’ont pas droit à un nombre d’enfants qu’ils ne sont pas capables de bien élever. Et, nous l’avons déjà dit, le mariage n’est pas que fonction de la nature – ce serait indigne de l’homme. Or, l’Église en fournit aujourd’hui une reconnaissance expresse, en permettant, recommandant même en certains cas, l’utilisation du rythme. Dire que l’enfant est la fin principale du mariage est par conséquent trop sommaire. Après avoir fait à l’amitié conjugale sa juste part, on doit en outre préciser qu’au point de vue de la nature, à laquelle doivent consentir les époux, la fin principale qu’est l’enfant comprend trois biens – et que c’est très précisément l’éducation qui est le principal de ces biens, et c’est à elle qu’on doit accorder la priorité d’intention. Il y a des choses, rappelions-nous plus haut, que la nature ferait pour son bien si elle le pouvait. Si la nature savait espacer les enfants de manière à ce qu’on puisse raisonnablement les élever, ne le ferait-elle pas en vue de ce bien principal du mariage ? Comme elle ne le peut, et comme nous le pouvons par l’art sans perturber la nature, sans nuire à la fin principale de la nature – et plutôt en l’assurant –, n’y a-t-il pas un devoir de limiter le nombre des enfants ? D’autant que la nature va déjà à mi-chemin dans l’exemple, par un commencement de méthode d’espacement des enfants. Ainsi, la période de fécondité d’une femme est bornée à un certain nombre d’années ; la nature impose ensuite des limites à la fécondité tous les mois ; elle le fait encore après chaque conception ; de même, après chaque naissance, du moins le plus souvent, pendant la période de lactation. Si la science naturelle nous apprenait qu’après un accouchement, une période d’infécondité prolongée pendant plusieurs mois, mettons pendant quinze mois ou deux années entières (on l’a suggéré), serait d’un grand avantage pour la mère, pourquoi l’art ne pourrait-il intervenir afin de régulariser cette période, de même qu’il est permis, par l’utilisation de pilules anovulantes, de régulariser le cycle menstruel ?

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18. N’a-t-on pas appelé l’effet de la pilule anovulante une mutilation ? Bien pire que cela, on a dit que l’amputation d’un organe gangrené est une mutilation, mais que celle-ci est permise pour le bien du tout de l’organisme. Cette façon de parler me paraît fort curieuse. Après tout, si l’organe est gangrené, il est déjà mutilé. Si l’on veut néanmoins appeler l’effet de la pilule une mutilation on ne le peut qu’à la condition de reconnaître à ce mot un sens complètement nouveau. C’est tout comme si on qualifiait un homme d’aveugle parce qu’il dort. 19. Ne pourrait-on pas recourir à l’argument que d’éviter un mal est un bien ? Oui, pourvu qu’on ne commette pas un mal pour en éviter un autre. Dans le cas qui nous occupe, la question est de savoir si le moyen d’éviter une grossesse qui, en certaines circonstances, peut être un mal, n’est pas lui-même intrinsèquement mauvais. S’il ne l’était pas, il serait permis. Quant à l’absorption de pilules anovulantes, elle ne paraît pas être de soi un mal, puisqu’elle est permise en certains cas. Les circonstances y jouent un rôle important. Il s’agit de savoir où est le mal, ou plutôt, à qui on fait du mal en recourant au moyen dont il s’agit ; de savoir si l’emploi de ce moyen est contraire au bien de la raison, comme c’est le cas de la fornication, ou encore s’il est au détriment du bien de la nature. 20. On appelle les pilules anovulantes des contraceptifs. Or ceux-ci ne sont-ils pas interdits ? Il y a toutes sortes de contraceptifs. L’abstinence est un moyen contraceptif. Se borner aux périodes d’infécondité en est un autre. Mais, dans le langage populaire, un « contraceptif  » veut dire le plus souvent un moyen que l’Église proscrit. Quant aux pilules anovulantes, elles préviennent la conception, mais ne peuvent être qualifiées d’anticonceptionnelles au même titre que les moyens interdits parce que jugés de soi mauvais. Restons maîtres des mots. Permettez-moi d’ajouter que certaines personnes trouvent étrange qu’on songe tout à coup à employer un moyen chimique pour contenir une nature qui court à sa perte, alors qu’autrefois les moyens anticonceptionnels étaient interdits. Oui, mais à quoi devons-nous la présente immunité des hommes et leur longévité ? À la nature ? À celle dont la détermination ad unum (manifeste dans

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le cas des greffes rejetées) et les organismes prédateurs (eux aussi déterminés à attaquer leurs proies) sont une constante menace ? Les progrès très récents de la science et de la technique humaines ont permis une telle prolifération dans la nature que de nouvelles recherches et techniques doivent être encouragées pour contrebalancer les réalisations acquises. 21. On souligne souvent les abus auxquels pourrait donner lieu l’usage de la pilule. Faudrait-il supprimer les couteaux, les boissons enivrantes et les autos parce qu’on peut si aisément en faire abus ? Une chose n’est pas mauvaise parce qu’on peut en faire abus. L’usage d’une chose relève toujours de la sagesse pratique qu’est la prudence. 22. L’infécondité temporaire produite par l’art humain est-elle contre-nature ? La question a déjà été posée ici. Mais nous pouvons y revenir d’une façon plus directe. Si le bien de l’espèce était menacé, oui. Si le bien de l’espèce le demande, nous distinguons : si la méthode répugne ne fût-ce que psychologiquement ; si elle est contraire à ce que Pie XII appelle « la structure naturelle de l’acte conjugal », oui. Et tel paraît être le cas de ce qu’on appelle communément des contraceptifs. Par contre, si la méthode employée n’est que l’extension d’une méthode déjà en usage par la nature, non. Ici l’acte conjugal est aussi complet que durant la période dite « sûre », ou encore après la ménopause, ou dans tous les cas de stérilité proprement dite. Si, pour être complet, l’acte devait entraîner la fécondation, la plupart des actes conjugaux seraient contre nature, quod est potius asininum. En d’autres termes, si le bien de l’individu ou de la famille ou de l’espèce demande une certaine limitation de la fécondité et si la méthode employée ne répugne pas, cette limitation serait non seulement permise mais pourrait être recommandée, et même commandée par les conjoints. Quoi qu’il en soit, la régulation des naissances est un bien incontestable pour autant qu’elle est une condition de la fin dite principale de la vie conjugale : l’éducation de l’enfant. Voici une proposition qui ne serait jamais mise en doute si le moyen employé était l’abstinence.

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23. Ce que vous présentez comme une raison qu’il vaut la peine de considérer, n’entraînerait-elle pas un changement dans la loi naturelle ? Or Pie XII a déclaré que même l’Église ne peut dispenser en matière de loi naturelle. Il y a, dans la loi naturelle, des préceptes communs, qui sont immuables, de même que sont immuables certains préceptes moins généraux qui en découlent d’une façon prochaine. Quant aux préceptes très particuliers de la loi naturelle, ils peuvent changer, comme l’enseigne saint Thomas dans la Ia-IIae, q. 94, a. 5. À ce niveau, les préceptes très particuliers sont liés à des contingences historiques. Ce n’est donc pas l’Église qui change les préceptes, ce sont plutôt les circonstances qui changent ce que nous devrions faire. On ne peut jamais oublier que la loi naturelle n’est qu’une participation de la loi éternelle, laquelle est immuable, tandis que la première peut changer quant à certains de ses préceptes. Dire que l’Église ne peut pas dispenser en matière de loi naturelle est une chose ; c’en est une autre de savoir quelle est au juste la loi naturelle quant à des préceptes très particuliers et changeables. * * * La tâche des moralistes catholiques est très ingrate. Dans la présente conjoncture, les gens sont portés à voir en eux des légistes, à qui Notre-Seigneur reprochait de charger les gens de fardeaux insupportables. On pense même que des moralistes attitrés renchérissent sur les préceptes divins par un sadisme de célibataires engagés. D’après ma connaissance des théologiens moralistes, cette interprétation est sans fondement. Ils sont les derniers à être étroits ou sévères. Et ceux qui déclarent qu’ils ne voient pas d’issue au problème le font en toute sincérité. Ajoutons qu’il n’est pas aisé d’apprécier les difficultés d’un jugement doctrinal en matière sexuelle. Car celui qui doit enseigner les règles à suivre dans la conduite est lui-même assujetti à la loi de la concupiscence déréglée (lex fomitis). Les moralistes, comme le reste des hommes, sont soumis à la loi de contrariété dont parle l’Apôtre : « Car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres » (Ad Rom., VII, 22). Ceux qui sont chargés d’enseignement moral peuvent donc sympathiser, suivant une connaturalité toute humaine, avec leur prochain.

CHAPITRE

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Une mesure d’infécondité est requise pour le bien de l’enfant (avec Maurice Dionne 1964)1

N

ous nous en tenons ici au seul point de vue des biens de l’enfant, afin de mieux dégager ce qu’on doit faire, en toute sagesse pratique, pour assurer l’accomplissement de l’intention première de la nature, en tant qu’antérieure à celle des personnes. En la présente matière, c’est à l’intention de la nature que doit se conformer la raison – ce qui suppose évidemment une certaine connaissance de la nature et de ses procédés. Par bien de l’enfant (bonum prolis) on entend trois choses, savoir : a) le bien qu’est son existence ; b) le bien de la nutrition, du vêtement et la satisfaction d’autres besoins corporels ; c) finalement, le bien de la discipline et de l’instruction. De tous ces biens le dernier est le principal, encore que le premier soit plus fondamental et nécessaire, présupposé aux autres. La créature, en effet, n’est pas purement et simplement bonne du seul fait d’exister ; cette existence, que saint Thomas appelle « substantielle ou absolue », n’assure qu’une bonté relative (QQ. DD. de Veritate, q. 21, a. 5), laquelle est compatible avec la plus grande misère même permanente (In IV Sent., d. 50, q. 2, a. 1, sol. 3). Aussi, l’être autant que la nutrition et le reste, sont-ils ordonnés au bien principal de l’enfant, comme les choses qui, dans l’ordre de l’exécution, sont antérieures à ce qui vient en

1.

Charles De Koninck, Ph.D., S.T.D., et Mgr Maurice Dionne, C.S., Ph.L., S.T.L., professeurs à l’Université Laval et théologiens, auprès du Concile Vatican II, pour Monseigneur Maurice Roy, archevêque de Québec. Rome, 16 novembre 1964. Traduction en français du texte original en latin distribué progressivement aux pères conciliaires à partir de la date susmentionnée.

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dernier, savoir l’éducation. Et c’est à cette fin-ci qu’est « ordonnée l’entière vie commune des époux en tant qu’ils sont unis par le mariage » (Suppl., q. 49, a. 2, ad 1), en quoi les époux répondent au vœu le plus profond de la nature. Plus loin, dans le même Supplément de la Somme (dont les passages que nous citons sont littéralement transcrits du commentaire sur les Sentences), saint Thomas précise, pour ce qui regarde l’enfant, que le mariage a comme but principal son bien, mais « il ne s’agit pas seulement ici de la procréation de l’enfant, car cela peut se réaliser en dehors du mariage, mais encore de son éducation jusqu’à son complet achèvement : car toute cause tend à conduire son effet jusqu’à son état le plus parfait » (q. 59, a. 2, c.). Cette primauté de l’éducation est aisément méconnue. Rappelons en effet que ce sont « les insensés qui méprisent la sagesse et l’instruction » (Prov. 1, 7). De nos jours, certains auteurs croient devoir, comme autrefois les plus primitifs des philosophes, tout expliquer par les seules causes qui sont antérieures dans l’existence, tels l’agent et la matière, comme saint Thomas l’explique longuement dans son De Veritate (q. 5, a. 2.). On se permet encore de raisonner en cette matière comme si la fin – c’est-à-dire « ce en vue de quoi » (id cujus gratia), qui vient en premier dans l’intention mais en dernier dans l’exécution – n’était pas vraiment la cause de toutes les autres causes. Ils disent, par exemple, que les enfants morts, pourvu qu’ils soient baptisés, atteignent à la gloire de Dieu. Toutefois, bien que, par la providence de Dieu, ceci soit certain, il n’en suit d’aucune manière que les parents eux-mêmes, donnant à l’enfant le bien de l’existence, lui aient déjà accordé par là le bien principal. C’est ce bien, l’éducation, tâche principale des parents, qui au lieu d’être mis sur un plan secondaire, doit au contraire être poursuivi avec la plus grande sollicitude. Car, il convient de le rappeler, les parents participent plus profondément à « la paternité d’où tire son nom toute paternité au ciel ou sur terre » (Éphés. 3, 14), en éduquant qu’en propageant leur nature physique. Bref, s’il en était autrement, il faudrait dire qu’en effet les parents accomplissent le bien principal de leur enfant par la seule procréation et que par la suite ils peuvent livrer leur progéniture au hasard des circonstances, que Dieu, évidemment, ordonne d’une manière tout infaillible. Ce serait là une piteuse manière de concevoir le rôle que doit jouer la créature raisonnable dans le gouvernement divin. En revanche, saint Thomas, traitant de la manière dont l’homme prend part à ce gouvernement, se demande dès le premier article de la première question sur le sujet (Ia Pars, q. 117, a. 1), si un homme peut en instruire un autre. C’est qu’en Doctrine Sacrée on traite d’abord des choses qui sont les plus parfaites en soi, comme saint Thomas l’enseigne dans la toute première question de la Somme, ce que d’ailleurs on voit dans l’ordre de la Somme tout entière. Quant au rôle de l’homme dans le gouvernement divin par la génération, il n’en est question que tout à la fin de la Ia Pars.

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* * * Il s’agit maintenant de savoir si la seule fécondité de la mère assure la réalisation du bien principal de l’enfant. Nous répondrons d’abord à la question spéculative, et donc d’une manière analytique ; ensuite à la question pratique, c’est-à-dire selon un mode compositif. Le problème spéculatif L’expérience démontre qu’une certaine infécondité de la femme est nécessaire au bien de l’enfant. Or la mère, considérée comme telle, est pour le bien de l’enfant. La mère doit donc connaître des périodes d’infécondité. Aussi constatons-nous que la nature produit déjà cet état, mais avec plus ou moins de régularité. Il est à noter encore que la nature est la cause principale de cette infécondité, tout de même qu’elle est toujours cause principale de la santé, qu’il s’agisse de maintenir celle-ci ou de la récupérer. Si nous considérons la progéniture dans ses principes propres, on entend alors par progéniture l’intention de la nature à son endroit, et c’est en ce sens que l’enfant est ce qu’il y a de plus essentiel au mariage (In IV Sent., d. 31, q. 1, a. 3, sol.) ; mais pour que l’enfant soit vraiment ce qui est le plus essentiel à la famille comme telle, il importe de le considérer surtout sous l’angle de l’éducation. Pour ce qui regarde la famille, il n’y a que le rapport à cette fin qui mette de l’ordre entre les différents biens de la famille comparés entre eux, ainsi qu’entre toutes les choses ordonnées à cette fin principale (QQ.DD. de Veritate, q. 5, a. 1, c.). Voilà qui nous permet de comprendre les causes propres de cette infécondité, savoir la fin – c’est-à-dire l’enfant en tant qu’éduqué – et l’agent principal qu’est la nature. Il est à noter, toutefois, que la nature, quoique toujours cause principale de la santé ou de la guérison, n’y suffit pas toujours à elle seule, mais requiert un moyen extrinsèque, telle la médication. Remarquons surtout qu’en tout cela le médecin n’est que minister naturae, et par suite se définit dans la ligne de la causalité instrumentale. Voici ce qu’en dit saint Thomas, à l’endroit où il met en lumière le rôle du maître en s’appuyant sur l’analogie du médecin : Il faut toutefois noter que dans les êtres de la nature une chose peut pré-exister dans une puissance de deux manières. Soit dans une puissance active complète ; c’est le cas lorsque le principe intrinsèque suffit à produire l’acte parfait, comme il est évident dans la guérison : car c’est par la vertu naturelle qui se trouve dans le malade que celui-ci récupère la santé. Mais une chose peut encore pré-exister dans une puissance passive, où le principe intrinsèque ne suffit pas pour la

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réalisation de son acte […] c’est le cas d’une actualité qui ne peut se produire par une force inhérente à la puissance passive. Quand donc une chose pré-existe dans une puissance active complète, l’agent extrinsèque agit alors seulement en aidant l’agent intrinsèque, pourvoyant cette puissance passive de ce qu’il faut pour passer à l’acte ; c’est ainsi que le médecin, en guérissant, est un minister naturae, laquelle nature opère principalement en se renforçant par le moyen de médicaments dont elle se sert comme d’instruments en vue de la guérison. En revanche, lorsqu’une chose ne pré-existe que dans une puissance passive, c’est alors l’agent extrinsèque qui, comme cause principale, conduit la puissance à l’acte. C’est ainsi que la science pré-existe dans le disciple non pas comme dans une puissance purement passive mais au contraire active ; sans quoi un homme ne pourrait jamais acquérir une connaissance qui deviendrait sienne. De même donc qu’une personne peut être guérie de deux façons, soit par l’opération de la seule nature, soit encore par la nature mais avec le secours de la médication ; ainsi y a-t-il deux manières d’acquérir la science, savoir quand la raison naturelle parvient par elle-même à la connaissance de choses inconnues, et ce mode de connaître s’appelle invention ; mais encore quand la raison est secourue par celle d’autrui, qui lui est donc extrinsèque, et ce mode s’appelle discipline. Parmi les choses, cependant, qui viennent à l’être par la nature à la fois et par l’art, l’art opère de la même façon et par les mêmes moyens que la nature. De la manière donc que la nature ramène à la santé en le réchauffant celui qui souffre d’une trop basse température, ainsi fait le médecin ; c’est pourquoi l’on dit que l’art imite la nature (QQ.DD. de Veritate, q. 11, a. 1).

Il est donc bien entendu que le médecin, agissant comme tel, n’est rien de plus qu’une cause instrumentale de la santé. Il peut donc semblablement être la cause instrumentale d’une certaine infécondité, si le bien de la nature le requiert. En agissant ainsi, loin d’aller à l’encontre de la nature, il vient à son secours – pour autant que sans la coopération instrumentale de l’art, la tâche principale de la nature ne pourrait s’accomplir. * * *

Le problème pratique a) concernant la fin L’ordre spéculatif est la racine de l’ordre pratique. Or la fin dont il s’agit (le bien de l’enfant, qui suppose autant l’infécondité que la fécondité) sert, dans la démonstration, de principe, c’est-à-dire de cause, et se prend ensuite comme principe du discours pratique, savoir comme étant premier dans l’intention.

Chapitre 18 – Une mesure d'infécondité est requise pour le bien de l'enfant

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Toutefois, dans l’ordre de l’exécution, le moyen est essentiel à la réalisation de la fin. Tel est en effet l’ordre qui caractérise la raison pratique. Et cette raison consiste, de soi, dans la découverte du moyen (telle la recherche d’un remède pour guérir une infirmité), et c’est ce moyen qui devient alors la cause de l’action. Car la raison pratique procède en composant la fin avec le moyen et le moyen avec l’opération, en vue de la fin. Voici un exemple de discours pratique en matière d’infécondité pour le bien de l’enfant. Vu qu’une infécondité est de l’intention de la rature, et que celle-ci ne peut la produire dans une mesure suffisante, il faut que l’homme produise délibérément l’infécondité requise. C’est très précisément la composition du moyen avec l’opération, en vue de la fin, première dans l’intention et dernière dans l’exécution, qui rend le discours pratique ; et c’est la fin, envisagée sous ce rapport précis, qui devient le principe propre du discours pratique. Pour revenir au cas qui nous occupe, si la fin qui est le plus essentiel, savoir l’enfant en tant qu’éduqué, n’est pas bien comprise, tout l’ordre des fins et moyens s’écroule. Par exemple, si l’amitié était ici prise comme le plus essentiel, sans rapport au bien de l’enfant, le raisonnement pratique serait illusoire puisqu’il ne procéderait pas d’un principe propre, et par le fait même serait écartée l’amitié des époux en tant que conjugale, laquelle doit pourtant être très grande et libérale (maxima et liberalis – Contra Gentiles, III, c. 123-124) – ce qui ne peut que favoriser le bien de l’enfant. Car l’amitié vraiment conjugale ne peut exister qu’entre des personnes de sexe différent, afin qu’elles puissent être deux dans une seule chair, ce que la rature ordonne au bien-être de l’enfant. Si toutefois la progéniture est impossible pour cause de stérilité, l’amitié conjugale peut néanmoins être véritable en raison de la fidélité qui, absolument parlant, est ordonnée au bien de l’enfant. C’est pourquoi l’amitié conjugale, quoique très nécessaire, ne peut de soi être à la fois premier principe et fin ultime de l’homme et de la femme en tant que conjoints par le mariage – pourvu que la fin soit considérée dans ses principes et non pas uniquement dans les choses qui, dans l’ordre de l’exécution, réellement se produisent ou non. b) concernant les moyens La seule considération de la fin ne suffit jamais pour établir le principe propre d’un discours pratique, car la fin ainsi entendue n’est qu’un principe commun, c’est-à-dire un principe que le discours présuppose2, cependant que

2.

Car les principes communs ne figurent jamais comme prémisses dans un raisonnement, qui pourtant les suppose. Par exemple, le principe de contradiction n’est jamais

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le principe propre en est un qui touche le sujet propre sur lequel porte le discours. C’est ainsi que le sujet propre de la science morale est l’acte humain, tandis que la cause de l’opération n’est autre que le moyen. En d’autres termes, sans connaissance du moyen, le principe propre est pour toute fin pratique inexistant. Car un principe propre en matière d’action dépend de la composition de la fin avec le moyen, ou, comme dit saint Thomas, de l’application de la forme à une matière variable. Voici l’exemple d’un principe commun et d’un principe propre : 1) « Le vol est défendu » : ceci n’est rien d’autre que la définition même de la justice, et cette proposition ne fait qu’énoncer ce qui formellement est juste. Ce précepte est partout et toujours vrai, car il veut dire qu’on ne peut s’approprier injustement le bien d’autrui. 2) « On doit payer ses dettes » : ce genre de principe comprend une application de la forme à une matière variable ; il s’ensuit que ce qui est matériellement juste ne soit pas partout et toujours juste, alors que le principe commun l’était partout et toujours. N’hésitons pas à le répéter, tant que le moyen est inconnu, il ne peut être question d’un principe propre d’action ; ou encore, il est impossible, sans connaissance du moyen, de former une définition qui serait principe propre de la raison pratique. Par exemple, pour avoir une définition pratique de la maison, il ne suffit pas d’en dire le but, l’habitation, il faut en outre connaître les matériaux dont elle peut se faire, ainsi que la structure, et encore la manière dont le constructeur réalise cette structure dans les matériaux requis. On ne peut avoir la connaissance dûment pratique d’une omelette que dans la mesure où l’on sait de quoi la faire et comment. * * *

Abordons le problème de l’infécondité directement produite Quelle est donc la définition pratique du bien de l’enfant ? Une telle définition exige une connaissance du moyen de réaliser ce bien. Quel est ce moyen ? Il ne peut consister dans la seule fécondité, mais doit encore comprendre autre chose, savoir l’infécondité, puisque le vrai bien de l’enfant, son éducation, ne peut être assuré par la seule fécondité. C’est pourquoi la nature elle-même

employé comme majeure ni mineure, et il en est de même pour « il faut faire le bien et éviter le mal » le premier et le plus commun des préceptes de la loi naturelle.

Chapitre 18 – Une mesure d'infécondité est requise pour le bien de l'enfant

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emploie déjà ce moyen nécessaire au bien de l’enfant, comme en atteste l’expérience. Et la nature elle-même le fait connaître d’une manière certaine encore que confuse, comme nous l’avons vu dans la partie spéculative : la forme n’est naturellement ni également féconde, ce qui contribue évidemment au bien de l’enfant. Or, concernant les fins, nous sommes manifestement mesurés par la nature, mais nous le sommes tout autant concernant les moyens. Lorsque nous avons d’une part appris plus distinctement, par l’expérience et la recherche, quels sont les moyens qu’emploie la nature, et que nous voyons d’autre part que la nature ne peut, laissée à ses seuls moyens, assurer suffisamment la réalisation de sa propre fin principale, il faut que l’homme, vivant d’art et de raisons, imite la nature partout où la seule nature ne peut suffire pour atteindre sa fin surtout principale. C’est parce que la nature souvent ne réussit pas à conserver ni à restaurer la santé, qu’elle a besoin de médications. Or ce n’est pas une médication n’importe quelle qui peut coopérer avec la nature pour guérir n’importe quelle maladie ; semblablement, les moyens qu’emploie la nature pour le bien de l’enfant ne sont pas non plus quelconques. Si un médecin se prenait pour la cause principale de la santé, refusant d’être mesuré par la nature, il ne poursuivrait pas la fin de la nature. L’on doit ici insister sur le fait que l’agent délibéré, en tant qu’il use de moyens proportionnés au bien de l’enfant, intervient purement et simplement comme minister naturae ; et c’est à ce titre qu’il agit directement comme cause instrumentale d’infécondité. * * *

Objection Pie XII a déclaré que l’infécondité délibérément produite par l’homme, est interdite. Notons toutefois qu’il distinguait l’infécondité directement produite de celle que l’homme produit comme effet indirect. C’est la première qui est interdite, tandis que la dernière peut être permise et même nécessaire. À considérer plus attentivement ses déclarations il est manifeste que Pie XII visait l’homme en tant qu’intervenant par manière de cause principale et directe d’un état d’infécondité. Il est encore évident qu’il reconnaissait la nature ellemême comme étant une telle cause principale et directe. Qu’on se rappelle le contexte historique de sa dernière déclaration, et l’on verra qu’il répondait à la question de savoir s’il est permis à l’homme d’être l’agent d’une infécondité directe. Or, à ce propos, il importe souverainement de rappeler que, dans le

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genre de la causalité motrice ou efficiente, « cause » se dit premièrement et absolument de l’agent principal. Reste à noter cependant que l’infécondité peut être directement produite de deux manières, savoir par un principe agissant soit comme cause principale, soit comme cause instrumentale. C’est l’infécondité produite par l’homme agissant comme cause principale qui est interdite. Nous l’avons vu, celle qui est indirectement produite n’est pas défendue. Mais l’infécondité directement produite par un agent délibéré, intervenant à titre de cause instrumentale, est conforme à la droite raison. On ne pourrait le contredire sans nier la nature comme mesure de la raison pratique. Aussi, dès lors que l’intention de la nature et ses moyens sont suffisamment connus (ce qui dépend de l’expérience et de la recherche naturelle), l’agent délibéré n’agit par suite qu’en tant que minister naturae et c’est la nature elle-même qui est reconnue comme l’agent principal. Car la cause instrumentale ne coopère avec la cause principale, la nature, que pour que le bien principal de l’enfant soit plus sûrement acquis, lequel bien répond, nous l’avons dit, au vœu le plus profond de la nature. En tout cela, répétons-le, c’est toujours la nature qui est cause principale, comme elle l’est de toute guérison. C’est ainsi que le médecin, quoique cause principale de la médication ou de l’intervention chirurgicale, de la santé cependant qui s’ensuit, il n’est rien de plus qu’une cause instrumentale, comme on l’a vu dans le texte déjà cité (QQ.DD. de Veritate, q. 11, a. 1, c.). Pour que sa propre intention soit moralement justifiée, il faut que l’homme s’en rende bien compte. Bref, l’infécondité qui, en raison d’une nécessité venant de la matière (QQ. DD. de Malo, q. 5, a. 5), doit être de l’intention de la nature en vue du bien de l’enfant, ne peut être suffisamment effectuée sans complément de l’art. * * * Concluons que la doctrine de Pie XII (comme celle de Pie XI) demeure très sûre pour ce qui regarde la question alors posée. Mais cette doctrine, nous ne l’avons saisie que d’une façon confuse et imparfaite, ce qui arrive très souvent dans les sciences humaines et même dans l’étude de la Sainte Écriture. Il importe à ce propos de distinguer nettement le passage de la connaissance confuse à la connaissance distincte, du passage de l’erreur à la vérité. Pie XII a répondu à une question concernant la stérilisation directe ou indirecte. Mais que veut dire que l’homme se fasse cause d’infécondité directe ? Pie XII l’entendait sans doute de l’homme envisagé comme cause principale, agissant pour des fins par lui-même choisies ; quant à la cause instrumentale,

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savoir l’homme intervenant pour venir au secours de la nature, il n’en a pas dit mot. Le tout dépend donc de l’intention de la personne. Si elle entend intervenir à titre d’agent principal, se substituant ainsi à la nature, laquelle devrait pourtant être mesure, la personne ne le peut sans faute. En revanche, si la personne intervient sciemment comme agent instrumental au service de la nature, on ne voit pas comment elle pourrait faire autrement sans aller à l’encontre de la nature et de la raison.

CHAPITRE

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Le problème de l’infécondité (avec Maurice Dionne, 1965)1

I 1. Il peut sembler, de prime abord, que la nature ne soit principe que de fécondité, dans la génération. Et cependant il n’en est rien, comme le montre l’expérience la plus commune. La nature veut tantôt la fécondité, tantôt l’infécondité. On le voit déjà chez les animaux, en particulier la famille des equidae, où l’infécondité surtout du mulet, qui est incapable d’engendrer un être achevé, est l’exemple classique. En des cas comme celui-ci, nier que l’infécondité soit un bien voulu par la nature, équivaut à nier la finalité de la nature : il arrive en effet, par accident, que le mulet engendre un autre être, mais ce n’est jamais alors qu’un monstre, d’après l’expérience de toujours. Or « les monstres sont des erreurs de la finalité » (Aristote, Phys. II, 8, 199 b 4). Ils sont à vrai dire témoins de tel ou tel bien auquel tend la nature, sans lequel on ne les accuserait guère d’être des erreurs ou des « monstres ». Ils en sont d’excellents témoins, car « les opposés se manifestent le mieux l’un, l’autre » – opposita autem maxime se ad invicem manifestant (saint Thomas, IIa-IIae, q. 145, a. 4, c.) ; et dans son commentaire à ce texte de la Physique, saint Thomas ajoute que : hoc ipsum quod 1.

Par Charles De Koninck, Ph.D., S.T.D., et Mgr Maurice Dionne, C.S., Ph.L., S.T.L., professeurs à l’Université Laval et théologiens, auprès du Concile Vatican II, pour Son Éminence Maurice Cardinal Roy. Québec, le 25 janvier 1965. Le texte daté du 25 janvier 1965 a paru dans Perspectives sociales, vol. 20,1965, no 1, p. 10-16

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in naturalibus contingit esse peccatum, est signum quod natura propter aliquid agat : « Ce fait même qu’on trouve des erreurs dans les choses naturelles, est un signe que la nature agit en vue de quelque chose » (saint Thomas, in II Phys., lect. xiv). Il n’est pas nécessaire d’insister davantage que la fécondité en pareils cas soit un mal, et l’infécondité un bien. Il en va de même pour l’infécondité de la femme, par exemple durant la grossesse : cette infécondité n’est assurément pas un accident. Ce qui serait un accident, c’est que la femme continue d’être toujours fécondée même une fois enceinte – voire à tout âge. Il est facile de comprendre pourquoi la nature la rend inféconde à de telles époques : ici encore la fécondité aurait des conséquences désastreuses, puisqu’elle détruirait la progéniture même. Que la nature veuille tantôt la fécondité, tantôt l’infécondité, cela est en réalité évident. Somme toute, l’expérience la plus commune – le lecteur peut lui-même multiplier les exemples si besoin est – démontre que, aussi bien que la fécondité, une certaine infécondité de la femme est voulue par la nature, qui pourvoit ainsi au bien de l’enfant (bonum prolis). La mère, considérée comme telle, est pour le bien de l’enfant : aussi doit-elle connaître des périodes d’infécondité. Or nous constatons que la nature produit de fait cet état, quoique souvent avec plus ou moins de régularité. Il est très important de noter en outre que la nature est la cause principale de cette infécondité, tout de même qu’elle est toujours en fin de compte cause principale de la santé, qu’il s’agisse de maintenir celle-ci ou de la récupérer. Lorsqu’on considère la progéniture (proles) dans ses principes propres, on veut dire par « progéniture » l’intention de la nature à son endroit, et c’est en ce sens que l’enfant est ce qu’il y a de « plus essentiel » au mariage (In IV Sent., d. 31, q. 1, a. 3, sol.). Le « bien de la progéniture » (bonum prolis) signifie pour l’homme, trois choses, savoir : a) le bien qu’est l’existence de l’enfant, b) le bien de la nutrition, du vêtement et la satisfaction d’autres besoins corporels ; c) finalement, le bien de la discipline et de l’instruction. De tous ces biens le dernier est le principal, encore que le premier soit plus fondamental et nécessaire, présupposé aux autres. La créature, en effet, n’est pas purement et simplement bonne du seul fait d’exister ; cette existence, que saint Thomas appelle « substantielle ou absolue », n’assure qu’une bonté relative (voir Q.D., De Veritate, q. 21, a. 5), laquelle est compatible avec la plus grande misère même permanente (voir In IV Sent., d. 50, q. 2, a. 1, sol. 3). Aussi, l’être autant que la nutrition et le reste, sont-ils ordonnés au bien principal de l’enfant, comme les choses qui, dans l’ordre de l’exécution, sont antérieures à ce qui vient à la fin, en l’occurrence l’éducation. Et c’est à celle-ci, « comme à une fin, qu’est ordonnée tout entière l’œuvre commune des

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époux en tant qu’ils sont unis par le mariage » (Suppl., q. 49, a. 2, ad 1) ; en quoi les époux répondent au vœu le plus profond de la nature. Plus loin, dans le même Supplément de la Somme (dont les passages que nous citons sont littéralement transcrits du commentaire sur les Sentences), saint Thomas précise, pour ce qui regarde l’enfant, que le mariage a comme but principal son bien ; toutefois « il ne s’agit pas seulement ici de la procréation de l’enfant, car cela peut se réaliser en dehors du mariage, mais encore de son éducation jusqu’à son complet achèvement : car toute cause tend à conduire son effet jusqu’à son état le plus parfait » (q. 59, a. 2, c.). De même, on doit savoir que la raison pourquoi la fornication est un péché grave, c’est qu’elle va contre le bien qu’est l’éducation de l’enfant : « Unde, cum fornicatio sit concubitus vagus, utpote praeter matrimonium existens, est contra bonum prolis educandae. Et ideo est peccatum mortale » (IIa-IIae, q. 154, a. 2, c.). Cette primauté de l’éducation est aisément méconnue. Rappelons en effet que ce sont « les insensés qui méprisent la sagesse et l’instruction » (Prov. 1, 7), et que « le nombre des insensés est infini » (Eccl. 1, 15). Cela dit, il importe de prendre garde que ces trois biens, l’existence, la nourriture, l’éducation constituent, comme nous l’avons laissé entendre, le bien de l’enfant ; c’est dire qu’ils sont tous trois inséparablement son bien, et que « bien de l’enfant » doit désigner les trois et non pas l’un au détriment de l’autre. (On peut voir, à l’appui, la Summa Contra Gentiles, III, c. 122-123, et c. 126 ; et IIa-IIae, q. 154, a. 2, in toto.) C’est dans ce sens principalement qu’il faut prendre la remarque de saint Thomas que « si la génération suivait à l’éjaculation de la semence, sans qu’une éducation convenable puisse être donnée, cela serait pareillement contre le bien de l’homme » (Contra Gentiles, III, c. 122, n. 2952 ; trad. Gerland). On ne peut séparer l’une de l’autre sans qu’il n’y ait plus « bien de l’enfant » ou bonum prolis. Saint Thomas venait de dire : « Engendrer un homme serait vain si ne lui était assurée la nutrition nécessaire ; car l’engendré ne pourrait survivre sans elle. L’éjaculation de la semence doit donc être réglée de manière que puisse s’ensuivre et une génération nouvelle et l’éducation de l’engendré » (ibid., n. 2950). Quoi qu’il en soit, de ce qui précède retenons surtout que l’infécondité comme la fécondité sont toutes deux voulues par la nature, témoin l’expérience commune. À qui se demande pourquoi, il est manifeste que cela convient dans les deux cas au bien de l’enfant – que le contraire n’y conviendrait aucunement – et sert ce bien de façon admirable. C’est pour le plus grand bien de l’enfant ou de la progéniture que la nature veut parfois l’infécondité. 2. Reste à voir les diverses sortes d’infécondité déterminées par la nature et les moyens précis qu’emploie cette dernière pour les assurer. Il revient aux

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sciences naturelles de nous les faire connaître – à la biochimie, par exemple, à la physiologie, mais aussi à la psychologie expérimentale. II 1. Cependant, la nature, quoique toujours cause principale de la santé ou de la guérison, ne suffit pas à elle seule dans tous les cas, mais requiert quelque moyen extrinsèque, telle la médication. Remarquons d’abord qu’en tout cela le médecin n’est que minister naturae, qu’il est en somme cause instrumentale et non principale de l’effet qu’est la santé retrouvée. Voici ce qu’en dit saint Thomas, à l’endroit où il met en lumière le rôle du maître en s’appuyant sur l’analogie du médecin : Il faut toutefois noter que dans les êtres de la nature une chose peut préexister en une puissance de deux manières. Soit dans une puissance active complète ; c’est le cas lorsque le principe intrinsèque suffit à produire l’acte parfait, comme il est évident dans la guérison : car c’est par la vertu naturelle que se trouve dans ce malade que celui-ci récupère la santé. Soit dans une puissance passive, où le principe intrinsèque ne suffit pas à la réalisation de son acte […] c’est le cas d’une [actualité] qui ne peut se produire par une vertu inhérente à [la puissance passive]. Quand donc une chose préexiste dans une puissance active complète, l’agent extrinsèque agit seulement en aidant l’agent intrinsèque, pourvoyant cette puissance passive de ce qu’il faut pour passer à l’acte ; c’est ainsi que le médecin, en guérissant, est minister naturae [« serviteur », « collaborateur », « aide servant » de la nature], qui agit, elle, à titre principal ; il la renforce, lui apporte des médicaments dont elle se sert comme d’instruments en vue de la guérison. Lorsque, en revanche, une chose ne préexiste qu’en une puissance passive seulement, c’est l’agent extrinsèque qui, comme cause principale, conduit la puissance à l’acte […]. La science préexiste dans le disciple comme dans une puissance non pas, dès lors, purement passive mais au contraire active ; sans quoi un homme ne pourrait jamais acquérir de connaissance par lui-même. De même donc qu’une personne peut être guérie de deux façons, ou par l’opération de la seule nature, ou encore par la nature mais avec le secours de la médication ; ainsi y a-t-il deux manières d’acquérir la science : soit que la raison naturelle parvienne par elle-même à la connaissance de choses inconnues – ce mode de connaître s’appelle invention –, soit que quelqu’un d’autre, qui lui est donc extrinsèque, vienne aider la raison naturelle : ce mode s’appelle enseignement (disciplina). Parmi les choses, cependant, qui viennent à l’être par la nature et par l’art à la fois, l’art opère de la même façon et par les mêmes moyens que la nature. Là où la nature ramène à la santé en le réchauffant celui qui souffre de froid [ou d’une trop basse température], le médecin fait de même ; on dit ainsi que l’art imite la nature (Q.D., De Veritate, q. 11, a. 1).

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Il est donc bien entendu que le médecin, agissant comme tel, n’est rien de plus qu’une cause instrumentale de la santé ; quoi qu’il soit évidemment agent principal par ailleurs : eu égard à tel acte délibéré qu’il pose, et à telle ablation ou incision qu’il opère, à telle potion qu’il fabrique. Car la santé n’est le fait que de la nature, même quand elle ne peut l’assurer sans le secours de l’art. Ici de nouveau l’expérience commune, mais surtout l’expérience médicale, le démontrent assez. La raison pour laquelle l’intervention du médecin est souvent tout à fait nécessaire, c’est que la nature laissée à ses seuls moyens, ne peut toujours assurer suffisamment la réalisation de sa propre fin. Intention n’est pas exécution, et relativement à cette dernière la nature a fréquemment besoin de secours et de correction. Il faut que l’homme, vivant, contrairement à la bête, d’art et de raisons, imite la nature partout où elle ne peut toute seule suffire pour atteindre sa fin. C’est parce que la nature souvent ne réussit pas à conserver ni à restaurer la santé, qu’elle a besoin de médications. Or ce n’est pas n’importe quelle médication qui peut coopérer avec la nature pour guérir telle maladie, ou corriger telle déficience ; car les moyens qu’emploie, ou qu’emploierait la nature si elle le pouvait, ne sont pas des moyens quelconques. Nous avons vu plus haut, dès le début, que la nature, pour le bien de la progéniture, veut parfois l’infécondité, comme elle veut aussi parfois, pour la même fin, la fécondité. Puisqu’il en est ainsi de la nature, il ne peut qu’en être ainsi du médecin qui, en cette qualité, veut ce qu’elle veut. C’est assez dire que le médecin doit lui aussi vouloir parfois l’infécondité, en vue du bien de l’enfant. 2. Mais c’est dire davantage encore. Afin d’assurer cette infécondité, il faut que le médecin cherche les moyens précis dont nous parlions, et que peut fournir l’étude constante de la nature. Les moyens qui causent telle infécondité précise, les sciences naturelles les lui suggèreront, et elles les découvrent. À supposer que ces moyens soient soumis à son jugement, qu’à la lumière de la fin susdite il les reconnaisse et les applique, il agira dès lors directement comme cause instrumentale de l’infécondité – directement à titre de minister naturae. Que le médecin, par contre, décide d’agir comme cause principale de l’infécondité en refusant d’être réglé par la nature, il est manifeste qu’il ne poursuivrait plus la fin de la nature et, dans cette mesure, agirait directement contre elle.

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III 1. Est-il licite ou non de rendre, de façon directe, la femme inféconde ? Cette question est non seulement fort délicate, mais en outre s’embrouille facilement, vu que le problème de l’infécondité relève à la fois de la science de la nature (voir supra, I), de la médecine (voir supra, II) et de la morale. À preuve d’ailleurs le fait que les discussions le concernant sont en réalité menées sur ces trois plans distincts – quand elles ne le sont pas sur les trois en même temps sans qu’on s’en rende suffisamment compte. Or, in naturalibus et moralibus et artificialibus, praecipue demonstrationes ex fine sumuntur (saint Thomas, In V Metaphysicorum, lect. 1, n. 762) ; pour les choses naturelles, artificielles et morales, les démonstrations se tirent principalement de la fin. La question fort délicate que nous venons de soulever est posée par le moraliste, et c’est un jugement de moraliste qu’il nous faudra porter maintenant ; c’est cependant encore une fois à partir de la fin que nous devrons d’abord procéder ici. De nos jours certains écrivains, composant pourtant en matière de philosophie morale, croient devoir, comme autrefois les tout premiers des philosophes, expliquer les choses uniquement par les causes qui sont antérieures dans l’existence – et dans l’ordre d’exécution –, tels l’agent et la matière, comme l’explique longuement saint Thomas dans ses Q.D. de Veritate (q. 5, a. 2). On trouve même des auteurs en théologie morale qui raisonnent en cette matière comme si la fin – c’est-à-dire « ce en vue de quoi » (id cujus gratia, ou to heneka tou, en grec), qui vient en premier dans l’intention, comme la maison à construire, mais en dernier dans l’exécution, telle la maison construite –, n’était pas vraiment la cause de toutes les autres causes. D’aucuns allèguent, par exemple, à propos justement du problème qui nous occupe, le fait que les enfants morts, pourvu qu’ils sont baptisés, atteignent à la gloire de Dieu. Et cependant, si, grâce à la providence de Dieu, cela est en effet pour nous certain, il ne s’ensuit d’aucune manière que les parents eux-mêmes, donnant à l’enfant le bien de l’existence, lui aient déjà accordé par là le bien principal. Il va de soi que ce bien d’existence est principal au sens le plus fondamental, comme le sont les fondations d’une maison – mais on n’habite pas les fondations ! C’est tout le bien de l’enfant, y compris le bien de l’éducation, tâche principale des parents, qui au lieu d’être mis sur un plan secondaire, doit au contraire être poursuivi avec la plus grande sollicitude. Or, il convient de le rappeler, les parents participent plus profondément à « la paternité d’où tire son nom toute paternité au ciel ou sur la terre » (Éphés. 3, 14), en éduquant qu’en propageant leur nature physique. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que les parents puissent satisfaire le bien de leur enfant par la seule procréation, et que, par suite, ils aient licence de livrer leur progéniture au hasard.

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Voilà qui serait manifestement contraire au bien de l’enfant – qui comporte, et inséparablement, avons-nous vu, les trois biens déjà indiqués –, et donc contre nature. Ce serait là, au surplus, une piteuse manière de concevoir le rôle que doit jouer la créature raisonnable dans le gouvernement divin. En revanche, saint Thomas, traitant de la manière dont l’homme prend part à ce gouvernement, se demande dès le premier article de la première question sur le sujet (Ia Pars, q. 117, a. 1), si un homme peut en instruire un autre2. * * * L’ordre théorique est en soi la racine de l’ordre pratique. Or la fin dont il s’agit (le bien de l’enfant, qui requiert autant l’infécondité que la fécondité) sert, dans le raisonnement théorique, de principe, c’est-à-dire de cause ; mais elle devient ensuite principe du discours pratique – ce qu’il y a de premier dans l’intention. Toutefois, dans l’ordre de l’exécution, le moyen est essentiel à la réalisation de la fin. Tel est en effet l’ordre qui caractérise la raison pratique. Et cette raison consiste, de soi, dans la découverte du moyen (ainsi la recherche d’un remède pour guérir une infirmité), et c’est ce moyen qui devient alors la cause de l’action, sans quoi il n’y aurait point de fin pratique. Car la raison procède ici en composant la fin avec le moyen et le moyen avec l’opération, en vue de la fin. Et c’est ce composé qui a le caractère d’un principe pratique. Un exemple de discours pratique nous est offert par notre question concernant l’infécondité. Vu qu’une infécondité est, pour le bien de l’enfant, de l’intention de la nature, et que celle-ci ne peut la produire dans une mesure suffisante, il faut que l’homme, lui, produise, délibérément, l’infécondité requise. C’est très précisément la composition du moyen avec l’opération, en vue de la fin, première dans l’intention et dernière dans l’exécution, qui rend le discours pratique ; et c’est cette fin, envisagée sous ce rapport précis, qui devient le principe propre du discours pratique. Dans le cas qui nous occupe, si ce qu’il y a « de plus essentiel » comme fin du mariage n’est pas compris – que c’est l’enfant, et nourri et éduqué – tout l’ordre des fins et moyens s’écroule : « cum finis sit

2.

C’est qu’en Doctrine Sacrée, on traite d’abord des choses qui sont les plus parfaites en soi, comme saint Thomas l’enseigne dans la toute première question de la Somme et comme on le voit dans l’ordre de la Somme tout entière. Quant au rôle de l’homme dans le gouvernement divin par la génération, il n’en est question que tout la fin de la Ia Pars.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

unde ratio sumitur, oportet finem praeeminere his quae sunt ad finem » (Q.D., de Potentia, q. 5, a. 5, c.). (Par exemple, si, dans le présent contexte du bien de l’enfant, l’amitié était prise comme le plus essentiel, sans rapport en soi avec ce bien, le raisonnement pratique dont il s’agit serait illusoire puisqu’il ne procèderait pas d’un principe propre, et par le fait même serait écartée l’amitié des époux en tant que conjugale, laquelle doit pourtant être très grande et libérale – maxima et liberalis3 – ce qui ne peut que favoriser le bien de l’enfant, à qui l’amicitia honesta des époux est très nécessaire. Or l’amitié vraiment conjugale ne peut exister qu’entre des personnes de sexe différent, afin qu’elles puissent être deux dans une seule chair, ce que, de soi, la nature ordonne manifestement au bien de l’enfant. Si cependant la progéniture est impossible pour cause de stérilité, l’amitié conjugale peut néanmoins être véritable en raison de la fidélité qui, absolument parlant, est elle aussi ordonnée au bien de l’enfant. C’est pourquoi l’amitié conjugale, quoique très nécessaire, ne peut être elle-même à la fois premier principe et fin ultime de l’homme et de la femme en tant que conjoints dans le mariage – pourvu que la fin soit considérée dans ses principes et non pas uniquement dans les choses qui, dans l’ordre de l’exécution, se produisent ou non réellement. Bref, l’amitié de conjoints inféconds ou devenus inféconds demeure une amicitia honesta, même dans ses manifestations sensibles. Prenons garde, à ce propos, que toute conception de l’amour conjugal qui laisserait entendre que la progéniture est une sorte de fardeau imposé par la nature comme rançon de la délectation éprouvée dans l’acte conjugal, est d’une singulière bassesse, et que c’est à juste titre qu’on s’en indigne. L’amitié conjugale doit être reconnue comme une amitié libérale, et non pas une union servile où l’autre n’est qu’un outil de propagation assuré par la seule concupiscence. Comment voudrait-on que l’union conjugale soit un sacrement signifiant la plus sacrée des unions si elle n’était que cela ?) La simple considération de la fin ne suffit cependant jamais pour établir le principe propre d’un discours pratique, car la fin ainsi entendue n’est qu’un principe commun, c’est-à-dire un principe que le discours présuppose4. En revanche, le principe propre en est un qui touche le sujet même sur lequel porte le discours. C’est ainsi que le sujet propre de la science morale est l’acte humain, tandis que la cause de l’opération n’est autre que le moyen. En un

3. 4.

Voir dans la Summa Contra Gentiles, III, les chapitres 122 à 126 ; puis IV, chapitre 78. Les principes communs ne figurent jamais comme prémisses dans un raisonnement, qui pourtant les suppose. Ainsi, le principe de contradiction n’est jamais employé comme majeure ni mineure, et il en est de même pour « il faut faire le bien et éviter le mal », le premier et le plus commun des préceptes de la loi naturelle.

Chapitre 19 – Le problème de l'infécondité (avec Maurice Dionne, 1965)

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mot, sans connaissance du moyen, le principe propre est pour toute fin pratique inexistant. Car un principe propre en matière d’action dépend de la composition de la fin avec le moyen, ou, comme dit saint Thomas, de l’application de la forme à une matière variable (difformis). Voici un exemple de principe commun et de principe propre. 1) « Le vol est défendu » : ceci n’est rien d’autre que la définition même de la justice, et cette proposition ne fait qu’énoncer ce qui formellement est juste. Ce précepte est partout et toujours vrai, car il veut dire qu’on ne peut s’approprier injustement le bien d’autrui. Mais il ne nous dit pas quoi faire hic et nunc. Pour cela il faut recourir à un principe propre et plus particulier. 2) « On doit rendre le dû » : ce genre de principe comprend une application de la forme à une matière variable : ce qui est matériellement juste ne l’est pas partout et toujours, alors que le principe commun l’est partout et toujours. N’hésitons pas à le répéter, tant que le moyen est inconnu, il ne peut être question d’un principe propre d’action ; il est impossible, sans connaissance du moyen, de former une définition qui serait principe propre de la raison pratique. Pour avoir une définition pratique de la maison, il ne suffit pas d’en dire le but, l’habitation, il faut en outre connaître les matériaux dont elle peut se faire, ainsi que la structure, et encore la manière dont le constructeur réalise cette structure dans les matériaux requis. On ne peut avoir la connaissance vraiment pratique d’une omelette que dans la mesure où l’on sait aussi ce qu’elle est, de quoi la faire et comment. Quelle est donc la définition pratique du bien de l’enfant ? Une telle définition exige une connaissance du moyen de réaliser ce bien. Quel est ce moyen ? Il ne peut consister dans la seule fécondité, mais doit encore comprendre autre chose, savoir l’infécondité. puisque le bien de l’enfant, qui comporte son éducation, ne peut être toujours assuré par la fécondité : de fait celle-ci peut y nuire gravement. C’est la nature elle-même qui nous enseigne non seulement la fécondité, mais aussi l’infécondité comme moyen subvenant au bien de l’enfant. L’état d’infécondité revêt ainsi le caractère de moyen, lequel fait partie de la définition pratique du bien de l’enfant. Pour ce qui est de la légitimité, maintenant, de tels ou tels moyens précis d’obtenir l’infécondité, il appartient au moraliste d’en juger à la lumière de ce qui a été dit, à ce sujet (supra, I et II). Communément parlant, l’acte du médecin, cause instrumentale, est bon pourvu qu’il se conforme à la nature, cause principale.

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2 – Interventions en philosophie politique et en éthique

* * * Pie XII a déclaré que l’infécondité produite par l’homme est interdite. Notons toutefois qu’il distinguait l’infécondité directement produite, de celle que l’homme produit comme effet double ou indirect. C’est la première qui est interdite, tandis que la dernière est permise et peut être même recommandée. À considérer plus attentivement ce qu’il enseignait, il est manifeste que Pie XII visait l’homme en tant qu’intervenant par manière de cause principale et directe d’un état d’infécondité choisi par lui comme une fin qu’il se donne à lui-même sans égard à la fin de la nature, qui doit le régler (voir supra, II, 2). Il est évident, de plus, que Pie XII reconnaissait la nature elle-même comme étant cause principale et directe de certaines périodes d’infécondité : qu’on se remette en mémoire le contexte historique de sa dernière déclaration, et l’on verra qu’il répondait à la question de savoir s’il est permis à l’homme d’être, lui, l’agent d’une infécondité directe. Or, à ce propos, il importe souverainement de rappeler que, dans le genre la causalité motrice ou efficiente, « cause » se dit premièrement et absolument de l’agent principal. Étant donné que le Saint-Père parlait absolument, il faut entendre qu’il pensait à l’homme pris comme cause principale. L’infécondité, nous l’avons vu plus haut, peut être directement produite de deux manières : par un principe agissant soit comme cause principale, soit comme cause instrumentale. C’est l’infécondité produite par l’homme agissant comme cause principale qui est interdite. Mais l’infécondité directement produite par un agent délibéré, intervenant à titre de cause instrumentale, est conforme à la droite raison. On ne pourrait le contredire sans nier la nature comme mesure de la raison pratique. Dès lors que l’intention de la nature et ses moyens sont suffisamment connus (ce qui, pour toute fin pratique, dépend de l’expérience et de la recherche naturelle) l’agent délibéré peut coopérer avec la nature, n’agir qu’en tant que minister naturae ; la nature elle-même est alors reconnue comme l’agent principal. Pour que sa propre intention soit moralement justifiée, il faut cependant que l’homme s’en rende bien compte. Bref, l’infécondité qui, en raison d’une nécessité venant de la matière (voir Q.D., de Malo, q. 5., a. 5), doit être de l’intention de la nature en vue du bien de l’enfant, ne peut être suffisamment effectuée sans le complément de l’art. La rectitude morale demande cependant qu’une telle intervention soit mesurée non seulement par les fins de nature, mais encore quant aux moyens. Aussi importet-il que ces moyens soient suffisamment connus, par la science naturelle et la science médicale, comme inoffensifs aux points de vue tant psychique que physique.

Chapitre 19 – Le problème de l'infécondité (avec Maurice Dionne, 1965)

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La doctrine de Pie XII (comme celle de Pie XI) demeure très sûre en réponse à la question alors posée. Mais cette doctrine, nous ne l’avions saisie que d’une façon confuse et imparfaite, ce qui arrive très souvent dans les sciences humaines et même dans l’étude de la Sainte Écriture. Il faut distinguer nettement le passage de la connaissance confuse à la connaissance distincte, du passage de l’erreur à la vérité. Pie XII a répondu à une question concernant la stérilisation directe ou indirecte. Or que veut-on dire par l’homme cause d’infécondité directe ? Pie XII l’entendait sans doute de l’homme comme cause principale, agissant pour des fins par lui-même choisies ; de la cause instrumentale, l’homme intervenant au secours de la nature, il n’a pas dit mot. Nous acquérons cependant des connaissances nouvelles, grâce aux recherches des sciences de la nature. Le devoir d’utiliser cette connaissance ne diffère en rien de l’injonction séculaire de coopérer avec la nature ; de faire ce que ferait la nature si elle le pouvait – ce qui est au principe même de la médecine et de la chirurgie, aussi bien que des jugements moraux qu’on y portera. La fin de la nature étant le bonum prolis, c’est le devoir des parents de mettre en œuvre les moyens conformes à la nature et à la droite raison pour réaliser cette fin, sans quoi nous nous mettons en opposition avec la nature. Et comme cette nature et ses intentions sont l’expression de la volonté divine, notre refus serait une décision contre la volonté même de Dieu. 2. Marquons, pour finir, que tout ce qui précède ne contient que des considérations d’ordre général et commun. C’est d’ailleurs ce qui lui permet d’être très certain, philosophiquement. Mais l’usage moral des moyens que nous avons dits, devra toujours dépendre des circonstances, des personnes, et le reste. La licéité des moyens in communi n’entraîne nullement que leur usage en soit ipso facto invariablement vertueux. Toutefois, c’est là une tout autre question.

CONCLUSION

Les valeurs dans la culture d’un peuple1

T

âchons de définir au préalable les termes du sujet de la conférence que vous m’avez demandé. Comme André Lalande le fait remarquer dans le Vocabulaire de la philosophie, dans la langue philosophique contemporaine le mot « valeur » s’est substitué dans un grand nombre d’usages, à l’ancienne expression de bien. Ce sont surtout les Anglais et les Allemands qui ont opéré cette substitution. Ainsi entendu, le sujet de cette conférence serait « Le problème des biens dans la culture canadienne-française ». Je suis persuadé que vous préférez les « valeurs ». S’il en est ainsi, pourquoi ? Nous croyons que le glissement du sens des mots à un autre, et l’éventuelle substitution d’un mot par un autre, répond à un besoin. Même si ce que nous signifions par des mots donnés ne change pas, les mots, eux, s’usent, ce qui, dans une langue vivante, appelle une graduelle rénovation du vocabulaire, même pour exprimer des choses permanentes, connues depuis longtemps. Je n’ai nulle intention de dépister l’origine ni de raconter l’histoire du mot « valeur » ; un bon dictionnaire peut vous renseigner sur cette question. Le sens que nous lui accordons en ce moment devrait pouvoir se délimiter par le contexte du titre où vous avez placé le mot « valeurs » – et encore au pluriel ! Il s’agit donc de valeurs, non pas dans la culture en général, mais dans une culture donnée. Et nous voici en face du mot « culture », dont le sens, que dis-je, dont les sens ont varié au cours du temps. Il y a « culture » dans l’agriculture, qui regarde

1.

Inédit. Fonds Charles De Koninck, P112/B/3,36. Archives de l’Université Laval.

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

surtout les légumes. Il y a de la culture physique, de la culture mathématique, et même de la culture purement livresque. Je ne crois pas que vous avez voulu ramener la culture, ni générale ni celle que vous avez qualifiée de canadiennefrançaise, à l’un ou l’autre de ces sens, quand même la culture les comprendrait tous. Il me semble que vous avez plutôt pensé au sens que ce mot commençait à recevoir en France au XVIe siècle, lorsqu’on parlait de culture de l’esprit, et qui de nos jours signifie plus généralement et d’ordinaire, le caractère d’une personne instruite, et qui a développé par cette instruction son goût, son sens critique et son jugement. Par suite on appelle culture l’éducation qui a pour effet de produire ce caractère. Mais voilà qui reste très général, tandis que vous voulez que je vous entretienne non seulement de la culture canadienne-française, mais du problème des valeurs dans une culture ethnique donnée – la canadienne-française. Vous avez posé un problème, mais, vous l’avez remarqué, ce faisant, vous m’avez contraint à en poser un autre ; plus primitif, sans doute, mais réel, et de sa solution dépend la réponse à une question dont la simplicité n’est peut-être qu’apparente. Aussi, je vous demande de me permettre de passer quelques moments à tourner autour du pot, non pas en vue de contourner le sujet, mais, au contraire, afin de savoir par quel endroit l’aborder. La philosophie ancienne nous a livré un mot dont le sens nous permettra d’approcher le sujet. Homo arte et rationibus vivit. L’homme vit d’art et de raisons. Les plus anciens des philosophes se plaisaient à observer que l’homme est le plus dépourvu des animaux, car il est né sans vêtements et sans défenses. La zoologie moderne dirait que de tous les animaux l’homme est par nature le moins spécialisé. Et c’est bien vrai, mais incomplet d’autant. Car, à la place de vêtements et de défenses naturels, et à la place d’organes aussi hautement spécialisés que la trompe de l’éléphant ou les sabots du cheval, il a la raison, la main et la langue, organes physiques qui sont, pour ainsi dire, des outils naturels. Avec la main, qui est une manière d’outil, il peut fabriquer une infinité d’autres outils, se vêtir et se défendre ; grâce à sa langue il peut communiquer une infinité de conceptions. Cependant, l’observation que l’homme est né le plus dépourvu des animaux garde toute sa valeur ! Pour autant qu’elle fait voir combien la nature laisse l’homme indéterminé, lui imposant ainsi la tâche de se munir des biens, des valeurs, dont la raison seule et ses œuvres peuvent le pourvoir. La chaussure et la flèche sont des œuvres de la raison ; les omelettes aussi. Le mot, lui, encore à la différence des cris et des gémissements, est une œuvre de la raison, de même que les discours, les énonciations, les raisonnements, la poésie, la musique – toutes les œuvres d’art, quoi, depuis le marteau jusqu’au radiotélescope, depuis la première intonation de voix bien choisie jusqu’à Mozart ; depuis 1 + 1 = 2

Conclusion – Les valeurs dans la culture d'un peuple

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jusqu’aux théorèmes les plus abstraits. Ce champ est ouvert à l’infini, mais c’en est un que l’homme lui-même doit cultiver en tant que faber. Or, entre les œuvres que nous venons d’énumérer pêle-mêle, nous devons marquer une distinction capitale. D’une manière ou d’une autre, disait Aristote, toutes les choses artificielles sont ordonnées à l’homme comme à leur fin et, les faisant, l’homme se détermine de plus en plus et par là même se libère d’autant des exiguïtés où la nature le tiendrait enfermé. C’est Aristote et saint Thomas que je cite, non pas Karl Marx. Par manque de culture, certains pensent que cette idée a pris naissance au XIXe siècle ! Il y a, dis-je, une distinction à faire : car, certaines de nos œuvres sont ordonnées au bien-être physique ; d’autres sont en vue du bien-être de la raison elle-même, tels la grammaire, pour fin de communication ; l’art de calculer (non pas pour fin de commerce mais comme instrument de la science mathématique) ; il y a aussi la logique et les méthodes appropriées aux différentes sciences. Ce sont des arts dits libéraux. Ils libèrent l’esprit pour le bien de l’esprit. Celui qui croit pouvoir se passer de ces disciplines n’a pas bien plus d’esprit à libérer que ceux qui n’en ont pas. On dit parfois que la science, à la différence de la poésie, n’a pas de nationalité. C’est vrai, mais les sciences humaines n’existent pas en dehors de l’homme qui, lui, dans ses réalisations, est de tous les êtres le plus sujet aux contingences. Il y a certainement des raisons historiques, parmi lesquelles la géographie, qui devraient contribuer à rendre compte de la naissance en Grèce de la pensée scientifique en général et des mathématiques en particulier ; de même du fait que la civilisation romaine, d’une tendance plus pratique, n’a jamais réussi à s’assimiler cette « culture » de l’esprit universel. Certes, la question de savoir s’il existe un dernier nombre premier et la solution de ce problème devraient être les mêmes pour tous ; mais c’est un fait que les uns désirent le savoir et que les autres ne se posent même pas la question, ni ne s’y intéresseraient quand même ils sauraient se la poser. L’humanité peuplait la terre depuis de longues ères avant que les Grecs en particulier ne se mirent à demander pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. Puis, pendant les siècles subséquents on ne s’est plus fait de telles questions (qu’était devenu le progrès scientifique depuis Aristote jusqu’à la fin du Moyen Âge ?), et la plupart des hommes en sont encore là – sans compter ceux qui qualifient de perverse la recherche de connaissances inutiles par lesquelles nous définissons la forme de culture la plus élevée. En d’autres termes, l’homo sapiens, en tant que le philosophe ami de la sagesse peut mériter ce nom, n’est pas de soi un Grec ; ce sont pourtant les Grecs qui l’ont d’abord réalisé, et d’une façon demeurée incomparable – s’il faut en croire même les plus grands des philosophes modernes. Voilà qui veut dire que la culture la plus universelle fut celle d’un peuple particulier, vivant en un lieu et un temps plutôt restreints, astronomiquement insignifiants.

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Nos sciences, même les plus abstraites, ne prennent donc origine ni ne se développent qu’en des individus toujours soumis à des conditions fort contingentes, qui peuvent être favorables ou non à leur éclosion mais ces sciences ne réussissent que dans la mesure où la part de contingence est surmontée. Prenons un exemple à portée. Il y a certes des physiciens français, allemands, anglais et américains. Leur distinction était assez nette au cours du XIXe siècle. On pouvait alors parler d’une physique française et d’une physique anglaise. La première était caractérisée par la recherche d’explications plus formelles et abstraites ; la physique anglaise par la préférence d’explications au moyen de modèles mécaniques. Mais à mesure que progresse la physique, ces différences tendent à disparaître ; comme dans le cas des mathématiques, l’avancement de la physique abolit les frontières ethniques. Ce n’est pas encore un fait en médecine. On peut même dire que le progrès d’une science se mesure suivant la proportion où s’effacent les frontières ethniques. Or ni cette universalité ni cette particularité ne sont une affaire de décret. L’une et l’autre sont liées à des conditions historiques. Toutefois, l’idéal est de surmonter autant qu’il se peut ces conditions. De cette conquête dépend l’universalité du savoir. Il y a cependant des œuvres de la raison humaine dans lesquelles certains traits ethniques, dont la langue est un exemple, font indissolublement et fort heureusement partie d’une œuvre néanmoins définitive. L’idéal, en ce domaine, n’est nullement de parvenir au détachement de l’universel abstrait de la mathématique, par exemple. Racine est impossible en anglais. Une substance de Shakespeare se vide en français. Je prends à dessein l’exemple de la poésie. La philosophie et la poésie des Grecs n’étaient pas helléniques en un sens exactement même. Leur philosophie posait des problèmes non moins à propos aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a vingt-cinq siècles, et elle le faisait en une langue nullement technique, et qui de soi est traduisible. Cette philosophie est restée vivante pour tout grand philosophe subséquent, depuis Boèce jusqu’à Hegel et même Bergson. Par contre, la poésie d’Eschyle et de Sophocle est essentiellement liée au grec en tant que langue désormais morte – ce qui ne veut nullement dire qu’un esprit cultivé puisse l’ignorer. Je veux dire que les propositions scientifiques peuvent en principe se traduire en une langue autre que celle où elles ont été formulées. Par contre, la grande poésie est en principe intraduisible. Constatons ce fait. Il y a des œuvres, appelées de culture, qui doivent prendre origine dans une raison aussi détachée que possible des conditions qui en entraveraient la vérité. Les trois angles du triangle plane ne sont pas égaux à deux angles droits parce que cela plaît à l’esprit grec, mais tout simplement parce qu’il en est inéluctablement ainsi. Dans ce théorème, l’esprit ethnique s’est totalement dépassé. Il devrait en être ainsi pour tous les problèmes de philosophie. Par

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contre, il y a des œuvres de culture conçues comme liées à un caractère ethnique particulier mais qui n’en ont pas moins une portée définitive. Dans ce domaine, les diversités ethniques sont mises à profit et personne ne songe à les substituer les unes aux autres. Nous avons nommé la poésie ; l’architecture et la musique seraient d’autres exemples. Il s’agit en somme des beaux arts en général. Les Chinois ont leur manière de voir un paysage, les Hollandais une autre. Les deux sont merveilleuses. À propos des beaux arts j’ai dit que leurs œuvres peuvent être définitives tout en s’incorporant un caractère ethnique particulier. Il faut s’entendre. Cela ne veut point dire que l’œuvre de Villon est définitive à la manière d’un théorème de géométrie. Les styles changent au cours de l’histoire, suivent par des emprunts à d’autres cultures ethniques. La langue anglaise de la Renaissance aurait pris une toute autre tournure si, au lieu de s’incorporer de l’italien, elle avait assimilé le français dans une proportion semblable. Or la merveille de cette osmose c’est qu’au lieu de faire perdre un caractère particulier, elle enrichit bien au contraire ce caractère dans sa particularité même. L’homme et sa langue n’ont jamais été plus anglais que dans King Lear. La capacité de s’assimiler des matières étrangères est un signe de vitalité. C’est ce qui nous arrive tous les jours dans la digestion. Claudel n’est pas devenu poète moins français par l’influence qu’il a subi de la littérature française, ni monseigneur Félix-Antoine Savard par son admiration pour Shakespeare. Mais je ne voudrais pas vous laisser croire qu’à mon avis toutes les cultures ethniques se valent. Pour justifier la distinction que je vois, un exemple très simple nous servira mieux que la comparaison de deux œuvres de culture d’un ordre plus élevé. Il est difficile pour un peuple d’être parfaitement détaché, même dans sa manière d’entasser des briques ou de façonner des poteaux. Observons, par exemple, la différence entre les enseignes au néon sur ce continent, et celles qu’on rencontre en Italie. Les nôtres sont grossières, forçant l’attention par coups de massue ; elles crient par leurs couleurs aussi vives qu’incompatibles ; elles réussissent d’une façon quasi irréparable à enlaidir nos villes et nos villages en anti-chambres d’enfer. Par contre, en Italie, les enseignes au néon n’offensent absolument pas ; frêles, discrètes et gracieuses elles invitent sans menacer. En d’autres domaines nous pourrions trouver des exemples à notre avantage. On dira que de gustibus non disputandum, mais cela ne nous empêche pas de juger, ni d’exprimer un vœu. Nous serons un peuple riche de culture dans la mesure où nous saurons judicieusement assimiler le meilleur où qu’il se trouve. Je dis assimiler, non pas simplement transporter. Ne peut devenir nôtre que ce que nous sommes capables d’assimiler. Un homme ne peut pas manger n’importe quoi, alors qu’il y eut

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autrefois des animaux qui ne pouvaient rien digérer sans avaler une quantité de gros cailloux. Nous avons tous entendu parler d’hommes riches sur ce continent qui ont littéralement fait transporter des châteaux d’Europe dans le but de contribuer à la culture nord-américaine. Ces œuvres admirables en sont devenues des objets de cirque. À Québec la plupart des maisons, de genres importés sans jugement des États-Unis, font écran aux quelques constructions de caractère normand que nos ancêtres avaient bâties mais que nous n’avons pas réussi à maintenir ni à développer en adaptant ce style au milieu tangible et visible de cette terre nouvelle. Les coutumes morales d’un peuple représentent une valeur essentielle de sa culture. Ces coutumes varient d’un peuple à l’autre, selon le lieu et le temps, à tel point que certains philosophes ont pensé que la morale tout entière n’est qu’une affaire de conventions. Cette opinion n’est fausse que par son exagération, car des mœurs fort différentes peuvent être aussi morales les unes que les autres ; telles, par exemple, les relations industrielles à une époque ou un pays donnés, la façon de faire la cour, de saluer les personnes, de témoigner le respect – au temps de Notre Seigneur, en Palestine, l’hôte devait donner le baiser à son invité. Pendant des siècles les femmes devaient se couvrir la tête dans l’église ; cette coutume a perdu de sa rigueur pour la simple raison qu’elle n’a plus la même signification. Si certaines mœurs sont relatives, elles ne sont jamais valables que dans la mesure où elles se conforment aux règles plus générales de la morale. Les régimes politiques sont multiples mais ne sont acceptables qu’en tant qu’ils font accorder à chacun son dû. La fin ne justifie pas plus les mœurs que les moyens. Nous autres Canadiens français nous avons encore des mœurs plus ou moins caractéristiques dont les unes sont à retenir, les autres à rejeter. Nous vivons d’autre part sous les yeux du monde entier et même parmi nous se trouvent des personnes d’autres origines ethniques, d’autres religions, dont certaines mœurs peuvent nous servir d’exemple. C’est le propre d’une civilisation vivante de savoir apprécier les bonnes mœurs de n’importe quel peuple, et en certains cas de se les faire siennes. Comment et dans quelle mesure nous ouvrir à ce qui est bon mais nous fut étranger est une question d’aptitude, et d’un jugement prudentiel de tous les jours. Mais ce qui nous importe premièrement, sous peine d’être un peuple déraciné, sans histoire, c’est de savoir ce que furent les Canadiens français depuis le début – leurs qualités et leurs limites. Voilà donc quelques exemples de valeurs dans la culture d’un peuple. Je commence à comprendre le titre de cette conférence. Dans un monde qui change à une allure fantastique, sans nul doute de grands problèmes se posent dans le domaine de la culture. L’organisation de l’enseignement, par exemple, changera

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à tous ses niveaux. Si nous laissons faire, les changements se feront au hasard et au lieu d’être des adaptations aux circonstances et des réformes en mieux, ils ne feront que doubler la confusion. Que faut-il retenir, que faut-il laisser tomber ? Ce sont des questions dont la difficulté ne devrait pas servir de prétexte pour les ignorer. Prenons comme exemple notre cours classique, pour autant qu’il embrasse le latin, le grec et la philosophie. Dans le monde d’aujourd’hui, vu le besoin d’encourager la jeunesse à entreprendre des études supérieures dans la plus large mesure possible, vu les développements techniques qui en font un devoir, une condition même de survivance, il est impossible d’imposer ce cours à tout le monde. Tous n’ont pas le goût des langues classiques, ni même de la philosophie. Tous n’en ont pas besoin. Cette situation est parfaitement normale. Il y a des métiers de technique supérieure qui peuvent se passer de notre cours classique. Nous devons d’autre part le garder pour ceux qui veulent se cultiver l’esprit dans son intégrité, ou dont la future profession demande une telle culture. Il ne faudrait pas qu’un jour nos étudiants soient obligés d’aller aux États-Unis dans l’un ou l’autre célèbre Institute of Technology pour étudier le latin, le grec et la philosophie, matières qui ont été incorporées dans le programme de ces instituts originellement fondés pour ne donner qu’un enseignement purement technique ! Mais notre problème n’en est pas un de simple distribution quantitative. C’est le cours classique qui doit en même temps changer de caractère. Je ne dirai rien du latin ni du grec ; je m’en tiendrai à la philosophie. Nous avons le grand tort de vouloir faire de nos jeunes bacheliers des philosophes au sens propre de ce mot. Croyez-vous que l’Université Laval fabrique vraiment X philosophes par année ? Un seul serait une grande réussite ! Il n’y a pas eu dans l’histoire du monde assez de philosophes pour former autant de jeunes à la philosophie. D’ailleurs, à leur âge, nos étudiants, si bien doués qu’ils soient, sont incapables de philosophie proprement dite. Pourquoi ne pas s’en tenir au possible au lieu de nous faire illusion sur ce que nous accomplissons ? Or, il est possible de former le goût et le jugement de nos élèves du cours classique dans un grand nombre de matières très différentes, qu’il s’agisse de mathématiques, qui donnent le sens de la rigueur, de sciences naturelles qui laissent entrevoir l’énorme complexité du monde où nous vivons, de poésie, de musique ou de philosophie morale. Au lieu de mettre nos élèves dès l’abord en face des problèmes de philosophie les plus difficiles, et de solutions apparentes aussi nombreuses qu’invraisemblables, nous devrions, au contraire, nous appliquer à les initier, au moyen des arts libéraux, aux différentes disciplines pour montrer par des exemples comment se posent les problèmes et comment ils diffèrent d’un domaine à l’autre. Celui qui croit que l’on doit trouver la même rigueur dans tous les domaines de la connaissance fait montre d’un esprit inculte

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

– esprit beaucoup plus répandu qu’on n’ose le penser. Notre raison est ainsi faite que nous devons apprendre à distinguer ce que nous connaissons et ce que nous ne connaissons pas ; que nous devons aller du connu à l’inconnu, et non pas inversement ; qu’il ne convient pas d’expliquer le connu au moyen de l’inconnu, ni ce qui est clair par moyen de l’obscur. Si nous ne nous appliquons pas à inculquer dans l’esprit de nos élèves la diversité des méthodes à suivre les disciplines respectives, sans leur donner l’impression qu’ils possèdent les sciences en cause, nous n’allons que consolider un état de confusion qui sans notre manière d’aborder la philosophie aurait été moins ferme. Je n’hésite pas à dire que notre manière de former les esprits ne pourrait être mieux appropriée pour produire l’effet contraire. Ceux qui, éventuellement, s’adonnent à l’étude de la philosophie commencent par se rendre compte que leur première besogne est de désapprendre ce qu’ils avaient appris, pour revenir aux choses qu’ils connaissaient vraiment, sans le savoir. Comme si la philosophie devait commencer en deçà ou au-delà de ce que nous savons déjà. Le but du cours classique doit être ce que les Grecs appelaient la paideia. L’homme pourvu de cette qualité a le pouvoir de porter un jugement sur le monde, bon ou mauvais, employé par celui qui expose une question dans un domaine donné. Les arts libéraux, depuis le calcul jusqu’aux réfutations sophistiques, ont pour fin de produire ce pouvoir. Il me paraît opportun de signaler que les plus éminents des savants modernes avaient reçu une telle éducation et déplorent l’oubli où elle est tombée en bien des milieux. Je viens de donner l’exemple d’une valeur de ce que nous appelons culture en Occident. Elle est universelle. D’autre part, la culture gréco-latine doit demeurer essentielle à notre culture en tant que française, même en tant qu’occidentale. Nous ne pouvons faire abstraction de nos antécédents classiques sans perdre racine. Quant aux éléments qui seraient typiques de la culture canadiennefrançaise, je ne saurais par où commencer pour dire ce qui est ou ce qui n’est pas. Tout peuple civilisé aspire à une vie morale et esthétique où il pourra s’exprimer à sa façon, se parler à lui-même de choses qui en valent la peine, qu’elles soient les siennes ou non. Bien sûr que nous aimerions avoir une architecture, une musique, une peinture, une sculpture. Je puis avoir des préjugés, mais il me semble que nous avons désormais une poésie. Nous avons des sculpteurs et des peintres de grand talent. Nous sommes en mesure de mettre les moyens à leur disposition. Mais, dans le domaine des beaux arts nous ne pouvons pas créer les talents, nous ne pouvons que contribuer à développer ceux qui naissent. Or les talents et leurs œuvres dont le peuple canadien-français se glorifiera n’auront pas eu pour fin d’être canadiens-français. Mozart n’a très certainement pas voulu écrire de la musique

Conclusion – Les valeurs dans la culture d'un peuple

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autrichienne ; il composait d’ailleurs avant de savoir qu’il était Autrichien. Villon faisait de la poésie française malgré lui. Keats écrivait comme pousse une fleur. Les œuvres caractéristiques d’une culture ethnique ne sont pas le produit d’un décret public, ni d’un dessein d’être différent, ni d’un effort conscient, réfléchi, d’être fidèle à soi-même. Bien que favorisées par le milieu, conditionnées par le climat du temps, elles sont en dernière instance la création du travail des individus. Si elles en valent la peine, elles seront universelles dans leur particularité.

APPENDICE 1

Loi instituant une commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels

Sanctionnée le 12 février 1953 Attendu que la confédération canadienne, née d’une entente entre les quatre provinces pionnières, est d’abord et surtout un pacte d’honneur entre les deux grandes races qui ont présidé à sa fonction et dont chacune apporte une précieuse et indispensable contribution au progrès de la nation ; Attendu que la constitution de 1867 reconnaît aux provinces, à la province de Québec en particulier, des droits, des prérogatives et libertés dont le respect intégral est intimement lié à l’unité nationale et à la survivance de la confédération, et leur assigne des responsabilités et des obligations qui impliquent corrélativement les moyens d’action nécessaires ; Attendu que la province de Québec entend exercer ces droits et remplir ces obligations et que, pour ce faire, elle doit sauvegarder les ressources fiscales qui lui appartiennent et conserver son indépendance financière aussi bien que son autonomie législative et administrative ; Attendu que, depuis 1917, le pouvoir central a envahi d’importants domaines de taxation réservés aux provinces et, par là, limité sérieusement la possibilité pour les provinces d’exercer leurs droits fiscaux dans ces domaines ;

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

Attendu que ces empiètements privent les provinces, notamment le Québec, de sources de revenus qui leur appartiennent et leur sont nécessaires, les restreignent dans l’exercice des droits et des pouvoirs législatifs et administratifs qui leur sont reconnus par la constitution, faussent l’application du pacte confédératif et en menacent l’existence par l’étiolement des provinces et une centralisation de pouvoirs inconciliable avec le système fédératif et démocratique ; Attendu qu’une telle centralisation ne peut conduire qu’au régime bureaucratique et à la disparition graduelle du gouvernement responsable ; Attendu que, dans un pays aussi vaste et aussi diversifié que le Canada, seule une administration décentralisée peut répondre aux besoins de chaque région et assurer le développement harmonieux de l’ensemble ; Attendu que le respect des droits de toutes les parties constituantes de la confédération est essentiel à sa survie et à l’avenir de la nation canadienne ; Attendu que les institutions municipales et scolaires, qui sont des émanations des provinces et des formes démocratiques de décentralisation administrative, ont droit à leur juste part du revenu national et qu’elles ne peuvent l’obtenir que sous un régime de décentralisation fiscale ; Attendu qu’il y a lieu de confier à une commission royale l’étude des problèmes d’importance vitale résultant de cette situation et des mesures à prendre pour les résoudre ; À ces causes, Sa Majesté, de l’avis et du consentement du Conseil législatif et de l’Assemblée législative de Québec, décrète ce qui suit : 1. Le lieutenant-gouverneur en conseil est autorisé à constituer une commission royale pour enquêter sur les problèmes constitutionnels, lui faire rapport de ses constatations et opinions et lui soumettre ses recommandations quant aux mesures à prendre pour la sauvegarde des droits de la province, des municipalités et des corporations scolaires. 2. Sans restreindre la portée de l’article précédent, cette commission étudiera spécialement a) le problème de la répartition des impôts entre le pouvoir central, les provinces, les municipalités et les corporations scolaires ; b) les empiètements du pouvoir central dans le domaine de la taxation directe, en particulier, mais sans restreindre la portée de la présente disposition, en matières d’impôt sur le revenu, sur les corporations et sur les successions ;

APPENDICES

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c) les répercussions et les conséquences de ces empiètements dans le régime législatif et administratif de la province et dans la vie collective, familiale et individuelle de sa population ; d) généralement les problèmes constitutionnels d’ordre législatif et fiscal. 3. Les membres de cette commission sont nommés par le lieutenant-gouverneur en conseil, qui désigne parmi eux un président, peut leur adjoindre les officiers, juristes et autres spécialistes dont il juge les services nécessaires et fixe le traitement de chacun d’eux. La commission doit, dès sa formation, procéder à cette enquête, la compléter avec toute la diligence possible, faire rapport au lieutenantgouverneur en conseil le ou avant le premier mars 1954 et lui remettre en même temps toute la documentation recueillie au cours de son enquête. 4. À cette fin, la commission peut siéger, en séances publiques, à tout endroit de la province où elle le juge à propos, entendre des experts, des représentants de corps publics ou privés et d’autres témoins, recevoir des rapports et se procurer par les moyens qu’elle estime convenables toute documentation et toute information qu’elle juge utiles. 5. Les dépenses occasionnées par l’application de la présente loi, y compris les traitements des membres de la commission, des officiers, juristes et autres spécialistes, sont payées à même le fonds consolidé du revenu. 6. La présente loi entrera en vigueur le jour de sa sanction.

APPENDICE 2

Les membres de la Commission royale

La Commission royale d’Enquête sur les Problèmes constitutionnels a été constituée par la loi 1-2 Élizabeth II, chapitre 4, sanctionnée le 12 février 1953. Le 19 du même mois, le lieutenant-gouverneur en conseil nomma membres de la Commission : le juge Thomas Tremblay, de Québec, juge en chef de la Cour des Sessions, président ; Monsieur Esdras Minville, de Montréal, directeur de l’École des Hautes Études Commerciales et doyen de la Faculté des Sciences sociales, économiques et politiques de l’Université de Montréal ; Mtre Honoré Parent, c.r., avocat, de Montréal, autrefois directeur des Services municipaux de la ville de Montréal, et ancien président du conseil de la Chambre de Commerce de Montréal ; Le Révérend Père Richard Arès, s.j., dircteur-adjoint de l’Institut Social populaire et rédacteur de la revue Relations ; Mtre John P. Rowat, notaire, de Montréal, président du comité protestant du Conseil de l’Instruction publique et Président de la Commission scolaire protestante de l’agglomération montréalaise ;

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

Monsieur Paul-Henri Guimont, de Québec, courtier en obligations, secrétaire de la Faculté des Sciences sociales de l’Université Laval. L’assermentation des commissaires eut lieu le 2 mars 1953.

APPENDICE 3

Liste des documents d’appui annexés officiellement au Rapport de la Commission royale

Québec (Province). Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels.

Annexe 1 La Confédération, rempart contre le Grand État – par Charles De Koninck, Doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Laval Annexe 2 L’assistance sociale dans la province de Québec, 1608-1951 – Gonzalve Poulin, Directeur de l’École du service social, Université Laval Annexe 3 La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels – François-Albert Angers, chef du Service de documentation économique de l’École des Hautes Études Commerciales, Montréal (2 vol.)

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

Annexe 4 Contribution à l’étude des problèmes et des besoins de l’enseignement dans la province de Québec – Arthur Tremblay, Directeur adjoint de l’École de Pédagogie et d’Orientation de l’Université Laval Annexe 5 Le problème fiscal et les relations fédérales-provinciales – François-Albert Angers Annexe 6 La législation du travail dans la province de Québec, 1900-1953 – Jean-H. Gagné, Gérard Trudel, Avocats Annexe 7 Le problème rural – Albert Rioux, Docteur ès sciences sociales, économiques et politiques Annexe 8 Les aspects financiers de l’inégalité économique des provinces canadiennes – Roland Parenteau, Professeur à l’École des Hautes Études Commerciales, Montréal Annexe 9 Tableau de l’activité économique de la province de Québec – Patrick Allen, Professeur à l’École des Hautes Études Commerciales, Montréal Annexe 10 Table analytique des mémoires et autres documents consultés par la Commission – Secrétariat de la Commission Annexe 11 La centralisation et les relations fédérales-provinciales – François-Albert Angers

APPENDICE 4

La question de la communauté européenne : les leçons de l’histoire

Par Bertrand de Jouvenel1

Le traité de « Communauté de défense » entre six pays d’Europe occidentale n’est toujours pas ratifié. Il deviendra difficile aux gouvernements qui ne l’ont point encore soumis à leur parlement national de persister dans cette attitude, si la réunion du 22 octobre, à La Haye, entre les six ministres des Affaires étrangères aboutit à une approbation d’un projet de « Communauté politique », quelques différences qu’il puisse présenter avec le projet initial des 87 parlementaires de l’Assemblée ad hoc. L’approche du 22 octobre avive donc les attaques prononcées contre la « communauté européenne » sous ses divers aspects. Y a-t-il, en la matière, des idées générales qui s’imposent à l’esprit ? Je le crois, et j’en vois deux, dont le rapprochement mène à des conclusions fermes. Les voici : premièrement, « le Grand État » n’est pas, en soi, une chose bonne et désirable ; deuxièmement la situation, entre deux grandes puissances, d’États relativement petits, est à la longue intenable, et voue ces États aux plus grands malheurs. Beaucoup pensent que le Grand État est bon en soi. Ce sentiment a une racine historique, la fascination exercée par l’Empire romain, laquelle a entretenu,

1.

Texte paru dans le journal Notre temps, 24 octobre 1953.

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

durant tout le Moyen Age, la thèse impérialiste ou gibeline. Il a aussi une racine intellectuelle : le goût de l’uniformité et de la simplicité. Or le Grand État est une chose en soi mauvaise. Et cela pour une raison fondamentale, tenant à la nature même de l’esprit humain, incapable de considérer les relations innombrables liant une grande quantité d’objets. Quand l’esprit a affaire à une quantité d’objets, il ne s’en tire qu’en les réduisant à un petit nombre de classes, nombre déterminé d’avance par la capacité de l’esprit. Si donc la quantité d’objets est beaucoup accrue, il faudra que les classes embrassent chacune des quantités croissantes d’objets, de sorte que, si les objets ont une individualité, les classes construites par l’esprit seront des vues plus ou moins éloignées de la réalité. Nous croyons qu’il y a là un principe général important. Mais on peut s’exprimer en termes plus concrets. L’administration d’un État est nécessairement d’autant plus aveugle aux réalités individuelles que l’État est plus grand. Elle est plus inhumaine, plus géométrique, plus automatique. Elle ne peut connaître les individus, avec leurs figures, mais seulement leur fiches, rangées suivant un caractère social déterminant. Si, dans un petit État, il peut y avoir injustice par faveur, consistant à traiter inégalement des cas semblables, le Grand État présente une autre forme d’injustice, l’injustice par classification, consistant à traiter de la même façon des cas différents. Les Grecs estimaient que la dignité de l’individu ne se trouve assurée que dans un petit État, où chacun peut se faire écouter, où chacun est pris en considération. L’empire, disaient les Grecs, est le fait des barbares, la cité le fait des hommes civilisés. Les vices du Grand État sont d’autant plus sensibles qu’il est plus centralisé et que le gouvernement central s’occupe de plus de choses. Ces deux traits sont en plein développement de nos jours : ils étaient faibles dans les premiers temps de l’empire romain, l’administration étant essentiellement municipale et le Sénat étant peu règlementateur ; ces deux traits se sont prononcés par la suite. Les admirateurs de l’empire romain ne devraient pas oublier que s’il a réuni tous les peuples civilisés du bassin méditerranéen en un seul corps politique, il a tellement affaibli leur vitalité politique qu’ils se sont trouvés sans défense contre de toutes petites hordes de barbares. Les Goths, qui ont mis tout l’empire romain à bas, n’étaient sans doute pas plus nombreux que les Perses, que les cités grecques réunies avaient su arrêter. Il faut avoir peu réfléchi sur les relations optima entre gouvernants et gouvernés, et il faut mal connaître l’histoire romaine pour être fanatique du Grand État. Et que l’on ne m’objecte point l’exemple américain. Les architectes

APPENDICES

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de 1787 ont pris garde de ne point créer un « État » mais « des États-Unis ». L’existence propre des États membres, successivement multipliés, avait été si solidement garantie, qu’elle a résisté même à la secousse de la guerre de Sécession. Si celle-ci a grandement affermi l’autorité de l’État fédéral, l’État centralisateur ne commence qu’en 1931, avec Roosevelt. Vingt ans, c’est un moment dans l’histoire d’un État : celui-ci est né d’hier, et l’on ne peut rien conclure d’une expérience si courte. La situation des petits États intermédiaires est intenable Passant à la seconde idée, nous trouvons deux exemples notables de la situation qui intéresse à présent les États européens. Il s’agit d’une part des villes grecques de l’Antiquité, d’autre part des villes italiennes de la fin du Moyen Age. Dans l’un et l’autre cas, des collections de petits états se trouvaient interposées entre des puissances de dimensions très supérieures. Dans l’un et l’autre cas, ces États, représentant d’ailleurs des formes de civilisation supérieure, ont péri après de longues et dramatiques agonies. Les cités grecques avaient résisté aux invasions de l’empire perse ; elles ont très mal résisté à la diplomatie diviseuse de Philippe de Macédoine, et, après être tombées dans l’orbite macédonienne, elles ont été entraînées dans les guerres que se livraient les successeurs d’Alexandre. Elles se trouvèrent avoir toutes hypothéqué leur liberté, et des révoltes insensées leur firent perdre ce qui leur en restait. L’histoire des cités italiennes, prises entre les monarchies italienne, autrichienne et espagnole, est plus lamentable encore. Au moins les cités grecques ont connu une longue paix romaine, tandis que les villes italiennes n’ont pas cessé, pendant des siècles, de changer de mains. Comment ces exemples n’inspireraient-ils pas le désir d’une conjonction diplomatique et militaire permanente des petits États de l’Europe occidentale ? Sans doute, au cours des deux histoires que nous venons d’évoquer, il a paru à chaque instant, aux habiles d’une cité particulière, qu’il y avait quelque chose de plus adroit à jouer que l’union. La somme de ces adresses a donné le désastre. Il me paraît incompréhensible que les américanophobes ne reconnaissent pas, dans la faveur témoignée par les États-Unis à l’idée d’union européenne, la preuve qu’il n’y a en Amérique aucun désir de « satelliser » les États européens, ce qui suppose leur division ; il me paraît également incompréhensible que les américanophiles ne perçoivent pas qu’à défaut de communauté européenne, l’alliance atlantique doit, par la force des choses, évoluer vers le protectorat.

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Œuvres de Charles De Koninck – Le dilemme de la constitution

Seule, la communauté européenne peut mettre les rapports atlantiques sur un pied d’égalité, les intentions pesant moins, à la longue, que les situations. Le caractère de la communauté européenne Si l’on ne perd pas de vue l’objet de l’association, qui n’est point de confondre mais de préserver, il apparaît que l’institution-chef de la communauté européenne proposée doit être un « Stathoudérat », strictement circonscrit dans des attributions bien définies, mais jouissant d’une grande autorité et stabilité pour la poursuite de sa mission. Or cet exécutif spécialisé, capable d’agir énergiquement en vue de la fin qui constitue la vraie cause de l’association, est précisément ce que les rédacteurs du projet de communauté politique n’ont pas voulu admettre, au regret de certains d’entre eux, et ce contre quoi les gouvernements se gendarment le plus fortement. Dans le projet final des parlementaires, le « Conseil exécutif européen », à cheval sur des tâches diplomatico-militaires et des tâches économiques, peut être à tout moment désarçonné par l’assemblée élue qui peut aussi le pousser à des missions indéterminées ; il est d’ailleurs tenu en lisière par le conseil des ministres des Affaires étrangères. Tout le débat sur la Communauté européenne paraît se réduire à une discussion passionnée entre ceux qui sont partisans ou adversaires de l’association européenne « en soi ». Mais on s’associe pour quelque chose : et donc il faut s’associer de façon à POUVOIR FAIRE ce quelque chose.

Ce cinquième volume de la réédition des Œuvres de Charles De Koninck tranche sur les précédents par la présence, parmi d’autres, de textes pratiquement inconnus jusqu’à maintenant – dont plusieurs consacrés à l’étude du fédéralisme. Dans son excellente introduction, Jacques Vallée explique très clairement les raisons du caractère inédit de ces textes pourtant de première importance, théorique et pratique à la fois. Quelle est la vraie nature du fédéralisme ? Existe-t-il une constitution idéale ? Que penser du Grand État? Que dire, avec l’émergence du fédéralisme moderne, de ce concept de souveraineté des États dont Jean Bodin faisait un absolu ? Quelle devrait être la fonction exacte d’Ottawa au sein du Canada ? En quoi le rapport de la commission Tremblay s’est-il révélé l’une des sources déterminantes de la Révolution tranquille ? Ces questions, et bien d’autres semblables, nous concernant nous au Québec de très près comme aussi tant d’autres ailleurs dans le monde, trouvent ici des formulations et des réponses d’une pertinence telle qu’on ne peut qu’en tirer le plus grand profit, aujourd’hui comme hier. La richesse du volume ne s’arrête pas là. Car on y trouve toute une philosophie politique, s’inscrivant dans la lignée d’Aristote, Montesquieu et Alexis de Tocqueville, mais mise également en parallèle avec Max Weber, Bertrand de Jouvenel et Raymond Aron – et engagée, comme on vient de l’entrevoir. Cet engagement prend en outre la forme d’un débat persistant avec le marxisme. On y découvre de surcroît une préoccupation sociologique constante et le souci de ne point faire fi de questions difficiles et cruciales telle celle, par exemple, de la régulation des naissances. La primauté du bien commun, si énergiquement défendue en ses principes dans le volume précédent, aura ainsi été honorée aussi en ses formes les plus concrètes dans la vie et l’œuvre de Charles De Koninck jusqu’à la fin, marquant chaque fois, du même coup, la grandeur du politique. Thomas De Koninck

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