Objectif Nord : le Québec au-delà du 49e 9782923794501

C'est un livre d'impressions, de réflexions, de poésie et de grandes voyageries entre la baie de James et le L

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Objectif Nord : le Québec au-delà du 49e
 9782923794501

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Objectif Nord

Le Québec au-delà du 49e

Serge Bouchard Jean Désy

Photos Mathieu Dupuis Heiko Wittenborn Mario Faubert

Le Québec au-delà du 49e parallèle Superficie  : 1 200 000 km2 soit 72 % du Québec (1 667 441 km2), une superficie comparable à l’Afrique du Sud. Population : Environ 120 000 habitants, soit moins de 1,5 % de la population totale du Québec Population autochtone au nord du Québec : 30 % environ Source : Institut de la statistique du Québec et Secrétariat aux affaires autochtones

Table des matières Table of contents

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Le Nord, un pays dans le pays

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Boréalie, le Labrador

48

Le beau pays des Cris

60

Le Nunavik ou la chaleur du Grand Nord

74

Aller au Nord

76

Poème-canot

78

La société des nomades disparus

92

Toundra d’abondance

94

Tuktu

96

La prière de l’épinette noire

The North: The Land within Borealia, Labrador

The Beautiful Land of the Cree

Nunavik or The Warmth of the Far North Heading North Canoe Poem

The Lost Nomads Society The Tundra Abundant

Prayer of the Black Spruce

104

Épinette ma semblable

110

Le silence du Nord

124

L’honneur des animaux sauvages

134

Quand fond la banquise

140

Des ours et des hommes

148

Le courage du camion

156

La belle ennuyance des routes

168

Lettre au géologue

178

La vie coule de source

Spruce, My Soul, Accomplice The Silence of the North

The Wild Creatures’ Honour When the Icecap Melts Of Bears and People The Truck’s Tale

The Sublime Tedium of the Road Letter to a Geologist The Springs of Life

jean désy Pour l’amour du Nord À ce moment de notre histoire, il ne vaut pas la peine d’écrire un livre sur le Nord s’il ne parle pas de l’amour du Nord. Le Nord mérite qu’on l’aime. D’ailleurs, le Québec dans son entièreté est essentiellement nordique et nordiciste, bien que les habitants des grandes villes longeant le Saint-Laurent comme ceux des régions situées au sud du fleuve donnent parfois l’impression de bien peu connaître (et aimer) leurs Moyen et Grand Nord. Nombreuses sont les données scientifiques précisant quelle grosseur fait nanuq quand il dérive sur les banquises résiduelles de la baie d’Hudson, en avril, ou quel type d’iceberg passe devant Blanc-Sablon au mois de juin. Il existe des masses d’information à propos de la géologie, du climat, des lemmings et des harfangs des neiges, mais il y a aussi des gens qui ont habité et habitent toujours le nord de la péninsule Québec-Labrador. Ce qu’il faut, c’est parler de l’éblouissement spirituel causé par une rencontre fortuite avec dix mille caribous dans la toundra. Ce qu’il faut, c’est parler de l’étrange et immense beauté des forêts d’épinettes noires qui couvrent le Moyen Nord. Ce qu’il faut, c’est révéler les raisons qui donnent envie de vivre au Nord, et surtout d’y vivre soudé aux forces de la Nature. Il existe une parole nordique neuve qu’il y a lieu d’entendre et d’écouter. Des milliers de récits n’ont pas encore été communiqués ou racontés. Des images d’un monde en pleine mutation doivent être diffusées, mais surtout des visages humains, ceux d’Inuits, d’Innus, de Cris, de Cayens, de Sept-Îliens et de Matagamiens. Toute une mythologie, parfois métissée, autochtone et non autochtone, reflète une vision du monde n’ayant nulle part sa pareille sur la planète. L’essentiel est de croire en la valeur de la métisserie des paroles, des gens et des actions. Les habitants du Nord, quelle que soit leur origine, doivent pouvoir trouver des voies pour

se faire entendre par les sudistes. Le Nord est beaucoup plus qu’une simple terre en apparence stérile qu’on peut exploiter à outrance. Le Nord est un pays en soi, encore peu habité, il est vrai, mais de plus en plus habitable, en particulier grâce aux moyens technologiques contemporains. Au Nord comme au Sud, tout change. Bien sûr que les bouleversements climatiques chahutent de plus en plus la vie des êtres. C’est pourquoi les nordistes eux-mêmes doivent posséder un droit de regard sur leur sort comme sur la destinée de leur contrée. Une vie animale encore florissante peuple le Nord. L’omble arctique pullule dans certaines rivières ; il y a des truites mouchetées de plus de deux kilos dans certains ruisseaux. Des truites grises de quinze kilos sont toujours attrapées dans quelques lacs retirés. Le Québec peut s’enorgueillir de posséder certaines portions de territoire qui n’ont probablement encore jamais été foulées par l’humain. Voilà un trésor. C’est de ce trésor dont il vaut la peine de parler. Pour d’évidentes raisons développementales, le Nord a bien sûr besoin de routes, de ports en eau profonde, d’infrastructures de toutes sortes, d’accès à une énergie électrique propre. De vastes richesses minières gisent dans le sous-sol, affleurant parfois par pépites sur des boulders égarés, comme ce fut le cas au réservoir Opinaca. Le Nord a besoin des ressources ouvrières, intellectuelles et financières du Sud. La Côte-Nord, la Jamésie (et le Eeyou Istchee) comme le Nunavik demeurent des lieux quasiment vierges sur des centaines de milliers de kilomètres carrés. Mais le Sud a follement besoin des ressources du Nord. Répétons-le : le Nord doit d’abord être aimé. Et il est aimable. L’air du Nord demeure puissamment roboratif. Ses paysages, parfois dingues de beauté, sont depuis des lustres des accélérateurs d’imagination active. Demandez à un aîné inuit, à une vieille Attikamek, à un prospecteur qui a pris sa retraite à Chibougamau...

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For the Love of the North We have now arrived at a historical juncture where there’s not much point in another book about the North that doesn’t talk about loving the North. The North needs love; it deserves to be loved. It may indeed come as news to big city residents along the St. Lawrence Valley and southwards that Quebec is, essentially and entirely of the North, given how little many southerners seem to know (or love) their own Middle and Far North. Vast stores of data have been collected regarding Nanuq’s height and weight as he drifts on the remaining Hudson Bay pack ice in April, or on the species of icebergs that float past Blanc-Sablon in June. A wealth of information has been compiled on northern geology and climate or on lemmings and snowy owls, but scant attention seems to be paid to the people who have lived and continue to live in the northerly reaches of the Quebec-Labrador Peninsula. What’s needed is a description of the spiritual exhilaration of a chance encounter with ten thousand caribou out on the tundra. The eerie and immense beauty of the black spruce forests spreading across the Middle North. What need to be heard are the reasons people want to live in the North, and in particular to live there in communion with the forces of nature. There’s a new northern voice needing to be heard and heeded. Manifold are the stories that remain untold. There’s an entire world there, in the throes of change: we need to see it, especially its faces: Inuit, Cree, and Cayen faces; faces from SeptÎles and Matagami. There’s an entire mythology – aboriginal, nonaboriginal, hybrid – that reflects a view of the world different from any other on the planet. What’s important is to believe that cross-fertilization – of words, people, and actions – has value. The people of the North, wherever they come from, must have a way to make themselves heard by southerners. The North is so much more

than a sterile landscape to be earmarked for no-holds-barred exploitation. The North is a place in its own right, perhaps yet sparsely inhabited, but increasingly habitable, thanks in large part to contemporary technology. In the North, as in the South, everything is changing. And no doubt runaway climate change is increasingly disrupting the lives of everyone and everything that lives there. Another reason for Northerners to have legal control of their fate and the fate of their land. The North remains home to a profusion of animal life. Rivers still teem with Arctic char; some streams harbour brook trout weighing two kilograms or more. Fifteen-kilogram lake trout are still being pulled out of remote lakes. Quebec can take pride in tracts of land that have probably never known the tread of a human foot. That is a treasure. And it’s treasure worth talking about. For obvious developmental reasons, the North does indeed need roads, deep water ports, infrastructure of various kinds, and access to clean electricity. Untold mineral resources lie beneath the surface, showing through occasionally as nuggets on stray boulders, as in the Opinaca Reservoir. The North needs the labour, knowledge, and financial resources of the South. Hundreds of thousands of square kilometres of the North Shore and James Bay (including Eeyou Istchee) remain, like Nunavik, virtually untouched. In the meantime, the South is desperate for the North’s resources. So it bears repeating: what the North needs, first and foremost, is love. And it’s not such a hard place to love, either. There’s no restorative more powerful than the northern air. Northern landscapes, often insanely beautiful, have for ages fueled and revived imaginations. Ask an Inuk elder, or an elderly Atikamekw woman, or a former prospector who’s retired in Chibougamau. They’ll tell you.

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serge

bouchard Être sauvage Encore aujourd’hui, je cherche au plus profond de moi la source de ce lien. D’où m’est venue cette puissante fascination pour le monde boréal ? Je ne suis pourtant pas né dans le Nord, loin de là. Enfant des villes et des quartiers industriels, fils de la pollution et de l’hyperactivité humaine, je n’avais pour m’évader que rêvasseries ; je me voyais ailleurs, dans le temps et dans l’espace, je jonglais en regardant la carte en couleurs du Québec et toute mon attention se concentrait sur ces grandes zones vertes, sans routes, sans villes ni villages, juste des lacs, des rivières et des forêts. Je fus condamné très jeune à l’imaginaire. Je savais par cœur le nom des lacs Nichicun, Michikamau, Mistissini, Atikonak, Ouinouakapau, bien avant de les visiter. Je connaissais l’histoire des Innus, des Eeyous et des Inuits, je lisais sans arrêt. Prisonnier de Montréal, je ne pouvais que rêver à ces terres immenses et vierges où, dans ma tête naïve, vivaient des animaux et des gens au milieu du beau, du sacré.

Cela s’appelle en anglais : wilderness. Il n’existe pas d’équivalent dans la langue française. Le terme « sauvagerie » aurait peutêtre fait l’affaire s’il n’avait été disqualifié par un usage réducteur et très péjoratif. Il faudrait bien pourtant un mot pour désigner ce grand état, l’état de nature, là où l’ordre premier du monde n’a pas été enlaidi par les foules industrieuses. Je suis devenu anthropologue pour partir au Nord, pour étudier les cultures des gens du Nord. Je voulais ainsi échapper à la « business » de mon époque et rallier le « wilderness » d’une autre, là où notre quête nous rapproche de la sauvagerie intemporelle. J’ai tant respecté l’expérience et le savoir du monde, tant admiré la beauté des paysages. J’ai tellement appris du Nord, je m’y suis bien trouvé. À sa fréquentation, j’ai fait le plein de cette richesse qui donne pour toujours à l’être un élan de joie et d’énergie que nul compte en banque ne saura jamais apporter. Voilà pourquoi dans ma vie, où que je sois, en Asie, à Paris ou au Tennessee, j’emporte dans ma besace les artefacts imaginaires de mon pouvoir : la silhouette d’une épinette penchée, l’œil noir du grand corbeau, la générosité du geai gris, un poil de loup blanc, des pans de silence et la photo de mon camion Mack avec son gros nez gelé. Le Nord est un état d’esprit, je dirais un état de grâce.

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To Be Wild To this day I continue to search deep down inside myself for the origin of this connection. Where did my abiding fascination with the boreal world come from? After all, I wasn’t born in the North. I was a city boy, a child of working-class industrial neighbourhoods; I grew up immersed in pollution and human hyperactivity; my only escape was in daydreams. There I’d imagine myself far away in time and space; I’d flit all over the full-colour map of Quebec, my gaze perpetually drawn to the big green spaces without roads, cities or towns—lands of lakes, rivers and forests. Already at an early age I relied on my imagination. I knew the names of the lakes—Nichicun, Michikamau, Mistissini, Atikonak, Ouinouakapau—by heart, long before I ever saw them. I knew the history of the Innu, Eeyouch, and Inuit—my nose was always stuck in a book. Trapped in Montreal, I could only dream of these vast untrammeled spaces where, in my naïveté, animals and people lived surrounded by sacred beauty.

The English word for it is wilderness. In my native French there’s no real equivalent. Sauvagerie might have filled the bill had it not been reduced in use to the negative sense of the English savagery. We need a word for that tremendous state that is the state of nature—in which earth’s original order hasn’t been turned ugly by the industrious multitudes. I became an anthropologist so I could get away to the North, to study the cultures of northern peoples. I wanted to escape the business of my age and make contact with the wilderness of another—find a place where human pursuits drew us closer to the timeless wilderness. I’ve gained so much respect for the experience and knowledge of that universe—so loved the beauty of the land. I’ve learned so much from the North; it’s where I finally found my place. Coming to know the North brought me the kind of wealth that fills you with a joy and energy no bank account could provide. Wherever life takes me, whether I’m somewhere in Asia or in Paris or Tennessee, I carry with me talismans of power wrapped up in an imaginary bundle: the silhouette of a leaning spruce, the raven’s black eye, the grey jay’s generosity, a hair from an arctic wolf, broad expanses of silence, and a picture of my Mack Truck with its big muzzle coated in ice. The North is a state of mind—for me it’s a state of grace.

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Le Nord, un pays dans le pays The North: The Land within

Les Galets, Natashquan Double page précédente : Coucher de soleil sur le lac Albanel, Baie-James

Le Nord, c’est chez nous. Sur le territoire du Québec actuel, le Nord est partout. Bien sûr, il y a dorénavant un Grand Nord nommé Nunavik. C’est le pays des Inuits. Il y a aussi le Moyen Nord qui s’étend des rives de la baie de James, à l’ouest, jusqu’à la Côte-Nord, à l’est, de la rivière Moisie au Labrador. Puis il y a le « petit Nord », Nord tout de même, avec ses six mois d’hiver, là où habitent la plupart des Québécois, le long des rives du Saint-Laurent. « Petit Nord » avec bien des allures sudistes, certes, surtout si on le compare au Grand Nord, mais pas si « petit » pour les gens de l’Abitibi. Le Grand Nord et le Moyen Nord sont des régions riches en matières premières, en puissantes rivières et en fleuves d’eaux pures. Ils contiennent aussi de faramineuses réserves en nickel, en cuivre et en or, mais aussi en « terres rares », dorénavant nécessaires au monde de l’électronique.

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The North is our home. In today’s Quebec, North is everywhere. There is a Far North known as Nunavik – the land of the Inuit. There is a Middle North, stretching from the shores of James Bay in the west to the North Shore in the east, from the Moisie River to Labrador. And there’s a “Little North” – with six-month winters nonetheless – where the majority of the population lives, all along the St. Lawrence River. It may seem like the south in many ways, especially when compared with the Far North. But for the people of Montreal, for example, it’s north enough. The Far and Middle North are rich in natural resources, with powerful rivers running pure and clear. They also harbour enormous reserves of nickel, copper, and gold, and the rare earths needed for the production of electronic devices.

À un moment de notre histoire, on a cru que le Moyen Nord pourrait être cultivable. On a pensé, et même très sérieusement, que des centaines de milliers de personnes finiraient par habiter les rives de la baie de James. Rêve de colonisation, rêve d’agriculture, particulièrement à la fin du XIXe siècle. Mais les choses se sont déroulées autrement. Ce sont les mines qui ont accéléré le développement abitibien. Mais demain, qu’arrivera-t-il, sachant toute l’efficacité des moyens techniques ? Le Nord continue de faire rêver. Le Nord demande qu’on le rêve plus que jamais. Mais ce rêve doit être fait d’harmonie. Parce que le Nord, c’est d’abord un lieu habité, par des Cayens et des Innus sur la Côte-Nord, mais aussi par des Madelinots lorsqu’on se trouve en plein golfe du Saint-Laurent. Le nord du 55e parallèle est presque essentiellement occupé par des Inuits, tandis que les Cris, au nord du

At one time in our history, there were those who seriously believed that the Middle North might be suitable for farming, and that hundreds of thousands of people would one day live along the shores of James Bay. Such were the dreams of colonists and farmers, particularly in the late nineteenth century. But things turned out otherwise. It was the mines that eventually brought development to the Abitibi region. And who knows what the future holds in store, given technology’s propensity for continually restacking the deck? The North still inspires dreams, and today’s North needs dreams more than ever. But the dream most needed is one of concord. Concord because the North is first and foremost a place where people live. Home of the Cayens and Innu of the North Shore and the Magdalen Islanders in the St. Lawrence Gulf. North of the 55th parallel, it is home to an overwhelmingly

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Village de Mingan (Ekuantshit), Côte-Nord Page suivante : Akulivik, Nunavik

49e parallèle, habitent les rives de la baie de James, au cœur du Eeyou Istchee, jusqu’au village de Mistissini, loin à l’intérieur des terres, devenu bourg plus que simple village. Mais le Nord est aussi peuplé par les gens de Matagami et de Chibougamau, les Jamésiens, et par les gens de Baie-Comeau et de Sept-Îles, sur la Côte-Nord, tout autant que par les Abitibiens qui côtoient les Anishnabe du parc de la Vérendrye. Le nord du Québec doit avant tout être considéré comme un pays dans le pays, plus qu’un territoire dont on peut exploiter les richesses minérales ou hydroélectriques afin de les exporter vers le Sud ou ailleurs. Bien sûr que ces richesses peuvent servir. Mais le Nord doit en tout premier lieu être considéré comme une terre de prédilection pour les humains comme pour les animaux. Deux immenses troupeaux de caribous, celui de la rivière aux Feuilles et celui de la rivière George, ont compté parmi les plus florissants du monde. Tout un écosystème s’est lentement élaboré. Maintenant, il change et subit les bouleversements polluants du Sud.

Inuit population, while southward to the 49th parallel the Cree hold sway, from the shores of James Bay – Eeyou Istchee heartland – to the village of Mistissini far inland, today a bustling town. But the North is also home to the residents of Matagami and Chibougamau, to the Jamesians, to the townsfolk of Baie-Comeau and Sept-Îles, with their fellow “North Coasters.” It is home to the Abitibians with their Anishinaabe neighbours in La Vérendrye Wildlife Reserve. Quebec’s North is first and foremost a land within a land, not merely a hinterland whose mineral and hydroelectric resources are to be developed for export southward or somewhere else. Northern riches may serve, of course. But the first thing is to acknowledge the North as a home. To people, certainly. But also to animals: its two main caribou populations, the huge Leaf River and George River herds, were once among the world’s healthiest, thriving amidst a complex ecosystem that took centuries to develop. Now that ecosystem is under threat from environmental ravages originating in the South.

La valeur première du Nord, celle dont dépend l’avenir du pays tout entier, demeure culturelle et ethnologique. Chaque peuple de cet espace géant doit être entendu. Les différentes langues du Nord québécois doivent être écoutées, enseignées, propagées, diffusées, protégées et aimées. Il est évident que des foyers universitaires devraient être implantés un peu partout, à Chibougamau comme à Chisasibi, à Kuujjuaq, Sept-Îles ou Saint-Augustin. Un grand métissage a eu lieu entre les peuples indiens et les Européens qui ont abordé le Nouveau Monde à partir du XVIe siècle. Ce métissage doit être redécouvert, magnifié, encouragé. Le meilleur avenir du Nord comme de toute la péninsule Québec-Labrador dépendra de la redécouverte d’une métisserie qui a profondément défini le tissu génétique du monde québécois, nordique mais aussi sudiste.

The real value of the North – that on which the future of us all depends – remains cultural and ethnological. The peoples of this vast region must have a voice. Their languages must be heard, taught, promoted, broadcast, protected, and cherished. University satellite campuses must be established across the region: in Chibougamau and Chisasibi, as well as Kuujjuaq, Sept-Îles, and Saint-Augustin. In the sixteenth century, a great process of cultural exchange began between the aboriginal peoples and the Europeans arriving in the “new” world. Now is the time to revive, intensify, and encourage this project. The best hope for the North, and for the entire QuebecLabrador peninsula, is to rediscover the kind of cultural cross-fertilization that has so profoundly marked Quebec’s genetic fabric – not only in the North, but in the South as well.

Un jour, peut-être, les Cris du Eeyou Istchee se considéreront Québécois à part entière, tout en reconnaissant qu’ils sont d’abord des Indiens, de la même manière que les gens des Îles-dela-Madeleine préfèrent se nommer « Madelinots » avant de se dire Québécois. C’est dans l’amalgame des Innus et des non-Autochtones nordcôtiers que se développera le pays le plus original

One day perhaps the Cree of Eeyou Istchee will come to see themselves as full-fledged Quebecers without compromising their Cree identity, just as the people of the Îles-de-la-Madeleine think of themselves as islanders first, but no less Québécois for all that. In the cultural intermingling of Innu and nonaboriginal North Coasters might lie the seeds of a world more original – even

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et le plus prospère qui soit, de Tadoussac jusqu’à Blanc-Sablon.

prosperous – than we can yet imagine, stretching all the way from Tadoussac to Blanc-Sablon.

Bien sûr que des routes et plusieurs ponts restent nécessaires au développement du Nord. Mais l’essentiel demeure lié à la « part humaine » du pays. Les gens vivant dans les villes situées le long du Saint-Laurent doivent reconnaître que les Nordistes forment un amalgame humain original, Inuits, Indiens, Nord-Côtiers et Jamésiens réunis avec les Jeannois et les Abitibiens. Les Nordistes n’ont pas à se chamailler pour des miettes ou quelques boulettes de fer abandonnées par des compagnies de partout dans le monde, mais ils doivent pouvoir participer aux prises de décision d’un pays auquel ils aspirent, que déjà ils ont su habiter depuis cinq cents ou cinq mille ans.

Of course the North needs highways and bridges for its development, but the human dimension remains key. People who live in the urban St. Lawrence lowlands need to acknowledge that Northerners form an original human mosaic of Inuit, Innu, Cree, Naskapi, North Coasters, and Jamesians, together with the people of LacSaint-Jean and Abitibi. Northerners shouldn’t have to fight over crumbs or scraps of iron left behind by global corporations; they must be party to the decisions affecting the future they aspire to and the land they’ve lived on for centuries or millennia.

Ce ne seront jamais les seuls projets d’exploitation minière ou hydroélectrique qui donneront plus de bonheur aux familles nordiques. Plutôt, ce sera la reconnaissance des valeurs culturelles qui sont foncières au Nord, par un Sud qui acceptera le sens qu’il y a de vivre selon ses coutumes et sa propre « vision du monde » quand on habite sur un territoire situé entre les rives des baies de James, d’Hudson et d’Ungava. Il ne faut pas plus de policiers ou d’infirmières ou d’administrateurs ou de médecins ou de travailleurs sociaux au Nord. Il faut plutôt faciliter le dialogue entre les individus, il faut plus d’échanges, plus d’artistes qui se côtoieront pour propager les forces d’un monde à un autre, plus de textes permettant de se tourner vers ces forces historiques qui ont fait des Inuits des êtres parmi les plus résilients de la terre. L’avenir du Nord dépend de politiques économiques éclairées, bien sûr. Mais l’avenir harmonieux du nord du Québec, comme du Québec dans son ensemble, passe par la métisserie culturelle qui, déjà, s’exprime chez un rappeur comme Samian, d’origine algonquine, ou dans les chants d’Elisapie Isaac, née à Salluit, ou dans les textes de Naomi Fontaine et de Rita Mestokosho, deux fers de lance d’une poésie innue qui retrouve sa véritable « parlure ». Moins que jamais les Autochtones doivent être isolés. Il existe toute une poésie faite de « l’eau salée dans les veines » de Roland Jomphe, qui nomma quasiment chaque monolithes des îles Mingan. Il y a le grand Gilles Vigneault

Mining and hydroelectric projects alone can never bring happiness to northern families. Instead, the South needs to recognize the deep-seated cultural values of the North – to acknowledge the legitimacy of a way of life rooted in the customs and world view forged by the lands bordering on James Bay, Hudson Bay, and Ungava Bay. It’s not police officers, nurses, administrators, doctors, or social workers the North needs; it’s more people talking to each other, more artists rubbing shoulders and spreading the gifts of their culture, more writings channelling the historical strengths that have given the Inuit such incredible resilience. To be sure, the future of the North depends on wise economic stewardship. But a harmonious future for the North also depends, as it does everywhere, on the kind of cultural cross-fertilization already evident in the rhymes of Algonquin/ French rapper Samian, the songs of Salluit-born Elisapie Isaac, or the writings of Naomi Fontaine or Rita Mestokosho – leading figures in the new wave in Innu poetry now finding its voice. Now, more than ever, aboriginal peoples must not be isolated. There’s the “salt water in the veins” universe of poet Roland Jomphe, the man who named practically every monolith in the Mingan Islands. There’s the great Gilles Vigneault, the timeless voice of his Natashquan home, and Yves Thériault, who grasped many of the mysteries of Inuit mythology in his unforgettable novel Agaguk. There are masterpieces like Gabrielle Roy’s Hidden Mountain, alongside René Richard’s canvases, Aisa Amittu’s images, or

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Cap Wolstenholme au Nunavik, le point le plus septentrional du Québec Page 28 : Secteur des Plages, Sept-Îles Page 29 : Réservoir La Grande, Baie-James Double page suivante : Secteur de la rivière Rupert, Baie-James

dont la parole natashquanaise ne mourra jamais. Il y a Yves Thériault qui sut percer certains des mystères de la mythologie inuite dans un roman qui ne devrait jamais être oublié : Agaguk. Il y a des chefs-d’œuvre comme La montagne secrète de Gabrielle Roy, à côté des toiles de René Richard, tout près des œuvres picturales d’Aisa Amittu ou des sculptures de Johnny Aculiak. Il y a la voix troublante d’Emily Novalinga, de Puvirnituq, filmée par Brigitte Lebrasseur, mais aussi les chants de Chloé Sainte-Marie inspirés par la poésie de Gaston Miron, de Patrice Desbiens et de Joséphine Bacon. Il y a Florent Vollant, l’ami de Richard Séguin. Il y a bien sûr l’intrépide poète et militant qu’est Richard Desjardins. Il y a Dominique Demers qui sut réconcilier les mondes inuit et innu avec le roman Maïna. Il y a toute l’œuvre de Michel Noël le métis, et maintenant des auteurs comme Dominique Fortier qui a su rêver l’Extrême Nord dans son roman Du bon usage des étoiles. Il y a le peintre Pierre Lussier qui gagna l’affection des aînés inuits en peignant des dizaines de leurs portraits. Et bien sûr, il y a l’entière rêverie d’un Serge Bouchard bourlingueur qui connaît les Innus comme ses frères, de même que l’œuvre puissante d’un romancier comme Louis Hamelin, tout cela accolé au travail colossal du géographe Louis-Edmond Hamelin qui aima tellement le Nord qu’il souhaita le nommer plus, jusqu’à inventer des centaines de mots, tout à fait dans la digne lignée intellectuelle des Jacques Rousseau et des Marie-Victorin. Il y a aussi les œuvres poétiques et cinématographiques de Pierre Perrault, le film Atanarjuat de l’inuit Zacharias Kunuk, les visions nord-sud de René Derouin, tout l’humour cri contenu dans le roman Champion et Ooneemeetoo de Tomson Highway, les envolées de Pierre Morency lorsqu’un rêveur comme Jean-Philippe Duval le fit planer avec les oies blanches dans le ciel de l’île Bylot. La liste serait encore longue, mais je dois conclure.

Johnny Aculiak’s carvings. There’s the haunting voice of Emily Novalinga of Puvirnituq as heard in Brigitte Lebrasseur’s film, or Chloé SainteMarie’s songs inspired by the poetry of Gaston Miron, Patrice Desbiens, and Joséphine Bacon. There’s Florent Vollant and his relationship with Richard Séguin. And who could forget that intrepid poet and activist Richard Desjardins? Or the way Dominique Demers reconciles Inuit and Innu worlds in her novel Maïna? There’s the complete works of Métis author Michel Noël, and newcomers like Dominique Fortier as she captures the essence of the Far North in On the Proper Use of Stars. There’s the painter Pierre Lussier winning the trust of Inuit elders by painting dozens of their portraits, and the musings of wayfaring Serge Bouchard with his deep and fraternal understanding of the Innu. There are the powerful works of novelist Louis Hamelin and the Herculean labours of geographer LouisEdmond Hamelin, whose undying love for the North inspired him to coin nearly a hundred new words with which to better name it, heir to the august intellectual tradition of botanist/ethnologists Jacques Rousseau and Marie-Victorin. Also in this group are the poetic films of Pierre Perrault and Inuit filmmaker Zacharias Kunuk’s Atanarjuat, René Derouin’s visions of North and South, the Cree humour in Tomson Highway’s Kiss of the Fur Queen, and the soaring lyricism of poet Pierre Morency, as film-maker JeanPhilippe Duval pictures him among the migrating snow geese in the skies over Bylot Island. The list could go on and on. The powers that be in the South must acknowledge northerners’ distinct identity. All the rest – highways, bridges, mining complexes, dams, factories – counts less than that one critical, precious thing: the freedom to live in your homeland and nurture its beauty.

Les pouvoirs sudistes doivent reconnaître la remarquable spécificité des gens du Nord. Tout le reste – routes, ponts, complexes miniers, barrages et même usines – importe moins que l’absolue nécessité pour les Nordistes de pouvoir vivre chez eux en y faisant prospérer la Beauté.

Jean Désy

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laure morali

S’il y a quelque chose qui a changé le cours de mon écriture nordiciste tout en m’ouvrant bien grand les portes « poétiques » du monde innu, c’est l’invitation que j’ai reçue, il y a quelques années, de collaborer au collectif d’écriture Aimititau, réalisé par Laure Morali, un ouvrage unique en son genre, certainement déterminant dans le cours de l’histoire littéraire du Québec puisqu’il réunissait des auteurs autochtones et non autochtones qui ont échangé, pendant plusieurs mois, une correspondance sur différents sujets, poétiques ou plus prosaïques. Aimititau, en innu, veut dire « parlons-nous ». Depuis son arrivée au Québec, depuis sa Bretagne natale, puis sa propre découverte de l’univers innu, Laure Morali n’a cessé de faire parler les uns et les autres à propos de leur norditude. Cette écrivaine est aussi cinéaste. Elle a réalisé, entre autres, un documentaire intitulé Les filles de Shimun, dont l’action se déroule en pleine forêt boréale, au nord de Mingan (Ekuanitshit).   Laure Morali croit essentiellement à la valeur des paroles échangées, à la plus harmonieuse métisserie culturelle qui pourrait exister entre les différentes nations habitant le territoire québécois. Elle a écrit un roman (Traversée de l’Amérique dans les yeux d’un papillon) dont le point de départ se situe dans un mateshan, la « tente à suer » innue. Je lui ai demandé de nous parler de sa vision de l’univers autochtone contemporain.

If I could name one event that changed the course of my northern writing, it was the invitation I received a few years ago to be part of Aimititau, a collective writing project directed by Laure Morali. The poetic doors of the Innu world seemed to open wide to receive me. This one-of-a-kind initiative, a seminal moment in Quebec’s literary history, brought together aboriginal and nonaboriginal writers to correspond over several months on a variety of topics, both poetic and less so. Aimititau is Innu for “let’s talk.” Since she left her native Bretagne for Quebec and discovered the Innu world for herself, Laure Morali has never stopped getting people to talk about their northern selves. She’s also a filmmaker, the director among other works of a documentary entitled Les filles de Shimun, set entirely in the boreal forest north of Ekuanitshit (Mingan).   Laure Morali deeply believes in the value of words, the most beautiful cultural cross-fertilization imaginable, involving all the nations that call Quebec home. Her novel Traversée de l’Amérique dans les yeux d’un papillon begins in an Innu sweat lodge, a mateshan. I asked her to tell us about how she sees the aboriginal world today.

Jean Désy

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À Shimun... J’ai suspendu les restes du gibier aux branches pour nourrir le corps de la forêt ; les os propres du castor qui renaîtrait. Nous avons mis le canot à l’eau dans la nuit puissante. Tu tenais l’arrière de l’embarcation pendant que j’avançais à l’intérieur en prenant appui sur les rebords qui sentaient encore le mastic. Bruit sec de la pagaie contre les lattes du fond de la coque. Parfum humide de ton tabac en vrac mêlé à l’acide senteur des glandes de martres dans un sac transparent. Des étincelles rougeoyaient au-dessus du tuyau du poêle perçant le toit de la tente sur la rive. Je me suis installée à la place du tireur à l’avant, et toi à celle du capitaine. « On va par là ! » Ta main droite fendant l’est et le nord d’un seul trait. Nous irions vers le Grand Lac, petit océan au milieu des terres gelées. Nous passerions une autre belle journée ensemble au cœur de ton monde. Il battrait vivement. Tu caresserais sa peau craquelée de la paume de ton canot. Je garde ces trois mois à Kukumess-assit, la terre de Grand-mère Truite grise, avec Shimun Pashin, né et mort nomade malgré les années passées dans une maison de la communauté innue d’Ekuanitshit, parmi les plus beaux souvenirs de ma vie. Le corps de la forêt, c’était lui. Je l’ai suivi les yeux fermés de lac en rivière en colline. Il m’a enseigné à chasser, dépecer,

manger sa chasse. Il m’a raconté les légendes et les récits qu’il tenait de ses grands-parents qui les tenaient eux-mêmes d’un temps où les animaux parlaient. Pendant que nous dormions, de grands colliers encerclaient nos jambes, osselets de têtes de truites grises en forme de silhouettes. Des familles entières regroupées dansaient dans le crâne des poissons et tournaient sur le sol de nos songes. Nous savions que nous aurions une bonne pêche le lendemain. Je ne voulais pas que Shimun meure. Mais il est mort et maintenant il vit en moi. Je ne me lasserai jamais de raconter cette histoire d’une jeune Bretonne qui a suivi un vieil Innu dans la forêt pour apprendre que l’état de grâce tient à peu de choses. Sentir le vent humide de neige sur la peau, marcher pendant des heures sur la glace d’un lac, rire, faire un feu, jouer aux cartes indiennes sur un tapis de sapin, entendre le grésillement d’une radio CB rouge comme la passion d’être en mouvement en plein milieu d’un monde qui vit. Je ne savais pas qu’on pouvait être si heureux avec une hache, une paire de raquettes, une tente de toile, un matelas de branches de sapin, un vieux poêle de tôle, quelques bougies, de la farine et de la margarine. Shimun a partagé avec moi un art de vivre. L’art d’être innu. L’art d’être humain.

To Shimun... I hang the remains of the kill in the branches, nourishing the body of the forest: the beaver’s clean bones that will be reborn. We put in the canoe in the power of the night. You steady the stern while I edge up the middle, clinging to gunwales still smelling of putty. Smack of paddle on ribs of the canoe. Wet smell of your tobacco mixed with the sharpness of pine marten scent glands in a plastic bag. Sparks glow over the stovepipe that sticks up out of the tent on the bank. I take the shooting position in the bow; you the stern. “Over there!” Your hand cuts from east to north in one stroke. We head for the Big Lake, a small ocean in these frozen lands. Another perfect day together in the heart of your world. It will beat briskly. You’ll caress its chapped skin with the palm of your canoe. I cherish those three months in Kukumess-assit, the land of Grandmother Lake Trout, in the company of Shimun Pahin. They are the most beautiful days of my life. Shimun lived and died a nomad despite years living in a house in the Innu town of Ekuanitshit. He was the forest’s body. I followed him blindly over lakes and rivers and hills. He taught me to hunt, to dress

and eat the kill. He told me the stories and legends he got from his grandparents, who had them back from the days animals could speak. As we slept, long necklaces wrapped round our legs, strings of cranial bones of trout, outlined. Entire families gathered inside those fish skulls, circling on the dance floor of our dreams. We knew tomorrow’s catch would be good. I didn’t want Shimun to die. But he did anyway. Now he lives inside me. I never tire of telling the story of that girl from Brittany who followed an old Innu into the forest and learned that a state of grace doesn’t ask for much. Feel the damp snow wind on your skin, walk for hours on an ice-covered lake, laugh, make a fire, play cards on a bed of evergreen boughs, listen to the crackling of a red CB radio – red for the joy of moving through a world that’s alive. I never knew it was possible to be so happy with just an axe, a pair of snowshoes, a canvas tent, an old sheet metal stove, a few candles, some flour and margarine. Shimun taught me the art of living. The art of being Innu. The art of being human.

Laure Morali

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Boréalie, le Labrador Borealia, Labrador

Nul ne sait où il se trouve exactement. Le pays a souffert de tous les préjugés et de toutes les imprécisions ; il a toujours été dans le brouillard de nos mémoires. Cette terre archaïque fut pourtant la première sur laquelle les marins de l’Europe ont buté, depuis les Norses jusqu’aux Basques. Mais chacun passe outre. Les juristes géomètres ont tiré des lignes et des frontières, puis ils ont imaginé des lignes encore, mêlant tout, oubliant les enseignements élémentaires de la géographie. En 1900, c’était encore une terre inconnue, sommairement cartographiée ; le sujet de prédilection des rêveurs des dernières régions vierges d’Amérique ; le pays des supposés derniers vrais « Sauvages », les mystérieux Naskapis. Le Labrador froid réchauffe les imaginaires assoiffés de nature. Sont-ce des Montagnais, des Montagnais-Naskapis ? Les Innus aussi ont échappé à la cartographie abstraite des arpenteurs du monde. À pays mal tracé, peuple mal barré. Il est vrai que cette terre n’a jamais attiré les Occidentaux qui, pendant longtemps, n’en auront connu que les franges et les pourtours. Le cœur est longtemps resté intact. Nous sommes au temple de l’espace, pays des maigres bouleaux, des épinettes chenues, roches très anciennes et vieux tapis de mousse, vénérables lichens, neiges aveuglantes, milliards de mouches, souffrance, épuisement et mort. Qui donc se bâtirait sur ces plateaux ? Voilà le Innu Astshi, la terre bien-aimée des Innus, celle des grandes rivières – Patamo, Ouanaman, Tshehatsi – et des lieux sacrés, et des lacs immenses – Michikamau, Ouinouakapau, Atikonak. Les Innus ont tenu feu et lieu partout, marchant au pas des caribous, d’une côte à l’autre, des baies océanes jusqu’à la tête des eaux, naissant, vivant, mourant à toutes les rencontres des eaux et des portages. Mais ce fut aussi le cauchemar de Cartier qui colporta l’idée que ces lieux abritaient les huttes coupables des fils de Caïn. Cartier avait la Boréalie en horreur.

No one knows its exact location. It’s been the brunt of every prejudice and every misconception: forever lost in the fog of our memories. It was this archaic land that the mariners of Europe – Norse then Basque – first stumbled on but ultimately ignored. Official mapmakers drew lines and borders, then imagined additional divisions, mixing everything together and forgetting the fundamental principles of geography. It was still largely uncharted territory in 1900, and from these sketchy maps, a subject of predilection for all who dreamed on North America’s last unspoiled wildernesses, home of the last supposedly authentic -“savages,” the mysterious Naskapi. Frigid Labrador made wilderness-starved imaginations overheat. Who were they? Montagnais? Montagnais-Naskapi? The Innu, too, managed to elude abstract cartography by the world’s surveyors. But a rough map makes for a tough start. It’s true that this land never held much appeal for those of European descent, who for many long years stuck to its fringes and borders. The heartland remained untouched. This is the Mecca of space, the land of the spindly birch and threadbare spruce, ancient rocks and aged moss carpets, venerable lichens, blinding snows, legions of blackflies, torment, exhaustion, and death. Who would want these inhospitable plateaus? Yet this was Innu Assi, the land beloved of the Innu, land of mighty rivers – Patamo, Ouanaman, Tshehatsi – of holy sites and vast lakes – Michikamau, Ouinouakapau, Atikonak. Everywhere was Innu hearth and home: they followed the caribou from one coastline to the next, from ocean bay to rivers’ source – living and dying across every portage and meeting of waters. To Cartier it was a nightmare, a hellhole he dismissed as the land God gave to Cain. Cartier hated Borealia. Magdalen Islanders, Gaspésians, Acadians, and Newfoundlanders settled there, clinging to the northern coast, the farther and farther North of seals, waves, and tides. The sea gives no quarter

Aguanish, Côte-Nord Double page précédente : Cap sur le fleuve Saint-Laurent, près de Baie-Comeau

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Harrington Harbour, Basse-Côte-Nord Page suivante : Monolithes, Réserve de parc national de l’Archipel-de-Mingan, Côte-Nord Double page suivante : Forêt de conifères à l’est de Godbout, Côte-Nord

Madelinots, Gaspésiens, Acadiens, TerreNeuviens y ont élu domicile, s’accrochant aux côtes, celle du Nord et celle d’encore plus au nord, aux loups marins, aux marées et aux vagues. Ici, la mer ne fait pas de quartier, les eaux viennent de l’Arctique, le courant du Labrador fait la loi, et la loi est dure. Mais l’histoire n’est pas notre fort. À partir de Baie-Comeau, en direction de l’est et vers le front du nord, deux routes nous introduisent au monde sacré des caribous, des brumes, des fourrures, des loups blancs et des baleines. Un océan sur la droite, la forêt boréale sur la gauche et la Voie lactée au-dessus de la tête. Deux routes, une pour North West River, l’autre pour Natashquan. Mais, à cette jonction extraordinaire, il n’y a rien, pas un panneau, pas une plaque, aucune référence qui aviserait le voyageur : « Vous entrez dans la partie orientale de la plus grande forêt du monde, la forêt boréale. La fourche de gauche vous fera traverser le grand pays des Innus, la terre sacrée du Maître des Caribous, là où il neige en août. La fourche de droite vous conduit aux villages des pêcheurs opiniâtres, et vous verrez aussi Mingan, un des plus hauts lieux historiques de l’Amérique du Nord. Une minute de silence en mémoire de la Morue, une autre en mémoire du Carcajou. » Oui, il y a des mines et des richesses. Oui, il y a du travail et des gros salaires, de l’eau en masse à barrer et à harnacher. Mais ne pourrions-nous pas, travail faisant, donner sa part à la grandeur, rendre son dû à la beauté ?

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here; its waters flow from the Arctic; the rules are made by the Labrador Current, and the rules it makes are harsh. But history has never been our strong suit. Heading east from Baie-Comeau to the northern front, two roads diverge, either ushering us into the sacred world of mists, caribou, furs, arctic wolves and great whales. On the right the sea, on the left the boreal forest, overhead the Milky Way. Two roads: one headed for North West River, the other for Natashquan. But here, at this extraordinary junction, there’s nothing: no sign, no plaque, nothing to tell the traveller, “You are now entering the eastern portion of the world’s largest terrestrial biome – the boreal forest. Choose left fork and you will cross the great and glorious land of the Innu, sacred home of the Caribou Master, land of the August snows. Choose the right and you will cross villages of obstinate fisher folk and go past Mingan, one of the most important historic sites in all North America. Please observe a moment of silence in memory of Cod, another for Wolverine.” Sure there are mines and riches. Sure there’s work, and big bucks, and loads of water to dam up and put to work. But can’t we remember, as we get down to work, to spare a thought for grandeur? To give beauty its due?

Serge Bouchard

J’ai d’abord entendu parlé de Naomi Fontaine par son professeur d’écriture, François Bon, un écrivain français qui était de passage à l’Université Laval pour quelques sessions et que j’avais par hasard invité chez moi, avec sa femme, dans le bois, pour une randonnée en raquettes sur les bords de la rivière Montmorency. L’écrivain était heureux de son séjour au Québec. Il m’a alors longuement parlé d’une de ses étudiantes. C’était Naomi. Quelques mois plus tard, si on veut croire au hasard, on me proposait d’être le mentor de celle-ci dans le cadre du programme « Première ovation ». J’ai été enchanté de rencontrer au café Krieghoff cette Innue qui avait à ce moment vingt-deux ans et qui me présentait une série de récits de vie se déroulant pour la plupart à Uashat, près de Sept-Îles. J’ai beaucoup aimé jaser avec celle qui parlait la même langue québécoise que moi, qui avait étudié à Québec durant toute sa jeunesse, avec sa sœur, et qui commençait des études en sciences de l’éducation. J’ai été ravi de découvrir une parole autochtonienne toute neuve, rafraîchissante, libre de bien des préjugés. En effet, dans ses textes, Naomi s’exprimait sans amertume, sans regrets, mais avec une justesse rare, à propos d’un univers que j’avais eu la chance de connaître en tant que médecin sur la Côte-Nord. Pour son texte Kuessipan, publié chez Mémoire d’encrier, je n’ai pas eu grands conseils à donner à Naomi, déjà écrivaine dans l’âme. Je n’ai eu qu’à l’encourager à écrire, à poursuivre, à grossir un peu ce qu’elle avait déjà livré. Quel bonheur de placoter d’ours noir dans un café de la rue Cartier avec une Innue à l’esprit libre, esprit toutefois bien imprégné des liens existant entre deux cultures, la « québécoise » et « l’innue ».

Jean Désy

naomi fontaine Je viens de là-bas

Je viens de la distance. Des portages, de la sueur, du silence des hommes, de l’ouvrage, des sapins, des épinettes, des mousses qui poussent sur les terres anciennes, celles qui restent intactes, qui tracent un chemin. Du bruit de la mer, des vagues qui fracassent la roche, du sable doux sous les pieds, de la lune pleine, des étoiles par milliers. Je viens de la noirceur après minuit, quand tout est éteint, que les maisons dorment. Je viens de la nuit noire. De l’immensité. L’odeur saline de la côte. L’idée que rien ne se peut après l’horizon. Le regard qui voit loin devant lui, ou très près, derrière. Je viens d’un village que d’autres appellent réserve. Là où le gazon ne pousse pas naturellement. Je viens de terrains ensevelis de sable, de cailloux ronds, ceux que la mer façonne. D’asphalte et de routes de gravier. De maisons cordées, identiques, colorées. Des rues dans lesquelles roulent des enfants en bicyclette et des pick-up qui passent tranquillement à leurs côtés. Des clôtures en bois peintes en blanc ou en vert, défaites par les gens pressés. Des autos qui contournent les gens qui marchent sur la rue, sans klaxonner. Des grandes sœurs qui promènent leur petit frère en poussette.

Je viens d’un espace restreint. De ces quelques kilomètres carrés, parce qu’ailleurs ils ont cru que ceci valait mieux que l’immensité. Je viens de cette femme, qui a cousu, qui a nourri et qui a flatté le plus souvent possible les cheveux fins de ses petits-enfants. Qui est née dans une forêt, qui s’est retrouvée réservée, parce qu’ailleurs, ils ont cru que cela était juste. Cette femme qui n’a jamais accepté que d’autres élèvent sa chair, sa portée. Je viens de cette grand-mère, savante. Une ourse, une femme à la peau brune et aux yeux bridés. Je viens d’un peuple ancien. Des images en noir et blanc, des tentes, des femmes qui fument la pipe, des hommes qui posent fièrement avec leur hache. Je viens de cette rivière, mon grand-père qui observe filer l’eau, silencieux. Je suis une native. J’ai habité ce territoire. J’ai aimé ces montagnes. J’ai baigné ma peau dans l’eau glacée. J’ai goûté aux bleuets. J’ai mangé la perdrix. Et j’ai fixé la mer, petite fille ou nouvelle maman. J’ai observé la profondeur du bleu, j’ai écouté le silence. Je viens de là-bas, qui, plus je m’en éloigne, plus il m’habite. Peut-être que l’ailleurs m’a façonnée, mais c’est ce là-bas qui me rappelle qui je suis.

Naomi Fontaine

Fleuve Saint-Laurent, près de Baie-Comeau

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I first heard of Naomie Fontaine from her creative writing professor François Bon, a French writer who spent a term as visiting professor at Université Laval. I’d invited him and his wife to my place to go snowshoeing in the woods by the Montmorency River. He told me about how he was enjoying Quebec and talked at length about one of his students, Naomi. A few months later, out of the blue, I was asked to pair with this same Naomi as part of the Première Ovation mentoring program. We met at Café Krieghoff, and I was immediately won over by this young Innu woman, then twenty-two years old, with her series of real-life stories set for the most part in Uashat, near Sept-Îles. It was a pleasure to chat away in the shared idiom of our common Quebec language. She had attended school in Quebec City from childhood along with her sister and was beginning her degree in education. I was thrilled to discover in her a refreshing new aboriginal voice, uncluttered by many of the usual prejudices. Her writings gave voice, without bitterness or regret and with rare insight, to a world I myself had once got to know as a doctor on the North Shore. For her novel Kuessipan, later published by Mémoire d’encrier, I could offer little. She already had a writer’s soul. I could only encourage her to keep writing, to stay with it, to fill out what she’d already produced just a little more. What a pleasure it was though to talk black bears in a café on rue Cartier with this Innu free spirit, a spirit fully imbued with all that connects Québécois and Innu culture.

Jean Désy

naomi fontaine I Come from There

I come from distance. From portages, from sweat, from men’s silence, from work to do, from firs, from spruce, from mosses growing on ancient lands, what’s left of them, that trace a path. From the sound of the sea, from waves that crash on rock, from soft sand underfoot, from the moon that’s full, from stars in their thousands. I come from the darkness after midnight, when it all shuts down, when the houses sleep. I come from the black of the night. From the immensity. The salt coast air. The idea that nothing can be after the horizon. The eyes that see far off in front, or very close, behind. I come from a village others call reserve. The place where the grass doesn’t grow naturally. I come from lots buried in sand, from round pebbles, the ones the sea has shaped. From pavement and from gravel roads. From row houses, identical but painted bright. From streets where kids on bikes and pick-up trucks pass one another placidly. From wooden fences green and white, with holes where people hurried. From cars that go round walkers in the street and never honk their horns. From big sisters who push their little brother in a stroller.

I come from tight spaces. From these few square kilometres, because elsewhere they thought that was better than immensity. I come from that woman, who sewed, who fed, who stroked her grandchildren’s gossamer hair whenever she could. Who was born in the woods, who was kept in reserve because elsewhere they thought that was good. The woman who wouldn’t let others raise her flesh and blood, her cubs. I come from that grandmother, wise woman. She-bear with brown skin and almond eyes. I come from an ancient people. From black and white pictures, from tents, from women smoking pipes, from men posing proudly with an ax. I come from that river, my grandfather gazing at water flowing, silently. I’m a native. I’ve lived in this land. I’ve loved these mountains. I’ve bathed my skin in icy water. I’ve tasted blueberries. I’ve eaten ptarmigan. I have stared at the sea, as little girl and new mother. I come from there. The farther away I go, the more it’s in me. It may be that elsewhere formed me, but back there tells me who I am.

Naomi Fontaine

Les Galets, Natashquan

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Le beau pays des Cris The Beautiful Land of the Cree

Entre 1971 et 1975, au journal de nos préoccupations s’ajoutèrent les Cris, la nouvelle route vers Radisson et vers la Caniapiscau ; la chasse ; la pêche ; les caribous ; les épinettes noires ; la représentation du Nord ; les camions ; la coupe des « fouettes et des bâtons » ; les corridors de transport de l’électricité au long cours ; l’impression du neuf ; les travaux sans précédent. Ce fut surtout la découverte de la fierté d’un peuple prenant possession d’une partie depuis trop longtemps négligée de son domaine national. La baie James est d’abord apparue comme un symbole, celui de l’exploit du génie ; d’un NouveauQuébec énergique. Comment peut-on savoir, dans le petit nord de Montréal, immobilisé dans les bouchons de l’autoroute 15, que cette route mène quelque part, vers le nord-ouest ? Rien ne l’indique ; rien n’est écrit. Malgré « le projet du siècle », le grand espace est retombé dans l’oubli. Avis aux Montréalais : il y a un monde au-delà de Tremblant ! Pour l’embrasser, vous allez devoir chausser les pneus d’hiver de votre mémoire. Visez d’abord la belle Abitibi. Puis, prenez la route de la baie James, en hiver, qui commence d’ailleurs en Abitibi, à la ligne de partage des eaux, comme le mot le dit. Ce trajet est un livre d’histoire. Au point zéro de la route, on peut déjà raconter les mines et leur misère, les contes des agonies et renaissances, à Joutel, à Matagami. Vous atteindrez Rupert, le Waskaganish des Cris eeyous, là où commence la légendaire saga de la Compagnie de la baie d’Hudson, des Amérindiens chasseurs et trappeurs qui furent présents à la grandeur de la forêt boréale, de Mistissini à Nemiscau, de Chisasibi à Waswanipi, de Wapmagoustoui à Nichicun. Histoire des castors, histoire de l’eau, des feux de forêts, des repousses de pins gris, l’univers résineux des chicots pointus de la mélancolie, sous le ciel rose des outardes. Pour moi, dont l’esprit dégage un relent de diesel, la route de la baie James a une âme

Between 1971 and 1975, the Cree entered our collective consciousness, along with the Radisson and Caniapiscau roads, hunting, fishing, caribou, black spruce, images of the North, trucks, stick and stub harvesting, long-distance power lines, a sense of newness, and monumental public works. But most of all, those years marked our discovery of a proud people, taking ownership of a too-long neglected part of its national territory. James Bay first burst onto the scene as a symbol, the epitome of engineering wizardry and the energetic New Quebec. But for a driver stuck today in traffic on Highway 15 in Montreal’s very near north, there’s no way to know that this same road actually leads somewhere – somewhere north and west. Of that, there’s no visible sign. Not a single indication. Despite the “project of the century,” all that vastness of space has sunk back into oblivion. Note to Montrealers: there’s a world beyond Mont Tremblant! To embrace it, you’ll need snow tires for your memory. Head first for lovely Abitibi. From there, take the James Bay Road, in winter. The road’s source, oddly enough, is there in Abitibi – the dividing of the waters, as the name says (in Algonquin). This road is a history book. At mile zero there’s already been toiling in the mines, tales of their death throes and rebirths in Joutel and Matagami. Then in Rupert House, now Waskaganish of the Cree Eeyouch, comes the saga of Hudson’s Bay Company, fed by hunters and trappers all over the boreal forest, from Mistissini to Nemiscau, Chisasibi to Waswanipi, Whapmagoostui to Nichicun. And everywhere, it’s the story of beaver, water, forest fires, jack pine regrowth, with the conifer world’s sharp melancholy snags beneath the salmon sky of Canada geese. For me, whose spirit stinks of diesel fuel, the James Bay Road has the soul of a trucker. There’s something about the snow whipped up in the wake of a long‑haul rig on the run, a hulking

Secteur de la rivière Rupert, Baie-James Double page précédente : Coucher de soleil sur la rivière La Grande, Baie-James

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« camionneuse ». De la neige qui poudroie derrière un gros camion qui fuit, une bête de métal dont le nez « s’englace » à force de fendre l’air, le son d’un moteur qui a peur d’avoir froid, la grosse machine qui viole le calme des nuits de cristal et le bruit sourd des pneus noirs qui tournent dans de la poudreuse. Bref, une image. Les bassins des grandes rivières nous soufflent des noms, celui de des Groseilliers, celui de Radisson ; mais aussi celui de Louis Jolliet, de d’Iberville, de Guillaume Couture, du père Albanel, du capitaine James et du gouverneur Bailey, de monsieur et de madame Watt. Les fantômes des anciennes familles cries se réincarnent dans ce marcheur solitaire, surgissant de nulle part, traversant le fossé, un Indien à ses propres affaires, dont nous ne savons rien.

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metal beast whose muzzle ices up as it cleaves the air, its engine rattling with fear of the cold, an outsize tin can profaning the night’s crystal calm in a muffled roar of black tires rolling through the powder. A picture, that’s all. The great river basins whisper names to us: des Groseilliers and Radisson, and Louis Jolliet, d’Iberville, Guillaume Couture, Father Albanel, Captain James and Governor Bailey, and Mr. and Mrs. Watt. The ghosts of long-dead Cree families are reincarnated in a lonely wanderer looming out of nowhere and crossing the ditch, some Cree guy going about his business utterly unknowable. On the way back, take a left towards Nemiscau then stop off in Oujé-Bougoumou on the North

Double page suivante : Rivière La Grande, Baie-James

Sur la voie du retour, tournez à gauche vers Nemiscau, puis ralliez Ojebougamau par la route du Nord, avant de rejoindre La Doré au LacSaint-Jean. Vous aurez fait un tour, un « tour d’auto » au pays de la gravelle, des pick-up et des motoneiges. Attention ! Traverse de loups gris ! Une ourse peut en cacher une autre ! Ne regardez pas le lynx droit dans les yeux ! Et, surtout l’été, vénérez les mouches dans votre pare-brise ; les mouches mortes, « écrapouties » sur la vitre. Voilà vraiment un beau trophée, mieux que le panache de l’orignal décapité, mieux que le cadavre profané du caribou sacré. Tenez à vos mouches sauvages. Car c’est sous les ailes de ces petites mouches noires que se cache le nano-manuscrit de la première version du grand livre de l’éternité.

Road before proceeding to La Doré and LacSaint-Jean. You’ll have made the loop, a grand Tour du Nord in the land of gravel, snowmobiles and pickup trucks. Caution. Grey wolf crossing. One black bear may hide another. Never look a lynx in the eye. And, particularly in summer, venerate every fly you find on your windshield: the dead ones splattered across the glass. Now that’s the trophy for you, better than any moose head hanging above a doorway or the desecrated body of a sacred caribou. Honour thy blackflies while ye may. Because there, under the wings of each tiny black behemoth, a nanoscroll is hidden – the first draft of the great big book of eternity.

Serge Bouchard

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romeo saganash Romeo Saganash est né au bord du lac Mishagamish, sous la tente, pas très loin du village cri de Waswanipi, dans le Eeyou Istchee. Chaque fois que je suis passé par ce village, on m’a parlé de lui. Ou bien je fais la rencontre de son frère, ou bien je croise un autre membre de sa famille. Mais c’est grâce à la poésie que j’ai surtout connu Romeo Saganash, le plus souvent à Québec, lors de soirées de lectures. Cet homme aime les mots. Il aime aussi passionnément son pays nordique tout comme l’univers autochtone qui a forgé son âme. Ce juriste de formation a la capacité de graviter dans plusieurs sphères avec qualité. Maintenant qu’il est devenu député au Parlement canadien et qu’il représente la seconde plus grande circonscription du pays (53 % de la superficie du Québec !), il voyage en poursuivant cette singulière quête trilingue qui est la sienne – crie, française et anglaise –, tout en nouant toujours plus de liens entre nordistes et sudistes. Romeo Saganash demeure un homme du Nord, mais tout à fait à l’aise dans les méandres du Sud, probablement grâce à son âme de poète.

Charnelles épinettes

Jean Désy

Un doux vent murmure dans la cime des épinettes squelettiques. Je n’entends pas venir l’infâme djiwettenshu, le vent du Nord. C’est pourtant le plein hiver. Au village, là-bas, les enfants grandissent, au rythme d’insaisissables saisons. La forêt prend une couleur mythique. Je m’éveille, je m’émerveille, rempli de vie. Maintenant, il neige. Rien à voir avec l’ennuyeux et triste gris de la neige recouvrant le sol à Montréal. Bien vite, tout se transforme en blanc immaculé. Miraculé. Instant magique. Bashagôdiin. La terre et le ciel se remarient. La neige danse sur la terre comme au ciel. Je ne vois plus rien. Me voilà seul, apaisé, entre deux mondes. Au-dessus, en dessous, tout autour, je ne distingue plus rien. Je n’entends que moi. Respirer. Je n’entends que mon cœur. Battre. C’est tout. Je me souviens, un jour, adossé à une grande épinette, la plus haute dans les parages, j’avais supplié les esprits de la forêt boréale. « Prenez-moi ! C’est moi que vous cherchez. Je suis à vous ! » Mon désarroi était à son comble. Transi, je sentais mon départ prochain, vers des retrouvailles ancestrales. J’avais supplié : « Présentez-moi au moins à William. Je vous en priiiiie ! » William, le père que je n’ai presque pas connu, décédé alors que j’étais au pensionnat. J’avais à peine sept hivers dans le corps. William, mon rêve dans la vie. Je voulais tellement être comme lui. Il était fort, il était beau, il avait tous les talents. Le plus habile des chasseurs. Un matin de janvier, le prêtre-directeur avait annoncé : « Votre père est mort. Vous ne pouvez retourner là-bas. Le pensionnat a un budget trop serré ! » J’avais deviné que l’homme allait dire cela. Jamais plus je n’aurais l’occasion de caresser mon père, ni ses cheveux, ni son visage. Enlacé à l’épinette, je m’étais amouraché. Sait-on qu’un tronc d’arbre peut être aussi chaleureux ? Je m’étais laissé aller. Mon désarroi s’était transformé en désespoir. Je m’étais laissé aller. Puis j’avais rêvé. Dans mon rêve, des danseuses se déshabillaient, lentement, langoureusement. Dans la lumière pure, dans une chaleur pénétrante, elles dénudaient leur corps, gracieusement. Anges effeuilleuses qui volaient vers moi, se balançant du nord au sud. Combien de nuits, combien de jours étais-je resté ainsi, entouré d’épinettes si charnelles ? À mon réveil, le vent avait changé de direction. J’avais la puissante impression que des morceaux de lingerie, lentement, tombaient tout autour de moi. Et aujourd’hui, pour moi, la forêt prend vraiment une couleur mythique.

Romeo Saganash

Secteur de Matagami, Baie-James

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romeo saganash Romeo Saganash was born in a tent by Mishagamish Lake, not far from the Cree village of Waswanipi in Eeyou Istchee. Every time I pass through the village, I hear about him. Either I meet his brother or run into some other member of his family. The main way I got to know Romeo Saganash though was through poetry, meeting him regularly at poetry readings in Quebec City. The man loves words. As much as he loves his northern home and the Cree world that forged his soul. Romeo is a graduate of law school, at ease in many circles. Now that he sits in the House of Commons representing the second largest riding in the country (53% of Quebec’s land mass!), he’s constantly on the road in pursuit of his singular quest – in Cree, French, and English – that of building bridge after bridge between North and South. Romeo remains a son of the North, but easily navigates the twists and turns of the South, probably thanks to his poet’s soul.

A gentle wind murmurs in the tops of the skeletal spruce. I don’t hear the notorious djiwettenshu, the north wind, coming. Yet it’s the dead of winter. And over in the village the kids just keep growing, in time with the fleeting seasons. The woods take on a mythic aspect. I awaken and marvel, I’m filled with life. It’s snowing now. Nothing like the sad, dull grey littering the ground in Montreal. In an instant, everything is immaculately white. Like a miracle. Bashagôdiin. The earth and sky reunited. Snow dances, on earth as it does in heaven. Everything disappears. I’m all alone, at peace, between two worlds. Above, below, all around: I can’t make out a thing. All I hear is myself. Breathing. Only my heart. Beating. Nothing more. I remember sitting one day with my back against a big spruce, the highest around. I pleaded with the spirits of the boreal forest. “Take me! I’m the one you want. I’m all yours!” I was at the height of desperation. I was shaken to the roots; my death seemed imminent, I was about to join my ancestors. I pleaded, “Take me to William at least. Pleeeease!”

Carnal Spruce

Jean Désy

William was the father I scarcely knew. He died while I was away at residential school. I had barely seven winters under my belt. William. He was my dream. How I longed to be like him! He was strong; he was handsome: he could do anything. The most skilled of hunters. One morning in January, the Principal announced, “Your father is dead. You can’t go back. We don’t have the budgets to send you there.” I knew it – I knew the man would say that. Never again would I touch my father, stroke his hair, his face. I was hanging onto the tree, as if clinging to a lover. Who knew a tree trunk could manifest such tenderness? I’d let myself go. My confusion had turned to despair. I’d let myself go. And I’d had a dream. In my dream there were dancers undressing: slowly, languidly. In the pure light, in the penetrating heat, they bared their bodies gracefully. Striptease angels, floating towards me, swaying north to south. How many nights, how many days had I been there, surrounded by such carnal spruce? When I awoke, the wind had changed. I had a distinct feeling that delicate pieces of lingerie were falling, slowly, all around me. And today, for me, the woods truly have a mythic aspect.

Romeo Saganash

Lever de lune dans le secteur de rivière La Grande, Baie-James

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Le Nunavik ou la chaleur du Grand Nord Nunavik or The Warmth of the Far North

Rivière à l’Eau-Claire, Nunavik Double page précédente : Lac aux Feuilles, près de Tasiujaq, Nunavik

Rien n’est beau sans passion. Le Nord est grand, et c’est bien pour cela qu’on l’appelle le Grand Nord. Le Québec est la seule province canadienne qui s’y taille une part. L’ancienne péninsule d’Ungava est une terre de toundra. Son nom est esquimau ; les Esquimaux sont des Inuits, et un Inuit dira : « Ceci est mon pays, je suis d’ici. » Voilà le Nunavik, notre terre pleine d’esprits, un désert qui s’accouple à des mers – l’Hudson, l’Ungava, l’Arctique ; les côtes nues battues par les vagues glaciales ; l’idéal des phoques, des poissons, des narvals. Il nous faudrait un plan. Nous pourrions l’appeler le plan Nord. Comment faire pour que le Nord s’embellisse plus encore, s’enrichisse de ses propres richesses, et devienne une part de nous-mêmes ? Comment aimer démesurément ces vieilles roches usées par le temps ? Comment aimer cette mousse, ces arbres nains, ces caribous, ces loups ? Depuis longtemps, il y a au sud des amants du Nord ; des savants, des chercheurs ou simplement des gens. Mais ces curieux du « NouveauQuébec », étudiants des glaces et des sols, passionnés de langue et de mythologie inuites, ces géographes universels n’ont jamais eu une grande audience. Nous sommes un pays nordique qui tourne le dos à sa nordicité. Le Nord est encore une colonie, là où on va pour travailler, avec boni pour l’ennui. Où est l’architecture originale du Nord, la beauté créative des bâtis et des infrastructures ? Où sont les plans pour y voyager à des coûts normaux ? Comment construisons-nous le Nord pour l’avenir ? Le village de Kuujjuaq est-il condamné à la laideur ? Tous les défis humains y trouvent leur point de chute ; le Nord est un obstacle qui pourrait nous grandir. Mon pays, c’est encore plus que l’hiver ; mon pays c’est la glace, c’est la mer. Mon pays, c’est l’espace, le grand terrain de jeu de la nuit et de la lumière ; mon pays est un ours blanc qui en rencontre un noir, à Kuujjuaraapik, là où la taïga touche à la toundra. Voilà donc le secret de ce plan. Reconstruisons le Nord avec les Inuits. Imaginons des auberges chaleureuses, des vacances en Arctique pour les familles en semaine de relâche et pour les couples fatigués, où, entre le ski, la motoneige, le traîneau

Nothing can be beautiful without passion. The North is far from most populated areas – that’s why we call it the “Far North.” Quebec is the only Canadian province that’s got a piece of it. The ancient Ungava Peninsula is a land of tundra. The name is Nunavik in Inuktitut, the language of the Inuit, and an Inuk would say “This is my country. This is where I’m from.” Yes, this is Nunavik, our spirit-filled land, a desert surrounded by seas – Hudson Bay, Ungava Bay, the Arctic Ocean; barren coastline battered by icy waves: just what the doctor ordered for seals, fish, and narwhals. So. We need a plan. Why not call it the Northern Plan? Or the Plan Nord – we’re in Quebec after all. What will we put in this plan to make the North even more beautiful, enriched by its own riches, a part of all of us? How will we cultivate an exorbitant love for these timeworn rocks? How will we learn to love the moss, the stunted trees, the caribou and wolves? For a long time now, there have been Southerners who love the North: scholars, researchers, ordinary people too. But these acolytes of “New Quebec,” these universal geographers – students of snow and soil, Inuktitut fans and Inuit mythology groupies – never had much of an audience. We’re a northern people who turn our backs on our northernness. For us, the North is still just a colony, a job posting, with a bonus for putting up with the boredom. Where in all this is the North’s original architecture? Where the creative beauty of its buildings and public works? Where are the plans for northern travel at halfway reasonable prices? How do we build the North for the future? What doom has ruled that Kuujjuaq has to be ugly? The North is the jumping-off point for every human challenge: it’s an obstacle that could make us better people. My country is much more than winter: it’s ice; it’s sea. It’s space, the vast playground of light and nighttime; the meeting of a polar bear and black bear, in Kuujjuarapik, where the taiga meets the tundra. And the secret to the plan is this: we rebuild the North with the Inuit. Think of cozy inns, March break arctic vacations for families, getaways for tired couples where, between skiing,

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Caribous dans la taïga au Nunavik Double page suivante : Hiver dans la toundra au Nunavik

à chiens et la contemplation de la Voie lactée, on visiterait un illustre musée racontant l’histoire du peuple inuit, le plus ingénieux de la terre. On y apprendrait aussi les explorateurs, les pierres précieuses, les roches les plus anciennes de la planète, les montagnes, les météorites, le cratère de Pingualuit. Imaginons un forfait, des découvertes, une habitude : aller à l’autre bout du monde, qui est chez nous, comme de raison. Venez au Nunavik, pour vous « chauffer la couenne », pour vous purifier l’esprit. Il n’est plus beau bronzage que celui des reflets de la neige, il n’est plus beau spa qu’au cœur de la toundra.

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snowmobiling, dogsledding, and contemplating the Milky Way, you visit a world-class museum recounting the story of the Inuit, the world’s most ingenious people. And reveals explorers, precious stones, the oldest rocks on the planet, mountains, meteorites, and the Pingualuit Crater. Imagine the whole package, new experiences, and a new tradition of travelling to the ends of the earth, which is, coincidentally, your own back yard. Come to Nunavik; bask in northern warmth; purify your spirit. There’s no tan like a snow tan and no spa like the heart of the tundra.

Il faudrait un jour savoir parler avec chaleur du Nord, de ses lacs immenses, de ses rivières, de ses renards, de ses dépressions, de ses aurores, de son ciel, de ses fleurs en été, de ses blizzards effrayants. Là où le défi absolu se pose aux humains : n’y aurait-il que de l’ennui dans cette vallée de larmes gelées ? Ne laisserons-nous derrière que des montagnes de barils rouillés, des épaves de machines sur un fond de néant ? Se trouver beau est un travail de tous les jours et de toutes les saisons. Cela fait partie de la création de la richesse.

One day we’ll have to warm up to the North and say so: the vast lakes, rivers, foxes, sinkholes, auroras, sky, summer flowers, terrifying blizzards. The place where humans face the ultimate challenge: can we see but ennui in this vale of frozen tears? Will we leave nothing but mountains of rusted barrels and broken machinery, against a backdrop of nothingness? Seeing beauty in yourself is a job for every day, every season. And which, when all is said and done, is truly wealth creation.

Serge Bouchard

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brigitte

lebrasseur

J’ai rencontré Brigitte Lebrasseur dans la toundra, au Nunavik. Ensemble, nous avons soigné des patients inuits, mais aussi, nous avons beaucoup marché sur les mousses de cette contrée qui nous a éblouis. Que de fois nous avons admiré des aurores boréales ! Que de fois n’avons-nous pas simplement respiré amplement tout en nous délectant des airs du Nord ! Brigitte Lebrasseur est pour moi l’une des grandes « femmes du Nord ». Musicienne accomplie, elle est aussi une cinéaste qui a réalisé plusieurs documentaires, en particulier un petit film sur Emily Novalinga, intitulé Étincelante, qui nous permet d’entendre la voix d’une Inuite qui aima profondément les gens de son pays.   Par ses qualités artistiques, Brigitte Lebrasseur a su capter ce qui fait la splendeur de la toundra comme des êtres qui aiment l’habiter. Pour elle, indubitablement, il existe une poésie propre à cet espace de vents, de champs de linaigrettes et de troupeaux de caribous qui, encore, nourrit l’esprit et le corps de toute une civilisation.

Jean Désy

Mots et images du Nunavik Emily Novalinga aimait les mots ; moi, j’aimais les images. Emily écrivait à propos de tout, autant sur son rêve de trouver l’homme idéal que sur la beauté d’une journée de pêche tout en prenant un thé dans la toundra. Toutes les deux, je peux le dire, nous avions soif d’images. C’est dans la cafétéria de l’hôpital de Puvirnituq que nous nous sommes rencontrées. Tout haut, elle était en train de lire à une amie le dernier poème qu’elle venait d’écrire dans l’un de ses cahiers à anneaux. Après que tous furent retournés à leur travail, je suis restée près d’elle. Nous sommes vite devenues des amies. Dans sa voix, j’avais vu des images. Je lui ai donc proposé un jour de juxtaposer mes images à ses mots. Ensemble, nous avons choisi un poème sur la pêche printanière. Ce furent les débuts de notre collaboration. Un jour, tout excitée, elle m’a téléphoné pour me dire : « Brigitte, il faut absolument que je vienne te voir. Je veux te lire mon dernier poème. Il est sorti d’un seul jet. Je pense que c’est un bon poème. » C’est ainsi qu’elle m’a fait découvrir Étincelante (Sparkling Igloo, en anglais, la langue dans laquelle Emily écrivait), après avoir pris place sur le petit divan de mon appartement. Tout comme elle, j’ai été saisie par la grandeur et l’importance de ce poème dénonçant la violence faite aux femmes. Cette dénonciation, pourtant, elle était pleine de sagesse et d’espoir. Le poème Étincelante est à la fois simple et complexe. Le film que j’en ai tiré ne dure que sept minutes. Il m’a toutefois fallu trois années pour le compléter. Je ressentais le besoin d’aller dans toutes les couleurs d’Emily, dans toutes les saisons de la toundra. Bien sûr, il me fallait aussi filmer Emily. Mais ma petite caméra usagée s’étant brisée à trois reprises pendant le tournage, j’ai dû attendre patiemment le retour des saisons.

Heureusement, grâce aux longues journées d’été, j’ai pu rattraper le temps perdu. Après mes heures de travail comme infirmière, au dispensaire, je filmais des fleurs, parfois jusqu’à minuit (ou presque !). Bien des gens, dont plusieurs Inuits, m’ont aidée à trouver les couleurs nécessaires à mon film. On me disait : « Hé, Brigitte, il y a des fleurs mauves sur le chemin de la pump house ! » Comme je ne possédais pas de VTT, on m’offrait de me conduire. Un jour, mon ami Jean m’a emmenée jusqu’à un troupeau de caribous qui traversaient la rivière; c’est mon amie Suzanne qui m’a fait voir les champs de fleurs de Finger Point. J’ai beaucoup marché, pendant des jours entiers, seule à travers les mousses et les lichens, entourée des marécages de la toundra. Un jour de janvier, Jean m’a transportée de l’autre côté de la rivière, jusqu’à un grand cap de roches dénudées, pour que j’y filme des inukshuks1. Mais c’est de saisir Emily en train de réciter son texte qui s’est avéré le plus difficile. Emily ayant fait le dur choix d’aller vivre à Montréal avec ses enfants pour s’y réfugier, nos allées et venues n’ont pas souvent concordé pendant le temps qu’a duré le tournage. Mais finalement, j’ai pu capter sa voix de poète et de femme, unique, en plus de son image. À mon sens, le poème Étincelante ne peut que donner de la force et de l’espoir aux femmes inuites comme à toutes les femmes du monde.  Empilements de pierre, en inuktitut.

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Brigitte Lebrasseur

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brigitte

I met Brigitte Lebrasseur on the tundra in Nunavik. We cared for Inuit patients together but also spent a lot of time walking the mosscarpeted landscapes of that land that dazzled us both. How we marvelled at the northern lights! Or simply stood and breathed deeply, delighting in the northern air.

lebrasseur

For me, Brigitte is one of the great “women of the North.” An accomplished musician, she is also a filmmaker with a number of documentaries to her credit. Her short film Sparkling Igloo introduces us to Emily Novalinga and the Inuit voice of a woman who deeply loved her people. Brigitte’s artistic gifts have allowed her to capture the magnificent essence of the tundra and those who love living there. For her, this world of winds, cotton grass, and caribou herds has an unmistakeable poetry, a poetry which continues to nourish the spirit and body of an entire culture.

Jean Désy

Words and Images of Nunavik Emily Novalinga was a lover of words; I am a lover of images. Emily wrote about everything, from her dream of finding the perfect man to the joys of drinking tea on the tundra during a day of fishing. All the same, I dare say images were something both of us hungered for. We met in the Inuulitsivik Hospital cafeteria in Puvirnituq. She was reading a poem out loud to a friend, newly written out in one of the ring binders she carried with her. After everyone else went back to work, I stayed behind to talk to her. We quickly became friends. In her voice, I could hear pictures. One day I asked her if she’d like to put my images together with her words. Together, we chose a poem about fishing in spring. It was the beginning of our artistic collaboration. One day she called me on the phone, all excited, saying “Brigitte, I absolutely have to come see you. I have to read you my new poem. It just came out of me all at once. I think it’s really good.” This was my introduction to “Sparkling Igloo,” which she read as she sat on the little couch in my apartment. Like her, I was struck by the breadth and significance of the poem and its delicate and devastating evocation of violence against women. Yet this outcry is imbued with wisdom and hope. The poem “Sparkling Igloo” is simple and complex at the same time. My film takes only seven minutes to watch. Yet it took me three years to complete it. I felt I had to film all the colours of Emily, in all the seasons of the tundra. And of course I had to film Emily too. But my little second-hand camcorder

broke three times during the filming, so I was forced to wait, patiently, for the seasons to come round again. Luckily I was able to make up lost time during the long days of summer. After putting in my hours as a nurse at the clinic, I went out to film flowers, often staying out till midnight (or nearly). Many people, both Inuit and nonInuit, helped me find the colours I needed. People would say “Hey Brigitte! There’s some purple flowers up by the road to the pump house!” Since I didn’t have an ATV, people would offer to drive me. One day, my friend Jean drove me out to a herd of caribou that was crossing the river. And it was my friend Suzanne who took me to see the flower meadows at Finger Point. I walked and walked, for days at a time, alone on the moss and lichens, surrounded by tundra bogs. One January day, Jean took me across the river to a bare rocky point so I could shoot the inuksuit there. But the hardest thing turned out to be capturing Emily reciting her poem. Emily had made the painful decision to move to Montreal with her children for her own protection, and our comings and goings rarely matched up during the time I was filming. Finally, however, I managed to capture her voice, the unique voice of this woman and poet, along with her image. For me, the poem “Sparkling Igloo” is a source of hope for Inuit women, and for all the women of the world.

Brigitte Lebrasseur

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emily novalinga

Emily Novanlinga parlait avec son cœur. La toundra, elle l’avait connue dans sa chair, elle y était née, mais elle la portait aussi dans son cœur. Dans ses contes toujours pleins d’éblouissantes arsaniq1, c’est son cœur qui volait. J’ai connu Emily à Puvirnituq. Un jour, à l’hôpital, nous nous sommes mis à parler de poésie. Immédiatement, nous avons cessé d’être un Qallunaaq2 et une Inuite. Simplement, mais extraordinairement, nous avons été deux poètes qui considérions que le bout du monde s’atteignait par les mots, grâce aux mots, en anglais et en français, mais aussi dans la langue du Septentrion, dans cet inuktitut claqué et chantant, déclamé par les plus grands coureurs de froid de la planète. Je me souviens, un soir, toujours à Puvirnituq, nous étions une dizaine d’amis, réunis pour réciter des poèmes dans les trois langues. Emily Novalinga était là ; elle a parlé de ses sources, de ses racines, de ses espoirs, mais aussi de ses souffrances, de la souffrance des autres femmes, ses sœurs. J’ai eu le bonheur de traduire quelques-uns des poèmes d’Emily, particulièrement celui qu’elle récite dans le film Étincelante, de Brigitte Lebrasseur. Emily est morte à Montréal il y a quelques années. Elle n’était pas vieille. Elle nous manque beaucoup, comme elle manque à ses enfants. Mais ce qui est sûr, c’est qu’avoir eu la chance de croiser Emily Novalinga, c’est avoir pu croiser le meilleur de la vie inuite contemporaine.

When Emily Novalinga spoke, you heard her heart speaking. She knew the tundra in her flesh: she was born on the tundra and also carried it around inside her. In the arsaniq3 glow of her stories, her heart took wing. I got to know Emily in Puvirnituq. One day in the hospital we got to talking about poetry. In an instant we were no longer qallunaaq4 and Inuit. We were simply – wonderfully – two poets, believing that words could take us to the ends of the earth, in English or French, but also in Inuktitut, that guttural, singing language of the North declaimed by the planet’s greatest cold and ice adventurers. I remember one night when a dozen friends got together in Puvirnituq to recite poems in three languages. There was Emily, talking about her sources, her roots and her hopes, along with her pain and the suffering of her sisters everywhere. I was lucky to get to translate a few of Emily’s poems into French, including the poem she recites in Brigitte Lebrasseur’s film Étincelante, “Sparkling Igloo.” Emily died in Montreal in 2009. She wasn’t old. We miss her a lot, the way her children miss her. But one thing we’re sure of: encountering Emily was to experience the best of contemporary Inuit life.

Je suis née dans un iglou avec la neige Et la neige était comme moi Je suis née blanche comme la neige Que le soleil fait briller J’y vois toutes les couleurs Le jaune étincelant Je suis née pour la clarté Le blanc étincelant Je suis née pour la finesse Le bleu étincelant Née pour les caresses Le rouge étincelant Née pour un cœur intact Qu’on m’offre des roses qui ne blessent pas Le vert étincelant Je suis née pour l’amitié Le noir étincelant Pour ne jamais désespérer Le brun étincelant Pour laisser ma peau bronzer Le rose étincelant Pour être embrassée comme une belle femme Le pourpre étincelant Jamais on n’aurait dû battre mon corps ni le meurtrir ni le briser Je suis née étincelante Pour recevoir chaque mot, chaque son de tendresse Chaque étincelle d’amour

 Aurore boréale, en inuktitut.  Étranger, en inuktitut. 3 Inuktitut: northern lights. 4 Inuktitut: foreigner. 1 2

Sparkling Igloo

Étincelante

Jean Désy I was born in an igloo Snow is like me White When the sun shines on snow I see all kinds of colours Sparkling yellow I was born to be bright Sparkling white I was born to be touched softly Sparkling blue I was born to be treated gently Sparkling red I was born to never get hurt at heart and to get roses from someone who will not hurt me Sparkling green I was born to grow up in sympathy Sparkling black I was born to never despair Sparkling brown I was born to relax with a nice sunburn Sparkling pink I was born to be kissed as a beautiful woman Sparkling purple I was born with a body that should never be punched or bruised Sparkling me I was born to receive nothing but sparkling love

Emily Novalinga

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Aller au Nord Heading North

On va au Nord pour toucher à sa nordicité intrinsèque, là où tous les azimuts se réunissent pour danser comme le fait une aurore boréale. On va au Nord pour se rendre au bout de sa norditude, extrême des extrêmes de la solitude, d’où émanent toutes les migrations. Une fois au Nord, on peut admirer un ciel de tendresse rose, à minuit juste, en juillet. Parfois, c’est l’instant de grâce. Il n’y a peut-être que dans le Nord que la lumière peut se faire aussi délicate. Dans le Nord, on ramasse des bleuets bénis comme les ramassaient les cueilleurs de la toundra il y a mille ans, il y a cinq mille ans. On se penche, on tombe dans une talle de camarines noires en se souvenant que les ancêtres s’en délectaient. Complet bonheur de goûter les fruits de la toundra.

We head North to touch our inner northness, at the node, the place where meridians meet and dance like the northern lights. We head North to get to the bottom of our northitude, the omega-point of solitude, alphapoint of migration. Up North, the July sky blushes for us, sweetly, at the stroke of midnight. It is at times a moment of grace. Only in the North, perhaps, does light come to us so delicately. Up North, we gather blueberries as blessings, like gatherers a thousand years ago, or five. We crouch; we stumble onto a crowberry patch, recollect our ancestors, their delight. The bliss of tundra berries. We head North to be woven into ancestral sinews, our human roots.

On va au Nord pour s’inscrire dans les fibres les plus ancestrales de son humanité.

Jean Désy

Campement près de La Romaine (Unamen Shipi), Basse-Côte-Nord

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Poème-canot Canoe Poem

Quand ton canot file sur l’eau Un ciel orange et bleu dans ta tête Quand le huard t’appelle À grands coups d’échos Chahutant les jaunes et les pourpres Des berges d’un lac du Nord Tu vois bien que tout n’est pas si lourd Ni pour l’espace ni pour toi-même Tu vois bien que tes anciens malheurs Comme tes prochaines détresses N’ont rien à voir avec Dieu Tu ne montres plus le poing Tu ne cries pas contre la mort Ou le mauvais sort Ton âme flotte comme ton canot Sur les eaux pures Les épinettes noires Et dans le soir au cœur des cieux Tu te sais au beau mitan du monde Tu respires mieux que jamais Dans le magma du cosmos De ta plus antique liberté Celle du Dieu que tu forges en toi-même Comme celui qui t’a créé

As your canoe skims atop the water Your mind’s sky all orange and blue And the loon that’s calling to you In a broadside of echoes Blurring purples and yellows On the lake’s farther shore That’s when it twigs It’s not such a big deal For the sky or you either You get it – that your past setbacks Like your troubles to come Have no hint of God in them You cease shaking your fist You don’t rail against death No evil words oppress Your soul and canoe On waters pure Black spruce And at night in the heart of the heavens You know you’re at the midpoint of the world Your breath comes more freely In the magma of the cosmos Of your very first freedom The freedom of the God you are forging inside you Who’s like your creator

Jean Désy

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La société des nomades disparus The Lost Nomads Society

Kangiqsujuaq, Nunavik Double page précédente : Lac à l’Eau-Claire, Nunavik

« Le pays dont je parle a des dimensions infinies. » Ainsi débutent-ils leurs discours, nos politiciens, quand ils veulent nous convaincre d’exploiter les richesses du Nord. Aujourd’hui, les avions, les hélicoptères, tous les moteurs du monde traversent cet infini en quelques heures, et les voyageurs modernes seront surpris des lenteurs des transferts, des retards dans les arrivées et les départs, ils seront contrariés par le brouillard ou le mauvais temps. Malgré tout, malgré les impatiences du jour, il reste que le Nord se survole désormais en tout confort, il se traverse bien au chaud dans tous les sens et à toutes les altitudes. En quelque sorte, il est vaincu : le camion pick-up, la super motoneige, les VTT aux couleurs de camouflage le sillonnent d’un bout à l’autre. Dans ce tournoi du travail et du divertissement, safaris tranquilles qui nous font chasser le caribou à la limite arbustive du territoire ; au-delà des brise-glaces qui se cherchent de l’ouvrage, croisant en eaux libres dans le passage du Nord-Ouest

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“I’m talking about a land of infinite potentialities.” That’s how they always start. You can tell when a politician wants to talk us into exploiting the riches of the North. Nowadays a plane, helicopter, or just about any engine in the world can cross that infinity in a couple of hours. Modern travellers are surprised when a transfer is slow or a departure delayed. Stormy weather or fog can ruin their day. Yet with all these daily frustrations, you can still cross the North in complete comfort, snug as a bug, in whatever direction, and at any altitude. In a way, the North has been conquered: pick-up trucks, snowmobiles, and ATVs in their camouflage paint jobs flit back and forth across it from one end to the other. I ask you then, in this frantic round-robin of business and pleasure – placid caribou-hunting safaris at the treeline, icebreakers looking for something to get their teeth into in the open waters of the Northwest Passage, checking perhaps for the wrecks of Franklin’s expedition, on the roads and

tout en recherchant les épaves des voiliers de l’explorateur Franklin ; sur les routes et les pistes, dans les camps des pourvoiries, ayons une pensée pour la société des nomades disparus. Imaginons les milliards de pas en raquettes, les milliards de petits nuages de souffle gelé qui se sont envolés dans l’air glacial. Pensons aux innombrables voyages à pied, aux efforts murmurés, aux sacs en bandoulière, aux traîneaux, aux charges et aux chiens, aux portages, aux voyages sur l’eau, aux épopées en oumiak, en kayak, pensons aux pinces de canot que les yeux des nomades ont tant regardées depuis des siècles et des siècles. À mes premiers pas dans le Nord à la fin des années 1960, je ne pouvais pas savoir que je rencontrais en toute intimité, face à face, au cœur de l’éternité boréale, les derniers nomades du Innu Astshi – la « terre des humains ». J’avais vingt ans et toute l’ignorance de mon âge. Mais cette ignorance favorisait l’émerveillement et la naïveté, l’ouverture béante de mon âme enjouée.

trails, in outfitters’ camps – to have a thought for the nomads society that once was. Think on the billions of snowshoe steps, the billions of puffs of frozen breath floating into the frigid air. Consider the numberless foot journeys: the grunting and pushing, the heavy packs shouldered, the dogsleds, the loads, the dogs, the portages; think of the water journeys: odysseys by umiak and kayak, the canoe bows they must have stared across for ages unending. When I took my first steps in the North in the late 60s, I had no way of knowing that the people I met, personally, face to face in the eternal boreal present, were the last nomads of Innu Assi – the Land of Human Beings. I was twenty, resplendent in the ignorance of my age. Yet this ignorance – the gape-mouthed obliviousness of my carefree soul – proved fertile soil for wonder. I marvelled at the spruce trees, the wild rivers, the Labrador Plateau. Above all I marvelled at the people: the Innu in their Nitassinan, the music

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Je découvrais les épinettes, les rivières sauvages, le plateau labradorien ; je découvrais surtout les visages des Innus, en leur Nitassinan, la musique de cette langue, le sourire de cette culture, la beauté des personnes aussi belles que leur pays. Dans mon élan, j’allais bientôt apprendre le pays des Cris et la terre des Inuits. Je pense à toutes les Élizabeth, à toutes les Philomène, les Joséphine, les Mathieu et les Damien, les Tom et les Smally, les Pierre et les Simon, et je pense à toi Joachim, et à vous Zebede, Jobie, Sheojuk, Isaac, Josephie, Oolamie, je pense aux Nungak, aux Pinguatuk, aux Anautak, mais encore aux Kanatawat, Petawabano, Awashis, Mistanapeo, Menikapo et Moenen, Fontaine, Ottawa, Napesh, Tshernish, Pawshtuk, Ispateo. De la Baie-James au Labrador, toute une pièce s’est jouée, mettant en scène des acteurs aussi grands qu’oubliés. Saganash, qui signifie l’Anglais, Mestokosho, qui signifie Le Blanc, tout pointe vers le continent métis, tout désigne les rencontres fécondes. Les Écossais, les Irlandais, les Canadiens français, ils sont nombreux à avoir répondu à l’appel de l’espace, à l’appel des cultures autochtones. Nos liens ont été si forts, il est étonnant que nous nous en rappelions si peu. Pien le troisième, fils de Pien Deux, petit-fils de Pierre Un, vient de quitter Washat par la voie ancienne de la belle Moïsie, il a remonté le portage Winnipek jusqu’au lac Atikonak, puis il s’est rendu jusqu’à Michikamau avant de traverser la ligne jusqu’au Mushuau-nipi, là il a vu des

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of their language, the smiling of their culture, the beauty of them all – beautiful as the land that was theirs. That same ardour then carried me away to Cree country, and to the Inuit lands. I think of the Elizabeths and Philomènes, the Josephines and Matthews, the Damiens, the Toms and Smallys, the Pierres and Simons. I think of you, Joachim, and Zebede, Jobie, Sheojuk, Isaac, Josephie and Oolamie; I think of Nungaks, Pinguatuks and Anautaks, of Kanatawats, Petawabanos, Awashis, Mistanapeos, of Menikapos and Moenens, of Fontaines, Ottawas, Napeshs, Tshernishs, Pawshtuks and Ispateos. From James Bay to Labrador was a great drama enacted, its players magnificent and forgotten. Saganash: the Englishman, Mestokosho: white man: all signs then pointed to a hybrid continent; markers of fertile encounters were everywhere. Scots, Irish, French Canadians – many were they who answered the call of the wide open spaces, of the first cultures. Our ties were once so strong; it’s astonishing how little of it all we now remember. Pien III, son of Pien II and grandson of Pien I, has just left Washat, travelling the old route, by the beautiful Moisie River. He crossed the Winnipek Portage to Atikonak Lake and made it to Michikamau, then crossed the line to get to Mushuau-nipi, where he saw the Mushuau Innu. If he decides to continue northwards, he’ll meet the Inuit west of Tsheshatshit up around Kangirsualuujuak. If he heads west instead, he’ll reach the nomadic Eeyouch in Chisasibi and

Salluit, Nunavik

Mushuau Innu ; s’il choisit de monter encore vers le Nord, il va rencontrer les Inuits, à l’ouest de Tsheshatshit, du côté de Kangirsualuujuak. S’il déborde vers l’ouest, il rencontrera les nomades Eeyous, ceux de Chisasipi, de Wapmagoustoui, par-delà la Caniapiscau. Toutes ces terres furent marchées. Elles sont parsemées de lieux de naissance, portages d’été ou lacs d’hiver dont on se souvient – n’est-ce pas, Desneiges Mestokosho ? Des chutes ou des rapides où l’un ou l’autre s’est noyé, – n’est-ce pas, monsieur Washulno ? Les routes sont marquées par autant de sépultures, de grand-mères, de fils, morts de mort douce, de mort violente. Il y a encore l’écho des rires d’enfants, des conversations, du train-train de la routine. Toutes ces terres sont lourdes de mémoires, elles plient sous le poids des connaissances. La totalité de l’ethnoscience de la chasse et de la pêche, de la cueillette des petits fruits, de la médecine traditionnelle et des remèdes, des histoires sous la tente, des contes et des mythes, l’esprit fin et puissant de la vie animée, tout cela flotte encore dans l’air. Il s’est passé tant de choses et il y eut tant de voyages. Les Inuits ont retourné toutes les pierres de toutes les rives des grandes et des

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Whapmagoostui on the far side of Caniapiscau. All these lands have been walked. They’re shot through with birthplaces, summer portages and winter lakes that we still remember, don’t we, Desneiges Mestokosho? Waterfalls and rapids where somebody or other drowned – right, Mr. Washulno? The routes are marked out with graves, the final rest of grandmothers and sons, their deaths gentle or violent. The children’s laughter echoes along them too, together with conversations and the bustle of daily routine. All these lands freighted with memories, bent under the weight of knowing. That entire ethnoscience of hunting and fishing, berry-picking and traditional medicine, stories in the tent, tales and myths, all the sharp, powerful intelligence of busy life. All of it still floating in the air. So much that’s happened; such journeys made. Inuit have turned over every pebble on every shore along bays large and small. Innu have tramped every portage between every body of water in Nitassinan. Eeyouch have trapped every creek and stream in Eeyou Istchee – from Mistissini to Matagami, from Nemiscau to Nichicun.

Puvirnituq, Nunavik

petites baies. Les Innus ont traversé tous les portages d’entre tous les plans d’eau du Nitassinan. Les Eeyou ont trappé toutes les criques et tous les ruisseaux du Eeyou Astshi, de Mistissini à Matagami, de Nemiscau à Nichicun. Nipi, c’est l’eau. Sipi ou Shipo, c’est la rivière. Temis, c’est profond. Gami ou Gamo, c’est une étendue d’eau ; Shipo Gamo, la rivière qui est un lac ; Temis Gami, le lac profond, et ainsi de suite qui est aux sources d’une grande toponymie. Le pays dont je parle a des dimensions infinies, dans l’espace comme dans le temps. Il est hymne à la vie, un appel de mémoire, un éclairage. Ashini, la roche, Mista Ashini, la grosse roche, la roche chaude, et la réunion des humains autour du feu tranquille de leur victoire sur la dureté du temps.

Nipi: water. Sipi or Shipo: river. Temis: deep. Gami or Gamo: body of water; Shipo Gamo: river that’s a lake; Temis Gami: the deep lake, and on it goes for the names of places. I’m talking about a land of infinite actuality: in space and in time. It’s an ode to life, a call to remember, a way of seeing. Ashini: rock, Mista Ashini: the big rock, the warm rock, the meeting of the human beings around the peaceful victory fire to celebrate their victory over the hardness of time. “The glowing logs and embers lit up strange patterns on the walls of the tent. It was very beautiful. It was our light.”2

La braise et les tisons faisaient de drôles de lueurs à l’intérieur de la tente. Cétait très beau. C’était notre lumière1.

1 Tiré de Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu, un livre de Serge Bouchard paru chez Boréal en 2004.

Serge Bouchard

Taken from Serge Bouchard: Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu. Boréal, 2004.

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J’ai connu Pierre Lussier grâce à des amies qui savaient qu’il travaillait cet été-là à peindre des plantes rares sur les îles de Mingan, en Côte-Nord. À mon sens, cet artiste remarquable est capable de rendre l’âme du Nord comme nul autre. Certaines toiles de Pierre imposent une rêverie du froid que je n’ai retrouvée que dans de rares tableaux de Jean-Paul Lemieux ou de René Richard. Mon ami aime intensément le Nord et la norditude. Un jour, il s’est rendu au Nunavik pour peindre des aînés inuits. Ceux-ci ont tellement apprécié ses œuvres qu’ils l’ont invité pour un second séjour. Que des artistes dans l’âme comme les Inuits aient apprécié à ce point les toiles de Pierre Lussier me paraît hautement significatif. Sans conteste, la luminosité nordique permet à ce peintre de prendre contact avec une part du divin en nous et autour de nous.

pierre lussier

Jean Désy

Portraits inuits

Une fois traversé un profond mur de blizzard, me voilà parachuté du haut des airs dans le vrai Grand Nord, une merveille sans arbre, un joyau brut, un territoire mystique. Et mon cœur se serre devant cet afflux démesuré de vérité. D’emblée, je suis projeté dans un lieu rare de ma conscience, là où une part de moi m’attendait.

Je suis venu ici expressément pour dessiner des visages, comme je l’avais fait en Inde et au Brésil, afin que naissent de ce geste une fraternité, un espoir, un envol. J’ai avec moi d’épais papiers à dessin préparés couleur caribou et quelques craies noires, blanches et sanguine. Kangiqsujuaq. J’aime tout de suite. Il y a comme un cri dans l’air fauve, mais c’est un vrai cri, un cri sans fard et sans masque. Dans le soir qui tombe, je croise un premier Inuit. Je scrute son regard, un regard façonné pendant des millénaires par les vents du Grand Nord. Sophie et James, les enseignants chez qui je loge, m’ont judicieusement conseillé de commencer ma série de portraits par celui d’un aîné respecté de tous. Me voici donc en train de dessiner Mark Tertuluk, grand chasseur, sculpteur et directeur de l’école. Pendant qu’il me raconte posément qu’il a vécu jusqu’à l’âge de douze ans dans un iglou l’hiver et dans une tente l’été, mes craies parcourent les vallées de ses joues, les lacs de ses yeux et les vastes étendues de son front où courent des caribous. Derrière lui, son ordinateur. Mark a trouvé en lui l’ouverture d’âme nécessaire pour s’adapter de façon extraordinaire au monde éminemment nouveau auquel il était confronté. À partir de cette rencontre, je me promène de par les rues en quête de visages porteurs de messages. Quand je me sens interpellé, j’ouvre mon cartable et je montre mes portraits. Infailliblement, on éclate de rire, tout de suite on me dit « oui » et on m’emmène dans sa maison. On enlève les chaussures à l’entrée. Rarement moins de 10 personnes partagent une habitation. Parfois, des vieux sont assis par terre sur un plastique en train de manger de la viande crue pendant que des « yo » de quinze ans, vêtus comme de jeunes New-Yorkais, mangent une pizza décongelée au coin d’une table en écoutant du rap à la télé. Je compose avec tout cela en essayant de garder le cap sur l’universalité de ma démarche. Je me concentre sur mon modèle alors que chacun semble vaquer à ses occupations comme si je n’étais pas là. J’apprécie cette discrétion. Au fil des jours, je constate vite qu’un portrait me mène tout naturellement à un autre, comme si un fil mystérieux les reliait entre eux. Les femmes sont plus réticentes à poser, peut-être parce que plus blessées. Un jour, dans la rue, je demande une information à un jeune homme qui m’offre de m’accompagner. Chemin faisant, il me raconte son décrochage scolaire, sa dépendance aux drogues fortes, l’ambiance familiale. La limpidité de son âme me touche et je lui propose de faire son portrait. Nous entrons donc dans la première maison qui se présente à nous, comme ça se fait là-bas, et je me mets à l’œuvre pendant qu’il me raconte sa vie avec une grande tendresse dans le regard. C’est cette tendresse que je retiens. Et lorsqu’à la fin il se voit, il s’exclame, interdit : « C’est moi ? » « Oui, c’est toi. Vois comme tu es beau ! » Je le serre longuement dans mes bras.

Pierre Lussier

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I got to know Pierre Lussier through some friends, who told me he was up that summer painting rare plants in the Mingan Islands, on the North Shore. For me, he’s a remarkable artist who’s captured the soul of the North like no one else. Some of Pierre’s paintings impose their vision of winter cold in a way I’ve only found in a few works by Jean-Paul Lemieux or René Richard. Pierre is now a friend, and I know first-hand his powerful love for the North and what it means. Once he travelled to Nunavik to paint portraits of Inuit elders, who thought so highly of him they invited him to come back a second time. To me it seems significant that these people, with art rooted so deeply in their souls, would have such appreciation for Pierre Lussier’s paintings. In the radiance of the North he has clearly found a way to commune with the divine that lies within us and in everything around us.

pierre lussier

Jean Désy

Inuits Portraits

Beyond a thick wall of blizzard, I find myself parachuted from the sky into the actual and genuine Far North, a treeless marvel, a raw jewel, a land of divine obscurity. My heart quails before this vast outpouring of truth. Before I know it, I am hurled into previously unexplored corners of myself, to find a part of me that had been waiting there all along.

My purpose in coming was to draw faces, something I’d done in India and Brazil – a way of sowing seeds of fellowship, hope, and new beginnings. With me I took heavy drawing paper underpainted in caribou as well as a few pastels: black, white, and sanguine. Kangiqsujuaq. The place grabs me right away. There’s a kind of cry in the dusky air, but it’s a real cry, a forthright cry with no falseness in it. As evening descends, I pass an Inuit man. I scrutinize his face, sculpted over millennia by the northern winds. Sophie and James, two teachers I’m staying with, have wisely suggested that I begin my portrait series with an elder respected by everyone. So I find myself drawing Mark Tertuluk, a great hunter and carver who is also principal of the school. Calmly he tells me of wintering in an igloo and summering in a tent until age twelve, while my pastels explore the valleys of his cheeks, the lakes of his eyes, and the broad expanse of his forehead where caribou run free. Behind him is his computer, for he has also found the openness of spirit within himself to adapt to the radical new world before him. Leaving this encounter I wander the streets in search of faces that have things to tell me. When one seems to call out, I open my portfolio and show some portraits. Invariably there is laughter, agreement, and I’m taken home. I take my shoes off at the door. Rarely are there fewer than ten under one roof. Now and again I find old folks sitting on a plastic sheet eating raw meat while fifteen-year-old kids looking like homies straight off the New York streets munch frozen pizza on the corner of a table and watch hip-hop videos on TV. I take it all in and try to stay focused on the universality of what I’m doing. I concentrate on the model and they all seem to go about their business as if I weren’t even there. I appreciate their discretion. As days pass, I come to see how one portrait naturally leads to the next, as if a mysterious thread connected them all together. Women are more reticent about posing; perhaps they are more wounded. One day in the street I ask directions from a young man who offers to come along and show me the way. As we walk he talks of dropping out of school, drug addiction, the atmosphere in his family. His lucidity of spirit moves me, and I ask if he’d like me to draw his portrait. We go into the first house that comes along, as people do around here, and while I get to work he tells me the story of his life, a deep tenderness in his eyes. It’s that tenderness I hold on to. And when I’m finished he sees himself and cries out, utterly dumbfounded, “That’s me?” “Yes, that’s you. See how beautiful you are!” I take him in my arms and hold him for a long time.

Pierre Lussier

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Toundra d’abondance

The Tundra Abundant

Baie d’Ungava, Nunavik

Marcher dans la toundra, seul, à dix kilomètres d’un village inuit, dans le silence le plus complet et le plus pur qui soit, pour tout à coup se retrouver au cœur d’un troupeau de caribous, entouré par mille, trois mille ou cinq mille bêtes placides, apparues là comme par enchantement, alors qu’elles suivaient un vieux sentier de migration tracé dans les pierres, voilà l’une des grandes expériences qu’un humain peut vivre dans le Nord.

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Walking in the tundra, alone, ten kilometres from an Inuit village, in the most total, pure silence imaginable, and suddenly finding yourself in the middle of a caribou herd with a thousand, three thousand, five thousand placid animals around you, conjured as if by magic along an old migration trail mapped out among the rocks: it’s one of the great things a human being can experience in the North.

Cette histoire n’est pas une fiction. Cela arrive, et encore maintenant. La faune nordique peut se montrer abondante, surabondante. Quel chasseur inuit n’a pas raconté un envol de lagopèdes où les oiseaux se comptaient par milliers ? Et que dire des voiliers d’oies blanches et d’outardes qui emplissent littéralement le ciel du Nord certains soirs de printemps ? Être tout à coup au beau milieu d’un troupeau de caribous, presque bousculé par les plus grands mâles qui déambulent comme si l’intrus, l’humanoïde, n’existait tout simplement pas, voilà une occasion de s’exclamer : « Wow ! Quel pays, ce Nord ! » Les animaux peuplent encore avec largesse l’espace nordique. Voilà l’une des puissances du Nord, la vie animale ayant trouvé une façon de pulluler malgré les plus grands vents, malgré une végétation souvent raréfiée, malgré des froids intenses qui durent des semaines, malgré la lumière ténue. Le Nord, bien sûr, c’est la Vie !

It’s not fiction. It still happens, even today. Northern wildlife can be abundant, even superabundant. Almost every Inuit hunter can tell you of seeing thousands of ptarmigans exploding suddenly into flight. And what of the vast flocks of snow geese or Canada geese that literally obscure the northern sky on certain spring nights. Standing there in the middle of a caribou herd, practically jostled by the largest males, who stroll past as if this humanoid intruder simply weren’t there at all, you want to shout out “Wow, what a place!” Animals still populate the North, lavishly. It’s one of the strengths of the place – that teeming animal life that’s found a way to abound despite the harsh winds, the often rarified vegetation, the tenuous light, and the weeks of bitter cold. The North is life!

Jean Désy

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Tuktu Par ce long hiver de connivence, dans l’imperturbable transhumance des caribous en rut, je m’imagine moi aussi empanaché de bois et de métal.

In this long winter of connivance, the imperturbable transhumance of rutting caribou, I imagine myself endowed like you with a rack of bone and metal.

Toi, tuktu, enfonces-tu dans la toundra caverneuse, tes sabots déchirant la croûte et le lichen aussi pâle que les rivières givrées ?

Do you, Tuktu, sink into the cavernous tissue of tundra, hooves ripping the crust and lichens pale as river ice?

Tout voyage est un retour vers le bouillonnement des lacs endeuillés de rose et de blanc, dans la traînée du vent qui fuit derrière les collines.

Le bon azimut ancré dans la tempe, je respire les airs d’Inukjuak, recherchant l’immensité nordique entre mes cuisses, dans la chaleur du ventre, au creux des aisselles moulées au corps. Tuktu ! Tuktu ! me confie la lune qui s’est levée.

Et je fonce, dans la chair d’un pays sans âge, dans une saga conifère peuplée de mystères. Brame, tuktu, bêle et brame qu’un Dieu existe dans la toundra.

Et dans l’univers cérébral des bruants indigo, ceux qui jaillissent de la mer quand elle s’ouvre au printemps, Dieu parle des saisons, du frasil et des espaces où trois soleils brûlent à l’horizon. Je marcherai jusqu’aux confins des planètes pour t’admirer, tuktu, pour t’admirer, tuktu. Découvrant des cratères de météorites grands comme des lacs Saint-Jean, parsemés de catoblépas légendaires dont la tête traîne sur le sol et qui sourient, oui, qui sourient sans se dérider.

L’engelure m’aura touché la joue droite, tuktu, mais j’aurai décampé dans la musique des toundras arctiques, sur la terre du Nord où flottent des flocons embaumés.

J’aurai couru à tes côtés, tuktu, sur les plaines de la nordicité, me gavant de silence et de bleu, le sang refluant de mes doigts et de mes pieds vers une chair toujours plus sacrée. La chair de l’âme, tuktu.

Tuktu, toi mon frère et mon âme.

All journeys return to the ebullience of the lake in its rose and talc and widow’s weeds as the wind’s wake flees behind the hills.

Twin sextants sprouting from my temples; I breathe the Inukjuak air, seeking the North’s immensity between my thighs, in my belly’s heat, in my armpits depths as they mould to my flanks. “Tuktu! Tuktu!” whispers the moon in its rising.

And I thrust into the flesh of a land without age, a saga of stunted trees peopled with mysteries. Bray, Tuktu, bray and bleat that a God exists on the tundra. And in the cerebral world of the indigo bunting, the bird who fountains out of the sea when it opens in spring, God speaks of seasons, of frazil, of places where three suns smoulder on the horizon. I will walk to the boundaries of the planets to admire you, Tuktu: Tuktu, to admire you. Discovering meteor craters big as Lac Saint-Jean, scattered with Pliny’s legendary catoblepas, their heads drooping earthwards, who smile, yes, who smile, but are not glad.

I will have chilblains in my right cheek, Tuktu, but by then I’ll have buggered off in the music of the arctic tundra, on the northern earth where salving flakes float. I’ll have run beside you, Tuktu, on the plains of northness, gorging on silence and blueness till the blood surges back to my feet and fingers and on to ever holier flesh. The soul’s flesh, Tuktu.

Tuktu, you – my brother, my soul. Tuktu, Tuktu, my soul.

Tuktu, tuktu, mon âme.

Jean Désy

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La prière de l’épinette noire Prayer of the Black Spruce

Secteur de la rivière La Grande, Baie-James Double page précédente : Brume matinale le long de la route du Nord, Baie-James

J’ai tant écrit à ton propos. Je vous ai tant vues, épinettes noires, défiler dans le pare-brise de ma voiture, des millions de kilomètres et toujours vous, épinettes, à la droite et à la gauche, un corridor sans fin, une route qui s’enfonce dans la forêt boréale, des rideaux d’arbres au garde-à-vous. Vous nous regardez passer, vous nous regardez aller, mais vous, une à une, vous restez au poste, un peu comme si un diable s’était amusé à vous planter drues, en rangées, avec mission de guetter quelque chose qui nous dépasse entièrement. Je crois que les épinettes noires surveillent l’éternité.

I’ve written so much about you. I’ve seen a lot of you, black spruce, streaming across my windshield, millions of kilometres of you and still more you, spruce left and right, a tunnel without end, a road rammed into the boreal forest, a curtain of trees all standing at attention. You watch us go by, you watch us go, but you hold your positions, one by one, as if some devil thought it was just hilarious to plant you that way, tight together, in rows, tasked to watch for something, something that goes right over our heads. I think the black spruce ride herd on eternity.

Elles prient, ces carmélites. Ces vieilles agenouillées ne se laisseront jamais distraire. Elles abritent les mouches noires, elles s’abrillent d’un lourd manteau de neige qui les fait plier et se courber, elles gèlent dur, elles prennent de face le vent du Nord, elles surveillent et elles veillent. Plus elles remontent vers le Nord, plus elles rapetissent et se penchent, et quand elles relèvent la tête, leurs capuchons montrent leurs pointes brisées, les chevelures ébouriffées, tout en cachant leurs mystérieuses figures. Il est extrêmement difficile de regarder une épinette dans les yeux. Car son visage est introuvable. Voilà le secret de la taïga : les épinettes sont en voyage, elles appartiennent plus au ciel qu’à la terre, elles filent dans la Voie lactée, au vent et au froid du cosmos, ce sont de petits pylônes spirituels qui relient la terre à l’univers. Un poète de l’Abitibi a écrit : « Le vent dans les épinettes fait tourner la planète. » Il a tout dit, d’un seul coup de phrase.

They’re at prayer; they’re cloistered nuns. Old women on their knees, brooking no distraction. To blackflies they give sanctuary; they huddle under a heavy mantle of snow that leaves them bent and bowed. They freeze hard; take the north wind in the face: they watch and wait. The farther north they go, the more they shrink and stoop, and when they lift their heads their coifs reveal their broken crowns and dishevelled hair, though their faces remain shrouded in mystery. It’s very hard to look one of them in the eye: its face is nowhere to be found. This is the taiga’s secret: the spruce are actually not around; they belong more to the sky than the earth; they’ve shot off to the Milky Way, sailing on the wind and the cold of the cosmos, miniature spirit towers strung between earth and the universe. A poet from Abitibi wrote “the wind in the spruce makes the world turn.” It’s all there in that one line.

Il y a longtemps que je vous aime, mes moniales, mes austères. Vous avez l’écorce craquelée du bois qui a vécu, une surface de parchemin tachée de lichen, de la barbe aux branches, vous conservez vos pousses mortes, et vos aiguilles se recroquevillent serrées, comme une marque d’humilité. Toutes ensemble, à perte de nos espoirs, vous formez le paysage des paysages, une ligne de vie dans le ciel du couchant, les dents de scie du temps. Vous vivez par les pousses de la tête, souvent penchées, mortes à la longueur du tronc, souvent maigres, toujours maigres, appuyées les unes contre les autres pour ne pas tomber quand vous êtes devenues trop grandes. Puis il y a les petites, celles qui n’osent pas pousser trop en hauteur, par peur du vent, du froid, de l’eau. Elles vivent des centaines d’années, les naines, car personne, ni le feu ni rien, ne les remarque.

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I’ve loved you so long, my cloisterlings, my ascetics. You have the cracked bark of wood that’s lived; your parchment skin is spotted with lichen, old man’s beard in your branches: you’ve saved up your dead shoots; your needles curl up tight, like a sign of self-mortification. All together, as far as our hopes can reach, you’re the lay of the land, a lifeline in the sunset sky, teeth arrayed in the sawblade of time. You live from the crown up, often hunched down, dead along the trunk, often scrawny, always scrawny, leaning on each other when you get too big for your britches. And the little ones who don’t dare push themselves too tall, fearing the wind, the cold, the water. They live hundreds of years, these dwarfs, because no one – not fire not death – notices they’re even there.

Près de Rivière-au-Tonnerre, Côte-Nord

Cette forêt est la plus grande du monde, elle fait le tour de la terre, l’immense manteau boréal, avec ses perles de lacs, ses filets de rivières, le duvet des pessières, le vert sombre des vallées, les tapis gris de la taïga. L’épinette noire a de la parenté en Sibérie, en haute Scandinavie, partout dans la nordicité du monde. Les feux de forêt ont du bois

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This forest is the biggest in the world; it rings the globe, a vast boreal overcoat with necklaces of lakes, skeins of rivers, the down of spruce stands, the somber green of valleys, the grey broadloom of taiga. The black spruce has relatives in Siberia, in northern Scandinavia, wherever North is found. Forest fires have food enough for a feast;

à se mettre sous la dent, il y a dans le subarctique de quoi alimenter les brasiers de l’enfer. Ils brûlent depuis toujours, les feux d’épinettes, quelque part sur la planète Boréalie. La boucane du Nord flotte dans l’air. C’est le destin de la vieille épuisée que de brûler. Les pins gris s’attellent alors à la repousse, accompagnés des trembles acharnés et

the subarctic has stocks aplenty to fuel the fires of Hell. Spruce fires burn always, always have, somewhere on planet Boreal. The smoke of the North forever hovers in the air. The spent crone is doomed to burn. Then it’s the jack pine that digs in for the regrowth, along with the indefatigable aspen and little birch trees, surprise-attack

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Rivière Rupert, Baie-James

des petits bouleaux, des mélèzes gelés et des saules silencieux : l’armée des arbres du Nord se joint à l’épinette pour tout refaire à neuf. Les arbres du Nord remontent jusqu’au Nord, aux limites de leur possible, devenant petits dans les vallées et les coulées, de plus en plus petits, jusqu’à ramper sur le sol. L’épinette noire aura été la victime de tous nos désamours. Nous n’avons pas su reconnaître ses pouvoirs mystérieux, tout comme nous avons mis des lunes à nous éveiller à la richesse du Nord. Ces chicots sans valeur représentaient la noire pauvreté de la misère humaine, ces paysages donnaient froid dans le dos, nous en avons eu peur. Oui, plus d’un fut effrayé par ces espaces indomptables, l’impardonnable forêt boréale, le pays des Indiens supposés les plus pauvres de la terre américaine. D’ailleurs, le dialogue fut longtemps impossible : l’enfer des uns était le paradis des autres. Les Innus et les Eeyous ont tant aimé ces jardins cambriens, et nous avons tant ignoré ces déserts. L’épinette noire, gloire de la préhistoire, est une antenne qui nous relie à l’éternité ; elle nous insuffle une sagesse morose, une mélancolie du long cours. C’est l’arbre sur lequel je m’appuie, là où je repose mon esprit, mon dos brisé, mes jambes mortes, l’arbre sous lequel je bois ma tasse de thé, résolu, fatigué et heureux, devant le petit feu qui sent si bon. Épinette noire de la sainte corneille, épinette de l’écho de corbeau, bois de chauffage, épinette morte, perche de la maison conique, épinette de la boucane rassurante, bois dense et précieux, qui consume le carburant des vents solaires, tu es le Nord dans toute sa vérité épineuse. Que tu nous fais des beaux tours de lacs, des belles rives de rivières, des horizons inspirants ! Ce serait une politique originale que de te sacrer arbre national. Car c’est toi, la petite, la rugueuse, la dépeignée, la mine de rien, c’est toi, la petite saint Michel de la misère, qui fais le pays grand. C’est toi qui brûles, c’est toi que l’on récolte sans délicatesse avec des machines effrayantes, c’est toi le beau bois que nous avons dit laid, c’est toi qui te tiens droite, qui te tiens croche, et c’est encore toi qui pries pour nous.

tamarack and hushed willows: the North’s arboreal army joining the spruce to make all things new. The trees of the North push northwards, testing the limits, stealing their way along valleys and coulees, smaller and smaller till at last they’re creeping along the ground. The black spruce has long been victim of a generalized disaffection from all quarters. Its mysterious powers went unrecognized, just as it took ages for southerners to awaken to the treasures of the North itself. These worthless sticks represented the blackest depths of human misery. Forests like that gave decent people the willies; it was plain uncanny, and not a few were those who quailed before these untameable spaces – the unpardonable boreal, Indian territory, home to North America’s most wretched peoples, supposedly. Dialogue was long impossible in any case: hell for one was heaven for the other. The Innu and Eeyouch went on loving these Cambrian gardens, while others saw only a wasteland. The black spruce, glory of prehistory, is the antenna that links us to eternity: it fills us with glum wisdom, a melancholy for the long haul. It’s the tree that I lean against, against which my spirit rests when my back is broken and I’m on my last legs; the tree I have a cup of tea under, determined, tired, and happy, by a small and fragrant fire. Black spruce of the blessed crow, spruce of the raven’s echo, hearthwood, dead spruce, shaputuan pole, spruce of the reassuring smoke, dense and precious wood fattened up on the fuel of solar winds: you are the North in all its prickly truth. How wondrously you ring our lakes, line our rivers, inspire our horizons! It would be a clever move to crown you our national tree. Because when all is said and done, you’re the one: the runt, the rough, the tumble, the unkempt, the easily overlooked: you. You’re the minor high holiday of the downtrodden; you make the country great. You it is who burn; who are harvested unceremoniously with frightening machines, you the fair wood once thought foul, you the upright, you, askew, and you, finally, who pray for us.

Serge Bouchard

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Épinette ma semblable

Spruce, My Soul, Accomplice

Épinette noire ma semblable ma tête de force mon clocher penché ma balise en solitude tu règnes sur mon pays de Nord de busards et de tempêtes infinie détermination d’un regard aveugle qui fait voir par-dessus les caps jusqu’en Ungava

Black spruce my doppelganger my torque wrench my skewed belltower my lonely buoy you reign over my land of North of gyrfalcons and storms conviction infinite in that blind look that views beyond the capes to Ungava

Épinette ma danseuse ma frénétique dans les muskegs de la taïga couverte de vents d’est devant les grandes marées montantes sur dix mille kilomètres de côtes entre Québec le Labrador et Chisasibi tu restes ma fragile à jamais survivante malgré les débusqueuses et les grands déracinements de ma terre qui geint

Spruce my dancing girl my frenzied one in muskeg bogs drowned out by winds up from the east in face of outsized tides that rise along the ten thousand kilometre coast between Quebec City Labrador Chisasibi still, there you are my frailest one forever survivor skidders defying my earth’s rootings-up when the whole of creation groans

Épinette ma révérence mon agenouilleuse ma frissonnante dans les soleils couchants des baies d’Hudson et de James c’est toi que je copie quand je cherche le cœur frémissant de mon univers quand je monte plus au nord dans la grande toundra

Spruce my reverence my kneeling nun my shiverer in setting suns of James and Hudson Bays I look to you when I search the fluttering heart of my universe when I forge northwards to the great tundra

Tu fais chaque seconde partie de mon paysage épinette noire ma discoureuse quand je voyage sur la Côte-Nord entre les îles Quarry et Sainte-Geneviève tu soulèves mes eaux vers de forts ciels de moutonnements et le soir au sommet de tes chapeaux j’aperçois le dos courbé de grands corbeaux qui se reposent avant d’attaquer l’hiver

Not for a second are you out of view my black spruce my droner-on and as I travel along the North Shore between Quarry Island and Sainte-Geneviève you lift up my waters unto heavy skies of fleece and in the night from the tip of your every crown a raven’s glittering eye stares down perched, a breath before winter freeze

Jean Désy

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isabelle duval

Isabelle Duval est une artiste de Québec. Elle est aussi enseignante, correctrice et réviseure. Depuis longtemps et avec une qualité rare, elle s’est imprégnée de littérature. C’est l’univers de la poésie qui, toute sa vie, l’a animée le plus, a dirigé ses gestes, ses mouvements, sa manière de voir et de rêver le monde. Elle a fait publier des poèmes, des photographies. Elle a touché et touchera encore au cinéma, c’est sûr : elle a réalisé le court-métrage Le prêtre et l’aventurier, en collaboration avec Vidéo Femmes, et le vidéo d’art Ce que nous croy(i)ons, puis elle a travaillé au scénario de Machinations, parcours déambulatoire de la cinéaste Geneviève Allard. C’est au cours des dernières années qu’elle a pénétré l’univers du Moyen Nord québécois, et plus particulièrement celui des épinettes noires, ces « sœurs » nordistes que peu d’artistes québécois ont jusqu’ici osé peindre ou magnifier par l’écrit. Comme poète, photographe et cinéaste, Isabelle Duval ne cesse d’être émue par ces arbres qui, rassemblés autour d’un muskeg ou d’un petit lac du Eeyou Istchee, évoquent tant de résilience, de solennité et de mystère.

Jean Désy

Premier jour au commencement était l’épinette noire et l’épinette noire était en moi et l’épinette noire était moi elle était au commencement avec ses aiguilles sa droiture son esprit double en elle était ma force et ma force s’élevait comme une arche de pauvre mes muscles tressaillaient dans ses muscles tout par elle était brave et sans elle rien n’aurait séparé l’horizon de la boue elle s’élançait dans l’infinie nouveauté de ma terre avec ses dentelles échevelées ses craquements sa vie de veuve elle ne venait pas du ciel mais elle rendait témoignage au ciel elle n’était pas noire mais elle rendait témoignage à la noirceur elle traçait sa voie dans le firmament et l’heure bleue était encore plus bleue la grisaille serrait ses griffes plus fort et la blancheur s’affinait entre ses branches comme une eau précieuse j’aimais ce qu’elle disait de moi de ma sauvagerie de mes visions ma demeure se bâtissait à même ses chimères nous étions au début de notre genèse nous attendions encore notre nom nous n’avions pas d’endroit où poser nos doigts nos silences notre mousse elle tenait ses flambeaux allumés et je veillais avec elle ma prophétesse ma sœur d’armes ses membres grandissaient dans mes membres elle se faisait chair elle habitait en moi je me précisais dans ses ramures nous étions au cœur de notre alliance boréale notre forêt intérieure abritait toutes les semences tous les appels cela caressait cela sécrétait cela priait dans les bourrasques elle gardait la tête haute ses ailes épineuses bien dressées pour l’étreinte il y eut un soir il y eut un matin premier jour

Isabelle Duval

Forêt boréale au nord de l’Abitibi

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isabelle duval

Isabelle Duval is a Quebec City artist as well as a teacher, proofreader, and editor. Literature has been her long-time passion and she approaches it with rare acuity. Poetry is central to this practice, guiding what she does, where she goes, and how she sees and dreams the world. In addition to poetry, she has also published photography and has an ongoing involvement in film: she directed the short feature Le prêtre et l’aventurier with Vidéo Femmes and the video art piece Ce que nous croy(i)ons, working also on the screenplay of Machinations, an outdoor media installation by filmmaker Geneviève Allard. Recently she has begun to explore Quebec’s Middle North, particularly the world of the black spruce – northern sisters few Quebec artists have previously tried to portray or commemorate in print. As a poet, photographer and filmmaker, Isabelle Duval is unfailingly moved by these trees as they gather together around Eeyou Istchee bogs and ponds, a personification of resilience, solemnity and mystery.

Jean Désy

The First Day in the beginning was the black spruce and the black spruce was in me and the black spruce was me it was there in the beginning with its needles its uprightness its double spirit in it my strength and my strength rose up like an arch sheltering the poor my sinews quivered in its sinews through it all things were brave and without it nothing was between the horizon and the mud it soared into the boundless newness of my land with its windswept lace its cracking sounds its widowed life it was not of the heavens but bore witness to the heavens it was not black but bore witness to night’s blackness it charted its course in the firmament and the blue hour became bluer still and the sleet dug its claws in all the harder and the whiteness was refined in its boughs like living water i loved the things it said of me my wildness my visions seen my home was built on its dreams our genesis had just begun we were still waiting for our names we had no place to lay our hands our silences our moss it kept its lamps lit i kept watch with it my prophetess my sister-in-arms its limbs grew in my limbs it took flesh and lived within me and in its branchings i took shape we were at our boreal covenant’s heart our interior forest sheltering every seed every outcry therein caressing therein exudation therein prayer in the howling blasts its head was held high its prickly wings uplifted for embracing and there was evening and there was morning the first day

Isabelle Duval

Rivière du Sault-Plat, Côte-Nord

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Le silence du Nord The Silence of the North

Cratère des Pingualuit près de Kangiqsujuaq, Nunavik Double page précédente : Paysage enneigé dans la taïga au Nunavik

À quel moment précis avons-nous entendu pour une première fois dans l’air virginal le bruit sourd des moteurs à pistons ? Quand avons-nous entendu sur la mer le grondement machinal des gros bateaux de fer, leur sifflet à vapeur, le choc de leur coque d’acier contre les glaces flottantes ? À quel moment se fit entendre le son des canots à moteur sur les lacs et les rivières, celui des avions de brousse, les Norseman, les Beaver, les Otter, le ronflement des bombardiers Lancaster et des DC-3 ? Quand vinrent aux oreilles dressées des renards blancs les bruits de la construction des

Think of the very first time – when was it? – that a piston engine was heard, throbbing, in the neversullied northern air. Or the metallic rumble of the iron ships, their steam whistles, the crack of sea ice breaking across steel hulls. Or the first yammering of a motor boat on a lake or river, the drone of a bush plane – Norseman, Beaver, Otter – or the deep-throated zzz of a Lancaster or DC-3? When did an arctic fox first prick up its ears at the commotion of a radar station rising on the tundra? Or a red fox, trotting on the taiga, discern the telltale generator’s purr? There must

stations radars dans la toundra ? Quand parvint à l’ouïe fine des renards roux le ronronnement des génératrices d’électricité dans la taïga ? Il a bien dû se faire entendre aussi une première fois, le son strident des moteurs à réaction dans le ciel bleu hiver, dans le violet du soir, dans la noirceur d’automne ? Que dire du grand dérangement des bases militaires ? On entendit le bruit des travaux miniers, le forage, le creusage, la construction des routes, des ports et des aéroports, des barrages : dynamitage, remblayage, claquement des engins diesel et grands fracas des débusqueuses et des

have been a first time for the jet engines’ blare, ripping open the blue winter sky, the purple twilight, the autumn darkness. And a first hubbub of a military base. And what of the mines – the drilling and digging – the building of roads, ports, airports, dams, the first blasting and backfilling, clattering of diesels, roar of skidders and chainsaws? In the history of sound yet unwritten, this is the chapter of metals – of steel, iron, and rust, resounding in the North.

Camping sauvage dans la forêt boréale

scies mécaniques. Dans cette histoire du bruit qu’il nous reste à écrire, voici le chapitre du métal et du fer, de la rouille et de l’acier ; voici quelques échos du Nord. Et s’y ajoutent, venus de partout, les voix et rumeurs des géologues, des anthropologues, des mesureurs de bois, des arpenteurs, des marathoniens du loisir extrême et des nouveaux explorateurs en quête de neige vierge et d’aurores boréales. Quand a-t-on entendu pour la première fois le déclencheur d’un appareil photo ou le moteur d’une caméra qui tourne ? Sans compter celui, vrombissant, des motoneiges et véhicules tout-terrains ? Ces petites machines domptées pour affronter les pistes les plus dures ont remplacé les chiens et leurs hurlements millénaires. En ces temps modernes, qui se souvient des silences et des cris de mort de la fondation du monde ? Cependant, le Nord avait connu jadis des plus grands travaux encore, et les bruits furent immenses qui composaient son silence. Pensons aux passages des glaciers, à leur fonte, au broyage des graviers, aux impacts des météorites, au crépitement des grands feux, au cri de douleur d’un accouchement difficile, aux tempêtes sur la côte. Le Nord, pour tout dire, a choisi la voie du silence, car ce silence conserve toutes ses archives. Pensons aux passages des nomades, à la marche de notre humanité, aux routines des chasseurs, aux campements des anciennes. Elles parlaient, elles riaient, elles disaient et elles commandaient. En un mot, elles priaient. L’histoire du bruit conserve un beau chapitre sur la musique des langues humaines. Nous tenons dans nos mains une piste sonore, de l’inuktitut, de l’eeyou et de l’innu classiques, du vieux français populaire, du québécois, de l’anglais d’Angleterre. Cette piste tranquille de la récitation s’enfonce au cœur de la mémoire, elle pénètre à travers des ruisseaux et des rigoles des temps passés, elle emplit dans une bibliothèque sacrée – car ce silence bruyant est une formule aérienne et liquide – une révélation conservée dans des fioles imaginaires. L’esprit n’oublie jamais sa nature nomade, il prend vite la mesure de l’infini. Ici, mon âme, tu en auras pour ton argent. Oui, en ces jardins, l’humilité fait loi. Le Nord est une galerie de paysages, ceux de la déesse monotonie, ceux de l’infini désert, celui de

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From every shore came more and more. Enter the murmurings of geologists, anthropologists, silviculturists, surveyors, extreme marathoners, skiers looking for virgin powder, tourists wanting northern lights. The click of a first shutter – when was that? The first whir of a movie camera? The in-your-face growl of snowmobiles and ATVs? – pint-sized craft bred to beat the roughest trails, pushing aside the venerable sled dog with its millennial howls. Who in modern times still remembers the silence and death rattles of the world’s founding? Yet the North has known greater works than these – vast and thunderous were the sounds that composed its first silence. Think of the ice-age glaciers, grinding their gravel-crusted bellies in retreat, the thunderclap of meteorites, the great fires crackling, women crying out in the throes of childbirth, storms slamming the coast. The North, it must be said, has chosen the way of silence for a reason: because this silence is all-preserving. In it the record of nomadic peoples’ wanderings, our humanity on the march, the ways of the hunters, the old women in their camps. There they talked, laughed, spoke the truth there, gave the orders. In a word, they prayed. Our history of sound thus has a fine chapter on the music of human language. In our hands a soundtrack of classic Inuktitut, Eeyou and Innu, of old spoken French, Québécois and the English of England. This gentle track now runs deep into the heart of memory, crossing flows and rivulets of time past to, once within the sacred library (this resonant silence being airy and liquid spirit both) pour its revelations into phials of imagination. The soul does not forget its nomad nature ever: how quickly it takes the measure of the infinite! O my soul, here’s where you get what’s coming to you. These are gardens where humbleness reigns supreme. The North is a gallery of vistas: the goddess Monotony of the trackless wastes, and vistas of patience, purity, and sky. Its silence speaks volumes: it’s the land of the beginning, native soil of Great Longing, the earth of the Mother. Here’s the place you come from, my little man, my little woman – you come from here. Here among the frozen barrens, by the edge of the austere wood, on the shores of these lakes and rivers, at the foot of this cascade. All memories can fit in this

Double page suivante : Coucher de soleil sur le lac à l’Eau-Claire, Nunavik

la patience, de la pureté, du ciel aussi. Son silence en dit tellement long : c’est le pays du commencement, la terre de la grande nostalgie, la terre de la Mère. C’est ici d’où tu viens, mon petit homme et ma petite bonne femme, tu viens d’ici, aux abords de ces glaces, aux orées de ces bois austères, sur les rives de ces lacs et de ces rivières, aux pieds de ces chutes. Tous les souvenirs tiennent dans ce silence, tout se murmure dans la mémoire du vent. Car le Nord retient tout, il a tout retenu. J’entends le bruit du canot que l’on dépose sur la grève, le bruit des grattoirs sur la peau encore grasse de la bête, la musique du bois sec que l’on casse. J’entends le vent qui siffle sur le dos d’une roche ronde ; il dévie et caresse la pierre en retroussant sa robe de lichen. Je pense à la chute des cristaux sur le sol gelé, aux vaguelettes des lacs qui frappent les épaves de bois blanchi, l’air qui se concentre sous l’aile du grand corbeau, le craquement des cartilages des caribous qui marchent, le jappement de l’oie sauvage et les étoiles qui grelottent, tout cela en dit si long qu’une vie humaine est trop courte pour seulement le comprendre. Nous aurons beau courir le monde, nous divertir sans relâche, le Nord nous rappellera toujours à l’ordre de notre fragile petitesse. Le Nord n’est pas un pays comme les autres. Il suffit de s’y retrouver pour sentir une différence, mais cette différence, quelle est-elle ? Le Nord est une autre planète, un milieu enceint de nostalgie. La terre est dure qui met notre force à l’épreuve. Qui es-tu ? demande le Nord, dès que tu poses le pied sur son sol magique. Le souffle d’une terre sans compromis t’interroge et te réconforte : ici nous apprendrons l’élan de l’être et la beauté de la création. Nous apprendrons la couleur du silence, une couleur difficile, entre gris et blanc, nous lirons les parchemins dans le grain du bois sauvage, nous apprendrons le langage de la pierre, nous marcherons le sable et le lichen, la mousse souveraine, touchant du doigt la barbe aux épinettes noires, nous referons la cérémonie des premiers pas de la vie.

silence; all of it murmurs in the memory of wind. Because the North recalls it all – calls all together. I hear the scrape of a canoe dragged up on the rocks, the rasp of fleshers on hides still jiggling with fat, the rhythmic crack of dry wood split. The wind whistles over the round rock’s dome, turns back round to lift its lichen skirt, caress beneath. I think of crystals tinkling on frozen ground, lakes lapping against bleached wooden wrecks, the air built up under Raven’s wing, the cartilage clicking as the caribou walk, the squawking of geese, and the tremolo of stars shivering, all of it speaking such volumes that a single human life is too short to even begin to grasp it. We may travel the globe, devote ourselves tirelessly to diversion, but the North unfailingly calls us to account, for our frail minuteness. The North is a land unto itself. You feel the difference when you’re there. But what is this difference? What’s it made of? The North is another planet, a world ringed round with longing. It’s a hard land that puts our strength to the test. “Who are you?” it says, the moment you set foot on its fey soil. The breath of an uncompromising land confronts you and gives comfort: here’s where we’ll find it – our will to be, the beauty of creation. We’ll learn the colour of silence – a difficult colour somewhere between white and grey. We’ll read the scrolls there in the grain of wildwood, we’ll learn the language of stone, we’ll tread the sand and lichen and the moss that rules all things, we’ll finger the old man’s beard on the black spruce; relive the ceremony of our first halting steps on earth. When such immense immensity meets depths so deep, you want to listen to the wind, read the ripples wrinkling the lost lakes, march into the void, and breathe, breathe, breathe it in.

Lorsqu’une semblable immensité croise une pareille profondeur, cela donne envie d’écouter le vent, de lire les rides de l’eau à la surface des lacs perdus, de marcher dans le vide et de respirer en grand.

Serge Bouchard

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isabelle billard

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J’ai connu Isabelle Billard à Puvirnituq il y a plus de quinze ans. Tous les deux, nous avons été éblouis par la même toundra, par les mêmes aurores boréales. Mais aussi, dans nos têtes et dans nos tripes, nous avons été touchés par la qualité de la civilisation inuite, par la rencontre avec des Inuits poètes, des chasseurs et des coureurs de grand froid, dans une contrée de muskegs et de collines semées d’innombrables pierres noires. Isabelle œuvrait alors au Nunavik comme audiologiste. Elle roule toujours sa bosse dans le Grand Nord, mais en gardant de solides accointances avec l’enseignement à l’Université de Montréal. Or, dans le cours récent de sa vie, il lui est arrivé un événement fondamental : une grand-mère inuite lui a proposé d’adopter l’enfant de sa fille qui allait bientôt naître. C’est ainsi qu’un petit garçon prénommé Thomas s’est joint à la vie la plus intime d’Isabelle, et cela avec l’assentiment de la communauté de Puvirnituq, sous l’œil plus qu’attentif et aimant, bien sûr, de la grand-mère. Une histoire rare ces années-ci ; les Inuits n’acceptent plus facilement que leurs enfants soient adoptés par des Qallunaaqs1. Pourtant, dans l’histoire d’Isabelle et de Thomas, il y a eu exception. Cette exception porte avec son sourire la vitalité inuite la plus craquante.

Jean Désy

Lettre à Thomas Cher fils, Comme toi, je suis née au Nord. Malgré mes origines sudistes, quand j’ai vu l’étendue blanche de la baie d’Hudson pour la première fois, quand j’ai respiré l’air piquant de janvier, oui, j’ai eu l’impression de prendre mon tout premier souffle. Et durant mes premières années là-bas, j’ai refait le plein d’enfance. Chaque fin de semaine, mon minuscule appartement se remplissait de petits joueurs de tours, de cuisiniers en herbe, d’artistes tranquilles. Toujours les mêmes : Sarah, Alaku, Louisa, Caalai, Tuukaaq... Je me nourrissais de ces jeux partagés, de ces échanges sommaires, de cette introduction à la culture inuite dont je tentais de m’imprégner. Ce contact avec ces petites vies que je soupçonnais fragiles teintait tout doucement la vision de ce que pourrait devenir ma maternité à moi. Bien longtemps avant d’être conçu par celle qui t’a porté, tu avais déjà grandi dans un coin secret de ma tête. Tu y avais fait ton nid, en silence. Tu n’avais alors pas de sexe, pas de nom, mais tu avais des cheveux de jais, les joues pleines et les yeux noirs, très noirs. Je t’ai gardé ainsi, bien au chaud dans ce petit nid d’espoir, en attendant que la réalité te donne corps et que notre histoire puisse vivre. C’est beaucoup plus tard que notre histoire à tous les deux a commencé. Alaku et Louisa avaient déjà elles-mêmes des enfants qu’elles berçaient dans leur amauti2. Cette histoire, folle, incroyable, qui a défié bien des possibles, a commencé un jour de février. Anaanatsiaq, ta grand-mère, cherchait alors une famille qui prendrait bien soin de son petit-fils à naître.

Elle est arrivée un matin dans la porte de mon bureau pour m’offrir de partager ta vie. Sans décorum, elle a prononcé sa demande, sans même me présenter à sa fille enceinte où, déjà, tu grandissais depuis sept mois. Je suis arrivée à comprendre qu’en t’offrant en adoption, anaanapik, ta « petite mère », n’a pas renoncé à toi. Elle te partage, de loin. C’est aujourd’hui pour moi un grand privilège de l’honorer. Elle appelle, prend des nouvelles, passe parfois à la maison, prend des photos, te couvre de kunis3 et part en me disant : « Merci encore pour tout. » Cela m’apaise de savoir que tu n’auras jamais connu d’instants sans amour. Et toi, mon Thomas, le Nord t’a aussi porté. Ce sont ces bras aimants qui t’ont bercé durant les premières semaines, le lent balancement de l’amauti dans lequel on t’a transporté, les kunis qui ont pressé tes joues, la musique de l’inuktitut dans la voix des membres de ta très grande famille. J’attends le jour où nous retournerons ensemble là-bas. Nous ferons des festins de camarines, de bleuets et de arpiks4, couchés sur le lichen et le thé du Labrador. Toi qui aimes tant l’eau, tu plongeras dans la rivière froide où je me suis baignée tant de fois comme autant de baptêmes. J’ai déjà hâte de te ramener au Nord, là où nous sommes nés. Isabelle, ta mère.

Isabelle Billard

 Étranger, en inuktitut.  Manteau inuit surtout porté par les femmes, en inuktitut.  Baisers, en inuktitut. 4  Plaquebières, en inuktitut. 1 2 3

Inukshuk à Kuujjuaq, Nunavik

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isabelle billard

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I got to know Isabelle Billard in Puvirnituq fifteen years back. Both of us were awed by the tundra, by the northern lights. But more than this, we were also moved, intellectually and viscerally, by the wonder of Inuit culture with its poets and hunters, its cold-weather voyagers, living here in this land of muskeg and hills studded with countless black rocks. At the time, Isabelle was working in Nunavik as an audiologist. She still works in the North, but also keeps a hand in teaching at Université de Montréal. Not long ago, something absolutely fundamental changed in Isabelle’s life: an Inuit grandmother suggested that she adopt a baby, who was about to be born to her daughter. And so it was that a little boy named Thomas came into Isabelle’s life, with the blessing of the Puvirnituq community under the oh-so attentive and loving eye of Thomas’s grandmother. This is a rare event nowadays; the Inuit no longer like seeing their children adopted by Qallunaaqs1. For Isabelle and Thomas though, they made an exception. A joyful exception whose endearing smile shines bright with Inuit vitality.

Jean Désy

Letter to Thomas Dear Thomas, Like you, I was born in the North. My origins might be southern, but it wasn’t until I first saw the white expanse of Hudson Bay and drew my first bracing breath of January air that I really felt myself come alive. My first years in the North were filled with the magic of childhood. Each weekend my tiny apartment filled up with little tricksters, budding cooks, and imperturbable artists. Always the same group: Sarah, Alaku, Louisa, Caalai, Tuukaaq and the others. I revelled in the games they shared, our halting conversations – my introduction to this Inuit culture that I wanted to be submerged in. The contact with these little lives, fragile as they seemed to me, lent its sweetness the picture I had of what motherhood might one day be. Already, long before you were conceived by the one who bore you, you were growing in a secret corner of my mind. There you had made a nest in silence. You had no sex and no name, but you had jet-black hair, chubby cheeks, and black, black eyes. There I cradled you, warm and cozy in your little nest of hope, waiting for the world to make you real so we could live out our story. It began a long time later. By then, Alaku and Louisa had children of their own, rocking them in their amauti.2 Our story, our crazy, incredible story, beating all the odds, began one day in February. Anaanatsiaq, your grandmother, was looking for a family to take care of her grandson, who was on the way. And there she was one morning at my office door, offering me the chance to share your life. She asked without ceremony, without even introducing her pregnant daughter, whose belly you’d been growing in for seven months.

I came to understand that when your anaanapik, your little mother, offered you for adoption, she wasn’t giving you up. She would share you, from a distance. Today it is my great privilege to honour her. She calls, she checks up, she comes by the house sometimes: she takes pictures, showers you with kunis,3 and when she leaves, she says “thank you again for everything.” This tells me you’ve never gone without love, not for a single minute. And you, my Thomas, the North carried you too. The loving arms of the North rocked you in your first weeks of life; it was there in the gently swaying amauti we carried you in, in the kunis pressed on your cheeks, in the music of Inuktitut spoken by members of your great big family. I look forward to the day when we go back there together. We’ll feast on crowberries, blueberries, and arpiks,4 lounging on a carpet of lichen and Labrador tea. You, who love the water, will plunge into the cold river where I have swum so often, each time like a new baptism. Already I’m eager to take you back up North, the place where both of us were born. Love, Your Mother, Isabelle

Isabelle Billard

 Inuktitut: strangers.  Inuktitut: type of coat worn mainly by Inuit women.  Inuktitut: kisses. 4  Inuktitut: cloudberries. 1 2 3

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L’honneur des animaux sauvages The Wild Creatures’ Honour

À quoi servent les animaux sauvages maintenant, eux qui furent si importants dans la vie du monde nordique ? Comme les étoiles, ils ont perdu leur place centrale dans le cœur des humains. Ils ne sont plus dans nos têtes, ils ne nous habitent plus. La mémoire même du carcajou se donne en spectacle au cirque des diables mystérieux et des démons féroces. L’ours blanc accompagne le panda dans une campagne internationale permanente pour la sauvegarde des espèces menacées. Tous et toutes ont quitté la scène de la spiritualité et du sens pour se retrouver acteurs principaux ou secondaires dans la chaîne documentaire. L’imaginaire de l’urbain n’est pas celui du chasseur. Il met tout dans le même panier des petits becs à donner sur le museau d’un blanchon. Le Nord confère à la sauvagerie toute sa valeur. Ses pays regorgent de vies animales, et les animaux s’accrochent encore à leur immense liberté. Ils y naissent et ils y meurent, très souvent sans jamais avoir vu un humain. Faisons croire à tous les lièvres et les oiseaux que le monde n’a pas changé, car beaucoup d’animaux pensent encore qu’ils vivent sur la planète Nature. Il est certainement impératif de cultiver ce mensonge pieux, de voir à ce que les choses en restent là, c’est-à-dire en l’état. Les animaux sauvages plaident pour la conservation sacrée des espaces sauvages. Nous devons, pour eux autant que pour nous, sauvegarder des pans entiers d’éternité (des territoires protégés), comme si cela était une question de vie ou de mort. Il faut immortaliser des paysages, des environnements précis, des habitats, le mot le dit. Que les loups soient heureux, au pays des loups. Mais cela vaut pour l’hermine, la souris sylvestre, le lemming, le hibou, le balbuzard, le renard blanc. Comme on prospecte pour trouver un minerai précieux, nous devrions répertorier finement et patiemment les coins et les recoins du Nord comme si le Nord était très important. Le grand orignal noir marche dans ses pessières humides ; il a besoin de ces épinettes recueillies, il a besoin de grands espaces. Cet orignal est le Mush des Algonquiens, devenu le Moose des Anglais, il apprécie l’eau des lacs peu profonds et la vase des marécages, il remonte maintenant

What purpose do wild animals serve today? Once so prominent in the life of the world of the North, they have, like the stars, fallen from their place in the centre of the human heart. They’re no longer front of mind, not under our skins anymore. Our very memory of the wolverine is trotted for entertainment – a fierce, diabolical exotic thing of mystery. Polar bears co-star with pandas in the sempiternal international save-the-endangeredspecies campaign. They’ve departed the stage of spirituality and meaning and landed lead or supporting roles on the documentary channel. The urban imagination is not the hunter’s. It lumps everything together with the cuddly seal pups snuggling in some celebrity’s arms. The North gives wildness its full value. It’s a land abounding in animal life, and the beasts that live there cling still to their unbounded freedom. They are born; they die, often never setting eyes on humankind. Let the hares and birds go on believing in the same old world, for many still think they still live on planet Nature. It’s a white lie it’s imperative we cultivate; seeing to it that it all goes no further – that this state remains. The wild creatures cry out to us, “Consecrate and conserve the sacred wilds!” We must, for their sake and our own as well, safeguard whole dominions of eternity – protected areas – as if our lives depended on it. We must immortalize landscapes, specific environments, habitats – it’s right there in the word. Let the wolf rejoice in the land of wolves. And so too the ermine, and the deer mouse, the lemming, the short-eared owl, the osprey and the arctic fox. We must catalogue the nooks and crannies of the North with the same meticulous zeal we put into prospecting for valuable ores – as if the North really mattered. The great black moose treads its wet spruce woods; it needs these trees, gathered together, and room, lots of it. This creature: the Algonquians’ moos turned to moose by the English, lover of shallow lakes and muddy swamps: today ranges as far as Labrador seeking unspoiled land. The woodland caribou tries to muddle through; takes the short end of the stick, looking for woods the human machines have missed. No question it’s feeling cramped,

Harfang des neiges au Nunavik Double page précédente : Caribous près de Mistissini, Baie-James

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Renard arctique au Nunavik Double page suivante : Lièvre arctique au Nunavik Pages 132-133 : Bœufs musqués au Nunavik

jusqu’au Labrador, en quête de terres originales vierges. Le caribou des bois se débrouille comme il peut. Il en arrache. Il recherche des forêts oubliées par les machines des hommes. On dirait qu’il manque d’espace, lui qui patrouille la forêt boréale dense, celle-là même que l’avidité proverbiale des forestiers est en train de raser. Le caribou arctique poursuit ses spectaculaires voyages, d’un bord à l’autre du Nord, des arbres malingres de l’est jusqu’à la toundra sans fin vers l’ouest. Ils furent plus de cinq cent mille, ces dernières années. Mais près de 80 % de la harde est disparue, récemment et soudainement. Nul ne saurait dire vraiment pourquoi. Il se peut que le maître des caribous, l’esprit Papakastie, celui-là même qui réside dans les monts Otish, ait manifesté sa mauvaise humeur – ou du moins son angoisse – devant les plans Nord des politiciens. Mais le cycle des hardes existe depuis longtemps. Les caribous vont et viennent comme les renards et les lièvres, parfois trop nombreux, parfois trop rares. Je me souviens de ces caribous, en septembre 1982. Ils marchaient par centaines sur la piste d’atterrissage de Kuujjuaq, les employés de l’aéroport n’arrivaient pas à les disperser en roulant avec leurs camions tous klaxons hurlants. Dans le ciel, en approche finale, le Boeing 737 de Nordair attendait son tour ; il tournait en rond dans le ciel bleu, vaincu par les caprices de quelques milliers de caribous en migration. Ce jour-là, les passagers durent se résigner, les uns à repartir vers Montréal, faute d’avoir pu atterrir, les autres à rester à Kuujjuaq, faute d’avoir pu décoller. À l’automne 2006, je jasai longuement avec un ours noir, près de Waswanipi. Le soleil se couchait sur un horizon de forêt rasée et récoltée, ou de forêt brûlée. Il me rappelait que jadis, hier encore, il avait été un dieu. Mais ce dieu en est aujourd’hui à manger dans les poubelles, attiré par ce monde moderne, celui des déchets et de l’abondance. Et l’ours de conclure : « On ne résiste pas aux beignes à l’érable, n’est-ce pas ? » Il suppliait les humains de protéger de vastes espaces afin que les ours noirs soient maintenus dans l’ignorance des Tim Hortons, une zone franche et naturelle où le sucre raffiné serait banni, une terre normale sans dépotoir à ciel ouvert. Je me souviens de ce lynx, en 1975, venu dormir sur le nez d’un gros camion qui lui-même ronronnait dans le cœur d’une nuit glaciale, sur

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trying to patrol the dense boreal forest, those very woods the logging industry, proverbially greedy, mows down without mercy. The barren ground caribou continues its spectacular journeying from one end of the North to the other, from the scraggly trees of the east to the endless tundra westwards. Not long ago, there were half a million of them. But recently, suddenly, close to 80% of them vanished, and no one really knows why. It may be that the caribou master, that very spirit Papakassik who lives in the Otish Mountains, is manifesting his displeasure – or apprehension at least – regarding certain politicians’ northern plans. But then again, herd populations have always run in cycles. They rise and they fall, like the fox and the hare: sometimes too many; sometimes too few. I myself remember the caribou in September 1982, wandering in their hundreds across the Kuujjuaq Airport runway. Workers charged at them with trucks, blasting every horn they had, but the caribou didn’t care. In the sky, a Boeing 737 from Nordair interrupted its final approach and resumed its holding pattern in the blue sky, waiting its turn, defeated by a few thousand migrating caribou. That day’s passengers had to live with it: those aloft returned to Montreal; the earthbound stayed in Kuujjuaq. In the fall of 2006, I had a lengthy discussion with a black bear near Waswanipi. The sun was setting over a clear-cut or burnt forest horizon. And he made the point that not long ago, only yesterday really, he’d been a god. Now that god was reduced to rooting through dumpsters, drawn irresistibly by the modern paradise of garbage and abundance. The upshot? “You can’t hold out against maple donuts, eh.” And then the bear begged human beings to protect vast tracts of wilderness, so that black bears could be bears, innocent of Tim Hortons in a pure and natural refined sugar–free zone, a proper world devoid of landfills. I remember in 1975, a lynx jumped up and went to sleep on the hood of a big truck, itself purring away in the middle of a frigid night on the Chisasibi road. The driver had left the engine running to catch forty winks, as is standard practice. It was forty below in that frost-bound corridor formed by two walls of spruce in the icy grip of winter. Despite the diesel’s rattle and stench, the

la route de Chisasibi. Le chauffeur au repos, assoupi, avait laissé tourner l’engin, bien sûr. Il faisait moins quarante, dans ce corridor glacé bordé par deux murs d’épinettes saisies par le froid. Malgré le bruit du diesel, malgré l’odeur, cette chaleur artificielle était irrésistible ; nul lynx ne pouvait résister à l’appel d’un lit de métal chaud. Le monde des tentations ramollit la discipline millénaire du félin nordique. Il s’était donné un moment de chat. Je me souviens de ce loup blanc. Plutôt, je me souviens surtout de son âme, pour avoir médité avec lui devant son crâne suspendu aux branches d’une épinette retirée. Il était mort en traversant la route de Mingan, en hiver, écrasé sous les roues de l’autobus scolaire reliant le village des Innus à celui des pêcheurs de Longue-Pointe. L’Innu qui l’avait frappé, Abraham le petit, avait transporté son corps dans un endroit discret, sur les rives de la rivière Mingan. Ce loup était en fait un très gros loup et il avait la fourrure bien blanche. On lui fit l’honneur traditionnel de le monter dans les arbres pour le suspendre dans le vide, la tête vers le bas. Puis, le temps faisant son œuvre, on prit soin d’attacher son crâne et plusieurs os et osselets aux branches mortes d’une épinette consacrée. Pendant longtemps, chacun pouvait aller le voir, le consulter, aller s’asseoir sur une roche pour simplement se recueillir. Il ne faut pas déshonorer le Nord, ni ses gens, ni ses bêtes, ni ses paysages. Le jour où nous saurons le développer sans le désacraliser, nous pourrons alors regarder dans les yeux les loups blancs de ces terres, sans honte, les remerciant d’avoir conservé une âme sauvage dans nos têtes. Nous pourrons regarder dans les yeux le grand corbeau de toutes les intelligences, le geai gris de toutes les mémoires sauvages, les canards eiders, les baleines... La liste des saints est sans fin.

artificial warmth was irresistible: no lynx could defy that cozy metal bed’s call. Worldly temptation had got the better of that northern feline’s discipline, forged over millennia. The cat was, for the moment, in the cream. I remember a certain arctic wolf. Or rather I remember its soul, having meditated with it in a spot where its skull was hanging in the branches of a secluded spruce. The wolf had died trying to cross the Mingan road in winter, run over by a school bus taking kids from their Innu village to the fishing village of Longue-Pointe or back home again. The driver, Abraham the Small, moved the body to an out-of-the-way spot on the banks of the Mingan River. It was an unusually big wolf with very white fur, and he accorded it the traditional honour of being lifted into the trees and suspended there, head down. After time had done its work, the skull and certain bones were tied to the dead branches of a spruce, blessed for this purpose. For a long time people could come to see the wolf, ask it questions, or just sit there on a rock and think. We must never dishonour the North: its people, its animals, its land. The day we can develop the North without desecrating it, we can look the arctic wolves of this land in the eye without shame, thanking them for saving a wild soul inside us. We’ll look the raven too in the eye, with all its underworld connections, and the grey jay of wilderness memory, with the eiders and the whales, and so on and so on, for the litany of the saints of this land is endless.

Serge Bouchard

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Quand fond la banquise When the Icecap Melts

Le Nord réchauffe, c’est indubitable, et cela va en s’accélérant. De profonds changements naturels, qui touchent la flore et la faune sur tout le territoire, sont en train de s’installer. Je me souviendrai toujours de ce vieil Inuit, à Puvirnituq, qui me montrait, par un matin de juin, un gros oiseau perché sur un fil électrique. « Qu’est-ce que c’est ? Jamais vu pareil oiseau en soixante ans ! » L’animal était un merle d’Amérique, tout excité de fêter la fonte des neiges. La banquise arctique disparaît peu à peu, ce qui fait que les gens du Nord doivent composer avec un climat de moins en moins rigoureux. Il faut avouer que la plupart des gens ne pleurent pas cet état de fait, profitant momentanément de l’adoucissement des hivers comme de la venue des printemps hâtifs. Mais ce qui est annoncé à l’échelle planétaire par les climatologues, si évident dès qu’on vit au Nord, pourrait sonner le glas d’une espèce de fin du monde... L’Apocalypse, il me semble que je l’ai attendue toute ma vie. Tout jeune, déjà, j’avais le sentiment de ma mort, inéluctable. Quand ? Quand donc viendrait ma propre mort, ma petite, personnelle ? Lorsque j’avais huit ans, je n’en savais rien. Mais je jonglais avec son idée, extrêmement angoissante, et qui pourtant me fouettait, me donnait le goût de vivre et de prendre le bois. Quant à l’Apocalypse généralisée, la grande fin du monde, la Terre qui bascule en faisant trois ou quatre saltos arrière tout en pétant le feu, celle-là aussi, je l’ai attendue, jamais souhaitée cependant, mais je l’ai attendue en voyant drôlement s’accélérer mon désir d’apprendre à m’orienter et à vivre dans le bois. C’est en partie par conscience de la fin du monde que j’ai tant aimé canoter sur les rivières du Nord, avec pour compagnons des ours noirs et des caribous. C’est parce que je me disais que le moment venu, quand l’électricité des villes serait morte ou que les derniers urbains s’entredéchireraient pour un bout de pain, qu’il me serait utile de savoir pêcher et chasser tout en maîtrisant les techniques du camping d’hiver par moins quarante. Apocalypse... Le concept de fin du monde n’est-il pas plus que jamais dans l’air du temps, parqué au fin fond de la plupart des esprits ? Pourquoi ? Parce que la planète s’apprête à rugir, parce que les mers vont bientôt monter et monter. Manhattan sous cent mètres d’eaux saumâtres... Tokyo rasée en quelques secondes par un

The North is warming up. It’s unmistakeable. And it’s happening faster and faster. Profound natural changes are taking place, affecting plants and animals everywhere. I still remember one old man in Puvirnituq one morning in June, pointing to this big bird up on a power line. “What’s that?” he exclaimed. “Sixty years of birds I never seen a bird like that.” It was a robin, all excited and chattering on about the spring thaw. The pack ice is melting in the Arctic, bit by bit, which means northerners have to accept the reality of a milder and milder climate. Admittedly, they’re not shedding many tears over that – for now they’ll just welcome the mild winters and early springs. But what climatologists are seeing on a planetary level – and what is so obvious to people living in the North – may just be the trumpet blast that announces some kind of end of the world. The Apocalypse – seems to me I’ve been waiting for it all my life. Even as a kid I could always sense my own, inexorable death somewhere out there. At what time and place my death? My tiny private death all my own? At age eight, I had no clue. And yet I was always kicking the notion around. An upsetting notion, yet strangely hard to leave alone. It filled me with a hunger for life, for the bush. As for the across-the-board Apocalypse, the full-on end of the world – the Earth falling to pieces, summersaulting into the void, bursting into flames, I was waiting for that one too. I didn’t want it to happen, but I noticed the hunger it aroused inside me, a longing to live in and learn the ways of the bush. Seems in a way it’s this end-of-the-world consciousness that’s behind my love of paddling down northern rivers with black bear and caribou for companions. I said to myself that yes, when the time comes: when the power’s out in cities and the last people there are tearing each other apart over a crust of bread, it’ll come in handy knowing how to fish, hunt, and how to camp outdoors in forty below weather. Apocalypse – seems more than ever like the idea of the end of the world is everywhere – lurking in the dusty corners of people’s minds. Because the planet is getting ready to cut loose, the seas to rise and rise. Manhattan under hundreds of feet of brine. Tokyo flattened by a tsunami in seconds. Even Paris, survivor of two Great Wars without too much loss of architecture, will

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Bateau au large des îles Harrington début avril Double page précédente : Iceberg au large d’Akulivik Pages 134-135 : Lac aux Dorés, Baie-James

tsunami... Même Paris, qui sut passer à travers deux Grandes Guerres sans que son architecture soit trop abîmée, verra sa cathédrale Notre-Dame jetée au fond d’une Seine de boue et de bitume... Oh ! Quant à Québec, malgré le cap Diamant, peut-on imaginer le Château Frontenac catapulté dans les chutes Montmorency ? Je le répète, je ne souhaite pas ce grand accès final qui mettra fin à toutes les civilisations comme aux incivilités humaines... et pourtant, j’y pense. Réchauffement climatique... Fonte de la calotte glaciaire... Icebergs qui cognent sur les bords de nos verres de rhum jusqu’à les faire éclater... Sans compter l’explosion simultanée de cent ou cent cinquante centrales thermonucléaires... À moins que quelques despotes enragés ne fassent délibérément exploser leurs engins dingues ? Que ferons-nous ? Que ferai-je ? Je tenterai de partir vers le Côte-Nord pour rejoindre un petit campe dont je suis à près le seul à connaître la position exacte. Il y a là un poêle à bois et une lampe au naphte. Ce campe est situé tout près d’un lac aux eaux buvables. Chaque seconde, j’y savourerai ma liberté dernière, en attendant bien sûr la Grande Vague qui m’atteindra, ou en n’attendant rien, en respirant fort, en contemplant avec délectation les formes pures des nuages. Si, par hasard, il se trouve que je sois avec quelques amis, avec quelques enfants ou quelques amours, eh bien, nous nous répéterons trente fois par jour que la vie en vaut la peine. Chaque matin, dès l’aube, nous grimperons au sommet de la colline, derrière le campe, pour fixer l’horizon, afin de voir si un quelconque nuage noir ne s’en vient pas nous consumer. Nous prêterons l’oreille, des fois que la fin proviendrait des tréfonds de la croûte terrestre. Et s’il n’y a rien, s’il n’y a que des outardes qui cancanent en flottant dans le ciel, nous retournerons à nos canots. Le soir venu, un crayon à la main, nous écrirons quelques strophes afin de remercier le ciel, la terre, les eaux et les volcans de nous avoir encore épargnés. Nous nous regarderons. Nous nous sourirons. Car nous serons prêts. Nous aurons été avertis. Sans nul doute, nous serons dans le Sens. Rien de plus roboratif, rien de plus jouissif pour l’âme que le Sens ! Et le Nord de mon pays, il se trouve au cœur de ce Sens.

behold Notre-Dame Cathedral sinking into a Seine clogged with mud and broken pavement. And in Quebec City – Cape Diamond notwithstanding – might we one day see the Château Frontenac collapsed at the base of Montmorency Falls? I repeat: far be it from me to wish for that mighty, terminal spasm that brings an end to all civilization – and all human incivility with it – but I’m in thrall to the idea all the same. Global warming. Melting ice caps. Icebergs rattling against our rum and coke till the glass shatters. Not to mention the simultaneous explosion of a hundredodd nuclear power plants, or some mad despot, exercised at some imagined outrage, deliberately deploying the arms of Armageddon. What will we all do then? Well I, for one, will make a run for the North Shore, try to reach a little camp there that I, and I alone (pretty much), know how to find. There’s a wood stove there, and a Coleman lantern. It’s beside a lake with water pure enough to drink. There I’ll savour every second of my terminal freedom, waiting as I must for the Big Wave to bring annihilation, or waiting for nothing at all – breathing hard, looking up, contemplating with delight the pure shapes of clouds. And should I perchance be there with a few friends – or children, or lovers – well: thirty times every day we’ll repeat to ourselves that life is worth living, that life is worth living... Each morning at dawn, we’ll climb up the hill in back of the camp to scan the horizon, looking for some black cloud or other racing hither to devour us. We’ll also lend an occasional ear in the event that the end comes forth from the bowels of the earth. Otherwise – supposing only geese are honking, floating cross the sky – we’ll return to our canoes. And that night we’ll take pen in hand writing thanksgiving rhymes in gratitude to the sky, earth, water and volcanic activity for sparing us another day. We’ll trade looks. We’ll trade smiles. Because we were ready. We were warned. We know the score. Without a shadow of a doubt, we’ll be in the esSense. For the soul, what could be more bracing! It’s the place where the North of my land is. Right here. Right now. In the heart of the esSense.

Jean Désy 139

Des ours et des hommes Of Bears and People

Des ours, il m’est arrivé d’en croiser au moins une trentaine de fois dans ma vie, et parfois de très près. Je me souviens, un jour, alors que je portageais mon canot, j’ai entendu souffler, juste devant moi, au moment où je déposais mon embarcation. Je venais d’atteindre les rives d’un petit lac de tête, non loin du lac Montauban, dans le comté de Portneuf. Un gros ours se tenait là, au bord de l’eau. Nous nous trouvions à un mètre l’un de l’autre, pas plus. Il s’abreuvait probablement quand, après un détour subit du sentier, je l’ai surpris. Droit dans les yeux, il m’a regardé. Immédiatement, comme j’ai l’habitude de le faire avec les animaux sauvages, je lui ai parlé, choisissant toutefois ma voix la plus grave : « Qu’est-ce que tu fais là ? » Il s’est assis, pendant dix secondes peut-être, puis il s’en est allé, me frôlant presque, pour s’arrêter un peu plus loin, comme s’il voulait savoir quand donc j’embarquerais dans mon canot pour prendre le large et le laisser finir de boire tout son soûl. Ours dominant. Ours qui aurait pu me faire du mal s’il l’avait voulu. Ours qui avait plutôt choisi de me laisser suivre ma route. Ainsi sont la plupart des ours noirs qui peuplent la grandeur du territoire de la péninsule Québec-Labrador, jusque dans les zones les plus septentrionales. Un matin du mois d’août, alors que je descendais la rivière Korok avec des amis, à l’est de la baie d’Ungava, dans les monts Torngat, j’ai dérangé un mâle qui somnolait, à l’abri de nos embarcations renversées sur les cailloux. Une admonestation de ma part : « Hé, le gros, tu dors ? » et l’animal s’est déplacé d’une dizaine de mètres, sans plus, attendant de toute évidence que nous déguerpissions afin d’aller fouiller dans les vestiges de notre site de camping, dans l’espoir, sûrement, de dénicher quelques restes de nourriture.

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I guess I must have had at least thirty-odd encounters with bears in my day, some of them of the very close kind. I remember one day portaging my canoe when I heard snuffling in front of me, just as I was putting in. I was on the shores of a little source lake near Lake Montauban in Portneuf County. There it was: a big bear, right at the water’s edge. There couldn’t have been more than three feet separating us. It had probably been taking a drink when I came around a sudden bend in the trail and surprised it. It looked me straight in the eye. Immediately, as I always do with wild animals, I started talking to it, in the deepest voice I could muster. “What are you doing here?” I asked. It sat back for maybe ten seconds, then picked up and left, practically brushing against me as it went past and stopping a little way away as if wondering when I was planning to get in the canoe and push off so it could finish its drink. Dominant bear. A bear that could have hurt me if it wanted to. A bear that chose instead to let me go on my way. Most of the bears that populate the vastness of the Quebec-Labrador Peninsula to its northernmost reaches are like that. One August, some friends and I were on a canoe trip down the Korok River, which runs through the Torngat Mountains east of Ungava Bay, when, one morning, I came upon a male, asleep in the shade of the canoes we’d pulled up and flipped over on the rocks. I woke him up with the words “Hey big guy, taking a nap?” At this, he picked himself up and ambled some thirty feet farther off, apparently waiting for us to get lost so he could pick through the remains of our campsite, where he undoubtedly hoped to find scraps of leftover food.

Ours noir au Nunavik Double page précédente : Ours polaire au Nunavik

En règle générale, on peut dire que les ours noirs sont peu agressifs par nature. Toutefois, il arrive des accidents. Alors que je travaillais comme médecin, à Waswanipi, dans le Moyen Nord, il y a dix ans, j’ai dû me rendre en motoneige à une vingtaine de kilomètres du village. Un travailleur forestier, qui faisait du marquage, avait été traîné de force jusque dans la ouache d’un ours. Comme il n’était pas revenu à Senneterre, la veille, comme prévu, son propre fils était parti à sa recherche. Il l’avait trouvé au bout d’une piste de raquettes, non sans avoir ramassé son parka et son dossard fluorescent, tous les deux déchirés en plusieurs endroits. Entre les aulnes, il avait vu deux jambes nues qui émergeaient du sol, tout à côté d’un tronc d’épinette déraciné. Plutôt que d’agir seul, et fort d’une connaissance approfondie du monde de la forêt, le fils était venu chercher de l’aide. À Waswanipi, toute une équipe s’était formée, composée de chasseurs, de policiers et de pompiers cris, mais aussi de policiers de la SQ, d’un infirmier et d’une infirmière. Une fois sur les lieux du drame, et aidé par un inspecteur de la SQ, j’avais tiré l’homme hors du trou. Son tronc et ses membres étaient largement lacérés. On voyait très bien qu’il avait été tué net par un coup de patte dans le cou, du côté gauche. Dès que l’ours s’est pointé le museau, il a été abattu. Une histoire d’horreur, c’est sûr, mais si rare, même dans les régions isolées. Et que dire des innombrables histoires d’ours blancs, au Nunavik. Pour toutes sortes de raisons, entre autres environnementales et climatiques, les ours se rapprochent de plus en plus des villages. Des dizaines de bêtes sont tuées chaque année par les Inuits, parfois même en pleine rue. La peau de l’ours blanc est convoitée ; elle vaut très cher sur le marché noir. Les accidents demeurent pourtant des exceptions. Parfois, ce sont des adolescents armés de simples carabines de calibre 22 qui courent après les ours, qui les blessent de plusieurs balles, finissant par les tuer, victorieux. Nanuq a toujours été considéré comme la bête mythique du Grand Nord. L’espèce saura-t-elle survivre, son habitat subissant depuis quelques décennies de puissantes transformations, la plupart liées à des activités humaines de plus en plus agressives ?

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As a general rule, black bears are not inclined to be aggressive. But accidents happen. When I was working as a doctor in the Middle North community of Waswanipi ten years ago, I had to take a snowmobile trip to a site twenty kilometres from the village. A forestry worker out marking trees had been dragged off to a bear’s den. When he failed to return that night, his son went out to look for him. On a snowshoe track he found his father’s parka and fluorescent vest, both torn in a number of places. Finally he saw two naked legs in the bushes, sticking up out of the ground next to an uprooted spruce. His own experience in the woods told him not to act alone, so he went for help. In Waswanipi, a team was assembled, including Cree hunters, police and fire fighters as well as SQ officers, two nurses, and me. When we arrived at the scene, an SQ inspector helped me pull the man out of the hole. His upper body, arms, and legs were badly torn up. It was clear that he’d been killed by a paw swipe to the neck, coming from the left side. The bear was killed the moment it was spotted. It’s a horrifying story, but extremely unusual, even in remote areas. There are also innumerable stories about Nunavik polar bears. For all kinds of reasons, including the changing environment and climate, bears seem more and more inclined to approach villages. Dozens are killed every year, sometimes right in the middle of the street. Polar bear skins are highly sought after and can fetch high prices on the black market. Still, accidents remain the exception. In some cases teenagers armed only with .22 rifles chase after a bear firing round after round until, triumphant, they bring it down. Nanuq has always had the status of the Far North’s great mythic beast. Whether it can survive the sweeping changes that have transformed its habitat over the last few decades, generally the result of increasingly aggressive human activity, is impossible to say.

Jean Désy

rita mestokosho

Le Nord cette lumière qui s’appelle Tshiuetin

J’ai connu Rita Mestokosho grâce au collectif d’écriture Aimititau. Dans les années qui ont suivi, nous avons échangé de nombreuses lettres, assez pour publier une correspondance intitulée « Uashtessiu/Lumière d’automne », aux éditions Mémoire d’encrier. Jamais nous n’avons cessé de nous écrire et de nous rencontrer, sur la Côte-Nord comme dans différentes villes du Québec, toujours autour de la poésie. Rita Mestokosho est une Innue d’Ekuanitshit. Sa voix de poète est porteuse de la sagesse des Anciens. Voici quelques éléments de nos derniers échanges :

Jean Désy

Je suis du vent qui chante le Nord qui cherche ses mots dans les étoiles et rêve du silence par un matin brumeux Je suis l’eau de la mer la vague des poèmes libres je suis l’arbre sacré où sont accrochés mes rêves Un jour je t’ai rencontré c’était l’automne dans ton cœur un jour je t’ai parlé pour te dire mon amitié - Rita Mestokosho

Je vibre à ce monde qui agit en moi potentille et rocher gris Une vague tout à coup fait danser ma chair entre les cascades du soleil et les paysages de grands poissons Je suis du plus grand comme du plus petit jusqu’aux anneaux de Saturne qui virent dans ma tête de caribou -Jean Désy

Je crois en la force du destin Je crois aussi en la patience en admirant l’eau des chutes et priant pour mon prochain

Je deviens l’hiver pour me reposer je deviens le printemps pour rêver je deviens l’été pour briller et je suis une femme d’automne née dans un univers qui est aussi le tien

et je dis de vous que vous êtes mon ami

- Rita Mestokosho

Je suis un homme d’hiver j’aime me fondre au verglas comme aux corps célestes de la neige

- Rita Mestokosho

Je suis la sterne qui pique du nez je suis un courant de rivière verte un fracas de vagues cassant mon canot

J’aime sentir mon corps qui doit se battre pour survivre dans les couleurs du froid

Je suis d’un horizon nimbé d’arcs-en-ciel de perdrix qui aiment l’odeur d’épinette Je suis du clan du loup comme ma sœur l’Innue qui m’attend sur la Côte

- Jean Désy

Nous avons été témoins et nous le serons toujours avec ce regard amoureux de la lumière du Nord

Je suis d’elle comme elle est de moi Et nous rêvons du même pays puissant

Je vous ai connu sur un petit sentier rouge où vous marchiez à votre manière à petits pas d’ours

- Jean Désy

Numushumat1

Je vous ai vu de mes yeux sur cette belle rivière je vous ai vu naviguer à contre-courant

Je dis des pierres qu’elles sont mes grands-pères je dis de l’eau qu’elle est ma vie je dis du soleil qu’il est ma lumière je dis de la terre qu’elle est ma mère je dis du Grand Esprit qu’il est un mystère

Mais qui vous a entendu pleurer seulement la terre notre mère elle vous a consolé vous l’homme que je respecte dans le silence Que le Grand Esprit vous protège - Rita Mestokosho

Baie aux Baleines au nord de Tasiujaq, Nunavik

 Nos grands-pères, en innu.

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rita mestokosho

The North This Light Called Tshiuetin

I got to know Rita Mestokosho through the Aimititau collective writing project. We’ve exchanged many letters over the years since then, enough that we could publish them with Mémoire d’encrier under the title Uashtessiu/Lumière d’automne. We keep on writing each other and getting together when we can, on the North Shore and in Quebec cities elsewhere, always through poetry. Rita is an Innu from Ekuanitshit. Her voice carries within it the wisdom of the Elders. Here are excerpts from some of our most recent correspondence:

Jean Désy

I am the wind who sings the North seeks words in stars dreams silence in the morning fog I am the ocean waters the waves of poems free I am the sacred tree where my dreams have been hung high One day I met you autumn in your heart one day I talked to you to offer you my friendship - Rita Mestokosho

I thrum at the world that occurs in me Cinquefoil and rocky soil A wave from nowhere dance, my flesh mid sun cascades landscapes of fish I’m of the vastest and most minute as far as Saturn’s rings gyrating in my caribou brain - Jean Désy

I believe in destiny’s power Also I believe in patience gazing on cascading waters praying for my neighbour

I am winter to take rest I am spring for dreaming dreams I am summer to shine forth yet I am an autumn woman born in a world that’s also yours

and I say of you that you are my friend

- Rita Mestokosho

I am winter’s man I like to melt and become black ice and heavenly bodies of the snow

- Rita Mestokosho

I am the tern in its nosedive plunge the current’s stream in the river’s green a clash of waves to smash my canoe

I like to feel my body struggling to survive colours of cold

I’m from a horizon rainbow wreathed by grouse who love the spruce scent sweet My clan is wolf like my Innu sister waiting on the coast

- Jean Désy

We have borne witness forever more with our loving look to the light in the North

I am of her as she of me We dream the selfsame powerful land

I met you on a small red road walking as you do on little bear feet

- Jean Désy

Numushumat1

I saw you with my eyes on that exquisite river I saw you make your way against the current

I say of the rocks that they are my grandfathers I say of the water that it is my life I say of the sun that it is my dawn I say of the earth that it is my mother I say of the Great Spirit that it is mystery

But who could hear you weeping? only earth our mother earth could comfort you the man whom I honour with my silence May the Great Spirit protect you - Rita Mestokosho

Toundra au nord de Kangirsuk, Nunavik

 Innu: our grandfathers

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Le courage du camion The Truck’s Tale

Les paupières lourdes de mon camion clignent dans la noirceur. Un appel de phares pour briser la monotonie. Du bout de son long museau, la bête de somme aura tout vu : du gravier, de la glace, de la neige sur l’asphalte, des kilomètres de fossés et des pans infinis de ciel. Le moteur renâcle, renifle, les pistons grognent, la machine hurle, elle s’arrache puis elle siffle. Ce corps de force dépense une chaleur aussi filante qu’enveloppante, une chaleur qui tourne et tourne. Mon camion a un visage enneigé, avec sa tête de métal pointée vers l’ouest de la gloire, vers le nord de l’humilité. Beau truck résigné tirant sa charge, son chargement, beau de tout cet orgueil qu’il charrie, il soulève de la poudreuse, il tempête la longueur d’une remorque, et la neige retombe entre loups et coyotes. Mon camion a les yeux d’un hibou et le front d’un ours, c’est un ours qui fume, sa pipe est en fer. Ses pantoufles en « robbeur » sont d’un noir propre et tranchant, elles roulent sur du blanc. Mon camion ronfle de son ronflement sourd. Le souffle gelé de son cœur chaud monte

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My truck’s eyelids grow heavy, it blinks in the darkness. The flash of headlights to break the monotony. The truck is a beast of burden; it’s seen it all. Gravel, ice, snow against the asphalt all scroll before its long muzzle – mile after mile of ditches, a sky without end. The engine snorts and snuffles; pistons groan; the truck roars, strains, sighs. My truck feeds on a heat that flows, wraps warm, turns over–turns over–turns over. It has a face caked thick with snow, its steely head points toward glory in the west, humility in the north. It is beautiful, resignedly hauling its load, its burden, exquisite in the pride of its heedlessness, raising drifts; blustering for a rig’s length before letting back down again, sifting into the twilight. My truck has owl eyes and a bear’s face – a bear who smokes a pipe of steel. It wears slippers, black rubber ones, gleaming as they slice the white road. It revs and drones. Frozen breath from its burning heart ascends toward the moon, the smoke of a burnt offering, a white column rising. Four hundred horses snorting and panting

vers la lune en une colonne de fumée blanche, la fumée de l’offrande. Quatre cents chevaux-vapeur respirent et halètent. Le diesel tictaque en battant la mesure, pendant que le derrière et le dessous de la remorque s’englace. Ils ont charrié des maisons, ils ont hâlé des charges qui décrivent dans le détail l’ampleur de nos travaux et transports. Ils ont charrié du ciment en poudre, du carburant pour le chauffage, du carburant pour les avions, du diesel à camion, de l’essence à pick-up, des matériaux de construction, du bois, des 2 x 4, des panneaux de copeaux, du métal, des poutres d’acier, des tuyaux ; ils ont charrié les viandes, les fruits, les légumes, des épiceries complètes et de la dynamite ; ils ont aussi charrié les turbines, les immenses turbines ; mais encore, ils transportaient les vis et les clous, les pièces et les morceaux, ils ont charrié de la machinerie lourde, des machines légères, des outils. Ils ont voyagé sans relâche, de jour, de nuit et de brouillards. Les chauffeurs aussi ont les paupières

under the hood. The diesel rat-a-tat-tats in tempo as my trailer grows a coat of ice, front and rear. Trucks like this have carted houses. They are transports of our ecstasies. They’ve hauled heating oil and airplane fuel, truck diesel tanks and gasoline, cement powder, two-by-fours, particleboard, sheet metal, girders, pipes. Hauled grocery stores of meat, fruits, vegetables, and dynamite; hauled turbines – truly monster turbines. Screws and nails, parts and pieces, heavy machinery, light machinery. Toiled, unceasingly, through fog and snow, day and night. The truckers’ eyes grow heavy too – doughty truckers, bold as their trucks. Chasing a star they never reach, they dream: a paradise of roads new-paved, and endless, smooth, without killer grades; chrome is gleaming, there’s no fear, no fatigue; a crowd assembles, cheering. They’re safe and sound! They’re on time! Look what they’ve brought! They dream of being waited for, expected home. They dream of someone, somewhere – the face in the picture on

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lourdes, ils sont courageux comme les camions qu’ils chauffent. Ils poursuivent une étoile qu’ils n’atteindront jamais. Ils rêvent d’un paradis où les routes sont neuves et sans fin, sans bosses et sans côtes maudites, ils rêvent d’un voyage chromé, sans peur et sans fatigue, avec à l’arrivée un monde qui applaudit ; il est sain et sauf, il est à l’heure, avec un beau voyage à montrer. Les camionneurs rêvent d’être attendus, ils rêvent que quelqu’un, quelque part, ce visage sur la photo dans la cabine, se soucie de savoir si la route leur a été favorable. Ce n’est pas demain que s’arrêtera le tournoi. Les routes du Nord sont les sagas des chauffeurs de grandes routes. Ce sont les sagas oubliées des camions sales, de la boue sur le nez, des glaçons aux portes, et des exploits ignorés. Je me souviens de Magella, le Roi du Nord, un homme qui parlait plus fort que son Freightliner, question de le dompter. C’était un homme exceptionnel qui racontait avec un grand talent des histoires sans queue ni tête. Il se vantait d’être camionneur depuis l’âge de douze ans alors qu’il sortait des voyages de pitounes d’en haut de Sainte-Anne-des-Monts pour les apporter aux goélettes sur les quais « avec un petit truck Ford à gaz ». Depuis lors, comme il disait, il n’était plus jamais descendu de ses camions. À la BaieJames où je l’ai connu dans les années 1975, il a bien dû monter mille remorques à Chisasibi. C’était aux temps des constructions, des ouvertures de routes, aux temps des ponts de glace, des pistes d’hiver, descendant en surcharge la pente de la Rupert, remontant en surcharge la côte de l’Eastmain, puis poussant vers l’impossible Caniapiscau. Une fois passé Radisson, il avait une chance sur deux de rester pris au cœur de la taïga, la cabine du camion devenant sa cellule de survie, en attente au milieu de nulle part. Il lui est arrivé tant d’histoires, il les racontait tellement bien. Aurons-nous un jour la mémoire respectueuse de ces nomades résolus ? Dans ma propre vie, j’ai fait cent fois le trajet entre Matagami et le Nord, aller-retour, et finalement je n’en suis jamais revenu. La route est longue, mais sa longueur n’est pas le premier sujet du routier. J’ai connu des chauffeurs qui connaissaient la voie et les leçons du Nord. Ils parlaient en effet de leurs camions comme s’ils étaient des personnes. Ils en parlaient comme s’ils étaient eux-mêmes des camions. Les Magella de ce monde ont battu la mesure des anciens nomades qui faisaient

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the dashboard – asking, eager – how was it? But the voyage is never-ending. The North’s highways are the saga of its long-haul truckers. A forgotten saga of spattered trucks, muck up to here, icicles on the doors, and unrecounted exploits. I think of Magella, Prince of the North, his voice was louder than his Freightliner – showing his rig who’s boss. He was a one-of-a-kind 18 wheeled Detroit Diesel Allison–powered bullshitter. He bragged he’d been a trucker since age twelve, running his “little gas-engine Ford” up to SainteAnne-des-Monts to pick up logs and hauling them down to the lumber boats at the docks. Since then, he’d say, he’d never been outside a truck. I met him in James Bay country in the mid-seventies: by then he must have hauled a thousand loads up to Chisasibi. It was the days of building, of new roads, of ice bridges and winter trails, of easing a fat load down the steep grade at the Rupert River, pulling another one up the Eastmain banks, pushing for Caniapiscau without a hope in hell. After Radisson, it was fifty-fifty you’d end up stuck somewhere out in the taiga – the cab of your truck a survival pod where you’d hole up in in the middle of nowhere to wait it out. So many adventures; so masterfully he recounted them. Will courageous nomads like him ever get their due? I myself made the round trip north from Matagami a hundred times – part of me has never come back. It’s a long road, but distance is nothing to a trucker. I’ve known many such who knew the ways of the North – what it had to teach. They talked about their trucks like people. They talked about themselves like trucks. The Magellas of this world hear the drums of those who once portaged these northern rivers. Same mindset, same world view, same resolve. Real truckers know there’s no way getting around time and distance. No escape from loads and hauling. Carrying is like breathing. Your engine beats time for your heart. You’ll come full circle as often as it takes, you’ll drive that road without missing a mile. In the meantime, the land works its way inside you; the road is where you live. Bog spruce thick with frost, lying in wait – look on this winded, growling beast. Behold this beached ship, sleeping its hour in the cold silence of earthly eternity. Bog spruce with your needles frozen; rigid, spruce petrified, spruce by Cosmos Lake; spruce of the sidereal woods – look on

des portages. Même mentalité, même vision du monde, même résolution. Le vrai routier sait qu’il ne pourra jamais battre la distance et le temps. Il ne pourra jamais faire abstraction de ces charges et de ces transports. Charrier, c’est respirer. Et le moteur bat la mesure du cœur. Nous bouclerons la boucle autant de fois que cela sera nécessaire, nous ferons tous les voyages, sans manquer un kilomètre. En attendant, le paysage vous envahit et la route devient le milieu de la vie. Épinette noire givrée dans l’attente, vois cette bête qui gronde, essoufflée. Regarde ce navire immobile, ce vaisseau qui dort, une heure, dans le silence froid de la terre éternelle. Épinette noire aux aiguilles figées, épinette raide, pétrifiée, épinette du lac Cosmos dans la forêt sidérale, regarde mon camion apeuré, qui ramasse sa force. Il est effrayé par la distance, mais il fonce dans le noir, il ne sait qu’avancer. Il a une roue barrée, une roue carrée de gel, il bat de la chaufferette, puis il y aura la pause, le sandwich, le café. Le diesel clique et claque comme un moulin fidèle, il tourne en rond avec le temps. Il passera le cap Éternité. Sous la Grande Ourse de lumière, il encense le théâtre boréal de la nuit où les fantômes attendent assis que la mort meurt, elle aussi. Les paupières lourdes de mon camion charrient mon âme englacée. Mon camion danse dans ses chaînes rouillées. Il chante son effort, son arrachée et son élan. Dans cet océan de travail, tout grince et tout force.

my faint-hearted truck as it marshals its forces. Though it fears the distance, it still charges into the dark; forward is all it knows. One wheel blocked, another frozen square – the heater fights hard. Then there’s the rest stop, sandwich, coffee cup. The diesel clickety-clacks like a faithful millwheel, turning in time with time’s passing. We pass Cape Eternity. Out under the glittering Great Bear, my truck offers incense to the boreal theatre of night; ghosts sit, awaiting the death of death. My truck’s eyelids are heavy as it hauls my ice-encrusted soul. It dances in its rusted chains. It sings its striving, its rootlessness, its momentum. We are at sea in a sea of toil. All things creak, straining.

Serge Bouchard

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La belle ennuyance des routes The Sublime Tedium of the Road

Double page précédente : Route du Nord, Baie-James

Beaucoup de grandes routes suivent fidèlement les pistes plusieurs fois séculaires des nomades anciens. Ce sont des kilomètres et des kilomètres de battements de cœur, des heures et des heures de pensées vagabondes, des jours et des nuits de monotonie répétitive, le creuset des plus belles méditations. Dans le Nord, la route déploie sa superbe : les routes sont plus belles dans les déserts où elles sont seules. La route nordique est aussi grande que sa longueur, sa solitude et son tracé. Les nomades anciens prenaient soin jadis de bien entretenir leurs sentiers et portages. Ils avaient le respect des pistes. Ils connaissaient chacune par cœur, bien sûr, et ils les déclinaient en leurs détails, de mémoire et d’amour. Car la route est dans le paysage une trace qui prendra bien du temps à s’effacer. La route est et sera toujours plus qu’une route reliant le point A au point B. La route est un passage, et nous devrions savoir combien cet asphalte, ce gravier, ces marques et ces lignes, ces ponts, ces passerelles concentrent en un seul corridor la charge de nos plus grands espoirs. C’est le défilé de l’univers sensible, c’est le plaisir de le traverser. Nous n’avons jamais su cultiver la valeur mythique de nos routes, allez savoir pourquoi. Nous les tenons pour utilitaires ; elles donnent accès aux ressources, point à la ligne. Nous les trouvons bien longues, certainement très ennuyantes. Jamais n’avons-nous su magnifier notre propre image de routiers et de nomades des grands espaces. Des coureurs de bois aux voyageurs des compagnies de fourrures, et jusqu’aux camionneurs modernes, la route fait pourtant partie de notre patrimoine et de notre culture. Des souvenirs de grands voyages nous coulent dans les veines. On pourrait même soutenir qu’en raison de sa nordicité et de son immensité, le Québec est une terre de grandes routes. Mais cela nous tient-il à cœur ? Qui fait grand cas de la route de la Baie-James ? Qui chante la route de l’Abitibi ? Qui a donné de l’importance à la route qui va de La Doré à Chibougamau, qui s’intéresse à la route du Nord qui conduit à Nemiscau ? Où trouvez-vous de l’émerveillement québécois dans l’existence de la route qui mène au Labrador à partir de Baie-Comeau ? La 138 n’a-t-elle pas autant de panache que la fameuse route 66 des Américains ?

Many major highways faithfully follow the centuries-old trails of ancient nomads. Mile after mile of heartbeats, hour after hour of wandering thoughts, days and nights of toneless repetition – the crucible of our most sublime meditations. In the North, the road brings all its haughtiness to bear: its true beauty comes out in the wasteland, where it can be by itself. A northern road’s greatness can be calculated as the sum of its length, solitude, and trajectory. The ancient nomads took great care maintaining their paths and portages. They respected trails. They knew each one by heart, naturally, and worked out its every detail lovingly in their memories. A road leaves its mark on the land, and ages will pass err it fades. It is and will always be more than a way to get from point A to point B. A road is a rite of passage, and we need to be aware of just to what extent all that pavement and gravel, those markings, lines, and bridges, are funnelling the power of our fondest hopes into one single channel. It’s the unfurling of the sensible universe, and the sheer enjoyment of crossing it. We’ve never managed to cultivate the mythic quality of our highways – why is that? To us, they’re strictly utilitarian: they give us access to resources: end of story. We find them a tad on the long side, and very dull. We’ve never managed to enshrine our travellers and nomads of the open road as mythic figures. Yet from the fur trade’s coureur de bois and voyageur to the trucker of today, the road is integral to our culture and heritage. The memory of epic journeys is in our blood. You could go so far as to say that Quebec’s vast northernness makes it a land of highways. But do we care? Who makes a big deal about the James Bay Road? Sings the Te Deum of the Abitibi Highway? Grasps the momentousness of the road that goes from La Doré to Chibougamau? Who pays attention to the North Road to Nemiscau? Where in Quebec will you find the bard who marvels at that highway that starts in Baie-Comeau and runs all the way to far-off Labrador? What makes the 138 any less prodigious than America’s famed Route 66? The northern road is a story. It’s a witness to – even a barometer of – our state of mind. Indifference, that who-cares attitude, shows only laziness and

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La route nordique est un récit. C’est un témoin, peut-être même un baromètre, celui de notre état d’esprit. La négligence, le n’importe quoi, tout cela traduit une paresse, une petitesse, un échec. Cet échec est celui de notre culture. Elle est là la blessure. Notre société n’aura pas été capable de traduire en grandeur l’ennuyance de la route nordique ; nous n’avons pas fait l’éloge de son ennui, nous n’avons pas sondé la profondeur spirituelle de ce magnifique symbole. Mine de rien, la route nous mène au cœur du sujet. Nous allons devoir finalement créer une culture du Nord en même temps que nous développerons le Nord. La route raconte nos paysages, elle les éclaire dans toutes les teintes, elle monte toutes les montées, elle croise toutes les rivières, ruisseaux et coulées, elle épouse les courbes du bouclier. C’est la route d’hiver où la visibilité devient nulle en raison du vent de travers qui brasse la neige dans l’intention de faire une tempête à lui tout seul. Cette poudrerie est l’enfant du vent du Nord, le Tshiuetin des Algonquiens Innus et Eeyous, devenu le Keewatin des Anglais. C’est la route de nuit où la solitude vous envahit tel un froid intérieur, alors que le temps s’arrête et que les animaux sauvages apparaissent furtivement dans l’axe de vos phares. On ne voit dans la nuit d’encre que ce que les phares parviennent à illuminer. Ce

small-mindedness: it’s a failure. And that failure is a failure of our culture. That’s what hurts – the idea that our culture had the chance to exult in the tedium of the northern highway and make it glorious – and wasn’t up to the job. We failed to laud and magnify that boredom; we’ve never plumbed its sublime symbolic spiritual depths. The road, without fanfare, goes straight to the heart of the matter. It seems ultimately we’ll have to create a culture of the North as we develop the North. And in it the road will still tell the tale of our horizons, shine its light on their every shade and hue. It will scale every slope, cross every river, creek and stream, hug the Shield’s every curve. The road is the winter road where visibility drops to zero as crosswinds lash the snow, bent on raising a squall all by its lonesome. This snowwhirl is the offspring of the North Wind – the Tshiuetin of the Algonquian Innu and Eeyou – whose name in English names the former district of Keewatin. It’s the night road where aloneness works its way into you like the cold and time grinds to a halt, as wild creatures flicker furtively beyond the beam of your headlights. In the night’s jet-black you only see what your headlights reveal. Often it’s the gleam of eyes as they fade into the trees and bushes: most often a fox. Or perhaps ghosts, spirits – the road is the graveyard of so many

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Route 167 en direction de Chibougamau Double page suivante : Route de Matagami, Baie-James

sont souvent des yeux brillants qui s’évanouissent derrière les arbres et dans les aulnes ; ceux d’un renard, la plupart du temps. Ou seraient-ce des fantômes et des âmes ? La route est le cimetière de tant d’animaux voyageurs ; je pense au porc-épic mal avisé qui tente pour se défendre de crever les pneus d’une auto qui file à cent kilomètres/heure. C’est le gravier et sa poussière, tempête de sable dans le désert du Nord, les passages aveuglants et dangereux lorsque se croisent les gros camions. C’est la glace, la bleue, la noire, la coulante et la granulée, la sloche de la fonte, le béton du glacier. Il ne faut pas quitter la route, ni des yeux ni du corps. L’orignal peut surgir ou se tenir bien droit dans une courbe aveugle, n’importe quoi peut arriver. Bonne route, mon ami, bonne route, elle sera longue à n’en plus finir, elle t’usera les yeux, te brisera le dos, mais tu arriveras, tu boucleras un anneau de l’interminable chaîne. Car une fois arrivé, il te faudra repartir, découdre le chemin, et revenir au point de départ. C’est l’éternel retour, nul n’a jamais vu un nomade se presser dans l’intention d’arriver. L’esprit nomade a toujours battu la mesure de son pas régulier. Dans le Nord, la route où l’on rencontre est une route qui nous rapproche. Nous sommes tous humiliés par la distance, nous sommes surtout prisonniers de cette voie qui s’est elle-même sortie du temps. L’interminable est enceint de pensées qui sont bonnes à penser. Oui, la route est un récit, les routiers diraient volontiers que c’est une incantation. Jamais la route n’aura été aussi belle, aussi invitante. Avec les ingénieurs, avec les routiers, avec les poètes, traçons des routes légendaires. Nommons-les en l’honneur des nomades disparus, en l’honneur de la renaissance et de la survivance des nomades d’aujourd’hui, racontons l’histoire vive de chaque kilomètre, de la moraine qui fait son gravier jusqu’au paysage qu’elle est en train de traverser, jusqu’au nom des chasseurs, jusqu’aux surnoms des voyageurs et des routiers. Le Nord sera toujours un grand voyagement. C’est le pays de la longueur du temps. Inutile de courir ou d’augmenter la cadence. La vitesse ne sert de rien. Les lumières et les éclairages, selon les heures, selon les saisons, font de telles épiphanies que les voyageurs se croient partis dans l’autre monde. Même chose la nuit, sous la Voie lactée.

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wandering creatures; I think of the ill-advised porcupine who counted for protection on its quills to puncture the tires of a car advancing at a hundred kilometres per hour. The road is gravel and dust, a sandstorm in the northern desert, the blinding, dangerous passage of big trucks. It’s the ice – blue, black, wet, or granular – the slush of thaws, the rock-hard glaciers. Never take anything off the road: not your eyes, not your body. Moose loom or standing stock still on blind curves: there could be anything. Happy trails, my friend, happy trails: the road is long; it’s endless; it’ll wear out your eyes, break your back, but you’ll get there; you’ll close the loop on another link in that chain that has no end. And once you’re there, you’ll have to set forth again, reel yourself back in, roll right on back to the place you started. It’s the eternal return: no one’s ever heard of a nomad who hurries to get there. The nomadic spirit marches ever to the beat of its own unflagging footsteps. The road you meet in the North is a road that binds. We’re all humbled by distance – prisoners of that way that’s left time behind. This interminable however is ringed round with thoughts that are good to think. Sure, the road’s a tale, and if you’re in for the long haul you might call it an incantation. Never has a road been so sweet, so inviting. Let’s join with the engineers, truckers, and poets in plotting out the highways of legend. Let’s name them in honour of lost nomads, celebrating their rebirth and survival in those of today as we tell out the gripping epic of each kilometre, from the moraine that supplied the gravel to the vistas rolling past right now, each hunter named by name and each traveller and trucker by moniker. The North will always be a great hither and yon. The land of the long time. No point running or picking up the pace – speed will get you nowhere. The sunlight angles and changes with the hours and seasons, bringing such epiphanies as might transport a traveller to another world. And the night likewise, under the Milky Way.

Serge Bouchard

maurizio gatti Nord amore mio ! The North amore mio ! Maurizio Gatti est un Italien qui est venu au Québec pour des raisons passionnelles. Dès ses premiers pas dans le pays, il s’est préoccupé des gens du Nord et de leur culture, mais aussi de la nécessaire métisserie entre les peuples qui permettra que le Nord puisse se développer dans la paix.

Maurizio Gatti left his native Italy for Quebec to follow his heart. The people of the North and their culture have been a major interest for him from the moment he first set foot in the country, as has the kind of cross-fertilization between peoples that will allow the North to flourish in peace.

D’aventure en aventure, Maurizio Gatti a appris les rudiments de plusieurs langues autochtones. Cet homme est un polyglotte ; il parle le tibétain. Je sais, pour l’avoir entendu, qu’il fait plus que se débrouiller en innu. Cela lui a ouvert le monde nordique. C’est à lui qu’on doit de remarquables traités de littérature amérindienne, dont Littérature amérindienne du Québec et Être écrivain amérindien au Québec, publiés chez Hurtubise.

In the course of his adventures, Maurizio has learned the rudiments of a number of aboriginal languages. He’s a natural with languages – he even speaks Tibetan – and I know from personal experience that his Innu is way beyond rudimentary. This gift has opened an entire northern world for him. He is also the author of several remarkable works on aboriginal literature, including Aboriginal Literature and Québec and Being an Aboriginal Writer in Quebec,1 published by Hurtubise.

Vrai nomade, il voyage sur la Côte-Nord comme en Jamésie, dès qu’il parvient à se libérer de ses tâches universitaires ou de l’enseignement de l’italien au Conservatoire de Québec.

A true nomad, Maurizio travels the North Shore and James Bay whenever he can free himself from his university duties and from teaching Italian at the Quebec Conservatory.

Jean Désy

 Littérature amérindienne du Québec and Être écrivain

1

amérindien au Québec, both in French, titles our translation.

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Quand j’habitais Rome, le Nord était Milan, Venise. J’ignorais l’existence du Nitassinan et des Innus. Je connaissais la mode, les gondoles. Et pourtant, c’est en plein centre-ville de Rome que j’ai découvert le Nord québécois et les Autochtones. C’était le mois du livre francophone, et la Délégation du Québec avait sélectionné des ouvrages à vendre lors de différentes conférences. J’ai acheté Je suis une maudite Sauvagesse d’An Kapesh et Histoire de la littérature amérindienne de Diane Boudreau. Un nouvel univers s’offrait à moi, lointain, exotique. Il m’a fasciné, je l’avoue. J’étudiais pourtant en littérature et je savais qu’un livre et la réalité peuvent être différents. J’ai donc décidé de partir pour le Québec pour voir de mes yeux ce dont les écrivains autochtones parlaient.

When I lived in Rome, the North was Milan or Venice. I’d never heard of Nitassinan and the Innu. My North was about fashion shows – and gondolas. The place where I first encountered Quebec’s North and its peoples was right in downtown Rome. The occasion was French-language book month, and the Quebec Government Office had selected some books that it was selling at talks and lectures. I bought a copy of An Kapesh’s A Goddamn Squaw and Diane Boudreau’s History of Aboriginal Literature.1 A new world opened up for me, far away and exotic. I was fascinated. But as a student of literature, I knew that books and reality were two different things. I decided to go to Quebec to see for myself what aboriginal writers were talking about.

Je n’aime pas faire les choses à moitié et mon premier hiver, je suis allé à Schefferville. J’ai suivi la famille innue qui m’accueillait pour une excursion en motoneige au Labrador. J’ai admiré ma première aurore boréale, j’ai mangé mon premier caribou et j’ai été dragué pour la première fois par une Innue (à Rome c’était moi le chasseur, mais à Schefferville je devenais gibier...). Et j’ai beaucoup ri. Les Innus sont le peuple le plus drôle que j’ai connu (après les Italiens !).

I’ve never been one to do things half way, so, my first winter I went to Schefferville. My Innu family hosts took me along on a snowmobile expedition to Labrador. I saw my first northern lights, ate my first caribou, and was hit on by an Innu woman, another first (in Rome I had been the hunter; in Schefferville I was the prey). I also laughed a lot. The Innu were the funniest people I’d ever met (after the Italians).

Ce que j’ai appris en treize ans au Québec est que ce dernier serait moins amusant et intéressant sans les Autochtones. À mon arrivée, ceux-ci représentaient un point d’interrogation. À quoi devais-je m’attendre ? J’imaginais qu’ils seraient différents des Italiens. J’ai alors découvert que notre sens de l’humour était semblable. Avec eux, je pouvais faire des blagues librement sans trop devoir me censurer. Ils me renvoyaient la balle avec une rapidité, une fantaisie et une vivacité d’esprit qui me fermaient souvent la trappe. Le sens de la famille est aussi proche de ce que j’ai toujours connu. Je dors souvent dans des maisons où cohabitent quatre générations. À Rome, ma grand-mère a toujours habité avec nous. Sa présence était normale pour moi. Je me sens donc un peu chez moi dans les communautés, du moins pour cet aspect-là. Les Québécois me demandent souvent comment je suis reçu dans les réserves. Je leur réponds qu’il suffit d’être soi-même, de ne pas se prendre trop au sérieux et d’apprendre un minimum de la langue locale. Il suffit de se comporter de façon naturelle, comme on le ferait avec n’importe qui d’autre et dans n’importe quelle autre situation. C’est tout. Les habitants des réserves sont accueillants, généreux et disponibles. Ils te logent et te nourrissent avec spontanéité, et ils sont fiers de te faire visiter leur village et leur territoire. Chaque fois, cela me touche. Et si on a la chance d’être invité à partir en forêt l’hiver, on fait bien d’accepter. Aller à la chasse dans le Nord avec un aîné, c’est avoir le privilège d’assister à l’opéra le plus tragique, le plus beau, le plus cruel et le plus émouvant qui soit. On dirait que dans le Nord tout est plus intense et extrême, le bon comme le mauvais. Une chose est sûre : le Nord et ses habitants ne laissent jamais indifférents. C’est la même chose en amour. À l’opposé de la chanson Moi, Elsie écrite par Richard Desjardins et chantée par Elisapie Isaac, dans mon cas, c’est une Inuite qui m’a mangé le cœur tout cru et m’a ensuite abandonné là, sur la banquise, dans un froid tellement intense que mes larmes n’arrivaient même pas à couler. Et pourtant, je continue d’aimer le Nord et d’y retourner.

What I’ve learned in my thirteen years in Quebec is that it would be a less fun and interesting place without the aboriginal peoples. When I got here, they were a question mark. What should I expect? I imagined them as nothing like Italians, but discovered that our sense of humour was similar. I could kid around without holding back. And their comebacks were so snappy, wild, and clever I’d be left speechless. Their sense of family is also quite close to what I grew up with. Often I spend the night in houses where four generations sleep under the same roof. It’s like in Rome, where my grandmother always lived with us. For us, that was normal. All this helps me feel more at home in aboriginal communities, at least in that respect. I’m often asked what kind of reception I get on reserves. I say just be yourself, don’t take things too seriously, and learn a bit of the local language. Simply act natural, like you would with anyone else in any other situation. That’s all there is to it. People on the reserves are friendly, generous, and have plenty of time for you. They put you up and feed you without hesitation and are proud to show you around their village and land. It’s always a moving experience. And if you’re lucky enough to be invited to go into the woods in winter, jump at the chance. Hunting in the North with an elder is a privilege – like going to the opera, the most tragic, beautiful, cruel, and moving opera that could ever be. It’s as if everything were more intense, more extreme – the good and bad alike. One thing’s certain: the North and its people never leave anyone indifferent. It’s like love. Like the Richard Desjardins song “Moi, Elsie” as sung by Elisapie Isaac, though in my case it was an Inuit woman who ate my heart up raw before dumping me on the polar ice in cold so bitter it froze my tears before they even had a chance to fall. Yet I still love the North and continue to go there whenever I can.

Maurizio Gatti  Je suis une maudite Sauvagesse and Histoire de la littérature amérindienne, both in

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French, titles our translation.

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Lettre au géologue Letter to a Geologist

Mon frère géologue parle le langage des pierres. Il était dans le Nord dans ses jeunes années, sur l’île Herschel dans la mer de Beaufort, près d’Inuvik. Puis il a continué, il a vieilli en interrogeant les glaciers, ceux d’aujourd’hui et ceux d’hier, il a lu le livre des moraines, entre les lacs Albanel et Mistissini, il a interrogé le cratère Pingualuit ; mon frère géologue a bel et bien appris la langue graveleuse de tous les Nord de la terre, en marchant de Tuktuyatuk jusqu’à Kuujjuaq, d’une forêt boréale à l’autre, de la Russie jusqu’à Matagami, partout où la dernière glaciation avait fait son lit. Ils sont comme cela, les géologues, ils sont comme les botanistes, comme les archéologues ou les biologistes. Ils vont dans la nature, distraits, passionnés, la tête ailleurs, et ce n’est pas long que le Nord les emporte.

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My brother speaks Rock. He was up North in his youth, on Herschel Island in the Beaufort Sea, near Inuvik. And he kept at it, grew old questioning the glaciers, both yesterday’s and today’s. He read the book of the moraines between lakes Albanel and Mistissini; picked the brains of the Pingualuit Crater. My geologist brother really did master the gravelly speech of all the world’s Norths, as he walked from Tuktoyaktuk to Kuujjuaq, from one boreal forest to the next, from Russia to Matagami, wherever the last glaciation had made its bed. Geologists are like that – like botanists, or archaeologists, or biologists. They head off into the wilderness, distracted, enthused, their minds elsewhere, and before you know it the North has carried them away.

Carottes de forage minier sur le bord d’un lac à la Baie-James

Vieille est la terre. La pierre te le dit qui est fort ancienne, si ancienne que le mot « vieux » ne convient plus, si ancienne que pour la comprendre, il faut apprendre le langage des pierres. Il faut apprendre la grammaire de la stéatite, le lexique du gneiss et du granit, les règles des quartz et des cristaux, la sémantique de la résistance et de l’usure, tout ce froid emmagasiné, toute cette eau, toute cette glace, tout ce temps en réserve. Il faut se mettre à l’écoute des âges de la terre, de ses époques héroïques, au rythme des dérives de l’écorce terrestre. Le Nord est rocheux, pierreux, morainique, sablonneux, graveleux, c’est une mine de bouleversements fossilisés. Ces roches cambriennes ont vu le sel se mêler aux eaux de la mer, elles ont même salé l’océan primitif, pourrait-on dire ; elles ont vu se fabriquer les premiers grains de sable, elles ont vu les mousses de la vie, les algues mères. Les roches ont des veines, elles ont été liquides, elles ont connu le feu, le magma originel, et les voilà bien figées dans la position de leur naissance, avec leur mémoire minérale.

Old is the earth. Stone will tell you it’s really, really ancient – so ancient the word old just doesn’t cut it anymore. So ancient that to get the idea you have to first learn to speak Rock, and thus master the grammar of steatite, the vocabulary of gneiss and granite, the rules for conjugating quartz and crystal, the declensions of resistance and wear, and the semantics of all that stored-up coldness, along with all the water, ice, and time rock’s stocked away. You need to listen hard to earth’s epochs, the heroic ages, the rhythm of tectonic drift. The North, for one, is rocky, stony, morainal, sandy, and gravelly: it’s a minefield of petrified upheaval. These Cambrian rocks witnessed the first salt salted into seawater – you might say they salted the primeval sea. They saw the first grains of sand ground out; witnessed the first foam of life, and the mother algae. Rocks have veins, they once were liquid, they’ve known fire, the magma of origins, and look: here they are now – stuck in the pose they were born in, loaded with mineral memory.

Le bouclier cambrien en sait un bout sur l’expérience du refroidissement, il est le premier plancher de la terre. Il porte les stries de ces pierres arrachées et éclatées, qui voyageaient prisonnières des glaciers, comme des billes en son ventre, frottant sur la surface du monde et signant leur passage, pour toujours. Leurs rondeurs parlent des ères glaciaires. Je possède depuis longtemps une roche trouvée dans les eaux de la rivière Chibougamau. Elle est grise et ronde comme une planète, elle s’est formée dans le tourbillon de l’eau pure et puissante, prisonnière d’une chaudière, pendant des siècles de fonte violente, sculptée par l’eau blanche au fil du temps accéléré, tournoyant et s’usant sur les parois dures de sa prison, et je la tiens dans ma main à présent. La patience de la roche trouve ici sa définition première. Dans le Nord, les pierres marchent, les pierres parlent. Et elles patientent. Elles ont des couleurs, elles cachent des trésors, bien sûr. Toute l’alchimie de l’univers tient dans ce ventre.

The Cambrian Shield knows a thing or two about cooling: it’s the earth’s first floor. It bears the striated scars of shattered rock torn from its moorings and trapped, carried like a clutch of ballpoints in the glacier’s shirtfront, scrawling their permanent signature as the ice bellied along the surface of the earth. Each bulge bespeaks glaciations. For years, I’ve had a stone picked from the Chibougamau River. It’s grey and round like a planet, shaped by a vortex of swift, pure water, captured and kept in that whirlpool through centuries of violent thaw, sculpted by whitewater in time-lapse time, wearing and whirling against the hard walls of its prison, and I’m holding it in my hand right now. This is the first definition of the patience of rock. In the North, stones walk; stones talk. And they wait. Sure they’re colourful: they conceal treasures. The entire alchemy of the universe fits inside that belly.

Le géologue lit comme dans un livre les péripéties fascinantes de ce manuscrit pierreux. Il y a de l’or, du fer. Le chemin de glace est devenu un chemin de fer, vers l’eldorado boréal, une galerie, sorte de Louvre à ciel ouvert sur l’infini. Les pierres sont des œuvres d’art dont la nature est le maître, tout simplement. Où l’on voit que cette artiste est

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Geologists can read mesmerizing adventures in this stony text, like a book. There’s gold in them thar hills, there’s iron. The tracks of the ice have become iron rails to the boreal Eldorado. See the rock galleries – like an infinite open-air Louvre. The stones are works of art from Nature’s master workshop – no more, no less. See what a genius the artist is – profound, major, universal, beyond time and space! Contemplate this rock here; it’s

Double page suivante : Poste Albanel, Baie-James

puissante, profonde, majeure, universelle, intemporelle ! Contemple ce caillou, regarde ce galet, oui, le moindre éclat révèle du temps emprisonné, de la lumière figée, des surfaces polies par le reflet de la lune, une lune antique qui a laissé sur le visage de la matière des jaunes impossibles. Elle en a vu des vagues et des ventres de phoques, des pattes de goélands, des éléphants de mer et des crêpes de glaces océanes, cette tête de roche ronde qui dépasse dans la baie. Et nous n’avons rien vu. La roche est si profonde ; s’il fallait pénétrer en son sein, s’il fallait lui forer la croûte, des carottes et des carottes, nous trouverions des veines et des filons, des poussières et des traces, des dessins et des tableaux, des collections de pierres précieuses et des montagnes de minéraux utiles. Voilà pourquoi la pierre est le matériau de nos petits et grands travaux : nous sommes encore à l’âge de pierre, fascinés par les mines, occupés à prospecter, à trouver, à mesurer nos chances, puis à creuser, à extraire, à broyer, à charrier, à convoyer, à transformer le minéral en minerai, et le minerai en argent et l’argent en trésor. La matière première nous occupe et fonde les plus grands exploits de notre ingénierie. L’âme de la stéatite invite le sculpteur à s’exécuter ; les personnages se cachent dans la pierre à savon, l’esprit des animaux et des humains, l’esprit des déesses, tous ces esprits cherchent à se révéler. Nous sommes toujours à l’âge de pierre, contemporain de l’âge de l’os, l’Inuk dégage de la matière les images incrustées, l’ours qui saute sur le dos de la baleine, l’ancêtre qui sort un phoque de l’eau, le cinéma des temps anciens. Sculpterons-nous un jour des faces de gros camions qui ressemblent aux hiboux, des machines gigantesques, des visages de travailleurs, allons-nous faire sortir de la pierre à savon les images du présent ? Je ne sais plus où est mon frère le géologue, sur quelle planète, sur quel sol, sur quel continent. Il s’est peut-être frappé la tête sur la grosse roche Mista Ashini ou sur une ferraille dans la baie de Mourmansk. Il est silencieux comme une pierre, mais il me reste le savoir érodé de ses enseignements précieux. Le silence cache, comme le Nord, la forte sensation de la naissance : la pierre et l’eau, l’eau et le vent, le vent et la glace, et la sacralité du sable. Comment oublier cela ? 

just a pebble, but see? The humblest chunk reveals time locked inside, trapped light – the surfaces polished by lunar glimmerings, by an antique moon that’s left unearthly intimations of yellow on matter’s face. That rocky roundness poking its head up out of the bay has long looked down on the sea swell and seal bellies, gulls’ webbed feet and walrus backs, and the pancake ice that forms on the ocean. And we’ve seen nothing yet. Rock is so deep: to get to its heart, we’d have to drill through its crust and take core sample after core sample: we’d find veins and seams, dust and trace elements, drawings and paintings, gemstone collections and mountains of useful minerals. This is why stone is the medium of our minor and major works – we’re still in the stone age, fascinated by mines, hard at work prospecting, discovering, working out the odds before we go dig, extract, grind, haul, stand guard over, process minerals into ores and ores into cash and cash into filthy lucre. Raw materials keep us busy and drive us to ever-greater feats of engineering. The soul of soapstone invites the carver; there are figures trapped in there. Human and animal spirits, spirits of goddesses: all waiting for revelation. The Stone Age, with the Age of Bone its contemporary, is still with us when Inuit carvers disentangle the embedded images from inside matter: a bear pounces on a whale’s back, an ancestor tears a seal from the water – they’re the drive-in movies of former days. And what of us one day: will we carve giant machinery, owl-faced transport trucks, workers’ faces? Will we come along to free today’s tableaux from their soapstone prisons? I don’t know where he’s gotten to, my geologist brother. What planet, what soil, what continent has him now? Maybe he hit his head on that giant rock, Mista Ashini, or a hunk of scrap iron in the bay in Murmansk. Silent he is, quiet as a tombstone, but I’ve hung on to what I know – somewhat eroded – from the treasures of knowledge he taught me. Silence has a distinct sense of birth in it, like the North: stone and water, water and wind, wind and ice, and the sacred quality of sand. How could I forget that?

Serge Bouchard 175

La vie coule de source The Springs of Life

Rivière gelée dans le secteur d’Oujé-Bougoumou, Baie-James Double page précédente : Lac Matagami, Baie-James Page 182 : Baleine dans le fleuve Saint-Laurent, sur la Côte-Nord

Ma terre est une mémoire d’eau, l’eau d’origine ; elle se ressource dans le froid de sa retraite, elle miroite sous le soleil de ses étés. Elle s’y cache, elle s’y baigne, se cristallise et se revivifie, elle court, elle chante, elle s’y réfugie et se recueille. Ici, l’eau retrouve son sérieux. Le Nord lui donne un poids, il lui redonne sa gravité primitive. L’eau est la vie, toute la vie, et au moment sacré où ce désert de glace devient le plus beau jardin de fleurs, l’eau entre dans des transes vives qui expriment en mille couleurs toute la force de son élan. L’eau des rivières fortes descend en puissance, brune et or, blanche et argent, elle file à la surface d’un bouclier impénétrable, nerveuse et bouillonnante, allant de courants vifs en grands remous vers des fosses mystérieuses et calmes. Elle se cache dans les mousses, imbibe la sphaigne, elle caresse les pierres, elle tournoie dans des fausses baies, elle se repose dans des lacs, elle se filtre à la longueur des eskers pour devenir l’eau la plus pure du monde. Les déserts du Nord sont des réserves d’eaux précieuses, des eaux douces qui valent des trésors, chaque goutte est un trésor national. Regardez ces lacs, ces baies interminables, ces mers intérieures, ce sont les refuges des outardes épuisées. L’eau nordique reconnaît l’aboiement nuageux de la belle bernache, elle reconnaît ses nids et protège ses œufs, elle se réjouit de ses nombreux petits qui nagent à la queue leu leu. L’eau sauvage célèbre la vie en une sorte de cérémonie lumineuse qui joue la carte de sa beauté.

My land is a memory of water – the first water. The waters return to their roots in the cold of their retirement; they shimmer in the sun of its summers. There they hide, they soak it in, are crystallized and restored to life; there they run, they sing, they take refuge and reflect. Here’s where water gets serious. The North gives it weight, restores its originary gravity. Water is life, all life, and in that holy moment when the icy wasteland flowers into a garden of earthly delights, water falls into a vivid trance wherein its thousand colours of euphoria are rhapsodized. The waters descend in power and might, strong rivers brown and gold, silver and white, racing across the face of the impenetrable Shield – skittish, frothing, going from lively rapids to swirling eddies to dark pools calm and mysterious. The waters duck down into the feathermoss, seep into sphagnum, caress the rocks, swirl around false bays, and filter through eskers to attain a purity unique on this earth. The deserts of the North are an Ali Baba’s cave of water – precious fresh water worth its weight in gold, each drop a national treasure. Just look at these interminable lakes, these bays, these inland seas, havens for weary geese. The northern waters recognize the cloud-bound honk-honk of the noble goose, they know its nests; they shelter its eggs, rejoice in its sundry brood all swimming in a line. The wild waters celebrate life in a kind of radiant ceremony where all their beauty is deployed

Dans la toundra, les pluies et les neiges sont plus rares qu’on ne le croit. Le désert nordique piège l’eau comme il peut, par le froid, par la glace. Le Grand Nord cherche à figer l’eau comme un butin ; lorsqu’il y parvient, il donne naissance à des glaciers. Le Nord est donc une affaire d’équilibre. L’eau n’a pas le choix, ou elle gèle ou elle fond. Ou elle reste prisonnière ou elle fuit, l’esprit léger. Si elle gèle plus que sa fonte, la glace s’accumule d’année en année. Si elle fond plus qu’elle ne gèle, le glacier recule rapidement et perd de sa masse. Cependant, dans l’équation du Nord, le froid est supposé imposer sa loi. La mémoire de ces eauxlà est glaciaire. L’eau se souvient avoir dormi dans un linceul de glace pure aux couleurs désarmantes de beauté. Elle est restée ainsi des milliers et des milliers d’années. Les glaciers avancent et reculent, ils bougent, parfois ils se brisent. Ils

Rain and snow on the tundra are rarer than you’d think. The northern desert gathers its water where it may: from the cold, from the ice. The Far North wants to lock it up, like fenced goods: when it succeeds it’s the birth to glaciers. It’s all a balancing act, the North. Water isn’t given the choice: it either freezes or it melts. It’s either held prisoner or it scampers off with a song in its heart. If there’s more freezing than melting, the ice builds from year to year. More melting than freezing, and the glacier beats a hasty retreat; shrinking back on itself. When all is said and done though, Cold’s word is law, or ought to be. The memory of water moves at a glacial pace. It remembers dreams in a pellucid ice shroud of paralyzing beauty. For thousands upon thousands of years it remained there. The ice sheets advanced and drew back, it remained.

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envahissent des continents, puis ils retraitent et disparaissent, se faisant discrets dans des vallées reculées. L’eau se libère comme elle peut, dans la mer, dans le ciel, sur la terre. Elle se souvient des gigantesques rivières tumultueuses qui couraient dans le ventre des glaciers avant de sortir au grand jour dans les plaines et les vallées, alimentant des lacs géants. Des pans de glace qui tombent dans la mer, des torrents furieux, des craquements, du son, comment oublier cette symphonie glaciaire ? La musique se poursuit, liquide, depuis la nuit des temps. Le bruit de l’eau accompagne les voyagements de l’âme. J’entends bruire la petite chute cachée, le minuscule saut d’un ruisseau sans nom, le clapotis de la vague, le bruit sec de la goutte de pluie qui éclate sur le cran de roche, les chuchotements des nappes de brouillard, car oui, même la brume connaît sa partition. Dans sa blancheur opaque, on entend parfois une corne nordique qui souffle la mélancolie du vent.

They shifted, sometimes breaking off, invading continents and retreating, melting away or lying low in remote valleys. When the water saw its chance, it staged a breakout, fled to the sea, sky or land. It remembers monstrous rivers running riot in the bellies of glaciers, emerging on plains and valleys to feed monstrous lakes. Slabs of ice falling into the sea, raging torrents, thunderous cracking – who could forget that glacial symphony? Music unceasing, liquid, from the dawn of time. The sounds of water accompany the soul’s peregrinations. I myself hear the mutterings of a little waterfall, hidden in the brush, a miniature cataract in an unnamed creek. And there’s the lapping of waves, the staccato plop of a raindrop splattering on a cleft in a rock, the whisperings of fog layers – for yes! – the fog too has its own part in the orchestration. And in the impenetrable whiteness, a lonely Nordic horn winds the wild melancholy of the wind.

L’eau se souvient de tous ses voyages, de tous ses atterrissages, de tous ses décollages, de ses courses, de ses tribulations. Elle est tombée dans ce lac sauvage entouré d’épinettes tranquilles, l’eau reconnaît le chant du huard arctique, elle reconnaît celui du huard à collier. L’eau se souvient de cette péninsule de sable, elle se souvient de ce sable mouillé. L’eau se rappelle du visage de ce chasseur, de cette femme, de cet enfant ; elle se souvient de tous les visages sur lesquels elle est tombée. Désormais, elle se familiarise avec l’asphalte, les pneus des camions, le crachin. Elle tombe sur les toits des maisons, des écoles et des hôpitaux, elle tombe dans les fossés des routes. Elle a la mémoire du grésil, de la neige mouillée sur la fourrure d’un ours noir ; elle dégouline sur le museau d’un nanuk ; elle reluit sur le dos d’un phoque. Elle tombe sur la vitre d’un hublot d’avion, elle s’y accroche un quart de seconde avant de disparaître, chassée par la force et la vitesse de l’air. Elle a entendu le tonnerre de la chute, vu l’arc-en-ciel, connu la noirceur absolue des profondeurs de lacs sans fond ; elle fut prisonnière du cratère, sans charge et sans décharge, le donjon liquide des poissons rachitiques qui vivent de cannibalisme et d’eau fraîche. L’eau circule, s’infiltre, elle s’emprisonne et se libère, elle s’envole, elle est vive, elle est morte, elle a tout vu car il n’est rien qui n’arrive à l’eau du Nord.

Water remembers all its journeys: its takeoffs and landings, its trials and tribulations. It once rained down on this wild lake ringed by quiet spruce. It knows the cry of the Arctic loon and common loon. Water remembers this spit, its wet sand. It recalls the face of that hunter, that woman, that child; it remembers every face it’s rained on. Nowadays it’s getting to know pavement, truck tires, and the state of being spray. It falls down onto roofs – of houses, schools, hospitals – and falls in ditches. It has sleet memory, wet snow in a black bear’s fur, trickles on nanuq’s muzzle, the glistening of a seal’s back. It spatters on an airplane window, hanging on a quarter of a second before disappearing, chased by the blast of air. It’s heard the thunder of the falls, seen the rainbow, known the utter darkness in the depths of bottomless lakes. It’s been held prisoner in a crater with neither source nor outflow, the liquid keep of stunted fish eking out a living through cannibalism and the nutritional content of pure it. Water flows, seeps, is trapped and escapes. It takes flight, speeds into rapids; it’s back, it’s forth, it’s seen it all: it’s all water under the bridge for the waters of the North. It speaks; it proclaims, “I am the water of that whale: I am beluga water, orca water; the water of that narwhal there. I it is who crystallize into floating pancakes when the salt seas freeze hard.

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Bateau de pêche au Nunavik

Et elle dit : « Je suis l’eau de cette baleine, de ce rorqual et de cette orque, je suis l’eau de ce narval. C’est moi qui me transforme en crêpe dans la mer, quand l’eau salée en vient à geler dur. Je suis la banquise, je suis la surface blanche immaculée d’un grand lac endormi. C’est encore moi qui tourne en neige, j’ai connu chaque flocon, tous les flocons, les mouillés, les lourds, les secs, les gros, les fins, les durs et les mous ; aux grands froids, lorsque je ne coule plus, je file au gré des fortes souffleries nordiques. De l’eau en poudre, cela donne de la poudrerie. Alors, je fouette et je siffle, j’aveugle et j’apeure, le renard se recroqueville, le loup plisse ses yeux, les bœufs musqués

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I am the pack ice and the immaculate whiteness of that big sleeping lake. I am the one who whirls as snow, and I have been each snowflake, all the snowflakes in their sundry kinds – wet, heavy, dry, fat, fine, hard and soft; in the deep cold, when I can run no longer, even still I sail on the North’s powerful winds. As powder I blow, am the drifting snow: I lash and whistle, blind and make tremble: the fox huddles, the wolf scrunches its eyes tight, the musk-oxen form a circle, the caribou’s face cakes with ice. I’ve been called white hell and White Lady of the North. But I’m her brown sister too, and the black water in the bay, the green and the blue water, the water

Pêcheurs inuits près de Puvirnituq, Nunavik Double page suivante : Port de pêche à Sept-Îles

forment un cercle, la face du caribou s’englace. Je suis l’enfer blanc, a-t-on dit, la dame blanche du Nord. Mais je suis encore la sœur brune de l’été, l’eau noire de la baie, la verte, la bleue, l’eau qui porte le caribou aux traverses des rivières, je suis l’eau de l’omble, l’eau de la truite, l’eau des oies, l’eau vive et froide des canards eiders. Je suis l’eau du thé, je porte les canots et les kayaks. Je suis l’eau bénéfique sur laquelle se pose l’avion de brousse sur ses flottes. L’avion qui voit du haut des airs combien le Nord regorge de vies. »

who lifts the caribou as it crosses the river. I am trout water, sturgeon water, goose water; I am the quick, cold water of eider ducks. I am tea water, and I carry canoes and kayaks. I am the good water the bush plane lands on with its pontoons. Which has looked down from the sky on the life of the North abounding.” Here in the boreal infinity of earth’s crystal and velvet, life springs from its source.

Ici, dans l’infini boréal de la terre de cristal et des sols velus, la vie coule de source.

Serge Bouchard

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François Prévost fait partie de ces médecins exceptionnels qui sillonnent le Nord en véritables nomades. J’ai eu le privilège de le connaître à Puvirnituq. Ensemble, nous avons couru la toundra en partageant bien des réflexions à propos du Nunavik et de ses humains. François Prévost restera toujours un artiste dans l’âme d’abord préoccupé par les gens. C’est à lui (et à Hugo Latulippe, coréalisateur) que nous devons l’immense film Ce qu’il reste de nous, tourné au Tibet. Ce médecin, qui a noué de solides amitiés avec plusieurs Inuits, m’a souvent parlé de leur extraordinaire capacité de résilience, des qualités qui leur permettront de passer à travers cette actuelle période d’adaptation.

Jean Désy

Survivances Marcher. Tomber. Se relever. Contre vents et montées, continuer. S’enfarger, encore, dans l’existence. Se relever malgré le froid, une autre ultime fois. Survivre. Jusqu’au prochain obstacle. Au-delà de vastes toundras d’hostilité, sur une terre de gel à pierre fendre, où surprendre le prochain animal duquel se sustenter – et tombera-t-il ? – tient du miracle. Marcher jusqu’au lieu de l’affût fructueux, puis retrouver l’inukshuk indiquant l’azimut de l’abri blanc où la famille espère. Se relever jusqu’à revenir, buées de survie dans le souffle, bouchées de sursis sous le bras. Ou alors mourir, englouti par l’immensité glaciale, par la banquise qui fige à jamais les fragilités égarées, avides de chaleur.

famine, de climat impitoyable et de lendemains incertains, voilà que l’Inuk contemporain doit faire face aujourd’hui aux bouleversements sociaux les plus accélérés de la planète.

Nous savons tous ce que cela représente. Se relever. Au sens propre, comme au figuré.

À l’occasion d’une naissance, réunies au dispensaire, j’ai vu les six générations d’une seule et même famille : une matriarche, survivante sortie de la préhistoire ; une arrière-arrière-grand-mère, née dans un iglou, envoyée au pensionnat fédéral et abusée par les missionnaires ; une arrière-grand-mère dépressive, revenue du Nunavut où elle avait été déportée par le gouvernement ; une fringante grand-maman de trente-trois ans, fraîchement libérée du long traitement de sa tuberculose ; et sa fillemère de quatorze ans, tremblante mais si fière, nouveau-né dans les bras, iPod à la main et écouteurs aux oreilles. De cette famille-rivière tributaire d’une centaine de petits-enfants, je pouvais compter de mémoire au moins six suicidés, deux noyés, un jeune décédé dans un accident d’avion, une autre d’une rupture d’anévrisme cérébral et dont le frère, jeune chasseur, avait été avalé par la toundra l’hiver dernier.

À la mesure de notre avancée dans la vie et ses complexités, nous faisons l’expérience de la souffrance découlant de la chute, de la perte, des deuils. Heureusement surgit chaque fois la possibilité miraculeuse de l’effort, de l’élan qui remet en mouvement, créatif, guéri. Miraculeuse oui, cette possibilité, par le baume salvateur qu’elle laisse, lorsque devenue différence, jusqu’à signifier le pas entre la vie ou la mort. De cet ancrage inscrit dans le mouvement naîtra une vision – consciente ou inconsciente – sur laquelle appuyer encore plus solidement le prochain vouloir. Germe de résilience.

Je me demande souvent comment les gens d’ici arrivent à métaboliser tant de souffrances, à demeurer fonctionnels malgré les hécatombes transgénérationnelles de drames humains dans lesquels ils évoluent. Chaque fois que je vois quelqu’un en consultation, je l’imagine en train de se relever, contre vents et montées. Lorsque je sens le moindre de ses pas vaciller, j’essaie de plancher sur ses forces intérieures ancestrales. « Pouvez-vous imaginer combien de fois vos ancêtres, en pleine tempête, ont dû se relever ? Et retrouver une partie de cette force au fond de vous ?» Héritage collectif millénaire, antenne moderne, effet immédiat.

Or, nulle part ailleurs dans le monde, que là où l’hostilité des lieux s’immisça plus implacablement dans la sélection naturelle, c’est-à-dire en régions polaires, cet effet devait se décupler autant. Cette équation de survie ne fait pas qu’entériner le peuple inuit au titre d’humains les plus résilients de l’histoire. Après avoir survécu au passage du filtre nivelant des siècles de

La résilience, ici, est la somme réactualisée de tous ces élans individuels devant l’extrême. De relevé à debout, de l’inukshuk à l’iglou, de l’outil au kayak en peau, comme une force en cascade jusqu’à la survivance du prochain aujourd’hui.

Combien de fois le chasseur ancestral de la toundra devait-il sciemment « se relever » dans l’essentiel d’une vie de nomade ? La force de gravité des choses graves devait certes lui peser lourd sur l’enclume des jours.

françois prévost François Prévost

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François Prévost is one of those remarkable doctors who travel throughout the North, true nomads themselves. I had the privilege of meeting him in Puvirnituq. Together, we have since wandered the tundra and shared many a thought about Nunavik and its human inhabitants. François Prévost will always be an artist at heart, an artist who puts people first. It was he (along with Hugo Latulippe, his codirector) who gave us the vitally important film What Remains of Us, shot in Tibet. He has established firm friendships with many Inuit, and as a medical practitioner has often spoken to me of these people’s extraordinary resilience, a strength that will stand them in good stead during the current period of adaptation.

Jean Désy

Resilience Trudge. Stumble. Pick yourself up. Against winds and hills, keep going. Stumble anew on the stumbling block of existence. Pick yourself up, despite the cold, one last time. Survive. To the next obstacle and beyond. Beyond that the vast, hostile tundra, the frozen, rock hard earth, where finding – and actually killing – the next animal, the next meal, is something akin to a miracle. Making it to that propitious spot, and then to the inuksuk that shows the way to the white shelter where family is waiting. Pick yourself up till you’ve made it, survival steaming in your breath, mouthfuls of reprieve under your arm. Or die, swallowed up by the frigid immensity, the polar ice that forever freezes fragilities that wander from the way, hungry for warmth. How many times did the ancestral tundra hunter have to wilfully pick himself up – that defining act of nomadic life? The gravity of existence must surely have weighed heavily on him. Pick yourself up. We all know what that’s about. Literally and figuratively. As we make our way through life and its complexities, we all experience for ourselves the hurts of falling down, of loss, of mourning. Luckily, in each experience, there also lies the miraculous possibility of pushing back, a furious, creative impulse that gets us going again, healed. It’s miraculous because of the salvific balm it leaves behind when we find that this was the act that made the difference, the one step separating life from death. Anchored in the act is a vision – conscious or unconscious – on which the next act of will will be anchored all the more firmly. The germ of resilience. Nowhere in the world would that cycle been repeated more often than in the polar regions, where the hostility of the environment meddles so implacably in the course of natural selection. But this survival equation is not all that cements the Inuit in their status as human history’s most resilient people. Having run that centuries-long gauntlet of famine, pitiless climate and uncertain tomorrows, contemporary Inuit now face accelerated social upheaval at the fastest pace the planet has to offer.

I have seen, gathered at the clinic for the birth of a child, six generations within a single family: a matriarch, survivor from prehistoric times; a greatgreat-grandmother, born in an igloo, sent to a residential school and abused by missionaries; a great-grandmother, depressive, back from Nunavut after forced relocation by the federal government; a frisky thirty-three-year-old grandmother, newly released from a long tuberculosis treatment; and the fourteen-year-old mother, trembling but so terribly proud, her newborn in her arms, iPod in hand and headphones on her ears. And from this one family stream, flowing down into a hundred grandchildren, I can off the top of my head count at least six suicides, two drownings, a young man killed in a plane crash, and a young woman dead of a ruptured cerebral aneurysm followed by her brother, a young hunter, swallowed up by the tundra last winter. I often wonder how the people here manage to metabolize so much suffering, to remain operational despite the human drama, the transgenerational trauma they live in the midst of. When patients come to see me in my office, I picture them picking themselves up off the snow during a hard climb in high winds. And if I sense a faltering step, I try to call on that inner ancestral strength. “Can you imagine how many times your ancestors, in a blinding storm, had to pick themselves up and stagger on? Can you feel some of that strength inside you?” An age-old collective heritage. Its modern recipient. The effect is instantaneous. Here, resilience is the sum carried over of all those individual pushbacks against the extreme. Between picking yourself up and standing tall, between the inuksuk and the igloo, between the tool and the sealskin kayak: that strength cascades down and flows forth, surviving in a new resilience for the generations to come.

François Prévost

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Cette publication a été réalisée à l’initiative de Télé-Québec en partenariat avec les Éditions Sylvain Harvey et le Groupe PVP dans le cadre du projet de multiplateforme OBJECTIF NORD comportant aussi une série télévisée et un portail Web. Textes : Serge Bouchard et Jean Désy Photographies : Mathieu Dupuis, Mario Faubert, Pierre Lussier, Marie Malherbe, Heiko Wittenborn Collaborations aux textes : Isabelle Billard, Isabelle Duval, Naomi Fontaine, Maurizio Gatti, Brigitte Lebrasseur, Pierre Lussier, Rita Mestokosho, Laure Morali, Caroline Novalinga, François Prévost, Romeo Saganash Révision linguistique (français) : Sylvie Lallier Traduction anglaise : Anglocom Recherche photos : Marie-Claude Tremblay (Groupe PVP) Édition et gestion de projet : Sylvain Harvey Direction artistique et réalisation graphique : André Durocher (Syclone) Impression : K2 Impressions Première édition, 2013 © Éditions Sylvain Harvey ISBN 978-2-923794-50-1 Imprimé au Canada Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013 Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, 2013 Éditions Sylvain Harvey www.editionssylvainharvey.com [email protected] 418 692-1336 Distribution en librairie au Canada Distribution Ulysse www.ulysse.ca Les Éditions Sylvain Harvey remercient la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour son aide à l’édition, à la promotion et à la traduction. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Le texte « Le Nord, un pays dans le pays » a paru dans une version légèrement différente dans la revue Cap-aux-diamants (numéro 108), en janvier 2012. Les textes « Boréalie, Le Labrador », « Le beau pays des Cris » et « Le Nunavik ou la chaleur du Grand Nord », ont déjà été publiés dans le magazine Québec Science. Le poème « Tuktu » a paru dans un recueil intitulé Ô Nord, mon Amour, aux éditions Le Loup de Gouttière, en 1998. Le texte « Épinette ma semblable » a paru dans le recueil intitulé Chez les ours, aux éditions Mémoire d’encrier, en septembre 2012.

PHOTOS Mathieu Dupuis Page de couverture, Dos de couverture Pages : 4-5, 6-7, 8-9, 10-11, 14-15, 20-21, 25, 28, 29, 32-33, 34-35, 36-37, 38, 41, 45, 46, 48-49, 50, 52, 53, 54-55, 57, 58, 62, 77, 78-79, 96-97, 100-101, 102, 107, 108, 115, 118-119, 122-123, 124-125, 134135, 148-149, 150, 151, 153, 154-155, 156-157, 158, 160-161, 163, 164-165, 168-169, 170, 171, 173, 174, 176-177, 178-179, 181, 182, 186-187, 200 Heiko Wittenborn  Pages : 2-3, 26, 64-65, 66-67, 69, 70, 72-73, 80-81, 82-83, 86-87, 92-93, 95, 105, 110-111, 112-113, 116, 120-121, 126, 129, 130-131, 132-133, 136, 140-141, 143, 166-167, 184, 188, 189 Mario Faubert  Pages : 30, 40, 42-43, 60-61, 74-75, 84, 85, 99, 144, 146, 185, 190-191, 192-193, 194-195, 196-197 (Note : Certaines des photos aériennes du Nunavik ont déjà été publiées dans l’ouvrage Nunavik, Québec inconnu, publié aux éditions du passage, en 2010.) Marie Malherbe  Pages : 22-23, 138

ŒUVRES Pierre Lussier Pages : 89 (Le passeur de visions,  30 x 47 cm,  sanguine, pierre noire et pierre blanche), 90, en haut (Celui qui entend le silence, 30 x 47 cm, sanguine, pierre noire et pierre blanche), 90, en bas (Le fils de l’ancêtre, 30 x 47 cm, sanguine, pierre noire et pierre blanche)

VIGNETTES Pages 4-5 : Lever de soleil sur le fleuve Saint-Laurent, près de Port-Cartier Pages 6-7 : Rivière Polaris, Baie-James Pages 8-9 : Kayakiste sur un lac dans le nord de l’Abitibi Pages 10-11 : Lac à l’Eau-Claire, Nunavik Pgaes 14-15 : Bateau de pêche à Longue-Pointe-de-Mingan, Côte-Nord Pages 190-191 : Lac au nord d’Inukjuak, Nunavik Pages 192-193 : Baie aux Baleines au nord de Tasiujaq, Nunavik Pages 194-195 : Toundra au nord de Puvirnituq, Nunavik Pages 196-197 : Banc de sable, Natashquan

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Auteurs Jean Désy a terminé des études en médecine à l’Université Laval avant de

Anthropologue, Serge Bouchard a travaillé chez les Innus, les Cris et

compléter un doctorat en littérature, suivi par une maîtrise en philosophie

les Dénés. Sa thèse de doctorat portait sur les camionneurs du Nord

à la même université. Depuis, il a beaucoup voyagé entre le Nord et le

québécois (Université McGill, 1980). Communicateur, il anime Les

Sud, entre les mondes de la toundra et ceux de la haute montagne, entre

Chemins de travers sur les ondes de Radio-Canada. Écrivain, il est

l’autochtonie nordique et l’univers urbain, entre la pratique de la médecine

l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont Récits de Mathieu Mestokosho,

et l’enseignement. Il est l’auteur de plus de trente ouvrages  : essais,

chasseur innu, Confessions animales – Bestiaire I et II et Elles ont fait

romans, poésie, nouvelles. Parmi ses derniers livres, un recueil de poésie à

l’Amérique, en collaboration avec Marie-Christine Lévesque. Son dernier

l’inspiration essentiellement nordique : Chez les ours.

livre, C’était au temps des mammouths laineux (Boréal, 2012) a reçu un accueil formidable.

Authors Jean Désy completed medical school at Université Laval before continuing

As an anthropologist, Serge Bouchard has worked among the Innu, Cree,

on with a doctorate in literature and a master’s in philosophy at the same

and Dene. His doctoral thesis was on truckers in Quebec’s North (McGill

university. Since then he has shuttled constantly between North and South,

University, 1980). As a broadcaster, he hosts Les Chemins de travers on

tundra and mountains, aboriginal communities and the big city, medicine

Radio-Canada. As a writer, he is the author of 17 books, including Caribou

and teaching. He is the author of over thirty books, including essay

Hunter: A Song of a Vanished Life, the two-volume bestiary Confessions

collections, novels, poetry, and short stories. His latest publication is Chez

animales, and, with Marie-Christine Lévesque, Elles ont fait l’Amérique.

les ours, a collection of poems largely inspired by the North.

His most recent publication, C’était au temps des mammouths laineux (Boréal, 2012), has garnered rave reviews.

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Objectif Nord Le Québec au-delà du 49 e

Serge Bouchard Jean Désy C’est un livre d’impressions, de réflexions, de poésie et de grandes voyageries entre la baie de James et le Labrador, entre les terres de la Moyenne Côte-Nord et les berges de la baie d’Ungava. Cet ouvrage est modelé par le territoire situé au-delà du 49 e parallèle, avec ses gens, ses peuples, ses manières de dire, de concevoir et d’appréhender le monde. La photographie importe. Les images de la nordicité québécoise y sont saisissantes, majestueuses, quasi surréelles. Des textes courts, d’inspiration nordique, ont été semés ici et là par les deux auteurs principaux. Onze « coups de cœur » d’autres nordistes parlent d’adoption, de cinéma, d’épinettes noires et d’intimité avec la Nature, en même temps que de la rude réalité inuite du temps présent. Objectif Nord donne une vue d’ensemble d’un monde qui porte le souffle même du « tout Québec », pour reprendre une expression chère au géographe Louis-Edmond Hamelin.

This is a book of impressions, reflections, poetry, and epic voyages between James Bay, Labrador, the Middle North Shore backcountry and the coast of Ungava Bay. It is shaped by the territory north of the 49th parallel, with its inhabitants, peoples and ways of recounting, conceiving and understanding the world. Photography takes the lead here—the images of Quebec’s northern lands are powerful, awe-inspiring, almost surreal. Short texts inspired by the North have been scattered here and there by the main authors. Eleven favourites by other northern partisans speak of adoption, film, black spruce and closeness to nature as well as the harsh realities faced by contemporary Inuit. Objectif Nord provides an overview of a world that constitutes the very soul of the “Quebec plenitude,” to use geographer Louis-Edmond Hamelin’s expression.