Nusrat Fateh Ali Khan, Le messager du Qawwali
 9782372940498, 9782917112038, 9782372940481, 9782372940504

Table of contents :
SOMMAIRE
Avant-propos
Pakistan, creuset de multiples histoires…
Qawwali
d’hier et d’aujourd’hui
La lignée de Nusrat
Premiers pas, d’un apprenti qawwal
Une étoile montante au pays…
Le monde découvre une voix
Un qawwal
au coeur de la modernité
L’étoile s’éteint
Depuis lors…
Annexes
GLOSSAIRE
DISCOGRAPHIE SÉLECTIVE
BIBLIOGRAPHIE ET RESSOURCES
NOTES
REMERCIEMENTS
PARTENAIRES

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Nusrat FATEH

ALI KHAN Le messager du qawwali

Ouvrage publié dans la collection Voix du Monde, dirigée par Emmanuel de Baecque

Éditions Demi-Lune - 26, Menez Kerveyen - 29 710 Plogastel Saint-Germain Tél. : 02 98 555 203 - www.editionsdemilune.com

Thierry Palau, pour la conception graphique de la couverture et sa réalisation Christine Suzanne, pour la mise en page

Photo de couverture : Nusrat Fateh Ali Khan, sur scène… © Francis Vernhet, 1995

Texte : © Pierre-Alain Baud, 2008 Tous droits réservés

© Éditions Demi-Lune, 2008-2017 Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés ISBN : 978-2-917112-03-8 (papier) 978-2-372940-48-1 (PDF) 978-2-372940-49-8 (Epub) / 978-2-372940-50-4 (Mobi / Amazon) Dépôt légal : mars 2008

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Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur, de l’auteur ou de leurs ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L-335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Nusrat FATEH

ALI KHAN Le messager du qawwali PIERRE-ALAIN BAUD

Éditions Demi-Lune Collection Voix du Monde

SOMMAIRE

Avant-propos

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Introduction : Pakistan, creuset de multiples histoires… I – Qawwali d’hier & d’aujourd’hui II – La lignée de Nusrat

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IV – Une étoile montante

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V – Le monde découvre une voix

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Conclusion : Depuis lors…

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Glossaire

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Discographie sélective

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Bibliographie et resssources Notes

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VI – Un qawwal au cœur de la modernité

Annexes

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III – Premiers pas d’un apprenti qawwal

VII– L’étoile s’éteint

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Remerciements

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Avant-propos Nusrat Fateh Ali Khan… L’amplitude du nom sonne déjà comme un poème…, et le poème se mue en voyage initiatique lorsque l’on entend ou l’on voit, ne serait-ce que par écran interposé, le personnage assis en tailleur et lançant son chant d’amour fou au divin, le bras projeté au firmament… 6

“Singing Bouddha” à Tokyo, “Quintessence du chant humain” à Tunis, “Voix du Paradis” à Los Angeles, “Esprit de l’Islam” à Londres, “Pavarotti de l’Orient” à Paris, “Shahen-Shah-e-Qawwali” (“roi suprême du qawwali”) à Lahore … ce “chanteur élu”, fou de Dieu, doux de Dieu, a acquis en une quinzaine d’années une renommée planétaire. Avant de s’éteindre, trop tôt… en laissant mille empreintes. Homme de tous les superlatifs : poids (impressionnant…), octaves (six), albums (125 au début des années 1990, selon le Guinness des records, peut-être le double maintenant), vidéos consultables sur le site Internet youtube.com (près d’un millier dont certaines consultées 300 000 fois en un an), concerts (par milliers), références sur google.com (900 000), ventes de cassettes et de CD (par millions)… Homme d’une profonde simplicité pourtant, au service d’abord de la transmission d’un message : la parole des poètes soufis, mystiques d’un islam d’amour et d’union. Homme hors du temps, nous happant dans la folie de ses déclarations d’amour au divin. Homme pleinement de son temps aussi, ouvert à toutes les expérimentations, tous les métissages… Enraciné et universel. Engagé et libre.

ReNCoNtRe… Matinée d’automne. Gare SNCF de tours. Quai direction Saumur. Il était là, ce “Singing Bouddha” du théâtre de la Ville de Paris, attendant la correspondance qui l’emmènerait avec ses musiciens vers l’abbaye de Fontevraud pour ses dernières représentations françaises de l’année. Faste coïncidence : spectateurs éblouis et intrigués lors de son passage à Paris, nous allions justement en cette abbaye, nous confronter une nouvelle fois à la fabuleuse liberté de son chant. Le choc de la rencontre fut brûlant. Paroles d’amorce incertaines et vibrantes peu à peu devenues dialogue dense à l’ombre du prieuré. Amples échanges entrecoupés de vocalises inopinées, de silences éblouissants, de regards de feu… Magie du personnage, à portée de main et s’échappant sans cesse pour nous lacérer d’émotion. À la suite de ces quelques journées passées ensemble à Fontevraud, il m’invita à le suivre dans sa tournée en Italie, puis à le retrouver chez lui au Pakistan. J’y découvris alors l’étonnante multiplicité du personnage, énigmatique et bon enfant, colossal et tranquille, halluciné et ordinaire, le même qui embrasait des myriades d’auditeurs à Lahore, Paris, Florence,tokyo ou New York, traversant allégrement barrières linguistiques et culturelles, générations ou classes sociales. Des années plus tard, après l’avoir accompagné dans nombre de ses tournées, je fais toujours partie de ce public ébahi par le vertige de sa voix : sans comprendre les arcanes de son chant, une résonance intime m’intrigue et me bouleverse, dès qu’il s’assoit en tailleur sur scène et lance à l’écoute du monde son chant d’amour fou au divin…1

Au Pakistan comme dans le monde, Nusrat incarnait tout à la fois une culture soufie séculaire, pénétrée de mysticisme et de dévotion aux saints soufis, et une fulgurante modernité qui chamboulait tout sur son passage. Participant aux deux univers, il fut un fabuleux passeur, trait d’union déjà mythique de son vivant entre les générations, entre tradition et modernité, Orient et Occident, sacré et profane… Son aura ne cesse de grandir, depuis sa disparition en 1997. Pierre-Alain Baud

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Introduction

Pakistan, creuset de multiples histoires…

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Destinée étrange que ce “pays des purs”, à la diversité largement plus grande que l’image étriquée, partielle et partiale, propagée par les médias depuis un certain 11 Septembre. Son nom est déjà ambivalent, acronyme évoquant tout à la fois la pureté («pak» signifiant pur en ourdou et «stan», pays) et l’union de provinces fort diverses depuis la nuit des temps : P de Pendjab, A d’Afghania (la province frontalière du Nord-Ouest), K de Kashmir, S de Sindh et Tan de la terminaison de Baloutchistan. Aux marches du sous-continent indien, du monde iranien et de l’Asie centrale, ces provinces n’ont cessé d’être sillonnées de conquérants, de nomades et de migrants depuis l’antique Mehrgarh – il y a plus de 7 000 ans – et les fameuses cités de la vallée de l’Indus, Mohenjo-daro et Harappa qui comptent parmi les plus anciennes villes au monde. Chaque nouvel arrivant y laissa ses traces : les Indo-Aryens, les Perses de Darius, les Grecs d’Alexandre et de l’empire gréco-bouddhiste du Gandhara, ou encore les marchands et pélerins cheminant sur l’une des Routes de la Soie, au Nord… Cependant, les influences les plus pérennes de nos jours – avant les conquêtes européennes – furent sans conteste celles de peuples musulmans dans leur immense variété : marchands et armées arabes puis

Introduction – Pakistan, creuset de multiples histoires…

turco-persanes et mongoles, missionnaires ismaéliens, moines soufis venus de Perse et d’Asie Centrale… N’oublions pas que l’Islam est présent dans le sous-continent indien depuis le second siècle de l’Hégire, au VIIIe siècle de notre ère, avec la conquête du Sindh ; et qu’il tint les rênes du pouvoir politique de tout le nord du sous-continent durant plus de 600 ans avec le Sultanat de Delhi et l’empire moghol.

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Depuis près de 13 siècles, s’est ainsi opérée une lente interpénétration entre le message du Prophète (déjà fort diversement interprété…) et les systèmes philosophiques, sociaux et culturels endogènes, «hindous» dira-t-on, sachant qu’à l’origine ce mot était utilisé pour signifier l’ensemble des populations habitant au-delà de la vallée de l’Indus et que l’on parla, à une certaine époque, d’hindous chrétiens, d’hindous musulmans…, tant divers étaient les peuples occupant l’espace indien. La vie quotidienne de tous les habitants de la région ne peut pas occulter la réalité de ces échanges séculaires entre indianité et Islam. Que ce soit dans la nourriture, l’habillement, l’habitat, les arts, la pensée et les rites religieux même… de multiples ponts ont été tendus au cours des siècles aboutissant à un fabuleux brassage culturel. Le soufisme indo-pakistanais, dont a découlé le chant qawwali de Nusrat, en sera, comme on le verra, une des magnifiques expressions. Pourtant, l’utilisation politique des différences par certains souverains moghols et par des colons anglais soucieux de «diviser pour régner» («Divide and rule ») ne permit pas un rapprochement décisif. À l’ère des Indépendances, face un Parti du Congrès laïc et multi-confessionnel mais dominé par les hindous, se développa une Ligue Musulmane, inquiète du sort qui serait réservé aux musulmans dans une Inde indépendante où les hindous seraient largement majoritaires. De ce sentiment d’insécurité et d’affirmation culturelle spécifique, naquit une théorie de deux nations distinctes, dont le chantre fut le poète visionnaire Allama Mohammed Iqbal, et le fer de lance politique Mohammed Ali Jinnah, «fondateur» du Pakistan. Tout en souhaitant que «la religion n’ait rien à faire avec les affaires de l’État » et affirmant une vision laïque de la nation, Jinnah comme Iqbal revendiquait l’identité singulière des musulmans du sous-continent indien

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

et dès lors la nécessité d’États séparés. Un compromis avec le Congrès de Nehru n’ayant pu se concrétiser et les Britanniques étant pressés d’en finir («Divide and quit », «diviser et partir»), la partition de l’Empire des Indes apparut inévitable. Une partition qui amena de monstrueux cortèges de réfugiés, des massacres de masse, de multiples histoires de voisins s’entre-déchirant… Malgré cela, du côté du Pakistan, l’espoir d’une nouvelle nation, à construire avec les efforts pionniers de tous, anima intensément l’esprit des nouveaux venus, parents de Nusrat en tête, nous le verrons. «Foyer des musulmans du sous-continent indien», le Pakistan était donc né. État bicéphale (Pakistan Occidental et Oriental), aux parties séparées par 2 000 kilomètres d’une Inde dorénavant «étrangère», sinon «ennemie». État vite orphelin : si son inspirateur Allama Iqbal avait déjà disparu en 1938, son fondateur Ali Jinnah mourut quant à lui en 1948, à peine 13 mois après l’Indépendance, sans pouvoir consolider l’identité démocratique et laïque du nouveau pays. État à l’instabilité dès lors chronique, où des militaires ont succédé aux militaires – avec de brefs intermèdes civils – et où une poignée de familles eut tôt fait de s’accaparer le pouvoir économique. État dépossédé de la moitié de sa population, 23 ans après sa création, son aile orientale devenant -elle aussi dans le sang – le Bangladesh. État de lignes de front, où une guerre larvée avec l’Inde à propos du Cachemire – l’agenda inachevé de la partition – et des tensions à ses frontières avec l’Afghanistan maintiennent constamment une pression extérieure. État où les pouvoirs tant civils que militaires en quête de légitimité utilisent depuis les années 1970 l’Islam, non plus comme cadre culturel et national, mais comme une référence religieuse, le plus souvent fondamentaliste et importée d’Arabie Saoudite en contradiction avec l'héritage soufi, mystique et populaire. État, enfin, sujet à de permanentes tensions internes : entre des provinces et des régions aux caractères – et intérêts – très tranchés ; entre des structures sociales traditionnelles avec système de castes à l'Est et de clans à l'Ouest ; entre des centres clinquants de modernité et des périphéries urbaines et rurales marginalisées ; entre des pouvoirs militaires à l’emprise démesurée et des opposants civils de toutes orientations ; entre des

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Introduction – Pakistan, creuset de multiples histoires…

réalités musulmanes fort différentes, avec déclinaisons sunnites-chiites aux mille nuances et dont les interprétations de la foi se situent souvent aux antipodes : mysticisme et dévotion soufie, orthodoxie fondamentaliste, modernisme libéral…

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Pourtant, ce pays qui semble souvent au bord de l’explosion et de la dérive… existe bel et bien, dans toutes ses ambivalences et ses persistances, ses cohérences et ses émotions fortes, ses vieux sages et ses jeunes générations avides de reconnaissance… Une certaine «texture» pakistanaise apparaît ainsi, parfois en contrepoint avec l’Inde : peut-être plus heurtée, plus percutante, mais également sans doute plus proche de certaines racines communautaires, de cohésions traditionnelles encore fortes… Toujours fascinante, et si intense… D’autant que le Pakistan demeure ce pont privilégié entre l’Inde, l’Asie Centrale, l’Iran et le Moyen-Orient : les sociétés du Sindh et du Pendjab, tout comme l’usage de l’ourdou – la langue nationale à la syntaxe hindie – l’enracinent en Asie du Sud ; le Baloutchistan ressort, lui, du monde iranien dont il constitue les marches orientales ; et la province des Pachtounes, au Nord-Ouest, participe quant à elle des clans afghans de l’Asie centrale. De ces influences croisées et assumées, une destinée commune est à même de jaillir autour de sa veine jugulaire, l’Indus. S’il y a unité à rechercher, c’est en suivant les flots de ce fleuve majeur, traversant de multiples paysages et modes de vie, de l’Himalaya à la mer d’Arabie… Cette contrée est bien un don de l’Indus, aux mouvements aussi impétueux que les flots du fleuve, naguère… Le “phénomène Nusrat” n'aurait certainement pas existé sans ce singulier maelström dont il s'est nourri et qui a tant contribué à le façonner.

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

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Chapitre I

Qawwali d’hier et d’aujourd’hui Si le chant qawwali de Nusrat Fateh Ali Khan s’enracine dans une tradition soufie et musicale façonnée depuis près d’un millénaire dans le souscontinent indien, il est également inscrit dans les logiques séculières de son époque. Et c’est une double approche, tout à la fois attentive au sens mystique originel de ce chant d’amour au divin, et bien en accord avec les humeurs profanes de notre siècle et des précédents, qu’il s’agit d’évoquer ici.

Le qawwali : une tradition communautaire et mystique séculaire L’Islam est présent dans le sous-continent indien depuis le VIIIe siècle, via marchands et armées conquérantes. Arriveront aussi très tôt sur leurs talons les premiers missionnaires soufis, souvent venus d’Afghanistan, d’Iran ou d’Asie centrale, propager le message du prophète Mohammed en Inde. Ces moines souhaitaient diffuser le message d’une foi tout imprégnée de la Voie soufie tariqa fondée sur l’amour mystique. Cette Voie a pris de multiples visages selon les lieux et les siècles, s’imprégnant des singularités locales, de l’Afrique de l’Ouest à l’Indonésie.1 Il s’agit d’une voie ouverte au monde où, à la différence des moines chrétiens, la quête spirituelle ne signifie généralement pas retrait ou retraite

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Chapitre I – Qawwali d’hier et d’aujourd’hui

– sauf pour des périodes très limitées – mais intégration du sacré dans tous les aspects de l’existence. Si ces ascètes peuvent tout à fait être “dans” le monde, souvent mariés et avec des activités professionnelles, ils ne se sentent néanmoins pas forcément “du” monde. « Le mystique se sent l’être le plus libre du monde et, dans son détachement matériel, le plus résolu à le transformer.» 2

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Le soufisme apparaît aussi comme une voie ésotérique, qui cherche à découvrir le batin, l’aspect intérieur caché de toute réalité, derrière le zahir, l’aspect extérieur apparent. Si le zahir représente la lettre du texte, l’observance des lois religieuses extérieures, le batin en est le sens caché, ésotérique, qui ne se comprend pleinement qu’après un ample parcours de recherche… ou une illumination mystique. Le soufisme se donne encore à voir comme une voie initiatique où le disciple est guidé par un sheikh, murshid ou pîr tout au long des étapes et des expériences qu’il franchira, aspirant à réaliser des « états de conscience toujours plus intérieurs, jusqu’à l’extinction de sa propre conscience en Dieu»... Une fois la cérémonie d’allégeance accomplie, une relation de maître à disciple peut durer toute une vie, le maître accompagnant le disciple dans les différentes étapes de son cheminement. Plus que la simple connaissance de Dieu et le suivi à la lettre de la loi charia, c’est bien l’expérience intime de la divinité en soi qui anime la quête de ces ascètes. Le soufisme, cette « conspiration du sensible et du spirituel » pour Henri Corbin, souligne l’intime parenté entre Dieu et sa création, l’être humain, alliance vitalisée par la force de l’amour mystique mubahat. Celui-ci s’exprime à travers deux chemins complémentaires : en premier lieu les efforts conscients de l’homme vers Dieu pour franchir, sous la direction d’un guide spirituel les différentes étapes de rapprochement avec Lui, les maqâmât ; mais bien aussi l’épanouissement extatique intuitif issu de l’illumination divine ishraq menant à l’union ultime avec le Créateur : « L’essentiel du soufisme ne peut pas être appris. On ne peut l’atteindre que par l’expérience directe, l’extase, la transformation intérieure », 3 lance ainsi au xIIe siècle le lumineux théoricien du soufisme al-Ghazali.

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Or, dans le sillage du fameux Jalaluddin Rûmi, fondateur de l’ordre des Derviches tourneurs de Konya en Turquie, l’une des voies privilégiées de l’illumination divine des soufis sera le mehfil-e-samâ, ou samâ, concert spirituel d’où émergera en Inde le qawwali. Lors de cette fête de l’âme, l’écoute approfondie doit mener le cœur averti à l’extase, à l’expérience vécue de la divinité ma’rifat : « La musique n’est plus un but, elle est un véhicule. Le chant n’est plus une fin, il est un transport, une voie vers le divin », 4 nous confie Rûmi. S’agissant de convertir les populations indiennes, de les rendre sensibles au message de l’Islam, il importait dès lors de pouvoir capter leur attention et leur adhésion grâce à ces chants et cette musique vers lesquels convergeaient tant d’intuitions. La probité des ascètes soufis, leur action sociale, le message égalitaire de l’Islam accueillant toute la communauté des habitants sans aucune discrimination – à l’opposé des prêtres brahmanes qui interdisaient l’accès aux temples ou aux puits aux hindous de basse caste – avaient déjà largement contribué à créer un mouvement de sympathie populaire à leur égard. Mais avant de se convertir, fallait-il encore partager de mêmes émotions. Cette vision sera singulièrement portée par les disciples d’un des ascètes les plus renommés et vénérés de nos jours dans le sous-continent indien, Khwaja Mohinuddin Chisti. Surnommé Gharib nawaz ou “Protecteur des pauvres”, ce moine soufi venu d’Iran introduira en Inde la confrérie Chistiya, du village de Chist en Afghanistan. Cette confrérie sera amenée à jouer un rôle majeur dans le sous-continent tant auprès des élites et des souverains, de l’empereur moghol Akbar à Indira Gandhi, que du commun des mortels. Étant celle qui sera allée le plus loin dans le syncrétisme entre les sources arabes et turco-persanes du soufisme et le terreau indien, elle est considérée comme la confrérie « indienne par excellence », 5 attirant à elle de larges segments de la population, quelle que soit leur appartenance religieuse. Aujourd’hui encore le pèlerinage annuel au moment de l’urs (littéralement les “noces” du saint avec Dieu), lors de l’anniversaire de la mort de Khwaja Mohinuddin Chisti, rassemble plusieurs centaines de milliers de dévots,

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Chapitre I – Qawwali d’hier et d’aujourd’hui

à Ajmer Sharif (Ajmer la Sainte) dans le Rajasthan indien, là où il s’était établi et où il repose. La foi populaire donne aux saints tels que Mohinuddin Chisti un remarquable pouvoir d’intercession auprès de Dieu. Ces pèlerinages sont ainsi l’occasion de leur demander d’intervenir auprès du Tout Puissant pour une meilleure santé, un mariage fécond, une récolte fertile… tout en leur rendant un hommage fervent.

CoNFRéRIe ChIStIYA

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La confrérie Chistiya (du nom du village de Chist, en Afghanistan) est considérée comme la «confrérie indienne par excellence».* C’est en effet celle qui a poussé le plus loin la rencontre entre une mystique soufie, venue initialement d’ailleurs – du Moyen-orient et d’Asie centrale – et des approches spirituelles enracinées antérieurement dans le sous-continent indien, védantisme hindou et bouddhisme notamment. Fondée par Abu Ishaq Shami (dit “le Syrien”, mort en 940), elle fut introduite en Inde par le moine soufi Mohinuddin Chisti (mort vers 1235). Celui-ci s’installa à Ajmer dans l’actuel Rajasthan, où il rassembla rapidement un large noyau de disciples, sa foi en l’unicité de l’être (wahdat-al-wujud) et sa compassion, trouvant rapidement un large écho. Pour lui, un “ami” de Dieu devait avoir «l’affection du soleil qui irradie tout le monde, la générosité de la rivière qui désaltère quiconque et l’hospitalité de la terre qui accueille tous ses enfants». Il prêchera la renonciation aux biens matériels et l’indépendance face aux gouvernants, l’autodiscipline, la prière et le jeûne, le partage de la nourriture et de la richesse, le respect pour les différentes religions, la musique et la poésie célébrées autour du concert mystique samâ comme moyens d’ascension spirituelle. Ses principaux successeurs furent Qutubuddin Bakhtiar Kaki, Fariduddin Ganj-i-Shakar (Baba Farid) et le maître d’Amir Khusrau, Nizâmuddin Auliya. C’est ce dernier qui structura et développa l’ordre, envoyant des émissaires khalîfa dans toute l’Inde musulmane d’alors. Avec son disciple Amir Khusrau, il consolida par ailleurs les fondements d’une littérature indo-persane très empreinte de mysticisme. Beaucoup d’ordres soufis mineurs ou plus récents prêtent allégeance à la confrérie Chistiya, qui est devenue un des quatre ordres soufis “majeurs” du sous-continent indien et au sein de la diaspora indo-pakistanaise dispersée dans le monde (avec la Qadirya, la Suhrawardiya et la Naqshbandya). * Marc Gaboriau, «Le sous-continent indien», dans Les Voies d’Allah, sous la direction d’A. Popovic et Gilles Veinstein, (Fayard, Paris, 1996).

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Les moines chistiyas, qui essaimèrent rapidement dans toute l’Inde à la faveur d’une intense activité missionnaire réalisèrent rapidement combien la musique et le chant étaient essentiels dans l’expression de la prière et du culte hindous. Depuis les chants védiques antérieurs à notre ère jusqu’aux bhajan et kirtan toujours extrêmement vivants de nos jours, la dévotion hindoue s’est en effet singulièrement cristallisée autour de la musique, voie privilégiée de la communication avec le divin. Certains moines semblent alors s’être inspirés d’une forme musicale issue du Khorasan, en Perse, chez les chanteurs nomades, la voix principale étant accompagnée par le rythme des claquements de mains du reste du groupe. Rencontrant l’extrême richesse musicale indienne, ces ascètes entrelacèrent dès lors leurs propres traditions musicales aux mélodies et aux rythmes locaux dans leur pratique du concert spirituel samâ. Le fécond syncrétisme amorcé par les premiers soufis sera formalisé au xIIIe siècle par le prodigieux génie d’Amir Khusrau, disciple de Nizâmuddin Auliya, saint soufi de Delhi de la lignée de Mohinuddin Chisti. Fascinant poète et musicien, ce fut lui qui systématisa le plus finement l’alliance des différentes traditions musicales arabe, turque, persane et hindoustanie. Vénéré comme le père du qawwali (de l’arabe qaul, ou parole, verbe, ce qui est dit), il structura les ébauches des premiers moines soufis en une forme poétique et musicale syncrétique, distincte et flexible, à même de véhiculer le message d’une poésie mystique dont il enrichira magnifiquement les compositions. Aujourd’hui encore, la base traditionnelle du répertoire des qawwals, musiciens de qawwali, demeure singulièrement marquée par la poésie d’Amir Khusrau. Celle-ci inclut dit-on, plus de 500 000 vers dans lesquels les références à la beauté ou à l’amour divin et profane reviennent en vagues, plaintives ou déchaînées, envahissant le cœur et ouvrant la voie à l’extase. Le qawwali qui s’est développé depuis lors désigne une forme “traditionnelle” qui, tout en évoluant quelque peu à travers les siècles, est restée fondamentalement la même : tout à la fois poème soufi chanté par un groupe de musiciens professionnels – les qawwals – et séance lors de

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Chapitre I – Qawwali d’hier et d’aujourd’hui

laquelle ces poèmes sont interprétés. Le qawwali est en même temps langage et événement, chant au divin et opportunité d’extase, expression musicale plutôt issue du monde de la musique hindoustanie et occasion de rassemblement de la communauté. Et c’est ce qawwali que Nusrat Fateh Ali Khan a singulièrement vivifié, l’exposant aux grands vents de notre modernité contemporaine tout en restant aussi fondamentalement attaché à son enracinement, à sa pratique et à son sens originels.

Tradition religieuse… 20

Tradition religieuse façonnée au long de 8 siècles d’existence, une séance traditionnelle de qawwali dans un sanctuaire soufi sera d’abord une occasion pour la communauté des croyants de célébrer son attachement à Dieu, au prophète, au saint local et à ses descendants physiques ou spirituels. Pour les auditeurs les plus sensibles, dans leur quête de la présence divine, cela peut aussi être une opportunité de se rapprocher d’une expérience vécue de la “divinité en eux”, à travers une extase mystique que les qawwals auront alors à accompagner au mieux. Traditionnellement, le nombre de qawwals répartis sur deux rangées tourne autour de 10 ou 12, mais est rarement fixe. Le rythme, qu’il provienne d’instruments de percussion comme le dholak ou les tablas, ou des claquements de mains du chœur, se situe derrière les chanteurs principaux mohri et awazia, ceux-ci devant « sentir le rythme avec leur corps », comme le signale l’anthropologue pakistanais Adam Nayyar. 6 Dans le passé, pour appuyer la ligne mélodique, on utilisait les instruments comme le sarangi, le sitar, le dilruba ou le sarod. Mais peu à peu, ils ont été délaissés au profit du petit harmonium portable qu’il était plus aisé d’accorder. Langage, le qawwali est d’abord un poème soufi chanté sur une base musicale qui se fonde principalement sur la tradition musicale hindoustanie de l’Inde du Nord. Si la langue classique du qawwali est par excellence le persan, langue historique des lettrés et des poètes, largement diffusée

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

au cours du Sultanat de Delhi et de la période moghole de l’Inde, de nombreux poèmes sont aussi composés en langues vernaculaires mieux comprises par la majorité des auditeurs, comme l’ourdou ou le pendjabi. Certains auteurs se perdent dans la nuit des temps, quelques-uns sont supposés – Amir Khusrau, par exemple – alors que d’autres sont clairement identifiés, les plus modernes ou contemporains notamment. Mais le poème ne prend véritablement corps et sens que lorsqu’il est chanté, clamé, propagé, lancé à la face du monde par des interprètes professionnels, imprégnés tout autant du message transmis que des règles vocales et musicales appropriées et de leurs (vastes) marges d’improvisation. Musique contextuelle par excellence, dépendant foncièrement de la nature et des réactions du public, un même poème peut en effet se concentrer en quelques minutes, ou être développé des heures durant… Traditionnellement, le chant qawwali s’amorce avec un prélude musical naghma visant à préparer l’esprit à l’audition mystique. Ce prélude est suivi d’un sonnet ruba’i, interprété par le soliste principal mohri dans un style récitatif sans percussion.Vient ensuite l’interprétation chantée du poème proprement dit, souvent structuré autour de strophes et d’un refrain : lors d’une séance habituelle de qawwali, il s’agira généralement d’un hamd, poème de louange à Dieu, qui sera ensuite suivi d’un naat, pièce dédiée au prophète Mohammed, et d’un ou plusieurs manqabat, poèmes en hommage à Ali (gendre du prophète, vénéré par beaucoup comme le “père du soufisme”) ou à d’autres saints. Puis différents poèmes soufis prennent place, chantés sous la forme d’un ghazal – poème d’amour lyrique structuré autour d’une rime et d’une assonance, élégie d’amour profane ou divin très populaire dans tout le sous-continent –, d’un kafi – forme classique de poésie soufie destinée à être chantée dans le Sindh et le Pendjab –, d’un munadjaat – forme persane ancestrale –… La séance se termine traditionnellement par un rang (littéralement “couleur”), hymne attribué à Amir Khusrau en hommage à son maître Nizâmuddin Auliya. Tout au long d’une séance traditionnelle dans un sanctuaire – dargah, mazar ou darbar pour les plus grands comme celui d’Ali Hûjweri, saint patron de Lahore –, les qawwals s’adresseront soit directement au saint,

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Chapitre I – Qawwali d’hier et d’aujourd’hui

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soit au maître spirituel du lieu, le gaddi nashin (littéralement «celui qui est assis sur le coussin», assimilé à un trône) ou à son représentant. Ils le prennent à témoin, vivifiant par leur chant cet amour pour Allah, le prophète Mohammed et les saints soufis, évoquant dans leurs poèmes la tristesse inconsolable de la séparation issue de la naissance ou l’attente fébrile des retrouvailles. L’interprétation d’un poème peut durer 10 minutes, 20 minutes, une heure… selon les réactions de l’assistance, les marques d’approbation, les états d’émotion suscités… Si une personne particulièrement sensible à la poésie et à son interprétation musicale, prise de convulsion mystique, entre en transe, il s’agira alors de l’accompagner au mieux, de lui permettre de “vivre” un temps ces retrouvailles fugaces avec le Bien-aimé en maintenant un rythme vocal et musical de haute volée, puis de l’aider ensuite par un decrescendo à reprendre sa place dans la communauté. Dans un cadre traditionnel, les dévots viennent remettre leur offrande au qawwal par l’intermédiaire du gaddi nashin qui “purifiera” l’argent avant qu'il soit lancé aux musiciens ou déposé devant eux. Ceux-ci remettent toutes les sommes reçues au maître de cérémonie et un système élaboré de partage répartit équitablement le revenu entre toutes les parties… Mais ces dons vel peuvent aussi être remis ou lancés directement au chanteur principal, le partage s’effectuant éventuellement après. Tout ce déroulement concerne en fait une séance de qawwali “traditionnel”, comme Nusrat en a animé des centaines, et comme les qawwals les plus enracinés dans leur pratique le vivent encore très régulièrement, notamment à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la mort du saint, l’urs, ou plus communément la nuit du jeudi au vendredi, nuit soufie par excellence où l’on célèbre les défunts et l’alliance avec l’amant divin.

… et pratique séculière Cependant, le genre qawwali de nos jours, et depuis déjà bien longtemps, est aussi très présent dans la société profane, à l’occasion de mille et un événements sociaux que l’on souhaite marquer d’un accent particulier.

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Il l’est aussi dorénavant de plus en plus, à toute heure et en tout lieu, à travers les multiples enregistrements audio et vidéo qui déferlent sur le marché et via Internet. Un programme de qawwali peut prendre place lors d’une cérémonie familiale avec encore un lien explicitement religieux, comme la célébration d’un “amin” lorsque qu’un enfant, souvent aux alentours d’une dizaine d’années, vient de finir son apprentissage de la récitation du Coran. Mais on fera aussi fréquemment appel à des qawwals à l’occasion d’un mariage, d’une naissance, d’une fête d’entreprise, d’une célébration privée pour marquer son rang, servir une cause charitable, rassembler les compatriotes dispersés à l’étranger, diffuser un message particulier ou tout simplement apprécier une belle voix et faire partager le plaisir de l’écoute… Les mêmes poèmes soufis peuvent y être interprétés par les mêmes chanteurs, mais le contexte et le sens en seront tout différents. Extension de la musique de cour, qui a concerné les meilleures lignées historiques de qawwals, souvent intimement liées aux familles de musiciens classiques, cette pratique séculière du qawwali a pris un essor particulier à la faveur de deux événements du siècle dernier : l’avènement des médias électroniques et de l’industrie du spectacle, et la création du Pakistan. Le fort développement des industries culturelles dans la seconde moitié du xxe siècle renforça en effet singulièrement la diffusion du qawwali comme expression musicale “moderne” et de fait séculière, tant en Inde qu’au Pakistan. Gramophone, radio, cinéma, audiocassettes, puis télévision, vidéo et maintenant DVD et Internet ont bouleversé en profondeur l’accès aux expressions musicales rituelles comme le qawwali et dès lors leur pratique et leur sens. Les premiers enregistrements de qawwali datent du début du xxe siècle, mais c’est surtout à partir des années 1930-40 que les familles musulmanes aisées s’équipèrent de gramophones et purent écouter à la maison les enregistrements d’interprètes fameux de l’époque, comme Pearu et Kaloo qawwals. La renommée de ceux-ci, diffusés aussi par la radio ou dans des boutiques de marché, leur assurait ensuite de larges audiences

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quand ils se présentaient dans des salles de spectacle ou des terrains en plein air. Chanteurs urbains, ils interprétaient et enregistraient des poèmes populaires, en ourdou aisément compréhensible, avec des lignes mélodiques simples, soutenues par une forte rythmique et des retours fréquents au refrain. Visant une classe moyenne urbaine généralement peu instruite en persan ou pénétrée de culture soufie, ces qawwals multipliaient les insertions de vers girah qui expliquaient ou commentaient le poème dans un style souvent narratif. Dans ces contextes séculiers de distraction profane, les thèmes de prédilection d’origine (souvent des naats, louanges au prophète Mohammed) s’ouvraient aussi aux réalités sociales et politiques changeantes de l’époque. 24

Le cinéma contribua aussi largement à une popularisation profane du style qawwali, allant bien au-delà de l’audience des sanctuaires soufis. Le lien entre le qawwali et l’industrie du cinéma de Bollywood est ancien, dès les années 1930 avec l’apparition de qawwals dans certaines séquences, mais c’est Zeenat, le film à succès de Shaukat Hussein Rizvi, qui fit date en 1945, mettant alors en scène pour la première fois dans une séquence de qawwali un trio de chanteuses, dont la future Queen of Melody Noor Jahan. Le style qawwali devient même si populaire dans les années 1950-60 qu’un genre de qawwali conçu précisément pour l’industrie du film de Bollywood se développe, les “filmi qawwali”, souvent sous la forme d’un duel entre deux groupes de qawwals, qui s’affrontent dans une joute poétique. Ce genre donna lieu à d’innombrables séquences de films dont l’une des plus célèbres, dans les années 1960, met en scène l’antagonisme entre deux groupes de femmes qawwals dans un chef-d’œuvre du cinéma indien, Mughal-e-Azzam de K. Asif. Certains directeurs musicaux valorisant le qawwali furent aussi fort honorés comme le duo Laxmikant-Pyarelal qui gagna le trophée de meilleurs directeurs musicaux pour Amar Akbar Antony à la Film Fair de Bombay en 1977. Le pivot du film est le qawwali Pardah Hai Pardah, chanté en play-back par le fameux Mohammed Rafi, qui fut lui aussi distingué cette année-là pour cette interprétation.

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Comme le note Regula Burckhardt Qureshi, l’industrie du film de Bollywood adapte avec succès le genre qawwali à des visées totalement profanes, le plus souvent dans des films « musulmans sociaux » où « une chanson de groupe haute en couleur type-qawwali, chantée par des hommes ou des femmes, sert à évoquer une atmosphère musulmane typique tout en introduisant une diversité musicale et visuelle (…) chant choral, claquements de mains, accentuation rythmique, articulation soutenue... » 7 L’autre facteur déterminant dans l’évolution moderne du qawwali fut la partition de l’empire des Indes britanniques et l’émergence du Pakistan, ce “pays des purs” rêvé par le poète Allama M. Iqbal. Comme on le verra en évoquant le cas du père et de l’oncle de Nusrat, le genre qawwali s’est vite retrouvé au centre des expressions culturelles/ symboliques qui allaient être singulièrement mises à contribution dans le processus de mobilisation populaire de la Ligue musulmane, pour obtenir un foyer national pour les musulmans du sous-continent, le Pakistan. Chant choral vigoureux, privilégiant une dimension communautaire qui pouvait être fort rassembleuse et dynamique, le qawwali se fondait sur des poèmes composés en persan, ourdou ou pendjabi tous issus de la sphère culturelle musulmane, et s’était historiquement développé lors des riches heures du Sultanat de Delhi et de la domination moghole sur l’Inde…. Tous ces facteurs en faisaient un genre musical de choix pour populariser le ferment d’une conviction politique et nationale… d’autant qu’il pouvait s’incarner à travers des interprètes de haut vol qui rassemblaient les foules grâce à leur talent. Une fois le nouvel état pakistanais constitué, à partir d’août 1947, il s’agit aussi d’amalgamer en une seule nation, autour de symboliques communes, des populations d’origines très différentes (pendjabis, sindhis, baloutches, pachtounes, ourdouphones venant de l’Inde…). Le rôle de Radio Pakistan dans le renforcement de l’identité nationale pakistanaise, avec notamment son appui au genre qawwali, fut à ce titre déterminant. Alors que sur la nouvellement indépendante “All India Radio”

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le qawwali disparaît virtuellement des ondes pour de longues années (il reviendra dans les années 1960, visant un public essentiellement musulman et rural), au Pakistan la radio nationale contribue au contraire fortement à le stimuler. Non seulement elle diffuse tous les jeudis et vendredis soirs, des programmes de qawwali “religieux”, mais elle participe aussi à la création et la diffusion d’un genre de qawwali “national” fondé sur l’œuvre du poète nationaliste visionnaire Allama Mohammed Iqbal, genre appelé Iqbaliyat.

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Cet appui au style qawwali était d’autant plus frappant que d’autres formes, comme la musique classique hindoustanie ou la danse, considérées comme trop “indiennes” et “non musulmanes” vont singulièrement péricliter, leurs mécènes traditionnels, familles hindoues ou sikhs aisées, immigrant pour la plupart en Inde… Voyant le peu de cas fait de ces traditions savantes, plusieurs grands noms de la musique classique qui avaient immigré au Pakistan, comme le fameux Bade Ghulam Ali Khan, décidèrent finalement de se réinstaller en Inde, appauvrissant davantage encore le terreau. Côté qawwali par contre, outre l’appui officiel, l’arrivée en masse à Karachi d’immigrants ourdouphones venus de toute l’Inde et notamment de qawwals – chacun débarquant avec le style local de sa région – stimula des échanges, des compétitions, des émulations dans l’effervescence de la construction d’une nouvelle nation pour laquelle tous les nouveaux venus s’étaient engagés. La Gramophone Company (future EMI) of Pakistan, qui tout comme en Inde depuis les années 1930, bénéficiait d’un quasi-monopole d’enregistrement et de diffusion musicale privative, trouva là un marché porteur, tant dans le domaine de la préservation d’une certaine tradition que dans celui des innovations musicales. De grandes figures de la scène d’un qawwali national pakistanais émergèrent ainsi, tant au Pendjab qu’à Karachi. Au Pendjab, ce furent comme on le verra, les frères Fateh et Mubarak Ali Khan ou d’autres qawwals éminents comme Santoo Khan, qui, à partir de leur héritage classique et

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leur talent personnel, élargirent l’audience traditionnelle du qawwali. A Karachi, dans cette ville de rencontre de toutes les immigrations, modeste port promu capitale cosmopolite du Pakistan jusque dans les années 1960, les noms de Manzor Nyazi & Bahaudin Qawwals ou de Ghulam Farid Sabri, tous venus de l’Inde voisine, furent quant à eux vite connus et reconnus. Ghulam Farid Sabri, en particulier, joua avec la famille de Nusrat un rôle déterminant dans la popularisation contemporaine d’un qawwali artistique “hors les murs”. Issu d’un lignage musical qui remonterait à Mian Tansen, ce légendaire musicien de la cour de l’empereur moghol Akbar, Ghulam Farid Sabri était lui aussi formé à la musique classique hindoustanie et au chant qawwali, et venait de la partie indienne du Pendjab. Établi à Karachi lors de la partition, il devint très populaire dans sa terre d'adoption grâce à la profondeur et à la force de son interprétation et fut enregistré dès 1958 par la compagnie EMI Pakistan. Les enregistrements de son groupe de qawwali devinrent même des modèles à une époque : si Ghulam Farid Sabri improvise brillamment autour des ragas, ces moments-là sont minutés afin de ne pas casser le flux du texte et de son message. Il se centre sur « des phrases musicales marquantes issues de quelques ragas populaires, comme le raag Darbari, un raag associé à la cour moghole d’Akbar, qui permet d’évoquer la haute culture musulmane sans exiger une oreille avertie ». 8 Par ailleurs, la qualité du jeu instrumental avec une grande variété mélodique et rythmique – dans un genre qawwali pourtant fondamentalement dominé par le texte – contribua aussi fortement à son succès. Sur un plan rythmique, Ghulam Farid Sabri fera un usage très marqué des percussions dholak et des tablas, imitant notamment «les rythmes de percussions moyen-orientales pour mettre en valeur les insertions très populaires de textes ou les refrains en arabe, donnant ainsi une saveur arabe qui suggérait acoustiquement le foyer de l’Islam et du prophète. » 9 Avec ses programmations hebdomadaires de qawwali, l’arrivée de la télévision en 1967 permit d’affilier le genre qawwali à cette prestigieuse innovation, lui donnant ainsi une reconnaissance accrue d’expression

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artistique de haute tenue. Elle donna aussi une identité visuelle nationale à chaque groupe de qawwals, ceux-ci pouvant ainsi être distingués individuellement : longue chevelure rousse de Ghulam Farid Sabri, fortes gesticulations d’Aziz Mia, un autre qawwal très populaire “combattant avec Dieu” avec sa flamboyante présence narrative et son chœur aux vigoureuses répétitions… et, par la suite, stature de Bouddha halluciné de Nusrat.

LeS INStRUMeNtS De MUSIQUe

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La voix du ou des chanteurs solistes, appuyée par un chœur masculin et ses claquements de mains représente le fondement du qawwali, le texte chanté étant l’essence même de ce genre musical. Néanmoins, des instruments de percussion semblent avoir été aussi présents dès l’origine, ainsi qu’assez tôt aussi des instruments appuyant la ligne mélodique. Parmi ces derniers, la vielle à corde frottée sarangi, le petit harmonium indien à soufflet et, dans une moindre mesure, le hautbois shehnai sont les plus populaires. on a pu cependant aussi utiliser les luths sitar et tampura, la harpe kin, la vielle dilruba, le sarod… Le rythme est un aspect primordial dans le qawwali : la scansion du chant, les claquements de mains, et une instrumentalisation marquée sur ce plan sont essentiels dans l’impact émotionnel recherché chez l’auditeur. Les instruments rythmiques indissociables du qawwali demeurent les tablas et le dholak. La légende des tablas les fait souvent naître au xIIIe siècle des mains du fameux poète et musicien Amir Khusrau qui aurait volontairement partagé un antique pakhawaj en deux ; mais elle évoque aussi un musicien en colère qui aurait jeté à terre son mridangam… toujours estil que ces tablas sont constitués de deux fûts, le dayan un petit tambour taillé dans du bois plein, et le bayan, une timbale en terre cuite ou en métal, elle aussi recouverte d’un système complexe de peau de chèvre et de pastilles noires nécessaires à l’accord de l’instrument, avec les lanières de cuir et les cales en bois. Six écoles, ou gharanas, se sont développées au cours des siècles, parmi lesquelles la vigoureuse Punjab gharana dont est issu Dildar hussein, le joueur de tablas attitré de Nusrat. Le dholak est quant à lui un petit tambour en tonneau, à deux peaux. Sa membrane droite est simple, alors que la gauche est partiellement recouverte d’un mélange minéral (dholak masala) qui en module le ton et permet de multiples effets. Le prestige du dholak semble s’être quelque peu affadi avec le temps, même s’il demeure toujours la percussion la plus populaire du sous-continent, notamment parmi la gente féminine.

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Ces marques distinctives, renforcées par les fortes audiences du “television qawwali”, la diffusion massive de cassettes parmi les classes moyennes émergentes, l’appui continu de l’Etat par l’organisation de festivals et de tournées à l’étranger contribuèrent à renforcer une image et une présence du qawwali comme élément distinctif de la culture nationale pakistanaise, hors de tout contexte religieux. Pour autant, tous ces qawwals restaient fondamentalement attachés à leur pratique traditionnelle dans les sanctuaires soufis du pays et le qawwali demeurait une expression qui touchait des audiences essentiellement indo-pakistanaises. Le grand vent de la mondialisation de ces dernières années va singulièrement nuancer ces liens originels et projeter le qawwali et certains qawwals aux avant-postes de notre modernité musicale. Le passeur a un nom : Nusrat Fateh Ali Khan. Du côté des instruments mélodiques, le sarangi, cet instrument «aux cent couleurs» (une des interprétations littérales du mot) est considéré comme étant l’un des plus proches de la voix humaine par sa capacité à en rendre les multiples intonations et micro-tons. De par l’extrême richesse de ses possibilités, il a souvent les faveurs des musiciens et des audiences averties. Il est de nos jours néanmoins largement délaissé en raison de la difficulté et du temps nécessaire à l’accord de sa trentaine de cordes, accord à renouveler parfois au cours d'un concert lors d’un changement de mode. Actuellement, le petit harmonium portable à soufflet est l’instrument mélodique le plus utilisé, dans le qawwali comme dans la plupart des styles musicaux populaires du nord du souscontinent. Afin d’animer leurs messes et offices, les missionnaires européens avaient amené en Inde l’harmonium de salon et d’église dès le milieu du xIxe siècle, peu de temps après son invention par le facteur d’accordéon français Alexandre-François Debain. or, cet harmonium-là ne correspondait guère au terrain local : encombrant, avec une mécanique sophistiquée et dès lors fragile, avec nécessité d’être assis sur une chaise pour en jouer, le dos au public… Il avait donc été rapidement adapté par un génial facteur d’instruments bengali, Dwarkanath Ghose. Reprenant le même principe d’anches libres, de soufflerie et de claviers, il l’avait transformé en ce petit instrument à soufflets que nous connaissons aujourd’hui, lui ajoutant en outre un bourdon. L’invention fut vite adoptée par les musiciens du sous-continent pour sa facilité d’utilisation. Même s’il ne peut reproduire que des gammes tempérées à douze intervalles chromatiques égaux (et donc sans les micro-tons plus fins de la gamme indienne ni la possibilité du meend – ou glissando – très présent dans la tradition classique), il offre néanmoins de larges possibilités de jeu et peut s’adapter à de multiples contextes et genres musicaux.

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Chapitre II

La lignée de Nusrat

Le soufisme est éminemment régi par des chaînes initiatiques, le savoir et l’expérience se transmettant de maître murshid à disciple murid, ou de génération en génération. Les généalogies sont donc objet d’attention scrupuleuse et de constants rappels dans la vie et la trajectoire d’une personne. Chacun trouve sa légitimité en référence à une lignée particulière, à d’illustres maîtres (filiation spirituelle) ou de fameux ancêtres (filiation physique). La famille de Nusrat n’échappe pas à la règle même si de nombreuses incertitudes parsèment les siècles.

Lignée spirituelle L’épopée familiale indique que c’est vers la fin du xIIe siècle de notre ère, que les ancêtres de Nusrat suivirent leur guide, le moine et ascète soufi Hazrat Sheikh venu d’Afghanistan propager le message de l’Islam en Inde. Indice du haut prestige dont jouit encore cette terre historique des Pathans (ou Pachtounes), certains dans la famille de Nusrat gardent encore bien présente cette fierté des origines : « We are Pathan ! » (« Nous sommes Pathans ! ») énonce ainsi avec force Aurangzeb, fils aîné de Mujahid Mubarak, cousin germain de Nusrat qui aura joué plus de 20 ans avec lui dans le groupe familial. Ces ancêtres, Pathans donc, s’établirent dans un petit village près de Jalandhar dans le Pendjab indien actuel. Plus tard, le lieu fut connu comme Basti Sheikh, le village du Sheikh, signe de l’influence que leur maître ascète eut dans la région.

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Cette époque correspond à l’arrivée en Inde, après les conquérants musulmans, d’une vague de missionnaires soufis venus dans le souscontinent diffuser le message du prophète Mohammed, et notamment de moines de la confrérie chistiya, disciples de Khwaja Mohinuddin Chisti. Avec Hazrat Sheikh, la lignée spirituelle de Nusrat se situe directement dans le sillage de Mohinuddin Chisti. Le disciple, et successeur désigné de ce dernier, Hazrat Qutubuddin Bakhtiar Kaki mourut quelques mois avant son maître, parti rejoindre Allah, au cours d’une séance de transe induite lors d’un rituel de mehfil-e-sama, d’écoute spirituelle. Il se serait effondré en entendant ce vers persan : « À ceux-là qu’a tués le poignard de la foi de l’invisible vient sans cesse une nouvelle vie…» 32

Ce fut donc un autre de ses proches disciples qui prit le relais : Farid Al Din affectueusement surnommé Baba Farid Ganj-e-Shekkar (littéralement “Montagne de sucre”), immense poète, toujours révéré de nos jours par des myriades de disciples et dévots, au Pakistan comme en Inde. L’urs (l’anniversaire de la mort) de Baba Farid, dont le sanctuaire de Pakpattan se situe dans le Pendjab pakistanais à quelques kilomètres de la frontière avec l’Inde, est l’un des plus importants pour les qawwals, tous se faisant un devoir de s’y rendre chaque année en début du mois musulman de Muharram. Bon nombre des poèmes chantés par Nusrat ont été composés en hommage à Baba Farid. L’un des 22 disciples formellement reconnus de Baba Farid fut l’un de ses neveux, Alauddin Sabir Kaliyari, que sa mère avait confié au saint à la mort de son père. Surnommé Sabir, (le patient), par Baba Farid, il fonda la sous-confrérie Chistiya Sabiriya, lignée spirituelle dont la famille de Nusrat se réclame et à laquelle elle se réfère. Son sanctuaire se situe à Kalyar Sharif, près de Rourkee dans l’État indien actuel de l’Uttar Pradesh, et demeure le lieu d’un très important pèlerinage annuel lors de l’urs du saint. Signe de son enracinement parmi les dévots pakistanais, le site Internet du ministère des Affaires religieuses du Pakistan annonce cet urs, indiquant même aux pèlerins intéressés la marche à suivre pour l’obtention des visas indiens ! Son aura semble bien aussi internationale :

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ce sanctuaire, présenté comme “lieu de guérison musulman” est également inscrit dans l’agenda de certains groupes français en quête de ressourcement spirituel en Inde. La seule et unique fois où le père et l’oncle de Nusrat, Fateh et Mubarak Ali Khan, furent autorisés à retourner en Inde après la partition (comme invités au mariage de la star du cinéma indien Raj Kapoor en 1958), ils insistèrent pour faire escale à Kalyar Sharif, se recueillir sur la tombe d’Alauddin Sabir Kalayari et y rencontrer les gardiens du sanctuaire et descendants du saint. À cause des tensions historiques entre les deux voisins ennemis, le citoyen pakistanais Nusrat n’a en revanche jamais été autorisé à se rendre de son vivant à ce sanctuaire indien, bien qu’il ait pu aller fréquemment en Inde. (Pour les Pakistanais, les visas indiens sont en effet le plus souvent limités à une ou deux villes ou régions seulement.) Une branche de cet ordre soufi Chistiya Sabiriya a aussi essaimé en Afrique du Sud et n’est pas étrangère à l’accueil, dès 1983, du groupe de Nusrat dans ce pays.

Généalogie familiale Selon Ahmad Aqeel Ruby, son biographe pakistanais, la généalogie de Nusrat se décline ainsi depuis les 9 dernières générations : l’ancêtre attesté le plus ancien apparaît être Haji Maruf, suivi par Mohammed Sharif, puis Amanat Khan, Saadat Dad, Khalid Dad, Jehangir Khan, Miran Baksh. Le fils de celui-ci, Maula Baskh, grand-père de Nusrat, semble avoir été un qawwal fort renommé à son époque, au début du siècle dernier. Mubarak Ali Khan, un de ses fils, dira de lui qu’il s’agissait « du plus grand des qawwals. Bien meilleur que moi ! »1 D’Haji Maruf à Maula Baksh et à Nusrat, la lignée familiale s’inscrit, selon les dires mêmes de Nusrat, 2 dans l’héritage de la fameuse Qawwal Bacche gharana, (littéralement “l’école des enfants qawwals”), fondée à l’époque de Nizâmuddin Auliya, le saint de Delhi. Claire Devos, dans son splendide livre Qawwali, la musique des maîtres du soufisme, reprend le récit légendaire de la création de cette école fondamentale du qawwali :

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« Mian Sâmat était sourd-muet de naissance. Il vint auprès d‘Hazrat Nizâmuddin, qui mit de la salive sur ses lèvres. Sâmat se mit à parler et à entendre. Alors Nizâmuddin dit à son disciple Amir Khusrau : “Donne à cet enfant l’éducation musicale.” Le code musical lui fut transmis, et le qawwali lui fut enseigné. Quand Sâmat eut grandi, Nizâmuddin le fit chanter au darbar-i-auliya, la cour royale des Saints. Il devint le qawwal de Nizâmuddin, Et on appela sa descendance les Qawwal bacche. »3

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Une autre version fait référence au choix par Amir Khusrau de 12 garçons particulièrement doués qu’il forma à l’interprétation de ses propres ragas. 4 Quoi qu’il en soit, de nos jours encore, les qawwals du sanctuaire de Nizâmuddin Auliya à Delhi se réclament de cette illustre lignée qui insiste fortement sur la connaissance approfondie de la poésie et sur une bonne prononciation des mots, notamment ceux en persan, la langue classique du qawwali. Le style musical a cependant quelque peu évolué avec l’incorporation de nouvelles rythmiques et de nouveaux instruments comme le petit harmonium portable. Cette école des “Enfants Qawwals” s’est illustrée grâce à de brillants musiciens classiques, particulièrement de style khyal, dont le célèbre Tan Ras Khan, artiste de génie qui officiait à la cour du dernier empereur moghol, Bahadur Shah. La fertile imagination (sens originel du terme khyal) de cette école donna une féconde base de connaissances et de pratique musicale à la lignée de Nusrat. L’autre héritage musical qui inspira notablement la famille de Nusrat est, toujours selon ses propres indications,5 la famille Dagar dans le domaine du dhrupad. Alors qu’il trouve ses sources anciennes dans l’incantation védique, le genre dhrupad dans sa forme actuelle a pris son essor à la cour des empereurs moghols, se centrant notamment sur une longue exposition du prélude alaap, explorant les différentes facettes du raag. La profonde intériorité qui caractérise le style de la famille Dagar, l’amplitude et la patience délicate de l’exposition des modes raag se retrou-

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vent pleinement dans l’interprétation du qawwali qu’en donnèrent les ancêtres de Nusrat, notamment ceux dont la renommée est parvenue jusqu’à nous : son grand père Maula Baksh, et surtout son père Fateh Ali Khan et son oncle Mubarak Ali Khan. Au moment de l’Indépendance, parmi les familles de musiciens qawwals, rares étaient les lignées qui avaient une telle formation classique, d’origine aussi sacrée, et qui la vivifiaient constamment à travers les concerts qu’elles donnaient. La fabuleuse liberté d’improvisation musicale et vocale que leur donnait cet apprentissage n’était certes pas étrangère à leur renommée. La popularité des frères Fateh et Mubarak Ali Khan (auxquels se joignait, à l’harmonium, un troisième frère, Salamat) ne fait en effet aucun doute dans les dernières années de l’Inde coloniale. Formés par leur père Maula Baksh, les deux frères officièrent près de 45 ans ensemble. Tout à la fois érudits, musiciens prolifiques aux tablas et à l’harmonium mais également experts au jeu du sitar, du sarod, de la vichitraveena et même du violon, ils étaient aussi des chanteurs hors pair qui maîtrisaient des milliers de vers en pendjabi, ourdou, arabe et persan. À partir de sa base classique, Fateh renforça notamment dans son interprétation du qawwali les techniques du sargam, consistant à chanter le nom des notes de la gamme musicale à l’intérieur de la structure d’un raag, une technique qui sera brillamment reprise et développée par Nusrat. Par leur constante capacité d’innovation, les deux frères développaient au mieux le style pendjabi de qawwali, le fameux panjabi ang. Outre la richesse des sargams, ce panjabi ang se caractérise par l’inclusion de vers, souvent d’une langue différente du poème principal et permettant un commentaire ou une explication quant au thème, et par la puissance du rythme, qu’il soit instrumental (avec les tablas ou le dholak) ou rendu avec les claquements de mains du chœur. Avec le groupe de qawwali familial, Fateh et Mubarak Ali Khan officiaient bien sûr en priorité dans les sanctuaires soufis du sous-continent, notamment lors des pèlerinages annuels, des plus modestes aux plus

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prestigieux comme celui de Khwaja Mohinuddin Chisti à Ajmer ou de Nizâmuddin Auliya à Delhi. Cependant, comme leurs aînés, ils donnaient aussi bon nombre de concerts privés dans les cours des rajas et autres strates aisées de la société à l’occasion de mariages, naissances ou autres célébrations familiales et sociales.

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Durant les années précédant l’Indépendance, citoyens engagés, ils participèrent aussi pleinement au mouvement pour l’instauration d’un État pour les musulmans indiens, le Pakistan. Donnant des concerts partout en Inde, notamment au profit de la Ligue musulmane, (le parti de Mohammed Ali Jinnah), ils contribuèrent fortement à la diffusion des écrits d’Allama Mohammed Iqbal. Ce poète visionnaire inspira fortement la théorie de deux nations distinctes pour les hindous et les musulmans et dès lors, la nécessité d’obtenir un État séparé pour les musulmans minoritaires dans le sous-continent indien. Les deux frères mirent certains des poèmes d’Iqbal en musique, et les interprétèrent dans un style qawwali dans toute l’Inde coloniale. Alors que cette poésie pouvait être considérée d’accès parfois difficile, admirée peut-être dans les cercles intellectuels mais méconnue dans les classes plus populaires, la contribution de Fateh et de Mubarak Ali Khan fut essentielle à une large popularisation du message d’Iqbal en faveur de la théorie des deux nations. À Bombay, notamment en 1945, ils donnèrent des concerts privés largement rétribués pour l’époque, offrant leurs cachets à un fond en faveur de la cause pakistanaise. Dans sa biographie sur Nusrat, Ahmad Aqeel Ruby note qu’Allama Iqbal leur aurait rendu ce vibrant hommage : « J’étais circonscrit aux écoles et aux collèges. Mais vous, Ustad Fateh Ali Khan, avez propagé ma poésie dans toute l’Inde ! » 6 Selon Karim Dad, (l’un des deux cousins germains de Nusrat encore en vie, mais enfant à l’époque), son père Mubarak et son oncle Fateh Ali Khan étaient devenus si connus et populaires dans l’Inde des années 1940 que leur tête fut mise à prix au moment de la partition : 40 000 roupies, somme absolument considérable pour l’époque, auraient même, selon ses dires, été offertes par des fanatiques hindous pour qui abrégerait leur vie ! D’après Karim Dad, ce fut l’intervention

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directe du fondateur du Pakistan, Mohammed Ali Jinnah, qui procura à toute la famille un véhicule sûr pour traverser la province du Pendjab qui allait être partagée, et surtout la ligne de la nouvelle frontière entre Jalandhar (du côté indien où ils étaient établis depuis des générations) et Lahore, capitale historique du Pendjab qui était dévolue au Pakistan.

L’émigration au Pakistan C’est à Lahore que toute la famille débarqua initialement, lors de ces journées incertaines de 1947 et 1948, période tout à la fois de folle espérance et de carnage, de nouveau départ et de désastre, de nostalgie d’une unité perdue et d’avenir côte à côte prometteurs. Considérant la renommée des deux frères et leur plein engagement pour la cause de la nouvelle nation pakistanaise, le nouveau gouvernement semble alors leur avoir donné de larges facilités à leur arrivée. La famille ne resta cependant que quelque temps à Lahore, une proposition d’installation leur ayant été offerte à quelques centaines de kilomètres plus au nord, dans la petite ville de Lyallpur, du nom d’un ancien gouverneur du Pendjab du temps des Indes britanniques, Sir Charles James Lyall. (En 1977, cette ville sera renommée Faisalabad, du nom du roi Fayçal d’Arabie Saoudite, fervent supporter et très généreux donateur à l’égard du Pakistan.) Fateh et Mubarak Ali Khan se rendaient chaque année dans cette ville de l’ouest du Pendjab à l’occasion de l’urs du saint soufi Lasoori Shah, très populaire dans la région. À l’invitation du gaddi nashin, gardien du sanctuaire de Lasoori Shah, la famille Ali Khan décida donc de s’établir à Lyallpur et finit par s’installer dans la rue même du sanctuaire, à quelques encablures du mausolée. Avant la partition, Lyallpur était une modeste ville avec une forte minorité d’Hindous et de Sikhs dont la plupart immigrèrent alors. Inversement, beaucoup de familles musulmanes qui s’établirent dans la région de

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Chapitre II – La lignée de Nusrat

Lyallpur venaient de Jalandhar, ville à prédominance hindoue et sikhe. Elle devint une des capitales industrielles et textiles du Pakistan, et certains entrepreneurs se convertirent en nouveaux mécènes.

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L’appui du gouvernement à un qawwali national, élément distinctif de la nouvelle culture pakistanaise, et le renom des deux frères donnèrent au groupe l’accès à bon nombre de programmes officiels séculiers et leur ouvrirent les ondes d’une Radio Pakistan qui sortait des limbes. Ils y acquirent immédiatement le grade prestigieux de “artist special class A+”, avec le salaire correspondant. Alors que les opportunités de concert étaient moindres avec le tarissement des concerts privés, Radio Pakistan leur offrit une base de revenu assurée, les deux musiciens s’y présentant régulièrement, notamment les jeudis soirs et vendredis. Ce faisant, ils contribuèrent notablement, eux aussi, à ce que l’écoute publique du qawwali s’établisse petit à petit comme un genre social, public et laïc, au croisement d’une pratique religieuse et d’un spectacle artistique. D’autant que comme le note Regula Burckhardt Qureshi : « L’audience était guidée par ce patronage officiel, consommant du qawwali comme une formule agréée de “distraction dévotionnelle musulmane” ».7 En contraste à cet appui officiel au qawwali, la grande tradition de la musique classique hindoustanie apparaissait dorénavant comme le parent pauvre, cette forme musicale étant considérée comme trop “indienne” par le nouveau pouvoir pakistanais. Les mécènes traditionnels, souvent hindous ou sikhs, avaient quant à eux émigré en Inde et trop peu de familles musulmanes aisées prenaient le relais. Les musiciens classiques ne bénéficiaient pas non plus de la profusion de sanctuaires soufis dans le paysage pakistanais qui représentaient la source première d’enracinement et de diffusion du qawwali, là où les musiciens pouvaient quotidiennement exercer leur talent et en vivre. La renommée de Fateh et de Mubarak franchit quant à elle les frontières indo-pakistanaises. Lors d’un concert en honneur du Shah d’Iran alors en visite au Pakistan, Fateh et Mubarak chantèrent dans un persan très

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

délié. L’histoire familiale dit que le Shah en fut si impressionné qu’il… leur offrit sa voiture, une Chevrolet, et les invita en Iran ! Pourtant, en dépit de leur grand succès public, les deux frères restèrent en dehors du système d’enregistrements privés. Il n’y eut ainsi pas de diffusion commerciale de leurs chants. Nusrat, à moitié sous forme de boutade, signala un jour que Fateh ne voulait pas que « les gens paient pour entendre sa voix enregistrée ! » 8 Certains concerts retransmis et conservés par Radio Pakistan ou de rares traces exceptionnellement enregistrées en studio – notamment par Raza Kazim à Lahore, au début des années 1960 – sont les seuls documents sonores qui nous restent de ces artistes. La prolifique nouvelle génération qui s’annonçait, allait en revanche largement changer les choses… Si les frères Fateh et Mubarak Ali Khan donnèrent ses lettres de noblesse moderne à un qawwali “hors les murs”, ils seront aussi restés fondamentalement liés à la foi qui sous-tend ces poésies d’amour au divin amant. Le soufisme, les sanctuaires et tout leur univers demeuraient au centre de l’art et de leur pratique, et ils surent transmettre cette brûlante passion à leurs enfants, à charge pour eux de l’adapter, sans se renier, à l’écume changeante des jours…

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Chapitre III

Premiers pas, d’un apprenti qawwal

Le 13 octobre 1948, un petit Pervez est né dans la famille de Fateh Ali Khan. Pervez Fateh Ali Khan, suivant la coutume de reprendre le nom du père à la suite du prénom. Premier garçon après quatre filles, il fut objet de toutes les attentions, toutes les prévenances. Sa naissance fut largement célébrée, beaucoup des grands noms de la musique (comme Bade Ghulam Ali, Lal Khan et les jeunes frères Salamat et Nazakat Ali Khan entre autres) vinrent alors en la demeure familiale, rendre hommage à ce bébé déjà fort rondelet. Très tôt, certains signes semblent annoncer un destin particulier à ce garçon aux petites mains et à l’embonpoint remarquable. Un jour, selon la légende familiale reprise par Ahmad Aqeel Ruby, 1 un pieux ami soufi, Pîr Ghulam Gaus Samadani, de visite dans la famille, s’enquiert du prénom du dernier-né. – « Pervez », lui répondit Fateh Ali Khan. – « Change ce nom immédiatement ! Ne sais-tu pas que ce nom est celui d’un roi de Perse qui a déchiré la lettre qui lui avait été envoyée par le Prophète ? Ce nom n’augure rien de bon, et ne devrait pas être celui de qui récitera le chapelet d’Allah, du Prophète et d’Ali ! » – « Comment donc devrions-nous l’appeler ? » s’enquit alors Fateh Ali Khan. – « Nusrat ! Nusrat Fateh Ali Khan, c’est-à-dire “Chemin vers le succès” ! » Et ainsi fut fait.

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Chapitre III – Premiers pas d’un apprenti qawwal

Pour autant, Fateh Ali Khan n’envisageait encore aucunement que le succès annoncé puisse être artistique pour son fils. Il le destinait en effet à une carrière de médecin. En dépit des nombreux hommages à son talent, le père de Nusrat était en effet bien conscient que les musiciens professionnels étaient souvent piètrement considérés dans la société traditionnelle et que le statut d’un médecin était largement plus reconnu. Et puis, peut-être que lui aussi doutait, au départ, qu’un fils aussi réservé, timide même, et … volumineux que Nusrat puisse endurer une carrière aussi astreignante sur tout le territoire du Pakistan. Il prit dès lors garde à ce que l’enfant soit préservé de contacts trop rapprochés avec le milieu musical qui passait à la maison, et le garda longtemps hors du cercle de ses élèves et amis musiciens. 42

Comment pourtant ignorer longtemps un héritage familial aussi présent dans les propres veines de son fils ? Montrant très tôt un intérêt singulier envers tout ce qui concernait la musique, Nusrat suivait à la dérobée les cours que son père donnait à certains élèves, engrangeant et absorbant tout ce qu’il pouvait, s’essayant même à l’harmonium quand son père n’était pas dans les parages. Un jour alors que Nusrat, pleinement concentré, pianotait sur un harmonium familial, il n’entendit pas son père entrer dans la pièce et écouter ses tentatives. Il s’interrompit nerveusement quand il le découvrit derrière lui, mais Fateh se limita à sourire, autorisant son fils à utiliser l’instrument… tout en lui demandant de se concentrer, d’abord et avant tout sur ses études de futur médecin. Cette permission apparut comme une bénédiction pour l’enfant qui n’hésita dès lors plus à pratiquer sérieusement tant l’harmonium que les tablas… et de fait à recevoir, incidemment au début, quelques conseils avisés de son père, aux tablas d’abord, source de toute notion de ce rythme si essentiel au qawwali, puis à l’harmonium et au chant. Quelque temps après, un chanteur classique renommé de Calcutta, Pandit Dina Nath, s’en vint au Pakistan et séjourna chez Fateh Ali Khan. Alors que l’invité se plaignait de n’avoir trouvé aucun joueur de tablas conséquent

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

pour jouer avec lui, Fateh lui proposa que son fils Nusrat l’accompagne. Devant la mine surprise de Dina Nath découvrant la physionomie de Nusrat, Fateh répondit que : « Si son corps était certes bien enveloppé, son esprit était fort vif » 2 Nusrat savait le test crucial, son échec à ce momentlà aurait signé la perte irrémédiable de la confiance musicale que son père commençait à lui prodiguer. Il passa l’épreuve avec brio, son doigté virevoltant sur la peau de l’instrument à la vitesse de l’éclair, provoquant l’admiration du chanteur indien. Réalisant dès lors pleinement les capacités exceptionnelles de son fils, Fateh Ali Khan renonça à ses plans initiaux d’en faire un soignant des corps, décidant qu’il «appliquerait plutôt le baume de la musique aux cœurs blessés de ses auditeurs qui souffrent des affres de la séparation d’avec l’être aimé», comme le note fort poétiquement Ahmad Aqeel Ruby. 3 Nusrat passa donc son certificat d’études, mais n’alla pas plus loin, Fateh ayant décidé à partir de ce moment-là de le former sérieusement aux arcanes de la musique classique et du qawwali. Il commença par l’enseignement des tablas, puis de l’harmonium et du chant : les principaux ragas et les manières de scander les phrases poétiques bôl bant. La formation devenait fort exigeante, et la justesse de la voix était requise ; Nusrat, plaisantant un jour, releva que : « Quand je chante, la distance entre Dieu et moi est moins grande, et celle entre ma joue et la main droite de mon père est plus grande ! » 4 Le jeune garçon s’investit totalement dans cet apprentissage, s’enfermant dans sa chambre, passant des nuits entières sans sommeil à intégrer et prolonger les enseignements de son père. La formation fut pourtant de courte durée puisque Fateh Ali Khan, emporté par un cancer de la gorge, s’éteignit quelque temps plus tard en mars 1964. Juste avant sa mort, une des sœurs de Nusrat, Kaniz Fatima se rappelle un moment intense : « Quand notre père allait nous quitter pour toujours, il nous appela et nous demanda de chanter le Kalima. Nous avons répondu à sa demande, même si nos cœurs étaient tristes et lourds. Á ce moment, nous avons senti qu’il fixait intensément Nusrat, comme s’il lui transférait toute sa connaissance, tout son pouvoir, tout son savoir… par le regard ». 5

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Chapitre III – Premiers pas d’un apprenti qawwal

Lors de la période de deuil des 40 jours après le décès de Fateh Ali Khan, un étrange épisode a été relaté par Karim Dad, cousin germain de Nusrat. Bien qu’ayant bénéficié d’un début de formation paternelle, Nusrat n’avait pas encore, sur le plan vocal notamment, les connaissances suffisantes pour animer le groupe familial, ainsi que ce rôle lui revenait selon la tradition par droit d’aînesse. Or, au cours de cette période de deuil, Mubarak conta à son fils Karim Dad qu’il avait vu en songe le pîr familial Khwaja Mohammed Diwan décédé quelques années auparavant, bénissant Nusrat avec sa propre salive en présence de Fateh Ali et déclarant qu’il chanterait et serait connu de par le monde. 6

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Quelques jours après, alors que certains membres de la famille étaient réunis sans Nusrat dans la grande salle de la maison commune, une lettre leur arriva d’Ajmer Sharif, au Rajasthan indien, envoyée par le gardien du sanctuaire de Khwaja Mohinuddin Chisti. Dans cette lettre, celui-ci mentionnait qu’alors que lui et ses proches priaient en mémoire du défunt Fateh Ali Khan, demandant la grâce d’Allah pour sa prompte succession, ils reçurent un signe divin les avisant que ce successeur existait déjà bel et bien. Pendant la lecture de cette lettre, Nusrat entra, puis sur demande de Nawazish Ali Khan, frère aîné de Fateh et Mubarak, il se mit à l’harmonium et chanta un poème d’Allama Iqbal : «Si tu désires vraiment l’autre monde, ne considère pas ce monde comme tien». Il chanta si intensément que toute l’assistance en fut bouleversée…. Cependant, le signe le plus important repris par Nusrat lui-même, et qui nous renvoie à nouveau à l’importance essentielle d’Ajmer pour l’ensemble des qawwals et Nusrat en particulier, apparut dans le fameux songe qu’il fit quelques jours après la mort de son père. Délaissant diverses autres versions de ce rêve, reprenons ici le récit que Nusrat luimême en fait dans le riche film documentaire Nusrat Fateh Ali Khan, le dernier prophète de Jérôme de Missolz, réalisé en 1996, peu de temps avant le décès de l’artiste : « Après la mort de mon père, j’étais désemparé, je ne savais pas quoi faire. J’ai traversé une période très difficile et étrange. Cinq ou six jours après sa mort, j’ai fait un rêve. Mon père m’emmenait dans un endroit et me disait :

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– “Chante !” – “Mais je ne sais pas chanter, papa !” Alors, il m’a répondu : – “Chante ! Je chanterai avec toi ! Allez, chante ! Chante, je te dis !” Alors, j’ai commencé à chanter tout doucement et d’un seul coup, je me suis réveillé. Quand j’ai repris conscience, j’étais réellement en train de chanter. Lorsque j’ai raconté ce rêve à mon oncle Ustad Mubarak Ali Khan, à moins que ce ne soit Salamat, il m’a demandé de lui décrire l’endroit et aussi l’ambiance. Et il a reconnu Ajmer Sharif, le tombeau où mon père avait beaucoup chanté et présenté ses hommages. C’était bien Ajmer Sharif. » 7 Quelques années plus tard, quand Nusrat put enfin se rendre à Ajmer, on dit qu’il reconnut instantanément les lieux et alla se placer, pour y chanter, à l’endroit précis de son rêve, privilège qui lui fut accordé. Tous ces signes, ainsi que le début de formation inculquée à Nusrat, participèrent grandement à la décision des aînés de lui demander de chanter à l’occasion du chelum, la cérémonie du 40e jour après le décès, marquant la fin du deuil. Occasion de signifier publiquement qu’il avait le potentiel pour devenir le digne successeur de son père. Il s’agissait de la première présentation de Nusrat hors du cercle familial. La douleur de la séparation et l’énormité du défi le paralysèrent de prime abord, mais il n’y avait aucune échappée. Il amorça ainsi, timidement au début puis avec de plus en plus d’assurance, ce poème basé sur un raag classique : « Je ne vise ni le sanctuaire du temple Ni ne cherche l’entrée à la mosquée sacrée. C’est bien Celui qui m’a volé la sérénité du cœur Celui qui est parti, que je recherche. » Le choix du poème, la force de son souffle et de son interprétation laissèrent l’assistance sans voix…

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Chapitre III – Premiers pas d’un apprenti qawwal

La voie apparaissait ouverte pour qu’il prenne à terme la succession de son père à la tête du groupe familial. Mais d’ici à cette échéance, que d’incertitudes et que de doutes… Certains dans la famille et parmi les proches ne faisaient toujours pas confiance à Nusrat pour reprendre le flambeau familial porté si haut par Fateh. Sa voix qui pouvait apparaître perçante, sa très grande réserve et son obésité apparaissaient comme des obstacles rédhibitoires sur le chemin d’une succession de haut vol. Et les critiques de proches fusaient…

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Ce fut pourtant à cette tâche de formation, patiente et longue, que s’attela Mubarak Ali Khan durant les années qui suivirent le décès de son frère Fateh. Ils s’enfermaient parfois des jours entiers, totalement imbibés de poésie et de musique. Comme le note joliment Ahmad Aqeel Ruby, si « Fateh Ali Khan avait préparé son fils comme un cultivateur prépare le sol à recevoir la semence, l’enseignement de Mubarak Ali Khan fut celui d’un jardinier arrosant la plante en pleine croissance. » 8 Peu à peu, la musique semée et cultivée par Fateh et Mubarak prenait racine et pouvait s’épanouir splendidement chez Nusrat… Au départ, quand il accompagnait le groupe familial, Nusrat ne jouait que quelques morceaux avec le groupe, puis on l’envoyait se reposer, laissant Mubarak et son autre oncle Salamat, à l’harmonium, guider l’ensemble et poursuivre le concert. Mais cette situation fut de courte durée. Un des premiers événements publics qui devaient ouvrir à Nusrat les portes de la pleine reconnaissance familiale et professionnelle, survint en effet dès 1965, l’année qui suivit la mort de Fateh Ali Khan. À l’époque, Radio Pakistan organisait un important festival de musique annuel, le 23 mars, à l’occasion de l’arrivée du printemps. Ce festival était connu comme “Jashn-e-Bahran”. Nous étions le 23 mars 1965, et le groupe familial était convié à jouer sous la direction de Mubarak et Salamat Ali Khan, comme à l’accoutumée depuis la mort de Fateh. Shakoor Baidil, le programmateur du festival écoutait les balances de son. Entendant Nusrat, nouvelle voix, toute différente et surprenante, il suggéra à Salamat

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de laisser le jeune garçon diriger la session. Salamat et les autres hésitèrent, mais acceptèrent finalement devant l’insistance du programmateur… Il y chanta notamment le poème d’Amir Khusrau en l’honneur d’Ali : Je n’ai jamais vu quelqu’un qui le dépasse : « Aucun être sur cette terre n’a approché son excellence Même les cheveux de fées n‘ont pas la magie d’Ali… » Ce fut l’ovation. Ovation non seulement du public, subjugué par le jeu et la voix du jeune garçon de 17 ans, mais aussi d’artistes de grand renom à l’époque comme la “Reine de la musique” Rosha Ara Begum, les frères Salamat et Nazakat Ali Khan de l’école Shamchaurasia de chant khyal ou encore Amir Ali Khan. Pourtant le processus de formation était loin d’être achevé et Mubarak Ali Khan mit toute son ardeur à enseigner à Nusrat et à son propre fils Mujahid Mubarak, les arcanes du qawwali. Sur un plan musical, alors que les efforts de Fateh plus enclins au dhrupad avaient davantage renforcé en Nusrat les connaissances et la pratique de cette forme très intériorisée, Mubarak centra plus son attention sur la transmission de l’esprit et de la lettre du khyal, étant lui même plus porté sur ce style flamboyant et orné. Durant toute cette période, Nusrat chantait souvent dix heures d’affilée, engrangeant les conseils de son oncle et sondant tous les recoins et ressources insoupçonnés de son potentiel vocal. En 1971, la santé de Mubarak se détériora très sérieusement. Sentant sa mort prochaine, il décida de remettre la responsabilité du groupe à Nusrat. Avènement d’une nouvelle étape…

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Chapitre IV

Une étoile montante au pays…

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Depuis la mort de Fateh, en 1964, le groupe familial s’était peu à peu modifié. S’y étaient ainsi intégrés depuis plusieurs années le cousin germain Mujahid Mubarak, fils de Mubarak, puis le jeune frère de Nusrat, Farrukh, de quatre ans son cadet. Pendant les premières années, le groupe s’appela “Nusrat Fateh Ali Khan, Mujahid Mubarak Ali Khan & Party”, affirmant ainsi l’importance de la seconde voix dans le groupe familial, comme à l’époque de leurs parents respectifs. Cependant le panache de Nusrat prit peu à peu le dessus, et on ne mentionna bientôt que le nom de ce dernier, même si Mujahid Mubarak joua avec Nusrat jusqu’à la fin des années 1980, avant de fonder son propre groupe. Farrukh restera en revanche avec Nusrat jusqu’à la fin de sa vie : héritier lui aussi des vastes connaissances familiales, premier harmonium, parfois seconde ou troisième voix, il composait également avec son frère les arrangements de la plupart des thèmes musicaux. Avec l’ascension individuelle de Nusrat, une autre personne, déjà présente en fait depuis longtemps comme élève de Fateh et choriste, allait prendre un rôle déterminant dans le groupe et dans l’essor de la carrière de Nusrat : Iqbal Naqibi, aussi appelé Iqbal Kasuri, ou “celui de Kasur”,

Chapitre IV – Une étoile montante au pays…

ville renommée dans tout le sous-continent indien pour être le lieu du sanctuaire où repose le fameux poète soufi Bulleh Shah. Proche de Fateh et aîné de Nusrat, Iqbal Naqibi allait devenir le secrétaire personnel de celui-ci, et de fait le manager du groupe. Personnage haut en couleur, il se révèlera bientôt indispensable médiateur, notamment dans la phase internationale des années 1980 et 1990, étant le seul du groupe à pouvoir s’exprimer correctement en anglais.

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Quelque temps après, au milieu des années 1970, le joueur de tablas Dildar Hussein rejoignit le groupe, de manière intermittente au début, puis permanente. Issu lui aussi d’une longue lignée de percussionnistes, cousin d’Iqbal Naqibi, il sera dès lors le fidèle accompagnant de Nusrat, jouant avec lui 20 longues années durant, une “connivence rythmique” essentielle s’installant très tôt entre les deux. Dès le milieu des années 1970, les membres essentiels du groupe de Nusrat étaient ainsi au complet, et l’ascension de “Nusrat Fateh Ali Khan & Party” pouvait alors commencer. Or l’étoile se fit vite remarquer ! L’anthropologue Adam Nayyar, qui devint ensuite un proche de Nusrat, se souvient : «C’est en 1972, lors de l’urs de Data Ganj Baksh à Lahore, que j’ai entendu Nusrat pour la première fois (…) Je fus stupéfait de la virtuosité de ce jeune homme tout rond. L’énergie, la passion, poussant la musique vers ses limites, avec ses yeux à moitié fermés, tout ce que le monde allait un jour connaître de lui, était déjà là. La foule lahorie enthousiaste criait son approbation, galvanisant le jeune qawwal vers des créations puissantes toujours plus fortes. » 1 Une étape importante dans la reconnaissance progressive de Nusrat comme digne successeur de son père, fut la célébration du 700 e anniversaire d’Amir Khusrau, que le “Pakistan National Council for the Arts” organisa en 1975. Comme on attribue aussi à ce génie musical l’invention du qawwali tel qu’on le connaît actuellement, la plupart des grands qawwals, et en particulier les frères Sabri, participaient au festival avec les meilleures œuvres d’Amir Khusrau.

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NUSRAt FAteh ALI KhAN & PARtY S’il est bien certain que Nusrat était la figure de proue de son groupe, la parfaite coordination de tous les musiciens aura aussi joué un rôle essentiel dans la reconnaissance de l’ensemble, au Pakistan d’abord, puis sur un plan international. Comme tout groupe de qawwali, le nombre de participants variait beaucoup, notamment lors des concerts au Pakistan. Jusque vers la fin des années 1980, le cousin germain de Nusrat, Mujahid Mubarak Ali Khan (voix), et régulièrement, Atta Fareed (voix et second harmonium), jouaient avec le groupe. Au tournant des années 1990 et jusqu’à la disparition de Nusrat, le socle de l’ensemble était ainsi composé : Première ligne, de gauche à droite : - Nusrat Fateh Ali Khan, voix principale - Farrukh Fateh Ali Khan, son frère cadet : voix soliste, harmonium, composition - (généralement) Rehmat Ali : second harmonium - Rahat Farrukh Fateh Ali Khan : fils de Farrukh, voix soliste - (ou en seconde ligne) Kokab Ali : chœur et claquements de mains Seconde ligne, de gauche à droite : - Asad Ali Khan : chœur et claquements de mains - Alyas hussain : chœur, claquements de mains et souffleur - Didar hussain : tablas - Nafis Ahmed : chœur et claquements de mains - Ghulam Farid : chœur et claquements de mains - (et parfois) Khalid Mehmood : chœur et claquements de mains Le secrétaire personnel et manager de Nusrat est resté depuis le début Iqbal Naqibi. À cette époque, le groupe-phare de qawwali était en effet celui des “Sabri Brothers”, avec à sa tête le frère aîné Ghulam Farid. Venus, tout comme la famille de Nusrat de l’Inde voisine, ils s’étaient établis à Karachi et avaient déjà acquis une belle popularité nationale, notamment grâce à la télévision et à leurs enregistrements. Ayant reçu l’invitation tardivement, Nusrat et son groupe arrivèrent au festival quand les autres groupes avaient déjà joué la plupart des pièces les plus populaires et connues du répertoire d’Amir Khusrau, comme celles interprétées par les frères Sabri. Ils durent donc jouer des morceaux, poèmes et ragas, rarement joués par les artistes pakistanais, notamment

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le poème fort méconnu de Khusrau Mein to pia nainan mila ayi rey (“J’ai rencontré mon bien-aimé”). Cette connaissance approfondie du répertoire, l’inventivité musicale et vocale et l’énergie qu’il déploya lors de son passage emportèrent l’adhésion de toute l’audience, y compris les célébrités présentes, comme l’illustre poète Faiz Ahmed Faiz. La reconnaissance personnelle commençait à poindre… Outre ses participations régulières dans les urs, ces pèlerinages annuels des sanctuaires soufis à l’occasion de l’anniversaire de la mort du saint, et les invitations privées, la renommée de Nusrat s’accrut aussi considérablement grâce à ses multiples enregistrements. 52

C’est à cette époque en effet, à partir du milieu des années 1970, que s’amorça pour Nusrat le boom de ses enregistrements de cassettes, objets pratiques à manipuler et disponibles à bon marché dans les échoppes de tous les bazars. Sur la place de Faisalabad, la maison historique d’enregistrement de ce support était la Rehmat Gramophone House, à laquelle Nusrat doit une bonne partie de sa popularité initiale. Cette société avait été fondée dès la fin des années 1940 par M. Rehmat. L’entreprise fonctionna de longues années comme simple agent d’EMI Pakistan qui avait repris pour ce pays le catalogue de l’historique “Gramophone Company of India”. RGH diffusa d’abord les enregistrements EMI sous forme de disques microsillons, puis à partir du début des années 1970 surtout via les cassettes, moins fragiles et plus maniables. Selon Arshad Rehmat, fils du fondateur de la compagnie, 2 ce n’est qu’à partir de 1976 qu’ils décidèrent de se lancer dans l’aventure des enregistrements directement à partir de leur studio de Faisalabad. Nusrat fut le second artiste qu’ils produisirent et cette sortie inclut essentiellement des reprises des grands succès de son père, dont le fameux Haq Ali Maula. Interprété de manière très personnelle par Nusrat, ce titre deviendra par la suite un de ses morceaux traditionnels fétiches. Nusrat l’avait d’ailleurs aussi chanté lors de l’anniversaire d’Amir Khusrau l’année précédente, en 1975.

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Les cassettes devenant très populaires au Pakistan au fil des ans, “Rehmat Gramophone House” effectuera des dizaines d’enregistrements de Nusrat, traditionnels ou, de plus en plus souvent, remixés. Vendues à bas prix dans les bazars, ces cassettes connaissaient une diffusion inégalable et contribuaient fortement à la renommée de l’artiste. Un des lieux de prédilection où Nusrat, comme la plupart des qawwals, appréciait particulièrement se produire était le fameux Pilot Hotel, à Lahore. Ce petit établissement avait l’immense avantage d’être situé tout près du sanctuaire du vénéré Data Sahib (Ali Hûjweri), un des saints patrons de Lahore dont l’urs annuel est le plus important du Pendjab avec ceux de Shah Hussein et Baba Farid. Comme le signale Yasser Nomann, infatigable promoteur des musiciens de son pays et qui a eu le privilège d’en enregistrer un bon nombre au nom de l’Institut National du Patrimoine populaire, Lok Virsa : «Les qawwals lui permettant de réaliser de très bonnes affaires durant la semaine de l’urs, le propriétaire voulut leur rendre un peu de son profit en tant que nazarana (offrande) en organisant à ce moment-là des concerts de qawwali dans la cour de l’hôtel.» 3 Au fil des années, ces mehfils se consolidèrent, tout comme l’amitié qui liait Nusrat et le propriétaire du Pilot Hotel, et ils s’établirent peu à peu comme un festival «off», réunissant souvent les meilleurs des groupes de qawwals dans des conditions d’écoute très acceptables. De nos jours encore, les concerts du Pilot Hotel restent très prisés par tous les qawwals qui jouent lors de l’urs de Data Sahib. La première invitation à l’extérieur du Pakistan emmena Nusrat dans le pays de ses ancêtres : l’Inde. À Bombay même, là où le souvenir des frères Fateh et Mubarak Ali Khan était encore très présent. En 1979, le metteur en scène et acteur Raj Kapoor, qui les avait invités à l’occasion de son propre mariage en 1958, conviait cette fois-ci la jeune génération pour le mariage de son fils Rishi. Toutes les stars de Bollywood étaient là, et alors que l’écoute était des plus “diffuses” et “intermittentes” au début de la présentation, Nusrat par sa fougueuse créativité capta l’attention générale et médusa l’assistance. Dildar Hussein, le joueur de tablas de Nusrat, se rappelle que « Nous avons commencé à dix heures du soir... et fini à sept heures du matin ! Nusrat a chanté Halka Halka Suroor durant deux heures et demie d’affilée ! » 4

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Lors de ce voyage, Nusrat voulut aussi passer par Ajmer Sharif, rendre hommage au saint Khwaja Mohinuddin Chisti, et concrétiser son rêve d’adolescent… Fait rare pour un qawwal étranger, il fut effectivement autorisé à chanter dans l’enceinte du sanctuaire.

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La reconnaissance internationale se fit ensuite fort progressivement à partir de la diaspora pakistanaise. Dès 1980, il fut invité en Angleterre par Mohammed Ayub, d’Oriental Star Agencies, maison de production et label établis depuis 1966 à Birmingham, siège d’une importante diaspora indo-pakistanaise. Nusrat et son groupe y donnèrent une première série de concerts et d’enregistrements dans les circuits communautaires. Première série couronnée de succès puisqu’à partir de là, Nusrat s’est rendu très fréquemment en Angleterre pour des tournées destinées à la diaspora et essentiellement organisées, au début du moins, par Ayub. À la mort de Nusrat, Oriental Star Agencies avait déjà édité 61 CD, une centaine de cassettes et 22 vidéos de concerts de Nusrat, tête d’affiche incontestée du label. Dans la diaspora comme au Pakistan, le public de Nusrat fut dès le départ multiconfessionnel. En dépit de toutes les entraves, la proximité culturelle des différentes communautés religieuses du sous-continent indien était – et demeure – un fait acquis pour tous, et en tournée une large audience hindoue ou sikhe pouvait assister à ses concerts de qawwali. Les tournées de Nusrat organisées par la diaspora pouvaient même inclure des concerts dans des temples sikhs gurdwara. Il y interprétait alors des shabads, ces poèmes mystiques destinés à être chantés, extraits du Siri Guru Granth Sahib, le livre saint des Sikhs qui inclut de nombreux textes composés par des poètes soufis comme Baba Farid. Lors d’un de ses premiers concerts organisés au début des années 1980 à Londres, Nusrat interpréta notamment, dans le style qawwali, un shabad tiré du Siri Guru Granth Sahib, qui promeut l’acceptation de toutes les fois, considérant que la multiplicité des chemins et des voies conduit à la même source unique :

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

« Certains appellent l’infini “Ram ram”, d’autres “Khuda” Certains le célèbrent comme “Gusain”, d’autres comme “Allah”.(…) Certains dévots se baignent aux sanctuaires sacrés, d’autres font le pèlerinage de La Mecque. Certains le vénèrent dévotement, alors que d’autres baissent la tête en le priant. Certains lisent les Védas, d’autres le Coran. Certains portent la robe bleue, d’autres la blanche, Certains s’appellent Musulmans et d’autres s’appellent Hindous.(…) C’est par notre harmonie, notre respect et notre paix que nous exprimons notre amour pour notre seigneur et sa Création. Puisse le seigneur bénir tout un chacun. » 5 55

Ceci étant, au-delà de l’aspect purement religieux, la popularité de Nusrat dans la diaspora résidait aussi dans le fait que, tout comme son père, il interprétait les grands poètes soufis du Pendjab, comme Bulleh Shah, Baba Farid ou Shah Hussein. Ce choix lui attirait l’intérêt de nombreux pendjabis (vaste majorité des Pakistanais expatriés) qui se reconnaissaient dans une même langue et un même héritage culturel multiconfessionnel. Ceci d’autant plus que les années 1970 et 1980 virent l’affirmation d’une certaine renaissance culturelle pendjabie et que la poésie soufie était pleinement partie prenante du mouvement. Le renom de Nusrat essaimant parmi la diaspora, il amorça dès cette époque d’autres tournées qui le menèrent en Norvège, en Suède, au Danemark ou encore en Afrique du Sud où une branche de la confrérie Chistiya Sabiriya, avec qui la famille de Nusrat est traditionnellement affiliée, l’invita dès 1983. Vinrent aussi les tournées régulières dans les Émirats du Golfe persique, Dubaï en tête où réside une forte communauté pakistanaise. Cependant, ce ne sera qu’à la faveur d’une consécration croissante par le public occidental, fruit d’un cheminement artistique tous azimuts que Nusrat atteindra le statut de “légende vivante”.

Chapitre IV – Une étoile montante au pays…

LA PoéSIe SoUFIe «Tout est un, la vague et la perle, la mer et la pierre. Rien de ce qui existe dans le monde N'est en dehors de toi. Cherche bien en toi-même ce que tu veux être puisque tu es tout. L'histoire entière du monde sommeille en chacun de nous.» Jalaluddin Rûmî

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Le soufisme, la quête de l’expérience du divin au cœur de soi, a trouvé dans la poésie une voie d’expression privilégiée. D’autres formes de littérature soufie ont été “révélées” ou composées au cours des siècles : d’abord le Coran même – considéré par les soufis orthodoxes comme le fondement primordial de toute leur mystique – puis les fragments des premiers textes parvenus jusqu’à nous (comme ceux d’hasan Basri ou d’hallâdj avec son fameux «Anâ’l Haq ! », «Je suis Dieu !»), les biographies des premiers soufis ou encore les traités comme le Kashf-el-Mahjûb d’Ali hûjweri, le légendaire Data Sahib qui allait devenir l’un des deux saints les plus vénérés de Lahore, avec Madho Lal hussein. Cependant, c’est à travers la poésie que les thèmes fondamentaux de la pensée soufie ont trouvé leur terrain d’expression et de diffusion le plus fertile. Des pages d’une force et beauté universellement reconnues (comme l’immense Mathnawî – ou Mesnevi – de Jalaluddin Rumi) ont ainsi évoqué la douleur de la séparation de l’âme d’avec sa “patrie divine” – due à la naissance – ou l’attente fébrile des retrouvailles, fugaces lors de l’expérience mystique et assurées pour toujours à la mort… Du côté du sous-continent indien, au fur et à mesure de leur enracinement, les poètes et saints soufis sont devenus quant à eux de plus en plus perméables aux approches mystiques locales, le védantisme hindou et le bouddhisme notamment. Alors que le persan était la langue classique du soufisme et du qawwali, ils se mirent aussi à composer en pendjabi, purbi, saraïki, sindhi… ces langues vernaculaires parlées et comprises par tout un chacun. Partant souvent de légendes et de ballades de ménestrels ancrées dans les villages depuis des lunes (comme les romances d’hir et de Ranjhan au Pendjab ou de Sassui et Punhun dans le Sindh), ces poètes en tireront la substance essentielle, celle qui lie passion humaine et amour divin. «Tantôt mystique, faite d’abandon, d’adoration, d’offrande suprême, tantôt bucolique, portée par la musique des ruisseaux, le frisson des dunes, la symphonie des moussons, à l’écoute du rouet qui grince…»,* cette poésie saura gagner cœurs et âmes et contribuera à convertir des millions de personnes à travers les siècles. * Merlet Jean-Yves, introduction, Les Poètes mystiques du Pakistan, (Académie des Lettres du Pakistan, Islamabad, 1995).

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Bulleh Shah (1680-1758), l’un des plus fameux poètes soufis pendjabis, exprimera ainsi magnifiquement cette vision d’un amoureux fou de Dieu : «Grâce à toi, mon amour ! Ce n’est pas la surface de l’eau qui frémit, c’est mon cœur qui tremble. Parle-moi et je ne me tairai plus, endors-toi et je n’aurai plus sommeil, marche et je te suivrai. L’amour entre dans ma demeure, et me voila qui danse ! Grâce à toi mon amour !» habité par le principe d’unicité de l’être, il luttera contre toutes les intolérances et les étroites chapelles, mosquées ou temples : «Ni hindous, ni musulmans, ô frères Laissons là l’orgueil et tournoyons ensemble ! Ni sunnites, ni chiites, ô frères – J’ai choisi la voie de la paix ! Toi le famélique et toi l’opulent, Toi l’ascète et toi le nanti, Toi qui pleure et toi qui ris, Toi qui vas solitaire et toi parmi la foule, Toi le juste, et toi le pécheur, Me rejoindrez-vous enfin ! Ni Bénarès, ni Istanbul, ô frères – J’ai trouvé Dieu dans tous les cœurs» Lors d’un de ses concerts à Paris, en 1988, Nusrat chantera son fameux poème Je partirai avec le yogi : «L’affaire ne se conclut pas en allant à La Mecque, Même si l’on y récite des centaines de prières. L’affaire ne se conclut pas à Bénarès, Même si l’on plonge des centaines de fois. L’affaire ne se conclut pas à Gaya, Même si l’on y récite des centaines de préceptes. Bulleh Shah, l’affaire se conclut Quand mon cœur témoigne ! En étudiant l’on devient un grand savant, Mais on n’apprend jamais à se connaître soi-même. Tu entres dans les temples et les mosquées, Mais tu n’es jamais entré en toi-même ! De même, chaque jour, tu te bats avec Satan, Mais jamais ton âme ne s’est combattue elle-même ! Bulleh Shah ! Tu attrapes ce qui vole dans le ciel, Mais pas ce qui se trouve en toi !...»** ** Bulleh Shah, traduit par Denis Matringe, dans le volume 5 de l’enregistrement Nusrat Fateh Ali Khan en concert à Paris, (ocora – Radio France, 1988).

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1985 fut l’année du véritable tournant international pour Nusrat. Ses premières représentations pour un public occidental en Angleterre, au festival “World of Music, Arts and Dance” (WOMAD) de Mersea Island, suivies de près par ses premiers concerts en France lui ouvriront toutes grandes les portes d’un phénoménal succès planétaire. Ce n’était pas la première fois qu’un groupe de qawwali pakistanais se produisait sur une scène occidentale. Les frères Sabri l’avaient précédé sur ce plan, ayant peut-être été les premiers qawwals contemporains à se présenter devant un public occidental. Leur concert au Carnegie Hall de New York en 1975 a laissé des traces mémorables, et avec leur premier passage en France en 1981, à l’invitation du Festival des Arts Traditionnels de Rennes, – avec à la clé un enregistrement chez Arion – ils avaient su trouver leur public. Mais cette invitation resta ponctuelle, sans suivi particulier. Par ailleurs, Nusrat lui-même était déjà venu à plusieurs reprises en Europe, en Angleterre à partir de 1980 comme on l’a vu, puis en Scandinavie. Cependant, les organisateurs qui l’invitaient tout autant que le public concerné venaient alors quasi exclusivement de la diaspora indopakistanaise établie au fil du temps dans ces pays. Or, issues de traditions

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familiales et culturelles encore très fortes et face à des populations autochtones pas toujours des plus ouvertes ou hospitalières, ces communautés ont souvent développé leurs propres réseaux autonomes. Pour tout ce qui touche notamment à la sphère religieuse et aux expressions culturelles, les structures et les lieux de sociabilité communautaires demeurent souvent singulièrement étanches face aux circuits majoritaires. Ces réseaux de diffusion sont généralement ignorés des médias occidentaux et même souvent, des amateurs de musiques traditionnelles.

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Il est significatif à ce titre que le “phénomène vocal” Nusrat, venu pourtant à diverses reprises sur le sol européen, n’ait finalement accédé aux circuits “classiques” de diffusion des musiques du monde, et ne soit dès lors “découvert” que plusieurs années plus tard, par la grâce de quelques occidentaux, amateurs avertis de musique indo-pakistanaise. Plusieurs filières, totalement indépendantes les unes des autres, se sont regroupées pour aboutir à la reconnaissance planétaire de Nusrat : outre la diaspora indo-pakistanaise et en premier lieu celle basée en Angleterre, les réseaux les plus déterminants furent d’une part Peter Gabriel avec les festivals WOMAD et le label “Real World” et d’autre part le Théâtre de la Ville de Paris.

Le WOMAD de Mersea Island Peter Townshend, guitariste et parolier du groupe The Who, avait fait découvrir le qawwali à Peter Gabriel au début des années 1980 alors que le WOMAD se mettait en place. Mais c’est en fait par le biais de Mohammed Ayub d’Oriental Star Agencies que la star du rock entra en contact avec Nusrat. Ayub était le contact privilégié de Nusrat en Europe à cette époque et ce fut lui qui accepta l’invitation au festival WOMAD de Mersea Island, en Angleterre, en juillet 1985. À la suite de ses premières tournées en Angleterre parmi la diaspora indo-pakistanaise, Nusrat commençait en effet, très timidement, à sortir du cocon communautaire. Nous étions au début des années 1980 et les

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sonorités extra-occidentales, notamment africaines et asiatiques, se frayaient peu à peu un chemin non seulement parmi les musiciens et les spécialistes, mais également au sein des producteurs, des diffuseurs et du grand public. En France, c’était le début de Radio Nova, de la “sono mondiale” et de la kyrielle de festivals qui allaient fleurir partout dans l’hexagone. En Angleterre, le festival WOMAD, initié par Peter Gabriel, Thomas Brooman et Bob Hooton, avait tout juste démarré trois ans auparavant, en 1982 à Shepton Mallet. Précurseur de nos festivals de “musiques du monde”, l’idée centrale du WOMAD était de rassembler en un même lieu, sur un même week-end des musiques issues du monde entier dans une atmosphère festive d’échanges et de rencontres. Ainsi, cette année-là, outre Nusrat, avaient été conviés au WOMAD un orchestre de gamelan de Bali, un artiste solo de didgeridoo, le groupe de high-life ghanéen Orchestre Jazira et la sémillante chanteuse colombienne Toto la Momposina. Nusrat, encore totalement inconnu du public occidental, monta sur scène peu avant minuit. En dépit d’un passage prévu initialement d’une demiheure, il resta sur scène… jusqu’à 4 heures du matin, laissant un public exsangue et hagard. Dildar Hussein, le fidèle joueur de tablas de Nusrat, se souvient qu’«il faisait froid, (qu’)il pleuvait même, mais tous les Européens, “allumés”, voulaient qu’il continue. » 1 Peter Gabriel, co-organisateur du festival, reconnaîtra volontiers par la suite que : « Depuis notre première rencontre au WOMAD en 1985, Nusrat, sa voix et sa musique ont été une part importante de ma vie. Je n’ai jamais entendu autant d’énergie dans une voix. Mes deux inspirations fondamentales pour le chant, Nusrat et Otis Redding, ont été pour moi, les exemples parfaits de la profondeur jusqu’à laquelle une voix peut aller pour trouver, toucher et bouleverser l’âme.» 2 Cette “découverte” de l’été 1985, outreManche, allait être suivie quelques semaines après par une déflagration non moins importante dans la carrière de Nusrat : ses premiers concerts en France.

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ReAL WoRLD & WoMAD

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WoMAD est l’acronyme de World of Music, Arts and Dance, et Real World Records représente le label associé. L’idée essentielle du WoMAD, inspirée par le musicien anglais Peter Gabriel, est de rassembler et de célébrer des musiques, des arts et des danses issus de cultures du monde entier, en valorisant la richesse de leur rencontre. «À travers les festivals, les concerts, les enregistrements et des projets éducatifs, notre but a toujours été d’interpeller, d’informer et de sensibiliser les gens à la valeur et au potentiel d’une société multiculturelle.»* Peter Gabriel revendique d’ailleurs que : «La musique est un langage universel, elle rassemble les gens et prouve, si besoin en était, la stupidité du racisme.»* Depuis le premier festival, à Shepton Mallet en Angleterre en 1982, plus de 160 rencontres ont été organisées dans 27 pays, et les festivals se déroulent dorénavant chaque année en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux Iles Canaries, à Singapour, en espagne, en Sicile et en Angleterre. Ils se présentent sur un week-end et visent un large public avec des concerts très variés sur plusieurs scènes. La Fondation WoMAD, branche éducative du WoMAD, y monte aussi tout un ensemble d’ateliers et d’activités de diffusion culturelle et des animations pour les enfants. Les studios d’enregistrement et le label Real World Records ont eux aussi été fondés par le WoMAD et Peter Gabriel, en 1989, pour «fournir à des artistes talentueux du monde entier, un accès à des équipements d’enregistrement de dernier cri et à des publics allant au-delà de leur région géographique.»** Depuis 1991, la Real World Recording Week rassemble chaque année des dizaines d’artistes, et leur site clame que : «Le résultat en est la célébration triomphante de la musique comme langage global de l’émotion.»** À ce jour, le label a sorti plus de 150 albums, dont diverses compilations. outre des disques de teinte plutôt «traditionnelle», Real World se centre fortement sur les rencontres et les fusions musicales… le plus souvent sous influence occidentale, mais pas exclusivement. Nusrat a participé à de nombreux WoMAD à travers le monde, et il avait signé dès 1989 avec Real World avec qui il sortit 10 albums : quelques-uns plutôt classical qawwali, d’autres plus «fusion», produits ou remixés notamment avec le musicien Michael Brook. * www.womad.org et ** http://realworldrecords.com

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Le Théâtre de la Ville : un sésame Le sésame de la filière française, en cette année faste 1985, fut tout autre : un guide d’agence de voyages, amoureux du Pakistan, de ses paysages et de la richesse culturelle de ses populations, Bruno Ferragut, trop tôt disparu, lui aussi. Dès 1983, accompagnant régulièrement des groupes de voyageurs français dans ce pays, il avait ramené parmi quelques poignées de cassettes musicales dénichées dans les bazars de Lahore, la voix qui allait faire le tour du monde. Il la fit écouter à la conseillère artistique du Théâtre de la Ville de Paris toujours en recherche de voix marquantes, Soudabeh Kia. Celle-ci fut saisie à son tour et ils décidèrent d’aller rencontrer Nusrat chez lui au Pakistan. Ce dernier se trouvait alors en tournée, en Afrique du Sud, mais ils purent néanmoins établir un premier contact téléphonique via le label originel de Nusrat, la “Rehmat Gramophone House” de Faisalabad. L’accord de principe pour une série de concerts en France à l’automne 1985 fut confirmé quelques mois plus tard par une rencontre à Lahore. Entre temps, s’était joint au duo le musicien turc établi en France Kudsi Ergüner qui, avec Bruno Ferrragut, allait assurer la traduction des poèmes chantés par Nusrat dans l’enregistrement numérique qui fut alors produit par Ocora – Radio France. Une première programmation eut lieu à Lille le 5 novembre, «événement comparable, peut-être, au premier concert que donnèrent en France les frères Dagar, révélant à un public étranger l’extraordinaire beauté d’une musique inconnue en Europe », nous conte dès le lendemain, prémonitoire, Gérard Goutierre dans le quotidien La Voix du Nord. 3 Fastueux récital de plus de deux heures qui laissa les spectateurs hébétés et fut retransmis le 29 novembre suivant sur les ondes de France Musique. Anticipant un fort impact des trois premiers concerts parisiens, Radio France, via son label de musiques du monde Ocora, décida un enregistrement préalable en studio, le 6 novembre 1985, le tout premier produit par un label occidental. Coup de force dûment préparé, cet enregistrement fut disponible à la vente sous forme de deux cassettes… dès le surlendemain, 8 novembre, pour le premier des trois concerts parisiens ! Record de vitesse largement récompensé puisque leur diffusion fut à la hauteur du phénoménal succès de

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théâtRe De LA VILLe 1968-2008 – UN théâtRe oUVeRt SUR Le MoNDe

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Depuis 40 ans, le théâtre de la Ville rayonne, en plein cœur de Paris, à l’emplacement de ce qui fut, entre autres, le théâtre Sarah Bernhardt, le théâtre de la Cité dirigé par Charles Dullin, le théâtre des Nations qui accueillit Brecht et le Berliner ensemble,Visconti, l’opéra de Pékin… C’est en 1968 que le comédien et metteur en scène Jean Mercure le crée sur un concept révolutionnaire qui a fait depuis bien des émules : un théâtre de 1000 places pour une programmation pluri-disciplinaire mêlant danse et théâtre mais aussi musique, musiques du monde, mime, humour, etc ; un double horaire, 18h30 et 20h30 ; des créations et des coproductions ; un service public (des tarifs parmi les plus bas de la capitale, permettant à un large public de venir) ; de nombreuses formules d’abonnements et d’adhésion. Jean Mercure sera, ainsi qu’il aimait se définir, «l’animateur-directeur» de l’institution, subventionnée uniquement par la Ville de Paris, jusqu’en 1985. Lui succède Gérard Violette, administrateur général du théâtre depuis sa création. Resté viscéralement fidèle aux principes fondateurs, il donne à la danse et aux musiques du monde un essor incomparable, augmente considérablement le nombre de spectacles et de représentations, (en moyenne 100 programmes par an), dont une quarantaine consacrée à la danse et une trentaine aux musiques du monde. Il aime à débusquer de nouveaux talents, suit et soutient leur parcours, traçant ainsi de magnifiques trajectoires artistiques. en 1996, le théâtre de la Ville s’est doté d’une seconde salle, les Abbesses, un nouveau théâtre de 400 places, construit sur la Butte Montmartre, qui lui permet de développer, d’affiner sa politique et d’offrir des concerts dans un véritable «salon de musique». Ainsi, en 40 ans, le théâtre de la Ville a proposé plus de 500 rendez-vous de chanteurs et musiciens venus des 5 continents : – maîtres incontestés des grandes traditions instrumentales et vocales : griots du Mali, qawwali du Pakistan, mugham d’Azerbaïdjan, maqâm irakien, radif iranien, poésie des grands mystiques soufis, chaâbi algérois, maloya réunionnais, chant diphonique des steppes d’Asie Centrale, chant khyal, dhrupad et chant carnatique d’Inde du Nord et du Sud sans oublier toutes les grandes traditions de la danse classique indienne (bharata natyam, odissi, kathak…) – figures historiques de la chanson étrangère qui marquent ou ont marqué l’histoire de leur pays : taos Amrouche, Amalia Rodriguez, José Afonso, Mercedes Sosa, le Cuarteto Cedron, Atahualpa Yupanqui, Lluis Llach… – chanteurs et musiciens qui ont fait leurs premiers pas sur une grande scène parisienne comme Salif Keita, Youssou N’Dour, Mory Kante, I Muvrini, Paolo Conte, Cesaria evora et … Nusrat Fateh Ali Khan. 2008 est à marquer d’une pierre blanche puisque Gérard Violette passe le témoin à emmanuel Demarcy Mota, 37 ans, qui souhaite poursuivre cette ouverture exceptionnelle sur le monde.

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Nusrat Fateh Ali Khan et le Théâtre de la Ville : 6 passages, 16 concerts, une aventure singulière • 8, 10 et 11 novembre 1985 : pour la première fois en France • 20 et 21 mars 1988 • 12 et 13 novembre 1989 • du 27 au 29 octobre 1991 • du 24 au 26 octobre 1993 • du 2 au 4 novembre 1995 • programmé du 27 au 31 octobre 1997, mais malheureusement décédé en août 1997 Jacqueline Magnier

ces trois concerts, et qu’elles furent immédiatement gratifiées “sans hésiter” d’un “Choc du Monde de la Musique” par le très averti Laurent Aubert : «On a rarement l’occasion d’entendre une telle performance vocale. Véritablement habité par la musique, le chanteur semble se jouer de toutes les difficultés techniques, sans pourtant jamais donner l’impression d’une démonstration gratuite de virtuosité. Sa voix à la fois rauque et chaude est l’instrument d’une inspiration constamment renouvelée, et c’est avec une aisance déconcertante qu’il nous transporte dans des improvisations à couper le souffle (…) Il y a dans cette musique une forme de jubilation communicative.» 4 Quant aux premiers concerts de Nusrat au Théâtre de la Ville, ils furent inoubliables pour l’heureuse audience qui a pu y assister… Alors que, sauf exception, le chanteur demeurait encore un illustre inconnu pour les spectateurs parisiens, une grande part de l’audience était composée de pakistanais qui le connaissaient déjà ou avaient eu vent de sa popularité au pays. Or, face à la déferlante nusratienne sidérant le public parisien, ceux-ci se comportèrent tout naturellement comme au Pakistan, lors d’un programme “traditionnel” de qawwali : exprimant à haute voix leur satisfaction ou leur admiration lors d’un passage chanté particulièrement bien envolé, ou se levant du siège assigné et descendant vers la scène pour y lancer à la volée des billets de banque en signe de remerciement et glisser le vœu d’entendre tel ou tel poème… Mais ce qui marqua sans nul doute pour longtemps le public local fut l’entrée en

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transe soudaine et irrépressible de certains auditeurs particulièrement sensibles, bondissant d’un coup de leur siège, yeux fermés, tête chavirée, bras levés au ciel, vivant au plus intense de leur être cette poésie d’amour, de séparation et de retrouvailles fugaces avec l’Aimé. Insignes moments, d’autant que le devoir du chanteur qawwal, toujours très attentif aux réactions de l’audience et demandant d’ailleurs à ce titre que celle-ci soit éclairée d’une lumière diffuse, est d’accompagner longuement la personne dans son expérience de communion avec le “divin amant”, avant de la ramener peu à peu “sur terre”, en calmant le chant et le rythme… Reprenons l’évocation que font de ces concerts Kudsi Ergüner et Bruno Ferragut, comparant ce qui s’était passé ces soirs-là, place du Châtelet sur la scène du Théâtre de la Ville à l’ambiance d’un concert de qawwali dans un village du Pendjab : « Plusieurs centaines d’hommes, assis par terre

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autour d’une estrade, participent activement au spectacle. Ils se lèvent pour danser, déclament des poèmes et lancent aux musiciens des poignées de billets. À chaque vers chanté, les auditeurs, pris par l’émotion, lancent des cris de joie qui encouragent encore davantage les musiciens. Leurs gestes accompagnent les syncopes, ils se balancent d’un pied sur l’autre…. Jamais je n’aurais pensé qu’un tel événement puisse se reproduire sur une scène européenne dans les mêmes conditions de participation du public. » 5 Ambiance reprise par Vijay Singh, de Libération dans son article intitulé «Nusrat Fateh Ali Khan, le rêve du qawwal», où à propos de «l’apothéose, dimanche, au Théâtre de la Ville » , il évoque notamment ce « jeune spectateur pakistanais, ivre de musique (qui) est monté sur scène, dansant, refusant tous les rappels à l’ordre tandis que la salle applaudissait sans retenue. Et l’on vit pleuvoir sur le chanteur traditionnel adulé ce soir-là… des billets de cent francs. » 6

L’ouverture sur le monde À la suite de ce fulgurant succès, le Théâtre de la Ville, comme il le fait exceptionnellement avec une poignée d’artistes essentiels, décida d’accompagner la carrière de Nusrat et notamment d’organiser directement certaines de ses tournées ultérieures tant en France qu’en Europe, et même aux États-Unis, puisque les premiers concerts que donna Nusrat dans ce pays, à New York, furent montés avec le théâtre parisien. Concernant l’Europe, dès le printemps 1988, une tournée d’une dizaine de dates en France et en Belgique (Le Havre, Lyon, Strasbourg, Sartrouville, Poitiers, Tours, Bruxelles…) fut organisée, traînée de poudre confirmant l’engouement du public pour le “phénomène Nusrat”. Compte tenu de la forte demande, les concerts parisiens furent l’objet d’un nouvel enregistrement de trois disques compacts toujours en coproduction avec le label Ocora – Radio France. Avec les premiers albums de 1985, enregistrés en studio, cette série de cinq CD demeure aujourd’hui encore une des références incontournables du fabuleux talent nusratien.

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Ces premiers volumes de 1985 et de 1988 sont exemplaires du déroulement d’un concert “traditionnel”. Ils commencent tous deux par un poème de louange à Dieu hamd : en 1988, ce sera le fameux Allah Hû, qui fera le tour du monde. À propos de ce hamd particulier, Claire Devos nous rappelle que, pour le mystique, le son hû est sacré. Pour Inayat Khan, le fondateur du “Sufi Order International” : « Il est l’esprit de tous les sons et de tous les mots ; parce qu’il n’appartient à aucun langage, il est considéré comme le son naturel, et même le nom naturel, celui qui existait avant la création » . 7 Viennent ensuite, comme il se doit dans un sanctuaire, des naat, poèmes chantés en hommage au prophète Mohammed. Puis des manqabat en l’honneur d’Ali (le gendre du prophète, souvent considéré comme le “premier soufi” et envers lequel tous les qawwals éprouvent un extrême respect), et du saint majeur du soufisme indien, Khwaja Mohinuddin Chisti, le “Maître des Maîtres”. Les autres poèmes chantés par Nusrat lors de ces premiers concerts ont été soigneusement sélectionnés. Non seulement ils expriment la diversité des formes de la poésie soufie (ghazzal, kafi, munadjaat, mersiye...), mais ils évoquent aussi largement les thèmes récurrents du soufisme comme la douleur de la séparation d’avec le Bien-Aimé ou les joies des retrouvailles, à partir de l’inspiration des grands maîtres. Nusrat choisit ainsi d’interpréter en premier lieu des poèmes classiques de Jalaluddin Rûmi, d’Amir Khusrau et de Bulleh Shah, tous d’immenses figures de la poésie soufie. Il y ajoutera des poèmes d’auteurs modernes comme Allama M. Iqbal (le poète pakistanais visionnaire, inspirateur du Pakistan) ou d’autres plus contemporains tel Qattel Shahafi qui reprend les thèmes classiques du soufisme. Si la forme est traditionnelle, Nusrat comme à son accoutumée y déploie cette fabuleuse créativité, improvisant largement, remplaçant pour l’audience parisienne les longs développements littéraires des poèmes par un jeu vocal et un rythme saisissants : montées vertigineuses dans l’emballement d’une voix haute, descentes dans les abîmes d’un chuchotement à peine perceptible, développant des sargam dont il détache suavement les notes, l'une après l'autre, reprenant à chaque fois différemment le refrain, plus facilement mémorisable pour un public étranger…

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Cette tournée de 1988 fut suivie le même été de la mémorable clôture par Nusrat du programme «Musiques populaires du Pakistan» au festival d’Avignon, dans le cloître des Célestins. Alors que la fine fleur des musiques pakistanaises se retrouvait là, avec les frères Sabri en qawwali, le “bluesman du Pendjab” Pathana Khan, Allan Faqir le sindhi inspiré, Ghulam Ali la star du ghazal, les Faqirs du mausolée du saint sindhi Shah Abdul Latif Bhittai, la diva pachtoune Zarsanga, des maîtres baloutches…., Nusrat, «invité miracle» et inattendu, offrit peu avant l’aube, en trio, trois pièces classiques avec «sa voix ourlée, ses incroyables acrobaties chromatiques, soutenues par la voix de son frère Farrukh et par le tabla de Soufi Karam Din, tout à fait remarquable : à cinq heures et demie quand il a fallu partir, chacun savait d’évidence qu’il avait vécu là la plus belle nuit du festival » 8 évoque encore émue Chantal Noeztel-Aubry pour La Croix. Jean-Pierre Thibaudat de Libération, note quant à lui savoureusement que le public en « sortit hagard (…), laissant Nusrat devant le cloître des Célestins, abattu sur une chaise dépêchée par l’un de ses musiciens, exsangue et halluciné ». 9 Un an après, en novembre 1989, il revenait à Nusrat non plus de clore, mais cette fois-ci d’ouvrir par une série de concerts au Théâtre de la Ville, un imposant programme consacré aux “Maîtres des musiques traditionnelles du Pakistan”. Cette initiative d’envergure rassemblera à nouveau Pathana Khan, les Faqirs de Bhit Shah, Zarsanga et le musicien baloutche Faqir Mohammed. Le même Jean-Pierre Thibaudat en profitera pour brosser un croustillant portrait de Nusrat ce « “Falstaff du qawwali”, gros comme deux Orson Wells, inventif comme Miles Davis [qui] est au Pakistan ce qu’Oum Kalsoum fut à l’Egypte : la star absolue.(…) À Karachi, à New York (émoi dans le milieu rock), au Théâtre de la Ville, Nusrat bourre les salles les plus vastes et balafre les cœurs les plus rétifs. » 10 Il désarçonne certains journalistes comme Christophe Deshoulières qui, après l’avoir déjà gratifié du titre, quand même rare, de “Dieu Vivant” en 1988, « doit tout recommencer après (son) troisième passage au Théâtre de la Ville », tant « son art a énormément gagné en raffinement. Ce chanteur… puissant, dont la voix semble emprunter à tous les registres humains, y com-

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pris les plus rauques, devient l’égal des plus doux vocalistes hindous », sa musique offrant « toute la sensualité et la joie du monde à la divinité ». 11

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Cette même année 1989, le cinéaste Yves Billon consacre à Nusrat une large séquence dans son film Musiques du Pakistan, 12 film maintenant historique, beaucoup des interprètes ayant à jamais quitté la scène : Nusrat et son frère Farrukh, Pathana Khan, Maharaj Kathak, Allan Faqir, certains maîtres faqirs de Bhit Shah… Outre une saisissante séquence publique déclenchant littéralement un déluge de billets de banque sous l’effet de superbes envolées du maître, on assiste notamment à une docte leçon de chant donnée par Nusrat à son jeune neveu Rahat en la demeure familiale de Faisalabad, ainsi qu’à un épisode particulièrement émouvant dans le mausolée d’un saint soufi. Magie de l’artiste, pleinement habité de son chant… Ce film, road movie musical le long de l’Indus, gagna une médaille d’argent très méritée au festival «Musica del Popolo» de Florence, en Italie. Revenant régulièrement (toutes les deux saisons, en moyenne) en France, Nusrat donna à nouveau une tournée européenne fin 1991. Celle-ci, comme toujours, fut montée par le Théâtre de la Ville qui, par la fidélité sans faille de son directeur Gérard Violette et l’énergie prodigieuse de sa conseillère Soudabeh Kia, contribua grandement à la notoriété mondiale de Nusrat. Les titres des journaux d’alors signalent la montée en puissance continue du maître : «Nusrat le magnifique », 13 “Nusrat Fateh Ali Khan… et les autres», 14 «Nusrat est grand », 15 «Nusrat, le chanteur élu », 16… Outre l’incontournable Théâtre de la Ville et plusieurs scènes en région, cette tournée 1991 l’emmena notamment pour un week-end faste à l’abbaye de Fontevraud qui, après avoir servi de prison pendant deux siècles, revenait en quelque sorte à ses origines, se muant en lieu d’accueil de différentes formes d’art sacré. Il partagea alors l’affiche avec Mohammed Mousavi, maître iranien du ney, dans un cadre singulièrement porteur d’inspiration… Puis ce fut un mémorable passage à la Réunion, où après quelques concerts publics organisés avec la communauté musul-

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mane de l’île, Nusrat fut transporté en hélicoptère (la peur de sa vie !) aux premières lueurs du jour près du sommet d’un piton volcanique pour y interpréter un raag matinal pour Mégamix, l’émission de Martin Meissonnier sur les musiques du monde. Il reviendra encore en France en 1993 et 1995, rassemblant des foules toujours plus compactes, le Théâtre de la Ville ou celui de la Renaissance à Oullins devant même diffuser le concert en vidéo à l’entrée du bâtiment pour les centaines de spectateurs qui ne pouvaient entrer dans les salles plus que bondées… Le label Long Distance en profitera pour enregistrer un nouvel album parisien, Back to Qawwali où, libre du choix de ses enregistrements, Nusrat choisit des poèmes soufis méconnus alors du public européen. Les journaux exultent : «Nusrat, une voix de Dieu», 17 «Nusrat Fateh Ali Khan séduit rappers et rockers», 18 «Souverain Nusrat Fateh Ali Khan», 19 «Le Pavarotti de l’Orient, jeudi à Dieppe», 20 «Le Pacha du qawwali», 21 «Nusrat Fateh Ali Khan, l’extatique», 22 «Nusrat Fateh Ali Khan, trance master»23… Mais la palme revient peut-être à Alain Swietlik dans la note de programme enflammée qu’il rédige en 1993 pour le Théâtre de la Ville : « On n’échappe pas à la ferveur de Nusrat », prévient-il. «Comment résister à une telle force de certitude, comment faire face à un tel déferlement de passion ? Comment ne pas croire à un amour aussi fou, comment ne pas se laisser emporter par une joie aussi outrée ?... Nusrat n’a pas appris à chanter pour louer Dieu, il est né pour chanter Dieu... Nusrat, c’est la ferveur religieuse poussée à la plus élevée des folies musicales.» 24 Désarçonnants émois journalistiques…

La reconnaissance internationale d’un qawwal de légende Tunisie En 1994, le festival de Carthage, en Tunisie invita Nusrat, via le Théâtre de la Ville, à se présenter au cœur de l’antique amphithéâtre romain. Le brillant critique Khaled Terbourbi de La Presse de Tunis, sincèrement

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bouleversé par le concert, se fit dithyrambique : « Un récital à en perdre la tête, ni plus ni moins a-hu-ris-sant ! (…), le maître prodiguant grâce à une éblouissante inspiration , à un savoir-faire vocal confinant à la magie, l’essentiel, la quintessence dirions-nous, de ce que peut, de ce que doit être le chant de l’humain. (..) Avec Nusrat, il n’y a qu’une seule et unique alternative : il faut écouter, rien qu’écouter. Et d’une écoute dépossédée de toute velléité de raison pure, acquise, profondément acquise à la totalité d’une musique, d’un chant giclant comme une vérité mastodonte à prendre comme telle, indiscutable, indissociable (…) Nulle halte permise, nul repos autorisé : c’est une incroyable succession de thèmes et de techniques connus : crescendos et décrescendos d’une précision et d’une justesse stupéfiantes, jeux d’intervalles vocaux à faire pâlir ténors et cantatrices d’ici et d’ailleurs, superpositions et chevauchements de tonalités et de procédés parfaitement inédits : “vrilles”, distorsions, contorsions gestuelles, vocales même, jaillissant comme de l’intérieur de l’être (…) La majorité des spectateurs a été plongée, le récital durant, dans un état proche de l’hébétude… » 25 Le journaliste reconnaît que ce grand art est mis au service d’un propos qui habite littéralement Nusrat : « Qu’ils aient chanté le dhikr, le nâât ou les mankabet, [Nusrat et son groupe ont] merveilleusement restitué les différents états de l’initiation soufie en interprétant dans un parfait souci de progression, les expressions de recueillement et d’humilité (tonalités graves, chuchotements et murmures impressionnants de symétrie et de profondeur spirituelle), les incantations de la supplique (fulgurances vocales, registres aigus, remarquables élévations des voix, en unisson et en polyphonies, à donner des frissons !) et les accents d’allégresse et de jubilation caractéristique de l’extase mystique (la répétitivité et la circularité obsessionnelle des percussions et des rythmes conduisent droit à la légèreté des sens et au transport joyeux de l’être.(…) Hommage à vous maître Nusrat ! » 26 Brésil Ces concerts tunisiens furent suivis immédiatement d’une tournée au Brésil, là encore montée avec le Théâtre de la Ville. Public tout autre et sueurs froides pour Nusrat… Deux concerts très différents y étaient organisés, le premier lors de la 10e édition du Festival de musique classique de la station montagneuse fort sélecte de Campos do Jordão, ce

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festival s’ouvrant pour la première fois aux “musiques du monde” et le second dans un théâtre populaire du centre de São Paulo. Ambiances singulièrement différentes. Cultures musicales des publics aussi. Comme à son habitude, Nusrat, à peine installé dans l’hôtel avait allumé la télévision et écoutait tout ce qui était diffusé d’une oreille attentive que ce soit une chanson de variétés, l’introduction musicale d’une émission ou une publicité, s’imprégnant ainsi des ambiances sonores du lieu où il allait. Par la singulière alchimie de son écoute et de son talent, il était à même, le lendemain, de “parfumer” son qawwali “traditionnel” de certaines senteurs musicales locales, son expression “fleurant” dès lors étrangement ici la bossa nova, là le rock ou le rap, là-bas le bhangra… Mais cette fois-ci, son intuition musicale l’aurait-elle quelque peu trompé ? Le public brésilien du premier soir, à Campos do Jordão, était essentiellement issu d’une bourgeoisie aristocratique fort peu métissée, pénétrée de culture musicale classique européenne peut-être davantage que de samba… Toujours est-il que ce fut l’un des rares programmes où au fil du concert, le public se fit de plus en plus clairsemé et gratifia l’artiste de bien maigres applaudissements à la fin, dans un auditorium d’ailleurs largement déserté…. Malaise de Nusrat qui faillit remettre en question la tenue du second concert le surlendemain, face à une salle pleine à craquer dans le centre populaire de São Paulo avec une audience, elle, très au fait de la musique ambiante.... Après de nouvelles sessions d’écoutes télévisuelles pour Nusrat, et une certaine inquiétude, le concert s’amorça néanmoins… Quelques respirations plus tard, il sentit qu’il avait visé juste cette fois-ci, et ce fut l’amorce d’un très large succès… comme à l’accoutumée. Japon Cette fabuleuse capacité nusratienne à s’imprégner des ambiances sonores du lieu où il se trouvait et à en rendre compte ensuite dans son interprétation locale du qawwali “traditionnel”, a saisi plus d’un auditeur attentif. Ainsi, déjà, lors de la première tournée de Nusrat au Japon en 1987, l’anthropologue Adam Nayyar, qui, à l’époque l’accompagnait conte une anecdote similaire :

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« Après notre installation à l’hôtel, la première chose que fit Nusrat fut de sortir son harmonium et de s’asseoir face à la télévision, à écouter toutes les annonces publicitaires. “C’est cinq !” dit-il immédiatement. Quand je lui demandai ce qu’était “cinq”, il me répondit patiemment que la musique diffusée alors était basée sur une gamme pentatonique.(…) Cette nuit [quand nous rentrâmes d’une soirée en ville, sans lui], nous le retrouvâmes écoutant toujours les musiques de la télévision, mais, il jouait dorénavant les morceaux à son harmonium. Farrukh son frère s’assit avec lui avec un second harmonium et ils commencèrent à chanter et jouer. Après quelque temps, alors qu’ils fermaient leur instrument et se préparaient à dormir, je leur demandai ce que la télévision avait à voir avec le qawwali. “La musique que vous entendez à la télévision contient les fondements de ce que les gens de cette région ont l’habitude d’entendre. S’ils n’étaient pas familiers avec cette musique, elle ne serait pas utilisée comme publicité. Dans le concert de demain, je vais introduire dans le qawwali des ragas à cinq notes comme le Bhopali ou le Pahari, pour que cela ne paraisse pas trop différent au public, de prime abord. De cette façon, nous pourrons attirer les gens vers notre musique et les rendre plus attentifs. N’oublions jamais que les qawwals sont des missionnaires de la foi soufie de l’unité. C’est comme cela que l’on peut unir les gens musicalement !”Et c’est exactement ce qui arriva le lendemain : Nusrat obtint une “standing ovation” de la part de l’assistance plutôt conservatrice du Théâtre National de Tokyo. Le prince consort, maintenant empereur, l’invita à une audience, complimentant Nusrat en lui confiant : “Votre musique est très puissante”. » 27 Cette tournée de 1987, à l’occasion du festival des arts traditionnels asiatiques “Dance and Song in the Asian Spirit”, permit aussi à la Victor Company of Japan, (JVC), d’enregistrer deux albums qui restent des références en matière de qawwali “traditionnel” 28 ainsi qu’une vidéo collective avec le concours du musée d’Ethnographie d’Osaka. 29 Nusrat se rendit ensuite régulièrement dans ce pays, le Japon étant devenu une de ses terres de prédilection. Selon Aqeel Ruby, sa physionomie de Bouddha aidant, beaucoup virent en lui « un saint homme qui est venu sur terre répandre la joie et le bonheur avec la musique (…) Les Japonais pensent

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que dans le chant de Nusrat, se reflètent la gloire et la beauté qui n’appartiennent qu’aux Dieux(...) Pour eux, Nusrat Fateh Ali Khan est un médecin qui soigne âme et corps et guérit les maladies du cœur. N’était-ce pas le désir de son père qu’il devienne un jour médecin ? Les Japonais l’ont reconnu comme tel. » 30 Un retour aux sources, donc… États-Unis Les États-Unis furent un de ces autres pays qui contribuèrent singulièrement au succès international de Nusrat, au carrefour des multiples mondes du personnage : diaspora indo-pakistanaise avec ses milieux soufis, ses nouveaux riches, ses “branchés” ; circuits “musiques du monde” et universitaires ; réseaux rock, alternatifs ou show biz… Il découvrit le pays à travers une tournée montée par le Théâtre de la Ville de Paris en 1989. Son premier concert à New York décontenança littéralement la “Brooklyn Academy of Music” : sa stature de Bouddha halluciné, sa virtuosité passionnée, la complexité de ses lignes vocales et l’énergie folle de son groupe sidérèrent l’audience. Deux mois après, en décembre, le New York Times incluait déjà son album Shahen Shah dans son “best of ” de l’année. Ses passages au Town Hall de 1992 et à Central Park de 1993 enflammèrent les foules, et les journalistes ne tarirent pas d’éloges : « Une des musiques improvisées les plus sophistiquées de l’heure, reçue avec la passion et le déchaînement que l’on trouve dans les concerts de rock».31 « L’audience bondée venue au parc Rumsey de Central Park dimanche dernier se tenait debout sur les chaises, battant des mains, dansant sur place, faisant tournoyer des foulards et criant son approbation lors des passages favoris comme une foule de Heavy Metal. Mais sur scène, il y avait 8 musiciens assis, dirigés par un homme entre deux âges qui, sans une guitare ni un seul instrument électrifié en vue, chantaient une musique traditionnelle vieille de plusieurs siècles... Seulement un spectacle flamboyant de plus pour Nusrat Fateh Ali Khan et son groupe… » 32 La même capacité rare de Nusrat de déconstruire certains éléments de la culture musicale locale et d’en rendre ensuite quelques saveurs dans son qawwali, était là aussi à l’œuvre, comme l’évoque à nouveau Adam

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Nayyar, présent dans un taxi à New York, alors que Nusrat était accompagné de son neveu Rahat. «Ils écoutaient tous deux attentivement la musique distillée par la radio du taxi et Nusrat commença à classifier pour Rahat les différents rythmes des chansons selon le schéma des ragas, lui expliquant comment serait le raag entier. Rahat lui répondait en chantant !»33

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L’université de (l’État de) Washington, à Seattle, invita Nusrat comme artiste en résidence au département d’ethnomusicologie durant l’année universitaire 1992-1993. Hiromi Lorraine Sakata, l’ethnomusicologue américaine qui fut la pierre d’angle de ce séjour, suite à d’amples recherches sur le qawwali au Pakistan, confirme l’incroyable capacité de Nusrat à intégrer quelque musique que ce soit dans son expression, partout où il se rendait : «S’il allait, en Espagne par exemple, il écoutait du flamenco et le flamenco devenait partie de son répertoire, de son style. Il ne cherchait pas à changer de style : il ne le fit jamais. C’était simplement qu’il était capable de tout incorporer… » 34 Si les États-Unis lui permirent de continuer de clamer avec bonheur ses poèmes soufis dans un registre traditionnel, ils furent aussi avec l’Angleterre de Peter Gabriel et de la diaspora indo-pakistanaise, et l’Inde de Bollywood, une des places où son chant allait prendre des couleurs singulièrement métissées.

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Real World En parallèle aux tournées de qawwali “traditionnel” organisées par le Théâtre de la Ville de Paris et à celles issues de la diaspora pakistanaise avec leurs enregistrements respectifs de part et d’autre, l’autre réseau de diffusion essentiel pour Nusrat fut le circuit lié à Peter Gabriel, ses festivals WOMAD et surtout son label Real World. Le premier concert de Nusrat au WOMAD de Mersea Island en juillet 1985 avait laissé un très fort impact, tant auprès du public festivalier que des professionnels. Tout comme son spectacle au Théâtre de la Ville quelques semaines plus tard, ce phénoménal succès allait ouvrir grandes les portes d’un succès planétaire à celui qui était en passe de devenir le “Shahen-Shah-e-Qawwali”, (“Roi des rois du qawwali”). Alors que, forts de leur réussite, les festivals WOMAD se multipliaient de par le monde, Nusrat y est vite devenu un participant recherché, comme au WOMADelaide en Australie. Cependant, au-delà de ces tournées internationales, Peter Gabriel eut surtout un rôle marquant dans la renommée mondiale de Nusrat à travers les divers enregistrements qu’ils entreprirent ensemble avec le label Real World démarré par la rock star en 1989.

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Peter Gabriel avait une réelle admiration pour Nusrat. Dans le film de Jérôme de Missolz, il confie : « J’ai des frissons dans le dos quand j’entends la musique de Nusrat. Il a une maîtrise incroyable de l’intensité spirituelle. Beaucoup de gens arrivent à maîtriser le rythme, la mélodie et l’improvisation vocale, mais avec Nusrat, cela va au-delà. Il comprend et connaît ça tellement bien, qu’il peut faire monter l’improvisation jusqu’à son paroxysme en sachant très bien, quand il y sera, qu’il va toucher le cœur des gens. » 1

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Un premier album plutôt classique sortit en 1989, Shahen Shah, mais celui qui marqua les esprits et grimpa vite au hit-parade fut l’album “fusion” Mustt Mustt, paru l’année suivante. Dans cet album issu d’un travail en studio avec le compositeur et producteur canadien Michael Brook, les paroles des poèmes ont pour la plupart été troquées contre des exercices vocaux tirés initialement de thèmes classiques hindoustanis développés autour d’un accompagnement musical très métissé. Aux côtés de l’harmonium indien et des tablas, Brook utilisa des instruments de différents continents : djembé sénégalais, surdo brésilien, “infinite guitar” qu’il avait lui-même conçue, claviers et guitare basse, notamment.

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L’enregistrement « ne fut pas sans douleur », 2 de l’avis même de Michael Brook, les artistes ne se comprenant pas forcément et agissant selon leurs propres critères. Ainsi, au montage, alors que plusieurs morceaux étaient trop longs et qu’il fallait les raccourcir tout en rassemblant d’autres passages, certains vers de poèmes se sont retrouvés coupés, bouleversant leur sens ou la progression du thème quand il ne s’agissait que de sargam. Des compromis ont alors dû être négociés, restaurant les phrases originales essentielles sans perdre la structure musicale qu’il avait développée. Le dernier morceau de l’album, un remix du titre phare Mustt, Mustt avec le groupe de trip-hop anglais Massive Attack, eut un énorme succès dans les discothèques britanniques à sa sortie. Il devint si populaire qu’il fut même utilisé par la compagnie Coca-Cola pour une de ses publicités lors d’une coupe de monde de cricket, sport fétiche du sous-continent indien ! Quant au morceau, sur une base plus classique Tery Bina (“Rien sans toi”), il fut inclus plus tard dans le film Bend it like Beckham qui conte l’histoire de deux jeunes femmes, dont une issue d’une famille sikhe, passionnées de football et s’opposant à leur famille respective. Le troisième album, Shahbaaz, de 1991, revient sur une ligne plus “traditionnelle” mais, de l’avis de la journaliste Véronique Mortaigne, alors que l’art de Nusrat apparaissait auparavant insouciant de nos règles habituelles de couplets et de refrains, il avait là « pris de la graine d’Occident. » 3 Quant à Night Song de 1996, produit avec Michael Brook, il fut, selon Francis Dordor, « conçu comme un disque pop (où) les boucles rythmiques, les fluides synthétiques imprégnant les mélodies, les guirlandes de guitares, la batterie en font un produit adapté aux normes d’écoute du public occidental » ,4 affadissant terriblement son prodigieux délire vocal : sur « Night Song, point d’envol. Ou alors, placé en pilotage automatique. » 5 D’autres considèreront au contraire que cet album laisse surgir « le brio d’un maître habile à rappeler que les gesticulations du producteur occidental, si belles, si fines, si racées soient-elles, ne sont là que pour l’habiller. (…) Mariage d’amour transfrontalier (…), avec ses excès, Night Song est un printemps revenu. » 6

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Toujours est-il que cet album reçut une nomination pour les Grammy Awards, correspondant effectivement bien au goût d’alors des professionnels anglo-saxons.

L’Elvis de Jeff Buckley À l’occasion d’une tournée aux États-Unis, Nusrat fit la connaissance d’un autre musicien occidental sur lequel il laissa une empreinte indélébile : Jeff Buckley.

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Le chanteur américain, lui aussi trop tôt disparu, raconte ainsi la découverte de celui qu’il appelait « mon Elvis », un homme écrit-il « que je révère profondément…plus que tout autre artiste. 7 La première fois que j’ai entendu la voix de Nusrat Fateh Ali Khan, c’était à Harlem en 1990. Mon colocataire et moi, nous l’écoutions à tue-tête dans la chambre. Nous étions submergés par la vague des rythmes de tablas pendjabis, renforcés par des claquements de mains synchrones… Puis la voix de Nusrat surgit. Tout à la fois Bouddha, démon, ange fou…, une voix comme un feu de velours, tout simplement incomparable… Chacune de ses syllabes m’atteignait au plus profond. Je ne connaissais pas un mot d’ourdou, et pourtant il m’avait harponné à l’histoire qu’il avait tissée avec sa voix sans paroles… Chacune des phrases était répétée par le chœur d’hommes, reprise à nouveau par les chanteurs principaux, et puis Nusrat embrasait toute la satanée affaire en un éclair, transformant le solfège indien classique (sa re ga ma pa dha ni) en un chant d’oiseau fou… J’ai senti une bouffée d’adrénaline dans mes entrailles, comme si j’étais au bord d’un précipice, me demandant quand je sauterais et comment l’océan me happerait… » 8 L’océan ne l’a pourtant pas happé tout de suite, au contraire puisqu’il dira à Nusrat, lors d’une rencontre en 1996 que l’écoute de Yeh Jo Halka Halka (de l’album The Day, the Night, the Dawn, the Dusk chez Shanachie Records) lui « avait sauvé la vie », 9 lui permettant de sortir d’une très mauvaise passe personnelle. Lors d’un concert au Sin-é café de New York, devant une assistance ahurie, il reprendra d’ailleurs en ourdou ce poème si souvent chanté par Nusrat. Les paroles traduisent son état d’âme :

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« Je suis amoureux depuis les temps anciens Le péché et le salut ne me concernent pas Maintenant que j’ai trouvé ton seuil où me prosterner Je n’ai aucun besoin de son sanctuaire. Mes offrandes n’ont besoin d’aucune église, d’aucune mosquée. Te regarder, ne serait-ce qu’un instant Et à travers sept voiles, équivaut à une vie de prières Ma vie est ton amour. Ton amour est ma vie… » Témoignage de la profonde admiration que Jeff Buckley avait pour l’artiste pakistanais, ses proches choisiront un enregistrement de Nusrat, Aag Daman Mein Lag Jai, lors de sa procession funèbre à New York, fin mai 1997. « Ma vie sera brûlée / Mon cœur deviendra une balle de feu… », confie le poème… La voix de Nusrat bouleversa aussi fortement un autre chanteur avec qui il partageait une même identité soufie : Cheikh Lô. Ce chanteur iconoclaste, disciple lui-même du mouvement soufi mouride Baye Fall (Sénégal), avait déclaré un jour ne pas pouvoir s’endormir sans écouter Nusrat. La reconnaissance de tels artistes internationaux amena de nouveaux publics à découvrir Nusrat, que ce soit en version traditionnelle ou, le plus souvent, remixée. C’est cependant auprès des jeunes musiciens asiatiques que l’impact de Nusrat fut le plus marquant.

La diaspora trait d’union Les fréquentes expérimentations musicales de Nusrat avec les artistes de la seconde génération indo-pakistanaise vivant en Angleterre, lui valurent en effet une reconnaissance croissante dans la jeune diaspora. Un autre album qui fit mouche dans les discothèques anglaises fut ainsi le fameux Magic Touch où la voix de Nusrat est remixée par le disc-jockey d’origine indienne Bally Sagoo. La voix éthérée de Nusrat surgissant à la suite d’un “Uno, dos, tres, cuatro” au parfum de salsa latine n’y manque pas de sel.

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Lorraine Sakata confirme : « Une foule de musiciens d’origine pakistanaise et asiatique en Angleterre idéalisaient Nusrat qui leur donnait tout ce qu’ils demandaient. Il leur donnait ses propres enregistrements et ils en faisaient ce qu’ils voulaient. Ils mixaient sa voix avec leurs compositions personnelles, et cela ne gênait pas Nusrat, qui voulait vraiment maintenir cette connexion avec les jeunes du Pakistan. » 10

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La compilation Star Rise, parue chez Real World en 1997, rassemble ainsi des remix effectués par une brochette des meilleurs artistes de souche indo-pakistanaise présents alors en Grande-Bretagne, comme Asian Dub Foundation, Talvin Singh, Aki Nawaz, ou encore Joi pour qui Nusrat est le grand «parrain de la musique soufie, le James Brown, le Jimmy Hendrix et le Miles Davis de la musique d’Asie ! Nous avons grandi avec Nusrat à travers les disques de nos parents, mais ce n’est que quand nous l’avons vu en concert dans un centre communautaire d’East End à la fin des années 1980 que la puissance de l’homme et de sa voix fit vraiment mouche à la maison.» 11 Pour Nitin Sawhney, aussi présent dans l’album : «Nusrat est plus qu’un chanteur. C’est l’incarnation même de l’âme et de la passion dans la musique.» 12 Ces sorties “officielles” n’empêchaient néanmoins pas que de très nombreux enregistrements de son chant, remixés et orchestrés ou pas, soient aussi diffusés sans aucun accord préalable de la part de l’artiste. Comme le note Jérôme de Missolz : « Je me suis rendu compte en me baladant à Birmingham ou dans la communauté pakistanaise à New York à quel point le trafic autour de la musique de Nusrat était ahurissant. On trouve un nombre hallucinant d’enregistrements ou même de cassettes vidéo de concerts, filmés la plupart du temps dans des conditions très inconfortables, et revendus sous le manteau. C’est assez beau d’ailleurs cette idée qu’à un moment donné, la musique voyage de manière “pirate” et qu’est ainsi distordue l’idée de musicien totalement à la solde de l’industrie discographique, que ça vit et se propage aussi en dehors d’eux. » 13 Effectivement, les enregistrements audio ou vidéo pirates d’innombrables concerts de Nusrat se retrouvaient souvent, peu de temps après, en vente “informelle” en Europe et libre de fait au Pakistan… Des fragments de ses programmes les plus fameux (comme celui du WOMAD de 1985

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ou ceux du Théâtre de la Ville de 1988) se retrouvent aussi sur la toile, sur le site de partage de vidéos youtube.com notamment, mais aussi d’innombrables autres sites Internet. Même si à un moment il aurait, semble-t-il, tenté de créer sa propre maison de production, une telle diffusion sauvage (qui a contribué aussi à sa très large diffusion) ne semblait pas l’indisposer outre mesure. Son souci constant de diffuser le plus largement possible la parole des poètes soufis, souci “missionnaire” s’il en est, ne s’accommodait en fait pas trop mal de cette situation. Comme il est noté dans le blog cafeaman : « Nusrat était un évangéliste de tout premier ordre. Si quelqu’un venait le voir, avec un magnétophone, et lui demandait : “S’il vous plaît, pouvez-vous chanter pour moi ? Juste un peu. C’est pour ma femme / mon enfant / mon frère” ; il acceptait de bonne grâce, non parce qu’il était assez naïf pour croire que cette bande n’allait pas se retrouver dans un enregistrement pirate ou un remix illégal (comme c’était souvent le cas), mais parce qu’il croyait profondément que le message soufi de paix et d’amour de la musique pouvait et devait se frayer un chemin auprès d’un maximum de gens, et ce par n’importe quel moyen. » 14 Au-delà de son succès parmi les jeunes artistes de la diaspora, Nusrat sera toujours resté très proche des communautés pakistanaises, et de fait aussi indiennes, disséminées de par le globe. Jusqu’à la fin, il donna dans le monde entier de très nombreux concerts et tournées de qawwali “traditionnel”, partout où des membres influents de la communauté immigrée pakistanaise locale l’invitaient. Il se rendait ainsi très régulièrement non seulement en Angleterre, en Scandinavie et en Amérique du Nord, mais aussi dans les différents pays et Émirats du Golfe persique où, depuis les années 1980 et l’essor des relations économiques et migratoires avec le Pakistan, des centaines de milliers de pakistanais (pour la plupart originaires du Pendjab) travaillaient et résidaient. En France aussi, siège d’une communauté plus restreinte de quelques dizaines de milliers d’âmes, des manifestations “pakistanaises” avaient toujours lieu, en marge des concerts au Théâtre de la Ville ou en province.

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Ces invitations étaient souvent le fait de l’Ambassade du Pakistan, mais elles pouvaient aussi être organisées hors de Paris par des associations pakistanaises. Ainsi en 1993, entre deux représentations à guichets fermés au Théâtre de la Ville, il mit à profit la “journée de repos” pour offrir un concert à la communauté dans un théâtre de la banlieue nord, près de Sarcelles : salle pleine à craquer, public composé quasi exclusivement de groupes d’hommes et de familles indo-pakistanaises en habit de fête ; ambiance fort proche de concerts privés au Pakistan où la salle, fortement éclairée, était le lieu de constantes allées et venues, d’offrandes incessantes aux musiciens, de danses extraverties…et de quelques entrées en transe… Chaque chant, choisi surtout parmi ses grands succès pendjabis comme Mera pya garai ou Shaabaz qalander, provoquait de larges marques d’approbation, hautes en sonorités et en couleurs, et des pluies de billets de banque sur le groupe. La participation de spectateurs pakistanais à des concerts de Nusrat programmés dans les circuits culturels nationaux était à marquer d’une pierre blanche, car elle favorisait une intégration “par le haut” dans le pays d’accueil. Souvent à la sortie d’un concert, au Théâtre de la Ville à Paris ou dans les salles en régions, le sentiment d’être pleinement considéré, non pas comme des travailleurs immigrés mais en tant qu’êtres humains à la richesse culturelle singulière, irradiait alors les visages… et rendait un contact beaucoup plus équilibré avec le public habituel de la salle. Cette popularité dans la diaspora fut encore renforcée quand il rencontra une personne qui allait devenir un ami : Imran Khan, l’autre célébrissime “Khan” du Pakistan, alors capitaine de l’équipe nationale de cricket, sport national du Pakistan. « Je ressens un bien-être spirituel quand j’écoute Nusrat » 15 avait-il coutume de dire, éprouvant une sincère admiration pour lui. Cette amitié s’épanouit quand Imran Khan et son équipe jouèrent, et gagnèrent, la Coupe du monde de cricket en 1992. « Notre équipe priait Dieu et écoutait une cassette de Nusrat Fateh Ali Khan pour se donner de la force » 16 déclara-t-il plus tard.

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Leur relation aboutit notamment à une série de concerts donnés dans la diaspora au profit de la Fondation Shaukat Khanum Memorial Trust, un centre de recherche contre le cancer et un hôpital qu’Imran Khan avait créés à Lahore, à la mort de sa mère. Ces concerts, cherchant à rassembler des fonds pour la construction et le fonctionnement du centre, visaient essentiellement un public déjà conquis d’avance, et ils furent organisés partout où les communautés pakistanaises pouvaient largement contribuer à la cause : États-Unis et Canada, Émirats du Golfe persique, Scandinavie, Angleterre, Hollande… À La Haye notamment, un de ces concerts communautaires fut organisé en juillet 1993 au milieu d’une tournée “internationale”. Le lieu choisi se trouvait être un temple protestant où l’on avait aménagé une scène et, si l’on redonnait régulièrement le micro à Nusrat pour chanter morceau après morceau ses plus grands succès pakistanais, la soirée présentée par un animateur de télévision très connu au Pakistan, fut aussi l’occasion d’énoncer au fur et à mesure des promesses de dons, la litanie des noms des généreux bienfaiteurs, avec l’annonce des sommes qui étaient, ou allaient être, versées à la Fondation. Chacun y trouvait son compte, Nusrat tout autant, qui pouvait clamer une nouvelle fois à la ronde ses poèmes soufis auprès d’un auditoire en mesure d’en comprendre le sens…

Musiques de films Un autre domaine où l’insatiable Nusrat se distingua et qui lui amena aussi de nouveaux publics fut ses collaborations sur des musiques de films, d’abord occidentaux, puis ceux de Bollywood. Stephen Frears avait déjà utilisé la voix de Nusrat dans son film de 1987 Sammy et Rosie s’envoient en l’air à travers des morceaux de qawwali traditionnel, mais les premiers enregistrements originaux s’esquissèrent autour de Peter Gabriel avec la musique du film La Dernière Tentation du Christ, à la fin des années 1980. Le réalisateur Martin Scorsese demanda en effet à l’artiste anglais de composer la musique de ce film fort controversé sur un Christ sujet à de bien humaines passions. Peter Gabriel

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effectua d’amples recherches d’artistes à même de pouvoir participer au projet où s’intégrèrent aussi des musiciens comme Youssou N’Dour, Kudsi Ergüner ou Baaba Maal. Il proposa finalement à Nusrat d’interpréter le cœur de la bande-son originale du film : Passion. Dans une scène au ralenti, sur une lamentation de Nusrat, Jésus porte sa croix en titubant vers le Golgotha où il va être crucifié. Cri de douleur et de solitude qui n’est pas sans rappeler le « Ô père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » du Christ de la Bible. La douleur du monde était littéralement présente, là, et marqua critiques et audiences.

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En 1993, Nusrat profita de sa résidence américaine pour continuer ses collaborations dans ce domaine des musiques de film. Alors qu’il enseignait à l’université de Washington, il rencontra Eddie Vedder, le chanteur et parolier du groupe grunge Pearl Jam. Celui-ci lui proposa de collaborer à la musique du film Dead Man Walking (La Dernière Marche) de Tim Robbins qui évoque la relation entre une religieuse et un condamné attendant dans le couloir de la mort. Bruce Springsteen et Patti Smith participèrent aussi à la bande-son. Nusrat y interpréta deux morceaux originaux en duo avec Eddie Vedder, The Face of Love et The Long Road, qui firent fureur parmi les aficionados… même si ce fut Springsteen qui décrocha une nomination pour les Oscars. Si les paroles, en ourdou, de The Face of Love (« Qu’est-ce que la vie sans l’amour ? Maintenant que vous êtes venus en ce monde, aimez-vous les uns les autres ») furent appréciées de fort consensuelle manière, ce ne fut pas le cas de la ligne musicale, à nouveau critiquée par les tenants d’une “pure” tradition. Sa démarche fit cependant découvrir le qawwali à la scène rock alternative américaine. Peter Gabriel proposa ensuite à Nusrat de participer à la bande-son du film d’Oliver Stone Natural Born Killers (Tueurs nés) sur la médiatisation à l’excès des crimes et des meurtriers.Y participèrent aussi Léonard Cohen et, à nouveau, Patti Smith. Nusrat, comme toujours sur les conseils de son secrétaire et manager Iqbal Naqibi, accepta la proposition… mais cette fois-ci un peu vite, sans avoir réellement lu le scénario, comme le lui avait proposé Peter Gabriel. Il s’en repentira publiquement à la sor-

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tie du film, en 1994 : sa voix fut en effet utilisée lors d’une scène d’émeutes d’une extrême violence, ce qui le choqua personnellement et lui attira une bordée de critiques acerbes. Au Pakistan, on l’accusera même de blasphème ou, pour le moins, de participation totalement inopportune... D’autres critiques considéreront par contre sa prestation fort à propos : « Alors qu’on s’attendait à une musique agressive de type Heavy Metal, (…) la musique colle parfaitement à la séquence d’émeutes. Elle crée une sensation pleine d’énergie tribale, de retour aux sources qui accroît l’émotion du moment. » 17 Ceci étant, s’il est un pays, à part le Pakistan, où les musiques de film composées par Nusrat, et plus largement son renom, vont s’affirmer très largement, c’est bien l’Inde. Nusrat va y acquérir, au fil des années, une reconnaissance colossale, inédite pour un artiste pakistanais.

L’Inde de Bollywood Comme on l’a vu, la terre de ses ancêtres lui avait rendu hommage dès 1979 quand la star du cinéma de Bollywood Raj Kapoor l’avait invité à chanter pour le mariage de son fils Rishi. La prestation avait laissé des traces… À partir de cette époque, il n’était plus ce qawwal inconnu d’une province pakistanaise, mais un digne hériter de son père et de son oncle… À la suite de cette intronisation et de l’essor fabuleux de son parcours, Nusrat reçut un nombre croissant de propositions et de collaborations, celles-ci ravivant un héritage commun et attestant la proximité entre deux peuples trop souvent opposés de triste manière par leur armée et leur gouvernement. Il est d’ailleurs significatif que Dam mast qalandar mast, son premier grand succès en Inde, passa la frontière sans crier gare dans les années 1980 et fut complètement plagié dans le film couvert de prix Mohra. Ce thème musical, qui était devenu Tu cheez badi hai mast, mast dans le film de Rajiv Rai, fut même considéré par certains comme l’une des dix meilleures chansons de films indiens des années 1990 ! On retrouvera d’ailleurs

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souvent ce type de plagiats par des directeurs musicaux de Bollywood, ce qui aurait fait dire un jour à un Nusrat exaspéré, qu'ils révélaient leur manque de talent…

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Mais Nusrat étant lui-même très friand de films indiens, sa collaboration avec Bollywood ira bien au-delà de ce reproche. Elle s’exprima d’abord par son travail avec le parolier Javed Akhtar sur le film Aur pyar ho gaya de Rahul Rawail et l’album Sangam. Romance à mille et un rebondissements, Aur pyar ho gaya lança la carrière de la méga star indienne Aishwarya Ray, celle-ci obtenant le prix de “Meilleur jeune espoir féminin” à la Film Fair de Bombay en 1994. Dans ce film, Nusrat fut un “music director” fort remarqué et il y fit sa seule et unique apparition bollywoodienne. Quant à l’album que Nusrat sortit plus tard avec Javed Akhtar, Sangam, celui-ci connut aussi un franc succès, notamment avec son titre phare Afreen, afreen, un ghazal populaire dans tout le sous-continent, fort remixé pour l’occasion. Javed Akhtar apprécia beaucoup son travail avec Nusrat : « On sent qu’il y a quelque chose de très “organique” dans les airs composés par Nusrat Fateh Ali Khan. On ne pense pas qu’ils sont “construits”. On dirait qu’ils ont plutôt été cultivés, mûris. » 18 Commentant les heures que Nusrat pouvait passer assis avec son harmonium ou un synthétiseur, expérimentant toutes les nuances et les saveurs d’une phrase musicale, il notera que « la musique était une sorte de méditation pour lui (…), et en même temps, il était comme un gosse avec un jouet. » 19 C’est effectivement ce qui frappait en côtoyant Nusrat : ce mélange d’intense adhésion spirituelle, de complète immersion dans sa foi et son art, et de bonhomie d’une fraîcheur quasi enfantine… Vers la même époque, Nusrat composa aussi la musique d’un autre film extrêmement controversé : Bandit Queen de Shekhar Kapur, qui évoque la vie légendaire (mais bien réelle) de Phoolan Devi, cette “reine des bandits”, vénérée par beaucoup comme une réincarnation de la déesse Durga. Cette femme de basse caste, mariée de force à onze ans, était devenue députée au Parlement indien après avoir été recherchée dans toute l’Inde pour ses actions contre les excès des thâkurs de haute caste.

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Elle sera tuée devant chez elle, criblée de balles par un thâkur, voulant venger l’affront à sa caste, en 2001, bien après la sortie de son épopée. Dans la bande-son du film, dont la composition est partagée avec Roger White, Nusrat cherche à établir des ponts entre musique classique hindoustanie et musique populaire. Pour Ashish Chatterjee, passionné par cet album : « La musique reflète bien l’écroulement des rêves d’enfance, la découverte du nouvel amour, et puis la longue poursuite qui aboutit à la mort de l’amant. Alliant thèmes musicaux classiques hindoustanis, instruments populaires et occidentaux, Nusrat crée un nouveau genre qui sera sa marque dans l’histoire du cinéma indien. L’ample utilisation des ragas Des, Mand et Khamaj induit des ambiances sonores qui recréent les ravins hantés de la vallée de Chambal… » 20 Il va sans dire que cette présence bollywoodienne accrut fortement sa popularité parmi un large public indien et que de multiples enregistrements de Nusrat apparurent, ‘‘officiels’’ ou le plus souvent pirates, dans les boutiques de bazar…

De retour, au Pakistan… la gloire au pays Cette reconnaissance internationale croissante contribuait fortement au succès de Nusrat au Pakistan même. Sa renommée personnelle débordait en effet sérieusement des cercles des sanctuaires soufis et des amateurs avertis de musique, et touchait dorénavant de larges segments de la population urbaine et “moderne” de son propre pays, notamment des jeunes issus de classes aisées et de l’élite pakistanaise. Si ses multiples enregistrements cassette, ses passages à la radio et à la télévision accroissaient sans nul doute son audience, les informations sur ses tournées et ses succès internationaux lui donnaient une aura inégalée jusqu’alors par un citoyen pakistanais.

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Dès 1986, Nusrat avait été invité par le Président du Pakistan, le général Zia-ul-Haq, pour un concert privé. L’officier était pourtant partisan d’un islam rigoriste, fort peu ouvert à ce qui était considéré par les fondamentalistes musulmans comme des déviations du vrai Islam censé réprouver la musique. Cependant, Adam Nayyar, un brin sarcastique, note que «la rumeur voulait que ses concerts agissent comme une thérapie musicale pour la fille du chef militaire, très perturbée alors. Apparemment, cela dut être efficace puisque que peu après, Nusrat et le psychiatre qui suivait la fille du chef militaire reçurent la médaille présidentielle de “Pride of Performance”» 21 qui honorait les artistes les plus illustres du pays. Talent thérapeutique ou musical, quoi qu’il en soit, cette médaille de la “Fierté du Pakistan” qui était décernée à Nusrat consacrait un personnage de plus en plus largement reconnu au Pakistan même par le pouvoir militaire islamisant alors en place… Consécration nationale, l’Institut National du Patrimoine Populaire Lok Virsa, invita Nusrat pour la première fois en mars 1987, pour un enregistrement audio et vidéo dans la série «Grands Maîtres de notre temps» que l’Institut mettait alors en place. Deux ans après, en 1989, la renommée de l’artiste s’étant largement accrue, il y retournera à l’invitation cette fois d’un de ses distingués fans, le Dr Mubashar, puis en 1996 pour y recevoir le prestigieux prix japonais Fukuoka Asian Cultural Prize. Les familles de la grande bourgeoisie et de la haute hiérarchie militaire se mirent à l’inviter lors de leurs mariages. Les grandes sociétés privées pakistanaises et les compagnies transnationales se targuaient de sa participation lors des fêtes qu’elles donnaient à leurs employés. Ses concerts publics, payants ou liés à quelque cérémonie soufie, drainaient partout des foules considérables. Selon le cadre et l’assistance, Nusrat adaptait foncièrement sa prestation : dans un mausolée, en présence des gardiens du lieu ou du descendant du saint, il suivait l’ordre traditionnel des chants : hamd, naat, manqabat… et finissait sur un rang ; il se centrait sur l’interprétation de poèmes en correspondance avec le saint local ou la célébration calendaire, développant les couplets dans leur ensemble et reprenant d’amples litanies de

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saints ; il accompagnait longuement les dévots les plus sensibles, susceptibles de vivre une extase mystique, dans leurs fugaces retrouvailles avec l’être aimé… Lors d’un mariage, avec une large assistance familiale, il chantait ses retentissants et très pimpants succès Dam mustt qalander, Mera pya garai ou Ali dha malang que l’on entendait sur les ondes et aux boutiques de musique du coin de la rue. Auprès d’un public urbain “branché”, bien au fait de ses succès internationaux, il improvisait autour du raag Darbari interprété dans La Dernière Tentation du Christ ou à partir d’un de ses remix londoniens. Face à un public jeune, sensible aux sonorités et aux rythmes forts, il pouvait aussi délaisser son groupe traditionnel et jouer avec des musiciens “modernes”, dotés de saxophone, guitare basse, batterie et synthétiseur…. Souvent d’ailleurs ses concerts publics des années 1990 donnèrent lieu à deux parties : une première avec son groupe d’origine, et une seconde avec de jeunes musiciens pendjabis aux instruments électrifiés. Nusrat n’était pas dupe de cette reconnaissance ‘‘à retardement’’ par la belle société pakistanaise. À Adam Nayyar qui le questionnait un jour sur cette popularité montante dans un certaine élite du pays, il répondit : « Vous connaissez cette étoffe très correcte que l’on tisse à Faisalabad. Les gens ne l’achèteront pas tant que vous ne l’étiquetterez “made in Japan”. Je suis simplement comme cette étoffe, pour la “gentry”. » 22 Au-delà de cet aspect “pluriel” de Nusrat, ses concerts étaient aussi des lieux où la société pakistanaise se donnait elle-même en spectacle, dans son incroyable diversité. Selon l’endroit du concert et le degré d’émancipation ou de modernité de l’assistance, le statut public de la gente féminine était ainsi mis en évidence : dans un milieu traditionaliste orthodoxe, les femmes étaient quasi invisibles, ombres évanescentes dissimulées derrière de lourdes tentures ; ailleurs, elles pouvaient se situer sur un côté, discret mais bien visible, de la salle ; dans des lieux plus “modernes”, elles pouvaient être mêlées aux hommes, participant même parfois activement aux dons aux musiciens et aux danses qui accompagnaient les morceaux les plus rythmés.

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Néanmoins, dans ses concerts publics, l’assistance était le plus souvent composée majoritairement par des hommes qui n’hésitaient généralement pas à se signaler, fort publiquement, à l’occasion de dons d’argent à l’emphase spectaculaire. Cette pratique traditionnelle de vel, signe de respect et d’appréciation, était devenue, dans la plupart des concerts de Nusrat, un élément intégrant du spectacle. Et les vidéos qui en sont prises montrent, généralement avec insistance cet aspect des concerts, fort festif et visuel il est vrai.

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Sortant les poèmes soufis et le qawwali des sonorités et rythmes habituels, Nusrat éveilla l’intérêt de groupes de rock comme Junoon, la tête d’affiche de la scène moderne pakistanaise de ces années-là. Nusrat et Salman Ahmad, le fondateur du groupe commencèrent à travailler ensemble à l’occasion d’une tournée de concerts donnés ensemble pour le compte de la fondation contre le cancer “Shaukat Khanum Memorial Trust” d’Imran Khan. Alors que Salman demandait à Nusrat ce qu’il voulait qu’il joue pour débuter le programme, Nusrat lui répondit : « Faites ce que votre cœur vous dira de faire », un avis que le chanteur considère encore maintenant comme le « conseil professionnel et personnel le plus avisé que quelqu’un ait pu [lui] donner ». 23 Ce musicien, né à Lahore mais ayant grandi à New York, avait une formation et des tendances qui l’emmenaient davantage, selon ses propres mots, vers les Beatles, Led Zeppelin ou Pink Floyd. Il considère cependant que la musique et le chant de Nusrat, « ensorcelants et contagieux ont ouvert des portes dans [son] esprit qui ont permis à Rûmi, Bulleh Shah et Iqbal d’entrer et de coexister avec John Lennon, Jimmy Page et John Lee Hooker. » 24 L’expérience que Nusrat acquiert au cours de ses multiples programmes au Pakistan comme en Occident élargit extraordinairement son registre, comme il le remarque lui-même : «Au début, je chantais exactement comme mon père et comme mon oncle, très “classique”. Et je me suis dit qu’ils avaient régné si longtemps sur cet art que je n’arriverai jamais à les dépasser. Alors, j’ai commencé à innover. J’ai inclus du folklore, une musique plus légère. J’ai un peu simplifié la composition classique en la rendant plus abordable. J’ai fait des choses plus folkloriques, des airs tout simples. C’est cela qui m’a apporté la célébrité. Puis j’ai inclus des chansons plus romantiques à mon

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répertoire ; certaines chansons ont un double sens. Libre à chacun d’y voir une signification spirituelle ou romantique, comme c’est le cas de Tere bina : “Je n’ai pas un instant de repos sans toi. Mon cœur se languit de toi. Je ne trouve pas de repos sans mon amour…” » 25 Cette souplesse incroyable du personnage qui s’adaptait avec bonhomie et brio à toutes les circonstances, lui assurait partout où il se trouvait une réponse enthousiaste du public… mais ne le protégeait néanmoins pas toujours de mouvements d’humeur fondamentalistes qui pouvaient parfois causer un réel effroi. Ainsi, un soir, alors que Nusrat et le groupe se préparaient à un concert public à Muree, en zone limitrophe avec le Cachemire pakistanais, des hordes vociférantes vinrent frapper avec force aux portes d’entrée du théâtre où devait se tenir le concert organisé par une association culturelle locale. Il s’en fallut de peu que les portes ne cèdent sous leur pression. Entre temps, le groupe (dont Nusrat) dut s’enfuir en courant pour éviter la vindicte de ces activistes pour lesquels la musique était blasphématoire à l’égard du Dieu tout-puissant. Le groupe se dispersa en catastrophe et ne se retrouva que bien plus tard dans la nuit à Islamabad, chez une famille amie, outrée. Quant à ses détracteurs d’un autre genre, qui s’alarmaient de le voir se compromettre dans des pratiques, concerts ou albums, fort éloignés du qawwali traditionnel, Nusrat répondait qu’il s’agissait d’abord et avant tout d’expérimentations musicales et artistiques mais que son centre demeurait à jamais la diffusion du message d’amour du Prophète et des saints soufis. Lors d’une conversation avec Jacques Dupont en 1988, il confie : « On peut me considérer comme un artiste. C’est vrai, l’art est une chose très importante mais pour moi, ce n’est qu’un moyen pour faire passer le message que j’ai reçu de mes grands ancêtres. Quand je donne un concert, pour moi, c’est comme si le public n’était pas là ; dès que je commence à chanter, je suis immergé dans ma musique et il n’y a plus que cela qui existe. (…) Si je chante c’est parce que je l’ai appris de mes grands ancêtres. Grâce à eux, je peux transmettre le message qu’ils m’ont légué et me mettre à votre service pour vous rendre sensibles à ce message. » 26

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Huit ans après, et mille et une rencontres musicales plus tard, sa ligne n’a pas changé : « J’aimerais donner au monde un message d’amour, d’humanité et de connaissance d’Allah. Cette musique soufie est un pont avec les autres nations, invitant les gens à se rencontrer et à se lier avec amour et fraternité. C’est la voie du rapprochement. Tout ce que je suis aujourd’hui, je le dois (aux) saints. J’ai mendié et ils m’ont fait don de quelques connaissances. Personnellement, je ne suis rien. Je ne fais que marcher sur la trace de leurs pas, et je suis fier de cela. » 27

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Désarçonnante humilité d’un personnage colossal… qui n’hésite pas, les temps ayant changé, le rythme s’étant accéléré, à intégrer une instrumentalisation électrique dans le rendu de son qawwali (ses ancêtres n’avaientil déjà pas troqué le sarangi, long à accorder, contre l’harmonium mieux adapté à des conditions d’écoute “modernes” ?), ou à chanter les poètes soufis dans les lieux les plus profanes de notre univers, théâtre milanais, festival australien, hôtel du Golfe persique… actualisant en cela, les cours mogholes et les salons privés où officiaient aussi régulièrement ses prédécesseurs. Pour autant, s’il s’agit d’une offrande et d’un message à transmettre pour Nusrat, dans quelle mesure cette offrande et ce message passent-ils et sont-il compris ? Qu’en est-il de l’état d’esprit de ses auditeurs ? Actualisant le propos du maître soufi persan du xIIe siècle Shihâbuddîn Suhrawardî qui rappelait que « la musique ne fait naître dans le cœur que les sentiments qui lui sont propres», 28 Nusrat lui-même reconnaît volontiers que même au Pakistan : « Le public est très varié et ses motivations sont très diverses. Certains viennent pour la musique, d’autres pour entendre le message, d’autres encore pour trouver une solution à leur problème… Ceux qui sont capables de comprendre le message et sa profondeur réagiront au message et à la musique, mais pour les autres c’est la musique seule qui produira exactement l’effet recherché par la parole du maître (…) En fonction du public auquel je m’adresse et du message que je veux faire passer, je choisis un raag, une mélodie particulière et le support musical donnera au texte toute sa grandeur. Si le poème n’est pas chanté, il reste dans le livre, il ne peut pas en sortir. Il ne peut atteindre les gens que s’il est chanté. » 29

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Et effectivement au Pakistan, chacun trouvait dans l’écoute de Nusrat quelque résonance religieuse, esthétique, sociale, économique, identitaire : femme moderne qui revendiquait un statut public à part entière en participant pleinement aux dons d’offrande ; jeune audience urbaine, avide des rythmes denses de sa génération bhangra, pour laquelle ces représentations offraient un des trop rares espaces autorisés de musique publique, d’exubérance dansée, de joie collective, rebelle ; familles opulentes qui derrière leurs murs protecteurs, consumaient des fortunes en offrandes somptuaires lors de ses concerts privés ; amateurs avertis de musique classique hindoustanie qui se délectaient sur ses interprétations d’un raag inusité… Mais qu’en est-il de son audience internationale ? Je notais, fin 1996 : «Ce ne sont à priori ni la tradition religieuse, ni la fierté nationale, ni essentiellement la distinction sociale qui nous amènent et nous ramènent, irrésistiblement toujours plus nombreux vers son chant. Les pistes sont à chercher autre part, vers des ailleurs certainement croisés, mêlés, ambivalents. Que privilégier ? La consommation exotique, la curiosité interculturelle, une quête renouvelée de spiritualité, un besoin d’Orient, l’écho primordial d’une musique à pouvoir jeter cinglante à l’écoute du monde par un interprète hors du commun ? Réponses partielles, partiales, au cœur de notre fracassante et si perméable modernité. Absorbant toutes ces attentes, Nusrat, quant à lui, chante, capte le grain particulier de chaque audience, le projette dans son offrande. Éponge céleste inspirée, il s’imprègne comme par capillarité des atmosphères spécifiques, des ambiances acoustiques du lieu il se trouve et, selon le moment ou l’assistance, il en renverra naturellement certaines bribes lors du concert. (…) Poreux à toute particularité, il est devenu figure emblématique de notre village planétaire, suscitant l’adhésion des auditeurs les plus différents, sans jamais, semble-t-il, se trahir. Métaphore d’une modernité qui bruisse de nos singularités, il nous renvoie à notre propre écoute, à nos désirs, à nos parcours, à nos errances, musardant dans nos émois et révélant ce qui y gît, latent. Fabuleux questionnement moderne…» 30 Nusrat ne nous laissera malheureusement pas la possibilité de cheminer plus longtemps avec lui de son vivant…

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Chapitre VII

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Depuis plusieurs années, la santé de Nusrat était devenue chancelante. Ses problèmes récurrents de diabète, des médecins pas toujours des plus avisés lui prescrivant des kyrielles de médicaments douteux, une hygiène de vie mise à mal par un rythme effréné… avaient progressivement aggravé une santé déjà précaire en raison de son surpoids et d’un diabète chronique. En 1993, à l’occasion d’un bilan médical aux États-Unis, on découvrit qu’il avait déjà subi plusieurs crises cardiaques, passées inaperçues. De gros calculs biliaires lui avaient aussi été enlevés. Il aurait dû se conformer à un régime alimentaire strict et à un rythme de vie plus calme… une hygiène de vie qu’il n’a jamais pu suivre longtemps. En tournée, le rythme était évidemment très intensif, mais à Lahore aussi, là où il résidait le plus souvent avec son groupe, il n’était pas rare que, commençant sa journée le matin avec quelque étudiant ou visiteur, il la continuait à son studio d’enregistrement puis enchaînait de multiples rendez-vous, avant de partir pour un premier concert en début de soirée, suivi d’un second en fin de soirée, pour toute la nuit… Il était aussi très souvent convié à jouer dans des sanctuaires soufis, pour des invitations officielles ou des concerts privés, à plusieurs heures de Lahore, auxquels il se rendait en voiture ou en avion… ce qui ne le reposait guère.

Chapitre VII – L’étoile s’éteint

Sa vie de famille était en fait de plus en plus réduite et il passait fort peu de temps avec son épouse Naheed et sa fille Nida née au début des années 1980. Ses passages à Faisalabad, s’ils étaient réguliers, demeuraient le plus souvent très courts, à l’occasion de quelque fête religieuse ou familiale comme l’anniversaire de Nida, où il conviait les plus belles voix pakistanaises lors d’un grand concert ou lors du barsi (anniversaire de la mort) de son père.

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En 1995, lors de sa dernière venue à Paris et sa dernière tournée européenne d’envergure, sa santé montrait de grands signes de faiblesse. Plusieurs programmes avaient dû être annulés, et il était constamment suivi par son médecin personnel. Si ses concerts continuèrent à susciter l’enthousiasme du public, les critiques avertis notèrent une baisse notable d’énergie, se demandant s’il s’agissait d’un simple creux de vague ou d’une descente durable. Il continuait cependant à mener de front multiples projets, montés et gérés par son secrétaire Iqbal Naqibi : enregistrements avec Real Word (dont le dernier qui sera la base de l’album Dust to Gold), musiques de film avec des metteurs en scène de Bollywood, tournées internationales et, au Pakistan même, travail de studio et concerts incessants… Ses promoteurs d’Oriental Star Agencies considéraient d’ailleurs avec fierté en 1996 que : « Nul autre ne peut faire ce qu’il fait ! Un jour, il chante à New York. Le lendemain, il chante à Londres. Le surlendemain, il est sur un film à Bombay et le jour d’après à Lahore sur le mausolée de Data Ganj Bakhsh. Il est infatigable. Il est toujours prêt à travailler. » 1 Certes, mais à trop tirer sur la corde… Le 11 août 1997, au cours du vol entre le Pakistan et les États-Unis où il se rendait pour une transplantation rénale, son état de santé s’aggrava subitement et, à l’escale de Londres, il fut transporté d’urgence à l’hôpital Cromwell. C’est là qu’il décéda d’un brusque arrêt cardiaque le 16 août, peu avant midi. Les médecins de l’hôpital blâmèrent le traitement qu’il avait reçu au Pakistan avec un équipement de dialyse infecté qui aurait provoqué une hépatite virale, se surajoutant à son diabète aigu.

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Ironie du calendrier, cette date coïncidait avec celle du décès d’un autre « sublime obèse », 2 autre géant de la musique, Elvis Presley, mort exactement 20 ans auparavant, le 16 août 1977. Plus proche de sa vie personnelle, cette journée correspondait aussi au lendemain des 50 ans de son pays, le Pakistan, créé le 15 août 1947. Celui qui avait donné une tout autre image de sa patrie, fort éloignée des militaires, des féodaux et des fondamentalistes de tout poil, disparaissait au moment même où une nation à l’existence ô combien turbulente fêtait son premier demi-siècle. Son corps fut très vite rapatrié au Pakistan, où des milliers de personnes l’attendaient. Il fut enterré à Faisalabad, près de son père, au milieu d’une foule immense et d’un chant diffusé en boucle, Kisay da yar na wichhray (Puissions-nous ne jamais vivre la douleur de la perte d’un être cher) : « La voix est haute, puissante, audacieuse, elle semble se jeter d’une falaise vers le haut, comme si d’un vertige elle faisait une aspiration au ciel. Recueillie et expansive, virevoltante et sûre d’elle, elle dit le deuil et la joie, la déploration et l’espoir. Parmi les dizaines et les dizaines de cassettes qu’il avait enregistrées, c’est sur cette chanson-là que s’étaient accordés les commerçants de Faisalabad pour le deuil de Nusrat Fateh Ali Khan, et ils l’ont diffusée en boucle toute la journée dans leurs boutiques. »3 Son décès choqua des myriades de personnes et fut considéré comme une «perte nationale» par le Président pakistanais Farrukh Leghari et le Premier ministre de l’époque, Nawaz Sharif. Une association de musiciens pakistanais décida d’un deuil de trois jours en son honneur et on lui rendit de multiples hommages. La célébration de la fin du deuil, le quarantième jour, à Faisalabad, fut particulièrement intense, en présence de quantités d’amis et d’admirateurs. Elle garda une tonalité très locale avec un ensemble de rituels religieux traditionnels, décidés par une famille qui en dépit du récent tourbillon mondialisé dans lequel elle avait été prise, restait fondamentalement enracinée dans cette terre et cette culture pendjabies. Symbole de son rôle de fabuleux trait d’union avec l’Inde, le titre Gurus of Peace que Nusrat avait enregistré quelques mois auparavant avec le compositeur indien A.R. Rahman pour l’album Vande Mataram célébrant les 50 ans des deux pays, sortit juste après sa disparition, fin août 1997.

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Les journaux du monde couvrirent largement son départ vers l’au-delà, beaucoup en première page. En Inde, son rôle pour renforcer la paix ente les deux pays fut largement commenté. Javed Akhtar parla d’« une perte pour tout le sous-continent ». Un des principaux quotidiens du pays, l’Indian Express, mit son décès en titre principal de sa une. En France, le quotidien français Libération annonça en première page «Nusrat rejoint Allah». 4 Dans la même veine, on évoqua «Nusrat, la voix de la foi», 5 «La voix au paradis»6 ou encore «Nusrat, l’ivre de Dieu». 7 Pour Judith Gabriel : « Nusrat Fateh Ali Khan était un pont suspendu dans les hauteurs, reliant non seulement Orient et Occident, mais avec son arche de génie hors du temps, reliant terre et ciel avec des chants immémoriaux d’amour divin». 8 Dans le concert de louanges, apparurent néanmoins quelques notes discordantes, pour critiquer vertement « la désinvolture d’un entourage souvent étourdi par l’ampleur des contrats. » 9 Cet entourage, notamment le plus rapproché, hâta effectivement de fait, sans le réaliser, le processus d’affaiblissement physique de Nusrat et sa disparition prématurée. Le cinéaste pendjabi Farjad Nabi lui consacra un hommage très personnel avec son film Nusrat has left the building, but when ? qui reprenait la phrase célèbre « Elvis has left the building » régulièrement prononcée à la fin des concerts d’Elvis Presley pour signifier à ses fans que le spectacle était définitivement terminé et qu’il n’y avait pas de nouveaux rappels à espérer. Le film faisait suite à un billet d’humeur que le cinéaste avait publié une semaine après la mort de Nusrat dans le quotidien anglophone de Lahore The News et où il dénonçait la forte pression collective faite sur l’artiste… Dans l’article, il se remémore tragiquement la transe par trop “ostensible” que Nusrat donna à voir dans un reportage télévisé lors d’un de ses derniers concerts : « Comme Abida Parveen, les gens attendaient de lui qu’il atteigne Dieu dans chacun de ses spectacles et il devait y arriver. Sinon, ils se seraient sentis trompés. Nusrat était devenu un scintillant “package” avec les mots ‘Musique soufie’ à l’intérieur, imprimés sur lui. Mais auparavant, beaucoup de ses fans “d’origine” s’étaient déjà sentis trompés (…) Non, Nusrat ne se limitait pas aux sanctuaires avant que Peter Gabriel

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ne le découvrît. Il était populaire partout sauf avec les troupeaux de yuppies style Pizza Hut. Si vous regardez autour de vous, vous trouverez une masse de gens qui avaient déjà enterré la musique de Nusrat le jour où ils ont entendu “Dam mast mast”. Ils ont observé avec horreur que la vidéo “Mon bien-aimé est rentré à la maison” montrait un “bien-aimé’ qui était un soldat des Nations Unies ; ils ont eu un mouvement de recul net quand ils ont entendu la bande-son de Dead Man Walking, et ils ont simplement éclaté de rire quand Afreen, afreen est sorti. Je suppose que la fille pulpeuse de la vidéo représentait le plus pur et le plus sublime de la musique soufie, n’est-ce pas ? »10 Le film du même nom qu’il en tirera, quelques semaines après seulement, est celui d’un amoureux déçu, ou plutôt perdu, égaré face à la perte d’un être cher. Proposition expérimentale, à l’extrême richesse cinématographique, ce film sera primé au Film Festival South Asia de Katmandou en octobre 1997. Beaucoup de projets seront restés en suspens, comme des collaborations prévues entre Nusrat et le ténor italien Luciano Pavarotti avec lequel il avait été souvent comparé, ou la chanteuse islandaise Björk. Comme on va le voir, un bon nombre d’autres initiatives lui survivent néanmoins, avec ou sans le consentement de ses proches. Tout comme de son vivant, en fait.

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Conclusion

Depuis lors…

Depuis sa mort, le renom de Nusrat n’a fait que s’amplifier et se pérenniser. S’il était déjà “légende vivante” avant sa disparition, le voici maintenant devenu mythe auquel tout le monde peut se référer, au vu de la diversité du parcours du personnage. Sa carrière posthume suit dès lors un rythme soutenu, hommages et reconnaissances ne tarissent pas. Peu de temps après sa mort, la Poste pakistanaise émit un timbre de deux roupies à son effigie. En 2001 sortit le film documentaire Nusrat Fateh Ali Khan, a Voice from Heaven du cinéaste Giuseppe Asaro, vivant aux États-Unis. La même année, le prix annuel du World of Music Expo (WOMEx) lui fut décerné pour l’ensemble de son œuvre. Ce prix fut remis au fondateur d’Oriental Star Agencies, Mohammed Ayub, qui fut des années durant le principal organisateur de ses concerts et de ses enregistrements au Royaume-Uni. En 2006, le Times Magazine de New York le choisit comme l’un des 60 “Asian Heroes” qui ont marqué le xxe siècle, et en 2007, le magazine indien Outlook India confirme que «dix ans après sa mort, il est le plus connu des chanteurs du sous-continent, avec d’innombrables admirateurs et une longue file d’imitateurs», 1 indiquant que selon la National Public Radio des États-Unis, il aurait vendu plus de disques qu’Elvis Presley. Et l’on peut maintenant entendre la voix de Nusrat partout sur la planète, de l’exposition “Bombay Maximum City” de Lille 3000 à un défilé de mode en Chine, ou sur le programme musical de multiples compagnies aériennes…

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Conclusion – Depuis lors…

Diffuser la voix de Nusrat, notamment dans ses variantes internationales remixées, continue à être fort prisé... C’est bien sûr dans la sphère musicale à proprement parler que l’empreinte nusratienne est la plus vive. La production discographique posthume de Nusrat est déjà en soi un univers en constante expansion. Le nombre d’enregistrements recensés par le Guiness Book of records a largement été dépassé, peut-être même doublé tant les productions et sorties d’enregistrements de concert ou de studio, le plus souvent orchestrés et remixés après coup, sont légions.

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Début 2008, le seul catalogue d’Oriental Star Agencies indique dans la section “Nusrat” la disponibilité de 120 CD de leur cru, avec un nombre équivalent de cassettes, 17 DVD et une bonne vingtaine de vidéos de concert. Sans oublier, toujours chez OSA, la demi-douzaine de CD et de cassettes d’Hommage à Nusrat Fateh Ali Khan issus d’artistes divers ! La fin des parutions n’est pas proche puisque les producteurs trouvent toujours des enregistrements “inédits” à publier ou à remixer : alors que le label VCI avait sorti en 1998 Swan Song, his final performance, American Recording annonça en 2001 The Final Studio Recording et Capital/Virgin sortit en 2004 The Ultimates, vol. 1 & 2 à propos desquels Francis Dordor note qu’«il y une hystérie et certainement une ivresse à moduler ainsi l’amour divin. Mais chez Nusrat, cette inspiration ne nuit jamais à la sauvegarde d’un mystère, et semble au contraire l’approfondir». 2 Ces publications posthumes trouvent leurs parallèles chez Real World avec des albums comme Dust to Gold (2000) ou Body and Soul (2002), effectués à partir d’«enregistrements réalisés peu avant sa mort et retrouvés dans des archives personnelles », ou le remix de Michael Brook Rockpaperscissors (2006) qui intègre la voix de Nusrat. Quant à OSA, ils publièrent en 2006 deux DVD de concerts datant de 1983 et 1985. L’année 2007 n’est pas en reste, une brassée d’enregistrements ayant été publiée cette année-là sur le marché international ou au Pakistan, dont une nouvelle double sortie de concerts en DVD chez Koch International, plusieurs Best of chez OSA, ou encore l’album Dub Qawwali avec le compositeur Gaudi.

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Si nous abordons les compilations parues depuis 1997 et qui incluent au moins un morceau de Nusrat, elles se chiffrent par douzaines, à commencer par l’Hommage à Nusrat Fateh Ali Khan (Network, 1998) qui à la suite du superbe double album Sufi Soul, rassemble une douzaine d’artistes issus ou proches de la culture soufie et souhaitant saluer Nusrat, comme Sharam Nazeri, Alim Qasimov, Monajât Yulchieva, Abida Parveen ou Cheikh Lô. De multiples autres compilations suivront, toutes plus éclectiques les unes que les autres, comme Les Musiques du Routard : Best of the World (Virgin, 1998), Le Voyage au cœur des musiques du monde de Geo World (BGM, 1999), le Mega World (Wagram Music 2000), les Asian Travels (Six Degrees, 2000), le Rough Guide to World Music (World Music Network, 2000), le Tantra Lounge 2 (Water Music Records, 2004), les Vibrations (Universal, 2004), ou les Visions (Golden Stars, 2005)… Incroyable logorrhée discographique ! Il en est de même du côté des musiques de film, puisque plusieurs metteurs en scène internationaux ont repris la voix de Nusrat dans leur bande-son : Nanni Moretti dans Aprile (1998), Emma-Kate Croghan dans Strange Planet (1998), Michael Winterbottom dans Code 46 (2003), Gurindher Chadha dans Bend it like Beckham (Joue-la comme Beckham, 2002) ou encore Edward Zwick dans Blood Diamond (2006). Quant à Bollywood, à la suite de ses deux collaborations de son vivant (Aur pyar ho gaya et Bandit Queen), une demi-douzaine d’autres films ont déjà utilisé son chant, le plus souvent remixé. C’est le cas en 1999 de Kartoos de Mahesh Bhatt, Kachche Dhaage de Milan Luthria et Dillagi de Sunny Deol, puis en 2000 de Dhadkan de Dharmesh Darshan et du savoureux Mariage des Moussons de Mira Nair en 2001. L’alliance entre la famille de Nusrat et l’industrie du film de Bollywood perdure d’ailleurs dans le registre des mariages aussi puisqu’au printemps 2007, ce fut au tour du neveu de Nusrat, Rahat Fateh Ali Khan, de chanter à l’occasion du mariage des deux stars du cinéma indien Aishwarya Ray et Abhishek Bachchan. Et en août 2007, le magazine indien Outlook India nous apprend que le label Nurpur audio vend toujours une moyenne mensuelle de 5 000 CD de Nusrat en Inde. 3

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Conclusion – Depuis lors…

Avec cette gigantesque aura, le Shahen-Shah-e-Qawwali aura bien sûr laissé une empreinte durable parmi les musiciens, au Pakistan, d’abord, mais pas seulement.

Une tradition nouvellement estimée

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Dans le domaine du qawwali “traditionnel”, il y a clairement un “avant” et un “après” Nusrat. Son succès a créé un formidable appel d’air “artistique” et beaucoup de groupes aspirent maintenant à la renommée planétaire qu’il avait acquise en une quinzaine d’années à peine. Il y a loin cependant de la coupe aux lèvres, et si tous les prétendants se réfèrent au maître incontesté, n’est pas génie et “passeur” qui veut… Dans la mouvance des héritiers potentiels, le plus “légitime” est bien sûr le propre neveu de Nusrat, Rahat Fateh Ali Khan, avec qui Nusrat aura joué une dizaine d’années et qui fut intronisé comme son successeur “officiel” lors de la cérémonie du chelum, 40 jours après le décès du maître. Rahat (accompagné jusqu’en 2003 par son père Farrukh qui disparut alors à son tour) continue effectivement à jouer lors de diverses cérémonies soufies au Pendjab, et il y possède une certaine renommée due à son lignage et à ses connaissances. Sa pratique est cependant devenue essentiellement séculière et “moderne”, voguant d’une tournée internationale à un enregistrement pour un film de Bollywood ou à des expérimentations vocales et orchestrales très métissées et risquées. Les petits-cousins de Nusrat, Rizwan et Muazzam (fils de Mujahid Mubarak, le cousin germain de Nusrat avec qui il aura chanté une bonne vingtaine d’années) peuvent aussi se référer à la descendance familiale et au tutorat de Nusrat quand leur propre père mourut au milieu des années 1990 et qu’ils furent mis sous la protection de leur grand-oncle. Comme Rahat, ils continuent une carrière alternant des représentations traditionnelles dans les sanctuaires, beaucoup d’invitations privées, des concerts internationaux et des enregistrements souvent remixés, notamment avec Real World avec qui ils ont signé, peu de temps après la mort de Nusrat.

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Cependant, et cela joue également pour les autres qawwals qui se présentent eux aussi comme de proches héritiers de Nusrat, tels Asif Ali Khan ou Faiz Ali Faiz très diffusés en Europe, un aspect est fondamentalement différent (hors toute discussion sur les mérites et talents individuels) et fera qu’il ne pourra guère y avoir un “second Nusrat”, un “successeur” unique et communément accepté comme tel : les temps ont changé. Auparavant, le qawwali, même partiellement sécularisé dans le Pakistan des années 1950 et 1960, demeurait encore essentiellement une expression “traditionnelle” du soufisme musical indo-pakistanais. Or Nusrat, et dans une moindre mesure les frères Sabri et Aziz Mia, l’ont internationalisé, globalisé, projeté à la face du monde moderne qui l’a intégré comme un genre spécifique des “musiques du monde”. Ce faisant, ils ont aussi transformé les qawwals, de musiciens au service des soufis depuis des siècles en artistes à part entière, “modernes” et autonomes. Si la renommée et l’impact de Nusrat viennent bien sûr en premier lieu de son génie personnel, de cette capacité à absorber et synthétiser les influences les plus diverses et apparemment éloignées, n’est-ce pas aussi qu’il a été un sublime trait d’union entre deux époques ? Avant d’être découvert par un monde extérieur ébloui, et même s’il se présentait aussi dans des cadres profanes, il avait d’abord et avant tout officié pendant plus de 15 ans dans les sanctuaires soufis les plus divers de son Pakistan natal, se forgeant une personnalité musicale (“artistique” dira-t-on maintenant) propre, auprès des soufis et des dévots des sanctuaires. Le qawwali étant une musique “contextuelle par excellence”, l’attention à la qualité de l’écoute de l’assistance était (et demeure toujours) des plus essentielles, et cette acuité qu’il a pu développer au cours de toutes ces années l’aura fortement servi ensuite. Ce n’est qu’après, progressivement, en Inde puis dans la diaspora, qu’il a élargi ses audiences, tout en gardant cette attention singulière quant à la nature des écoutes respectives. Il a ensuite franchi toutes les étapes d’une ascension vers le “star system” international. Dorénavant, la trace “artistique globalisée” est là. Le qawwali est présent dans nos dictionnaires de musiques du monde et il est reconnu comme un genre particulier dans nos programmations musicales et festivalières.

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Conclusion – Depuis lors…

110

Un intérêt et une demande existent…, d’où une offre, mais aussi une pression sur les candidats potentiels à la reprise du flambeau. Rahat a joué avec Nusrat depuis son adolescence, Rizwan, Muazzam et les autres ont aussi commencé très tôt, mais dès que le maître est parti “rejoindre Allah” alors qu’ils étaient encore très jeunes, la pression a été là, avec une pratique immédiatement mondialisée : concerts d'hommage dans le monde entier, contrats d’enregistrement immédiats avec Real World ou d’autres labels, signatures de musiques de films de Bollywood, propositions de rencontres musicales tous azimuts… Etre un qawwal pakistanais de premier plan, après Nusrat, signifie en ce xxIe siècle être (ou souhaiter être) une vedette internationale, projetée le plus souvent loin de ses racines, sans avoir guère eu le temps de s’y confronter et de les vivifier au fil de longues années de maturation… Nusrat avait encore cet enracinement “en lui”, la sincérité de sa foi et sa personnalité hors du commun le protégeant. Maintenant, tous les autres groupes de qawwali, y compris les plus “enracinés” comme les frères Mehr et Sher Ali ou Akhtar Sharif Arupwale, sont insérés dans des logiques de diffusion globale qui changent foncièrement leur pratique quotidienne. Dès lors, sachant que les publics internationaux ne comprennent généralement pas les paroles des poèmes soufis en persan, ni a fortiori ceux en ourdou ou en pendjabi, bon nombre de groupes se limitent à reprendre quelques uns des succès de Nusrat, chantant seulement les premiers couplets, accentuant les exercices vocaux et utilisant des rythmes soutenus… Avec ces effets artistiques, ils sont tout à fait susceptibles de devenir des vedettes sur le marché international, tout en s’éloignant de plus en plus du propos qui animait initialement tous les qawwals… Ceci étant, Nusrat a représenté une force motrice sur un plan international pour l’ensemble des musiciens traditionnels pakistanais de premier rang. Son propre succès a ainsi singulièrement attiré l’attention tant des diffuseurs que du public sur la richesse bigarrée d’expressions poéticomusicales aussi diverses que les chants pachtouns de la diva pathane Zarsanga, les complaintes des Shah-jo-Raagi faqirs sindhis de Bhit Shah,

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

les ballades des troubadours baloutches… L’alliance d’une “locomotive” comme Nusrat et, en France notamment, d’un choix volontariste de diffusion musicale favorisant les musiques traditionnelles du Pakistan (comme au Théâtre de la Ville de Paris) a ouvert la voie à leur prise en compte par le marché des musiques du monde… et par l’imaginaire occidental.

Post-qawwali, sufi rock, dub-qawwali… Musicalement, l’influence de Nusrat va néanmoins bien au-delà du domaine “traditionnel” et touche une sphère beaucoup plus large. Ses expérimentations avec d’autres courants musicaux ont tout d’abord inspiré un bon nombre de qawwals contemporains dans leurs propres expériences de rencontre ou de fusion avec de nouveaux horizons sonores. Les initiatives sont multiples, allant par exemple de l’étonnant projet Sufi Moon (qui a réuni le qawwal Sher Mian Dad et des musiciens de jazz et un cor des Alpes suisses), aux propositions très diffusées de qawwali-flamenco et qawwali-gospel de Faiz Ali Faiz, via la rencontre entre le qawwal Javed Bashir, le chanteur chrétien norvégien Sondre Bratland et le chœur de la mosquée des Omeyyades de Damas dans la magnifique initiative Dialogue. Partout, l’empreinte nusratienne est forte, que ce soit dans le répertoire ou le style du chanteur qawwal ou, sur un tout autre plan, dans le “risque” pris lors de la rencontre artistique. Nusrat a aussi largement influencé d’autres musiciens indo-pakistanais, de sensibilité musicale résolument différente au départ. Dans un hommage récent, Salman Ahmed, le fondateur du groupe Junoon, reconnaît à nouveau l’influence majeure de Nusrat qui «a aidé à tracer la voie de mon groupe, quand nous avons pris le risque de marier les guitares électriques aux percussions de bhangra et au groove du dhol, tout en chantant des textes soufis traditionnels considérés sacrés par les orthodoxes. En fait, c’est Nusrat qui a cassé le moule traditionnel du chanteur de qawwali en collaborant avec Peter Gabriel, Michael Brook et Eddie Vedder de Pearl Jam. » 4 Le groupe dédia d’ailleurs au maître disparu quelques mois auparavant leur album Azadi (Liberté) qui devint en quelques semaines disque de platine en 1998, en Inde, avec son titre phare Sayonee. Cette sensibilité du groupe

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Conclusion – Depuis lors…

à la poésie soufie, dont les «portes (lui) avaient été ouvertes » par Nusrat comme le rappelle Salman Ahmed, déboucha un an plus tard sur les millions d’albums vendus de Parvaaz, avec le titre clé Bulaya dont les paroles consistent essentiellement en des reprises de poèmes du saint soufi Bulleh Shah, fréquemment chanté par Nusrat.

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En Inde, Rabbi Shergill, une star du Sufi rock indien (qui se fait facétieusement appeler Bubb Dhillon vu l’influence de Bob Dylan dans son parcours !), assume lui aussi pleinement l’influence de l’énergie et de la liberté de Nusrat… tout comme le chanteur Kailash Kher, souvent surnommé Chota Nusrat (“le petit Nusrat”), fasciné à jamais par ce chant nusratien qui l’avait complètement bouleversé quand il l’avait entendu la première fois, à 13 ans... Au-delà des frontières du sous-continent et de la diaspora, nombreuses sont les marques de reconnaissance. À New York, un groupe de jazz, le Brook’s Qawwali Party, fondé par le percussionniste Brook Martinez, s’est même constitué en hommage à Nusrat. Avec cinq cuivres, une guitare, une basse, un harmonium et trois percussions le groupe tente de rendre «l’esprit enjoué de cette musique populaire pakistanaise dans une singulière alliance de qawwali et de jazz. » 5 Une chanteuse de Seattle, “the Lair Mistress” Karen Olsen, marquée autant par les ballades irlandaises que par ses rencontres avec Nusrat développe quant à elle un genre qu’elle appelle le “celto-qawwali”. Quant au compositeur londonien Gaudi, il remixe certains enregistrements des années 1970 de Nusrat avec du dub jamaïcain et du reggae dans l’album Dub Qawwali, coédité l’été 2007 par The Lemon Group et Rehmat Gramophone House, le label original de Nusrat à Faisalabad… La présence de Nusrat n’en finit pas de se faire sentir, sous de bien différentes latitudes… Par-delà l’aspect strictement musical, l’aura de Nusrat a notablement contribué à nuancer la vision que le public occidental avait de son pays. L’image du Pakistan véhiculée par nos médias demeure certainement très marquée par les clichés d’un pays musulman “dur”, avec de fréquents attentats terroristes, des foules islamistes vociférantes, des militaires omniprésents disposant d’ogives nucléaires, des féodaux et trafiquants

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

de tout poil... Il n’empêche qu’en parallèle, un autre Pakistan s’est fait connaître et reconnaître dans la foulée de la renommée exceptionnelle de Nusrat : Pakistan «inscrit sur la carte musicale du monde », avec une formidable richesse musicale traditionnelle, Pakistan carrefour culturel entre l’Inde, l’Asie centrale et l’Iran, qui bruisse de toutes ces influences musicales et poétiques ; Pakistan “soufi“, pénétré tout à la fois d’errance mystique et d’une intense dévotion aux saints, toujours singulièrement vivante ; Pakistan “moderne”, ouvert à toutes les rencontres… même si celles-ci clignent fort vers le modèle bollywoodien de l’Inde voisine ou celui d’un Occident, pays de cocagne, terre d’émigration souvent rêvée… Le général-Président du Pakistan, Pervez Musharraf, ne s’y trompe pas, quand, favorisant publiquement une image douce du Pakistan et éclairée de l’Islam, il loue Nusrat et son génie, notamment lors de l’inauguration de la “National Academy of Performing Arts” à Karachi en 2005.

Un rituel revivifié Sur un autre plan, la consolidation d’un qawwali artistique et le succès international de Nusrat auront aussi attiré l’attention du grand public urbain pakistanais et des jeunes générations en particulier sur la pratique même du qawwali, un rituel qui pouvait apparaître comme vieillot et concernant de fait seulement les aînés il y a encore une vingtaine d’années. Au Pakistan, mais aussi dans la diaspora en recherche d’identité nouvelle entre racines et intégration dans la société d’accueil, la reconnaissance artistique et moderne du qawwali réalisée par Nusrat a ainsi pu paradoxalement vivifier sa place comme rituel soufi. À ce titre, l’exemple de la place du qawwali dans un mouvement politico-religieux d’inspiration soufi comme le Minhaj-ul-Quran, très implanté dans la diaspora, est révélateur de son actualité et de sa vitalité, mais aussi de sa place dans une dynamique d’intégration dans le pays d’accueil. Le cadre d’une cérémonie de qawwali dans la diaspora y est tout à la fois moderne et séculier : représentations dans des lieux le plus souvent profanes, et avec des jeunes de seconde ou troisième génération qui comprennent parfois mal les langues d’origine…. Cependant, le déroulement

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Conclusion – Depuis lors…

et l’état d’esprit demeurent pleinement “traditionnels” : place centrale du guide spirituel vers lequel toutes les attentions et offrandes convergent, interventions fréquentes de sa part pour choisir tel ou tel poème ou commenter un vers précis, accompagnement de transes éventuelles… Même si le jeu musical et vocal des qawwals peut être influencé par certains de leurs fameux aînés “traditionnels” – Nusrat en premier lieu –, ceux-ci redeviennent de simples musiciens au service de l’assemblée des dévots soufis et d’abord de leur sheikh. Retour aux sources d’un qawwali originel, rituel, dans un cadre totalement rénové… L’interprétation “artistique“ de Nusrat est-elle si éloignée de cet esprit d’origine du qawwali ? 114

Peut-être si l’on considère tous les usages parfois surprenants qui ont pu être fait de sa voix. Pourtant, dans son incroyable souplesse et “légèreté d’être”, il ne semblait guère soucieux vis-à-vis de ces dévoiements. Son propos à lui était ailleurs et il espérait bien que les auditeurs, où qu’ils soient, quels qu’ils soient, le suivraient … au mieux de leur capacité, de leur intention d’écoute. S’il participait volontiers à de multiples expérimentations artistiques, son centre demeurait comme on l’a vu le qawwali, l’esprit du qawwali, la transmission du message des poètes soufis. Ne confiait-il pas : «Etre un qawwal, c’est être plus qu’un simple chanteur, plus qu’un simple artiste. (…) Le qawwali, c’est l’illumination même. » 6 Une illumination qu’il n’aura eu de cesse d’incarner de son vivant et qui, plus de dix ans après sa disparition, éclaire encore de tous ses feux nos paysages intérieurs d’Orient comme d’Occident…

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Annexes 115

Glossaire

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Discographie sélective

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Bibliographie et ressources Notes

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Remerciements

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GLOSSAIRE

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Alaap – introduction vocale ou instrumentale d’une pièce de musique classique hindoustanie (Inde du Nord et Pakistan, notamment), laissant large place à l’improvisation.

Charia – ensemble de la législation

Amin – célébration de la fin de la

après le décès, marquant la fin du deuil.

première récitation du Coran par un enfant.

Awazia – second chanteur soliste dans le qawwali.

Bhajan – chant dévotionnel hindou ou sikh.

Bhangra – originellement musique rurale et populaire du Pendjab, devenue style musical métissé très populaire au sein de la diaspora indo-pakistanaise, notamment en Grande-Bretagne.

Barsi – anniversaire de la mort d’une personne. Batin – sens caché, ésotérique du soufisme.

Bhopali – nom d’un raag de début de soirée, souvent joué lors de la saison des pluies.

Bôl bant – technique de chant consistant à répéter une ou plusieurs syllabes d’un vers, afin d’en accentuer le rythme.

islamique, pouvant être interprétée de différentes manières selon l’école juridique à laquelle on se réfère.

Chelum – cérémonie du 40e jour Darbar-i-auliya – cour des Saints. Dargah – (littéralement “seuil”,“cour”) : lieu où se rassemblent les soufis, souvent mausolée d’un saint, sanctuaire. Dholak – petit tambour à deux faces très présent dans la musique du souscontinent indien, notamment dans le qawwali. Dhrupad – genre ancien de chant classique hindoustani caractérisé notamment par l’importance accordée au développement de la progression du raag.

Dilruba – (littéralement “cœur charmeur”) vielle indienne à cordes pincées, hybride entre le sarangi et le sitar.

Gaddi nashin – voir aussi Sajjâda nashin. (littéralement “celui qui est assis sur le coussin”, assimilé à un trône).

Ghazal – poème lyrique, élégie d’amour profane et sacré.

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Girah – vers expliquant ou commentant un poème dans un style souvent narratif.

Mersiye – forme de la poésie soufie dédiée à l’Imam Hussein et aux compagnons de Karbala.

Gurdwara – temple sikh.

Mohri – chanteur principal d’un groupe

Hal – (littéralement “état”) : états spi-

de qawwali.

rituels par lesquels passe le soufi au cours de sa voie mystique.

Hamd – louange à Dieu. Iqbaliyat – science et connaissance de

la vie et de l’œuvre d’Allama M. Iqbal ; peut se rapporter à la forme chantée de ses poèmes.

Mubahat – amour mystique. Munadjaat – forme de la poésie soufie englobant une requête, une prière.

Murid – disciple dans la tradition musicale soufie. Il prête serment sur la main de son maître.

Ishq – amour parfait, transcendantal ; communion avec Dieu.

Murshid – maître, guide spirituel dans

Kafi – forme classique de poésie sou-

Naat, naat-e-sharif – éloges du pro-

fie destinée à être chantée dans le Sindh et le Pendjab notamment.

Khwaja – un des titres honorifiques pour un maître spirituel.

Kirtan – chant dévotionnel hindou ou sikh.

Khyal – (littéralement “imagination”,

“pensée créative”) : genre de chant classique hindoustani.

Manqabat – éloges d’un saint soufi.

la tradition soufie. phète Mohammed.

Naghma – prélude musical. Ney – flûte droite en roseau, très présente dans les traditions musicales turco-persanes. Pahari – tout comme le bhopali, nom d’un raag du soir, souvent joué lors de la mousson. Panjabi ang – style musical pendjabi.

Maqâmât – les différentes étapes ou stations spirituelles dans le cheminement vers Dieu.

Pîr – (littéralement “vieux”) : sheikh,

Ma’rifat – gnose, connaissance ultime attribuée par Dieu.

Qawwal – musicien professionnel, le plus souvent de lignage héréditaire et attaché à un ordre soufi.

Mazar – voir Dargah. Tombeau, mausolée d’un saint soufi, sanctuaire.

Mehfil-e-samâ – rituel d’écoute

spirituelle

guide spirituel.

Qaul – parole, verbe, ce qui est dit.

Qawwali – genre musical joué et chanté par des qawwals, et visant originellement l’extase mystique.

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Annexes – Glossaire

Raag (pluriel “ragas”) – mode musical spécifique de la musique classique hindoustanie. Rang – (littéralement “couleur”) :

traditionnellement, poème de clôture d’une séance de qawwali. Attribué à Amir Khusrau en hommage à son maître Nizâmuddin Auliya.

Sajjâda nashin – (“celui qui est

assis sur le tapis de prière”) : successeur du saint dans un sanctuaire et dès lors maître du lieu.

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Samâ (ou Mehfil-e-samâ) – audition mystique, concert spirituel. Sarangi – vielle à cordes frottées,

notamment utilisée dans la musique classique hindoustanie.

Sargam – technique de la musique classique hindoustanie, consistant à chanter le nom des notes de la gamme musicale à l’intérieur de la structure d’un raag. Sarod – instrument de musique à

corde pincées, utilisé dans la musique classique hindoustanie.

Sitar – luth à cordes pincées, au manche long, devenu l’un des symboles de la musique classique hindoustanie. Shabad – hymne ou section du livre

sacré des Sikhs, le Sri Guru Granth Sahib.

Sheikh – (littéralement “vieil homme”) : maître, guide spirituel et intellectuel.

Surdo – tambour basse à deux membranes, d'origine brésilienne, utilisé dans certains enregistrements réalisés par Real World. Tablas – paire de percussions du

sous-continent indien, composé de deux fûts : le dâyan et le bâyan.

Tariqa – voie soufie fondée sur l’amour mystique. Par extension, confrérie ou ordre mystique. Thâkur : caste indienne de rang moyen-haut, assimilée à celle des kshatriyas (rois et soldats). Urs – (littéralement le “mariage”, les noces) : anniversaire du décès d’un saint soufi célébrant l’union de son âme avec le divin, occasion de pèlerinage annuel. Ustad – maître. Vél – don d’argent aux musiciens lors

d’un concert, notamment aux qawwals lors d’une séance de qawwali.

Vichitraveena – instrument de

musique à cordes pincées, doté de deux caisses de résonance, utilisé dans la tradition classique hindoustanie.

Wahad al wujûd – doctrine de

l’unicité de l’être : tout le monde créé – de la pierre à l’être vivant – est la manifestation de Dieu.

Zahir – l’apparence, la lettre du texte ; s’oppose au batin.

DISCOGRAPHIE SÉLECTIVE Établir une discographie de Nusrat Fateh Ali Khan relève de la gageure, si foisonnante est sa production mêlant d’innombrables enregistrements en concert à quantités d’œuvres en studio souvent remixées par la suite… Cette discographie n’est donc nullement exhaustive, (une liste complète devrait largement avoisiner les 250 titres) d’autant que la profusion nusratienne continue, plus de 10 ans après sa mort, à susciter de nombreuses initiatives, “autorisées” ou pirates. La sélection présentée se centre d’abord sur les enregistrements généralement disponibles en France et/ou en Europe et sur certaines sorties internationales majeures. Certains des enregistrements signalés ici font déjà l’objet de développements dans le corps du livre. Les chapitres correspondants sont alors mentionnés.

Enregistrements de Nusrat produits en France Théâtre de la Ville / Ocora Radio France

Nusrat Fateh Ali Khan en concert à Paris Vol. 1 & 2, enregistrés en 1985. Vol. 3, 4 & 5, enregistrés en 1988. Également disponible en coffret comprenant les 5 CD, il s’agit de LA référence en matière d’enregistrements traditionnels. Les volumes 1 & 2 furent enregistrés dans les studios de Radio France à Paris, juste avant les premiers concerts de Nusrat au Théâtre de la Ville en 1985, à l’amorce de sa fulgurante carrière internationale. Les volumes 3, 4 & 5 furent quant à eux enregistrés en public sur cette même scène parisienne de la place du Châtelet. On y trouve un bon nombre de ses futurs succès qui firent le tour du monde. Tous les volumes font l’objet de livrets de présentation détaillés et les textes des poèmes sont traduits mot à mot pour les 3 derniers. Ces albums fondamentaux sont présentés plus en détail dans le chapitre 5 : « Le monde découvre une voix».

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Annexes – Discographie

Long Distance

Back to Qawwali, Nusrat Fateh Ali Khan, 1995. Nusrat for Ever, Nusrat Fateh Ali Khan, 1999. (Aussi disponibles en coffret “long box” comprenant les 2 disques, 2000)

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Enregistrés à Paris en 1993, ces CD offrent une bonne introduction à d’autres poèmes moins connus. Le 1er disque, inclut notamment le titre Mon cœur s’est fourvoyé auprès d’un indifférent, du fameux poète Shah Hussein, communément appelé Madho Lal Hussein (on mêle en effet son nom à celui de l’ami hindou avec qui il est enterré). Ce saint poète pendjabi, à la sulfureuse réputation, n’en n’est pas moins, avec Ali Hûjweri (Data Sahib), le second saint patron de Lahore, et son fol urs annuel rassemble chaque année des centaines de milliers de faqirs, derviches et dévots venus de tout le pays et de l’Inde voisine. Le premier volume inclut aussi un poème d’Amir Khusrau Teins-moi de ta propre couleur, Nijaam, en hommage à son maître bien-aimé Nizâmuddin Auliya.

Autres enregistrements Columbia, États-Unis

Dead Man Walking, (collectif), 1996, bande originale du film La Dernière Marche de Tim Robbins. Album produit en collaboration avec Tim Robbins. Voir le commentaire dans le chapitre 6 : « Un qawwal au cœur de la modernité ». Fontana Interscope, États-Unis

Natural Born Killers, (collectif), 1994, bande originale du film Tueurs nés d’Oliver Stone. L’histoire mouvementée et la teneur de cet enregistrement sont évoquées dans le chapitre 6.

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Real World, Royaume-Uni Autre label occidental historique pour Nusrat et qui a contribué à sa diffusion planétaire. Voir le catalogue complet sur leur site : http://realworldrecords.com Ces albums sont souvent abordés dans le chapitre 6 de ce livre, mais on peut noter tout particulièrement :

Shahen-Shah, 1989, premier enregistrement “traditionnel” de Nusrat avec Real World ; très diffusé, même si l’on peut lui préférer Shahbaaz, de 1993, avec son titre phare Shahbaaz Qalandar, un des plus grands succès de Nusrat.

Passion, (collectif), 1990, bande originale du film La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorcese. Nusrat y interprète notamment une Passion qui en son temps a défrayé la chronique, si intensément fut alors ressentie son interprétation.

Mustt Mustt, (avec Michael Brook), 1990, premier enregistrement “fusion” de Nusrat. Premier grand succès commercial international du maître, dans un style modernisé alors nouveau pour lui.

Night Song (avec Michael Brook), 1995, nominé pour les Grammy Awards américains, et au sujet duquel la critique fut très partagée : « pilotage automatique de l’envol » ou « printemps revenu », selon les cas…

Star Rise (avec Michael Brook), 1997. Cet enregistrement remixé rassemble des thèmes de Nusrat repris par la crème de la jeune diaspora indo-pakistanaise établie à cette époque en Angleterre avec notamment : Joi, Talvin Singh, Asian Dub Foundation, State of Bengal, Aki Nawaz, Black Star Liner, Nitin Sawhney, Earthbride et The Dhol Foundation & Fun^da^mental

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Annexes – Discographie

Oriental Star Agencies, Royaume-Uni Ce label, visant une audience d’abord indo-pakistanaise propose la série la plus complète d’enregistrements concerts et remix de Nusrat. Voir la page consacrée à Nusrat, sur le site de l’OSA : http://www.osa.co.uk/ Plus de 120 albums au début de l’année 2008 (en plus de cassettes audio, de DVD et de vidéos). Dans cette impressionnante profusion, tout en se référant aux commentaires du chapitre 6, on peut distinguer :

The Best of Shahenshah-e-Qawwali, 1988.

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“Best of ” des 24 premiers volumes OSA, traditionnels et remixés. Inclut beaucoup de ses plus grands succès, dont : Allah Hoo Allah Hoo, Ali Maula Ali Dam Dam, Haq Ali Ali, Mast Nazron Se Allah Bachaye, Ni Main Jana Jogi De Naal, Woh Hata Rahe Hain Parda,Yeh Jo Halka Halka Saroor Hai, Sanson Ki Mala Peh Simroon Main…

House of Shah, 1991, remixé par un Mick Saint Clair à la carrière de météore, qui disparaîtra pratiquement de la scène musicale peu après, mais aura laissé cet album mémorable.

Magic Touch, 1991, remixé par Bally Sagoo. Un album signé de deux des “100 Greatest musicians of all time” selon le Sunday Times de Londres : Nusrat et Bally Sagoo. Percutant !

Bandit Queen, 1994, bande originale du film du même nom. Une des grandes productions bollywoodiennes de Nusrat.

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

JVC World Sounds, Japon

Pakistan Qawwali – The Vocal Art of the Sufis (I) & (II), Nusrat Fateh Ali Khan, 1990. Très beaux enregistrements réalisés lors de la première tournée de Nusrat au Japon, en 1987. Le premier volume inclut notamment le magnifique poème Allah Muhammad Char ya en hommage à Baba Farid (Fariduddin Ganj-e-Shekkar), un des saints soufis les plus populaires du panthéon indopakistanais. La participation à son urs est un devoir pour tous les qawwals.

Materiali Sonori, Italie

Oriente – Occidente, 1997, (Novum Gaudium Chorus / Nusrat Fateh Ali Khan) Rencontre entre chants grégoriens et chant qawwali. Très intéressante proposition de rencontre entre deux domaines de musiques sacrées, à priori fort éloignés l'un de l'autre, à partir d’un concert public en Italie. Network, Allemagne

Hommage à Nusrat Fateh Ali Khan, (double CD), 1998. Superbe coffret de 2 CD “traditionnels”, amorcés par le célèbre poème chanté par Nusrat L’amour n’a pas de destination… L’amour est vague, l’amour n’est pas rivage… L’hommage rassemble ensuite les chants d‘une douzaine d’artistes souhaitant rendre un dernier salut à Nusrat, dont les maîtres syrien Sheikh Hamza Shakkur, azéri Alim Qasimov, ouzbek Monajât Yulchieva, iranien Sharam Nazeri, sénégalais Cheikh Lô, pakistanais Salamat Ali Khan, ainsi que les qawwals Mehr & Sher Ali et Asif Ali Khan et la chanteuse Abida Parveen.

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Annexes – Discographie

Navras Records, Royaume-Uni

Nusrat Fateh Ali Khan, Traditional Sufi Qawwalis, Vol. 1 à 4, 1995. Autre série d’enregistrements de concerts traditionnels, proposés par un label anglais spécialisé dans la musique classique indienne.Visant initialement une diffusion britannique, où la diaspora indo-pakistanaise est très importante, cette série enregistrée à Londres en 1989 donne une bonne idée de la nature des prestations de Nusrat avec un public en mesure de comprendre le sens des paroles. Shanachie Records, États-Unis 124

The Day, the Night, the Dawn, the Dusk, 1993. Cet album inclut notamment le poème Yeh Jo Halka Halka qui avait « sauvé la vie » (selon ses propres dires) à Jeff Buckley après son coup de foudre. (Voir commentaire dans le chapitre 6).

Nusrat Fateh Ali Khan, (DVD), World Music Portrait, 2004. Six Degrees, Royaume-Uni

Dub Qawwali, 2007, Gaudi /Nusrat Fateh Ali Khan Sortie très récente, remixant d’anciens enregistrements des années 1970 de Nusrat et le reggae-dub du musicien londonien Gaudi. Des dizaines d’autres albums sont également disponibles, notamment via les sites de vente en ligne sur Internet. Ces titres incluent des labels aussi divers que Birdman, Carolina, Ecstasy, Exworks, Interra, Jaro, Lok Virsa, Mercury, MIL Multimedia, Milan, Music Club, Music Collection International, Music Today, Narada, Nupur, NYC Music, Radio City, Rehmat Gramophone House, Rough Guides, RPG, Saregama, Shanachie records, Silverspace, Sonic,T Series,Terrascape, Time Line, Tips, Triloka, World Music Network…

BIBLIOGRAPHIE ET RESSOURCES Livres Académie des Lettres du Pakistan (responsable de publication Mazhar-ul-Islam), Les Poètes mystiques du Pakistan, (Académie des Lettres du Pakistan, Islamabad, 1995). Aubert Laurent, La Musique de l’autre, (Georg éditeur, Genève, 2001). Aubert Laurent, Mondes en musique, (Musée d’Ethnographie, Genève, 1991). Baud Pierre-Alain, livrets des CD Hommage à Nusrat Fateh Ali Khan (Network Medien, Francfort, 1998), Asif Ali Khan, Mazarana, (Long Distance, Paris, 2005) et Faqirs du Mausolée de Shah Abdul Latif Bhittai, (Ocora/Radio France, Paris, 2006). Baud Pierre-Alain, notes des programmes Rizwan & Muazam Mujahid Ali Khan, Badar Ali Khan, Mehr & Sher Ali, Sohrab Faqir, Faqirs du Mausolée de Shah Abdul Latif, Ustad Shafi Mohammad Faqir … , (Théâtre de la Ville, Paris, 1999 à 2007). Baud Pierre-Alain, «Nusrat Fateh Ali Khan, le qawwali au risque de la modernité», Cahiers de Musiques Traditionnelles n°9, (Georg éditeur, Genève, 1996). Bourdin Philippe, note de programme « Nusrat Fateh Ali Khan», (Théâtre de la Ville, Paris, novembre 1985). Burckhardt Qureshi Regula, « Exploring Qawwali and “Gramophone Culture” in South Asia », Popular Music, vol. 18/1, (Cambridge University Press, Cambridge, 1990). Burckhardt Qureshi Regula, Sufi Music of India and Pakistan, (Cambridge University Press, Cambridge, 1986). Catella Martina, « Introduction au qawwali », mémoire de DEA en ethnomusicologie, université de Paris x, 1993. Clayer Nathalie & Zarcone Thierry, « Petit dictionnaire du soufisme et des confréries », dans Les Voies d’Allah, sous la direction d’A. Popovic et Gilles Veinstein, (Fayard, Paris, 1996). De Vitray Meyerovitch, Anthologie du soufisme, (éditions Sinbad, Paris, 1978). Devos Claire, Qawwali, la musique des maîtres du soufisme, (éditions du Makar, Paris, 1995).

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Annexes – Bibliographie et ressources

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Dupont Jacques, livret des volumes 3, 4 et 5 du CD Pakistan, Nusrat Fateh Ali Khan en concert à Paris, (Ocora/Radio France et Théâtre de la Ville, Paris, 1988). During Jean, « L’autre oreille : le pouvoir mystique de la musique au MoyenOrient », Cahiers de Musiques Traditionnelles, vol. 3 « Musique et pouvoir», Genève, 1990. During Jean, Musique et extase, l’audition mystique dans la tradition soufie, (Albin Michel, Paris, 1988). During Jean, « Musique et rites : le samâ’ », dans Les Voies d’Allah…, sous la direction d’A. Popovic et Gilles Veinstein, (Fayard, Paris, 1996). Ergüner Kudsi & Ferragut Bruno, livret des volumes 1 et 2 du CD Pakistan, Nusrat Fateh Ali Khan en concert à Paris, (Ocora/Radio France, 1987). Gaboriau Marc, « Le sous-continent indien », dans Les Voies d’Allah…, sous la direction d’A. Popovic et Gilles Veinstein, (Fayard, Paris, 1996). Jaffrelot Christophe, (sous la direction de), Le Pakistan, (Fayard, Paris, 2000). Matringe Denis, « La littérature soufie », dans Les Voies d’Allah, sous la direction d’A. Popovic et Gilles Veinstein, (Fayard, Paris, 1996). Matringe Denis, «Une séance de qawwali archétypale, introduction, transcription et traduction », dans Le Rajasthan, ses dieux, ses héros, ses hommes, dir. Annie Montaut, (INALCO, Paris, 2000). Michaud Roland & Sabrina, (présentation d’Anne-Marie Schimmel), Derviches du Hind et du Sindh, (Phébus, Paris, 1991). Mole Marijan, « La danse extatique en Islam », dans Les Danses sacrées, (Le Seuil, Paris, 1963). Nayyar Adam, Qawwali, (Lok Virsa Research Centre, Islamabad, ouvrage non daté). Popovic Alexandre & Veinstein Gilles (sous la direction de), Les Voies d’Allah. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, (éditions Fayard, Paris, 1996). Rama Krishna Lajwanti, Panjabi Sufi Poets, (Indus publications, Karachi, 1977). Ruby Ahmad Aqeel, Nusrat Fateh Ali Khan, a Living Legend, (World of Wisdom, Lahore, 1992). Saeed Malik, M. The Musical Heritage of Pakistan, (Idarasaqafat-e-Pakistan, Islamabad, 1983). Sakata Hiromi Lorraine, « The Sacred and the Profane : Qawwali Represented in the Performances of Nusrat Fateh Ali Khan », dans The World of Music, (International Institute for Traditional Music, Berlin, vol. 36 (3), 1994). Sheikh M. A., «Ustad Fateh Ali Khan, a Musical Genius», (brochure sans mention d’éditeur ni de date, Lahore). Swietlik Alain, note de programme « Nusrat Fateh Ali Khan », (Théâtre de la Ville, Paris, 1993).

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Films Asaro Giuseppe, Nusrat Fateh Ali Khan, a Voice of Heaven, (Crossmedia communications, New-York, 2001). Billon Yves, séquence sur Nusrat dans Musiques du Pakistan, (Films du Village, Paris, 1989 ; version DVD, 2004). De Missolz Jérôme, Nusrat Fateh Ali Khan, le dernier prophète, (Arte France / Morgan production, 1997 ; version DVD, 2001). Farjad Nabi, Nusrat Has Left the Buidding… but When ?, (Mateela, Lahore, 1997). Disponible via le site www.magiclanternfoundation.org D’innombrables vidéos ou DVD des concerts de Nusrat sont par ailleurs disponibles, via de multiples labels pakistanais et indiens. 127

Sites Internet http://alikhan.free.fr : l’un des rares sites en français, sinon le seul, entièrement dédié à l’artiste. www.nusratforever.com : blog qui souhaite “tout rassembler” sur Nusrat. http://nusrat.info : un “blog pour les fans” avec articles, extraits audio et vidéo, et traductions en anglais de certains poèmes. www.osa.co.uk : le site d’Oriental Star Agencies, le label historique de Nusrat en Europe. Il propose notamment plus d’une centaine de CD et vidéos/DVD de Nusrat, enregistrés à partir de 1980. www.sufinews.blogspot.com : blog d’introduction et de discussion plus large sur le soufisme, mais avec plusieurs articles sur Nusrat. www.youtube.com : plus de mille extraits vidéo de Nusrat librement accessibles en ligne. www.imdb.com : liste les collaborations de Nusrat avec l’industrie cinématographique, notamment celle de Bollywood.

NOTES Note de l’avant-propos 1. Pierre Alain Baud, dans « Nusrat Fateh Ali Khan, le qawwali au risque de la modernité », Cahiers de Musiques Traditionnelles, n°9, Genève, 1996 Notes du chapitre 1 128

1. Voir à ce propos un ouvrage de référence en français sur les confréries soufies Les Voies d’Allah. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, sous la direction d’Alexandre Popovic et Gilles Veinstein, (éditions Fayard, Paris, 1996). 2. Jean Chevalier, « Le moteur de l'Islam : le soufisme », Planète n°18, Paris, 1964. 3. Cité par Regula Burckhardt Qureshi, Sufi Music of India and Pakistan, (Cambridge University Press, Cambridge, 1986). 4. Ibid. 5. Marc Gaboriau, « Le sous-continent indien », Les Voies d’Allah, sous la direction d’A. Popovic et Gilles Veinstein, (Fayard, Paris, 1996), p.291. 6. Adam Nayyar, Qawwali, (Lok Virsa Research Centre, Islamabad, ouvrage non daté). 7. Regula Burckhardt Qureshi, « Exploring Qawwali and “Gramophone Culture” in South Asia » Popular Music, (vol.18/1, Cambridge University Press, 1990). 8. Regula Burckhardt Qureshi, op. cit., p.88. 9. Ibid, p.88. Notes du chapitre 2 1. Karim Dad, un des fils de Mubarak Ali Khan, communication personnelle avec l’auteur, Faisalabad, mai 2007. 2. Dans le film Nusrat Fateh Ali Khan, le dernier prophète de Jérôme de Missolz, (Music Planet/Arte France – Morgan Production, 1997), DVD, 2001. 3. Cité par Claire Devos, Qawwali, la musique des maîtres du soufisme, (éditions du Makar, Paris, 1995), p.24. 4. www. sufinews.blogspot.com 5. Op. cit., film Nusrat Fateh Ali Khan, le dernier prophète… 6. Cité par Ahmad Aqeel Ruby, Nusrat Fateh Ali Khan, a Living Legend, (World of Wisdom, Lahore, 1992), p.44. 7. Regula Burckhardt Qureshi, op. cit., p.90. 8. Interview de Nusrat Fateh Ali Khan par Jeff Buckley, www.encyclopedia.com

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Notes du chapitre 3 1. Ahmed Aqeel Ruby, Nusrat Fateh Ali Khan, a Living Legend, (Voice of Wisdom, Lahore, 1992), p.45. 2. Ibid, p.50. 3. Ibid, p.51. 4. Cité par Denis Glazer, site www.over23.com 5. Ahmad Aqeel Ruby, op. cit., p.87. 6 & 7. Nusrat Fateh Ali Khan, le dernier prophète, film de Jérôme de Missolz, (Music Planet/Arte vidéo, 1996/2000). 8. Ahmad Aqeel Ruby, op. cit., p.54. Notes du chapitre 4 1. Adam Nayyar, Newsline, Lahore, automne 1997. 2. Arshad Rehmat, communication personnelle avec l’auteur, Faisalabad, mai 2007. 3. Yasser Noman, communication personnelle avec l’auteur, janvier 2008. 4. Cité par Amit Ranjan, «Music, his Dargah », Outlook India, New Delhi, 3 septembre 2007. 5. Vidéo consultable notamment sur le site http://pardeep.com/music.cfm Notes du chapitre 5 1. Cité par Amit Ranjan, «Music, his Dargah», Outlook India, New Delhi, 3 septembre 2007. 2. Cité dans www.rollingstone.com, 18 août 1997. 3. Gérard Goutierre, «Les chants soufis de Nusrat Fateh Ali Khan», La Voix du Nord, Lille, 6 novembre 1985. 4. Laurent Aubert, Musiques traditionnelles : Guide du disque (Georg éditeur, Genève, 1991), p.159. 5. Kudsi Erguner et Bruno Ferragut, livret du CD Pakistan, Nusrat Fateh Ali Khan en concert à Paris, Volumes 1 & 2, Ocora – Radio France, 1987, p.3. 6. Vijay Singh, «Nusrat Fateh Ali Khan, le rêve du qawwal», Libération, Paris, 12 novembre 1985. 7. Claire Devos, Qawwali, la musique des maîtres du soufisme, (éditions du Makar, Paris, 1995), p.61. 8. Chantal Noeztel-Aubry, «La plus belle nuit d’Avignon», La Croix l’Événement, Paris, 13 juillet 1988. 9. Jean-Pierre Thibaudat, «Nusrat, le Falstaff du qawwali», Libération, Paris, novembre 1989. 10. Ibid. 11. Christophe Deshoulières, «Dieux vivants sur la place du Châtelet», CentrePresse, 2 décembre 1989. 12. Yves Billon, Musiques du Pakistan, Films du Village, Paris, 1989. 13. Eliane Azoulay, Télérama, 23 octobre 1991. 14. Chantal Aubry, La Croix l’Événement, 3 et 4 novembre 1991.

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Notes

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15. Philippe Pierre-Adolphe et Sergio Gonzalez, Grands Reportages, novembre 1991. 16. Véronique Mortaigne, Le Monde, 8 novembre 1991. 17. Bertrand Dicale, Le Figaro, 23 octobre 1993. 18. Nina Bienvenu, Le Parisien, 23 octobre 1993. 19. J.-M. D., Le Progrès de Lyon, 22 octobre 1993. 20. Le Courrier Picard, 27 octobre 1993. 21. Eliane Azoulay, Télérama, 20 octobre 1993. 22. Globe Hebdo, 20 octobre 1993. 23. L’Affiche, magazine des autres musiques, septembre 1993. 24. Alain Swietlik, note de programme Nusrat Fateh Ali Khan, Théâtre de la Ville, Paris, 1993. 25. Khaled Terbourbi, La Presse, Tunis, 19 juillet 1994. 26. Ibid. 27. Adam Nayyar, Newsline, Lahore, automne 1997. 28. Qawwali : the Vocal Art of the Sufis (I & II), Nusrat Fateh Ali Khan, JVC World Sounds, Tokyo, 1987/1990. 29. The JVC Video Anthology of Music and Dance of the World (South Asia IV), JVC, Tokyo, 1987/1990. 30. Ahmad Aqeel Ruby, op. cit., p.140. 31. Peter Watrous, New York Times, New York, 13 octobre 1992. 32. Jon Pareles, «Sufi Devotional Concerts Draws a Rousing Crowd», New York Times, New York, 17 août 1993. 33. Adam Nayyar, op. cit. 34. Hiromi Lorraine Sakata dans le film Nusrat Fateh Ali Khan, a Voice of Heaven de Giuseppe Asaro, (Crossmedia Communications, New York, 2001). Notes du chapitre 6 1. Peter Gabriel, interviewé dans le film Nusrat, le dernier prophète de Jérôme de Missolz, op. cit. 2. Michael Brook, livret du CD Mustt , Mustt, Real World, 1990. 3. Véronique Mortaigne, «Nusrat Fateh Ali Khan,Shahbaaz», Le Monde, Paris, 8 novembre 1991. 4. Francis Dordor, «Un homme nommé qawwâl», Destination World music, Les Inrockuptibles, supplément au numéro 56, Paris, mai 1996. 5. Ibid. 6. Véronique Mortaigne, «Le mystère de Nusrat Fateh Ali Khan», Le Monde, Paris, 30 mars 1996. 7. Jeff Buckley, site www.jeffbuckley.com 8. Jeff Buckley, site www.imran.com 9. Jeff Buckley, site www.nusratforever.com 10. Lorraine Sakata dans le film Nusrat Fateh Ali Khan, a Voice of Heaven, op. cit. 11. Joi, livret du CD Star Rise, Nusrat Fateh Ali Khan et Michael Brook Remixed, Real World, 1997. 12. Nitin Sawhney, livret du CD Star Rise…, op.cit.

Caetano Veloso L’âme brésilienne

13. Jérôme de Missolz, site www.arteboutique.fr 14. http ://cafeaman.blogs.com/café_aman/2007/08/index.html 15. Imran Khan, Asia Week, 29 août 1997. 16. Ibid. 17. «Indiedaze», site www.imdb.com 18. Cité par Amit Baruah et R. Padmanabhan, «The Stilled Voice», Frontline, Delhi, Vol. 14, n°18, p.6-19, septembre 1997. 19. Ibid. 20. Ashish Chatterjee, site www.amazon.com 21. Adam Nayyar, Newsline, op. cit. 22. Ibid. 23. Salman Ahmed, site newsweek.com et washingtonpost.com 24. Ibid. 25. Film Nusrat Fateh Ali Khan, le dernier prophète, op. cit. 26. Cité par Jacques Dupont, livret des volumes 3, 4 et 5 du CD Pakistan – Nusrat Fateh Ali Khan en concert à Paris, Ocora – Radio France et Théâtre de la Ville, Paris, 1988. 27. Film Nusrat Fateh Ali Khan, le dernier prophète, op. cit. 28. Cité par Laurent Aubert, Mondes en musique, Musée d’Ethnographie, Genève, 1991. 29. Cité par Jacques Dupont, livret des volumes 3, 4 et 5, op. cit. 30. Pierre-Alain Baud, Nusrat Fateh Ali Khan, le qawwali au risque de la modernité, Cahiers de Musiques Traditionnelles n°9, (Georg éditeur, Genève, 1996). Notes du chapitre 7 1. Mohammed Ayub, dans le film Nusrat Fateh Ali Khan, le dernier prophète, op. cit. 2. Hervé Resse, sur le site www.blog-hrc.typepad.com, 31 août 2005. 3. Bertrand Dicale, «Nusrat, la grande voix d’Allah», Marianne, Paris, n°22, 22-28 septembre 1997. 4. Bouziane Daoudi, Libération, 18 août 1997. 5. Bertrand Dicale, «Nusrat, la voix de la foi», Le Figaro 18 août 1997. 6. Francis Dordor, Les Inrockuptibles, 3-9 septembre 1997. 7. Frédéric Bernard, Trad Mag n° 56, novembre-décembre 1997. 8. Judith Gabriel, Al Jahid Magazine, Vol.3, n° 20, été 1997. 9. Bertrand Dicale, op. cit. 10. Farjad Nabi, The News on Sunday, Lahore, 24 août 1997. Notes de la conclusion 1. Amit Ranjan, Outlook India, New Delhi, août 2007. 2. Francis Dordor, “L’Infini en héritage”, Les Inrockuptibles, 3 novembre 2004. 3. Amit Ranjan, op. cit. 4. Salman Ahmed, site newsweek et washingtonpost.com 5. Site www.sepiamutiny.com 6. Site www.edwebproject.org/nusrat.html

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Remerciements

REMERCIEMENTS Si ce livre est signé d’un seul nom, il demeure bien aussi une aventure à laquelle ont contribué nombre de personnes de bon conseil, qui toutes auront permis à un degré ou à un autre l’éclosion de ces pages… En premier lieu, je ne peux que mentionner les personnes, tout à la fois proches de Nusrat et de notre trajectoire commune : Martine Rayer, Stéphane Gallet et Soudabeh Kia qui ont permis à notre rencontre de Fontevraud (voir l’avant-propos) d’être si féconde par la suite… pour moi en tout cas. 132

Viennent ensuite toutes ces relations pakistanaises, devenues amitiés au long cours pour certaines, sans l’appui desquelles ce livre n’aurait pas été ce qu’il est : en premier lieu la famille de Nusrat, dont les rares personnes de sa génération encore en vie, sa sœur Nafeesa et son cousin germain Karim Dad, mais aussi son neveu Rahat Fateh Ali Khan et ses petits-cousins Rizwan, Muazam et Aurangzeb Mubarak Ali Khan. Familiers de Nusrat, comment ne pas mentionner aussi Dildar Hussein et Nafeez Ahmed, deux des fidèles musiciens de son groupe de qawwals, sa seconde famille en fait. Puis apparaissent les amitiés de la première heure, ou si présentes au cours de la rédaction de ces lignes : Yasser Nomann, Adam Nayyar, Rashid Sheikh, Fozia Tanveer, Annie Mercier, Alix Philippon… sans oublier Zaryab Baig et toute sa famille, Georges & Babeth Lefeuvre ainsi que Bina Jawad pour leurs si accueillantes « maisons du Bon Dieu »… et nos prolixes échanges. Le Sindh, ses présences et ses regards, tout en étant quelque peu éloigné du Pendjab de Nusrat, aura aussi fortement inspiré ces pages, avec tout particulièrement Adam Malik, la famille de Comrade Ramzan Memon & Shahina, Pîr Ibadullah Rashdi, Abdul Haq Chang, les compagnons de PILER, le personnel de l’Institute of Sindhology de la Sindh University où j’avais poursuivi des recherches post-doctorales… et tous ces faqirs chantants, avec en premier lieu les Faqirs de Shah Abdul Latif Bhittai, à Bhit Shah. C’est à tous ces doux de Dieu que je voudrais dédier ces pages. Un autre rivage/horizon, un peu plus lointain encore et pourtant si présent au cœur de ces lignes, tout à la fois en communion et en différenciation, aura été le Bangladesh, Bengale doré de mes 20 dernières années. Avec en tout premier lieu Mukul, mais aussi Thérèse Blanchet, Farida Parveen, Mridul Chakrobarty, Kiron Babu et Anissa, Foulbabu, Shufol, Nipun, Kazi Muktadir, Nasir Uddin Ahmed et GUP, le frère Jacques, Colette, Ranjan Karmakar, ainsi que, erase una vez, Florence Durandin et François Persyn…. L’Inde actuelle ne peut être oubliée non plus, avec notamment mes “Sésames en qawwali” et autres denses musiques du sous-continent : Claire Devos, Komal Kothari (paix à son âme) et Neela Bhagwat.

Nusrat Fateh Ali Khan Le messager du qawwali

Puis, boucle bouclée, reviennent des présences et des visages européens : Azhar et Assad Siddique, Jacqueline Magnier et tout le petit monde du Théâtre de la Ville, Benjamin Minimum et Mondomix, Serge-Noel Ranaïvo et Ocora, les amis/amies de Zone Franche, Laurent Aubert et toute l’équipe des Ateliers d’Ethnomusicologie de Genève, Marc Mangin, Michel et Hafida Le Bastard, Béatrice Bertho… De bien vivifiantes présences amicales m’auront aussi accompagné tout du long : Jean-Pierre et Marie-Catherine Petit, Christiane Mordelet, Pascale et Patrick Vuarand, Jean-Pierre et Brigitte Burnet, Rosa Ribeiro et Marc Berger, Catherine Gaudard, Florence Strigler, Sandrine Genevier, Pascale Audebrand, Agnès Marot… Et pour finir, des prénoms suffisent : Germaine, Anne-Marie et Pierre, Gabriel et Catherine, Bernadette et Mahmoud, Michel et Sylvie, Thérèse, Marie-Christine et Gérard : toutes et tous auront, d’une manière ou d’une autre, contribué – parfois très amplement – à l’épanouissement de ces lignes… Merci !

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PARTENAIRES Les éditions Demi-Lune remercient leurs partenaires pour la confiance qu’ils leur témoignent et l’aide et le soutien qu’ils leur apportent dans cette aventure éditoriale qu’est la collection Voix du monde.

Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique pour la gestion des droits d'auteur, Musiques et cultures dans le monde,

La radio impertinente et décalée, partout en France,

Les Éditions Demi-Lune, c’est aussi… l’univers de la capoeira Fascinante capoeira : Quiconque s'intéresse au Brésil croisera tôt ou tard le chemin de la capoeira, pour son plus grand bonheur, puisque cet art martial hautement chorégraphique symbolise à lui seul tout l'esprit brésilien ! Il est une des manifestations festives les plus emblématiques de la culture afro-brésilienne, avec le candomblé et la samba.

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ne série d’ouvrages biographiques dédiés aux plus grandes figures des musiques du monde. La collection Voix du monde s’est fixée pour objectif de familiariser le public avec les cultures musicales dites “World” au travers une série de portraits d’artistes majeurs, emblématiques de leur pays et de leur genre musical. Mieux faire connaître un artiste incontournable, comprendre son parcours et le courant musical qu’il représente, à travers des ouvrages de référence, concis et vivants, écrits par des spécialistes passionnés. L’ambition de cette collection est de permettre au plus large public, non aux seuls initiés des musiques du monde, la découverte d’un artiste essentiel, et de son travail, en transmettant au lecteur une passion qui éveille son intérêt et l’incite à étendre son univers musical. - Caetano VELOSO, l’âme brésilienne de Ricardo Pessanha - Youssou N’DOUR, le griot planétaire de Gérald Arnaud - Cesaria Evora, la diva du Cap Vert de Sandrine Teixido - Nusrat FATEH, le messager du Qawwali de Pierre-Alain Baud (Coup de coeur de l’Académie Charles Cros 2008) - Salif KEITA, la voix du Mandingue de Florent Mazzoleni - Ravi SHANKAR, le maître du sitar de Jonathan Glusman - Astor PIAZZOLLA, le tango de la démesure d’Emmanuelle Honorin - FELA Kuti, le génie de l’Afrobeat de François Bensignor. - Gilberto GIL, l’enchanteur tropical de Ricardo Pessanha

CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES & LÉGENDES Couverture : Nusrat Fatheh Ali Khan lors de son dernier concert au théâtre de la Ville, en novembre 1995 (photo Francis Vernhet). Introduction : Bus pakistanais bondé sur les routes montagneuses de la Karakorum Highway, en 2000, (photo Arno Mansouri). Sanctuaire soufi Shah Abdul Latif Bhitai dans le Sindh, au Pakistan, en 2004, (photo Pierre-Alain Baud). Page 66 : Pluie de billets de banques, (des dollars US) sur le groupe lors d’un concert de Nusrat, (la date, le lieu et l’auteur de cette image ne sont pas connus de l’éditeur). Page 80 : Nusrat Fateh Ali Khan joue de l’harmonium aux côtés de Michael Brook, en Angleterre, (photo Stephen Lovell-Davies/Real World). Conclusion : Montage composite de différentes pochettes de CD occidentaux et de K7 locales, comprenant également le titre de l’article paru dans Libération pour la mort de Nusrat (photo Marie-Paule Nègre), un timbre à son effigie et une publicité pakistanaise, pour une marque de thé, montrant les « 4 génies du siècle ».

Achevé d’imprimer en mars 2008 sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery 58500 Clamecy Dépôt légal : mars 2008 Numéro d’impression : 802279 Imprimé en France