Nouvelles luttes de classes
 9782130553229, 2130553222

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ACTUEL MARX CONFRONTATION

Nouvelles

luttes

de classes sous la direction de

JEAN LOJKINE P I E R R E C O U R S - S A L I ES MICHEL VAKALOULIS

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Maquette de couverture par Muriel Bouret ISBN 2 13 055322 2 D é p ô t légal — 1 " é d i t i o n : 2006, a o û t C Prcttei Universitaires de France, 2006 6, a v e n u e Reille, 75014 P a r i a

TABLE DES MATIÈRES

Pierre Cours Salies, Jean Lojkine, Michel Vakaloulis : Introduction

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Première Partie : Approches transversales Jean Lojkine : Nouveaux rapports de classe et crise du politique dans le capitalisme informationnel 15 Gérard Mauger : Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans 29 Pierre Cours-Salies : alternative

Libéralisme,

mondialisation, 43

Stéphane Rozès : De l'appartenance de classe au « devenir social », de l'anti-capitalisme politique à l'anti-libéralisme idéologique 63 Michel Vakaloulis : Les possibilités politiques de l'action collective 77

Deuxième Partie : Transformations du travail et conflits sociaux René Mouriaux : La mobilisation collective. Approche lexicale et discursive 91 Stephen Bouquin : Visibilité et invisibilité des luttes sociales : question de quantité, de qualité ou de perspective ? 103 Armando Fernândez Steinko : Valeurs des employés espagnols de la nouvelle économie : repenser les valeurs conservatrices et progressistes 113 Évelyne Perrin : Du salariat au précariat ?

127

Philippe Coulangeon : Les intermittents du spectacle : un laboratoire de la flexibilité « heureuse » ? 135

Troisième Partie : Les luttes enseignantes : contre la reproduction sociale à l'école ? Jean-Pierre Terrait : scolaires ?

Se

résigner

aux

inégalités 153

Stéphane Bonnéry : Inégalités de réussite scolaire et conscience de classe 157 Christian Laval : Le mouvement des enseignants : contestation antilibérale et lutte de reconnaissance.... 173 Bertrand Geay : Réapprendre l'égalité. Les luttes enseignantes du printemps 2003 193

Quatrième Partie : Mondialisation de la lutte de classes ? Marianne Debouzy : Recomposition ouvrière aux États-Unis ?

de la

classe 211

Helena Hirata : Mondialisation et rapports sociaux sexués : une perspective Nord-Sud 227 Maria Emilia Tyoux : Contre la naturalisation néolibérale chilienne : une sociologie subversive 241 Gérard Heuzé : La classe moyenne indienne entre sacralisation et menace. Les années 1970-2000 249 Bibliographie

277

AUTEURS

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Introduction

La montée des mouvements sociaux depuis 1995 a redonné vie aux débats sur les luttes de classes en France : assiste-t-on à un « retour » 1 des classes sociales occultées durant les années 1980-1990 ? Ou ce « retour » n'est-il qu'illusoire, compte tenu des bouleversements sociologiques opérés depuis 30-40 ans sur les principaux acteurs historiques de la lutte de classes ? La décomposition économique, sociale, politique, symbolique de la « classe ouvrière » ne doit-elle pas conduire à la plus grande circonspection vis-à-vis tant de la thèse du « retour » que de celle du « renouveau » des luttes de classes ? Le 26 novembre 1900, lors de sa célèbre confrontation avec Jules Guesde à l'hippodrome de Lille, Jean Jaurès définissait le « principe » de la lutte de classes par trois conditions. Il faut, d'abord, le sentiment d'un « antagonisme des intérêts entre les capitalistes et les salariés ». Mais cela ne suffit pas, «il faut que les salariés espèrent... l'avènement d'un ordre nouveau dans lequel la propriété, cessant d'être monopoleuse, cessant d'être particulière et privée, deviendra sociale, afin que tous les producteurs associés participent à la fois à la direction du travail et au fruit du travail ». Enfin, il faut que les travailleurs s'organisent eux-mêmes, créent leurs propres organisations de classe (syndicats, partis politiques, coopératives, etc.) pour se libérer de la classe capitaliste. Où en sommes nous aujourd'hui ? Certes la mythologie toujours dominante idéologiquement de la « classe moyenne » a du plomb dans l'aile. La thèse, qui n'est pas neuve2, de la « moyennisation » de la société capitaliste, d'un grand groupe central allant des ouvriers à statut aux cadres supérieurs, avec un brassage de toutes les couches de la société vers le haut, ne peut plus rendre compte de la montée des inégalités sociales croissantes depuis les années 1980, ni de la paupérisation des travailleurs intellectuels du secteur public, ni même de la précarisation des cadres et diplômés du secteur marchand. Mais peut-on en revanche encore parler, comme le fit Jean Jaurès, « du » Prolétariat, comme d'un sujet historique représentant 1. Eustache Kouvélakis, Michel Vakaloulis [1995] ; Louis Chauvel [2001] ; Élisabeth Gauthier, Jean Lojkine [2003] ; Paul Bouffartigue [2004] ; Jean-Noël Chopart, Claude Martin [2004]. 2. Elle fut déjà au centre des débats du mouvement ouvrier révolutionnaire et des partis social-démocrates dans les années 1880-1890.

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l'ensemble du « salariat » face à la classe capitaliste ? Peut-on a fortiori parler, comme Jules Guesde, d'un combat « classe contre classe » ? Si le salariat se généralise, et même se mondialise aujourd'hui, en même temps il se différencie. Cette « multipolarité » de l'archipel salarial, ces clivages culturels si profonds entre professions intellectuelles et salariat d'exécution (ouvriers, employés, voire techniciens), entre modes de vie rend beaucoup plus compliquée la convergence des luttes anticapitalistes. D'autant plus que le grand espoir du XXe siècle (l'avènement d'une société socialiste), s'il ressurgit aujourd'hui sous d'autres formes à travers les mobilisations contre le néo-libéralisme, a subi une terrible désillusion. Tels sont les enjeux des débats qui ont animé les ateliers Sociologie lors du quatrième Congrès mondial organisé en 2004 par la revue Actuel Marx, dont cette publication rend compte. Le livre est organisé en quatre parties : la première confronte des approches transversales qui mettent la notion marxiste de « lutte de classes » à l'épreuve des bouleversements sociologiques, géopolitiques, culturels de ces trente dernières années. La seconde partie est centrée sur les relations entre les transformations du travail et les conflits sociaux. La troisième partie est consacrée à l'analyse du sens profond des récentes luttes des enseignants. Enfin, la quatrième partie porte sur la mondialisation de la lutte de classes. La première partie est marquée par le « pluralisme agonistique » des approches sociologiques des actuels mouvements sociaux. Jean Lojkine défend une version « optimiste » des potentialités nouvelles des alliances de classe dans un salariat « multipolaire », sans groupe hégémonique comme le fut historiquement le groupe ouvrier. Sans cacher pour autant l'obstacle culturel majeur qui oppose classes populaires et travailleurs intellectuels. En même temps, il critique la notion bourdieusienne de « capital culturel » qui rejette les travailleurs intellectuels du côté de la bourgeoisie capitaliste et rend incompréhensibles les luttes des intermittents du spectacle ou des enseignants contre le néo-libéralisme. Gérard Mauger propose une synthèse des analyses sociologiques de la déqualification, sociale, économique, politique, symbolique, des classes populaires, et d'abord du groupe ouvrier. Il insiste dans le même temps sur les processus de « déségrégation sociale » qui ont « dé-fait » une ancienne culture populaire close sur elle-même et favorisé l'intégration, très ambivalente, des classes populaires dans la culture de la classe dominante. En même temps, il souligne les divisions nouvelles qui sont issues de l'opposition entre les classes populaires en voie d'intégration (et d'ascension sociale) et les fractions les plus paupérisées (notamment parmi les familles immigrées), exclues de cette intégration sociale. Pierre Cours-Salies s'attache à mettre en évidence comment les rapports sociaux plus ou moins naturalisés (sexe, âge, origines nationales,

INTRODUCTION

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certifications scolaires) redoublent de leur évidence la hiérarchisation des chances et des places dans la société. Le libéralisme, en détruisant des garanties sociales, rend le fétichisme de la marchandise, ressort du système capitaliste, d'autant plus puissant. Mais par le même biais se créent aussi les conditions de nouvelles exigences communes, qui rendent nécessaire une relecture à la lumière de quelques concepts de Marx. V Stéphane Rozès insiste sur la discontinuité dans les représentations entre anti-libéralisme idéologique qui prévaut dans le salariat depuis une décennie et anti-capitalisme politique. Ce phénomène renvoie à la radicalité de la période qui nécessite de penser dans le même mouvement la question sociale, nationale et républicaine. Le nouveau capitalisme patrimonial, celui des actionnaires, en rendant contingent le devenir professionnel, homogénéise le salariat par la transversalisation de la non-maîtrise de son « devenir social ». La nation, au-delà des antagonismes de classes, souhaite le maintien de l'intrication entre question politique et question sociale dont l'État était l'instrument. Or, ce dernier, ayant historiquement intégré de très hauts niveaux de compromis entre classes sociales, se retire aujourd'hui au nom de l'Europe et de la contrainte extérieure. Michel Vakaloulis analyse l'apport du mouvement social comme facteur de politisation non partisane de la société. Le mérite des mobilisations contestataires est de desserrer l'emprise systémique sur les pratiques sociales et de stimuler la participation démocratique des citoyens aux affaires communes. Cependant, le rapport au politique demeure le point aveugle du mouvement social. La revendication de son « autonomie », interprétée a minima comme indépendance à l'égard des partis politiques et du pouvoir d'État, ne résout pas toutes les interrogations de fond. Le principe de non hiérarchisation entre la sphère sociale et la sphère politique est la condition préalable de toute forme de coopération entre syndicats, associations et formations partisanes. La seconde partie centre les débats autour des significations des mutations du travail dans les mouvements sociaux. René Mourianx montre comment la « polysémie agonistique » qui caractérise les analyses de la « mobilisation collective » éclaire les enjeux des débats conflictuels sur la nature profonde des mouvements sociaux actuels. La dénégation de la lutte de classes fait partie de la lutte de classes qu'exprime le retour des grandes mobilisations collectives. Mais, dans ce cas, ne faut-il pas attacher la plus grande importance aux processus, aux procédures, souvent invisibles, qui cherchent à « invisibiliser » les luttes sociales ? Stephen Bouquin s'efforce de rendre visibles tant les cycles longs historiques des offensives, des pauses, des trêves à l'échelle mondiale, que les multiples pratiques clandestines de résistance qui grippent les mécanismes de domination capitaliste.

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De son côté, Annando Steinko relativise le clivage entre valeurs « individualistes » et valeurs de solidarité qui est souvent présenté comme la manifestation indiscutable de l'individualisation de nos sociétés. Il s'appuie sur une enquête auprès d'employés du secteur de la nouvelle économie pour montrer comment des attitudes plus personnelles, plus autonomes, peuvent déboucher sur des valeurs progressistes, solidaires, opposées à la culture individualiste libérale comme à la culture conservatrice de type communautariste. Autre transformation ambivalente du travail : le processus de flexibilisation-précarisation. Alors que la précarisation se généralise, touche une partie des classes moyennes et supérieures, soutient Evelyne Perrin, la nouvelle combativité des jeunes précaires dans la restauration rapide et le commerce des biens culturels n'est pas suffisamment relayée et coordonnée par les organisations syndicales. Philippe Coulangeon revient sur le conflit des intermittents du spectacle pour souligner que le salariat intermittent à employeurs multiples demeure un objet ambigu. Modèle de la « flexibilité heureuse » pour les uns (travail flexible mais créatif, autonome), il serait marqué en réalité par des dynamiques inégalitaires et des formes d'autoexploitation, bien loin du mythe néo-libéral de la mobilité choisie et du dépassement de l'organisation capitaliste du travail salarié. La troisième partie est consacrée à la signification des récentes luttes des enseignants. La question posée aux contributeurs était simple mais redoutable : en quelle mesure ces luttes impliquaient-elles une mobilisation réelle contre les inégalités sociales à l'école ? Jean-Pierre Terrait et Stéphane Bonnéry mettent l'accent sur l'énorme difficulté à construire des pratiques enseignantes et des dispositifs scolaires qui permettraient vraiment de réduire l'inégalité sociale à l'école. Plus même, Us notent que souvent les pratiques apparemment les plus progressistes comme les pédagogies « actives », « douces », « concrètes », ne font que renforcer le décalage entre les élèves en difficulté et les autres, faute de prendre en compte les exigences d'une véritable entrée dans les savoirs abstraits, à la base de la culture générale (maîtrise de la grammaire et des idéalités mathématiques). Ce qui amène Christian Laval à s'interroger sur les raisons de l'échec du mouvement des enseignants au printemps 2003, malgré sa forte mobilisation collective. N'aurait-il pas été en prise avec la question clé de la démocratisation scolaire, faute d'envisager ouvertement les problèmes rencontrés par le collège unique, faute de se confronter ouvertement à l'écart grandissant entre l'idéal d'égalité des chances et une réalité de plus en plus inégalitaire ? Christian Laval plaide cependant pour une connexion étroite dans les luttes des enseignants entre l'expérience professionnelle de la ségrégation sociale à l'école et le contenu antilibéral de ces mobilisations collectives. Il y a un lien très fort entre le souci concret de l'égalité des conditions pédagogiques et la conscience politique des facteurs globaux,

INTRODUCTION

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sociaux, économiques, qui déterminent l'échec scolaire. L'anti-libéralisme enseignant est né de la prise de conscience du décalage entre les « incantations aux changements strictement pédagogiques » et les écarts de recrutement social entre les différents établissements scolaires. Il est aussi le refus d'une conception techniciste et marchande du métier d'enseignant. C'est en ce sens que Bertrand Geay peut de son côté pointer la thématique centrale du mouvement enseignant de 2003 associant la question de l'égalité des territoires (« dans tous les quartiers, dans toutes les régions, un même droit à l'éducation ») et le refus du libéralisme scolaire, mot d'ordre déjà au cœur des grèves de 1998 dans les territoires parmi les plus éprouvés par la ségrégation scolaire (Seine Saint-Denis, Gard, Hérault). La dernière partie de cet ouvrage porte sur la mondialisation de la lutte de classes : en quelle mesure la mondialisation capitaliste a-t-elle favorisé la convergence des luttes en les homogénéisant ? En quelle mesure, au contraire, fait-elle ressortir les spécificités nationales ou zonales (clivages Nord/Sud ; spécificités historiques de certains États nationaux à forte tradition culturelle pré-capitaliste comme l'Inde ou la Chine) ? Le cas états-unien traité par Marianne Debouzy, plaide en faveur d'une approche très nuancée d'une réalité souvent paradoxale. D'un côté, on assiste, ici comme ailleurs, à un processus de démantèlement des bastions ouvriers, à une perte d'identité des ouvriers qualifiés de l'industrie qui s'assimilent à la « classe moyenne », tandis que les clivages sont multiples entre américains de souche et immigrés, entre races, ethnies, sexes. Mais de l'autre on assiste à une mobilisation très combative et très inventive des « cols bleus » les plus pauvres et les plus précaires : les travailleurs, et surtout, les travailleuses immigré-e-s, notamment dans les services, où les victoires sanctionnent leur capacité à ne pas se laisser enfermer dans le communautarisme d'origine, en menant la bataille pour la conquête de l'opinion publique. Helena Hirata confronte de son côté la thèse marxiste à la nouvelle donne de la mondialisation et des rapports de genre. À partir de recherches réalisées dans des entreprises multinationales au Brésil, en France et au Japon, elle insiste sur les multiples formes de division hommes/femmes sous lesquelles se décline la division internationale du travail, sans occulter pour autant les promesses que porte le jeune mouvement altermondialiste. L'intervention de Marie Emilia Tyoux porte sur le Chili, laboratoire du néo-libéralisme en Amérique Latine. Le capitalisme néolibéral chilien arrive aujourd'hui à la maturité. L'extrême polarisation de classe, la marginalisation de couches entières de la population, dont les femmes et les enfants appartenant notamment à des groupes ethniques minoritaires, sont la contrepartie occultée des « bonnes » performances macroéconomiques de ce pays. Les difficultés de coordonner les résistances éparses dans la

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perspective d'un puissant mouvement social contre l'ordre social constituent un défi majeur de la critique progressiste. Le cas .de l'Inde interpelle les marxistes comme il a déjà interpellé Marx. Gérard Heuzé montre avec brio comment le concept occidental de « classe moyenne » (plus précisément, sa version anglaise de middle class) a été réapproprié par la société Indienne pour devenir classe « centrale » sacralisée à travers les figures traditionnelles des brahmanes lettrés des hautes castes ou des maîtres du sol. La « désacralisation » de cette classe moyenne aujourd'hui composée des cols blancs de l'État-Providence et des grandes entreprises publiques fut la conséquence de la dégradation des conditions de vie urbaine, de la montée du chômage et des restructurations libérales du secteur public. Mais cette relative « prolétarisation » d'une fraction des hautes castes, loin de favoriser leur convergence avec les classes populaires, provoqua au contraire la naissance de mouvements corporatistes animés par les étudiants et les professions intellectuelles paupérisées des hautes castes, ce qui débouchera même sur de terribles pogromes dirigés contre les membres des basses castes, particulièrement les minorités instruites favorisées par la mise en place des quotas d'embauche et d'accès à l'université. Ces faits troublants, tellement éloignés des mouvements de mobilisation des professions intellectuelles françaises, nous interpellent et nous obligent à remettre en cause nos outils d'analyse : pourquoi le mouvement ouvrier hindou, minoritaire mais très bien organisé, a-t-ii perdu de son influence, au même titre que l'État-Providence ? Comment l'appartenance de caste peut-elle se combiner aussi bien avec une conscience de classe anti-libérale qu'avec une conscience élitiste et corporatiste ?

Pierre Cours-Salies, Jean Lojkine, Michel Vakaloulis

PREMIÈRE PARTIE

Approches transversales

Nouveaux rapports de classe et crise du politique dans le capitalisme informationnel

Jean LOJKTNE

Nous vivons une période de transition entre la décomposition des anciennes identités de classe et les recompositions possibles, à venir. Les cadres anciens de représentation sociale ne conviennent plus. « Classe ouvrière », « cadres », « classe moyenne », ces catégories ne rendent compte ni des imbrications nouvelles entre les ouvriers et le reste du salariat, notamment dans le traitement de l'information, ni de la segmentation et de la division introduites dans tout le salariat par le processus de précarisation du travail. En même temps, les organisations syndicales et politiques peinent à représenter un salariat pluriel où les convergences objectives se heurtent à la puissance des divisions sociales, culturelles, ethniques, mais aussi aux nouvelles aspirations individuelles des jeunes et des femmes salariées, en liaison avec la révolution informationnelle. Pour tenter d'y voir plus clair et de repérer, sans volontarisme, les potentialités nouvelles de recomposition identitaire, nous avons procédé en deux temps. Nous réexaminons tout d'abord dans une perspective sociohistorique les grandes divisions sociales et culturelles qui paralysent aujourd'hui les alliances de classe, à commencer par l'opposition entre couches dites « populaires » (ouvriers et employés) et couches moyennes salariées. Nous tentons enfin d'analyser les avancées et les limites de ce que l'on a appelé les « nouveaux mouvements sociaux », dans toute leur diversité, voire leur disparité, autour de l'enjeu que représente la construction d'alternatives aux politiques dites « néo-libérales », et au-delà, le dépassement véritable du capitalisme. Une question est au centre de nos interrogations : pourquoi le « tabou de la gestion » est-il encore si puissant chez les salariés et les citoyens tant dans l'entreprise que dans les espaces publics de la Cité ?

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JEAN LOJKINE

La question du « capital culturel » divise les classes populaires et les professions intellectuelles salariées Avec la notion de « capital culturel », Pierre Bourdieu opère une identification préalable entre les propriétaires capitalistes des moyens de production et les propriétaires de la force de travail (les salariés), sur la seule base de leur fonction de consommateurs échangeant des biens et des revenus sur un marché. La distinction fondamentale opérée par Karl Marx entre distribution des biens de consommation et distribution des moyens de production disparaît chez Pierre Bourdieu qui réduit ainsi le capital à un simple « bien à consommer et à faire circuler », selon la théorie économique néo-classique. Quelle est, en effet, la découverte de Marx ? « Le capital, précise-t-il à la fin du Capital dans le chapitre inachevé sur les classes sociales, suppose déjà une répartition. D suppose que les ouvriers sont expropriés des moyens de travail, que ceux-ci sont concentrés entre les mains d'une minorité d'individus. » Par contre les rapports de distribution « au sens courant du terme » (distribution des biens de consommation) sont « les divers titres que possèdent les individus à une part du produit qui revient à la consommation individuelle ». Ils ne renvoient pas eux-mêmes aux rapports de distribution (des moyens de production) « qui constituent le fondement des fonctions sociales particulières qui, dans le cadre du rapport de production, sont l'apanage de certains de ses agents par opposition aux producteurs directs » Par conséquent la notion de « capital culturel » gomme la contradiction entre les rapports de distribution (des moyens de production) et les forces productives, entre les capitalistes et les producteurs directs. Cantonnée dans la sphère de la consommation et de la distribution des revenus (autrement dit dans la sphère de la stratification sociale), la théorie du capital culturel ne peut dès lors déboucher sur l'analyse de la contradiction entre les formes sociales capitalistes (profit, rentabilité) et les besoins nouveaux en formation, ce que Marx appelle justement ici « les capacités de production et le développement de leurs agents ». À partir du moment où les rapports sociaux sont enfermés dans la sphère de la circulation et de la distribution des biens, la critique opérée par Pierre Bourdieu du capital humain ne peut être que limitée. La « théorie libérale du marché » est réfutée au nom des « rapports de force qui caractérisent le marché », mais on reste enfermé dans ce que Marx appelait « l'illusion de la concurrence », sans pouvoir éclaircir les fondements

J 1. Karl Marx, Le Capital, Livre m, 7*"" section, chap. LI, Éditions sociales, 1960, p. 254.

NOUVEAUX RAPPORTS DE CLASSE ET CRISE DU POLITIQUE

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sociaux de ces rapports de force. On flotte perpétuellement dans des concepts flous et analogiques dont l'effet principal est d'occulter l'inégalité fondamentale des rapports d'exploitation capitalistes (la relation entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct), au profit de l'inégalité des salariés dans la distribution des revenus et des biens de consommation. Enfermés dans la sphère de la circulation, le capitaliste et le producteur direct ne sont plus que des agents sociaux voués à l'échange de leurs biens (capital économique contre capital culturel) pour maximiser leurs intérêts de consommateurs. Mais cette inégalité dans la répartition des titres de consommateurs implique en même temps une égalité analogique fondamentale entre l'entrepreneur capitaliste à la recherche de la valorisation de son capital et ses propres salariés, pour peu que ces derniers, propriétaires de leurs « titres scolaires », cherchent à maximiser les avantages de leurs « investissements éducatifs ». La nature de classe de la ségrégation scolaire s'efface au profit d'une concurrence et d'une lutte entre « entrepreneurs capitalistes effectuant des placements » plus ou moins « rentables », en fonction de leur capacité à « spéculer ». Ainsi la théorie du capital culturel réduit la concurrence entre salariés diplômés sur le marché du travail à un simple affrontement entre des logiques individualistes de maximisation de leurs intérêts. Or trois types de faits peuvent infirmer aujourd'hui cette théorie_éJitiste de la « distinction » qiltuielle. En premier lieu, le décalage croissant entre diplôme et statut social (le « déclassement » massif des jeunes diplômés) interpelle la thèse libérale de la soi-disant « inflation » des diplômes qui ignore la contradiction entre les besoins objectifs de formation et les pressions en sens contraire de la logique de la rentabilité. En second lieu, les attitudes actuelles des jeunes diplômés ne peuvent se réduire à une simple concurrence individualiste : résistance, solidarité émergent des nombreux mouvements sociaux qui marquent les années 1980,1990 et 2000. Enfin, les luttes de plus en plus massives des enseignants (Seine Saint-Denis en 1998 ; mouvements du printemps 2003) manifestent à la fois leur solidarité et leur précarité, leur dévalorisation sociale, bien loin des théories sociologiques sur les « bourgeois dominés ». On peut vérifier le caractère profondément idéologique de la notion de capital culturel, en analysant le décalage croissant entre les indicateurs empiriques du « capital culturel » selon Pierre Bourdieu et le niveau des postes de travail offerts aux jeunes diplômés. Même en restant enfermée dans les indicateurs culturels, la « sociologie de la bourgeoisie » menée de main de maître par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot [2000] nous démontre indiscutablement que les ressources culturelles de la bourgeoisie ne sont pas celles des salariés intellectuels des services publics, notamment des enseignants.

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JEAN LOJKINE

Au-delà d'une même fréquentation des musées, concerts et théâtres, les pratiques culturelles des bourgeois ne sont pas dissociables de leurs réseaux spécifiques de sociabilité (cercles, rallyes, clubs, etc.), de formation, de stratégies patrimoniales (les achats d'oeuvres d'art par exemple) et matrimoniales (les mariages entre soi). Le seul poids du diplôme pèse peu face à cet ensemble de positions dominantes, comme les auteurs nous l'ont bien démontré en décrivant la rencontre, lors de leurs enquêtes, entre des chercheurs diplômés n'appartenant pas à la bourgeoisie et des grands bourgeois cultivés (Michel Pinçon, Monique Pinçon-Chariot [1997]). La plupart des « titres » scolaires dont Pierre Bourdieu ([1974], p. 36 ; [1979], pp. 152-153) faisait les attributs d'un prétendu « capital » scolaire et d'un accès à la « bourgeoisie salariée » (BEPC, Bac, diplômes d'études supérieures) conduisent aujourd'hui à des emplois d'exécution ou à des fonctions nouvelles qui ne sont pas reconnues par les classifications. Ceux que Pierre Bourdieu range dans la « nouvelle petite bourgeoisie », ailleurs dans la « bourgeoisie dominée » 2 , voire même dans les « fractions de la classe dirigeante » pour les cadres et les professeurs3, regroupent, à la manière de la notion attrape-tout de « classe moyenne », les employés de bureau et de commerce, les techniciens, les cadres moyens et supérieurs, les enseignants et « surtout » les professeurs, dont le « capital culturel » est mesuré par la détention du BEPC, du bac et de diplômes de l'enseignement supérieur. On pourrait légitimement s'étonner de voir parmi les indicateurs de « capital économique » les salaires juxtaposés avec les revenus mobiliers et immobiliers, mais c'est tout à fait cohérent avec la conception très flottante du capital culturel. Pierre Bourdieu analyse certes longuement les processus de déclassement, mais il n'y voit aucune nouveauté, aucun changement historique dans la conscience sociale des salariés diplômés, agents toujours dociles, toujours soumis, selon lui, à la même domination symbolique des fractions dominantes de la bourgeoisie, d'une bourgeoisie dont on ne voit jamais la fonction de propriétaire du capital au sens rigoureux du terme (propriétaire des moyens de production). Parler à ce propos de « dévaluation », d'«inflation » des diplômes sur le modèle des économistes du « capital humain », n'est-ce pas en fait complètement occulter l'enjeu de classe que représente aujourd'hui l'incapacité du capitalisme à reconnaître dans les classifications salariales et

2. Pierre Bourdieu [1979], p. 196, note 8 : « Bourgeois est ici employé comme une sténographie des fractions dominantes de la classe dominante et intellectuel fonctionne de la même manière pour fractions dominées de la classe dominante. » 3. Pierre Bourdieu, « Reproduction culturelle et reproduction sociale », Informations sur les sciences sociales, vol. X-2, 1971, p. 59.

NOUVEAUX RAPPORTS DE CLASSE ET CRISE DU POLITIQUE

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statutaires l'exigence profonde - liée au début de la révolution informationnelle - d'intellectualisation et de responsabilisation du travail4 ? Ne voir dans ces pratiques de recrutement que la recherche d'une main d'oeuvre plus malléable et moins organisée contre l'exploitation paraît bien court. Si cette motivation est évidemment présente notamment dans les entreprises sous-traitantes qui emploient des intérimaires, le fonctionnement des nouvelles organisations centrées sur la circulation et le traitement d'informations complexes exige bien d'autres capacités relationnelles faisant appel à une véritable formation qualifiante. On risque sinon de passer sous silence les stratégies patronales visant à sous-rémunérer les salariés diplômés en les classant dans des catégories professionnelles inférieures à leurs qualifications acquises et requises... ou en externalisant les emplois dans des zones géographiques à bas salaires, comme dans les nouveaux pays industrialisés (Brésil, Inde, pays de l'Est pour les informaticiens par exemple). La critique de la notion de « capital culturel » ne rend certes pas compte des clivages qui opposent concrètement les possesseurs de ressources culturelles, notamment les professions intellectuelles, et les familles populaires : la lutte des places scolaires, la ségrégation scolaire (avec son corollaire dans le choix du logement en fonction de « l'environnement social » de l'école) manifestent bien les ambiguïtés de la « mixité sociale », proclamée dans les déclarations d'intention mais déniée dans les pratiques. En même temps, si l'on veut comprendre les effets de la précarisation économique sur le comportement de couches intermédiaires, si l'on veut confronter de façon dynamique leurs pratiques ségrégatives et leurs pratiques solidaires, si donc on veut comprendre ce qui a changé dans les luttes sociales de ces dernière années, il nous paraît nécessaire d'articuler rigoureusement le conflit capital/travail et les conflits culturels, en se libérant du carcan fataliste de la notion de « capital culturel ».

Les NMS. Deux interprétations de la révolution informationnelle On retrouve le même débat entre culturalistes et marxistes à propos de la nature même des nouveaux mouvements sociaux. L'interprétation des NMS renvoie en fait à l'analyse sociologique des mutations intervenues dans nos sociétés depuis le déclin du mouvement ouvrier. Or il importe de bien voir que la référence fréquente à la notion de « société informationnelle », « société post-matérialiste », etc., renvoie en fait à deux 4. On retrouve ce même idéalisme sociologique qui réduit les faits sociaux à leurs représentations collectives et occulte toute réalité objective du travail dans l'ouvTage de Luc Boltanski sur les cadres. Voir Paul Bouffaitigue [2001].

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interprétations possibles de la révolution informationnelle. L'interprétation dominante, celle d'Alain Tour aine ou de Daniel Bell, se réfère à la notion de « société post-industrielle » et de « société informationnelle ». Elle suppose un changement naturel, une évolution inéluctable du paradigme qui gouverne nos sociétés : nous serions passés d'une société « industrielle » à une société « informationnelle » ; les enjeux sociaux, économiques (le conflit capital/travail) auraient cédé la place à des enjeux essentiellement « culturels ». En termes d'acteurs sociaux, l'interprétation culturaliste affirme la « fin » de la classe ouvrière comme acteur central autour de l'enjeu travail (l'usine et la grève ouvrière), au profit d'une multiplicité de conflits culturels, « sociétaux », (d'Act Up aux mouvements féministes ou aux luttes altermondialistes) animés essentiellement par les nouvelles « classes moyennes » issues des professions intellectuelles qui traitent de l'information (enseignants, médecins, ingénieurs, artistes, etc.). L'interprétation que nous développons est autre (Jean Lojkine [1992]). Le culturel ne s'est pas substitué au social, la domination n'a pas remplacé l'exploitation du travail, mais c'est bien plutôt la dimension nouvelle du travail informationnel - et donc du rapport travail/capital dans le capitalisme informationnel - qui a bouleversé les modes d'articulation entre l'économique et le culturel, entre le travail et le sociétal. Refuser de le comprendre, c'est ne pas se donner les moyens d'expliquer la nature des mouvements sociaux, économiques et culturels qui mobilisent une partie du salariat informationnel depuis les années 1980. Encore faut-il arriver à débusquer le mythe de la « société informationnelle » (réservée à l'élite intellectuelle qui l'a conçue !) et par là même à réconcilier les cultures du travail matériel et celles du traitement de l'information, l'expérience ouvrière et l'expérience du « travail sur autrui ». D'une certaine manière, le brouillage identitaire commence avec les mouvements de Mai 68 : « les », car « le » Mai 68 des négociations de Grenelle (qui aboutissent à un constat et non pas à un accord), du syndicalisme ouvrier, n'est pas le Mai 68 de l'université française, ni celui des universités européennes, américaines ou japonaises, même si la revendication autogestionnaire traverse aussi les grèves ouvrières. Alors que les principaux acteurs historiques du mouvement de Mai 68 en appelèrent soit aux grandes figures du Front populaire et de la Libération (et d'abord à la « classe ouvrière » pour la CGT, le PCF et les mouvements maoïstes), soit à de nouvelles figures copiées sur les précédentes (la « nouvelle classe ouvrière » de Serge Mallet et de la CFDT), sous ces costumes du passé les acteurs sociaux en fait ne sont déjà plus ceux de 1936. Jusqu'en 1936, voire jusqu'au début des années 1950, le salariat français est dominé numériquement et idéologiquement par le groupe ouvrier ; les années 1960-70 vont au contraire être marquées par la croissance extrêmement rapide d'un nouveau type de salariat, celui des

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services, et notamment en France des grands services publics - ou privés de l'éducation, de la recherche, de la santé, de la culture et de l'information. C'est justement dans l'une de ces nouvelles concentrations du savoir et de l'information, l'université, qu'éclate Mai 68. Le relais spectaculaire pris par les grèves ouvrières occulta la nouveauté de ce mouvement social par rapport aux grèves de 1936 ou de 1947. Dans les universités comme dans les usines, au-delà des revendications traditionnelles sur les salaires, c'est bien la maîtrise sociale de l'information et de la décision qui est en jeu, ce que la gauche non communiste appela alors « l'autogestion » face à un PCF et une CGT prisonniers des spectres du passé, même si de nombreux militants à la base expérimentaient déjà des formes nouvelles d'organisation, de débat et d'intervention sur l'organisation du travail, voire la gestion économique5. Le grand mérite d'Alain Touraine est d'avoir perçu très tôt l'enjeu central du traitement de l'information : « Dans une société de plus en plus tertiaire, c'est-à-dire où le traitement de l'information joue le même rôle central que le traitement des ressources naturelles a joué au début de l'industrialisation, la forme la plus grave de gaspillage est l'absence de participation à la décision. Et il est symptomatique que toutes les études montrent que la première condition de

celle-ci est l'information [...] Être informé, ce n'est pas seulement savoir ce qui se passe, mais connaître le dossier, les raisons et les méthodes de la décision et non pas seulement les faits allégués pour justifier une décision. C'est pourquoi les syndicats ou les comités d'entreprise demandent à examiner le bilan de l'entreprise et à connaître l'évolution des diverses catégories de revenus. L'information est, en fait, accès à la décision. » 6 Or l'accès à l'information, comme le note justement Touraine, « suppose déjà une attitude revendicative nouvelle », qui bouscule les anciennes frontières entre le social, domaine réservé du syndicat, et l'économique, domaine réservé du gestionnaire. Mais suppose-t-elle pour autant «l'acceptation de la rationalité économique», autrement dit les critères de gestion capitalistes (critères de rentabilité, productivité apparente 5. C'est en tout cas ce que montre l'enquête de Gérard Adam et alii sur L'ouvrier français en 1970 (Paris, Armand Colin, 1970) : d'après le sondage en effet, ce ne sont pas les techniciens mais les ouvriers professionnels qui sont le plus favorables à l'autogestion (y compris à l'élargissement du pouvoir ouvrier aux investissements et à la gestion financière ; à l'organisation du travail). Ce ne sont pas les adhérents de la CFDT mais de la CGT qui comptent proportionnellement le plus de partisans de la gestion de l'entreprise par tout le personnel. 6. Alain Touraine, « Anciennes et nouvelles classes sociales », dans La société postindustrielle, Paris, Denoël, 1969, p. 88. (Texte écrit en 1965 pour le recueil Perspectives de la sociologie contemporaine, Paris, PUF, 1968, en hommage à Georges Gurvitch).

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du travail), ce qui reviendrait à identifier, comme Max Weber - et aujourd'hui Habermas — la rationalité économique avec la rationalité capitaliste (en supposant qu'elle est une et indivisible) ? Ici le diagnostic précurseur cède le pas au discours mythologique. Le raisonnement de Touraine, comme celui de Bell ou de Fourastié dans le domaine économique, est fondé sur une analogie entre la société industrielle fondée sur le travail dans la production (et le conflit capital/travail) et la société post-industrielle fondée sur l'information (et le conflit entre détenteurs et non détenteurs de l'information stratégique). Cette analogie fonctionne, comme chez Bell [1976], à la substitution : « de même que » les ouvriers de l'industrie se sont substitués aux paysans lors de la révolution industrielle, « de même » aujourd'hui les agents sociaux qui sont au centre du traitement de l'information (professeurs, chercheurs, étudiants, ingénieurs, techniciens, etc.) remplaceraient la classe ouvrière dans le nouveau conflit central qui dominerait la société. Par là même pour Touraine comme pour beaucoup d'autres sociologues culturalistes, la lutte anticapitaliste perdrait de son importance, puisque la propriété privée des moyens de production ne serait plus au centre de la production de la société post-industrielle ; la lutte entre dominés et dominants remplacerait la lutte entre exploités et exploiteurs. Il suffit de constater aujourd'hui, avec la crise économique mondiale, comment les mouvements des capitaux dominent les politiques économiques des États nationaux, les stratégies des entreprises réduisent à néant d'un jour à l'autre non seulement une usine mais une filière technologique, une concentration de savoirs et de savoir-faire, pour mesurer la faiblesse de ces raisonnements sociologiques complètement déconnectés de toute analyse économique sérieuse. Mais la nature même des nouveaux mouvements sociaux (depuis la grève générale des cheminots jusqu'aux mouvements lycéens, étudiants, aux luttes des enseignants, des chercheurs ou des artistes) va tellement à l'encontre des thèses culturalistes que les sociologues tourainiens ont parlé de « non mouvements sociaux ». Les mobilisations collectives qui s'enclenchent à partir de 1986 avec les manifestations étudiantes sont accusées de corporatisme, d'absence de véritables alternatives aux « réformes » proposées par les gouvernements de la gauche socialiste ou de la droite. En réalité, l'imbrication profonde de revendications « matérialistes » (emploi, salaire, formation, protection sociale) et « sociétales » (justice sociale, parité, service public) contredit complètement la thèse d'une marginalisation du travail et de la fin de la lutte du travail contre le capital. Elle implique par contre une réflexion nouvelle sur ce qu'est aujourd'hui le travail d'information et sur les relations complexes, ambivalentes qui se

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tissent entre les différentes composantes de ce qui fut autrefois la « classe ouvrière » et les « cadres », les professions intellectuelles. La mutation du travail remet en cause de deux façons les anciennes frontières du travail industriel : le contenu du travail informationnel et l'entrée massive des femmes dans le salariat des services renouvellent complètement le sens même du travail. Travailler sur l'information implique, en effet, une relation privilégiée avec autrui, mais aussi une interprétation du sens qui mobilise toute notre subjectivité. Qu'il s'agisse d'un employé au guichet ou d'un enseignant devant sa classe, le travail d'information est toujours à la fois un travail sur soi et un travail sur autrui, quelles que soient les limites mises à sa créativité, à son esprit d'initiative dans les travaux informationnels les plus standardisés. Mais les « spectres du passé » créent la confusion dans les représentations que s'en font spontanément les salariés. On parle des « nouveaux OS du tertiaire » à propos des emplois administratifs routiniers, on parle même des « OS de la musique » pour désigner de manière péjorative les permanents d'orchestre (Philippe Coulangeon [2004]) ; on assimile le travail dans les centres d'appels téléphoniques à un travail « à la chaîne », alors même que le mode d'exploitation de la force de travail a complètement changé. Là où la souffrance au travail évoque le « taylorisme » ouvrier, il s'agit tout au contraire non plus de la désimplication au travail (« travaille et tais-toi ! »), mais au contraire de la surimplication subjective impulsée par le nouveau management « participatif » ou par la relation sociale de service. Parce que le traitement de l'information, tout traitement de l'information implique l'investissement subjectif de chaque salarié, tout au long de la chaîne de l'information, parce que « l'obligation de résultats » prônée par les adeptes du libéralisme ne peut être obtenue par la contrainte externe et par la prescription des tâches, le capitalisme informationnel a mis en place un dispositif totalement ambivalent, voire contradictoire : l'autonomie contrôlée. L'appel à l'initiative est réel, l'espace d'autonomie, même limité, est lui aussi réel, mais les objectifs (de rentabilité) qu'il faut intérioriser sont définis par les seuls cercles dirigeants, tandis que le contrôle s'exerce a posteriori sur la réalisation des objectifs. La montée du stress, de la dépression, l'usage des psychotropes sont la manifestation la plus violente de la véritable crise identitaire ressentie par tous les salariés confrontés à cette implication sous contrainte interne. Le jeu pervers provoqué par le capitalisme informationnel entre plaisir et souffrance au travail bloque les anciennes formes de résistance ouvrière à l'intensification et à la précarisation du travail ; lorsque le travail est réellement intéressant, provoque un réel plaisir, la pression sur les salaires, les conditions de travail, l'emploi, provoquent un malaise qui s'exprime bien dans le refus de la précarisation, mais aussi du retour aux anciennes

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nonnes de l'emploi à temps plein à durée indéterminée avec un employeur unique. C'est notamment le cas des professions des arts et des spectacles, où la tension est la plus forte entre aspiration à l'autonomie individuelle et recherche de la sécurité d'emploi. Chez les cadres d'entreprise, la tension se manifeste notamment autour de la délimitation du temps de travail, voire du temps de vie lorsque la « laisse électronique », l'ordinateur portable attachent le cadre aux aléas des directives managériales. Mais, justement, la place croissante des femmes dans le travail informationnel va remettre en cause cette subordination du temps individuel aux seuls objectifs des entreprises. L'implication subjective totale aux objectifs de l'entreprise reposait en effet, chez le cadre des années 1930-50, sur une stricte division des tâches entre l'homme chargé du travail professionnel et l'épouse chargée du travail domestique et de l'éducation des enfants. A partir du moment où leur statut privilégié commence à être remis en cause (chômage, précarisation), les jeunes cadres (qui comptent de plus en plus de femmes diplômées) vont refuser le travail gratuit et réclamer eux aussi plus de temps « pour soi », pour participer aux activités familiales et élever leurs enfants. Plus globalement, la révolution informationnelle va mettre en cause la division sexuée des tâches professionnelles et familiales. Il y a pour nous un lien étroit entre révolution informationnelle et révolution féministe; ce n'est pas un hasard si les femmes mariées vont entrer massivement sur le marché du travail ou continuer à travailler après Mai 68. Le travail féminin va bouleverser les deux fondements du mouvement ouvrier occidental : l'organisation du militantisme syndical - masculin - et le fonctionnement de l'État-Providence7. Le modèle traditionnel de l'homme pourvoyeur du ménage a dû complètement être remis en cause du fait du nombre croissant de femmes actives, de ménages monoparentaux où c'est la femme qui est la pourvoyeuse, de couples mixtes conjuguant des métiers autrefois monopolisés par les hommes et les nouveaux emplois de service investis par les femmes : homme ouvrier/femme employée ; homme cadre/femme enseignante ou soignante, etc. Les fonctions relationnelles qui dominent les emplois de service mais aussi le nouveau management participatif tourné vers « l'animation » et non plus le commandement hiérarchique trouvent un écho spécifique dans les tâches domestiques traditionnellement réservées aux femmes, mais elles

7. La littérature féministe est immense à ce sujet. Voir par exemple Jacqueline Laufer, Catherine Marry, Margaret Maruani (dir.), Le travail du genre, Paris, La DécouverteMAGE, 2003. Par contre plus rares sont les recherches qui relient le contenu nouveau du travail informationnel et la présence des femmes ; sauf peut-être les recherches portant sur le travail des soignantes (Françoise Acker, Anne-Marie Arborio, Danièle Kergoat pour la France).

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heurtent les structures patriarcales, hiérarchisées, tant des organisations syndicales que des organisations politiques.

Conclusion Après la chute du système soviétique en 1991, on a pu croire que la social-démocratie avait gagné la partie. Certes aujourd'hui son influence est dominante dans le monde entier parmi les forces progressistes, alors que les partis communistes sont tous sur le déclin, mais pourtant la socialdémocratie traverse aujourd'hui elle aussi une crise majeure soulignée par ses principaux théoriciens, comme par exemple le sociologue Anthony Giddens [2002], proche de Tony Blair. L'État-Providence mis en place par la social-démocratie (protection sociale, services publics) avec l'appui notable des classes dites « moyennes » de la fonction publique, mais aussi du mouvement ouvrier, est aujourd'hui démantelé, pièce par pièce, par ceux là même qui revendiquent l'héritage social-démocrate ; ses rénovateurs, à l'instar de Tony Blair, Michel Rocard ou Jacques Delors, n'ont pas de mots assez durs pour dénoncer non seulement l'étatisme soviétique mais aussi l'étatisation des services publics occidentaux, la faillite du projet social-démocrate originel, l'échec du keynésianisme et de l'intervention de l'État dans l'économie, la nécessité d'ouvrir tout le secteur public à la concurrence et au modèle gestionnaire de l'entreprise privée capitaliste. Le résultat c'est une coupure, mondiale, entTe les classes populaires, mais aussi les classes dites « moyennes », et leurs représentations partisanes, qu'il s'agisse des social-démocraties ou des partis communistes qui n'arrivent pas à dépasser leurs références historiques à la « classe ouvrière ». Abstention, vote pour des partis populistes manifestent le profond désarroi d'un salariat multipolaire qui ne se reconnaît plus ni dans la classe ouvrière ni dans la classe « moyenne » profondément atteinte aujourd'hui par la précarisation. Les raisons profondes de cette crise de la représentation politique sont doubles. D'une part, la mutation radicale du travail informationnel (le travail en réseaux décentralisés non hiérarchisés) n'a toujours pas été prise en compte par des organisations partisanes délégataires, élitistes, pyramidales, et toujours machistes, malgré les déclarations d'intention de leurs dirigeants. D'autre part, le capitalisme informationnel a introduit un immense désarroi chez les salariés en utilisant la révolution informationnelle pour diffuser un « libéralisme libertaire » qui brouille les repères de la critique sociale sans pour autant diminuer la férocité des modes d'exploitation des salariés. J Flexibilité rime avec précarité, les contrats de mission à durée déterminée remplacent, dans le secteur privé mais aussi maintenant dans le

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secteur public, les emplois à temps plein, sécurisés, sans obligations de 1 résultats, dans une même entreprise ; mais pour autant la nouvelle génération salariée ne veut nullement renoncer à la mobilité volontaire, à l'investissement individuel dans un travail attractif. Bonheur et souffrance au travail brouillent les résistances au libéralisme, comme on a pu le voir à travers cette figure emblématique de la « flexibilité heureuse » qu'était l'intermittent du spectacle. C'est la raison pour laquelle l'éclatement du mythe de la classe moyenne, sous les coups de boutoir de la précarisation de l'emploi et du logement (Christophe Gulluy, Christophe Noyé [2004]), n'a nullement abouti à un « retour » à la « classe ouvrière », à une vision simplifiée d'un prolétariat homogène regroupant aussi bien les ouvriers que les employés et les professions intellectuelles salariées, voire même les professions libérales (médecins, infirmiers, juges). Par contre, l'entrée dans la contestation sociale des professions intellectuelles, depuis les années 1980, met en cause aussi bien les thèses sur la « moyennisation » de la société que la conception purement culturaliste des nouveaux mouvements sociaux : l'affrontement capital/travail se poursuit (qu'il s'agisse des revendications « matérialistes » concernant les effectifs enseignants ou les salaires des hospitaliers) mais il prend de nouvelles formes, y compris avec une dimension symbolique, culturelle, à travers la défense des services publics, la recherche de nouvelles organisations de l'enseignement ou de l'hôpital. Est-ce à dire que les organisations « altermondialistes » (Forum Social Mondial, Attac, etc.) ont pu se substituer à des organisations partisanes défaillantes et recomposer de nouvelles identités sociales représentant l'ensemble du nouveau salariat multipolaire ? Nous en sommes bien loin. Ces organisations n'ont mobilisé qu'une fraction des professions intellectuelles mais restent coupées des classes populaires (ouvriers et employés) qui représentent toujours depuis un demi-siècle 60 % de la population active. La raison majeure réside dans les nombreux obstacles qui freinent l'intervention massive des salariés et des citoyens dans la vie de leur entreprise et de leur Cité. Nous ne reviendrons pas sur les obstacles idéologiques (la vague libérale) et économiques (le poids du chômage et de la précarisation) qui pèsent sur la conscience des salariés (Jean Lojkine [1996]). Nous ne pointerons ici qu'un obstacle politique, la résistance des institutions représentatives aux tentatives pour instaurer une véritable démocratie participative permettant l'intervention réelle des gens sur la gestion de leur entreprise ou de leur pays. Les nouvelles formes démocratiques ont été revendiquées par le mouvement altermondialiste et même une partie du mouvement syndical, mais elles n'ont de sens que si elles s'intègrent dans la construction de véritables alternatives crédibles (audelà des utopies non marchandes) aux politiques néo-libérales. Or le

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mouvement cheminot de 1995 en France contre la réforme Juppé de la Sécurité sociale, s'il donna naissance à des formes originales de démocratie directe, buta, comme le mouvement de 2003 contre la réforme des retraites, sur la question des alternatives concrètes aux réformes libérales.

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Les transformations des classes populaires en France depuis trente ans

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En politique, « dire, c'est faire » et d'abord faire connaître et reconnaître des principes de di-vision du monde social. C'est pourquoi, trente après « la crise » et le retour de « la question sociale », le déclin du marxisme et l'essor du néo-libéralisme, la question des classes sociales reste un enjeu crucial. Dans le champ politique où la lutte pour oonserver ou transformer la vision du monde social est inséparable de celles qui visent à le conserver ou à le transformer. Dans le champ des sciences sociales qui se sont affranchies - pour le meilleur et pour le pire - de l'hégémonie marxiste Si les inégalités n'ont pas cessé de se creuser depuis trente ans (Louis Chauvel [2001]), si la bourgeoisie apparaît plus que jamais comme une classe mobilisée2, les classes populaires apparaissent aujourd'hui comme un monde « dé-fait » 3 . Comment décrire les multiples transformations objectives et subjectives de la condition des classes populaires au cours des vingt dernières années ? Comment est-on passé des « métallos » aux « exclus », des « banlieues rouges » aux « quartiers en difficulté »? 4 C'est à cette question que je voudrais tenter de répondre en proposant d'abord une représentation des classes populaires qui doit 1. Après une longue éclipse, la question des classes sociales semble susciter de nouveau l'intérêt des sociologues : cf. par exemple, « Des sociétés sans classes ? », Lien social et politiques, n° 49, printemps 2003 ; Élisabeth Gauthier, Jean Lojkine [2003] ; Pau] Bouffartigue [2004] ; Jean-Noël Chopart, Claude Martin [2004], 2. Michel Pinçon, Monique Pinçon-Chariot, « Hégémonie symbolique de la grande bourgeoisie », dans Paul Bouffartigue [2004], pp. 141-156. 3. Gérard Mauger, « Les ouvriers : un monde dé-fait », Introduction à Lionel Duroy, « Embauché dans une usine », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 115, décembrel996. 4. Sur ce sujet, outre Olivier Schwartz [1998], voir Gérard Noiriel [1986] ; Robert Castel ([2003] ; [1995]) ; Luc Boltanski, Eve Chiapello [1999] ; Stéphane Beaud, Michel Pialoux [1999].

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beaucoup à Richard Hoggart [1970] revisité par Olivier Schwartz ([1998]), en m'efforçant ensuite de mettre en évidence les forces qui en ont modifié la morphologie, en ébauchant pour conclure les grandes lignes d'une nouvelle représentation.

« L'ancien temps » Si l'on tente de décrire le monde des classes populaires dans le registre hoggartien du confinement territorial, social et culturel, il faut étudier les forces centripètes et les forces centrifuges qui s'exercent sur lui. La ségrégation subie se doublait alors d'une auto-exclusion consentie : « la faible ouverture du monde extérieur était renforcée par une faible ouverture à ce monde, par ce que l'on pourrait nommer les formes d'insularité collective des groupes dominés », écrit Olivier Schwartzs. Forces centripètes Les classes populaires étaient soumises à des mécanismes massifs de ségrégation sociale (à l'école et au travail) et spatiale (refoulées dans les quartiers ouvriers et les banlieues ouvrières), assignées à une condition verrouillée. Les espérances d'échapper à la condition commune étaient faibles. Le monde extérieur, perçu comme opaque, impénétrable ou hostile, semblait hors de portée : « l'univers de vie des classes populaires se caractérisait d'abord par sa clôture et par le verrouillage du champ des possibles. Le monde extérieur, celui des autres conditions sociales, lui était quasiment fermé », écrit Olivier Schwartz6. Cette ségrégation subie était redoublée par une auto-exclusion consentie : de façon générale, le refus d'« en sortir » et de « s'en sortir » était associé au style de vie populaire. Cette condition, à la fois dominée et ségrégée, était intériorisée et les espérances subjectives étaient à peu près ajustées aux chances objectives : « la nécessité impose un goût de nécessité qui implique une forme d'adaptation à la nécessité et, par là, d'acceptation du nécessaire, de résignation à l'inévitable », écrit Pierre Bourdieu ([1979], p. 433). Cette auto-exclusion s'exprimait d'abord dans l'auto-élimination scolaire (auto-élimination à la fin des classes primaires ou élimination 5. Olivier Schwartz [1998], p. 76. Le modèle des univers ségrégés correspond à un état de la condition des classes dominées qui fut sans doute dominant dans une large partie de la classe ouvrière jusqu'aux années 1960 : le début des années 1950 marque, selon Alain Dewerpe, « l'apogée du style de vie ouvrier ». (Le monde du travail en France 18801950, Paris, Armand Colin, 1989). 6. Olivier Schwartz [1998], p. 77.

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différée) qui devançait, dans la plupart des cas, la relégation des classes populaires : « à réussite égale, les élèves des classes populaires, écrivaient alors Pierre Bourdieu et Jean-Gaude Passeron, ont plus de chances de s'éliminer de l'enseignement secondaire en renonçant à y entrer ("ce n'est pas pour nous") que de s'en éliminer une fois qu'ils y sont entrés et, a fortiori, que d'en être éliminés par la sanction expresse d'un échec à l'examen » ([1970], pp. 186-187). Cette auto-exclusion s'exprimait également dans des goûts « qui ont pour principe le choix du nécessaire, c'est-à-dire à la fois "pratique" et "comme il faut sans plus" » (Pierre Bourdieu [1979], pp. 441-442), dans le repli sur des formes de vie collective sécurisantes (la famille7 et le quartier8), dans une représentation du monde clivée entre « Eux » et « Nous » indissociable de la préservation de « l'entre-soi » (Richard Hoggart [1970]). Cette logique de « confinement » 9 évitait de se trouver exposé sauf en cas de nécessité - à la domination économique et culturelle : «l'insularité fonctionne comme un mécanisme de défense contre la domination subie », écrit Olivier Schwartz ([1998], p. 77). Si les chances d'accès au monde extérieur - à ses territoires, ses biens, ses formes de vie étaient limitées, ces limites étaient intériorisées et, selon la logique qui porte à faire de nécessité vertu, les tentatives d'y pénétrer ou d'y participer étaient également limitées. Dans la même perspective, on pouvait s'interroger sur l'éventuelle existence de formes d'altérité culturelle, de « séparation culturelle », de « négation active » des conventions, des usages, des valeurs de l'ordre établi, d'une « logique de relative autonomie » 10. De ce point de vue, Pierre Bourdieu soulignait « l'adhésion des membres de la classe ouvrière aux valeurs de virilité qui sont Une des formes les plus autonomes de leur affirmation d'eux-mêmes en tant que classe » n , valeurs de virilité qui

7. Sur ce sujet, voir Olivier Schwartz [1990]. 8. Sur cette propension à constituer des « sociétés locales closes », voir Catherine Paradeise, « Sociabilité et culture de classe », Revue française de Sociologie, vol. 21, 1980. 9. Guy Barbichon, « Culture de l'immédiat et cultures populaires », dans Philographies. Mélanges offerts à Michel Verret, Saint Sébastien, ACL Édition - Société Crocus, 1987, pp. 125-136. 10. Dans cette perspective, voir Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Hautes vÉtudes, Gallimard/Le Seuil, 1989. 11. Pierre Bourdieu [1979], p. 448. « Il faudrait se demander, écrit Pierre Bourdieu, si la valorisation populaire de la force physique comme dimension fondamentale de la virilité et de tout ce qui la produit et la soutient, comme les nourritures et les boissons "fortes", tant Hans leur substance que dans leur saveur, ou les travaux et les exercices de force, n'entretient pas une relation intelligible avec le fait que la classe paysanne et la

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s'expriment dans la valorisation populaire de la force physique (force de travail ou force de combat) ou du « franc parler » n . Forces centrifuges Il est néanmoins difficile, comme le souligne Olivier Schwartz, « de concevoir que des groupes dominés puissent être durablement, par rapport aux formes de légitimité établie, en situation de complète altérité culturelle » ([1998], p. 5). On pouvait ainsi relever de multiples manifestations de la perméabilité - ancienne - des milieux populaires aux formes culturelles dominantes. Outre leur intégration croissante à « la société salariale », comme dit Robert Castel (intégration aujourd'hui remise en cause), on ne pouvait ignorer ni les progrès de la scolarisation, ni l'invitation permanente à souscrire aux normes de la consommation de masse, ni la « psychologisation » de la vie sociale13. A ce propos, notait Pierre Bourdieu, « on aurait tort d'ignorer l'effet proprement politique de l'action de moralisation (ou de dé-moralisation) qui s'exerce à travers tous les véhicules de la nouvelle morale thérapeutique » ([1979], p. 447). Ainsi pouvait-on rendre compte de ce qui m'était apparu, au fil d'enquêtes menées au cours de la deuxième moitié des années 1970 sur les jeunes des classes populaires, comme les trois pôles de l'espace des styles de vie « conformes » des classes populaires 14 : le pôle viril (associé, par exemple, au monde militant des services d'ordre ou au monde du sport), le pôle de l'embourgeoisement (associé, par exemple, aux tentatives d'accès à la propriété ou à celles de « se mettre à son compte »), le pôle de

classe ouvrière ont en commun de dépendre d'une force de travail que les lois de la reproduction et du marché du travail réduisent, plus que pour aucune autre classe, à la force musculaire ; sans oublier le fait qu'une classe qui, comme la classe ouvrière, n'est riche que de sa force de travail ne peut rien opposer aux autres classes, en dehors du retrait de cette force, que sa force de combat qui dépend de la force et du courage physiques de ses membres et aussi de leur nombre, c'est-à-dire de leur conscience et de leur solidarité ou, si l'on préfère, de la conscience de leur solidarité » (ibid., p. 447). 12. « Dans le cas des classes populaires, (le style articulatoire) participe de manière évidente d'un rapport au corps dominé par le refus des "manières'' ou des "chichis'' (c'està-dire de la stylisation et de la mise en forme) et par la valorisation de la virilité, dimension d'une disposition plus générale à apprécier ce qui est "nature" », écrit PierTe Bourdieu ([1982], pp. 90-93). 13. Robert Castel, Jean-François Le Cerf, « Le phénomène "psy" et la société française. Vers une nouvelle culture psychologique », Le Débat, n° 1,1980, pp. 27-38. 14. Gérard Mauger, «Espace des styles de vie déviants des jeunes de milieux populaires », dans Christian Baudelot, Gérard Mauger [1994], pp. 347-384.

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l'intellectualisation (associé à l'autodidaxie dans toute sa diversité1S : militante, artistique, scientifique ou littéraire). « Eux » et « Nous » À ces forces centrifuges qui s'exerçaient sur lui, le groupe répondait alors non seulement par le renforcement de sa cohésion interne, mais aussi par son pouvoir d'exclure. « Le maintien de sa distance avec les "autres"», le refus de se mêler à eux, d'essayer de leur ressembler ou de leur demander quelque chose, le scepticisme affiché à l'égard de ce qui vient d'"eux" et de ce qu'"ils" peuvent dire ou faire [...] exprimaient un même refus de renoncer à soi, un même sens de soi, une même revendication de dignité » (Olivier Schwartz [1998], p. 77). Les forces de rappel, la consolidation du confinement s'exerçaient alors à travers la dialectique «jalousie/fierté» analysée par Florence Weber [1989], par « les rappels à l'ordre ("pour qui elle se prend ?", "ce n'est pas pour des gens comme nous") où s'énonce le principe de conformité, seule norme explicite du goût populaire [...] qui visent à encourager les choix "raisonnables" » et « enferment en outre une mise en garde contre l'ambition de se distinguer en s'identifiant à d'autres groupes, c'est-à-dire un rappel à la solidarité de condition » (Pierre Bourdieu [1979], p. 443). A cette préservation d'une identité culturelle faisait écho la construction d'une identité politique. Dans cette perspective, il faudrait s'interroger sur ce que furent « l'effet de théorie » exercé par le marxismeléninisme et sa vulgate pour « faire la classe ouvrière » en contribuant à lui faire croire qu'elle existe en tant que « prolétariat révolutionnaire », les effets symboliques de la réhabilitation associée au « messianisme ouvrier » et à « l'ouvriérisme » (inversion du stigmate pesant sur « les damnés de la terre » convertis en « rédempteurs de l'humanité »)16, les effets de la croyance - communiste ou socialiste - entretenue par une sorte de « religion séculière », avec ses rites (comme le 1" mai), ses héros (nationaux et internationaux) et son église (l'organisation du Parti, son secrétaire général, son bureau politique, son comité central), les effets de la sociabilité ouvrière (politique, syndicale, associative) associée aux cellules du Parti, aux sections syndicales et aux multiples associations périphériques, bref le travail politique de construction de la classe ouvrière ,7. 15. Claude F. Poliak [1992], 16. Bernard Pudal [1989]. 17. Sur ce sujet, voir Jean-Noël Retière, Identités ouvrières. Histoire sociale d'un fief ouvrier en Bretagne 1909-1990, Paris, L'Harmattan, 1994; Annie Fourcaut (dir.), Banlieue rouge 1920-1960, Paris, Éditions Autrement, série Mémoires, n° 18, 1992 ; Jean-Philippe Heurtin (coord.), « Fréquentations militantes », Politix, n° 63,2003.

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Disqualification, déségrégation, divisions Comment décrire les transformations objectives et subjectives de la condition des classes populaires au cours des trente dernières années ? Schématiquement, on peut considérer qu'elles résultent de trois tendances contradictoires : d'une part, la disqualification sociale du groupe ouvrier, d'autre part, la déségrégation des classes populaires, enfin le renforcement des divisions internes aux classes populaires. La disqualification sociale du groupe ouvrier Cette disqualification qui s'exerce sur le monde ouvrier depuis près d'une trentaine d'années est à la fois économique, politique et symbolique 18. La restructuration et la disparition de branches entières de la production industrielle (industries minières, métallurgiques, textiles, etc.), la mise en place de nouvelles technologies et de nouvelles stratégies patronales19 ont provoqué la réduction du nombre d'emplois ouvriers, la ruine des métiers ouvriers traditionnels et la dévalorisation des diplômes techniques qui en ouvraient l'accès, le chômage de masse, l'extension de la précarité, « l'insécurité sociale » et, de plus en plus fréquemment, la paupérisation qui vont de pair, c'est-à-dire, en définitive, la disqualification de « la force de travail simple » (la force de travail comme force physique) et des « valeurs de virilité » dont on a vu qu'elles occupaient une place centrale dans la « culture d'atelier » et, de façon plus générale, dans la définition de l'identité masculine traditionnelle des milieux populaires. Cette disqualification économique du monde ouvrier s'est doublée de sa disqualification politique. Elle est liée à l'effondrement des États socialistes, à la disqualification du « socialisme réel » et des formes de messianisme politique qui en étaient solidaires, à la crise de la représentation syndicale et politique et à la dévaluation de ses porte-parole, à la détérioration des capacités de mobilisation et de résistance d'un groupe ouvrier soumis à la menace du chômage, au chantage à la docilité qui s'exerce sur les précaires et à la concurrence des intérimaires20. « Au cours de ces quinze dernières années, c'est l'idée même d'une avancée collective 18. Sur ce sujet, voir Gérard Mauger, « La reproduction des milieux populaires en crise », Ville-École-Intégration, n° 113, 1998 ; « Les ouvriers : un monde dé-fait », art. cit. 19. Sur ce sujet, voir « Les nouvelles formes de domination dans le travail », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 114, septembre 1996, n° 115, décembre 19%. 20. La politisation, notent Stéphane Beaud et Michel Pialoux [1999], était intimement liée à la croyance que le groupe des ouvriers constituait une force sociale décisive, parce qu'il disposait justement de la « force de travail » (p. 330).

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du groupe ouvrier qui s'est perdue. Avec elle a disparu l'espoir politique d'un changement radical des rapports sociaux sur la base d'un modèle de type socialiste », notent Stéphane Beaud et Michel Pialoux ([1999], p. 364). L'esprit de résistance, « la culture PC-CGT » sont ainsi devenus incompréhensibles pour les jeunes intérimaires qui se recrutent parmi « les jeunes des cités » : d'autant plus qu'ils se vivent comme « de passage » ou qu'ils espèrent avoir accès à un emploi stable et qu'ils sont captés par les valeurs consuméristes (Stéphane Beaud, Michel Pialoux [2003]). Économique et politique, la disqualification des classes populaires en général et des ouvriers en particulier est également symbolique. Elle s'exerce non seulement à travers « le racisme de classe » associé à la figure du « beauf » (et une assimilation hâtive à l'électorat du Front National21), mais aussi par les entreprises de désorientation qui, sous couleur de réhabilitation, discréditent les mots anciens (ouvrier, classe ouvrière, exploitation, lutte de classes, etc.) dans le champ politique, le champ médiatique, mais aussi dans le champ intellectuel et les remplacent par des trompe-l'œil (l'OS métamorphosé en « opérateur », l'OQ en « moniteur », l'usine en « entreprise », la grève en « mouvement social », les licenciements en « plan social », le contremaître en « moniteur » et le patron en « entrepreneur », etc.) : la perte des « mots de la tribu » ne provoque pas seulement un désarroi discursif, mais dévalue un passé supposé sans avenir. Cette disqualification symbolique est d'abord le produit de la massification scolaire et de la banalisation de l'entrée des enfants d'ouvriers dans l'enseignement secondaire22 : déstructuré vers le bas par la précarisation, le chômage et la retombée dans la misère, le monde ouvrier traditionnel se désagrège aussi vers le haut par la quête du salut social dans la réussite scolaire. En se substituant à l'auto-élimination, la disqualification scolaire qui condamne aux emplois d'ouvriers ou d'employés déqualifiés, contribue efficacement à la disqualification symbolique des classes populaires (Stéphane Beaud, Michel Pialoux [1999], pp. 159-287). Elle est d'autant plus destructrice que l'échec scolaire est presque toujours perçu dans le cadre d'une représentation naturaliste de « l'intelligence » (« l'idéologie du don ») confortée par le constat de réussites scolaires différentielles au sein d'une même fratrie qui semble neutraliser les effets de l'origine sociale. Au contact de l'école, les enfants d'ouvriers s'approprient des modes d'être (ceux de la jeunesse lycéenne) et intériorisent des grilles d'évaluation qui déconsidèrent le travail manuel et la condition ouvrière. De 21. Annie Collovald [2004]. 22. La disqualification économique, politique et symbolique du groupe ouvrier, d'une part, l'élargissement du champ des possibles professionnels et l'espoir d'ascension sociale, liés à la prolongation massive des scolarités, d'autre part, expliquent la demande croissante de scolarisation, la quête du salut social par les études longues.

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façon générale, la prolongation des scolarités implique l'élargissement du monde social vécu, l'établissement de relations sociales avec des agents géographiquement rapprochés bien que socialement éloignés. Élargissement de l'espace social de référence (renforcé par l'emprise de « la culture jeune ») qui porte au sein même des familles ouvrières la comparaison avec d'autres modes de vie, changeant les axes de coordonnées sociales par rapport auxquels elles se situent, contribuant à l'auto-disqualification du groupe ouvrier, renforçant « la honte d'être ou de rester ouvrier ». « Enfermés dans des tâches usantes et dévalorisées et privés de toute perspective d'amélioration, les ouvriers ayant dépassé la quarantaine sont perçus et se perçoivent comme vieillis, relégués, sans avenir. Leur position dans l'usine, à laquelle était associée vingt ans plus tôt une forte capacité d'opposition et d'affirmation collectives, est aujourd'hui dominée par l'expérience de l'impuissance et de la disqualification. Ce sont ces pères démoralisés, usés, discrédités, ayant eux-mêmes intériorisé l'idée de l'absence d'avenir de la classe ouvrière, dont les enfants franchissent aujourd'hui les portes du collège, du lycée, ou même de l'université », conclut Olivier Schwartz ([1998], p. 134). La déségrégation des classes populaires y L'intériorisation progressive de cette disqualification économique, politique et symbolique des classes populaires a évidemment affaibli leur capacité de préservation de « l'entre soi », dissuadant et invalidant les rappels à l'ordre du principe de conformité. Par ailleurs, cette culture de « l'entre soi » a été remise en cause à la fois par la prolongation et l'extension de la scolarisation, la tertiarisation des emplois, l'intériorisation du critère de la réussite financière comme mesure de l'excellence sociale23, les multiples mécanismes d'individualisation et de destruction des collectifs. Si bien que la représentation hoggartienne des univers culturels populaires

23. « Tous les groupes concernés courent dans le même sens, vers les mêmes objectifs, les mêmes propriétés, celles qui sont désignées par le groupe occupant la première position dans la course. [...] Ce n'est pas par hasard que ce système fait une telle place au crédit : l'imposition de légitimité qui se réalise à travers la lutte de concurrence et que redoublent toutes les actions de prosélytisme culturel,; violence douce, exercée avec la complicité des victimes et capable de donner à l'imposition arbitraire des besoins les apparences d'une mission libératrice, appelée par ceux qui la subissent, tend à produire la prétention comme besoin qui préexiste aux moyens de se satisfaire adéquatement ; et contre un ordre social qui reconnaît aux plus démunis eux-mêmes le droit à toutes les satisfactions, mais seulement à terme, à long terme, la prétention n'a d'autre choix que le crédit, qui permet d'avoir la jouissance immédiate des biens promis mais qui enferme l'acceptation d'un avenir qui n'est que la continuation du présent, ou le simili, fausses voitures de luxe et vacances de faux luxe », écrit Pierre Bourdieu ([1979], p. 183).

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(le modèle des univers ségrégés) est devenue largement inadéquate : hier « introverties », les classes populaires sont aujourd'hui « extraverties » (Olivier Schwartz [1998], p. 75). Les milieux populaires sont « embarqués » depuis les années 1960, dans une rencontre de plus en plus massive et prolongée dans le temps avec l'univers scolaire24 : pour les familles ouvrières les plus modernes et les plus qualifiées, il s'agit de se mobiliser pour assurer la réussite des enfants à l'école et permettre leur ascension professionnelle ou sociale. À partir des années 1980, la « possibilité » scolaire est devenue « nécessité » (Olivier Schwartz [1998], p. 122) : avec la montée du chômage et la concurrence de plus en plus vive pour l'emploi, la mobilisation scolaire - souvent désarmée - est devenue, pour les familles populaires, un impératif de plus en plus contraignant. La présence prolongée des enfants au sein du système scolaire a pour corollaire la présence du système scolaire et de ses enjeux au sein même des familles populaires25. Elle a de multiples conséquences. La pénétration du capital scolaire dans les familles populaires via les réussites scolaires, sinon dans la fratrie, du moins dans la famille élargie, suscite ellemême déculturation, acculturation et émulation ou résistances et, dans tous les cas, déstabilisation. La massification scolaire a ouvert des perspectives d'émancipation par rapport à la condition d'origine, perspectives fragiles, mais dont la possibilité même fait que le champ des possibles ne se réduit plus à la simple reproduction du destin de classe : « en d'autres termes, écrit Olivier Schwartz, ce que l'école a contribué à installer, à faire pénétrer dans les univers de vie des classes dominées, c'est la représentation d'une histoire individuelle qui ne soit pas déjà écrite et inscrite dans le sort collectif » 26 . Par ailleurs, les changements dans la structure socio-professionnelle (développement du secteur tertiaire et en particulier des « relations de service » impliquant un contact avec un public ou une clientèle) conduisent une fraction croissante des classes populaires (surtout les femmes) à occuper des emplois de services (Alain Chenu [1994]). Il en résulte au moins deux conséquences qui favorisent, avec le développement de la scolarisation, le décloisonnement des classes populaires, leur « ouverture » sur la culture dominante. D'une part, le développement d'interactions diversifiées avec le monde extérieur (des chauffeurs de bus27 aux aides-soignantes28 en passant 24. Jean-Piene Terrail [1997] ; Stéphane Beaud [2002]. 25. Jean-Pierre Tenail, « La sociologie des interactions famille-école », Sociétés contemporaines, n° 25, janvier 1997. 26. Olivier Schwartz [1998], p. 131. Sur ce sujet, voir Pierre Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de Sociologie, XV (1), 1974. 27. Olivier Schwartz [1998], 28. Anne-Marie Arborio, « Savoir profane et expertise sociale. Les aides-soignantes dans l'institution hospitalière », Genèses, n° 22, mars 1996, pp. 87-106.

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par les contrôleurs de la SNCF29) induit le développement de compétences interactionnelles, d'un « capital communicationnel » qui contribue à dévaluer « le franc parler » et les valeurs de virilité des hommes des classes populaires traditionnelles30. D'autre part, l'hétérogamie relative des alliances matrimoniales31 développe les contacts avec le monde féminin des employées souvent investies dans « le monde des choses humaines » 32 . La thématique de « l'embourgeoisement » des classes populaires n'est pas nouvelle. Dans les années 1960, Henri Coing [1966] avait montré que l'accès au logement moderne précipitait, chez certaines familles ouvrières, un désir d'achat lié à la possibilité, ou même à la nécessité ressentie de « rejoindre la norme » du « confort » et du « modernisme ». Guy GTOUX et Catherine Lévy [1993] ont montré que l'accès à la propriété dans les catégories ouvrières demeurait extrêmement fort dans la première moitié des

29. Marie-Hélène Lechien, « Un métier exposé : les contrôleurs de la SNCF », Scalpel, n° 4-5, 1999, pp. 73-110 ; cf. aussi, Pratiques humanistes. Engagements militants et investissements professionnels, Thèse de sociologie, EHESS, 2002. 30. « Certaines situations de travail, parmi les classes populaires des services, sont susceptibles de générer des compétences dans la conduite des interactions dont on sait qu'elles ne vont nullement de soi pour les membres des classes populaires. Placés dans ces situations, et cela d'autant plus qu'ils appartiennent aux générations qui ont été plus longuement scolarisées, ceux-ci peuvent être mis en mesure d'augmenter leurs ressources communicationnelles et donc leurs capacités de contact avec le monde extérieur. En ce sens, le double effet de la scolarisation et de la tertiarisation pourrait bien être de modifier culturellement une fraction au moins des classes populaires » (Olivier Schwartz [1998], P-1W). y / Q l / L a disqualification économique, politique et symbolique des ouvriers implique peut-être aussi leur disqualification matrimoniale : on peut, en effet, faire l'hypothèse que la scolarisation prolongée des jeunes femmes de milieux populaires les rend «plus réceptives » à la séduction qu'exerce la détention de capital culturel ou de capital économique et contribue à les détourner des charmes « naturels » de la force physique et des valeurs de virilité. En d'autres termes, il se pourrait que la force physique et les • valeurs de virilité soient en baisse sur le marché matrimonial comme sur le marché du travail. 32. Durkheim oppose ainsi « le monde des choses matérielles » au « monde des choses humaines ». Dans la même perspective, Maurice Halbwachs distingue « la matière matérielle » ou « matière inerte », « l'humanité matérialisée » et « les hommes considérés dans leur personnalité et leur humanité » (« Matière et société », pp. 58-94 et « Les caractéristiques des classes moyennes», pp. 95-111, dans Maurice Halbwachs [1972]). Au « travail manuel » sur « le monde des choses matérielles » (le monde sale et bruyant de « la lime ») s'oppose « le travail manuel » sur « le monde des hommes » (des coiffeuses aux aides-soignantes), l'un et l'autre s'opposant au « travail intellectuel » sur « le monde des choses matérielles » (le monde propre et silencieux des « ordis ») et sur « le monde des choses humaines » (les diverses catégories d'employés « STScoute du client »).

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années 198033. Dans le même sens, la réussite scolaire est de plus en plus perçue comme condition de la réussite économique et le capital économique comme la mesure de toutes choses. « Réussir à l'école », note Malika Gouirir dans une enquête sur des familles immigrées du Maroc34 équivaut à « aller le plus loin possible dans les études » et celui « qui a fait des études » et « ne travaille pas de ses mains » est « riche » ; « l'Université est un monde indifférencié, où il n'est jamais question d'étudier mais d'obtenir des diplômes [...] On va à la fac pour avoir des bagages, c'est-à-dire avant tout pour ne pas travailler en usine, pour avoir un travail stable et ne pas risquer de se retrouver au chômage, pour gagner de l'argent ». Ainsi peut-on comprendre le caractère « instrumental » du travail scolaire, inscrit dans une vision unidimensionnelle du monde social ordonnée par le capital économique. De façon générale, ce que disait Merton à propos de la société américaine des années 1950 semble pouvoir s'appliquer à la société française des deux dernières décennies du XXe siècle : « Dire que le succès financier fait partie de la civilisation américaine, écrivait-il, c'est constater simplement que les Américains sont bombardés de tous côtés par des préceptes selon lesquels on a le droit et même le devoir de se proposer ce' but, en dépit de toutes les frustrations » 3S . Que l'on songe à l'inculcation méthodique de « la culture jeune » qui fait des « boîtes » à la mode des Champs-Élysées une sorte d'Eden de « la culture jeune » auquel n'accèdent que de rares élus, « incarnations de l'excellence juvénile », mais auquel chacun rêve d'avoir accès. Il faudrait enfin montrer comment de multiples mécanismes contribuent à défaire le sens du collectif ou, comme dit Florence Weber ([1989]), « la revendication d'égalité », indissociables de l'ethos populaire traditionnel. Je me limiterai à en évoquer deux. D'une part, l'école classe et ne cesse pas explicitement et implicitement - d'encourager la compétition : en élargissant l'éventail des destins sociaux possibles pour les membres des milieux ouvriers et populaires, elle stimule les ambitions individuelles, encourage les projets et les stratégies d'accomplissement individuel. D'autre part, les nouvelles stratégies de domination dans le monde du travail (le management participatif) tendent à la fois à stimuler les initiatives individuelles et à briser

33. Sur ce sujet, voir aussi, « L'économie de la maison », Actes de la recherche sciences sociales, n° 81-82, mars 1990. 34. Malika Gouirir, Ouled el kharij : les enfants de l'étranger. Socialisation trajectoires familiales d'enfants d'ouvriers marocains immigrés en France, Thèse sociologie, Université de Paris X Nanterre, décembre 1997. 35. Robert K. Merton, « Structure sociale, anomie et déviance », dans Éléments théorie et de méthode sociologique, Paris, Armand Colin/Masson, 1997, p. 168.

en et de de

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les collectifs, ne serait-ce qu'en multipliant les statuts : des CDI aux intérimaires en passant par toutes les sortes de CDD36. Le renforcement des clivages internes aux classes populaires Cette ouverture des classes populaires à « la culture dominante », la déségrégation mais aussi la dévaluation de l'ethos traditionnel qu'elle implique, s'accompagnent d'un renforcement des clivages internes aux classes populaires, à commencer par celui entre CDI et CDD, plus ou moins superposable à ceux entre Français et immigrés, hommes et femmes, jeunes et vieux. Au cours des années 1960, la construction accélérée de « grands ensembles » destinés à résorber les bidonvilles et les cités de transit, puis la politique d'accession à la propriété, d'une part, l'extension progressive du chômage des salariés non qualifiés, d'autre part, au cours des années 1970, ont renforcé la ségrégation urbaine : alors que les classes populaires en ascension quittaient les cités HLM, les fractions paupérisées (et, prioritairement, les familles immigrées) étaient vouées à rester dans des quartiers de plus en plus dégradés et stigmatisés37. Dans le cadre conceptuel

36. Gérard Mauger, «Les politiques d'insertion. Une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 136137, mars 2001, pp. 5-14. 37. Olivier Masclet a mis en évidence trois mécanismes génériques qui permettent de rendre compte de l'apparition des « quartiers sensibles ». D'abord, la coïncidence au cours des trois décennies qui suivent la Seconde guerre mondiale entre la rénovation des villes ouvrières et riiQinigrationmaghrébine : l'amélioration.du.Jsgement ouvrier, élevant la barrière" à l'entrée, durcit la coupure entre les ouvriers qualifiés français (« la classe ouvrière respectable ») dont l'accession au logement neuf symbolise l'ascension collective et les OS et manœuvres maghrébins : leur séjour étant perçu - y compris par eux-mêmes - comme « provisoire », ils n'ont pas vocation à « s'établir » et sont voués aux bidonvilles, aux « marchands de sommeil », aux foyers, puis aux cités de transit. Au cours du septennat de Valéry Giscard d'Estaing, la nouvelle politique du logement (et en particulier la loi Barre de 1977) facilite l'accès des familles populaires à la propriété des logements : d'où la sortie massive des HLM des ménages d'OQ et des couches moyennes et le déclassement des « grands ensembles » qui cessent d'incarner « la réussite ouvrière ». « Clientèle de substitution », les familles maghrébines accèdent alors aux grands ensembles et en accélèrent le déclassement : ainsi se creuse la division entre « ouvriers pavillonnaires » et « ouvriers de cité ». Troisième mécanisme : la dégradation de la condition laiyrière à parrir^p Iq (jçyyjèfpe rnn[tié des années 1970. Le chômage de masse et la précarisation des emplois non qualifiés, d'une part, la prolongation des scolarités et l'élévation qui en résulte de la barrière à l'entrée du marché du travail ont de multiples conséquences, dont « la désouvriérisation » des jeunes des classes populaires (intériorisation des normes de « la culture jeune ») et la multiplication des jeunes « sans affectation » (scolaire, professionnelle, familiale) et voués, de ce fait, à « la culture de

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proposé par Norbert Elias, les tensions s'accroissent entre « établis » et « marginaux » (c'est-à-dire aussi souvent entre Français « de souche » et immigrés)38 : le « sentiment d'insécurité » engendré par le développement de « la culture de rue » renforce le sentiment d'insécurité sociale et « le sauve-qui-peut » renforce la ségrégation sociale et spatiale de l'habitat et des établissements scolaires.

« Les temps modernes » Comment décrire aujourd'hui l'espace des styles de vie des classes populaires ? Ayant tenté de mettre en évidence les transformations objectives et subjectives de la condition des classes populaires qui, de multiples façons, tendent à désagréger un univers qu'Hoggart décrivait comme territorialement, socialement et culturellement clos, il me semble nécessaire de préciser, d'une part, que l'acculturation n'est jamais assimilation pure et simple d'un groupe à la culture avec laquelle 0 s'est mis en contact : l'assimilation culturelle n'exclut pas la conscience de la dépossession culturelle (inscrite dans les écarts de niveau et/ou de modalités d'accès) ; « dépossession et altérité qui constituent les deux aspects de la césure culturelle continuent de produire leurs effets à l'intérieur des processus d'acculturation », écrit Olivier Schwartz ([1998], p. 137). D'autre part, toute « stratégie d'assimilation » implique des « stratégies de dissimilation » : les groupes dominants réagissent à toute banalisation d'une pratique culturelle qui leur était propre par la redéfinition de nouvelles pratiques élitistes selon la dialectique de la divulgation et de la distinction. Enfin, l'acculturation s'opère souvent, comme le souligne Nathan

rue ». Sur ce sujet, voir aussi, Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », dans Pierre Bourdieu [1993], pp. 159-167. ? 38. Norbert Elias, John L. Scotson [1997]. Isabelle Coûtant montre que l'intolérance croissante, le renoncement au règlement fipyé.dg^ litiges, le recours au droit, résultent de la modification du rapport de force entre « établis » et «marginaux » (et, en particulier, de l'imposition de « la culture de me » dans l'espace Tésidentiel) et de l'angoisse du déclassement qui pèse sur les établis (Institution judiciaire et éducation morale des jeunes de milieu populaire. Enquête ethnographique sur deux dispositifs : une Maison de Justice et un dispositif d'insertion de la PJJ, Thèse de sociologie, EHESS, 2003). Cf. les procès réciproques instruits par les familles dans les HLM par enfants interposés étudiés autrefois par Gérard Althabe (« La résidence comme enjeu », dans Gérard Althabe, Christian Marcadet, Michèle de la Pradelle, Monique Sélim, Urbanisation et enjeux quotidiens. Terrains ethnologiques dans la France actuelle, Paris, L'Harmattan, 1993, pp. 1-69). Porter plainte, c'est réaffirmer son appartenance au pôle des « familles bien » et tenter de la faire ratifier par l'autorité judiciaire, mais c'est peut-être surtout obtenir la réaffirmation publiquede lajjonne^juiJonde leur valeur.

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Wachtel39, par additions et remaniements culturels, plutôt que par déculturation, substitution d'une culture à une autre : de nouveaux éléments sont inclus dans des systèmes de pratiques qui demeurent, dans une certaine mesure, inchangés : l'ascension culturelle n'est pas incompatible avec l'ascension économique, la culture de la virilité n'exclut pas la « culture pécuniaire » (Thorstein Veblen [1970])40. Compte tenu de tout ce qui précède, comment décrire aujourd'hui l'espace des classes populaires ? Il me semble, d'abord, que la structure tripolaire antérieure avec son pôle viril, son pôle embourgeoisé, son pôle intellectualisé, perdure, mais que les forces centrifuges tendent aujourd'hui à l'emporter sur les forces centripètes. Par ailleurs, à cette structure tripolaire, tend à se superposer une opposition binaire entre établis et marginaux, où les établis - ouvriers et employés « pavillonnaires » - se distinguent par leur accumulation relative de capital économique et de capital culturel et par leur mobilisation scolaire et où « les marginaux », ouvriers et employés précarisés, souvent immigrés, ne peuvent mettre en avant que des valeurs de virilité dévaluées.

39. Nathan Wachtel, « L'acculturation », dans Jacques Le Goff, Pierre Nora [1974], pp. 124-146. 40. À cet égard, il faut noter que l'accumulation de capital culturel, incorporé, indissociable d'un travail de soi sur soi, est inséparable de son porteur, alors que l'accumulation de capital économique, objectivée, reste détachable de son détenteur et semble, de ce fait, pouvoir échoir à quiconque (d'où le rôle attribué en la matière, à la chance, au hasard).

Libéralisme, mondialisation, alternative

Pierre COURS-SALŒS

« L'esprit de la technique moderne, pourvu qu'on lui donne la possibilité pacifique de s'épanouir, est celui d'une disponibilité plus grande de l'homme dans la nature et dans la société ». (Pierre Naville)

Depuis quelques années, nous vivons, en France mais aussi dans d'autres pays d'Europe, une situation paradoxale : le refus réel des politiques de gestion capitaliste, libérales de droite ou sociales-libérales, ne se traduit pas par une conscience collective qui trace un horizon. Une série de questions demeurent étrangement absentes : celles qui feraient réfléchir publiquement aux objectifs d'une transformation sociale qui remplace, voire vise à corriger fortement le système. Une discrétion absolue semble de mise à propos d'un affrontement ainsi à l'ordre du jour, qu'on le juge nécessaire, utile, inévitable ; alors que des combats partiels et des défaites successives peuvent préparer un retournement. Cependant, le rejet des politiques se réclamant du libéralisme ne se dément pas : dans le soutien aux grèves par plus de 70 % de la population, presque sans exception, depuis décembre 1995 jusqu'au ressort du « Non » au référendum du 29 mai 2005 sur le Traité constitutionnel européen. Comment comprendre cet écart entre la massivité d'un refus partagé et le morcellement, la juxtaposition des luttes sociales ? Pour vraie qu'elle soit, au moins partiellement, la méfiance à l'égard de toutes les organisations politiques reste une pseudo « explication ». Elle passe sans doute à côté de l'essentiel : une unité autour de buts communs fait défaut et la discussion a du mal à se nouer sur ce plan-là. Comment mieux comprendre cette réalité, qui dure maintenant depuis une dizaine d'années ? Approfondissement à la lumière d'une relecture de Marx, cette contribution prolonge et réexamine

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quelques écrits antérieurs (Pierre Cours-Salies [1995] ; [1998] ; [1999] ; [2002], [2003]), et soumet à la discussion quatre propositions encore intempestives. Une domination de classe, grâce à une remise en cause profonde des garanties sociales des années soixante et soixante-dix, a rendu opaques les possibilités de lutter pour des objectifs communs. Cela s'imbrique à une masse de transformations internationales et étatiques qu'on a tort de réduire au label « libéralisme ». Nous esquisserons donc comment lier les exigences d'une démocratie renouvelée avec les questions sociales, volontairement à la lumière d'apports dus à la relecture de Marx. Nous terminerons ainsi en synthétisant quelques perspectives tant du point de vue du monde multipolaire que sous l'angle du rapport au travail salarié.

Hiérarchisation et naturalisations, contreforts de la domination Dès qu'elle apparaît, la reprise des luttes de masse tend à disparaître à nouveau : séparées les unes des autres, elles deviennent un simple prétexte à commentaires moralisants, faussement sociologiques : nombre d'auteurs confondent la critique des faux semblants du capitalisme, pour laquelle un océan d'interprétations demeure ouvert, avec l'analyse des conditions de l'accumulation du capital. Cette contradiction, cependant, demeure plus décisive que d'autres, elle qui fait tenir à leur place, sans déviations importantes et relativement productifs, la plus grande masse des salarié-e-s. La valeur de chacun-e, finalement, tient par le processus que Marx appelait le « fétichisme », phénomène central de l'autoperpétuation du capitalisme dans sa reproduction, ses transformations, sa continuité et ses évolutions (Jean-Marie Vincent [1973] ; Stavros Tombazos [1994]). Un travail récent, Le bas de l'échelle, nous fournit un ensemble d'observations pour comprendre ce processus Une douzaine d'études de 1. Pierre Cours-Salies, Stéphane Le Lay (dirA Le bas de l'échelle. La construction sociale des situations subalternes, Toulouse, Editions Ères, 2006. Ce n'est pas pur hasard : au moins huit de ces recherches ont eu lieu auprès de groupes de personnes vivant « en banlieue » ou fortement marquées par ses réalités. Nous devons signaler ici un effet de territoire, du moins une interrogation livrée aux sociologues et anthropologues de la ville. Approche résolument empirique, l'ouvrage se compose de l'analyse de trajectoires individuelles : Hamed, né il y a quarante ans dans une ville de la première ceinture de Paris ; les personnes socialement assignées par Christian Léomant et Nicole Sotteau-Léomant ; les plus de 50 ans étudiés en Seine Saint-Denis par Isabelle Tarty ; les emplois jejines, filles et garçons si bien observés par Emmanuelle Lada ; ceux qui deviennent des Çdélinquants de profes&iflp } auxquels Karima Guenfoud a consacré des années et la plus grande partie des femmes marquées par diverses immigrations, plus ou moins récentes, dont Sabah Chaib montre la double stigmatisation ; mais aussi dans

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terrain, accompagnées de quatre textes de synthèse proposent un schéma de divisions tout autant qu'un possible principe d'unité. Afin de comprendre des situations particulières, nous devions les situer par référence à quelque « configuration », en reprenant une expression de Norbert Elias [1991]. Avec ce souci élémentaire, l'ouvrage met en évidence comment des dispositifs économiques ou juridiques, des règlements de la protection sociale ou des politiques de l'emploi, ou bien des évolutions rapides de certaines professions, finalement, tendent à se compléter, se combiner. Cela crée une sorte de patchwork, où presque chaque étude aurait pu être traitée pour sa spécificité ; mais le tableau d'ensemble fait ressortir comment les uns et les autres se stabilisent, faute de mieux, du fait des potentialités qui leur sont laissées. Au-delà des effets de proximité, comme des différenciations « légitimées » par des références à l'ordre du « naturel », les individus socialement pauvres dont ces études rendent partiellement compte finissent par former une masse énorme ; et celle-ci pèse dans la conscience de toute la société. Par lui-même, sans que cela ait été le but d'origine, le choix.de rapprocher ces études met en évidence comment la stabilisation de très nombreuses personnes, dans diverses situations précarisées, pousse tout un chacun à s'accrocher à ce qu'il tient. Sous forme directe ou par sa dénégation contrainte, le rapport au travail est co-extensible à d'autres rapports sociaux de domination, que chacun ressent dans son corps et son histoire. Et le « bas de l'échelle » joue évidemment un rôle pour stabiliser ce qui, au-dessus, pourrait avoir plus de souplesse, de mobilité critique et de revendications fortes. Chacun est renvoyé par la société à sa possibilité individuelle de « réussir sa vie », comme s'il s'agissait d'une qualité personnelle avant tout. Cette illusion tend à faire oublier les conditions très dures à de telles réussites (Béatrice Appay [2005]), les obstacles rencontrés, et renvoie les occasions d'échecs à des hasards d'ordre personnel ; cette dissociation des éléments d'une analyse sociale critique joue un rôle très puissant dans la des métiers particulièrement dévalorisés où s'accumulent des jeunes victimes des ségrégations, avec l'étude de Jean-Claude Benvenuti sur les jeunes salariés de Me Donald's et celle de Mustafa Poyraz sur les animateurs de quartiers. Dans la proximité sociale de toutes ces situations précarisées, les situations professionnelles étudiées par Lise Causse (les aides soignantes en maisons de retraite), par Yannick Le Quentrec (les employées de bureau), par Christine César (les ouvriers de l'Éducation nationale) s'expliquent mieux : somme toute, quelles que soient leurs espérances personnelles antérieures, celles et ceux qui y trouvent des emplois relativement stables « ont plus de chance que d'autres », pour reprendre cette expression courante. Et cela donne un éclairage pour les situations de jeunes informaticien(ne)s, qui acceptent sans doute trop des conditions salariales pénibles dans l'espoir de ne pas perdre la reconnaissance de leur 9 professionnalité ».

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naturalisation. Chacune et chacun, renvoyé à son destin, n'auraient qu'à s'en « prendre à lui » (ou à elle) de son absence de volonté ou de son incapacité à saisir des « chances qui pourtant passaient près ». Le rapport au travail stable joue ainsi un rôle décisif pour chacune et chacun ; il dessine l'horizon pour les jeunes encore scolarisés et pèse ainsi sur leurs parents et leurs familles, à la fois par leur propre situation et par celle espérée ou crainte pour leurs enfants. De nombreuses études au sujet de l'insécurité sociale en témoignent. Sur la soumission dans une relation « mobilisée » avec l'encadrement qui semble permettre « une reconnaissance réciproque » (Claude Dubar [2002], p. 213), comme sur les passages entre la formation et les emplois (Lucie Tanguy [1986] ; Francis Vergne [2001]). Faute de travail salarié stable, la société rend nécessaire de « s'accrocher » au plus près d'une relation salariale qui comporte bien plus que la rétribution immédiate de la force de travail, sa pérennisation dans un réseau de droits à consommer, mais aussi de droits humains que la phase de gestion keynésienne avaient fait percevoir comme des normes de la sécurité démocratique. Afin de prendre la mesure de telles différenciations, il nous fallait proposer une analyse qui rende compte des deux faces : une réalité segmentée et hiérarchisée, ainsi que sa relative légitimation dans la vie quotidienne. Par la situation d'ensemble, justement, dont l'absence d'un débat politique sur une autre forme de rapports sociaux est indissociable (Michel Vakaloulis, Jean-Marie Vincent, Pierre Zarka [2003]). Faute d'une mise en perspective commune, on est « jeune », femme plus ou moins âgée, plus ou moins marqué-e de caractéristiques qui avivent la xénophobie et même le racisme. On le comprend, « le bas de l'échelle » joue un rôle d'allégorie. Si on l'interprète de façon restrictive, si on s'accroche au seul repère d'une situation particulière, on a fort peu de chance de trouver le principe de critique de ces rapports sociaux. Toutefois, permettre que se rassemblent des millions d'individus, accrochés en un point tout au long de la hiérarchie sociale, exige de mettre au jour un principe plus fort que les critiques ponctuelles de la misère du monde et de la métamorphose de la question sociale. Certes, les différences entre les groupes de salariés, ou d'individus subalternes dans le système social, peuvent ne plus apparaître comme des principes de hiérarchisation naturelle, propres à un groupe d'âge, à un sexe, etc., mais comme diverses expériences propres, si elles sont l'occasion d'une action collective ample, à changer le mode de vie : une voie peut s'ouvrir et autoriser bien des mouvements collectifs. Cela implique, pour ne pas se payer de mots, l'existence d'une dimension conflictuelle décisive dans le système social, devenant pour toutes et tous un repère pour le quotidien et l'horizon, autrement dit un

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conflit de classe, concept qui appelle à être retravaillé, puisqu'il se doit d'intégrer, dans un possible dépassement, l'ensemble des caractéristiques des situations actuelles. Des protestations quant aux situations jusqu'au but de changer la société, une nouvelle unité doit se construire. De la diversité à la compréhension d'un système de classe, un passage qui ne va pas de soi. Celui-ci comporte des éléments liés que nous pouvons simplement résumer ici, et notamment l'un des plus difficiles, sans doute, le rapport à une périodisation historique. D'où vient, en effet, le creusement de cette hétérogénéité ? Nous proposons, en esquisse, une périodisation dans la seconde moitié du XXe siècle. Et il nous faut inviter à la relecture de travaux de Pierre Naville ([1963]), au tournant des années soixante, au début de ce qu'on nomme actuellement la « révolution informationnelle ». Ses analyses ont, entretemps, fait leur preuve et conservent en grande partie, encore aujourd'hui, une puissance heuristique décisive. Pierre Naville montrait une réalité fondamentale, nouveauté à la fin des années cinquante : les capacités de l'automatisation se manifestant dans l'industrie, dont il soulignait les enjeux tout en formulant des propositions pratiques. Ces tendances sont alors étudiées tant par Madeleine Guilbert que par Georges Friedmann ou Pierre Naville. Sans développer ici un débat décisif de la sociologie du travail, nous savons que le premier espérait beaucoup que le travail parcellaire et abrutissant pourrait être rendu différent et moins aliénant grâce à des machines plus intelligentes et la disparition de multiples tâches répétitives assumées à l'avenir par des moyens autres que les gestes mécaniques imposés à des êtres humains. À distance critique de l'optimisme de Georges Friedmann, Pierre Naville montrait que, certes, deux voies s'ouvrent pour l'organisation du travail, avec de telles innovations. La plus positive : la possibilité de réduire la place du travail contraint, et partant, le rôle du rapport salarial capitaliste, grâce aux gains de productivité2. Permettant une succession des individus sur des postes de travail plus anonymes, dépassant par-là même beaucoup des idiotismes de métiers qui enferment les individus dans des savoir-faire particuliers et trop exclusifs, cela rend possible une plus forte implication collective dans l'organisation d'ensemble d'un travail qui laisserait plus de temps libre. Il appelle de ses vœux un dépassement du taylorisme et de la chaîne fordiste, mais se refuse à poser ces questions d'une nouvelle organisation du travail sans une analyse des rapports 2. Pierre Naville a aussi défendu, dès 1958, l'actualité et l'urgence de la semaine de 35h sans perte de salaire, au vu des bonds en avant de la productivité. Il avait aussi proposé, dès 1946, que le mouvement syndical se saisisse à l'échelle interprofessionnelle des exigences en matière de formation intellectuelle et professionnelle, initiale, tout au long de la vie, dans et hors des entreprises.

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sociaux constitutifs de la place et du rôle des salariés : « Les techniques nouvelles, en dépit des pessimistes, sont une conquête de la liberté [...] elles annoncent un remaniement incessant des conditions sociales où s'exerce cette maîtrise » (Pierre Naville [1963], p. 45). Il indique comment « les relations entre sexes y puisent l'occasion de trouver des formes nouvelles » (ibid., p. 251). Insistant sur les potentialités, il mettait au jour les contradictions essentielles. En termes de gestion, le salaire devient un capital variable de valeur relative bien moindre : « l'entreprise hautement automatisée serait celle où le coût en travail humain tombe le plus bas » (ibid., p. 175). En effet, même si la rémunération de quelques personnes est plus élevée que dans des situations différentes, il en faut très peu pour produire une grande « valeur ajoutée », du fait de l'investissement en machines qui permet une grande « plus-value relative ». Par ailleurs, « l'univers des communications dominera celui des productions comme une société dominant la société » (ibid., p. 231) et les entreprises ne seront plus une série d'unités indépendantes. Last but not least, les faits montrent que « l'homme de l'automation » est rare : « les hommes et les femmes qui subissent l'emprise directe ou indirecte de l'automation sont à 80 % dans des fonctions non qualifiées » (ibid., p. 28). Il soulignait ainsi que le rapport au travail ne pouvait pas se comprendre sans un effort pour restituer comment les salariés deviennent ce qu'ils sont avant d'entrer dans leur atelier, bureau, lieu de travail. La subordination réelle à la logique capitaliste, évidemment, ne commence pas dans le cadre du poste de travail. De même, sa diminution, voire sa relative mise à distance dans un cadre socialisé et autogéré, n'est possible que par une transformation pluridimensionnelle des relations sociales. A contrario, s'est réalisée, pour beaucoup sous nos yeux, l'autre hypothèse de Pierre Naville : le développement d'une minorité de postes de travail qualifiés, intéressants, reconnus socialement, et pour tous les autres, notamment la plus grande part des femmes, des tâches interchangeables, un « travail sans qualité » (Richard Sennett [2000]). Pour la plupart, les moyens qui pouvaient servir à la diminution de la domination capitaliste ont été accumulés, depuis la « reconstruction » de l'après-guerre, entre les mains des couches dirigeantes. D'où un grand mécontentement, pas seulement sur le plan des niveaux de consommation mais sur le plan de l'organisation sociale. Cela s'est traduit, dans plusieurs pays d'Europe, par la série d'explosions sociales et politiques de la fin des années soixante (Guy Spitaels [1971] ; Pierre Cours-Salies [1988]). Mais, trente ans plus tard, il faut bien constater que la classe dirigeante a réorganisé la situation et le système d'options politiques et sociales à sa façon : atomisations, segmentations, chômage de masse et hiérarchisation importante des

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entreprises, des statuts et des qualifications reconnues (Mateo Alaluf [1986] ; Marcelle Stroobants [1993a]). Elle a créé maintenant les conditions d'une plus grande insécurité pour les salariés et veut refondre à son goût le Code du travail comme la protection sociale. Les combats non menés ou perdus au tournant des années soixante pèsent plus lourdement qu'on ne le pense dans la façon dont nous percevons la réalité, le « possible », si fortement marqué par une résignation, et les aspirations comme les revendications frappées du sceau de l'« irréalisme ». Nous revenons ainsi plus armés afin de ne pas rester enfermés dans les travers des « enquêtes de terrain » qui trop souvent acceptent une limitation mutilante, parfois caution du système. Situations de souffrance, revendications, place dans des rapports de production et les processus de reproduction ne se séparent pas sans risquer l'objectivisme, ou sa variante, le fatalisme. Au moment même où on en vient à douter que la notion de classe puisse encore donner un principe de compréhension commune, une analyse panoramique des nombreuses situations subalternes, au travers de la diversité des enquêtes comme au vu des possibilités offertes par la révolution technologique, nous a permis de comprendre ce qui est ainsi à l'œuvre : une classe sociale possible (Pierre Cours-Salies [2003]), rassemblant les dominé-e-s à condition de dégager ses axes de regroupement.

Un cas particulier d'une vieille analyse de Marx Sitôt apparues, diverses luttes « mettent en cause des valeurs ». Elles ne forment pas une référence pratique mais seulement symbolique pour la masse des exploité-e-s. Un rejet du « libéralisme » finit par s'exprimer dans des termes de solidarité, d'équité, qui ne comportent pas, en apparence, des éléments d'un antagonisme analysable ; on en vient à douter que la notion de classe puisse encore donner un principe de compréhension commune. Nous comprenons mieux, à observer de plus près les différences effectives des situations, pourquoi les réactions de classe unificatrices restent difficiles ou lacunaires : la situation sociale des « surnuméraires » est si loin de celle des « stables », eux-mêmes si divers, avec entre les deux la situation de ceux, en majorité des femmes, qui sont enfermés dans le « louage de main-d'œuvre » 3 . 3. Ces termes ont été travaillés pour l'ouvrage Le bas de l'échelle, op. cit. Résumons ici : « Surnuméraires » a l'avantage de souligner la différence entre les chômeurs de longue durée et celles ou ceux qui sont dans des statuts salariés prScaires une partie de l'année ; et bien d'autres situations individuelles dont le regroupement devrait permettre une inflexion dans leur analyse : une partie des chômeurs, ceux de longue durée, âgés

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Précisons, en chiffres, parmi les 27 millions de la population active potentielle. Autour de cinq millions de surnuméraires, à côté de plusieurs millions dans des relations de louage de main-d'œuvre. Entre résignation et effort « pour ne pas descendre plus bas », ils vivent le drame du chômage de longue durée, qui fait perdre des possibilités ultérieures, parce que, comme chacun sait, il disqualifie aux yeux des employeurs. Cette « trappe à misère » enferme les bénéficiaires des dispositifs sociaux comme les précaires enregistrés au même moment (1,5 million) et sans doute avec les salariées à temps partiel contraint (deux millions ou plus). Six ou sept millions en tout, dont une grande partie des femmes non comptées comme chômeuses. Dans le troisième pôle se placent les « salariés stables », expression qui recouvre trop de situations ; mais nous trouvons commode de regrouper avant tout une position sociale différente des deux précédentes, elle-même parcourue par d'immenses tensions. Quoi de commun aux 4,5 millions de salarié-e-s des fonctions publiques et aux 8,3 millions des PME de moins de cinquante personnes et les 11,9 millions de celles et ceux des moins de deux cents personnes ? Parmi ces stables, audessus du bas de l'échelle, l'écartèlement apparaît net si l'on décrit la palette : des ouvriers ou employées « sans qualification » des grandes entreprises industrielles ou commerciales jusqu'à celles et ceux qui, entre bac+2 et bac+4 ou 5, ont trouvé, parfois, des emplois stimulants. Chacune, chacun, voit sa « valeur » reconnue par son insertion dans le soi-disant « marché du travail », pour lequel les qualités personnelles jouent paraît-il un rôle essentiel. Cette hiérarchisation, en l'absence de repères pour des objectifs communs, enferme les groupes et les individus dans des rapports qui relèvent de la « soumission réelle », la « subsomption » au capital, selon l'analyse de Marx (Antoine Artous [2003] ; Lucien Sève [1987 ; 1999] ; Stavros Tombazos [1994] ; Michel Vadée [1992] ; Jean-Marie Vincent [2001]) : le bouclage dans les relations sociales quotidiennes de la force diLfétiçhisme de la marchandise dans la reproduction et la consolidation du système. Ces formes mêmes du usés ou jeunes sans certification scolaire ; aussi les allocataires des minima sociaux (RMI, API, AAH), qui ne sont pas inscrits au chômage ; mais aussi les préretraités, victimes de « plans sociaux », dont certains « dispensés de recherche d'emploi », les sans domicile fixe, les femmes qui travaillent quelques heures « au noir » et ne cherchent pas au-delà, trop convaincues pour l'heure de ne pas pouvoir espérer mieux. « Louage de n}ain-d'oeuvre », l'expression est choisie pour signaler les réalités d'un travail salarié sOlirdes formes antérieures au droit du travail depuis 1946, et même 1936 (Alain Supiot [1994]). Ce terme désigne la multiplication des situations précaires et des positions particulières créées par les « dispositifs sociaux » : intérimaires, CDD, stages aidés, CEC, CES, emplois jeunes, etc. Leur point commun est de s'accrocher à des situations d'emploi salarié afin de conserver un salaire qui donne leinoyen de vivre quotidiennement sans dépendre des autres et aussi pour ne pas tomber dans l'assistanat.

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fétichisme et de la subsomption changent. Elles s'affirmèrent pendant la phase appelée à tort les « Trente glorieuses », épanouissement des États nationaux occidentaux, sociaux, comme conséquence tout à la fois du partage du monde en deux blocs et des possibilités de la consommation de masse lors de la phase de développement des productions de masse encore peu automatisées dans la métallurgie. Pendant le même temps les multinationales prennent une importance primordiale, et nous tenons à pointer ici la nécessité d'un débat marxiste approfondi sur le retournement de situation, politique, économique, social, depuis la fin des années soixante, avec le rôle clé de la Trilatérale en 1975 (Michel Crozier, Samuel Huntington, Joji Watanuki [1975] ; Pierre Cours-Salies [2002]). Cemyché du travail, qui n'est pas un marché au sens banal puisqu'il fixe les possibilités de la reproduction des conditions de stabilité relative de la société sur le plan social, culturel et politique, n'est lui-même plus solidement encadré par des règles nationales, du fait des choix élaborés au nom de la « globalisation », du libéralisme dans le cadre de la mondialisation. Toutefois, il ne s'agit ni de se plaindre ni de s'esbaudir devant la nouveauté. Mais de présenter une perspective. Nous ne pouvons séparer cette discussion du nouveau cadre, tracé par la politique accélérée depuis 1990, mise en concurrence accrue à l'échelle internationale entre les divers marchés solvables et les divers « marchés du travail ». On a suffisamment décrit comment des politiques ont construit « le piège de la mondialisation », usé de l'argument de la nouvelle époque et abusé du respect de « la finance contre les peuples » (Hans-Peter Martin, Harald Schuman [1997] ; Éric Toussaint [2002]). Cela se résume, brutalement : dans le monde, actuellement, 57 % de la population, la plus pauvre, possède autant que le 1 % constitué paT les plus riches,. 560 propriétaires de grades entreprises et de capitaux possèdent autant qu'un milliards cTêtreTiumains. En peu d'années, de 1970 à 1995, le volume des échanges passe, d'après les données de la Banque Mondiale en 1995, de 25 % à 45 % par rapport au produit net mondial ; cela se produit surtout du fait de l'accroissement de la part des produits manufacturés dans les exportations : celle-ci passe de 20 % à 60 % de 1970 à 1990. Depuis, la délocalisation d'un certain nombre de services a suivi la même pente. Des exploités, souvent des femmes de pays très pauvres, prennent ainsi comme une aubaine des « offres d'emplois » dans des usines de l'habillement ou de la petite métallurgie, compte tenu de leurs situations réelles (Naila Kabeer [2006]). Nous baignons ainsi, immédiatement, dans des illustrations de réflexions de Marx à son époque : « le paupérisme est l'Hôtel des Invalides de l'armée active du travail et le poids mort de sa réserve » (Capital, Livre I, chapitre 25). Marx ajoutait aussitôt : « Sa production [celle du paupérisme] est comprise dans celle de la

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surpopulation relative [...] il forme avec elle une condition d'existence de la richesse capitaliste » (Jacques Bidet [2004]). Ne gâchons pas une dimension polémique. A reprendre le texte de Marx, la situation du monde, avec la masse de chômeurs et de sousemployés, relève d'une situation révolutionnaire ; mais celle-ci ne débouche pas sur un effondrement du système. Il nous faut le citer un peu longuement : Marx figure en effet très haut dans le palmarès des auteurs plus souvent cités que lus ! «Pour le mode de production capitaliste, les travailleurs sont en surnombre dès qu'il n'est plus indispensable de les occuper de 12 à 13 heures par jour. Un développement des forces productives, qui diminuerait le nombre absolu des ouvriers, donc qui permettrait à toute la nation d'accomplir sa production totale en un temps moindre, entraînerait une révolution, parce qu'elle rendrait superflue la majeure partie de la population » (Capital, Livre III, troisième section, Œuvres, La Pléiade, pp. 1043-44).

On sait quelles réactions amènent cette citation. Vous voyez bien, diton, cela ne s'est pas produit. Nous retiendrons cependant, ici, avec toutes les interrogations qui en découlent, l'actualité de cette analyse de Marx : si décriée et si peu connue, la « loi ^d^j^j5aisse jeûdançiçllfi.,du taux de profit» (section III du Livre III du Capital). On croit savoir que Marx aurait annoncé ainsi une prévision démentie : le système capitaliste, avec sa masse d'investisseurs qui cherchent à augmenter leur capital, et se font une concurrence accompagnée d'imitations ; à un moment donné, la marge de profit aboutit à l'abandon d'une branche, à des déplacements d'investissements capitalistes dans de nouvelles situations productives ou commerciales, retrouvant ainsi un taux de profit important. La concentration du pouvoir capitaliste entre peu de mains amènerait ainsi à une « polarisation en deux blocs et deux seulement » (Jean-Pierre Durand [1995], p. 99). Marx aurait prévu de façon simple la i f i n ^ g ç à, la révolution : unejgoignée d'expropriateurs finissenf_j>ar être exclus du pouvoir par la masse des exploités, devenus par leurs insertions proïessionnëQëscapables de remplacer les puissants de ce monde. On voit bien ainsi, disent plus d'un commentateur, comment « Marx s'est trompé» : «de nouvelles catégories intermédiaires de salariés [...] n'ont cessé de se développer jusqu'à réduire l'opérationnalité de la thèse de la polarisation » (ibid.). Dans cette optique, Marx n'aura pas compris les effets de la « modernisation de la société » (op. cit., p. 107). Cette thèse,

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somme toute, est devenue courante4 : « la loi de développement de la société capitaliste a été réfutée, comme la tendance à la polarisation envisagée par Marx», écrit un auteur chilien (Basaure [2004]), se réclamant de l'œuvre d'Erik Olin Wright. Rappelons ce long texte de Marx. Il n'est pas inutile d'en montrer la pertinence, d'inciter à une relecture, afin de reprendre quelques discussions autrement. Nous allons, en effet, y gagner de pouvoir mieux comprendre ce que nous avons sous les yeux s . Car Marx lui-même avait su se formuler une question précise, présente dès le titre de la section III du Livre III, que nous reprenons ici dans son énoncé complet : « loi de la baisse tendancielle du taux de profit et ses contre-tendances ». Faut-il le rappeler, il ne se souciait pas dans ces réflexions qui forment le matériau du Capital, de formuler des prévisions ; mais de décrire des logiques patronales propres à évoluer et éviter la crise frontale et multidimensionnelle du système. Il avait très bien compris deux règles des combinaisons de la société 4. Sur le plan français, où nul de niera la diminution, depuis 1975, du nombre absolu des individus relevant de la catégorie socio-professionnelle « Ouvriers », on pourrait s'étonner de ces calculs statistiques un peu pressés de conclure d'un chiffre isolé de son contexte à une analyse sociale et politique. Les appels à la prudence sont rarement entendus. Ces « données » s'avèrent manifestement erronées si la référence dépasse 4 à 5 pays d'Europe occidentale et désigne l'ensemble mondial. En France même, au demeurant, comment compter ? Les « ouvriers » de la nomenclature de l'INSEE - 7,14 millions en 2001 - doivent-ils être pris à part, comme une référence décisive, malgré les changements de classements de certaines professions et de limites entre catégories depuis 1952 ? Si on vise la situation de travailleurs manuels d'usine ou d'atelier artisanal, la mécanisation puis une automatisation partielle change les données. Si on prend en compte la situation subalterne, des tâches d'exécution liées à une production, il faudrait, sans doute additionner aux ouvriers (à 80 % hommes) une grande part des employé-e-s (à 80 % femmes) - à tout le moins celles des services à la personne et plus largement du commerce, ainsi qu'une grande partie des employé-e-s des secrétariats des entreprises, soit les 2/3 des 5,2, millions d'employé-e-s. Mieux vaudrait aussi compter celles et ceux devant vendre ou louer leur force de travail pour vivre, en forte progression depuis trente à quarante ans : les « professions intermédiaires », soit 1 million de techniciens, les 800 000 « instituteurs » (2/3 des femmes) et 1 million d'infirmières. Va-t-on les caractériser de « couches moyennes » ? De nombreuses analyses convergent plutôt vers le rejet d'une telle classification (Jean Lojkine [2005]). Nous en sommes alors devant un paradoxe : environ 16 millions de salarié-e-s, 60 % de l'ensemble de la population active, relèvent du rapport salarial caractéristique du capitalisme. Encore avons-nous laissé de côté la discussion au sujet des enseignants et des « cadres », deux types de groupes professionnels, certes, non homogènes (Paul Bouffartigue [2000]). 5. Une série de discussions seraient ici nécessaires quant à la pensée effective de Marx dans ces fragments, construits sous forme de volume, avec scrupule, par Engels (Michel Vadée [1992]). Même avec la répétition optimiste qu'une crise décisive finira bien par se produire, Marx n'apparaît en rien fataliste, ni évolutionniste à la lecture attentive de ce texte.

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capitaliste et six éléments de politique, dès son époque, contrebalançant la « loi de la baisse du taux de profit », dont il faisait remarquer qu'il ne s'agissait que d'une « tendance » et pas d'une loi délimitée par les sciences de la nature. Première règle : la logique du mode de production capitaliste est de voir le capital se séparer de plus en plus des lieux d'extorsion de la plusvalue ; il seCTée_des_ingtançesde direction qui amènent le capitaliste à ne plus s'identifier directement avec le patronat assurant le fonctionnement de l'usine au jour Te jour: Citons, aujourd'hui, les holdings des multinationales, sortes d'états-majors partiels, qui laissent la concurrence jouer comme une « émulation » entre directeurs de filiales, pouvant au besoin faire le tri quand les stratégies et les options productives se complètent ou au contraire demandent un choix. Deuxième règle, qui elle aussi n'a fait que croître et embellir : les activités des directions patronales se coordonnent plus ou moins directement et harmonieusement avec les encadrements étatiques nationaux ou internationaux. Il nous suffit de rappeler à notre époque la circulation entre bourgeoisies nationales (Anne-Catherine Wagner [1998]), grands appareils internationaux, tant des grandes entreprises que des organismes hors ONU comme la Banque Mondiale, le FMI ou l'OMC. En lien avec les instances et avec beaucoup d'indépendance, en lien avec les lieux de production mais avec assez d'autonomie pour se déplacer au gré des opportunités, le capital utilisait déjà du temps de Marx six éléments que le texte de cette section distingue avec précision : L'intensité croissante de l'exploitation du travail ; L'abaissement du salaire ; La diminution de prix des éléments du capital constant ; La surpopulation relative ; Le commerce extérieur ; L'accroissement du capital-action. Nous devrions, sans doute, prendre le temps de vérifier si cette énumération est suffisante, comment elle a évolué. Nous nous contentons, cependant, pour cette contribution, de constater que nous sommes bien loin des travers stigmatisés par des auteurs trop pressés de se débarrasser des outils de Marx. Afin de mieux assurer les liens avec la description du Bas de l'échelle et de ses effets, nous nous contentons de reprendre ici le premier de ces six éléments. En fait, l'intensification du travail, la baisse de la valeur d'une grande partie du capital circulant produisent un effet de surpopulation relative et une inflexion du commerce extérieur suffit pour faire apparaître, tant dans les anciennes métropoles qu'au quatre coins du monde ces « masses de salariés disponibles qu'on peut acquérir à vil prix » dont Marx faisait état. Afin d'en appeler à une analyse d'ensemble du capitalisme contemporain, précisons l'enjeu de la discussion. Pour situer notre propos au regard de quelques autres analyses contemporaines, avouons donc un

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mouvement d'impatience à la lecture d'un jugement péremptoire, l'un des principaux discours illusoires actuels, la thèse forte de Toni Negri dans Empire ; selon lui, la marque de notre époque serait en effet que « le rôle du travail industriel en usine a été réduit et que l'on a donné la priorité au travail de communication, de coopération et de relations » (Toni Negri, Michael Hardt [2000], p. 17). Comme il ne s'agit pas, ici, de développer une discussion avec les thèses de cet auteur, nous devrons nous borner à une réponse un peu sommaire, quitte à revenir à une autre occasion sur ces mêmes débats : pourquoi croire et faire croire à du neuf absolu quand il s'agit plutôt d'une continuité ? Le capitalisme, qui n'est pas mort, la preuve, il bouge, se transforme, domine autrement. Pourquoi gloser sur le déj^sggie^jju.Jjgyail d'usine quand des centaines de millions de personnes, en Chine, en Birmanie, en Inde, en Thaïlande ëï ailleurs, viennent prendre place dans cette histoire du travail salarié en usines ? Et pourquoi ne pas voir comment un processus capitaliste d'ensemble peut éclairer les situations particulières ? En lieu et place de cet illusoire « dépassement » de ce qui se redéploie selon des axes d'adaptation du capitalisme, pourquoi ne pas discuter d'une question politique centrale : la façon dont la bourgeoisie fait tous ses efforts pour faire disparaître le rapport salarial hérité des deux siècles précédents ? Elle a produit la tendance au général intellect, comme Marx le notait et comme Toni Negri l'a mis en exergue6 ; mais la classe dirigeante a besoin, en même temps, d'éviter le surgissement de ces possibilités de dépassement du système. D'où de multiples transformations consolidées par une précarisation d'une grande partie de la population, dont nous avons déjà aperçu les effets. Consommations nouvelles, sirènes de la réussite comme destin individuel, peur du lendemain et dureté des processus de stabilisation, compétitions multiples sans culture alternative disputant un autre projet de société, la contradiction du système s'accroît. Comme le dit Marx, « à mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse réelle dépend de moins en moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents [...]; celle-ci dépend plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l'application de cette science à la production ». Certes, « ce type de production pose un problème de légitimité à l'appropriation capitaliste » (Grundrisse, tome 2, pp. 192-194). Mais, comme le souligne Jean-Marie Vincent, « le grand automate social 6. La revue Futur antérieur a consacré tout un ensemble d'articles, formant un débat, autour de cette question : dans le n° 10, les articles de Paolo Vimo, Toni Negri, Mauricio Lazzarato ; dans le n° 19, de nouveau un article de Mauricio Lazzarato à côté d'une contribution de Jean-Marie Vincent ; et dans le n° 35-36 un article commun de Laurent Moineau et Carlo Vercellone.

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domestique apparemment sans trop de difficultés le général intellect dans son unité contradictoire ». Traces et supports possibles d'un autre monde, filets d'illusions de dépendances : la même réalité recèle du possible et peut produire de pseudo réalismes morcelés. Pourquoi affirmer que les questions se posent dans un au-delà du travail au moment même où, en lien avec un refus collectif du chômage et de la précarisation, la critique du système pourrait devenir activité de masse ? Pourquoi, ainsi, ne pas voir que la prise de parole des collectifs ouvriers et employés d'entreprises pourrait et devrait avoir une place majeure dans une démocratie restituant les éléments d'une socialisation de l'ensemble des moyens de production, d'échange, les outils nécessaires pour un autre rapport à la nature et à la place réduite que le travail contraint, le rapport salarial capitaliste, pourrait - aurait déjà pu ! - laisser pour l'émergence du temps libre et de la pluriactivité libre ? Mais, chacun, chacune, renvoyé-e à sa peur de tout perdre par les « contraintes économiques », perçoit en même temps, du fait de ce monde et de ses contradictions, ce qu'indiquait bien Henri Lefebvre [1968] : « le désir de création ou de créativité surgit comme besoin social ».

Actualité de La critique du Programme de Gotha Nous avons parcouru deux éléments contradictoires, sans doute faut-il dire « dialectiques » : la domination quotidienne des rapports sociaux capitalistes s'alourdit, avec l'importance plus grande que jamais du rapport au travail, avec ou sans emplois, précaires ou pas ; et au même moment des potentialités contraires demandent à se faire reconnaître et ont en réalité plus de force que jamais. Inversement, trente ans après la Trilatérale, nous sommes dans un monde marqué par le développement (autour de la puissance des États-Unis) de politiques de tensions, de guerres effectives ou de guerres suspendues, de contre-révolutions libérales autoritaires, « sécuritaires » et de recours au religieux sous de multiples formes (Gilbert Achcar [1999 ; 2002]). Nous n'avons pas à analyser, dans cette contribution, ce côté de l'activité politique, qu'il nous suffit de rappeler afin de souligner que les potentialités peuvent d'autant plus échapper aux observateurs qu'elles font rarement l'actualité la plus visible. Des signes d'un communisme possible, cependant, nous entourent. Ils ne ressemblent certes pas à une sorte de jeu de lego, qu'il suffirait de ramasser et d'assembler astucieusement. Ils appellent un travail politique afin de ne pas, parfois, tourner en leur opposé, à l'instar de la volonté de « créativité individuelle ». Mise en forme et développée par les institutions de production de certification universitaires et en leur sein, elle peut

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évidemment s'accompagner de l'impression de devoir son destin à ses « dons » personnels. Et diviser les individus, les séparer au nom du « souci de soi » alors que celui-ci, tout au contraire, pourrait amener le développement de formes différentes de coopération, du point de vue des échanges et de la souplesse dans les évolutions tout au long de la vie. Mais il y a là une des dimensions du combat culturel, politique, sans lequel les souffrances, même avec une origine commune, ne se regroupent pas. Cette « réussite individuelle » reste opaque si l'analyse de la production des salariés n'est pas comprise comme réalisée, depuis longtemps, dans le cadre de « l'étatisation du salariat », selon les indications de Pierre Rolle [1987] depuis longtemps. En fait, la possibilité de réussite de chacun, examinée avec une distance critique de sociologue, se dessine tout à la fois fabriquée par les filières de la formation et de la sélection du salariat et « bénéficiant » des dimensions du salaire socialisé (protection sociale, aides aux divers moyens d'emprunt, au logement, etc.). Ce même principe de division entre les jeunes et les salarié-e-s peut, à l'opposé, stimuler une violente volonté de coopération, sous réserve que les « élites » de la science et de la technique perçoivent d'autres possibilités sociales que la compétition et le rôle de manager jugé sur ses capacités de commandement. La satisfaction d'oser faire du mal aux plus faibles et aux subalternes, sur laquelle bien des chercheurs ont attiré l'attention autour des travaux pionniers de Christophe Dejours, a la légitimité de se conformer aux critères de la rationalité actuelle des décisions économiques et de plaire aux employeurs. Elle en subit de plein fouet les contradictions : même sans l'ancien empire du mal à l'Est, le camp occidental victorieux se suffît à lui-même pour produire des catastrophes ou ne pas en protéger les populations ni la planète. En même temps, pour des raisons qui minent la légitimité de l'organisation des décisions et des cadres de la gestion des entreprises et des services, de nombreuses situations de cadres suscitent un certain détachement de la part de ces salariés et une prise de conscience critique, comme le mettent en lumière des travaux de Paul Bouffartigue et de Jean Lojkine. Voilà autant de couches que la classe dirigeante a pu et pourrait s'associer, ou au moins neutraliser, qui entrent en mouvement à l'opposé, à condition, certes, que soient présentes dans la société la possibilité et les propositions d'autres formes de coopération, moins illusoires, plus garanties, plus enrichissantes humainement pour ne pas se faire les unes au détriment des autres. Il est ici extraordinaire de relire les réflexions de Marx dans La critique du programme de Gotha et d'en percevoir l'extrême actualité, des

outils pour penser plus clairement des questions contemporaines. Qu'on le lise, sans cet appareillage de présentation et d'annexes qui le présente comme une théorie idéologique fixant des «étapes » dans le développement

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du socialisme au communisme : ces références à des débats ultérieurs d'autojustification sont absentes du texte ! Il rejette le thème de l'égalisation autour de la réalisation des profits du « travail » qu'il faudrait « partager » : le changement des rapports de production, grâce à une transformation du pouvoir dans la société, permettrait de tout autres possibilités de libération des représentations inséparables de la marchandisation. Il s'agit, selon lui, de permettre à chacun « d'avoir des connexions multiples et riches au monde et aux autres en s'ouvrant au maximum d'échanges » 1 . Les biens communs et la gratuité, dont il est fortement question aujourd'hui, dans des domaines de discussion, qui vont de la représentation renouvelée des services publics aux relations à entretenir avec des rapports transformés à la nature, Marx l'indique dès cette réflexion datée de 1875, où il rejette la proposition lassalienne de « partage équitable du produit ». Il montre que l'Etat doit prévoir la reproduction, les assurances contre les accidents, les moyens pour accroître la production, toutes réalités qui relèvent de choix collectifs, dans des contraintes particulières et pas d'une « base d'équité dans la répartition ». Quant à ce qui relève de la consommation, « avant de procéder à la répartition individuelle », il faut encore retrancher, « les frais généraux d'administration qui sont indépendants de la production » (celle-ci, précise-t-il, « décroît à mesure que se développe la société nouvelle »), et « ce qui est destiné à satisfaire les besoins de la vie en commun, écoles, installations sanitaires, etc. ». Remarquons le commentaire de Marx : « cette fraction [de la valeur produite] gagne d'emblée en importance [...] et cette importance s'accroît à mesure que se développe la société nouvelle ». Reculs de la marchandisation, avec, à la clé, « quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre mais deviendra lui-même le premier besoin vital [...] alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé ». Processus de socialisation accompagnant le passage d'un travail imposé, socialement inévitable, au développement de la satisfaction des besoins sociaux permettant la libre activité de chacun, Marx ne parle ainsi à aucun moment de « stades », de « socialisme » distingué du communisme (Lucien Sève [1999]). Pour certains, sans doute la grande majorité de « l'armée de réserve » dans le cadre de la société actuelle, ou des plus exploités, les besoins matériels prennent le pas sur ce qui, pour d'autres, est d'emblée le souci de la transformation de leurs conditions dans le travail et l'usage de celui-ci. Leurs points communs : la satisfaction des biens sociaux liés à la sécurité dans la société par des instances sociales. On ne peut sauter à pieds joints 7. Jean-Marie Vincent, « Dialogue avec André Gorz », Variations, n° 1,2001.

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par dessus la prise en considération du travail, mais on peut le transformer par des processus de garanties socialisées et ainsi faire se développer d'autres relations de toutes et tous avec les activités de travail8. Quant aux instruments de travail, il propose de se fixer l'objectif de les voir « transformés en patrimoine commun ». Ajoutons, au mérite de Marx dans ce texte, le refus de traiter la réalité nationale comme séparée de l'insertion internationale : « le premier marchand venu sait que le commerce allemand est aussi commerce extérieur et la grandeur de Monsieur Bismarck réside précisément dans le caractère de sa politique internationale ». Dans l'état actuel des économies internationales et des échanges, avec la généralisation des États nationaux, plus ou moins généreux pour payer la stabilisation des rapports sociaux selon les époques et les territoires, quelques questions contemporaines relèvent, manifestement de cette problématique de Marx. Priorité depuis le retour à la solution du capitalisme rentier, que Keynes combattait pour mieux protéger et stabiliser le système capitaliste, comment réduire le poids de la vie précaire, comment diminuer l'étau et montrer qu'il est possible de sortir du monde de la marchandise sans supprimer le chômage ? Telle est, pourtant, depuis deux siècles au moins, le ver dans le fruit des démocraties : sans la garantie forte, pour tous les individus, de pouvoir réaliser leur individualité parce qu'ils ne peuvent être rejetés du côté des « inemployables », la plupart des dimensions des êtres humains se combinent et produisent des négations multiples. De même, des biens communs peuvent-ils être gratuits ? Les moyens de production, socialisés autrement et contrôlés démocratiquement, peuvent-ils permettre un autre type de croissance ? N'y a-t-il pas là un vaste domaine d'activité, dégageant les individus de la contrainte du travail imposé et des rapports salariaux capitalistes et donnant la possibilité de développer autrement les exigences écologiques ?

Droits, mondialisation et alternative Du local au global, du débat franco-français qui règne trop souvent au « monde multipolaire », peut-on et faut-il faire un lien ? Il serait trop simple, d'une évidence dispensant de l'analyse, de retourner aux gouvernants ralliés aux cadres internationaux du « réalisme économique », leur argument central : si tout est enfermé par l'ordre de la « globalisation »

8. L'ensemble de ce texte gagnera certainement à une réédition avec une traduction revue : des termes que Marx emploie dans des contextes et des sens différents sont traduits, semble-t-il, avec des approximations.

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libérale, retournons cette logique. Pour sympathique qu'il soit, le volontarisme ne saurait suffire. Sur le plan sociologique plus classique, nous pouvons préciser ici les éléments relativement nouveaux de la structure de la classe dirigeante, un groupe qui a une conscience relativement aiguë de sa place, de son pouvoir, de ses solidarités. Les sociologues ont pu noter, depuis quelques années, des transformations à l'œuvre, un enrichissement important lié à une internationalisation qui tend à faire exister une sorte de classe bourgeoise internationale (Michel Pinçon, Monique Pinçon-Chariot [2000] ; Suzanne de Brunhoff et alii [2001] ; Jacques Bidet [2004], pp. 269-274). Sans développer ici, au-delà des indications indispensables, remarquons l'enjeu, auquel Pierre Bourdieu a consacré un ouvrage magistral, La noblesse d'Etat [1989] : les couches dirigeantes de la haute fonction publique et des grandes entreprises, qui sont un monde à part, pour l'essentiel, se recrutent au sein d'une petite partie de la population (entre 5 et 10 % selon les dévaluations). Cette population possède 50 % du patrimoine, 38 %_des revenus, alors que les 50 % les moins fortunés nç. possèdent qu^entre 6 % et 10 % du patrimoine.' Au-delà de ce décompte de recensement trop peu discuté, comprendon assez les liens entre cette hiérarchisation des catégories sociales et les rapports de propriété comme de pouvoir dans la société ? Mesure-t-on ce qu'impliquent ces carrières internationales, des grands patrons aux hauts fonctionnaires internationaux et aux fondés de pouvoir dont les carnets d'adresse et de téléphone ouvrent toutes les portes ? Serons-nous assez réalistes pour savoir étudier et comprendre le développement des idées libérales, y compris la variante de la contre-révolution libérale, sécuritaire et autoritaire, avec ses modèles états-uniens ? On ne peut longtemps esquiver le coût de l'armement, des rapports au sein de l'OTAN, des projets atlantistes plus ou moins affirmés de divers courants politiques, même sous couvert d'« indépendance dans la complémentarité ». De nombreuses forces politiques, y compris de la gauche, ont accepté que l'OMC soit à l'extérieur du contrôle de l'ONU ; pourquoi si ce n'est pour ne pas risquer de devoir prendre en compte des règles du droit du travail, de la santé, etc. Au moment même où des similitudes grandissent, mondialement, les garanties sociales et politiques acquises au cours de l'histoire de l'Europe occidentale, par exemple, sont ruinées par la volonté d'imposer un autre ordre du monde. Une politique qui dure maintenant depuis trente ans. Nous en avons assez décrit la pente de division et les obstacles ainsi mis devant une conscience collective : telle est une des marques des luttes de classe actuelles. Cela nous conduit donc à une double conclusion. Sur le plan des luttes observées et de leurs débats stratégiques, nous pouvons

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noter une pente de reconstruction toujours recommencée. Le rejet des politiques libérales est unificateur, parce qu'il met en exergue une similitude parmi ceux et celles qui souffrent de cette société. La défense des systèmes de solidarité et la sympathie manifeste lors des diverses mobilisations ne font pas de doute. Cependant, nous voilà en train de déboucher sur une toute autre dimension de notre analyse. Quels objectifs, quels principes, peuvent répondre aux attentes quotidiennes du plus grand nombre et créer une unité solide d'une classe majoritaire possible ? On remarquera que cette formulation ne prend pas position sur les formes et les processus des affrontements politiques prévisibles : elle suppose que les exigences communes créent une pression sociale qui impose des transformations à la fois sociales et institutionnelles. La classe qui dirige aujourd'hui réagirait comment, devant une telle mobilisation collective ? Cette question ne peut que demeurer posée dans le cadre de cet exposé, et à l'évidence, elle dépend avant tout de la possibilité qu'un mouvement social, s'élargissant et s'unifiant, entraîne des forces sociales importantes dans l'action, dans plusieurs pays en même temps, et consolide sa légitimité par ses buts généraux et par ses actions immédiates. Ne peuvent réellement se séparer ni des exigences politiques et sociales communes en matière de droits internationaux (afin de traiter positivement l'ensemble des migrations plus ou moins durables), ni des transformations politiques, tant pour sortir du règne de « l'Empire américain » (Samir Amin [2005] ; Sami Naïr [2003] ; Claude Serfati [2001]) que pour encadrer les règles commerciales afin de cesser de détruire la planète tout en la pillant en fonction des calculs d'une rationalité capitaliste à courte vue et somme toute ruineuse. Retenons, en effet, une grande différence avec les phases antérieures du mouvement ouvrier du XXe siècle, sauf de rares exceptions : à notre époque, ces interrogations tendent à être portées à la fois dans de nombreux pays et plusieurs continents. Mais ne l'oublions pas, toute reconstruction de la continuité du mouvement ouvrier et toute réaffirmation d'une réalité de classe est confrontée au même problème. La classe majoritaire possible, aujourd'hui statistiquement montrable, relève de processus historiques et culturels, de construction. Tout le mouvement « altermondialiste » pose avec une acuité qui augmente la question de ses liens étroits avec le mouvement ouvrier et syndical, de ses propositions alternatives qui se heurtent aux puissances effectives des multinationales et de leur contrôle des institutions : combattre le discours libéral et construire d'autres buts, constituer des solidarités liant les luttes immédiates et les moyens pour changer la vie. Le possible n'est pas joué d'avance. Sur le plan de la stratégie de recherche pour appréhender les situations singulières, sur le plan des analyses sociologiques, nous voici donc des

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observateurs lucides, critiques, aussi distanciés qu'il est nécessaire afin de comprendre les mouvements, les phases des actions, dans leur singularité, malgré notre souci d'en réfléchir la logique d'ensemble. Afin d'éviter un malentendu, alors que la présente contribution a pour but de mettre en perspective une question des formes de domination qui s'enchaînent et font système, nous tenons à soutenir la nécessité d'enquêtes précises au cours de toutes les mobilisations, auprès de toutes les situations du «bas de l'échelle » comme de l'ensemble des rapports de pouvoir. Toutefois, dans ces enquêtes, gardons-nous de confondre la réalité avec les rapports quotidiens, gardons-nous d'oublier la multiplicité des possibles. Sachons, dans les analyses des mouvements, percevoir comment, malgré les rapports de domination, perce l'espoir, ou le rêve, voire demeure la nostalgie, d'autres rapports sociaux. Nous voici, sur le plan des analyses de la réalité du pouvoir comme dans des enquêtes ponctuelles, avec une question qui ne peut séparer les mobilisations collectives, et leurs enjeux en termes de stratégie politique, des transformations des individus, de leur sociabilité quotidienne : les liens sont étroits des droits sociaux garantis à toutes et tous à un objectif politique dépassant le caractère formel de ce que Max Weber a fort bien nommé « pseudo démocratie » dans un texte de 1917 (Max Weber [2004], pp. 229-250). Comme le montre bien Jean^Marie^Vmcçnt [1998], il nous faut discuter de cet horizon encore non dépassé, une « démocratie inachevée ». De nombreuses situations récentes font percevoir, comme diverses expériences historiques, une potentialité, un « possible » au sens d'Henri Lefebvre.

De l'appartenance de classe au « devenir social », de l'anti-capitalisme politique à l'anti-libéralisme idéologique

Stéphane ROZÈS

Depuis une décennie, l'analyste de la vie sociale et politique en France ne peut qu'être surpris de la permanence de la rupture idéologique antilibérale de l'opinion et de l'approfondissement du libéralisme économique ; de la distance entre gouvernés qui critiquent ce cours des choses et gouvernants qui s'y trouvent insérés et qui, bon an mal an, l'atténuent, l'accompagnent ou l'accélèrent. Mais celui qui tente de rendre raison et de dépasser cette contradiction ne peut qu'être également frappé du fait que cet anti-libéralisme n'entraîne pas ipso facto un anti-capitalisme politique. Ou que les inégalités de classes et leurs perceptions s'accroissent sans que cela ne se traduise par l'émergence d'une conscience de classe. C'est sans doute que le bouleversement actuel n'est pas une simple répétition du passé. Pour penser la radicalité de la période, il faut poser dans le même mouvement la question sociale, nationale et républicaine. La plupart du temps, pour des raisons politiques ou académiques, on ne retient qu'une partie de ce triangle explicatif de la situation française. Pourtant le 29 mai 2005, la victoire du Non au référendum sur le traité constitutionnel européen aura été sans doute le rendez-vous le plus illustratif de la conjonction de ces trois dimensions. On aura constaté la nontraduction immédiate du vote dans les mobilisations sociales et l'offre politique. C'est que le nouveau cours du capitalisme, celui de la prééminence de l'actionnaire sur le manager, engendre un anti-libéralisme dû à la non-maîtrise du devenir social. Cela entraîne alors un souhait de conservation des rapports sociaux qui, sous la remise en cause du pacte républicain par le marché, met l'individu sous tension.

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Capitalisme managérial : de la « situation » au « devenir social » Les modifications affectant le salariat ne sont pas nouvelles. Mais depuis une décennie, ce sont les représentations collectives qui vont faire la nouveauté du malaise du monde du travail. Les perceptions vont changer de paradigme et s'étendre à l'ensemble des catégories de salariés pour rejaillir sur l'attitude des citoyens. Le capitalisme managérial et l'individualisme contemporain ont d'abord estompé les identités collectives de classes, celles résultant de l'antagonisme capital/travail. La classe ouvrière de l'industrie aura été affectée par la nouvelle division internationale du travail à partir du milieu des années 1970. Le syndicalisme n'avait pas été seulement affecté par la disparitiondes^astions syndicaux, le développement de la sous-traitance ou le nog:rggpect des droits syndicaux. Il avait aussi perdu la bataille culturelle des autres secteurs de ~ production. Les directions d'entreprises y auront intégré dans leur management l'aspiration post-soixante-huitarde à l'autonomie dans le travail comme vecteur de l'individualité. Ainsi le capitalisme pouvait-il tendanciellement offrir et réaliser pour partie la promesse de l'épanouissement individuel, de la réalisation de soi au travers d'objectifs permettant au salarié de se projeter dans son avenir professionnel en cohérence avec celui de l'entreprise. Modernisation de l'appareil productif, éloignement de la sphère politique avec la sphère économique, dépolitisation des représentations du travail, cela aura affaibli les représentations collectives de classe et travaillé au renforcement de l'individualisme contemporain. L'individu pouvait troquer les anciennes appartenances de classe contre la représentation et la promesse de l'indexation du « devenir social » sur l'initiative personnelle. Le marché sous le capitalisme managérial permettait tendanciellement à l'individu de trouver dans le flux de la progression de la marchandisation une cohérence entre les moyens du marché et les fins individuelles. Pour la plupart, l'adieu à la classe ouvrière aura été d'autant plus discret que la promesse de la modernisation de l'appareil productif et de la modernité politique prévalait. Le salarié serait reconverti. Lui ou ses enfants pourraient escompter une mobilité professionnelle ascendante. Le rêve d'une classe moyenne centrale et de la République du centre pacifiée politiquement prenait corps Certes, depuis le milieu des années 1970, le spectre du chômage rôdait et se développait ; mais l'entreprise (« cœur » du système capitaliste), son fonctionnement et ses promesses semblaient préserver pour l'essentiel les salariés.

1. Stéphane Rozès, « De l'hégémonie communiste au vote FN des ouvriers », dans Élisabeth Gauthier, Jean Lojkine [2003].

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Le passage du capitalisme managérial au capitalisme patrimonial, celui de l'actionnaire, va modifier radicalement la donne de l'intérieur. Il va déplacer le pouvoir au sein de l'entreprise, modifier le procès de travail, rompre le contrat implicite entre le salarié et l'entreprise et faire basculer les représentations de ce dernier sur le métier, le pouvoir patronal, le cours du monde et le syndicalisme.

Capitalisme patrimonial : de la contingence du devenir social à l'anti-libéralisme idéologique Dès le début des années 1993-1994, les salariés vont éprouver ou constater le développement d'une accélération des fusions et délocalisations, et surtout, des licenciements dans des entreprises qui génèrent du profit. Non seulement va se développer parmi les salariés la peur de la désaffîliation sociale, mais les logiques économiques deviennent illisibles, non maîtrisables, dépendant d'une mondialisation sur laquelle le collectif du travail n'a plus prise. Le contrat implicite entre le salarié et l'employeur est romjjji. Si une entreprise peut licencier alors qu^TTë*îâit âësfprofits, comme , on le voit lors ^ e licenciements boursiers, c'est quê la dispute et le compromis sur le partage de la création de valeur sont radicalement remis en cause. Dès lors une majorité de Français craignent de devenir eux-mêmes des' exclus : « sans domicile fixe ou chômeurs de longue durée ». Les salariés sont aux premières loges de cette représentation de la contingence sociale pour tous. À la « main invisible » du marché se substitue une « main imprévisible ». Cette représentation prévaut à partir du milieu des années 1990 dans toutes les catégories de salariés2. Le basculement des cadres sera le plus emblématique de la période. Jusqu'alors, ils encadraient des collectifs de travail sur des objectifs repérés et partagés avec les managers : profitabilité, conquête de marchés, moyens en retour pour leurs équipes. Ils seront les premiers à repérer, du fait de leur situation dans l'entreprise, le passage du pouvoir des managers à celui des actionnaires, de l'économie à la finance. Le groupe social « cadres », spécifique à notre pays, se sentira dorénavant menacé dans son « devenir social ». Constitué comme interface entre la classe ouvrière et le patronat, sa raison sociale devient anachronique et son efficience économique plus relative lorsque chaque salarié doit devenir son propre lieu de création de valeur.

2. Stéphane Rozès, « Le désenchantement libéral », L'État de la France 1993-1994, Paris, La Découverte, 1993 ; « Pourquoi la politique est-elle en crise ? », Libération, 26 août 1994.

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Les cadres constatent que seule une minorité d'entre eux seront à même de pouvoir être aspirés dans les états-majors afin d'être mis à l'abri lors de processus de fusion-concentration. Us vont se détacher peu à peu des liens avec ce nouveau capitalisme patrimonial. Mais ils continueront transitoirement à tenir un discours de la responsabilité, de l'adhésion au cours des choses, de la distinction des autres salariés alors que leurs attitudes dénotent un début de distanciation3. Ainsi, ils vont opérer un retour vers la sphère domestique dans les arbitrages entre temps de travail et temps personnel, puis ils confieront leurs malaises lors d'entretiens individuels, de réunions de groupes, enfin, dans des enquêtes quantitatives lors de la mise en place des 35 heures. Avant leur mise en place, les cadres disent leur opposition aux 35 heures. Us pensent ne pas pouvoir en bénéficier. Mais les processus de négociations vont les faire basculer dans l'acceptation des 35 heures. Tout se passe comme si les cadres, conscients de l'éloignement des directions d'entreprises à leur égard, reprenaient la main en troquant leur adhésion, investissement et contreparties d'antan, contre le déport assumé vers la sphère privée et le partage d'une vision commune avec les non cadres 4. A partir de ce moment, les cadres disent majoritairement se sentir plus proche de l'ensemble des salariés que de leurs directions d'entreprise. Ces représentations expliquent que les salariés adhèrent à l'entreprise non comme synonyme d'exploitation capitaliste mais comme lieu d'agrégation de travailleurs. Le grand patron semblant, quant à lui, aligné sur des logiques hors entreprise, celles des marchés financiers. En revanche, la compréhension à l'égard du petit patron prévaut-elle car celui-ci connaît les vicissitudes de la globalisation. Ce désenchantement de la promesse du libéralisme et l'imprévisibilité économique vont entraîner un retour sur le métier, la corporation, l'unité de travail. Les salariés recherchent dans leur exercice quotidien des éléments de réalisation de soi. Us sont à la recherche de cohérence et de principes d'utilité dans l'exercice professionnel, de liens entre l'individuel et le collectif, le particulier et l'universel que ne semble plus porter le cours des choses de la globalisation libérale (Capdevielle Jacques [2001]). Les classes moyennes vont rejoindre les catégories populaires dans un bloc idéologique à partir des années 1994-1995 qui va instaurer dans le pays un nouveau cycle idéologique anti-libéral qui perdure et exprime notre malaise national. Ainsi la mondialisation, d'abord perçue de façon positive au travers du prisme culturel (tel le rapprochement entre les peuples) et de consommation 3. Stéphane Rozès, « La montée d'une fragilisation », Cadres CFDT, n° 367, mars 1995, numéro spécial cadres. 4. Stéphane Rozès, « La fin de l'exception idéologique des cadres », dans Paul Bouffartigue [2001].

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(les nouvelles technologies de l'information, etc.), va céder la place à une conception négative liée à l'appréhension des salariés déstabilisés par les risques de délocalisations et de dumping social. Les Français vont alors soutenir le mouvement altermondialiste ou l'action du syndicaliste agricole José Bové (Stéphane Rozès [2001]). Cela expliquera que, dès 1993-1994, à partir des conflits des marinspêcheurs, des chauffeurs routiers, d'Air France, du Contrat d'Insertion Professionnel (CIP), et, bien entendu, lors des grèves de l'automne 1995 contre le plan Juppé, que le pays va faire « grève par procuration » en soutenant au travers des sondages et des manifestations, les mouvements sociaux de salariés, en capacité de blocage. L'opinion va interpeller les gouvernants sur des valeurs collectives comme les services publics, l'égalité des droits et les valeurs républicaines (Stéphane Rozès [1999]). Cette imprévisibilité économique du « devenir social », qui engendre un anti-libéralisme au sein d'un bloc associant classes moyennes et populaires, va entraîner une nouvelle représentation politique de la société. Au clivage politique gauche/droite qui repose sur l'antagonisme social (capital/travail) se superpose dorénavant une nouvelle représentation : le haut et le bas ou les élites et le peuple. Ces oppositions sont indexées non pas sur 3ës situations ou des statuts sociaux mais sur le « devenir social ». Ceux « d'en haut », chefs de grandes entreprises, financiers, journalistes, magistrats, hauts fonctionnaires, grands patrons maîtriseraient leur devenir social alors que les autres, c'est-à-dire la grande majorité, ne sauraient de quoi l'avenir serait fait pour eux et leurs enfants. La « question du devenir social » émerge comme phénomène de représentation sociale et idéologique. Combativité sociale, expressions du malaise social, attitude à l'égard des mouvements sociaux, comportements électoraux, depuis une décennie, le refus du cours des choses s'exprime de façons différentes et constantes, mais c'est sur la nature de ce phénomène qu'il faut s'interroger. On peut le penser à partir de l'actualité récente qui nous a offert, avec le débat référendaire européen de 2005, le plus intense moment de politisation du pays à partir d'une discussion sur le souhaitable en Europe, puis en France.

Le « Non » comme refus de déconnecter « devenir social » et maîtrise politique La victoire du Non au référendum sur le traité constitutionnel le 29 mai 2005 aura été la plus nette expression électorale de la coupure idéologique entre le « peuple » et les « élites » selon une détermination de « classe » mais dans son acceptation nouvelle, celle du « devenir social » (Stéphane Rozès [2005]). Alors que la campagne référendaire aura été un moment d'intense et jubilatoire appropriation positive du pays de la chose publique,

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durant la journée du 29 mai 2005, la ligne de partage entre le vote Oui et le Non s'est faite selon des déterminants purement socio-culturels à partir de la capacité de se projeter dans son avenir qui assignera alors au politique, à la nation et à son prolongement, l'Europe, des significations différentes. L'électeur du Oui maîtrise son devenir social et attend donc de la nation et de l'Europe qu'elles facilitent des opportunités dans le cadre de la mondialisation. L'électeur du Non vivant l'insécurité économique et sociale, n'arrive pas à se projeter dans l'avenir et attend une nation et une Europe protectrices face à la mondialisation. L'électeur du Oui est plutôt inactif et/ou à hauts niveaux socio-culturels. Il croit toujours au cercle vertueux entre ce qu'il est, ce que sont la France et le cours européen. Ses deux premières motivations de vote seront « la place de l'Europe dans monde » (50 %), puis « le rôle de la France en Europe » (38 %). Il peut voir alors dans l'Europe à 25, l'Europe espace comme la promesse de l'Europe puissance. L'électeur du Non est plutôt un actif, il appartient aux classes moyennes et populaires salariées et il est souvent jeune. D se polarise sur le cours européen des choses et voit dans l'Europe élargie non pas une promesse de l'Europe puissance mais le risque d'être un cheval de Troie de la globalisation économique en France. Ses deux premières motivations de vote sont le « malaise social » (55 %) et « le contenu du texte » (24 %) s . Le vote Non est donc d'abord porté par un principe de précaution sociale. En la matière, les dimensions européennes et nationales sont, non pas distinctes, mais étroitement imbriquées dans les représentations. Car ces dernières années de la part des gouvernants, l'Europe a souvent justifié ce qui était vécu comme des reculs sociaux au sein de la nation. C'est ce processus, d'abord accepté au nom de la construction européenne, puis refusé quand cette dernière s'évanouit, que semble consacrer la partie III du traité. On craint comme salarié pour son emploi et comme assuré pour son système social. Mais le vote Non a également répondu à un principe de précaution démocratique. Son électorat aura vu dans le traité constitutionnel, non la résultante d'un compromis entre représentants européens, mais un labyrinthe se perdant entre Paris, Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg... dont la ligne de pente aurait été de permettre, une fois adopté, à nos gouvernants de s'exonérer définitivement de leurs responsabilités nationales. Indexés sur les seuls revenus du travail, les électeurs du Non ont été mus non par des logiques partisanes ou médiatiques, mais par un réflexe de classe en conservation d'un modèle républicain qui intrique social et politique. Ils ont semblé vouloir conserver la possibilité que l'égalité politique puisse corriger S. Sondage sortie des urnes de l'Institut CSA pour France 3, Radio-France et Le Parisien, réalisé le 29 mai 2005 auprès de 5216 inscrits sur les listes électorales.

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les inégalités de condition économique. L'électeur du Non conviendrait sans doute que notre pays n'a peut-être pas le meilleur système social ; il n'empêche que le citoyen le maîtrise au travers de ses élus. La souveraineté nationale permet encore, pense-t-il, de dire régulièrement son mécontentement, et de temps en temps son contentement, quelque part à quelqu'un qui dépende de nous. Le peuple attend une Europe prolongement des nations là où les élites attendent d'elle qu'elle largue les amarres nationales. Tel est le fondement de la crise nationale, l'explication de ses soubresauts et des non-dits européens. Le moment référendaire européen renseigne donc de ce paradoxe : l'anti-libéralisme idéologique dont il est l'expression au travers de la victoire du Non, mais aussi dans la façon dont a été menée la campagne du Oui, aura d'abord été une défense de notre modèle social sur lequel on fait retour depuis une décennie plutôt que la rupture avec lui. Il s'agira d'un souhait de rupture avec la rupture libérale portée par les politiques étatiques adossées aux contraintes européennes. Le Non aura d'abord été un vote de conservation sociale plutôt que de radicalité politique. Il s'agira de préserver la maîtrise du devenir social individuel au travers des représentations politiques collectives.

Déterritorialisation du capitalisme : l'État contre la Nation La discontinuité entre représentations idéologiques majoritaires antilibérales et anti-capitalisme politique renvoie à un problème objectif au-delà de la gauche, pour le pays et la démocratie. Dans le cours actuel du capitalisme qui est financier j;t déterritorialisé, pour penser cette discontinuité il faut articuler la question sociale avec la question de la nature de l'État et de la nation. Chez nousTl^Etat s'étant constitué avant la nation, cette dernière a toujours projeté le vivre ensemble par une extériorité (le droit divin, le monarque absolu, les Lumières, l'Europe ces dernières décennies) dont le contenu politique reléguait la question sociale. Cheminant clandestinement ou réprimée au XIXe, la question sociale s'est finalement introduite par les batailles du mouvement ouvrier et le travail politique de Jaurès au sein de la République. Les avancées et reculs pour le salariat ont procédé du politique qui, en ayant le monopole de l'intérêt général et de la définition des compromis sociaux au travers de l'appareil d'État, reléguait le syndicalisme et la question sociale. Dans la périodisation des XIXe et XXe siècles, revenons ainsi sur le fondement de l'État et des rapports de classes au sein de la nation médiés par la République. Il est marqué de la Révolution à la fin du XIXe siècle par le fait que les bourgeois républicains font la Révolution avec le peuple et les ouvriers pour la stabiliser, ensuite contre eux, et ce jusqu'à la Commune de

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Paris. Cela entretient une opposition franche du peuple à l'égard de l'État et une_défiance à l'égard de la politique qui nnnrrit l'anarcho-syndicalisme et un hautniveau de conscience de classe. De la fin du XIXe siècle aux années 1970-198Û7Iés socialistes avecTa pression du mouvement ouvrier intègrent la question sociale - les droits créances de Jaurès - au sein du logiciel étatique-républicain par le haut et la loi. Puis le communisme politique, notamment municipal, et l'action syndicale de ses militants au sein de la CGT articulaient utopie révolutionnaire et avancées économiques et sociales ici et maintenant. Le compromis historique implicite entre les classes est au sein de la nation cahin-caha au travers de l'État : « la prospérité pour le plus grand nombre contre la paix sociale ». Cela permet à tous de s'y retrouver objectivement et de cultiver chacun son jardin, identitaire et idéologique. Question sociale intégrée dans la République (l'égalité formelle du vote corrigeant tendanciellement les inégalités sociales) et communisme font refluer l'anarcho-syndicalisme. La capacité du capitalisme de se civiliser sous la contrainte de ses ennemis sera vertueuse pour le salariat et la viabilité du système. Ainsi le capitalisme managérial montre une grande capacité d'intégration des revendications en termes de droits sociaux, d'avancées matérielles et d'individualisation. Cela a en retour assuré des mécanismes économiques contracycliques durant les « Trente glorieuses » et permis la victoire sur le socialisme réellement existant. Jamais une civilisation n'aura accumulé, comme dans les démocraties capitalistes occidentales, un tel développement de savoir, de savoir-faire et de promesse d'épanouissement personnel. Mais depuis trois décennies, et de façon accrue depuis quinze ans, la nouveauté radicale est que l'État ne stabilise plus les compromis sociopolitiques entre classes sociales au sein de la nation. Car cette dernière a agrégé de hauts niveaux de compromis capital/travail. La cohérence entre développement économique, cohésion sociale, démocratie se rompt. I.'idée de progrès est interrogée, la promesse s'émousse, la question du devenir social devient centrale dans les représentations car elle devient contingente dans la réalité. La fin de l'ennemi communiste rend la construction de l'Étatnation anachronique. Sous justification européenne et encadrement monétaire Bruxellois, les États accompagnent la dérégulation libérale. Aujourd'hui, l'État ne réprimg_glus. Il n'empêcheras, il se retire. La souveraineté nationale, que le salariat emplit, réclame alors la préiëivation du contrat social, des droits, de l'égalité sociale. Le marché qui semblait face au totalitarisme garant et moteur de la démocratie, la remet aujourd'hui en cause. Cette contradiction entre marché et démocratie est le fondement des déchirements intellectuels entre héritiers d'Aron et de Furet. Certains parmi eux, qui font retour vers la République, en esquivant le fondement social de celle-ci, se concentrent sur « son esprit ». Cette religiosité républicaine les

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porte vers la nostalgie, la morale, et pour certains, le conservatisme. Us reviennent alors à leur point de départ libéral en épousant le scindement entre un État régalien et ses normes morales qui doivent se renforcer à mesure que l'État redistributeur s'éloigne. L'incantation à la République devient alors pour eux le soupir de l'âme d'un monde marchand sans âme. Sortir de l'aliénation marchande nécessite plutôt de refonder un nouveau contrat social républicain. Face au marché, l'individu redécouvre subjectivement le « citoyen ». La revendication de l'égalité des droits sociaux revient alors que leurs conditions objectives et le contrat social s'éloignent. La « conscience de classe pour soi » de la classe ouvrière - aujourd'hui du salariat - ne réapparaît pas, alors qu'inégalités et précarités croissent. Ce paradoxe apparent provient de ce que durant des décennies l'État républicain a servi d'interface entre classes dont les représentants se disputaient l'intérêt général pour établir les compromis socio-économiques par le politique, au travers du bulletin de vote au sein de l'État par la loi, les politiques publiques et la redistribution sociale. À l'heure de la dérégulation, du retrait de l'État, c'est la nation entière qui réclame depuis une décennie son retour. La demande d'État est majoritaire dans le pays, non seulement en matière régalienne mais aussi sociale et économique. Cette demande du retour du contrat social se fait d'abord sur son principe. Les institutions européennes sont devenues pour les États un « airbag » face aux demandes sociales exponentielles des nations. Les politiques monétaires et budgétaires de Bruxelles font office de pilote automatique de remise en cause des différents compromis sociaux nationaux. Extemalisé hors de la nation vers l'Europe, l'intérêt général, qui réifîait de façon dynamique les compromis entre classes, éloigne l'État des contraintes et responsabilités antérieures d'assumer les principes et les faits, les fins et les moyens, le souhaitable et le possible. Le citoyen critique les institutions, mais il souhaite le retour de la République, ou plus précisément, de ses missions, valeurs et projets. La nature du « néo-anarcho-syndicalisme », qui émerge au milieu des années 1990, tient en~ce~que l'Etat sous logique bruxelloise incame de moins en moins la République et ses compromis sociaux. On n'aime pas la politique car ceux qui sont chargés d'en faire n'en font plus. Face aux demandes sociales de la nation, les gouvernants s'adossent au possible concédé par Bruxelles, les politiques monétaires et budgétaires européennes indexées sur les marchés internationaux pour faire du souhaitable une variable de pure adaptation. (^L'euro est l'expression monétaire de la déconnexion de^la yariable monétaire des compromis sociauJLau ^p rhaqnp. nation Logiquement la monnaie unique est devenue la priorité économique de l'Europe garantie par la Banque centrale européenne indépendante des gouvernements, et donc,

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des compromis sociaux au sein des nations. La convergence des nations européennes vers la priorité à la croissance et l'emploi a son garde-fou institutionnel, budgétaire et monétaire. Tel est le fondement du contournement européen de la démocratie qui est refusé au travers du Non au référendum le 29 mai 2005. Ruse de l'Histoire : les citoyens attendaient de l'Europe le prolongement et le renforcement des valeurs et compromis sociaux de leurs nations. Mais les institutions européennes se révèlent être leur contournement politique et leur remise en cause sociale. Ruse de l'Histoire : les institutions de la Ve République conçues à l'origine pour moderniser la bourgeoisie et les rapports sociaux par l'autonomisation du politique des marchandages sociaux immédiats au Parlement, délégués à la technostructure, se révèlent efficaces aujourd'hui pour s'éloigner des demandes et contradictions nationales. Mais autrefois au service de l'intérêt général (des compromis socio-politiques entre classes au sein de la nation sous la direction effective d'une catégorie sociale dominante encadrée par l'idéologie qu'elle construisait), la haute fonction publique est aujourd'hui au service de son externalisation hors de la nation. D'où l'esquive de la part de l'État et des catégories sociales autrefois dominantes, aujourd'hui uniquement privilégiées, du souhaitable et sa gestion du pays par les moyens. Détenant le monopole apparent du possible, les gouvernants esquivent le souhaitable là où les citoyens attendent avant d'explorer la question des moyens celle de se mettre d'accord sur celle des fins. Les gouvernés n'ont le plus souvent face à eux qu'un discours de déresponsabilisation économique et sociale de l'État, de renoncement à porter l'intérêt général et de justification du cours des choses non plus sur le fait que cela soit le « meilleur » mais le « seul » « possible ». Mais les citoyens refusent que les gouvernements se transforment en gardiens de phare de la mondialisation et des marchés financiers. C'est ce refus qui s'exprime au travers de l'arme électorale, des soutiens effectifs ou d'opinion aux mouvements sociaux et altermondialistes. A propos du Non au référendum européen, j'évoquerai un «1789 à l'envers». Comme Versailles à l'égard de l'aristocratie autrefois, Bruxelles prive les classes dominantes nationales d'une prise sur le cours des choses en échange du confort de l'irresponsabilité pour ces dernières. Ce faisant, comme la monarchie absolue hier, les institutions européennes actuelles transforment les puissants d'hier en privilégiés, sans qu'une nouvelle classe émerge ni au sein de la nation, ni en Europe. Ruse de l'Histoire, le peuple veut en 2005 préserver la démocratie et le pouvoir des politiques, alors qu'ils sont devenus obsolètes pour les élites qui regardent les marchés et le grand large. L'équivoque entretenu sur les « réformes » entre gouvernants et gouvernés illustre l'inversion démocratique actuelle qui veut que cela soit la nation qui porte l'intérêt général et les catégories sociales dominantes et

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l'appareil d'État qui l'esquive. Les gouvernants appellent le plus souvent « réforme » économique et sociale le retrait de l'État, là où les citoyens entendent moderniser pour pérenniser. Pour les gouvernants la « réforme » est devenue un but alors qu'elle est un moyen pour le pays. À la tête de l'appareil d'État la question centrale est « comment ? » quand le pays attend d'abord la réponse au « pourquoi ? ».

Discontinuité entre anti-libéralisme et anti-capitalisme Le capitalisme financier, globalisé et déterritorialisé est en mouvement. Il entraîne les choses et les hommes dans des flux incessants. Mais l'homme est à la fois économique et politique. Il a le désir de profiter de l'efficience du marché qui est une gestion de la société par les moyens, mais 0 a besoin de la politique pour se projeter dans les finalités humaines communes, et dans notre pays, universelles. La « radicalité » de la période, dont on vient d'énoncer les racines et les effets, peut être rapportée au sein de la contradiction connue entre « forces de production » et « rapports de production ». Mais la forme actuelle de cette contradiction explique la discontinuité de l'« anti-libéralisme idéologique » à « l'anti-capitalisme politique ». Il advient bien que le rapport salarial emplit la nation et l'Europe. Mais dans la situation actuelle, c'est le salariat qui souhaite préserver les rapports sociaux tandis que la bourgeoisie financière et l'aristocratie transnationale souhaitent les transformer, en contournant la nation et en sautant la case européenne. Ce qui semble retenir le développement des forces productives qui se fait par un phénomène d'internationalisation et de déterritorialisation du capital, ce sont les rapports sociaux, nationaux, dans les pays capitalistes développés. Le Non au référendum européen du salariat français aura été une défense des compromis accumulés en France par la démocratie. Sa forme nationale : la République. Pour sécuriser les rendements des ressources rares patrimoniales au sein des marchés financiers, le capitalisme dans son stade actuel insécurise les sphères économiques et sociales, et partant, les représentations de classes sur le devenir social fragilisées par la remise en cause des anciens compromis entre le capital et le travail que les États-Nations réifiaient. La dynamique de remise en cause des rapports de production, de l'« État social », est activée par une alliance entre une aristocratie transnationale : haute fonction publique nationale, technostructure bruxelloise et capitalistes patrimoniaux qui poussent à la dérégulation étatique et sociale au service du développement international des forces productives. A la contradiction qui traverse le sommet de l'État se superpose un nouveau clivage politico-culturel entre, d'une part, la « basse fonction 1

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publique » qui fait vivre au travers des services publics (école, santé, collectivités territoriales) la Res publica avec moins de moyens et s'attache au maintien de certaines normes souhaitables, et d'autre part, une haute fonction publique qui s'éloigne des attentes de la nation. Le libéralisme avec comme mot d'ordre : « tout le pouvoir aux marchés » avance dans les faits alors qu'il perd dans les têtes. Ce paradoxe ne provient pas seulement des contradictions systémiques, énoncées plus haut, mais également du fait que l'individu intériorise ces dernières.

L'individu schizophrène L'individu consomme selon unejogique de court terme, épargne selon les effets d' aubaine," travaille en cherchant la sécurisation et rêve à une société solidaire à laquelle il n'a pas renoncé pour ses enfants. Ainsi le fait de posséder ou non des actions et obligations n'a pas d'effet sur la crainte et l'hostilité à l'égard du type de mondialisation actuelle, le soutien à l'égard du mouvement altermondialiste ou la sympathie à l'égard de José Bové. Ainsi tel individu vivant dans un quartier cumulant les handicaps sociaux et culturels confessera dans un entretien individuel avec un psycho-sociologue vouloir le quitter dès que possible, et le même de vanter dans une réunion de groupes avec des habitants du même quartier sa chaleur, la solidarité de ses habitants, la mixité sociale, la vitalité de sa jeunesse. La crise des banlieues de novembre 2005 aura été l'irruption des effets du long travail de ghettoïsation sociale sous la conjonction du marché immobilier et du retrait des individus souhaitant et pouvant se mettre à l'abri, eux-mêmes ainsi que leurs enfants, des territoires cumulant les handicaps économiques, sociaux, culturels et scolaires. Les jambes visent à se mettre à l'abri de l'altérité, du bon côté de l'exclusion et la tête reste solidaire, républicaine et rêve d'une société réconciliée avec elle-même. Les plus compréhensifs avec ceux des jeunes ayant brûlé des voitures en étaient les plus éloignés spatialement, économiquement et culturellement. Au total, en ce début de siècle l'individu est libéral comme consommateur de biens et de territoires, conservateur socialement et républicain idéologiquement. Ainsi le libéralisme économique a perdu dans les esprits mais avance dans les faits car l'individu l'entretient au quotidien alors même qu'il ne peut s'y projeter. S'il a perdu dans les esprits, c'est que le « devenir social » devenant contingent, l'esprit se sécurise en faisant retour à des formes de régulations qui minimisant les risques pour son avenir et celui de ses enfants, cette même logique le conduisant ici et maintenant à se prémunir en se distinguant au sein des processus de marchandisation. Le marché est efficient pour faire fonctionner ici et maintenant la société par les moyens, mais sourd et muet sur la question du

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devenir social et des finalités humaines. Les identités de classe s'étant dissoutes, le recours à la République est dans un premier temps un recours défensif de l'individu. Dans l'attente d'une transformation sociale et démocratique émergent d'autres formes de sécurisation. Le populisme, le retour à la «race», au territoire, au sang, au nationalisme ou à l'intégrisme religieux représentent des manières de s'ancrer comme individu dans une communauté face à la contingence des marchés. Les individus sans communautés nationales et laïques ni finalités universelles deviennent disponibles aux ancrages dans la terre ou les deux. De nouvelles formes de mobilisations indiquent une volonté de construire un devenir social dans un cadre démocratique : la sécurisation de la vie professionnelle, l'écologie, l'altermondialisme, la réappropriation de la souveraineté des nations. Le politique apparaît alors comme la seule façon de s'assurer que les arbitrages de court terme des individus et des groupes sociaux soient compatibles avec leur devenir social. Maîtrise du devenir social ou distinction identitaire telle est l'alternative politique.

Les possibilités politiques de l'action collective

Michel VAKALOULIS

L'objet de cette contribution porte sur les possibilités politiques de l'action collective dans l'espace du capitalisme avancé. À partir de l'expérience française, riche en rebondissements conflictuels et en démonstrations contestataires de toutes sortes, il s'agit de traiter trois types de questionnement^^' abord, les conditions et les fonctions sociales de la nouvelle politisation (non partisane) liée au renouveau de la conflictualité depuis le début des années 1990. Les transformations du rapport salarial, la^ globalisation des économies et des échanges, la nouvelle donne sociale et culturelle créent un nouvel environnement pour le redéploiement des luttes socialesEnsuite, la difficile rencontre et confrontation entre les acteurs; sociaux en lutte et la politique institutionnelle. Le rapport de ce qu'il est convenu d'appeler le « mouvement social » au système des partis est de ce point de vue significatif. Des liens existent, mais ils sont ténus, irréguliers, fragiles. Enfin, les perspectives d'une recomposition politique, au sens large du terme, qui s'opposent aux nouvelles formes d'exploitation et de domination2. La question décisive est alors de savoir comment mettre en oeuvre une politique d'émancipation à partir d'une confrontation prolongée et multilatérale entre acteurs politiques, syndicaux et associatifs. Notre réflexion est placée sous le signe de la critique, d'une part, des échanges politiques modernes et des formes de domination politique qu'ils engendrent, et d'autre part, des formes contemporaines de l'anti-capitalisme telles qu'elles se manifestent dans les différentes composantes du mouvement social.

1. Jean Lojkine [2005] ; Jean-Michel Denis [2005] ; Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis [2003] ; Michel Vakaloulis [2001]. 2. Michel Vakaloulis, Jean-Marie Vincent, Pierre Zarka [2003].

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Mouvements et politisation

MICHEL VAKALOULIS

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Quels que soient les acteurs qui portent la politisation engendrée par la nouvelle dynamique contestataire - syndicalisme salarié, mouvements associatifs, organisations politiques, collectifs citoyens constitués en vue de défendre une cause ou une revendication - il est indéniable que leur intervention publique s'inscrit dans un contexte d'imprévisibilité systémique aggravée. Les cohérences et les repères de la période précédente tombent en désuétude. Tout ce qui était jusqu'ici solide s'en va en fumée, comme le prédisait Marx dans le Manifeste en évoquant, avec une admiration non dissimulée, la puissance modernisatrice du rapport social capitaliste et de sa classe conquérante, la bourgeoisie, dans sa résistible ascension. L'imprévisibilité systémique est liée à la montée de multiples insécurités : sociales (déclassement, stigmatisation, désaffiliation), économiques (licenciements, dévalorisation professionnelle), industrielles (délocalisations, suppressions de sites, catastrophes de transports de personnes ou d'usines chimiques), environnementales (pollution maritime, dérèglement climatique, menaces qui pèsent sur la biodiversité), sanitaires (alertes alimentaires, risques d'épidémie ou de pandémie), physiques (peur de la délinquance, symbolique des « nouvelles classes dangereuses »). Ces insécurités sont proprement déroutantes. Dans leur conjonction, elles semblent confirmer l'idée que, désormais, nousjïommes installés daasune « société du risque » où l'idée de changement devient un impératif de survie. Les élites dominantes cessent alors de s'interroger sur les finalités du changement, sur son contenu et ses orientations, pour se focaliser sur son caractère « incontournable », comme si un seul avenir était possible. On peut lire à travers cette grille d'interprétation tous les discours de légitimation des politiques libérales, du plan Juppé de « sauvetage » de la Sécurité sociale jusqu'à la réforme des retraites du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin de 2003. Toute politique régressive se donne à voir comme une Realpolitik qui vise précisément, au nom d'un réalisme borné qui condense la vision du monde des dominants, à dissiper les menaces qui pèsent sur la société, t Le résultat final est saisissant. Dans leur grande majorité, les individus ta libres et souverains » n'arrivent plus à lire la cohérence du monde qui les entoure. La réalité apparaît brouillée, imprévisible, menaçante. Les phénomènes de crise perdurent sans que de nouveaux stabilisateurs sociaux apparaissent. L'action humaine sur le devenir du monde semble désormais « hors de ses gonds », ne disposant ni d'unité interne ni de signification historique. H n'y a plus d'horizon d'attente, mais des processus protéiformes d'adaptation à un système de « contraintes objectives » (les marchés financiers, la « mondialisation », l'« assainissement » de l'économie, etc.).

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La perte des principes de cohérence se manifeste avec beaucoup de contradictions et de tensions dans les différents domaines de la vie sociale. Quelques exemples. Dans le cadre de la vie familiale, tous les parents vivent le décalage entre les valeurs éducatives qu'ils s'efforcent de transmettre à leurs enfants et le fonctionnement apparent de la « société de marché » dans laquelle les seules valeurs qui comptent sont les valeurs comptables. À défaut d'idéal régulateur, la réussite individuelle représente un pis-aller communément admis. C'est gagner ou périr. Dans l'univers de la marchandisation envahissante où l'argent facile est sanctifié, les relations humaines deviennent progressivement aléatoires, superficielles, impossibles. La domination symbolique des médias est un élément constitutif de la normalité systémique. La culture médiatique dominante distille un imaginaire de la concurrence et de la valorisation au sens marxien du terme. Elle fonctionne comme une pompe refoulante qui vise à produire de l'hyperréalité, c'est-à-dire des leurres qui empêchent que d'autres représentations et visions du social puissent se développer. La constitution du fait divers en paradigme dominant de l'information est un phénomène significatif. Face à cette déferlante qui transforme toute irruption politiquement reconnaissable du populaire en image victimaire surannée et résiduelle et traite les élites affairées du monde sous les traits de people, il est évident qu'on ne saurait faire de la politique comme avant. Il est nécessaire de construire de nouveaux leviers de la transformation sociale, de constituer des espaces publics autonomes permettant aux dominés de s'approprier des rapports sociaux de connaissance. C'est le constat que le « mouvement social » a plus que jamais besoin de savoirs croisés, de nouvelles manières d'agir. Sur le plan économique, on voit clairement que la précarisation tendancielle de la société plonge le salariat dans la biochimie de l'angoisse permanente et attise les comportements égoïstes et agressifs dans les rapports de travail. Le nouveau régime de mise au travail instauré par les dispositifs patronaux de flexibilité requiert, sans discontinuer, une intense implication subjective du producteur direct. Mais il ne parvient pas pour autant à développer des politiques cohérentes de stimulation et de rétribution du travail susceptibles de conforter l'esprit d'initiative et d'élargir l'espace de l'autonomie des salarié-e-s3. La logique qui privilégie les aspects quantitatifs du travail, indexés sur la rentabilité à court terme, se heurte à la préoccupation des agents d'être des « bons professionnels », de « rendre des services » socialement utiles au lieu de faire prospérer les valeurs comptables. D'où des déchirements récurrents, insolubles dans le cadre de la culture managériale dominante qui, malgré ses faux airs d'éthiquement 3. Voir sur ce point les analyses proposées dans le présent volume par Jean Lojkine et Armando Steinko.

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correcte, est une culture de la déresponsabilisation sociale. Dans ce contexte, le triomphe de l'individualisme concurrentiel dissimule mal la grave crise du producteur « post-moderne », le désarroi que ce dernier éprouve devant l'état perpétuel de vulnérabilité dans lequel il se trouve confiné et la disjonction des diverses facettes de sa vie qui s'érigent brusquement les unes contre les autres. Sur le plan politique, on constate facilement le fossé entre l'affichage des valeurs universelles d'égalité et de solidarité et les promesses non tenues de la République à les concrétiser. La « crise urbaine » de l'automne 2005 et les violents affrontements dont de nombreux quartiers populaires ou paupérisés, à forte concentration de « populations issues de l'immigration », ont été le théâtre, en disent long sur la dégradation de la situation du pays depuis trente ans. Dans leur apparent désordre éruptif, ces événements mettent à nu les effets de la démission du politique devant la montée vertigineuse des inégalités de classe passées à la moulinette de l'ethnicisation et de la tribalisation anomique. Elles tirent la sonnette d'alarme sur le fait que Ta « post-modernité » est de moins en moins supportable et de plus en plus ingouvernable. Ce que certains commentateurs de bon aloi appellent pudiquement « la faillite du modèle fiançais d'intégration » n'est en réalité que la faillite retentissante de la capitulation politique devant la crise. Le krach des politiques qui s'autoinvalident dans l'impuissance en renonçant à s'attaquer à la racine des rapports d'exploitation et de domination, y Dans cette hypothèse, on peut mieux comprendre les conséquences néfastes du néo-libéralisme comme processus de dépolitisation du rapport social. Entre la privatisation des désespoirs qui consument les subjectivités « surnuméraires » à petit feu et l'explosion autodestructrice des colères juvéniles en passant par la compartimentation rigide de fractions entières des classes dominées en « communautés » closes sur elles-mêmes se profile l'incapacité de dilater l'horizon du possible historique. L'absence d'une politique hégémonique susceptible de constituer comme nouvelle majorité populaire toutes les « minorités » opprimées. Les impasses de la lutte antisystémique aujourd'hui. La perspective de la « ruine commune des classes en lutte », évoquée par Marx et Engels dans un passage énigmatique du Manifeste4 comme alternative à la transformation révolutionnaire, se dessine alors comme un futur imaginable.

4. «[...] oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société toute entière, soit par la ruine commune des classes en lutte (mit dem gemeinsamen Untergang der kâmpfenden Klassen) » (Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, coll. « Classiques du marxisme, édition bilingue », 1972, p. 31, traduction modifiée).

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Or, le besoin de dénouer les contradictions, de déverrouiller le réel, de inventerj e cnllecljf^travërs des répits partagée «•• nnnwllpt manières d'agir est vivement ressenti par les agents sociaux. C'est ici que l'on peut situer l'apport des mouvements sociaux en matière de production de sens et de politisation. Cette constatation risque de paraître quelque peu exagérée, simplificatrice, voire partiale. Comme chacun sait, depuis les grèves de l'automne 1995 les luttes sociales en France ont certainement gagné en acuité, en visibilité, en radicalité, en soutien de l'opinion publique ; mais elles sont loin d'avoir franchi un seuil d'intensité au-delà duquel on pourrait les qualifier de « subversives ». Autrement dit, elles ne marquent pas de ruptures. En règle générale, il^agit de luttes défensives qui yjsent à atténuer l'impact des « mauvais coups » portés p i l e s dominants sur les çlassesjet les groupes subalternes (mobilisations contre les .licenciements et les privatisations, luttes des « sans », défense des droits des femmes, de la démocratie et des libertés, contre la montée du racisme et la xénophobie, etc.). Il s'agit de luttes de préservation^plutôt que de conservation dont le contenu est de maintenir en vie certains (acquis populaire^ constitutifs du «pacte social national»3. Ces luttes s'attirent à line conception de la République sociale porteuse d'avenir, mais elles peinent à tracer l'horizon de nouvelles conquêtes sociales. Cependant, la permanence du conflit social en France (Pierre Bourdieu parlait à ce propos de « mouvement social tournant »), le mode d'interpellation des « guichets institutionnels » qui incarnent le pouvoir d'État et la critique sociale produite à l'occasion des démonstrations contestataires (y compris au sein de l'opinion publique) confirment l'idée que l'action collective « mouvementiste » est un facteur d'élargissement de l'espace public. En réalité, elle n'est pas une simple expression de mécontentements ou de frustrations s'inscrivant en faux contre le recentrage du champ politique sur lui-même, et singulièrement, contre l'autisme des élites dirigeantes, mais un puissant facteur de recomposition des représentations légitimes de la politique et de reconstruction de nouvelles perspectives d'émancipation sociale. Nous proposons de distinguer cinq fonctions du « mouvement social » comme vecteur de politisation démocratique, non indexée sur la forme parti mais pas forcément hostile aux formations partisanes. ) - Premièrement, une fonction de désenclavement qui consiste à s'emparer de certains problèmes et questionnements qui n'étaient pas du tout traités jusqu'ici, ou alors de manière unilatérale et marginale, encastrés dans les espaces de mobilisation « traditionnels ». Le cas du combat altermondialiste 5. Pour un éclairage synthétique des luttes symboliques au niveau des représentations de l'« opinion », voir la contribution de Stéphane Rozès dans le présent ouvrage.

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est emblématique mais pas unique. Les difficultés des branches historiques du mouvement ouvrier à analyser l'avènement de la mondialisation néolibérale comme une offensive politique capitaliste à l'échelle systémique (rediscipliner le salariat, faire remonter le taux de profit), puis à accueillir et à répercuter dans leurs rangs les protestations grandissantes à son encontre sont à l'origine de l'altermondialisme en France dans ses formes actuelles. L'émergence d'ATTAC comme association distincte n'indique-t-elle pas en creux les insuffisances, voire les tâches non remplies des forces progressistes de gauche et du syndicalisme salarié dans ce domaine ? Deuxièmement, une fonction de publicisation dont l'enjeu est de constituer ces thématiques émergentes en nouveaux objets de confrontation politique en invitant les intéressés à en débattre ouvertement. Pour être symboliques, ces luttes ne sont pas moins agonistiques. En particulier, les batailles pour la conquête de l'opinion, et plus généralement, pour la légitimation de l'action contestataire sont des batailles décisives (Françoise Duchesne, Michel Vakaloulis [2003]). « Faire sens » est aussi important que « faire nombre ». Mais cette confrontation ne s'inscrit pas dans le vide, le concours de certains émetteurs d'idées alternatives est indispensable. Les formes d'auto-organisation des mouvements sont ainsi une dimension constitutive de la publicisation. Ce qui conduit les individus à la mobilisation, au-delà de toute motivation éthique ou conviction logique, c'est l'existence d'un collectif qui incarne un degré supérieur de généralité par rapport aux situations empilées d'injustice et d'oppression. Ce collectif n'est pas une fin en soi, il représente plutôt un moyen pour s'introduire, souvent par effraction, dans l'arène publique. Troisièmement, une fonction de socialisation solidaire en vue de « dépêtrer » certaines populations opprimées de l'isolement dans lequel elles sont enfermées en secouant le fardeau de la culpabilité. L'action collective valorise l'engagement, encourage la participation, insuffle l'espoir à la lutte réparatrice. L'espace de la mise en mouvement est un espace de regroupement affinitaire, de prise de parole, de soutien solidaire. L'expériencg_de lutter ensemble est à la fois une épreuve de reconnaissance identitaire (rapport au collectif) et de reconstruction morale (rapport aux valeurs). La découverte de l'altérité n'est pas la négation de la dimension individuelle mais plutôt la condition nécessaire de son affirmation. La mesure des richesses humaines, c'est l'homme lui-même, l^- Quatrièmement, une fonction d'opposition qui consiste à imputer des responsabilités et à désigner des adversités sans lesquelles l'action collective est inconcevable. Il s'agit de déconstruire l'ordre du monde présenté comme seul ordre possible : rien ne changera tant que les dominations et les injustices resteront incrustées dans les esprits comme des phénomènes « naturels ». D'importantes batailles ont été ainsi menées par des acteurs mobilisés depuis le début des années 1990 sur la condition salariale, la

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question du logement, les droits des femmes, la condition des sans-papiers ou des sans-emploi, la mondialisation. Elles n'ont pas toujours été victorieuses, ni forcément abouti à un renversement des rapports de forces. Dans leur récurrence paradoxale, elles ont contribué à ce que le doute se généralise quant à la pertinence des politiques libérales sans pour autant frayer le chemin de l'anticapitalisme politique. ^ - Cinquièmement, une fonction de projection où les acteurs mobilisés s'efforcent de formuler des propositions, voire d'ébaucher des éléments d'une alternative. Dans ce domaine, l'essentiel du travail reste à accomplir. La « globalisation » des mouvements dans une perspective antisystémique est au stade des balbutiements. La question cruciale des rapports au politique reste ouverte. Néanmoins, sur le plan de la coordination des mobilisations, des formes originales d'expérimentation participative et de mise en réseaux ont vu le jour. Il n'est sans doute pas possible de passer toutes les décisions au crible de la délibération collective. Mais l'exigence démocratique irrigue l'expérience contestataire en quête d'efficacité pratique. C'est une tendance lourde du mouvement socialr: un gage d'avenir contre la démocratie « dégagée » du néo-libéralisme.

Question sociale et confrontation politique Cependant, cette politisation constituante et projectuelle de l'action collective est limitée, fragile, susceptible d'être réabsorbée ou neutralisée dans le fonctionnement normatif du champ politique. Elle comporte indéniablement des éléments d'universalisation dans la mesure où toutes les luttes se heurtent, tantôt ouvertement, tantôt de façon dissimulée, à la violence de l'ordre capitaliste dans ses configurations contemporaines et invoquent les mêmes principes de démocratie participative et de centralité de la subjectivité humaine dans l'engagement militant. Mais en même temps, la politisation contestataire reste le plus souvent cloisonnée, dispersée, fragmentée selon de profonds clivages idéologiques, organisationnels et sociaux. Prenons par exemple les différentes composantes du mouvement social. Qui en fait partie, qui devrait en être exclu et selon quels critères ? Comme l'a montré Gérard Mauger, il y a des luttes de frontières, constamment revisitées et révisées, pour la délimitation de l'espace contestataire et la détermination de sa morphologie6. Faut-il inclure certaines forces ou regroupements politiques dans le mouvement social ou renoncer à le faire afin de préserver son « autonomie », et plus fondamentalement, son 6. Gérard Mauger, « Pour une politique réflexive du mouvement social », dans Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis [2003].

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« extériorité » à l'égard de la politique institutionnelle ? Ce dilemme n'est pas une préoccupation théorique mais une sommation pratique qui s'adresse à tous les militant-e-s qui s'efforcent d'améliorer le rapport de forces en se donnant des relais, voire des alliés dans d'autres secteurs, au sein de l'opinion publique ou, précisément, dans le champ politique. Or, ce qui caractérise aujourd'hui le rapport qu'entretiennent les composantes syndicales et associatives du mouvement social avec les partis politiques est une profonde méfiance, et souvent, une attitude de rejet pur et simple. Une telle posture conduit certains commentateurs à évoquer une sorte de néo-anarcho-syndicalisme qui approfondirait la séparation entre le social et le politique en postulant l'incommunicabilité de ces deux sphères. Les motifs de cette méfiance sont multiples. La première réticence relève d'un constat réaliste. Les partis politiques français sont confrontés aujourd'hui à une grave crise de légitimité dont les résultats du 21 avril 2002 (premier tour de l'élection présidentielle) sont la parfaite illustration. Il ne s'agit pas simplement d'une crise d'image de l'offre partisane, mais d'une crise de la fonction politique et de la vision I sociale de la politique institutionnelle. En fait, la politique institutionnelle se révèle de plus en plus gestionnaire, asservie aux possédants. Elle est, pour l'essentiel, stratégie et tactique en vue de la conquête de positions de pouvoir d'État plutôt que « lutte pour de meilleures conditions d'action, pour des relations de communication plus libres permettant une plus grande inventivité sociale » (Jean-Marie Vincent [1987], p. 156). Les messages politiques se vident de leur substance à mesure que l'acceptation par la droite libérale et la gauche de gouvernement des fondamentaux de l'« économie de marché » ne semble offrir ni de choix ni de prise aux citoyens. L'activisme politique bat toujours son plein, mais l'implosion de toute perspective transformatrice favorable au monde du travail subvertit le jeu de la représentation. La politique légitime est ainsi vécue comme une sphère parasitaire qui organise inconsidérément les conditions de sa propre mise hors jeu. La réhabilitation de la démocratie passe dès lors par la sortie du politiquement correct et la conduite volontariste (« courageuse ») des affaires publiques. En revanche, les acteurs syndicaux et associatifs des mobilisations collectives ne sont pas principalement confrontés à un problème de légitimité. Les études d'opinion montrent que la quasi totalité des mouvements sociaux depuis 1995 ont été majoritairement approuvés par les populations sondées, que les salarié-e-s font plutôt confiance au syndicalisme pour défendre leurs intérêts, que les altermondialistes sont en phase avec les préoccupations des citoyens sur les effets négatifs de la globalisation capitaliste sur l'emploi ou sur l'avenir de la démocratie. Le problème de ces acteurs serait plutôt de prouver leur efficacité, d'accréditer leur capacité de peser sur le cours des choses. Us se distancient donc de la

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politique institutionnelle par peur d'être « rattrapés » à leur tour, si l'on peut dire, par la crise de légitimité qui frappe le système partisan. Ainsi, la crainte des organisations syndicales de se retrouver entraînées dans le discrédit des partis produit souvent un effet de bascule conformément à la logique du moindre mal. Pratiquement, elles préfèrent « couper les ponts » que « tomber avec ». Même lorsqu'elles sont d'accord avec l'esprit de certaines propositions ou initiatives politiques, elles hésitent à publiciser leur accord de principe, et encore moins, à s'engager dans un soutien actif. On peut discerner ici un principe de précaution qui consiste à minimiser les interactions avec le politique afin de se mettre à l'abri d'éventuelles répercussions négatives, liées à la crise de la représentation. À cela s'ajoute la prise en considération de l'âpreté de la compétition partisane. Le marché politique ressemble à un véritable champ de bataille mâtiné de tentatives de recomposition où chaque parti essaie de l'emporter sur son voisin. La conjonction de Ta fragmentation du mouvement social (pensons un instant à la division syndicale dont les chassés-croisés troublent les dispositions à l'indépendance) et de la férocité des luttes politiques (aussi bien à droite qu'à gauche) fait qu'il est très difficile de mettre le doigt sur l'engrenage. De nombreux syndicalistes et militants associatifs sont ainsi persuadés que les politiques _ne_&,intéressent à eux que dans un calcul purement instrumental, comme des porteurs d'eau pour faire tourner la roue de l'alternance gouvernementale et les aider à se maintenir au pouvoir. Us serviraient d'agents électoraux d'autant plus indispensables qu'ils maîtrisent les problématiques sociales et produisent de l'expertise de qualité indissociablement liée à la démarche revendicative. À ce propos, le passage de la gauche plurielle au pouvoir n'a pas contribué à resserrer les liens avec le mouvement social (et, singulièrement, avec le syndicalisme salarié), mais plutôt à les faire exploser. Il existe, pourtant, une autre raison fondamentale qui explique la méfiance à l'égard des formations partisanes. C'est que les militants du mouvement social refusent la subordination du social au politique et revendiquent l'égale dignité des luttes qui se nouent à l'initiative des syndicats, des associations ou des collectifs de citoyens. Ils affichent une hostilité à toute tentative de manipulation ou d'instrumentalisation politique, une volonté d'indépendance tous azimuts. Une des principales caractéristiques du mouvement social est, précisément, le refus de s'enfermer dans des cadres idéologiques et politiques rigoureusement déterminés. De leur côté, les partis politiques français admettent que l'indépendance du mouvement social vis-à-vis du champ partisan est un acquis marquant de la période actuelle. En particulier, les responsables politiques de la gauche conviennent que les liens avec le mouvement social sont distendus, nourrissant beaucoup de suspicions réciproques. En même

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temps, ils ont du mal à se faire une idée claire, et surtout convaincante, du nouveau type de rapports qu'il faudrait construire avec le mouvement social. Us se disent, certes, entièrement débarrassés de l'idée d'instrumentaliser la contestation sociale ou de la traiter comme « force d'appui » pour faire valoir leur rente électorale. Mais récuser un comportement typique d'une tentative de contrôle et de mainmise sur les mobilisations est une chose, créer les conditions d'une confrontation durable et constructive avec le mouvement social en vue d'une alternative politique en est une autre. Les partis de gauche vacillent ainsi, selon les circonstances, entre une attitude d'assimilation/incorporation des démonstrations contestataires et une attitude d'hostilité. De toute façon, leur posture apparaît indécise et contradictoire. Une illustration de la première attitude, assimilatrice, est celle de la courroie de transmission à l'envers : faire du coupé-collé, en prenant, le cas échéant, certaines revendications syndicales ou altermondialistes (la sécurité sociale professionnelle proposée par la CGT ou la taxe Tobin popularisée par ATTAC) pour les inclure, inchangées, dans le programme politique. Or, ce n'est pas parce qu'un parti reprend certaines revendications du mouvement social qu'il devient ipso facto plus crédible aux yeux des acteurs de ce mouvement. En l'absence d'un projet communiste à la hauteur des défis actuels, le PCF a payé très cher l'illusion selon laquelle son alignement mouvementiste conforterait ses positions antilibérales et contribuerait, à terme, à le renforcer électoralement. Inversement, pour illustrer l'attitude de rejet, il est frappant de constater l'embarras du gouvernement de la gauche plurielle devant le mouvement social, voire sa réaction ouvertement hostile à l'agenda de certaines actions collectives, comme les luttes des sans-emploi et des sans-papiers. De ce point de vue, le 21 avril 2002 est loin d'être un accident de l'histoire dû à l'inévitable usure du pouvoir ou à la prolifération des candidatures à l'élection présidentielle. Il est à la fois une sanction et la révélation de demandes populaires insatisfaites.

Confrontations et reconstructions Quelle répartition des tâches entre le « social » et le « politique » dans le nouveau contexte ? Il est clair que rejeter les liens organiques (ou «intégrés») entre le mouvement social et les formations politiques ne dispense pas de la nécessité de reconstruire de nouvelles articulations à la fois pour élargir le domaine de la démocratie sociale et pour sortir « par le haut » de la crise de légitimité du politique aujourd'hui. Ces objectifs sont les deux faces du même problème : donner crédit à l'ambition d'une véritable transformation sociale. Les acteurs du mouvement social refusent à l'unanimité de jouer le rôle de « sous-traitants » des propositions ou des

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réformes venant des appareils politiques à leur niveau supposé plus « concret », et pour cela, moins « universel ». Le temps de la subalternité du social face au politique semble révolu, du moins dans les représentations qu'en font ces acteurs. Cependant, l'autonomie du mouvement social ne saurait être assimilable à l'indifférence politique. Les militants syndicaux, mais aussi les associatifs, sont quotidiennement impactés dans leurs propres activités par les tâches non remplies du politique. Ds ont un intérêt vital à la réhabilitation de l'action publique. Ils savent qu'ils n'ont pas, eux aussi, droit à l'erreur : les populismes et les communautarismes de tout genre sont à l'affût. Cependant, le mouvement social ne peut et ne veut pas servir d'agent intermédiaire d'une recomposition du système partisan. Il peut souhaiter cette recomposition, mais son rôle n'est pas de régler la question de la légitimité du politique, ni a fortiori de participer à la reconstruction des partis politiques. Ce qui n'empêche pas que ses militants puissent défendre des options politiques et s'investir, à titre individuel, dans l'arène publique. Le démarquage excessif par rapport au politique peut s'avérer aussi nuisible que la subordination au politique. En somme, le rôle du mouvement social est de mettre les politiques devant leurs responsabilités. D'irriguer le débat public avec son apport original d'idées, de projets, de revendications. De travailler avec d'autres partenaires, y compris politiques, sur les questions qui concernent les transformations du salariat, l'avenir des libertés civiles et de la démocratie sociale, mais aussi sur les enjeux de société. Toutefois, dans leur grande majorité les composantes syndicales et associatives du mouvement social refusent la logique de co-élaboration avec les politiques qui ferait endosser à ce dernier la responsabilité des décisions politiques. En même temps, elles semblent regretter l'absence de rapports « normalisés » avec les formations politiques : ni instrumentalisation ni hostilité mais confrontation durable et directe. Les regroupements sociaux sont profondément en attente de formes de coordination. Une des fonctions des formations politiques qui se veulent progressistes est d'organiser cette confrontation comme parties prenantes et non pas comme arbitres. Mais cela présuppose un renversement de perspective qui rompt avec la conception traditionnelle de la politique : il ne suffît pas d'être le représentant des aspirations populaires dans la politique officielle, il faut se redéfinir en tant que force organisée qui permet de poser dans la société l'ensemble des questions politiques. Une force qui contribue à combler le fossé qui existe dès les origines de la modernité entre l'État et la société civile, à désenclaver la politique en tant que sphère autonome séparée des citoyens. De son côté, le mouvement social peut-il se contenter de défendre les intérêts des exploité-e-s et des dominé-e-s sans les inscrire dans une perspective de transformation sociale plus large ? Cette défense

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peut-elle être efficace en l'absence d'une telle perspective ? Quelle ambition démocratique de vivre ensemble, quel projet de société en commun ? Tels sont les questionnements lancinants de la nouvelle période de confrontations qui s'ouvre entre acteurs « sociaux » et acteurs « politiques ».

DEUXIÈME PARTIE

Transformations du travail et conflits sociaux

La mobilisation collective. Approche lexicale et discursive

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« Dis-moi comment tu nommes les choses et je te dirai qui tu es ». À l'automne 1936, Claude-Joseph Gignoux, nouveau président de la Confédération Générale du Patronat Français, caractérise « l'expérience » du Front populaire comme une « entreprise révolutionnaire ». En mai 1968, le général de Gaulle qualifie les excès contestataires de «chienlit». Le « tous ensemble » de l'automne 1995 devient « le grand refus », sous la plume d'Alain Touraine. Et si le même vocabulaire est utilisé à droite et à gauche comme « l'agitation ouvrière », « la grève », « le conflit », il n'a pas la même signification, le même contenu sémantique (et affectif). Mikhaïl Bakhtine ([1977], p. 44) l'a excellemment explicité : « dans tout signe idéologique s'affrontent des valeurs contradictoires ». La polysémie agonistique ne préside pas seulement aux échanges de la vie ordinaire, elle est intrinsèque aux sciences humaines. Une commodité de langage permet de parler de la philosophie, de l'histoire, de la sociologie, de la science politique. En réalité, chaque discipline est traversée de problématiques opposées que traduisent des vocables différents ou des acceptions distinctes du même terme. Dans une perspective socio-historique, la bataille du vocabulaire comporte des consensus temporaires, des abandons, des promotions éphémères, des oppositions durables, des retournements. Dans les luttes, tant théoriques que collectives, les mots interviennent « non comme outils amorphes ou reflets indirects, mais comme acteurs, lieux et enjeux » Nous allons tenter de le saisir à propos de la mobilisation, de ses dérivés, démobilisation

1. Maurice Tourner, Des mots sur la grève. Propos d'étymologie sociale, Paris, Ioalf Klincksieck, 1993, tome 1, p. S. Sur la lexie « mouvement social » qui apparaît chez Charles Fourier, voir Sophie Béroud, René Mouriaux, Michel Vakaloulis [1998], pp. 1421.

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exprimant l'action contraire et remobilisation indiquant le retour du phénomène.

Métaphore patrimoniale ou militaire pour désigner quel conflit ? Le verbe « mobiliser » apparaît dans la langue juridique en 1765 pour désigner l'acte de rendre meuble par convention (en particulier lors d'un contrat de mariage) un bien généralement considéré comme immeuble par la loi. Le Code civil de 1804 utilise encore le synonyme « ameublir » (article 1506) plus ancien (1409). Le substantif dérivé « mobilisation » est repéré pour la première fois dans le Dictionnaire de Trévoux (1771), la réplique jésuite à l'Encyclopédie. En droit civil, il désigne la transformation d'un bien immeuble en bien meuble et son résultat. À l'époque de la Révolution, il passe dans la langue militaire et politique pour indiquer la mise sur le pied de guerre des forces armées et des citoyens. « Levée en masse », « réquisition permanente » sont des équivalents utilisés en 1793. La langue anglaise emprunte mobilization au vocabulaire militaire français à l'occasion de la guerre de Crimée (1853) selon l'Oxford Dictionary et connaît par la suite la même évolution sémantique. Du droit civil et de l'administration militaire, les deux significations enregistrées dans le Dictionnaire de l'Académie Française en son édition de 1835 (6e), « mobilisation » passe dans le vocabulaire économique. Pierre-Joseph Proudhon dans De la création de l'ordre dans l'humanité (1843), esquissant sa généalogie des catégories économiques que Karl Marx critiquera dans Misère de la philosophie, assure que « le fondement du crédit, le grand véhicule de la production fut la divisibilité et la mobilisation » (paragraphe 402, selon la numérotation de l'auteur). Lors de la révolution de 1848, le syntagme est fréquemment utilisé dans les débats sur la nécessité de fournir du travail, de soutenir l'activité économique. Avec sa verve coutumière, c'est-à-dire conservatrice, Louis Reybaud se moque des propositions pour accroître le budget de l'Etat qui devient dangereux à cesser d'être minimal : « Vingt milliards ! En frappant du pied le sol, on devrait les trouver. Un simple procédé y suffisait, il s'agissait de tout mobiliser, ô vertu d'un mot ! Mobiliser, mobilisation, enfants d'un vocabulaire qui n'est pas celui de Bossuet, que de qualités secrètes ne renfermez-vous pas ? Mobiliser, l'avenir de la République est là ! Qui mobilisera le mieux aura trouvé le secret de nos destinées ! Que d'affiches sur la mobilisation, sans compter celles qui touchaient à la réforme hypothécaire et aux assignats ! »

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Le chapitre XV de Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des Républiques (1848) ouvre la série des discours en faveur de l'État « bon marché », identiquement libéral et anti-socialiste, qui aboutit au consensus de Washington. Entre-temps, le keynésianisme aura contrarié le laisserfaire, laisser-passer, légitimé la dépense et l'investissement. La banalisation du terme se perçoit dans la création de la « Caisse de consolidation et de mobilisation des crédits à moyen terme » (1960). Pour être complet, notons que le vocable mobilisation est utilisé en médecine et en physiologie à la fin du XIXe siècle. Ce qui nous intéresse davantage, c'est son apparition dans la langue sociologique. Le prenant au sens figuré d'appel à toutes les énergies d'un individu ou d'un groupe, Émile Durkheim part du psychologique pour envisager la solidarité mécanique : « la colère n'est autre chose qu'une mobilisation » des forces latentes et disponibles ([1930], p. 66). L'analyse De la division du travail social lie l'élévation de la civilisation avec l'accroissement de la première au risque de l'anomie. Les « sociétés les plus avancées » sont également les plus industrialisées, ce qui requiert, et Émile Durkheim utilise l'antonyme de mobilisation, « l'immobilisation d'une plus grande quantité de capital sous forme de machines » (ibid., p. 386). À partir du sens figuré, le terme « mobilisation » est utilisé à propos d'un groupe, le fait d'être mis ou de se mettre en mouvement pour une action concertée. En 1913, Maurice Barrés dans la Colline inspirée, évoquait la formule. Ce qui l'emporte dans le mouvement ouvrier, c'est néanmoins les formes de l'expression collective, manifestation, meeting, réunion, action directe. En 1936, poussée, mouvement populaire sont fortement utilisés avec grève et débrayage. Les luttes du début de la guerre froide sont désignées par le terme de riposte. Les grèves victorieuses de 1953 et de 1963 sont communément appelées grève du secteur public et grève des mineurs. Des approches parfois opposées de Mai 1968 (ou de mai-juin) sont mises en œuvre selon que la lutte est qualifiée de mouvement social ou de grève générale. Mobilisation sociale, mobilisation des travailleurs s'imposent dans les années 1970. L'analyse lexicométrique des résolutions des congrès confédéraux montre l'importance du vocabulaire des luttes aussi bien à la CFDT et à la CGT dans les années 1970 et son abandon par la centrale d'Edmond Maire à partir du premier recentrage (Anne-Marie Hetzel [1998], pp. 178-182). Dans un contexte de croissance, la science politique américaine des années 1950, convaincue de l'universalisme du modèle étatsunien, avance une théorie développementaliste pour laquelle mobilisation équivaut à diffusion paisible des normes démocratiques et consuméristes. Les loyautés anciennes s'éclipsent au profit de l'urbanisation, de l'alphabétisation, de la communication. Karl Deutsch incame cette problématique exposée de la

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manière la plus vigoureuse dans un article de l'American Political Science Review (1961), « Social mobilization and political development ». Dès 1967, John Peter Nettl avec son volume Political Mobilization. A Sociological Analysis of Methods and Concepts (Basic Books), entendait rendre plus dynamique l'approche, plus contradictoire et diversifiée. • distinguait trois processus de mobilisation « en masse » (en français dans le texte) de long terme : religieuse, militaire, politique. Amitai Etzioni élargit dans son The active society (Free press, 1968) la perspective, en admettant des formes de protestation contre le changement. Les diverses manifestations de contestation en 1968 stimulent les interrogations et ce qui avait été la sociologie des révolutions (André Decoufle [1968]) devient la sociologie des mouvements sociaux, sous certaines plumes, des nouveaux mouvements sociaux. Dans une production surabondante où les luttes d'écoles l'emportent parfois sur le souci de faire progresser la connaissance, il est possible de repérer cinq courants qui divergent sur la nature de l'affrontement collectif2. Tout d'abord, le libéralisme affirmejejrimat pour nepas dire l'hégémonie de l'individu, seul?réalïfFde l'univers suBIunâîreTCêcôllectif relève de sociétés"anciennes, archaïques. La mobilisation des foules provient de l'envie, de la frustration que des démagogues savent utiliser pour mener leur entreprise partisane. Mancur Oison place au cœur de The logic of collective action (1965, traduction 1978) l'intérêt qui conduit à la recherche du ticket gratuit (free rider) et que contrarient les incitations négatives (affiliation obligatoire, piquet de grève) et les incitations positives (fournitures de biens matériels et/ou symboliques)3. Le second courant qui s'exprime puissamment en France dans les années 1970 est inspiré par les travaux très évolutifs d'Alain Touraine. Après avoir jugé que le mouvement de Nanterre en 1968 était voué à l'échec, le sociologue s'y rallie. Il exalte les nouveaux mouvements sociaux, écologie, régionalisme, féminisme. Il lit la crise syndicale ouverte à partir de 1977 comme son institutionnalisation irréversible. En 1995, comme nous l'avons évoqué dans l'introduction, il rejette le mouvement social dans le corporatisme. La lutte des chômeurs en 1997 retient son attention. Souvent sensible aux évolutions de la société contemporaine, la problématique tourainienne possède une flexibilité qui déconcerte4. Elle 2. Il est possible de recenser une quinzaine de chapelles. Voir Sophie Béroud, René Mouriaux, Michel Vakaloulis [1998], p 27. 3. Pour une critique, Alain Caillé [1981]. 4. Dieter Rucht, « Sociological theory as a theory of Social Movement. A critique of Alain Touraine », dans Dieter Rucht (éd.), Research in Social Movement, Francfort sur le Main, Campus Verlag, 1991, pp. 355-384.

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est parfois présentée comme l'héritière de Lorenz Von Stein que François Chazel tente de poser comme équivalent de Marx et même comme inventeur de l'expression « mouvement social », dans le Dictionnaire de sociologie dirigé par Raymond Boudon (1992). Nous sommes en présence d'une filiation de papier, pour transposer une expression consacrée à un certain type de manifestation. Tout en conservant des bribes de vocabulaire marxiste, Touraine mixte Daniel Bell et Max Weber. Comme le note Raymond Aron dans ses Mémoires (Julliard, 1983), à propos de la soutenance de thèse du sociologue, Alain Touraine utilise avec beaucoup de désinvolture les catégories philosophiques (p. 348) et il ploie les méthodes sociologiques au gré de ses préoccupations. Lorsqu'il traitait de la nouvelle classe ouvrière, l'auteur n'en fournissait aucune mesure statistique. Il serait fatile^derecenser la foule d'affirmations non étayées, voire erronéesjjuejçonfîêntJ'œûwêir?^ffî"T5uQfàîii6."D'aiis Le retour de l'acîëûr^ii proclame que « la figure principale de notre vie publique n'est plus le citoyen ou le travailleur, même si ces figures du Sujet restent vivantes et chargées de sens ; elle est directement le Sujet lui-même » ([1984], p. 10). Que dire de l'affirmation : « Les Français ont assisté à la disparition de tout projet politique à partir de 1991 » ([1996], p. 16) si ce n'est qu'elle est normative. Alain Touraine, favorable au centrisme socialdémocrate (p. 28) dénie au balladurisme et à ses avatars d'être une politique, ce qui rend les analyses inévitablement déconnectées du réel et donc ployables à merci. En revanche, tout en tirant des conclusions exagérées de ce constat, il perçoit justement la difficulté des oppositions au libéralisme à se hisser au niveau du projet, nerf du dépassement dans le vocabulaire hégéliano-marxiste et terme valorisé par Edmond Husserl et Martin Heidegger. L'originalité de la sociologie tourainienne est de questionner l'historicité contemporaine, d'interroger les potentialités de transformation. Sa faiblesse réside dans sa conception de la totalité qui, avec l'identité et l'opposition, définit l'acteur, qu'il ne conçoit que préalable, pour ainsi dire toute armée et maïeutiquement explicitée au cours de l'autoanalyse conduite par le sociologue avec le groupe mobilisé. Un troisième courant, à la fois sociologique et politologique a pris une place considérable depuis que Anthony Obershall a publié son Social Conflict and Social Movement (1973). Nous pourrions l'appeler « compréhensif » ou « positif ». Il comporte plusieurs approches. William Gamson, Charles Tilly, John Me Carthy, Mayer Zald, Sidney Tarrow, relèvent de la problématique de la mobilisation des ressources, dénomination plus patrimoniale que militaire. Alberto Me Adam, Alberto Melucci insistent sur la construction identitaire. J. Craig Jenkins, Peter Eisinger se focalisent sur la structure des opportunités. En France, les noms d'Olivier Fillieule, Patrice Mann, Nonna Mayer, s'inscrivent dans cette

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problématique qui se propose de comprendre comment les mouvements sociaux se constituent. Le courant compréhensif fournit des outils fort utiles comme le répertoire des actions collectives, les cycles de mobilisation (spires est sans doute préférable car il n'y a pas retour au point de départ), les structures d'opportunités. Une planning session tenue au CEVIPOF les 2 et 3 juin 2005 et qui réunissait Charles Tilly, Sidney Tarrow, Nonna Mayer, réfléchissait sur « Protest, Contention and Institutional Politics » avec l'ambition de progresser sur l'articulation entre action conventionnelle et action non conventionnelle, ce qui réclame d'approfondir les causes des mouvements protestataires, les blocages du monde contemporain, unipolaire, à dominante financière, communicationnel ainsi que la périodisation des processus contestatairess. Le quatrième courant a été fondé par Pierre Bourdieu. En dépit de quelques interventions sur la scène politique, le sociologue a conduit sa carrière universitaire avec le double souci d'assurer sa position institutionnelle jusqu'à l'entrée au Collège de France et une production scientifique reconnue en France et à l'étranger. La misère du monde (1993) introduit une première coupure par le sujet puisque les œuvres antérieures traitaient de l'école, des classes moyennes, de la noblesse d'État, et par la tonalité critique. Des politologues y virent une rupture dans la méthode, plus subjectiv/En 1995, Pierre Bourdieu, en tant que scientifique, pénètre dans l'arène sociale, et jusqu'à sa mort, ne cessera de contester le libéralisme, ses instruments de domination et ses hommes liges 6. Lié au mouvement social depuis la grève des cheminots de 1995, Pierre Bourdieu n'a pas travaillé sur le sujet ni formalisé une problématique. Sa prise de position assez unilatérale sur la science politique ne le conduit pas à considérer les apports du courant compréhensif : « Toute la science politique n'a jamais consisté qu'en un certain art de renvoyer à la classe dirigeante et à son personnel politique sa science spontanée de la politique, parée des dehors de la science » (Les Doxosophes, Minuit, n° 1,1972). Quant à l'approche d'Alain Touraine, elle est dans La leçon sur la leçon (1982) qualifiée de prophétisme. En science politique comme en sociologie, avec une cohérence variable et une réussite diverse, les disciples bourdieusiens inscrits dans une perspective constructiviste disposent d'une conception relativement élaborée des classes sociales (condition et position) mais non de leurs luttes. La notion de champ écarte d'une saisie de la totalité et l'opposition dominants/dominés ne facilite pas le repérage des contradictions. Il 5. Amorce de ces interrogations : Aldon D. Morris, Carol Me Clurg Mueller (ed), Frontiers in Social Movement theory, New-Haven, Y aie University Press, 1992. 6. Pierre Bourdieu, Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique, Marseille, Agora, 2002.

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n'empêche que le courant bourdieusien s'est attelé à la dynamique des crises politiques (Michel Dobry), à l'étude des grèves (Stéphane Sirot), des luttes enseignantes (Franck Poupeau), des nouveaux mouvements sociaux et de l'altermondialisme (Daniel Mouchard, de manière plus laxiste Eric Agrikoliansky, Isabelle Sommier). Tout en empruntant à l'école positive, le courant bourdieusien se singularise par l'insistance sur le symbolique, sur le poids des déterminants et sur la tentative d'articuler les raisons d'agir des acteurs aux causes objectives de leur contestation. Enfin, une cinquième posture théorique existe, restreinte numériquement et en aucune manière coordonnée. Elle a perdu deux figures importantes, Claude Leneveu et Jean-Marie Vincent. Elle s'exprime aujourd'hui dans les travaux de Sophie Béroud, Thomas Coutrot, Josette Trat, Michel Vakaloulis, non sans nuances. La démarche d'assimilation critique des apports principalement des courants compréhensif et bourdieusien se singularise dans la recherche d'une saisie du mouvement d'ensemble. Féminisme, écologie, les « sans », les grèves salariales ne sont pas des mobilisations séparées même si elles sont vécues isolément. Les mobilisations émancipatrices (par distinction des contre-mouvements) ont leur connexion dans une commune opposition au libéralisme. Sensible à la multiplicité des théories interprétatives des mouvements ouvriers, Claude Leneveu parlait de polyphonie. A juste titre, il ne s'attachait pas aux luttes de pouvoir qui animent les communautés savantes. La métaphore qu'il utilisait sous-estimait les oppositions parfois irréductibles entre par exemple libéraux et agonisticiens. À l'origine, polyphonie désigne simplement l'existence d'un grand nombre de voix, notamment d'oiseaux. Le vocabulaire musical ne semble pas approprié pour indiquer les affrontements paradigmatiques dans les sciences sociales. En second lieu, ce qui caractérise la période contemporaine est la difficulté de discuter, de confronter : le lynchage médiatique dont Pierre Bourdieu a été victime n'a d'équivalent que l'occultation systématique des travaux dérangeants. Le livre Les mobilisations collectives, une controverse sociologique (Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis [2003]) est une exception suffisamment rare pour la saluer avec amitié.

Syndicalisation sans mobilisation sociale : « savante manœuvre »7 Le dérivé de mobilisation par ajout du préfixe « de » (provenant du latin dis) signifiant la privation, la cessation, la négation, est repérée à 7. Francis Ambrière, Les grandes vacances, Paris, Julliard, 1946, p. 108.

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partir de 1870. Il appartient à une famille assez riche avec le verbe démobiliser (1826), démobilisé (le soldat, 1931), démobilisable (1940), démobilisateur (« il ne faut pas désespérer Billancourt », 1952). Les processus de mobilisation ont davantage été considérés par les sciences sociales que ceux de démobilisation. Pour utiliser une expression sartrienne, un groupe ne peut rester de manière permanente en état de fusion. Le retour à l'habitude s'effectue selon deux conjonctures différentes. Ou bien la mobilisation a obtenu satisfaction de manière complète ou suffisamment importante pour qu'elle cesse. Ou bien elle échoue, là encore avec des gradations diverses depuis la défaite en rase campagne jusqu'à l'enlisement. Le mouvement social de mai 1968 fournit un bel exemple de situation complexe. La plus grande grève de l'histoire française a conduit au constat de Grenelle. Le document issu des négociations n'est pas signé par les syndicats. La CGT a tenu à ce statut précaire de « relevé » des points communément acceptés pour signifier la possibilité d'aller plus loin au niveau des branches et des entreprises. Les avancées sont réelles mais elles n'ont pas l'éclat de 1936. La question de savoir s'il était possible d'aller plus loin est indécidable. En revanche, la dynamique du mouvement avec la division syndicale et partisane a abouti au succès électoral du Général de Gaulle dont l'affaiblissement est confirmé par le désastre du référendum de 1969. Les années post-soixante-huitardes ont poursuivi l'effervescence critique du mouvement social. Le féminisme, l'écologie, les régionalismes se sont exprimés avec créativité. Selon la formule d'un colloque organisé par le Centre d'histoire sociale du XXe siècle, les 8 et 9 novembre 2002, le syndicalisme atteint son « apogée », en tout cas exerce une influence considérable. La crise économique s'ouvre en 1972 par la suspension des accords de Bretton Woods, le boom des matières premières, et au premier chef, le renchérissement du pétrole. La stagflation .«j'installe et l'internationalisation de l'économie s'amplifie. En dépit de l'arrêt officiel de liimmigration, le chômage de masse s'installe. £a~rëduclion du secteur agricole s'accentue. XTHïIûsînê régresse quelque peu tandis que les services s'élargissent. Loin d'enrayer le processus de libéralisation, l'accession de François Mitterrand le reprend à son compte dès 1982 et vigoureusement à partir de 1984. Perdant des adhérents, incertain sur les réponses à apporter, divisé, le mouvement syndical recule. Le sectarisme de la CGT dans les années 1984-1992 a contribué à l'affaissement des répliques ouvrières. Il convient aussi d'analyser le rôle joué par la CFDT dans le repli revendicatif. De 1977 à 1986, Edmond Maire procède au premier recentrage qui comporte cinq éléments, éloignement de la CGT, relativisation de la loi, primauté de

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l'accord local, acceptation de l'austérité, partage du travail et des revenus. Dans la postface à l'ouvrage de Jacques Le Goff (Du silence à la parole, Calligrammes, La Digitale, 1985), Edmond Maire assure que « nous sommes passés d'une situation de non parole, de silence dans l'entreprise, à un droit à la parole », notamment grâce aux lois Auroux de 1982. La conséquence de l'analyse ne surprend guère. En octobre 1985, Edmond Maire range au magasin des antiquités « la mythologie de la grève ». Le second recentrage effectue une révision plus radicale de la doctrine syndicale. La mobilisation des étudiants en novembre 1986 est rejetée. La CFDT ne se rallie qu'au dernier moment à la manifestation de protestation contre la mort de Malik Oussekine et la grève des cheminots est déplorée. La CFDT a désormais opté pour la négociation à froid et, ralliée au libéralisme, entend insuffler dans le marché des préoccupations d'équité et d'humanisme, au premier rang desquelles l'égalité homme-femme. En 1995, la CFDT approuve le plan Juppé. Lors du congrès de 2002, Nicole Notât dans sa réponse aux intervenants, le 22 mai, explicite l'orientation confédérale. « Ce que nous avons créé, ce que vous avez réalisé, cela s'appelle un mouvement social. Il est d'usage de réserver cette "appellation déposée" aux grandes heures lyriques de l'histoire sociale, à ces grands moments de protestation, de grève et manifestation, ces moments hautement fusionnels et symboliques. Mais le vrai mouvement social, ce sont bien ces mouvements d'en bas qui convergent en un objectif partagé et porteur de transformation sociale ». En pleine phase de mobilisation, la CFDT signe un accord minoritaire sur les retraites, le 15 mai 2003. 100 000 départs se produisent et 25 anciens dirigeants déplorent l'abandon du combat (Le Monde, 17 avril 2004). La centrale surmonte l'épreuve et en mars 2005, François Chérèque publie Réformiste et impatient ! (Seuil) qui porte son attaque principale non sur le capitalisme mais sur le discours de la résistance héroïque et de la défense à tous crins du passé. Caricaturer ses contestataires évite de répondre aux interrogations : le conflit n'est-il pas inéluctable ? Quels sont les résultats de la CFDT en termes de recul du chômage, de partage des revenus ? Affirmer que le libéralisme est indépassable contribue à son maintien et relève de ce que les anglo-saxons appellent self-fulfilling prophecy, une prophétie autoproductrice. L'étude des facteurs objectifs de la démobilisation ne saurait dispenser de l'étude des discours de démobilisation.

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Caractéristiques de la remobilisation contemporaine et ses détracteurs Le suffixe « re » sert à exprimer un mouvement d'inversion, la réplique, l'action en retour. Le Trésor de la Langue française, dans son édition de 1990, ignore le mot « remobilisation » mais il est utilisé et par oral et par écrit (ainsi Michel Simon, dans Économie et politique, mai-juin 2005, n° 610-611, p. 5). Il entre dans le paradigme comprenant retour, réveil, résurgence, reprise, redémarrage, relance. Le renouveau des luttes sociales dans la période contemporaine s'inscrit dans un processus de longue période et dans le cas français, trouve son origine dans la Révolution française. Après le cycle des barricades (1789-1871) succède celui de l'ère des organisations de masse avec ses deux armes, la grève et le bulletin de vote (1871-1977). Une période de crise (1977-1995) ébranle les structures mises en place dans une logique keynésiano-fordiste. Le XXIe siècle, inauguré par la disparition de l'URSS et la création de l'Organisation Mondiale du Commerce, se révèle conflictuel contrairement aux prophéties radieuses. Le mouvement social dans l'hexagone est passé par quatre phases ou spires : 1995-1997, l'attente de la répétition du Tous ensemble de 1995 ; 1997-1999, la stimulation de la gauche plurielle ; 20002002, l'opposition à la refondation sociale du MEDEF; 2002-2005, la confrontation avec la « gouvernance » de Jean-Pierre Raffarin. Le « non » du 29 mai 2005 opère une coupure dont il est immédiatement impossible de mesurer les conséquences tout en reconnaissant que la rentrée sociale 2005 accuse un recul par rapport à l'« échappée démocratique » antérieure (Stéphane Rozès [2005]). La remobilisation de la décennie 1995-2005 favorise l'émergence d'un vocabulaire inédit : hacker (pirate informatique), rebelle, sit-in, diy (do it yourself), altermondialisme forgé par les Belges. Les différentes dimensions du renouvellement de l'action collective aboutissent à une configuration qui possède cinq traits saillants, la démocratie basique, ou directe, la primauté du concret, la segmentation des luttes, la séparationconnexion des votes et des mobilisations, une tendance à l'européanisation des conflits8. \ La CGT-FO après les grèves de 1947, la CFDT à partir du second 1 recentrage, s'opposent à la démocratie directe qui permet les manipulations 8. Une première formulation a été tentée dans Jean-Michel Denis ([2005], pp. 291348). Xavier Crettiez et Isabelle Sommier ([2002], pp. 20-22) retiennent cinq traits : le fonctionnement horizontal, la démocratie directe, l'appel au pragmatisme, l'élargissement du répertoire et la désobéissance civile.

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des extrémistes. La culture ouvrière, nourrie par 1936 et 1968, a conservé l'attachement aux assemblées générales que la méfiance envers tous les appareils a renforcé. La démocratie basique préside au fonctionnement des grèves. Cette pratique est facilitée par les technologies (les mobiles, Internet) qui permettent d'éviter la délégation et de contourner les structures pyramidales. L'horizontalité des réseaux ne supprime cependant pas les phénomènes d'autorité ou ce que David Forest appelle joliment « la mise en invisibilité du pouvoir » ([2004], pp. 48-49). La dominante des mobilisations contemporaines sont pour l'essentiel des actions d'urgence ou défensives. C'est particulièrement vTai pour les « sans » et les salariés dont les entreprises sont fermées sans espoir de reprise ou de conversion. Il en résulte une tonalité pragmatique, la recherche d'une solution concrète comme la prime de licenciement la plus élevée et le recours aux moyens les plus efficaces. D'où l'alliance entre des objectifs immédiats et un registre d'action assez radical. La primauté de la hâte et du tangible limite les alliances, les convergences d'une plus grande ampleur. Les mobilisations des années 1995-2005 sont le plus fréquemment segmentées. L'exception provient de la « réforme » Fillon sur les retraites qui a permis la constitution d'un front assez large. En revanche, en dépit d'efforts réels, l'intervention des chômeurs est séparée de celle des salariés pour l'emploi, SNCF, EDF, se défendent séparément. En 2005, le soutien de l'opinion à « Sauvons la recherche » n'a entraîné aucune liaison avec d'autres luttes. Les lycéens ont combattu de manière assez solitaire. La quatrième caractéristique des affrontements contemporains concerne la séparation-connexion entre votes et mobilisations. Ceux qui, au pouvoir, conduisent une politique libérale, sont sanctionnés dans les urnes. Jacques Chirac est défait lors de la dissolution de 1997. À son tour, Lionel Jospin paie son immobilisme le 21 avril 2002. À nouveau, Jacques Chirac subit d'amples revers en mai-juin 2004, lors des élections régionales et européennes, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen le 29 mai 2005. Cette expression sur le registre « conventionnel » n'est pas indépendante de celle sur le « non conventionnel ». Il y a bien connexion, mais en même temps, la séparation existe. Les mobilisations ne provoquent pas une modification du pouvoir ni les sanctions électorales n'entraînent un changement dans les politiques mises en œuvre. Une telle situation suscite interrogation et des éléments de réponse se trouvent dans l'insuffisante ampleur du peuple de gauche, minoritaire en 1995, 2002, 2005 (le « non » de gauche avoisine les 45 %), dans la combativité encore restreinte et dans l'absence de projet suffisamment cohérent et attirant pour contester l'hégémonie libérale.

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Enfin, l'européanisation tendancielle des luttes se constate aussi bien chez les chômeurs, dans le féminisme, dans les luttes salariales. Les difficultés ne manquent pas sur ce chemin, à commencer par la frilosité de la Confédération Européenne des Syndicats. Il n'empêche que Vilvorde n'est pas la seule illustration de ce phénomène. Elf, Alcatel, Marks and Spencer, Alstom sont à citer avec les routiers pour le secteur privé alors que la SNCF et Air France versus pilotes sont impliquées dans des eurogrèves9. La dimension mondiale est présente aussi. La venue en France d'une délégation coréenne de salariés de Daewoo pour retrouver leur employeur, rappelée dans le roman de François Bon (Fayard, 2004), est encore dans toutes les mémoires. Vécue par les sous-traitants, la concurrence internationale est quasiment insaisissable à leur échelle alors que des répliques sont plus aisément entreprises dans le cadre des grands groupes. Le retour des mobilisations collectives et d'une gauche critique indispose les tenants de l'ordre libéral. La contestation est récusée pour son archaïsme, son corporatisme, son irréalisme, sa xénophobie. L'électorat d'extrême gauche est assimilé à celui de l'extrême droite et sa faible qualification, sa peur de l'étranger et de la modernité sont incriminées10. Les « nonistes » du 29 mai 2005 sont décrits, notamment dans les colonnes de Libération, comme des réactionnaires aigris et des insensés. A cet égard, la période contemporaine n'innove pas. La dénégation de la lutte des classes fait partie de la lutte des classes et l'adversaire du libéralisme n'a pas de légitimité - ce qui n'est guère libéral, au sens psychologique du terme.

9. Nadia Hilal, La naissance d'une coordination syndicale européenne : les mobilisations sociales dans le secteur des transports ferroviaires et routiers, Paris, IEP de Paris, 2005. 10. Frédérique Matonti (dir.), La démobilisation politique, Paris, La Dispute, 2005.

Visibilité et invisibilité des luttes sociales : question de quantité, de qualité ou de perspective ?

Stephen BOUQUIN

Nous présenterons dans cette contribution une réflexion sur ce qui rend les luttes ouvrières/sociales si « invisibles ». Il ne s'agit ici nullement d'une question de « quantité » comme le démontrent des séries statistiques sur la longue durée ; une tendance par ailleurs vérifiable sur le plan européen et international. Cette « invisibilisation » n'est pas non plus une question de qualité même si l'état des rapports de force entre capital et travail et le cycle socio-politique tendent à privilégier des revendications à caractère défensif et localisé. L'exigence d'une transformation sociale apparaît néanmoins en filigrane et ce par-delà ou malgré les cadres institutionnels d'action collective tels que les différents «systèmes de relations professionnelles ». C'est pourquoi nous pensons que le problème de l'invisibilité relative des luttes relève plutôt d'une question de perspective. La représentation courante, tant savante que journalistique, de ces luttes sociales est à problématiser et à questionner. Une approche qui transcende les champs disciplinaires nous semble devoir être articulée avec une critique du processus de « fabrication de l'opinion ». Aussi, il nous semble indispensable d'articuler une analyse du «visible dans tous ses aspects » avec le « véritablement invisible », à savoir les luttes informelles, « clandestines », les résistances qui se situent entre l'individuel et le collectif. Nous présenterons ici quelques travaux pouvant contribuer sur le plan conceptuel et empirique à rendre l'invisible visible. En guise de conclusion, nous terminerons sur l'importance d'une approche résolument internationale et globale qui, elle seule, permet d'entrevoir le sens que prennent les luttes sociales et le caractère contingent de leurs formes concrètes.

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1. Le reflux de la « conscience de classe » est un thème récurrent et ce tant dans le champ des sciences sociales que dans l'espace public. Il en est de même pour ce qui concerne les « luttes ouvrières », ou plus généralement, des luttes sociales, quoique l'on puisse difficilement nier leur occurrence. Toutefois, celles-ci débouchant en règle générale sur des défaites, elles ne peuvent plus prendre le même sens « prométhéen ». Les luttes de Cellatex, des licencié-e-s de Lévi's, de Moulinex, Metaleurop, Perrier et autres représentent en quelque sorte des « barouds d'honneur ». La justesse morale de leur cause va de pair avec le désespoir et l'incapacité à obtenir une réelle satisfaction de leurs revendications. Tout cela abonderait dans le sens d'une histoire qui se termine cruellement mais irrémédiablement. 2. Une telle représentation nous semble erronée avant d'être réductionniste. Elle fait l'impasse sur plusieurs aspects pourtant essentiels de la question sociale. D'abord, elle relève d'une myopie historique. Les luttes sociales connaissent des cycles longs, à la fois liées à la conjoncture économique, à la situation du marché du travail - entre chômage et plein emploi, abondance ou pénurie de qualifications, les modalités d'action collective ne sont pas les mêmes - et à l'orientation et les pratiques des cadres d'action collective (syndicats, partis, courants politiques) (John Kelly [1998]). Les luttes sociales n'ont jamais connu qu'une trajectoire ascendante au cours de la société industrielle puis descendante avec l'entrée dans l'ère « post-industrielle ». Une étude plus fine montre au contraire une asynchronie entre cycles de luttes et cycles économiques ; ainsi qu'une extension à l'échelle de la planète des luttes du salariat (Beverly Silver [2003]). On peut y voir le reflet, même déformé, de l'état des rapports de force entre capital et travail. Bien souvent, nous retrouvons derrière les représentations dominantes des luttes sociales (et de la « classe ouvrière ») une nostalgie et la mythification d'un passé qui, lorsque l'on se donne la peine de l'étudier, fut loin d'être aussi solidaire, aussi collectif, aussi combatif et aussi victorieux. 3. Il serait réellement réductionniste de se limiter aux conflits de salariés désespérés par la fermeture de l'entreprise. En regardant de près les statistiques des grèves (fréquence, durée, intensité), on observe, disons de 1995 à aujourd'hui, une courbe ascendante jusqu'en 2000, suivi d'un tassement progressif du nombre de jours de grève mais pas du taux de participation à ceux-ci (DARES [2005a]). Il faut dire que la montée de conflictualité sociale fut assez fulgurante à la fin des années 1990 : le nombre de jours de grèves avait augmenté de 66 % en 1999 par rapport à 1998, puis de 41 % en 2000 par rapport à 1999. Sur une plus longue

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période, les statistiques montrent le maintien de l'activité gréviste : 1989 et 1995 forment des années records avec respectivement 3,2 et 5,8 millions de journées de grève comptabilisées tandis qu'au cours de la période après 1995, le niveau de grèves se maintient entre 1 à 2,5 millions jours par an. Sur la longue durée, on peut observer que le secteur privé et les entreprises du secteur nationalisé représentent entre un tiers et la moitié du total des journées de grève. Au cours de la période 1996-2000, les conflits étaient non seulement plus fréquents mais plus longs et plus suivis. De 1999 à 2000, les conflits localisés progressent de 35 % à 57 %. Le nombre de jours de grève pour mille salariés passe de 38 en 1999 à 54 en 2000, il fluctue de nouveau autour de 35 jours depuis lors. Si l'on croise cet indicateur avec la taille de l'entreprise, dans les grandes entreprises le taux ne varie presque pas (45 jours) depuis la période culminante de 2000 ; dans les petites unités en revanche, la conflictualité chute légèrement (passant de 28 à 25 jours dans les entreprises de 100 à 499 salariés et de 15 à 10 jours dans celles de 50 à 99 salariés). En 2004, les grévistes représentent 37 % des salarié-e-s des entreprises concernées ; ce taux a connu un point culminant en 2000 (50 %) et gravite autour de 32-37 % durant la période 1996-1999 pour chuter à 28 % en 2002. Il apparaît donc clairement une certaine corrélation entre l'activité gréviste et le cycle économique. Les années de récession, de restructurations et de montée du chômage correspondent aux années où l'activité gréviste chute en volume et en taux de participation mais pas forcément en intensité. Les années de croissance économique, de réduction modeste du chômage donnent lieu à une montée de la conflictualité, surtout sur les salaires (DARES [2002] ; [2003] ; [2005a] ; [2005b]). 4. La représentation qui fait consensus, qu'elle soit savante ou « profane », est paradoxale. Nous continuons à croire qu'il en est fini des luttes sociales alors que c'est l'inverse qui s'exprime au travers des séries statistiques ! « L'invisibilité » n'est donc pas en premier lieu une question de quantité mais le résultat d'une représentation en trompe-l'œil. Avant de tirer cette conclusion, il faudrait néanmoins vérifier s'il ne s'agit pas d'une question de qualité. Question certainement plus difficile ; la première difficulté étant d'ordre formel. Dans quelle mesure en effet la conflictualité a-t-elle été atténuée, canalisée, pacifiée, et surtout, déformée par son institutionnalisation ? Pour répondre rapidement, on peut dire que malgré la reconnaissance et la codification, malgré l'institutionnalisation, les grèves ont toujours lieu. En même temps, l'impact de cette institutionnalisation n'est pas neutre. Elle impose un carcan à l'expression des revendications, notamment en définissant les thèmes revendicatifs et ceux qui se situent hors de ce champ-là. Les relations professionnelles ont délimité les rapports capital-travail au seul face à face entre « acteurs sociaux », tandis

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que certains enjeux se voient être mis hors champ. Pensons à la question des choix productifs et à l'organisation du travail. 5. Certes, il faut reconnaître qu'en France, cette institutionnalisation n'a jamais été très développée. A l'origine de ce particularisme, on trouve à la fois la puissance des institutions étatiques, la hiérarchie des normes accordant à la production législative la prééminence sur les normes négociées ainsi qu'urne adversité tant idéologique que sociale entre le patronat et la CGT. Dans les entreprises, cela s'est traduit pendant longtemps par une politique paternaliste s'appuyant parfois sur des « syndicats-maison » (ce fut particulièrement le cas chez certains constructeurs automobile tels que Peugeot ou Citroën) et par un « dialogue privilégié » avec certaines organisations syndicales plutôt que d'autres, afin de mieux contourner ou isoler le syndicalisme « révolutionnaire ». Lorsque des salarié-e-s se syndicalisent, souvent d'autres syndicats font « spontanément » leur apparition. La vigueur de certains syndicats ne pourra pas empêcher non plus (jusqu'il y a peu) la conclusion d'accords minoritaires avec des syndicats « réformistes », mais en réalité simplement conciliants. Face au maintien d'une action collective structurée par des réseaux militants, minoritaires mais à vocation de masse, le MEDEF opte désonnais pour une « refondation sociale » qui vise à dissocier totalement le champ du travail et de l'emploi de l'espace public et du champ politique. La création d'une sphère socio-économique « autonome » permet en effet d'y instaurer l'hégémonie de la rationalité économique. La production de règles, de normes, sous forme d'accords - mais en fait, il s'agit de droits sociaux et de garanties collectives - se retrouve dès lors subordonnée à la rationalité économique. Pour paraphraser Michel Aglietta, l'option serait de favoriser le capitalisme patrimonial1 mais sans l'intervention protectrice du législateur. De la protection sociale, il ne resterait qu'une couverture minimale de type universaliste complétée par des droits négociés indexés sur la situation économique de l'entreprise. 6. On f>eut dire que le projet européen de relations professionnelles prend une direction similaire à celle prônée par le MEDEF : d'une part, un cadre minimal avec toutes les dérogations possibles renverse la hiérarchie des normes en faisant primer l'accord et toutes ses dérogations sur la loi, d'autre part, les entreprises font désormais preuve d'un volontarisme moralisant. Nommée soft law (loi douce), elle appuie les politiques de 1. Le capitalisme patrimonial étant celui où les droits sont dépendants de la situation économique de l'entreprise.

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distinction grâce aux labels sociaux, écologiques, éthiques, etc. Or, comme la réorganisation de la condition salariale est menée conjointement par le patronat et, en grande partie, par le pouvoir étatique national (celui-ci se servant de l'Europe comme prétexte), les résistances qu'elle suscite tendent justement à repolitiser les relations capital-travail. Il suffit de dresser la liste des mouvements de grève interprofessionnels en Europe pour voir cette hypothèse confirmée. Citons, à titre d'exemple, les mouvements de grève interprofessionnels sur la question des retraites (Autriche et France en 2003), du droit social (Italie et Espagne en 2002-2003), les réformes du marché du travail (Allemagne et Pays-Bas en 2004). La permanence, latente ou ouverte, d'une opposition entre capital et travail signifie aussi que des changements d'orientation d'ordre tactique peuvent succéder à des conflits. Telle une guerre de tranchée, elle est composée d'offensives, de pauses, de trêves. Rappelons une anecdote significative : en 2004, lors du changement de direction à la tête de la Confindustria (le MEDEF italien), le choix s'est porté sur Montezemolo, dirigeant de Ferrari mais surtout critique à l'égard de Berlusconi notamment sur le plan de sa politique de réforme du droit social mettant en crise la paix sociale. Après trois années de mouvements sociaux dont quatre grèves interprofessionnelles et des manifestations de millions de personnes, on peut comprendre cette critique de la part de la fédération des employeurs. 7. Les coordonnées actueUes de la crise du système capitaliste - crise de valorisation, dTacciimulation et crise financière - exigent des reculs sociaux ^e grande ampleur, et partant, interdisent une véritable pacification sociale. L'allongement du temps de t r a v a i l , ^ modération salariale, Insécurité sociale sont les leviersindispensables pour faire régresierles conditions^ de travail et maintenir le taux dê profit. Le seul problème disons le problème principal - est de savoir si les organisations du mouvement syndical sont prêtes à se situer à la hauteur des enjeux, de riposter, tant par les idées que par les mobilisations, à cette offensive aussi bien idéologique (« néo-libérale ») que sociale. A cette question, il est impossible de répondre, puisque des tendances contradictoires sont présentes dans la plupart des pays. Tant que l'on voit prédominer l'intériorisation du discours prévalent sur la crise de financement de la Sécurité sociale (« vieillissement » et autres rengaines), sur la nécessaire « modernisation » des services publics par la libéralisation, sur la mondialisation « « inéluctable » et bienfaitrice, on peut s'attendre à voir une atonie des luttes ou une paralysie relative se poursuivre. Sachant que le discours dominant réduit le champ des possibles, et donc l'horizon des actions menées, il se traduit aussi de la part des structures syndicales par l'acceptation des conditions d'achat et de consommation de la force de

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travail : intérim, volant de main-d'œuvre flexible ainsi que toute la panoplie managériale de gestion des ressources humaines, de gestion des connaissances et des compétences, de politiques de rémunération individualisée. 8. Il faut cependant souligner une seconde difficulté de la période contemporaine : au XIXe siècle, les luttes ouvrières/sociales se sont presque toujours constituées « contre le travail », c'est-à-dire contre le travail en tant que rapport social d'exploitation : contre la journée des 12 heures et un salaire de misère (en dessous du seuil requis pour assurer la reproduction de la force de travail), contre le travail des enfants, contre l'arbitraire patronal et le louage de main-d'œuvre. Progressivement, le rapport de forces a changé et donné lieu à un ensemble de droits sociaux, de garanties collectives associées au travail qui ont pris la forme sociale de « l'emploi ». La montée du chômage de masse et la précarisation de la condition salariale ont mis sur la défensive le salariat. Dans ce retournement de situation, la défense de l'emploi impliquait bien souvent aussi une défense du travail salarié en tant que rapport social d'exploitation et de domination. La logique du moindre mal l'emportant, le chantage à l'emploi conduisait à défendre des emplois à n'importe quel prix, en reportant les pénibilités ou les contraintes sur d'autres (notamment les segments périphériques de la classe salariée) et en acceptant le maintien d'activités productives critiquables d'un point de vue sociétal. Beaucoup de sacrifices (modération salariale, flexibilité) ont été concédés et continuent à l'être pour sauvegarder ou pérenniser ces emplois alors qu'en réalité, ils en réduisent la qualité sans préserver la quantité (vu les gains de productivité non redistribués sous forme de RTT). La segmentation sociale n'est rien d'autre qu'une désolidarisation réciproque de catégories et de couches appartenant à la même classe sociale. Pour conclure sur cet aspect, la « qualité des luttes » a donc certainement été altérée par une défense de l'emploi qui oublie de mettre en cause des rapports sociaux de production alors que ceux-ci sont justement à la source d'une dégradation à la fois généralisée et différenciée de la condition salariale. Faut-il rappeler que ces rapports sociaux sont marqués du sceau de la concurrence entre des capitaux (voir de manière artificielle, au sein de ceux-ci) ; de la concurrence sur le marché du travail ; de l'accumulation du capital au travers de l'extorsion de surtravail/sur-valeur ; de la production et de la consommation marchande de biens et de services niant la satisfaction des besoins sociaux. 9. Mais nulle surdétermination ni loi sociologique n'existe en matière de conflictualité sociale. Le discours dominant sur la compétitivité et les

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sacrifices nécessaires pour la maintenir finit par perdre sa cohérence. Sauf défaite profonde qui laisse des marques pendant plusieurs décennies (du type de la grève des mineurs britanniques en 1984-1985), des secteurs ou des segments se rebiffent d'autant plus que les sacrifices paraissent vains et les raisons pernicieuses. C'est alors à un retour du « refoulé » que l'on assiste, la plupart de temps de manière inattendue, tant pour les militants que pour les sociologues. Avec un certain recul, on peut se risquer à dire que le cycle de mobilisations enclenché en Europe depuis le début des années 1990 s'est traduit par une critique sociale renouvelée et élargie. « Renouvelée », car elle succède à la décennie d'hégémonie idéologique libérale ; «élargie », car elle prend également pour cible la marchandisation tout azimut de la société. Que le mouvement « altermondialiste » ait émergé au travers d'un mouvement « citoyen », périphérique au mouvement syndical, est en partie la conséquence d'une institutionnalisation du syndicalisme (au sens sociologique du terme). Le syndicalisme est en effet, au mieux, une opposition qui ne devient jamais gouvernement, au pire, un assemblage de corporatismes qui délaisse le terrain politique et laisse libre cours au racisme et au sexisme. Toutefois, faute de se lier à la question sociale, le mouvement altermondialiste court le risque d'un isolement, de la marginalité et finira, comme auparavant la critique « artistique » (Luc Boltanski, Ève Chiapello [1999]) - on préférera caractériser le mouvement issu de 1968 comme relevant d'une mobilisation anti-bureaucratique - , par être non seulement récupéré mais aussi par exprimer une démoralisation redoutable. 10. Pour le syndicalisme, l'accumulation de défaites, l'acceptation honteuse ou assumée de l'ordre des choses explique pourquoi l'action collective s'est en partie dissociée de ce qui se passe sur les lieux de travail. On a pu le vérifier lorsque le champ intellectuel et politique fut bousculé par le succès des thématiques de la souffrance au travail et du harcèlement moral. Cependant, on aurait tort de ne prendre que ces aspects-là en compte. Ce réductionnisme serait fort semblable à celui décrivant la condition ouvrière sur le registre de la honte, de la désolidarisation et de l'individualisation (Stéphane Beaud, Michel Pialoux [1999]). La typologie d'Albert O. Hirschmann [1972] sur les conduites au travail avec le triptyque de « loyauté », de « fuite » et de « revendication » garde une valeur heuristique importante. Elle ne contient toutefois pas les éléments analytiques permettant de traiter de la transition de l'un à l'autre ni des conduites « mixtes ». Nous pensons, à l'instar de Jean-Marie Vincent [1987], que les luttes sociales et les différentes formes de résistance sont indissociables des rapports sociaux. Les formes « invisibles » de résistance sont toujours présentes et ce même parmi les couches les plus « instables »

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et les plus exposées à l'arbitraire patronal. Une récente enquête d'observation participante (Jean-Louis Letexier, « L'exploitation des mobiles par les mobiles », mémoire de maîtrise, Université de Picardie Jules Verne, 2004) parmi les intérimaires révèle que ceux-ci font de la « perruque » ; pratiquent du freinage ; s'approprient du matériel de l'entreprise ; pratiquent l'auto-réduction des quotas tout en se rendant indispensables auprès de l'agence intérimaire, notamment en faisant de la rétention de « ficelles » tandis que d'autres commettent du quasi-sabotage si l'agence ne les reprend pas. Certes, cela ne fonctionne pas toujours ; des sanctions efficaces existent et des listes noires circulent tandis que dans l'ensemble, la régression sociale continue à avancer. Mais on est loin de la situation des individus passifs et écrasés. Ce n'est pas parce que l'on est dominé que l'on n'oppose plus de résistance. 11. Faut-il appréhender toutes ces pratiques informelles comme relevant d'une forme ou autre de résistance ? Certains ont cru pouvoir les interpréter sur le mode de « jeux de production ». C'est le cas des formes de output restriction mis en évidence par Donald Roy [1952] dans les années 1950 et observé à nouveau par Michael Burawoy [1979] trente années plus tard. Pour ce dernier, les rapports sociaux produisent non pas la « classe en-soi » mais d'abord du consentement et « on ne peut à la fois jouer un jeu et questionner les règles ; le consentement à l'égard des règles devient un consentement à l'égard de la production capitaliste » (Michael Burawoy [1981], 92). Pour lui, les conduites au travail expriment donc au mieux une volonté de briser la monotonie, une sorte de soupape de sécurité et au pire un consentement qui rend la coercition inutile. On regrettera que la seule connaissance des travaux de Donald Roy et Michael Burawoy ait pu suffire pour laisser d'autres observations participantes dans l'ombre. Or, certaines d'entre elles montrent une réalité bien plus contradictoire où les pratiques sociales s'articulent à des enjeux concrets sur le temps de travail, l'effort à fournir, les cadences, la réduction du pouvoir discrétionnaire du management. L'anthropologue états-unien James C. Scott [1990] s'inscrit en faux contre cette approche «soupape de sécurité» ou celle des ajustements individuels, en développant une approche qui articule justement « visible » et « invisible ». A partir d'une étude transversale de communautés paysannes, d'esclaves ou de salariés, il démontre que les dominé-e-s développent bien souvent un « double langage » : en présence du pouvoir de domination, les dominés apparaissent comme respectueux, déférents, loyaux, tandis qu'en l'absence de celui-ci construisent un langage (blagues, légendes), des pratiques et des codes culturels exprimant l'exact opposé. La domination exercée n'est donc acceptée qu'en apparence. Des pratiques de résistance fourmillent

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tout en demeurant volontairement anonymes, clandestines, masquées. L'hypôthèse de la soupape de sécurité appréhende ces pratiques comme un substitut à la contestation ouverte et visible alors que pour James C. Scott, elles servent à la fois à consolider les groupes de subordonnés et forment une des préconditions à l'émergence d'une contestation ouverte. Le caractère (semi) clandestin de certaines conduites n'est que la traduction d'un rapport de forces où les limites de la transgression sont continuellement testées sans être annihilées. 12. En conclusion, nous dirions que les luttes ouvrières et sociales sont aujourd'hui visibles lorsqu'elles débouchent sur des défaites (plus fréquentes que l'inverse) ; elles sont invisibles lorsqu'elles débouchent sur des victoires, même partielles, comme ce fut le cas du conflit des ouvriers de Chausson (Daniel Grasson, Bernard Massera [2004]). Elles sont visibles lorsqu'elles sont désespérées et désespérantes, c'est-à-dire liées aux délocalisations ; invisibles lorsqu'elles concernent des questions de salaire, de conditions de travail, de temps de travail. Last but not least, elles demeurent invisibles lorsqu'elles sont non médiatisables, ni par les acteurs institutionnels (les « partenaires sociaux ») ni les médias. C'est forcément le cas des formes clandestines de résistance qui rendent le management et l'encadrement indispensables, qui rendent le service de gestion des ressources humaines « stratégique » et les normes ISO utiles et ce pas seulement pour garder ou trouver des clients. Les luttes sont non seulement « visibles » mais également compréhensibles lorsqu'on sympathise avec celles et ceux qui les mènent. Pensons ici aux grèves des agents EDF dont la forme d'action, allant jusqu'au sabotage et les actions extralégales, se comprenait d'autant mieux si l'on se plaçait en opposition à la privatisation. Fondamentalement, la question de l'invisible et du visible relève d'une question de perspective, à la fois politique (une critique sociale de l'ordre existant, une ouverture sur un autre horizon) et épistémologique (capable de penser en dehors des catégories scientifiques et philosophiques dominantes qui rabattent le réel sur lui-même, écrasent la société sur elle-même). Il s'agit d'une perspective autre que celle qui présente les subalternes comme les perdants et les perdus de l'histoire. C'est là le sens du film Ressources Humaines comme de nombreux ouvrages et analyses de collègues universitaires. Représenter le monde ouvrier comme une communauté qui se délite, montrer l'ampleur de la régression sociale n'est rien d'autre que montrer en creux le prix des défaites des luttes sociales précédentes. Lorsque cela se fait sans chercher à comprendre pourquoi d'autres possibles n'ont pas eu lieu, on n'est pas loin de verser dans l'approche anthropomorphe de la classe sociale « qui se meurt » ou d'un monde sans acteurs collectifs que les agrégats de

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circonstance. Ceci relève aussi, plus fondamentalement, d'une vision élitiste du monde ouvrier ou des subordonnés en général. De la complainte de leur domination à la critique de la non-résistance, la distance est courte. Certes, cela n'apparaît pas comme tel, misérabilisme et populisme oblige, mais cela n'enlève rien au fait que se racontent des histoires de « crépuscule ». 13. Une autre perspective n'aura de sens que si elle réussit à s'extraire du particulier, c'est-à-dire de l'entreprise X ou Y, du local, du national qui ne contiennent nullement la totalité concrète. Prendre celle-ci en compte exige de poser le cadre d'analyse au niveau global comme au niveau théorique et conceptuel. Alors, les événements et les proportions prennent un sens différent. Il suffît de mesurer ce que signifie une grève générale de plus de cent millions de travailleurs comme ce fut le cas l'année passée en Inde, certes pour un peu plus de vingt-quatre heures, mais encore. Il suffît de mesurer la décennie qui sépare les émeutes de la faim en 1989 au Venezuela et ce qui s'y passe maintenant. On pourrait allonger une liste et dresser une chronologie. Fort heureusement, ce n'est pas l'objet de cette contribution. Mais il est évident que le monde est loin d'être stable et la réalité d'une exploitation et d'une domination organisée à l'échelle de la planète forcera celles et ceux qui la subissent - et à qui elle n'apporte aucune perspective - à se constituer en sujet collectif visible. Ce sont des sujets collectifs, dans bien des cas mutilés ou difformes car portant les stigmates de la condition sociale subie, mais sujets quand même dans le sens où l'action porte le désir de changement et donc de réappropriation du réel. Ce qui représente bien l'enjeu premier d'une visibilisation.

Valeurs des employés espagnols de la nouvelle économie : repenser les valeurs conservatrices et progressistes

Armando Femândez STEENKO

L'écrivain est-allemand communiste Stephan Hennlin, analysant l'expérience ratée du socialisme de l'Europe de l'Est, écrivit il y a quelques années : « Quand j'eus cinquante ans, je fis une horrible découverte. Parmi les phrases dont le sens avait été évident pour moi pendant des années, il y avait celle-ci : "À la place de la vieille société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, nous aurons une association dans laquelle le libre développement de tous sera la condition du libre développement de chacun".

Je ne sais pas quand je commençai à lire cette phrase telle qu'elle est écrite ici. Je la lus de cette façon dans la mesure où elle correspondait à ma compréhension du monde à l'époque. Mon étonnement, et même ma crainte, furent grands quand je découvris, de nombreuses années plus tard, que cette phrase de Marx dans Le Manifeste communiste dit exactement l'inverse, à savoir "nous aurons une société dans laquelle le libre développement de chacun est la condition pour le libre développement de tousf . »

Cette confusion de Stephan Hermlin fut, et est encore, largement répandue dans le mouvement socialiste. Elle n'est pas le produit d'une incompréhension théorique, elle a des racines plus profondes.

Solidarité, individualisme et transition vers le capitalisme L'explication précise est le fait que le recrutement de la majorité des socialistes durant la première et partiellement pendant la deuxième moitié

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du XXe siècle se fît parmi les « nouveaux prolétaires », c'est-à-dire dans cette partie de la population des régions rurales et traditionnelles qui s'incorporaient rapidement dans l'industrialisme capitaliste public (puis fordiste). Ce processus fut extrêmement rapide et traumatisant dans les pays méditerranéens et dans ceux de l'Europe de l'Est (régions orientales de l'Elbe). Dans ce contexte, les valeurs dominantes ne pouvaient être que celles qui prévalaient dans les régions traditionnelles et précapitalistes, où les liens familiaux et communautaires, basés sur les structures hiérarchiques, étaient et sont encore très forts. Ces liens furent des ressources politiques et idéologiques importantes contre le capitalisme et l'idéologie du marché. Cependant, elles étaient (et sont encore partiellement) basées sur des formes asymétriques, c'est-à-dire non démocratiques de solidarité (solidarité organique) Dans ces régions, il y avait une forte participation communautaire mais une distribution plutôt inégale du pouvoir, du savoir et de l'autorité. L'autorité était essentiellement basée sur la domination des hommes, sur l'importance extraordinaire de la force physique pour gagner un salaire, et aussi sur un fort rejet des attitudes individualistes car celles-ci représentaient un risque considérable pour la reproduction de la structure économique et sociale tout entière. La famille précapitaliste et le communisme citadin dans l'Est (la famille étendue de l'Europe de l'Est ou zadrouga), les communautés paysannes (les obschtschinas), l'exploitation collective de la terre (le mir dans la zone B 2 ou la terre communale dans la zone C) se sont maintenus pendant une longue période. Ceci créa dans ces zones une situation socio-économique et un système de valeurs complètement différents de ceux de la zone A. Dans les zones B et C, cette situation dura pratiquement jusqu'à la deuxième moitié du vingtième siècle et devint la principale source d'actions révolutionnaires produisant le substrat des grandes expériences socialistes en Europe au cours du 1. Voir infra la note 6. 2. L'Europe peut être divisée en trois zones (A, B et C), dépendant de sa façon d'évoluer vers le capitalisme, son type dominant de travail et de propriété durant le long voyage du féodalisme vers la modernité, la structure familiale, la vitesse et la nature du processus d'industrialisation et d'urbanisation. Le cœur de la zone A est l'Angleterre, le Bénélux, le Nord-Est de la France et quelques régions de l'Allemagne. Dans cette zone, le capitalisme apparut très tôt mais Û n'engendra pas les ressources les plus révolutionnaires durant le vingtième siècle dans la mesure où il créa aussi une mobilité sociale et une productivité rapide et croissante. La zone B couvre la ligne géographique partant du fleuve Elbe à la péninsule de Trieste et la zone C comprend les régions de la péninsule italienne au sud de la Toscane, celles situées au sud du fleuve Èbre de la péninsule ibérique et quelques points de la péninsule balkanique. Voir Annando Fernândez Steinko, Clase, trabajo y ciudadania. Introduction a la existencia social, Madrid, Nouvelle Bibliothèque, 2004.

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siècle. Le fordisme et le socialisme d'État pouvaient se sur ces traditions idéologiques et culturelles ; de même que les expériences autoritaires et corporatistes au Portugal, en Espagne, en Italie, et (partiellement), en Allemagne. Le long clivage culturel entre l'Est et l'Ouest, entre le Centre et le Sud de l'Europe, qui fut systématiquement utilisé à des fins politiques par les théoriciens de la guerre froide, est partiellement basé sur cette réalité structurelle historique et sociale. Cette diversité objective dans les régions explique aussi la perte de l'hégémonie du marxisme dans le discours de l'émancipation personnelle. L'occupation de ces régions par le libéralisme politique après 1968, qui aboutit au déclin de la gauche en Europe, a quelque chose à voir avec. Seule une partie de la tradition de gauche parut insister sur la signification stratégique de la phrase « le libre développement de chacun est la condition pour le libre développement de tous». Cependant, cette tradition fut politiquement isolée dans le grand bloc socialiste et communiste, provoquant un transfert constant du potentiel révolutionnaire de la gauche révolutionnaire vers le libéralisme politique et économique dans les années 1980. Cela semble changer depuis l'érosion du paradigme fordiste (Paul Bouffartigue [2004]). Je voudrais avancer quelques idées afin de mieux comprendre la signification de la dialectique entre les valeurs individualistes et les valeurs collectivistes dans une perspective moderne émancipatrice. Je voudrais le faire en utilisant une base empirique : les résultats d'une recherche sur le terrain faite en 2004 parmi des employés de ce qu'on appelle la « nouvelle économie », partie d'une étude plus générale intitulée « Les limites du travail sans limites, nouvelles approches de la recherche sur l'emploi »financéepar le ministère allemand des sciences. vingtième construire

Le travail dans la nouvelle économie espagnole Le secteur de la nouvelle économie, qui inclut les multimédias, le développement des logiciels et les entreprises liées à Internet3, est supposé être déterminant dans l'évolution de l'emploi au sein de l'organisation néolibérale du travail et de la société. Le secteur est très exposé aux cycles économiques, à la Bourse et aux difficultés du marché. Les années de croissance et les périodes de crise peuvent modifier radicalement toutes les conditions humaines et sociales de travail en quelques mois, mais aussi les fusions, les alliances stratégiques, les achats et les ventes spéculatives des 3- Le secteur des multimédia a le code A dans cette recherche, le secteur du développement des logiciels a le code B, le secteur Internet le code C.

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entreprises et des holdings. Si le travail sans limites et l'auto-exploitation est une normalité quelque part (heures supplémentaires, travail en weekends, conditions de travail presque sans régulation), c'est bien dans les entreprises de la nouvelle économie. C'est encore plus significatif dans notre recherche dans la mesure où l'Espagne est le pays de l'OCDE qui a la plus longue expérience du chômage (essentiellement parmi les jeunes de moins de 35 ans), les contrats de travail temporaire les plus nombreux et celui où les dépenses sociales sont les plus basses en Europe de l'Ouest. Les règles de travail prévalant dans le secteur sont basées sur une surexploitation de travailleurs surtout jeunes qui sont parfaitement conscients de la précarité de leurs contrats de travail et de leurs privilèges économiques, de la nécessité d'accepter tout type de travail et de relations personnelles jusqu'à ce qu'ils trouvent un autre emploi ou grimpent eux-mêmes (temporairement) dans la hiérarchie de l'entreprise. Comme la protection sociale est sousdéveloppée, la famille est la principale institution qui fournit la protection et le soutien social. C'est basé sur les valeurs de solidarité entre les générations, les sexes et les membres de la famille qui ont des contrats à durée indéterminée et temporaire. Dans la mesure où la culture du travail est axée sur le court terme, il est très difficile de faire un planning de sa vie personnelle, de devenir indépendant et de « grandir » comme des individus autonomes. Cette situation conduit à un chassé-croisé politique : 1. Elle peut conduire à une infantilisation, c'est-à-dire vers la prétention volontaire à des rôles inférieurs basés sur des structures asymétriques en termes de pouvoir, autorité, etc. Ces valeurs ont tendance à générer des attitudes conservatrices même parmi les jeunes, ce qui correspond à l'acceptation docile de politiques néolibérales. Ces structures inégales de pouvoir et d'autorité sont présentes dans les familles mais aussi dans la majorité des entreprises du secteur de la nouvelle économie dans la mesure où elles sont très petites, pas professionnelles mais basées sur une sorte de mentalité de pionnier, avec un chef d'entreprise qui agit comme un père, concentre tout le pouvoir et a des préférences vis-à-vis de l'un ou l'autre de ses enfants (employés). La vie familiale et la vie de l'entreprise sont très liées entre elles et cela facilite le transfert d'attitudes d'une institution à l'autre. La protestation, les activités syndicales et la rébellion sont presque impossibles dans ces espaces, et cela n'est pas tellement ni uniquement dû à la situation objective mais à des valeurs personnelles qui les rendent impossibles. 2. Cette situation peut aussi conduire à une protestation contre cet état de choses, à une attitude plus critique et plus sceptique. Cela n'implique pas une rébellion contre les valeurs parentales comme durant la période de 1968, ou sur l'organisation automatique de syndicats. Cela signifie

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simplement un désir radical de devenir indépendant, de non-identification avec les objectifs de l'entreprise-famille et de l'abandon du logement parental, même si la vie devient plus dure, et même s'il y a moins de temps pour les loisirs car la mère ne cuisine plus et les employés de maison, payés par les parents, ne font plus la vaisselle et le ménage. D'une certaine façon, cela inclut la poursuite d'objectifs propres, personnels ou individuels. Quels sont les facteurs conduisant à l'une de ces deux options ? Mes résultats montrent deux types de raisons, objectives et subjectives. Elles sont très liées les unes aux autres. Les valeurs ont une certaine autonomie, cela veut dire que même quand les conditions objectives sont similaires, les valeurs peuvent être différentes, de sorte que l'attitude politique sera aussi différente. Un certain environnement objectif (par exemple s'il y a une hypothèque à payer ou si l'employé a sa propre famille à nourrir) est aussi déterminant (nous n'avons pas la place de discuter ces aspects ici), mais cela conduit au développement de certaines attitudes critiques seulement en relation avec certaines valeurs.

Les valeurs des employés espagnols de la nouvelle économie Tous les interviewés se sentent motivés par le grand dynamisme du secteur, sa culture d'innovation permanente, produisant constamment des situations stimulantes qui peuvent aller du défi irrésistible de pénétrer les codes secrets de Microsoft, à la découverte d'erreurs de programmes, la participation à la production d'un spot télévisé vu par des millions de personnes ou d'un film projeté en avant-première dans tous les grands cinémas de la ville. Cependant, les valeurs identifiées ne s'adaptent pas toutes aux schémas conventionnels. Les échelles de valeurs du secteur seraient définies de façon plus précise si on utilisait des catégories telles que intérêts diversifiés contre intérêts non diversifiés, attitudes personnelles contre attitudes organiques, valeurs consommatrices contre valeurs non consommatrices. Il n'y a aucun doute que la dichotomie valeurs progressistes contre valeurs conservatrices existe comme avant, mais elle est le produit de ces concepts et pas tellement de la dichotomie valeurs individualistes contre valeurs collectives ou solidaires, qui ont été traditionnellement utilisées par la gauche. Intérêts diversifiés contre intérêts non diversifiés L'âge, le ménage personnel, la maturité ou une relation informelle stable, mais aussi la reconnaissance professionnelle tendent à conduire à une échelle plus large d'intérêts parmi les interviewés. L'attachement au

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travail et à l'informatique n'est pas si fort, même si la personne peut être intéressée par eux. Us ont simplement d'autres choses dans la vie de sorte qu'ils deviennent moins exclusivement centrés sur le travail et développent une façon plus diversifiée de penser et de vivre. Us ont plus de distance visà-vis de leurs activités professionneUes et cela ouvre la possibilité de commencer à se poser des questions. Comme la motivation des employés est forte et l'informatique facilement absorbante, ne pas avoir de valeurs diversifiées a d'importantes conséquences sur les attitudes politiques : la prédisposition au travail sans limites grandit non seulement avec les ambitions et les nécessités économiques et sociales mais aussi en rapport avec la simple absence d'autres choses à faire. L'hyperspécialisation qui tend à être présente dans l'échelle néolibérale des valeurs n'est pas innocente du tout. Cela ne veut pas dire que les employés ayant des intérêts diversifiés n'aiment pas leur emploi, mais qu'ils aiment aussi utiliser leur temps à faire d'autres choses, être avec d'autres personnes et pas seulement avec des collègues de travail. Par exemple, A l 4 prépare un doctorat ès beaux-arts et veut désespérément trouver plus de temps pour le terminer ; il rencontre des personnes complètement différentes dans le cadre de sa vie universitaire, dans la mesure où le sujet de sa recherche n'a rien à voir avec l'informatique. A2 a loué un studio pour peindre des tableaux, non seulement pour diversifier ses sources de revenus en vendant ses peintures, mais aussi pour avoir quelque chose en plus de son travail et de sa famille. Cela lui donne une perspective personnelle plus critique sur le secteur et ses rythmes. B3 aime aller dans sa petite maison de campagne, profiter de la nature et faire des constructions traditionnelles. Cl aimerait avoir une vie sociale et politique plus intense, aller à des présentations de livres, des débats, etc. B4 (une femme avec un enfant) appartient aussi à ce groupe. Les raisons que les femmes interviewées ont pour essayer de diversifier leur vie semblent plus liées à la famille. « J'aime mon travail mais j'ai une autre vie en plus du travail. J'aime faire des choses avec mon petit ami et j'aime les langues et tout, mais je dois m'assurer que je ne rentre pas trop tard, que je ne fais pas qu'une seule chose et aussi être avec mon petit ami. Je ne suis pas sûre de pouvoir le faire tout le temps. Quand j'étais chez Arthur Andersen, je travaillais même plus que maintenant pour moins d'argent. Là bas, vous n'avez pas réellement de vie privée, vous ne devriez même pas le désirer. Quand on en arrive à cela, vous commencez à perdre le contrôle sur le monde extérieur, et, en échange, cela vous donne la possibilité de contrôler un petit monde. » (B4) 4. Les codes utilisés dans ce papier correspondent aux interviewés.

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Les intérêts diversifiés semblent être plus présents dans le secteur des multimédias qu'ailleurs, parmi les emplois liés aux compétences plus artistiques et aux compétences commerciales (Al, A2, B3) plutôt que parmi les emplois purement techniques (C2). Ils semblent aussi être plus présents dans les classes moyennes que dans les classes moyennes inférieures et sont moins liés aux attitudes moins consommatrices qu'aux attitudes consommatrices. B3 définit de façon critique ce profil unidimensionnel non diversifié, culturellement limité, une sorte de profil rustre perfil paleto, expression espagnole pour désigner une combinaison de faible culture et une tendance à la consommation à outrance, dans ce sens, supposée être une façon très moderne de vivre, mais aussi une façon obtuse et simple. « Je pense que ce profil rustTe est beaucoup plus présent dans les emplois exclusivement techniques. Quand les gens doivent voyager et parler avec d'autres qui n'appartiennent pas au même petit groupe, ils doivent juste être ouverts d'esprit, avoir une opinion sur plus d'une chose. Et cela n'est pas une question d'avoir fait des études supérieures ou pas. J'ai voyagé une fois avec une collègue plus jeune. Elle était ingénieur en télécommunications et avait fait une maîtrise chez Arthur Andersen aux États-Unis. Il fut tout simplement impossible de parler d'autTe chose que d'ordinateurs et ordinateurs. » (B3)

Les employés avec des intérêts non diversifiés ont tendance à concentrer presque toutes leurs ressources intellectuelles et de temps sur leur travail, mais pas tous. Selon des études récentes, les employés de la région de Madrid qui ont un emploi (63 % de la population de la région de Madrid ont moins de 45 ans), ont une « mentalité de travail dur ». Cependant, l'intérêt pour l'amusement ne doit pas être basé sur des intérêts diversifiés, mais plus sur une vie nocturne consommatrice et hédoniste (bars, discos) avec de l'argent en poche, et sorties avec d'autres collègues du même âge, en partie pour parler de questions de travail. L'intérêt pour la carrière et la mentalité compétitive sont particulièrement forts dans ce groupe, de même que la valeur argent et la promotion sociale. Les employés avec plus d'intérêts diversifiés sont habituellement plus âgés, plus sceptiques à l'égard de la technologie, avec une vue plus large et plus critique du secteur et une opinion plus personnelle sur des questions générales telles que la société, la guerre en Irak, la technologie, etc. Cependant, l'âge seul n'explique pas aussi bien que : « Il y a des employés de 50 ans qui ne sont pas diversifiés du tout » (F1/C3). En fait, d'autres valeurs devraient aussi être prises en considération.

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Attitudes personnelles contre attitudes organiques 5 Les employés avec des attitudes plus personnelles ont tendance à développer leurs propres critères et points de vue pour prendre les décisions et organiser leur travail et leur vie sociale. Inversement, les employés plus orientés sur les valeurs organiques se définissent d'une façon moins affirmée, assumant toutes les valeurs, buts et idées des institutions auxquelles ils appartiennent, essentiellement la famille et l'entreprise. Les attitudes orientées sur l'organique n'incluent pas nécessairement une plus grande ou moins grande sensibilité sociale. Elles expriment simplement une orientation vers les micro-institutions et une capacité plus faible - ou un intérêt plus faible - à penser d'une façon plus large et à intégrer ce qu'ils font, l'entreprise dans laquelle ils travaillent ou la technologie informatique, dans un contexte plus large. La vie sociale et la sensibilité sociale existent aussi dans ce cas, mais elles sont réduites à des institutions plus petites, au cercle d'amis et à la famille, à l'équipe du projet ou à 1 'entreprise-famille dans laquelle ils travaillent. Quant à la solidarité, les autres sont simplement les membres de leur petit groupe personnel, comprenant la famille et pas le reste de la population ou la société comme un tout. Par conséquent, ils ne devraient pas être pris exactement pour des individualistes, car ils ont un fort esprit de groupe. Mais le type de valeurs collectives qu'ils partagent n'inclut pas la pensée en termes de justice, contextes sociaux ou humanité. De l'autre côté, avoir des valeurs plus orientées sur la personne n'entraîne pas nécessairement des attitudes individualistes ou même égoïstes, mais simplement une vue plus personnelle, dans le sens d'une façon distante de voir les choses. Parmi les interviewés, avoir ses propres idées peut signifier être capable de limiter (en théorie et en pratique) l'importance de questions apparemment dominantes telles que la technologie, les clients, les projets ou la compétitivité. Cela veut dire être capable de les voir comme les parties d'un système (social) plus large, et

S. « Organique » renvoie à un terme utilisé par les régimes fascistes de l'Europe du Sud ; pour ces régimes, le « corps social » peut être une nation, une firme, une famille, etc. Dans ce contexte, les inégalités sociales, économiques, personnelles sont considérées comme « naturelles » et même nécessaires pour le fonctionnement de la nation, de la firme ou de la famille. L'analogie avec le corps vivant est essentielle puisqu'un corps est pourvu de différents « organes » qui lui permettent de bien fonctionner. Parler d'attitudes « organiques » renvoie donc à une acceptation sans critique d'une asymétrie sociale considérée comme plus ou moins « naturelle » et inévitable. C'est l'exact opposé de la citoyenneté. Les formes « organiques » incluent également la solidarité et l'implication sociale de leurs membres ; les relations paternalistes, tutélaires, la charité en font partie.

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pas du tout comme des questions essentielles, qui peuvent même affecter la santé personnelle. Les employeurs n'aiment pas les employés qui ont leurs propres idées en dehors du cadre général (compétitivité, modernité, technologie) défini unilatéralement par eux-mêmes pour leur entreprisefamille. Les syndicalistes s'efforcent de convaincre les employés de prendre une certaine distance, de suivre leurs intérêts et besoins personnels, et pas seulement ceux de l'entreprise, des clients ou du projet, de se libérer de cette forme de solidarité organique qui les transforme volontairement en esclaves de leur travail. Us sont confrontés aux employés qui sont tout à fait conscients du chômage élevé et de l'instable sécurité de leur secteur, avec des personnes plus jeunes qui attendent une opportunité professionnelle et sont prêts à donner tout d'eux-mêmes quand ils sont affectés à un projet. Us font cela non seulement pour des raisons objectives mais aussi pour des raisons subjectives (C3, C4). L'âge, son ménage personnel, l'engagement et le mariage mettent souvent fin aux attitudes organiques dans la mesure où les employés ont besoin de se développer personnellement ou individuellement, c'est-à-dire développer leurs propres intérêts personnels. La branche informatique est certainement pleine d'attitudes organiques mais le phénomène est plus profond et plus général que cela. II est une partie du système européen méridional. Dans la mesure où les employés vivent dans la maison parentale au-delà de l'âge de 30 ans, et comme de nombreuses entreprises du secteur sont très petites et familiales eUes-mêmes, ce genre d'attitudes s'étend de la famille à l'entreprise et à la vie professionneUe. Les employés ne remettent pas en question les décisions de leurs dirigeants, le sens d'un projet sur lequel ils travaillent, de la même manière ils ne questionnent jamais leurs parents ou leurs professeurs quand ils vont à l'université ou à l'école technique. C'est la culture du terroir : chaque chose à sa place, mais en respectant par-dessus tout les règles internes et les hiérarchies, sans les remettre en question. « Dans les lycées techniques, personne ne discute l'opinion du professeur, même quand des choses injustes ont lieu, personne ne proteste vraiment. Vous devez étudier beaucoup pour avoir le temps de penser à des intérêts d'ordre général. Quand vous vous plaignez, vous avez l'impression d'être un mouton noir. » (B4)

L'existence d'une relation entre les attitudes personnelles et les intérêts diversifiés ne fait aucun doute. Les intérêts diversifiés ont tendance à donner aux employés une maîtrise plus grande de leur vie personneUe. Ces derniers voient ainsi l'emploi comme une partie de leur existence ;

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d'unidimensionnelles (Herbert Marcuse), leurs préférences deviennent multidimensionnelles. Cette disposition permet le développement d'attitudes plus personnelles, l'établissement d'une certaine distance vis-àvis de leur propre entreprise, leur propre projet, et même de leurs propres parents. Il paraît très difficile de développer une distance critique vis-à-vis du néolibéralisme et des règles de la nouvelle économie en particulier, sans un minimnm d'éléments de ce type de valeurs. Cela les rend simplement plus matures en tant qu'individus, une maturité qui peut avoir des conséquences politiques profondes quand il s'agit de faire confiance ou de croire un gouvernement qui dit des mensonges à la population, comme cela fut le cas avec la guerTe en Irak. Valeurs conservatrices contre valeurs progressistes Dans la mesure où le salaire et d'autres questions sont négociées individuellement, dans la mesure où le changement d'entreprise est élevé, où les attitudes et valeurs personnelles sont très importantes dans le secteur, il y a une forte tendance aux attitudes individualistes, par comparaison avec les cultures du travail fordiste. Cela paraît plus significatif dans les secteurs de la programmation des logiciels et Internet (0 s'agit surtout d'entreprises sous-traitantes) que dans le secteur du multimédia. On retrouve aussi ces attitudes individualistes dans les entreprises soumises à une intense compétition quotidienne sous la pression du marché, plutôt que dans les multinationales du software (tels les grands cabinets conseil anglo-saxons) où la culture d'entreprise et les relations de travail plus régulées donnent souvent le sentiment d'une communauté intégrée qui va au-delà de la mentalité de terroir des petites entreprises presque familiales. Mais cela ne conduit pas à des attitudes purement individualistes, telles qu'elles sont décrites par l'individualisme méthodologique, l'économie néoclassique et la citoyenneté libérale. Il y a d'autres éléments, poussant vers la solidarité, qui paraissent s'imposer. Les attitudes organiques ne sont qu'un exemple de conservatisme politique. La réalité objective du travail dans le secteur est trop lourdement basée sur le travail en équipe, les échanges sociaux et l'interdépendance quotidienne, pour engendrer un pur individualisme asocial. Les attitudes individualistes absolues et les attitudes compétitives ou les valeurs purement anticollectivistes (dans le sens de Walter Lippmann [1955]) sont donc de ce fait ni fonctionnelles ni désirées par personne, y compris dans la gestion, dans la mesure où elles vont souvent contre l'efficacité, la santé, la culture organique de l'entreprise et le sens commun. Un exemple de cette tendance apparemment contradictoire des valeurs est la difficulté à développer des politiques cohérentes de stimulation : les entreprises ont

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besoin, d'un côté, d'établir des primes pour tous les employés en rapport avec la performance globale de l'entreprise dans la mesure où le travail est de plus en plus collectif et impossible à morceler en performances individuelles. D'un autre côté, les entreprises ont besoin d'organiser un système de primes individuelles pour maximaliser les performances individuelles. Le problème ne semble pas facile à régler (A2). Mais il y a d'autres éléments anti-individualistes plus progressistes qui interviennent. En premier lieu, il y a quelques éléments importants de la culture collectiviste en Espagne et dans les sociétés méditerranéennes qui vont au-delà des idéologies et n'existent pas de la même façon dans la zone européenne A. Les relations personnelles et non personnelles, les causes individuelles et communes et les expériences existentielles sont étroitement liées les unes aux autres même dans le secteur compétitif de la nouvelle économie, essentiellement et précisément dans les entreprises et les environnements qui ne sont pas directement liés aux multinationales, protagonistes mondiaux, et au style américain (B3), c'est-à-dire dans les entreprises sous-traitantes (essentiellement espagnoles). Les cultures transplantées, dites « cultures de management moderne », sont liées au cœur de la culture néolibérale ; et les praticiens du one best way considèrent ces attitudes comme n'étant pas très « professionnelles ». Mais le fait est qu'elles sont l'un des socles du modèle espagnol de flexibilité, elles sont très présentes au travail et aussi dans l'environnement social qui entoure le travail (famille, relations amicales etc.). Il n'est par conséquent pas inhabituel de voir des employés non seulement bien travailler ensemble, s'aidant les uns les autres en dehors des heures de travail devant l'ordinateur, partageant les heures de pause, mais aussi la vie nocturne, les vacances et organiser des fêtes ensemble (Al, Bl, B4, Cl). « Au travail, nous partageons beaucoup d'informations entre nous mais pas tellement avec les chefs. Il y a beaucoup de listes de courriers électroniques, vous demandez toujours l'heure, vous vous adressez toujours à vos collègues, ils vous disent leur opinion, et vous faites pareil. Il y a beaucoup d'aide mutuelle, le partage d'informations est constant. C'est très motivant et cela crée une bonne ambiance. » (B4)

Cela explique pourquoi les interviewés ont considéré l'ambiance de travail comme bonne ou très bonne (Al, A2, B4, Cl, C2), bien que tous considèrent que le stress est énorme dans le secteur. Quand tel n'est pas le cas (comme pour B3), cela est dû à l'étroitesse d'esprit et à l'ambiance paysanne reliées à une culture dominante d'intérêts non diversifiés chez les employés. Dans un nombre significatif de cas, les relations personnelles/de travail conduisent même à l'engagement et au mariage. Nous avons ici

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semble-t-il non seulement une façon traditionnelle, pré-fordiste, mais aussi une façon fordiste de travailler et de vivre ensemble, basée sur les valeurs collectivistes, simple expression d'une « culture jeune » résultant du jeune âge moyen des employés dans le secteur. Les groupes sont déterminants pour les attitudes individuelles et les identités, les hiérarchies ne sont pas acceptées parmi les personnes du même âge (elles sont acceptées parmi les plus âgées), et il y a une sorte de curiosité élémentaire pour des découvertes collectives, de sorte que les marginaux ne sont pas regardés avec la même complicité que le reste du groupe. « Quand vous vous tenez à l'écart du groupe, et, par exemple, vous ne jouez pas aux cartes, on vous regarde avec méfiance. Cela veut dire qu'il y a une tendance implicite à être ensemble même en dehors du travail. Néanmoins, tout le monde est très discret sur la question des salaires. En fait, ce sont des gens bien, mais quand je décide de ne pas sortir avec eux, ce que je veux c'est avoir plus de temps pour moi-même, développer d'autres intérêts et entretenir d'autres relations en dehors du travail. [...] Actuellement, je travaille sur la traduction du Manifeste communiste de Karl Marx, j'isole toutes ces horribles expressions latino-américaines que personne ne comprend, je cherche des exemples de notre époque pour expliquer leur sens, etc. Je veux également séparer les notions qui ne sont plus valables des autres qui, elles, sont encore très, très réelles. » (D2)

Ce rejet spontané des attitudes individualistes ne signifie pas du tout que les jeunes ont tendance, par exemple, à s'organiser collectivement pour défendre leurs intérêts ou qu'ils sont automatiquement progressistes, contre la guerre en Irak et contre le néolibéralisme, bien qu'ils pourraient le faire parfaitement si les organisations politiques et les syndicats arrivaient à trouver la formule pour les intéresser à un engagement plus intense. Cela signifie simplement que les dialectiques traditionnelles collectivismeindividualisme ne sont probablement plus assez précises. Elles peuvent même prêter à confusion si elles sont mises en relation avec les valeurs politiques traditionnelles selon lesquelles les valeurs collectives sont supposées être progressives par elles-mêmes et les valeurs individuelles conservatrices par elles-mêmes. Ce serait se méprendre sur le Manifeste communiste, comme Stephan Hermlin, et des milliers de socialistes l'ont fait durant le vingtième siècle. Les choses se compliquent, et elles étaient probablement plus complexes avant, mais elles étaient simplifiées : les valeurs traditionnelles peuvent conduire non seulement vers des attitudes plus progressistes mais aussi à des attitudes plus conservatrices, et vice versa. Plutôt que d'utiliseT les termes simples de valeurs individualistes opposées aux valeurs

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collectivistes, il semble plus approprié de faire des distinctions internes entre les deux ou, comme c'est notre cas, de parler d'attitudes personnelles opposées aux attitudes plus organiques, et de relier les premières à ce qu'on pourrait appeler de nouvelles versions des valeurs progressistes et les secondes à de nouvelles versions des valeurs conservatrices (hégémonie néolibérale). Etre plus orienté sur soi et avoir plus d'intérêts diversifiés peut signifier être plus idéaliste, avoir une préférence pour le contenu plutôt que pour la forme, être moins utilitaire et avoir des attitudes moins consommatrices (Joseph Stiglitz [2003]). Toutes font/devraient faire partie du système de valeurs de ce qu'on peut appeler une culture moderne, progressiste, anti-néolibérale ou alter-mondialiste.

Du salariat au précariat ?

Évelyne PERRIN

Depuis quinze à vingt ans, d'importants bouleversements ont ébranlé l'économie et l'emploi en France comme dans d'autres pays, entraînant une transformation en profondeur du salariat de la période fordiste. On a assisté à une lente mais sûre remise en cause du modèle de l'emploi « à vie » en contrat à durée indéterminée à temps plein et des carrières de longue durée au sein des entreprises, modèle qui assurait à beaucoup une mobilité sociale ascendante. Aujourd'hui, c'est la progression constante des formes d'emploi dites atypiques, temps partiel contraint, contrats à durée déterminée et intérim, qui caractérise les nouvelles entrées sur le marché du travail. Selon l'enquête Emploi 2003 de l'INSEE, il y aurait 428 000 intérimaires, soit 2 %, sur 21,5 millions de salariés, près de 2 millions de CDD, soit 9,2 %, et 273 000 apprentis, soit 1,3 % ; ainsi, 12,5 % des salariés ne disposent que d'un statut précaire, c'est-à-dire ne disposent que de revenus aléatoires, d'horizons de vie de court terme. A ceux-là, il faut ajouter les actifs en temps partiel, le plus souvent imposé dans le secteur privé, qui représentent 16 % des actifs occupés, mais 30 % pour les femmes. Mais parmi les 14 millions de salariés en CDI (une fois exclus les fonctionnaires, au nombre de 4,5 millions mais dont on s'efforce de réduire le nombre), beaucoup peuvent être licenciés du jour au lendemain ou presque, avec de faibles chances de retrouver rapidement un emploi. Cette incertitude sur l'avenir, qui pèse surtout sur les moins qualifiés, est l'une des transformations majeures de notre société. De plus, quelle que soit la conjoncture, crise ou croissance, cette précarité de l'emploi et du revenu ne fait que croître. En dix ans, le nombre de CDD a connu une augmentation de 60 % et celui des emplois en intérim une croissance de 160 %, alors que le nombre de CDI n'augmentait que de 2 %.

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Allons-nous vers une généralisation du précariat ? Dans les conditions de la production contemporaine, le chômage n'est plus seulement une situation relativement limitée à un noyau de travailleurs, c'est plutôt l'un des moments par lesquels passe un salarié entre des périodes d'emploi ou de formation plus ou moins longues, et l'un des moments par lesquels il repasse de plus en plus souvent. La fin de CDD est devenue la cause majeure d'entrée au chômage, devant les licenciements. C'est un nouveau mode de gestion de la main-d'œuvre qui s'est instauré pour de plus en plus larges parties de celle-ci (à l'exception des travailleurs stables et qualifiés des secteurs technologiques et de recherche), et qui repose sur la flexibilité et la mobilité imposées, le turn-over systématique, pis, l'absence de carrière programmée dans l'entreprise. En même temps cette mobilité, ces périodes d'inactivité et de formation, sont l'une des conditions pour créer de nouveaux besoins, de nouveaux savoir-faire et de nouvelles coopérations productives. « La force de travail mobile, flexible, apprenante, qui circule sur un territoire a donc besoin de nouvelles formes de protection sociale qui ne soient pas seulement une assurance contre les risques sociaux, mais aussi une forme de financement de ses mobilités et de ses savoirs qui produisent l'économie et la ville », comme le souligne Maurizio Lazzarato Le nouveau mode d'organisation du capitalisme (Luc Boltanski, Eve Chiapello [1999]) repose de plus en plus sur la production de connaissances et leur circulation, et sur la mobilisation d'une force de travail intellectuelle extrêmement mobile, flexible, en emploi discontinu, travaillant dans ou hors de l'entreprise, passant d'un emploi à l'autre, d'un statut à l'autre, et reproduisant ses compétences tantôt dans le salariat, tantôt sous le régime de l'assurance chômage (sous ses multiples formes, y compris le régime des intermittents du spectacle), tantôt à ses propres frais. Cela ne veut pas dire contrairement aux thèses des « négristes » (Maurizio Lazzarato, Antonella Corsani, Yann Moulier-Boutang) qui prônent le revenu garanti universel pour répondre à l'avènement du capitalisme cognitif - que les emplois deviennent massivement des emplois intellectuels et immatériels. En fait, malgré les progrès de la scolarisation et la montée en qualification des services, de vastes franges du salariat, notamment dans les services recourant à une main-d'œuvre peu qualifiée (restauration rapide, nettoyage, gardiennage) sont encore soumis à des méthodes de travail de type fordiste,

1. Maurizio Lazzarato, «Les nouveaux apprentissages de l'espace urbain en Seine Saint-Denis », rapport pour le PUCA-Ministère de l'Équipement, Ecarts, juin 2004. Voir aussi le numéro spécial de la revue Multitudes de l'été 2004 consacré à « l'intermittence dans tous ses états ».

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à des rythmes et conditions de travail très pénibles, sans aucune reconnaissance de leur qualification et sans accès à la formation. Dans cette nouvelle organisation capitaliste, le précariat devient structurel, et pour les patrons, il s'agit de lui faire supporter le risque de l'emploi, d'extemaliser tout ce qui était protection sociale et garantie collective contre la perte d'emploi. C'est le projet de refondation sociale du MEDEF qui consiste à dire aux actifs (et non plus seulement aux salariés, le salariat lui-même ne devenant plus qu'une des formes possibles de mobilisation de la force de travail, à côté du travail indépendant ou dit tel, du travail en free-lance, etc.) : « Cultivez votre employabilité dont vous êtes seuls responsables, assumez en le risque ! ». Face à cette nouvelle donne, la majorité des syndicats et les partis de gauche sont en retard d'une guerre (Évelyne Perrin [2004])2. Ils continuent dans la majorité des cas à raisonner en termes de catégories professionnelles fixes, de droit à l'emploi, de croissance de la productivité et de retour hypothétique au plein emploi. Certes la CGT a-t-elle fait œuvre prospective en élaborant son projet de sécurité professionnelle, qui permettrait au salarié licencié ou en fin de CDD de conserver un statut professionnel, un revenu et un droit à la formation, elle reste très floue sur la garantie de revenu à exiger au sein de la continuité des droits, étant violemment opposée à tout revenu universel déconnecté de l'emploi. Le G10 Solidaires, qui regroupe les nouveaux syndicats alternatifs SUD, reste attaché au CDI et à la pérennité de l'emploi et des droits qui lui sont liés, ainsi qu'au maintien d'un revenu ou salaire décent en cas d'interruption du contrat de travail. En fait, c'est essentiellement la coordination des intermittents et précaires d'île-de-France qui tout au long de l'été et de l'automne 2003 a mené un intense travail de réflexion collective et d'élaboration d'un nouveau modèle d'indemnisation des intermittents, à terme généralisable à tous les précaires, avec la proposition d'une indemnisation du chômage basée sur le salaire annuel de référence, avec un plancher égal au SMIC et un plafond assez bas pour éviter le cumul de cachets et d'allocations élevés. Ce nouveau modèle3 a l'immense intérêt d'être le fruit de toute une maturation collective effectuée sans hiérarchie et loin des querelles de boutiques syndicales, en s'appuyant sur une connaissance concrète des diverses et multiples situations professionnelles de précarité. Il s'efforce de répondre à cette précarité par la proposition de nouvelles garanties, attachées

2. Voir aussi Évelyne Perrin, « Syndicats et collectifs face à la précarité », communication au colloque « Syndicats et associations en France, concurrence ou complémentarité », organisé par le Centre d'Histoire Sociale du XXe siècle (CNRS), novembre 2004. 3. On se reportera aux numéros du journal de la coordination des intermittents et précaires d'Île-de-France, Interluttants.

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à une continuité des droits mais aussi à une continuité du revenu, sans le déconnecter complètement de l'activité, mais en prenant en compte toutes les périodes de reconstitution de sa créativité, d'auto-formation notamment (ce qui pourrait valoir pour une prise en charge des étudiants), qui actuellement ne sont pas prises en charge par les employeurs, mais dont ils tirent profit. La force de ce mouvement est qu'il est issu de professionnalités certes distinctes, mais d'une même prise de conscience professionnelle, qui est loin d'exister chez les travailleurs précaires de nombre d'autres secteurs. Avec le mouvement des intermittents, ainsi qu'avec le mouvement des emplois-jeunes en 2002-2003 et le mouvement des chercheurs qui l'a suivi, des modes d'organisation nouveaux propres aux précaires dans leur diversité apparaissent, qui sont capables pour la première fois - ce que n'avaient pu faire les centrales syndicales - d'élaborer des alternatives et des propositions tissées au cœur même des processus productifs de création de valeur et aptes à répondre aux mutations du capitalisme. Il reste à ce que se développe un pareil travail d'échange et d'élaboration collective de revendications parmi les précaires, éclatés, isolés souvent dans de petites entreprises de services sans syndicats, eux-mêmes peu syndiqués et très mal défendus par les syndicats traditionnels. Or la plupart des luttes, souvent longues et déterminées comme on le rappellera plus bas, restent isolées et centrées sur la réaction à la répression antisyndicale ou sur des revendications salariales, sans que la CGT, par exemple, ne mette cette combativité à profit pour développer ses propositions de statut professionnel, et sans que les syndicats parviennent à étendre le mouvement de revendication (par exemple sur le treizième mois dans les Me Do) et à lui offrir des perspectives de rebondissement.

Les résistances des précaires On assiste incontestablement depuis quelques années à la montée d'une nouvelle combativité chez des salariés précaires de divers secteurs, aux statuts et conditions de travail très différents, de la restauration rapide et du commerce de biens culturels au nettoyage et aux secteurs recourant à de la main-d'œuvre fraîchement immigrée. De fin 2000, où a éclaté une grève de 15 jours au Me Do de SaintGermain-des-Prés, à 2004, des grèves longues et déterminées se sont produites dans ces secteurs. Pour ne citer qu'elles : Grève de 112 jours, d'octobre 2001 i février 2002 du Me Do de Strasbourg Saint-Denis à Paris, après le licenciement pour vol de cinq salariés qui voulaient créer une section syndicale, grève aboutissant à leur réintégration.

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Nouvelle grève d'un an, de mars 2003 à mars 2004 du même Me Do de Strasbourg Saint-Denis après le licenciement d'un délégué syndical, avec occupation, se terminant par la réintégration de ce délégué. Grève d'un mois en février 2002 de la FNAC des Champs-Elysées, aboutissant à un réalignement des salaires sur celui des autres FNAC. Grève d'un mois à Pizza Hut en février 2001, pour des primes de fin d'année, et à nouveau d'un mois au printemps 2004 pour des augmentations de salaires. Grèves chez Go Sport pour des augmentations de salaires, chez Virgin contre le travail du dimanche et pour un I3 inle mois. Grève de plusieurs mois en 2003-2004 des cuisiniers sri-lankais des pubs Frog à Paris, pour de meilleures conditions de travail, malheureusement non victorieuse. Grève d'un an, de mars 2002 à février 2003, des femmes de ménage africaines d'Arcade, sous-traitant des hôtels du groupe Accor, aboutissant à une meilleure prise en compte des heures travaillées et à une diminution des cadences. Grèves d'un mois à Maxi-Livres Porte de Montreuil en 2002 contre la fermeture de ce magasin, et nouvelle grève d'un mois au Maxi-Livres Gare de Lyon en juin 2004 pour obtenir un point d'eau et l'accès libre aux toilettes.

Malgré leurs difficultés, et leur relatif cloisonnement, ces grèves ont marqué des succès importants contre des multinationales aux reins très solides, à l'image de David contre Goliath. Ce qui a permis le succès de ces luttes, plus que le soutien syndical qui fut parfois mesuré ou de courte durée, ce fut la constitution de comités de soutien interassociatifs et intersyndicaux plus ou moins larges (l'apogée étant atteinte avec le comité de soutien de la première grève des Me Do), sortant des chapelles syndicales et des limites de l'entreprise pour faire appel à l'opinion publique, aux médias et à la rue, aux citoyens. Cela a permis de révéler le point faible de ces grands groupes internationalisés, à savoir leur image de marque. Un enseignement qui ressort de ces conflits très médiatisés est que les syndicats aujourd'hui, s'ils restent indispensables et incontournables, ne sont plus en mesure de faire gagner les luttes seuls dans de nombreux secteurs de salariés précaires, peu syndiqués, dans de petites structures (les franchises ou les sous-traitants des grands groupes), et doivent accepter le concours de forces externes à l'entreprise, ce qu'ils ont du mal à admettre. Alors que les revendications syndicales restent le plus souvent centrées sur des augmentations de salaires ou des primes, ou contre la répression anti-syndicale, les revendications mises en avant par les salariés précaires sont davantage une exigence de dignité, de reconnaissance de l'ancienneté (avec la revendication unanime d'un 13ème mois) et de reconnaissance de la

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qualité du travail et des compétences mises en œuvre. Parfois (grève de la Fnac Champs-Elysées) on voit apparaître la double revendication de passage, à la demande du salarié, de temps partiel à temps complet et de CDD en CDI, ce qui affirme un « droit à carrière », opposé au turn-over systématique et à l'absence de promotion. Alors que les comités de soutien essaient d'accompagner les attentes des salariés en « tirant vers le haut » les revendications pour dénoncer la généralisation de la précarité, les syndicats peinent le plus souvent à généraliser les luttes et à créer un front commun entre celles-ci, s'enfermant trop souvent dans des revendications catégorielles. Ainsi c'est le « comité de soutien aux luttes de Me Do, Arcade, Frog, etc. » qui depuis septembre 2004, suite au licenciement de la déléguée de SUD par Arcade (sous-traitant du groupe Accor pour le nettoyage des hôtels), organise des pique-niques sauvages dans des hôtels parisiens du groupe Accor pour lui demander de mettre fin à la sous-traitance du nettoyage. De quelle garantie de revenu devrait s'accompagner la continuité des droits proposée par les syndicats alternatifs et par la CGT? Quels enseignements les travailleurs d'autres secteurs de précarité peuvent-ils tirer de la proposition d'indemnisation de l'emploi discontinu élaborée par la coordination des intermittents, ce modèle est-il généralisable à d'autres branches professionnelles ? Comment lutter contre le développement de la sous-traitance, comment étendre les conventions collectives des donneurs d'ordre aux sous-traitants ou obtenir la réinternalisation des tâches soustraitées ? Faut-il demander la taxation fiscale ou des cotisations sociales plus fortes pour les entreprises recourant massivement à la précarité ? Voici des questions dont devrait débattre le mouvement social, en associant les syndicats qui le veulent et en s'appuyant sur les secteurs en lutte. A quand une coordination des précaires ou l'organisation d'Assises contre la précarité de l'emploi ?

Une jeunesse salariée réflexive, en butte à un modèle en crise Les conditions de travail et de salaire, le statut d'emploi offerts aux jeunes générations se sont considérablement dégradés au moment même où la jeunesse, formée et socialisée par des études plus longues, est plus exigeante quant au sens et à la qualité du travail. Le nouveau modèle salarial, dont les ingrédients sont le turn-over, le recrutement au salaire m i n i m n m légal et l'absence de promotion, les cadences infernales et la « marchandisation » du travail (non reconnaissance des qualifications et compétences), les temps partiels imposés, le déni du droit à carrière, se heurte de front aux aspirations des jeunes, notamment les plus qualifiés. Ce nouveau modèle est en particulier imposé par des établissements appartenant

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à des firmes multinationales aux reins très solides, qui sont de plus allergiques à l'implantation syndicale et qui font tout pour l'éviter. De plus, dans de nombreuses petites entreprises (qui se multiplient avec la soustraitance et la franchise), les syndicats sont inexistants. Le taux de syndicalisation en France est l'un des plus bas des pays européens (stabilisé autour de 8 %). Or les jeunes salariés, pour être rarement syndiqués et souvent peu informés de leurs droits, ne sont pas moins exigeants et ne supportent plus la hiérarchie brutale et les « petits chefs ». Ils aspirent à exprimer leur subjectivité au travail, et à être reconnus comme « êtres travaillant », avec un profond désir d'autonomie, d'émancipation, voire de subversion. Aussi les tactiques de contoumement et la stratégie d'« exit » (démission ou sortie de l'entreprise) sont-elles fréquentes, ce qui explique une partie du turn-over dans les entreprises. Mais les jeunes, s'ils ne s'investissent pas dans les syndicats ou encore moins dans les partis politiques, se politisent néanmoins, mais sous des formes nouvelles, plus difficiles à cerner car elles sont plus fluides, plus labiles, et reposent sur des fonctionnements en réseaux affinitaires et interpersonnels où la confiance et l'absence de hiérarchie sont les principes de base. C'est le cas, par exemple, du réseau Stop Précarité créé à Paris en 2001 par des salariés syndiqués de la restauration rapide et du commerce et des chercheurs, ou encore du « Comité de soutien aux luttes de Me Do, Arcade, Frog, etc... ». Aussi la plupart des luttes récentes de salariés précaires ont-elles donné lieu à des comités de soutien ad hoc, de militants de plusieurs étiquettes syndicales et politiques ou associatifs et non syndiqués, fonctionnant sur le mode de la démocratie directe sans hiérarchie ni leadership syndical. Une autre contradiction pèse sur le nouveau régime salarial, au rabais, proposé aux jeunes générations dans un pays comme la France qui avait élaboré un système de protection sociale assez avancé : les classes moyennes et même une partie des classes supérieures n'arrivent plus à reproduire leur position pour leurs enfants, malgré l'allongement des études et la sélectivité scolaire. On assiste ainsi à un relatif déclassement des enfants des couches qui avaient connu l'« ascenseur social » des Trente glorieuses, avec la généralisation du précariat parmi les chercheurs et l'introduction de la précarité, sous forme d'extemalisation et de CDD ou vacataires, dans de nombreux endroits du secteur public. Or, que devient une société qui durablement n'offre plus d'avenir à ses enfants ? Aujourd'hui, alors que le salariat est plus hégémonique que jamais parmi les actifs, et bien que les statuts précaires d'emploi soient encore minoritaires en termes de stocks, l'insécurité et l'instabilité de l'emploi se généralisent. Les CDD et l'intérim deviennent la norme d'entrée sur le marché du travail, débouchant de plus en plus difficilement sur l'emploi stable. Parallèlement, la faiblesse et la division syndicales sont sans

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précédent et fragilisent la défense des travailleurs, tandis que la soustraitance et la multiplication des très petites entreprises (système de franchise) font éclater les collectifs de travail et concourent à la désertification syndicale. C'est dans ce contexte que le patronat, notamment sous sa forme de multinationales, et les gouvernements de droite ou de gauche à orientation néo-libérale ou ultra-libérale ont déclenché une vaste offensive contre les salariés, en cassant et en remettant en cause une par une ses protections et garanties collectives : réforme des retraites, de la Sécurité sociale, de l'assurance-chômage, workfare et casse du droit du travail. Alors qu'il est de plus en plus urgent de présenter un front uni contre ces attaques sans précédent et de refonder les bases du contrat social face aux nouvelles figures du capitalisme (Luc Boltanski, Eve Chiapello [1999]), il est devenu plus difficile que jamais pour le salariat de s'organiser, de lutter, de s'entendre sur des revendications communes. En passant du salariat au précariat, en effet, c'est toute l'architecture de la protection sociale qui est à repenser, avec une difficulté supplémentaire qui est l'extrême division des précaires et le morcellement des situations de travail qu'ils vivent. La crise syndicale fait également qu'ils ont à reconstruire les outils de leur défense collective. C'est donc à un défi sans précédent que sont confrontés aujourd'hui les salariés, tant précaires que « stables » ou supposés tels.

Les intermittents du spectacle : un laboratoire de la flexibilité « heureuse » ?

Philippe COULANGEON

À travers la succession des mobilisations de défense du régime spécifique d'assurance-chômage des artistes, ouvriers et techniciens de l'audiovisuel et des spectacles, le secteur culturel est traversé en France depuis le début des années 1990 par un conflit social dont l'enjeu dépasse les intérêts spécifiques des quelque 100 000 professionnels concernés. Ce mouvement a pris une ampleur particulière au cours de l'été 2003, à la suite de la signature, le 26 juin 2003, d'un protocole d'accord entre le MEDEF et trois centrales syndicales minoritaires, qui réformait dans un sens très restrictif le fonctionnement de ce régime (voir encadré). À la faveur de ce mouvement, la question de l'emploi précaire a envahi l'espace public dans des termes ambivalents. Le monde des intermittents du spectacle est en effet traversé par un double paradoxe qui illustre les pièges d'une certaine « modernité » idéologique du néo-libéralisme. Le premier paradoxe tient à la manière dont une partie des intermittents du spectacle appréhendent eux-mêmes les situations d'emploi précaire auxquelles ils sont exposés. Bien qu'elles soient particulièrement fragmentées et incertaines, les carrières intermittentes ne sont en effet pas systématiquement vécues comme précaires, ou du moins ne sont-elles le plus souvent pas exclusivement vécues comme telles, et cette perception ne peut pas être entièrement mise au compte de la mauvaise foi ou de l'aliénation idéologique des salariés en question. Le second paradoxe tient à l'objet des mobilisations. Alors que nombre des acteurs de la mobilisation dénoncent, dans la généralisation de l'emploi intermittent, la précarisation de l'emploi dans les métiers du spectacle, la revendication principale du mouvement ne porte pas clairement sur le développement de l'emploi permanent - en dépit d'injonctions assez rhétoriques, eu égard à l'image dégradée dont pâtit l'idée de « permanence » dans les mondes de l'art - , mais sur la pérennisation des règles d'indemnisation du chômage des salariés du spectacle vivant et de l'audiovisuel.

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Aux origines du conflit de l'été 2003 : protocole d'accord do 26 juin 2003

Le régime des intermittents du spectacle, régi par les annexes VŒ (relative aux artistes, ouvriers et techniciens du spectacle vivant) et X (relative aux artistes, ouvriers et techniciens de l'audiovisuel et du cinéma) de la convention nationale de l'assurance-chômage, instaure, depuis 1969, un régime dérogatoire d'indemnisation des périodes chômées, tenant compte des contraintes particulières de ce secteur d'activité, dont la principale caractéristique tient au seuil de déclenchement des indemnités versées (507 heures dans les 12 mois précédents) et aux règles de calcul des heures travaillées, en ce qui concerne en particulier la conversion des cachets en heures de travail (les cachets isolés étant comptés pour douze heures de travail quand les cachets « groupés » sont comptés pour huit heures). Ce régime connaît, depuis le début des années quatre-vingt-dix, une situation de déficit récurrent, qui provient du décalage croissant entre le montant des prestations versées et le montant des cotisations perçues au titre de ces annexes. Ce déficit, qui est passé, entre 1991 et 2002, de 217 à 829 millions d'euros, est supporté par le régime général, dans le cadre de la compensation entre régimes. Cette situation alimente, principalement au MEDEF, une remise en cause régulière de ces annexes. Conclu par le MEDEF et les trois fédérations syndicales CFDT, CGC et CFTC, et contesté par la CGT et FO, le protocole d'accord du 26 juin 2003, entré en vigueur le 1er janvier 2004, introduit diverses modifications dans le dispositif d'assurance chômage des intermittents du spectacle, dont le point essentiel - et le plus controversé - concerne le rehaussement des seuils d'accès, par modification de la période de référence pour le calcul des heures travaillées. A compter du 1er janvier 2004, la période de calcul des heures travaillées est ainsi ramenée de 12 à 10 mois, pour les salariés relevant de l'annexe VIII et à 10 mois et demi pour ceux relevant de l'annexe X.

À la suite de la signature de cet accord, le secteur du spectacle a connu au cours de l'été 2003 un mouvement social d'une ampleur sans précédent, qui devait aboutir notamment à l'annulation de la plupart des festivals d'été, festival d'Avignon en tête. L'entrée en vigueur du texte, au début de l'année 2004, n'a pas mis fin au mouvement, mais les annulations en chaîne de l'été 2003 ne se sont toutefois pas reproduites en 2004. Fin 2005, le bilan qui peut être tiré du nouveau dispositif indique clairement, comme le redoutaient les organisations opposées à l'accord, au premier rang desquelles la Fédération des Syndicats CGT du Spectacle, qu'un nombre important d'intermittents parvenant jusqu'alors à effectuer leurs 507 heures

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sur une durée de 12 mois se trouvent exclus de fait du régime dès lors qu'il leur faut justifier du même volume d'heures travaillées sur une durée ramenée à 10 mois ou 10 mois et demi. Dans le même temps, la mise en œuvre de la réforme ne semble pas être parvenue à enrayer de manière concluante la progression du déficit financier des annexes VIII et X. Au total, ce double paradoxe fait de l'emploi intermittent une figure relativement séduisante de la flexibilité. L'un des succès idéologiques de l'entreprise néo-libérale de déstructuration de la norme salariale d'emploi conquise dans les luttes sociales de l'après-guene réside de ce point de vue dans sa capacité à s'imposer comme une entreprise libératrice auprès d'une partie de ceux qu'elle affecte, comme l'a bien montré Robert Castel ([1995] ; [2003]). C'est ainsi qu'en s'appuyant sur un certain épuisement de la norme salariale fordiste, et parce que les droits et protections que l'encadrement juridique contemporain de la relation salariale apporte au salarié ne modifient fondamentalement ni les conditions de la répartition de la valeur, ni l'asymétrie de la relation de subordination de l'employeur au salarié, que certaines formes d'emploi flexibles, en réduisant l'horizon temporel de la subordination, parviennent à diminuer chez certains le sentiment d'aliénation attaché à la norme de l'emploi à durée indéterminée, à temps plein et à employeur unique. A travers la généralisation d'un salariat à employeur multiple et à contrats de travail fragmentés, qui semble s'accorder assez bien avec une certaine éthique de l'autonomie et de la mobilité propre aux mondes de l'art, le cas des intermittents du spectacle apparaît parfaitement emblématique de ce paradoxe. La situation des intermittents, dont les effectifs ont triplé depuis le milieu des années 1980 \ se prête cependant aussi à une lecture inverse : avec la multiplication de contrats dont la durée moyenne est de plus en plus courte, répartis sur un nombre croissant d'actifs, l'intermittence ne préfigure-t-elle pas un monde de salariés « kleenex », affaiblis dans le rapport salarial par la pression d'une « armée de réserve » sans cesse plus nombreuse ? La coexistence de ces lectures opposées d'une même situation soulève deux types d'interrogations2. La première a trait à la crédibilité de deux thèses extrêmes : l'intermittence comme enfer néo-libéral de la flexibilité sans borne, d'une part ; l'intermittence comme préfiguration d'un salariat post-fordiste, mobile, autonome, et libéré de la domination du

1. Selon les données de la Caisse des Congés spectacles citées dans le rapport remis par Jean-Paul Guillot au Ministre de la Culture en novembre 2004. Cf. Jean-Paul Guillot, « Pour une politique de l'emploi dans le spectacle vivant, le cinéma et l'audiovisuel Propositions à M. Renaud Donnedieu de Vabres, Ministre de la Culture et de la Communication », Paris, Ministère de la Culture, 29 novembre 2004. 2. Sur l'articulation de ces deux lectures contradictoires, voir PieiTe-Michel Menger [2003],

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capital, d'autre part. La seconde concerne la portée du « modèle » des intermittents, le degré auquel l'originalité de ce système d'emploi est ou non généralisable à d'autres univers professionnels. Au terme de ce double examen, il convient de s'interroger sur les questions d'ampleur plus modeste que soulève la crise des intermittents, et qui ont trait aux fondements du modèle français de politique culturelle.

Flexibilité et fractionnement de l'emploi Si le développement de l'emploi intermittent procède en partie, dans les métiers du spectacle et de l'audiovisuel, de la précarisation d'emplois stables et à durée indéterminée, l'essentiel des emplois concernés sont en réalité « par nature » intermittents. Culturellement enclins à la mobilité et particulièrement rétifs à la « routine », les professionnels de ce secteur d'activité, où l'instabilité de l'emploi à court terme peut paradoxalement constituer un gage de réussite et de longévité professionnelle, sont le plus souvent sensibles à la séduction qu'exerce un modèle de gestion de l'emploi fondé sur un compromis particulièrement original entre flexibilité du travail et couverture sociale, forme d'emploi particulièrement atypique (PierreMichel Menger [2005]). Le fractionnement de l'emploi, au cœur de l'économie du spectacle et de l'audiovisuel La mobilisation de l'été 2003 doit vraisemblablement une part de son retentissement à l'écho que la crise des intermittents donne à un mouvement plus général de fragilisation de la condition salariale, qui affecte aussi désormais l'univers hautement qualifié de l'emploi tertiaire « supérieur », frappé à son tour par le recul de l'emploi permanent et la progression des contrats de travail de durée courte (Anne Rambach, Marine Rambach [2001] ; Alain Accardo [2001]). Particulièrement prononcée dans l'audiovisuel et dans les industries de la culture, cette tendance n'épargne pas le domaine du spectacle vivant, avec la quasi disparition des troupes de comédiens et des compagnies chorégraphiques permanentes, à l'exception de la Comédie Française et des corps de ballets des grandes scènes lyriques. Elle semble en revanche avoir épargné le monde des orchestres symphoniques, qui demeure un sanctuaire de l'emploi permanent. Cette précarisation du travail artistique et culturel est concomitante de l'entrée de l'économie de ce secteur dans l'ère « post-fordiste ». Dans l'édition, dans la production musicale et dans l'audiovisuel, le modèle de la production intégré de l'industrie de la culture de masse cède en effet la place, depuis le début des années quatre-vingt, à une économie de micro-

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entreprises insérées dans des relations de sous-traitance, dominées par les grandes majors compagnies de la distribution. Cette structure d'« oligopole à frange concurrentielle » 3 , fondée sur l'extemalisation des opérations directement liées à la production, plus risquées et moins rentables, concourt au raccourcissement de l'horizon des contrats de travail proposés aux artistes comme aux équipes techniques. Dans le secteur audiovisuel, la floraison d'entreprises apparues dans le contexte de l'ouverture à la concurrence de l'espace hertzien, puis de l'essor du câble et du numérique, a ainsi fortement encouragé le développement de l'emploi intermittent au détriment de l'emploi permanent, dans une logique de compression des coûts fixes de main-d'œuvre des grands opérateurs de la production audiovisuelle. Le monde de la production culturelle voit ainsi fleurir une multitude d'entreprises éphémères, généralement de très petite taille, dont l'« individufirme » constitue le cas limite. Ces entreprises évoluent dans une économie du « projet » dont la dynamique repose sur la fragmentation des contrats de travail et requiert l'entretien d'une « armée de réserve » dont la charge incombe en grande partie à l'assurance-chômage des intermittents du spectacle. La généralisation de ce mode de production réalise en quelque sorte, comme le souligne Pierre-Michel Menger ([2003]), le rêve néo-libéral d'un marché du travail parfaitement décentralisé et flexible. Elle aboutit à une croissance déséquilibrée de l'emploi culturel, du fait de l'écart croissant entre l'évolution du niveau d'activité, mesuré par le nombre annuel d'heures de travail cumulées déclarées par les salariés intermittents, et celle du nombre d'intervenants. De ce déséquilibre résulte une réduction spectaculaire de la durée moyenne de travail et des rémunérations individuelles4. La généralisation de cette économie du travail flexible et de l'organisation par projets a aussi pour corollaire un turn-over particulièrement élevé. Dans l'ensemble des métiers d'artiste interprète, on peut ainsi estimer qu'un quart environ des entrants sur le marché du travail en ressortent définitivement dans les deux années qui suivent leur entrée. Cette précarité « d'insertion » 5 est bien souvent le corollaire de la faiblesse des barrières à l'entrée dans ces métiers, et elle est d'autant plus prononcée 3. Bénédicte Reynaud-Cressent, « La dynamique d'un oligopole avec frange : le cas de la branche d'édition de livres en France », Revue d'économie industrielle, volume 22, 1982. 4. Entre 1987 et 2001, le nombre moyen de contrats par intermittent est passé de 4,4 à 10,1 tandis que la durée moyenne des contrats chutait de 20,1 à 5,7 jours. D'où une baisse des salaires bruts moyens des intermittents d'environ 12 % sur la période 1989-2001. Données citées par le rapport de Jean-Paul Guillot, op. cit. 5. Chantai Nicole-Drancourt, « L'idée de précarité revisitée », Travail et Emploi, n° 52, 1992.

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que les mécanismes de sélection à l'entrée sur le marché du travail sont faiblement institutionnalisés et fortement redevables de la formation sur le tas, plus prononcée par exemple chez les comédiens que chez les musiciens6. À première vue, le développement des métiers du spectacle et de l'audiovisuel semble donc incontestablement aller de pair avec une fragilisation des conditions de travail, des conditions d'accès à l'emploi et des conditions de rémunération des salariés de ce secteur. Pour autant, la mesure des évolutions moyennes occulte l'hétérogénéité des situations couvertes par le régime de l'emploi intermittent, parmi lesquelles il convient de distinguer celles qui procèdent d'une logique de flexibilisation d'emplois stables de celles où les emplois sont en quelque sorte intermittents « par nature». Dans cette deuxième catégorie de situations, l'instabilité de l'emploi ne semble pas systématiquement vécue sur le mode de la précarité, et elle semble même valorisée comme une propriété positive de l'exercice des métiers artistiques. Une culture de l'emploi multiple et de la mobilité L'ambiguïté du rapport individuel et collectif à l'emploi intermittent tient, dans les métiers du spectacle, à un facteur historique qu'il est bon de rappeler : aussi atypique soit-il, l'emploi intermittent fait souvent suite, dans ces métiers, à des statuts beaucoup plus précaires. Le fait que le contrat de travail intermittent ait historiquement constitué un moyen d'intégrer au salariat des professions qui s'exerçaient auparavant en marge de la société salariale et des droits sociaux qui lui sont associés (retraite, assurancechômage, congés payés), qu'il se soit peu à peu imposé comme la « norme » d'emploi dans un univers professionnel où régnait jusque là le travail au noir, la rémunération « aux entrées » ou « aux assiettes », le plus souvent nimbé d'un paternalisme des plus ambigus, cadre de ce fait assez mal avec l'idée que la généralisation de cette forme d'emploi constituerait simplement une manifestation parmi d'autres d'une tendance générale à la précarisation de l'emploi salarié (Philippe Coulangeon [1999]). Ce questionnement dépasse du reste le cas des métiers artistiques : d'une manière générale, comme le notent la plupart des spécialistes de droit social, le développement

6. Philippe Coulangeon, Hyacinthe Ravet, Ionela Roharik, « Le sexe de l'âge. Effets différenciés du vieillissement professionnel chez les artistes », Relief, n° 4, CEREQ, Marseille, 2004.

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du travail atypique constitue, à l'époque contemporaine, le principal vecteur de l'extension du salariat7. Par ailleurs, le regard porté sur les situations d'emploi précaire est généralement obscurci, dans les professions artistiques, par les représentations négatives de l'emploi permanent, réputé aller de pair avec une routine peu compatible avec la mythologie de la vie d'artiste. Les musiciens d'orchestres, fréquemment désignés comme « OS de la musique » ou « ronds-de-cuir de la double croche » dans l'argot de la profession, illustrent particulièrement bien cette tendance, et les frustrations de la vie d'orchestre ont donné lieu à d'abondants récits (Bernard Lehmann [2002]). De la même façon, le monde du théâtre a été traversé en France, particulièrement en 1968, par un rejet assez massif du modèle jugé sclérosant des comédiens de troupe. Cette dévalorisation des situations d'emploi stable tend à désigner par contraste comme mobilité « choisie » et encouragée ce qui, dans d'autres environnements professionnels, se lit comme précarité subie. Ce trait culturel présent dans une grande partie des carrières artistiques et, par extension, dans bon nombre des métiers de la création ou de la communication, allie l'instabilité des situations d'emploi à une forte intégration professionnelle, fondée sur un niveau élevé de satisfaction au travail8. À cet égard, la mobilité attachée à l'emploi intermittent favorise une stabilité, une longévité et des rémunérations plus élevées - du fait notamment de la combinaison des revenus d'activité et des ressources de l'assurance-chômage - que les formes d'emploi a priori moins précaires, dans des activités où la réussite se mesure à l'aune de la faculté à accumuler des expériences multiples dans lesquelles se forge le « capital réputationnel » des acteurs (PierTe-Michel Menger [2005]). Le régime du salariat intermittent à employeurs multiples atténue en outre la force du lien de subordination qui unit le salarié à son donneur d'ordre, et la notion même de « donneur d'ordre » est en partie vidée de son sens dans des métiers où les phénomènes de notoriété contribuent à rééquilibrer le rapport de force entre l'employeur et le salarié : que pèse la volonté de l'employeur face aux artistes les plus renommés dont le travail est en lui-même le « produit » final de la prestation effectuée et qui ne sont de ce fait guère substituables ? Les travailleurs de ce secteur expérimentent ainsi un certain recul de la subordination attachée à l'emploi salarié au profit d'une logique de contractualisation entre des acteurs mobiles qui brouille la frontière entre le travail salarié et le travail indépendant, cumulant, en une 7. Sur ce point, voir Sabine Erbès-Seguin, « Les images brouillées du contrat de travail », dans Pierre-Michel Menger, Jean-Claude Passeron (àii.), L'art de la recherche. Essais en l'honneur de Raymonde Moulin, Paris, La Documentation Française, 1994. 8. On reconnaît ici les situations d'intégration incertaine qu'évoque Serge Paugam [2000] dans sa typologie des formes d'intégration par le travail.

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combinaison tout à fait inhabituelle, la protection sociale attachée à l'un et l'autonomie associée à l'autre. De ce fait, le domaine artistique est parfois perçu comme un univers d'expérimentation, comme un laboratoire d'innovation sociale, susceptible de faire émerger de nouvelles formes d'organisation et de nouvelles régulations de l'emploi salarié, préfiguration d'une flexibilité « heureuse » et d'une sortie « par le haut » du sous-emploi endémique des sociétés capitalistes contemporaines, porteuse en quelque sorte d'un compromis « post-fordiste » dans lequel la mobilité et la polyvalence constitueraient les principaux vecteurs de l'intégration sociale et professionnelle. Les métiers du spectacle sont ainsi inlassablement cités en exemple par les avocats du « revenu minimum garanti » (Jacques Robin [1994]), de « l'allocation universelle » (Jean-Marc Ferry [1995]) et de toutes les formes de « flexsécurité ». Ceci étant, la transférabilité des dispositifs observés dans les métiers du spectacle semble pour le moins incertaine, ne serait-ce qu'en raison de la fragilité, notamment financière, des arrangements institutionnels sur lesquels ils s'appuient.

Un laboratoire incertain La forte mobilisation suscitée au cours de l'été 2003 par la restriction des conditions d'accès aux annexes VIII et X de l'assurance-chômage actée dans le protocole du mois de juin 2003 resitue bien l'enjeu principal du conflit des intermittents du spectacle, qui s'apparente de fait à un classique conflit de répartition. Ce faisant, la force de cette mobilisation et le consensus assez large dont elle fait l'objet dans les secteurs d'activité concernés ne sauraient occulter l'importance des inégalités qui traversent ces professions, ni l'ambiguïté de ces carrières « flexibles » qui, sous couvert d'autonomie, soumettent les individus à des pressions qui ne sont pas nécessairement moins fortes que dans les formes les plus ordinaires de travail salarié. La dynamique inégalitaire des carrières flexibles Le monde des arts, du spectacle et de l'audiovisuel rassemble des univers professionnels extrêmement polarisés, dans lesquels les écarts de réussite, tels que les signalent la variabilité des espérances de gain ou des volumes d'activité, sont indexés sur l'extraordinaire dispersion des niveaux de réputation individuelle. Ils sont de ce fait affectés par des niveaux particulièrement élevés de concentration de l'activité et des revenus

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(Françoise Benhamou [2001])9. Cette forte polarisation de l'activité et des revenus traduit l'une des caractéristiques intrinsèques de l'économie du secteur artistique, où l'incertitude sur la valeur des produits et des prestations offertes tend à canaliser la demande vers les produits et les artistes vedettes10. L'extension de la « demande » de produits culturels, à la faveur du développement de la consommation et des pratiques culturelles, loin d'atténuer ce phénomène, comme on le pense couramment à tort chez les professionnels du secteuT artistique et culturel, contribue du reste à l'accentuer : la démocratisation des pratiques culturelles et l'apparition de publics néophytes moins enclins à courir le risque de la nouveauté ou de l'inconnu renforcent la concentration de la demande sur les valeurs sûres et sur les artistes consacrés. Dans ce contexte de forte polarisation de la demande, le marché du travail des artistes intermittents présente ainsi toutes les caractéristiques d'un marché de winner take ail (Robert Frank, Philip Cook [1995]), où les « gagnants » de l'hyperflexibilité, qui accaparent l'essentiel de l'activité et des revenus, sont peu nombreux, mais très fortement gagnants, et où les « perdants », armée de réserve d'un marché de l'emploi fractionné auquel certains, marginalement insérés, sont très nettement perdants. Tandis que les premiers se trouvent le plus souvent, de par leur capital de réputation, en mesure d'imposer à leurs employeurs le niveau de leur rémunération et bénéficient d'une grande marge de liberté dans la gestion de leur temps de travail et dans la sélection des opportunités d'emploi qui s'offrent à eux, les seconds connaissent une situation beaucoup plus conforme à celle des salariés précaires « ordinaires ». C'est ce type d'inégalité que les tenants du « capitalisme cognitif » tendent du reste à négliger, occupés à traquer dans les recompositions du rapport capital/travail à l'œuvre une économie de la connaissance et de l'immatériel où la compétence et la notoriété libéreraient les travailleurs de l'emprise du capital, en focalisant de ce fait leur attention sur le sommet de la distribution des profits réputationnels 11. À cette stratification par les écarts de notoriété, qui n'est pas sans évoquer une certaine dualisation du marché du travail12, s'ajoute une forme de précarité « identitaire » inhérente au fractionnement de l'emploi. La 9. Pour prendre l'exemple des musiciens interprètes, on a ainsi pu montrer, dans une enquête menée en 2001, que les 20 % de musiciens interprètes français les mieux rémunérés concentraient à eux seuls 40 % du revenu global de la profession (Philippe Coulangeon [2004]). 10. Sherwin Rosen, « The économies of superstars », The American Economie Review, n° 5,1981. 11. Sur les théories du capitalisme cognitif, voir notamment Christian Azaïs, Antonella Corsani, Patrick Dieuaide [2001] ; Carlo Vercellone [2002], 12. Sur cette notion, voir Michaël Piore, « Dualism in the Labour Market », Revue Economique, n° 1,1978.

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grande majorité des artistes intermittents se voient en effet placés devant l'obligation, pour assurer la pérennité de leur maintien dans le régime spécifique d'assurance-chômage des annexes VIII et X, de diversifier leur activité en acceptant d'assurer des prestations parfois éloignées de leur identité professionnelle, activités pédagogiques, emplois d'animation, notamment, qui jouent un rôle essentiel dans l'équilibre financier des carrières individuelles et, par voie de conséquence, dans l'équilibre économique du secteur dans son entier13. Chez un artiste interprète, la multiplication de ces emplois « périphériques » érode cependant peu à peu les frontières de l'activité d'artiste interprète, et fait ainsi peser la menace d'une redéfinition subreptice de l'identité professionnelle. Cette menace de dilution de l'identité professionnelle dans la double activité ou la diversification vers des emplois situés à la périphérie du monde de l'art proprement dit est particulièrement perceptible chez les comédiens (PierreMichel Menger [1997]), chez les musiciens interprètes (Philippe Coulangeon [2004]) ou les danseurs 14, professions pour lesquelles la demande sociale de prestations d'animation ou de formation est la plus développée. Un certain tropisme de la stabilité En marge des réserves liées à la dynamique fortement inégalitaire des carrières artistiques, le monde de l'art apparaît comme un laboratoire du changement social d'autant plus incertain que les formes d'emploi que l'on y rencontre sont sans doute moins originales que ne le suggère la généralisation du salariat intermittent. Alors que la représentation dominante de cette forme d'emploi est dominée par l'image de l'artiste free lance, multipliant les engagements tous azimuts avec un nombre élevé d'employeurs différents, la majorité des intermittents reconstituent en réalité des formes de stabilité, à travers la récurrence des liens tissés avec un petit nombre d'employeurs. À l'extrême, ce tropisme de la stabilité se manifeste à travers le cas des « permittents », nombreux chez les techniciens de l'audiovisuel, notamment, qui contractent quasi exclusivement avec un seul et même employeur, phénomène fréquent, y compris dans les entreprises publiques (France Télévision et Radio France). Abondamment relayés par les médias au cours de l'été 2003, ces détournements de l'usage du régime

13. Les conditions de prise en compte de ce type de prestations dans le décompte des heures déclarées aux Assedics constituent du reste un des enjeux secondaires du conflit ouvert par la réforme du mois de juin 2003. 14. Alice Blondel, Janine Rannou, Ionela Roharik, « Les artistes de la danse en France. Étude sur la profession de danseur», Rapport final, Centre de Sociologie du travail (CNRS-EHESS), DEP-Ministère de la Culture, Paris, 2003.

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d'emploi intermittent ne sont du reste pas le monopole des entreprises du secteur audiovisuel. L'essor des ensembles de musique baroque en France depuis le début des années quatre-vingt, notamment, procède d'un détournement d'usage de même nature. Formés exclusivement d'intermittents, ces ensembles reportent de fait sur les Assedics l'essentiel de la charge de la rémunération de musiciens qui, la plupart du temps, travaillent en leur sein sur une base quasi permanente. Plus largement, l'analyse des formes d'insertion sur le marché de l'emploi artistique met en évidence la formation de réseaux d'affinités informels qui réduisent l'incertitude attachée à la circulation entre des emplois de courte durée par la récurrence des liens entre les salariés intermittents avec un nombre limité d'employeurs et apparaissent comme la forme modale d'insertion durable sur le marché du travail des intermittents1S. En contrepartie de cette flexibilité sécurisée par la récurrence des liens, les participants au marché de l'emploi se voient soumis à un degré d'engagement dans le travail qui n'est limité, ni dans son intensité ni, surtout, dans sa durée, par aucune des règles attachées au salariat permanent, la stabilité professionnelle ne s'acquérant qu'au prix d'une très grande disponibilité, condition de la réactivité à des opportunités d'emploi souvent imprévisibles. Les vertus équivoques de l'engagement « fusionnel » La confusion de la personnalité de l'artiste et de son œuvre constitue un aspect bien connu de l'image sociale de l'artiste (Emst Kris, Otto Kurz [1987]). Cette confusion, qui autorise une forme d'accomplissement de la personnalité dans le travail conforme à l'opposition classique du travail de vocation (labor) et du travail aliéné ( work), participe à l'attrait des carrières artistiques (Hannah Arendt [1961]). En réduisant la distance qui sépare l'individu de son rôle social et professionnel, cette confusion encourage cependant un engagement « fusionnel » dans l'activité professionnelle qui rend le modèle tendu au monde du travail par le monde de l'art assez ambigu. Si la fusion du travail et de la vie peut apparaître comme la condition de l'accomplissement personnel et professionnel dans les métiers artistiques, il n'en va pas de même lorsque cette forme d'autocontrainte

15. Sur ce point, voir Philippe Coulangeon, Ionela Roharik, « Trajectoires professionnelles et stabilité sur le marché du travail : le cas des musiciens en France, 1987 - 2000 », dans Alain Degenne, Jean-François Giret, Yvette Grelet, Patrick Werquin (éd.), Les données longitudinales dans l'analyse du marché du travail. Documents du CEREQ, n° 171, mai 2003. Sur ce sujet, on relèvera par exemple que la majorité des musiciens intermittents réalisent plus des trois quarts de leur volume annuel d'activité avec moins de cinq employeurs différents (Philippe Coulangeon [2004]).

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n'est pas contrebalancée par les mêmes gratifications intrinsèques du travail. Bien des pratiques modernes de management, fondées sur l'exaltation des vertus de l'autonomie, de la polyvalence et de l'esprit d'initiative, s'inspirent ainsi du modèle de la vie d'artiste. D'abord expérimentée chez les cadres - dont les attributions, par la marge d'initiative et de responsabilité qu'elles contiennent, sont a priori les moins éloignées de celles des métiers ouvertement « créatifs » - la propagation de ces techniques participe dès lors insidieusement d'une forme d'autocontrainte qui confine à l'auto-exploitation. Un conflit de répartition Périodiquement remis en cause en raison de son coût, le régime d'assurance-chômage des intermittents du spectacle apparaît aujourd'hui structurellement déficitaire, du fait de la singularité d'un marché du travail où la croissance de l'emploi entraîne paradoxalement une croissance exponentielle des dépenses d'indemnisation16. Cette configuration tout à fait inhabituelle menace très fortement la pérennité de ce régime spécifique et les conditions de son adossement au régime général. Cette incertitude que, d'un point de vue strictement comptable, la réforme de 2003 n'est pas parvenue à dissiper, donne la mesure des obstacles dressés à l'extension à d'autres secteurs d'activité d'un modèle de gestion du coût de la flexibilité de l'emploi qui repose sur un niveau particulièrement élevé de socialisation des revenus. Curieusement, l'enjeu redistributif de cette extension est assez peu mis en avant par les laudateurs du salariat flexible inspirés par l'exemple des professions artistiques. Le fait que la question du régime des intermittents soit exclusivement présentée par le patronat sous l'angle de la crise de financement du déficit des annexes VIII et X de la convention nationale de 1 ' assurance-chômage, suggère pourtant que le conflit sous-jacent à la crise de l'été 2003 est bien essentiellement un conflit de répartition. Laboratoire incertain d'une flexibilité « heureuse », le régime d'assurance-chômage des intermittents du spectacle est d'abord et avant tout le résultat sédimenté d'une série de luttes au terme desquelles la capacité de mobilisation des professionnels de ce secteur, peu nombreux mais dotés d'une grande visibilité sociale, est parvenue à imposer localement, depuis la fin des années soixante, une modification en trompe-l'oeil des conditions de répartition de la valeur ajoutée, puisque une part exponentielle du coût de ce rééquilibrage est rejetée sur la collectivité, dans le cadre de la compensation

16. Pierre-Michel Menger, « Les intermittents du spectacle. Croissance de l'emploi et du chômage indemnisé », INSEE Première, n° 510, février 1997.

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par le régime général de l'assurance-chômage des déficits de ses régimes spécifiques. Le rôle joué par l'assurance-chômage interroge de ce point de vue une certaine défaillance de la puissance publique dans le soutien apporté au secteur culturel, et il s'agit bien là aussi d'une dimension essentielle des questions soulevées par les mobilisations de l'été 2003.

Une crise du modèle français de politique culturelle ? Alors que l'édification du travail artistique comme prototype des mutations à venir du travail, à travers l'extrapolation à d'autres univers professionnels des « leçons » tirées du cas des intermittents du spectacle, apparaît des plus hasardeuses, il n'est pas douteux en revanche que la crise ouverte depuis le début des années quatre-vingt-dix interroge très profondément les modalités et les finalités des politiques culturelles menées sous la Ve République. Le modèle français de politique culturelle édifié dans le sillage d'André Malraux a en effet connu au fil du temps un certain nombre de transformations qui ne sont pas sans rapport avec la crise de financement du régime spécifique d'assurance-chômage des professionnels du spectacle et de l'audiovisuel. Les conséquences sociales de la décentralisation de la vie culturelle Pour dire les choses rapidement, le volontarisme politique hérité de Malraux articulait une confiance élevée dans la possibilité de démocratiser l'accès aux œuvres majeures de la « haute culture » et un mode d'organisation et de financement extrêmement centralisé de la vie culturelle, à travers des réalisations emblématiques telles que les maisons de la Culture, la décentralisation théâtrale, le développement des conservatoires de musique, de danse et d'art dramatique sur l'ensemble du territoire, le financement d'orchestres symphoniques dans la plupart des grandes métropoles régionales. Cet édifice, qui suscitait un certain consensus politique, fondé sur le partage d'une conception à la fois « nationale » et « républicaine » de la culture, s'est peu à peu fissuré au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, sous l'effet de deux évolutions concomitantes : un mouvement de décentralisation de l'offre culturelle, d'une part, consécutif aux lois de décentralisation du début des années quatre-vingt, qui ont accru les compétences des collectivités territoriales en la matière ; une extension du champ des arts subventionnés au-delà du domaine étroitement

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délimité de la culture « légitime », d'autre part, contemporaine de l'alternance politique de 1981 n . Pour comprendre les conséquences de cette double évolution sur les conditions d'emploi dans les professions du spectacle et de l'audiovisuel, il faut tout d'abord avoir présent à l'esprit que la décentralisation de l'offre culturelle couvre un ensemble d'évolutions plus vaste que la multiplication des sources de subvention publique. Ce qui est en cause, c'est non seulement la multiplication des acteurs de la politique culturelle, mais aussi celle des acteurs de la production artistique et culturelle elle-même, que les conditions de mise en œuvre de la décentralisation politique ont favorisée. À un mode d'intervention public, centré sur le financement d'institutions lourdes dotées de subventions de fonctionnement autorisant notamment l'entretien d'un personnel permanent, succède un mode d'intervention dans lequel les pouvoirs publics, essentiellement locaux, agissent davantage en « animateurs » qu'en maîtres d'oeuvre. La décentralisation va ainsi de pair avec la multiplication d'initiatives qui ne s'inscrivent pas nécessairement dans des institutions durablement constituées. Règne de l'organisation par projet, l'économie contemporaine de l'art et, singulièrement, l'économie du spectacle et de l'audiovisuel s'appuient ainsi sur des structures éphémères, dont la multiplication des festivals, un peu partout en France, au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, est tout à fait symptomatique. Ces évolutions vont de pair avec la tendance observée à la flexibilisation de l'emploi artistique et culturel et expliquent à elles seules une part importante du décalage entre l'évolution du volume d'emploi et celle du nombre d'actifs présent sur le marché de l'emploi artistique depuis le milieu des années quatre-vingt. De la démocratisation de la culture à la démocratie culturelle En second lieu, l'extension du champ des domaines éligibles à la subvention publique traduit une transformation profonde des finalités de la politique culturelle, qui n'est pas elle non plus sans effet sur la situation de l'emploi dans le secteur culturel. La philosophie des politiques culturelles mises en œuvre depuis Malraux, essentiellement tendues vers un objectif de démocratisation de la culture, entendu comme l'accès offert au plus grand nombre aux oeuvres de la culture savante, est indirectement mise en cause depuis la fin des années 1970 par les théories critiques de la distinction et de la légitimité culturelle (Pierre Bourdieu [1979]). En mettant l'accent sur la dimension d'« arbitraire culturel » d'une culture pensée comme universelle,

17. Pour une analyse socio-historique de la politique culturelle française, voir Philippe Poinier [2000] ; Vincent Dubois [2000],

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ces théories opposent à l'action des politiques de démocratisation l'idée d'un développement culturel respectueux des identités locales ou régionales, des cultures minoritaires et des traditions populaires. S'appuyant sur un certain relativisme culturel, cette confrontation d'une logique de démocratie culturelle à une logique de démocratisation de la culture a notamment inspiré les politiques d'animation socioculturelle, menées en particulier en direction des jeunes des classes populaires 18. Ceci étant, les instruments de la politique héritée de Malraux continuent d'absorber une part essentielle de l'effort financier que l'État consacre à la culture, et, d'une certaine façon, l'ouverture à des domaines extérieurs au champ de la culture savante fonctionne un peu comme un marché de dupes, l'État et les collectivités territoriales n'offrant à ces domaines que des moyens limités, beaucoup plus souvent sous la forme d'aides ponctuelles données à des projets que sous la forme de subventions de fonctionnement accordées à des structures. On conçoit de ce fait que les modalités d'intervention en faveur de ces domaines nouvellement éligibles à l'économie de la subvention publique aient indirectement contribué, par la dispersion de moyens limités sur une multitude de projets, à favoriser le développement d'emplois instables. L'abaissement des barrières à l'entrée sur le marché du travail artistique Un dernier élément associe la crise du modèle français de politique culturelle à la situation sur le marché de l'emploi artistique. Le développement de l'offre culturelle et l'ouverture de nouveaux domaines à l'économie de la subvention publique vont de pair avec une certaine perte de contrôle des métiers artistiques sur l'évolution de leurs effectifs. Alors que l'accès aux carrières relevant du domaine de la culture savante est d'ordinaire assez fortement régulé, qu'il s'agisse, du côté des carrières artistiques proprement dit, des musiciens d'orchestre ou des danseurs des corps de ballets des théâtres lyriques, ou bien encore, dans les carrières liées à l'administration culturelle, des personnels liés à la conservation du patrimoine ou à la gestion des grands établissements culturels (musées, théâtres nationaux), où l'accès à l'emploi donne en principe lieu à des concours de recrutement, dont l'organisation périodique permet une stricte régulation des flux d'entrée dans les professions concernées, la démographie des carrières situées hors du champ de la culture académique est très peu encadrée. La progression du nombre d'actifs présents dans les métiers du 18. Sur la genèse de l'opposition démocratisation de la culture/démocratie culturelle, voir Lise Santerre, « De la démocratisation de la culture à la démocratie culturelle », dans Guy Bellavance (dir.), Démocratisation de la culture ou démocratie culturelle ? Deux logiques d'action publique, Sainte-Foy, Presses de l'université de Laval, 2000.

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spectacle trouve donc en partie son origine dans le développement de la culture de masse et des cultures populaires, dont l'abaissement des barrières à l'entrée sur le marché de l'emploi artistique constitue le corollaire. Le salariat intermittent à employeur multiple qui s'est progressivement imposé, dans le secteur du spectacle vivant et de l'audiovisuel, comme la norme d'emploi, demeure un objet ambigu, rétif aux catégories habituelles d'analyse du travail salarié. Si son extension procède pour partie d'un mouvement général de précarisation de l'emploi, elle traduit aussi aux yeux des tenants du « capitalisme cognitif », notamment, l'essor de nouvelles formes de relations d'emploi qui brouillent la frontière entre travail salarié et travail indépendant et perturbent l'analyse de l'antagonisme capital/travail, dès lors que les travailleurs ne sont pas dépossédés d'un capital technique dont le travail immatériel ne solliciterait pas fondamentalement la mise en œuvre. Outre que ces thèses font sans doute une part un peu trop belle aux spécificités du travail artistique et créatif, qui, dans le capitalisme contemporain, fut-il « cognitif », demeure fortement dépendant des logiques productives d'une industrie de la culture dont les dynamiques d'accumulation ne différent pas fondamentalement de celles à l'œuvre dans le reste de l'économie, elles tendent à minorer les dynamiques inégalitaires et les formes d'auto-exploitation à l'œuvre dans ces métiers. En outre, ériger l'emploi artistique et culturel en modèle de la flexibilité « heureuse » n'est pas sans risque pour les catégories sociales qui sont aujourd'hui les plus fragilisées sur le marché du travail dans son ensemble. C'est en effet en s'appuyant sur les situations où l'hyper-mobilité peut être bien vécue que les idéologues de l'ordre néolibéral travaillent à transformer la précarisation de l'emploi en un horizon positif. Or la minorité de salariés qui adhèrent aux vertus de la mobilité et de la flexibilité et qui tirent partie de l'autonomie offerte par le relâchement des contraintes de l'emploi permanent s'appuient sur des ressources sociales (réseaux, capital de réputation), mais aussi culturelles et économiques, dont ne disposent pas la grande majorité des salariés, y compris à l'intérieur même du secteur artistique. En définitive, cette volonté de lire dans le monde de l'art la préfiguration d'un dépassement de l'organisation capitaliste du travail salarié ne réactualise-telle pas très banalement la vieille utopie saint-simonienne de l'Art et de la Science « guidant le peuple » ?

TROISIÈME PARTIE

Les luttes enseignantes : contre la reproduction sociale à l'école ?

Se résigner aux inégalités scolaires ?

Jean-Pierre TERRAIL

Peut-on faire autrement que prendre acte du rejet du collège unique par une majorité d'enseignants ? Qu'après quarante ans d'école unique et de politiques de « lutte contre l'échec scolaire », l'inégalité des chances se maintienne à un niveau inchangé ne condamne-t-il pas tout espoir de démocratisation scolaire ? C'est ce qu'admettent la plupart des solutions formulées par les politiques et les experts, qu'elles penchent pour un retour à une sélection précoce des élèves, ou plutôt pour un élargissement des missions du collège qui permettrait à tous les élèves d'y trouver leur place, même s'ils sont en grande difficulté dans les matières fondamentales de la culture écrite. Et c'est au fond ce que pensent bien des professionnels du système éducatif qui, tout en ayant envie de bien faire leur métier, ne croient guère que la situation puisse être améliorée autrement qu'à la marge. Ce pessimisme s'autorise de justifications d'ordre moins souvent biologique qu'autrefois et qui invoquent, plus volontiers que l'inégalité des aptitudes innées, l'existence d'un « handicap socioculturel » peu surmontable : comment une société aussi inégalitaire que la nôtre, affectée qui plus est par une véritable désagrégation du tissu social, pourrait-elle se doter d'une école égalitaire ? L'argument est de bon sens, et peut s'étayer d'une diversité de recherches sociologiques qui, depuis les années 1960, ont solidement établi l'inégalité des ressources culturelles et langagières dont disposent les publics accueillis par l'école. Mais dire que les jeunes issus des milieux populaires sont moins bien préparés à répondre aux exigences scolaires ne démontre en rien leur incapacité à accomplir néanmoins une scolarité convenable. Or c'est très loin d'être le cas aujourd'hui : rappelons qu'au-delà des 10 à 15 % d'illettrés, un jeune sur deux se voit orienté vers les voies courtes de l'enseignement professionnel ou technologique pour maîtrise insuffisante de la langue et de la culture écrites. Étaient-ils incapables, du fait de leur appartenance sociale, d'accéder à une telle maîtrise ? L'hypothèse n'est pas crédible. Leur naissance ne les a pas empêchés d'entrer dans le langage, et donc d'accéder comme tout être doué de la parole, quel que soit l'usage qu'il en fait, à la capacité d'abstraction et

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JEAN-PIERRE TERRAIL

de raisonnement logique qui est tout ce dont l'école a besoin pour exercer son action éducative. La dureté des temps, la dégradation des conditions d'existence, la violence des relations quotidiennes, ne feraient-elles pas cependant obstacle à l'usage normal de ces ressources ? Pour certains d'entre eux sans doute, on pourra parler à leur égard d'enfants en difficulté : mais le nombre des élèves en difficulté excède aujourd'hui considérablement le cercle de ces derniers. La masse des élèves en difficulté pourrait donc ne pas l'être. Sont-ils en difficulté parce qu'ils n'investissent pas suffisamment, par manque de motivation, l'activité intellectuelle ? Mais ils ne sont pas nés démotivés, et ils ne l'étaient toujours pas à l'entrée de l'école élémentaire dont ils attendaient avec confiance qu'elle leur enseigne ces savoirs du lire-écrirecompter qui permettraient de devenir grands. C'est l'expérience douloureusement vécue d'une appropriation impossible des bases de la culture écrite qui, entre le CP et le collège, les a conduits au découragement ou au rejet de l'école. Et ce sont les conditions proprement scolaires de ce ratage qu'il faut comprendre. Deux registres s'offrent à cet égard à l'examen. Le premier est celui de l'affectation inégale des ressources matérielles, humaines et pédagogiques de l'institution scolaire. Les conditions générales de l'offre de formation tendent en effet à s'ajuster à la qualité sociale du public. La diversité de l'offre, la présence des meilleures filières sont l'apanage des centres villes des grandes agglomérations ; la qualité des bâtiments, les taux d'encadrement professoral, la disposition des enseignants les plus expérimentés, sont tout autant à l'avantage des beaux quartiers. Le caractère inégalitaire de l'école unique tient également à la discrimination implicite, pas nécessairement très consciente, dont les jeunes d'origine populaire sont tendanciellement l'objet de la part des enseignants. Prêtant aux élèves des ressources intellectuelles personnelles et familiales mesurées à la position de leur groupe d'appartenance dans la hiérarchie des rapports de classes, les enseignants seront tendanciellement plus généreux, en matière d'évaluation et d'orientation, et à valeur scolaire comparable, à l'égard des «héritiers». Et cet étiquetage des élèves a des conséquences symboliques elles aussi très sensibles. Les intéressés ne manquent pas de percevoir les attentes des maîtres à leur égard, et finissent par les intérioriser : gratifiés et motivés si elles sont positives, ils sont découragés dans le cas contraire. Une troisième forme de discrimination des publics scolaires concerne l'impact des processus d'étiquetage sur les pratiques d'enseignement ellesmêmes, et la propension des enseignants à adapter leur démarche pédagogique aux ressources de leurs élèves telles qu'ils les anticipent : face à un public populaire, ou d'élèves réputés faibles (ce qui revient tendanciellement au même), une grande majorité d'enseignants renoncent

SE RÉSIGNER AUX INÉGALITÉS SCOLAIRES ?

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aux ambitions qu'ils auraient avec d'autres classes, acceptant de ne traiter qu'une partie du programme, qu'ils allègent de ses dimensions les plus théoriques en privilégiant ses côtés les plus «concrets», choisissant les méthodes d'exposé les plus descriptives et empiriques, substituant l'exemple au concept, l'illustration à la démonstration. Pétrie le cas échéant des intentions les plus démocratiques, cette adaptation anticipée aux capacités intellectuelles présumées des élèves contribue activement elle aussi à creuser les écarts : on ne saurait autrement expliquer les effets très négatifs pour les intéressés du regroupement des élèves en difficulté (ou simplement de valeur scolaire médiocre) dans des classes de « niveau faible ». Les enseignants qui ne pratiquent pas cette adaptation par le bas obtiennent des résultats sensiblement meilleurs avec les élèves d'origine populaire. Quoiqu'il en soit de tels « effets-maîtres », et même si la mesure statistique atteste leur caractère très significatif, il reste à prendre en considération un second registre d'investigation. Qu'ils soient individuellement plus ou moins efficaces, les enseignants travaillent dans des conditions communes, qui ne dépendent pas d'eux mais qui sont définies par l'institution scolaire. Leur activité dans la classe est pilotée à distance par des dispositifs de scolarisation de masse (instructions officielles, programmes, contenus d'examen ou épreuves d'évaluation, manuels disponibles, consignes de l'inspection, formation assurée dans les IUFM, etc.) qui ont une pertinence et une efficacité propres. D importe donc d'interroger les principes qui inspirent ces dispositifs, dont l'impact est très certainement essentiel Aucune réflexion sur la persistance de l'échec de masse au long des quatre décennies d'école unique ne peut en faire abstraction. Les dispositifs de scolarisation élaborés au fil des quatre décennies d'école unique ont largement puisé dans l'arsenal du puérocentrisme et des pédagogies non directives. C'est l'enseignement primaire qui s'en est trouvé le plus fortement bouleversé. Or les premières années jouent un rôle décisif dans le parcours des élèves : c'est là que se jouent, pour l'essentiel, l'échec ou la réussite ultérieurs. On ne saurait donc faire l'économie, pour peu que l'on ait le moindre souci de la démocratie scolaire, d'un examen sans tabous des effets réels des pédagogies « actives », « douces » et « concrètes » qui sont aujourd'hui incontestées dans notre école élémentaire. Simplification, figuration, contextualisation des savoirs en constituent les maîtres mots, et justifient d'une manière ou d'une autre les reculs considérables dans l'enseignement de la grammaire, la valorisation des préceptes de la méthode 1. Menée dans quarante-trois pays différents, la récente enquête « Programme international pour le suivi des acquis des élèves» (PISA) de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) conclut que l'influence des systèmes nationaux d'apprentissage peut être plus essentielle « pour les résultats scolaires que la richesse du pays ou de la famille ».

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JEAN-PIERRE TERRAIL

globale d'apprentissage de la lecture, le choix de pédagogies concrètes et ludiques en mathématiques. Ces dispositifs de la pédagogie de masse ne font-ils pas bon marché, en réalité, des exigences d'une véritable entrée dans les savoirs savants ? Sans grammaire en effet il n'y a pas de maniement quelque peu maîtrisé de la langue écrite ; l'absence de rigueur dans l'apprentissage du décodage grapho-phonologique ouvre la porte à toutes les dyslexies ; sans attention précise à la matérialité du texte écrit c'est l'accès au sens qui se dérobe ; sans introduction aux idéalités mathématiques (introduction que les exercices de « mathématiques en situation » s'avèrent, à l'analyse, incapables d'assurer), il n'y a guère d'avenir pour les élèves dans cette discipline. Face à ces formes de la scolarisation de masse, les élèves d'origine populaire sont doublement pénalisés : parce qu'ils ont particulièrement besoin d'une transmission explicite des codes de base et des repères théoriques essentiels (par exemple en grammaire), que les autres ont davantage pré-intégré dans leurs habitudes mentales ; et parce qu'ils ne disposent pas chez eux de l'aide qui leur permettrait de surmonter les difficultés spécifiquement suscitées par ces pédagogies. On le voit, l'espace qui pourrait être ouvert à une relance de la démocratisation scolaire par la transformation des dispositifs institutionnels et des pratiques enseignantes est tout sauf négligeable. L'entreprise est ambitieuse par les bouleversements qu'elle suppose, et elle n'a pas que des partisans, les inégalités scolaires jouant aujourd'hui un rôle de premier plan dans la légitimation des inégalités sociales. Mais elle intéresse la grande majorité de la population, qui attend toujours que le droit de chacun aux savoirs et à la formation, dont l'école unique pose le principe, prenne enfin corps. Et elle peut espérer bénéficier de la collaboration active de nombreux enseignants, dont elle rendrait les conditions de travail beaucoup plus satisfaisantes.

Inégalités de réussite scolaire et conscience de classe

Stéphane BONNÉRY

En quoi l'analyse de l'école en termes de classes sociales peut-elle permettre de mieux comprendre la construction des inégalités sociales de réussite scolaire ? Inversement, en quoi ce qui se joue dans l'école contribue à l'évolution de la lutte de classes ? Plus particulièrement, que se joue-t-il entre les scolarités et les discours dominants qui masquent la conflictualité sociale ? Telles sont les questions qui vont être traitées.

Analyser l'école en termes de classes sociales ? La dimension de « classes sociales » a été beaucoup mobilisée dans les analyses sociologiques de l'éducation, surtout dans les années 1960 et 1970, en mettant particulièrement en évidence (Pierre Bourdieu, JeanClaude Passeron [1964 ; 1970] ; Christian Baudelot, Roger Establet [1971 ; 1975]) la fonction scolaire de préparation à la division sociale du travail, celle, idéologique de légitimation de l'ordre social, pour faire accepter la domination et la reproduction des inégalités. Nombre de recherches ultérieures ont souligné un point aveugle de ces théories : l'école et la salle de classe seraient pour elles une « boîte noire » non étudiée. Mais le déplacement des problématiques vers la compréhension de ce qui se construit dans celle-ci a souvent occulté, par mouvement de balancier, la dimension conflictuelle de l'école, voire a opposé les déterminismes et régularités étudiés au niveau macro-sociologique avec l'analyse microsociologique des façons de faire des enseignants et des élèves.

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STÉPHANE BONNÉRY

Dans nos recherches on s'efforce plutôt de comprendre ce qui se joue dans une salle de classe en analysant ces situations comme étant contextualisées par l'organisation économique et sociale d'une époque, les rapports qui y ont cours entre l'école et la société et par l'évolution de l'école elle-même. L'objectif est également de participer à la compréhension des inégalités socialement situées de réussite scolaire. En effet, à part d'assez rares travaux dans la continuité desquels nous nous inscrivons2, soit les inégalités scolaires sont étudiées en termes de classes sociales mais sans s'intéresser à la (re)production des inégalités structurelles au travers de l'inégalité d'appropriation des savoirs scolaires, soit, comme le font le plus souvent les approches didactiques ou psychologiques, les apprentissages sont analysés comme s'ils se réalisaient en apesanteur sociale. Nous avons plutôt cherché à comprendre comment les inégalités se construisent dans l'école, conçue comme institution traversée et participant à la conflictualité sociale, ne serait-ce que de façon masquée, en même temps que comme une institution d'éducation, de transmission de savoirs et de façons de faire. L'école ne peut être réduite à une seule de ces dimensions. Notre propos est donc centré sur la co-construction, contextualisée, des inégalités de réussite scolaire entre les élèves de « milieux populaires » et l'école. Bien des recherches peuvent se développer dans ce cadre, mais le chercheur ne peut les conduire toutes à la fois. Jusqu'ici, notre attention n'a pas porté directement sur les enseignants, sur les effets des différences de pratiques. Au contraire, on a plutôt étudié les récurrences entre des façons de faire les plus ordinaires possibles, récurrences du fait de l'influence des programmes, des directives officielles, des manuels, de la formation des maîtres, des valeurs contradictoires dans la société. Pour saisir les écarts qui se creusent dans l'école selon la contextualisation sociale des établissements scolaires, cette recherche a été conduite dans des écoles primaires et collèges3 où les élèves, issus de familles populaires précarisées, sont concentrés du fait de la division sociale de l'habitat urbain comme des phénomènes de mise en concurrence entre établissements.

1. Stéphane Bonnéry, Des supposées évidences scolaires aux présupposés des élèves. La co-construction des difficultés scolaires des élèves de milieux populaires, Thèse de doctorat en sciences de l'éducation soutenue à l'université Paris V m en 2003. Une version remaniée paraîtra prochainement aux éditions La Dispute. Les exemples sont extraits des corpus recueillis et analysés dans le cadre de cette thèse. 2. Elisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex [1998] ; Jean-Claude Forquin [19%] ; Viviane Isambert-Jamati [1995] ; Bernard Lahire [1993] ; Jean-Piene Terrail [1997 ; 2002] ; Daniel Thin [1998]. 3. Avec un suivi de près de deux ans d'une population d'élèves entre le CM2 et le collège.

INÉGALITÉS DE RÉUSSITE SCOLAIRE ET CONSCIENCE DE CLASSE

Inégalités

d'apprentissage,

inégalités

de

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classes

Les discours de sens commun, véhiculés par l'institution scolaire et parfois repris par les enseignants, parlent de « difficultés scolaires » propres aux élèves ou à leurs familles. Ces discours masquent des processus qui sont le résultat de contradictions entre classes sociales. Et celles-ci s'exercent dans l'école et jusque dans les salles de classes, alors même qu'elles ont été occultées dans les discours accompagnant la démocratisation partielle, l'allongement des scolarités des élèves des milieux populaires. Si les analyses sur l'école doivent de notre point de vue porter, davantage que ne l'ont fait les sociologies de la reproduction, sur l'inégalité dans l'appropriation des savoirs, c'est avant tout parce que l'école a considérablement évolué depuis 40 ans. A partir du moment où deux tiers d'une génération atteint le baccalauréat4, où l'entièreté d'une classe d'âge est confrontée du CP au collège aux mêmes programmess, la sélection de l'intérieur même des études se pose autrement. Depuis les différentes réformes ayant abouti à la scolarité unique jusqu'au collège, « l'unicité » de l'enseignement a été réalisée sans repenser les modalités de l'enseignement à tous des mêmes contenus. Cet impensé se traduit par la cohabitation de deux logiques dans les salles de classe. Scolarité unique : l'indifférence aux différences ? La première logique consiste à faire « pour tous » l'enseignement « normal ». Celui-ci est organisé implicitement sur le modèle des enfants des classes dominantes et/ou cultivées qui partagent tous les pré-requis à l'apprentissage et à la réussite, bref sur le modèle des élèves d'anciens lycées au recrutement élitiste. De plus, le niveau de ce qui est requis n'a cessé de monter si l'on considère que l'école s'intéresse de moins en moins exclusivement à l'enseignement de savoirs en tant que tels mais sollicite en même temps chez les élèves des dispositions à passer de l'exemple à la généralité et inversement, à classer, à organiser des éléments, à transférer des connaissances dans des situations pédagogiques et didactiques différentes. 4. Même si 51 % seulement arrivent en baccalauréat général, 30 % en bac technologique et 19 % en bac professionnel (Note d'information, n° 22, DPD - MEN, avril 2002), même si des inégalités demeurent, le niveau de scolarisation est bien plus élevé qu'il y a quelques décennies. 5. Même si leur application inégale depuis le début conduit à se demander si les actuelles critiques portées sur l'école unique ne révèlent pas en fait l'unification insuffisante du système.

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STÉPHANE BONNÉRY

Or, on peut difficilement mettre au travail les élèves directement sur ces dispositions, elles peuvent difficilement être enseignées : ils sont alors mis en présence de ces savoirs et dispositions sollicitées, de façon informelle, dans des séances inductives et non plus déductives. Tout au moins, ces évolutions apparaissent si « évidentes » aux catégories familières des façons de faire de l'école, que peu de moyens ont été mis en place pour former les enseignants à pouvoir remplir cet objectif. Car l'école est pensée par les décideurs et parfois par ses employés comme étant « neutre » socialement quand elle fonctionne à partir des évidences des classes dominantes et des catégories cultivées. Dans cette logique, l'école est toujours « indifférente aux différences » (Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron [1964]), c'est une des explications de l'inégalité de l'appropriation de ce qui est requis pour réussir. Pour l'école, il est évident que l'engagement des élèves dans des tâches visibles, accompagné de quelques explications et au besoin d'une « synthèse » écrite, vise à mettre en présence les élèves avec des situations où ils doivent mobiliser des dispositions invisibles. Par exemple, dans les classes de 6e observées, lors d'une séance de géographie6, il s'agissait de commencer à s'approprier la notion de relief en même temps que d'apprendre à « faire une carte ». Pour ce faire, les enseignants engagent les élèves dans la réalisation du cas particulier de la carte du relief d'un pays (mise en couleur différenciée par paliers d'altitudes, figuration d'une légende, etc.). Les tâches que les élèves ont à accomplir, comme les seules traces écrites qu'ils vont avoir pour réviser, sont réalisées sur le cas particulier du relief de tel pays. Mais ce que visent en fait les enseignants et l'école en général (programmes, manuels qui conduisent les enseignants à procéder ainsi), est considérablement plus ambitieux que la répétition par cœur du nom et de l'emplacement des grands massifs ou encore des textes d'autrefois selon lesquels « la Bretagne est rivée de criques escarpées ». Il s'agit, en les engageant dans ces tâches de production d'une carte, de solliciter chez eux la construction de la notion de relief, en même temps que la « compétence » disent les programmes (Françoise Ropé, Lucie Tanguy [1994]), à savoir « faire une carte » au travers de l'apprentissage de la carte de tel pays. Cette « pédagogie invisible » consiste à cacher à l'élève ce qui est à apprendre et à comprendre, pour le mettre dans un situation où il doit lui-même être mis en présence du savoir induit, afin qu'il le réinvente pour lui-même et le « construise » (le découvre et le comprenne) au lieu de le retenir. Telle qu'elle est vulgarisée par l'institution et telle

6. Nos recherches montrent que cet exemple n'a rien de spécifique à une discipline scolaire, ce phénomène est récurrent dans toutes les autres (Stéphane Bonnéry [2004]).

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qu'elle est mise en pratique par des enseignants ordinaires (et pas par des militants pédagogiques chevronnés, etc.), cette conception héritée du courant pédagogique constructiviste se trouve à contre-emploi de ses promoteurs d'origine. En effet, la mythification de la pédagogie « active » (Jean-Pierre Terrail [2002]) comme la focalisation sur l'idéologie de « l'enfant au centre » conduisent à une certaine conception du constructivisme qui considère comme une évidence que partir de ce que l'élève expérimente, de sa mise en présence dans une situation avec un savoir induit, ne peut que le conduire à une mise au travail sur les bons objets d'apprentissage (ceux que l'école sollicite vraiment). De plus, les idéologies dominantes envahissent également ces façons de faire : la valeur travail et la dimension technique des apprentissages (Bernard Lahire [2000]) sont dévalorisées, comme la systématisation et la consolidation de ce qui a été « découvert ». Dans la séance pédagogique ce sur quoi l'élève doit se repérer pour guider son activité cognitive devient flou : on le fait passer de tâches en tâches sans officialiser très clairement ce qui est essentiel et ce qui « cadre » ces tâches et justifie l'engagement dans celles-ci. Quand les « alterpédagogies » se contentent ainsi souvent de faire une « autre » école du point de vue des techniques, sans vérifier qu'elles contribuent réellement à la démocratisation, leur mise en œuvre vulgarisée par l'institution est parfois, tout autant que la « pédagogie traditionnelle » qu'il ne s'agit pas pour autant de regretter, empreinte des « évidences » des classes dominantes vis-à-vis du savoir et du présupposé comportement spontané de l'élève. Elle se réduit seulement à des changements dans l'idéologie dominante et les pratiques participant aux inégalités. Il ne s'agit pas ici de désespérer les praticiens, seulement de pointer que la bonne volonté ne suffit pas, et qu'il est nécessaire d'analyser les impensés auxquels ils se heurtent. Dans les établissements de la recherche, où sont concentrés les élèves peu familiers du mode scolaire de socialisation (Daniel Thin [1998]), il est évident pour ceux-ci que « faire une carte », c'est « faire la carte » : ils cherchent, à partir du fond de carte donné, à identifier et à coloriser chaque zone comme sur le modèle. Et c'est de façon particularisée (sur un exemple précis) que les élèves s'engagent dans la tâche, et s'y engagent avec ardeur car ils savent qu'au cours suivant, il y aura un contrôle écrit où ils devront, dit l'enseignant, « faire une carte ». Parmi les élèves que ceci va dérouter, Amidou, voulant être sérieux, passe beaucoup de temps chez lui (et à l'association d'aide aux devoirs du quartier) à apprendre « l a » carte, comme un savoir en propre (ce qu'on lui aurait probablement demandé quelques décennies auparavant) : mémoriser, savoir mettre en couleur

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l'emplacement de telle « patate » (massif montagneux) ou « trait bleu » (fleuve), se trouvant à tel endroit de la page, décrivant telle courbe. Bref, il reproduit une image sans avoir saisi l'utilisation de codes pour représenter le relief. Il n'a pas appris à utiliser ces règles dans d'autres situations, car il ne prête pas attention à tous les indices que diffuse l'enseignant à l'oral, comme les formules généralisantes : « chaque fois qu'il y a une zone où il est indiqué "500m", on va colorier cette zone en marron clair car cette indication signifie que l'endroit représenté est à plus de 500 mètres d'altitude ». Les élèves suivis par la recherche (identifiés comme pouvant être potentiellement « en difficulté ») n'écoutent plus dès lors qu'ils ont repéré une mini-consigne que l'on pourrait reformuler de la manière suivante : telle zone à tel endroit de la page est à colorier de telle couleur parce que l'enseignant le veut ou parce qu'il faut reproduire le modèle. Il s'agit là d'un malentendu socio-cognitif (Elisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex [1997]) : l'élève pense qu'on attend de lui la résolution de tâches sans imaginer que celles-ci ne constituent qu'un moyen de viser une appropriation de savoir, de solliciter une disposition, une posture intellectuelle de décontextualisation/recontextualisation du savoir, de mise en lien entre des objets du monde (des montagnes aux dénivelés inégaux) et leur représentation normée par une discipline scientifique et scolaire. Mais le malentendu est réciproque : pour l'enseignant (pour les manuels, les inspecteurs qui donnent des consignes, etc.), il est tout aussi évident que la mise en présence avec ces situations pédagogiques doit suffire à ce que l'élève mobilise ces dispositions. Car le modèle implicite de cette première logique (qui consiste à faire avec ses élèves ce qu'on ferait dans n'importe quel établissement scolaire), c'est la minorité d'enfants qui sont éduqués à la maison comme des élèves, tout au moins en y étant familiarisés avec des modes de scolarisation (Daniel Thin [1998]) : façon de parler, attention au détail, entraînement à la généralisation à partir des exemples et des anecdotes traités. Les formes d'enseignement reposent sur la conception qu'il n'est nul besoin d'expliciter les attendus scolaires : dans toute situation pédagogique ou didactique, il est certes impossible et même probablement peu souhaitable de tout chercher à expliciter, sinon l'enseignement devient impossible ; mais quand l'implicite est à ce point la norme, il ne s'agit plus d'une nécessité pédagogique ou didactique, on est dans le domaine des évidences socialement situées. Par exemple, malheureusement pour Amidou et ses pairs, l'interrogation porte sur un autre fond de carte, ce qu'on ne leur a jamais laissé entendre. Pour Amidou, c'est une injustice : ce n'est pas ce qu'il a révisé, ce n'est pas la même tâche. Pour l'élève, c'est évident, ce qu'on attend de lui, c'est d'appliquer les consignes « au pied de la lettre », et cela suffit pour réussir. Pour le professeur, l'interrogation doit porter sur un

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autre exemple pour vérifier que les élèves n'ont pas seulement retenu, mais aussi saisi la notion, mobilisé la disposition. Il est évident que la tâche de réalisation de telle carte n'est pas un but en soi mais doit permettre d'apprendre une forme scolaire (la forme carte de géographie décontextualisée) érigée en savoir. De même le mode d'activité intellectuelle de décontextualisation/recontextualisation du savoir, de mise en lien entre les objets du monde et leur représentation/scolarisation dans une discipline normée par les logiques de l'écrit (Bernard Lahire [1993]) est évident, c'est un pré-requis à l'entrée en 6e 7. C'est seul (et a fortiori lors du contrôle qui va donner lieu à une note, d'où des tensions) que l'élève doit surmonter cette difficulté, la confrontation à cette évidence, relier la tâche effectuée et l'activité intellectuelle requise, et donc, le savoir attendu. Pour l'enseignant, le long moment consacré en classe à faire la première carte doit suffire : c'est probablement de la même façon qu'il aurait procédé dans un établissement dont la population serait socialement plus hétérogène. Or, l'école fait comme si les dispositions nécessaires à la compréhension étaient « naturelles », « évidentes » ou comme si elles devaient être préconstruites par la famille pour que l'enseignement des savoirs puisse avoir lieu. Il ne s'agit absolument pas de regretter l'école d'autrefois, de rentrer dans la dichotomie anciens/modernes, entre lesdits républicains et pédagogues. Encore moins d'alimenter la critique d'ambition des programmes scolaires. Mais se contenter de déclarations d'intentions ambitieuses quand elles masquent le fonctionnement de l'école marqué par les évidences des catégories cultivées peut conduire à être tout autant prisonnier de l'idéologie dominante. Les formes scolaires pour atteindre cette ambition doivent donc être analysées pour ce qu'elles (re)produisent, parfois malgré elles, car elles ne peuvent échapper aux contradictions sociales qui déterminent les situations de confrontation des élèves de milieux populaires à l'école. Cette logique s'applique à tous les élèves, et partant, rencontre de nouveaux publics qui ne partagent pas les délits d'initiés de la culture scolaire. Or, le constat s'impose : tous les élèves ne réussissent pas.

7. L'exemple vaut pour tous les degrés du système scolaire : il conviendrait de s'interroger sur les pré-requis implicites à l'entrée à l'université, au lycée, au collège, à l'école primaire, et même à la maternelle telle que l'Ecole fonctionne aujourd'hui, en présupposant que toutes les familles peuvent et doivent accomplir cette transmission de dispositions.

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Les dangers de la sur-valorisation des différences L'école mobilise alors une seconde logique, d'adaptation aux supposées caractéristiques du public scolaire de l'établissement, de la classe. Malgré les discours convenus, en utilisant d'autres formes elle ne vise plus les mêmes objectifs. Ceux qui bénéficient d'une éducation scolaire à la maison sont qualifiés de « brillants », comme s'ils l'étaient « par nature » avec un certain mépris pour le « travail » d'apprentissage. L'idéologie dominante cherche alors à réduire l'école à une «fonction d'abat-jour » : canaliser la lumière des élèves « brillants » et faire une autre école pour les autres. En poursuivant l'exemple de la séance de géographie, dans la classe d'Amidou, en voyant que ses formules orales généralisantes (qui visent à tirer les élèves hors de l'exemple particulier) laissent nombre d'élèves inactifs car indécis sur ce qui est « à faire », l'enseignante se sent obligée de traduire ses consignes en mini-tâches découpées et successives8 qui, du coup, enferment encore plus l'élève dans le malentendu, dans une logique cognitive de conformation à une tâche sans apprentissage. Depuis l'unification du système, a fortiori depuis les années 1980 où s'est développée la logique de discrimination positive, « l'attention aux différences » ne s'est jamais traduite par une interrogation des pré-requis qui ont cours dans l'ensemble du système scolaire, de la maternelle à l'université9. L'idéologie de l'adaptation se fait de façon particulariste, entérine les inégalités. C'est un impensé déterminant car, que les différents points de vues socio-politiques défendent l'ambition de démocratisation scolaire ou qu'ils se résignent à entériner les inégalités existantes, ils buttent toujours sur le même problème non résolu d'articulation entre contenu de la scolarité unique et réussite de tous. La question de la non-appropriation des savoirs scolaires par les élèves des classes dominées est trop peu souvent traitée comme un point qui interroge l'ensemble du fonctionnement de l'institution scolaire : ce sont ces élèves qui sont vus comme étant « en difficulté ». La distance des 8. Cette adaptation est la même dans toutes les disciplines. En mathématiques, voir Denis Butlen, Marie-Lise Peltier, Monique Pézard, « Nommés en REP, comment fontils ? Pratiques de professeurs d'école enseignant les mathématiques en REP. Contradictions et cohérences », Revue française de pédagogie, n° 140, 2002. 9. Question qui pourrait par exemple déboucher sur des programmes non plus basés sur la norme implicite des enfants de familles cultivées, mais qui puissent au contraire être des programmes réellement « uniques » car basés pour tous sur le modèle des élèves qui ne connaissent rien des attendus scolaires (quitte à ce que les enfants des familles cultivées « révisent »).

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classes dominées à la culture scolaire reste pourtant irréductible dans une société de classes. La première des deux logiques (l'indifférence aux différences) nie le caractère de classe de cet écart, quand l'école ne prend pas en charge les conditions de l'appropriation par tous des savoirs et des dispositions. La seconde logique (l'adaptation) déconflictualise les différences sociales, elle les naturalise ou les « ethnicise » de façon essentialiste sous l'idéologie du « handicap socio-culturel ». L'écart culturel est ici pressenti et pris en compte, mais seulement comme s'il s'agissait d'une déficience ou une victimisation du milieu familial. On adapte alors l'enseignement de manière à ne pas avoir à solliciter des choses considérées comme trop éloignées de ce qui est familier aux élèves de milieux populaires. D'où les croyances dans la « pédagogie du concret » (Jean-Pierre Terrail [2002]) pour « ces élèves-là », croyance mise en pratique qui du coup a des effets de réalité puisqu'elle réduit les occasions pour l'élève de mettre en lien explicitement les cas « concrets » sur lesquels ils sont mis au travail et les principes généraux inscrits aux programmes avec lesquels ils ne sont que mis en présence. Certains élèves seront alors félicités pour avoir accompli de façon plus ou moins pertinente tous les exercices d'une fiche pédagogique, sans qu'il leur soit clairement indiqué, pour ne pas les démoraliser, que ces exercices n'avaient pour but que de conduire par leur mise en lien à la formulation d'une règle, d'une propriété. Dernier point de la fiche qu'ils n'ont pas traité ! Cette volonté d'adaptation peut partir de bonnes intentions, mais elle masque au demeurant les enjeux cognitifs des tâches, qu'il est bien difficile de deviner quand on n'y est pas initié. L'affaiblissement des discours permettant aux élèves de milieux populaires de prendre conscience de leur condition de classe masque également l'écart culturel dont le comblement est nécessaire à la réussite scolaire de ces élèves : quand l'école occulte la conflictualité sociale, elle participe aux inégalités d'apprentissage. Pour autant, quand l'école d'autrefois assumait davantage sa position de classe en proposant une vérité révélée indiscutable reposant en partie sur la vision dominante de la société, elle n'était pas plus juste ; et les pédagogies traditionnelles ne visaient pas à ce que tous les élèves s'approprient des notions complexes. Il ne s'agit donc pas d'être nostalgique, pas plus que de se contenter des nouvelles formes d'inégalités. C'est en ce sens que la construction d'inégalités scolaires nous renseigne sur les nouvelles modalités de la lutte des classes. Les forces qui œuvrent à l'émancipation sociale, comme les enseignants qui cherchent dans leurs pratiques à favoriser la démocratisation scolaire, se trouvent devant une difficulté : leurs pratiques, qui sont légitimement déterminées par le système scolaire dans un service public, doivent faire l'objet de réflexions

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sur l'effectivité de leurs effets transformateurs, démocratisants, et ne pas se contenter d'être innovantes et bien intentionnées.

Inégalités scolaires et conscience de classe dans la salle de classe Il est donc utile de raisonner en termes de classes sociales sans voir celles-ci de façon uniforme. Ainsi, différents travaux récents, dont ceux qui contribuent à cet ouvrage, montrent une tendance à l'émergence d'une nouvelle « classe pour soi » (Karl Marx [1995]) qui se mobilise autour de l'identité salariale (Paul Boccara [2003]) et dont les analyses montrent qu'elle tend à transcender la diversité des catégories qui la composent. Pour autant, son émergence se fait avec des ambivalences. Ainsi semble-t-il que les enseignants, qui d'un côté se reconnaissent assez majoritairement dans nombre d'attributs de cette classe salariale, ne se voient pas forcément appartenir à la même classe sociale que les familles populaires précarisées : ils reprennent ainsi souvent à leur compte les discours sur le handicap socio-culturel et les pratiques d'adaptation qui en découlent. Au-delà des effets sur la dimension cognitive que nous venons d'aborder, cela a des effets sur la façon dont l'élève se pense dans l'école et dans la société. Notre recherche, en suivant les élèves près de deux ans entre l'école élémentaire et le collège, montre qu'Us sont confrontés à deux types de discours scolaires qui viennent leur fournir une interprétation de ce que c'est qu'être élève et être enfant, et qui, en occultant la conflictualité sociale, gênent la conscience de classe. Un premier discours raccroche ce qu'ils vivent et interprètent à un « vivre ensemble » de la salle de classe aseptisé socialement : on fait penser aux élèves que les valeurs ne sont qu'internes au groupe classe ; ils sont renvoyés à des comparaisons de qualités ou à des défauts individuels, psychologisés ou naturalisés (ils seraient lents ou rapides, ordonnés ou brouillons, sages ou agités). Le second discours parle des élèves comme étant des handicapés socio-culturels. Cette vision déconflictualisée de la distance sociale et culturelle entre l'école et les élèves conduit à ce que les enfants des catégories les moins familières des évidences scolaires parmi la classe salariale soient perçus comme des victimes d'une société inégalitaire, mais plus souvent sur le mode de la compassion que sur celui de la lutte contre les inégalités. La première traduction de ces discours dans les pratiques est l'idée selon laquelle il ne faut pas renvoyer aux élèves ce qu'ils sont socialement, en partant d'une bonne intention. C'est ce discours qui accompagne les pédagogies de l'adaptation : « ces enfants-là affronteront bien assez tôt les

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difficultés de la vie » (auxquels ils semblent condamnés, suppose en creux ce discours) ; « il faut les rendre heureux eux aussi » (c'est-à-dire les rendre heureux autrement que par l'enseignement improbable des outils de leur émancipation intellectuelle). Désespérant de pouvoir leur enseigner comme à tout le monde, et craignant même de les décourager si on le tentait, l'idéologie de l'enfant au centre va influer sur les pratiques en faisant croire à ces élèves qu'à l'école, on sollicite d'eux la même chose que ce qu'ils sont à l'extérieur, en tant qu'enfants. D'où la multiplication, pour «ces élèves-là », des pratiques qui insistent sur le fait que la situation pédagogique part de ce que les élèves connaissent (en masquant, pour ne pas démoraliser, que la finalité est d'aller vers ce dont ils ne soupçonnent pas l'existence). La volonté de valoriser autrement va même jusqu'à euphémiser les difficultés d'apprentissage des élèves. Par exemple, un groupe de soutien est ainsi désigné non pas comme tel, mais comme le groupe d'Yves, l'enseignant spécialisé qui effectue ce soutien. Plus fréquemment, les séquences scolaires sont conduites avec des niveaux d'exigences inégaux. Deuxième traduction : l'idée qu'il faut valoriser les élèves pour ce qu'ils « sont » (dans l'image que l'école se fait d'eux). On va alors non pas leur renvoyer la fausse image du « handicapé » socio-culturel qu'on se fait d'eux, mais on va valoriser ce que l'idéologie dominante nomme les « racines », les appartenances ethnicisées. C'est pour cette raison que dans les établissements où ces élèves sont concentrés, les enseignants s'intéressent parfois ostensiblement à la vie privée des enfants avec une valorisation explicite des traditions culturelles (voire religieuses pour les fêtes) que l'on fait raconter en classe. Ces références peuvent même intégrer les tâches scolaires. En CM2, Amidou a été absent un matin, alors que la classe a travaillé sur des problèmes mettant en jeu des unités de temps. La reprise de ce travail l'après-midi par l'institutrice se fait avec un nouvel exercice « personnalisé » dans l'énoncé, même si toute la classe doit le résoudre : « La famille d'Amidou rentre au Mali pour les vacances. L'avion part de Paris à 9h57 et arrive à Bamako à 16h31 après une escale de 35 mn. Combien de temps a duré le trajet ?» De ce fait, se sentant valorisé dans son « identité », en tant qu'enfant (et non en tant qu'apprenant), Amidou se raccroche à la tâche, mais de façon ambiguë. L'école pousse ainsi l'écolier et le collégien à se penser non pas comme élève venant s'approprier des savoirs enseignés à tous, potentiellement complémentaire de l'image de l'enfant d'une famille qui est privée des savoirs sçolaires, mais comme un enfant qui réagit dans l'école pour ce qu'il est de façon immuable hors de celle-ci : un « originaire » d'un autre pays, ou d'un autre milieu social, sur le registre de l'altérité radicale. \

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Tant que l'enfant se sent valorisé, qu'il ressent une attention pour sa personne, tout semble bien aller. Mais, comme Amidou, il est persuadé que s'il a des notes correctes, si la relation est bonne avec la maîtresse, c'est que celle-ci est « gentille », qu'« elle comprend les enfants comme nous ». Quand l'un de ses grands frères lui parle de sa future entrée en 6e en disant « tous les profs sont des racistes, dans ce collège », Amidou pense que son frère cherche des excuses à son comportement, à ses mauvais résultats. Sa bonne expérience avec les professeurs des écoles lui laisse penser qu'il en ira de même au collège. Il ne se pense pas alors sur le mode de l'opposition identitaire face aux enseignants. Mais il se pense déjà sur le mode des différences identitaires qui ne peuvent être résolues par l'appropriation de savoirs scolaires : « comprendre les enfants comme nous » signifie bien qu'il y a la croyance qu'à l'école, on reste ce que l'on est. Et en l'occurrence quand en 6e les notes deviennent « catastrophiques » de son propre aveu (parce que la forme d'organisation du collège permet moins de masquer les difficultés), la même perception de l'altérité est utilisée, mais cette fois comme explication de son « échec » en tant que victime. Ainsi, après l'affaire de la carte de géographie et d'autres événements similaires dans d'autres cours, en arrive-t-il à penser qu'il y a des élèves favorisés qui devaient connaître les réponses (sans imaginer qu'ils mobilisent des dispositions certes pré-acquises mais sur des savoirs tout aussi nouveaux pour eux). Les discours des grands frères, et les catégories de pensée que ces élèves connaissent hors de l'école (notamment en tant que victimes de discriminations, de délits de faciès), prennent le dessus. Pour expliquer ce qu'ils voient comme la « méchanceté » des enseignants qui mettent des mauvaises notes (car auparavant ils pensaient en avoir de bonnes grâce à la gentillesse des professeurs, et non pas au regard de leur appropriation de savoirs ou de postures cognitives), les élèves sont alors contraints d'avoir recours à l'argument de racisme. Parmi les élèves suivis, les élèves « blancs » réagissent comme Amidou : les enseignants sont vus comme rejetant « les gars qui s'habillent comme nous » par exemple. Racisme, ségrégation vestimentaire ou stigmatisation des habitants de telle zone, il ne s'agit pas toujours là de simples fantasmes dans la vie de ces jeunes. Ce qu'ils interprètent comme tel est assez rare dans l'école, mais ces catégories sont les seules à être disponibles pour ces élèves, au lieu de percevoir qu'ils sont confrontés à un type d'univers intellectuel inconnu, apanage des catégories cultivées, et dont l'appropriation nécessite de surmonter la violence sociale d'une confrontation entre classes sociales, donc d'identifier la confrontation à l'école en tant que telle.

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Ce phénomène est bien sûr influencé par ce qui se passe hors de l'école, mais celle-ci y participe. Dans le collège d'Amidou, sur les cinq classes de 6e, il y a une « bonne classe », constituée des enfants des « familles les moins défavorisées du quartier », explique le principal qui doit faire face à un phénomène important de fuite de son collège par ces catégories. Mais pour ne vexer personne, cela n'est jamais dit. Néanmoins, tout au long de l'année, on va reprocher aux quatre autres classes d'être « agitées », le modèle implicite restant la division scolaire dans laquelle sont concentrés non pas les élèves « non agités » mais « déjà éduqués à la maison comme des élèves disciplinés au sens où l'entend l'école », pourrait-on dire. Bref, faute d'autre explication, devant la découverte qu'à l'école on ne leur demande pas d'être ce qu'ils croient être hors de celle-ci (appartenant à tel ou tel groupe particulariste), les élèves les plus « en difficultés » se rabattent sur les catégories de pensées qui leur sont disponibles. Ils se vivent uniquement en tant que victimes d'un rejet soit comme une injure personnelle (ils sont bêtes) soit en direction de collectifs particularistes (ils sont victimes de racisme) et ont donc tendance à rejeter l'école et les apprentissages, forme de « résistance » qui condamne leur réussite et alimente les inégalités de classe. Rapidement, pour ces collégiens de 6e, cette classe à part est désignée comme « la classe des blancs et des bouffons », tournés en dérision et qu'il serait malvenu d'imiter aux yeux des copains, car un élève rejeté ne rejetant pas les règles est vite mal vu. Ne pas être agité, ne pas rigoler avec les copains devient un signe de trahison envers les pairs qui se sentent rejetés et humiliés (mauvaises notes) par l'école. On ne regrette pas la domination de classe explicite. Mais la façon dont l'école et la société d'aujourd'hui considèrent cette question repose sur l'illusion que les élèves pourraient réussir à l'école sans entrer dans un domaine intellectuel qui leur est étranger. C'est-à-dire sans travail intensif d'appropriation, sans convertir leurs comportements acquis hors-école à ce qui est inhérent à l'étude de savoirs normés par les logiques de l'écrit. De plus, cette occultation renvoie la « responsabilité », donc la « culpabilité », de l'échec aux individus ou aux caractéristiques supposées de leurs groupes d'appartenance désignés de façon déconnectée des conflits de classe. Autrement dit, le manque de conscience de classe et les illusions déconflictualisées véhiculées dans les discours scolaires sont un obstacle à la prise de conscience par les élèves que la confrontation à l'école est une confrontation de classe, à la fois en termes conflictuels (qui leur permettrait de vivre de façon moins solitaire les verdicts scolaires) et en termes d'appropriation des éléments de leur émancipation intellectuelle.

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Même si c'est pour les protéger, l'école ne leur permet pas d'acquérir des catégories de pensée qui leur permettent d'affronter la conflictualité sociale à laquelle ils seront non seulement de toute façon confrontés plus tard, mais à laquelle ils le sont déjà dans leur scolarité sans forcément le soupçonner ni que les enseignants ne le soupçonnent. L'école n'est pas la seule à masquer les conflits de classe, les appartenances objectives. Il y a un effet de redoublement entre l'idéologie dominante et ce qui est renvoyé aux élèves dans le champ scolaire. Ces processus participent donc à la co-construction des inégalités sociales de réussite scolaire. Mais ils contribuent tout autant à expliquer la fonction idéologique que l'école peut remplir en véhiculant une vision pacifiante, déconflictualisée au travers du discours du vivre ensemble intercommunautaire, qui opacifie les enjeux de classe, divise entre elles les catégories de la classe salariale, tout au moins qui diffuse ces catégories de pensée chez les futurs salariés. Les enseignants et les contradictions sociales Nous l'avons dit, nos recherches n'ont pas porté directement sur les enseignants. En étudiant ce qu'il y avait de récurrent dans des façons de faire ordinaires, en prenant en compte les modes de contextualisation qui les déterminent, il s'agissait d'analyser ce qui se construit entre l'école et les élèves comme inégalité et comme conception de l'inscription sociale de ces derniers. Mais nous ne pensons pas que les enseignants soient uniquement un rouage de l'institution. Us ne peuvent pas tout, mais ils ne peuvent pas rien non plus. Leurs pratiques sont toujours contextualisées : pour saisir les possibles marges de manœuvre, il est nécessaire de ne pas nier les déterminismes. Les enseignants ne sont pas seuls comptables de cette question : ce qu'ils mettent majoritairement en œuvre est largement déterminé par tout le système scolaire (programmes, injonctions ministérielles, inspections, dispositifs d'aide aux élèves, formation des maîtres) et par la commande que la société passe à son école. Tout semble même indiquer que l'institution démissionne symboliquement de sa responsabilité vis-à-vis de l'appropriation par tous les élèves des savoirs de la scolarité unique, qui sont pourtant définis comme indispensables à tout citoyen. Pour preuve, malgré leurs différences apparentes, les discours ministériels successifs se rejoignent : qu'ils attribuent l'échec des élèves à la supposée inertie pachydermique des enseignants ou qu'Os trouvent ces derniers formidables et les exhortent à l'innovation, il s'agit toujours de ce qui nous semble être une décentralisation pédagogique consistant à renvoyer à l'échelon local,

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individuel, la « responsabilité » de trouver tout seul les solutions au problème qui interroge tout le système. D'où plusieurs conséquences. D'abord, cela pousse les enseignants à croire en leur omnipotence en les encourageant à « innover » tout seuls, sans qu'une politique globale d'innovation travaille les conditions de généralisation de ce qui semble démocratisant dans ce qui est innové localement. De fait, cela pousse ensuite les enseignants au sentiment d'impuissance, donc à se culpabiliser devant l'échec à faire réussir tous les élèves. Enfin, du fait de cette culpabilité et de l'affaiblissement pendant une longue période des discours de classe sur les inégalités, cela contribue à faire renvoyer l'explication des « difficultés » des élèves aux « capacités » intrinsèques de ces derniers (retour de l'idéologie des dons) ou à l'idéologie du « handicap socio-culturel ». Aider les enseignants à surmonter les malentendus socio-cognitifs qui ne peuvent manquer de survenir, de toute évidence, ne peut se régler en les culpabilisant : il y a là des perspectives de travail à développer, sans se bercer d'illusions ni céder au fatalisme. Et ce travail ne peut se faire sans eux : ils occupent une position incontournable dans le système d'éducation qui joue un rôle actif dans la diffusion des modes de pensée sur la société. Au-delà de l'enseignement au sens strict, les perspectives de transformation passent par le fait d'aider les enfants de milieux populaires, des catégories de la classe salariale les moins familières des évidences scolaires, à prendre conscience de la conflictualité sociale dans l'école et dans la société, et de comprendre leur condition et leur position dans cette conflictualité. Mais de fait, cela semble passer par une plus grande conscience chez les enseignants du rôle qu'ils jouent dans cette conflictualité, rôle qui n'est peut-être pas condamné à n'être qu'un déguisement de celle-ci, pour l'assumer dans une visée de transformation de l'école et de la société. Bref, il s'agit de se penser peut-être comme appartenant à la même classe sociale que les élèves et les familles de « milieux populaires ».

Le mouvement des enseignants : contestation antilibérale et lutte de reconnaissance

Christian LAVAL

Introduction La question du sens du mouvement des personnels de l'enseignement du printemps 2003 comme de tous les autres mouvements sociaux est une question ouverte. Nous voudrions introduire quelques hypothèses sur le progrès qualitatif qu'il a pu représenter par rapport aux différentes séquences de ce qu'il est convenu d'appeler le « mouvement social » et dont 1995 constitue la date de référence, si ce n'est l'événement fondateur. La première dimension à souligner est évidemment son ampleur et sa durée, l'une et l'autre tout à fait inédites dans le milieu de l'enseignement. Du mois de mars pour les premières grèves, jusqu'à la fin du mois de juin, les enseignants et les autres personnels de l'Éducation nationale (dont les conseillers d'orientation, les infirmières, les assistantes sociales et les surveillants) ont mené une lutte continue qui, dans ses moments les plus forts, a paralysé une majorité d'établissements du premier et du second degré et mis dans la rue plusieurs centaines de milliers d'entre eux. Au-delà de ses caractères quantitatifs, le mouvement gréviste des personnels de l'Éducation nationale par sa pratique et par son énonciation collective a-t-il été, pour reprendre un mot de Marx, « un pas fait en avant, une progression réelle qui vaut mieux qu'une douzaine de programmes » 1 ? Et pour être plus précis, s'il n'a pas abouti au succès matériel des revendications, n' a-t-il pas été marqué par un « pas en avant symbolique », donnant ainsi un sens plus clair à la lutte, faisant progresser la conscience politique des acteurs, transformant même éventuellement leur identité collective ? 1. Karl Marx, « Lettre d'envoi à W. Bracke », dans Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Paris, Éditions sociales, 1981, p. 19.

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Nous voulons soutenir ici que le mouvement du printemps 2003 se caractérise par une politisation qui s'inscrit elle-même dans la lignée de celle des grèves des services publics en décembre 1995 et dont le contenu anti-libéral et anti-capitaliste a été nettement plus explicite que lors des mouvements antérieurs. Nous n'entendons pas par « politisation » un choix partisan entre l'une quelconque des formations politiques, mais la conscience que les mesures gouvernementales et les résistances qu'elles rencontrent concernent des formes de vie, des orientations de valeurs, des rapports entre groupes sociaux qui relèvent ultimement de choix politiques fondamentaux. Ce mouvement de 2003 doit être lui-même regardé en perspective. Les luttes enseignantes en Seine Saint-Denis en 1998, les mouvements anti-Allègre et les fortes mobilisations des parents et des enseignants dans les départements du Gard et de l'Hérault entre 1999 et 2000, avaient pour une large part dessiné le profil des mobilisations du milieu enseignant depuis plusieurs années. La reprise de la combativité dînant l'année 2004-2005 tout comme l'engagement de nombreux enseignants dans la campagne référendaire pour un « non de gauche » au projet de traité constitutionnel européen doivent également être situés dans le cycle anti-libéral dont ces mobilisations diverses par leur nature mais similaires par leur problématique sont autant de moments. Nous ne nous attacherons pas ici à la question des formes d'action, au rôle des organisations syndicales et à l'analyse des rapports entre la base et le sommet, toutes questions décisives de l'agir commun qui mériteraient évidemment de plus longs développements. Le mouvement n'aurait pas eu toute son ampleur sans l'engagement des militants de la FSU, de la CGT et de Sud. Construction préparatoire de l'unité professionnelle par les actions syndicales, grève, assemblée générale, positions et stratégies des organisations, déterminations des individus et consistance des collectifs provisoires, manifestations nationales ou locales, temps forts et reprise, actions symboliques pour se rendre visible dans l'espace public, toutes ces circonstances et ces aspects de la lutte sont des dimensions essentielles du mouvement gréviste, qui ont un rapport avec son sens. La nouveauté relative du mouvement 2003 aura sans doute été le caractère reconductible de la grève, avec ce qu'il emporte de radicalité affichée dans l'opposition aux réformes, voire de rupture avec la situation existante. Mais nous concentrerons plutôt notre attention sur les thématiques mises en avant par les acteurs du mouvement, qui, comme on le verra, semblent témoigner d'une conscience aiguë de la nature, de la cohérence et de l'ampleur des politiques menées à l'échelle française mais aussi européenne et mondiale qui visent à défaire l'État social et éducateur construit ou développé durant le cycle 1945-1980.

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Le sens d'un mouvement Bien vain celui qui prétendrait dire la signification fondamentale d'un mouvement social hybride, à la mesure de l'hétérogénéité de ceux qu'ils mobilisent, et dont les causes et les facteurs qui s'y nouent sont multiples. Quelques interprétations pourtant doivent retenir l'attention qui portent sur les logiques dominantes et les forces majeures qui les orientent. La fécondité d'un mouvement tient à sa capacité de mettre en relation une situation locale, momentanée ou sectorielle, avec un contexte plus large, à articuler une réalité matérielle avec des expressions symboliques et des significations générales qui assoient la légitimité de l'action. Son inscription même dans une histoire suppose une énonciation collective qui fasse que le mouvement ne se réduise pas à une simple opposition éphémère de la force à la force mais qu'il soit capable de proposer une alternative neuve et crédible aux représentations dominantes. On sait que l'une des caractéristiques les plus constantes du « mouvement social » depuis 1995 est d'être profondément politique, de porter l'affirmation d'une politique contraire, dans son contenu et dans ses formes, aux logiques libérales autoritairement imposées. À cet égard, « la révolte des enseignants » de 2003 n'aura pas dérogé à cette caractéristique de la période. Le mouvement des enseignants a été un moment politique marquant au sens où Denis Berger emploie ce terme, soit un événement qui tout à la fois exprime un refus des décisions gouvernementales, dévoile le caractère insupportable des contradictions qui sont vécues par les professionnels et les usagers sur le « terrain », affirme une volonté collective de changer le cours des choses2. Le fait que le « printemps des enseignants » n'ait pas débouché sur un mouvement plus large des salariés et sur un recul du gouvernement n'enlève rien à ce constat. Ce mouvement manifeste de façon continue une opposition collective radicale à la mise en cause de la protection sociale et des services publics, et plus profondément encore, une opposition à la très profonde dépossession politique qui caractérise la phase néo-libérale du capitalisme. De ce point de vue, il constitue un chaînon important entre la mobilisation de décembre 1995 et le résultat du vote au référendum du 29 mai 2005. Il n'est guère possible ici de développer l'analyse des réformes qui ont été à l'origine du mouvement et du rôle qu'ont joué les mesures de restriction budgétaire et les suppressions de postes3, ni non plus d'examiner

2. Denis Berger, « Le Futur au présent. Réflexions sur l'avenir d'un mouvement », Futur antérieur, n° 33-34,1996/1, p. 9. 3. Dès le mois de mars 2003 des luttes locales parfois très déterminées et très intenses ont lieu sur la question des suppressions de postes et de la remise en cause du statut des

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l'importance des attitudes et des propos des ministres Xavier Darcos et Luc Ferry qui ont été perçus comme des provocations4. Mais il convient de rappeler les principes et valeurs que les personnels de l'Éducation nationale mobilisés ont opposés au projet de décentralisation et à la réforme des retraites. En combattant la réforme Fillon des retraites qui les touchaient très directement, ils ont affirmé leur opposition à une régression sociale dont ils se sentaient victimes. Cette réforme qui allonge la durée de cotisation de deux ans et demi d'ici 2008 et encore de deux ans supplémentaires à l'horizon 2020 frappe en effet très lourdement une profession très féminisée et dont les membres, du fait de leurs études et de la préparation de concours sélectifs (non pris en compte dans le calcul des annuités), entrent tardivement dans le métier. Le choix qu'offre la réforme entre la pénalisation financière sur les pensions en cas de retraite précoce et le surcroît d'usure professionnelle après 60 ans a particulièrement ulcéré un très grand nombre de personnels de l'Éducation nationale. Par ailleurs, en luttant contre la décentralisation menée par le gouvernement Raffarin, ils ne se battaient pas d'abord pour défendre, comme on l'a dit, un modèle républicain idéalisé, voire l'État bureaucratique centralisé, mais, à lire du moins les productions du mouvement (tracts, dossiers, chansons, etc.), les grévistes exprimaient plutôt la volonté de défendre des solidarités entre générations, entre groupes sociaux, entre régions et la valorisation d'un bien commun et d'un droit universel. Cette décentralisation s'inscrit en effet dans un contexte d'inégalités croissantes entre les territoires et de financements de plus en plus différents des établissements en fonction des politiques éducatives locales. La perspective de voir le recrutement des personnels non enseignants (en particulier les TOS, techniciens et ouvriers de services) relever des départements ou des régions et non plus du ministère de l'Éducation nationale ne pouvait qu'accroître l'inquiétude des territoires les moins riches. La réforme des retraites et la décentralisation, sur fond de réduction des fonds publics pour l'éducation, ont fait système en se présentant aux yeux des enseignants comme autant de traductions d'un même projet de sociétés. Cette lutte s'est clairement menée au nom des valeurs de justice sociale, d'égalité, au nom aussi d'une certaine conception « civique » de la société, surveillants et des maîtres d'internat. Ces luttes ont eu un rôle déclencheur décisif, en particulier dans les académies de Bordeaux et de Poitiers. 4 Tel le livre, par exemple, de Luc Ferry envoyé à tous les enseignants au moment même où étaient annoncées les diminutions de moyens. Pour un rappel des phases de la mobilisation enseignante, voir Bertrand Geay, « Le 'Tous ensemble" des enseignants », dans Sophie Béroud, René Mouriaux (dir.), L'année sociale 2003-2004, Paris, Syllepse, 2004. S. François Labroille, Daniel Rallet, « Le révélateur des retraites », Nouveaux Regards, n° 21, printemps 2003, p. 21.

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regardée d'abord comme un tissu de solidarités entre générations, entre groupes sociaux, entre régions, tissu que menace l'expansion des rapports marchands6. Cette référence aux valeurs sociales et civiques s'est tout particulièrement exprimée par la teneur des discussions dans les assemblées générales, par le ton et le contenu des tracts, des chansons, des mots d'ordre, des banderoles au cours des très nombreuses manifestations de rue, tous les messages qui étaient loin de ne traduire qu'une autodéfense corporative sans perspective sur la société et sans quête d'alternative, comme certains commentaires l'ont soutenu. Nombre d'hommes politiques de la droite et de la gauche gouvernementale, de même qu'un certain nombre de journalistes et de chercheurs ont voulu faire croire que l'autodéfense sociale des personnels de la fonction publique traduisait une propension à la conservation sociale. Du point de vue de la « subjectivité collective du mouvement », les choses ne peuvent se confondre. Le mouvement des enseignants s'inscrit beaucoup plus dans la continuité des mobilisations sociales depuis 1995, lesquelles ont mis en cause les dangers du capitalisme marchand et la rupture de l'égalité qu'entraînent les politiques de privatisation des entreprises et de dérégulation des services publics. Ceux qui ont vécu de l'intérieur le mouvement comme ceux qui l'ont observé de près peuvent témoigner que l'on avait rarement connu un mouvement gréviste enseignant se poser avec autant de passion des questions de société et de civilisation aussi fondamentales. Peut-être même n'avait-t-on pas connu depuis 1968 une telle énergie politique collective, celle-là même que l'on a retrouvée au printemps 2005, à l'occasion du référendum sur le projet de traité constitutionnel européen. Il suffit, pour en saisir le sens, de se rappeler les immenses banderoles en tête des manifestations provinciales ou parisiennes sur le thème de l'égalité, du droit pour tous à l'éducation. Il suffit de se souvenir des mots d'ordre : « Dans tous les quartiers, dans toutes les régions, un même droit à l'éducation » ; « Us ferment les usines, ils ferment les écoles, y en ras-le-bol de ces guignols » ; « Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère, de cette société-là, on n'en veut pas ». On ne saurait dire mieux que le slogan suivant, qui n'était pas exprimé par quelques minoritaires radicalisés mais bien par la grande masse des manifestants7 : « Parents licenciés, enfants maltraités, retraites amputées : non, non ; non, on n'en veut pas de cette société-là ».

6. Sur le sens des luttes pour le bien commun et contre la privatisation des biens, voir Laurent Thévenot, « Faire entendre une voix. Régimes d'engagement dans les mouvements sociaux », Mouvements, n° 3, mars-avril, 1999. 7. José Tovar, « Un révélateur ? Contradictions, limites, potentialités », Politique, Revue européenne de débats, n° 6-7, juin-septembre 2003, p. 189.

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Ce fut un mouvement pleinement « social » dans un autre sens encore : son expression publique s'est placée ostensiblement sur le registre de la solidarité, celui du fameux « tous ensemble » des manifestations. Il a cherché à s'adresser à la société tout entière dans une sorte de mouvement symbolique et politique mille fois répété consistant à aller à la rencontre des parents, des salariés d'autres catégories et d'autres secteurs. Ce mouvement a eu cette particularité de chercher son élargissement dans un mouvement interprofessionnel capable d'imposer par la grève générale un changement politique. Comme l'ont écrit « à chaud » François Labroille et Daniel Rallet, « les enseignants découvrent aujourd'hui que leur parole a une légitimité politique, ce qui les fait rentrer dans le jeu social, ils découvrent qu'en parlant publiquement de leur souffrance, ils parlent des autres en parlant aux autres » 8 . Cette ouverture sur d'autres catégories professionnelles était sans doute commandée par des préoccupations très directes de « popularité » de la grève auprès d'une large fraction de l'opinion et la nécessité de convaincre les parents d'élèves que la lutte était dirigée vers le bien commun. Pour des enseignants, faire une grève de plusieurs semaines et même, pour les plus déterminés, de plusieurs mois, n'a rien eu de facile et d'évident. Le coût financier de la grève fut très élevé, mais le coût psychologique ne le fut pas moins : priver d'école des enfants, souvent d'origine modeste, a représenté pour beaucoup de grévistes une grave souffrance personnelle du fait même de la contradiction dans laquelle elle les mettait entre les intérêts immédiats de la scolarité de jeunes dont ils avaient la responsabilité et le combat pour un système éducatif plus juste. La réponse collective, qui a permis dans une certaine mesure de surmonter les « cas de conscience » les plus difficiles, a consisté pour les enseignants à s'affirmer comme des « travailleurs des services publics » qui ne cherchaient pas seulement à exprimer la défense d'intérêts catégoriels et sectoriels, mais qui visaient surtout, à travers leur lutte, à affirmer les principes universels d'une autre politique concernant tous les salariés et, au-delà, toute la population. En utilisant une gamme d'arguments « larges », dépassant le seul cadre de l'école, il s'agissait de se définir comme les défenseurs d'un certain modèle d'État social et d'une certaine conception de la vie collective fondée sur la solidarité. Ce fut aussi l'une des limites du mouvement : pas plus qu'en 1995, le mouvement né dans le secteur public n'a réussi à entraîner les salariés du privé, à l'exception de la puissante mobilisation interprofessionnelle qui s'est manifestée lors de certains temps forts ou dans certaines situations locales, à Marseille par exemple. Il conviendrait ainsi de rappeler que les très fortes poussées de la mobilisation, le 13 et le 25 mai, ont bel et bien permis un réel élargissement du front contre les réformes des retraites et la 8. François Labroille, Daniel Rallet, op. cit., p. 23.

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décentralisation. On peut malgré tout dire qu'il a peiné à impliquer massivement et durablement tous les travailleurs du secteur public, y compris au sein de l'Éducation nationale (les personnels techniques et d'entretien, pourtant directement visés par la décentralisation, étaient beaucoup moins mobilisés que les autres catégories). Cette capacité limitée d'entraînement n'a pas empêché, comme en 1995, une vraie popularité du mouvement dans l'opinion. Il n'en reste pas moins que le contraste entre la détermination inédite de grévistes qui « tiennent » en grève reconductible durant plusieurs semaines, voire plusieurs mois pour certains, et l'échec final du mouvement a laissé des traces. Certes, il convient ne pas tomber dans l'idéalisation rétrospective. L'ampleur du mouvement de grève dans l'enseignement ne doit pas être confondue avec une quelconque unanimité du milieu. Aux dires de beaucoup d'acteurs de terrain, les équipes d'enseignants ont été souvent très divisées sur les objectifs et les formes d'action et tous les personnels ne se sont pas lancés avec la même détermination dans la grève. En outre, les causes du mouvement ont été multiples, et parfois elles ne sont pas nécessairement apparues au grand jour. L'usure professionnelle, par exemple, liée aux conditions de plus en plus pénibles de l'exercice du métier, n'y entre pas pour rien. Même parmi les jeunes enseignants, on retrouverait des clivages sociaux et idéologiques très profonds qui laissent d'ailleurs sceptiques sur l'utilisation du critère générationnel dans l'étude du milieu.

Une politisation accélérée On ne peut mesurer la portée d'un mouvement à son seul nombre, à sa durée, à son succès immédiat. Son expression symbolique, témoignant d'un déplacement des représentations et des identités, est tout aussi important, sinon plus. La dimension anti-libérale du mouvement, la volonté massive de lutter contre les politiques de promotion du marché et de la concurrence comme mode d'organisation de la société, témoignent d'un approfondissement de la réflexion collective sur les enjeux politiques et d'une propension à vouloir leur opposer les principes universels au fondement d'une autre orientation. Plusieurs éléments plaident en ce sens. Si l'on s'attache aux mots d'ordre qui ont dominé les démonstrations de rue, il est frappant de constater que les manifestants s'en sont moins pris aux ministres qu'aux philosophies qui ordonnaient ces réformes contestées. En décembre 1995, beaucoup criaient « Juppé démission » ; dans les mouvements 1998-2000, on entendait souvent « Allègre démission » ; en mai-juin 2003, certains ont bien brocardé les ministres en criant « Raffarin, Ferry, Fillon démission ». Mais le dernier

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conflit a été d'emblée exprimé en termes de valeurs fondamentales : solidarité, égalité, justice. La prééminence de ce registre tient sans doute au fait que la politique ouvertement libérale du gouvernement a appelé une réponse de type universaliste dont les enseignants, en tant que travailleurs intellectuels, ont été les porteurs les plus «naturels» du fait de leurs dispositions spécifiques à traduire l'expérience personnelle et la fonction particulière en dimensions collectives et en raisons générales. Mais on se tromperait à n'y voir qu'une propension à l'universalisation rhétorique liée à l'habitus professoral. La travail collectif de réflexion et de compréhension politique est sans doute aussi sinon plus important. La concentration « en rafale » des réformes a permis de dévoiler de façon plus nette et plus radicale l'antinomie entre le projet de société porté par le néolibéralisme et ces mêmes valeurs universelles, elle a provoqué également un vif intérêt collectif pour l'analyse des ressorts et des effets de ce type d'idéologie. Il faudrait évoquer ici les nombreuses réunions qui se sont tenu dans les établissements scolaires mais aussi en dehors, dans les salles des fêtes, les gymnases, les cinémas, les locaux syndicaux et associatifs, et l'important travail d'explication qui s'y est déroulé entre mars et juin 2003 sur les retraites, sur la décentralisation, sur les services publics, sur les phénomènes de marchandisation. Les rencontres avec des économistes et des sociologues, les « tournées » de syndicalistes chevronnés, les débats entre enseignants, toutes les discussions en assemblée générale ont donné lieu à une formation politique accélérée, dans laquelle les enseignants les plus politisés, les responsables et militants syndicaux, les chercheurs de Copernic, d'ATTAC, de l'IRES, de l'Institut de recherches de la FSU, mais aussi des centaines de professeurs de sciences économiques et sociales, d'économie-gestion, de mathématiques ou d'histoire ont joué un rôle non négligeable dans un gigantesque « cours de rattrapage » sur le fonctionnement de la protection sociale et sur les alternatives possibles au plan Fillon. Et il faudrait aussi évoquer la circulation des contre-propositions sur les retraites publiées dans les journaux et reproduites par des milliers de photocopieuses dans toute la France. Certains articles d'économistes consacrés aux alternatives possibles à la réforme gouvernementale des retraites et parus à ce moment-là, comme ceux de Jean-Paul Piriou, de René Passet, de Michel Husson ou de Bernard Friot, ont connu un immense retentissement et ont été discutés dans des milliers d'établissements. Il ne faudrait pas oublier non plus de citer tous les dossiers produits par ATTAC ou par des syndicats hostiles aux réformes, les brochures et les ouvrages qui ont très largement circulé durant cette période9. Et il faudrait souligner 9. Voir sur ce point l'ouvrage de la FSU, Retraites, faux problèmes, vraies solidarités, Paris, Syllepse/Nouveaux Regards, 2003 ainsi que le dossier sur le mouvement des enseignants dans Nouveaux regards, n° 21, Printemps 2003.

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encore l'importance des sites et des listes de distribution sur Internet qui se sont mis en place et rapidement développés, et dont la fonction d'information factuelle sur l'état de la mobilisation a été inséparable de la transmission de l'analyse critique. De ce point de vue, la mobilisation enseignante a été incontestablement en harmonie avec les thèmes portés par le mouvement altermondialiste, lequel jouait déjà depuis quelque temps un rôle de cristallisation des volontés d'action, de verbalisation de la contestation, de diffusion de grandes problématiques anti-marchandes. L'un des thèmes majeurs au cœur de ce mouvement a été en effet celui de la « marchandisation de l'école », thème qui sera un peu plus tard largement repris dans le « Débat national sur l'avenir de l'école » mis en place par la Commission Thélot à l'automne 2003. Cette thématique est depuis longtemps portée par la mouvance altermondialiste et par une partie des syndicats. Elle est entrée dès le printemps en résonance avec les réformes gouvernementales, ce qui a permis de les mettre en perspective avec les mutations globales que connaissaient les sociétés occidentales. L'école n'est plus apparue comme un secteur protégé, relevant de politiques uniquement nationales, à l'abri du grand souffle de la mondialisation libérale. Tout au contraire, la baisse des moyens, la suppression des postes, la fin programmée des MI SE (maîtres d'internat et surveillants d'externat), et évidemment la réforme de la décentralisation, ont montré dans les faits que l'école était particulièrement exposée aux réformes libérales. Cette concentration objective des mesures régressives a assuré le besoin et le succès de cette grande réflexion critique, bien au-delà des cercles de la gauche critique et des milieux syndicaux. Le mouvement de 2003, de façon beaucoup plus mûre qu'en 1995, a constitué « à chaud » un véritable laboratoire qui a vu la mise en route à grande échelle d'une nouvelle articulation entre travail des chercheurs, action des militants et mouvement de masse selon une dynamique et avec une efficacité qui ne se sont guère éloignées de la conception qu'annonçait Pierre Bourdieu en 1996 : dispositifs de réflexivité, lutte contre le matraquage médiatique, invention de nouveaux modes de communication entre chercheurs et militants spécialement grâce à Internet10. Le rôle stratégique joué par cette fonction « d'éducation populaire » au sein même du mouvement est évidemment l'un des grands acquis de la mobilisation et il a donné naissance à des dispositifs organisationnels et techniques que l'on a encore retrouvés en action dans la campagne menée par les collectifs et les réseaux pour le « non de gauche » au référendum de la fin du mois de mai 2005. 10. Pierre Bourdieu, «Les chercheurs, la science économique et le mouvement social », intervention inaugurale des États Généraux du mouvement social, Paris, 23-24 novembre 1996.

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Enfin, beaucoup d'observateurs ont souligné la jeunesse souvent prononcée des cortèges de professeurs des écoles, des collèges et des lycées. D y a là un fait à retenir : le mouvement gréviste des personnels de l'éducation enseignants et non enseignants, même si toutes les générations s'y mêlaient et si une partie des jeunes enseignants n'y ont pas participé, possédait incontestablement quelques-uns des caractères des mouvements de jeunesse, dans le style, dans la vivacité, dans la recherche de l'innovation symbolique, dans le souci de l'autonomie de pensée et de réflexion vis-à-vis des appareils, dans la demande de démocratie directe par assemblée générale. Pour Bertrand Geay, « le fait le plus notable de ce mouvement est peut-être cet alliage particulier qui s'est constitué dans l'action entre les dispositions anti-institutionnelles des nouvelles générations d'enseignants et les traditions syndicales et politiques de cet univers » n . Cette rencontre entre les générations, qui a été l'occasion d'une transmission d'un langage, de réflexes et d'habitudes propres au monde militant, a profité aussi des forces de renouvellement issues des mobilisations de la jeunesse d'avril et mai 2002 et de la mobilisation contre la guerre en Irak. Par certains côtés, le mouvement enseignant a été l'expression et le prolongement sur le terrain professionnel d'une mobilisation contre la mondialisation libérale d'une partie importante de la jeunesse qui ne se retrouve pas complètement dans un mouvement comme ATTAC ou qui n'est pas structurée par lui. On peut même se demander si le printemps 2003 n'a pas été une grande expérience collective d'une fraction de la jeunesse contribuant, comme toutes les mobilisations de ce genre, à une socialisation politique dont les effets peuvent être durables 12.

Les limites d'un mouvement On n'a pas manqué pendant et immédiatement après le printemps 2003 de souligner les contradictions, les limites, voire le caractère peu consistant d'un mouvement tonique mais éphémère. La première de ces limites est évidente : elle tient au fait que les personnels de l'Éducation nationale, s'ils ont joué un rôle à la fois central et moteur, n'ont pas eu la force d'entraînement sur les autres catégories qu'ont eue les cheminots en décembre 1995. Sa principale limite serait dans son échec même. Mais plusieurs analystes ont également mis en évidence le fait que le mouvement ne s'est pas emparé de la question clé de la démocratisation scolaire, des 11. Bertrand Geay, op. cit., p. 146. 12. Franck Poupeau ([2004], p. 44) dans son étude sur les grèves des enseignants du 93 avait déjà souligné le caractère collectif de l'action qui rompt avec l'image traditionnelle de l'enseignant individualiste.

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conditions professionnelles et pédagogiques qui déterminent la lutte contre les inégalités scolaires. En un mot, le mouvement des enseignants n'aurait pas concerné le cœur des contradictions vécues sur le plan de l'exercice de leur métier et du sens qu'ils lui donnent. Pour José Tovar 13, comme pour Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail14, l'une de ces limites tiendrait au fait que les acteurs du mouvement auraient pour l'essentiel exprimé un mouvement de résistance sociale contre des agressions gouvernementales d'inspiration libérale - ce qu'ils ne remettent évidemment pas en cause - mais sans se montrer capables d'aller plus loin dans la critique du fonctionnement de l'école et dans la définition des alternatives. Les auteurs admettent que cette action d'autodéfense a eu des rapports avec la situation vécue par les enseignants et qu'elle a été d'autant plus forte qu'elle concernait un milieu professionnel directement confronté aux écarts criants entre une politique scolaire idéalement et formellement égalitaire et l'expérience directe qu'ont les enseignants et les autres personnels de l'Éducation nationale des effets des inégalités sociales et de leurs effets culturels sur l'enfance et la jeunesse. Mais ces mêmes enseignants mobilisés, pour radicaux et énergiques qu'ils aient été durant deux mois, n'auraient pas su opposer aux offensives libérales du gouvernement un véritable contre-programme sur le terrain même des contradictions vécues, en faveur de l'école démocratique. L'une des raisons de cette incapacité invoquées par Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail doit être prise très au sérieux : elle tient à l'absence de consensus dans le milieu enseignant sur les voies qui peuvent conduire à la démocratisation de l'école de sorte que la mobilisation anti-libérale des enseignants a pu s'accompagner d'un scepticisme croissant envers la possibilité même de réaliser l'école unique 15. Ceci revient à interroger la portée effective de la critique du libéralisme dont on vient de dire qu'elle a constitué l'axe central des « raisons de lutter », le point d'appui principal de la légitimité du mouvement. Quel sens donc faut-il accorder à cette thématique si puissante dans le mouvement de 2003 ? 16 Sans assimiler de façon caricaturale le mouvement social à un conservatisme de secteurs uniquement préoccupés par la défense des acquis, comme certains idéologues n'hésitent pas à le faire, la question est légitime : faut-il voir dans le succès des thèmes attribués à l'influence de l'altermondialisation un risque d'occultation des contradictions de l'école ? 13. José Tovar, op. cit., pp. 186-189. 14. Jérôme Deauvieau, Jean-Pierre Terrail, « La révolte enseignante face aux inégalités », Le Monde diplomatique, septembre 2003. 15. Sondage SOFRES/FSU de novembre 2002. 16. Annick Davisse, « Mais sur quels contenus » ? Politique, Revue européenne de débats, n° 6-7, juin-septembre 2003, pp. 190-192.

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« Marchandisation de l'école », « privatisation des services », « mondialisation libérale » : ces références lointaines ne permettent-elles pas de noyer l'absence de consensus sur la politique scolaire dans les eaux bouillantes de la dénonciation abstraite des « nouveaux maîtres du monde » ? La question est d'autant plus sérieuse qu'elle peut s'appuyer sur une série de faits et de constats. Les enseignants ne forment certainement pas un corps socialement et idéologiquement unifié. On ne rappellera pas ici les analyses sociologiques qui montrent à la fois la grande hétérogénéité sociale du milieu enseignant, l'écart croissant des conditions même d'exercice du métier et donc la diversité du rapport au métier, les clivages générationnels, la différenciation des positionnements partisans. Par ailleurs, les lignes de fracture dans le milieu enseignant entre les « progressistes » et les « conservateurs », les « démocrates » et les « républicains » ne se sont pas résorbées, et elles ont même été ravivées au moment du ministère de Claude Allègre et lors des mobilisations qui conduisirent à son éviction. On se souvient du « Manifeste pour un lycée démocratique » des professeurs d'Henri IV en janvier 1999 qui avait rallié dans une certaine ambiguïté des forces syndicales aux orientations d'habitude plutôt opposées contre le « lycée light » calqué sur le modèle anglo-saxon. Nombre d'observateurs ont également été frappés par le fait que la combinaison de la massifîcation des effectifs et de la progressive décomposition des valeurs qui structuraient le milieu pouvait conduire à des prises de position majoritairement hostiles à la poursuite de la démocratisation scolaire. Ces mêmes observateurs ont ainsi été frappés par le sondage FSU de novembre 2002 qui indiquait que 54 % des enseignants interrogés prônaient l'abandon du collège unique. Quelles que soient les interprétations que l'on donne de ce résultat, il a le mérite de rappeler que la crise réelle de nombreux établissements, l'anomie qui y règne, l'échec scolaire de masse et les difficultés et souffrances vécues par les enseignants ne conduisent pas spontanément à des prises de position et à des engagements progressistes. La fuite individuelle, le retrait cynique ou le désabusement sont des attitudes tout aussi possibles que l'engagement collectif. Et toutes ces attitudes, aussi contradictoires qu'elles paraissent, peuvent d'ailleurs se combiner selon un équilibre variable chez les mêmes personnes à différents moments et dans diverses situations. La droite l'a bien compris en tentant d'enfermer les enseignants les plus explicitement hostiles à la démocratisation dans les problématiques sécuritaires et moralisatrices dont le mot d'ordre est celui du « retour de l'autorité du maître ».

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Politisation et contradictions du terrain Il est donc essentiel de se demander quel rapport entretient cette politisation anti-libérale du mouvement de 2003 avec l'expérience professionnelle des enseignants et avec leur attitude face à la démocratisation scolaire. On pourrait soutenir avec autant sinon plus de plausibilité que cette politisation, loin de s'opposer à la recherche de solutions pédagogiques « démocratiques », est plutôt aujourd'hui l'une de ses conditions de renouvellement. Cette thèse optimiste a au moins pour elle quelques arguments. La nouvelle vague de politisation à laquelle nous assistons est très directement liée à la conscience des facteurs sociaux et économiques massifs qui déterminent dans le cadre local une grande partie des échecs scolaires. La logique de « marché scolaire », les effets de la concurrence appliqués au domaine du logement et de la scolarisation, les dangers d'aggravation engendrés par l'absence de politique volontariste en matière de mixité sociale, les risques entraînés par le retrait de l'État en matière de service public, constituent des dimensions de plus en plus visibles de l'exercice concret du métier. Et la lutte collective a d'ailleurs été un moyen de rendre plus visibles les liens qui existent entre les politiques actuellement menées, les structures sociales et spatiales qui conditionnent les scolarités, les situations professionnelles et les inégalités de résultats. Il n'y a pas nécessairement antécédence de la conscience sur l'expérience, mais il y a certainement une nouvelle façon politique de dire les impasses que vivent quotidiennement les enseignants dans leur métier, confrontés à l'écart grandissant entre un idéal « d'égalité des chances » et une réalité de plus en plus inégalitaire, entre la valorisation officielle de la « société de la connaissance » et le mépris effectif dans lequel est tenu le savoir. En un mot, le « libéralisme » dénoncé par les enseignants n'est pas un thème lointain, une réalité hors de portée : c'est le mot qui aujourd'hui désigne un ensemble de facteurs déterminant dans la production des inégalités scolaires et de la dégradation des situations professionnelles. En d'autres termes, l'engagement critique s'appuie plus sur des expériences professionnelles vécues que sur une simple « influence » extérieure. Beaucoup d'éléments militent donc contre l'idée d'une disjonction, voire d'une incompatibilité entre la prise de conscience des politiques globales d'inspiration libérale en vigueur dans le champ éducatif et la lutte progressiste pour la démocratisation scolaire. On a pu constater durant le printemps 2003 - constat que l'on pouvait faire aussi en 1998 au cours des luttes enseignantes dans le « 93 » ou encore dans les mobilisations entre 1999 et 2000 - que la mobilisation est le fait d'abord des établissements où il y a une forte implantation et une longue tradition syndicale qui rend sensible et réactif aux inégalités. On y a souvent constaté également un

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engagement dans la lutte de jeunes enseignants confrontés aux rapports pédagogiques les plus dégradés dans des établissements les plus directement frappés par les phénomènes de ségrégation sociale et ethnique. Plus globalement, on pourrait observer que des établissements de plus en plus nombreux et, par là même, de plus en plus d'enseignants dans l'exercice de leur métier sont directement affectés par les effets de la ségrégation scolaire. La lutte devient alors aussi un moyen de manifester leur refus du double discours de l'administration de l'Éducation nationale qui laisse se constituer les « nouveaux ghettos de l'école républicaine » tout en prétendant par ailleurs tout faire pour réduire la « fracture scolaire ». Si la carte de la mobilisation des établissements d'après les indications partielles fournies lors des grèves ne semble pas sans rapport avec celle des phénomènes les plus ouvertement ségrégatifs, c'est sans doute que la valeur d'égalité devant le service public, la lutte pour un droit universel effectif à l'éducation, la défense des solidarités et des logiques de redistribution, y prennent un caractère radicalement concret. Deux autres considérations plaident pour une interaction entre la conscience politique et le souci concret de l'égalité des conditions pédagogiques. Une raison historique d'abord : si l'on prend en compte les différentes générations d'enseignants qui se sont succédé, c'est bien souvent avec l'appui des plus politisées qu'ont été accomplies les avancées les plus nettes en matière de démocratisation de l'école. Que l'on songe aux premières générations d'instituteurs républicains et socialistes avant et après la première guerre mondiale, aux enseignants politiquement progressistes et syndiqués, de l'après deuxième guerre, aux « soixante-huitards » en fonction lors de la forte poussée des effectifs des années 1970 et 1980. Une raison logique ensuite : que serait une mobilisation contre l'échec scolaire qui ne tiendrait pas compte aujourd'hui des facteurs extérieurs, sociaux et économiques, qui le déterminent en grande partie ? C'est bien d'ailleurs la critique que l'on peut porter à la politique dominante de « professionnalisation » du métier d'enseignant, que de se confondre avec une technicisation pédagogique et un appel à la « mission éducative » de l'École, en oubliant la nécessaire prise de conscience sociologique et l'indispensable politisation des enseignants comme condition même de l'engagement dans la lutte pour la démocratisation culturelle véritable. La politisation nouvelle du milieu tient pour une part au fait qu'on arrive à la fin du cycle « pédagogique » et « managérial » des tentatives de résolution des problèmes liés à l'échec scolaire. Les facteurs sociaux et les logiques de ségrégation ont pris un tel poids dans la détermination des échecs que l'on ne peut pas plus les ignorer que continuer à les traiter au niveau de l'établissement, c'est-à-dire comme s'ils relevaient de la seule action locale sur le terrain pédagogique. Des générations anciennes d'enseignants auparavant politisées mais reconverties dans l'action

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éducative pour « continuer le combat » vivent aujourd'hui les limites structurelles de leur action. Après avoir échoué à changer la société politiquement, ils s'étaient convaincus qu'on pouvait au moins essayer de la changer par l'école, en changeant l'école. Ils vivent aujourd'hui une certaine déception au regard de cet engagement pédagogique, au moment où ils se rendent compte que les logiques dominantes de ségrégation et de « gestion par flux tendus » sont de plus en plus puissantes et impossibles à contrecarrer à l'échelle des seuls établissements et par la seule pédagogie. Cette désillusion va à contresens de l'idéologie officielle et des habitus que la formation dispensée aux jeunes enseignants voudrait transmettre, euxmêmes de plus en plus sceptiques face aux injonctions inflationnistes et plus ou moins contradictoires de leur hiérarchie. L'exemple de Vincent que présente Sylvie Beaud dans son enquête sur les phénomènes de générations dans un lycée de banlieue est exemplaire. Ce professeur de sciences économiques et sociales, né en 1951, a « tiré de sa participation aux événements de mai 68 la conviction que la société peut et doit changer et ce grâce à l'école, qui seule peut donner aux classes populaires, les moyens culturels de comprendre la société et de la contester pour la changer. » Vincent fait partie de ces enseignants aux convictions de gauche très affirmées pour lesquels «le métier d'enseignant trouvait sa justification, jusque dans la deuxième moitié des années 1990, dans la croyance que l'école publique pouvait réduire les inégalités sociales et même changer la société. C'est cette croyance qui semble s'être évanouie à la fin des années 1990 », affirme Sylvie Beaud11. L'actuelle politisation anti-libérale nous semble donc traduire une repolitisation des questions d'école qui n'est évidemment pas synonyme d'un quelconque fatalisme pédagogique. L'articulation entre le combat politique pour l'« école publique pour tous » et la mobilisation pédagogique locale contre les échecs scolaires dépendra largement des organisations syndicales et des mouvements pédagogiques. Seront-ils capables d'intégrer les dimensions politiques et pédagogiques de l'action éducative dans les conditions actuelles, qui n'ont plus rien à voir avec les années 1950 ou 1970?

Le sens de l'antilibéralisme enseignant Cette re-politisation ne va pas sans un travail de redéfinition de l'identité professionnelle et sociale. Elle constitue même une réponse collective à ce que l'on a souvent diagnostiqué comme une « perte de sens » 17. Sylvie Beaud, « Deux générations dans un lycée de banlieue », Nouveaux Regards, n° 25, printemps 2004.

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du métier. La synthèse anti-libérale, dont le mouvement de 2003 aura été un moment catalyseur, permet, en identifiant et en nommant ce qui s'oppose à la transmission plus égalitaire des savoirs, de redonner aux enseignants une signification politique de leur métier. Elle est de ce fait partie prenante d'une recomposition symbolique du monde scolaire. Les enseignants, comme souvent dans l'histoire, retrouvent leur identité sur une base politique, à contresens de la ligne officielle qui a tendu à les enfermer dans un schéma identitaire strictement technique et fonctionnel. Pour le comprendre, il convient de considérer comment la conscience anti-libérale répond à un certain nombre de tensions liées à l'exercice du métier et, plus précisément, aux épreuves sociales et culturelles qu'y rencontrent les enseignants. La première dimension à prendre en compte est celle de l'inégalité croissante dans les conditions d'exercice du métier et dans les apprentissages. Elle tient évidemment à la contradiction entre l'adhésion demandée aux objectifs de démocratisation culturelle censés s'incarner dans une institution républicaine et la réalité des conditions concrètes d'enseignement, perçues comme de plus en plus inégalitaires. On l'a souligné plus haut : c'est sans doute le caractère de plus en plus manifeste des écarts de recrutement social entre établissements liés à leur implantation géographique qui tend à discréditer progressivement les incantations aux changements strictement scolaires, organisationnels ou pédagogiques destinés à répondre à cette fragmentation sociale de l'école. De fait, les politiques visant à accroître l'autonomie des établissements, à renforcer le pouvoir des « patrons » locaux, à renforcer les possibilités de choix des familles, à développer la concurrence entre écoles, à intensifier les relations entre entreprises et établissements scolaires sont de plus en plus clairement identifiées comme relevant de la matrice libérale, même lorsque c'est la gauche gouvernementale qui les a souvent promues (comme ce fut effectivement le cas en France). La deuxième tension est liée à la définition de la fonction elle-même. L'enseignement a connu, et connaît encore, une érosion de l'identité professionnelle héritée, conçue comme magistrature républicaine et prêtrise culturelle. De ce point de vue, les remarques de Marx sur la croissance du travail abstrait général s'appliquent assez bien à l'évolution de la fonction sociale de l'enseignant. Au titre de « travailleur comme les autres », pris dans la logique homogénéisante du travail abstrait, l'enseignant subit l'imposition d'un vocabulaire et de méthodes en usage dans les organisations productives privées et dans les autres administrations soucieuses de rentabilité et de productivité. On lui enjoint d'abandonner la nostalgie d'une profession « héroïque », d'oublier la « magie de l'acteur », de renoncer à voir dans l'enseignement un « métier pas comme les autres » où primerait la vocation intellectuelle et le désintéressement.

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Ce désenchantement forcé serait même appelé par la massifîcation, par le caractère nécessairement plus technique et utilitaire des matières enseignées, bref par ce qui est généralement présenté comme les exigences les plus essentielles de la démocratisation. Cette dernière, et ce n'est pas le moindre des paradoxes de la condition enseignante, passerait même par une conception foncièrement non politique du métier. La nécessité de rompre avec l'humanisme républicain, lequel a fait partie du bagage des forces politiques et syndicales progressistes depuis la fin du XIXe siècle, est explicitement proclamée par les tenants d'une « modernité » qui a des affinités étroites avec « l'esprit du capitalisme ». Être un enseignant démocrate serait renoncer à la haute idée d'une mission exceptionnelle portée par les grandes forces spirituelles de la civilisation humaniste, tel est le nouveau credo18. L'affirmation répétée qu'il faut changer de culture professionnelle, abandonner le caractère spécifiquement intellectuel du métier s'accompagne de l'imposition des logiques d'efficacité dont le caractère étranger à l'habitus hérité est source de souffrance et de refus, typiques de toute entreprise de conversion forcée des « indigènes » à la langue et aux valeurs des dominants. Ce sentiment d'aliénation croît avec le poids des impératifs économiques qui s'imposent dans le monde scolaire au détriment des valeurs culturelles mais aussi avec l'usage des tics de langage et les techniques de gestion de type managérial qui étouffe toute parole singulière et semble à mille lieux des expériences pédagogiques vécues. Cette négation violente de l'expérience et de la mise en forme symbolique de la fonction, qui commence par l'usage d'un langage convenu et euphémisé - le « pédagogiquement correct » - est au principe d'un profond dissentiment à l'égard de l'administration de l'Éducation nationale et de tous ceux qui relaient ce type de phraséologie techniciste et formaliste (Yves Clot [1995]). C'est ce divorce qui alimente aussi bien les comportements de retrait et de cynisme que les engagements dans les luttes et l'attachement aux formes démocratiques du mouvement « où l'on connaît les difficultés d'exercice du métier », « où l'on se respecte », « où l'on s'écoute ». Dans ce contexte, la défense de l'école publique a retrouvé une forte actualité et des formes nouvelles. Les réformateurs modernistes, d'inspiration libérale plus ou moins avouée, n'ont cessé depuis vingt ans de clamer que l'école devait changer parce que les conditions et les impératifs économiques avaient changé. Mais contester le sens des réformes dans lesquelles on lit un risque de « démantèlement de l'école publique », c'est logiquement mettre en question ce qui est supposé être la force majeure et la 18. Ce qui n'est pas sans poser un problème crucial quant au ressort de l'efficacité pédagogique, laquelle suppose que l'enseignement ne soit pas conçu comme « un métier comme les autres », c'est-à-dire sans engagement de la personne même.

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cause principale de sa transformation par une sorte de « retour à l'envoyeur ». Défendre l'institution scolaire contre ce qui est perçu comme une marchandisation généralisée, c'est défendre l'autonomie de la formation culturelle générale contre la tendance à la subordination de la formation des travailleurs aux logiques d'accumulation. De ce fait, la défense de l'autonomie institutionnelle prend aujourd'hui une forme nouvelle bien distincte des seules apologies élitistes traditionnelles de la haute culture. Certes, la confusion n'est pas rare, entretenue aussi bien par les tenants nostalgiques d'une école préservée des « barbares » que par les modernistes pour qui toute défense de la transmission des savoirs et de la connaissance des œuvres est assimilée à l'expression du conservatisme social. L'enjeu de la redéfinition politique de la fonction enseignante est bien de faire que la « démocratisation » du système éducatif se traduise effectivement par une transmission culturelle élargie et non par une simple « gestion des flux » quantitative. Cette dimension du sens du métier est essentielle. Si l'enseignement subit la disqualification typiquement néo-libérale de tous les services publics, il est de surcroît affecté par la négation de la spécificité de ce service public ou, plus exactement, par la négation du travail qui s'y opère en matière de formation intellectuelle de la personne, au profit d'une définition à la fois très réductrice de sa fonction (en termes de « production des compétences ») et très lâche (en termes de socialisation et de moralisation). Et ceci à un moment où les enseignants perçoivent combien la dégradation des conditions de vie des classes les plus pauvres, les effets de la « désaffiliation sociale » qui affectent certaines fractions de la population, la sous-culture de masse médiatique et les « valeurs marchandes », rendent de plus en plus difficiles les apprentissages scolaires dans les milieux populaires. Loin de se sentir une vocation universelle à s'exprimer sur la société toute entière comme l'intellectuel à l'ancienne, c'est au nom de réalités très sensibles que l'enseignant se sent investi d'une responsabilité et d'une fonction de témoignage pour s'adresser à la société toute entière. Ainsi, l'emprise croissante des logiques économiques sur l'école, les politiques libéraJes de stigmatisation de la puissance publique et de culpabilisation des fonctionnaires, la baisse des moyens affectés à l'éducation, tous ces éléments provoquent des effets contradictoires sur l'identité professionnelle et sociale des enseignants. Ces derniers s'affirment de plus en plus comme «travailleurs de services publics» et, à ce titre, comme on l'a vu, entendent se porter aux premiers rangs de la défense de l'État social. Cette identité de « travailleur de services publics » répond sans doute à l'érosion du mythe du professeur magicien à la vocation sacerdotale. Mais c'est aussi une identification ambiguë en ce qu'elle accepte le regard dévalorisant des classes supérieures sur le métier qui, comme l'a dit brutalement Claude Grignon, est vu comme un véritable repoussoir, un

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métier « impossible » et « impensable », par les fractions les plus prospères de la bourgeoisie 19. On ne peut mieux dire sans doute que Pierre Bourdieu ([1993], p. 222) quand il soulignait que les personnels composant la « main gauche » de l'État ne pouvaient vivre que dans la douleur la négation, par l'exaltation du rendement et du profit, « du fondement même de fonctions qui ne vont pas sans un certain désintéressement professionnel associé, bien souvent, au dévouement militant ». Mais plutôt que d'y voir simplement l'intériorisation passive de cette incontestable dévalorisation matérielle et symbolique qui affecte tous les agents subalternes de l'appareil d'État, il faut considérer que c'est une logique de dignité et d'honneur qui conduit « en positif » les enseignants à mettre en avant cette défense des services publics, convertissant ainsi la noblesse d'une fonction culturelle bien déchue en ces temps désenchantés, en une affirmation plus directement politique et sociologique de leur rôle social.

Une lutte pour la reconnaissance Le monde de l'enseignement est peut-être devenu l'une des plaques les plus sensibles des contradictions de la société d'aujourd'hui. Parmi toutes les dimensions évoquées plus haut, la question de la valeur sociale du métier, celle du sens que l'on peut donner à cette activité professionnelle, sont au cœur de la résistance aux logiques néo-libérales. Il va sans dire que ces questions concernent bien d'autres professions, comme on l'a vu durant l'année 2003-2004, avec les mobilisations des artistes du spectacle vivant et des chercheurs. La puissance de contestation de ces mouvements nous semble considérable. Elle tient sans doute à un ensemble de faits de plus en plus intriqués : la très nette dégradation de la situation matérielle de ces professions, en matière de rémunérations, de statuts, de conditions de travail, de reconnaissance sociale entre en collision brutale avec une rhétorique sans conséquences pratiques sur « l'économie de la connaissance » et « l'exception culturelle ». L'un des enjeux des luttes dans le milieu de l'enseignement est de défendre la spécificité des fins culturelles de l'école et par là de défendre l'idée qu'il s'agit d'un métier dont « la valeur n'a pas de prix », c'est-à-dire échappe à la seule logique économique ce qui, dans une société marchande, tend à avoir un sens scandaleux. De ce point de vue, il est vrai que les enseignants ne forment pas un ensemble homogène : plus ils enseignent des savoirs éloignés du monde économique et technique, c'est-à-dire des savoirs dont la valeur sociale ne tient pas à leur rendement professionnel direct et 19. Claude Grignon, « De "l'école du peuple" au "lycée de masse" », Critiques sociales, n° 3-4, novembre 1992, p. 19.

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explicite, plus ils ont tendance à plaider pour la valeur de ce qui est « hors prix » marchand. Certes, l'idée même de cette gratuité culturelle devient difficile à formuler dans un univers social centré sur la valorisation de l'enrichissement matériel. Mais il ne s'agit pas seulement d'une dénonciation abstraite. La force de la critique actuelle de la marchandisation trouve sa source dans les effets très concrets du laisser-faire en matière de « régulation » institutionnelle, sur les mécanismes de reproduction sociale, sur la croissance des inégalités des conditions concrètes d'enseignement. Les questions des inégalités scolaires, celle des missions culturelles et intellectuelles de l'enseignement, celle de la situation matérielle des personnels tendent à fusionner dans la question plus générale de la place de la culture dans la société de marché. Si cette critique ne s'oppose pas à la ligne traditionnelle des syndicats enseignants et des partis politiques de gauche en faveur de la démocratisation scolaire et culturelle, elle réclame de leur part l'élaboration d'un discours intégrateur et synthétique capable de fournir la signification historique des mutations actuelles de l'école et de les rapporter aux combats quotidiens et aux circonstances concrètes du métier. Une telle lutte de reconnaissance qui prétend soustraire la culture, les savoirs, les valeurs morales au règne de la marchandise inscrit les enseignants dans un mouvement plus vaste de nature anti-utilitariste. « On veut travailler sans obéir à la logique unidimensionnelle de la rentabilité et de la concurrence », tel semble être le message commun de ces mobilisations qui font des arts et des sciences des « biens communs ». Le mouvement social dans l'éducation, comme dans le spectacle et la recherche, pose au fond la question décisive de la valeur des activités non marchandes, laquelle valeur est l'enjeu d'une lutte généralisée, inséparablement morale et matérielle, symbolique et monétaire. Il s'agit plus précisément pour les personnels de l'enseignement d'articuler la défense générale des services publics à la reconnaissance de la particularité intellectuelle de leur métier, et ceci en dehors des mythes dépassés du sacerdoce ou de la magie. Cette tâche suppose de redéfinir les fondements légitimes de l'autonomie scolaire. En un mot, elle impose une nouvelle doctrine de la laïcité comme résistance à la logique impériale du « capitalisme cognitif ».

Réapprendre l'égalité. Les luttes enseignantes du printemps 2003

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La mobilisation largement inédite des personnels de l'Éducation nationale au cours du printemps 2003 présente quelques traits particulièrement marquants : ampleur des grèves et des manifestations, recours massif à la pratique des assemblées générales et à celle des rencontres entre « secteurs en lutte », développement de débats, d'actions symboliques ou festives. Elle se distingue aussi par la place qu'ont prise les groupes professionnels enseignants dans un mouvement beaucoup plus large, comme rarement dans le passé, sauf peut-être si l'on remonte à ce qui s'était joué autour des luttes laïques à la fin des années 1950, dans un contexte et sous des formes toutefois très différents. Sur fond de développement des luttes ouvrières et de construction de l'État social, il s'agissait alors d'assurer la défense des principes et des institutions scolaires issues de la Troisième République ; en 2003, c'est la question même de la survie des services publics qui était posée par les manifestants, dans un contexte d'émergence de nouvelles formes de mobilisation du salariat, marqué par les effets des luttes de novembre-décembre 1995 et par l'audience croissante du mouvement altermondialiste. Les grèves du printemps 2003 furent ainsi l'occasion d'une recomposition du langage des luttes enseignantes, par la mise en relation des questions relevant du répertoire usuel de la revendication syndicale telles que celles afférant au statut des personnels ou aux budgets affectés à l'éducation - et de questions le plus souvent conçues, depuis les années 1990, comme domaines privilégiés des associations de lutte généralistes ou des partis politiques, en particulier dans la mise en cause des processus de « marchandisation » des services publics. Indissociablement, cette recomposition symbolique fut aussi le propre d'un ensemble beaucoup plus vaste de mobilisations sectorielles, des archéologues aux intermittents du spectacle ou aux chercheurs, l'opposition du monde de la culture et de la

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transmission culturelle aux politiques « néo-libérales » étant inscrite dans l'ordre d'une résistance fondamentale à la destruction de tout ce qui organise la solidarité sociale. Pour tenter de rendre compte des processus de constitution d'un tel « mouvement », et ne pas en rester à la description des formes de mobilisation ou à une pure restitution de ses origines sociales et historiques, il convient de comprendre les modalités spécifiques de ce qui a « fait mouvement », d'appréhender les significations qui se sont organisées au fil de l'action et qui ont permis de la légitimer, et les conditions dans lesquelles s'est structurée une série de pratiques prenant appui sur les répertoires d'action constitués au cours des luttes antérieures. Une telle approche, attentive à la dynamique même de production des « mouvements sociaux », ne peut en réalité atteindre son objectif sans rupture préalable avec tous les présupposés normatifs qui ont longtemps hanté la « sociologie des mouvements sociaux », en France tout particulièrement. Car il s'agit moins d'évaluer une cohérence « d'orientation » que d'analyser des conditions sociales de constitution d'un sens du «mouvement» et un travail politique de mise en cohérence. Et l'on ne peut guère y prétendre sans considérer l'inscription sociale des individus et des groupes sociaux analysés, leur perception des enjeux de lutte et la façon dont ils contribuent à leur définition, tout autant que les situations historiques dans lesquelles ils sont conduits ou non à se mobiliser, ou les variations de leur croyance aux vertus de la mobilisation. On se limitera à ébaucher une analyse de ce type en examinant tout d'abord les modèles d'interprétation les plus en usage, s'agissant des luttes enseignantes du printemps 2003 ; puis en proposant une recontextualisation historique de leur genèse ; en formulant, enfin, quelques hypothèses relatives à la configuration intergénérationnelle des groupes enseignants au moment du conflit et à la nature des pratiques syndicales tout au long du mouvement. Cette analyse prend appui, d'une part, sur l'exploitation des publications des principaux syndicats de septembre 2002 à août 2003, d'autre part, sur une série d'observations participantes et d'entretiens informels menés principalement à Paris, dans la Vienne et sur le plateau du Larzac, de mai à août 2003.

Faire « mouvement » Pour comprendre l'ampleur des grèves et des manifestations des personnels de l'Éducation nationale en 2003, il convient tout d'abord de revenir à la configuration de l'automne 2002. Contre la suppression de 20 000 postes d'aides-éducateurs et de 5600 postes de surveillants, et leur

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remplacement par 11000 assistants d'éducation au statut encore flou, et contre les mesures de restriction budgétaire, la FAEN, la FERC-CGT, la FSU, le SGEN-CFDT et l'UNSA-Éducation se constituent en front unitaire dès le 12 septembre. Des manifestations conventionnelles sont organisées à la suite, à un moment où les syndicats de gaziers et d'électriciens, d'une part, de cheminots, d'autre part, organisent également des «journées d'action », et alors que la question des universités et de la recherche occupe une place croissante dans le débat public Les organisations et courants minoritaires, tels que SUD-Éducation ou l'École émancipée, militent de leur côté pour une radicalisation des actions et un rapprochement avec les autres « secteurs en lutte ». Tout au long de l'hiver, la conduite de l'action constitue un objet de conflit entre organisations et, souvent, au sein de chaque organisation, mais le maintien du front unitaire, d'un côté, et les menées subversives des groupes minoritaires, de l'autre, contribuent au développement d'un climat de mobilisation dans un nombre croissant d'établissements. Début 2003, l'annonce des mesures de transfert de près de 100 000 personnels non-enseignants de l'Éducation nationale vers les collectivités territoriales est perçue comme le début d'un processus de démantèlement, conduisant à l'abandon ou à la privatisation de secteurs entiers du service public d'éducation. S'y ajoute, à partir du mois de février, le contentieux autour du projet de loi sur les retraites. Une deuxième période débute au soir du 18 mars, avec le vote de la grève reconductible par une assemblée de 400 grévistes au Havre. Le mouvement s'étend dans l'académie de Bordeaux, à l'appel de l'intersyndicale, puis, le 27 mars, à l'occasion d'une «journée d'action» des assistantes sociales et des conseillers d'orientation psychologues ; il s'amorce dans les établissements secondaires de Seine Saint-Denis, dans les écoles des quartiers nord de Marseille, et dans des départements à forte dynamique unitaire, comme la Vienne. Même si la période des vacances scolaires de printemps vient retarder la diffusion du mouvement, une étape est franchie dans la plupart des départements. Ici une grève débute juste avant les congés, ailleurs un préavis est déposé pour le retour des vacances ; un esprit de révolte s'exprime dans les manifestations ; des caricatures du ministre de l'éducation circulent sur l'Internet et finissent sur les pancartes des défilés. Un slogan fédérateur s'impose : « Dans tous les quartiers, dans toutes les régions, un même droit à l'éducation ». Des «journées d'action» à répétition ou des grèves reconductibles éparses touchent progressivement l'ensemble du pays, grèves animées tantôt par les

1. Pour plus de détails sur la chronologie du mouvement, voir Bertrand Geay, « Le "Tous ensemble" des enseignants », dans Sophie Béroud, René Mouriaux, L'année sociale, Paris, Syllepse, 2004, pp. 135-147.

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organisations majoritaires, tantôt par des « coordinations » ou des « assemblées générales d'établissements ». La journée interprofessionnelle du 13 mai, organisée autour de la question des retraites, marque l'apogée de la mobilisation chez les personnels de l'enseignement. Les syndicats recensent 80 % de grévistes dans ce secteur. Tous secteurs professionnels confondus, de un à deux millions de manifestants sont comptabilisés dans l'ensemble du pays. Après le 13 mai, s'ouvre une troisième période. Le «mouvement enseignant » se généralise, sous des formes encore très disparates, mais en impliquant l'ensemble des secteurs éducatifs, de la maternelle à l'université. Il apparaît comme le « fer de lance » de la contestation du projet Fillon sur les retraites, tout en portant ses propres exigences, autour de l'avenir du service public d'éducation. La grève ne touche toutefois les autres secteurs professionnels que de façon limitée ; les divisions entre confédérations refont rapidement surface sur la question des retraites ; la CGT, vers laquelle de nombreux espoirs se portent, conserve une position relativement modérée. De journée interprofessionnelle en journée de l'intersyndicale de l'éducation, de grèves interprofessionnelles locales en grèves sectorielles nationales, le mouvement interprofessionnel se poursuit néanmoins pendant plus d'un mois, et en son sein, l'Éducation nationale demeure le secteur le plus actif, avec, dans de nombreux départements, le soutien de collectifs de parents d'élèves. La pratique des assemblées générales et des coordinations interprofessionnelles se diffuse, en marge des organisations syndicales, ou, plus fréquemment, à leur initiative. Des manifestations communes sont organisées avec les personnels de l'archéologie préventive et les intermittents du spectacle, ainsi que des pique-niques, concerts, conférences-débats sur les réformes scolaires « néolibérales » ou l'Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), et autres « forums » d'initiative syndicale, associative ou politique. En fait, ce n'est qu'à partir du 3 juin, au niveau interprofessionnel, et du 12 juin, dans l'Éducation nationale, que s'amorce un véritable reflux de la mobilisation. Dans les départements les plus actifs, elle se prolonge jusqu'à la mi-juillet en relation avec les intermittents du spectacle. En août, le rassemblement du Larzac, organisé par ATTAC, la Confédération paysanne et des syndicats comme la FSU et Solidaires, apparaît comme le prolongement de la mobilisation du printemps, tant dans son ampleur que dans sa tonalité particulière.

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Trois points de vue Pour appréhender les logiques spécifiques d'une telle mobilisation, différentes théories apparaissent disponibles pour l'observateur, dont chacune apporte un questionnement non dénué de pertinence mais qui trouve rapidement ses limites : 1. Une « réaction corporative », autour de la défense du statut des enseignants. Ce type d'appréciation critique, fréquente du côté des éditorialistes des principaux organes de presse et qui trouve sa légitimité du côté de l'approche « actionnaliste » des mouvements sociaux, est ici particulièrement paradoxal. Car si l'on s'en tient au discours des acteurs, dans la logique subjectiviste qui sous-tend ce type d'approche, ce n'est pas ce qui est apparu le plus marquant. Dans les débats qui se sont tenus pendant des semaines, d'assemblée générale en conférence ou « forum », dans l'expérience subjective des individus les plus mobilisés, s'est au contraire exprimé le sentiment d'être engagé dans une lutte à la hauteur d'un « enjeu de société », et de revenir collectivement, par une sorte de réflexe vital, à l'essence même de la mission qui leur était confiée. Il convient d'ailleurs de noter que les enseignants, qui formaient la plus grande part des groupes mobilisés, n'étaient pas directement ou immédiatement visés par le projet de décentralisation. Si l'hypothèse d'une forme de défense collective du statut est bien à retenir, il convient donc aussi de prendre en compte, pour comprendre la dynamique de la mobilisation, les liens établis entre défense statutaire et défense de valeurs universelles - autour des notions de service public, d'accès égalitaire aux biens culturels, de solidarité. Les groupes professionnels tels que celui des enseignants, tout particulièrement dans la tradition syndicale enseignante française, font partie de ces groupes qui se caractérisent par une forme de propension à l'universel (Bertrand Geay [2005]), ou pour parler comme Pierre Bourdieu [1994], que leurs intérêts spécifiques sont d'une certaine façon des intérêts à l'universel. Mais on ne peut oublier que l'assemblage symbolique par lequel se réalise ce type de propension n'a semblé dans la période récente trouver son efficience que dans certaines circonstances bien particulières - un contre-exemple flagrant étant constitué par ce qui s'est joué sous le ministère Allègre, période sur laquelle on reviendra. C'est donc finalement la capacité de groupes professionnels tels que ceux des enseignants à universaliser leurs actions collectives, dans les conditions particulières de mouvements du type de celui de 2003, qu'il s'agit de placer au centre de l'analyse. 2. Un mouvement prenant place dans le « cycle des luttes salariales antilibérales ». L'accent est mis ici sur les aspects les plus génériques du statut salarial et sur la division politique qui s'est constituée entre les

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groupes politiquement et économiquement dominants et les fractions les plus mobilisées du monde salarial, en particulier depuis novembredécembre 1995. Contre l'imposition progressive de la vision néo-libérale et contre le fractionnement des luttes et des résistances sectorielles, les luttes « tous ensemble » réapparaîtraient de loin en loin, en prenant appui sur les secteurs les plus immédiatement visés et en s'alimentant de leur propre histoire. Cette hypothèse, plus fréquente chez les militants et inspirée par une certaine vulgate marxiste, a l'avantage de mettre en lumière les relations historiques entre ces différents types de mouvements. • convient néanmoins de se dégager de tous les présupposés mécanistes que peut enfermer la notion de cycle en portant une attention particulière aux processus d'engendrement de ces mouvements les uns par rapport aux autres, à la constitution d'un capital d'expériences susceptibles d'être appropriées et transmises. Il s'agit aussi de rendre compte des spécificités des mobilisations dans l'Éducation nationale, de leur histoire propre et des logiques particulières selon lesquelles s'est mis en forme un «tous ensemble » où les personnels de l'enseignement occupaient une place centrale. 3. «L'influence du mouvement altermondialiste ». Plus courante chez les « politologues » les plus en vue, cette troisième hypothèse semble faire référence à une approche d'inspiration psychosociologique, quoique sur un mode assez diffus. Limitée à ce simple énoncé, elle apparaît en réalité largement tautologique. En effet, l'un des faits marquants de ce mouvement est bien d'avoir vu les thématiques développées par des mouvements comme ATTAC se diffuser et être réappropriées massivement par les grévistes, de façon très différente de ce que l'on avait observé au cours des années antérieures. Mais cette hypothèse demeure quelque peu abstraite et circulaire, si l'on considère que les enseignants figurent parmi les groupes sociaux les mieux représentés au sein de ce type de mouvements, et que, sous l'angle sociographique, il n'y a donc pas de véritable extériorité entre le mouvement altermondialiste et des mobilisations enseignantes telles que celles de 2003. Le problème posé est donc plutôt celui des mécanismes spécifiques de l'engagement ou de la sympathie pour ATTAC, et de ceux à l'œuvre dans le rapport des enseignants aux luttes à caractère syndical, et, partant, il est celui des liens qui se sont construits entre les mobilisations qui se sont développées sur deux scènes apparemment distinctes l'une de l'autre, et de la constitution, au fil de ces interactions, de schèmes de perception qui conditionnent la réception et la réaction aux politiques mises en œuvre. Ce bref examen critique des thèses les plus couramment en usage conduit ainsi à proposer une analyse qui tienne ensemble, non seulement la position sociale des enseignants, leurs dispositions, leurs modes

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d'organisation et la nature des politiques scolaires, mais les variations conjoncturelles de ces politiques et celles qu'elles produisent sur la structuration du champ syndical, la façon dont les différentes fractions du groupe professionnel perçoivent l'institution scolaire et son évolution, et les modifications qui affectent ces perceptions dans le mouvement même où s'organise l'action collective.

Un état du champ Considérons en premier lieu les caractéristiques principales des groupes professionnels de l'enseignement - enseignants tout particulièrement - et les formes politiques qui les singularisent historiquement. De leur position dans l'espace social, les enseignants tiennent toute une série de propriétés relatives (Bernard Geay [1999]). Salariés de l'État, ils doivent leur position moyenne dans l'espace social à leurs ressources culturelles, et notamment, à celles acquises et légitimées par l'institution scolaire. Plus spécifiquement, leur identité professionnelle trouve ses fondements dans l'autorité pédagogique que leur délègue la collectivité. Ces caractéristiques très générales permettent de comprendre quelques-uns des invariants de leurs prises de position, et ce, non seulement en France, mais dans tous les pays qui lui sont comparables : un ancrage tendanciel dans la gauche modérée et un attachement, souvent conflictuel, à l'État. Jusqu'aux années 1960, ces propriétés se sont trouvées accentuées par les spécificités des trajectoires sociales des enseignants, plutôt ascendantes, et par une histoire politique propre, marquée par les liens construits avec la République à ses origines. On comprend par là que, notamment chez les instituteurs, longtemps en position numérique dominante dans les professions enseignantes, s'était instituée une tradition politique et tout un ensemble de règles professionnelles fondées sur un mélange très particulier de soumission à l'autorité et de progressisme républicain. Depuis déjà plusieurs décennies, les origines sociales et les modes de recrutement des maîtres n'ont cessé de se modifier, contribuant au développement de dispositions plus anti-institutionnelles ; les corps de l'enseignement secondaire sont devenus majoritaires et l'ensemble des catégories enseignantes a vu sa féminisation s'accroître ; l'univers politique des enseignants, édifié autour de la défense des institutions issues de la Troisième République et de la nébuleuse d'associations, de mutuelles et de coopératives que le syndicalisme républicain avait lui-même construite, s'est peu à peu trouvé en porte-à-faux avec ces groupes dont les organisations majoritaires assuraient la représentation. Cette évolution,

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dont on ne peut ici que retracer les grandes lignes, permet de rendre compte en grande partie de la crise identitaire et de la crise de représentation syndicale observée à la fin des années 1980 et au début des années 1990. La scission de la FEN 2 en constitue l'aspect le plus visible ; en sont issues 1 ' UNSA-Éducation3 et la FSU 4 . L'ancien syndicalisme hégémonique a alors laissé place à un syndicalisme de plus en plus fragmenté, disposant d'une moindre implantation et faisant face à une demande plus instrumentale5. Les conditions dans lesquelles s'est effectuée la « massification » scolaire, les inégalités qui traversent aujourd'hui l'ensemble du système d'enseignement, la montée de certaines formes de consumérisme du côté des usagers et l'espèce d'anomie qui frappe les établissements les plus exposés aux processus de ségrégation interne et externe au système d'enseignement (Agnès Van Zanten [2001] ; Stéphane Beaud [2002]), sont venues en un sens renforcer la tendance au désenchantement professionnel qui s'observait déjà dans ce contexte. Un état d'esprit plus hostile à l'institution s'est peu à peu diffusé et il est apparu à de larges fractions des personnels que les gouvernants ne proposaient aucune réponse concrète aux difficultés à enseigner, et que se mettait en place un modèle privilégiant la gestion des flux d'élèves et la délégation au « local » de tout ce qui faisait problème, en lieu et place d'une véritable politique scolaire. À la fin des années 1990, le caractère « managérial » des nouvelles politiques scolaires s'est de plus en plus affirmé, à travers le développement des dispositifs d'évaluation, le recours à la gestion par projets et le couplage entre un renforcement de l'encadrement hiérarchique et l'autonomie de plus en plus importante laissée aux établissements. Mais, alors que la représentation politique du groupe restait problématique et que les idéaux émancipateurs associés à la « démocratisation scolaire » semblaient durablement atteints, cet état d'esprit de plus en plus rétif aux « réformes » ne s'est que ponctuellement exprimé sous la forme de mouvements durables de protestation collective, à l'exception toutefois des grèves de la Seine Saint-Denis, en 1998, et de celles du Gard et de l'Hérault, en 1999. En réalité, le syndicalisme enseignant a connu, au cours de ces années, une recomposition partielle de ses pratiques et de ses orientations. D'un

2. Fédération de l'Éducation Nationale. 3. Branche Éducation de l'Union Syndicale des Syndicats Autonomes, nouvelle organisation interprofessionnelle créée par l'ancienne majorité de la FEN. 4. Fédération Syndicale Unitaire, ancienne minorité de la FEN, devenue majoritaire au sein de l'Éducation nationale peu après la scission. 5. Sur les transformations du syndicalisme enseignant, voir aussi René Mouriaux [1996].

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côté, la scission de la FEN a ouvert de nouveaux espaces pour un syndicalisme plus en phase avec les dispositions des nouvelles générations, à la fois plus ouvert aux questions touchant directement aux pratiques professionnelles, moins « idéologique », mais aussi plus réceptif aux variations des attentes des personnels, empruntant à la fois au registre traditionnel de l'action syndicale enseignante (grandes manifestations nationales, délégations, adresses aux parlementaires, etc.) et aux pratiques jusqu'alors plus caractéristiques des courants gauchisants (assemblées générales, grèves longues, structuration souple des modes de délégation dans les périodes de mobilisation). Paradoxalement, la fragmentation syndicale a également contribué à une fluidification des relations entre les principaux courants, qui, depuis des décennies, étaient engagés dans des luttes de pouvoir particulièrement vigoureuses au sein de la FEN. D'un autre côté, l'ensemble des organisations s'est trouvé en difficulté pour formuler de véritables alternatives aux politiques ministérielles, prises dans l'alternative de l'acceptation de la « modernité », telle que définie par la nouvelle pensée d'État, ou d'une défense des régulations traditionnelles de l'institution, s'enfermant par là dans la posture du repli corporatif. Les divisions les plus durables du champ syndical, telles que celles opposant le premier et le second degrés, ont alors trouvé une vigueur nouvelle, redoublant, apparemment au moins, les clivages du débat médiatique opposant « pédagogues » et « républicains ». La période du ministère Allègre fut de ce point de vue exemplaire, tant elle fut l'occasion d'une réactivation des alliances et des divisions les plus anciennes, à l'image de ce qui s'était produit à l'occasion des débats sur l'instauration du collège unique, dans les années 1950 et 1960 (Bernard Geay [2005]).

Conjoncture politique et conjonction intergénérationnelle D'où vient, dans ces conditions, que l'on ait assisté à une sorte de révolte des « hussards de la démocratisation » ? En quoi les initiatives gouvernementales de 2002-2003 ont-elles été de nature à provoquer cette levée en masse, à bien des égards inédite ? L'un des aspects les plus saillants des discours des individus engagés dans cette mobilisation, que ce soit à l'occasion des assemblées générales ou dans les entretiens informels réalisés à la fin du mouvement, c'est l'idée que l'on était en présence d'une attaque multiforme, massive et globale de ce qui est constitutif du système de solidarité nationale et tout particulièrement du service public d'éducation. Si l'on veut échapper au caractère d'évidence que peut avoir ce rejet quasi viscéral de la politique scolaire et sociale conduite par Luc

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Ferry et par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, il faut, d'une part, considérer ce type de conjoncture comme une sorte de situation expérimentale où se trouvent activées des dispositions à la contestation d'ordinaire partiellement latentes, et d'autre part, ne pas négliger l'espèce de concordance ou d'accumulation de signes par lesquels cette politique s'est donnée à voir : réduction des budgets, suppression programmée des aides-éducateurs, mise en cause des statuts de certaines catégories par abandon des engagements pris quelques semaines auparavant, modification des règles relatives à l'établissement des pensions, etc. Or, la conjonction de ces mesures, sans doute partiellement involontaire du fait même du calendrier de l'action politique, est intervenue à un moment où précisément avait commencé de se diffuser au sein des professions enseignantes des théories permettant d'interpréter la politique conduite comme la retraduction d'un projet global de déstabilisation et de déstructuration des services publics à l'échelle internationale, particulièrement dans le domaine éducatif, sous l'égide de l'AGCS. De ce point de vue, la dynamique unitaire engagée dès l'automne 2002, alors qu'il n'était pas encore question des mesures de décentralisation ni des retraites, a non seulement facilité l'organisation d'une réaction collective des personnels, mais a contribué à la diffusion d'un sentiment d'urgence politique en même temps qu'elle légitimait les interprétations les plus alarmistes des mesures gouvernementales, interprétations jusqu'alors tenues pour des globalisations à caractère gauchiste. Décentralisateurs ou centralisateurs, rénovateurs ou conservateurs : tel n'était plus l'enjeu du moment. Les modèles interprétatifs élaborés au sein du mouvement altermondialiste, dans les courants syndicaux minoritaires ou dans le cadre de l'Institut de recherches de la FSU, permettaient en revanche de donner sens à la totalité des mesures adoptées. On ne peut, bien entendu, négliger l'impact de la situation proprement politique sur la réaction des personnels et des organisations : la droite au pouvoir apparaissait plus clairement inspirée par le « libéralisme » que le gouvernement de « gauche plurielle » qui l'avait précédée ; elle ne bénéficiait pas des fidélités politiques dont pouvait disposer la gauche ; si la politique scolaire suivait globalement la même pente que les mesures adoptées antérieurement, elle en différait néanmoins nettement sous l'angle budgétaire. Mais ce n'est là qu'un aspect d'une question plus générale : celle de la constitution d'un conflit opposant radicalement le pouvoir politique à la majorité des personnels, celle de la polarisation du champ des luttes scolaires entre libéraux et anti-libéraux. Et l'on a vu que cette polarisation n'était rien moins qu'évidente au cours des dix années antérieures.

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Mais il faut aussi faire place à la diversité des dispositions observables au sein du groupe, et à l'espèce de rencontre largement inédite qui s'est produite entre des générations dont le rapport au militantisme et à l'institution scolaire elle-même apparaissait préalablement pour le moins différencié. Ainsi du côté des fractions les plus anciennes du groupe, on trouve à la fois des enseignants davantage attachés aux aspects proprement statutaires de leur fonction, ébranlés par les transformations induites par le phénomène de massification scolaire et quelque peu désabusés à l'égard des projets de réformes successifs qui ont traversé l'Éducation nationale dans la dernière décennie, et une minorité demeurée attachée à des formes classiques du militantisme enseignant, en particulier syndical, ou ayant renoué récemment avec le militantisme à l'occasion de leur participation au développement d'ATTAC6. Du côté des plus jeunes, les dispositions les plus couramment observables sont de l'ordre d'un état d'esprit plus hostile à l'institution et à un rapport non nécessairement défiant, mais plus utilitariste aux appareils syndicaux. Une minorité s'est par ailleurs engagée dans un syndicalisme partiellement rénové, à l'occasion des recompositions consécutives à la scission de la FEN, syndicalisme associant aux pratiques plus classiques de suivi des carrières et d'organisation ponctuelle de manifestations, des pratiques de débats professionnels et de consultation des adhérents. Enfin, sans nécessairement participer aux activités de mouvements comme ATTAC, une part non négligeable des plus jeunes enseignants a été socialisée à la politique dans un contexte où le courant altermondialiste disposait déjà d'un certain écho. Ce type de conjonction intergénérationnelle apparaissait déjà dans le cas du conflit des « maîtres-directeurs », chez les instituteurs, à la fin des années 19807. On peut plus largement faire l'hypothèse que ce qui est vrai à l'échelle de l'ensemble du champ social l'est aussi à l'échelle d'un univers professionnel : les crises générales sont le produit d'une synchronisation de crises sectorielles. Mais ce qui est ici remarquable, c'est l'espèce de phénomène de rétroaction par lequel semble s'être manifestée la structuration et la diffusion des thèses altermondialistes au sein du milieu enseignant. Tout se passe comme si la « disposition enseignante » engagée au sein d'ATTAC par certains des membres des fractions les plus 6. Sur ce dernier profil, voir Thomas Marty, « Le militantisme intellectuel des membres d'ATTAC Toulouse. Disposition enseignante, autodidaxie et légitimité dans un "comité local" », communication au colloque « Les mobilisations altermondialistes », 35 décembre 2003. 7. Bertrand Geay, « Espace social et "coordinations". Le mouvement des instituteurs de l'hiver 1987 », Actes de la recherche en sciences sociales, n" 86-87, mars 1991, pp. 2-24.

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anciennes du groupe avait contribué à la consolidation d'un ensemble de conceptions réunissant des visions plus «syndicales» et plus antiinstitutionnelles du monde, ces conceptions constituant l'arrière-plan de la mobilisation des plus jeunes. Comme si ceux qui s'étaient sensiblement éloignés du syndicalisme, sans toutefois rompre définitivement avec lui, avaient permis aux plus jeunes de connaître une première expérience de rencontre, plus ou moins distanciée, avec le syndicalisme.

Savoirs militants et structuration des pratiques Comprendre la dynamique d'un mouvement comme celui du printemps 2003 exige ainsi que l'on restitue la dimension proprement cognitive des modalités de l'entrée en action, de la perception des politiques mises en œuvre à l'appropriation d'un appareil d'interprétation et de contre-élaboration collective. Mais ce serait encore sous-estimer les logiques spécifiques d'une telle mobilisation que de laisser entendre qu'il n'est ici question que de la diffusion de modèles politiques élaborés en dehors du mouvement lui-même. Sans céder à la vision populiste et substantialiste d'un « mouvement » existant, agissant et apprenant par luimême et de lui-même (Pierre Bourdieu [1994], p. 53), il convient de faire place aux modalités par lesquelles les schèmes de perception mobilisés dans l'action se modifient aussi au fil de l'action, de comprendre comment un langage politique se stabilise, comment des pratiques militantes se structurent, conditionnant à la fois les modes d'extension de la mobilisation et les formes d'action qui pourront être réactivées dans la période postérieure à la mobilisation elle-même. Il s'agit par là même de saisir comment s'est opéré, dans et par la pratique militante, l'ajustement entre attentes et dispositions des différentesfractionsdes groupes mobilisés. Soit, tout d'abord, la thématique centrale du mouvement, associant la question de l'égalité des territoires à celle du refus du libéralisme scolaire. Le mot d'ordre principal du mouvement : « Dans tous les quartiers, dans toutes les régions, un même droit à l'éducation », est en réalité en continuité directe avec les revendications centrales des grèves de Seine Saint-Denis, du Gard et de l'Hérault, départements déficitaires en postes dont les personnels, dans une logique d'action qui préfigurait celle de 2003, revendiquaient un « rattrapage » dans l'attribution des moyens. L'intervention syndicale a consisté ici pour l'essentiel à généraliser un slogan et un mode de mobilisation éprouvés localement lors des années antérieures. Diffusé dès le mois de mars par voie syndicale, le slogan fut ainsi repris à grande échelle tout au long des mois de mai et juin par voie de tracts, autocollants ou affiches. Il prit appui sur des argumentaires

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diffusés dès le début du printemps et sur les milliers de débats et d'échanges d'expériences sur les conditions actuelles de l'enseignement qui se sont tenus dans l'ensemble du pays de mars à juin. Il trouva son complément dans de multiples conférences sur la politique scolaire des organisations internationales, conférences faisant en particulier appel aux membres de l'Institut de recherches de la FSU ou à des militants d'ATTAC. Comme dans le cas des luttes locales pré-citées, cette thématique revendicative fut le socle d'actions sollicitant le soutien des usagers et de l'opinion publique, actions développées sur l'ensemble du territoire national à partir du mois de mai. Ce mot d'ordre dispose d'une efficacité symbolique particulière. Il représente en effet une forme d'actualisation du principe égalitaire, constitutif de la notion de service public et plus spécifiquement du service public d'éducation, où il renvoie autant à la comparabilité des conditions d'enseignement qu'au projet de démocratisation des savoirs. Mais c'est une actualisation prenant en compte les effets de la massification et de la dérégulation relative du système d'enseignement, une actualisation qui évoque la situation prioritaire des quartiers périphériques des grands centres urbains sans abandonner l'exigence d'une égalité de traitement sur l'ensemble du territoire. Associé aux slogans hostiles à la marchandisation des savoirs, mais primant sur eux, il réinscrit dans l'ordre de la mobilisation syndicale les acquis des analyses altermondialistes. Dans une autre direction, il faut également insister sur la forme qu'a adoptée la pratique syndicale dans les villes ët les départements à la fois les plus « unitaires » et les plus à « l'avant-garde » du mouvement. Plus qu'à une direction du mouvement par les organisations, ou plus qu'à leur subversion généralisée par des comités ou des assemblées générales de grévistes, c'est à une sorte de régulation tâtonnante que l'on a assisté. Dans ce cas de figure, les organisations majoritaires ont impulsé les principales actions, tout en faisant place aux propositions issues des assemblées générales de fin de manifestation, des comités de grève des établissements les plus en pointe ou des syndicats ou comités de grévistes des autres secteurs professionnels. Les leaders syndicaux se faisaient alors davantage « traits d'union » ou « médiateurs », que « dirigeants » au sens classique du terme ; ils passaient eux-mêmes de la scène des négociations entre appareils ou de celle des prises de parole de clôture de manifestation à celle d'actions minoritaires, testées en un sens à titre expérimental ; ils étaient successivement parties prenantes des intersyndicales interprofessionnelles, des intersyndicales de l'éducation et des coordinations des « secteurs en lutte », légitimant ainsi l'existence de ces structures lorsqu'ils n'en avaient pas eux-mêmes été les instigateurs, sans pour autant s'en remettre

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totalement à des formes d'auto-organisation qui auraient ruiné leur propre légitimité. Cette posture syncrétique s'est particulièrement objectivée dans des calendriers d'actions reprenant l'ensemble des propositions et distribués à tous les participants des manifestations. Autre pratique particulièrement caractéristique du mouvement de 2003 : celle des échanges de délégués entre assemblées générales des établissements ou « secteurs en lutte » - tel instituteur participant à l'AG d'un établissement du second degré, tel enseignant intervenant dans une réunion d'information d'un hôpital public, tel syndicaliste des impôts apportant sa contribution à une AG d'université. Ces pratiques, systématisées de semaine en semaine, sont venues étayer une représentation de l'action collective que l'on pourrait qualifier de « connexionniste », proposant une sorte d'hybridation entre la logique syndicale traditionnelle, les formes de mobilisation caractéristiques des « coordinations » de la fin des années 1980 et celles qui se sont structurées au sein de la nébuleuse altermondialiste. Ni expression d'une structure « pyramidale », ni effervescence « basiste », l'action est ici appréhendée comme résultant de volontés articulées entre elles, dans une logique de médiation qui constitue en réalité une source spécifique de légitimité pour les leaders qui parviennent à se prêter à ce jeu des écarts et des ajustements. Il faut enfin faire place à la dimension « culturelle » des pratiques de mobilisation à l'œuvre au cours des mois de mai et juin, en particulier à l'occasion de concerts de soutien, de conférences-débats ou d'initiatives à caractère artistique au cours des manifestations. On ne saurait prétendre qu'il s'agit là de traits véritablement spécifiques au mouvement de 2003. Ces pratiques ont néanmoins pris une signification toute particulière à un moment où se jouait le rapprochement entre l'action des enseignants et celle des chercheurs, des archéologues et des intermittents du spectacle. Elles constituèrent aussi un terrain de rencontre entre les dispositions plus « artistes » (Luc Boltanski, Ève Chiapello [1999]) des jeunes générations d'enseignants, les modes d'intervention remis à l'ordre du jour par ATTAC sous l'égide de « l'éducation populaire » et les formes d'action défendues par les syndicalistes les plus anciens. Elles contribuèrent ainsi à renforcer le sentiment que se constituait une sorte de front de la « culture », radicalement nouveau dans ses mots d'ordre tout en étant enraciné dans une diversité de « terrains » professionnels. La tonalité particulière de ce mouvement et l'espèce de persistance des attentes qui se sont formalisées au travers de ce type de pratiques - comme en attestent la participation de nombre d'enseignants aux initiatives des intermittents, le rassemblement du Larzac ou le succès rencontré par la pétition des Inrockuptibles « Appel contre la guerre à l'intelligence », début 2004 - tiennent sans doute pour beaucoup à la formalisation de cet ensemble de pratiques faisant exister à

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l'état de réalités objectives la convergence de dispositions partiellement hétérogènes. Les principes de vision et de division politiques et les formes de mobilisation que l'on a vus à l'œuvre au cours du printemps 2003 peuvent ainsi être rapportés aux dispositions des différentes fractions des professions de l'enseignement public, à la structuration historique de leur espace de représentation et à la série d'opérations pratiques et symboliques qui en ont accompagné l'émergence. Les effets d'un tel mouvement peuvent être appréhendés dans la même logique. Selon la posture adoptée, on peut en effet insister sur le « seuil » franchi à cette occasion en termes de conflictualité sociale ou sur la socialisation politique des nouvelles générations de personnels de l'enseignement dont les grèves ont été la matrice. Mais on peut tout autant souligner les effets de repli consécutifs à l'échec rencontré sur la question des retraites, les tensions qui se sont accentuées dans les établissements où les conflits ont été les plus vifs et la stagnation des taux de syndicalisation. Le contexte politique global et les conditions spécifiques de production de cette mobilisation, qui expliquent largement ce retour à un état particulièrement atone de la vie politique interne au monde éducatif, ne sauraient faire oublier que ce qui s'y est joué est aussi de l'ordre d'une réactivation et d'une actualisation de la mémoire politique du groupe, présente à l'état de pratiques, de formes d'action et de principes de mobilisation, qui, sans organiser au quotidien les régulations ordinaires de la vie sociale du groupe, sont susceptibles d'organiser à terme ses actions collectives. Les transformations de la structuration politique des professions enseignantes qui s'étaient engagées à la fin des années 1980 et au début des années 1990 se poursuivent ainsi d'une façon qui laisse pour le moins ouverte la question de leurs réactions collectives aux nouvelles politiques scolaires, largement inspirées par les théories néo-libérales. Se joue ici non seulement la réinvention de la tradition politique de ces professions, et de la place qu'y occupe le principe d'égalité, mais aussi leur capacité à construire des solidarités interprofessionnelles de lutte contre la domination politico-économique contemporaine.

QUATRIÈME PARTIE

Mondialisation de la lutte de classes ?

Recomposition de la classe ouvrière aux États-Unis ?

Marianne DEBOUZY

Un débat très vif se déroule actuellement au sein de la confédération de l'AFL-CIO en raison de la crise que traverse le mouvement syndical. Cette crise est liée à des facteurs connus dans d'autres pays : désindustrialisation, mondialisation, délocalisations, transformations technologiques, tertiarisation de l'économie, chômage, précarisation ; mais elle l'est également à des facteurs spécifiquement américains : rôle et fonctionnement des syndicats, législation du travail, composition de la population active, contexte politique. Malgré les espoirs suscités par l'accession de John Sweeney, du Syndicat des Employés de Service (SEIU), à la présidence de l'AFL-CIO en 1995, la situation du mouvement syndical n'a cessé de se dégrader : chute des effectifs (les syndiqués ne représentent plus que 13 % de l'ensemble des salariés et 9 % de ceux du secteur privé), perte ou réduction des avantages sociaux (protection médicale et sociale, retraites...) dont bénéficiaient - de façon variable - les syndiqués. Autant d'éléments qui font s'interroger nombre de syndiqués sur les orientations du mouvement syndical et les priorités choisies par ses dirigeants Le débat tourne autour des questions suivantes parmi d'autres : au modèle dominant du service unionism, c'est-à-dire du syndicat prestataire de services, assimilable à une compagnie d'assurances, ne devrait-il pas se substituer un social movement unionism, un syndicalisme qui ne serait pas centré uniquement sur la négociation collective mais serait un mouvement social plus large ? Ce syndicalisme s'intéresserait davantage aux inorganisés, femmes et immigrés, qui sont concentrés dans les emplois les plus mal payés des secteurs des services, dont les trois quarts sont des 1. Je reprends ici des éléments d'un article, « Où en est le mouvement syndical aux États-Unis ? », paru dans Mouvements, novembre-décembre 2003.

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emplois working-class, mais aussi dans la production. Ce serait aussi un syndicalisme démocratique, pris en charge par les travailleurs de la base, car le fonctionnement actuel de la plupart des syndicats est bureaucratique et hiérarchique. Les syndicats ne seraient plus cloisonnés, mais rechercheraient des formes de coopération intersyndicale ainsi qu'avec des groupes communautaires, religieux, et diverses associations. Ces syndicats seraient plus combatifs et militants. Certes, les syndicats traditionnels ont mené des luttes dans les années 1980 qui furent très difficiles et dans celles qui suivirent. Rappelons pour mémoire, la grève des employés des autocars Greyhound en 1983, des ouvriers de l'usine Hormel de l'industrie de la viande en 1985-86, des mineurs de Pittston en 1989, de Caterpillar en 1992, de United Parcel (UPS) en 1997, des dockers de la côte Ouest en 2002. Mais outre que peu d'entre elles ont été victorieuses, ces grèves n'ont pas empêché nombre de syndiqués de se poser des questions (Nelson Lichtenstein [2002]). Avant même que le débat n'éclate au grand jour et ne prenne une grande virulence, des travailleurs et travailleuses, syndiqués ou non, avaient dans leurs pratiques mis en cause les formes d'organisation et les orientations du syndicalisme américain traditionnel. Car, contrairement à l'idée répandue, les travailleurs des États-Unis n'ont pas tous subi passivement les coups multiples qui leur sont portés depuis des décennies. Divers groupes, certes minoritaires, ont, dans plusieurs secteurs, fait preuve de détermination, de combativité et d'invention face aux effets des transformations de l'emploi et aux stratégies patronales, en particulier les femmes et les immigrés, les plus précaires et les plus mal lotis. Ils ont souvent été soutenus par des groupes extérieurs à la classe ouvrière. Ils ont' cherché de nouveaux modes d'organisation qui tentent de répondre aux évolutions récentes du monde du travail, sans pour autant renoncer en toute occasion à des formes d'action traditionnelles.

Les campagnes de syndicalisation L'une des premières préoccupations du mouvement syndical au cours des dernières années a été de freiner, sinon de contrecarrer la chute des effectifs. D'où la volonté de consacrer plus d'efforts à la syndicalisation (organizing) de nouveaux groupes de travailleurs. Si le mouvement syndical veut continuer à exister, il doit syndicaliser les masses des travailleurs des services, qui sont, pour un très grande nombre d'entre eux, des immigrés plus ou moins récents, Latinos (Mexicains, Guatémaltèques, Salvadoriens, Dominicains, etc.) et Asiatiques (Chinois, Coréens, Philippins, Vietnamiens, Laotiens, Cambodgiens, etc.) entrés légalement

RECOMPOSITION DE LA CLASSE OUVRIÈRE AUX ÉTATS-UNIS ?

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aux États-Unis depuis la loi de 1965 ou illégalement, et donc sans papiers (undocumented). Citons deux exemples typiques : les femmes qui assemblent ou manutentionnent des ordinateurs à Silicon Valley sont principalement Latinas, Vietnamiennes et Philippines, auxquelles se sont ajoutées récemment des Chinoises de Hong-Kong et de Formose. Dans l'industrie de la viande à Omaha, Nebraska, la plupart des travailleurs sont mexicains, avec un petit nombre de gens originaires d'Amérique Centrale et plus récemment des réfugiés de Bosnie, du Vietnam et même du Soudan. Dans les deux cas, nombre d'entre eux sont sans papiers. Au bas de l'échelle, les travailleurs des services, divers par leurs origines, le sont aussi par leurs métiers : domestiques, agents de nettoyage et d'entretien d'immeubles (janitors), personnel de santé, à l'hôpital, dans les maisons de retraite et à domicile, de la restauration et de l'hôtellerie, etc. Dans la production, les immigrés sont nombreux dans l'industrie légère, la confection, l'agro-alimentaire, le bâtiment. Ils, ou plutôt elles, ont une forte présence dans les nouvelles technologies, dans la fabrication et l'assemblage des ordinateurs, dans leur manutention et leur empaquetage2. Dans tous les secteurs, beaucoup de salariés (15-20 %) ont des emplois temporaires ou à temps partiel. Parmi les grandes campagnes de syndicalisation des années 1990 rappelons celle que Ken Loach a prise comme sujet de son film Bread and Roses : la lutte des janitors de Los Angeles. Lancée par le syndicat des employés de service SEIU en 1985, Justice for Janitors fit de la cause des janitors « un mouvement pour les droits civiques et une croisade culturelle », selon John Sweeney. La campagne pour la syndicalisation du personnel de nettoyage et d'entretien au centre de Los Angeles a marqué un tournant en 1990, lorsque 200 janitors d'une grande entreprise de nettoyage ont fait grève. Ils organisèrent un défilé de masse et la charge féroce de la police contre eux leur assura une énorme publicité. L'implication du syndicat SEIU et le soutien du public aidèrent les grévistes à obtenir un contrat collectif qui couvrait environ 2500 janitors en Californie du Sud. En 1995 la menace d'une grève et des tactiques de désobéissance civile orchestrées par l'union locale de SEIU incitèrent les sept plus grandes entreprises de nettoyage et l'Association patronale des propriétaires d'immeubles à céder à presque toutes les revendications du syndicat, y compris un salaire minimum uniforme et une couverture sociale et médicale convenable. La même année les janitors des immeubles du centre de Washington D. C., soutenus par SEIU, ont également remporté une victoire importante (Ruth Milkman [2000]). De nouveau en 2000, 8500 2. Eileen Appelbaum, Annette Bemhardt, Richard J. Muraane [2003] ; Glenna Matthews [2003].

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janitors de Los Angeles, soutenus par le SEIU et les Teamsters, ont fait grève pendant trois semaines pour obtenir une augmentation de salaire dans leur nouveau contrat collectif et ont obtenu satisfaction. Ce qui est nouveau dans la stratégie des janitors, c'est la décision de se battre pour syndicaliser tout le secteur d'activité et donc pour un contrat par branche au lieu de chercher à obtenir la reconnaissance du syndicat dans une élection, Orme par firme, .et certifiée par le National Labor Relations Board (NLRB). C'est également ne pas s'en tenir aux procédures mises en place par le New Deal et bâtir un mouvement social dans une lutte pour les droits des janitors, qui s'inspire de mouvement pour les droits civiques, recourt si nécessaire à la tactique de la désobéissance civile, c'està-dire ne se soumet pas au légalisme qui est l'horizon habituel de l'action syndicale. Ils font de leur mouvement une croisade pour la justice et pas seulement une revendication pour des salaires. Ils s'appuient sur leur communauté d'origine, en l'occurrence mexicaine, et s'efforcent de gagner le soutien de l'opinion publique. Autre exemple de campagne de syndicalisation militante et obstinée des années 1980-90, celle du personnel de la restauration et de l'hôtellerie de Las Vegas (serveurs/serveuses, cuisiniers, plongeurs, femmes de ménage des 125 000 chambres d'hôtel, personnel des casinos, stripteaseuses...). Leurs luttes pour la syndicalisation jalonnées de grèves, de manifestations, de marches, ont duré des années et montré la combativité et la solidarité des travailleurs de ce haut lieu de Yentertainment. Cela, à la fois grâce à l'engagement de la base et à l'activisme tenace du syndicat des Culinary Workers affilié au syndicat des Hôtel Employées and Restaurant Employées Union (HERE) (Hal Rothman, Mike Davis [2000]). Le souci de gagner des adhérents dans des secteurs non syndicalisés s'est également manifesté, dans les mêmes années, dans des campagnes d'un style original visant le personnel de bureau des grandes universités, comme Yale et Harvard, deux bastions des élites dont la répugnance pour les syndicats n'avait d'égal que leur capacité à exploiter leur personnel. Pour syndicaliser de nouveaux groupes, il faut élaborer de nouveaux modes d'organisation, car les structures et les procédures mises en place pour la négociation collective dans la production de masse ne sont absolument pas adaptées au nouveau statut d'un grand nombre de travailleurs et à la fragmentation des emplois dans les ateliers de production, les services, mais aussi dans les nouvelles technologies.

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Les Workers'Centers Un type d'organisation qui semble plus adaptée aux besoins des immigrés sont les workers'centers qui, alors même que l'AFL-CIO ne manifestait aucune volonté de syndicaliser les travailleurs immigrés non qualifiés, surgirent dans une multitude de « communautés ». Au fil des ans ils ont été soutenus par toutes sortes d'associations et aussi par certains syndicats. Citons la Chinese Staff and Workers Association (CSWA), fondée à New York en 1979 par des ouvrières chinoises des ateliers de confection, La Mujer Obrera, fondée à El Paso, Texas, en 1981 par des ouvrières mexicaines-américaines et mexicaines ; les Asian Immigrant Women Advocates (AIWA), fondées à Oakland, Californie, en 1983, par des travailleuses coréennes ; Fuerza Unida, fondée à San Antonio, par des ouvrières mexicaines lors de la fermeture des usines de jeans Levi's en 1990 ; les Korean Immigrant Workers Advocates (KIWA) qui regroupent des travailleuses de la restauration et de l'électronique, fondées à Los Angeles en 1992. On pourrait citer également le Thai Community Center (ouvrières thaïlandaises), les Filipino Workers'Centers et d'autres encore. Ce que ces organisations ont en commun, c'est qu'elles ont été créées par des femmes immigrées qui travaillent dans des sweatshops et qu'elles se sont fait connaître par des luttes souvent victorieuses : boycott contre les jeans Levi's au début des années 1990 pour obtenir des indemnités après la fermeture de l'usine de San Antonio ; lutte pour le paiement d'arriérés de salaires dus par l'entreprise de Jessica McClintock (1994) et reconnaissance de sa responsabilité (1996) ; défense des ouvrières thaïlandaises et latinas séquestrées dans un bâtiment entouré de barbelés à El Monte, Californie, en 1995 (Miriam Ching Yoon Louie [2001]). Ces femmes travaillent dans un secteur donné des services (nettoyage, restauration) ou de la production (confection, électronique) et elles appartiennent au même groupe ethnique. Elles collaborent avec des groupes religieux, étudiants, féministes. Les animatrices de ces groupes ont souvent une expérience soit professionnelle soit militante dans leur pays d'origine ou ailleurs. Elles ne peuvent pas engager des négociations collectives mais elles se battent pour améliorer leurs conditions de travail, défendre leurs droits et redresser des injustices flagrantes. Les workers'centers sont aussi des centres d'aide sociale qui épaulent les travailleuses dans leur vie quotidienne, grâce à des food banks (banques de nourriture) et des coopératives, proposent des cours d'anglais et des connaissances concernant leurs droits, et s'efforcent de leur donner des armes pour se défendre et s'intégrer. Mais ce qui prime, c'est la solidarité et la combativité : il s'agit de mobiliser les travailleuses pour qu'elles organisent elles-mêmes leurs luttes et les mènent de façon autonome. Leurs

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actions sont le plus souvent locales et à court terme, mais elles débouchent parfois sur des actions plus globales : tentative d'obtenir une législation protectrice locale et nationale, lutte contre le traité de l'ALENA. Elles ont travaillé avec le mouvement étudiant, United Against Sweatshops, qui s'est constitué en 1998 pour lutter contre l'exploitation dans les sweatshops aux États-Unis et dans le Tiers-Monde. Le mouvement United Against Sweatshops a reçu le soutien financier du syndicat du Textile UNITE et a mené des actions visant à aider les ouvrières sur leur lieu de travail et aussi à faire connaître leur situation aux consommateurs américains (Liza Featherstone [2002]). Des étudiants se sont également battus pour obtenir de leurs universités qu'elles paient un « salaire décent » (living wage) aux personnels de nettoyage et de restauration qui travaillent sur les campus et sont les plus souvent des immigrés (Robert Pollin, Stéphanie Luce [1998]).

La Californie, lieu d'expérimentation sociale Ces dernières années, avec une forte population d'immigrés, la Californie semble être devenue un laboratoire social où s'élaborent de nouvelles formes d'organisation et de luttes. Outre les campagnes de syndicalisation de Justice for Janitors dont nous avons déjà parlé, signalons une tentative de coopération inter-syndicale intéressante menée dans la deuxième moitié des années 1990 dans la région de Los Angeles. Il s'agissait de syndicaliser les travailleurs du « couloir d'Alameda » où sont concentrées quantité d'entreprises d'industrie légère, d'équipement ménager, de conditionnement alimentaire, de confection etc. 700 000 ouvriers y travaillent, dont plus de la moitié sont des immigrés Latinos et Asiatiques. Les salaires y sont au minimum et les conditions de travail dangereuses, c'est pourquoi syndicalistes et groupes militants ont tenté de syndicaliser ces travailleurs éminemment vulnérables. Dans The Los Angeles Manufacturing Project (LAMAP), plusieurs syndicats étaient associés et coopéraient avec des représentants des communautés immigrées, des groupes religieux et des institutions de recherche universitaires, intéressées par les problèmes du travail et d'urbanisme, qui fournissaient de précieuses informations sur les structures des industries et des entreprises ainsi que sur la géographie urbaine. Il fallait trouver d'autres méthodes d'approche que les procédures suivies traditionnellement par les syndicats. Le projet, lancé en 1994, a démarré de façon prometteuse, puis a été abandonné en 1997 pour des raisons conjoncturelles et structurelles. L'engagement des syndicats n'a pas été suffisamment durable et le financement de la campagne pas assez solidement assuré.

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Parallèlement à ce projet s'est développée une campagne novatrice, à l'initiative du Labor/Community Strategy Center de Los Angeles. L'idée était d'assurer aux travailleurs l'accès à des transports publics convenables, condition nécessaire à l'emploi. Pendant plusieurs années, la Bus Riders Union (syndicat des usagers des autobus, BRU) a mené une croisade civique pour améliorer le sort de ceux qui prennent l'autobus dans les quartiers pauvres de Los Angeles et sont victimes de racisme et de discrimination de la part de la régie des Transports Publics3. Cette organisation multiraciale de travailleurs dépendants des Transports Publics remporta une grande victoire quand un juge fédéral ordonna à l'autorité métropolitaine des Transports de Los Angeles d'acheter 248 bus nouveaux non polluants pour améliorer le service. C'était l'aboutissement d'une campagne militante qui associait action juridique et mobilisation de masse. D'une part, après trois ans de recherche et d'observation sur le terrain, en 1994, en coopération avec un groupe religieux et l'association des Korean Immigrant Workers'Advocates (KIWA), la Bus Riders Union avait déposé une plainte en action collective contre la Los Angeles County Metropolitan Transit Authority (MTA) au nom de 350 000 usagers, en majorité pauvres et de couleur, en invoquant le caractère raciste, séparé et inégal du système de transport : aux quartiers pauvres, habités par les gens de couleur représentant 94 % des usagers, la MTA consacre un tiers de ses ressources et aux banlieues riches habitées par des blancs représentant 6 % des usagers plus de 70 % de ses ressources. Eric Mann, qui dirigeait le Labor/Community Strategy Center, concevait cette action juridique comme un moyen de mobiliser et d'impliquer les usagers. Cette action s'accompagnait de toutes sortes de manifestations, meetings, etc., et transforma les bus en lieux militants. Ainsi fut obtenu du MTA un accord qui comportait un gel des prix des billets pendant deux ans, l'addition de nouveaux bus et la création d'une Commission de Travail pour améliorer la situation dans les cinq ans. Les nouvelles technologies ont aussi leurs travailleurs immigrés non syndiqués et sans statut, dont une majorité de femmes. Mal payées, sans protection contre les effets néfastes des produits chimiques toxiques qui sont utilisés, elles fabriquent, assemblent et empaquettent les ordinateurs (David N. Pellow, Lisa Sun-Hee Park [2002]). Certaines travaillent à domicile, en famille et, payées aux pièces, gagnent encore moins. Malgré plusieurs tentatives, il s'est avéré très difficile de syndiquer quelque employé que ce soit, car l'opposition aux syndicats dans ce secteur ne s'est jamais relâchée. L'AFL-CIO s'est attachée à traiter le problème des 3. Robin D. G. Kelley, « The New Urban Working Class and Organized Labor », New Labor Forum, automne 1997, pp. 14-18 ; Tim Cornwell, « People Power Gets Aboard Los Angeles Buses », The Independent (Londres), 17 octobre 1999, p. 23.

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travailleurs temporaires qui constituent de 25 à 40 % des gens qui travaillent dans l'informatique à Silicon Valley. Elle a mis sur pied Working Partnerships, une organisation qui fonctionne comme une agence de placement. L'un des responsables s'en est expliqué : « Nous fournissons aux entreprises de la Vallée les salariés qu'elles réclament au prix du marché », à la différence des agences d'intérim qui prennent une marge bénéficiaire importante. « L'idée fondatrice de Working Partnerships c'est d'essayer de récupérer cette marge pour la restituer aux salariés». « Organisation à but non lucratif, nous redistribuons l'argent récupéré aux salariés, non pas sous forme de salaire direct, mais en leur ouvrant l'accès à une bonne couverture sociale (santé, retraite)... Nous utilisons également l'argent récupéré pour organiser des programmes de formation » 4.

Les coalitions De nombreuses luttes des trente dernières années ont été menées par des coalitions. Ces luttes impliquent la coopération de divers groupes communautaires, religieux, féministes, écologiques et autres avec ou sans les syndicats. Des réseaux transversaux se substituent à l'organisation syndicale, centralisée, hiérarchique ayant le monopole des décisions. Dès la fin des années 1970, la Tri-State Conférence on Steel élabora un projet original et audacieux concernant l'industrie de l'acier en crise dans trois États (Pennsylvanie, Ohio et Virginie Occidentale), projet piloté par Staughton Lynd, historien devenu avocat du travail, activiste infatigable. Coopéraient des sidérurgistes, des intellectuels et des religieux. L'hostilité des banques et du patronat et l'absence de soutien de l'État fédéral ne permirent pas au projet d'aboutir. Dans les années 1980, les coalitions se sont multipliées avec l'apparition du mouvement Jobs with Justice, impulsé par des syndicalistes, rejoints par des groupes communautaires, féministes, des écologistes et des organisations de consommateurs. Certains de ces groupes ont épaulé les janitors, les aidant à mettre sur pied des piquets de grève, mobiliser des rassemblements, organiser des manifestations, des collectes d'argent etc. (Paul Buhle [1999], p. 259). À Baltimore, ACORN (The Alliance of Community Organizations for Reform Now) qui, depuis 1970, défend les habitants des quartiers pauvres et s'efforce de former des organisations locales multiraciales dirigées par les gens du quartier pour qu'ils fassent entendre leur voix dans la vie publique, a coopéré avec un groupe religieux, Baltimoreans United in 4. Interview du syndicaliste Van Parish par Bruno Odent, L'Humanité, I e1 juin 2001, p. 13.

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Leadership Development, et avec le syndicat des employés des collectivités territoriales The American Fédération of State, County and Municipal Employées (AFSCME) pour animer la campagne pour un salaire décent (campaign for a living wage) (Stanley Aronowitz [1998], p. 130). Il s'agit de faire pression sur les municipalités des villes pour qu'elles exigent des entreprises qui veulent obtenir un contrat (dans la construction, par exemple) qu'elles s'engagent à payer à leurs salariés un salaire nettement plus élevé que le salaire minimum. Des coalitions ont réussi à obtenir que des grandes villes comme New York, Los Angeles, Boston, Milwaukee, Minneapolis et Portland adoptent des lois dans ce sens. S'il est vrai que le nombre de travailleurs qui en bénéficient est limité, c'est une avancée non négligeable. Les travailleuses chinoises de la confection ont bénéficié, elles, de l'aide de l'aide de l'organisation des femmes syndicalistes de CLUW (Coalition of Labor Union Women), de l'organisation communautaire Asian Pacific American Labor Alliance (APALA) et de la Chinese Staff and Workers Association (Xiaolan Bao [2001], pp. 11-12). Le boycott de l'entreprise de confection de Jessica McClintock, qui avait si mal traité ses employées, a été mené conjointement par le syndicat des Travailleurs du Textile et de la Confection (UNITE), des associations comme l'Asian Pacific American Labor Alliance, les Asian Immigrant Women Advocates, l'Equal Rights Advocate Group, des Central Labor Councils (centrales syndicales des villes), diverses unions locales et des organisations qui s'efforcent de faire respecter la santé et la sécurité des salariés (Kate Bronfenbrenner [1998], pp. 75-77). Ces coalitions jouent un rôle important à la frontière mexicaine : les ouvrières des Maquiladoras ont pu s'organiser et se défendre grâce à l'action conjointe de syndiqués et d'activistes de San Diego appartenant à diverses organisations syndicales, religieuses, écologiques et autres. De même les travailleurs de la Bird's Eye Division de General Foods ont bénéficié de l'aide de la Coalition for Justice in the Maquiladoras et de syndicats américains et mexicains (David Bacon [2004], pp. 155-56).

Les Corporate Campaigns Parmi les formes de luttes qui se distinguent de celles du syndicalisme traditionnel, il faut mentionner les corporate campaigns (campagnes contre les grandes firmes). Elles ont été inaugurées dans les années 1970, à l'initiative de Ray Rogers, lors d'un conflit extrêmement dur contre l'entreprise textile de J. P. Stevens dans le Sud des États-Unis qui refusait par tous les moyens, même illégaux, de reconnaître le droit de ses salariés

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d'être représentés par un syndicat. Par la suite cette tactique a été utilisée contre l'entreprise de santé Beverly, Honnel la firme de l'industrie de la viande et d'autres. De quoi s'agit-il ? Cette tactique consiste à coordonner les pressions politiques et l'implication des actionnaires après avoir mené une enquête approfondie sur le fonctionnement de l'entreprise, ses liens avec les banques, ses créanciers, ses actionnaires et le conseil d'administration. Il s'agit de repérer les points vulnérables de la firme sur lesquels peuvent être exercées des pressions. Ces points peuvent concerner la gestion de l'entreprise ou la moralité des pratiques des dirigeants. Il s'agit de mettre à jour les irrégularités, les dysfonctionnements voire les malversations, ainsi que les façons contestables de traiter les ouvriers ou les employés et les violations du droit du travail. Ces révélations ont pour objectif de mettre l'employeur dans l'embarras face aux actionnaires, aux politiciens et à l'opinion publique afin de l'amener à faire des concessions. La campagne s'accompagne de manifestations, de distribution de tracts ou même d'interventions lors de l'assemblée des actionnaires, éventuellement d'un boycott de consommateurs. Ce type de campagne est menée surtout lorsque la firme résiste à toute négociation avec les salariés, qu'elle est connue et a peur de voir ternir son image (Michael Yates [1998], p. 62 ; Ruth Milkman [2000], 84).

Quelle conscience ouvrière ? Sans doute est-il plus facile de décrire les conditions objectives de travail et de vie des travailleurs et les luttes qu'ils mènent pour les transformer que d'appréhender leur subjectivité et les croyances qui les habitent. À travers ces luttes comment cerner la mentalité de ceux et celles qui les mènent ? Si l'on s'en tient aux représentations qu'en ont données la plupart des sciences sociales depuis cinquante ans, les travailleurs américains seraient des caméléons et la classe ouvrière une classe à éclipses. Dans les années 1950, la classe ouvrière était invisible car c'était la classe moyenne en formation. On nous assurait que les ouvriers étaient intégrés et avaient complètement intériorisé les modèles et les valeurs de la classe moyenne. À la fin des années 1950, les ouvriers et même les masses redevinrent visibles et les politologues leur attribuèrent une « personnalité autoritaire » (terme qui s'inspirait de la célèbre étude de Theodor Adomo). Lorsqu'ils étaient susceptibles de créer des mouvements de masse ou de s'exprimeT dans des actions collectives, ils se comportaient de façon non démocratique et même dangereuse pour la démocratie. Les élites étaient garantes, elles, des valeurs démocratiques.

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Peu après, changement de point de vue. Dès le milieu des années 1960, on donne beaucoup de publicité aux mouvements de la base contre les dirigeants syndicaux. La révolte ouvrière fut interprétée comme l'expression des aspirations démocratiques des travailleurs. À la surprise générale, les travailleurs « autoritaires » étaient redevenus démocrates et anti-autoritaires. Dans ces mêmes années la révolte contre l'éthique du travail, les fameux blue-collar blues, étaient vus comme un sous-produit du « Mouvement », un effet de l'influence de la contre-culture et de la contestation étudiante. On ne se posait pas (sauf quelques « radicaux » mal pensants) la question de savoir si ces changements d'attitude avaient un rapport avec l'évolution du capitalisme et étaient une forme de résistance à l'intensification de l'exploitation. Dans les années 1980, la classe ouvrière acquit une nouvelle sorte d'invisibilité. C'est qu'il était embarrassant de dire pourquoi elle avait perdu en grande partie cette nature potentielle de classe moyenne qu'on lui avait attribuée auparavant. Elle est donc retombée dans le néant social : on n'en parlait plus du tout dans les médias. Et pourtant n'était-il pas meilleure preuve de l'existence de la classe ouvrière à l'époque que l'acharnement avec lequel le gouvernement Reagan s'est efforcé de miner ses organisations, de remettre en cause ses acquis ? À ces images de la classe ouvrière a succédé celle de la classe ouvrière en perdition. De nouveau cette classe est redevenue invisible, mais cette fois parce que les bastions ouvriers sont tombés : les mines, les aciéries de Pennsylvanie ont fermé, les usines d'automobiles ont perdu la moitié de leurs effectifs, Détroit est devenue une ville sinistrée, partout des entreprises ont été délocalisées. Aux États-Unis comme dans d'autres pays occidentaux, la classe ouvrière n'est plus ce qu'elle était. Paradoxalement, aujourd'hui, le New York Times redécouvre l'existence des classes dans la société américaine et publie une grande série sur le sujet. L'idée centrale en est que les frontières entre les classes sont de plus en plus floues, car toutes consomment, toutes ont des modes de vie qui se ressemblent, toutes pratiquent les mêmes religions, etc. Cependant, les inégalités se creusent et les classes existent plus que jamais. Si longtemps niées, elles sont devenues simultanément visibles et invisibles3. La classe ouvrière n'est plus ce qu'elle était mais a-t-elle pour autant disparu ? Les luttes sociales évoquées plus haut permettent d'en douter, même si elles éclairent les reculs et les changements qu'elle a subis. Le paysage social a été recomposé. Les employés et les travailleurs des services, non qualifiés, mal payés,

S. Janny Scott, David Leonhaidt, « American Ladder is Tough to Climb », New York Times, 15 mai 2005 ; voir les autres articles des 16,23,24,30 mai 2005.

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autrement dit working-class, constituent la majorité de la classe qui n'est plus ouvrière au sens strict. Si l'on ne peut se fier aux représentations de la classe ouvrière qu'ont données traditionnellement la plupart des analyses des sciences sociales, on ne peut pour autant se contenter de plaquer sur les travailleurs américains un schéma inspiré des traditions politiques européennes de gauche. À travers nombre d'enquêtes, d'interviews, de témoignages d'ouvriers euxmêmes, on peut constater chez un grand nombre d'entre eux la prégnance de l'idéologie dominante, l'adhésion inconditionnelle à l'American way of life, la croyance profondément enracinée au « rêve américain », l'omniprésence de l'individualisme, la persistance, envers et contre tout, de la mythologie de la réussite par le travail (Jennifer L. Hochschild [1981], p. 186). Cet ensemble de croyances est nourri par l'acceptation des inégalités comme indissociable de la sacro-sainte « égalité des chances », la culture du consensus et la diabolisation de toute politique alternative. Car, comme l'a montré l'élection de George Bush, le climat de conservatisme solidement installé aux États-Unis depuis la fin des années 1960 pèse sur toutes les classes. Certains y voient l'héritage du moralisme et de la religiosité des origines, d'autres le résultat de décennies de guerre froide et de vingt ans de présidences républicaines. Pour la classe ouvrière, en particulier, on évoquera l'anti-communisme virulent qui s'est traduit par les purges de l'après-guerre des éléments progressistes et radicaux du mouvement syndical, le soutien inconditionnel de ce dernier à la politique étrangère des États-Unis, et enfin, le backlash qui a suivi la contestation des années 1960. D'autres analyses soulignent plus simplement l'importance fondamentale de trois grands changements qui affectent particulièrement la classe ouvrière : le mouvement pour les droits civiques et la discrimination positive (affirmative action) mise en place dans son sillage et qui accorde un traitement préférentiel aux Noirs et aux minorités dans l'emploi, l'afflux massif de la nouvelle immigration depuis la loi de 1965 qui renforce la concurrence entre travailleurs et la révolution des mœurs (féminisme, libération sexuelle) qui touche la vie familiale et quotidienne. Sans doute la négation de l'existence des classes dans la société américaine, que le mouvement syndical a reprise à son compte6, a-t-elle contribué à priver bon nombre d'ouvriers d'une appréhension claire de leur 6. En 1948, période du plus grand mouvement de grève aux États-Unis, Philip Murray, Président du CIO, assurait que la crise serait surmontée, parce que, disait-il, «Nous n'avons pas de classes dans ce pays» [...] «Ici nous sommes tous des travailleurs»). Cité dans Margo Anderson, «The Language of Class in TwenhethCentury America », Social Science History, hiver 1988, p. 349.

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position dans la société. Certes, nombre d'entre eux ont montré, en de multiples occasions, leur capacité de se battre et de mener des luttes très dures et très longues. Lillian Rubin, une sociologue qui a beaucoup enquêté sur les familles ouvrières américaines et en a interviewé un grand nombre parle de « l'image brouillée que les ouvriers ont d'eux-mêmes ». Elle avance l'idée que « la négation de leur position de classe produit une identité sociale confuse et contradictoire », d'où le fait que les gens de la classe ouvrière sont angoissés quant à leur statut social et cela « réduit leur capacité à se rassembler pour agir dans leur propre intérêt » 1 . Elle insiste également sur le fait que, vu le contexte politique et l'absence de toute conception d'un projet alternatif, ils ne disposent pas du langage qui leur permettrait d'exprimer leur intérêt de classe. Enfin, elle évoque un aspect de l'évolution de la société depuis une trentaine d'années qui, malgré un décalage dans le temps, n'est pas sans parallèle avec celui qu'observent en France les sociologues du monde du travail, Olivier Schwartz, Stéphane Beaud et Michel Pialoux, lorsqu'ils évoquent le sentiment que les ouvriers ont perdu leur fierté8. À une époque où ils sont précarisés par les pressions économiques qui s'exercent sur eux, les ouvriers américains et français ont le sentiment que l'image de l'ouvrier est dévalorisée. Le travail manuel a perdu sa dignité, le respect pour les valeurs de la classe ouvrière s'est effacé et le statut social de l'ouvrier s'est dégradé. L'importance accordée au racisme, aux discriminations dont sont victimes les Noirs et les minorités aux États-Unis, les immigrés et les exclus en France, a relégué la classe ouvrière dans un no man's land social. Dans ce pays, le ressentiment a contribué à grossir le vote FN, aux États-Unis le backlash s'est traduit par une hostilité aux mesures préférentielles accordées aux Noirs et aux minorités et par une certaine désaffection des ouvriers à l'égard du parti démocrate. Des deux côtés de l'Atlantique les ouvriers se sont sentis défavorisés, abandonnés par ceux qui étaient censés être leurs alliés politiques. Un autre sociologue américain, David Halle, auteur d'une très intéressante enquête sur les ouvriers d'une raffinerie de pétrole, parle, lui, de la conscience ouvrière « divisée » de ces cols bleus. Comme d'autres 7. Lillian Rubin, « Family Values and the Invisible Working Qass », dans Steven Fraser, Joshua B. Freeman (éd.), Audacious Democracy, Boston, Houghton MifQin, 1997, pp. 40-41. 8. Voir Olivier Schwartz, « Qu'est devenue la classe ouvrière ? », L'Humanité, 2 mai 2001, pp. 8-9 ; Olivier Schwartz, Stéphane Beaud, Michel Pialoux, « La question ouvrière a été progressivement refoulée de l'opinion », Le Monde, 6 mars 2001, p. 16. Voir également Jean Lojkine, « Classe ouvrière ou salariat ? », L'Humanité, 14 juin 2001, pp. 26-27.

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sociologues, David Halle pense que leur conscience de classe ne s'exprime comme telle que sur leur lieu de travail, car elle est avant tout fondée sur le métier (occupationally-based). Une fois chez eux, dans leur quartier et avec leurs voisins blancs, ces ouvriers qualifiés, parmi les mieux payés, se voient comme appartenant à la classe moyenne. Du point de vue politique, ils se sentent des citoyens ordinaires, plus par opposition aux élites, qu'elles soient du monde des affaires, du gouvernement ou de l'université, que par adhésion à un parti ou à une idéologie contestataire9. Ces ouvriers ne représentent plus à l'heure actuelle qu'une minorité, certes significative, mais à son tour en partie menacée. Plus généralement, les ouvriers américains sont conscients des désavantages qui distinguent leur situation. Ils ne sont pas aveugles, puisque, comme Noam Chomsky l'a rappelé, la moitié de la population a depuis longtemps jugé que « le gouvernement était dirigé par quelques grosses firmes qui ne gèrent que leurs propres intérêts » 10. Cela ne les rend pas nécessairement clairvoyants sur la situation de ceux qui sont situés plus bas qu'eux. Beaucoup continuent à penser que la pauvreté est due à un échec personnel et que les personnes au welfare ne sont pas dignes d'être aidées. S'ils sont prompts à critiquer l'arrogance des gens d'en haut, ils ne le sont pas moins à stigmatiser les pauvres et les laissés pour compte de la société (Lillian Rubin [1994], pp. 197-98 ; Michèle Lamont [2002], pp. 75, 88,116). Paradoxalement, la situation économique se dégradant, leur ressentiment et leur colère ne sont pas dirigés contre ceux qui sont en haut mais ceux qui sont en bas. Dans les années récentes, ces cols bleus n'ont pas joué un rôle militant de premier plan. Ce sont les travailleurs/travailleuses immigrés et les groupes dits des minorités qui ont été les plus combatifs. Sans doute sont-ils parmi les plus vulnérables et les plus exploités. Peut-être certains d'entre eux ont-ils eu une expérience politique dans leur pays d'origine. Ou peut-être, après tout, croient-ils très fort aux vertus de la démocratie américaine. Quoi qu'il en soit, ils se battent pour conquérir des droits qui leur sont déniés. Un sentiment profond d'injustice les anime. Us ne se battent pas seulement pour des salaires mais pour qu'on les respecte. Leur mouvement est une «croisade pour la justice ». Aidés par de groupes extérieurs qui les soutiennent, religieux, syndicaux et autres, ils empruntent certaines de leurs tactiques au mouvement pour les droits civiques, n'hésitent pas à utiliser la désobéissance civile, c'est-à-dire à transgresser les lois, et mobilisent les

9. David Halle, The Nation, 14 mai 2001, p. 26. 10. Noam Chomsky, « How US Democracy Triumphed Again », The Independent, (Londres), 14 janvier 2001, p. 25.

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travailleurs en faisant appel à leur dignité. Lorsque la répression les frappe, ils en appellent à l'opinion publique.

Conclusion Que révèlent les luttes sociales récentes et les formes d'organisation nouvelles qui les accompagnent ? La classe ouvrière est soumise à un double processus de démantèlement et de recomposition. Les ouvriers d'industrie, qui n'ont pas totalement disparu, n'en sont plus les acteurs principaux. Les couches populaires sont formées de groupes hétérogènes qui, tous, sont traversés de multiples clivages, liés à la race, l'origine, l'emploi... On peut distinguer les Américains et les immigrés, mais cette différence en masque d'autres : sexe, couleur de peau, emploi ou absence d'emploi. De même chez les immigrés les différences de nationalité et de situation sont multiples. Pour n'en citer qu'une, certains sont en situation régulière et d'autres sans papiers. Les métiers (occupations) sont aussi traversés par des clivages et des hiérarchies : division sexuelle du travail, qualifications et absence de qualification, emplois à plein temps et emplois toujours plus nombreux temporaires et à temps partiel (majoritairement occupés par des femmes). Dans les emplois industriels, la sous-traitance met à mal la solidarité. Dans les services, la dispersion des emplois accentue l'atomisation des travailleurs/travailleuses. Pourtant, ce que montrent les luttes, c'est qu'il y a des groupes, en particulier parmi les immigrés et les femmes, qui sont extrêmement combatifs et militants, au point que des dirigeants syndicaux et leurs alliés ont mis en eux les espoirs du mouvement syndical. Ainsi, dans les années 1990, tel journaliste saluait les succès remportés par les syndicats parmi les employés des services, de bureau et du gouvernement11. Un dirigeant de l'AFL-CIO déclarait « les immigrés sont notre avenir » 12 et une dirigeante, « les femmes sont l'avenir du mouvement syndical »13. Ces groupes ne peuvent, dans un contexte aussi défavorable que le contexte actuel, répondre à tous les espoirs mis en eux, mais ils ont montré que l'affaiblissement du mouvement syndical n'a pas tari les capacités de mobilisation des travailleurs. Les luttes menées prouvent que l'on peut mettre sur pied de nouvelles formes d'organisation et de lutte créatrices 11. John B. Judis, « Can Labor Come Back ? », The New Republic, 23 mai 1994, p. 25. 12. Cité dans David Bacon, « Los Angeles Labor. A New Militancy », The Nation, 25 février 1995, p. 276. 13. Titre d'un article de Karen Nussbaum dans Steven Fraser, Joshua B. Freeman (eds.), Audacious Democracy, Boston, Houghton MifQin, 1997.

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d'espoirs, à condition toutefois que les groupes ne se laissent pas enfermer dans leur communauté d'origine. La recomposition des classes populaires a fait naître de nouvelles organisations (workers'centers), de nouveaux réseaux et de nouvelles alliances (coalitions), de nouvelles solidarités (TriState Conférence on Steel, LAMAP, Bus Riders, Justice for Maquiladoras, etc.). Ces luttes sont locales, menées par la base (grassroots) et restent fragmentaires. Elles ont du mal à peser d'un poids tel qu'elles puissent devenir une force dans l'arène politique. Mais elles contribuent à consolider le front du refus qui conteste la toute-puissance patronale, à nourrir le débat entre les dirigeants syndicaux et la base et à ouvrir des pistes pour revitaliser le mouvement social.

Mondialisation et rapports sociaux sexués : une perspective Nord-Sud

Helena HIRATA

Introduction Permanence et variabilité de la division sexuelle du travail ont été analysées dans nos travaux précédents (Helena Hirata [1995] ; Helena Hirata, Danièle Kergoat [1998]). Nous voulons ici, à partir de résultats de recherches empiriques, étudier ce qui change et ce qui se maintient aujourd'hui, dans un contexte de transformations profondes de la société salariale et des rapports sociaux sexués sous l'impact de la mondialisation. À partir d'une approche hommes-femmes et d'une perspective NordSud, nous interrogeons d'abord le concept même de mondialisation, qui apparaît souvent comme un « fourre-tout ». Nous voulons le prendre en compte en tant que catégorie analytique, tout en critiquant son usage en tant que modèle normatif (Fatiha Talahite [2000]). Dans les termes du débat actuel, mondialisation prend la place de développement et de division internationale du travail, mais il apparaît encore comme un concept à affiner, notamment à partir de la considération des conséquences différentielles de la production mondialisée sur le travail et l'emploi. Les transformations profondes au niveau international de l'emploi féminin apparaissent ainsi comme un bon analyseur de la mondialisation économique et financière. L'interdépendance croissante des marchés nationaux vers la constitution d'un marché mondial unifié n'efface pas, en dépit de ses forces homogénéisantes, la diversité, mais aiguise plutôt l'hétérogénéité des situations de travail, d'emploi et d'activité des femmes et des hommes, du Sud et du Nord. Si la précarisation des trajectoires masculines et féminines et l'instabilité croissante des liens d'emploi pour les deux sexes tendent à créer des rapprochements et des solidarités, l'hétérogénéité au sein même de ces deux catégories tend à s'accentuer. Cette hétérogénéité au niveau de l'emploi est confirmée par l'analyse de

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l'insertion différenciée des hommes et des femmes dans le cadre des processus de production et de travail des entreprises mondialisées. La libéralisation du commerce et l'intensification de la concurrence internationale ont eu pour conséquence, si l'on considère les résultats de recherches effectuées par des économistes et sociologues du travail sur les années quatre-vingt-dix, une croissance au niveau mondial (avec des rares exceptions) de l'emploi salarié et du travail rémunéré des femmes. Cependant, et c'est un des paradoxes de la mondialisation, cet accroissement s'est accompagné de la précarisation et de la vulnérabilité accrues de ces emplois. Les inégalités de salaires, de conditions de travail et de santé n'ont pas été significativement amenuisées avec la croissance de l'emploi féminin et le partage du travail domestique n'a pas changé véritablement en dépit des responsabilités croissantes, au moins d'une partie des femmes, dans le domaine du travail professionnel. Le rapport entre travail domestique et affectivité semble être au cœur même de cette permanence. Ce rapport est réintroduit, dans la sphère professionnelle, dans le développement accéléré des métiers du care (soin aux enfants, aux malades, aux personnes âgées, prise en charge rémunérée des sphères du domestique et du familial). La mondialisation du travail reproductif est un des aspects importants de la reconfiguration des rapports sociaux sexués. Le modèle de travail précaire, vulnérable et flexible, a pris, dans les pays du Nord, la figure du travail à temps partiel et, dans les pays du Sud, la figure du travail informel, sans statut et sans aucune protection sociale. L'opposition entre cette figure du salariat féminin et l'importance prise ces dernières années par la féminisation de la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures est aussi à prendre en compte, dans la mesure où cette « bi-polarisation », résultat en partie des processus qui se déroulent dans la sphère éducative, est un point central de convergence entre les pays du Nord et du Sud. Un des résultats de ces processus est l'exacerbation des inégalités sociales, mais l'atomisation des travailleursses, qui résulte en partie de la mise au travail sur des modalités d'emplois précaires (contrats à durée déterminée, intérim, contrats « aidés », etc.) ou isolés (travail à domicile, télétravail, etc.) n'empêche pas et peut même être, paradoxalement, un cadre pour l'émergence de nouvelles actrices et acteurs collectifs.

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La notion de mondialisation : quelques interrogations La définition capitaliste de la mondialisation/globalisation selon un directeur d'un des plus grands groupes européens, citée par François Chesnais ([1997], p. 22), restitue la notion d'un mouvement sans freins du capital à l'échelle mondiale. Selon cet entrepreneur, la globalisation est « la liberté pour son groupe de s'implanter où il veut, le temps qu'il veut, pour produire ce qu'il veut, en s'approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales ». Les définitions des économistes critiques ont en commun avec celle-ci l'idée de la rupture des limites et des frontières : « La globalisation signifie l'interdépendance croissante de tous les marchés nationaux, vers la constitution d'un marché mondial unifié » (Alain Lipietz [1996], p. 43). Il s'agit, comme l'affirme ce dernier, de tendances historiques de l'internationalisation du capital, mais ce qui est nouveau dans ce processus est « l'intensité des flux, la variété de produits, le nombre d'agents économiques impliqués dans ce mouvement » (Pascal Petit [2000]). En effet, trois dimensions au moins donnent à ce processus un caractère nouveau. Premièrement, il est impulsé par des politiques gouvernementales néo-libérales, avec des conséquences telles que la libéralisation des échanges commerciaux, la déréglementation, l'ouverture des marchés et des nouvelles logiques de développement des firmes multinationales. Ces tendances ont pour corollaire les privatisations, le développement de la sous-traitance et de l'externalisation de la production. Il en résulte des conséquences négatives sur les conditions de travail et d'emploi des femmes, massivement mises au travail dans ces cascades de sous-traitance. Deuxièmement, le développement accéléré des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) et l'expansion des réseaux rend possible la circulation immédiate des informations et des données de tout ordre et la financiarisation des économies, avec des conséquences en termes de flexibilité du travail et de précarisation de l'emploi. L'essor de la mise au travail salarié des femmes du Sud dans les années quatre-vingt dix est partiellement redevable de cette expansion des NTIC. Troisièmement, le nouveau rôle joué par les organismes internationaux, parallèlement et pas toujours en harmonie avec la régulation par les États-Nations et par les firmes multinationales. L'action 1. Nous utilisons ici ces deux termes comme des synonymes. Pour le débat sur les différences entre globalisation et mondialisation nous renvoyons à Robert Boyer, « La globalisation : mythes et réalités », Actes du Gerpisa, n° 18,1996.

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de ces organismes internationaux (ONU, Banque Mondiale) et des nouvelles institutions européennes concernant, en particulier, l'égalité entre les sexes, ont des répercussions sur la situation des femmes, dans la mesure où ils ont de plus en plus des politiques explicites concernant l'égalité entre les sexes. Ce nouveau cadre économique et financier a donc des conséquences différenciées selon les régions du globe et selon qu'il s'agit des hommes ou des femmes. Cependant, si la littérature sur la mondialisation financière et économique est aujourd'hui pléthorique, rares sont les travaux qui prennent en considération les différences hommes-femmes pour penser la mondialisation. Fatiha Talahite est une des rares économistes à proposer une réflexion sur la catégorie de mondialisation dans une perspective de genre. Elle y distingue l'aspect « catégorie analytique » et l'aspect «modèle normatif» (consécration de l'ordre établi, fatalisme, dans une approche libérale) : « La mondialisation est donc une catégorie à la fois analytique, désignant un phénomène économique, et normative, servant à prescrire des comportements, définir et justifier le contenu de normes et institutions » (Fatiha Talahite [2000], 121). Elle décrit en particulier la situation paradoxale créée par le fait que les conventions internationales visent à protéger les femmes, mais par le recours même à une norme mondialisée, elles laissent « sans voix » les femmes des cultures dominées et déprécient les modes d'expression de la différence des sexes propres à chaque culture.

Le travail et l'emploi féminins dans l'économie mondialisée Le processus de mondialisation a eu des conséquences complexes et contradictoires qui ont affecté inégalement l'emploi selon les sexes dans les années quatre-vingt-dix. L'emploi masculin a connu la régression ou tout au plus la stagnation. Cependant, la libéralisation du commerce et l'intensification de la concurrence internationale ont eu comme conséquence une augmentation de l'emploi et du travail rémunéré des femmes au niveau mondial, avec de très rares exceptions (l'Afrique subsaharienne). Dans certaines régions en développement, le taux d'activité féminin est même comparable à celui des pays de l'OCDE. Il y a eu une participation accrue des femmes sur le marché du travail, tant dans le secteur formel que dans les activités informelles, et un nouvel essor des emplois dans le secteur des services. Cependant, cette participation s'est traduite surtout par la création d'emplois précaires et vulnérables, mal rémunérés, pas valorisés socialement, avec une possibilité presque nulle de promotion et de carrière, et des droits sociaux souvent limités ou

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inexistants tant en Asie, qu'en Europe ou en Amérique Latine. On peut dire, par ailleurs, que les inégalités de salaires, de conditions de travail et de santé ne se sont pas amenuisées. À partir de recherches menées dans des pays de l'Asie et de l'Amérique Latine, plusieurs chercheuses (Swasti Mitter, Sheila Rowbothan [1995]) montrent que la mondialisation représente des nouvelles opportunités, mais également des nouveaux risques pour les travailleuses. Les inégalités sociales dans les rapports de travail et face à la santé semblent avoir empiré sous l'impact des politiques de flexibilisation. Le clivage Nord/Sud au niveau mondial se manifeste aussi au sein de l'Europe. Ainsi, le clivage entre l'Europe des quinze et l'Europe de l'Est, d'une part : l'appauvrissement massif et l'exacerbation des inégalités ne sont pas du même ordre de grandeur ; les taux de chômage sont aussi disproportionnés dans des pays tels que la Bulgarie, où ils peuvent atteindre 35-40 % pour certaines catégories et certaines régions ; d'autre part, ce clivage apparaît à l'intérieur îxiême de l'Europe des quinze entre les pays du Nord (Danemark, Suède, Finlande, Pays-Bas), dont les taux globaux d'activité (entre 81 % et 77 % en 2002) sont nettement supérieurs à ceux (entre 66 % et 62 %) des pays du Sud (Italie, Espagne, Grèce). Le Portugal constitue une exception avec un taux d'activité de presque 77 % parmi les pays du Sud, et la Belgique avec un taux d'activité de 64,4 % parmi ceux du Nord (Éurostat, dans INSEE, Enquête sur l'emploi 2001 ; 2003). Ce clivage entre le Nord et le Sud de l'Europe est encore plus net si on compare les taux d'activité des femmes, l'écart étant de plus de 28 points entre les femmes suédoises (76,9 %) et italiennes (48,4 %). Les femmes françaises sont dans une position intermédiaire, avec un taux d'activité de 62,8 %. Cette plus forte activité féminine dans les pays du Nord est à corréler avec une forte proportion de femmes travaillant à temps partiel (72,8 % des femmes travaillent à temps partiel aux Pays-Bas en 2002, par exemple). Cette modalité d'emploi est peu répandue dans les pays d'Europe du Sud et encore moins pour les pays en voie d'adhésion à l'Union Européenne. Par exemple, 2,7 % des femmes travaillent à temps partiel en République Slovaque (Eurostat, dans INSEE, Enquête sur l'emploi 2003, pp. 210-211). La progression, dans les années quatre-vingt-dix, de l'emploi à temps partiel - partout majoritairement féminin - comme outil de la flexibilité, a été spectaculaire dans un grand nombre de pays parmi lesquels le Canada, le Japon et dans les pays européens, notamment de l'Europe du Nord. Le rôle de l'État a été partout très significatif dans cette progression par le biais de subsides divers afin d'aider les entreprises à réaliser au moins trois objectifs : atteindre la flexibilité, baisser les coûts, réduire le chômage. Des

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politiques familiales qui sont des politiques déguisées d'emploi telle que l'allocation parentale d'éducation (APE), mise en place en France en 1985 (ATTAC [2003]), méritent une analyse poussée dans la mesure où celle-ci peut éclairer le sens du rapport entre vie familiale et vie professionnelle (Helena Hirata [2005]). Le clivage déjà mentionné entre l'Europe des quinze et les pays en voie d'adhésion est particulièrement fort en ce qui concerne le taux global de chômage, qui est, en 2002, pour les premiers de 7,6 % et pour les derniers de 14,8 % ; il se manifeste aussi entre l'Europe du Nord où les taux de chômage sont plus faibles, et l'Europe du Sud où ils sont plus élevés. Ainsi le taux de chômage féminin est de 16,3 % pour l'Espagne, 14,6 % pour la Grèce, 12,6 % pour l'Italie (exception : le Portugal, avec 5,3 %). Évidemment, tous ces chiffres grimpent si on prend en considération le chômage occulté par des « petits boulots » ou par le découragement. En effet, le chômage ne peut pas être dissocié de la précarité de l'emploi, qui a augmenté significativement en Europe avec les processus de déréglementation qui ont touché également d'autres régions du globe. En France, en 2000, seulement 57 % de l'ensemble des emplois étaient stables et pouvaient échapper à la dénomination de « formes particulières d'emploi ». Celles-ci continuent à être la modalité dominante de recrutement dans les entreprises de plus de 50 salariés (INSEE, Enquête sur l'emploi 2000). Deux tendances marquent la situation de l'emploi. La première, déjà évoquée, la bi-polarisation ; la deuxième concerne l'essor actuel des emplois de services, notamment des emplois dits « de proximité », lié à la crise économique et à la récession. Ici aussi, la bi-polarisation est significative : d'une part, croissance du nombre de femmes cadres financiers dans les banques et compagnies d'assurances ; d'autre part, essor des « emplois de services ». Les effets pervers de l'accroissement de ce type d'emplois sont connus : ils renforcent son statut déjà précaire et sousvalorisé, généralement associé à la force de travail féminine. L'instabilité de ces nouveaux emplois féminins a des conséquences négatives en termes de conditions de travail, de santé, de salaires, de mode de vie. Pour ne mentionner qu'un de ces aspects, les salaires, l'évolution du marché du travail dans la dernière décennie a multiplié le nombre de working poors, travailleurs pauvres, qui sont en fait des travailleuses pauvres. En 1998, en France, 16,9 % du total des travailleurs étaient pauvres, c'est-à-dire percevaient deux tiers du salaire médian, mais 28,5 % des travailleuses femmes étaient dans cette situation (Pierre Concialdi, Sophie Ponthieu [1999], p. 35). Le développement de ce que l'on appelle la « féminisation de la pauvreté » trouve une partie de son explication dans l'essor spectaculaire du travail à temps partiel - et à salaire partiel - qui

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passe, en France, de 17,2 % des travailleuses en 1980 à 31,7 % en 1999. Ce chiffre baisse un peu en dessous de 30 % en 2003, avec l'application des politiques de RTT. En 1997, 77 % des emplois à bas salaires étaient des emplois à temps partiel. En Europe, font aussi partie des working poors les femmes chefs de famille (dites « familles monoparentales ») qui constituent autour de 14 % des domiciles (sept millions de familles) dans l'Union Européennez. Cette catégorie de femmes représente des contingents importants de travailleuses à temps partiel dans les pays européens et émergents comme un des pôles de l'insertion professionnelle féminine particulièrement vulnérable. Des chercheuses féministes comme Lourdes Beneria associent cette situation d'accroissement de la pauvreté au niveau mondial aux politiques d'ajustement structurel et aux nouveaux rôles des organismes internationaux tels que la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International. Cependant, dans le débat sur le rapport entre égalité des sexes et croissance économique, des résultats de recherche indiquent que la croissance peut être le résultat de l'inégalité, ou, dans d'autres termes, que l'inégalité entre les sexes peut être la pré-condition d'une accélération de la croissance économique : « l'inégalité de genre peut stimuler la croissance et la croissance peut exacerber l'inégalité de genre » 3 . L'emploi salarié peut signifier indépendance économique, mais il n'améliore pas forcément les conditions de vie et de travail des femmes, dans la mesure où les postes de travail exigeant une qualification technique, responsabilité et autonomie, sont proposés plutôt aux hommes, les femmes ayant accès à des emplois exigeant une qualification moindre, et dans le monde industriel, sous cadence. Ce constat est aussi fait en France, où les enquêtes Conditions de travail, complémentaires aux enquêtes Emploi de l'INSEE, montrent que 24 % d'ouvrières déclarent qu'elles travaillent à la chaîne en 1998 contre 7 % d'ouvriers. Entre 1978 et 1998, la proportion de ces ouvrières a augmenté, même si cette modalité d'organisation du travail ne concerne que 10 % de la catégorie ouvrière en France aujourd'hui. Enfin, deux tendances actuelles affectant l'emploi féminin tant dans les pays du Nord que du Sud doivent être rappelées ici. La première concerne la bi-polarisation du travail féminin. En France, autour de 10 % des femmes actives occupées en 1998, selon l'enquête Emploi de l'INSEE, appartiennent à la catégorie statistique « cadres et professions

2. Nadine Lefaucheur, « Les ménages monoparentaux », Lettre CAF, n° 100-101, janvier 2000, pp. 6-7. 3. Lourdes Beneria, Maria Floro, Caren Grown, Martha MacDonald (éd.), « Gender, A Spécial Issue on Globalization », Feminist Economies, vol. 6, n° 3, november 2000, p. xi.

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intellectuelles supérieures ». L'activité féminine continue à se concentrer dans les secteurs tels que les services personnels, la santé et l'éducation. Cependant, la tendance à une diversification des fonctions montre aujourd'hui un cadre où, dans un des pôles, on trouve des professionnelles hautement qualifiées, avec des salaires relativement élevés par rapport à l'ensemble de la main-d'œuvre féminine : ingénieures, architectes, médecins, professeures, cadres, avocates, magistrates, juges, etc. Le deuxième pôle est constitué d'emplois précaires, sans perspectives de carrière et faiblement rémunérés. Il est gonflé par l'augmentation du travail en temps partiel, temporaire (CDD, contrat à durée déterminée), intérim, divers contrats aidés (CES, contrat emploi solidarité, CEC, contrat emploi consolidé), etc. Au rapport hommes-femmes peut se superposer un deuxième rapport contradictoire : le rapport femmes/femmes. La deuxième tendance concerne l'essor actuel des emplois de services, notamment des emplois dits « de proximité », lié à la crise économique et à la récession, qui poussent des femmes inactives et sans qualification professionnelle reconnue à intégrer le marché du travail. Dans des pays comme la France ou le Brésil, les suppressions d'emplois dans le secteur industriel sont compensées par la création d'emplois dans les services, où la bi-polarisation est aussi significative : d'une part, croissance du nombre de femmes cadres financiers dans les banques et compagnies d'assurances ; d'autre part, essor dans le monde entier des « emplois de services », de « service personnel ». Ces deux tendances renforcent, ainsi, le paradoxe d'une forte croissance de l'emploi féminin simultanément à la dégradation et précarisation du statut de cet emploi.

Division sexuelle et organisation du travail dans les firmes multinationales Les recherches que nous avons pu réaliser dans les entreprises multinationales au Brésil, en France et au Japon ont montré essentiellement que la mondialisation signifie interdépendance des marchés, mais non pas homogénéisation du travail. Si les flux financiers ne connaissent pas des frontières et travaillent dans l'immédiateté, l'inégalité des situations sociales et de travail selon les pays, le genre, les races, les générations, persiste et peut même augmenter ; la polarisation en trois zones du globe, États-Unis, Europe, Japon (et quelques pays d'Amérique Latine et d'Asie) se traduit par la mise en place de hiérarchies et de corrélations de forces au niveau international. La diversification des opportunités d'emploi qualifié a pu aussi être vérifiée au Brésil, à partir d'enquêtes sur le terrain. Ainsi, nous avons pu

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étudier l'entrée des femmes dans les postes d'entretien électrique/instrumentation à partir du début des années quatre-vingt-dix comme une conséquence de la décentralisation de la maintenance/entretien dans une entreprise de la branche chimie appartenant à une multinationale française. La compétence technique était requise pour la réalisation de l'activité professionnelle, et la formation de niveau troisième cycle, avec l'inscription dans un cours universitaire d'ingénierie, faisait partie de la trajectoire de ces techniciennes interviewées. Cependant, cette nouvelle réalité est contradictoire et impose de nouvelles souffrances aux travailleuses exerçant un métier masculin : ces jeunes femmes pourvues d'une formation technique, se voient confiées « les pires services de l'entretien » par peur de la concurrence des hommes. La négation de l'identité sexuelle est continuellement exigée par le travail : « il faut avoir une tenue bien professionnelle, comme si on était un homme au travail ». Elles sont victimes de « rigolades », elles doivent s'habiller avec des vêtements qui ne marquent pas les lignes du corps, et elles se plaignent dans un texte rédigé pour une rencontre du groupe industriel, de ne pas avoir un WC féminin dans leur local de travail où elles sont très minoritaires. Une autre recherche que nous avons effectuée dans deux filiales (brésilienne, japonaise) d'une multinationale française dans la branche agro-alimentaire a montré que les ouvriers et ouvrières brésiliennes estimaient avoir un niveau de salaires et de bénéfices sociaux très satisfaisant dans le contexte du marché de travail local. Cependant, si l'on compare ces salaires à ceux prévalant en France, ils sont clairement beaucoup plus bas (le salaire de référence, le SMIC, étant au Brésil dix fois plus bas qu'en France). Quant aux travailleuses de la filiale japonaise, elles étaient situées en bas de la hiérarchie des fonctions et des salaires par rapport à leurs collègues hommes, même quand l'attribution de responsabilités et l'exigence de compétences techniques étaient importantes. Quant aux conditions de travail, elles étaient notablement contrastées. Une ouvrière interviewée dans cette filiale française au Japon a déclaré : « Nous avons des horaires pour aller aux WC : dix minutes à 10 h et dix minutes à 15h ». Il est inutile de dire que les hommes « peuvent y aller librement ». Il faut noter que dans un pays au niveau de développement économique et technologique autrement plus avancé qu'au Brésil, ce type de contrôle du temps s'exerce exclusivement sur les salariées. Une enquête sur le terrain réalisée dans les firmes multinationales françaises au Brésil en 1998-1999 a porté sur les processus accélérés de fusions, acquisitions et privatisations, qui ont eu des conséquences sur l'ensemble des travailleurs, hommes et femmes, en termes de suppression

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des postes de travail, mais aussi d'aggravation des conditions de travail et des salaires. L'ensemble des cinq multinationales françaises étudiées présentaient un fort profil d'instabilité (de croissance ou de crise), d'incertitude et de risque quant à l'avenir de l'emploi, surtout des salariés plus âgés, moins qualifiés et de moindre scolarité. Des processus de flexibilisation du travail étaient à l'oeuvre, y compris par le recours jusqu'à aujourd'hui rare dans l'industrie brésilienne - au travail féminin à temps partiel, avec un salaire partiel. Pour faire face aux risques concernant l'emploi, un plus grand effort de formation scolaire et professionnelle était réalisé, avec des sacrifices personnels importants, en termes de temps horstravail et familial et en termes de dépenses pour s'inscrire dans des cours particuliers, alors que font cruellement défaut des politiques publiques de formation professionnelle systématique et appropriée. Les travailleuses de ces firmes multinationales, interviewées au cours de cette enquête (1998-1999), ont mis en avant, premièrement, les exigences accrues de formation scolaire pour pouvoir obtenir des promotions et faire carrière. Un diplôme de troisième cycle était exigé des ouvrières dans une multinationale de la branche pharmaceutique pour un poste d'encadrement (« superviseur ») de sept huit ouvrières de fabrication (opératrices de machines). Ce fait n'est pas du tout extraordinaire : les chaînes de supermarchés au Brésil exigent également le diplôme universitaire pour un poste d'encadrement de quelques caissières. Le contexte de crise de l'emploi permet aux entreprises d'utiliser cette méthode de sélection du personnel d'un haut niveau scolaire, qui correspond en même temps aux exigences d'organisation de la production flexible. Deuxièmement, elles ont mis en avant les difficultés pour mettre en place cette formation pour elles-mêmes, étant donné les arbitrages à faire entre leur propre perfectionnement et celui de leurs enfants. Les mensualités dans les universités privées étaient l'équivalent de leur salaire mensuel (au Brésil il est exclu pour des ouvrières d'accéder aux rares places disponibles dans les universités publiques, où les concours d'entrée sont extrêmement sélectifs et finissent par recruter les étudiants provenant des couches supérieures). Par ailleurs, les femmes avaient accès à des postes de technicienne ou même d'ingénieure avec des responsabilités d'encadrement (cas d'une entreprise de distribution d'énergie et d'une entreprise agro-alimentaire), mais les rapports de travail entre subordonnés hommes et encadrement féminin étaient source de conflits, et pouvaient conduire à la démission volontaire des promues. Les postes de direction, enfin, n'étaient pas accessibles aux femmes, étant donnée la concurrence masculine pour un nombre très réduit de postes de direction.

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Une autre recherche portant sur l'introduction de nouveaux modèles d'organisation du travail et de la production dans les firmes multinationales a pu montrer que les rapports sociaux sexués jouent aussi au niveau de l'insertion différenciée des hommes et des femmes dans les processus de travail. Nous avons pu vérifier, notamment, que la thèse de la requalification des opérateurs suite aux innovations technologiques et organisationnelles est fortement interpellée par une analyse en termes de division sexuelle et internationale du travail. Ce mouvement de requalification touche essentiellement une partie des travailleurs hommes des pays du Nord. Ses conséquences sur la main-d'œuvre féminine sont beaucoup plus contradictoires. Cette recherche, réalisée dans des firmes multinationales françaises au Brésil (1999-2000), a montré trois modalités d'organisation du travail ouvrier distinctes. Dans une entreprise de biscuits, flexibilité et travail en équipes des effectifs masculins ; des lignes d'emballage avec cadences et rythmes imposés pour les femmes ouvrières. Dans une entreprise de fabrication de pare-brises, il y a inversion du schéma de la division sexuelle : un « ghetto » féminin, enclave sous forme de salle blanche, avec exigences de dextérité manuelle, rigueur et hygiène ; et des postes masculins sous cadence imposée par les machines (sortie des pare-brises du four). Cependant, une organisation flexible étant en cours d'implantation, les hommes étaient les seuls à bénéficier d'une politique active de formation. Enfin, dans une entreprise pharmaceutique, le groupe de femmes était aussi touché par le mouvement de requalification, participant aux innovations organisationnelles. Hommes et femmes avaient accès à la formation, le clivage se situant entre les postes d'exécution (opératrices de machines) et les postes plus techniques et d'encadrement (chefs et ingénieurs). Ces exemples montrent que les entreprises utilisent la division sexuelle du travail comme un moteur puissant pour remodeler ces nouvelles formes d'organisation du travail, tout en maintenant certaines formes de ségrégation et de hiérarchisation existant auparavant.

Internationalisation du travail reproductif et externatisation du «care» Le processus de mondialisation a accéléré la tendance à une externalisation croissante des activités domestiques et, simultanément, à une internationalisation du travail reproductif. On assiste à une forte augmentation des emplois de domesticité, avec l'incitation des politiques publiques au développement des « emplois de proximité » et des « emplois familiaux » d'une manière générale. En 2003, selon l'enquête Emploi,

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presque 1200 000 femmes étaient affectées aux services aux personnes. Il s'agit de 10 % des femmes actives occupées en France, similaire au pourcentage de femmes appartenant à la catégorie cadres et professions supérieures. Ce pourcentage est plus élevé que celui des ouvrières. Les théorisations sur les rapports sociaux de sexe et de classe des années 1970-1980 sont fortement interrogées par ces tendances à l'externalisation et à l'internationalisation du travail domestique et du care. La mondialisation du travail reproductif est étroitement liée aux mouvements de migration internationale. La mondialisation du care (soins) fait aujourd'hui l'objet de nombreuses recherches. Son importance dans la littérature féministe sur la mondialisation est liée non seulement aux changements qu'il suscite dans le travail rémunéré des femmes, mais aussi à sa répercussion sur la prise en charge du travail domestique, ainsi qu'aux questions théoriques et politiques posées par l'émergence de différenciations au sein du groupe des femmes. Les conséquences de la mondialisation du travail reproductif sont doubles. Premièrement, cette extension marchande du travail domestique y compris par la dynamisation de la migration internationale dès le début des années 1990, un des traits les plus marquants de la mondialisation implique l'utilisation du travail des femmes pauvres par les familles de niveaux socio- économiques plus élevés. Elle permet le développement d'un modèle de délégation d'une série de soins et activités domestiques de femmes avec plus de ressources vers des femmes plus démunies. Ce «modèle de délégation» tend à se superposer, sinon à remplacer, le « modèle de la conciliation » vie professionnelle/vie familiale pour une catégorie de femmes plus aisées et avec une activité exigeant plus d'implication dans la sphère professionnelle. Deuxièmement, il s'agit de la création de chaînes globales d'affect et d'assistance. On se trouve aujourd'hui face à la généralisation du care, modèle féminin du soin à autrui, à travers la propagation à l'échelle mondiale via les migrations internationales des services aux personnes, d'attention aux enfants, aux personnes âgées et aux malades. Les exemples ne manquent pas : l'emploi en proportions significatives des femmes de ménage philippines en Europe ou des infirmières taiwanaises ou « nissei », deuxième génération de migrants japonais née au Brésil, au Japon, ou encore des employées de maison colombiennes ou équatoriennes en Italie ou en Espagne. • ne s'agit pas ici seulement d'une mercantilisation de la «disponibilité permanente » des femmes observable dans la sphère domestique, mais également d'une généralisation, dans la sphère du travail rémunéré, d'un modèle de rapport auparavant privé. La reconnaissance des qualités dites féminines (le « soin » à autrui, la compétence relationnelle) en tant que compétence professionnelle devient

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une question d'actualité et est sans doute un des aspects essentiels du rapport de forces qui s'établit aujourd'hui entre les sexes et entre les classes sociales. Nous sommes ici devant une dimension importante du processus de reconfiguration des rapports sociaux de sexe. La reconnaissance dans la sphère publique du travail réalisé par les femmes dans la sphère privée est fondamentale et la transformation du travail domestique en travail marchand peut conduire tant à la dévalorisation de l'un qu'à la reconnaissance de l'autre. L'orientation d'un tel processus dépendra fondamentalement du rapport de forces créé par les mouvements féministes.

Conclusion Nous avons vu que « la liberté pour le capital d'aller et de venir avec le moins de contraintes possibles » n'a pas les mêmes conséquences sur l'emploi, le travail, l'activité (professionnelle/domestique), les conditions de travail des hommes et des femmes. Le développement de la soustraitance, du travail à domicile, du télé-travail, des modalités contrastées du travail informel, l'augmentation du chômage et du sous-emploi ont conduit à l'atomisation de l'espace et du temps de l'activité. Cependant, « la contestation n'en est pas pour autant absente du globe », comme dit, très justement, Catherine Quiminal [1998], désignant ainsi un autre des paradoxes de la mondialisation : lieu de création et renforcement des inégalités de sexe mais aussi cadre pour la structuration de nouveaux collectifs. Des mouvements anti ou alter-mondialisation prennent des proportions significatives et s'imposent sur la scène politique internationale. La Marche Mondiale des femmes contre la violence et la pauvreté rassemblant différentes associations, groupes, mouvements de femmes, propose ainsi des alternatives et des actions concertées à l'échelle mondiale contre la crise, la précarité et la flexibilité grandissantes du travail des femmes. Cette action réagit d'ores et déjà à une des préfigurations du salariat féminin, devenu un modèle de travail pour les deux sexes : la salariée vulnérable et flexible, corvéable et pauvre, peut en effet préfigurer le salariat de demain dans son ensemble. Aujourd'hui, entre le développement des dimensions de la professionnalité féminine et la figure de la salariée flexible à temps partiel, entre le monde du travail et la liberté du capital d'aller et de venir, il y a choc et affrontement. S'il est difficile d'en prévoir les issues, les mobilisations actuelles contre la mondialisation libérale et pour une autre mondialisation montrent qu'il y a création d'un rapport de forces où les femmes sont désormais fortement présentes - et c'est aussi une des

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différences marquantes par rapport à d'autres moments de l'internationalisation du capital - en tant que femmes, et pas uniquement en tant que représentantes du pôle travail.

Contre la naturalisation néolibérale chilienne : une sociologie subversive

Maria Emilia TIJOUX Traduit de l'espagnol par Annie Bidet-Mordrel À Jean-Marie Vincent Maintenant, plus que jamais, nous devons nous référer à l'œuvre de Marx. Il n'y a assurément ni secret ni mystère dans l'extension de la mondialisation, mais en dehors de l'approche proposée par Marx, il semble difficile d'appréhender et de comprendre les faits et les rapports sociaux. Au Chili, la mondialisation n'est pas une question nouvelle. Elle a mûri, elle s'est consolidée au long d'un processus de construction soigneuse, spécifiquement nationale, des outils destinés à favoriser le pouvoir politicoéconomique. Personne ne peut en douter. Il est pourtant préoccupant de voir que la société chilienne, dans l'ensemble, paraît somnoler, ressentant et vivant la mondialisation comme une panacée ouvrant sur le monde pour l'embrasser virtuellement d'un seul regard et faire aussi en sorte que les autres posent sur nous un autre regard. Ainsi se manifeste que nous ne sommes plus désormais le dernier recoin de l'univers, connu pour sa dictature, sa folle géographie, son football et son folklore. Ses admirateurs présentent le pays comme une nation qui continue à se moderniser, affichant des résultats globaux mirifiques, un succès dû à une baguette magique. Il nous faut rendre grâce (à Dieu ?) d'être enfin partie prenante d'une volonté mondiale. Mais que cet état de choses puisse être compris d'une autre manière et signifier autre chose, c'est ce dont témoigne la masse d'immigrants appauvris, composée principalement de travailleurs péruviens, méprisés par les travailleurs chiliens qui souffrent eux-mêmes aujourd'hui de la précarité et du chômage. Le Chili a été et continue à être un laboratoire effectif du néolibéralisme, où l'on peut voir comment ont été menées à bien les quatre phases de ce qui se présenta d'emblée comme un projet. Premièrement, politique de choc anti-inflationniste dans la période comprise entre l'année

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1974-1975 et l'année 1978-1979. Deuxièmement, ouverture unilatérale au commerce extérieur réel (marchandises) et financier. Troisièmement, programme de privatisations incluant des entreprises stratégiques (comme le cas typique des transports et de la communication), les entreprises de service public (lumière, eau, téléphone, gaz). Quatrièmement, programme de privatisation des biens sociaux (éducation, santé, administration de l'État à travers les municipalités). Cependant, pour que tout cela puisse se mettre en marche il a fallu que soit mis en place une politique appropriée, engagée bien des années avant le coup d'État de 1973, qui n'en fut que le point culminant. Ce fut alors le moment de la rationalité politico-militaire, celui de la répression massive des mouvements sociaux, de l'interdiction des partis politiques et de l'extermination sélective de toute une génération de militants. Le ten-ain avait été préparé en partie, et il ne manquait plus qu'à produire, de manière spectaculaire, le climat de crainte générale rendant possible l'expansion d'un capitalisme néolibéral. Les quatre phases auxquelles nous avons fait allusion se sont déroulées dans un laps de temps de seulement 30 ans, si l'on additionne les 17 années de dictature et les 13 d'une démocratie partagée par les gouvernements de la Concertation, de la Démocratie Chrétienne et du Parti Socialiste. Mais il ne faut pas négliger cette toute nouvelle phase, car elle correspond à la consolidation du néolibéralisme en une période démocratique, c'est-à-dire en dehors d'une période d'exception Il apparaît alors qu'on a affaire au Chili à une contre-révolution néolibérale parvenue à la pleine maturité, par opposition aux néolibéralismes qui ont suivi, par exemple en Argentine, Équateur et Pérou (dans les années 1990). Au point que pour quiconque désire étudier cette forme « supérieure » du capitalisme, le Chili est le lieu rêvé. Nous avions été nombreux à penser qu'après la dictature les situations d'injustice allaient changer, quand une bonne partie du pays, pleine d'espoir, s'exprimait en ce sens par un vote plébiscitaire - lequel, pourtant, dès ce moment déjà, laissait en dehors du jeu une grande partie des personnes qui allaient rester à la marge du songe. L'arrivée de la démocratie supposait que le sort des plus défavorisés soit pris en compte, mais leur destin a été celui des nouvelles réclusions de la flexibilité et de la précarité. On peut certes établir, sur des données « dures », la diminution du chômage, le nombre croissant de jeunes étudiants dans les universités,

1. Voir à ce sujet l'article présenté au Congrès Marx International IV de septembre 2004 (Paris, Nanterre) par le professeur Rafaël Agacino : « Illusiones y fisuras de una contra-revoluciôn neoliberal madura » (« L'exception chilienne ? Les illusions et failles d'une contre-révolution néolibérale parvenue à maturité »), section économie, atelier 12 (http://netx.u-parislO.fr/actuelmarx/).

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de cliniques en situation de nous rajeunir, ou la baisse - évidemment différente d'un secteur à un autre - de la désertion scolaire. L'indice du développement humain (IDA) montre que le Chili occupe la 43e place selon l'ONU, le meilleur niveau latino-américain, dépassé seulement par l'Argentine 2. On peut voir et sentir « la stabilité », à peu près aussi stable que l'impunité d'Augusto Pinochet et de ses fidèles. Mais il existe un autre visage de la société chilienne. La droite, pour sa part, a dû vivre quelques désagréments en relation avec les « affaires », dans lesquelles s'est trouvé impliqué le dictateur et sa famille. Il lui a fallu prendre acte du fait que le Général avait, durant les années « dures », accumulé des sommes d'argent considérables dans divers pays du monde. Il lui a fallu reconnaître que, pour mener à bien ses forfaits, le Général avait dû falsifier des papiers, inventer de faux noms, coordonner des actions avec des amis étrangers et, en plus d'une occasion, faire taire définitivement ceux qui auraient pu raconter un jour ces histoires, comme cela s'est passé pour des militaires de carrière qui sont morts dans d'étranges circonstances, face auxquelles leurs familles décidèrent d'ouvrir et de poursuivre des procès. Mais on parle peu du coût humain : celui du passage fatal de la Caravane de la mort, ou de l'opération Condor, ou du « pardon » qui sera vraisemblablement accordé à des criminels, assassins de dirigeants connus. Je ne m'étendrai pas sur toutes les données que nous pouvons trouver dans d'innombrables documents qui permettent d'établir, avec noms et prénoms, la liste des assassins d'une génération. Une bonne partie d'entre eux se trouve en liberté, et on les croise au supermarché, au cinéma ou dans les rues du pays. Plus d'une fois probablement, nous nous sommes assis à côté d'eux dans le métro impeccable de Santiago. Mais ce qui ne peut être mis en question (même si on a coutume de l'oublier), c'est que les gens ont lutté. Le mouvement social chilien a été réel et il est parvenu à se constituer, mettant en échec y compris le gouvernement de l'Unité populaire. Les « cordons industriels » et les « mouvements d'habitants » sont parvenus à donner un rôle central à ceux qui réclamaient un toit en même temps qu'ils prenaient part à la direction des entreprises. Au commencement des années 1970, lutter pour un logement et être travailleur était pratiquement la même chose. Ce sont ces lutteurs qui ont exigé du président Allende qu'il les laisse jouer un rôle moteur, ce sont eux aussi qui l'ont critiqué pour ne leur avoir pas accordé la confiance qu'ils méritaient, lui ayant donné tout leur appui, et ayant assuré jusqu'à sa protection. Ce sont eux aussi qui sont restés seuls. Quelques-uns

2. L'indice de développement humain est monté jusqu'à 0,831, ce qui l'a fait se maintenir en 43' place du tableau du développement qui prend en compte l'espérance de vie à la naissance, l'éducation et le PIB.

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d'entre eux vivent encore et, quand ils contestent, ils sont expulsés des lieux publics et critiqués pour leurs actes intempestifs. Mais la force de ce mouvement, on peut encore le retrouver dans une mémoire que l'on n'interroge pas parce qu'elle dérange : celle de ces mêmes travailleurs et « habitants », qui n'ont pas oublié. C'est une telle situation que le Mir avait qualifiée de prérévolutionnaire. Cependant, comme le signale Gabriel Salazar3, bien des révolutionnaires d'hier sont aujourd'hui en débandade, contemplant de loin, et comme un film qu'ils se plaisent à critiquer, leurs conduites antérieures, moments d ' « idéalisme juvénile » passés au crible de la maturité, comme des brassées de souvenirs dont ils se servent pour s'introduire dans les petits cercles du pouvoir qui prêtent volontiers l'oreille à leurs aventures d'adolescence, à des histoires qui constituent un vrai capital symbolique et culturel qu'ils convertissent, ensuite, en capital économique ou en charges d'État. Beaucoup se targuent de ce qu'ils considèrent comme leurs erreurs, pour les relater à l'occasion devant des amis ou des auditoires intéressés à leur fréquentation, surtout quand il s'agit de ceux qui jouissent aujourd'hui de quelque position privilégiée dans le gouvernement de la Concertation. Les choses ont changé. Et une partie de ce changement s'enracine dans ces cordons de travailleurs qu'on a commis l'erreur de laisser aux marges des décisions politiques. La force du capitalisme néolibéral chilien, actuellement arrivé à maturité et plein de lui-même, a réussi d'une certaine manière à enfermer la société chilienne au point de lui faire avaler sa pathologie craintive et conformiste comme quelque chose de normal. C'est ainsi qu'on voit se développer les suicides de jeunes, d'enfants, de malades, les allergies, l'insomnie et toutes sortes de dépressions. L'obstination de quelques organisations, qui essaient de poursuivre les anciens combats, ne parvient pas à rassembler autour de perspectives qui fassent vibrer les collectifs. Il y a cependant des réactions face aux objectifs que le capitalisme mondial est parvenu à placer en première ligne : la sécurité urbaine et le réflexe généralisé de se protéger des « classes dangereuses ». Une crainte envahissante a opportunément modifié les politiques d'État et le visage de la société. La « violence urbaine » permet de mettre en place un contrôle qui mobilise des politiques de surveillance intense des secteurs pauvres. On réprime des pratiques inventées par les gens pour faire face à la pauvreté : le commerce ambulant, l'incivilité des jeunes, la mendicité et la présence

3. Salazar Gabriel, « Transformaciôn del sujeto revolucionario, desbandes y emergencias », Actuel Marx Intervenciones, n° 1, Santiago, Universidad ARCIS, Ed. Lom, 2003.

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de vagabonds ou d'enfants dans les rues. Mais on réprime surtout « les désordres » qui ont des caractéristiques politiques : les marches étudiantes, les manifestations de travailleurs pauvres, l'organisation de ceux qui ont des impayés de loyers, les protestations devant la libération des criminels. La cause de la crainte continue à se trouver dans la présence d'acteurs représentatifs d'une société précarisée. L'État applique alors la manière forte. La crainte de la pauvreté et du terrorisme se généralise et les moyens de communication se chargent de la diffuser. La figure de la pauvreté se cristallise dans les travailleurs sans emploi qui cherchent à survivre, tyrannisés par la monétarisation des relations sociales, mais en même temps anxieux et confiants de pouvoir « postuler » la possibilité de quelques heures d'exploitation. La force de travail est entrée dans la circulation universelle des marchandises et des marchés du travail, et l'argent continue à symboliser de plus en plus son extériorité, les relations sociales se donnant comme des relations entre des choses ou des pensées chosifiées. Les travailleurs se trouvent ainsi isolés les uns des autres, et soumis aux règles brutales de la valorisation du capital. Le problème n'est donc pas purement économique, il a pris racine dans la subjectivité et la conscience de ceux qui rendent possible la vie des secteurs riches, sans prise de conscience de cette situation. Pour ceux qui choisissent d'autres chemins, illégaux, parce qu'ils ne réussissent pas à faire la queue pour un travail précaire, ou parce qu'ils se rebellent contre la faiblesse des salaires, le traitement politique infligé sera la réclusion, puisqu'ils demeurent inaptes à la vie sociale. On essaiera de les soigner avec des moyens et des politiques sociales assurant l'ordre public et surtout l'ordre économique. La prison, bien qu'elle manifeste de plus en plus son inefficacité, continue à avoir du succès, servant à légitimer les vieilles pratiques de « ramassage » de milliers de pauvres inactifs, dans l'attente d'une condamnation ou purgeant leur peine. En circonscrivant la délinquance à la seule pauvreté, en investissant sur cette dernière toute la délinquance, ce mode d'administration de la pauvreté explique qu'en dépit des « illégalismes », elle demeure à travers le temps. La souffrance des pauvres devient anecdotique, et les faits de douleur se répètent à la même vitesse que changent les titres des journaux. Les jeunes, les femmes et les enfants font partie de l'univers des personnes que le néolibéralisme exclut de son champ de fonctionnement. Les enfants sont évidemment parmi les plus vulnérables, mais on a aussi privatisé l'enfance. Le capitalisme est parvenu à aliéner complètement tous les projets d'avenir, et beaucoup doivent, en culottes courtes, se faire à l'idée que travailler est la seule et la meilleure chose qui puisse leur arriver dans leur vie. Le travail devient alors une activité naturelle pour les enfants

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chiliens, qui sont donc rejetés par l'école de ce qui pourrait être, un jour, une vie active, en harmonie avec les rêves mêmes que le marché propose. C'est dire qu'une bonne partie de la future population chilienne est condamnée à être une main-d'œuvre précaire, non parce que le système les a exclus de l'État, mais parce qu'il les a arrachés à leur propre vie humaine, en les atomisant dans une individualité abrutie. C'est là un capitalisme qui se reproduit sans douleur, en douceur, pendant des années, en l'absence de mouvements sociaux et de résistances collectives qui feraient face à une oppression qui met en avant un individu qui se porte bien et travaille bien, « l'employé du mois » photographié pour ses bonnes actions, au salaire de misère, sans contrat, jouant au loto dans l'attente des impôts, comme si c'était là la récompense du sacrifice au travail. A titre d'exemple, après avoir fait des recherches sur le travail des enfants, spécialement de ceux qui survivent dans les rues, nous avons voulu étudier leurs modes de survie. Et nous avons rencontré ce que l'UNICEF considère comme l'une de ses pires formes : le commerce sexuel des enfants. Cette prostitution alimentée par des réseaux économiques liés au commerce de drogues et à l'exploitation sexuelle s'est massifïée dans l'indifférence de l'État et de la société. La raison en est à chercher dans la précarité des conditions économiques. Ils appartiennent à des groupes ethniques, culturels et sociaux minoritaires, et ils souffrent d'être, à ce titre, considérés comme « inférieurs »4 : les enfants qui ne parlent pas la langue de la majorité, dont la religion et les coutumes sont particulières, qui viennent de groupes privés de droits civiques, dont celui de pouvoir accéder normalement à l'éducation, sont menacés par cette exploitation sexuelle, proies faciles pour les trafiquants qui les isolent jusqu'à couper leurs liens avec le monde. Sans défense, ils sont soumis à des traitements brutaux. On en devine les conséquences : grossesses précoces et maladies sexuellement transmissibles les condamnent à une mort précoce. Victimes d'un mépris total tant du fait de leurs origines que de l'esclavage auquel on les a soumis, leur retour à une vie « normale », quand il n'est pas pratiquement impossible, est extrêmement difficile, long et coûteux. D'un autre côté, l'industrie sexuelle et la pornographie infantile se développent avec l'accès à Internet. En 1966 déjà, le Congrès Mondial de Stockholm sensibilisait la communauté mondiale au commerce sexuel en Asie et à l'augmentation du marché sexuel infantile de masse. On ne peut donc se contenter d'insister de temps en temps sur l'instabilité familiale en général, qui se traduit en mauvais traitements psychiques et physiques et/ou en abus sexuels. Ces enfants, dont les familles sont prises dans un 4. Comme le fait observer Georg Simmel [1999] quand il fait appel au concept d ' « étranger ».

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processus d'appauvrissement croissant, en viennent à une telle désespérance qu'ils perdent toute référence aux sentiments et aux valeurs familiales. Il n'est alors pas surprenant que ces enfants soient exploités par leurs propres parents ou familiers. Comme sur n'importe quel marché, le commerce des enfants et des adolescents répond aux lois d'une demande qui appelle l'offre, et ceux qui y participent sont ceux-là mêmes qui le rendent possible. Le Chili est effectivement en Amérique Latine un pays en croissance, au sous-emploi relativement bas, et tous les résultats macroéconomiques démontrent le triomphe du projet néolibéral. Les coûts, nous avons essayé de les dessiner du côté de la barbarie, par où il apparaît que les inégalités augmentent au même rythme que la croissance. Ce qui prévaut aujourd'hui, c'est une grande diversité de groupes qui luttent avec obstination mais de manière éclatée : les jeunes, les étudiants écrasés de dettes à l'égard de leurs universités, les travailleurs adultes au chômage, les femmes, les minorités sexuelles, les locataires incapables de payer leurs loyers, les écologistes, et jusqu'aux enfants travailleurs organisés, etc. C'est dans ces conditions que nous devons avancer, en prenant acte de cette diversité qui prend forme de toutes parts. C'est là, dans ces luttes sociales qu'on cherche régulièrement à réprimer et à écraser sous le prétexte de « désordres de rue », qu'il faut faire converger de nouvelles pratiques. Nos observations pourront paraître pessimistes. Il y a en effet beaucoup à faire. Du terrain où je travaille, j'adhère à ce que dit Jacques Bidet quand il observe que les disciplines, au sens scientifique, peuvent être subversives. Qu'est-ce donc qu'une sociologie subversive ? Ou encore, comme le suggère Robert Castel : « le sociologue s'expose-t-il réellement quand il écrit sur le monde social ? » Comment peut-on enquêter sur dés problèmes concrets et en même temps contribuer au développement de la connaissance scientifique ? Il est indispensable, comme le dit Pierre Bourdieu ([1987], p. 149), d'inventer un mode de penser sociologique qui reconnaisse les relations entre les attitudes subjectives et les structures sociales, mais qui cherche à dépasser résolument toutes les dichotomies, matériel/symbolique, théorie/empirie, holisme/individualisme, et tout d'abord la plus funeste, celle de l'objectivisme et du subjectivisme. Je pense que les travaux du chercheur doivent être appréciés à partir de son apport à l'analyse de la domination (plutôt que de la mondialisation), telle qu'elle s'observe dans les pratiques sociales quotidiennes. Il s'agit de mettre à jour les rapports de domination, de révéler leurs mécanismes, de fournir des outils intellectuels et de proposer des pratiques susceptibles de questionner la légitimité de la domination (Patrice Bonnewitz [1998]).

La classe moyenne indienne entre sacralisation et menace. Les années 1970 2000

Gérard HEUZÉ

L'Union indienne et son milliard et cinquante millions d'habitants enfantent d'une classe moyenne. C'est l'événement de la période. Les plus optimistes l'ont déjà observé. Us glosent sur l'essor du bambin. Cette classe moyenne est solution. C'est un exercice quasiment obligé de l'associer à la « croissance » et la « modernité ». Le reste, les autres gens ? Ce sont des problèmes. L'avènement d'une classe moyenne généralisée, totale et optimiste s'insère dans une problématique mondiale. Partout, son surgissement ou son invocation s'accompagnent de désordres identitaires et de revendications sociales. La tension entre un objet porteur de violences et de trouble et sa représentation, globalisante, euphémisante ou valorisante, est particulièrement forte. Partis de l'omniprésence de ce discours dans l'Union indienne aujourd'hui, nous voudrions nous pencher sur la genèse particulière d'un thème infiniment commun dans le contexte de l'Asie du Sud. La région et les hindous (les quatre cinquièmes de la population de l'Union indienne et l'un des foyers civilisationnels les plus denses et les plus anciens) n'ont-ils rien inventé ? Ont-ils seulement infléchi et rempli le cadre fourni par des intervenants extérieurs ? Situons quelques éléments de la scène en 1970. Les discours de classe moyenne se répandent par le biais de la presse en anglais, s'opposant et se conjuguant à la fois à une atmosphère de surenchère populiste. La promotion d'une classe moyenne est recommandée par les institutions financières internationales. EUe est vendue par les cabinets de consultants. Elle est importée par les propagateurs universitaires de concepts sociaux nord-américains. Elle commence à être popularisée par le cinéma. Cette « classe moyenne » apparaît en version troublée. EUe s'inquiète. EUe se sent menacée par la corruption et la hausse des prix. U y a aussi la guerre

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(1971) et la faim n'est pas loin (1967). Elle sent vaciller sa foi en la nation, il est vrai confisquée par les coteries du parti au pouvoir. Elle doute plus encore des produits industriels de l'Union, qui vit une période protectionniste. Elle se veut pourtant la nation et l'incarnation de son futur. Elle devient insatisfaite. Des colères la traversent. Elle accroît ses exigences. Tout cela est encore modéré. Le groupe est petit et spécial. Il en garde conscience. Quand 0 se prend pour l'ensemble il reste des tendances, des penseurs et des institutions pour le ramener aux réalités. Le pays compte 80 % de ruraux. 70 % de la population sont liés à la terre et à ses produits. La population se répartit entre un tiers de travailleurs agricoles, ouvriers saisonniers et paysans marginaux, un tiers de petits paysans et un tiers « d'autres » de tous ordres. Il n'y a pas eu de transformation industrielle. Les salariés et non salariés du secteur secondaire, dont une moitié sont des travailleurs à domicile, forment à peine plus de 10 %. Le monde ouvrier est dur. Il survit avec peine mais il conserve une certaine unité organisationnelle et culturelle. Il semble encore porter des perspectives, incarner un modèle social. Les idées ouvriéristes et le culte du travail sont présents. Le gouvernement et l'État, dominés par le Parti du Congrès, accentuent un tournant populiste, peu favorable à la valorisation d'une classe moyenne. Les colporteurs, les domestiques, les artisans sont nombreux et pauvres. Les paysans aisés et les commerçants de bourgs font peut-être 5 % de la population. On estime à peu près aussi important le nombre de membres urbains de classes aisées et un peu aisées. Une partie des membres de ce groupe parle pour les autres. On y trouve presque tous les journalistes. C'est un groupement minoritaire de privilégiés mais ses prérogatives sont souvent médiocres. Dans un pays où même les riches sont soumis aux pénuries de ciment, d'acier, de transports, d'électricité, alors que les importations sont plus ou moins contingentées, l'idée de classe moyenne aurait quelque chose de surréaliste si elle ne mettait en cause un éthos, un legs historique et des processus d'identification.

Avant l'Anglais Dans les sociétés d'Asie du Sud qui précèdent la colonisation, imposée entre 1757 et 1818-1849, l'idée d'une classe moyenne regroupant une part importante de la population est marginale quoique sans doute pas totalement inconnue. Les ensembles sociaux sont hiérarchisés, communautarisés et sectarisés mais les relations sont moins durcies qu'aujourd'hui. L'idée d'une humanité unifiée, dans la quête de salut ou dans d'autres perspectives ontologiques, est présente et même prégnante.

LA CLASSE MOYENNE INDIENNE ENTRE SACRALISATION ET MENACE

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Elle anime par exemple les dévots (bhakta) des grands courants de la religion personnalisée des dieux anthropomorphes. Cette bhakti ne s'oppose pas aux systèmes sociaux hiérarchiques. Ce n'est ni une classe ni un homme « moyens » qui la poussent en avant mais un double procès de familiarisation du sacré et de sacralisation de l'humain. Si le souci d'être moyen occupe peu de place, l'idée d'être central fait au contraire partie des préoccupations courantes. Il y a plusieurs ensembles sociaux candidats à la centralité, ce que la permanence des conflits met en scène. Cette centralité s'accompagne de supériorité spirituelle, statutaire ou autre. Les modèles centraux sont aussi des modèles d'élévation. Il y a plusieurs groupes modèles. Aucun n'est incontesté. Les principaux sont les brahmanes lettrés, les gouvernants et gens de guerre, et les groupes puissants de paysans armés, modèles du grand nombre. Les ascètes, les renonçants (sannyasin) sont des modèles particuliers. Ils sont à la fois excentrés et au cœur des représentations sociales. Les membres de diverses hautes castes, les maîtres du sol, les commerçants, les intermédiaires relationnels ou financiers, les artistes, les habitants de quelque région que ce soit par rapport aux autres, constituent autant de centres et de modèles potentiels. Dans une société où le religieux est un élément omniprésent, le monde est supposé tourner autour d'un axe mythique, le mont Meru. Nous comprenons mieux pourquoi classe moyenne se dit, dans la langue nationale et dans de nombreuses langues locales, la classe centrale (madhya varg). Pour récapituler, une de nos hypothèses est que le « moyen » actuel aurait hérité du central préexistant. Il bénéficierait quelque part de son élévation, de sa sacralité relative et de sa capacité à constituer l'axis mundi (skhamba). N'importe quel lieu et presque n'importe quel groupe ont pu constituer l'axe du monde et un modèle d'élévation. Les musulmans venus d'Occident à partir du Ie siècle de l'Hégire (royaume arabe du Sind en 718) tendaient à faire tourner leur monde autour de l'Arabie. Avec la création de nombreux royaumes, puis la divinisation de la fonction impériale sous les Grands Moghols (Akbar, XVIe siècle), les pouvoirs musulmans de l'Inde ont tendu à se recentrer autour d'eux-mêmes. La domination européenne n'a jamais assumé cette indigénisation. Le centre a toujours été ailleurs, à près de 10 000 kilomètres. C'est d'elle qu'est venue la classe moyenne. C'est d'abord et fondamentalement une classe du dehors.

L'importation de la middle class L'expression anglaise middle class est arrivée en Inde au milieu du XIXe siècle, dans la littérature et le journalisme, avec d'autres produits de

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la métropole. C'était le moment où cette dernière inventait l'idéologie du marché et usait de son Empire pour trouver des débouchés à son industrie. Middle class signifiait d'abord tout bonnement bourgeoisie. L'Angleterre des années 1860 était encore surplombée par l'aristocratie mais les classes en essor, représentées partiellement par la monarchie étaient faites de commerçants, d'administrateurs, d'industriels et de membres des professions libérales. L'opposition d'une « classe moyenne » au reste conceptualisait une société tripolaire avec les Lords, le peuple (les classes dangereuses) et l'ensemble « intermédiaire » des bourgeois et petits bourgeois. Cette perception reprenait quelque chose des conceptions du mesoi qui avaient fondé l'essor de la cité en Grèce antique. Les « citoyens » vantés par les philosophes étaient les gens du milieu (ce que veut dire middle class). Ils devaient se tenir à équidistance de la pompe aristocratique et des passions populaires. Ils étaient la mesure et la responsabilité. Dans l'Angleterre victorienne, l'amalgame des employés aux classes bourgeoises fut précoce. Il était basé sur le partage de valeurs et surtout de mœurs communes. La « classe moyenne » britannique du XIXe siècle associait des gens très riches et des presque pauvres dans la pratique religieuse, les rythmes, le culte du travail, le puritanisme, l'utilitarisme, l'intérêt pour la presse, les musées et les expositions, la passion des juges, de la propriété privée et des procès, une certaine conception de l'individualisme, le clubisme, le thé à dix-sept heures, les pelouses nettes et, ce n'est pas le moins important, le partage inégal des profits de l'Empire. Les représentations de classe moyenne étaient aussi associées à un ensemble de perspectives iréniques, fondant l'unité de la société sur la moralité de ses membres. En cela, fortement reliées à la prédication de Wesley (fondateur du méthodisme) et à l'ensemble du protestantisme, elles étaient un peu sacrées. Non contentes de tenir une part de leur origine de la très valorisée pensée grecque classique, c'étaient des parcelles de paradis sur terre. Le projet de classe moyenne était sous-tendu ou justifié par des représentations morales. Les idées de philanthropie et l'appareil répressif de l'État œuvraient dans la même direction. Ceux qui ne voulaient et ne pouvaient s'intégrer au monde bourgeois étaient la masse, dans une société en voie d'industrialisation. Ils étaient en permanence soupçonnés d'être nuisibles ou déchus. Ce fut un projet variable dans son contenu mais soutenu dans la durée, que de les traquer, de les mettre au travail, de les laver, de les expédier vers les colonies de peuplement et, enfin, de changer leur esprit et leurs mœurs dangereuses. Ce projet social n'a jamais correspondu à ce que ses promoteurs en disaient mais il eu un impact énorme qui n'a pas fini de se faire sentir. C'était un excellent produit d'exportation. Si la bourgeoisie est « la classe

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qui ne veut pas être nommée » (l'anglais emprunte au français pour la désigner), la classe « du milieu » s'est au contraire exhibée, multipliée, clonée, généralisée. C'est une catégorie modèle, englobante ou amalgamante, dotée d'une certaine teneur religieuse. L'accent placé sur les mœurs et la morale (avant la richesse) la met à la portée de nombreuses personnes. En Inde, les résidents britanniques étaient d'abord des officiers, des administrateurs et des marchands. Les militaires étaient pour la plupart des officiers imbus d'idéologie aristocratique. Les administrateurs formaient une phalange minuscule de gens pourvus de pouvoirs énormes, souvent issus aussi des couches les plus élevées. Les marchands étaient beaucoup plus riches qu'en métropole. Tous les sujets britanniques en Inde connaissaient des conditions sans rapport avec ce qu'ils auraient pu vivre chez eux. Ils étaient socialement survalorisés et politiquement omnipotents. Ils se souciaient peu d'être des modèles. L'idéologie de la classe moyenne ne les concernait pas. Elle se diffusa pourtant par le biais du clergé, des employés subalternes et des écrits. Après 1835 les gouvernants britanniques de l'Inde ont commencé à s'appuyer sur des employés indiens, souvent hindous. L'Inde n'était pas une colonie de peuplement. Le développement, lent mais régulier, de l'État colonial, les activités commerciales, les plantations et la collecte de l'impôt nécessitaient des relais. Le système avait d'abord usé des services d'intermédiaires locaux qui conservaient une certaine autonomie. Les salariés indigènes coûtaient moins cher et étaient plus fiables. Les employés de l'Empire ont d'abord été des bengali de haute caste que l'on appelait babu. Ils appartenaient à un ensemble de castes supérieures associées sous le nom de bhadralok (les grands), fortement dominé par des brahmanes shakta. Le Bengale (Nord-Est) est l'une des rares régions où l'ensemble des hautes castes est ainsi globalisé. Cette conception de « casteclasse » a sans doute été favorable à l'accueil des idées anglaises en matière de modèles sociaux. Ces gens n'aimaient ni la terre ni le commerce. C'étaient des lettrés, des poètes, des teneurs de livres. L'anglicisation et la vie de babu étaient des choix de dominés. Très mal payés, durement traités, les jeunes des familles bengali de haut statut, vivant souvent à la limite de la pauvreté, s'étaient acheminés à reculons vers les emplois de bureau. Les rythmes semblaient infernaux. La discipline était jugée dégradante. Les babu devaient pourtant devenir le fondement et, d'une certaine façon, la caricature de l'administration et du pouvoir coloniaux. Le « brahmane ritualiste et méprisant » s'est quelque part hissé dans l'État par le biais de cette figure. Il l'a fait en forçant le trait. Pour que des Indiens de haute caste puissent occuper ces emplois de bas niveaux, il a fallu mettre en place un système d'instruction en langue

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anglaise. Après quelques hésitations, l'enseignement se préoccupa d'abord, comme l'a désiré l'un de ses promoteurs les plus notoires (Mac Auley), de fabriquer des Indiens avec un cerveau anglais, tout en apprenant aux indigènes à rester à leur place subalterne. Les collèges destinés à fournir les bureaux en babu, bientôt étendus à l'Inde entière, ne faisaient pas que transmettre la culture et la langue. Ils ont très tôt diffusé l'idéologie de la middle class. Les petits employés indiens y voyaient un moyen de ne pas se sentir dégradés dans leurs nouvelles fonctions. Ils lisaient des textes et des journaux britanniques vantant le rôle social et ontologique de cette inflexion de la bourgeoisie. Le thème s'est donc installé à partir d'un des axes de la société, parmi les familles de haut statut qui n'étaient pas trop riches ou qui géraient mal leur patrimoine dans le nouveau cadre légal. Deux niveaux de valorisation et de sacralisation se rencontraient et interféraient. La diffusion de la « classe moyenne » servait de jauge à l'anglicisation en assurant la revitalisation, parfois la refondation, d'une des anciennes hiérarchies, celle qui faisait des brahmanes le centre du monde. Les babus et leurs confrères non bengali ont subi un formatage marquant en passant par des collèges anglais et chrétiens. Leur identification à la « classe moyenne » accompagna la continuité, voire le renforcement d'un recrutement massif parmi les castes supérieures et les élites des religions minoritaires (musulmans, sikh). En 1900, les milieux de petite bureaucratie et les employés de maison de commerce ne constituaient pas 2 % de la population. Ils avaient pourtant déjà le sentiment d'être extrêmement importants. Leurs maîtres leur avaient répété qu'ils constituaient le foyer éclairé et instruit de la société. Ils étaient presque les seuls lecteurs de la presse. Le monde des associations, plus varié, reposait largement sur leurs épaules. L'univers des babus s'est fortement développé, aussi quelque peu « prolétarisé », avec la poste et les chemins de fer. Les collèges anglais en Inde ne formaient pas que des babu au mode de vie étriqué. Ils visaient aussi l'élite. A la fin du XIXe siècle des familles urbaines très aisées et la presque totalité des princes (qui n'avaient pas tellement le choix) ont commencé à envoyer leurs enfants se former en Grande-Bretagne. L'imposition de la propriété privée et la juridisation anglo-saxonne des milieux urbains ont hypertrophié les professions du droit. Des cadres d'entreprises, des médecins, des professeurs, des journalistes, des administrateurs de rang moyen et même des juges étoffaient lentement les contours d'une autre couche candidate au statut et à la culture de classe moyenne. Après 1920 des syndicalistes et des hommes politiques y ont pris de l'ascendant. Il s'agissait de membres de grandes familles, issus des mêmes castes supérieures que les babus mais beaucoup plus instruites. La plupart des représentants de ces élites avaient des

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revenus indépendants, dans la terre, l'immobilier ou les affaires. Dès les années 1860, au Bengale et au Maharashtra, quelques années plus tard dans les autres parties de l'Empire, une partie de ces milieux s'est tournée vers l'assertion culturelle et la réforme religieuse (hindoue, sikh) avant de constituer les cadres du mouvement national et de prôner l'indépendance. Ces nouvelles couches urbaines anglicisées étaient moins nombreuses que les babus, eux-mêmes fort minoritaires. Leur conviction précoce de constituer une middle class n'en fut que plus remarquable. Cette qualification fut à la fois disputée aux babus et développée de manière propre. L'intériorisation des manières européennes, par la maîtrise du langage, l'acquisition d'une mentalité juridique, l'habillement - pas dans la cuisine et rarement dans la religion - était plus profond que celui des employés subalternes. C'est, au moins partiellement, parce qu'ils se sentaient leurs égaux et s'en voulaient les proches qu'ils s'opposaient aux Européens. Le mouvement national a été le fait de nombreuses couches de la population mais sa direction a souvent évolué dans les limites assignées par ces élites anglicisées de haut niveau. Elles portaient les discours, définissaient les programmes et menaient les négociations. Gandhi, M. A. Jinnah (dirigeant de la ligue musulmane), Nehru et Ambedkar, personnalités les plus marquantes du mouvement national, étaient tous des avocats formés en Angleterre. Chez les autres dirigeants nationaux, les journalistes et les juristes étaient énormément surreprésentés. Il est peu de dire qu'ils avaient intériorisé les valeurs et les représentations des classes bourgeoises anglo-saxonnes. Il y avait quelque chose de schizoïde dans la position des couches anglicisées qui se désignaient comme moyennes. En Inde, c'est dans les maisonnées de haute caste que l'on trouve plusieurs générations et plusieurs foyers. Ces mœurs sont à la fois des symboles de statut, un acquis culturel et une manière de préserver les patrimoines. Même urbaine, la petite bourgeoise indienne (babu compris) avait un pied dans cet univers. Il ne correspondait pas aux idéalisations du couple et du foyer de la vulgate victorienne. Ces couches étaient porteuses de modèles hindous (musulmans ou sikh) valorisés et culturellement denses. Elles tendaient à se poser, en tant que groupes supérieurs anciennement cultivés, en parangons de l'autochtonité. Elles produisaient pourtant ces « cerveaux anglais » portés à citer exclusivement Shakespeare et Hume. L'extrême valorisation de certaines choses indiennes, le culte de la déesse patrie, le mouvement svadeshi (contre les marchandises importées), les tentatives pour attribuer à l'Inde et aux hindous anciens toutes les découvertes et savoirs de l'humanité ne faisaient que souligner cet écartèlement. Ces milieux se savaient ultra-minoritaires. Leur identification à la middle class était un signe de distinction et un label culturel. Ils ne

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songeaient pas à être la société ni à constituer un modèle universel. Membres d'anciennes élites « centrales » persuadées de leur prééminence, ils s'étaient en outre convaincus d'incarner l'avenir. Contrairement au groupe des babu, ensemble ingrat qui négociait comme il pouvait une reconnaissance, cette classe moyenne vivait une, ou plutôt des prophéties (nationalisme, autosuffisance, progrès, libération, refondation religieuse). Les dirigeants nationalistes bourgeois se distinguaient des familles de magnats de l'industrie, de grands marchands et de zamindar (propriétaires terriens). Leur positionnement comme middle class s'est souvent fait contre ces groupes aux mœurs dispendieuses, aux pratiques d'exploitation violentes et à la culture rustique. Contre les magnats et les « féodaux », la « classe moyenne » des élites s'est reconnue dans des valeurs d'honnêteté, de retenue et un certain puritanisme. Le troisième pôle était le peuple ou « les villages ». La globalisation de ce dernier correspond au surgissement, d'ailleurs tendanciel et inégal, des couches aisées, urbaines, anglicisées comme centre et articulation de l'ensemble social. Il fut laissé sous la tutelle de notables conservateurs mais la bourgeoisie urbaine lui parlait d'avenir et d'égalité, adoptant parfois des postures extrémistes. Une partie des babus, la majorité peut-être, ne voulut pas se dresser contre le pouvoir colonial. Ces gens étaient trop subalternes et dominés, de l'intérieur comme de l'extérieur. Ils étaient par ailleurs interdits d'activités politiques. Le sentiment d'être spécial, le partage des valeurs et de la langue anglaises face à univers massivement différent et sensiblement hostile a plus ou moins solidarisé la toute petite bourgeoisie d'employés et les milieux aisés anglicisés partisans de l'indépendance. Ces babus fidèles au Saheb n'ont pas été ostracisés ou punis. L'appartenance commune aux milieux de haute caste ou aux autres élites anciennes a certainement joué. À l'indépendance 30 % à 50 % des adultes brahmanes de sexe masculin savaient lire contre 5 % à 10 % des paysans membres de castes dominantes et 0,2 % à 0,5 % des membres de plus basses castes. Des habitudes de commandement et d'organisation anciennes se conjuguaient intimement à cette situation pour que les castes supérieures occupent les emplois salariés stables et monopolisent les professions libérales en plus des sièges d'associations et des postes de direction dans les partis politiques et les syndicats.

L'indépendance et le travail de bureau propre Après l'indépendance, la « classe moyenne » a subi un procès de désacralisation relative et de démocratisation, tout aussi relative. Elle s'est étoffée. Son statut s'est stabilisé et sa distinction a faibli. L'élite s'est

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socialisée en prônant le développement et mettant en avant une forme d'État-providence. Outre la haute administration, elle contrôlait l'armée et les grandes entreprises. Les milieux petits bourgeois se sont socialement centrés autour d'un modèle de petite honorabilité et de service social. Ils ont contribué à ressembler, quoique de loin, à une classe médiane. Un effet col blanc et salarié a commencé à leur donner une dimension de masse. Beaucoup de membres de ces milieux se sont syndiqués. Le nationalisme associé à la valorisation de l'autosuffisance économique était l'idéologie dominante. Le protectionnisme semblait aller de soi. La prépondérance des milieux de haute caste s'est pourtant maintenue. Elle s'est parfois accrue. Ces hautes castes ne sont pas une élite ou une aristocratie. Elles représentent des dizaines de millions de gens, certains étant fort pauvres. Le modèle de petite honorabilité a gagné du terrain pendant plus de vingt ans. Les emplois administratifs, l'emploi stable dans les grandes entreprises et l'emploi productif dans le secteur public ont acquis une grande importance. En 1970,16 millions d'emplois protégés faisaient vivre ou aidaient à vivre le quart de la population. Un tiers, peut-être, pouvait se ranger sous une appellation sociologiquement plausible et localement reconnue de « classe moyenne ». C'était déjà important. Cette « classe moyenne » n'était pas très productive mais elle était socialement utile. Elle se voulait responsable et ne rechignait pas devant certaines formes de partage des revenus. En contraste avec ce qui s'est passé en Chine à la même époque, seule entité apparemment comparable, l'État n'a pas diffusé de modèle social. La petite bourgeoisie anglicisée a investi ce dernier et poussé en avant ses modèles. Le personnage le plus valorisé jusqu'au début des années 1980, plus tard dans nombre d'endroits, était le fonctionnaire ou l'employé du secteur public. C'était une modernisation du babu, ce qui le rapportait à une catégorie ambiguë et peu appréciée. Il incarnait pourtant une possibilité concrète d'amélioration se référant à un modèle qui semblait viable. C'était un personnage proche. On pouvait songer à l'imiter. Il y avait des embauches. Il avait les mains propres, le teint clair (au moins dans le Nord), un certain savoir et une vague teinture anglaise. Il travaillait. On disait qu'il transformait le pays. Durant les années 1970, la position des employés de bureau de haute caste anglicisés a commencé à changer. Il leur a fallu partager avec des milieux moins sophistiqués. La langue nationale (hindi) et les langues régionales ont obtenu des statuts officiels. La presse dans ces langages a acquis une importance énorme, relayée ou complétée par la radio, puis la télévision d'État. Le système éducatif, minuscule à l'indépendance, s'est fortement développé. Il est devenu possible de faire de longues études dans des bourgades. Si le système d'enseignement, les médias et l'administration sont restés quelque part étrangers, paternalistes

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et anglicisés, ils le paraissaient moins qu'auparavant. Les attitudes schizophréniques connurent un recul. Il était possible de faire de bonnes études dans un collège public grâce à sa langue maternelle, d'user de l'anglais comme d'un idiome un peu familier mais globalement étranger, d'obtenir un emploi d'État mal payé mais stable, de songer à transmettre ce dernier à sa descendance puis de s'épanouir dans d'autres activités, dans le champ associatif ou l'agriculture par exemple. Les barrières de classes étaient peu étanches. La ville et la campagne restaient très proches. A côté de ces cols blancs mal payés mais mieux protégés, la bourgeoisie des professions libérales assurait son importance. Elle s'était faite plus discrète, comme si elle s'était reconnue dans un modèle de l'employé honnête que même le premier ministre semblait valoriser. Le petit commerce constituait le troisième segment des classes moyennes. Ses membres étaient à part. Peu anglicisés et acculturés, ils étaient souvent plus proches des paysans ou des artisans. Les familles étaient toutes de types vastes et compliqués, avec des stratégies matrimoniales centrées sur le village. Une partie, riche ou en voie de le devenir, se raccordait par ailleurs aux réseaux et aux associations du capitalisme. Après 1971, les emplois ont été multipliés avec la création d'une administration renforcée, la mise en place de services de santé et d'une éducation de masse et l'implantation d'usines ou de mines dans des localités à l'écart. La « classe moyenne » parlait développement. Le progrès indéfini du plus grand nombre par la conquête de la nature et l'instruction était une idéologie incontestée. Ce n'était qu'une question de temps et de moyens. Les forêts étaient détruites, la pression sur la terre de plus en plus forte et l'expansion démographique inquiétante mais cela n'entachait pas un sens de la mission tout neuf. Le maintien d'un sentiment de distinction anglaise, la perpétuation de tendances à l'autosacralisation, constitutives de « classes moyennes » qui restaient faites de castes supérieures, restaient prégnantes. Ce n'était pas considéré comme des problèmes graves. Nehru était brahmane ainsi que tous les dirigeants communistes. Au cours des années 1960, de nombreux membres des castes dominantes terriennes, comme les jat du Nord-ouest, les patel, les mudaliar et nayar (Sud) les kamma et reddi (Sud-est), les maratha du Maharashtra (Ouest) ou encore les thakur et les yadav de l'Uttar Pradesh (Nord), s'agrégèrent à l'ensemble urbain moyen, par le biais de stratégies éducatives. Ils jouèrent un rôle de premier plan dans l'affirmation des langues régionales. De petites élites de très basses castes (dalit), devant leur promotion à l'instruction et aux systèmes de quotas apparaissaient aussi. Les membres des tribus (adivasi) s'affirmaient dans les régions où ils profitaient de l'action de l'État et des missions chrétiennes. La croyance

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dominante était que tout pouvait s'obtenir par l'éducation et quelques relations mais l'on ne désirait pas de choses impossibles. Une paye régulière, un logement de fonction sans confort, quelques avantages sociaux et le respect du voisinage étaient les objectifs. Des stratégies communautaristes (associant des gens dans l'action revendicative ou politique sur des bases de caste ou de religion) existaient depuis longtemps. Elles ont commencé à devenir systématiques sans soulever de controverses, presque discrètement. Les taux de chômage n'étaient pas nuls (officiellement, 2 %) mais la « classe moyenne » n'était pas trop touchée. Un diplôme était un bien rare. Savoir lire constituait un grand atout. Les désordres les plus graves concernaient des ruraux qui ne pouvaient plus vivre sur leurs terres. Les villes prenaient de l'importance mais, dans l'esprit des gens, « le village » demeurait la base et la mesure de tout. Une grande partie des membres des nouvelles classes moyennes voulaient y retourner pour la retraite.

La classe moyenne dans l'action Au milieu des années 1960 les premiers craquements se firent sentir. Le pays ne sortait pas des pénuries. Les salaires étaient bas. Les conditions de vie souffraient d'une expansion démographique peu gérée, des pratiques spéculatives des industriels et des exigences des intermédiaires. On commençait à parler de chômage et d'insécurité. Les chiffres étaient petits. Ils ont décuplé depuis. Us suscitaient pourtant la colère. EUe était mêlée d'espoir. On découvrait l'action de masse. La classe moyenne salariée se lança dans l'action politique et de grands mouvements sociaux. Au début de la décennie (1970) s'amorça un mouvement massif des ruraux aisés de haute caste vers les villes. Le prestige de la ville, souséquipée et sale, n'était pas grand mais la situation des régions rurales non irriguées devenait dure. Les campagnes étaient de plus en plus souvent soumises à des tensions, conflits pour la terre, affrontements brutaux pour la reconnaissance, haines interreligieuses, régionalismes violents. L'instruction généralisée des jeunes hommes de haute caste, atteinte, dans plusieurs régions, vers le début des années 1970, ne préparait pas à gérer des fermes, même lorsque ceUes-ci étaient rentables dans les conditions du marché. Il n'y avait presque pas de formation professionneUe pour les métiers industriels. Les universités agricoles formaient des... ingénieurs (agronomes) qui visaient l'administration. L'irruption en ville de millions de familles rurales se fit dans le plus grand désordre. Les grandes cités étaient au mieux gérées, certaines parties étant quasi abandonnées. Il ne fut sérieusement question de planifier le désastre que dix ans plus tard.

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En 1972 et 1973 les chertés et le manque chronique de produits de base devinrent le quotidien des familles urbaines de toute l'Inde. Le marché noir prit une importance énorme. L'inflation des années 1973 et 1974 dépassa 20 %. Cette situation difficile, associée au manque d'énergie et à l'engorgement des transports, bouleversait la vie des familles de la « classe moyenne », notamment celle des milieux de cols blancs salariés. C'était l'époque où une planification des naissances autoritaire, parfois très oppressante, prenait de l'ascendant. La pression s'exerçait d'abord sur les fonctionnaires et employés du secteur public, ensuite sur les travailleurs de grandes firmes. Les professions libérales et les cadres, presque seuls à payer l'impôt sur le revenu, n'étaient pas contents non plus. Les petits commerçants étaient sensibles à la colère et au désarroi des milieux populaires. Une partie de la « classe moyenne », partiellement désacralisée par sa mise au travail et son contact avec d'autres milieux, découvrait des conditions de vie terriblement pénibles dans les villes. Ceux qui n'avaient plus de bases rurales subissaient particulièrement les pénuries. Trois mouvements ont bouleversé l'année 1974 : le Navnirman ou Mouvement de la renaissance du Gujarat (Ouest) le Sanpurna Kranti Andolan, Mouvement pour une révolution totale au Bihar (Nord, Nord-Est) et la grève des employés du rail (juin 1974). Il y eut de nombreuses inflexions régionales de ce type de mouvements.

Le Navnirman et le Sampurna Kranti andolan Les mouvements du Gujarat et du Bihar ont été les plus typiques des expressions de ce qui se voulait la classe moyenne. Avant l'état d'urgence, les petites bourgeoisies se voulaient le peuple et elles étaient de manière écrasante constituées de membres de hautes castes. Les deux mouvements ont bien mis en valeur ces traits. Celui du Gujarat met en scène une région riche où les castes commerçantes et les j aines occupent des places importantes. Le Bihar est au contraire pauvre, la question agraire est centrale et irrésolue. Dans les deux cas les chertés et le pourrissement du système politique aux mains des Congressistes ont été les catalyseurs de situations de tensions anciennes et durables. Le Navnirman fut déclenché début 1974. Le Gujarat s'engageait déjà dans l'évolution qui en a fait l'État le plus industrialisé de l'Inde. Les plus dures émeutes hindous-musulmans de l'après indépendance ont éclaté en 1969 à Ahmedabad. Le Gujarat est une terre centriste conservatrice alors dévolue au Parti du Congrès. Le système éducatif du Gujarat a explosé au cours des années 1960. Un bon tiers des étudiants, une plus forte proportion de professeurs appartenaient aux castes de brahmanes, un tiers sont

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membres de castes commerçantes. Ils vont pourtant se dire la « classe moyenne » et aussi le peuple. Le mouvement s'est déployé autour de trois axes, des revendications étudiantes, la hausse des prix et la corruption politique. Centré autour d'assemblées générales au contenu fortement littéraire et prophétique, le Nav Nirman est devenu rapidement une affaire de rue avec des manifestations puis des émeutes après fusillades parfois soulignées de pillages. Jeunes de protestation et drapeaux safrans ont introduit des tonalités hindoues qui n'étaient pas alors centrales. Le mouvement a réussi à chasser le gouvernement provincial et à obtenir de meilleurs approvisionnements mais sa dimension prophétique a buté sur le retrait des couches populaires et des membres de basses castes. Il a cependant servi de référence à une génération de jeunes après avoir servi de modèle explicite au grand mouvement du Bihar. Dans cette dernière province la situation politique était plus compliquée avec une représentation notable de la gauche mais les petites bourgeoisies étaient encore plus souvent issues de milieux aisés, souvent rentiers et des très hautes castes hindoues. L'affrontement central s'est déroulé contre l'État. Associé à une tradition locale ancienne, le conglomérat d'associations et de syndicats du mouvement pour une révolution totale a réussi à porter beaucoup plus loin le projet de transformation sociale, en le reliant, au moins partiellement à une volonté de régénérer l'Homme. Les manifestations d'idéalisme, la violence policière et l'innovation en matière d'organisation ont été marquantes. Des courants nationalistes hindous ont pris une part importante à ce soulèvement d'une petite bourgeoisie minoritaire mais peut-être d'autant plus libre de mener des innovations.

Processus de différenciation La révolte d'une classe moyenne de haute caste se prenant pour l'âme et le guide de la nation a subi un coup d'arrêt avec la période de l'état d'urgence (1975-1977). L'imposition des pouvoirs spéciaux par Indira Gandhi, son fils Sanjay et son gouvernement en juin 1975 ont fait sortir les petits bourgeois réformateurs, surtout les Gandhiens, de la scène. La période qui suivit n'a pas seulement été fatale aux idéalistes. Elle a imposé un style cru de gouvernement oligarchique, de régime policier, d'avancées monopolistes et de technocratie. La démocratie parlementaire était critiquée mais beaucoup de gens en étaient fiers. La période d'exception a, pour la première fois, éloigné les intouchables et les musulmans, communautés pauvres, du Parti du Congrès. Les petites bourgeoisies se sont divisées

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entre le soutien à l'ordre et le combat pour la liberté. La coalition Janata, qui a emporté les élections de façon écrasante en 1977 portait une partie des idéaux du Navnirman et du Sampuma Kranti Andolan. Les divisions au sein de la coalition, le caractère amateur de certaines de ses composantes, les partis pris en faveur du petit commerce et des grosses fermes ont rapidement ramené les petites bourgeoisies dans le giron du Congrès. L'époque du Janata (1978-1980), fut aussi difficile par l'ampleur des conflits sociaux, la persistance des pénuries et le niveau élevé de l'inflation. Ce n'est pourtant pas au gouvernement ni dans les administrations mais dans la société que les « classes moyennes » achevaient de subir une transformation d'ampleur. A partir de 1980, cette date étant plus un repère qu'une donnée précise, une partie croissante des castes supérieures s'est installée dans les villes. Cette urbanisation des castes supérieures, et donc des classes moyennes, ne s'est pas faite dans des conditions aussi pénibles que la migration des travailleurs à statut précaire, par exemple. Elle a tout de même été accompagnée de plusieurs formes de régression des relations sociales, de détérioration du cadre de vie et plus encore du logement. C'est l'époque de plusieurs crises urbaines (implosion de l'infrastructure, écroulement de la gestion, habitats et quartiers dégradés). Nombre de familles se sont retrouvées dans des logements minuscules excentrés, assignés aux navettes épuisantes. D'autres ont pris résidence dans des zones affectées par les tensions intercommunautaires, des trafics ou des rackets. Certaines se sont retrouvées à proximité immédiate de bidonvilles, avec des trottoirs jonchés de défécations, le vacarme des hauts parleurs et, c'est sans doute aussi important, une quantité de périls imaginaires. Les gens ne sont pas devenus des urbains en arrivant en ville. Les milieux de haute caste et de petite aisance ne disposaient pas de recettes magiques pour changer d'identité. Une classe moyenne faite de petites gens mal urbanisés entrait en enfer. Dans tout le Sud, au Maharashtra et en Andhra, le Penjab ayant précédé le mouvement et le Nord gangétique le suivant avec retard, les milieux paysans, de moyenne et de basse caste, moins instruits mais bien plus nombreux, en sont venus à concurrencer la « divine classe moyenne » des deux fois nés. Cette dernière n'a jamais constitué un ensemble cohérent. On a pu voir l'ampleur des conflits internes dans le cadre du mouvement pour une révolution totale du Bihar. Personne ne s'est opposé à cette évolution. C'était le programme de tous les partis. Les nouveaux entrants en « moyennitude » étaient moins instruits et stylés. Pour eux, la politique était un moyen de s'affirmer dans une société où ils avaient le nombre. La pratique des votes de jati (caste) bloqués s'était répandue depuis des décennies sous la conduite des notables du Parti du Congrès.

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Les nouvelles couches moyennes étaient fréquemment bigotes. Elles donnaient beaucoup d'argent pour construire des temples. Elles inscrivaient leur présence dans l'espace. Leur goût était kitsch, leurs aspiration vers plus de consommation, voyantes, leurs exigences de reconnaissance, insistantes. Les professions libérales ont connu un essor notable durant les années 1970, mouvement accentué durant les années 1980. Au sein des anciennes « couches moyennes », parmi les castes « divinisables » et dans les milieux assez ou fort aisés, des processus de différenciation s'accentuaient depuis 1970. Les enfants de ces milieux ont reçu une instruction supérieure de plus en plus diversifiée dans un cadre sélectif extrêmement dur. Un réseau d'institutions privées, souvent dominées par un groupe de statut ou un ensemble communautaire exclusif, a commencé à doubler l'enseignement supérieur public où la domination des castes supérieures restait forte mais était plus diffuse. Le choix de l'anglais était élitiste puisque l'immense majorité ne le parle pas. Il était utilitaire, ouvrant la porte à des métiers et des milieux valorisés. Il devint partiellement identitaire, ouvrant sur des allégeances extérieures et une acculturation profonde. Dès les années 1960 des membres de hautes castes passés par ce système éducatif ont alimenté la Grande Bretagne et les USA ainsi que d'autres régions du monde comme l'Afrique de l'Est, en cadres de haut niveau relativement bon marché. La frange élitiste de la « classe moyenne » a toujours eu un pied dans le monde anglo-saxon. Cette situation n'a fait que s'accentuer. Elle a accentué les disparités. Des groupes nouveaux, devant leur aisance au développement d'une économie marchande dans une ambiance de marché noir et de corruption, sont venus s'ajouter aux ensembles de fonctionnaires, d'employés et de professions libérales qui ont mené les mouvements des années 1970. Les médecins employés par l'État ont entrepris de développer parallèlement une activité privée, délaissant les tâches de santé pour laquelle ils étaient (mal) payés. Ils ont installé des cliniques en usant des fonds publics. Dans une partie des emplois de fonctionnaires l'argent de la comiption a doublé, parfois décuplé, le revenu. Une troisième source d'enrichissement rapide des « classes moyennes » a été l'essor de la petite entreprise après 1970. L'Inde a promu les unités de production à petite échelle. Des enfants de la petite bourgeoisie aisée en ont profité. Les milieux de classe moyenne qui se sont vraiment enrichis pouvaient compter sur une structure familiale cohésive et des réseaux de caste efficace, notamment pour drainer le capital. Beaucoup de familles très aisées ont l'habitude de placer leurs enfants dans les différentes branches des classes dominantes, dans l'armée, dans l'administration, dans

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l'encadrement ou la finance. C'est une des raisons pour lesquelles le mariage arrangé reste aussi prisé dans ces milieux. La présence persistante de patrimoines ruraux complexifie la scène. Il semble que près d'une moitié des familles arrivées en ville depuis trente ans gardent des ressources notables en campagne. Elles sont gérées par des parents, des cohéritiers de la terre de la précédente génération. Les formes hindoues d'héritage qui dominent induisent la fragmentation des patrimoines. C'est une manière de pallier la tendance. L'utilisation d'intendants et de métayers ou de fermiers est une autre possibilité, particulièrement importante chez ceux qui conservent des avoirs viables et qui veulent retourner régulièrement vers « le village ».

Les nouveaux mouvements du Gujarat et l'affaire des quotas En janvier 1981, après le retour du Parti du Congrès d'Indira Gandhi au pouvoir (1980) de nouvelles violences secouent le Gujarat. C'est encore la classe moyenne qui s'exprime. Elle est désormais dominée sans équivoque par les milieux aisés. Elle parle moins du peuple sauf pour affirmer qu'elle le constitue tout entier. Dans les autres cas, elle le lapide. Les couches hindoues de haut statut sont une nouvelle fois au premier rang. Les motivations et l'objectif ont pourtant évolué. La mise en place de quotas d'embauche à destination des basses castes, des tribus (adivasi) et d'autres groupes « arriérés » a été décidée par le gouvernement provincial en 1980. 44 % des emplois deviennent réservés. Ils sont toujours l'objet de concours mais une part des postes nécessite d'avoir l'origine adéquate. La prise de conscience de cette situation par les candidats fonctionnaires de hautes castes se fait à la suite d'une campagne d'information déployée par un Comité étudiant pour la justice et l'égalité. Il est informé par un Syndicat des employés non bénéficiaires de quotas. Très vite, les troubles vont prendre l'aspect de pogromes dirigés contre les membres de basses castes, particulièrement les minorités instruites et qualifiées de cet ensemble. Ce sont eux qui peuvent briguer les emplois. Les membres de hautes castes sont par ailleurs particulièrement dépendants des groupes de bas statut. Si presque tout le monde s'assure leurs prestations pour le nettoyage, les familles aisées de haut statut ont en plus de nombreux domestiques. Leur coût s'élève. Il faudrait en plus que « ces gens » bénéficient d'emplois protégés de haut niveau ? Le sentiment d'indignation est extrême. Les jeunes de haut statut affrontent la police puis l'armée. Us détruisent surtout des milliers de maisons de membres de basses castes, tuant plusieurs personnes et en blessant plus de 400. Les deux mois d'agitation font 45 victimes.

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Quatre ans plus tard, en mars 1985, un nouveau soulèvement prend place avec, pour agent catalyseur, les étudiants des écoles de médecine et des instituts d'ingénieurs. Des quotas de recrutement sur base de caste existent aussi dans ces institutions. Ils ne sont souvent pas pourvus. La situation semble scandaleuse. Ce mouvement va coûter cent cinq tués et deux mille blessés, pendant que des milliers d'immeubles, de commerces, de camions (les temps ont changé) et de bus partent en fumée en même temps que le plus grand journal du Gujarat. Les émeutiers deux fois nés de la « classe moyenne supérieure » (comme cela commence à se dire bien que ce soit une aporie) s'en prennent aux ex-intouchables mais aussi aux musulmans et enfin aux ouvriers, qui feront grève pour protester contre les violences. En mai le mouvement s'épuise sur des promesses. Le Gujarat va rester un révélateur des désarrois et des recompositions identitaires des petites et grandes bourgeoisies. Les émeutes entre hindous et musulmans se multiplieront. Une partie de la « classe moyenne » commence à s'armer, une autre se saoûle (politique de prohibition), une troisième cherche désespérément des épouses (le sex ratio tombera à 8,5 femmes pour dix hommes en 2001) dans un climat d'enrichissement général, de désastre environnemental et d'inégalités croissantes. Ces deux soulèvements de la jeunesse de haute caste illustrent à la fois un tournant de l'affirmation classe moyenne et l'éclatement de la catégorie. C'est d'abord aux intouchables candidats au statut de classe moyenne que l'on s'est attaqué. L'État n'est ennemi que parce qu'il est accusé de soutenir un groupe. Les propos démocratiques sont encore présents, mais chacun se bat pour soi et la revendication de privilèges et de traitements spéciaux est constamment présente. L'idéalisme et la représentativité, même partielle du Navnirman paraissent bien loin. La grande révolte des jeunes contre la Commission Mandai, en 1990, va reprendre et aggraver ces perspectives. Un gouvernement de centregauche dirigé par V. P. Singh, lui-même de haute caste, décide en 1989 de donner vie au projet, déjà décennal, d'attribuer des quotas aux membres des castes paysannes et artisanes, dites « arriérées ». 27 % des postes administratifs doivent être « réservés ». Deux groupes émergent en pointe dans l'opposition au projet : un lobby de fonctionnaires et de membres désargentés de haute caste, plutôt dirigistes ou indifférents au libéralisme (soutenus par les nationalistes hindous), et le groupe de pression des néolibéraux, qui a ses bastions dans les grands journaux en anglais. Après l'état d'urgence, la question du régime économique a commencé à devenir centrale. L'Inde des années 1950-1980 n'a été ni socialiste ni sérieusement planifiée. Ce fut un État insularisé dans une société rurale, où les faiseurs de règlements ont pu s'attribuer un certain statut et d'assez modestes avantages financiers. Deux formes de « semi

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rente », la bureaucratie volontairement lente et l'entreprise spéculative, se soutenaient mutuellement, avec des frictions. Les frictions sont devenues très dures après 1977-1980. Le discours néolibéral, qui présentait comme un changement des relations que la région avait subies durant plus d'un siècle, a marqué l'affirmation de nouvelles élites de haut niveau avant de concerner la « classe moyenne ». Il était tenu par des cadres, des journalistes, et des économistes hyperdiplômés, formés dans les États-unis de Reagan. Ils proclamaient que l'État était un monstre opposé au développement parce qu'il ponctionnait les échanges. Ils se sont appuyés sur la volonté de consommer de certaines « classes moyennes ». Us ont ridiculisé l'idée de redistribuer vers les pauvres. Les produits indiens n'étaient pas mauvais mais Us n'étaient pas chics. Des jeunes gens écrivaient aux grands journaux, vers 1984, qu'Us ne comprenaient pas pourquoi U leur était interdit de porter des chemises Lacoste. Us méprisaient le nationalisme économique et annonçaient parfois leur intention de se suicider. Ces anecdotes sont sérieuses. EUes ont servi d'arguments à « l'ouverture économique » de 1991, devenue politique d'État après une première vague en 1985. Sur un plan connexe, les désirs sexuels se sont vus à la fois attisés et perturbés par les nouveaux médias libéraux et des images bizarres de l'Amérique du Nord. Le chômage et le désir de consommer ont élevé les exigences de dot. Le prix des logements s'est envolé. Les nouvelles classes d'âges étaient énormes. Dans de nombreuses famUles urbaines d'employés, l'âge moyen du mariage s'est élevé. Les jeunes gens vierges de plus de vingt-cinq ans sont devenus nombreux. L'atmosphère ancienne de puritanisme s'est doublée d'une frustration aiguë. La désagrégation de l'URSS en 1989-1991 a achevé de bouleverser les images de soi, de la nation et de l'avenir entretenues par nombre de petits bourgeois. La présence d'un contrepouvoir à l'hégémonisme des États-unis semblait précieuse à beaucoup, y compris aux dirigeants du Parti du Congrès. Le monde ouvrier s'est dUué dans un processus de fragmentation et de précarisation « désalarisante », hanté par le chômage et la violence. Le processus a commencé dans les années 1960. Il est sans relation avec la fin de l'URSS, mais U a certainement aggravé le sentiment d'absence d'alternative. La vUle s'est vue nouveUement valorisée pendant que l'image de la campagne chutait. C'est l'alternative gandhienne qui a été close. La segmentation accrue des petites bourgeoisies, le surgissement de groupes avides de consommer et l'extension sans fin du terme «classe moyenne » sont aUés de pair. Dès 1989 l'intervention du groupe néolibéral dans l'affaire Mandai est des plus extrêmes. On annonce l'écroulement de la nation. On parle de « mérite », de justice et de leurs négations avec une acrimonie qui semble à

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la mesure des investissements éducatifs réalisés. Un diplôme aux États-unis vaut un cordon de « deux fois nés » (supra), l'un n'empêchant certainement pas l'autre. La plupart des opposants ont la conviction, profonde mais rarement assumée, que les groupes de haut statut «méritent»... la reconnaissance sociale permise par la haute fonction publique. La notion de mérite paraît dépasser le clivage entre les employés mal payés et les cadres, juguler les multiples oppositions entre les milieux presque pauvres et les petits riches. Élle accompagne pourtant une globalisation et une dévaluation de l'image de l'employé de l'État, jugé corrompu et non concurrentiel. L'annonce, en juillet 1990, d'une décision favorable aux conclusions du juge Mandai, qui recommande les quotas, provoque des manifestations dans presque toutes les écoles secondaires, universités et grandes écoles, la protestation n'épargnant qu'une petite partie du Sud. Pour la première fois dans un mouvement de ce type, les filles sont nombreuses. Le soulèvement associe aussi les deux fois nés, riches, moins riches mais aussi parfois très pauvres, aux communautés aisées excentrées comme les sikh et les chrétiens. Dans le Nord et le Nord-Ouest les manifestations tournent rapidement à l'émeute. Des trains, des mairies et des bâtiments universitaires sont détruits à côté de nombreux cars de police. Les routes de toute la Plaine du Gange et du Centre sont bloquées. Cette orgie de violences, qui fera plus de 150 tués lors d'affrontements, est dramatisée par le recours massif et spectaculaire des jeunes à l'autosacrifice. C'est une tradition hindoue de haute caste. Elle rencontre la rhétorique néolibérale. 170 étudiants tentent de se suicider par les flammes ou le poison et 67 y parviennent pendant que Singh se fait qualifier de tueur d'enfants et de traître à son milieu par la presse anglophone et les médias nationalistes hindous (moins virulents). La mesure Mandai est populaire. Elle passera. Les jeunes ont intériorisé la contrainte. La « classe moyenne » perd de sa divinité. L'État, dont les employés sont seuls en cause va aussi perdre son statut. Les classes aisées de haut statut vont viser les emplois privés qualifiés ou des postes à l'étranger. Les castes paysannes et l'élite de très basse caste s'installent lentement dans les rouages administratifs.

La classe moyenne richissime Les couches « moyennes » des années 1980 ont donc connu, dans la douleur et une ambiance de drame, une différenciation croissante. Dans les milieux de petits fonctionnaires et d'employés, le chômage (des enfants), les violences de rue et les rackets ont commencé à faire des ravages. Vers 1985, des traumatismes répétés ont frappé le pays et les hindous de haute

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caste (grandes grèves du secteur public, soulèvement sikh, émeutes intercommunautaires, conversions à l'islam). Les milieux petits bourgeois ont subi au plus fort l'impact de ces événements. Sur le plan le plus global, l'ensemble « classe moyenne » a complètement cessé d'être centré autour d'une masse de gens et d'un ou plusieurs modèles possibles pour s'organiser verticalement, en référence aux mœurs extravagantes d'une minorité dans la minorité. L'affirmation de nouveaux milieux qui se sont avec force désignés comme « moyens », au point d'occuper tout le champ de représentations, a impulsé ou accru le processus. Les agents immobiliers et les constructeurs étaient par exemple des personnages falots et peu performants avant 1980. Ils ont pris sans cesse de l'ascendant ensuite, accompagné d'une galaxie d'expulseurs, d'incendiaires de bidonvilles, de petits épargnants et d'agents de sécurité. Les hommes politiques qui font de leur fonction représentative une affaire, sont anciens. Us sont devenus dominants et de plus en plus gourmands. L'idéalisme, le populisme et les sacrifices sont hors-jeu. L'idéologie concurrentieUe a tout écrasé. Les financiers, agents de change et importateurs ont connu une ascension paraUèle sinon qu'U s'agit d'un univers plus restreint. Les représentants d'ONG et les promoteurs de citoyenneté occupent une place à part. Ce sont les derniers idéalistes, mais ce sont aussi des fanatiques de la loi. Dans des milieux où la majorité ne peut améliorer sa situation qu'en trichant ou subvertissant la propriété privée, ils assument réguUèrement des postures crueUes de dénonciateurs. Ce sont les champions de la classe moyenne migrante, ahurie par les changements, bouleversée par la présence des bidonviUes, effrayée par les violences. Us portent une grande part du discours sécuritaire déployé depuis 1990. Dans une partie de ces groupes le partage ou l'entraide, même dans la caste au sein des famiUes, devient complètement hors de propos. Les migrations des élites très qualifiées vers les centres de pouvoir et de culture du monde anglo-saxon se sont accentuées. Des fractions notables de grande bourgeoisie, de haute caste ou de minorité aisée, se sont enfin reconnues dans le modèle de classe moyenne qui se répandait par le biais des Indiens non résidents, des touristes aisés et des médias de masse. Il s'agissait de hauts administrateurs, d'industriels ou d'importateurs. Un témoin comme Noam Chomsky (le linguiste) a fait remarquer en 1991 que les riches Indiens avaient plus de moyens et d'ostentation que les riches Nord américains. Les gens dont il parle se voulaient pourtant tous, et se veulent plus que jamais, de la « classe moyenne ». Cette transformation, cette captation d'une idée au profit d'une classe dominante nouveUe, plus homogène et plus dispendieuse que les précédentes a pris davantage d'importance sur la scène après l'affaire Mandai. EUe a été permise par l'effacement de la critique de gauche, l'insécurisation de la classe moyenne

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« historique » et un trouble identitaire général. Les catégories populaires du riche, qui sont aussi nombreuses que précises, ont été peu à peu sorties du champ. Elles ont au moins disparu de l'espace de cette Inde qui s'exprime en anglais, croit aux « marchés » et tente d'implanter et de protéger dans le pays des enclaves « californiennes ». C'est très euphémisant d'affirmer que cette évolution a rendu mal à l'aise les milieux d'employés ou même de professions libérales ou de cadres de petite aisance, qui ne pouvaient soutenir le niveau de gaspillage ni intégrer les transformations culturelles de cette classe supérieure.

La « Vague safran » La « Vague safran », l'affirmation politique, organisationnelle, identitaire et communautaire des nationalistes hindous dans l'Union à partir de 1984 a été le plus grand mouvement des vingt dernières années. L'unité de la nation et la défense (aussi la réinvention) de la religion ont été profondément mêlés. Cette sorte de contre-révolution culturelle a été menée par des groupements hindous nés entre le début et les années soixante du vingtième siècle. Elle est associée profondément aux diverses inflexions des classes moyennes. Les petits commerçants et les étudiants de hautes caste, du type de ceux qui ont mené les mouvements de 1974,1981, 1985 et 1990, ont joué un très grand rôle dans le développement des organisations et la diffusion des idées. Le RSS (organisation culturelle), la VHP (association religieuse) et même la Shiv Sena de Mumbai (régionaliste, plutôt liée aux employés) sont inconcevables sans leur encadrement petit bourgeois. Ils gravitent autour de l'image et de la structure du bureau. La Vague safran (c'est une expression locale) tient cependant son impact phénoménal du fait qu'elle a regroupé des hindous, plus quelques non hindous, de tous les statuts, classes et milieux, autour de l'encadrement des employés et commerçants de haute caste, inspirés ou soutenus par des membres de professions libérales et des intellectuels. Elle a été capable de mobiliser des couches énormes de la jeunesse. Le nationalisme hindou s'enracine dans des projets de réformes et de mobilisation de l'hindouisme qui datent du XIXe siècle. Fondé autour de cadres anglicisés fascinés par certaines rhétoriques de modernité (notamment le productivisme et la logique de puissance), il s'est développé à l'Est et à l'Ouest, dans les bastions de colonisation avant de s'implanter durablement dans le Nord et le Centre. Des étudiants en sciences, des médecins et d'autres jeunes révoltés de haute caste postés au carrefour du système d'éducation anglicisé et du réformisme hindou ont plutôt été les doctrinaires. Des commerçants, propriétaires et rentiers, leurs disciples ont

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formé les premiers cadres. Le Sud lui a longtemps échappé parce que des indigénismes racisants, le progressisme, le régionalisme et des mouvements antibrahmanes occupaient la place. La doctrine, cristallisée durant les années 1920, reformulée et, dans une certaine mesure, « universalisée » quarante ans plus tard, veut que la terre indienne soit la matrice de la religion, cette dernière constituant une culture et une civilisation plutôt qu'un ensemble de rituels et de croyances. Les autres religions sont permises, mais la majorité, ceux que le nationalisme hindou appelle les « enfants légitimes » de la « terre sacrée », doivent avoir l'ascendant et le statut. Une partie des fondateurs ne croit ni aux dieux ni aux mythes. Le but est d'insuffler des principes « modernes » dans un contenu « ancien », en usant de la force de symboliques réinterprétées. C'est un projet de dominés aspirant au statut de dominants. Par rapport aux couches anglicisées qui mènent le mouvement national, il y a rapport de « subalternité » et de concurrence. L'opposition à l'islam ou aux musulmans n'est pas centrale dans la réforme hindoue, mais elle a joué un grand rôle dans la genèse des organisations. Le RSS est né, en 1925, comme milice d'autodéfense durant une série de troubles intercommunautaires. C'est alors une sorte de secte politique, passablement fermée, qui n'est pas sans ressembler aux Frères musulmans, fondés à la même époque en Egypte (aussi sous domination anglaise : il y a un rapport). Il prétend instituer un État hindou (hindu rastra) au lieu de la démocratie parlementaire à l'anglaise. Mais l'essentiel se déroule dans la vie quotidienne des branches, rythmée par un décorum, des symboles et une culture de synthèse, se voulant valables pour tous les hindous. La mouvance veut structurer, standardiser, centraliser, mobiliser et massifier l'ensemble communautaire et l'ensemble religieux, supposés être deux faces d'un même ensemble culturo-civilisationnel. Le déchirement de la Partition, qui a fondé l'Union indienne, a été accompagné de nombreux affrontements interreligieux. Ce fut la première période de grand développement de la mouvance. Ensuite les affrontements entre hindous et musulmans, qui ont été nombreux, lui ont souvent profité. De nombreux hindous ont des complexes d'infériorité, ainsi que de la peur et une certaine haine, vis-à-vis de la minorité musulmane (10 % de la population en 1961). Ces sentiments, confortés par l'agressivité de certains musulmans, le mépris culturel et religieux de leurs élites envers les hindous et la politique du Pakistan, sont particulièrement répandus parmi les petites bourgeoisies insécurisées et dans les villes de l'Ouest et du Nord où le conflit couve en permanence. A l'indépendance l'assassinat de Gandhi fait reculer le mouvement qui fonde l'ABVP (étudiants, 1949, supra) et le Bharatya Jan Sangh (parti, 1951) pour se protéger avant de multiplier les branches et secteurs

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d'intervention. Durant les années 1960 et 1970, le nationalisme hindou est d'abord implanté parmi les commerçants, les propriétaires terriens de haute caste et les employés de bureau. Il remporte ses premières victoires électorales en 1967, avec un programme peu imaginatif, très antipakistanais, ouvertement attaché à des symboles de haute caste comme la protection de la vache. Après une sorte d'aggiornamento théorique, passant par une prise en compte de la démocratie (que l'on s'efforce toujours de « dépasser » mais que l'on accepte), la mouvance s'est illustrée dans les mouvements de 1974 puis dans la résistance à l'état d'urgence. C'est alors que la tendance fermée un peu étrange, porteuse de relents fascistes et de nostalgies d'âges héroïques anciens, devient un mouvement social vivant, capable d'un apport original. Elle participe de manière décisive à l'expérience Janata, coalition de cinq partis, de gauche, agrarien et de centre-droit. L'échec de cette dernière provoque une nouvelle réflexion, socialisante, dans le RSS et ses organisations frontistes, par ailleurs concurrencés, depuis 1966, par la mouvance régionaliste et urbaine de la Shiv Sena. Les nationalistes hindous, qui se désignent comme « populaires » ou « nationaux » ont ouvert leurs rangs aux non hindous (la Shiv Sena l'a toujours fait). Cette dernière qui a une forte base populaire, a ouvert le chemin à la popularisation du nationalisme hindou. Son usage massif des symboles, son organisation, minutieuse mais ouverte, et son absence de tabous devant l'usage de la force ont notamment été copiés. Le RSS a fondé la VHP (Forum mondial hindou) en 1964. Cette organisation voulait unifier les pratiques religieuses, favoriser l'entraide et empêcher les conversions. Elle a lancé la « Vague safran » en 1983 avec le Voyage de la Mère unie, événement constitué par le transport en procession, accompagné de moyens audio-visuels importants, d'une énorme outre d'eau du Gange au travers du pays entier. Le Voyage déclencha une passion énorme, bien au-delà des clientèles habituelles de la mouvance. À partir de 1984, la propagande se centra sur la reconquête d'une petite mosquée de la plaine du Gange. On commença à parler de « l'hindouité » (hindutva) au milieu d'un déferlement de discours. Les propagandistes expliquèrent que la mosquée avait été construite sur l'emplacement d'un temple hindou, avec les pierres de ce dernier. On voyait les piliers. Le monument fut choisi comme symbole de l'arrogance et de l'oppression musulmane. Pour des raisons complexes, le projet de destruction, qui devait déboucher sur un temple grandiose, suscita une énorme popularité. Des intellectuels, d'anciens marxistes, des compagnons de route puis des religieux, de plus en plus nombreux, se joignirent au mouvement. Les nationalistes hindous multiplièrent les innovations symboliques, les manifestations et les trouvailles propagandistes. La cuisson des briques du temple (1987-1988) fut un acte peu ordinaire de

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mise en valeur d'une cause. Les habitants de 270 000 villages et localités, organisés en comités, purent se croire les démiurges d'une nouvelle histoire, capable de conjurer la honte coloniale. Les organisateurs insistèrent sur l'unité des hindous (toutes les classes, castes, sectes, ordres, clans, familles et autres ensembles étaient pressés de venir) pendant que l'événement valorisait ceux qui y prenaient part (les briques étant sacrées). Des pèlerinages massifs vers la mosquée quadrillèrent le pays, accompagnées de terribles violences. L'hindouisme devint sujet de discussion et un motif de fierté ombrageuse : on faisait au moins peur. On entendit parallèlement expliquer pourquoi la religion du sol sacré de la mère Inde (Bharatmata) était aussi un modèle de tolérance ayant préfiguré et dépassé toutes les « laïcités ». La télévision nationale passa les épopées (Ramayana et Mahabharat) à des heures de grande écoute. Des milliers de réunions et de processions exhibaient le projet d'unir, de délimiter et de renforcer le « nous, hindous ». Les chocs se multipliaient dans le pays : assassinats d'Indira et de Rajiv Gandhi, émeutes intercommunautaires, soulèvement du Cachemire, insurrections dans le Nord-Est, guérillas au Bihar, attentats musulmans et sikh, échec du corps expéditionnaire à Sri Lanka, tensions avec le Pakistan. Deux fusillades de pèlerins par la police en 1990 firent monter la pression. Fin 1992, la mosquée litigieuse fut détruite par une foule de cent mille personnes. Le drame fut suivi d'affrontements très durs avec les jeunes musulmans et de pogromes (massacres de la minorité musulmane) dans certaines régions, notamment au Bihar et au Gujarat. L'ascension politique des partis nationalistes hindous (BJP et Shiv Sena) avait commencé en 1989. Elle ne s'arrêta, après 1993, qu'à l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement de coalition dirigé par le BJP en 1998. Le BJP, puis la VHP, se sont autonomisés du RSS. Le parti ne gouverna ni mieux ni vraiment plus mal que ses prédécesseurs. Il put un moment donner l'impression qu'il dépassait la vulgate néolibérale obsédante mais ce n'était qu'une illusion. Les pogromes de 2002 au Gujarat semblent relever des situations et des tensions qui hantent cette région depuis 1969. Ils ont témoigné de l'extrémisme tenace d'une partie des classes petites bourgeoises et aussi de la hargne et de la peur entretenues par les riches de cette région bouleversée de l'Ouest. La Vague safran avait fait beaucoup plus que changer un gouvernement ou provoquer des vague d'émeutes. C'est plutôt par une manipulation remarquable des champs symboliques et une certaine transformation, ambiguë mais réelle, de l'image des hindous, qu'elle a exercé son impact sur la société. Durant vingt ans elle a constitué une source d'imaginaire capable de rivaliser avec les fantasmes sur les États-unis et le cinéma commercial.

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L'impact du nationalisme hindou sur les « classes moyennes » n'est pas seulement lié à la popularité des organisations parmi les employés et les petits commerçants. Le projet nationaliste hindou a donné confiance, agressive et ambiguë mais de l'assurance tout de même, aux segments démoralisés des classes moyennes de haute caste. Il a aussi transcendé des clivages croissants entre pauvres et riches et entre les blocs de caste mis en évidence par l'affaire Mandai. A l'ère de l'absence d'alternative, il semblait falloir ces excès pour qu'une partie des Indiens, les petits bourgeois au premier plan, se sentent constituer un peuple. Le mouvement s'est déployé avec difficulté entre arrogance et nihilisme. Nous ne le décrirons pas en détails. Ne pouvant se déployer longtemps sans dommage contre les bénéficiaires de quotas ou les pauvres, deux entités majoritaires, les passions et les haines ont été focalisées sur la minorité (musulmane) et dans une certaine mesure transcendées vers une perspective d'âge d'or moderniste. Un système dense de symboles reformulés et actualisés a tenté d'imbriquer et de faire fusionner la perspective de développement de tous, les préoccupations de distinction et d'emploi des hautes castes, la défense de l'identité culturelle hindoue du plus grand nombre, les problèmes de positionnement culturel des expatriés et les intérêts de la petite bourgeoise peu anglicisée. Il y a eu un certain renouvellement des élites. Dans le cadre du mouvement, des alliances nouvelles, entre les membres de hautes castes et les partis intouchables ou entre les premiers et les partis régionalistes, ont pris place. Ce sont les nationalistes hindous et leur soif de reconnaissance qui ont permis à une femme intouchable de gouverner l'Uttar Pradesh et ses cent cinquante millions d'habitants à trois reprises entre 1995 et aujourd'hui. Toutes les « classes moyennes » du pays n'ont pas appuyé le nationalisme hindou mais des formes d'unification dans l'action, transcendant les clivages au sein des « moyens » et associant ces derniers au reste de la société ont été observées plusieurs fois. Une certaine fusionnalité religieuse nationale et culturelle a bien fonctionné. Les pèlerinages ont drainé dix millions de personnes qui ont découvert dans ces actes militants une forme de fraternité. De très riches, des capitalistes, des gens fort à la mode et une part non négligeable des Indiens non résidents (les expatriés) ont aussi participé intensivement à la « Vague safran ». L'image d'un « courant torrentiel » a beaucoup servi. Certainement simplifiante, elle n'est pas fausse. Si l'essor du nationalisme hindou a redonné une place et de la respectabilité aux membres des hautes castes, il les aussi forcés à coopérer avec d'autres groupes, paysans basses castes et autres, d'une manière qui restait peu imaginable avant les grands élans fusionnels. Les sentiments et les événements ont été porteurs de charges

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émotives très fortes. Ce ne sont pas seulement les nationalistes hindous qui ont manipulé les étudiants et les employés afin d'inventer de l'unité sociale et de l'assurance identitaire. Le contraire s'est aussi observé. L'agressivité antimusulmane, l'hétérophobie en général, ont eu des aspects épouvantables. S'il y a eu brutalisation de la culture et renforcement ou création de cultures de la brutalité, on peut se demander si le mouvement n'a pas aussi introduit un peu de structuration, des règles, des repères et des garde-fous dans des ensembles menacés d'anomie. Les hindous n'ont finalement pas suivi le chemin des sikh insurgés. Les tendances paroxystiques ont pu être, dans une certaine mesure, instrumentalisées pour surmonter des troubles, notamment les terribles tensions sexuelles. La petite bourgeoisie est allée jusqu'au bout de la colère et de la transgression. Elle a pu acheter des chemises Lacoste. Elle s'est adaptée à l'atmosphère ultra-concurrentielle en faisant alterner l'optimisme obligatoire et de brèves mais marquantes ambiances de fin de monde. Ces choses sont liées. On ne comprend pas les excès sans introduire les jeux du désir et les sources de la peur. En 2004, le BJP a perdu le pouvoir. Il n'a pas fait construire son temple, mais ses idées restent une puissance. La poussée nationaliste hindoue n'a pas freiné l'essor néolibéral. Elle n'a pas non plus transformé l'État. Elle a plutôt servi à relativiser la première et à faire accepter la dévaluation relative du second. Financiers, promoteurs et cadres supérieurs ont continué à s'affirmer comme modèles pendant que les couches aisées envoyaient de plus en plus d'enfants aux États-unis.

Confusion et recompositions La situation des classes moyennes indiennes est aujourd'hui remarquable et confuse. C'est un ensemble plus fragmenté que jamais. Les images de ce qui est socialement moyen et de ce qui est humainement désirable se rejoignent de manière insistante, mais elles le font au travers d'un ensemble de références et de modèles de plus en plus hétéroclites. Les groupes les plus aisés et américanisés donnent le ton et dominent clairement l'ensemble. Ils n'aiment pas la démocratie. Beaucoup ne se donnent plus la peine de voter. Ils prétendent confisquer la ville, l'urbanité et la citoyenneté. Ils organisent les chasses aux pauvres et aux mal-logés. Le modèle central des années 1950-1980, le petit emploi stable de bureau, est fortement dévalorisé par la presse, le cinéma et les gourous néolibéraux mais il reste essentiel pour de nouveaux groupes qui accèdent à la « moyennitude », comme les élites subalternes intouchables et les petits paysans. L'idéal frugal, un peu ascète, plus ou moins autosuffisant, devient

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marginal et parfoisridicule.L'ensemble « classe moyenne » s'est fortement communautarisé avec les affaires de quotas. Le culte du marché a fonctionné comme un exutoire, un système de défense et un moyen d'affirmation. La « divine classe moyenne » s'est sentie insultée. Elle s'est vue désacralisée et a ressenti l'injustice. L'américanisation des plus compétitifs, la rage des autres ont fait passer le traumatisme. La généralisation des modèles néolibéraux a d'autre part introduit une nouvelle sacralisation de l'ensemble. La Great indian middle class, celle des milieux d'affaires et des concepteurs de logiciels, annonce une nouvelle donne de prophétie. Elle incarne des temps nouveaux. Le souci nationaliste ne disparaît pas. Il se transforme. L'absence d'alternative, infiniment proclamée, est un moment essentiel de la sacralisation. On est passé d'un discours de la plainte et de la revendication à celui du sourire de commande. On ne discute pas avec la transcendance. Il n'est plus question de restrictions. Les barrières douanières sont abaissées. 10 % de la population a vraiment beaucoup d'argent et tient à le montrer. Le culte qui se déploie est celui de la prospérité. Son agent et propagandiste est la classe moyenne très supérieure. Elle est devenue une classe dominante plus unie, plus nombreuse et plus urbaine que par le passé. Les segments inférieurs de classe moyenne - ce qui serait une classe moyenne ici et maintenant ? - ont essayé de maintenir l'État pour tous, de se battre pour eux ou de se fondre dans la masse au nom de « l'hindouité » ou d'une autre passion symboliquement forte (les mouvements sikh ont beaucoup ressemblé à la Vague safran, certaines affirmations musulmanes et des mouvements régionalistes et de castes aussi). Beaucoup ont perdu quelque chose dans cette évolution, des emplois, de la reconnaissance ou la sécurité. Ils sont un peu fatigués. Us essayent d'émuler le mode de vie des très riches prédateurs malgré les tensions et les frustrations que ce processus peut générer. Une partie des jeunes gens se tourne vers la délinquance. S'U est associé à des processus économiques et statutaires déstabUisants, le détournement du label valorisant de classe moyenne par les couches aisées et très aisées pourrait nourrir d'autres dérives identitaires. La capacité de la société indienne à absorber les traumatismes et à inventer des possibles est pourtant plutôt illustrée par les trois terribles décennies passées.

Bibliographie

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Les auteurs

Stéphane Bonnéry est maître de conférences en sciences de l'éducation à l'Université Paris VIII Saint-Denis. Il a notamment publié, « Décrochage cognitif et décrochage scolaire », dans Dominique Glasman, Françoise Ouvrard (dir.), La déscolarisation, Paris, La Dispute, 2004 ; « Un "problème social" émergeant. Les réponses institutionnelles au "décrochage" scolaire en France, Revue internationale d'éducation, Sèvres (CIEP), n° 35, avril 2004. Stephen Bouquin est maître de conférences en sociologie à l'Université de Picardie, membre du laboratoire Georges Friedmann (CNRS). D a publié divers articles parus dans Futur Antérieur et Politique, revue européenne de débat. Il est l'auteur de La Valse des écrous. Travail, action collective et accumulation du capital dans l'industrie automobile, à paraître prochainement aux Éditions Syllepse. Philippe Coulangeon est chercheur à l'Observatoire sociologique du changement (Sciences-Po, CNRS). Derniers ouvrages parus : Sociologie des pratiques culturelles, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2005 ; Les musiciens interprètes en France. Portrait d'une profession, Paris, La Documentation française, 2004. Pierre Cours-Salies, docteur d'État en sciences politiques, sociologue, est professeur à l'Université Paris VIII Saint-Denis. A notamment publié : Le bas de l'échelle. La construction sociale de situations subalternes (dir.), Toulouse, Éditions Ères, 2006 (avec Stéphane Le Lay) ; Les mobilisations collectives. Une controverse sociologique (dir.), Paris, PUF, 2003 (avec Michel Vakaloulis) ; « Droits sociaux d'hier. Luttes et perspectives », dans Tony Andréani, Michel Vakaloulis, Refaire la politique (dir.), Paris, Syllepse, 2002 ; « Catégories socioprofessionnelles », dans Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier (dir.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000 ; La liberté du travail (dir.), Paris, Syllepse, 1994. Marianne Debouzy est professeur émérite à l'Université Paris VIII Saint-Denis. Elle est spécialiste d'histoire sociale américaine. Parmi ses publications : Le capitalisme sauvage aux États-Unis : 1860-1900, Paris, Éditions du Seuil, 1991 ; Travail et travailleurs aux États-Unis, Paris, La Découverte, 1990.

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AUTEURS

Bertrand Geay est maître de conférences en sociologie à l'Université de Poitiers et directeur du laboratoire SACO (savoirs, cognition et rapports sociaux, EA 3815). Il poursuit des recherches sur la dimension politique des phénomènes éducatifs : politiques scolaires, identités professionnelles, processus de socialisation. Il a notamment publié : Le syndicalisme enseignant, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2005 ; Profession : instituteurs. Mémoire politique et action syndicale, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1999. Gérard Heuzé est chargé de recherche au CNRS, membre du centre d'anthropologie de Toulouse et du Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud. Parmi ses publications liées au sujet : Les conflits du travail en Inde et au Sri Lanka, Paris, Karthala, 1993 (avec Lajpat Rai Jagga et Max Zins) ; Où va l'Inde moderne ?, Paris, L'Harmattan, 1993 ; Travailler en Inde, Paris, Editions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, coll. « Purushartha », n° 14, 1992 ; La grève du siècle, Paris, L'Harmattan, 1989 ; Ouvriers d'un autre monde, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'Homme, 1989. Helena Hirata est sociologue, directrice de recherche au CNRS, codirectrice du laboratoire Genre, Travail, Mobilités (GTM-CNRS). Ses axes de recherche : comparaisons internationales du travail et du chômage ; genre et mondialisation ; travail et affects. A publié récemment : « Femmes et mondialisation », dans Margaret Maruani (dir.), Femmes, genre et société, l'état des savoirs, Paris, La Découverte, 2005 ; Dictionnaire critique du féminisme (dir.), Paris, PUF, 2000 (avec Françoise Laborie, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier), réédition augmentée en 2004. Christian Laval est chercheur au Sophiapol (Paris X-Nanterre) et à l'Institut de recherches de la FSU. Il a notamment publié : Le nouvel ordre éducatif mondial (dir.), Paris, Syllepse/Nouveaux Regards, 2002 (avec Louis Weber) ; L'école n'est pas une entreprise, le néo-libéralisme à l'assaut de l'enseignement public, Paris, La Découverte/Poche, 2004. Jean Lojkine est directeur de recherche émérite au CNRS au Centre d'études des mouvements sociaux, laboratoire de l'EHESS. Il travaille depuis les années 1980 sur les liens entre mutations socio-techniques et changements socio-politiques. Principales publications : L'adieu à la classe moyenne, Paris, La Dispute, 2005 ; La guerre du temps. Le travail en quête de mesure, Paris, L'Harmattan, 2002 (avec Jean-Louis Malétras) ; Les sociologies critiques du capitalisme (dir.), Paris, PUF, 2002 ; Le tabou de la gestion. La culture syndicale entre contestation et proposition, Paris, Les Éditions de l'Atelier, 1996 ; Les jeunes diplômés, Paris, PUF, 1992 ; La révolution informationnelle, Paris, PUF, 1992.

NOUVELLES LUTTES DE CLASSES

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Gérard Manger, sociologue, est directeur de recherche au CNRS, directeur adjoint du Centre de Sociologie Européenne (EHESS, Collège de France, CNRS) ; il est aussi membre du Conseil d'Administration de « Raisons d'Agir ». Derniers ouvrages publiés : « Nouvelles formes d'encadrement » (coordination), Actes de la recherche en sciences sociales, n° 136-137, mars 2001 ; Lire les sciences sociales (dir.), vol. 3, 1994-1996, Paris, Hermès Science Publications, 2000 (avec Louis Pinto) ; Histoires de lecteurs, Paris, Éditions Nathan, coll. « Essais et Recherches », 1999 (avec Claude F. Poliak et Bernard Pudal). René Mouriaux, chercheur à la Fondation nationale de sciences politiques de 1966 à 2001, a travaillé sur le syndicalisme, les grèves et l'histoire des idées politiques. Auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont, Le syndicalisme en France depuis 1945, Paris, La Découverte, coll. « Repères », réédition en 2004 [1994] ; Le mouvement social en France. Essai de sociologie politique, Paris, La Dispute, 1998 (avec Sophie Béroud et Michel Vakaloulis) ; Crises du syndicalisme français, Paris, Montchrestien, 1998 ; Syndicalisme et politique, Paris, Les Éditions ouvrières, 1985. Il dirige avec Sophie Béroud L'année sociale aux Éditions Syllepse. Stéphane Rozès, spécialiste de l'opinion, est maître de conférences à l'Institut d'Études Politiques de Paris depuis 1990. Parmi ses récentes publications : « La question syndicale à l'épreuve du nouveau cours du capitalisme », Mouvements, n° 43, janvier 2006 ; « La renationalisation du débat européen », Le Débat, n° 136, septembre-octobre 2005 ; « Aux origines de la crise politique », Le Débat, n° 134, mars-avril 2005. Évelyne Perrin est chargée de mission au ministère de l'équipement à Paris. Elle a notamment publié : Chômeurs et précaires au cœur de la question sociale, Paris, La Dispute, 2004 ; Précarité. Points de vue du mouvement social, Paris, Syllepse, 2002 ; Réseaux productifs et territoires urbains, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1996 (avec Michel Peraldi). Armando

Fernândez

Steinko est professeur de sociologie

à

l'Universidad Complutense de Madrid. Parmi ses publications : Experiencias participativas en economia y empresa. Très ciclos para domesticar un siglo, Siglo XXI, Madrid, 2001 ; Euskadi callejôn con salida, Barcelona, Viejo topo, 2001. Jean-Pierre Terrail, professeur de sociologie à l'Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Derniers ouvrages: L'école en

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AUTEURS

France : Crise, pratiques, perspectives (dir.), Paris, La Dispute, 2005 ; École, l'enjeu démocratique, Paris, La Dispute, 2004 ; De l'inégalité scolaire, Paris, La Dispute, 2002. Maria Emilia Tyoux est sociologue chilienne. Après des années d'exil à la suite du coup d'État de Pinochet, elle travaille en France (dans le suivi des milieux sociaux défavorisés) et y poursuit des études universitaires. Aujourd'hui, elle enseigne au Chili, à l'Université Arcis de Santiago (magistère de sociologie). Elle a réalisé de nombreux travaux au sujet des enfants chiliens au travail, dont sa thèse en 2005. Fondatrice et animatrice de la revue Actuel Marx Intervenciones. Michel Vakaloulis, sociologue, est maître de conférences en sciences politiques à l'Université Paris VIII Saint-Denis. Ses travaux portent sur la théorie du capitalisme avancé et la sociologie de l'action collective. Il a récemment publié : Jeunes en entreprise publique, Paris, La Dispute, 2005 ; Les mobilisations collectives. Une controverse sociologique (dir.), Paris, PUF, 2003 (avec Pierre Cours-Salies) ; Vers un nouvel anticapitalisme. Pour une politique d'émancipation, Les Éditions du Félin, Paris, 2003 (avec JeanMarie Vincent et Pierre Zarka) ; Médias et luttes sociales (dir.), Paris, Les Éditions de l'Atelier, 2003 (avec Françoise Duchesne) ; Le droit à l'énergie (dir.), Paris, Éditions Syllepse, 2002 (avec Olivier Frachon) ; Refaire la politique (dir.), Paris, Editions Syllepse, 2002 (avec Tony Andréani) ; Le capitalisme post-moderne, Paris, PUF, 2001.

Imprimé en France, à Vendôme par Vendôme Impressions Groupe Landais ISBN 2 13 055322 2 — ISSN n° 1158-5900 — Imp. n° 53 025 Dépôt légal : Août 2006 © Presses Universitaires de France, 2006 6, avenue Reille, 75014 Paris