Nietzsche et Valéry

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French Pages 504 [510] Year 1962

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Nietzsche et Valéry

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BIBLIOTHÈQUE DES

IDÉES

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6J. tnareil geste, n'en doutons point, eût été bien étranger à Valéry. Voici ce qu'il pense du rire, ou ce qu'en pense �on Faust: « Le rire est un refus de penser [ ... ] l'âme se débarrasse d'_une image qui lui semble impossible ou inférieure à la dignité de sa fonction... comme... l'estomac se débarrasse de ce dont il ne veut pas garder la responsabilité, et par le même procédé d'une convulsion grossière 78• » Opinion qui ne l'empêchait nullement d'avoir le rire prompt et cordial, et encore davantage le sourire. « Il m'en faut si peu pour sourire », écrit-il à un ami, et il ajoute : « Je place par-dessus tout la moindre bonne humeur 77• » Aussi, il confesse ne pas pouvoir souffrir les gens sérieux 78, estimant qu'un homme sérieux « a peu d'idées. Un homme- à idées n'est jamais sérieu� 711 ». Et que dire d'un aveu comme celui-ci : « J'ai besoin de me blaguer, de me tirer la langue au miroir 80 »? C'est là un aspect du narcissisme valéryen qu'on ne met pas souvent en lumière. Celui qui, adolescent, se dit déjà « facilement porté aux extrêmes », découvrira ultérieurement les avantages de cette inclination. « Comme c'est instructif de vivre dans un état aussi extrême qu'est le mien 81 ! » s'écrie-t-il une fois, et il en vient tout naturellement à préconiser l'emploi de l'excès pour des raisons de régime : « Employer l'excès en guise de remède, c'est un des coups de maître dans l'art de vivre 83• » De là jusqu'à ériger la démesure en idole, jusqu'au parti-pris systé­ matique pour tout ce qui, passant outre à la coutume, à l'ordre des choses, au bon sens, s'enhardit à pousser jusqu'au bout, à tirer les dernières conséquences, il n'y a qu'un pas : et Nietzsche le franchit lestement. Toute sa dernière philosophie semble refléter une volonté délibérée de l'outrance, peu importe dans quelle direction sa pensée s'autorise à aller trop loin. On ne relit pas sans quelque malaise la réflexion suivante, qui pourrait être mise en exergue à cette philosophie : « Non, nous n'avons point besoin de la vérité, nous nous en passerions pour arriver à la puissance et à la victoire. La force d'envoO.tement qui combat pour nous, l'œil de Vénus qui ensorcelle et aveugle nos adversaires eux�mêmes, c'est la magie de l'extrême, la séduc­ tion qu'exerce tout nec plus ultra : nous autres immoralistes, nous sommes un nec plus ultra... sa » Ces paroles, pour nous , se sont enrichies de sinistres résonances. Ce n'est pas Valéry qui se serait grisé de ce toxique intellec­ tuel qu'est l'outrance pour l'outrance ; ce n'est pas lui qui se

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serait laissé prendre à la magie de l'extrême. Il savait mieux que personne qu'il n'y a de force efficace que contenue, et que la vraie liberté se tempère elle-même. Rien de plus significatif à cet égard qu'un petit cons�il qu'il donne à !'écrivain, tout en ajoutant que le philosophe lui aussi ferait bien de l'entendre : « Entre deux mots, il faut choisir le moindre M. » Sa sagesse constate ce fait si facilement vérifiable : « Il n'est pas d'opinion, de thèse, de sentiment qui poussé à bout ou exécuté à fond ne conduise à la destruction de l'homme 86• » A la fin de sa vie dominée par une des expériences les plus riches de la liberté intellectuelle, l'auteur du Discours sur Voltaire écrit : « Nous savons ce que vaut cette liberté. Nous savons ce qu'elle coûte. Mais nous devrions peut-être mieux savoir que son plus digne emploi, et sa preuve, et le gage de sa durée, consistent dans les limites qu'elle doit marquer elle-même à son pouvoir très précieux et très redoutable de remettre toutes choses en ques­ tion. Elle est en péril, cette liberté, elle est perdue, dès qu'elle passe ces frontières parfois difficiles à discerner 86• » Quiconque entreprend de suivre l'aventure valéryenne et !1'en dégager quelque « leçon )), ne saurait négliger de méditer ces ultimes propos. Qu'un penseur qui prône les vertus de l'excès et finit par · philosopher à coups de marteau, répugne aux procédés classiques de travail autant qu'aux doctrines et systèmes, il n'y a pas là de quoi s'étonner. Ses sorties contre l'esprit scientifique, le mépris dont il accable le savant comme représentant d'une forme d'existence mesquine et rabougrie, comme u nain et plébéien plein de petitesse et de présomption 87 », son dégoût devant l'affairement des chercheurs qù'il compare à des taupes « aux abajoues pleines et aux yeux aveugles, transportés de joie à cause du ver ramassé et totalement indifférents envers les vrais, les urgents problèmes de la vie 88 », son horreur de la persévérance sédentaire (Sitzfleisch) · qu'il qualifie de I péché contre le Saint-Esprit 89 », tout cela montre, chez le philosophe artiste, une sorte d'aversion instinctive qui relève du tempéra­ . ment bien plutôt que du raisonnement. Mais le tempérament emprunte, parfois, le langage de la théorie, et le cœur inspire à la raison des raisons qu'elle ignorait qu'elle eût. Aussi, la condamnation théorique ne fit-elle pas défaut. Nietzsche eut la hardiesse, dans un monde où les valeurs scientifiques sem­ blaient seules à rester incontestées et in.contestables, de soute­ nir que la science ne saurait se justifier elle-même, què la science pour la science appartient au domaine du non-sens, que le monde envisagé,absolument à froid, réduit à un objet pur

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du connaître, est la quin�11ence de l'absurde : « Sans nos pas­ sions, le monde est nombre et ligne et loi et non-sens, et en tout ceèi le plus-répugnant et le plus prétentieux des paradoxes 80• • C'est au contraire « la plénitude de la passion » qui constituera, selon lui, l'élément essentiel de la Religion nouvelle qu'il appelle de ses vœux et dont il dresse le programme 91• Pour Valéry, ce sont les passions qui appartiennent au domaine du non-sens ou, comme il dit, de la bêtise - lequel domaine est vaste, comprenant la plupart des choses humaines, et divines. « C'est, estime-t-il, la fonction même, la définition presque de 'l'esprit' de juger bête l'être, le hasard et, en même temps, le traintrain de la vie et de la mort 92• » Voici au contraire ce qui lui semble « le plus beau dessein : faire à froid ce que tous les autres ne savent faire qu'à chaud... 93 ». Rien ne ·saurait intéresser l'esprit dédaigneux de la bê.tise foncière de l'être, si ce n'est le connaître pur, son substrat incorruptible, et encore plus son acte même, sa démarche : c'est ce que Valéry appelle, non sans quelque mystère, la Méthode. Méprisant les ,facilités littéraires, le charlatanisme naïf qui domine le monde de l'art et de la philosophie, la Méthode aspire à la rigueur, la pureté, l'évidence invincible des procédés scientifiques, elle se propose d'atteindre un degré de précision et de généralité pareil à celui de la géométrie et de l'algèbre. « Mon goût du net, du pur, du complet, du suffisant, écrit-il, conduit à un système de substi­ tutions - qui reprend comme en sous-œuvre, le langage le remplace par une sorte d'algèbre - et aux images essaie de substituer des figures - réduites à leurs propriétés utiles 8'; » Ce monde figé dans sa transparence que Nietzsche considérait comme « le plus répugnant et le plus prétentieux des para­ doxes », apparaît ici comme l'objet le plus digne du désir spirituel. Comme envers la science, ainsi à tout autre propos, la ten­ dance constante de Nietzsche est de prendre parti. Pour ou contre - le plus souvent contre - sont comme des catégories fondamentales de sa pensée, et l'attitude polémique lui semble la plus naturelle. Il ne peut qu'il ne s'engage à fond dans un débat, ne ftlt-ce qu'au sujet d'une recette de cuisine 85• Ce qu'il lui faut, c'est un adversaire - que ce soit Socrate ou David Strauss, Wagner ou le Christ - : c'est : au contact de la convic­ tion, de la foi étrangère, que s'allume la sienne, et les feux qu'elle jette alors éclairent d'imposants ensembles où l'ombre de l'ennemi primitif vacille, méconnaissable. et presque super· flue. « J'ai besoin de la guerre », confesse-t-il, après la publica­ tion de son premier livre 86, et il se promet prochainement de

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« solfier toute la gammè de ses animosités 97 ». Au bout d'une carrière riche en combats, dans Ecce Homo, il écrira : 11 L'acte d'attaquer est chez moi un acte instinctif 98 »; et à propos de toute entreprise originale, telle que sa transmutation des "aleurs : « Une création nouvelle a besoin d'ennemis bien plus que d'amis : · ce n'est que par l'opposition qu'elle se sent nécessaire, qu'elle se fait nécessaire 99• » A cette veine polémique correspond, chez l'auteur de Zarathoustra, un désir également puissant de rallier les esprits, de faire cause commune, de coordonner et de repré­ senter quelque collectivité. Tendance qui revêt parfois des formes singulières ; c'est ainsique le je une philologue, projetant uri séjour d'études à Paris eri compagnie de quelques amis, entend donner à ce voyage un sens bien solennel : il voudrait que la « colonie de savants allemands 100 » représentât sur les bords de la Seine « le génie allemand et Schopenhauer 101 ». Ce sentiment d'appartenance à un groupe et cette ambition d'en être le porte-parole, ne se perdront pas chez Nietzsche, même au temps de sa plus farouche solitude. Dans ses livres, il ne cesse de parler à la première personne du pluriel : « Nous autres savants », dit-il, ou bien : « nous autres intrépides ; nous, les gens sans patrie; nous qui saYons ; nous, les hommes posthumes; nous, les esprits inversés », etc. 102, et il s'effoFce de donner au lecteur l'impression que c'est lui, le compagnon d'armes inconnu, qui également fait partie de ce nous. A cette fin, les apostrophes ne manquent pas, ni les demi-mots, les allusions, les œillades, ces mes amis, mes frères, yous, les esprits libres ; ces on comprend, on se souYient, on de"ine, soit dit entre nous, etc., etc. Animé, comme il dit, d'une « passion pédagogico­ anthropagogique qui domine et l'esprit et le cœur 103 », il vou­ drait « séduire les hommes à [sa] philosophie lM ». Il se dit « friand d'une certaine sorte d'âmes 106 », et ses livres, il les considère comme autant d'hameçons 106 destinés à les lùi capter. Tout prosélytisme est absent de l'œuvre de Valéry, ainsi que toute polémique - à une seule exception près, qui est notable, et dont il conviendra de faire état plus loin. Prendre parti? Adhérer ou protester? Représenter quelque faction parmi l'ensemble des attitudes et des options possibles? Ne serait-ce pas là sacrifier à la bêtise ? Ce n'est pas à l'auteur de Monsieur Teste qu'il faut demander ce genre de sacrifice. Voici ce qu'il pense au sujet des opinions en général : « Je m'explique ainsi l'espèce de mépris naturel que toute opinion sur quelque sujet que ce soit m'inspire, dès que j'y pense un peu. La mienne est la première à se déclarer vaine et pur expédient. Quand l'opinion se traite elle-même de coni,iction,

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le cas me semble grave, et il m'arrive de désespérer de l'intelli­ gence de celui qui s'établit en force sur le fond de désordre initial et de variabilité irrégulière qui est (et même, qui doit être) caractéristique de l'esprit. Mais ceci est encore une opi­ nion 107• » Il est évident qu'à partir d'une telle opinion sur l'opinion, remarquablement constante, ayant force et appa­ rence d'une véritable conviction, toute entreprise polémique doit paraître aussi vaine que pernicieuse, toute tentative de prosélytisme comme un attentat à la liberté de l'esprit, et donc comme l'acte le plus contraire à son éthique propre. Vouloir communiquer à autrui ce qu'owse sent de plus précieux et de plus puissant doit paraître un projet incompréhensible à qui fait sienne la devise : « Cache ton Dieu 108• » Quant au désir de capter l'âme d'autrui, Valéry le trouve rien de mojns que diabolique : « L'idée si bizarre que le diable est grand amateur d'âmes est cependant terriblement humaine... J'en conclus que tous les amateurs .d'âmes (et Dieu sait s'il y en a de cent espèces) tiennent du diable. Tel A., et maints prophètes et fondateurs d'ordres et de sectes. Quant à moi, je ne suis ama­ teur que d'esprits, dont quelques-uns m'ont fait envie plus que toute autre chose 109• » Les écrits valéryens témoignent partout de cette discrétion altière. On n'y trouve point de ces manifes­ tations de familiarité et de connivence fictive avec le lecteur qui gênent plus qu'elles ne séduisent. L'auteur et son vis-à-vis anonyme gardent chacun son côté de la barrière. de l'écriture. C'est un des paradoxes inhérents à la condition de l'esprit, que le penseur le plus préoccupé du sort de l'humain, le plus soucieux de reconnaître et de redresser les chemins de l'huma­ nité, s'éloigne des hommes. Qui veut faire le prophète, se condamne à la solitude ; qui veut prêcher, se voue au désert. Personne n'a connu cette loi plus durement que l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra. Son « désert» était à la mesure du monde no. Il le transportait à travers l'Europe, de l'Engadine à Nice, de Venise à Naumbourg, partout entouré de quelque air distant et glacial qui fit dire à une voisine de table qu'à le regarder elle avaii peur de prendre froid m. Son vieil ami Rohde, en le revoyant après une longue séparation, ressent fortement cette « indescriptible atmosphère d'étrangeté, quelque chose de pro­ fondément inquiétant, (... ] comme s'il arrivait d'un pays où personne d'autre n'habite 112 ». Lui qui se sentait une vocation de pêcheur d'hommes et qui éprouvait un besoin de communi­ cation tel qu'il enviait même à Bismarck sa diète pour Ja possi­ bilité qu'elle lui offrait de propager ses idées et d'épancher son cœur 113, il se trouvait à lui-même une existence quasi in.�IJ-

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laire iH, élevait la solitude au rang d'une des quatre vertus cardinalès. 116, se reconnaissait dans un verset bouddhique qui peint le sage « cheminant solitairement comme le rhinocéros na» ou dans la parole d'lsaïe : Exultabit solitudo et florebit quasi lilium 117• Qui dira l'exaltation et l'accablement, les triomphes et les désastres intimes d'un orgueil qui ne pardonne pas, qui voue son homme à l'incommensurabilité absolue de pensée et de sentiment, à une vie qui hante des hauteurs désertes, dénuée de toute chaleur humaine, comme au-delà de toute vie? Le voici figé dans sa hautaine désolation : « Je suis beaucoup trop fier pour croire jamais qu'un être humain puisse m'aimer, rrwi. Car cela supposerait qu'il sache qui je suis. De même, je ne crois pas que j'aimerai quelqu'un : cela supposerait que je trouve un jour - miracle des miracles ! - un homme de lllOn rang us.» Il est vrai que cette morgue le cède brusquement à un besoin de sympathie et de communion : mais ce n'est que pour se replier aussitôt sur elle-même, ne gardant de l'intimité qu'une nouvelle blessure. Elle les connaît, « ces éclats périlleux, déchi­ rants où toute la détresse recélée se fait jour, où tout désir non étouffé, tous les fleuves d'amour refoulés, débordent furieuse­ ment, la soudaine folie de ces heures où le Solitaire serre le premier venu dans ses bras et le traite en ami, en aubaine envoyée du ciel, en cadeau des plus précieux, pour le repousser avec dégoût une heure plus tard, avec dégoût de soi-même à présent, comme souillé, comme humilié, comme devenu étran­ ger à soi-même, comme malade de sa propre compagnie. Un homme profond a besoin d'amis : à moins qu'il n'ait encore son Dieu. Et moi, je n'ai ni Dieu ni amis m i » La solitude nietz­ schéenne, on le voit, dépasse la sphère du social : elle a une dimension métaphysique. Selon l'auteur de l'Idée fixe, au contraire, ce serait plutôt la sociabilité qui se situerait sur le plan métaphysique. Il assigne à l'être humain une cause finale à laquelle n'ont pas songé les philosophes de l'École : « L'Homme est fait pour causer. Je le crois très sérieusement. » Et la réplique: « Alors, mon bon, les cafés furent prévus dans le plan du Cosmos 120? » Quoi qu'il en soit, il est certain qué dans l'univers valéryen, les cafés, et les salons, jouèrent un rôle important. Il ne faudrait pas faire bon marché de cette « influence ». S'il est vrai, comme le veut Nietzsche, qu'on « entend jusque dans les écrits d'un ermite quelque écho du désert llll », - quelque écho du clapotis des propos et des rires résonnera jusqùe dans les écrits d'un homme sociable ; quelque chose de la promptitude des idées qui naissent à l'instant de la causerie, quelque chose de ce travail d'abstrac­ tion et d'ajustement qui rend communicables des expériences

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diversement complexes, de cette gén�ralité et de cette aisance qui pré!,ident aux échanges de vues autour d'une tasse de thé, passera certainement dans l'œuvre d'un homme dont la pensée se forme au contact du monde. Valéry se dit « pas un être social mais bien - seulement et énormément - sociable 122 ». La fré- quentation de ses semblables était pour.iui une sorte de nécessité organique. Avec la belle crudité de langage qui parfois est la sienne, il écrit : « Une fois par semaine j'ai besoin de l'homme et je vais causer avec, genre de bordel 1113• » Ce serait une erreur que de considérer ce besoin comme accessoire, extérieur à la pensée ; voici ce qu'observe, à ce propos, une note des Cahiers : « Le plus important instrument de ma connaissance. L'appareil de mesure le plus utile, c'est toi, c'est autrui, c'est l'existence indubitable d'un autre et d'une autre connaissance. Le langage est la preuve rigoureuse, aussi rigoureuse que l'on voudra, de cette extériorité analogue 124• » Autrement, plus brièvement dit : « Il faut être deux pour penser 126• » La revue fondée et dirigée par Valéry portait le titre significatif Commerce. Y a-t-il phénomène plus général et qui rattache d'une maniè're plus incontestable le réel à l'imaginaire, le Moi au Monde, que celui dè l'échange? Et l'œuvre de la civilisation ne consiste-t-elle pas, après tout, à rendre les échanges dans les divers ordres de choses et d'idées, à la fois plus précis et plus aisés?

On pourràii : p,rolonger cette ser1e d'antithèses, s'il n'était déjà suffisamment évident sur quoi elles reposent, à quoi elles tendent, - et si, d'autre part, n'apparaissait à mesure qu'elles se déclarent, la possibilité de leur opposer, moyennant quelque ajustement différent du regard, des antithèses complémentaires, non moins probantes, ni moins significatives. Pour certaines d'entre elles, un simple changement d'accommodation chrono­ logique suffit pour les faire changer d'aspect et de valeur. Il peut être instructif de poursuivre quelque peu cette transmu­ tation. Que l'on considère, au lieu du « dernier Nietzsche », celui des débuts, jusqu'aux premières années bâloises : et ses traits parâîtront sous un tout autre jour. Carrière scientifique bril­ lante, inouïe même : sans être promu docteur, sur la seule foi de ses travaux d'étudiant et sur l'avis de son maître Ritschl, le jeune philologue est appelé au professorat à l'âge de vingt­ quatre ans - si bien que la plupart des candidats qu'il interroge aux examens sont plus âgés que lui, circonstance qu'il relève

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non sans satisfaction -; succès mondains auprès de cet ancien patriciat bâlois pour lequel il se sent de la sympathie, auquel .il gardera jusqu'à la fin de l'attachement et de l'estime : encore dans une de ses dernières missives, déjà empreinte de folie, il enjoint à son correspondant de « faire de cette lettre tout usage qui ne soit pas préjudiciable à la considération que me por-­ tent les Bâlois198 »; . amitié avec des hommes qui sont parmi les savants les plus éminents de leur temps - tels Rohde, Deus­ sen, Overbeck, Jacob Burckhardt; fréquentation familière du génie qui aura marqué son siècle plus visiblement qu'.aucun autre : Wagner; enfin, l'espoir de contribuer, par son travail quotidien, dont il éprouve les contraintes mêmes comme une « sainte anagké 127 », par l'association avec d'autres « précur­ seurs d'une époque à venir 128 », par son œuvre littéraire, qu'il voit déjà « traverser les siècles d'un pas lent et silencieux 129 » à quelque cause commune, à une grande œuvre de culture, objet principal de ses vœux - : tout cela compose l'aspect d'une existence singulièrement réussie. Mais une fois saisi ce fil d'espoir, de courage et de foi, on peut le · suivre bien au-delà de cette période de la vie de Nietzsche, au travers de ses passages les plus sombres, , et jusqu'à cette fin qui jette sur elle, rétrospectivement, une ombre funeste. Jamais la conscience d'une responsabilité insigne, bien mieux : le sentiment de sa mission, ne se tarira chez le philosophe. Il parle de « cette chose cachée et impérieuse à laquelle longtemps nous ne savons pas donner de nom, jusqu'à ce qu'elle se révèle comme notre tdche 130 »; il parle, en termes qui rappellent une célèbre formule, de la « loi qui est au-dessus de moi, ma tâche à remplir 131 » ; il dit : « J'ai un but qui me force à vivre encore, et à cause duquel il me faut avoir raison de tout ce qu'il y a de plus douloureux. N'était ce but, je me mettrais moins en peine, savoir, je ne serais plus vivant depuis bien longtemps 132• '» Et Zarathoustra s'écrie enfin : « Ma passion et ma compassion, qu'importe d'elles ! Est-ce le bonheur que je cherche? Je cherche à parfaire mon œuvre 193 / » Combien de fois, . pour exprimer cette finalité d'une vie qui se réalise par cela même qui la supplicie et la ruine, il a recours à l'image la plus simple, la plus immédiatement convaincante: l'image de la grossesse. « Qu'est­ ce qùi m'a soutenu? Ce n'était jamais que la grossesse. Et chaque fois quand l'œuvre fut née, ma vie était suspendue à un fil très fin 134• » Il fut lui-même de ces 11 hommes du type maternel » dont il dit qu'ils entourent leurs ouvrages d'une sollicitude tout instinctive, tout inconditionnelle 135• Ce n'est pas sans un intérêt particulier qu'on le voit, dans Humain, trop humain, dessiner le portrait d'un homme qui regarde le

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dépérissement de sa personne avec un malicieux plaisir, sachant qu'il a mis à l'abri, dans son œuvre, le meilleur de lui-même 1811: ce passage acquiert; à la lumière de sa propre vie, quelque chose de singulièrement pathétique. Ce n'est pas sans émotion qu'on entend la calme et profonde joie qui s'exprime dans ces paroles de la fin comme dans le Valde bona du créateur au septième jour : « Je ne puis ni ne veux conter tout ce qui fut achevé : tout est achevé 137• » Qui eût prévu, au moment où le jeune Nietzsche arrivait à Bâle, quel cours prendrait son existence ultérieure? Qui eût soupçonné, en 1 894, lorsque Valéry venait s'installer à Paris, quel avenir lui était réservé? Sa chambre meublée rue Gay­ Lussac, le tableau noir couvert de formules absconses, la repro­ duction du squelette de Ligier Richer, sont désormais, légen­ daires : on s'y réfère comme au poêle de Descartes ou à la bai­ gnoire d'Archimède. Mais on a peut-être trop tendance à y introduire déjà sa gloire à l'état futur. Sans doute est-ce là une illusion d'optique inévitable ; cependant, il faut essayer d'en corriger les effets et de restreindre la vision au simple ' présent du passé, si l'on peut s'exprimer ainsi. Comment apparaît alors la situation du jeune pensionnaire de l'hôtel Henri-IV? Ayant dû renoncer à une carrière marine, seule conforme à son désir; ayant renoncé de son gré à l'exercice de la littérature, qui l'avait un temps consolé de ce premier renoncement; ayant achevé ses études sans goût ni éclat, il semble nourrir des ambi­ tions aussi vastes que vagues, et mène une vie socialement indéfinissable, jusqu'à ce qu'un modeste emploi dans l'admi­ nistration fournisse à ses jours un minimum de stabilité et d'aisance, au prix du sacrifice de son temps à une besogne sans le moindre rapport avec ses intérêts et ses capacités. Son œuvre propre? L,1s recherches auxquelles il voue ses aubes fécondes? Elles font l'objet d'une curiosité plus ou moins bienveillante dans un petit cercle, mais elles demeurent un mystère même pour ses meilleurs amis, et sans la publication intégrale des Cahiers elles le seraient encore. En somme, c'est « le Monsieur qui s'ennuie 138 » et qui, tout en accordant à la plupart des activités humaines le préjugé de la bêtise, n'a encore à son actif qu'un mince recueil de vers, qu'il juge lui-même sévèrement, et quelques pages de prose, que d'aucuns trouvent remarquables, d'autres prétentieuses et obscures. Tel l'aspect extérieur. Quant à l'interne, on ne peut ouvrir la correspondance de Valéry, notamment ses lettres à André Gide, ou ses notes privées, sans ressentir l'essence d'ennui, de découragement et d'amertume que sécrète cet esprit trop clair. Si la Méthode tarde à porter ses fruits, est-ce la faute des circonstances extérieures? « Fau-

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dra-t-il moµrir en petit employé sans avoir eu le temps cher, hors de prix, qu'il aurait fallu pour dénouer tant de choses si à portée de la main, sans user enfin de cette méthode que j'ai tant cherchée et que je touche de toutes parts? 11 Question d'.une cruelle simpliciié, et à laquelle Valéry répond lui-même, au crayon, en marge : « Mais oui. Mais oui 131• » Des doutes plus cuisants encore naissent, au sujet de la Méthode elle-même, et cela dès les premiers Cahiers : « Si je n'arrive pas à autre chose, je saurai du moins de quoi il ne faut pas s'occuper uo » ; ou bien : « Tu ne veux pas qu'on pense que tu as usé ton temps eri vain sur ces choses, et tu les poursuis et tu les prêches m. 11 ; ou encore : « Avoir tous les désirs d'un grand esprit et pas la force, voir les mêmes perspectives, les mêmes profondeurs, et pas leur vol, qui y va l'2 »; et enfin : « Je ne suis rien, Je ne vaux rien. Je ne puis rien. En moi, le grand travail ne s'est pas accom­ pli. En moi, l'univers a perdu son temps 148• » Tout l'immense labeur de ses matinées, poursuivi durant des dizaines d'années, lui apparaît comme un « placement à fond perdu 144 », comme Mind's labour lost 1'°, et dans un moment de lassitude désabusée, il écrit à un ami : « On me dit que je suis intelligent et je me trouve l'existence d'un imbécile. Alors je ne sais que penser et ne découvre en moi que l'ambition d'un ancien marinier, un coin tranquille, avec mes vieux cahiers, mes journaux de bord, mes livres de loch, et cette longue-vue qui fait aperce­ voir à tous les points du compas le même navire : l' A quoi bonP en dérive vers le N'importe où ... 1" » - Mais son œuvre littéraire, celle que nous admirons dans son achèvement incom­ parable, celle qui a connu le sort que Valéry lui-même trouvait le seul digne d'être souhaité à un écrivain : d'avoir transformé profondément la manière de sentir ou de penser de quelques êtres m? Il ne faudrait pas se faire d'illusions, et l'auteur de La Jeune Parque a pris soin à plus d'une occasion de détrompér son lecteur. « Mon œuvre, dit-il, n'est, pour la plus grande part, faite que de réponses à des demandes ou circonstances fortuites. [ ...] Je n'ai pas obéi à mon désir 148• » Alors que Nietzsche assi­ milait l'élaboration des œuvres de l'esprit à la gestation et à la naissance d'un être vivant, c'est une tout autre image qui s'impose à Valéry à ce propos : celle de la défécation. Cette image est d'une curieuse persistance, et elle va jusqu'à inspirer au poète la conception, péniblement cocasse, du monde qui sel'ait « l'excrément de Dieu 149 ». - Pour qui les œuvres sont des déchets, la foi compte-t-elle davantage? Ce n'est pas st1r. A la fin de Mon Faust, on entend le chœur des fées chanter : Car il n'e,t d'art ni dti magie Qui ne dtimand, quelque foi 110•

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Mais l'ancien magicien répond Mais mon esprit auperio a défait k duir. Si ce qui fut 118 fut qu'u118 absurde dépeMe, Ce que aoit l'a11enir m'importe encore moins.

Et il poursuivra, il achèvera ainsi : Je 118 haia pas en moi cette immense amertume De n'aYOir pu troulle1" k feu qui me consume [...] J'en aaia trop .pour aimer, j'en aais trop pour haïr, Et je suis excédé d'être une créature.

Il est bien vrai que la vie de Nietzsche est l'histoire d'une longue maladie, d'un déclin continu. Mais - telle au ·moins qu'il la conçoit lui-même - c'est aussi l'histoire d'une conva­ lescence, d'une guérison continue. Faut-il ajouter que, pour un homme grièvement, douloureusement malade, l'auteur d'Ecce Homo a fait preuve d'une productivité peu commune? Ses livres se succèdent, bon an mal an, à raison d'un: volume par année ce qui serait enviable, compte tenu du genre, même pour un auteur .en excellente santé. Force est donc bien de supposer que chez Nietzsche, les époques de bien-être relatif et intermit­ tent furent d'une rare fécondité, que les énergies intactes qu'il retrouvait périodiquement étaient douées d'une vertu parti­ culière pour le travail de l'esprit, - que sa santé toujours à l'état naissant était pour ainsi dire plus intense, plus efficace, qu'une santé stationnaire que l'habitude maintient dans l'oubli d'elle-même. Entre son mal physique et son bien spirituel apparaît donc une certaine réciprocité : celui-ci dépendait, dans une certaine mesure, de celui-là. Il en dépendait -, donc, il le commandait - donc, il le provoquait : ce n'est pas se livrer à des hypothèses extravagantes que de formuler une telle corré­ lation, et bien des propos de Nietzsche la suggèrent. Relisons, à la lumière de ce soupçon, quelques passages caractéristiques. Voici pour le patient : « C'est cela ma philosophie de la maladie : elle donne de l'espoir à l'âme llil » ; ou bien : u Je veux que la vie s'appesantisse sur moi comme elle ne fait sur aucun homme : ce n'est que sous cette pression que j'acquiers la bonne cons• cience voulue pour posséder quelque chose que peu d'hommes possèdent ou possédèrent jamais : des ailes, pour m'exprimer au fi guré w. » Et voici pour le philosophe : « Il n'y a que la grande douleur qui soit la dernière libératrice de l'esprit, étant l'initiatrice au grand soupçon. [ ... ] Il n'y a que la grande douleur, cette douleur longue et lente dans laquelle nous brft­ lons pour ainsi dire au feu d'un bois vert, et qui prend son temps,

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Nietuche �t Valéry

il n'y a qu'elle à nous forcer, nous autres philosoj:,h_es, de des­ cendre dans notre ultime profondeur w »; ou encore : « Orgueil coupable : telle est notre attitu_de envers nous-mêmes, car nous expérimentons sur nous comme nous · n'oserions le faire sur aucun animal. [ ...] Ê:tre malade c'est un état instructif, nous n'en doutons point, plus instructif encore que d'être en bonne santé, ce sont les provocateurs de maladie qui nous semblent aujourd'hui plus nécessaires même que n'importe quels guérisseurs et « sauveurs ». Nous nous faisons violence à nous-mêmes, il n'y a pas de doute, nous autres casse-noix de l'âme, nous autres problématiques scrutateurs de problèmes 164• » On a quelquefois envisagé la philosophie de Nietzsche dans une optique de médecin ou de psychiatre, à partir de sa maladie : le contraire ne serait-il pas tout aussi possible ·et légitime? Après tout, dans tin vivant ensemble tel que celui du corps et de l'esprit - si l'on veut s'en tenir à cette distinction som­ maire - les causalités et les finalités paraissent facilement réversibles. Pour ce qui est de la santé réputée de Valéry, av�uons qu'elle n'apparaît que vue d'assez loin. En proximité, on la voit se décomposer en mille ennuis et contretemps qui troublent la symbiose idéale entre les parties de l'être. Ne parlons pas des insomnies, Iii d'autres maux mineurs qui harcèlent le poète et le mettent à la merci de toutes les ressources pharmacolo­ giques, tellement qu'il en vient à noter : « Mon être a pour enseigne: « A la Renommée des grands poisons 156• » Mais quelles sont donc ces lumières mêmes que l'esprit puise dans la vie du corps? On en devine quelque chose à travers l'aphorisme suivant, où une simple consonance donne lieu à un curieux aperçu : « La peau humaine sépare le monde en deux espaces. Côté couleurs, côté douleurs... 168 » On devine quelle a pu être l'expérience qui correspond à une pensée comme celle-ci : « L'homme est sur la croix de son corps. Sa tête accablée est percée par les épines profondes de sa couronne de pensées 157• » Comme cela semble proche de ce corporis cruciatus qu'évoquait, en un latin monacal, le Solitaire de Sils-Maria ! Et il y a plus : car ici encore, l'esprit n'est pas étranger à ces supplices. Valéry écrit dans une lettre à son frère : « L'esprit me travaille et me tue : c'est le principal de mes maux; et si je n'avais pas ce taedium vitae rongeur qui s'est implanté en moi, ce dégoût trop actif... je serais guéri depuis longtemps 158• » Mais peut-être, au fond de lui-même, ne tient-il pas trop à être guéri, peut-être se dit-il bien, intérieurement, que perdre son mal ne ferait point son affaire. Qu'en pense Monsieur Teste?« Souffrir, c'est donner à quelque chose une attention suprême, et je suis .un peu

Première, vues

l'homme de l'attention... 1P » Les Cahiers sont encore plus explicites : « Je souffre plus que vous ; parce que je souffre mieux que vous ; par malheur. Parce que je souffre de souffrir et que j'en ai la conscience claire. Je suis comme élevé et plongé, relevé et replongé sans arrêt dans le tourment. Retiré du feu, remis au feu. Moi qui me suis appris à penser que je pense, je me suis mêmement astreint à souffrir de souffrir, et tout ce que j'ai ouvert, tracé, forcé, pour me connaître, finesse pour perce­ voir, accroissement d'organisation... tout cela sert de chemins plus pénétrants et de terribles résonateurs pour les affreuses entreprises. Cette souffrance est une activité 180• » Qu'on songe à ce vers de La Jeune Parque : Mais je tremblais de perdre une douleur di11ine 111 /

Ce vers - il n'est pas inutile de le remarquer - se situe à un des tournants du poème, au moment qui sépare la « mor­ telle sœur » de l' « harmonieuse M OI ». Cette circonstance, ainsi que l'épithète, divine, prêtent à réflexion. • Ce que les promesses de voluptés vipérines n'ont su accomplir, la douleur divine y réussit : il s'agit de séduire la conscience à l'être. Bien plus tard, sous un ciel à nouveau tragiquement constellé, comme celui qui vit naître La Jeune Parque, Valéry notera cette paraphrase du cogito : « Je pense donc je souffre 182• » On pourrait la complé­ ter ainsi : Je souffre, donc je suis. Quand on parle de l'absence d'humour chez Nietzsche, il convient sans doute de préciser s'il s'agit d'humour à l'état d'effet - lequel dépend, après tout, du lecteur - ou bien d'humour à l'état d'intention - seul relevant uniquement de l'auteur lui-même. En ce qui concerne cette dernière variété, Nietzsche n'en manque sO.rement pas. Bien plus, à ce titre il pourrait être qualifié d'humoriste philosophique - si toutefois un tel terme n'étonnait pas l'oreille par quelque contradiction implicite. L'auteur de la Généalogie de la Morale pose lui-même la question : « Que signifie, généralement parlant, le sérieux 163? » 11 la pose fort sérieusement, à vrai dire, et les réponses qu'il y apporte sont non moins graves. Mais enfin, mettre en cause le sérieux, n'est-ce pas en sortir en un sens? Nietzsche s'est souvent expliqué à ce sujet. Il écrit par exemple ceci : « Et puisque, pré­ cisément, au fond du fond nous sommes des hommes lourds et sérieux, et bien plus encore des poids que des hommes, rien ne nous fait autant de bien que le bonnet de fou : nous en avons besoin vis-à-vis de nous-mêmes, nous avons besoin de toute sorte d'art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin et

Nietzsche et Vatéry

bienheureux, pour ne pas perdre cette liberté au-dessua des choses que notre idéal exige de nous lM. » L'extrême gravité appelle l'extrême légèreté, et celui qui considère le Don Qui• chotte comme un des livres les plus nocifs, ne se fait pas faute de déclarer que « tout sérieux et toute passion et tout ce qui tient à cœur aux hommes n'est que don-quichottisme », et de signer une lettre : Don QuichoUe aus Basel 165• La sérénité à laquelle aspire le philosophe tragique n'est du reste pas toujours cette « sérénité épouvantable » des hommes forts qu'il décrit avec tant d'éloquence 166 • Il faut avouer qu'à ses moments favoris, Nietzsche réussit des pages d'un burlesque remarquable, et que ses œuvres, si on sait les lire d'un certain regard, ne manquent point de traits profondément amusants. De tels traits abondent chez Valéry : il y aurait du pédantisme à y insister. Il y aurait du ridicule à insister, d'autre part, sur le sérieux qui était le sien : sérieux profond et même noir de ce « beau noir » qu'il reconnaît à Pascal 167 -, sérieux qui est sensible à chaque page de son œuvre, en marge de mainte facétie subtile, sous un ton souvent enjoué et quelquefois badin, à travers les filigranes du plus exquis humour. Le sourire valéryen, on pourrait l'appeler un sourire tragique - si toute· fois pareille expression ne répugnait pas à l'esprit à cause de quelque incompatibilité. Cependant, une réflexion plus générale est peut-être permise ici. La classique définition de l'homme comme « animal raisonnable doué de rire » ne contient-elle pas déjà une telle contradiction dans les termes ? Cet animal singu· lier ne serait-il pas doué de rire dans la mesure où il est incomplè­ tement doué de raison? La raison pure et entière ne devrait-elle pas renoncer au rire comme contraire à sa nature, tout en gar­ dant le don des larmes - de ces larmes que l' Ange de Valéry « se voit à travers les larmes », durant une éternité? Sans doute serait-il vain de vouloir répondre in abstracto à semblable question. Mais voici un passage qui donne, aussi nettement que possible, le diapason du sérieux valéryen : « Mon cher, je vis depuis longtemps dans la morale de la mort. Cette limite si éclatante procure à ma pensée le mouvement et la _vie. Je crois que peu d'hommes depuis les fanatiques ont pris cette base char· mante, enivrante et libérale. Tout ce que j'ai bien voulu, j e l'ai voulu e n fixant l e mot : Fin 148 • » Or, tout s e passe comme si cette même idée de la Fin qui donne à la condition humaine son sérieux solitaire, était aussi la source la plus pure de ce qui, tout en nous en distinguant, nous réconcilie avec l'être et les êtres : l'humour. L'homme saurait-il rire, s'il ne savait pas mourir?

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Grand maître de l'exagération, Nietzsche le fut incontesta­ blement. Mais il fut aussi - et l'on est tenté de dire : d'autant plus - un grand admirateur et maître de la mesure, de la1 modé­ ration. Nul n'a trouvé des accents plus éloquents pour célébrer les vertus de la force contenue par la forme, de l'émotion rachetée par la règle. Nourri aux lettres anciennes, animé d'un amour authentique pour le xvn8 siècle français, il savait appré­ cier les limitations volontaires, les gênes et les contraintes qu'une ardeur trop fière pour être complaisante s'impose à elle-même. Comme peu de ses compatriotes, il était sensible au charme de cette belle sécheresse et noble austérité qui sont le fruit d'une vivacité naturelle compensée par une savante discipline. Sous le baroque de ces conceptions et gestes qui souvent semblent vouloir sauter par force aux yeux de l'esprit, on peut presque toujours déceler dans sa pensée quelque plan d'une simplicité toute classique. Sa prose même, surtout celle de la dernière époque, quand on y prête l'oreille sans se laisser distraire par certains effets criards, par de trop faciles incanta­ tions, laisse sentir cette facture ferme et nette que, jeunè déjà, il enviait aux Latins. La profondeur véritable ne sonne pas nécessairement ce creux imposant qui fait frémir l'âme et trouble la pensée : Zarathoustra lui-même le sait bien et le dit : « Ce sont l�s paroles les plus silencieuses qui amènent la tempête. Ce sont les idées venues sur des pieds de colombe qui dirigent le monde 169• » Descendre jusqu'au fond? Pousser jusqu'à l'extrême? Aller jusqu'au bout? Cela consiste peut-être préci­ sément à s'arrêter en vue de ce bout. « Non, s'écrie l'auteur du Gai Savoir, non, ce mauvais goiit, cette volonté de vérité, de ' vérité à tout prix ', cette folie juvénile dans l'amour de la vérité, nous en sommes bien revenus : nous sommes trop riches d'expérience, trop sérieux, trop gais, trop briilés, trop profonds pour cela. [ ...] Ah, ces Grecs ! Ils savaient bien ce que c'est que Yivre : ceci veut qu'on s'arrête bravement à la surface, au pli, à la peau. [...] Ces-Grecs étaient superficiels, par profondeur 170 / » Voilà qui rappelle une célèbre boutade de Valéry : Ce qu'il y a de plus profond dans l'homme, c'est la peau 171• Seulement - et c'est là le point essentiel - cette superficialité reconnue et même voulue, ce parti-pris pour l'épiderme et l'appa­ rence, est un point d'aboutissement, et non pas un point de départ. Il faudrait distinguer deux sortes de « peau » : l'une naïvement acceptée, l'autre acceptée au bout de recherches infinies, à force d'approfondir ou par désespoir d'approfondir, par renoncement - peut-être par ascétisme intellectuel? Entre la peau première et la peau seconde, il y a toute la profondeur de l'esprit. Et remarquons que la seconde se convertit aisé•

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ment en première à son tour, et fait recommepcer le jeu : car le propre de l'esprit est sans doute de ne pas trouver en lui-même de quoi s'arrêter. Personne n'a insisté sur cette propriété, ou cette fatalité, plus que Valéry. Il l'exprime une fois sous cette forme saisissante : « Comment dire à l'esprit: Tu n'iras pas plus loin ... à moins d'être Dieu en personne? Mais Dieu en personne serait précisément de ce côté-là 172 ». Valéry a cédé à cette tendance incoercible - mieux : il l'a cultivée, il en a fait un élément de sa méthode. On lit de bonne heure dans les Cahiers : « To c o TO THE LAST POINT - celui au­ delà duquel tout sera changé 173 »; ou bien : « Ne se croire jamais vaincu - mais mort ou non - aller jusqu'à l'extrémité de son idée, là où elle est toute autre 174 • ; et bien des années plus tard : « De quoi j'ai souffert le plus? , Peut-être de l'habitude de développer toute ma pensée, d'aller jusqu'au bout, en moi 176 ». Est-on bien loin ici, de la magie de l'extrême nietzschéenne? Comme pour confirmer cette proximité avec celui qui se disait un Hyper boréen 178, l'auteur des Cahiers se promet d'aller « jusqu'au bout. A l'extrême Nord humain 1 77». Assagi, mais non ravisé, il dira enfin : « Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par . les moyennes. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés 178• » C'est sans doute le secret d'une féconde politique de l'esprit que de savoir être tour à tour ultra et modéré. Il arrive facilement à Nietzsche d'invectiver contre la science et les savants : rien de plus exact, ni de mieux connu. Pourtant, il faut bien le dire : l'ignorance n'était pas son fort, ni une facilité géniale et brouillonne, et le Sitzfleisch qu'il dénonce chez les chercheurs, lui-même en était amplement pourvu. Il est bon de se rappeler que la formation scientifique de Nietzsche fut aussi solide que possible, et qu'il eut dé la science une longue expérience directe, active, d'exécutant. A lire ses travaux philologiques, rédigés pour la plus grande part en latin, on ne peut s'empêcher d'admirer l'extraordi­ naire puissance de travail, de pénétration et de coordination, la faculté d'analyse et de synthèse, la sûreté de méthode et la vigueur d'expression, dont fait preuve cet esprit venu à la science « pour échapper aux brusques vicissitudes d'émo­ tions propres aux penchants artistiques, et trouver un refuge dans le port de l'objectivité 179 ». Ce visionnaire était, l'ouvrier le plus patient, le mieux avisé, le plus consciencieux; cet artiste était d'abord artisan. Rien de plus erroné que de s'ima­ giner le philosophe de la '1olonté de puÛlsance obéir aveuglé­ ment aux impulsions d'on ne sait quelle poussée intérieure,

Premières· yues

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sans les soumettre au contrôle d'une réflexion lucide, d'une· faculté critique toujours en éveil. Loin d'exclure la rigueur scientifique, la pensée de N ietzsche la suppose toujours, même lorsqu'elle s'y oppose, et peut-'être surtout alors. La probité intellectuelle dont il a fait le principe et la vertu fondamen­ tale de l'esprit scientifique, il n'a jamais voulu la renier, même au moment où ses théories faisaient apparaître celui-ci sous un jour maléfique, et l'on peut dire que la science est demeurée intérieure à sa philosophie. Que Valéry fît sienne cette probité absolue inhérente à l'esprit scientifique, c'est certain, et c'est un fait capital pour l'évolution de sa pensée. Quant à la méthode scienti­ fique, on ne saurait être aussi affirmatif. Remarquons d'abord que Valéry n'eut de la science qu'une vue extérieure d'onser­ vateur, au mieux d'amateur : mais il n'en a pas connu la pratique, il n'en a pas subi le contre-coup sur son organisa­ tion intellectuelle. Comment, peut-on se demander, le poète fut-il amené à s'intéresser aux choses de la science, pour lesquelles il n'avait eu, pendant ses études, que des regards ennuyés? Il nous le dit lui-même : c'est la lecture d'Eurêka d'Edgar Allan Poe qui l'y initia 180 • Cette circonstance, à la vérité, laisse rêveur, sinon perplexe. Qu'un esprit aussi exigeant, aussi épris de rigueur et de pureté, ait pu goûter cet ouvrage fumeux et hybride : qu'il ait pu prendre au sérieux ces rêve­ ries qui appliquent à la cosmogonie les techniques du roman policier, cette argumentation trop astucieuse et trop naïve qui, tout en accablant les procédés scientifiques tradition­ nels de quolibets sans atticisme, ne se prive pas de puiser largement, et tacitement, dans leurs résultats ; qu'il ait pu s'intéresser à ces raisonnements de dilettante dont la fragilité n'a d'égale que l'extrême prétention : il y a là sans doute de quoi s'étonner. C'est le même genre d'étonnement qu'on éprouve vis-à-vis des recherches propres de Valéry, divulguées par la publication de ses Cahiers. Ces brusques saillies d'idées qui se projettent dans le langage par le plus court, ce fouillis de reprises, de retours indéfinis, de repentirs et de recommencements ; cette netteté instantanée et cette incohérence globale ; ces faisceaux de tangentes à une courbe toute discontinue ; . • ces générations de tentatives qui ne se rejoignent pas, ne s'additionnent pas, ne s'intègrent jamais en un ensemble intelligible : le lecteur déconcerté peut en tirer des considérations diverses, mais ce qui est certain, c'est qu'il n'y trouve point de méthode. Le poète dira lui­ même :« La méthode m'embête cruellement. Je n'en ai pas 181 •» Il ne faudrait aucune malice pour retourner contre Valéry

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lui-même la critique qu'il adresse aux philosophes, en citant le mot du mathématicien Abel : « On doit donner au problème une forme telle qu'il soit toujours possible de le résoudre 182• 11 Cette forme-là reste absente des Cahiers. Il n'y aurait nulle malignité non plus à faire observer que la recherche de l'extrême rigueur peut mener tout droit à une extrême facilité, comme l'habitude de noter sur des feuillets la première idée venue, idée sans souvenir et sans lendemain. On est tenté de para­ phraser un mot célèbre, et bien présent à l'esprit de Valéry, en disant : Le malheur veut que · qui veut faire le rigoureux fait le facile. Malgré le « désert » qu'il s'infligea - ou auquel le voua son étoile de poète-prophète 183 - Nietzsche n'a- guère trouvé ' à qui prodiguer la bonne parole. Toutefois, on aurait tort de vouloir le fixer à tout jamais dans son attitude de mage et de réformateur : ce serait aller à l'encontre de son inten­ tion expresse. « Je ne voudrais à aucun prix apparaître aux hommes comme prophète, monstre et croque-'mitaine mora­ lisateur lM 11, c'est ainsi qu'il s'exprime sur la fin. Mais tout au long de sa carrière, on trouve des accents analogues : « Rien n'est plus éloigné de mon esprit que l'idée de faire des prosé­ lytes : personne n'a comme moi mis en garde contre tout ce que l'Esprit Libre a de dangereux, personne n'en a rebuté davantage 185 » ; ou bien : « Si, au cours des dernières années, il m'est arrivé de soupirer après des 'disciples', ce n'était jamais que sous l'effet d'un découragement maladif ; dans mes bonnes journées, je sais très nettement qu'il vaut mieux m'occuper, tranquille et seul avec moi-même, de mes affaires princi­ pales 186 • » Ses livres, dont il disait tant de fois que c'étaient ses hameçons de pêcheur d'hommes, il leur donne alors �ne tout autre fonction : « L'auteur sensé n'écrit pour aucùne autre postérité que pour la sienne propre, c'est-à-dire pour sa vieillesse, afin de pouvoir, encore alors, trouver du plaisir dans la fréquentation de lui-même 187• » La formule sibi ipsi scribere apparaît toujours de nouveau dans ses écrits et sa correspondance, il la reprend et la varie diversement, jusqu'au retentissant « NON legor, NON legar » d'Eccs Homo 188• Moins sourcilleuse, plus apaisée, la même résignation s'exprime dans les mots de Sénèque : Satis sunt mihi pauci, satis est unus, satis est nuUus 189• Toute ambition polémique est étran­ gère à un tel état d'esprit. Conscient du sacrifice de l'intel­ lect que suppose tout parti-pris, de ce « morceau de bêtise à l'égard de valeurs opposées », et de « toute cette perte intel­ lectuelle qui est la rançon de tout pour, de tout contre 190 »,

Premières Pues

le penseur renonce à protester, à contester, à convaincre, et n'a cure de susciter la contradiction. « 'Tout est bien', dit-il. Il nous coûte de nier. Nous souffrons quand il nous arrive de devenir assez inintelligents pour prendre parti contre quelque chose... Au fond, c'est nous, les savants d'aujourd'hui qui accomplissons le mieux la doctrine du Christ 1111• » Ainsi, la Connaissance prend la relève d'une vertu de l'âme qui avait jadis porté un autre nom. Elle est • tolé­ rante de par son essence, - elle « admet tout, espère tout, supporte tout 11 - et si elle se refuse à « tout croire », elle ne saurait le refuser à autrui. Cette généreuse liberté de l'esprit, qui accorde plus qu'elle ne réclame, fut-elle toujours celle de Valéry? Il faut bien convenir que, pour un homme qui méprisait les opinions, l'auteur de Monsieur Teste a proféré les siennes avec· une remarquable assurance. Le souci de ménager ses possibles, de garder intacte la disponibilité de l'esprit, ne l'a point empêché de prendre position, et ses positions sur de nom­ breux points furent des plus catégoriques. Ne rappelons pas ici son attitude envers Pascal, laquelle est un cas-limite et demande un examen particulier ; mais de très nombreux autres jugements valéryens viennent à l'esprit, dont le moins qu'on .puisse dire c'est qu'ils sont fort tranchants. En faut-il des exemples? Voici un mot sur l'histoire : « Je ne sais ce que c'est que la 1-1érité historique ; tout ce qui n'est plus est faux 1112• 11 Voici sur la philosophie : « Le philosophe n'en sait réellement pas plus que sa cuisinière 193 », ou : « Je ne m'arrête jamais sur des problèmes dont il est facile de voir que leurs énoncés ne sont que des abus de langage, et leurs solutions, celles que l'on veut lN. » Voici sur le roman : « Il faut, pour faire un roman, être assez bête afin de confondre des ombres simplifiées (qui seules se peuvent décrire et mouvoir) avec les vrais personnages humains 11111• » De même, ses propos sur la psychanalyse - « ces absurdes analyses qui incul­ quent aux gens les rébus les plus obscènes 1116 », ou bien sur l'art moderne - « Ils nous en offrent, des horreurs 1117 » -, ont toutes les apparences de partis-pris dangereusement incrustés. D'ailleurs, tout en étant peu enclin à publier sa pensée, et tout en tenant le lecteur d'ouvrages littéraires en bien médiocre estime 1118, Valéry n'a pas dédaigné de livrer ses notes telles quelles au public ; ou, plus exactement - et c'est encore plus curieux - il a présenté comme tel quel ce qui était un choix, une compilation de morceaux retouchés 11111• On a beau mépriser son lecteur : on ne . le méprise jamais assez pour ne pas tricher quelque peu avec lui.

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Morgue solitaire ou besoin d'expansion et d'épanchement, ferveur « anthropagogique » ou repli sur soi-même et sagesse désabusée, - le philosophe, selon· Nietzsche, « est philosophe d'une part pour lui-même, et d'autre part pour les autres. Il n'est pas possible de l'être uniquement pour soi seul. [ ...] De quelque manière qu'il se conduise, son existence de philosophe a une face qui est tournée vers les hommes 200• » Cette face tournée vers autrui, est-elle la vraie, l'essentielle, faut-il la considérer comme celle qui compte en définitive? On doit constater en tout cas que, chez Nietzsche, elle a une impor­ tance insigne, et cela non seulement à titre de désir, de cette « nostalgie qui des hauteurs aspire à ce qui est bas, et regarde avec une amoureuse avidité la terre, le bonheur de la vie en commun 201 », non seulement à titre de foi en une commu­ nion intégrale, « croyance de ne point être isolé ainsi dans sa manière d'être et de voir - un pressentiment enchanteur de parenté, de similitude dans le regard et le désir, un repos dans la confiance de l'amitié, une intimité aveugle à deux, sans soupçons ni points d'interrogation 202 », - mais aussi à titre de conviction profonde, et déjà de conscience. Dans un projet de préface à Humain, trop humain, on lit : « Je me figure avoir pensé non pas en individu mais en être col­ lectif, le sentiment le plus étrange de solitude et de soli­ darité 203 » ; et dans une note tardive : « Chose singulière ! A chaque instant je suis dominé par l'idée que mon histoire n'est pas seulement personnelle, que j 'agis pour plusieurs lorsque je vis comme je fais, en me formant et en tenant registre de moi-même : c'est toujours comme si j'étais un être multiple, et je parle à cette multitude en mots familiers, sérieux, consolateurs 201• .» Pluralité intérieure qui demande à dePenir - mais aussi, d'un autre côté, pluralité antérieure qui demande à se perpétuer : le penseur est celui . qui les relie, comme il est lui-même pris dans leur cheminement à travers le temps : - « Plus nous pensons à tout ce qui fut et sera, plus ce qui est présentement pâlit à nos yeux. [ ... ] Nous nous faisons plus solitaires - et c'est précisément parce que tout le flot de l'humanité bruit autour de nous 206• » La solitude de la pensée implique la communion. Nous pensons en termes de nous-mêmes pour autant que nous pensons en termes d'autrui, - et il faudrait peut-être ajouter au cogito, afin d'en compléter le sens et la portée, des formules annexes du type cogitas, cogitasti, etc., ou même du type cogitor. Ce qui est ne se définirait . entièrement que par ces formes conju­ guées de ce qui est pensé, et de ce qui fut pensé. Telle ne semble pas l'opinion de Valéry, qui estime au

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contraire que l'Être ne se révèle à l'esprit, ce « solitaire par essence 906 », que dans la mesui:e où celui-ci se retranche de la communication avec autrui : dans la mesure où il se fait insulaire 207 - « seul, - c'est-à-dire ayant pour demeure, ce qui est et non ce qui paraît 208• » A l'encontre du Philo­ sophe nietzschéen, qui ne pouvait qu'il ne se tournât par quelque côté vers les hommes, Monsieur Teste s'en détourne résolument 209, et il déclare : « Ce qui importe véritablement à quelqu'un - j'entends à ce quelqu'un qui est unique et seul par essence - c'est justement ce qui lui fait sentir qu'il est seul. C'est ce qui lui apparaît quand il est véritablement seul (même étant matériellement avec d'autres) 210• » On voit que cette solitude Yéritable se concilie aisément avec une sociabilité apparente, puisqu'elle sait se conserver in�acte au milieu du beau monde. Valéry parlerà de solitude « porta• tive » ou « seconde », laquelle « n'a pas besoin du désert 2ll ». Il en viendra à répartir l'humanité en deux catégories, ne laissant guère de doute de quel côté il se range lui-même : « Il y a deux sortes d'hommes, ceux qui se sentent hommes et ont besoin d'hommes et ceux qui se sentent seuls, et non hommes. Car qui est vraiment seul n'est pas homme 212• » Ces mots acquièrent un sens particulier lorsqu'on se rappelle qu'André Gide, son ami le plus attentif, qualifiait Valéry d' « incapable de vraie sympathie 213 », - lorsqu'on songe à tel passage des Cahiers - « Autrui fut mon poison. Sa vigueur m'a torturé, diminué. Sa faiblesse torturé, dis­ persé 214 » - ou à tel vers mémorable : Je suis seul. Je suis moi. Je suis vrai... Je vous hais 116•

:- Le sentiment de solidarité ou d'appartenance, l'accepta­ tion du Toi en tant que Moi virtuel, ou, si l'on veut, la dimen­ sion de l'Autre semble absente de cette pensée, de cette poésie, et ce n'est peut-être pas là le moindre de ses attraits. Au­ delà de l' « humain », elle se maintient dans sa pureté sans espoir, dans sa splendide tristesse. Seules, les ombres sont admises dans l'intimité du poète : le promeneur du Cimetière marin dit « mes tombeaux », « mes absents », et le seul endroit de La Jeune Parque où le pronom nous apparaisse, est celui-ci : J'ai pitié de nous toUJ1, ô tourbillons de poudre ne /

N'est-il pas significatif que la solitude de l'esprit ne le cède qu'à cette solitude ultime, que son absence ne se fonde que dans la grande absence des morts?

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Il serait vain d'aligner ainsi antithèses et contre-antithèses, si de ce jeu d'aspects contradictoires ne devait enfin se dégager aucune autre conclusion que celle-ci, savamment négative « Il faùt craindre toujours de définir quelqu'un 217• » Mais si c'était précisément la contradiction qui « définit » les deux auteurs ici envisagés? Il se peut alors que les opposi­ tions extérieures qu'on a vu s'accuser, procèdent de quelque opposition intrinsèque. Peut-être Nietzsche et Valéry eussent• ils agréé une telle interprétation, car voici leur propre avis : « Il faut être riche en oppositions : ce n'est qu'à ce prix qu'on est fécond 218 » ; ou : « L'homme le plus sage serait le plus riche en contradictions 219• » Ainsi l'un ; et l'autre : « Je suis le lieu géométrique de toutes les contradictions 220 » ; et : î Voilà Dionysos et Apollon portés à leur plus haute puissance de généralité. Ne dirait-on pas qu'ils perdent en relief et en netteté de contour ce qu'ils gagnent en portée métaphysique? Quoi qu'il en soit, leur contraste fondamental est loin d'avoir épuisé toutes ses ressources de variation, et on le verra encore apparaître sous bien des aspects nouveaux. On quitte donc provisoirement le domaine de la pensée spéculative, pour s'engager dans celui de l'histoire. Ce dernier, à vrai dire, n'est guère moins vague que l'autre, car on y descend jusqu'aux époques les plus reculées. Les profondeurs de la transcendance n'ont d'égales que les profondeurs du passé :

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est-il si étonnant que les figures qui se dégagent des unes soient celles-là mêmes qu'on croit distinguer au fond des autres? Dionysos est d'origine barbare. Dieu venu du fond de l'Asie, il a gardé l'âme de ce sombre continent. Une tendance à l'énorme, au tumulte, à la fureur, l'habite, quelque rappel immanent du Chaos. Il règne sur les âmes en despote oriental : ses suivants doivent sacrifier leur existence individuelle, se replonger dans la vie collective de la nature. Revêtant la forme d'êtres mons­ trueux, se croyant transformés en vertu d'un sortilège divin, en proie à de lascives convulsions, ils mènent une danse scandée de clameurs, de vociférations, de glapissements orgiaques. Les vagues de cette étrange frénésie se répandent à travers les étendues de l'Orient et déferlent jusque sur les rivages de la Grèce. Mais à leur rencontre se dresse un puiss�nt obstacle : c'est l'ordre et la mesure institués par Apollon. Dieu du prin­ cipe de l'individuation, il est en même temps protecteur de la Cité, qui seule, par un règlement exact et stable de la vie, peut assurer des conditions propices à l'épanouissement de l'invididu. C'est lui qui préside au commerce des hommes et lui confère la dignité et la délicatesse, c'est lui qui enseigne aux mortels la pratique des arts grâce auxquels leur vie fugitive · s'assemble et se perpétue en œuvres dont la durée dépasse la leur. Les deux préceptes de cette divinité lumineuse expri:r_nent une double exigence : esthétique et éthique. Ils sont : 11 Evite l'excès. » 11 Connais-toi toi-même 17 • » Si l'issue de ce conflit où s'affrontent les forces antagonistes de l'ordre et du désordre est à jamais incertaine, le parti que devra y prendre le philosophe ne paraît guère douteux. Or, sur ce point, l'auteur de la Naissance de la Tragédie réserve au lecteur non prévenu une certaine surprise. On ne le voit point épouser spontanément la cause d'Apollon ; on constate même chez lui une prédilection toute marquée pour le redoutable dieu de l'excès. Et ceci non seulement en raison d'une préfé­ rence affective, mais aussi - chose curieuse - au nom de la çérité. N'oppose-t-il pas, en parlant du satyre, être qui repré­ sente 11 la nature que nulle connaissance n'a encore travaillée, et qui reste indemne de toute atteinte de la civilisation 18 », n'oppose-t-il pas la vérité de la nature au mensonge de la civi­ lisation? 11 Le contraste entre cette vérité propre à la nature et le mensonge de la vie civilisée qui se donne pour unique réalité, est comparable à celui qui existe entre l'essence éternelle des choses, la chose en soi, et l'ensemble du monde phénoménal 19 • » Nature et civilisation : antithèse riche de réminiscences et de pressentiments, féconde en variations paradoxales. Nietzsche en sera hanté toute sa vie, Mais à l'époque de la Naissance de

Dionysos, Apollon, Socrate la Tragédie, il ne conçoit pas encore cette opposition comme irréductible, il voit une possibilité de concilier les deux éléments contraires; mieux, il voit la conciliation accomplie à une époque précise de l'histoire : c'est en quoi réside pour lui la valeur exemplaire de la civilisation grecque. Seuls les Hellènes ont $U accorder Apollon et Dionysos. Le dieu fauve venu de l'Asie s'est assagi au contact de son rival, il s'est plié aux limitations et contraintes que le dieu « splen­ dide» imposait à ses fidèles. Ses fêtes printanières ne furent plus, désormais, l'occasion d'échapper un moment au joug de la vie policée, de faire pour ainsi dire l'école buissonnière, en se livrant sans retenue à ses instincts animaux : elles se transfor­ mèrent en cérémonies régies par un strict rituel et où le retour aux forces primitives de la nature se célébrait non pas .en fait, mais sous forme symbolique, c'est-à-dire sous forme apollinienne. Ainsi, Dionysos et Apollon se trouvent réconciliés, unis dans un même acte religieux. C'est de cette merveilleuse alliance que naît la tragédie. En elle, les principes antagonistes de la nature et de la civilisation, de l'instinct chaotique et de la règle, de l'ivresse sacrée et du jeu, se compensent et s'élèvent réci­ proquement à un degré supérieur. Alliance merveilleuse, mais alliance infiniment précaire, menacée sans cesse par les forces mêmes qui la composent. La Naissance de la Tragédie de l'esprit de la Musique ne relate pas seulement la naissance de la tragédie, mais aussi sa mort. Son sous-titre pourrait être : la mort de la Tragédie par l'esprit de la dialectique. Car voici surgir un personnage nouveau, fi gure sinistre et grotesque,« aux yeux d'écrevisse, aux lèvres bouffies, au ventre pendant 20», à la parole trop prompte. Aussitôt, la scène change, l'éclairage magique de la tragédie s'éteint, le charme se rompt, les destins se taisent. Qui est cet homme qui ne craint pas de flétrir la fleur de la civilisation grecque, éclose sous les doubles auspices d'Apollon et de Dionysos? Quel est ce mortel qui ose troubler l'accord des dieux? - C'est Socrate, fils de Sophro­ nisque, Athénien. Ce citoyen ne fait pas la joie de sa patrie. Il promène son ironique ignorance à travers la ville et passe son temps à prouver aux gens qu'ils sont encore plus ignorants q�e lui, ne sachant pas qu'ils ne savent rien, tandis que lui, Socrate, est savamment ignorant. D'où lui vient cette assurance avec laquelle il s'oppose, lui tout seul, lui roturier, lui qui n'a jamais rien fait, à tout ce qu'ont accompli les autres, à l'héritage d'un auguste passé, à la civilisation des Hellènes tout entière? C'est qu'il a découvert une puissance redoutable : celle de la

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réflexion qui rebondit en quelque sorte sur elle-même, du rai­ sonnement par défaut, de la pensée qui sait se rendre un vide, une attente, et dont la ruse suprême consiste à faire de son incertitude même sa lumière. Ce génie dubitatif sait projeter son interrogation sur n'importe quel sujet : et aussitôt, on le voit apparaître sous un jour imprévu, fort de toute la fasci­ nation de la vérité à l'état naissant. Atteindre la connaissance en passant par l'extrême de l'ignorance : telle est la méthode socratique. Et son but? Savoir le vrai pour faire le bien et vivre heureux. Mais, dira-t-on, n'est-ce pas là une tendance éminemment apollinienne? Socrate fait-il autre chose qu'obéir à l'injonction divine : « Connais-toi toi-même »? Au reste, n'a-t-il pas fait l'objet d'une déclaration assez · spectaculaire de l'oracle de Delphes, n'a�t-il pas été désigné formellement comme le plus sage des humains par la bouche même des dieux? Quel est donc le rapport entre les deux grands principes apollinien et dionysien d'un côté, et l'esprit socratique de l'autre, et comment, surtout, se peut-il que cet homme, « le premier homme laid parrfii les grands hommes de la Grèce 21 » eftt raison des forces transcendantes qui avaient produit la beauté? A ces questions, il faut bien l'avouer, la Naissance de la Tragédie n'apporte pas de réponse. Il semble y avoir à leur sujet dans l'esprit de Nietzsche quelque hésitation qui lui interdit de trop creuser le terrain, sous peine de renverser l'édifice de pensée déjà en place. Ce · qui est certain, c'est que, dès l'apparition de Socrate dans son livre, les données initiales s'effacent dans une large mesure, ou tendent à se résoudre en une formule nouvelle. « Telle est la nouvelle antinomie : l'ins­ tinct dionysien et l'esprit socratique ; l'œuvre d'art qu'est la tragédie grecque en a péri 22• » Socrate, tout en étant aux antipodes de Dionysos, ne $e range pas pour autant du côté d'Apollon. Le dieu de la clarté est aussi protecteur du beau, et la beauté vit de l'illusion, est illusion dans son essence même, elle a -1' apparence pour essence, si l'on peut dire. Jouant sur la face changeante du monde, n'apparaissant qu'à fleur de peau, elle n'est, en fin de compte, qu'un trompe-l'œil divin, un adorable mensonge. Socrate, lui, n'y est guère sensible. Son âme répugne aux mensonges, si adorables soient-ils. Il ne désire et ne cherche que le vrai, à tout prix. Mais le prix du vrai est élevé : il faut lui sacrifier tout ce que la vie a de souriant et d'ensoleillé - et peut-être bien plus encore - peut-être jusqu'à la vie elle-même. L'homme théorique sèvre toute chose de cette mystérieuse vertu native qui enchante ou effraie : il la réduit à son aride

Dionysos, Apollon, Socrate substance intelligible; il dessèche le monde à l'entour, ·et transporte avec lui un éternel désert. Tous les prestiges de l'art se déploient en vain devant un tel spectateur, tous les charmes les plus purs du jeu apollinien sont perdus pour lui, et la tragédie, cette merveille où se rejoignent le beau et le sublime, périt sous le regard de « l'œil cyclopéen de Socrate, cet œil dans lequel l'art n'a jamais allumé l'éclat enthousiaste d'une gracie,use folie 13 ». Ce ne sont pas seulement les effets de l'illusion qui périssent sous ce regard inexorable : c'est aussi, et surtout, l'émotion même, le grand émoi dionysien qui traverse la tragédie. Car l'homme théorique projette une lumière mortelle sur ses instincts et ses sentiments, il réussit à en prendre ses distances, à se mettre comme en marge de lui-même. La conscience, chez lui, prétend à la souveraineté. Négligeant ses attaches dans l'espace et le temps, oubliant la particularité inéluctable de sa condition, elle se veut universelle, se décrète absolue. Tributaire de l':tl:tre, elle s'érige en son juge. Le premier fruit de cet esprit rebelle, fruit sec et 'amer à la vérité, c'est l'art de la morale. Il consiste à opposer à un instinct un autre instinct, de telle sorte que ce soit toujours, la raison aidant, le « bon » instinct qui l'emporte. Pourquoi le u bon »? Parce que c'est celui-là qui, tout compte fait, rend davantage heureux, et que tous les êtres aspirent naturelle­ ment au bonheur. La vertu n'est désormais autre chose que l'application constante et judicieuse de cet arbitrage entre les instincts. La voici donc mise à la portée de tout le monde : car elle peut être apprise; il suffit, pour l'acquérir, de mettre au clair ses idées, et d'exercer son esprit selon certaines règles simples. Quelle aberration l Quelle extrême, èt· néfaste erreur l Est-il possible que ce soit un Grec qui pense ainsi, un contemporain de Périclès, de Sophocle? Prétendre que le savoir mène au bonheur, alors que les témoignages de tous les siècles nous assu­ rent du contraire? Soutenir que l'existence peut être non seule­ ment connue, mais encore corrigée par la connaissance, alors qu'en vérité la contradiction et la douleur sont au cœur même de l'Être; et que le plus clair de la sagesse dionysienne sont ses larmes? De telles opinions, cela est évident, ne peuvent être que le résultat d'une inexplicable et profonde altération, d'une funeste dégénérescence. Et cependant --- chose infiniment grave - tout notre esprit scientifique dérive de ce fatal optimisme, toute notre civilisa­ tion en est imprégnée. De quelque côté qu'on se tourne, l'on croit apercevoir le nez camus et l'affreux ricanement de l'homme

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théorique, ce ricanement ·qui s'efforce avec si peu de bonheur

d'imiter la « sérénité grecque ». Ah ! cette « sérénité » où se complurent trop longtemps les épigones chétifs - qu'ils conçu­ rent, pour tout dire, à leur propre image ! Tels modernes, tels Anciens. Notre antiquité est fausse, parce que notre modernité est morne et médiocre. Nous conti­ nuons à cheminer dans les ornières d'une civilisation décrépite, alexandrine. Irrémédiablement infectés par l'esprit théorique, nous prétendons tout réduire à un objet de connaissance, nous nous adonnons aux chimériques visions de progrès et de bonheur universel. En attendant, notre vie est déserte et vaine, nous ne nous entourons que de simulacres : simulacre de vie natio­ nale, simulacre de vie religieuse, simulacre d'amour, simulacre d'art, simulacre de culture. Nous n'avons pas su produire une civilisation originale, et cependant nous raffolons de tout ce qui est « original », nous voulons jouir des fruits de toutes les civilisations passées ou lointaines. Barbares que nous sommes, nous n'hésitons pas à nous parer de plumages d'emprunt. Mais au milieu de la mascarade de tous les styles, de tous les modes d'être et de penser que nous adoptons à l'envi sans nous aviser qu'ils s'excluent réciproquement, nous sentons notre vide, notre ennui, notre misère. Où gît le mal? Comment y remédier? C'est l'optimisme de l'esprit socratique qui nous a conduits au bord de la ruine : c'est le pessimisme dionysien qui nous sauvera. Si la science a rabougri nos âmes en leur soustrayant leurs ressources les plus précieuses, le libre jeu de l'imagination ainsi que l'émoi profond de la vie instinctive ; si elle nous a privés de ce que nous avons de plus nôtre, en déviant toutes nos énergies vers cette seule faculté logique impersonnelle qui tend à un nivellement de plus en plus total: il faut enfin que l'âme prenne sa revanche, il faut que Prométhée brise ses chaînes et se relève pour conduir� l'humanité vers de nouveaux sommets. Déjà, au milieu du marasme moderne, nous pouvons reconnaître les signes avant­ coureurs de cet événement : « Mais comme se métamorphose tout à coup ce sombre désert de notre civilisation alanguie, dès que l'enchantement dionysien l'a touchée ! Un ouragan s'empare de toutes ces choses décrépites, vermoulues, brisées, étiolées, les enveloppe dans un tourbillon de pousssière rouge et les emporte comme un vautour dans les airs. Nos regards déconcertés cherchent en vain ce qui vient de disparaître : car le spectacle qu'ils aperçoivent semble être remonté d'un gouffre à la lumière d'or, tant il rit de verte fraîcheur, tant il déborde de vie, tant il inspire une nostalgie illimitée. Au milieu de cette profusion de vie, de douleur et de joie, la tragédie_est assise,

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ravie par un charme sublime, elle écoute un chant lointain et mélancolique qui parle des Mères de l':f;;tre, dont les noms sont: Illusion, Volonté, Souffrance 11• » On voit réapparaître ici Dionysos et Apollon, après les avoir perdus de vue pendant le long réquisitoire contre l'esprit du socratisme et la pseudo-civilisation moderne. Mais à quoi se prêtent-ils à présent, ces dieux antagonistes? Ils assument le patronage de l'opéra wagnérien. A ce point, il est difficile de réprimer quelque pénible étonnement. Comment comprendre cette évolution divine? Après la tragédie, ce spectacle hybride où une âme mi-blasée mi-primitive, au milieu d'un monde mythologique tout controuvé, se livre à des pâmoisons volup­ tueuses et de bruyants élans? Après le pathos, l'hystérie? Après la couronne de laurier, le haut-de-forme? Après Athènes, Bayreuth? N'oublions pas cependant que le Dionysos et l'Apollon de la Naissance de la Tragédie ont leur .origine dans la philosophie de Schopenhauer autant que dans la mythologie grecque : il n'est pas si étonnant, après tout, qu'ils retournent à ce x1xe siè­ cle dont pour une bonne part ils sont issus. Il est une circonstance plus importante encore, importante pour l'élaboration de la Naissance de la Tragédie, mais aussi pour la démarche de la pensée nietzschéenne en général. La genèse de ce premier livre en révèle un des principes. On ne sait déterminer avec précision à quel moment le jeune penseur conçut entre le drame grec et le drame musical de Wagner un parallélisme tel qu'il décida de les joindre dans une même interprétation du phénomène tragique. Ce qui paraît certain, cependant, c'est que dans une première version qu'il rédigea, après bien des esquisses antérieures, pendant l'hiver de 1 870-7 1 , la grande perspective finale sur l a renaissance de la tragédie dans et par l'art wagnérien ne se trouvait pas encore, quoique des considérations concernant la musique y tinssent une large part. Mais dès l'avril 1871, dans une lettre à l'éditeur Engel­ mann où Nietzsche lui offre son ouvrage - ce n'est pas encore la version définitive : son titre est alors Musique et Tragédie il définit comme son objectif véritable « de mettre en lumière les rapports entre Richard Wagner, l'étrange énigme de notre époque contemporaine, et la tragédie grecque 26 ». Il n'est guère douteux que ce fut précisément grâce à ce rapport avec les « étranges énigmes » du présent que ce livre sur le passé grec a vu le jour, alors que bien d'autres p'rojets littéraires du même ordre, dont l'admirable étude sur les philosophes présocratiques, ne sont jamais sortis de l'état fragmentaire et n'ont pas quitté le tiroir à manuscrits.

Nietuche et Valéry L'écriture, pour Nietzsche, est un moyen d'action. S'il s'interroge sur les conditions et le génie d'une civilisation révolue, c'est en vue d'une civilisation à créer. Comprendre ce qui fut pour construire ce qui doit être : telle est la tâche à laquelle il s'appliquera toute sa vie. Les deux grandes figures divines qui dominent l'horizon de sa première pensée sont une puissante expression de cette double tendance. Dans son esprit, Dionysos et Apollon, se détachant des ombres du passé, com­ mandent l'avenir.

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Il n'a pas semblé inutile de résumer ainsi les principaux points de la Naissance de la tragédie, non seulement parce qu'elle contient déjà en germe tous les éléments de la pensée ultérieure de Nietzsche, mais aussi à cause des procédés qu'il y met en œuvre et qui resteront caractéristiques de sa manière de philosopher. Dans ce premier livre, Nietzsche a déjà trouvé les antino­ mies appelées à régir son univers spirituel et qui détermineront, sinon toutes ses idées ultérieures, du moins les perspectives où celles-ci auront à évoluer. Ici, elles sont encore indivises, elles s'entre-pénètrent et s'entre-complètent étroitement. Par la suite, on les verra se dissocier, se développer isolément, chacune selon son mode et sa tonalité propre, pour se fondre à nouveau, sur le tard, en complexes indissolubles. Ces anti­ nomies fondamentales sont : profondeur dionysienne '-- appa­ rence apollinienne ; pessimisme tragique - optimisme socra­ tique ; illusion (art) - vérité (science) ; action créatrice -'­ connaissance stérilisante ; nature - civilisation. Pour peu qu'on ait le souci de simplifier, de ramener à une expression unique ce qui se déploie dans la multiplicité, on reconnaîtra sous ces aspects variés et parfois contradictoires une seule et même polarité essentielle, qu'on pourra ramener à la forme suivante : Vie - Esprit. Complexe et polyvalente tout autant que son fond, la manière dont s'affirme la pensée du jeune Nietzsche marque une innova­ tion importante dans l'art de philosopher. Elle ne procède pas par abstractions et déductions ; elle suit comme une autre pente de généralisation, difficilement définissable et qui aboutit non pas à des concepts, mais à des mythes, non pas à des idées « claires et distinctes », mais à des figures qui se profilent

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dans le clair-obscur de l'imagination, changeant au gré du contexte intérieur, s'accommodant aux différents milieux mentaux, s'enrichissant par une sorte de mémoire qui leur ajoute des nuances et des valeurs diverses. L'homme diony­ sien, l'homme apollinien, l'homme socratique constituent toute une typologie aux aspects très variés. Nietzsche, dans son premier ouvrage, a fait œuvre de poète autant que de philosophe, de psychologue, de sociologue, d'historien, d'édu­ cateur. Cette typologie est présentée avec trop de chaleureux entrain, avec une distribution de sympathie trop visible, pour qu'on échappe à la tentation d'identifier l'auteur lui­ même avec l'un des types qu'il décrit. Comment ne pas recon­ naître dans le jeune helléniste une de ces âmes nature_llement dionysiennes qui, « liées à la musique par une sorte d'affinité immédiate, trouvent en elle comme le sein maternel, et qui ne tiennent presque aux choses que par d'inconscientès rela­ tions musicales 26 »? L'importance de la musique pour l'économie intellectuelle de Nietzsche, pour l'orientation de sa pensée et de son désir, est si grande que chacune de ses, périodes et chacune de ses révolutions paraît définie par la musique qu'alors il révère ou réprouve. Jamais son esprit ne s'allume avec autant de promp­ titude que lorsqu'il s'agit de problèmes musicaux ; soit pour exalter, soit pour condamner, on sent que son être tout entier s'engage dans le débat, comme s'il y allait de son suprême hien, ­ disons même : comme s'il y allait de son salut. Ce n'est sans doute pas fortuitement que ce terme religieux se présente pour qualifier les rapports de Nietzsche avec la musique : ceux-ci assument naturellement des aspects qui ne trouvent leur équivalent que dans la sphère du sacré. Aussi, l'interpréta­ tion métaphysique de la musique proposée par Schopenhauer et qui dans l'œuvre de celui-ci fait l'effet d'une ingénieuse idée, bien venue pour illustrer des abstractio.ns exorbitantes, éveille-t-elle chez le jeune philosophe-musicien un écho inté­ rieur autrement profond, lui inspire-t-elle toute une conception mystique du monde comme « rédemption de Dieu consommée à chaque instant 27 », où la musique apparaît comme le lan­ gage natal de cette souffrance du divin qui gît au fond -des choses. Plus près qu'un autre de cette souffrance foncière, Nietzsche aspirait aussi avec plus de ferveur à ce salut promis dans l'univers des harmonies insondables et des pures cor­ respondances. > dont lui, le premier philosophe tragique, se dit « le dernier disciple et initié 39 ». Sur la fin, dans Ecce Homo, il ira jusqu'à assimiler le dieu à Zarathoustra, son « fils » et son image 40• Et lorsque enfin l'heure fatale aura délié son esprit de toute entrave, l'identification sera - complète : quelques-uns des derniers billets de sa main sont signés Dionysos.

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Le contraste primitif entre Dionysos et Apollon est donc désormais dépassé. Le Dionysos final, incarnation de la coinci­ dentia oppositorum ne s'oppose plus à son antagoniste de jadis : bien mieux, il l'a en quelque manière annexé, il représente les deux divinités dans leur alliance indissoluble et qui surpasse la raison. S'il arrive encore à Nietzsche de les caractériser par antithèse, ce n'est qu'en les considérant comme expressions complémentaires d'une seule et même réalité, en interprétant les principes désignés par leurs noms comme aspects divers d'un phénomène unique. Il les comprend alors tous deux · comme formes de l'ivresse '1• Ce serait une erreur de dire pour autant que Dionysos finit par offusquer Apollon dans la pensée du philosophe, et d'en conclure qu'il faut dénier à celui-ci toute affini�é essentielle avec le monde apollinien de la clarté et de l'harmonie. On a beau alléguer, à ce sujet, que Nietzsche n'a pas été un homme de la vue. On peut invoquer son indifférence bien connue envers les arts plastiques, qui tranche si remarquablement avec son intérêt intime, toujours en éveil, pour tout ce qui touche la musique. On peut rappeler à cet égard ce qu'il disait de lui-même : « . Les représentations d'images 'historiques', l'homme dans son mouvement me reste à jamais étranger. Je suis très peu sensible au plastique u. » On peut s'étonner de voir cet humaniste s'arrêter un jour sur le seuil du pays de Virgile et de Dante, et faire demi-tour « saisi par une répu­ gnance subite et invincible pour l' Italie (notamment les tableaux !) 43 », ou bien, à une autre occasion, déclarer avec insistance à une amie et co-idéaliste que s'il avait fait le voyage de Florence, c'eftt été uniquement pour la voir, « et non pour l'amour de je ne sais quelles peintures " ! » Tout cela est bien vrai ; tout cela reste assez extérieur au débat. Car entre l'élément dionysien et l'élément apollinien, n'existe-t-il pas dès l'abord et nécessairement une stricte réciprocité, telle que l'avait illustrée la Naissance de la Tragédie par l'image de l'œil ébloui qui « se guérit » par de lumineuses visions? Ainsi sans doute le regard du philosophe tragique, blessé par des vues que nul encore n'a su soutenir, avait-il besoin d'un antidote de sérénité et d'heureuse lumière qui étalât devant lui le monde dans sa plénitude dorée. Certes, ce n'est plus, dans ses dernières années, sous le signe d' Apol­ lon qu'il conçoit ce monde : d'autres noms, d'autres figures mi-réelles mi-fictives semblent avoir pris la relève du dieu de Delphes et assumé son héritage de clarté. Il y a le poète des poètes, Homère, « glorificateur involontaire de la vie, la nature d'or " ,., son bonheur sans égal, si plein, si pur, si près des

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larmes, - son bonheur qui est u la coquille la plus précieuse que les vagues de l'ttre aient encore j etée sur le rivage 48 ». Il y a Épicure, « l'inventeur d'une manière de philosopher à la fois héroïque et idyllique '7 », lui qui connut u la félicité d'un regard devant lequel la mer de l'existence s'est apaisée et qui désormais ne se lasse pas · de considérer sa surface, cette peau de mer multicolore, tendre, frissonnante " ». Il y a Claude le Lorrain, l'un des très rares esprits parmi les modernes qui aient compris et renouvelé une vision de la nature et de l'homme chère aux Anciens et que Nietzsche appelle idylle héroîque : « Avant-hier au soir, note-t-il une fois, j'étais tout plongé dans le délice que connut Claude Lorrain, et je ne pus enfin me retenir de pleurer longuement, à gros sanglots. Dire qu'il me fut donné de vivre encore ceci! [...] L'idylle héroïque est maintenant la découverte de mon âme : et tout l'art bucolique des Anciens s'est dévoilé devant moi et m'est devenu trans­ parent 49• » Le dernier automne avant le grand hiver de sa pensée, automne favori entre tous et qu'il bénit avec tant d'émotion, le philosophe ne trouve pas de meilleur terme qui en fasse deviner la profusion .et la limpidité, qu'un rappel au peintre français : « Je n'ai point encore vécu un automne pareil, ni n'ai jamais pensé que rien de tel fût possible sur terre, un Claude Lorrain transposé à l'infini, chaque jour d'une même irrésistible perfection 60• » C'est à la lumière de tels passages qu'on comprend toute l'importance qu'a pu prendre pour Nietzsche la notion du médite"anéen. On sait avec quelle reconnaissance il a exalté les vertus du ciel méridional, sa délicate clarté, sa clémente constance, son action salubre sur l'esprit et le corps. « J'aime le Midi, dit-il, comme une grande école d'assainissement de ce qu'il y a de plus élevé dans l'esprit et les sens, comme une envahissante abondance de soleil, une puissance de trans­ figuration solaire répandue sur une existence souveraine et qui croit en elle-même 61• » Nul doute que ce ne soit là un idéal que se propose la volonté de puissance parvenue au degré suprême de clairvoyance et d'ambition. Ce qui lui reste de vague, d'opaque, de troublant et de trouble, elle veut encore le maîtriser et l'intégrer dans un ordre qui obéisse tout entier à son lucide désir. Que devient alors cet art de l'ineffable, des demi-teintes et des frissons nocturnes, des réminiscences par-delà le souvenir et des rêves sans sommeil ni dormeur, - que devient la musi• que? Nietzsche répète à plusieurs reprises : Il faut médiîerraniser la musique 51• Cette formule si simple résume toute une tendance et toute une expérience où se rejoignent un désir spontané et une volonté de sacrifice. On ne saurait trop la méditer.

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Parmi tous les symboles dans lesquels s'est métamorphosée l'ancienne idée de l'apollinien et où se perpétue son appel profond pour l'imagination, il en est un auquel Nietzsche se réfère avec une prédilection particulière, qu'il reprend et varie maintes fois, toujours d'une manière très discrète et comme à demi voilée : c'est le symbole de l'alcyonien. Le calme de la mer, le grand repos scintillant des choses éternelles, « l'apaise­ ment alcyonien qui se suffit à lui-même, l'air doré et froid qu'ont toutes les choses accomplies 63 » : c'·est là une image favorite où sa pensée se réfugie volontiers, et qui lui inspire encore sur le tard ces vers, peut-être les plus beaux qu'il ait écrits : Heilukeil, güldene, komm I du des Todes heimlichater, süa8uter Vorgenuss I Rings nur Welle und Spiel. Was je schwer war, sank in blaue Vergusenheit müssig steht nun mein Kahn. Sturm und Fahrt - wie 11erlernt er das I Wunsch und Hoffen ertrank, glatt liegt Seele und Meer "·

Et Socrate? Socrate lui-même n'est d'abord qu'une variante symbolique relevant du principe apollinien. Bien sûr, la Naissance de la Tragédie ne fait pas immédiatement apercevoir ce rapport, surtout quand on l'aborde dans l'esprit de la Préface de 1 886. Mais à considérer l'ensemble des notes et fragments qui ont précédé ou accompagné sa rédaction définitive, on voit s'en dégager une figure du sage athénien éclairée d'un jour sympa• thique et qui révèle, sous la laideur de son extérieur, son appar­ tenance à la sphère du beau. « En Socrate, lit-on par exemple, seulement -une des composantes du génie grec, cette clarté apollinienne, s'est incarnée sans aucune adjonction étrangère tel un rayon de lumière pur et diaphane, il apparaît comme précurseur et héraut de la science qui, elle aussi, devait naître en Grèce 55• » Du reste, dans la Naissance de la Tragédie elle-même, l'atti­ tude de l'auteur envers Socrate est loin de ne présenter aucune ambiguïté. La condamnation de l'homme théorique n'y est nullement aussi péremptoire que voudrait le croire, et le faire croire, l'e essai d'auto-critique » de Nietzsche transmutateur des valeurs, s'efforçant d'appliquer à son œuvre de jeunesse

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ce qu'on a appelé les effets rétroactifs du 11rai. Bien au contraire, on constate chez le jeune savant d'alors des traits fortement accusés ·d'homme théorique. Quelle est, à son avis, « l'une des plus puissantes séductions qui persuadent à l'ttre 56 »? C'est l'instinct du connaître, l'inépuisable désir d'en savoir plus et mieux, qui anime le chercheur. cc Celui qui a éprouvé lui­ même la volupté de la connaissance socratique et qui sent comment celle-ci, en ses cercles toujours plus vastes, veut englober le monde des phénomènes · tout entier, celui-là ne connaîtra pas dès lors d'aiguillon qui l'inciterait plus véhémen­ tement à vivre que la soif d'achever cette conquête et de resserrer jusqu'à les rendre impénétrables les mailles du réseau 67• » Quelle que soit la différence, l'opposition même, entre l'homme de la création et l'homme du savoir, ils concor­ dent, voire coïncident, dans l'adhésion absolue à tout ce qui est : « A l'égal de l'artiste, l'homme théorique lui aussi se sent indéfiniment comblé par le réel tel qu'il l'entoure; et c'est ce qui le préserve des conséquences morales du pessi­ misme et de son œil de lynx qui ne brille que dans les ténè­ bres 68• » Nietzsche n'a pas besoin d'épouser artificiellement et, pour ainsi dire, expérimentalement, le point de vue de l'homme théorique : il lui appartient de par une identité profonde. Cette identité s'affirme de bien d'autres manières. On sait que l'auteur de la Naissance de la Tragédie, adaptant fort ingénieusement les théories d� son maître Schopenhauer à ses propres vues, considérait l'Etat grec comme un organisme oollectif créé par la « volonté » de ce peuple - et, à travers celle-ci, par la cc volonté » universelle même - en vue de pro­ duire le génie : seule et suprême fin où tendent, selon lui, les efforts confus de la nature. Or, à un moment donné, on voit Socrate en personne assumer cette fonction qu'on eût crue dévolue aux forces transcendantes : on le voit se faire « l'ini­ tiateur d'une forme nouvelle de la « sérénité grecque » et de .la félicité d'être qui trouve le plus souvent l'occasion d'agir dans l'influence maïeutique et éducatrice exercée sur de jeunes et nobles esprits, avec le but final de produire le génie 69 ». Éducateur qui, par une savante maïeutique sociale, s'efforce de préparer et promouvoir l'avènement du génie : c'est bien le rôle que Nietzsche, de plus en plus explicitement, s'assigne à lui-même. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de cette mémorable confession qui se trouve parmi ses papiers contemporains de la Naissance de la Tragédie : « Socrate, il faut bien que j'en fasse l'aveu, Socrate est si près de moi que presque toujours

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je lutte contre lui 80• » L'œuvr� de Nietzsche portera bien des témoignages de cette intime inimitié. A vrai dire, on distingue dans cette œuvre toute une période pendant laquelle la lutte semble suspendue. L'auteur d'Humain, trop humain, Aurore, Le Gai Sa11oir, se place résolument sous l'égide du grand Athénien, qu'il révère alors comme son maître et modèle. Quels hommages ne rend-il pas à ce « sage-médiateur, le plus simple et le plus impérissable de tous », dont il exalte " la manière enjouée d'être sérieux et cette sagesse pleine d'espiègleries qui est le plus bel état d'âme auquel l'homme puisse parvenir 81 ». Avec quelle ferveur n'assume-t-il pas la vocation de la connaissance, avec quelle gratitude n'en salue­ t-il pas les j oies ! « Penses-tu qu'une telle vie vouée à une telle tâche soit trop pénible, trop dépourvue de to�te aménité? Alors, tu n'as pas encore appris qu'il n'est pas de miel plus doux que celui de la connaissance et que les lourdes nuées de la mélancolie devront encore te servir de mamelle où tu puiseras le lait délectable et désaltérant 82• » Avec quelle force de conviction s'écrie-t-il : « Vers la lumière - ton ultime élan ; une jubilation de la connaissance - le dernier son de ta voix 63• » Seule une connaissance très superficielle de l'œuvre de Nietzsche autoriserait à enfermer ce courant socratique de sa pensée dans sa période dite « moyenne ». Il suffit de confron­ ter, par exemple, les innombrables ébauches, variantes et fragments restés inédits de son vivant, avec ses ouvrages tels qu'il les a publiés, pour se convaincre combien le besoin de netteté et de consistance lui était essentiel, combien son esprit était soucieux et capable de rigueur, hostile à toutes les opacités de pensée et d'expression. Ce n'est pas à l'époque d'Humain, trop humain qu'il savoure pour la première fois le « miel de la connaissance ", et que son âme exulte, enivrée du vin de la vérité. La vérité - voilà le mot. Le problème de Socrate n'est autre que le problème de la vérité. C'est aussi le problème de Nietzsche. Le philosophe tragique s'enorgueillit d'avoir reconnu, le premier depuis qu'on philosophe sur terre, que la vérité peut être non pas un aliment, mais un dangereux toxique, et même un mortel poison. S'il publie cette découverte, dont il prévoit les funestes conséquences, c'est encore par un souci de vérité. Il ne fait que suivre en ceci le grand exemple de Socrate ; car « c'est le propre d'un caractère socratique que de proclamer la 11érité à tout prix M ». Nous savons combien ce prix devait paraître exorbitant à Nietzsche. N'est-ce pas lui qui envisageait la possibilité de sacrifier à la vérité l'humanité tout entière 85 ?

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Même au moment où il l'accable d'invectives et de déso­ bligeantes épithètes, Nietzsche reste donc foncièrement soli­ daire de Socrate. Certaines expressions de son premier livre au sujet de celui-ci reviennent presque textuellement dans ses derniers écrits, appliqués cette fois à lui-même. Si l'inventeur de la dialectique lui était apparu comme « la figure la plus ambiguë et la plus problématique de l'antiquité 66 », _:_ lui, le transmutateur des valeurs, se voit sous l'aspect d'un homme « obscur en soi 67 », le plus énigmatique de l'ère moderne ; s'il avait reconnu que dans et par le fondateur de la morale raison• née « l'auto-destruction du monde grec s'était accomplie ss », il sait qu'en lui et par lui, l'initiateur de l'immoralisme raisonné, s'achève la ruine d'une civilisation basée sur certaines valeurs religieuses et morales 611 ; s'il qualifie le maître de PlatQn de « unique tournant et tourbillon de l'histoire 70 », - lui, l'héritier et l'archi-ennemi de Platon veut être le marteau qui brise l'histoire du monde en deux tronçons 71• Et combien il sait approfondir l'ironie socratique, quels replis et réduits insoup­ çonnés il lui trouve ! Expert comme son grand devancier dans l'art périlleux d'opposer un instinct à un autre instinct pour les maîtriser tous 72, il sait combien est évasive cette instance qui « maîtrise 11 ; il sait combien peu assurées sont toutes les données immédiates de la conscience, combien elles toutes ont encore besoin de quelque daïmonion anonyme qui, les justifiant, n'en est pas justiciable. Il saisit cette vérité « d'une finesse inouïe : que la Yaleur de la Yie ne peut être éYaluée 73 », - lui qui évalue toutes les valeurs par rapport à cette « vie ». Il se rend compte qu'un philosophe et moraliste « se donne lui-même le change s'il croit pouvoir sortir de la décadence du seul fait qu'il lui fait la guerre 74 », - lui qui n'a cessé de mener cette guerre tambour battant. Aurait-il compris, au fond de lui­ même, que cette erreur fondamentale de Socrate n'était autre que la sienne propre? Est-ce peut-être dans cette connaissance à jamais inavouée que réside le secret de sa suprême ironie? Socrate, ayant reconnu son erreur et son mal, s'administra un remède infaillible : il but la ciguë. Nul événement de plus illustre, ni de mieux méconnu. Il ne faudrait pas s'abuser sur le sens de cette mort. Tout le procès trop fameux, le scandale, les fourbes justiciers, l'apologie, les derniers propos pieusement recueillis, transmis, immortalisés - un peu plus vrais que nature - : autant de prétextes destinés à déjouer les curiosités et · les sympathies, autant de pièces dans u:ri jeu mis en scène pour impressionner les badauds de la postérité. Ce qui s'est passé en fait, c'est tout autre chose. Ce. n'est pas Athènes qui offrit la mort à Socrate en échange de sa sagesse ; c'est Socrate

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lui-même. Ce ne fut pas là un meurtre juridique, mais un sacri­ fice expiatoire. Derrière le sage athénien, une· autre figure se profile : c'est celle du Crucifié. Lui aussi avait usé d'une manière détournée pour s'infliger le supplice ; lui aussi avait sacrifié sa vie après avoir condamné la vie 76• Justificateur de la vie calomniée, redresseur de torts millénaires, sauveur de la volonté de puis­ sance en péril, Nietzsche se dresse contre ces ombres illustres et les frappe d'un commun anathème. Dans la malédiction qu'il lance contre le christianisme avant· que son esprit ne s'abîme dans une nuit sans aube, Socrate et les siens sont compris, et il ne fait que reprendre et amplifier l'antithèse déjà contenue dans la Naissance de la Tragédie lorsqu'il pro­ nonce l'ultime opposition : Dionysos contre le C,:ucifi,é 78• Pour consommer enfin la coïncidence de ces opposés, il fallut que la raison renoncât à son empire. On sait que la même main égarée et fiévreuse qui, de Turin, annonçait au monde l'accession du philosophe à une existence nouvelle, et qui signait certains de ces messages du nom de Dionysos, en signait d'autres semblables : « le Crucifié ». Et qui dira si cette dernière auto-destruction, atroce, sublime et burlesque comme ses derniers gestes de penseur, n'était pas encore une tentative de s'identifier avec ceux qu'il avait. combattus pour les avoir sentis « trop près de lui •, si ce n'était pas là une manière détournée de s'infliger lui-même le martyre que lui refusèrent ses contemporains? Ne scrutons pas ces profondeurs qui n'appartiennent plus à la pensée. Qu'il suffise de se rappeler la corrélation que la Naissance de la Tragédie établissait déjà entre la recherche socratique et les ressources dionysiennes de l'existence, entre la science et l'art, la vérité et la vie. C'est un rapport de réci­ procité nécessaire. Car la connaissance poussée jusqu'au bout, poursuivie jusqu'à son dernier terme, ne peut qu'elle ne touche à son propre néant. La pensée s'y égare, la logique qui semblait un guide infaillible expire sur ce bord extrême où ses commen­ cements se perdent dans l'inconcevable : elle « s'enlace autour d'elle-même et finit par se mordre la queue ; c'est alors que perce la nouvelle forme de connaissance, la connaissance tra­ gique qui, pour être supportée, nécessite l'art comme protection et remède 77 ». C'est là un aboutissement inévitable, puisque l'esprit même de la science la conduit « toujours et toujours de nouveau à ses . limites où, par un brusque revirement, elle doit se transmuer en art : c'est celui-ci qui est l'objectif '1éritable de ce mécanisme 78 •· Nietzsche explique le fonctionnement de ce mécanisme en ces termes : « Le génie théorique suscite d'une

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double manière la libération des instincts esthétiques et mysti­ ques : d'abord par son existence même qui réclame, telle une couleur une autre couleur, l'existence de son immortel frère jumeau, selon une ·sorte d'allopathie de la nature ; d'un autre côté, par le revirement déjà indiqué qui fait la science se transmuer en l'art toutes les fois qu'ils atteignent leurs limites 79• » Ces couleurs complémentaires qui se commandent l'une l'autre, cette « allopathie de la nature », rappellent immédiate­ ment l'image qui avait servi à Nietzsche pour mettre .en lumière la réciprocité entre dionysien et apollinien : l'image de l'œil ébloui qui se guérit. de son trouble par d'apaisantes visions. Une autre fi gure illustrant le même rapport, selon une tradi­ tion qui ne manque pas de quelque secret humour, c'est_ celle de « Socrate qui fait de la musique 80 ». La Naissance de la Tragédie en parle longuement. Il n'est plus nécessaire de dire qui est représenté par ce personnage singulièrement contradictoire, cet esprit apolli­ nien à l'âme dionysienne, cet homme théorique artiste, ce Socrate musicien. Comment des éléments aussi incompatibles ont-ils pu se concilier au sein d'un seul et même être? Nous le com­ prendrions si, d'après l'expression de Nietzsche,« nous pouvions imaginer une dissonance incarnée : et l'homme est-il autre chose 81? »

III

Ce n'est pas sous l'aspect d'une « dissonance incarnée » qu'on se représente habituellement l'auteur de Charmes. Tout porte à penser que la dissonance n'appartient qu'à l'ordre du réel, qu'elle est étrangère à l'Esprit ; tout porte à croire que seul peut être discordant ce qui se heurte dans la sphère des faits et des choses - y compris les faits intérieurs et les choses du caractère � et qu'en revanche tout s'accorde et se rachète dans la pure équivalence où l'englobe la pensée. Nulle disharmonie ne saurait naître dans l'égalité parfaite. Or, toutes choses sont égales devant l'Esprit. Et c'est l'Esprit qu'incarne Valéry. Il l'incarne sous les dehors dorés d'académicien, à l'occasion des cérémonies offi­ cielles, des commémorations et des distributions de prix. Il l'incarne, d'une manière plus intime, aux yeux de quelques-uns qui sont eux-mêmes parmi les représentants de l'Esprit les

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plus légitimes : Alain, dans un de ses Propo8, ne lui adresse-t-il pas la parole en l'appelant simplement « Mon Esprit », comme s'il n'y avait dans Paris qu'un seul être qui réponde à cette appellation? Il l'incarne, si l'on peut dire, sous forme d'idole, en soi et pour soi : « Je confesse que j'ai fait une idole de mon esprit », dit M. Teste, et son auteur reprend cette parole à son compte 82• Pareille auto-idolâtrie, pareille souveraineté absolue de l'esprit est, certes, sans exemple, se veut sans exemple. Que si elle ne dédaigne pas de se trouver des antécédents, de regarder en arrière vers l'ensemble des possibilités humaines déjà réa­ lisées, vers le répertoire de types intellectuels appartenant à la légende tout autant qu'à l'histoire et dont chacun ne se définit que grâce à la suite de ceux qu'il aide. à se définir, n'acquiert son véritable relief que par une multitude de vies et de pensées qui s'y appliquent, - que si elle cherche parmi cette communauté des Saints et des Sages quelque modèle ou consécration anticipée, elle ne peut manquer de se recon­ naître en la personne de Socrate. C'est ce qui arrive à Valéry. Revenu aux Lettres après un très long silence, l'auteur d'Eupalinos ou l'ArchitectB donne un prolongement d'existence dialoguante et prête une nouvelle voix à celui qui, n'étant auteur d'aucun livre, n'a pour l'immor­ talité que la parole d'autrui, mais de qui la puissance d'interro- . gation et de charme ne s'est pas tarie avec sa voix. Peut-être observera-t-on que le Socrate d'Eupalinos, de L'Ame et la Danse, de SocratB et son Médecin, est plus proche de son auteur que de son modèle. Mais cette distinction suppo­ serait qu'auteur et modèle fussent déterminés de façon nécessaire et suffisante : ce qui n'est pas le cas, et ne peut l'être. Entre deux personnages u vrais » essentiellement inconnus, et même inconnaissables, un personnage fictif s'insère, qui les relie. On pourrait dire que le réel n'a pour communiquer que l'imaginaire. Il est remarquable en tout cas que dans ces dialogues où Socrate assume le rôle de protagoniste, tous les thèmes essen­ tiels de la pensée de Valéry se présentent tour à tour, se relayant, s'entre-croisant et s'entre-éclairant dans un jeu savant de perspectives où la perspective dominante, socratique et valé­ ryenne par excellence, est celle de la connaissance autonome, s'opposant à la vie. Nietzsche, pour désigner ce phénomène paradoxal, avait créé la notion de l'homme théorique : contra­ diction vivante en ce sens qu'on est d'autant plus « théorique • qu'on se défait davantage de l'humain. Valéry de son côté fait proférer à Socrate cette mémorable formule : « Il faut choi­ sir d'être un homme, ou bien un esprit 83• »

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On sait quelle fut son option, devant cette alternative. L'expression précoce de ce choix arrêté une fois pour toutes est M. Teste. Nul n'a sacrifié comme lui au démon de l'intelli­ gence, nul n'a cédé davantage à la suprême tentation de l'es­ prit, source de sa gloire la mieux assurée et occasion la plus certaine de son écheè : la tentation de se connaître. Il poursuit ce projet périlleux au-delà de toutes les bornes qu'assigne à la pensée la nécessité de se communiquer, jusqu'aux confins de l'inconcevable, jusqu'au point où le regard intérieur ne rencontre plus que le fond obscur qui, le soutenant, l'exclut. Mieux défini que le point d'aboutissement, est le point de départ de cette enquête. Il consiste à faire le vide autour de la naissante pensée, vouant à l'oubli toute idée préconçue, considérant comllle nulles et non avenues toutes ".érité_s qui ne soient pas contemporaines à l'instant même de la recherche. C'est l'art d'ignorer savamment inventé par l'illustre Athénien qui joignait à la sagesse d'homme sage celle de sage-femme et dont les talents dialectiques mettaient si mal à l'aise ses conci­ toyens, - à l'exception de quelques-uns dont ils faisaient les délices. « Vous connaissez un homme sachant qu'il . ne sait ce qu'il dit », déclare socratiquement Edmond Teste 84, et une inscription qu'on peut lire dans Histoires brisées, conseille : « Remets-toi à ignorer ce que tu sais, pour savoir comment tu le savais et savoir ton savoir 85• » Suivant ce précepte classique, Valéry va porter son ignorance dans bien des domaines du savoir humain et parmi bien des esprits. Il s'en ira « ignorer tout haut 86 » en public, devant mainte docte assemblée. Mais ce sera toujours avec une si charmante jovialité, avec un mélange si exquis de modestie et de hauteur, il y déploiera tant d'ingéniosité à faire l'ingénu et tant d'art à être naturel, que l'admiration et l enchantement seront universels, et que l'igno­ rance du sage et la science des savants fêteront la plus heureuse des rencontres. Bien entendu, il ne s'agit pas là, chez l'auteur du Discours au:J: Chirurgiens, d'une ressource réservée à l'usage extérieur, merveilleusement apte à flatter l'esprit du public aux dépens de ses connaissances, en replaçant tout savoir spécialisé, aussi vaste et bien assuré soit-il, dans le èontexte de l'ignorance générale inséparable de la condition humaine. Non : c'est ici le ressort principal de la méthode valéryenne elle-même. Celle­ ci se propose d'atteindre le réel en « brisant les assemblages d'idées pétrifiées, reprenant les choses à leur source 87 ». Il est un instant, précieux entre tous, où l'esprit se sent près de cette sour.ce : c'est l'instant de la vision première où la pensée se réveille de l'habitude au jour de l'imprévu, c'est l'étonnement

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qui, atteignant l'être jusque dans son fond, en fait rejaillir quelque connaissance toute neuve, resplendissante de vierge vérité. Valéry ne se lasse pas de mettre en valeur cet instant des instants. Il chante : « L'être qui s'émerveille est beau comme une fleur 88 »; il s'enjoint : « Disposer de son étonne­ ment. Porter où il plaît ce commencement de toute vie et cette coupure. De toute chose pouvoir faire un germe et un grain 89 »; il confesse : « J'ai la manie étrange et dangereuse de vouloir, en toute matière, commencer par le commencement (c'est-à-dire, par mon commencement individuel), ce qui revient à recommencer, à refaire toute une route, comme si tant d'autres ne l'avaient déjà tracée et parcourue... 80 »; il affirme : « L'étrangeté est le vrai commencement. Au com­ mencement était l'étrange 91 »; il déclare : « Dan� le métier de philosophe, il est essentiel de ne pas comprendre. Il leur faut tomber de quelque astre, se faire d'éternels étrangers. Ils doi­ vent s'exercer à s'ébahir des choses les plus communes 92• » C'est là très précisément l'avis du maître de Platon, qui esti­ mait que l'étonnement est une émotion fort philosophique 93• D'étonnement en étonnement, l'esprit vole et butine. Il se plaît à ce jeu, il s'y habitue bientôt, et l'imprévu devient règle, la surprise loi. Comment se contenterait-il des occasions traditionnelles de stupéfaction qui s'établirent au cours des âges entre philosophes? Il constate de bonne heure que ceux-ci « ont à faire de débattre ce qu'y virent leurs prédécesseurs, bien plus que d'y regarder en personne 94 ». Quant à lui, il est bien résolu à y regarder en personne, sans tenir compte d'aucun résultat antérieur ni d'aucune tradition de problèmes ou de méthodes. Il fait table rase, mieux � il s'efforce, selon l'énergique expression de Nietzsche, « de s'engendrer soi-même » 116• Cela ne va pas sans quelque risque de s'exposer à des critiques faciles, voire à des sourires narquois. On a beau jeu de faire remarquer en clignant de l'œil que Valéry, qui nous assure qu'il n'eût pas inventé la plupart des problèmes philosophiques - qu'il n'eût pas inventé par exemple de douter de sa propre existence - que lui-même cependant invente de douter si une roue est un objet fabriqué par la main de l'homme ou bien si elle est sortie toute formée du sein de la nature 116 ! A la réflexion, il faut bien se dire qu'il n'y a pas là de quoi cligner de l'œil, ni de quoi hausser les épaules. Après tout, un doute de ce genre, que Descartes appelait hyperbolique, se justifie bien plutôt par ce qu'il amène que par ce qui l'amène: ceci peut être une vétille cela, un système du monde. L'étonnement systématique et, pour ainsi dire, prémédité, présente d'autres risques, que l'on peut estimer nuls ou immenses,

Dionysos, Apollon, Socrate selon le point de vue. Car ce qu'il met en question, c'est l'exis­ tence de l'œuvre, de l'objet stable où s'appliquent les efforts fugitifs de l'esprit, qui absorbe infiniment plus de pensée qu'il n'en rend, et qui la rend méconnaissable, altérée au passage des temps et des têtes, comme étrangère à elle-même. Qui sait de science certaine le caractère essentiellement provisoire des choses de l'esprit, ne peut s'empêcher d'en négliger l'avenir au profit du présent seul, et de renoncer à fixer ce qui est fluide ou n'est pas. Socrate et Valéry-Teste partagent ce sentiment. Ils dédaignent la routine du travail enchaîné, ils déprisent l'ouvrage, l'écriture, et tout en songeant à des « chefs-d'œuvre intérieurs 87 ll1 ils dépensent leurs trésors d'idées en propos de circonstance, en réflexions éparses qui se rattachent sans suite à quelque moment de leur pensée. Ils parlent - mais comment ils parlent ! Rien ne saurait résister à leurs rigoureuses diva­ gations. C'est une arme redoutable, ici, que l'absence de gages ; c'est une avance invincible que l'abstention. Rien ne donne de l'assurance comme le sentiment d'être « pur de la première erreur » qui consiste à se compromettre en livrant, « en échange du pourboire public 118 », les fruits de son labeur. « Quelle force que de n'avoir rien fait 119 ! » Socrate est irréfutable : car il n'a rien écrit. M. Teste l'est aussi, et pour la même raison. Rien d'étonnant donc à ce que leurs réactions vis-à-vis de ce qu'écrivirent et composèrent les autres soient tout à fait semblables. M. Teste à l'Opéra ne rappelle-t-il pas singulièrement Socrate au théâtre d'Athènes, ce Socrate que Nietzsche avait aperçu parmi les spectateurs, et de qui l'œil cyclopéen était braqué sur la tragédie? Pour l'un comme pour l'autre, les prestiges de l'art sont vains ; toutes les subtilités, tous les savants stratagèmes de l'illusion se dépen­ sent en pure perte ; tout le charlatanisme sublime de la mise en œuvre se brise et s'évanouit au seuil de ces esprits absolus. Voici quel langage tient le héros de la Soirée : « Je suis chez Mot, je parle ma langue, je hais les choses extraordinaires. C'est le besoin des esprits faibles. Croyez-moi à la lettre : le génie est facile, la divinité est facile ... Je veux dire simplement que je sais comment cela se conçoit. C'est facile 100• » Vraiment? Est-ce vraiment si facile? Ne serait-on pas tenté au contraire de trouver ces opinions testiennes d'une facilité extrême? - N'oublions pas que ce sont là propos d'un homme bien jeune, malgré l'apparence. Sa vie lui donnera encore amplement l'occasion de revenir sur ces jugements. Il y aura un silence long et lourd de pensée, pendant lequel Valéry­ Teste se changera insensiblement en Valéry-Socrate du dialo­ gue sur !'Architecte, Eupalinos.

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Comme il parait transformé au sortir de cette grande absence ! Il y a gagné en sagesse, en expérience des choses humaines et divines, ce qu'il a perdu en illusions qui s'étaient donné l'air de désillusions, en « puissance de négation, de mépris et de vierge énergie d'orgueil qui s'élèvent dans le cœur d'un jeune ambitieux qui n'a rien fait encore 101 ». - S'éveillant à une exis­ tence purement verbale dans une éternité suspendue au fil de l'écriture, se voyant réduit à l'ombre de lui-même et privé de toutes les facultés du vivant, sauf la parole et la mémoire, le grand maître de la surprise et des transmutations imprévues offre au monde la plus surprenante de ses métamorphoses. Ce Socrate posthume est un Socrate repenti. « Ce ne fut pas utilement, je le crains, chercher ce Dieu que j'ai essayé de découvrir toute ma vie, que de le poursuivre � travers les seules pensées ; de le demander au s.entiment très variable, et très ignoble, du juste et de l'injuste, et que le presser de se rendre à la sollicitation de la dialectique la plus raffinée. Ce Dieu que l'on trouve ainsi n'est que parole née de parole, et retourne à la parole. Car la réponse que nous faisons n'est jamais assurément que la question elle-même ; et toute question de l'esprit à l'esprit même, n'est, et ne peut être, qu'une naïveté102• » C'est ainsi que s'exprime Socrate assagi par les réflexions qu'ins­ pire l'expérience de l'éternité. Considérant son existence passée, il se sent naître dans l'âme un étrange désir - ou plutôt, un regret: car dans le séjour des ombres, les désirs mêmes sont regrets. Il dit : « 0 perte pensive de mes jours ! Quel artiste j'ai fait périr !... Quelles choses j'ai dédaignées, mais quelles choses enfantées ! ... Je me sens contre moi-même le Juge de mes Enfers spirituels ! Tandis que la facilité de mes propmi fameux me poursuit et m'affiige, voici que je suscite pour Euménides mes actions qui n'ont pas eu lieu, mes œuvres qui ne sont pas nées, crimes vagues et énormes que ces absences criantes; et meurtres, dont les victimes sont des choses impé­ rissables !... 103 » Nul art n'est plus digne de si illustres regrets, que l'architec• ture. Nul ne combine comme l'architecture les exigences et les vertus les plus diverses : elle intéresse l'esprit autant que l'œil, elle enchaîne le calcul au rêve, et le rêve à une connais, sance intime des matériaux et des sites ; elle allie le beau et l'utile, et ses œuvres qu'accueille l'Espace affrontent le Temps avec un calme aplomb. D'àutres arts ne s'adressent qu'à une seule de nos attentions, leurs travaux n'engagent jamais qu'une partie de notre être. Mais l'édifice nous fait éprouver ses vivantes dimensions, ses harmonies, ses équilibres et ses rythmes par notre sensibilité et notre intelligence intégrales : il contient et

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exalte notre vie même, comme il demande de celui qui l'érige le don complet de sa vie. L'architecture sait joindre ce qu'il y a de plus impalpable et fugitif à ce qui brave · le mieux la dissolution générale des choses : c'est l'art de confier quelque vision de l'esprit à la dureté et la durée de la pierre. Est-il rien de plus admirable? Voici les ressources d'émerveillement se raviver chez le philosophe, encore qu'à l'état d'ombre. Et quel lyrisme est le sien ! Quels accents ne trouve-t-il pas pour célébrer ces précieux moments intérieurs que l'art sait recueillir et perpétuer dans l'Œuvre : « Nos âmes peuvent se former, dans le sein même du temps, des sanctuaires impéné­ trables à la durée, éternels intérieurement, passagers quant à la nature; où elles sont enfin ce qu'elles connaissent ; où elles désirent ce qu'elles sont; où elles se sentent créées par ce qu'elles aiment, et lui rendent lumière pour lumière, et silence pour silence, se donnant et se recevant sans rien emprunter à la matière du monde ni aux Heures. Elles sont alors comme ces calmes étincelants, circonscrits de tempêtes, qui se déplacent sur les mers 164• » On ne saurait mieux décrire l'état d'âme que Nietzsche avait nommé apollinien. Retenons particulièrement l'image finale. Le calme au milieu du tumulte des flots, la clarté sereine au cœur de la tourmente : c'est un symbole d'une remarquable persistance. On se souvient de son apparition chez Schopenhauer et dans la Naissance de la Tragédie, qui emprunte à celui-ci le passage illustrant le « principe d'individuation » apollinien 105• On se souvient des variations du même motif dans les derniers livres de Nietzsche. D'autres réminiscences encore, plus loin­ taines, se présentent à l'esprit. On pense à l'oiseau alcyon dont certains auteurs anciens nous content merveilles : au dire de ceux qui s'y connaissent, cet oiseau fait son nid en pleine mer, à la faveur de la bonace 106• Socrate architecte en puissance - ou plutôt en impuissance, puisque nous sommes aux enfers - n'est pas seulement poète: c'est aussi un savant. Entre son imagination figurative et sa raison calculatrice, il n'y a pas d'opposition; bien au contraire, elles se supposent et se soutiennent réciproquement. Et de même qu'autrefois; sa science maïeutique faisait accoucher les esprits de vérités qu'ils ne savaient pas contenir, de même à présent, le dialecticien voudrait, par la science des mesures et des proportions, tirer d'eux quelque beauté insoupçonnée, éveiller dans les âmes quelque poète qui s'ignore. « Les arts dont nous parlons doivent [ ...] au moyen de nombres et de rapports de nombres, enfanter en nous non point une fable, mais cette puissance cachée qui fait toutes les fables. Ils élè-

Nietzsche et Valéry �ènt l'âme au son créateur et la font sonore et féconde 167• » Quelle espérance de surmonter enfin, grâce à ce « son créateur », la négativité de la voix intérieure socratique, de ce daimonion . qui ne faisait que dissuader ! Le voici maintenant qui se fait la voix même de la profusion. Entre la raison et le rêve, une alliance merveilleuse s'institue, un échange incomparable de clartés et de délices. C'est bien Apollon lui-même- qu'on reconnaît sous les traits de la fi gure divine dépeinte par Socrate transfiguré : « Que si une Raison rêvait, dure, debout, l'œil armé et la bouche fermée, comme. maîtresse de ses lèvres, le songe qu'elle ferait, ne serait-ce point ce que nous voyons maintenant, ce monde de forces exactes et d'illu­ sions étudiées? Rêve, rêve, mais rêve tout pénétré de symétries, tout ordre, tout actes et séquences !... Qui sait . quelles Lois augustes rêvent ici qu'elles ont pris de clairs visages, et qu'elles s'accordent dans le dessein de manifester aux mortels comment le réel, l'irréel et l'intelligible se peuvent fondre et combiner selon la puissance des Muses 168? » Des lois qui prennent de clairs visages : n'est-ce pas là une sorte de définition de l'esprit grec? Disons simplement que cette expression évoque on ne peut mieux l'image de la Grèce telle que la reflète l'esprit valéryen. C'est une Grèce « harmo­ nieuse et blanche, représentée par un temple où circulent des jeunes filles calmes, et lentes, et candides. La molle chasteté des lignes de l'édifice, la mer vivante et claire, le ciel large et doux 169 ». C'est avant tout, aux yeux de Valéry penseur, la Grèce de Pythagore, d'Euclide, d'Archimède, le berceau de la géométrie, de l'abstraction précise, du raisonnement suivi et conscient de lui-même, la patrie de cette discipline intel­ lectuelle dont devait naître toute notre science, gloire la plus certaine et la plus caractéristique de la civilisation européenne. Rien n'émerveille l'auteur de la Crise de l' Esprit comme le concours des dons si contradictoires de l'intuition et de la déduction, que sut réaliser le génie des géomètres grecs; rien ne lui impose davantage que la rigoureuse beauté de l'édifice de pensée construit par eux, et dans lequel il reconnaît « l'ar­ chitecture même de l'intelligence nettement dessinée, le temple érigé à l'Espace par la Parole, mais un temple qui peut s'élever à l'infini no ». Oui, l'infini lui-même est conquis par la lucide réflexion. Il dépouille son aspect primitif qui inspirait à l'âme un vague effroi. Une fois bien saisi et comme domestiqué par l'esprit, il est devenu docile, maniable - il entre dans les défi­ nitions et les démonstrations à titre d'auxiliaire étonnamment efficace - bientôt, on le verra devenir le ressort d'un calcul qui eût saisi de stupeur Minerve elle-même.

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Que cette Grèce est donc différente de celle dont la doulou­ reuse et nostalgique expérience s'exprime dans le livre du jeune Nietzsche ! Qu'ils se ressemblent peu, ces philosophes grecs aux traits augustes et graves que peint son essai sur la Philosophie à l'époque tragique, et ces « Grecs de la bonne époque » que le mobile Docteur de l'Idée fixe voit « produire le plus beau travail du monde en fumant leur pipe sur le sable 1ll » ! A vrai dire, Socrate à la pipe anachronique produisit, de son vivant, un travail dont la beauté resta invisible. Mais l'éternité hypothétique dont il jouit dans Eupalinos, son nouvel état presque abstrait, lui permet de s'essayer, en pensée, dans le domaine du réel. Architecte imaginaire, il est hanté par une étrange idée. « Je veux, dit-il, entendre le chant des colonnes, et me figurer dans le ciel pur le monument d'une mélodi� 118• » Son esprit avide de rapprochements et d'analogies poursuit avec un intérêt tout spécial le rapport entre l'architecture et la musique. Il y découvre une sorte de réciprocité. L'architec­ ture à ses yeux traduit une musique virtuelle ; la musique lui fait vivre « dans un édifice mobile, et sans cesse renouvelé, et reconstruit en lui-même ; tout consacré aux transformations d'une âme qui serait l'âme même de l'étendue 113 ». Ce n'est pas là une idée amenée par quelque hasard au détour des méandres que décrit le dialogue d'Eupalinos : c'est un motif qui semble correspondre à une des préoccupations les plus anciennes et les plus fidèles de Valéry. On le voit apparaître dès le Paradoxe sur l'Architecte, l'un de ses premiers écrits ; il lui inspire l'admi­ rable Chant des colonnes ; il trouve encore une expression tardive dans le drame d'Amphion. Que ce motif se rattache naturelle­ ment à certaines conceptions synesthésiques chères à l'école symboliste et auxquelles les Correspondances de Baudelaire ou les Voyelles de Rimbaud donnent une si captivante expres­ sion, c'est l'évidence même. Mais il ne faudrait peut-être pas trop insister sur ce rapprochement qui, ramenant une vision à un schéma bien connu, tend à en supprimer l'essentiel sa vitalité propre, la force coordonnatrice qu'elle exerce dans son milieu de pensée. Chez Valéry, ce motif si l'on veut banal se pare de prestiges tout neufs, et prolifère en développements enchanteurs. Ce rapport entre l'architecture et la musique, qui a tant d'attraits pour l'auteur d'Eupalinos; ne faut-il pas y recon­ naître un rappel, ou une transposition, du rapport entre Apollon et Dionysos? L'antagonisme créateur de ces deux divinités et leur mystérieuse alliance ont-ils trouvé ici une nouvelle formule? Ami de similitudes et de symétries, l'esprit se plaît à une

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telle perspective, et voudrait qu'elle fût vraie. Il est bien obligé de s'avouer, cependant, qu'on ne saurait l'admettre sans solli­ citer les textes. La musique qui pour Valéry est un édi�ce dans la durée merveilleusement semblable aux compositions archi­ tecturales, cette musique qui « semble exister en soi, comme un temple bâti autour de ton âme 11" », n'est pas une musique dionysienne : elle est ce que Nietzsche appelait « l'architecture dorienne rendue sonore w », elle relève encore du dieu lumineux de Delphes. Lorsque l'occasion s'en présente, Valéry n'hésite point à opter entre les deux divinités. « Ne pas oublier non plus que nous sommes contre la musique, Apollon contre Dionysos. Et le devoir apollinien est non seulement de lutter, mais de dire contre quoi, pour quoi, comment 116 », écrit-il à _Pierre Louys en 1 9 1 7; et ce parti pris, dont l'expression belliqueuse s'explique facilement par sa date, rappelle de très près certaines prises de position de Nietzsche, comme : « Ca11e musicam : tel est aujourd'hui encore mon conseil à tous ceux de qui la vertu virile exige la propreté en ce qui concerne les choses de l'es­ prit 117• » En parlant de Léonard de Vinci, qu'il regarde un peu comme modèle et un peu comme miroir, Valéry se souvient de la célèbre antithèse, pour se prononcer en ces termes : « Cet Apollon me ravissait au plus haut degré de moi-même. Quoi de plus séduisant qu'un dieu qui repousse le mystère, qui ne fonde pas sa puissance sur le trouble de notre sens ; qui n'adresse pas ses prestiges au plus obscur, au plus tendre, au plus sinistre de nous-mêmes ; qui nous force de convenir et non de ployer ; et de qui le miracle est de s'éclaircir ; la profon­ deur, une perspective bien déduite? Est-il meilleure marque d'un pouvoir authentique et légitime que de ne pas s'exercer sous un voile? Jamais pour Dionysos, ennemi plus délibéré, ni si pur, ni armé de tant de lumière 118• » La lumière, arme - la lumière instrument, étalon de l'esprit - la lumière, principe de communication universelle, objet qui crée tous les objets, force qui anime toutes les formes, âme du monde qui donne à l'âme de se connaître - la lumière dispen­ satrice de vie et d'énergie spirituelle : voilà un thème valéryen s'il en fut et qui intéresse la sensibilité du poète à l'égal de son intelligence. On pourrait, mutatis mutandis, appliquer à ses ouvrages l'éloge qu'il décerne aux tableaux de Claude Lorrain : ils composent, dit-il, « comme la scène d'un théâtre où ne vien­ drait agir, chanter, mourir parfois, qu'un seul personnage : LA LUMIÈRE 119 1 » Quoi de plus intimement convaincant disons naïvement : de plus naturel - que d'assimiler la lumière à l'Esprit, et le regard de la conscience sur son univers illuminé

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par le « soleil spirituel 120 » au regard qui connaît les choses? La clarté n'est-elle pas la métaphore fondamentale de la connais­ sance, et en même temps comme le principe même de la méta­ phore qui relie mystérieusement les sphères complémentaires de l'intérieur et de l'extérieur? L'image de l'œil opposé à la chose visible, de ce qui regarde en face de ce qui s'offre au regard, est chez Valéry une image­ clef, un modèle primordial du rapport entre la conscience et son objet, entre le Moi et le Monde. Conception d'une belle simpli­ cité et qui se prête à des développements divers ; conception qui semble au-delà, ou peut-être plutôt en deçà, de toute critique ou analyse possible, puisque c'est elle qui secrètement oriente la critique et l'analyse. Lorsque, à deux reprises séparées par plus d'un quart de siècle, Valéry entreprend de dém_ontrer comment, à partir des données les plus simples de l'expérience, on peut construire quelque figure précise de l'uniPers, c'est à la même image qu'il a recours : celle de la sphère du visible où l'observateur est pris et qu'il domine. Méditant sur ses écrits d'antan, le poète note en marge d'un de ces passages: « Un Moi et son UniPers [...] doivent, dans tout système, avoir entre eux les mêmes relations qu'une rétine avec une source de lumière 121• » On trouvera sans doute un peu arbitraire et trop absolu ce postulat concernant « tout système » ; il montre en tout cas qu'il s'agit là, chez l'auteur de l'Idée fixe, non pas à proprement parler d'une idée fixe, mais - ce qui est beaucoup plus important - d'une image fixe. C'est dans le poème que cette pensée d'inspiration éminem­ ment visuelle trouve le mi�ux à s'épanouir. Elle qui, dans ses développements en prose, se montre si récalcitrante à la trans­ cendance, se fait « poreuse à l'éternel » lorsqu'elle chante. Alors, le symbolisme de la lumière s'enrichit de résonances lointaines, de significations mystérieuses. Il y a là tout un mythe épars dont il serait intéressant de dégager les traits dominants et de suivre l'évolution : certaines constantes de vocabulaire en attestent la permanence, par exemple le terme or qui, tout comme chez Nietzsche, devient une sorte de chiffre représentant la divinité du Jour. Les épiphanies de ce dieu sont anonymes, mais on reconnaît sans peine son ascendance apollinienne. Fillu des nombres d'or, Fortes des lois du ciel, Sur nous tombe el s'endort Un dieu couleur de miel 1".

Il semble que dans La Jeune Parque, les éléments flottants de ce mythe tendent à se rejoindre, à composer une fi gure dis-

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tincte qui s'inscrive dans le drame de son héroïne. La lumière est, si l'on peut dire, un des protagonistes de ce drame : une lumière dont le caractère divin s'affirme par la très remarquable notion de sacrifice qui s'y attache : JB rn, aaaifiais que mon épaulB nue A la lumière ; et sur cette gorge de miel, Dont la tendre naisaance accomplis,ait le ciel, Venait ,•asaoupir la figure du monde. Puis dans le dieu brillant, captive vagabonde, Je m'ébranlais brûlante.•. 118

C'est ce même« dieu brillant » que la Jeune Parque invoque au moment de la suprême alternative : Lumière !... Ou toi, la mort 124 /

Mystérieusement, sous la blanche apparence d'un cygne, il hante l'arrière-plan du poème 125 où s'ébauche, à la fin, une interprétation mystique du monde qui n'est pas sans analogie avec celle qu'offrait la Naissance de la Tragédie : ' Mais qui l'emporterait sur la puissance même, Avide par tes yeu:i de contempler le jour Qui s'est choisi ton front pour lumineuse tour 116 i'

Pourtant, telle est l'étrange nature de l'esprit, que la lumière elle-même ne peut lui suffire, et que sa seule présence y suscite un obscur ennemi. D'où vient ce malaise qui s'empare de l'être tout pénétré de clarté, qui lui inspire ce désir farouche de se retremper dans les ténèbres? D'où cette impatience, ce dégoût, cet ennui? « Cet ennui absolu n'est en soi que la vie toute nue quand elle se regarde clairement 126• » C'est Socrate qui parle ainsi, le Socrate apollinien de L'Ame et la Danse. L'esprit incomparable à qui rien n'échappe, rien ne résiste, le grand maître dialecticien qui porte jusque dans le séjour des morts son intarissable curiosité et son étonnante éloquence, lui-même découvre l'ennui absolu ! Qui plus est : il n'y connaît point de remède. Le savoir échoue, l'ai-t d'ignorer subtilement échoue, les jeux des naissantes lumières et des certitudes impromptues échouent, et le sage, soudain, se trouve au fond d'une immense désolation. Une ombre redoutable surgit dans ce désert : c'est l'ombre de Dionysos. Rien n'aura raison de l'ennui que distille la lucidité, rien n'aura raison de la raison elle-même, si ce n'est quelque

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délire, ou u l'ivresse et la catégorie d'illusions dues aux vapeurs capiteu11es 117 ». Alors, le revirement que l'on connait déjà par l'expérience de Nietzsche, se produit. L'âme se refuse â demeu­ rer plus longtemps au sein de la claire et morne immobilité des choses : elle rêve de se plonger dans quelque tourbillon irrésis­ tible qui les engloutisse et qui l'engloutisse, qui entratni, indis­ tinctement toutes ses forces et formes ; elle aspire à se consumer dans quelque feu universel, dans la flamme qui « n'est que le moTMnt même. [...] Flamme est l'acte de ce moment qui est entre la terre et le ciel 128 ». Mais hors de ce moment, il n'y a rien,. et la terre et le ciel ne se rejoignent qu'à la faveur d'un éclair. Envolée la patience des lentes constructions qui coordonnent et consolident d'infimes fragments de durée ! Abolie la stabilité des édifices de pierre et de pensée ! Il ne s'agit plus de résumer un temps vécu, mais de consumer tout temps, d'un seul coup, dans l'instant. Il n'y a de réel que cet instant absolu où « toutes choses en délire bien rythmé, règnent 129 ». Et le corps se fait une de ces choses, s'abandonne au rythme ravisseur, puise dans la musique une sauvage énergie : le voici qui « participe de tout son être à la pure et immédiate violence de l'extrême félicité 130 »-. Ainsi qu'une flamme, la danse le consume, il s'exalte et s'évanouit dans ses actes infinis, il emprunte à son gré mille existences diverses et s'échappe des bornes de l'individuation : « Cet Un veut jouer à Tout 131• » Et le mouvement se propage, vertigineusement, « la joie croissante et rebondissante tend à déborder toute mesure, ébranle à coups de bélier les murs qui sont entre les êtres. Hommes et femmes en cadence mènent le chant jusqu'au tumulte. Tout le monde frappe et chante à la fois, et quelque chose grandit et s'élève... J'entends le fracas de toutes les armes étincelantes de la vie 132 ! » Ne croirait-on pas réentendre les accents mêmes de la Naissance de la Tragédie, et jusqu'au rythme propre de certains de ses passages, dans cette évocation de la frénésie dionysienne due à la plume de Valéry? Une telle divination de cet état d'âme trouble et violent, chez un auteur qui déclare formelle· ment être contre Dionysos, aurait sans doute de quoi étonner, si elle était vraiment isolée dans son œuvre, et si, d'une manière générale, une inimitié vigoureusement affirmée ne supposait pas quelque intimité. Nos vrais ennemis ne sont pas ceux qui nous sont étrangers. Très révélatrice à cet égard est l'attitude de Valéry envers la musique. Elle se compose curieusement d'admiration et de méfiance, de refus et de jalousie. Le pouvoir dont dispose l'art des sons pour mettre en branle tous les ressorts du méca­ nisme affectif, pour déployer tous les trésors imaginaires de la

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sensibilité, éveiller des songes et des souvenirs débordant la vie individuelle, susciter les élans d'une absconse volonté, - tout le délire organisé déchaîné par la musique était pour Valéry l'objet d'une appréhension et d'une réprobation d'autant plus vives que, d'autre part, il s'en savait séduit et l'enviait secrè­ tement. Il a beau se défendre contre la vague toute-puissance de la musique, opposer l'armure de la conscien�e à « toutes les armes étincelantes de la vie » ; il a beau en démasquer le caractère foncièrement barbare, en des pages pleines .de feu et de cocasses exagérations; il a beau vanter la II politique intel� lectuelle infiniment sage » des Anciens, qui ont su soumettre à Apollon « tous les demi-diables de compositeurs 133 », en ajou­ tant encore, sur le ton d'un furioso burlesque : « Leur œuvre de suppression est merveilleuse ; car pendant mille ans ils . ont tué le nègre et le ballet russe... Pendant mille ans ils- ont tenu le Boche dans les forêts. 0 Jean Sébastien, ce que tu en as bouffé, des glands ! » : toujours est-il que ses propres vers aspirent à un pouvoir quasi-magique dont il a souvent souligné le caractère irrationnel tout analogue aux effets musicaux. Il avoue lui­ même : « La Musique m'intimide, et l'art du musicien me confond. li dispose de tous les pouvoirs que j'envie 1u. » On n'a qu'à se rappeler certains termes favoris de son esthétique, tels que « état chantant », certaines formules marquantes, telles que « objets musicalisés » 135 ou « mots-Musique 181ia », ou encore l'importance donnée au mot de Mallarmé qu'il faut « reprendre à la Musique notre bien ™ », ou enfin le nom même de son recueil de vers, Charmes; carmina, pour deviner ses convictions d'exécutant dans ce domaine, lesquelles ne s'accor­ dent pas toujours avec ses convictions de théoricien. Cette discordance, ou cette ambivalence, est tout analogue à celle qu'on peut relever chez Nietzsche. Lui aussi, en des déve­ loppements inoubliables où gronde une rancœur aux harmoni­ ques de jalousie et d'amour blessé, part en guerre contre la Circé musique. Lui aussi dénonce, en termes dont quelques-uns reviendront littêralement sous la plume de Valéry, sa puis­ sance de prestidigitation, sa faculté de fomenter des monstres intérieurs, de produire des « effets sans cause 137». Il y a mieux : l'analogie entre ces deux attitudes foncièrement ambigu ës se manifèste non seulement par le côté subjectif, mais encore par leur objet. Si l'on consulte les œuvres de Valéry, ses Cahiers, sa correspondance, les témoignages de ceux qui l'ont connu, pour savoir quelle musique suscita particulièrement son ombra­ geuse prédilection, et détermina son idée de la musique en général, on constate que ce n'est point celle de ce « Jean Sébas­ tien » désobligeamment associé à l'idée de « glands », mais une

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tout autre, et qui mériterait bien davantage pareille sugges. . tion : celle de Wagner 188• Non, l'inspiration dionysienne n'est pas étrangère à Valéry: son œuvre poétique suffirait pour le prouver. Un long poème de Charmes est consacré à révocation d'une extase qui s'appa­ rente à tous les égards à l'état d'âme dionysien et qui est portée au plus éloquent paroxysme, - la Pythie. Pâle, profornUrMnt mordue Et la prunelle auapendue Au point le plus haut de l'horreur, Le regard qui man.que d son masque S'arracM 11i11ant d la 11, le > 8 », et il ne trouve, le plus souvent, que des sarcasmes pour caractériser la liberté dans son acception métaphysique - et politique '· C'est que, manifestement, il y a liberté et liberté. Il convient de les distinguer avec soin et de ne pas donner à l'une ce qui appartient à l'autre. Leurs domaines respectifs sont aussi différents que possible, et même aux antipodes l'un de l'autre. Ici, le domaine de l'esprit : là, celui de la personne. Fille du hasard et de l'habitude, la personne est prise dans un réseau de contingences et de conventions ; elle est réductible autant qu'on veut à un produit du milieu et de l'hérédité ; elle est prisonnière du temps et de l'espace, assujettie à sa condi­ tion statistique, enclose dans sa similitude avec d'autres, cernée par tout le vague de la vie, promise enfin au néant. L'esprit, lui, domine la sphère que crée sa présence autonome, soustraite aux aléas du monde, indépendante des vicissitudes des êtres et des nombres ; ne relevant que des lois qu'institue sa propre rigueur, il se maintient intact en face de tout, qui ne peut lui être qu'objet ; sa condition absolue est étrangère à la mort, comme elle l'est à la vie. La personne est naturellement idolâtre. Ses idoles sont nombreuses à l'égal de ses désirs - ou inversement : car on ne saurait dire lequel du désir ou de l'idole est antérieur à l'autre ; tous deux égalisent en ralliant, tous deux répondent à un besoin de communication et d'identification, tous deux sont adoptés, assimilés, appris. Pénétrée dans son être même de relations sociales, et comme faite de ce qui fait la collectivité, la personne ne vit que pour autant qu'elle re'1it, qu'elle répète et imite. Or, imiter c'est obéir. Même dans ce qu'elle se sent de plus profondément, uniquement sien, elle ne fait encore que

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se conformer à quelque façon d'être et d'agir coutumière, à quelque attitude ou opinion reçue. Le langage de l'amour est ourdi de conventions, et les novissima verba ne sont en général que des lieux communs. - L'esprit, lui, est naturellement icono­ claste. « Tu ne te feras point d'image » est son premier comman­ dement, et peut-être le seul. Les habitudes et les valeurs commu­ nément admises, il les rejette du geste même dont il prend possession de soi, et s'il lui arrive de se mouvoir parmi des idoles, ce n'est que pour en mettre à nu le creux intérieur. Les voici soumises à sa dure attention, toutes ces figures déposi­ taires de crainte&- et d'espoirs immémoriaux : cet Or paré de prestiges faciles, cette Gloire à l'éclat fallacieux, cet Amour qu'encense un public aussi vaste que varié, cette Liberté et cet Ordre aux charmes également illusoires, ce .Passé et cet Avenir symétriques par rapport au même désir naïf, cette Patrie et cette Humanité parfois difficiles à concilier et dont le regard alternatif s'allume d'amour et de haine ; voici, protéi­ forme et un peu honteuse, l'idole populaire du Bonheur; voici, trônant au-dessus de toutes, les trois idoles majeures du Vrai, du Bien et du Beau. Une à une, l'esprit les regarde, à la lumière de sa solitude. Une à une, il les voit s'évanouir. La personne vit de passé, elle est pétrie de passé. Tous les faits et dits de toutes les générations révolues trouvent en elle quelque prolongement. Car l'univers qui l'englobe toute et qui est celui de la vie, obéit à un principe de conservation qui, paradoxalement, est aussi un principe de croissance : au travers de son renouvellement continuel, sa durée reste pour ainsi dire solidaire de celle de ses débuts. Le vivant garde -en lui, par-delà sa propre mémoire, une sorte de mémoire incarnée de toute vie précédente. - L'esprit, lui, ne se sent pas de passé : il est présent ou n'est pas. Son propre devenir lui est insensible et comme étranger. Il ne conserve, à travers la durée, que l'iden­ tité toute nue. Il ne vit pas dans la suite ; il ne se reconnaît que dans l'instant indivisible, nul et total, instant qui absorbe tout et rejette tout, qui se soutient et perpétue par lui-même, tel un anneau de fumée. La personne est essentiellement enchaînée. Ses liens compo­ sent sa force, ses servitudes sa richesse. L'esprit est essentielle­ ment libre. Sa puissance . est dans son détachement perpétuel. Ce serait en vain, sans doute, qu'on chercherait une défini­ tion de la liberU ds l'esprit autre que celle que ces deux termes, s'éclairant réciproquement, instituent à l'intérieur d'eux-mêmes : l'esprit est ce qui est libre, qui doit être libre, et la liberté est ce qui n'appartient qu'à l'esprit. Ceci ne revient-il pas à couronner d'une tautologie une anti-

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thèse trop tranchée, sinon arbitraire? La liberté de l'esprit peut-elle réellement être aussi complète qu'il la postule? Ne subsiste-t-il pas fatalement, au fond de son autonomie, quelque dépendance indispensable - au sein de son présent, un passé secrètement vivace - au ccèur de son identité, l'identité avec autrui? Dans son combat contre les idoles, peut-il donc être absolument victorieux? Ne voit-on pas qu'il ne les abolit jamais que toutes moins une, - toutes, au moyen de l'une? Nihil contra idolum niai idolum ipse -? Peut-être. Mais si la liberté complète de l'esprit paraît impos­ sible, sa libération de plus en plus complète ne l'est pas. Irréali­ sable en fait, elle se réalise en acte. Répondant ainsi à l'acte créateur, c'est une libération continuée.

De tous les rapports humains, le plus délicat sans doute -,­ délicat dans les diverses acceptions de ce terme remarquable­ ment polyvalent - est le rapport entre fils et père. Compo­ sant singulièrement l'affection la plus pure et une sourde ran­ cœur, la déférence la plus authentique et une révolte profonde, la reconnaissance et le ressentiment, il leste et . grève pour toujours la vie intérieure d'un homme. Un rapport analogue, souvent non moins intime et ambigu , ni moins riche en ressources dramatiques, est celui qui lie le disciple au Maître. Si, entre père et fils, il y a toujours maille à partir, pour des raisons dont la raison ignore la plupart et dont seule l'ingéniosité d'une analyse spéciale réussit à déceler quelque chose, les occasions de conflit, comme celles d'accord et d'assentiment, se précisent entre disciple et Maitre : car ici, elles appartiennent à l'ordre de l'esprit lui-même. Mais il arrive que l'ordre du cœur rejoigne celui de l'esprit et que, par une sorte de transfert psychologique, l'adhésion du disciple et émule à l'égard de son aîné se double d'un attachement filial. Il ne faut plus alors que la présence d'une femme, assez élevée par son rang aux côtés du Maitre pour jouir des prérogatives maternelles, assez jeune pour inspirer des sentiments plus que révérencieux : et voici une sorte de rivalité très particulière se superposer encore à la dépendance et l'émulation, complétant le tableau d'une situation trop classique. Tout ceci se trouve assemblé chez Nietzsche, avec une évidence bien faite pour enchanter tout tenant du complexe d'Œdipe.

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Le futur philosophe a perdu son père à l'âge de cinq ans à peine, c•est-à-dire presque sans l'avoir connu. Enfant encore, il se montre douloureusement conscient de cette perte, et la figure de son père défunt joue un rôle essentiel dans ses premiers essais poétiques et autobiographiques. Toute une nostalgie vague et idéalisatrice y trouve un symbole par quoi s'exprimer, tout un monde absent regretté parle dans cette grande et si proche absence. On peut voir un rappel de ce manque profon­ dément ressenti par l'enfant, dans un très curieux passage pos­ térieur où Nietzsche, avec cette clairvoyance passionnée et ce don d'identification qui lui sont propres, cherche à expliquer comment chez Jésus enfant, du sentiment d'une carence sem­ blable, naquit l'idée du Père céleste 5• Ce père qu'il n'aura connu que par son manque sera pour le philosophe, surtout vers la fin de sa vie consciente, l'objet d'un véritable culte. Dès que, par une circonstance exceptionnelle, il se trouve en possession d'une somme d'argent qui lui en donne les moyens, il fait mettre une grande dalle de marbre sur sa tombe 6 ; et l'on sait quel monument d'orgueil et de tendresse l'auteur d'Ecce Homo érige, dans son dernier livre, aux mânes de son père. L'homme qui vient dévier vers lui cette piété filiale, à un âge décisif pour la formation du jeune esprit, c'est nul autre que le grand ami aîné, maître parvenu au plein empire de son art et salué déjà par l'aurore d'une gloire mondiale - c'est Richard Wagner. On pourrait s'étonner, à première vue, de pareille substitution. Comment le compositeur qui n'eut de commun que l'âge avec le pasteur de Rocken prématurément mort, comment ce personnage robuste, pétulant, autoritaire, infatué de son génie et soucieux de briller aux yeux du monde qu'il méprisait, - comment put-il assumer, dans le s.entiment du jeune penseur, la place laissée vide par la frêle fi gure de son père, que « tous ceux qui l'avaient connu comptaient parmi les 'anges' bien plutôt que parmi les 'hommes' 7 »? - En matière de psychologie, il faut bien l'avouer, le vrai ne coïncide pas nécessairement avec le vraisemblable : il n'est besoin, pour s'en convaincre, que de lire ce qui reste de la correspondance entre Nietzsche et celui qu'il appelle Pater Seraphicus 8• Émerveillement aux surprises toujours renaissantes ; atten­ tion profonde, prompte à transfigurer le moindre mot et le moindre geste ; dévotion complète, inconditionnelle, pleine de gratitude : Nietzsche aura connu le bonheur de faire, don de toute sa personne, de sa vie et de sa pensée et de son espérance, à l'être dont il s'exalte à ressentir la supériorité. Le wagnérisme devient pour lui non seulement une passion, mais encore une vocation. N'envisage-t-il passé rieusement la possibilité d'ahan-

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donner sa chaire pour se faire une sorte de héraut ou d'apôtre itinérant de la nouvelle foi, en organisant partout en Allemagne des manifestations destinées à promouvoir l'œuvre de Bay­ reuth 9 ? Déjà, « heureux comme un fiancé 10 », il voit affiuer la foule des fidèles, déjà son orgueilleuse humilité lui promet une place parmi « les évêques et dignitaires de la nouvelle Église u». Et que dire du commerce familier avec le grand pontife lui­ même, dans l'intimité de qui il se sent « comme dans l'intimité du divin 12 », que dire de l'entente avec sa spirituelle épouse, dont le tempérament quelque peu méridional, les allures de grande dame et la culture française font un contraste si char­ mant avec la robustesse mi-grave mi-goguenarde du Maître? Que dire de cette idylle de Tribschen où, sous le regard ébloui du jeune savant, une partie de la Tétralogie voit le jour,. et d'où il remporte « une vénération et une admiration qui ont quelque chose d'absolument religieux 13»? Un tel dévouement, une si reconnaissante servitude sentimen­ tale et intellectuelle, ne peut pas ne pas entraîner une réaction en sens inverse, chez un homme en qui s'éveille, au contact du génie qu'il vénère, la conscience de son propre génie. Plus l'attachement est profond, plus impérieux devient le désir de libération; plus religieusement on révère, plus cuisante se fait la tentation du sacrilège; plus heureux et enthousiaste était l'accord, plus brutale sera la rupture. La liberté qui brille . à l'esprit captif de ses vénérations, est une liberté nettement et spécifiquement négative : c'est, pour parler comme Zara­ thoustra, une « liberté de quoi 14» - ou, plus exactement encore, une liberté de qui. « On n'est pas impunément l'adhérent de Wagner », écrira l'auteur du Cas Wagner 16• Il se sera puni de cette adhésion autant qu'il en aura puni son ancien maître. Car pour s'affranchir de son ascendant redoutable, il ne suffisait pas de fuir le grand tau­ maturge et de renoncer aux voluptés transcendantes que dis­ pensait son art : il fallait s'attaquer au principe même de son prestige et abolir, pour l'atteindre, tout son univers. Il était impossible d'en avoir raison à moins d'englober dans une commune réprobation toute une manière d'être et de voir, tout un climat de pensée, d'où étaient issus tant de chefs­ d'œuvre capiteux, dont le dernier, et non le moindre, était la Naissance de la Tragédie elle-même. Il importait de vouer au rebut tout un passé dont son propre passé faisait partie. Ici commence un pénible travail de déboulonnage qui, au travers des idées, des doctrines et des théories, vise son lwmm8. « Cer­ tains, remarque pertinemment Nietzsche - et c'est une obser­ vation psychologique fort.,révélatrice_ quant�à _la_ psychologie

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de l'observateur lui-même - « certains luttent contre des problèmes pour avoir raison contre des personnes 16• » Comment affronter un ciel spirituel si splendidement constellé sans se sentir anéanti? Comment s'affirmer face à une si écra­ sante grandeur? Comment fonder quelque chose qui puisse tenir, auprès de cette œuvre de fondation? Bref : comment être quelqu 'un, sans être Wagner - ni, surtout, wa gnérien? Comment être NietzsclzeP - C'est de ce dilemme que naît l'esprit libre. D'adepte fervent, il se fera fier renégat, conscient de sa trahison, prêt à s'en prévaloir. Il n'hésitera pas à proclamer que l'infidélité est « la condition de la maîtrise 17 » ; il expliquera « Nous der,ons devenir traîtres, pratiquer l'infidélité, renoncer toujours de nouveau à nos idéals. Nous ne passons point d'une époque de la vie à une autre sans infliger ces souffrances de la trahison, et sans en souffrir en retour 18• » Il faut et il suffit, d'abord, à l'esprit libre, de renier ses convictions antérieures, de prendre le contre-pied de ses croyances et tendances professées naguère. Puisque, wagnérien, l'on encensait la grandeur et portait aux nues le génie, jusqu'à en faire le but unique de toute institution sur terre, la fin suprême de l'existence humaine, voire l'objet d'une obscure aspiration de la Nature elle-même et le porteur du salut uni­ versel : affranchi, on se voudra sceptique, psychologue, scruta­ teur des cœurs et des têtes, bien résolu à n'y trouver que de l'humain, trop humain, on se voudra déterministe intransi­ geant, on niera non sans acharnement toute « responsabilité » et partant tout « mérite », on ne se lassera pas de fouiller les entrailles des idoles pour montrer qu'elles ne contiennent que du vent. Puisque, wa gnérien, l'on était fanatiquement patriote, nourrissant des espoirs exorbitants quant à l'avenir de son pays, lui assignant un rôle à part dans le concert des nations, le vouant à une tâche métaphysique : affranchi, on développera une sorte de contre-patriotisme, une clairvoyance extrême pour tous les torts, toutes les tares et tous les ridicules de son peuple, on épluchera son passé dans un esprit de récrimination et de blâme, sinon de dénigrement. Puisque, wa gnérien, l'on se lais­ sait aller à idéaliser la femme et tout ce que la vie offre de féminin et de flou : affranchi, on se convertira aux vertus exclu­ sivement mâles, on traitera le sexe faible avec toute la hauteur voulue, on flairera la « -femme » dans bien des domaines où d'autres ne s'en seraient point avisés - par exemple, dans la musique 111 - et on ne manquera pas d'en tirer les conséquences nécessaires. Puisque, wagnérien, l'on se grisait d'une confuse métaphysique où l'art et la religion se trouvaient intimement

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liés, assimilés, compris dans une même ardeur et un même espoir : affranchi, on ne verra qu'enfantillage et oiseuses paroles dans toute métaphysique, et dans l'art et la religion des exci­ tants suspects ou franchement dangereux, qui ne conviennent plus à une humanité adulte, on prônera, en revanche, la science, les lumières, le progrès. En un mot : puisque, wagnérien, l'on était éperdument romantique, - affranchi, on se fera résolument, agressivement anti-romantique ; on adoptera l'optique des moralistes aux désillusions professionnelles ; on fera des Maximes un cheval de bataille contre Parsifal. Une fois engagé dans la voie de la négation, dans le parti­ pris de contredire et de démasquer, il devient difficile de s'arrê­ ter. On ne tarde pas à s'apercevoir que tout fait comme toute idée, et toute valeur comme tout usage, ont leur envers, caché, et pour cause, aux regards ordinaires. On découvre même que cet envers-là est éminemment intéressant - sinon beau, ni rassu­ rant - que l'esprit y trouve une mine d'observations origi­ nales et d'aperçus neufs. Dès lors, on ne se retient plus dans là tendance, d'autant plus irrésistible qu'elle est plus périlleuse, à « tourner à l'envers les valeurs habituelles et les habitudes valorisées 20 ». L'esprit libre se méfie. Il a pour devise : « Autant de méfiance, autant de philosophie n. » Sa pensée soupçonneuse se meut en quelque sorte à rebours de la pensée commune ; ses opinions évoluent au plus près des opinions reçues ; à chaque préjugé coutumier, il oppose un jugement contraire. Qu'il s'agisse de philosophie ou de politique, de théorie ou de pratique, il est essentiellement en opposition. Il y a là une attitude ou une manière de réagir qui devient chez lui quasi automatique, et qui le conduit quelquefois à d'étranges extravagances. C'est ainsi - pour ne citer qu'un exemple où ce réflexe apparaît dans sa simplicité presque comique - c'est ainsi qu'à l'encontre de la tendance courante à tenir la mémoire pour une « faculté » de l'être pensant, l'esprit libre en vient à la considérer comme une « contre-faculté » s'opposant à une faculté primordiale d'oublier 112• Pour un peu, il eO.t défini la faculté de se tenir debout comme une contre-faculté de celle, primordiale, de tomber. Ces renversements de perspective, ces propos délibérément hérétiques, sont moins plaisants, sans doute, mais encore beaucoup plus prenants, plus profondément curieux, en ce qui concerne des sujets qui tirent davantage à conséquence, comme la morale ou la vérité. Fidèle à son caractère d'antipotù .ou d'inversé 13, l'esprit libre n'aura de repos tant qu'il n'aura pas essayé de toutes les visions les plus contraires aux habituelles,

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généralement admises, agréables aux âmes médiocres et aux esprits moyens. Il appelle ce procédé « transmutation de toutes les valeurs ». Bravant des traditions immémoriales, il s'enhardit jusqu'à saper les fondements mêmes du « monde intelligible » ; avec un lugubre plaisir il met à jour toutes les erreurs prémé­ ditées et les savantes mystifications sur lesquelles repose ce monde et qui ont fait aux notions du Bien et du Mal s'incruster ineffaçablement dans l'esprit et jusque dans la chair des hommes. C'est au nom de la vérité qu'il entreprend cette étonnante mise au point. Mais bientôt, entraîné comme malgré lui sur la pente de la méfiance et de la dépréciation, il suggère, avec une sorte de terrible espièglerie : « Il va falloir, pour une fois, remettre en cause la valeur de la vérité, expérimentalement H. » Cette expérience réussit, mieux qu'on n'e'llt pu le penser. Aussi s'interdit-il désormais, et interdit-il aux autres, la servitude dµ vrai : « Ceux-là sont encore bien loin d'être des esprits libres : car ils croient encore à la vérité 25• » Parvenu enfin au faîte de sa liberté vertigineuse, il proclamera, effrayé par sa propre audace « Rien n'est vrai, tout est permis 26 ! » Ce serait peu que de s'attaquer, dans l'abstrait, aux convic­ tions courantes et de polémiser contre telle ou telle autre doc­ trine : encore faut-il extirper du plus profond de soi les habitudes d'obéissance et de respect qui composent notre être même car « l'homme est un animal vénérateur 27 ». Aatant de vénéra­ tion, autant de bêtise - ou, pis encore : autant de mensonge. Pour s'affranchir de. ces entraves intimes, pour « expier les mille mensonges de celui qui révère as », il convient de s'imposer une discipline intellectuelle sans merci. Généralisée, cette sorte de contre-éducation s'applique à toute habitude : car toute habitude, tendant à se solidifier, fait obstacle à la mobilité essentielle de l'esprit. « Toute habitude ourdit autour de nous un réseau toujours plus solide de fris d'araignée ; et bientôt, nous nous apercevons que les fils sont devenus des lacs et que nous-mêmes restons au milieu, comme une araignée qui s'y est prise et qui doit se nourrir de son propre sang. C'est pourquoi l'esprit libre hait toutes les habitudes et les règles, tout ce qui dure et devient définitif, c'est pourquoi il déchire, avec douleur, le réseau qui se renoue toujours à nou­ veau autour de lui ; quoiqu'il doive souffrir en conséquence de bien des blessures petites et grandes, car c'est de lui-même, de son corps, de son âme qu'il doit arracher ces fils. Il lui faut apprendre à aimer là où il haïssait, et réciproquement. Même il ne doit pas lui être impossible de semer les dents du dragon sur le champ même où sa bonté, naguère, épanchait ses cornes d'abondance 29• » - Tout ce qu'on préfère est une limite ; tout ce

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qu'on regrette est un piège ; tout ce à quoi on tient, nous tient. Aussi, plus on se sent attaché à quelque être ou quelque chose, plus inexorable se fait · l'obligation de le sacrifier sur l'autel de la liberté. « Ne pas rester accroché à une personne : dût-elle être la plus aimée - toute personne est une prison, et aussi un « coin ». Ne pas rester accroché à une patrie : dût.elle être dans la plus profonde détresse et avoir le plus grand besoin de secours - il est déjà moins difficile de délier son cœur d'une patrie victorieuse. Ne pas rester accroché à une compassion : dût-elle avoir pour objet des hommes supérieurs dont un hasard nous a dévoilé le rare tourment et le désarroi. Ne pas rester accroché à une science : dilt-elle nous leurrer de trouvailles précieuses P.armi toutes et qui nous semblent réservées tout exprès 30• >> ttre esprit libre, c'est avoir passé par tout et savoir se passer de tout, sans jamais consentir à fixer sa demeure, ni à s'arrêter dans sa course; c'est « avoir été chez soi dans bien des provinces de l'esprit, ou du moins y avoir séjourné en hôte; avoir toujours su s'évader des coins obscurs et douillets où semblaient devoir nous confiner une . prédilection ou une pré-détestation; notre jeunesse, notre origine, le hasard des hommes et des livres, ou même les lassitudes de nos pérégrinations; c'est regarder d'un œil méchant les appâts de la servitude qui se dissimulent dans les honneurs ou l'argent ou les fonctions publiques ou les enthou­ siastes transports des sens; c'est savoir gré même à la privation et aux vicissitudes de la maladie, parce qu'elles nous ont tou­ jours délivrés de quelque règle et du « préjugé » qu'elle suppose ; c'est être reconnaissant envers Dieu, le diable, le mouton et le ver qui sont en nous; curieux jusqu'au vice, chercheurs jusqu'à la cruauté 81• » ttre esprit libre c'est répudier toute11 les croyances et tous les devoirs, sauf la foi en la liberté même et cet ultime devoir du dégagement perpétuel; ·c'est renier et se renier indéfiniment, c'est immoler chaque jour sa veille ; c'est se défaire de toute inertie, de tout regret et remords, c'est « progresser d'une opinion à l'autre, au travers des partis chan­ geants, en noble traître de toutes les choses qui peuvent jamais être trahies 32 ». Ce traître généreux est une sorte de Don Juan intellectuel. Il sait que non seulement en amour, mais aussi dans la connais­ sance, la aeuù vict.oire est la fuite. La constance, pour lui, signi­ fie diminution. La fidélité lui serait fatale. L'arrêt eat sa ruine. Il connaît que vivre avec quoi que ce soit d'autre que lui, c'est mourir avec cela même, en cela même; que le seul moyen de persévérer supérieurement dana l'être c'est de s'y soustraire autant qu'on peut. Du bonheur, il ne retient que la promesse. Du réel, il n'extrait que la quintessence la plus précieuse, la

N;etzsclte et l'aléry plus subtile, la plus enivrante : le possible. Aspirant à une diapo• nibilité universelle, jaloux de ses chances comme d'autres le sont de leurs réussites, il entend garder intact l'empire du virtuel et ne redoute rien davantage que de se commettre dans l'irréversible. Il préfère le crédit à la propriété, et la puissance à l'acte. Ainsi, il vit mille vies au moyen d'une seule, épuise mille expériences possibles à la faveur d'une expérience qui se réserve toujours. Ce donjuanisme, à vrai dire, suppose une âme trempée. Car refuser de s'engager dans une entreprise définie, et par là bornée, c'est s'exposer à toutes les tribulations d'une existence en suspens, à toutes les affres de l'éloignement et de la solitude. Mais il y consent, et son ardeur altière emprunte la voie de l'effort et de la privation, non celle de faciles délices. De plein gré, l'esprit libre adopte le mode de vie le plus effacé, le plus dépouillé qui soit. Il se fait « errant et fugitif 33 », dans la vie aussi bien que dans la pensée. Il ne s'installe que dans le provisoire. C'est un esprit sans feu ni lieu, un « nomade intel­ lectuel M •· L'ordre de l'avoir lui est étranger, car « la possession possède » ». Il découvre jusque dans le langage, dans des tours tels ·que « j'ai été », « j'ai vu », cet esprit possessif qui est une forme de servitude. Prétendre avoir encore ce qui ne se loge que dans le passé, c'est-à-dire nulle part : quelle étrange aberra­ tion "! - Et pourtant, n'est-ce pas par là que l'ordre de l'avoir rejoint celui de l'être? Ce que nous sommes, ne le sommes-nous pas en vertu de ce que nous filmes, - notre substance de quoi est-elle faite sinon de résidus qui la joignent et raccordent au passé? Et le langage n'est-il pas le modèle même de cette dépen· dance originelle? N'�st-ce pas lui qui réussit ce paradoxe des paradoxes ; d'être un passé présent, une pluralité et unicité conjuguées, le dépôt d'innombrables existences qui ne se réalise jamais que par une seule d'entre elles, un réseau ourdi par autrui, tramé par ce qui n'est plus, et dans les mailles duquel tient le Moi actuel? Mais cette première et dernière sujétion sans laquelle la pensée s'ignorerait elle-même, l'esprit libre y répugne encore. « Chaque mot est un préjugé », déclare-t-il 37, et il sent qu'il n'aura pas atteint à l'entière autonomie tant qu'il restera prisonnier de l'enchevêtrement immémorial d'idées préconçues et d'erreurs invétérées que conserve la contexture du langage. En vérité, l'entreprise de l'esprit libre revient à rien de moins qu'à rompre toutes les attaches qui le relient à ce dont il pro­ vient - ou; comme il dit lui-même, à c s'amputer de son passé 38 ». Si, dans son acception habituelle, la liberté consiste à di&poaer - tù plru�un avttnir• égahment pouiblu - c'est là une défini• tion qui vaut .ce que valent les définitions en pareille matière il faudrait ajouter immédiatement, pour ce qui est de l'esprit

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libre : ET de plusieurs passés également possibles. Sa volonté ne saurait se contenter de ce qui gît en aval du Temps : elle veut remonter sa pente, refaire son cours jusqu'à la source, pénétrer jusqu'aux entrailles du monde. La substance même des choses doit lui céder. Changer ce qui est par rapport à ce qui i.era, c'est un projet trop superficiel : le changer par rapport. à ce qui fut, voilà la grande affaire. L'authentique, la totale liberté serait une liberté rétroacti11e. Et elle s'exercerait non seulement sur soi, mais encore sur autrui, elle engloberait enfin le monde entier. Zarathoustra s'écrie : « Délivrer ceux qui sont passés et trans­ former tout fait accompli en fait de ma volonté propre : c'est cela seulement que j'appellerais rédemption 39 ! » Déli11rerP RédemptionP Ce sont des termes qui donnent à la liberté de l'esprit une valeur et une tonalité qu'on ne lui eftt guère supposées, de prime abord. Mais cette évolution de l'esprit de dégagement vers des aspects toujours plus globaux, et cette mutation qui, enfin, le fait passer à la transcendance, obéissent sans doute à la logique des choses - ou, du moins, à c�rtaine logique du désir. L'émancipation se change finalement en déli­ vrance, l'indépendance se convertit en salut - et l'esprit libre en âme rédimée. Rien d'étonnant alors que les deux idoles suprêmes qui hantent la dernière pensée de Nietzsche : la Morale et la Vérité, ne s'évanouissent point à la simple auscultation par le « marteau II interrogateur du philosophe. Il y faut bien autre chose pour que la délivrance soit vraiment consommée : il y faut un « rédempteur '° ». On ne s'étonnera pas non plus de voir qualifié d'esprit libre quelqu'un dont, à première vue, on ne se serait peut-être pas avisé qu'il méritât ce titre : Jésus de Nazareth 41• Libre, léger, dédaigneux de tout ce qui peut contrarier son élan vers les altitudes, rejetant tout le lest de la condition humaine, s'élevant à des hauteurs toujours plus étendues, les dépassant vers des espaces encore plus ouverts, planant enfin au-dessus de tous les horizons, au-dessus du monde et du temps , au-dessus de lui-même, - tel apparaît l'esprit libre à son propre désir. Au-dessus : c'est le mot-clef qui le caractérise parmi tous, qui contient son essence même. Il y a chez Nietzsche toute une gamme d'expressions qui déclinent dans des sens très variés cette supériorité préétablie, le • surhomme » n'en est que le paradigme le plus connu. Il y a, dès un âge très précoce, la singulière formation sur-ciel; il y a, par une sorte de symétrie, la sur-terre, le sur-tem]'8, la sur-espèce ; il y a la aur-domination comme le aur-bonhsur, la sur-forC6 ëomme la sur-bon.U, apparte­ nant toutes au sur-héros qui affronte le aur-clragon; à côté du surhomme, il y a la sur-Mie; il y a même le sur-humour '3• Cette

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apothéose qui s'opère à la faveur d'une simple préposition transfigurant le monde en sur-monde - bien avant que la sur­ réalité ne soit découverte - mérite un intérêt tout spécial chez qui est attentif aux « naissances latentes » des idées. Se détacher de tout, couper toutes les amarres de son exis­ tence, être au-dessus de tout, c'est pour certains un besoin impérieux, une exigence de leur orgueil le plus intime, et une forme de bonheur non-pareil. C'est aussi un péril, un écueil, objet d'une horreur sans égale et source d'une angoisse à la mesure du monde. Écoutons Nietzsche : « Nous avons quitté la terre, nous nous sommes embarqués ! Nous avons brisé les ponts, bien plus, nous avons brisé la terre derrière nous ! Eh bien, petit navire ! Prends garde ! A tes côtés s'étend l'océan : sans doute ne hurle-t-il pas toujours et parfois s'étale­ t-il, soyeux et doré, comme un rêve de bonté. Mais des heures viendront où tu connaîtras qu'il est illimité et que rien n'est plus effrayant que l'infini. Hélas, pauvre oiseau qui te sentais libre : tu te heurtes maintenant aux barreaux de cette cage ! Malheur à toi si le mal du pays te saisit et què tu regrettes la terre, comme si là-bas il y avait eu plus de liberté, car voici qu'il n'est plus de 'terre' 43 ! » L'oiseau qui se heurte à l'infini comme aux barreaux d'une cage : peut-on mieux illustrer l'ambivalence d'ouverture et de fermeture qui joue dans l'idée de la libération? Par un renversement subit du pour au contre, la cloche de l'espace se fait imperméable, étouffante ; les lointains se resserrent inexorablement autour du regard ; l'étendue est un piège, l'infini une prison - et l'esprit reste captif de sa liberté ! Alors, il se sent envahi par un regret sans nom, par une « nostalgie d'aucune patrie 44 ». Nulle Ithaque promise à cet Ulysse aux abois ; nulle patiente Pénélope au bout de ces che­ mins à travers la « mer stérile »; nul fils qui prendra la relève. Seule l'immortalité l'attend, il le sait, à l'issue de ses épreuves : mais c'est une amante sans douceur. Le complexe d' Ulysse existe-t-il, est-il admis et reconnu en due forme? Ce n'est pas l'endroit ici de le proposer à l'attention des spécialistes, à supposer qu'ils n'aient point encore exploré ce terrain. Mais il e11t bien certain que, chez Nietzsche, on est en présence de quelque chose de ce genre. Le thème de la nostalgie sans espoir ou, plus exactement, du retour impossible, domine déjà ses poésies d'enfance, se combinant d'ailleurs avec celui du père trop tôt perdu. Son jeune lyrisme èncore peu assuré de lui-même s'y attarde avec on ne sait quelle complaisance profonde, et il lui arrive alors de trouver des accents d'une émotion vraie et pure qui s'élève

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jusqu'au chant, - en contraste remarquable avec les insipi­ dités et les maladresses de la plupart de ces productions juvé­ niles. A l'appel des lointains, à l'horreur du « coin » étriqué, à l'aspiration vers l'inconnu et à la tendance à brûler ses navires, répond toujours chez lui ce désir opposé d'un retour vers quelque bonheur primitif, d'une intimité toute close, toute chaude, toute repliée au sein d'une nuit maternelle. Semblablement, à l'appel de la solitude, à l'esprit de refus et de retranchement, répond le désir de communion, de soli­ darité, de sympathie simple et entière entre « amis », entre « frères ». Que serait l'évangile de l'esprit libre s'il ne trouvait pas à qui le prêcher et que personne ne se convertît à la liberté? Que serait sa conviction s'il n'arrivait pas à la propager de par le monde? - Peu lui chaut que cette conviction cpnsiste précisément à n'en avoir aucune, et surtout à n'en accepter aucune étrangère : c'est là la partie théorique de sa doctrine, indispensable certes, mais insuffisante. En pratique, l'esprit libr� ne saurait se passer d'une collectivité qui supporte son individualisme et d'une communauté qui soutient sa solitude. Aussi, Nietzsche ne cesse-t-il pas de parler de « nous autres esprits libres >>, comme s'il se vc;>yait déjà entouré d'une pha­ lange de compagnons unanimes dont le zèle épars ne demande qu'à être coordonné, organisé par ses soins '5. Il se dit avide d'hommes « comme un corsaire 46 » ; il rêve d'un « ordre des hommes supérieurs 47 »; il veut fonder le « monastère idéal 48 ». Les dimensions envisagées pour cette compagnie de cheva­ liers francs-penseurs varient depuis la petite troupe du j ardin d'Épicure 49 et jusqu'à une organisation internationale grou­ pant des millions d'adhérents 60• Les livres de Nietzsche seront les catéchismes et les bréviaires de la nouvelle foi. Et un jour, tel Moïse au mont Sinaï, le grand immoraliste législateur rédige, à l'usage de ses « nomades intellectuels », un nouveau décalogue 61 • Comment démêler les ambiguïtés affectives qui tissent la pensée? - L'abatteur d'idoles au marteau implacable, qui enseigne que la vie sur terre a été assombrie et infectée par les maléfices des religions et des métaphysiques - voire qu'elle risque d'en périr, - lui qui ne sait rien de plus urgent que de délivrer l'humanité de ce fléau millénaire, - lui­ même est mortellement atteint par la disparition de ce fléau et « soupire après l'homme qui lui ramènerait la bien-aimée perdue, religion ou métaphysique, peu importe le nom 52 ». Le psychologue qui dépense des · trésors d'ingéniosité pour prouver c l'innocence du devenir », afin de se donner à lui­ même « le sentiment de son irresponsabilité parfaite 63 », qui

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N iett.�che et Valéry

cultive l'égoïsme, de peur de « sombrer dans les choses " », qui se veut « volage 56 », ennemi juré de l'esprit ds pssant6ur, dansant gur de « légères cordes du possible 68 », enfin oiseau éperdu dans l'espace grand ouvert : lui-même finit par se sentir responsable des destins du monde entier ; rien ne lui inspire autant d'horreur que « la mer des fluctuations lumi• neuses du devenir éclairci 67 » ; rien ne lui semble désirable comme de « s'unir aux choses 1i8 » ; et cet être ailé s'enfonce toujours plus avant dans d'accablantes profondeurs, il se voue à un travail souterrain, il creuse des galeries dans le sous­ sol glissant des choses humaines 69• Ce philosophe qui « ne désire rien davantage que de perdre chaque jour quelque rassurante croyance et qui cherche et trouve son bonheur dans cette libération de l'esprit progressant de jQur en jour », avoue en même temps que ce bonheur lui pèse atrocement « peut-être même que je yeux être esprit libre encore plus que je ne puis l'être 80 ». Ce transmutateur de toutes les valeurs qui se dit « l'esprit le plus indépendant de l'Europe 61 », confesse qu'il a « l'âme la plus asservie 62 ». - La liberté· de l'esprit se présente ainsi dans une ambivalence essentielle. C'est un rêve et un impératif, une promesse et une défense, une volupté et un sacrifice. C'est un défi et une profession de foi, une forme de repliement sur le Moi et une formule de ralliement, un cri de guerre. C'est le suprême bien, et la suprême tentation. Il semble bien, au demeurant, que cette liberté de l'esprit soit essentiellement instable, qu'elle tende, de par son prin­ cipe même, à sa propre négation. Née de la contradiction, elle paraît devoir en périr. Car tant qu'elle s'oppose à quelque servitude, elle en dépend encore, elle en est encore une. Tout iconoclaste est un idolâtre qui, bien souvent, s'ignore. Que s'il s'aperçoit de cette idolâtrie à rebours et qu'il veuille encore s'en affranchir, il lui faut alors renoncer à l'idole de ia liberté elle-même. Mais la liberté de la liberté, ou liberté à la puissance seconde, où il aurait accédé ainsi, - il ne s'y serait haussé qu'à force d'une idolâtrie à contre-rebours qu'il fau­ drait abolir à son tour, afin d'atteindre la liberté de la liberté de la liberté - et ainsi de suite, jusqu'à des libertés toujours plus élevées, lesquelles, se répercutant pour ainsi dire les unes sur les autres, se perdent bientôt dans l'absurde. Nietzsche n'ignorait pas cette ironique fatalité. « D'abord, on s'évertue à s'émanciper de ses chaînes, et finalement il faut encore s'émanciper de cette émancipation », écrit-il 63• Et à la longue liste des servitudes à fuir, il ajoute celle-ci, la dernière : « Ne pas rester accroché à son propre détachement, à cette volupté de tout ce qui est lointain et étranger, que

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connaît l'oiseau . qui s'envole toujours plus haut, pour voir toujours plus de choses au-dessous de lui, - le péril de l'être volant 64• 111 A-t-il su lui-même éviter ce péril? En définitive, il est impossible de saisir cette liberté de l'esprit autrement que par l'élan même qui la dérobe à toute fixation. Elle n'existe que pour autant qu'elle se précède elle­ même et qu'elle fuit la pensée. Mais, n'est-elle pas en ceci pareille à la pensée elle-même, fuyant devant son ombre, présente sur la face mobile de deux absences jumelles, où s'échange indéfiniment ce qui n'est pas encore contre ce qui n'est plus ?

Il

Les données, chez Valéry, semblent bien différentes, au départ. Sa liberté de l'esprit ne laisse pas apercevoir d'emblée ses origines de . refus et de révolte juvéniles. Certes, lui aussi a subi l'ascendant d'un Maître religieusement révéré ; lui aussi a déserté par la suite les lieux de ses premières idolâ­ tries ; lui aussi a connu, épousé, abandonné cette conception esthétique de l'univers où semblaient se réfugier les dernières survivances de très anciennes aspirations humaines - ce culte prêt à hériter de l'ardeur vouée jadis à l'au-delà et qui glorifiait l'Art en tant qu' « explication orphique de la Terre 66». Mais Valéry n'a jamais renié, pour autant, le culte du Maître lui-même. Pendant toute sa vie, il ne cesse de lui témoigner une fidélité empreinte d'admiration et de reconnaissance, et dans les nombreux écrits qu'il consacre à sa mémoire, pleins d'une noble retenue, mais aussi de sollicitude profondé­ ment attentive, il en célèbre l'autorité en des pages où la pensée rejoint l'émotion. Le rapprochement entre l'auteur d'Hérodiade et celui de la Valkyrie ne laisse donc pas de paraître incongru, dût-il ne concerner que leur qualité d'aîné et de Maître. Au contraste qui les oppose semble répondre celui entre leurs disciples, et entre leurs rapports réciproques. Pour en donner le ton, il suffit de citer les propos de Nietzsche et de Valéry à l'occa­ sion de la mort du Maître. Les voici : - c< Cela va de nouveau, à présent, et je crois même que la mort de Wagner a été le soulagement le plus essentiel qui e-0.t pu m'être procuré main• tenant. [... ] En ce qui concerne le Wagner authentique, je finirai bien par être son héritier, pour une bonne part. [ ... ]

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J'ai senti, l'été dernier, qu'il m'avait enlevé tous les hommes, en Allemagne, sur qui il ne serait pas tout à fait vain d'agir 86• » - « Ce me fut un de ces coups de foudre qui frappent d'abord au plus profond et qui abolissent la force même de se parler. Ils laissent notre apparence intacte, et nous vivons visible­ ment ; mais l'intérieur est un abîme. Je n'osais plus rentrer en moi où je sentais les quelques mots insupportables m'attendre. Depuis ce jour, il est certains sujets de réflexion que je n'ai véritablement jamais plus considérés. J'avais longuement rêvé d'en entretenir Mallarmé; son ravissement brusque les a comme sacrés et interdits pour toujours à mon attention 67 • » Seulement, cette confrontation, toute « objective » qu'elle soit, pèche par un excès de netteté. Il faudrai� la nuancer considérablement, en évitant tout parti-pris et en tempérant la tendance à se méfier, chère à Nietzsche et à Valéry eux­ mêmes, par la tendance complémentaire à la compréhension introspective, qui leur fut également propre : et à force de nuancer, on finirait presque par éliminer le contraste. Nietzsche, on le sait, a parlé aussi de « l'heure sacrée où Richard Wagner mourut à Venise 68 » ; ce fut l'heure même qui vit · naître Zarathoustra, son J. Un psychanalyste, sans doute, aurait son mot à dire sur cette image inopinée. Dans un texte ultérieur, Valéry se livre lui-même à. l'analyse d'un cas tout analogue ; les lumières qu'il y apporte rejaillis­ sent largement sur sa propre« situation ». Il s'agit de la riva• lité entre Pascal et Descartes. A en croire l'auteur de Variété, la « jalousie atroce » de Pascal envers son aîné. aurait été au « commencement de son entreprise de destruction générale des valeurs humaines 79 >>. Valéry ajoute : cc Il est des rivaux

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si redoutables qu'on ne les peut ravaler qu'en rabaissant toute l'espèce. » - C'est le propre de pareilles conjectures psycho­ logiques d'être toujours doublement révélatrices : à l'égard de leur auteur non moins qu'à l'égard de leur objet. On ne peut se défendre de penser que la « destruction générale des valeurs » entreprise par Valéry lui-même eut des motifs sem­ blables à ceux qu'il prête à Pascal. Il lui fallut ravaler en bloc les Lettres, ainsi que toutes · les u choses vagues », pour avoir raison de ce Seul de qui la supériorité à jamais inégalable mettait en échec sa jeune ambition. Celle-ci s'avance dès lors en , une carrière hasardeuse. Car elle n'aura pas connu ces fécondes servitudes qui, tout en bridant l'élan spirituel, lui donnent de. l'assurance et mûris­ sent sa vigueur. Emancipée avant qu'asservie, elle n'aura pas été longuement confinée à ce « coin », clouée à cette « colonne » dont parlait Nietzsche, pour en avoir fait la doulou­ reuse et fructueuse expérience 80• Ce dernier, enfant modèle, élève exemplaire, étudiant battant tous les records d'excel­ lence, précoce et très consciencieux professeur, . avait . passé par tous les stades de la discipline, de la respectueuse soumis­ sion, de l'assujettissement moral, intellectuel, affectif, avant d'en venir à une existence délibérément « intempestive » et de ne plus obéir qu'à son génie vagabond. Il avait subi toutes les contraintes et supporté toutes les charges qui exercent sur l'esprit et le caractère d'un homme leur action forma­ trice - et déformatrice - : qui, pour parler comme Nietzsche lui-même, l'encombrent d'une « bosse 81 ». Nulle « bosse » chez Valéry. Nulle, si ce n'est « la bosse de l'étonnement 11 ». La formation et les déformations d'ordre professionnel ou autre, telles que les impose l'activité parmi les hommes, il les a éludées. « Pas de 'profession', ni 'spécia­ lité', ni 'aptitude' 83• » Hors la littérature, tôt condamnée, il ne connaissait par la pratique aucun domaine d'activité ou de recherche. - La philosophie? Il semble bien qu'elle ait éveillé chez lui quelque curiosité, et qu'il ait fait quelques lectures. Mais cette curiosité n'allait pas bien loin, et ces lectures devaient être fort distraites, à en juger par les allu­ sions aux philosophes qui se rencontrent çà et là dans les Cahiera. En somme, la philosophie en tant que discipline lui était étrangère. Il ne l'abordait que sachant déjà ce qu'il fallait en penser. - Et les sciences? Personne n'ignore quel rôle elles étaient appelées à jouer dans l'économie intellec• tuelle de Valéry. Pourtant, force est bien d'admettre qu'il les estimait plus qu'il ne les connaissait, et que cette connais­ sance devait être assez -indirecte. Quelques lectures d'ouvrages

La liberté de l'esprit generaux, quelques visites à tel amphithéâtre ou tel labora­ toire procurent certes à l'esprit de grandes satisfactions : elles ne peuvent guère lui donner du monde scientifique qu'une vue superficielle. - Et les mathématiques? Ici, à regret, il faut abolir une légende : celle de Valéry r mathématicien », du poète qui, dans sa solitude, commande à toute la cohorte d'abstractions si rébarbatives et enchanteresses pour le pro• fane, depuis les petits lutins familiers des sinus et des loga­ rithmes et jusqu'aux démons majeurs des « ensembles trans­ finis », des « matrices », des « tenseurs ». Non. Valéry n'était pas mathématicien, - à moins qu'on veuille définir comme « mathématicien » un homme qui s'intéresse aux mathéma­ tiques et, quelquefois, en parle avec bonheur. Les fragments de calculs qu'on trouve disséminés en grand nombre dans les Cahiers n'ont, sauf exception, aucune signification mathéma­ tique ; ce sont des jeux de chiffres et de symboles qui ne visent à rien et ne mènent nulle part. Valéry se dit du reste lui­ même « tout au plus un admirateur et un amant malheureux de la plus belle des sciences 11& ». Bref, au moment où il s'engage dans son aventure spiri­ tuelle, Valéry n'a, dans l'ensemble social, aucune place « nor­ male », aucune responsabilité spécifique, et dans l'ensemble des activités humaines aucune portion nettement prospectée, appropriée. Lui, de qui la pensée sera dominée par l'idée du faire, ne possède à fond aucune technique. C'est un dur métier que d'être dilettante ! Il faut à chaque instant suppléer aux insuffisances qu'on se connaît, par des compensations de l'orgueil seul. La supériorité ne se recon­ quiert qu'en passant de la défense à l'attaque : ici, l'arme du mépris entre en jeu. Quelle subtile vengeance contre le monde, témoin de notre impuissance, qui détient, lui; tous les sésames de vie et de pouvoir; quelle ruse, quel triomphe intime, que de réduire à néant toutes ses splendeurs, par un simple mou­ vement mental ! Il suffit d'ajuster son regard d'une certaine façon ; il suffit de pratiquer, dans la solitude, cette sorte d'al­ chimie à l'envers qui change l'or en poussière, les grandeurs en futilités, les désirs en dégodts : et voici l'équilibre rétabli entre le moi et le monde. Mais laissons la parole à · Valéry lui-même. « Je remplaçais l'envie par le mépris 15• » « Mon mépris tient plus de place que Paris 86• » • Il faut connaître beaucoup de gens - afin de ne pas mépriser dans le vague 87 • » « Thème du pouvoir. Agrandissement du pouvoir silencieu­ sement. Le seul but étant peut-être le mépris compétent 88• » Au besoin, le plus souvent, on est bien obligé de se contenter du mépris seul, sans la compétence. La république des Lettres

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et l'autre République, et l'argent et l'amour, et la gloire et le u génie », tout passe par là, sans pardon. La politique de l'esprit est, à bien des égards, une politique du mépris. Cet esprit libre-ci, leste, sec, urbain, ne se berce guère d'illu­ sions, et ne les regrette point. Naturellement porté à prendre ses distances, il n'a, semble-t-il, pas trop de peine à cc délier son cœur ». Ce n'est pas lui qui chanterait ses amours perdues et ses défuntes vénérations. Dès l'âge de vingt ans, il se résout à « décréter toutes les Idoles hors la loi 89 »; idole étant non seulement l'objet d'un vague intérêt collectif, où conver­ gent des espérances et des superstitions, des craintes et des convoitises statistiquement distribuées, mais aussi « tout ce qui dure, se survit; oublie ses conditio.ns, s'imite 90 » : tout ce qui prétend se soustraire au flux universel des phénomènes mentaux. C'est une fort curieuse inYersion qu'on peut observer, à ce propos, chez Valéry, par rapport à Nietzsche. Tandis que celui-ci considérait l'esprit comme une « structure à l'image de la société 91 » et transposait le mode d'existence collective jusque dans les données du Moi, en faisant s'altronter dans son for intérieur « les esprits libres » et « les esprits enchaînés », comme dans une arène publique, pour prendre parti dans le débat, et pour y arbitrer, Valéry au contraire conçoit la société à l'image de l'esprit : l'ordre et le désordre et leurs échanges perpétuels qu'elle supporte et qui la constituent, lui semblent refléter ce monde intérieur essentiellement instable dont il cherche à dégager les lois ; et assemblée au fond d'une salle de théâtre, sa multiple présence figure, aux yeux du poète, l'insaisissable sujet même de l'attention - la conscience. Cette image du théâtre paraît répondre à une des constantes essentielles de la pensée valéryenne. On la · voit apparaître dès la Soirée aYec Monsieur Teste, dont le héros d'ailleurs lui doit son nom 92• Elle domine, dans une perspective symbo­ lique plus approfondie et plus nettement marquée, la longue évocation de la conscience pure qu'offre Note et Digression 93• On dirait qu'elle est implicitement contenue dans tous les propos de Valéry où se fait jour sa conception de l'esprit. C'est là comme une donnée de base où s'arrête sa réflexion puisqu'elle en procède,. quelque chose d'indiscutable, de définitif, de suprêmement intelligible : quelque chose que, pour parler comme Descartes, l'on « voit très clairement) ». C'est là une de ces images claires et distinctes qui autorisent et guident la pensée. Appliquée à ce modèle de référence, la liberté de l'esprit apparaît sous un jour tout intérieur. C'est la faculté, et la

La liberté de l'esprit nécessité, de se tenir, en quelque sorte, à égale distance de toutes · les représentations qui animent le théâtre interne, mises en scène par on ne sait quelles . ressources de vie. C'est la tendance à les réduire toutes à leur -valeur de spectacle, à les considérer, quelles qu'elles soient, et quel que soit leur attrait ou leur menace, leur puissance de bonheur ou d'acca­ blement, sous leur aspect strictement passager, provisoire, comme combinaisons éphémères et cas particuliers obéissant à la loi qui fixe l'esprit en face de ses objets, mais en face de l'esprit ne fixe rien. Sensations, idées, souvenirs, devoirs, œuvres, projets tout ce qui tend à s'implanter au détriment de la disponibilité générale de l'esprit, à l'immobiliser dans une attitude d'anti­ cipation ou de repos, à l'enchaîner à une de ses parties, ce sont pour lui autant d'occasions de chute et de ruine. ppo­ sées dans la valeur du futur; peut-être toutes les valeurs, en tant que valeurs, comportent-elles de telles ambivalences. De toute manière, l'idée de l'avenir, comme d'autres idées valori­ sées, n'est pas seulement une idée. Valéry répète à plusieurs reprises cette saisissante formule : « Voir c'est prévoir 7• » Il dit encore : « L'avenir est la parcelle plus sensible de l'instant 8• » On ne saurait donc admettre l'équation corollaire de celle qui avait établi l'inexistence des choses passées, en posant : ce qui n'est pas encore n'est pas. Car ce qui n'est pas encore se révèle au cœur de ce qui est, comme sa « parcelle plus sensible ». La pensée n'est pas seule à déborder l'instant présent vers le futur : la sensation elle-même la suit dans cette voie, - à moins qu'elle l'y ait précédée. L'esprit et la vie se rejoignent ainsi dans ce mouvement vers une nouveauté indéfiniment régénérée où s'engagent toutes choses de même que toutes idées. « Tout notre être, et non seule­ ment notre esprit, n'est occupé que de ce qui sera, puisqu'il ne procède que par actes, plus ou moins prompts, plus ou moins complexes. Respirer, se nourrir, se mouvoir, c'est anticiper. [ ...] L'avenir se confond en chacun de nous avec l'acte même de vivre. [ ... ] La vie, en somme, n'est que la conservation d'un avenir 11• » Elle en est aussi la conquête, la construction. Cette métamor­ phose continuelle par quoi notre être se remet au présent où transparaît le futur et qui le renouvelle tout en l'usant, n'agrée à l'esprit que parce qu'il a prise sur elle, ou du moins parce

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qu'il croit y avoir prise. Il veut bâtir la durée au lieu de la subir, et la différence entre ces deux termes, souvent si difficile à préciser, comprend tout le jeu de son acte, toute son heureuse latitude. Cette « appropriation indéfinie de l'avenir 10 »,. il• ne veut pas qu'elle soit l'effet d'une force majeure .indépen­ dante de lui et à laquelle on s'abandonne faute de pouvoir y résister : il veut la vivre comme son activité, comme son ouvrage propre. Si, malgré qu'il en ait, le passé l'a fait, c'est lui qui fera l'avenir 11• Prévoir ne serait rien, sans ce pouvoir de façonner, d'assembler et de coordonner les éléments de ce qui sera, de racheter par l'action volontaire l'action indifférente du temps, de joindre les membres épars des choses à naître, les « débris du futur », comme dit le poète, reprenant, sans y songer peut-être, l'expression du philosophe et prophète 12• Le moi aurait-il donc trouvé sa patrie, sa vraie demeure, dans l'avenir? L'avenir serait-il réellement le temps de la récon­ ciliation, de l'harmonie retrouvée, de l'heureuse unanimité entre l'esprit et la vie, - une sorte d'âge d'or, plus proche du désir que l'ancien, puisqu'il reste toujours à l'état' d'imminence? L'acte d'anticiper, qui caractérise le présent de la conscience tout autant que celui de l'existence elle-même, ne serait-il donc que l'occasion de leur épanouissement commun et la consécra­ tion de leur solidarité? On ne peut poser la question que déjà telle réminiscence des vers de Valéry n'y réponde du fond de la mémoire. C'est cette Amère, sombre et ,onore citerne, Sonnant dan, l'dme un crew: toujour, futur 11•

C'est le reflet de cet ennui transparent où se voit la Jeune Parque en prévoyant les jours qu'elle verra : L'ennui, le clair ennui de mirer leur nuance, Me donnait ,ur ma vie une fune,te avance : L'aube me dévoilait tout le jour ennemi 1'.

Plus explicites encore et d'une tournure plus personnelle sont certains propos des Cahiers : « Mon caractère le plus frappant (pour moi) est l'anticipation. Le devancement, le besoin immodéré de mûrir et d'épuiser en germe le moindre indice. Je ne puis voir un grain sans jeter au feu le tronc d'arbre. Essentiellement plus vite que les violons. Détestablement. Je prends conscience prématurément, immodérément, et par là je ne suis qu'une partie de l'être 15• » Voici donc, au lieu du futur heureux, le futur malheureux, pour parler comme Gaston Bachelard. Toutes les valeurs

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changent en fonction de ce revirement. Au lieu que le jour actuel soit enrichi par les jours quise lèveront, il en est diminué, offusqué, presque aboli. Au lieu que l'esprit et la vie franchis­ sent de concert le seuil de l'instant, ils se fixent, chacun de son côté, dans un éloignement douloureux. Au lieu que les « débris du futur », dociles à la volonté de l'être intégral, viennent composer le chef-d'œuvre d'un présent accompli, Je présent àu contraire se décompose, sous l'action du futur qui le mine. L'esprit ne guide plus : il fuit. La vie ne produit plus sa durée : elle en est consumée. Voir c'est prévoir? Sans doute. Mais aussi : « Prévoir et devoir subir le prévu, ou bien prévoir et attendre le prévu, ce sont des supplices. La prévision est incompatible avec la vie. [...] Vivre d'avance dévore. L'avenir est un poison 16• » - Tibère, person• nage préféré de Valéry et dont bien des rêveries des Cahiers font entrevoir la fi gure altière et sombre, jette à son astronome qui vient lui parler de l'avenir ce mot cruellement simple, cruellement raisonnable : « Imbécile, l'avenir, c'est la mort 17 • » Rebutée par ce masque futur qui ne lui oppose que son néant, la pensée ne peut qu'elle ne s'en détourne. Or, à se détourner de l'avenir, elle retourne, par une pente naturelle, au passé. Ce serait accepter avec trop de simplicité certains propos de Valéry que de méconnaître chez lui cette tendance. Lorsqu'il déclare, par exemple : Îe de l'organisme dans son ensemble 68• » Est-il rien de plus capti­ vant que la tentative de retraduire ce langage en ces données fondamentales : non seulement afin de connaître celles-ci, mais encore afin de pouvoir influer sur elles? On ne saurait s'étonner qu'une pensée engagée dans cette passionnante entreprise tende à oublier son propre caractère de « mimique » et qu'elle se persuade d'avoir déjà atteint la chose, alors qu'elle ne tient encore que son reflet. Le moi-esprit se manifeste donc dans une stricte dépendance du moi-corps. Son propre .rôle dans cet ensemble est plutôt effacé. Il est réduit à une sorte d'annexe ou d'auxiliaire. Zara­ thoustra ne laisse pas de doute là-dessus, dans ses célèbres propos sur la « petite raison» et la « grande raison ». Écoutons-le : « L'homme éveillé, en pleine connaissance de cause, dit : Je suis corps tout entier, et rien de plus ; et l'âme ce n'est qu'un mot désignant un je ne sais quoi qui fait partie du corps. Le corps est une grande raison, une pluralité unanime, une guerre et une paix, un troupeau et un berger. Elle sert d'outil à ton corps, cette petite raison que tu appelles « esprit », ô mon frère, de bien petit outil et jouet pour ta grande raison. « Moi », dis-tu, et tu t'enorgueillis de cette parole. Mais ce qu'il y a de plus grand et à quoi tu ne veux point croire, c'est ton corps et sa grande raison: elle ne dit pas Moi, mais elle fait Moi 811• » Quelle ingéniosité ne déploie-t-elle pas à « faire Moi », cette grande raison souveraine ! Quel n'est pas son goO.t du travestissement, pour qu'elle emprunte des formes d'expression si variées, et

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souvent si contradictoires, pour qu'elle aille jusqu'à enjoindre à la petite raison, depuis que celle-ci médite sur terre, de se méfier d'elle, d'en médire, voire de la mortifier ! Quoi qu'il en soit, le corps n'est pas seulement supérieur à l'esprit, dans la hiérarchie des valeurs transmuées : il lui est aussi antérieur. C'est en lui que la pensée trouve de quoi s'infor­ mer. C'est dans l'acte du corps qu'elle trouve le modèle de son acte, c'est dans sa structure mi-rigide mi-souple où circulent des liquides porteurs de vie et de mort qu'elle reconnaît pré­ figurée sa propre structure ; c'est dans la dualité de ses systèmes de fonctions que se mire la dualité de son propre fonctionne­ ment, pour une part superficiel et conscient, pour une autre part profond, spontané, incontrôlable. La pensée ne peut guère se concevoir elle-même qu'à l'image du corps : ell� est, si l'on peut dire, essentiellement somatomorphique. Le langage lui­ même atteste nettement ce rapport. Chaque mot, à l'origine, est une métaphore qui transpose une impression ou une impul­ sion en expression, selon les ressources mimiques du corps. Chaque phrase s'agence selon le schéma d'un petit drame dont le corps assume imaginairement les divers rôles 70• La notion même du sujet s'opposant à celle de l'objet, procède de la classique attitude du corps face aux choses, soit pour en subir l'action, soit pour agir sur elles. L'idée de la ressemblance nous est fournie par les membres similaires ou symétriques, celle de l'égalité par l'équilibre entre leurs efforts ou le rythme régulier de leurs mouvements. Et cette conception de l'unité et de l'identité dont les philosophes font si grand cas, qu'est-elle sinon le reflet d'une simple réalité corporelle? « Le fait que le chat Homme retombe toujours sur ses quatre pattes, je veux dire sur son unique patte c Moi », n'est qu'un symptôme de son unité, ou plus exactement de son union, physiolosique 71• » Enfin, tels termes à la résonance morale ou religieuse, ainsi le terme capital de la pureté, dérivent directement de données et de nécessités d'ordre physique. Chez Nietzsche lui-même, on le sait, le besoin souvent affirmé de propreté intellectuelle répond à un besoin presque morbide de propreté tout court. Il y a là un cas particulièrement probant de ce qu'on pourrait appeler la continuité entre le corps et l'esprit. Et c'est précisément de continuité qu'il s'agit. Le corps en est l'agent et le garant. Il est ce truchement universel aux ressources d'assimilation, d'imitation, d'identification infini­ ment variées, qui nous fait communiquer avec les êtres et les choses, et qui nous les donne à connaître : car la connaissance repose, elle aussi, sur un acte de communication. Toute science qui, s'éloignant de ce soubassement indispensable et de cette

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borne infranchissable que sont les données de nos sens, s'imagine atteindre quelque « réalité » indépendante, comme au-delà·· de nous-mêmes, court après des chimères et se voue d'avance à l'échec. Terme initial de toute connaissance humaine,· le corps sera aussi son terme final : « Quelle est la connaissance que l'humanité aura acquise au bout de toute son entreprise du conn�ître? Celle de ses sens ! 72 » Ainsi, le corps est le véhicule de l'Eternel Retour. Il l'est encore en un autre sens. Car le corps raccorde le moi présent au moi passé, et par delà le moi individuel à d'autres qui, à titres divers, le précédèrent et aboutirent à lui. Ses réflexes, ses modes d'agir et de réagir résultent d'une évolution immémoriale, comme se11 organes eux-mêmes, et comme les rapports de ses parties avec l'ensemble et avec l'extérieur. Il a fallu tant de tentatives indéfiniment reprises, indéfiniment variées, tant d'ajustements toujours plus précis, mieux définis, pour que se réalise enfin cette harmonie précaire entre forces et besoins, cet accord toujours provisoire du fortuit et du néces­ saire. La vie du corps perpétue ainsi dans sa durée 'd'autres durées d'avant elle et qui lui restent intérieures; sa présence est faite d'une multitude d'absences ; elle participe en quelque manière de l'innombrable réserve des vies antérieures. « Dans le corps humain, écrit Nietzsche, tout le passé le plus lointain et le plus proche du devenir organique accède encore à la vie et à l'existence corporelle : à travers lui, par-delà lui, un fleuve immense et silencieux semble rouler ses flots 73• » La vie de l'esprit elle-même n'en est que le prolongement. La conscience émerge de l'inconscient à peu près comme le présent émerge du passé. Quoi de plus tentant que de poursui­ vre le fil de cette analogie? Nietzsche s'y essaie, avec !'obstinée ferveur qui lui est propre. Il analyse la survivance d'éléments passés dans nos instincts , nos perceptions, nos démarches mentales ; il décèle un résidu d'expériences lointaines, un répertoire de tropismes et de phobies ancestrales, au fond de nos pensées et, à plus forte raison, au fond de nos sentiments, de nos penchants, de nos rêves ; il esquisse toute une théorie évolutionniste qui explique la formation des idées et des valeurs par une lutte continuelle des espèces intérieures entre elles et par la survivance des plus aptes, bref, toute une transposition du darwinisme dans la sphère du mental et du moral. A telle enseigne que, le corps humain se mirant dans le corps de l'animal frère ou aïeul, qu'il soit velu ou emplumé ou squa­ mifère, la pensée elle-même, à force de se fixer attentivement, se découvre des traits simiesques, voire encore plus primitifs. Il faudrait mal connaître l'auteur de Zarathoustra pour croire

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que pareille vision pût longtemps lui agréer. Pour un peu, il n'y verra qu'une mascarade révoltante et s'en détournera avec dégoût, non sans avoir déver11é son mépris sur le savant dont le facies semblait fait pour démontrer ad oculos la justesse de ses propres théories. Il s'exclame : « Darwin a oublié l'esprit (- ceci est bien anglais !) 74 ». Nietzsche, lui, n'a pas oublié l'esprit. Cette « petite raison » dont il est dit qu'elle n'est que l'outil et le jouet de la « grande raison » n'a pas manqué de s'apercevoir, chez lui, que c'est encore elle qui l'a dit. Car la grande raison n'a que la petite pour la représenter, et pour se représenter à elle-même. De quelque manière qu'on interroge la grande, c'est toujours la petite qu'on entend répondre. Ne dirait-on pas que, toute exiguë qu'elle soit, elle contienne l'autre en un sens, .son exiguïté même étant un ressort d'ubiquité? On a vu l'esprit à partir du corps, à travers le corps, - soit. Seulement, ce corps, on l'a vu, déjà, à travers l'esprit. Aussi est-ce l'esprit qu'il convient de considérer comme tru­ chement universel. C'est lui qui institue le dialogue entre le moi et le monde et qui établit des traits d'union imaginaires entre les êtres et les choses qui s'ignorent. C'est lui qui apprend à se concevoir au corps lui-même. Nous ne comprenons le fonc­ tionnement de notre système physique que dans la mesure où il répond à celui de notre système mental : on ne serait même pas loin de la vérité en affirmant que celui-ci sert de modèle à celui-là. Prenons le phénomène de l'assimilation, fondamental puisqu'il détermine la vie de tous les instincts. On ne saurait l'interpréter qu'en supposant à la matière une faculté quasi intellectuelle, une sorte de mémoire, et en lui prêtant une démarche analogue à celle de l'esprit: « La mémoire dans l'ins­ tinct, en tant qu'une espèce d'abstraction et de simplification, comparable au processus logique 75• » Parler d'inanimation (Einverseelung) 78 des idées et des valeurs par analogie à l'incorporation (Einverleibung) des aliments et des gestes, cela est licite, sans doute, à condition de ne point oublier que nous ne savons nous représenter cette dernière qu'à l'image de la première. Le processus de la digestion ne nous est compréhen­ sible que comme « concours de nombreux intellects 77 ». Enfin, la structure même de notre organisme ne fait que reproduire celle de notre organisation psychique : c'est une hiérarchie semblable à celle d'une société idéale 78• De même que le moi conscient est « une structure collective des instincts et des passions 79 », de même le corps est déjà « une structure collec­ tive de nombreuses âmes 80 ». lra-t�on_ jusqu'à_ dire...que l'esprit est, en quelque sorte,

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antérieur au corps? Une telle hypothèse semble trop osée.

Nietzsche, cependant, ne recule pas devant elle. Invertissant presque littéralement . l'adage scolastique Nihil in inteUectu quod non fuerit in sen&u, il dit : « L'intellect semble être plus ancien que la sensation 81• » Il parle de sensibilité intelligente 82; il soutient : « Plaisir et douleur ne s'étendent que dans l'aire de la vie cérébrale 111 » ; et, d'une manière encore plus pointée : « Au fond du plaisir et de la douleur, il y a déjà des jugements 8'_» On ne demanderait qu'à se réjouir de cette réciprocité par­ faite entre l'esprit et le corps, et à célébrer l'alliance de ces deux réalités qui se répondent si heureusement et dont chacune, selon la belle expression de Nietzsche, « a dans l'autre sa demeure, sa patrie 85 », - si toutefois, rendu perplexe par le paradoxe de cette antériorité réciproque, on n'était pas saisi soudain. par un doute cuisant. A supposer que le corps ne soit lui-même qu'un double de l'esprit, que nos sens n'offrent que des reflets aux « météores de la tête », que la douleur elle-même, donnée pre­ mière et irrécusable, ne soit qu'un « processus intellectuel, dans lequel se déclare, de toute évidence, un jugemènt 86 », - mais ne voit-on pas qu'avec le jugement, l'incertitude s'y réintroduit, bien pis : l'erreur, le mensonge ! Ne voit-on pas les deux réalités complémentaires qui tantôt se confirmaient l'une l'autre, se décomposer en deux simulacres adverses, également inconsistants, et dont l'un dissimule l'autre?

N'était l'ombre, on n'y verrait point. Sans la souffrance, notre corps s'ignorerait. Sans la mort, nous nous ignorerions. Narcisse ne voit la plus belle figure, et la plus chère, la sienne, qu'à travers des larmes. De qui donc sont-elles, ces larmes qu'il se voit? Qu'est-ce donc qui fait affleurer au regard ce trouble lucide qui lui voile le monde, et le voile à lui-même? Est-ce l'esprit, témoin éternel, est-ce son comparse de chair, sa face périssable? Qui pleure là? La question est succincte, facile à énoncer et à comprendre. La réponse a donné lieu à tout un poème très long, très ardu, un des poèmes qui infléchissent les voies de l'humain et changent pour toujours la saveur de la lumière et des larmes. Il a fallu, pour cela, un silence laborieux où semblaient s'écouler en pure perte les meilleures années de la vie ; il a fallu des misères et des échecs illimités, des déceptions, des dégotlts et des déses­ poirs toujours renaissants ; il a fallu une immense frustration et le sentiment - non : la certitude - d'une existence manquée. Car nos manques sont nos ressources, et, comme le dit Valéry

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lui-même : « l'homme a tiré tout ce qui le fait homme des défectuosités de son système 87• » La Jeune Parque est fille d'une certaine insuffisance toute proche de la douleur, - comme l'âme, comme l'esprit. Un corps idéal, c'est-à-dire un corps dont le fonctionnement serait parfaitement adapté, ajusté, conforme à sa nature et à son action; dont· les parties seraient agencées sans défaut les unes par rapport aux autres,· et toutes par rapport au milieu environnant; dont les moments s'intégreraient dans une suite sans faille, les actes répondant aux impulsions instantanément, par voie réflexe; dont tous les éléments seraient donc rigoureu­ sement utile8 : nécessaires et suffisants en vue d'une fin com­ mune qui consisterait dans leur existence même, dans la conser­ vation de leur forme et de leur durée ; un tel corps, en admet­ tant qu'il soit concevable, n'aurait, à coup sûr, pas d'esprit. Il n'en aurait nul besoin. Car ce qui donne lieu à l'esprit, c'est l'imperfection du corps, ses carences, ses gênes et ses désordres, l'intervalle qui sépare le besoin de sa satisfaction, et le retard qui se glisse entre l'occasion et l'acte: tout ce qui, ·nous écartant à chaque instant de l'équilibre idéal, nous y fait tendre indéfi­ niment. Davantage. Supposons un esprit enté sur un corps « idéal » celui-ci lui resterait à jamais insensible, il serait comme inexis­ tant à son égard. Ses profondeurs n'opposeraient à l'attention que le silence, - un silence non moins distant, ni moins trou­ blant peut-être, que celui des espaces infinis. « Le chef-d'œuvre corporel, écrit Valéry, consisterait dans le silence éternel de toute une partie de la sensibilité possible 88• » Seul notre mal nous éclaire et rend transparente cette « morne moitié ». Nous ne connaissons notre être que pour autant que le sonde la douleur. Et même, nous ne devinons celui des autres que grâce à elle. La sensibilité d'abord, la conscience ensuite, enfin la conscience réfléchie, procèdent toutes du même principe, du même défaut fondamental. Il y a, entre ces divers stades d'éveil à la lumière spirituelle, des gradations qui semblent parcourir continû­ ment l'échelle des créatures. La souffrance dote déjà l'animal d'une prémisse d'esprit, instituant entre nous et lui une sorte de communion. Nous nous comprenons, pour être capables du même mal. Valéry note à ce sujet : « Cette parenté de la: souf­ france et de l'attitude interrogative, cette analogie du mal et de l'aiguillon intellectuel nous apparaît assez quand nous voyons un animal souffrir. Nous avons peine à croire que cet être, dans cet état, ne se trouve, par son tourment, plus proche de l'humanité, plus contraint à l'intelligence; et nous croyons

.M asque et miroir lire dans son regard certaines questions dont il n'est pas d'esprit humain qui ne les ait formées et qui en ait trouvé la réponse 89• » Institué par le manque, instruit par la souffrance, l'esprit est fait pour y répondre et, dans la mesure du possible, pour y remédier. Il se réduit, en somme, à une activité relevant du corps, quoique tout éloignée de ses originea organiques et essentiellement superficielle 90• Cette activité est subordonnée aux impératifs corporels et n'a d'importance que fonctionnelle, à l'intérieur de, et par rapport à, l'ensemble de l'économie physiologique. -La conscience apparaît comme un auxiliaire de l'existence, sinon comme son sous-produit. « Toute la valeur de prodige que nous attribuons à ces produits de la vie que sont la mémoire, la pensée, le sentiment, l'invention, etc., doivent [... ] se ravaler au rang d'accessoires de cette vie 91• » On �etrouve donc, très exactement et avec la même distribution de valeurs, la distinction entre la petite raison et la grande raison. On retrouve jusqu'aux images qui, chez Nietzsche, avaient illustré le rapport entre les deux : celle d'un ensemble hiérarchisé à la maniè.re d'un État, dont le gouvernement « vaut ce qu'il vaut », n'étant que « peu renseigné » et n'ayant aucune prise sur les affaires vraiment vitales 92 ; celle des émanations de la substance nerveuse qui configurent les pensées et les songes, se manifes· tant ainsi, dans une autre dimension, « comme les fi gures que forme le sable ému par des chocs sur une membrane tendue 93 » : coïncidence fort curieuse, celle-ci, en raison de sa spécialité : on dirait que dans l'ensemble des formations imaginatives préexistent aussi certaines figures privilégiées, elles-mêmes non sans quelque analogie avec ces figures de Chladni. Pour Valéry aussi, comme pour Zarathoustra, le corps « fait Moi ». Et ce faire accuse mieux que toute autre chose la difié­ rence, voire l'incompàtibilité, entre le moi-corps et le moi­ esprit. Car le travail qui s'accomplit sous cette surface que se voit et se palpe le vivant, à laquelle s'associe un nom, des sou­ venirs, une place au soleil, et qui s'offre aux curiosités, aux rages de l'amour et de la haine, - ce travail souterrain à l'abri de nous­ mêmes est absolument incommensurable avec les opérations que nous exécutons en plein jour et dont la conduite est le fait d'une pensée plus ou moins abstraite, c'est-à-dire plus ou moins consciente d'elle-même et maîtresse de ses moments, organi­ sant ses actes en « temps » séparés, indépendants les uns des autres, indifférents aux intervalles qui peuvent s'insérer entre eux, composant une suite qui tolère des substitutions et même des inversions, opérant sur une matière arbitrairement choisie. Ici, dans cette gangue de chair, tout est anonyme, indistinct, indivis : tout suppose et implique tout. Cela se contracte et se

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