Nietzsche et le temps des nihilismes

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Nietzsche et le temps des nihilismes

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THÉMIS

PHILOSOPHIE SOUS LA DIRECTION DE JEAN-FRANÇOIS MATTÉI

JEAN-FRANÇOIS MATTÉI Institut unil'l:rsiltlire cle Frunœ. Professeur ci l'Université de Nice

Nietzsche et le temps des nihilismes

SBD-FFLCH-USP

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Dépôt légal - l" édition: 2005, août 2· tirage : 2005, décembre

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© Presses Universitaires de France, 2005 6, avenue Reille, 75014 Paris

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Son1maire

LISTE DES AUTEURS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . LIMINAIRE. -

Le plus inquiétant des hôtes, Jean-François Malléi . . . . . . . . .

Chapitre Premier. Chapitre 11. -

Vil

1,

Le caractère équivoque du nihilisme, O/frier Ponton. . . .

9,

Le nihilisme et la nostalgie de l'être, lv/athieu Kessler. . . . . . .

29 •

Chapitre III. - Le nihilisme extatique comme moyen de la Grande politique, Yannis Constantinidès .. . . .. .. ...... . . .... ... .. .. . ..... : . . . .

51

Chapitre [V. -

L'adultère de Zarathoustra, Marc de Lt1u11t1y . . . . . . . . . . . .

67

Chapitre V. -

Le nihillsme dans la culture, Marc Crépon. . . . . . . . . . . . . . .

85

Chapitre YI. - Le nihilisme comme logique de la décadence : Nietzsche lecteur de Bourget, Franco Volpi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

97

Chapitre VII. - La 1>ostérité des Po.'iséclés: quel nihilisme?, Dominique Jt111icaud . ... ...... . . . ... : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

121

Chapitre VII 1. - Situation du nihilisme: la réponse de Heidegger à Jünger, Françoise Dastur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . .

131

Chapitre IX. - Nihilisme et humanisme. Giovanni Gentile, interprète de la philosophie renaissante, Thierry Gontier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Niet:sche et le temps des nihilismes

Chapitre X. - Contre le nihilisme hitlérien: la d(-claration de Barmen (1934), Jean-Paul Lartlwme1s . .. . .. . . .. .. ............ .. .. . . ... .... . .

171

Chapitre XI. - Les cloches du nihilisme et l'éternel retour du Même, Paolo D'/orio . ... . .. .... . . .. ... . . .. . .. . • • • • • • • • • • · · · · • · • • ... . .

189

Chapitre XII. - Nietzsche et l'horizon du nihilisme, Jean-François Mauéi . . .

207

. ..... .. ..... . .. . . . . ... .. .. ....... . .. ... .. .. .. .

221

BIBLIOGRAPHIE

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Liste des auteurs

Yannis Constantinidès est chargé de cours à l'Université de Reims - Champagne-Ardennes. Marc Crépon est directeur de recherches au CNRS et responsable du numéro des Cahiers de L 'Herne consacré à Nietzsche (2000, n° 73). Thierry Gontier est maître de conférences à l'Université de Nice - Sophia Antipolis. Dominique Janicaud était professeur de plùlosophie à l'Université de Nice - Sophia Antipolis. Il est mort tragiquement aux pieds du chemin Nietzsche à Èze. Françoise Dastur est professeur émérite de l'Université de Nice Sophia Antipolis. Paolo D'Iorio est chargé de recherches au CNRS. Mathieu Kessler est professeur de philosophie à l'IUFM d'OrléansTours. Jean-Paul Larthomas est professeur de philosophie à l'Université de Nice - Sophia Antipolis. Marc de Launay est chargé de recherches au CNRS et directeur de l'édition des œuvres de Nietzsche dans la « Bibliothèque de la Pléiade» aux éditions Gallimard. Jean-François Mattéi, membre de l'Institut universitaire de France, est professeur de philosophie à l'Université de Nice - Sophia Antipolis. Olivier Ponton, docteur ès Lettres, est professeur de philosophie. Franco. Volpi est professeur de philosophie à l'Université de Padoue.

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Liminaire LE PLUS INQUIÉTANT DES HÔTES Jean-François Mattéi

« La douleur pétrifia le seuil. » Georg Trakl, Un soir d'hi1•er.

La sentinelle se tient postée, silencieuse, devant la Loi. Un homme s'approche et lui demande la permission de franchir la porte qui est largement ouverte. On lui répond que le temps n'est pas encore venu. L'homme demande alors s'il pourra entrer plus tard. Peut-être, répond évasivement le gardien, mais pas maintenant. L'homme est décontenancé car il croyait que chacun pouvait accéder à la Loi ; malgré tout, il décide de rester. La longue attente commence, déroulant son cycle de nouvelles tentatives et d'échecs renouvelés. Le gardien tente de décourager l'homme en lui disant qu'il y a encore d'autres portes après celle-là, et que, devant chacune d'elles, les gardiens sont de plus en plus puissants ; dès la troisième porte, personne ne peut en supporter la vue. Et les années s'écoulent, irrémédiablement, alors que l'idée fixe demeure : l'homme veut franchir le seuil et parvenir à la Loi qu'il imagine au fond derrière la porte ouverte, en oubliant les autres portes et les autres gardiens qui en défendent l'entrée. Il en arrive à ne plus savoir s'il y a quelque chose au-delà de la porte; seul compte pour lui le passage et la permission d'entrer. L'homme vieillira et finalement mourra dans cette attente sans savoir ce qu'il y avait de l'autre côté, avec pour seule et tardive certitude, celle de penser que cette entrée n'était faite que pour lui. L'homme mourant à ses pieds, le gardien partira de son côté après avoir fermé la porte. La parabole du gardien de la Loi, qui est le seul texte du Procès dont Kafka ait permis la publication de son vivant, peut s'entendre en deux sens. La sentinelle en poste est à la fois celle qui garde la Loi et celle qui interdit à l'homme, que la Loi appelle, de s'en approcher. On ne sait pas au fond si le gardien est du côté de la Loi, qu'il quitte à la

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Jean-François Mattéi

fin en fermant la porte, ou du côté de l'homme auquel il est préposé pour lui interdire le pass~ge. Le g~rdien p~ut être doublement compris comme gardien de la Lot et gardien de l homme, en tant que garant d'une rencontre qui s'avère impossible car nul ne peut passer outre, du moins de son vivant. Aussi pourrait-on supposer que, pour Kafka, en dépit de la fascination qu'elle exerce, la Loi n'est rien, et que la condition humaine, tout entière suspendue à ce Rien, est éternellement promise au néant. À chaque époque, nous vivons le temps du nihilisme parce que le temps, cette inflexible sentinelle qui interdit de franchir son seuil, garde à tout moment les portes grandes ouv~rtes du néant. Kafka n'a pas cependant subi l'ascendant de Nietzsche, et sans doute n'aurait-il pas souscrit au nihilisme de l'auteur du Gai Savoir. En dépit de leurs échecs répétés, Joseph K... , ou K ... ou Kafka lui-même continuent de croire en l'existence de la Loi et la présence d'un Sens qui, indéfiniment retiré, appelle de sa voix silencieuse l'homme qui cherche à aller vers lui. Mais on peut se demander, parallèlement, si le nihilisme revendiqué par Nietzsche - « le premier parfait nihiliste de l'Europe, mais qui a déjà vécu en lui-même le nihilisme jusqu'à son terme » 1 - ne demeure pas sous l'emprise de ce Sens introuvable. Il n'est plus dans la Loi judaïque ou dans le Dieu chrétien, il s'est déplacé dans cet étrange « sens de la terre» que Zarathoustra n'a eu de cesse, lui-aussi, d'attendre et d'espérer. Le voyageur de Nietzsche et l'arpenteur de Kafka ne sont peut-être que deux nouvelles figures de « l'ombre de Dieu». Car il ya bien une parenté de destin entre Kafka et Nietzsche. Tous deux sont des penseurs du seuil, et les seuils, disait déjà Porphyre en commentant Homère, sont des « choses sacrées», [e:p&; •d.ç {}up~~;2. Les portes, de leurs battants équivoques, permettent d'entrer et de sortir, de repousser et de recevoir, d'offrir ou de refuser l'hospitalité. ~ors9ue l'on frappe à ~o,tre porte, _nou~ pouvons nous réjouir ou nous mqm~ter selon l 1denhte de. ceJu_1 9m demande l'hospitalité. Mais peu~-etre perso,nne ne frappe)ama1s a la porte, en dépit de notre pressent!ment, et_ c est ~ans un reve 9ue nous voyons la porte s'ouvrir sur un etranger 1mmob1le sur le seuil. Parfois, au contraire et c'est dans un autre songe, nous aspirons à quitter notre demeure e~ franchissant la porte vers un autre monde. Telle serait, pour Nietzsche, l'universelle 1. !"'ietzsc~e, Œuvres plzilosophiques complètes, Fragments postlw~nes, t. Xlll W II 3 11 (41 )) § 3, Pans, Gallimard, 1976, p. 363. ' ' • 2._ Porphyre, ~·cm~re des ~1ymphes dans /'Odyssée, ~7, 18, t~ad. Yann Le Lay, introduction de Guy Lardreau, « La ph1losoph1e de Porphyre et la question de l'interprétation » Lagrasse Verdier 1989, p. 80. ' ' '

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Le plus inquiéwnt des hôtes

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illusion dont sont complices la religion, la morale, la science et la philosophie : croire qu'il y a, ailleurs, une vraie vie, une vraie voie ou un monde vrai que nous pourrions atteindre si nous avions la force de repousser les battants de l'existence. Mais il n'y a rien derrière la porte, rien qu'un seuil pétrifié sur lequel personne n'attend et que nul ne garde. La sentinelle formidable n'était qu'une chin1ère produite par le prêtre qui, du haut de la chaire, venait d'appeler dans la cathédrale : « Joseph K ... ! » afin de lui conter la parabole du gardien de la Loi. Et « les portes d'ivoire et de corne qui nous séparent du monde invisible », en un sonm1eil de la raison qui, selon Nerval, est « l'image de la mort »1, n'ont pas plus d'existence que ce monde inconsistant dans lequel, chaque nuit, nous nous enfonçons tous. Peut-être Nietzsche, malgré ses dénégations, a-t-il cru en ce monde. En tout cas, il a eu le sentiment d'une étrange présence au seuil de sa vie, annoncée parfois par le son d'une cloche pareille à celles qu'il entendait dans son village natal, à Rôcken, et qui le bouleverseront à nouveau à Gênes, un soir de mai 1887. Une cloche qui n'annonce rien, sinon le glas de la mort, et une présence qui ne présente rien, sinon le néant de l'au-delà. Un fragment posthume de l'automne 1885 à l'automne 1886 lève le voile sur la vision, ou l'énigme, de Nietzsche: « Le nihilisme est devant la porte : d'où nous vient ce plus inquiétant de tous les hôtes? »2

Qu'y a-t-il de « plus inquiétant» - unheimlichste - dans cette étrange formule qui porte le néant au cœur de la maison natale? Le texte allemand ne semble l'entendre que dans un seul sens, celui de !'advenue du nihilisme qui frappe à notre porte : der Nihilismus steht vor der Thür: weher kommt uns dieser unheimlichstealler Giiste ? L'hôte, Gast, est bien celui qui vient chez nous et que nous recevons, faisant de lui notre invité, et non celui qui octroie l'hospitalité, le maître de maison, Gastgeber. Le nihilisme est donc cette chose étrange, tel un vent mauvais, qui vient saisir le vif en nous forçant à devenir, en dépit de notre résistance, des nihilistes. Mais on ·peut aussi interpréter cette sentence, forte de son allure objective, de façon toute subjective. Le nihilisme ne nous envahirait pas en forçant notre porte; c'est nous, nihilistes inconscients, qui irions vers lui pour parvenir à notre propre seuil. A l'image du Por1. Gérard de Nerval, Auréliu. 1, 1. 2. Nietzsche, Œm•res philosophiq11es complètes. up. dt., Fragments post/1111111:s, t. XII, W 18, 2 (127), 1978, p. 129.

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Jean-François Mattéi

tique de l'instant du Zarathoustra, la Porte du nihilisme s'ouvre dans les deux sens .bien que ces deux sens, paradoxalement, comme deux battants qui s'ouvrent dans le vide, ne donnent sur rien et ne nous livrent aucun sens. Mais alors, si « la catastrophe nihiliste »1 s'abat à tout moment sur nous, si le seuil de la vie, pétrifié de néant, ne conduit vers rien, comment devons-nous entendre la dénonciation nietzschéenne du nihilisme et sa tentative héroïque de le surmonter? D'où lui vient ce grand désir, au sens du de-siderium latin, cette « privation d'étoile» qui donnerait un sens à la terre en la réorbitant à son soleil? Un fragment du printemps 1888 donne la clé des « forme typiques de la décadence » que Nietzsche identifie au « nihilisme - ci~~&cpop(X » : chez toutes les natures de déclin, « il manque dans leurs instincts le centre de gravité, le sens de la direction à prendre »2• Les auteurs réunis dans cet ouvrage ont tenté d'approcher un tel centre de gravité et, par là même, d'éclairer le sens de la direction à prendre en ces temps de nihilisme. C'est à cet effet que j'avais proposé à un certain nombre de spécialistes de Nietzsche d'intervenir dans le séminaire de doctorat que je tenais sur le nihilisme en 2002 à l'Université de Nice. Tous ont répondu d'autant plus favorablement à mon invitation qu'ils recevraient l'hospitalité d'une ville où Nietzsche avait vécu, et qu'il avait aimée, quelques-unes de ses pensées majeures sur le nihilisme ayant été rédigées sur des carnets n_içois. C'est au long du chemin qu'il empruntait pour monter à Eze, et qui porte . aujourd'hui son nom3, que Nietzsche a éprouvé ce que Olivier Ponton appelle « le caractère équivoque du nihilisme ». Actif et passif, religieux et irreligieux, croyant et sceptique, le nihilisme protéiforme revêt tous les visages que le Wanderer, le voyageur qui chemine, découvre peu à peu à mesure de sa marche. Il s'agit bien ici de la recherche d'une interprétation générale de la condition humaine, comme le sou- ' ligne en écho Matthieu Kessler qui y reconnaît une détermination ontologique d~,. nature ~emporell:.' Le nihilisme est hanté par cette « nostalgie de l etre » qm cherche a porter condamnation du devenir et 1. Nietzsche, Œ1111res philosophiques complètes, op. cit. , Fragments posthumes, t. XIII, W 11 , l, 9 [82], p. 48. 2. Nietszche, Œuvres philosopliiques complètes op. cit. Fragments posthumes t XIV W li 5 14 [94], 1977, p. 68. Souligné par Nietzsche. · ' ·' · ' ' ' . 3. Ni~tzsche, E_cce H~mo, « Pourquo_i/écri~ de si bons livres», 4 : « L'hiver suivant, sous le c!~I alcyonien tic Nice, qui, pour la pren:uere fois, rayonna alors dans ma vie, j'ai trouvé le troisi~me Zar~tho.ustr~ [,. .. ]. Beauco_up dt: coms cachés _et de ~auteurs silencieuses dans le paysage de f;J 1ce ont et~ sanctifies pour moi par des moments moubhables. Cette partie décisive qui porte le titre : D,•s vtetl(es et tl~•s 1101111elles tables, fut composée pendant une montée des plus pénibles de la gare au merveilleux village maure d'Èzc, bâti au milieu des rochers. »

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Le plus inquiéllmt des hôtes

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de son flux ininterrompu. Or, c'est la foi dans le devenir, en son retour éternel, qui sauve au contraire le monde du néant et permet à l'homme de faire son deuil de l'être. Seul ce nihilisme extatique, qui exalte le sens de la terre, peut nous arracher au nihilisme religieux, philosophique et scientifique. Yannis Constantinidès le met en évidence : il faut que le nihilisme parvienne à surmonter le nihilisme pour accomplir la rédemption de la réalité. Paradoxalement, ce sont les Lumières européennes qui ont assombri la vie de l'exprit en lui faisant perdre le sens d'un monde désormais asservi à l'idole du progrès. Il convient d'opposer à ces Lumières trop humaines, et naïvement téléologiques, les « nouvelles lumières» du Grand Midi. Elles peuvent montrer le chemin - le chemin qui conduit en haut, selon Nietzsche - aux natures créatrices et dominatrices et mettre fin au ressentiment du nihilisme moderne, miné par son désir d'infini, et libérer enfin l'horizon de l'avenir. Après avoir relevé la rareté des occurrences du terme de « nihilisme» dans les ceuvres publiées de Nietzsche, Marc de Launay montre que cette notion tardive, qui revient souvent dans les fragments posthumes, est liée à l'élaboration de la volonté de puissance, laquelle entraîne nécessairement celle de l'éternel retour. C'est dans Ainsi parlait Zarathoustra que la conversion du nihilisme, qui doit « casser l'histoire en deux», prend la forme allégorique d'une nouvelle configuration passionnelle. Les trois grands chants, le chant de la nuit, la chanson à danser et le chant sépulcral, commandent le tournant qui mène à la doctrine de l'éternel retour. Aussi l' «adultère» de Zarathoustra, qui abandonnne la sagesse au profit de la vie reconnue comme volonté de puissance, révèle-t-il, en cet amour surmonté, la probité de celui qui ose affronter, en plongeant son regard dans ses yeux, l'arrière-plan ultime de ce qui se donne comme vie. Pour sa part, Marc Crépon s'interroge sur la volonté de vivre ensemble qui se trouve mise en danger, aujourd'hui, par la négativité des divers nihilismes. Avons-nous la possibilité de la surmonter dans un monde marqué par une volonté de destruction sans limites dont le terrorisme est la figure la plus inquiétante? Au fond, le nihilisme politique se manifeste par la refus du mélange des hommes et des cultures, en un déni de reconnaissance qui exacerbe les fractures et les divisions. Seul un travail de généalogie et de détachement permettra à la pensée de dépasser aussi bien le ressentiment contre le temps que la résignation fatale - « A quoi bon?» - qui récusent, avec le sens de la révolte, le sens même de la création. En demeurant dans cette approche historique, Franco Volpi revient aux sources littéraires, en premier lieu

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Jem1-François Atfattéi

françaises, d'un nihilisme qui se prése.nte so~s le masq~e d~ la d~cadence. « Je suis· un décadent et Je sms aussi le contratre d un decadent » reconnaissait Nietzsche dans Ecce Homo en examinant le miroir' que lui tendait, en son temps, Paul Bourg~t. La t!1éorie de la décadence de !'écrivain français a profondément mfluence le penseur allemand, en premier lieu dans Nie!z~che cont;e ~agn~r lorsq,ue .1~ musique de l'auteur de Tristan m_et a JOU~ la ?esagregation de 1umte organique de l'œuvre. Dès lors, Nte!z~~he mscnra s~s pas dans ceux de Bourget lorsqu'il établira que le mh1hsme est moms la cause que la logique du mouvement de décadence. . , , . Dominique Janicaud suit une se~blable vo1~ gen~alog1que pour remonter aux auteurs qui ont influence la concept10n metzschéenne du nihilisme. Partant de l'ouvrage d'André Glucksman Dostoïevski à Manhattan, qui dénonçait la forme ultime du nihilisme dans la catastrophe du 11 septembre 2001, Janicaud examine les personnages des Démons. Les figures de Kirilov, Chatov, Stavrogine ou Verkhovensky sont, aux yeux de !'écrivain russe, les symboles du mal extrême porté à l'incandescence par l'abstraction intellectuelle des révolutionnaires. La question du nihilisme est parfaitement posée par Dostoïevski, bien qu'elle participe plus du mythe que de l'argumentation : elle est née sur la terre d'Europe, serait-ce en ses confins russes, parce que la civilisation occidentale a perdu la foi et renoncé à la recherche du Bien. Nietzsche rejoindra sur ce point Dostoïevski en faisant sur lui-même l'expérience de la mort de Dieu. En aval cette fois de Nietzsche, et non plus en amont, Françoise Dastur éclaire le singulier dialogue entre Ernst Jünger et Heidegger, tous deux se tenant de part et d 'autre du ~é~i?ien du nihilis1;1~- Doit-on en _franchir la ligne pour dépasser le mluhsme, e~, une ventable ~opolog1e du rien, ou accomplir plutôt le « p~s en arnere >~ po~r ~évotler, ~n u~e topog_raphie inédi~e de l'être, la croix de la pensee ams1 que l_e /zeu ou se cr01se cette croix ? Si Jünger demeure enc?r_e . sur, le ter~am de_ la métaphysique, Heidegger redéc?u_v_re le sol mi~i~l