Ne suis-je pas une femme? : femmes noires et féminisme 9782366241624, 2366241623

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Ne suis-je pas une femme? : femmes noires et féminisme
 9782366241624, 2366241623

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NE SUIS-JE PAS

UNE FEMME? Femmes noires et féminisme

bell hooks TRADUIT DE L'ANGLAIS [ÉTATS-UNIS) PAR OLGA POTOT

sorcières Collection dirigée par Isabelle Cambourakis Rêver l'obscur, Starhawk Sorcières, sages-femmes

& infirmières,

Barbara Ehrenreich et Deirdre English Réflexions autour d'un tabou : L 'infanticide, Ouvrage collectif À paraître : Peau, Dorothy Allison

Titre original : Ain 't / a Woman. Black Women and Feminism. © Gloria Watkins, 1981. Initialement publié en 1982 par South End Press, Boston. Photographie de couverture reproduite avec l'aimable autorisation de bell hooks. Tous droits réservés. © Éditions Cambourakis, 2015 pour la préface. © Éditions Cambourakis, 2015 pour la traduction française.

PRÉFACE

PAR AMANDINE GAY

LÂCHE LE MICRO! 150 ANS DE LUTTES DES FEMMES NOIRES POUR LE DROIT À L'AUTO-DÉTERMINATION

Le début des années 1980 représente un tournant emblématique dans le champ de la justice sociale aux Etats-Unis : c'est le moment de l'émergence dans le monde universitaire et politique des résultats de plusieurs décennies de luttes des femmes noires pour la reconnaissance de la spécificité de leur condition. bell hooks est une pionnière de la traduction de pratiques émancipatrices dans le monde des idées. En publiant en 1981 Aintla Woman (Ne suis-jepas une femme}), elle entend écrire - et par là institutionnaliser - l'histoire des femmes noires, jusquelà systématiquement évacuées de l'Histoire. Ce livre est aussi un effort considérable de documentation scientifique : extraits de livres de chercheure-s blanche-s, de discours, d'articles de journaux, de publicités, de pièces de théâtre et de tout témoignage permettant de documenter la construction de clichés sur les femmes noires depuis le xix e siècle. Le but était de créer les bases d'une recherche sociologique dénuée du racisme et du sexisme qui avaient biaisé jusque-là les analyses de la situation dans laquelle se sont trouvées les femmes noires tout au long de l'histoire des Etats-Unis. Et c'est cette volonté des premières concernées de se réapproprier la narration qui donne lieu à 9

un véritable déferlement de « classiques » du Black Feminism (Afroféminisme) : - Angela Davis publie donc, elle aussi en 1981, Women> Race and Class (Femmes, race et classe1) ; - Patricia Bell-Scott, Gloria T. Hull et Barbara Smith (toutes deux membres du Combahee River Collective sur lequel je reviendrai) publient en 1982 une autre des pierres angulaires de la littérature afroféministe : Ail the WomenAre White,All the Blacks Are Men,, But Some ofUsAre Brave : Black Women s Studies2 (Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes, mais certaines d'entre nous sont courageuses); - Audre Lorde enfin, pour ne citer que les plus célèbres, publie en 1984 Sister Outsider : Essays and Speeches3 (Sœur d exclusion : essais et discours). La force des théoriciennes de l'Afroféminisme états-unien c'est justement d'avoir su partir de leurs expériences de femmes noires pour aboutir à une analyse théorique des interactions entre le racisme systémique, le patriarcat et le capitalisme. Leurs textes, en dépit de leur rigueur scientifique, n'en sont pas moins accessibles, ce qui dans le cas de bell hooks relève d'un effort conscient comme elle l'explique dans la préface quelle a rédigée pour la réédition états-unienne d z A i r i t l a Woman en 2015 : À cette époque, les chercheuses féministes étaient aux prises avec la question de l'auditoire : qui souhaitionsnous atteindre avec notre travail? [...] Imaginant ma mère comme mon auditoire idéal [...], je cultivais un moyen d'écriture qui pourrait être compris par des lectrices et des lecteurs ayant des origines sociales diverses4. 1

Femmes, race et classe (éditions desfemmes, 1983).

2

(Feminist Press at CUNY, 1982). Non traduit.

3

Sister Outsider : Essais et propos d'Audre Lorde (Mamamélis/Trois,

4

bell hooks, Ain't I a Woman. Black Women and Feminism (Routledge, 2015). 10

2003).

Au-delà de l'accessibilité de l'écriture, ce qui rend la lecture d'Ain t I a Woman fluide et engageante, en particulier lorsque l'on est soi-même une femme noire, est le fait de se reconnaître dans le récit, c'est le sentiment de voir ses propres expériences validées. En effet, lorsque les discriminations et les clichés auxquels nous sommes confrontées nous sont présentés comme des incidents isolés ou bien attribués à l'incapacité de surmonter notre susceptibilité, nous nous retrouvons désemparées. Or, quand une chercheuse noire, ici bell hooks, remet en perspective historique et économique le mythe de la « femme noire forte », l'absence de solidarité des femmes blanches avec les femmes noires, l'adhésion des hommes et des femmes noires aux valeurs patriarcales blanches, les rapports de classe et de race, la division sexuelle du travail dans les communautés noires, etc., son travail nous permet de réaliser que nous ne sommes pas seules, que nos existences et nos expériences s'inscrivent dans plusieurs systèmes (le capitalisme, le patriarcat, le racisme). Et c'est cette forme de narration qui part de l'expérience personnelle pour aller vers la dimension collective et politique des questions abordées qui est une des forces de la réflexion proposée par les Afroféministes étatsuniennes. « Personal Is Political » (Le privé est politique) reste un des slogans féministes les plus célèbres des années 1970 et c'est vraisemblablement la raison pour laquelle bell hooks nous amène à questionner nos existences et nos parcours et surtout à les réintégrer dans l'Histoire et l'histoire des luttes menées par les femmes noires. La filiation quelle établit avec les militantes de la cause des femmes noires dès le mouvement pour l'abolition de l'esclavage commence par celle dont le plus célèbre discours donne son titre au livre : Sojourner Truth. C'est en 1851 que cette militante abolitionniste (née esclave, puis ayant pris la fuite et gagné en 1826 sa liberté ainsi que celle de sa fille) prononce son discours Ain't I a Woman ? Lors de The Ohio Women's Rights Convention (Conférence du droit des femmes d'Ohio), Sojourner Truth 11

pose les bases de ce qui deviendra l'Afroféminisme : un refus de compartimenter les luttes et une affirmation de la singularité des femmes noires, qui appartiennent tant au monde des Noirs qu'au monde des femmes. Cette inscription de bell hooks dans le temps long de la réflexion ne peut quamener le lectorat français à ressentir une forme de frustration car la mise en place dune perspective historique et scientifique sur l'existence des femmes noires de France fait cruellement défaut. C est pourquoi je vous propose ici un bref aller-retour transatlantique des luttes pour leur émancipation menées par les femmes noires. Soixante-dix ans après le discours fondateur de Sojourner Truth, c'est Paulette Nardal qui initie une autre révolution, celle des femmes de lettres noires. Elle arrive à Paris en 1920 de Martinique pour étudier l'anglais : c'est la première femme noire à étudier à la Sorbonne. Elle tient un salon littéraire dans l'appartement qu'elle partage avec ses deux sœurs Andrée et Jeanne à Clamart. Son objectif : mettre en relation les diasporas noires autour du thème des cultures noires. Elle aborde la question de l'émancipation des femmes et pose les prémices de la théorie de la Négritude. Se croiseront dans son Salon de jeunes écrivains qui deviendront célèbres en développant ce concept : Senghor, Césaire, Damas et d'autres venus d'Afrique, d'Haïti et de NewYork. En 1931, Paulette Nardal et l'écrivain haïtien Léo Sajous fondent La Revue du Monde Noir, publication bilingue français/ anglais qui cessera de paraître en 1932, mais dont les ambitions sont affichées dès le premier numéro : Créer entre les Noirs du monde entier, sans distinction de nationalité, un lien intellectuel et moral qui leur permette de mieux se connaître, de s'aimer fraternellement\ de défendre plus efficacement leurs intérêts collectifs et d'illustrer leur Race, tel est le triple but que poursuivra La Revue du Monde Noir.

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Si le magazine s'arrête, l'engagement de Paillette Nardal ne faiblit pas : en 1945 elle crée le Rassemblement Féminin, qui a pour objectif d'inciter les femmes martiniquaises à exercer leur droit de vote, tout récemment acquis. Quasi simultanément, aux Etats-Unis, Claudia Jones poursuit sa carrière de journaliste et son ascension au sein du Parti communiste des États-Unis d'Amérique (CPUSA). Après la guerre elle devient secrétaire de la Commission des femmes du CPUSA. C'est en 1949 quelle publie un article, lui aussi resté célèbre, qui annonce les thématiques de l'Afroféminisme : « An End to the Neglect of the Problems of the Negro Woman ! » (Mettre fin à la négligence des problèmes de la femme noire !) dans lequel elle dénonce : La surexploitation de la travailleuse noire est ainsi révélée,> non seulement dans le fait quelle reçoit, en tant quefemmey à travail égal à celui d'un homme> un salaire inférieur; mais aussi en ce que la majorité des femmes noires obtiennent moitié moins du salaire des femmes blanches. En 1952 elle devient secrétaire du Conseil national de la paix puis, en 1953, elle reprend la direction du journal Negro Affairs (Affaires nègres). Tout comme Paillette Nardal elle ne cessera de se battre, y compris après sa déportation vers le Royaume-Uni en 1955 du fait du maccarthysme. A Londres elle continuera ses activités de journaliste et d'activiste, désormais plus tournée vers l'aire caribéenne en fondant The Westlndian Gazette ztAfro-Asian Caribbean News. Elle lancera aussi le Caribbean Carnival suite aux émeutes raciales de Londres et Nottingham d'août 1958 afin de redonner à la communauté noire du Royaume-Uni une occasion de se réjouir. Le premier carnaval caribéen aura lieu en 1959 et il est aujourd'hui considéré comme l'événement précurseur du désormais célèbre Notting Hill Carnival. Le mouvement des droits civiques verra aussi une autre figure essentielle émerger et œuvrer, cette fois-ci hors de l'attention 13

publique : Ella Baker. Cette pionnière du grassroots organizing (militantisme par la base), de la démocratie radicale et de la critique du concept du « leader charismatique », expliqua ainsi sa vision du monde : Vous ne m avez pas vue à la télévision, vous n'avez pas vu de sujets me concernant aux informations. Le genre de rôle que j'ai essayé de jouer consistait à mettre ensemble des pièces dont j'espérais quelles permettraient defaire émerger des organisations. Ma théorie : les gens forts n 'ont pas besoin de leadersforts5. Viennent alors les tumultueuses années 1970, durant lesquelles se cristallisent les tensions entre les femmes noires et les deux grands mouvements : droits civiques et libération des femmes. La confrontation aux limites pratiques et théoriques de ces mouvements d'émancipation donne sa véritable impulsion à l'Afroféminisme et fait émerger une myriade de collectifs et de groupes militants. En effet, face à l'incapacité des féministes blanches à admettre le racisme qui se manifeste dans leurs rangs et au refus des hommes noirs de remettre en question le patriarcat, les militantes noires développent une réflexion propre. Pour elles, les oppressions de race, de classe, de genre et d'orientation sexuelle sont inextricablement liées et doivent donc être combattues simultanément. En témoigne le manifeste du Combahee River Collective (collectif de lesbiennes noires féministes et radicales de Boston) publié en 1977 : Notre orientation politique la plus générale à l'heure actuelle est que nous nous engageons à lutter activement contre l'oppression raciale, de genre, hétérosexuelle et de classe. Et nous considérons comme notre tâche spécifique de développer une analyse et une pratique centrées 5

Vicki L. Crawfordy Jacqueline Anne Rouse, Barbara Woods, Women in the Civil Rights Movement : Trailblazers and Torchbearers, 1941-1965 (Indiana University Press, 1993), p.51. U

autour du fait que les principaux systèmes d'oppression sont interdépendants. [...]En tant queféministes noires et lesbiennes, nous savons que nous avons une tâche révolutionnaire très précise à effectuer et nous sommes prêtes pour la vie de lutte et de travail qui s'annonce devant nous6. Parallèlement, en France, la Coordination des femmes noires (CFN) voit le jour en 1976 grâce à Susy Landeau, Awa Thiam, Maria Kalalobé, Epoupa Mitzipo, Béatrice Elom et Françoise Elom. Rejointes en 1978 par Béatrice N'Goma, Aline N'Goala et Gerty Dambury, plusieurs d'entre elles sont proches de Révolution Afrique, branche de l'organisation dextrême gauche Révolution!. Certaines des militantes de ce groupe afroféministe font aussi partie du Mouvement de libération des femmes (MLF). Leurs activités portent sur les luttes des femmes, la lutte des classes, les luttes anti-impérialistes et contre l'apartheid, mais aussi sur la question des droits des femmes immigrées en France. Un autre volet important concerne la sexualité, la contraception et Favortement. Voici ce qu'elles publient dans le bulletin de la Coordination du mois de juillet 1978 : Apartir de la confrontation de notre vécu en tant que femmes et en tant que noires, nous avons pris conscience que l'histoire des luttes, dans nos pays et dans Vimmigration, est une histoire dans laquelle nous sommes niées, falsifiées. [...] C'est pourquoi notre lutte en tant que femmes est avant tout autonome car de la même façon que nous entendons combattre le système capitaliste qui nous opprimey nous refusons de subir les contradictions des militants qui, tout en prétendant lutter pour un socialisme sans guillemets, nen perpétuent pas moins dans leur pratique, à l'égard des femmes, un rapport de domination qu'ils dénoncent dans d'autres domaines. 6

circuitous. org/scraps/combahee.html 15

La Coordination des femmes noires a été en activité de 1976 à 1982. Suite à la scission au sein du M L F (le courant matérialiste mené par Christine Delphy contre le courant PsychéPo d'Antoinette Fouque), un nouveau groupe succède à la CFN : le M O D E F E N (Mouvement pour la défense des droits de la femme noire) qui sera en activité de 1982 à 1994. C'est finalement à cette époque que se crée la grande partition entre les Afroféministes états-uniennes et les françaises, car les mouvements afroféministes français vont non seulement s'épuiser, mais n'arriveront pas non plus à inscrire leurs actions dans la mémoire collective des luttes féministes ou des luttes noires. Qui se souvient en effet de La Parole aux négresses7y le livre publié par Awa Thiam, alors membre de la CFN en 1978 ? La responsabilité en incombe moins aux personnes qui ont pris part aux luttes des années 1970-1980 qu'aux modèles de société et aux modalités de luttes qui n'ont, par exemple, pas permis la modification des institutions universitaires. En effet, dès 1968 et la célèbre occupation du campus réservé aux étudiant-e-s noire-s de Howard University (où les étudiant-e-s obtinrent la nomination d'un président noir, l'établissement de cours d'histoire et de culture afro-américaine, etc.), les Airo-Américanve-s ont su imposer leur présence dans le monde de la recherche, notamment grâce à l'Affirmative Action (des mesures correctrices des inégalités raciales comme les quotas par exemple). Ainsi, de nombreuses mesures ont été prises : création de départements d'Africana Studies (études sur la diaspora noire), accroissement du nombre d'étudiant-e-s et de professeur-e-s noire-s, création d'associations étudiantes noires sur tous les campus. De fait, la publication d'ouvrages scientifiques dont les Afro-Américain-e-s ne sont plus seulement les objets d'études mais, surtout, les maîtres de la narration, a inscrit leurs luttes dans une visibilité et une permanence mondiale. Dans le cas des Afroféministes états-uniennes, cet investis7

Awa Thiam, La Parole aux négresses (Denoël/Gontbier, 1978). 16

sement de l'espace universitaire a permis la création d'un corpus débarrassé des normes racistes et sexistes qui commencent à peine à être remises en question en France. En effet, notre modèle de société assimilationniste et la tradition universaliste d'une République dite une et indivisible sont assez peu compatibles avec l'approche multiculturelle et communautaire des pays anglo-saxons. Il n'y a donc pas eu, par exemple, de mouvements de masse pour imposer la mise en place de cours de culture et d'histoire afro-française. De même, il n'y a pas eu de mise en place de quotas de professeure-s et d'étudiant-e-s noire-s dans les universités. Cette absence de réflexion autour des enjeux raciaux et de genre explique la difficulté d'importer tels quels les concepts et les modalités de lutte qui ont vu le jour aux Etats-Unis. C est donc dans la perspective de participer à la construction d'un mouvement afroféministe propre au contexte français que j'ai accepté avec empressement de rédiger cette préface. En effet, la traduction des classiques de la littérature afroféministe étatsunienne et surtout l'édition - donc la diffusion - de ces textes est un acte éminemment politique, qui doit être célébré et encouragé. Tout le monde n'est pas en mesure de lire en anglais et la quasiabsence d'ouvrages en français sur l'articulation race-classe-genre qui se situent du point de vue des groupes opprimés, rend difficile l'accès à ces nécessaires outils d'émancipation. Lorsque je lisais pour la première fois Ain't I a Woman en version originale il y a de cela dix ans, je n'avais pas pleinement pris conscience de la portée de mon privilège culturel. C'est grâce à ma connaissance de la langue anglaise que je découvris des intellectuelles et romancières qui modifièrent durablement ma vision du monde : Claudia Jones, Ella Baker, bell hooks, Audre Lorde, Toni Morrison, Maya Angelou, Alice Walker, Angela Davis et tant d'autres. A cette époque je terminais mes études à l'Institut d'études politiques de Lyon et j'avais intitulé mon mémoire de fin d'études : « Les enjeux du traitement de la question coloniale dans la 17

sociétéfrançaise contemporaine ». Je suis rentrée à Sciences Po alors que je n'avais pas encore dix-huit ans et j étais bien entendu la seule Noire sur les deux cents élèves de ma promo. C est ainsi que je commençai à articuler politiquement mon identité. Je me souviens en particulier d'un cours d'anglais pendant lequel j'avais fait remarquer que la négrophobie et le racisme structurel français n'avaient rien à envier à ce qui se passait aux Etats-Unis ; la professeure me répondit : « Enfin, vous voyez bien que ce n'est pas pareil, vous êtes là, vous ». Dans mon enfance j'avais, à tort, attribué le manque de conscience des discriminations raciales dans mon entourage (ayant grandi au sein d'une famille blanche, dans la campagne lyonnaise, elle-même très blanche) au faible niveau d'éducation et de culture politique. C est donc en arrivant au sein d'un établissement se targuant de former la future « élite de la Nation » que je réalisai qu'en France, toutes les classes sociales et tous les champs de la réflexion, de la création et de la politique souffraient du même problème de cécité : un refus de voir les Blanches et les Noire-s hors d'une rhétorique universaliste qui invisibilise les différences de couleur et les hiérarchies qui y sont associées. Cette peur d'admettre les différences est à la base du tabou autour de la notion de race, qui a d'ailleurs atteint son paroxysme le 16 mai 2013, jour où fut adoptée une proposition de loi du Front de gauche supprimant le mot « race » de la législation française. Or, faire disparaître le mot « race » ne signifie pas faire disparaître le racisme, ni les races elles-mêmes. Les Blanc-he-s et les Noire-s ont bien une place distincte dans la hiérarchie sociale en France. Et c'est bien dans cette dimension qu'il faut envisager la race : comme une construction sociale. Le travail de déconstruction du racisme doit commencer par la recontextualisation des hiérarchies instituées par l'Etat, les scientifiques et même les artistes français - et blancs - à une époque où il fallait justifier d'abord l'esclavage, ensuite l'entreprise coloniale. Afin de déconstruire les représentations racialistes et racistes, il est néces18

saire d'accepter de se situer (au sens sociologique : savoir quelle est sa place dans les rapports de pouvoir au sein de la société). En France, les Blanc-he-s n'ont pas pour habitude de penser qu'ils sont elles/eux aussi issu*e-s d une construction sociale. Qui sont les Blanche-s? Où se situent-iels dans le continuum colonial? Quelle est leur place dans une société où le racisme systémique discrimine les non-Blanc-he-s? C'est justement cette question des rapports de pouvoir au sein d'un système raciste que j explore dans mon travail d'auteure et de réalisatrice car le racisme est bien plus qu'une question de relations entre individus. C'est une question politique et structurelle. Ma conscience du manque de réflexion sur la dimension systémique du racisme, y compris dans les milieux dits progressistes, s'est fortifiée au fil d'expériences malheureuses. Et c'est aussi une des raisons pour lesquelles le texte de bell hooks résonne encore plus chez moi aujourd'hui, car j'ai à mon tour expérimenté la silenciation dans les milieux féministes dits mainstream ou blancs. Quelques années après avoir obtenu mon diplôme j'ai commencé à militer au sein d'Osez le féminisme (OLF), une association féministe dont la majorité des membres sont blanches. En effet, le discours et le regard posé sur les « Autres » - qu'il s'agisse des femmes voilées, des femmes non-blanches, des travailleuses du sexe et de toutes celles qu'OLF prétend néanmoins représenter est éminemment paternaliste, principalement parce qu'il ne prend pas en compte le point de vue des personnes concernées. J'avais rejoint OLF en pensant qu'il était possible de changer les choses « de l'intérieur ». Je finis par quitter ses rangs le jour où je compris que le chemin emprunté près de quarante ans plus tôt par mes aînées afro-américaines et fort stigmatisé en France (le communautarisme) était finalement la seule solution. J'optai pour l'autodétermination et la lutte en non-mixité : je devins afroféministe. Ce choix avait été renforcé par mes activités professionnelles. Parallèlement au militantisme, je poursuivais une carrière artistique et l'arrivée dans le monde de l'art dramatique fut 19

une autre confirmation de la permanence des clichés hérités de l'époque coloniale. Il suffit pour s'en persuader de regarder un film français au hasard ou rentrer dans une salle de théâtre pour constater que nous, les Afro-descendantes, sommes absentes, ou enfermées dans des représentations stéréotypiques.Nous sommes les esclaves, les servantes, les bêtes de sexe voire les bêtes tout court, les sans-papiers, les « racailles » de banlieue; bref, hors du misérabilisme et de l'exotisme, pas de salut pour les comédiennes noires. J emploie désormais le terme « Afro-descendantes » pour parler des femmes noires, car il me convient mieux dans une perspective afroféministe et non centrée sur les États-Unis. Le concept d'Afro-descendance me permet de concilier mes multiples identités, tout en renouant avec l'internationalisme des luttes et le panafricanisme : du Brésil à l'Allemagne, en passant par l'Algérie, la Belgique, le Royaume-Uni, Haïti, la France ou le Canada. De plus, dans la perspective décoloniale qui est liée à l'histoire spécifique de la France, le terme « Afro-descendante », permet d'établir des grilles de lecture propres à nos contextes historiques. Pour en revenir à mon parcours professionnel, je dirai que plus j'avançais dans la conscience de la nécessité pour les Afrodescendantes de se réapproprier la narration, plus je dérivais de la performance vers l'écriture. C'est ainsi que je commençai à m'intéresser à l'écriture et que je réalisai une nouvelle fois que l'institution audiovisuelle française est majoritairement blanche, masculine et bourgeoise. Il ne suffit pas d'écrire une histoire, son histoire, encore faut-il avoir les moyens de la porter telle quelle jusqu'à sa réalisation. Le problème majeur était désormais l'argent car réaliser ne serait-ce qu'un pilote ou un court-métrage requiert des moyens considérables. Et dans ce cas, les obstacles institutionnels sont légion. L'accès aux subventions, lorsqu'on ne souhaite pas aborder la question de l'Afro-descendance par le prisme de la banlieue, du misérabilisme ou de l'exotisme est quasi impossible. Et c'est ainsi que je me résolus une fois de plus 20

à employer une technique ayant fait ses preuves outre-Atlantique. Je décidai de développer mon projet de film en autonomie, sans production et sans diffuseur, pour parler des femmes noires issues de l'histoire coloniale européenne du point de vue des concernées. Ouvrir La Voix s est imposé comme titre du film lors des entretiens préliminaires que j'ai menés avec les participantes, qui abordaient systématiquement la thématique de la confiscation de la parole et de l'effacement des femmes noires de l'Histoire. Avant de débuter le tournage j'ai organisé des rencontres chez moi, afin que toutes ces jeunes femmes - qui échangeaient parfois sur les réseaux sociaux mais ne s'étaient souvent jamais rencontrées puissent discuter dans le monde « réel ». Mon intuition selon laquelle je n'étais pas la seule à déplorer la confiscation de la parole dont nous sommes victimes fut vite confirmée. Et je commençai donc le tournage en mode Guerrilla Filmmaking (Cinéma Guérilla). Cette vision de la production cinématographique a été développée par Melvin Van Peebles, le premier réalisateur afroaméricain à avoir écrit, produit et réalisé son long-métrage Sweet Sweetback's Baadasssss Song (1971), afin de ne pas être tributaire des normes racistes de Hollywood. Il fut un des pionniers de l'utilisation du cinéma comme outil de maîtrise du discours porté sur soi et donc comme outil d'émancipation de masse. En tant que femme et Noire, il m'aura fallu passer par Sciences Po et le féminisme blanc pour véritablement apprécier le célèbre dicton « Knowledge Is Power » (La connaissance, c'est le pouvoir) car c'est en étudiant et en militant que j'ai compris que, pour les Afro-descendantes, l'accès à la littérature afroféministe anglophone est un formidable ressort de pouvoir. L'occultation de la question raciale en France est un problème éminemment politique, d'autant plus qu'elle est à l'origine de nombreux traumas individuels et collectifs au sein de notre communauté. Ce tabou de la race a aussi un impact dans le monde de la recherche en sciences sociales. Les idées développées outre-Atlantique dans un contexte de luttes d'émancipation tendent souvent à être dépoliti21

sées voire détournées lorsqu'elles sont importées dans des espaces universitaires français où l'homogénéité blanche et masculine reste de mise. De fait, la diffusion et la traduction de ces concepts recouvrent de multiples enjeux de pouvoir. Il est intéressant de noter ici que c'est le concept d'intersectionnalité, développé par des universitaires afroféministes étatsuniennes, qui a entraîné une forte remise en question du monopole de la parole blanche sur les questions raciales en France. L'intersectionnalité est un concept formulé en 1989 par Kimberlé Crenshaw, dans l'optique de résoudre une limite du droit américain qui reconnaissait soit les discriminations liées au genre, soit les discriminations liées à la race. Crenshaw a développé une théorie qui permet d'illustrer la situation des femmes noires qui se trouvent à l'intersection des discriminations raciales et de genre. Cette idée d'interaction et d'interdépendance des oppressions a très vite été étendue à toutes les formes de domination et de discrimination comme le racisme, le sexisme, les LGBTQIAphobies8, le handicap, etc., afin de montrer comment toutes ces composantes de l'identité des individus peuvent s'articuler et interagir dans un système capitaliste et ceci de façon mouvante et au fil des époques. Dans l'introduction de leur article « Peut-on faire de l'intersectionnalité sans les ex-colonisé-e-s ? », Fatima Ait Ben Lmadani et Nasima Moujoud résument les problèmes posés par l'homogénéité du monde universitaire français et par la quasi-absence, dans le monde des sciences sociales, d'une réflexion autour de la position du chercheur dans la société : Ainsiy les travaux auxquels nous faisons référence dans cet article ont en commun d'occulter Vhistoire coloniale française. Ces travaux sont principalement écrits par des féministes majoritaires et académiques,

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LGBTQIA : lesbiennes, gays, bisexuel'les, trans> queers, intersexes, asexuelle-s et agenres. 22

se référant au Black Feminism et se définissant parfois comme la « troisième vague du féminisme ». Leur production se construit aujourd'hui en France « en dialogue critique » avec des problématiques anglosaxonnes et en rupture avec les champs de recherche sur l'histoire coloniale et migratoire française. A partir de ces constats et de leur lien avec la théorie de l'intersectionnalitéy il est possible de poser deux questions : 1) Comment une approche en termes d'intersectionnalité des rapports sociaux de pouvoir peut-elle s'appliquer à « l'autre » en tant qu'objet d'étude en restant aveugle à la position du sujet écrivant ou pensant ? 2) Quelles sont les implications du contexte migratoirey postcolonial et transnational sur la question de l'intersectionnalité ?9 Ce qui amène plusieurs autres questions : qui traduit? Ou plutôt, quels sont les enjeux politiques de l'emploi de termes anglo-saxons dans les sphères universitaires et militantes françaises où la blanchité et le continuum colonial ne sont pas mis en question ? Comment lutter contre le dévoiement du concept d'intersectionnalité qui a été traduit/repris/compris dans certains cercles féministes comme « inclusivité » ? Ce féminisme « inclusif » a pour objectif de faire une place aux « Autres », celles qui n'appartiennent pas à la norme française, hétéronormée et blanche. L'inclusivité est donc une notion quasi opposée à l'idée originale puisque l'interdépendance des oppressions suppose l'absence de hiérarchie et donc l'absence d'un centre dont le rôle serait d'inclure/intégrer les minorités. Comment expliquer que le concept de « consubstantialité » - d'une proximité confondante avec le concept d'intersectionnalité - développé par Danièle Kergoat soit principalement plébiscité par des chercheune-s 9 « Peut-on faire de Vintersectionnalité sans les ex-colonisé-e-s ? » in Mouvements n°72,2012.

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blanc-he-s10? Comment ne pas s'interroger sur les véritables motivations de ces universitaires blanc#he*s qui utilisent le matérialisme (la primauté des rapports de classe) pour discréditer la pertinence de la race dans l'intersectionnalité ? Prenons le cas du sociologue Roland Pfefferkorn, qui dans son article « Des politiques d égalité aux politiques de l'identité : parité, diversité, intersectionnalité » écrit : Dans un tout autre contexte, aux Etats-Unis, Vémergence du Black Feminism à partir du début des années 1980 a également conduit à la production d'analyses transversales, mais croisant principalement cette fois sexe et « race », en termes d'intersectionnalité [...] Cependanty ces analyses en termes dyintersectionnalité - ou d'entrecroisement — ignoraient, et continuent le plus souvent à ignorery jusqu'à aujourd'hui, les rapports de classe11. En effet, quand les revendications des personnes discriminées pour obtenir plus de justice sociale sont critiquées, c'est toujours à l'aide d'arguments nous taxant d'« identitaires » et/ou de « communautaristes ». Or, puisque nous sommes discriminé-e-s du fait de nos identités, c'est justement sur la base de ces identités que nous demandons l'égalité. Nos revendications ne sont identitaires que du point de vue de celles et ceux qui appartiennent à la « norme » et qui, par contre, ne considèrent pas leurs existences 10 « En résumé, dire que les rapports sociaux sont consubstantiels revient à affirmer (et à démontrer) que les rapports sociaux se co-construisent : le genre construit la classe et la race, la race construit la classe et le genre, la classe construit le genre et la race. » in « Articuler les luttes contre les différents rapports sociaux inégalitaires », entretien avec Danièle Kergoat, août 2011. iresm o.jimdo. com/2011/08/03/articuler-les-luttes-co n tre-les-différents-rapportssociaux-inégalitaires 11

Congrès AFSP Strasbourg 2011. Section Thématique 22. Roland Pfefferkorn, «Articuler les rapports sociaux. Rapports de classe, de sexe, de racisation ». www. afsp. info/congres201 l/sectionsthematiques/st22/st22pfefferkorn.pdf 24

et leurs valeurs comme « identitaires ». Cet article est d'autant plus déconcertant quand on connaît l'histoire du Black Feminism états-unien, car les questions de classe apparaissent dans le titre même des premières publications qui le fondent. La question que soulèvent toutes ces adaptations et/ou critiques de l'intersectionnalité, un concept créé par des Afro-descendantes afin de penser et mettre en oeuvre leur émancipation, demeure : comment se réapproprier la parole et les concepts afin de les rendre opérants dans l'espace francophone ? Ce sont toutes ces questions qui habitent désormais mes propres recherches car la nécessité pour les Afro-descendantes et toutes les personnes discriminées de devenir les agent-e-s de leur émancipation se fait de plus en plus pressante. L'inscription des Afro-descendantes dans toutes les sphères de la vie sociale et politique passe par la parole des concerné-e-s. C'est pour toutes ces raisons que je travaille sur la déconstruction de la réappropriation culturelle et historique, dont les Afro-descendant-e-s, en particulier les femmes, les queers et les handicapé-cs ont été systématiquement victimes en France. Nous ne pouvons pas choisir entre les multiples composants de nos identités car nos existences et nos luttes sont, par nature, intersectionnelles. Un des enjeux majeurs de nos combats actuels est donc de lutter contre la dépolitisation de nos revendications. Un autre enjeu fondamental des années à venir est la décolonisation des imaginaires et des espaces institutionnels français. Cette tâche s'annonce d'autant plus difficile que la poursuite d'une égalité réelle demande aux dominantes d'abandonner leur posture paternaliste, dans un monde où les « Autres » sont tout à fait à même de penser par elles/eux-mêmes les outils de leur émancipation. Mais au-delà de ce changement detat d'esprit, c'est un autre bouleversement qui s'annonce. À partir du moment où les non-Blanche-s, les personnes en situation de handicap, les personnes queer, etc., ne seront plus victimes de discriminations structurelles, en rencontrant par exemple moins d'obstacles 25

à l'embauche, il y aura de fait moins de postes (pour prendre l'exemple de l'université) pour celles et ceux qui appartiennent à la norme. Quand l'« Autre » réussit à investir le champ universitaire, il passe du statut d'« objet » à celui de « concurrents ». Le parcours d'intellectuelles telles que bell hooks qui, non contente d'être une universitaire renommée est aussi auteure de romans, d'essais et de livres pour la jeunesse, peut donc être célébré par des chercheure-s blanche-s, à condition qu'il ne soit pas répliqué sur le territoire français. C'est là tout le paradoxe des études postcoloniales et de genre qui se sont développées en France ces quinze dernières années. Il est aussi important de remarquer que dans le champ de l'articulation race-classe-genre, l'esclavage reste un des points aveugles de la réflexion scientifique française. Ain 't I a Woman commence pourtant, comme de nombreux ouvrages écrits par des Afroféministes états-uniennes, par un retour sur la période de l'esclavage et aurait pu à ce titre représenter une inspiration. En Martinique et en Guadeloupe le modèle familial est souvent matrifocal (ménage monoparental avec la mère qui soutient le foyer) et cette « absence » des pères est une résultante de la société esclavagiste, telle que décrite par bell hooks. Cette figure de la femme antillaise forte, pilier du foyer, plus connue sous la forme de la métaphore de la femme « potomitan » n'est pas ou peu étudiée en sciences sociales, dans le contexte français, comme si notre histoire commune (aux Blanc*he*s et aux Noire*s) commençait avec la colonisation. C'est donc un nouveau champ académique qui va devoir être investi, cette fois-ci par les premières concernées. Si les écrits francophones concernant l'existence et les combats des Afro-descendantes en France sont peu nombreux, l'arrivée d'Internet a durablement enrayé cette occultation systématique de notre Histoire et de nos combats. C'est bel et bien du côté de la société civile, comme l'appelait de ses vœux Ella Baker, que s'est 26

ravivée la flamme de TAfroféminisme franco-belge12 et européen (en Allemagne13 ou au Royaume-Uni14). C'est en 2013 que Ms Dreydful fait son apparition sur la scène des biogueuses et c est la première à se revendiquer de l'Afroféminisme. Elle sera rapidement rejointe par Équimauves (en Belgique), Mrs. Roots, Many Chroniques, Rien Sur ChaCha, Haïtiano-Molotov, The Economissy Souag Vaudouy Kiyémis, Noirabiey La Toile dyAlmay La Tchipie... Internet représente donc un formidable outil d'émancipation : simplicité et coût minimal de la prise de parole, possibilités infinies de faire sa propre éducation. En conséquence, un certain nombre d'intellectueHe-s et de journalistes ont été forcé-e-s d'admettre que les « Autres » ont développé des outils, aussi voire plus pertinents que les leurs, sans financements et parfois même sans parcours universitaire. Ce mouvement qui s'est réveillé grâce à des individualités sur Internet a d'abord donné lieu à des évolutions dans le monde des idées, à commencer par les médias. 12 - msdreydful.wordpress.com - equimauves.wordpress.com - mrsroots.wordpress.com - www.manychroniques.blogspot.fr - riensurchacha. wordpress.com/a-propos - haitiano-molotov.com - corporatemioumiou. wordpress. com - perleantilles. wordpress. com - esbavardagesdekiyemis. wordpress.com/author/kiyemis - verrederegles.tumblr.com - latoiledalma. wordpress. com/2015/04/05/le-temps-beni-des-colonies-ou-limperative-necessite-dun -afro-femin isme-francais - tchip. wordpress. com/2012/02/26/moi-femme-antillaise-poto-mitan-je-demissionne-de-mesfonctions - clumsy.fr - kidjiworld.com 13

The Black Her*Stories Project - le premierfestival de cinémaféministe noir et queer allemand : blackwomenspace.com/a-p-p-e-l-a-u-x-c-o-n-t-r-i-b-u-t-i-o-n-s-d-es-f-i-l-m-s/ ?lang=fr 14 Le blogy No Fly on the Wall : noflyonthewall.com/about La réalisatrice Cecile Emeke : www.cecileemeke.com

27

Par exemple, lors des manifestations contre le spectacle Exhibit B du metteur en scène Brett Bailey, Po Lomami du blog Equimauves se vit offrir une page dans Libération15 dans le cadre d un dossier intitulé « Le clash des antiracismes », après avoir publié avec Mrs. Roots un dossier en deux volets16 visant à déconstruire cette performance et montrer en quoi elle s'inscrivait dans le cadre du racisme systémique. Il faut aussi noter l'influence de Twitter et des hashtags activistsy à savoir membres influentes qui lancent des mots d'ordre repris par de très nombreuses personnes et forcent ainsi les personnages publics, les médias ou les institutions à revoir leur discours. #BoycottExhibitB dans le cas cité précédemment, mais aussi #ParlePasAMaPlace, justement sur la nécessité de se réapproprier le discours, #YaQuoiLelOMai pour publiciser la date de commémoration de l'abolition de l'esclavage, #TwitpicYourCheveuxCrepus et #TwitpicYourAfro pour affirmer la beauté des cheveux des Noir.e.s face aux articles de magazines les dénigrant, #MonAfroféminisme pour pallier la dépolitisation du mouvement présenté comme « tendance et nouveau » sur certains médias, #TuSaisQueTesNoirEnFranceQuand et des centaines d'autres. Parmi les membres françaises du #BlackTwitta, en plus des biogueuses présentées ci-dessus, on peut citer : @Nass_AB, @ parachuuut, @Clumsy_Mummy, @Sangre_y_Fuego, @kidjimalee @PDFemmesNoires, @patpanthere, @littleglissant, @akoulanda, @31awan, @MaelleTriolet, @RozahParks et bien d'autres. Mais la dimension la plus novatrice de cette renaissance de l'Afroféminisme grâce à Internet est certainement sa traduction 15

wwwJiberation.fr/culture/2014/12/01/exhibit-b-est-une-exhibition-du-privilege-blanc-qui-le-confirme-le-renforce_11546 73 16

mrsroots. wordpress.com/2014/10/14/boycotthumanzoo-i-le-racisme-sinvite-aumusee equimauves.wordpress. com/2014/11/02/boycottbumanzoo-ii-a-la-culture-denotre-servitude 28

en actions collectives. C est au cours des manifestations lancées par le collectif Contre Exhibit B17 que le collectif afroféministe Mwasi18, qui a vu le jour en 2014, a fait son entrée dans l'espace politique et médiatique. Depuis, les initiatives collectives se sont multipliées : - l'émission Nasema19, sur Radio Libertaire, qui est animée par une des membres de Mwasi et qui aborde « la santé sexuelle dans une approche positive, féministe, antiraciste, et intersectionnelle » ; - une soirée-projection-débat autour du film Ouvrir La Voixy lors de la Semaine Anticoloniale et Antiraciste en février 2015 où six Afroféministes (parmi lesquelles on retrouve plusieurs biogueuses nommées ci-dessus) se sont exprimées dans une discussion intitulée : « La parole des Afro-descendant-e-s : entre paternalisme, confiscation et réappropriation »20 ; - le lancement et la parution du n° 1 de la revue AssiégéEs21 : Derrière AssiégéEs des femmes et (quelques) hommes raciséEs en résistance qui se positionnent pour l'articulation : anti-raciste ET anti-sexiste ET antihomophobe ET anti-transphobe ET anti-capitaliste ET anti-islamophobe ET anti-politique de respectabilité. Afroféminismey black-féminismey féminisme islamiquey décolonialy luttes des travailleuses du sexe, autant de démarches qui pensent l'articulation race,, genre et classe. ;

17

www. contreexhibitb. blogspot.fr

18

mwasicollectif.wordpress.com

19

twitter.com/nasemalemission

20

Semaine Anticoloniale et Antiraciste. « La parole des Afro-descendant-e-s : entre paternalisme, confiscation et réappropriation », 23février 2015 : www.youtube.com/ watch ?v=ywfUEdyAgYk 21

www. xn—assig-e-s-e4ab.com 29

- l'organisation en partenariat entre AssiégéEs et le blog Équimauves des journées Intersectionnalité toi-même tu sais (ITMTC 22 ), à Paris le 14 juin et à Bruxelles le 28 juin 2015 : Il est alors temps de recréer des espaces pour nous afin de repolitiser et se réapproprier nos vécus, nos projets et nos luttes. Par la politisation de nos conditions dans la société, nous incarnons Vintersectionnalité. Nous sommes les experte-s de nos vies et possédons la matière première d'une lutte intersectionnelle et véritablement transformatrice, qui s'inscrira dans un mouvement global contre ce système d'exploitationy d'oppression et de mort que doivent endurer certain-es afin que d'autres puissent se la couler douce. Travaillons ensemble à construire des mouvements qui ont un réel impact sur nos vies!; - et enfin, « Retournement de cerveaux : université populaire », du 1er au 26 juillet 2015 à Paris, un événement en non-mixité (à savoir réservé aux personnes non-blanches). Les thématiques abordées sont issues des articles parus dans la revue AssiégéEs qui a été pensée comme un outil global d'émancipation : des articles, aux rencontres et réflexions collectives sur les outils et moyens de la lutte. Il faudrait aussi citer l'émission de webradio Cases Rebelles23 qui a récemment fêté ses cinq ans d'existence, plus de cinquante émissions et qui fonctionne sous forme de collectif anonyme. Le blog Chronik deNègre(s) Inverti(s)24 qui fonctionne avec plusieurs contributeurs et aborde pêle-mêle : Black Power, Konsyens Karayib, Panafricanisme, Afroféminisme, Sexualités et genres dissidents. Et pour terminer sur l'émergence des voix des plus

22

itmtc.org

23

www. cases-rebelles, org/nous-sommes

24

negreinverti.wordpress.com 30

discriminées, remarquons l'arrivée de Dollystud25, le premier média Afro-LBT francophone : Être une femme, être noire, f/r? lesbienne, £W/y (féminine) ou Stud (masculine)y ce n'est pas toujours facile de trouver sa place dans une société qui ne nous représente pas : pas de plateformes dédiées. Tout comme vous nous avons longtemps cherché un magazine, un sitey un blogy une page où l'on pourrait retrouver des informations relatives à notre communauté : afro-caribéenne, mais également latine et maghrébine. [...] C'est face à ce constat que nous, deuxfemmes noires lesbiennes, afro-caribéennesy avons décidé de créer le magazine en ligne dont nous avions toujours rêvé. Dollystud, avec près de huit mille abonnées réparties entre la France, l'Afrique, la Caraïbe et le Royaume-Uni, est bien la preuve que lorsque les minorités prennent en charge leur discours, celui-ci trouve un fort retentissement dans la société civile. La perspective intersectionnelle et Internet ont littéralement révolutionné la répartition de la parole ainsi que les modalités de la lutte, car chaque groupe ou individu fixe ses propres règles et désormais la non-mixité est assumée et revendiquée comme outil d'émancipation. Toutes ces initiatives qui ont émergé et se sont développées au cours des cinq dernières années nous montrent que les pistes de réflexion ouvertes outre-Atlantique peuvent être de bons appuis pour développer notre propre vision du monde. C est désormais à nous, Afro-descendantes d'Europe, d'Afrique et de la Caraïbe de produire des cadres d'analyses qui s'appliquent à nos contextes socio-historiques. En effet, si le monde de la recherche française fait trop souvent l'impasse sur l'esclavage, les textes des Afroféministes états-uniennes ne font pas ou peu référence à la colonisation, qui ne fait pas partie de leur histoire. Ces auteures sont 25

dollystud.fr 31

donc à considérer comme des inspirations, leurs réflexions et leurs expériences font écho aux nôtres, mais ce ne sont pas des manuels à suivre à la lettre. Cet ouvrage de bell hooks comme ceux de toutes les grandes intellectuelles afro-américaines est un outil d'émancipation dont nous devons nous saisir pour forger nos propres analyses et établir nos propres modalités de lutte. Comme l'a très justement ditToni Morrison : S'ily a un livre que vous souhaitez lire, mais quil n a pas encore été écrity alors vous devez l'écrire. À nous, auteures, réalisatrices, journalistes, universitaires, Afro-descendantes de France et d'Europe, de suivre l'exemple de nos illustres aînées d'Amérique. A nous de nous réapproprier la narration et de nous inscrire durablement dans l'histoire des luttes et l'Histoire tout court. A nous de venir questionner les institutions et d'exiger des quotas afin que nous puissions continuer à investir les champs qui nous étaient jadis interdits. A nous les micros, les stylos, les caméras et surtout, les mégaphones !

Note de traduction : L'idée que le masculin représenterait l'universel est vivement critiquée par les féministes. C'est une des formes de la domination patriarcale dans la langue française. L'anglais utilise le genre neutre pour les noms, les adjectifs et les participes passés, nous avons choisi de les traduire en adoptant des règles de féminisation. Nous utiliserons donc le point médian quand le terme se réfère aux hommes et aux femmes (opprimé-e-s), le pronom « iel », contraction de « il » et « elle », parfois au pluriel « iels ». Lorsque bell hooks se réfère explicitement aux hommes les expressions seront au masculin, et inversement lorsqu'elle se réfère uniquement aux femmes. Nous avons par ailleurs appliqué la « règle de proximité » selon laquelle l'accord de l'adjectif ou du participe passé se fait avec le nom le plus proche.

Les notes de bas de page sont des notes de traduction.

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Pour Rosa Bell, ma mère qui m'a dit lorsque j'étais enfant qu'elle avait un écrit des poèmes - et dont j'ai hérité mon amour de la lecture et mon désir d'écrire.

REMERCIEMENTS

Il y a huit ans, lorsque j'ai commencé mes recherches pour ce livre, les discussions sur « les femmes noires et le féminisme » ou « le racisme et le féminisme » n'étaient pas courantes. Des amre-s et des inconnu-e-s en venaient vite à remettre en question et à ridiculiser ma préoccupation pour la condition des femmes noires aux Etats-Unis. Je me souviens d'un dîner où j'ai parlé du livre, et une personne, d'une voix tonitruante tout en setranglant de rire, s'est exclamée : « Qu'est-ce qu'il y a à dire sur les femmes noires ! » Les autres ont ri à leur tour. J'avais écrit dans le manuscrit que l'existence des femmes noires était souvent oubliée, que nous étions souvent ignorées ou écartées, et mon expérience vécue alors que je partageais les idées de ce livre démontrait la réalité de cette affirmation. A chaque étape de mon travail j'ai eu le soutien de Nate, mon ami et compagnon. La première fois que je suis revenue des bibliothèques, en colère et déçue qu'il y ait si peu de livres sur les femmes noires, c'est lui qui m'a dit que je devrais en écrire un. Il a aussi fait des recherches historiques et m'a assistée de nombreuses façons. Une formidable source d'encouragement et de soutien à mon travail est venue de mes collègues travailleuses noires du central téléphonique de Berkeley en 1973-1974. Lorsque j'en suis partie pour aller à l'université dans le Wisconsin, j'ai perdu le contact avec ces femmes. Mais leur énergie, leur sentiment qu'il 35

y avait beaucoup à dire sur les femmes noires, et leur conviction que « je » pouvais le dire, m'a aidée à tenir. Pendant le travail dédition, Ellen Herman,de South End Press, a été dune grande aide. Notre relation a été politique ; nous avons travaillé à combler le fossé entre public et privé, nous avons fait de la relation entre auteure et éditrice une expérience positive plutôt que déshumanisante. Ce livre est dédié à Rosa Bell Watkins qui m'a enseigné, ainsi qu'à toutes ses filles, que la Sororité donne du pouvoir aux femmes, en nous respectant, en nous protégeant, en nous encourageant et en nous aimant.

INTRODUCTION

À un moment où dans l'histoire états-unienne les femmes noires des quatre coins du pays auraient pu s'unir pour revendiquer l'égalité des femmes ainsi que la reconnaissance de l'impact du sexisme sur notre statut social, nous sommes demeurées, dans l'ensemble, silencieuses. Notre silence n'était pas simplement une réaction contre les féministes blanches ni un geste de solidarité avec les hommes sexistes noirs. C'était le silence des opprimé-e-s - ce silence profond engendré par la résignation et l'acceptation de son propre sort. Les femmes noires de cette époque ne pouvaient pas s'unir afin de lutter ensemble pour les droits des femmes parce que nous ne voyions pas notre condition de femme comme un aspect important de notre identité. Une socialisation raciste et sexiste nous avait conditionnées à dévaluer notre féminité et à considérer la race26 comme seul marqueur pertinent d'identification. En d'autres termes, on nous a demandé de nier une partie de nous-mêmes - et nous l'avons fait. Par conséquent, lorsque le 26

« Le terme de race, couramment employé dans les études postcoloniales anglophones, vise à retourner le stigmate raciste en employant ce terme tout en déconstruisant ses modes d élaboration, procédé également effectifavec les termes gay ou queer. Dans cette acception, il n induit donc aucune croyance en la véracité d'une quelconque race, mais décrit plutôt les appartenances communautaires, voire ethniques », Fabienne Dumont (éd.), La Rébellion du deuxième sexe : l'histoire de l'art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), Les Presses du réel, 2011, p. 24.

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mouvement des femmes a soulevé le problème de l'oppression sexiste, nous avons défendu l'idée que le sexisme était insignifiant à la lumière de la réalité plus sévère et brutale du racisme. Nous avions peur de reconnaître que le sexisme pouvait être tout aussi oppressant que le racisme. Nous nous sommes cramponnées à l'espoir que la libération de l'oppression raciale serait tout ce dont nous aurions besoin pour être libres. Nous étions une nouvelle génération de femmes noires à qui on avait appris à se soumettre, à accepter l'infériorité sexuelle et à se taire. Contrairement à nous, les femmes noires des Etats-Unis du xixe siècle avaient conscience que la vraie liberté n'impliquait pas seulement la libération d'un ordre social sexiste qui empêchait systématiquement l'accès de toutes les femmes aux pleins droits humains. Ces femmes noires ont participé aussi bien à la lutte pour l'égalité raciale qu'au mouvement pour les droits des femmes. Quand la question fut soulevée de savoir si oui ou non la participation des femmes noires au mouvement pour les droits des femmes se faisait au détriment de la lutte pour l'égalité raciale, elles ont défendu l'idée que toute amélioration du statut social des femmes noires bénéficierait à toutes les personnes noires. Lors du World Congress of Représentative Women (Congrès mondial des femmes) en 1893, Anna Cooper prononça un discours sur le statut des femmes noires : Les plus grands progrès de la civilisation ne peuvent être improvisés, pas plus qu'ils ne peuvent se développer pleinement sur une courte période de trente ans. Ils requièrent le long et pénible essor des générations. Pourtant, tout au long de la période la plus sombre de l'oppression desfemmes de couleur dans ce pays, leur histoire, qui reste encore à écrire, est pleine des traces d'une lutte héroïque, une lutte contre un sort terrifiant et accablant qui s est souvent soldée par une mort terrible, une lutte pour maintenir et protéger ce que la femme chérit plus que la vie même. Le douloureux, patient et silencieux 38

labeur des mères pour que les corps de leursfillesleur appartiennent, le combat désespérant, tel celui d'une tigresse en cage> pour sefaire respecter à leur toury fournirait plus tard du matériau pour les romans. Qu'un plus grand nombre d'entre elles ait été emportépar le courant à défaut d'avoir pu l'endiguer n'a rien d'extraordinaire. La majorité de nos femmes ne sont pas des héroïnes - maisje ne connais pas de race où la majorité desfemmes soient des héroïnes. Il me suffit de savoir que quand bien même elle n'était considérée aux yeux de la plus haute instance états-unienne comme rien déplus qu'un meuble, un paquet sans intérêt, trainé çà et là au bon vouloir de son propriétaire, la femme afro-américaine a maintenu des idéaux quant à la condition desfemmes dont la fierté n'a pu être piétinée par aucun êtrejamais conçu. Somnolant ou mijotant dans des esprits non éduqués, de tels idéaux ne pouvaient prétendre à une audience au niveau national. La femme blanche pouvait au moins plaider en faveur de sa propre émancipation, les femmes noires, doublement assujetties, ne pouvaient rien faire d'autre que souffrir et lutter en silence. Pour la toute première fois dans l'histoire états-unienne, des femmes noires telles Mary Church Terrell, Sojourner Truth, Anna Cooper, Amanda Berry Smith et d'autres ont ouvert une brèche à travers ces longues années de silence et ont commencé à formuler leurs expériences et à les consigner. Elles ont plus particulièrement insisté sur l'aspect « féminin » de leur être qui a rendu leur sort différent de celui de l'homme noir, un fait rendu évident lorsque les hommes blancs ont soutenu le droit de vote des hommes noirs en privant dans le même temps toutes les femmes de ce même droit. Horace Greeley et Wendell Phillips ont appelé ça « l'heure des Nègres » mais en réalité, ce que l'on appelait le droit de vote des Noire-s n'était que le droit de vote des hommes noirs. En soutenant le droit de vote des hommes 39

noirs tout en condamnant les militantes blanches des droits des femmes, les hommes blancs révélèrent la profondeur de leur sexisme - un sexisme qui était, pendant une courte période de l'histoire états-unienne, plus important que leur racisme. Avant que les hommes blancs ne soutiennent le droit de vote des hommes noirs, les militantes blanches avaient cru que s'allier avec les militant*e*s noire*s ferait avancer leur cause, mais quand il s est avéré probable que les hommes noirs pourraient accéder au droit de vote tandis que les femmes en resteraient privées, la solidarité politique avec les personnes noires fut oubliée et les militantes blanches tentèrent alors de détourner les hommes blancs de leur projet de soutenir le droit de vote des hommes noirs en invoquant la solidarité raciale. Le lien fragile entre les militant-e-s noire-s et les militantes blanches des droits des femmes fut rompu alors qu'émergeait le racisme de ces dernières. Malgré la tentative d'Elizabeth Stanton, dans son article « Women and the Black Men » (Les femmes et les hommes noirs) publié dans le numéro de 1869 de la revue Révolution, de montrer que le but de l'appel républicain en faveur du « suffrage masculin » était de créer un antagonisme entre les hommes noirs et toutes les femmes, la brèche entre les deux groupes ne put être colmatée. Bien que beaucoup de militants noirs fussent des sympathisants de la cause des militantes des droits des femmes, ils n'étaient pas disposés à perdre leur propre chance d'accéder au droit de vote. Les femmes noires se sont retrouvées piégées dans une impasse; défendre le droit de vote des femmes aurait impliqué quelles s'allient avec les militantes blanches qui avaient révélé publiquement leur racisme, mais ne défendre que le droit de vote des hommes noirs aurait signifié soutenir un ordre social patriarcal qui ne leur accorderait aucune voix politique. Les militantes noires les plus radicales exigeaient qu'on donne le droit de vote aux hommes noirs ainsi qu'à toutes les femmes. SojournerTruth était la femme noire la plus fervente sur cette question. Elle a défendu publiquement le droit de vote 40

des femmes et a souligné le fait que sans ce droit, les femmes noires auraient à se soumettre à la volonté des hommes noirs. Sa célèbre déclaration « il y a un grand émoi à propos de l'accès des hommes de couleur à leurs droits, mais pas un mot sur la femme de couleur; et si les hommes de couleur obtiennent leurs droits, mais que les femmes de couleur n'obtiennent pas les leurs, vous voyez, les hommes de couleur seront les maîtres des femmes, et ça sera tout aussi mauvais que ça l'était auparavant », rappela au public états-unien que l'oppression sexiste était une menace tout aussi réelle pour la liberté des femmes noires que l'oppression raciale. Mais malgré les protestations des militantes blanches et noires, le sexisme l'emporta et les hommes noirs obtinrent le droit de vote. Bien que les hommes et les femmes noire-s aient lutté tout autant pour la libération pendant l'esclavage et une bonne partie de la période de la Reconstruction27, les leaders politiques noirs masculins ont perpétué des valeurs patriarcales. Tandis que les hommes noirs gagnaient du terrain dans toutes les sphères de la vie états-unienne, ils encourageaient les femmes noires à adopter un rôle plus subalterne. Petit à petit, l'esprit révolutionnaire radical qui avait caractérisé les contributions intellectuelles et politiques des femmes noires au cours du xixe siècle fut étouffé. Un changement définitif dans le rôle joué par les femmes noires dans les affaires politiques et sociales de la communauté noire se produisit au xxe siècle. Ce changement était symptomatique d'un déclin général des efforts de toutes les femmes états-uniennes pour effectuer une réforme sociale radicale. Lorsque le mouvement pour les droits des femmes prit fin dans les années 1920, les voix des féministes noires furent réduites au silence. La guerre avait privé le mouvement de sa ferveur antérieure. Alors que les 21

La Reconstruction est une période de l'histoire états-unienne allant de 1863 à 1877 qui succède à la guerre de Sécession (guerre civile couvrant la période de 1861 à 1865 opposant les Etats nordistes - l'Union - aux Etats sudistes esclavagistes - la Confédération). 41

femmes noires participaient de la même façon que les hommes noirs à la lutte pour la survie en venant grossir la population active à chaque fois que c était possible, elles ne militaient plus pour la fin du sexisme. Les femmes noires du xxe siècle avaient appris à accepter le sexisme comme quelque chose de naturel, un donné faisant partie de la vie quotidienne. Si des sondages avaient été réalisés parmi les femmes noires dans les années 1930 et 1940, leur demandant de nommer ce qui les opprimait le plus, c est sans doute le racisme et non le sexisme qui aurait été en haut de la liste. Quand le mouvement pour les droits civiques28 débuta dans les années 1950, les femmes et les hommes noire-s se sont de nouveau rassemblé-e-s dans la lutte pour légalité raciale; cependant les militantes noires nont pas eu autant de succès que les leaders noirs masculins. La répartition sexiste des rôles était tout autant la norme dans les communautés noires quelle l'était dans n'importe quelle autre communauté états-unienne. Le fait que les leaders les plus révérés et respectés aient été des hommes constituait un fait admis parmi les personnes noires. Les militant*e-s noire-s définissaient la liberté comme l'obtention du droit à participer, en tant que citoyen-ne-s à part entière, à la culture états-unienne ; iels ne rejetaient pas le système de valeurs de cette culture. Par conséquent iels nont pas questionné le bien-fondé du patriarcat. Le mouvement pour la libération des Noire-s des années 1960 a été le premier exemple d'une lutte de personnes noires contre le racisme où des barrières claires ont été érigées séparant les rôles des hommes et des femmes. Les militants noirs ont publiquement reconnu qu'ils attendaient des femmes noires impliquées dans le mouvement qu'elles se conforment à une répartition sexiste des rôles. Ils ont exigé des femmes noires quelles adoptent une position subalterne. On leur a dit qu'elles 28

Le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis désigne la lutte des personnes afro-américaines pour légalité des droits politiques, la fin de la ségrégation raciale et contre le racisme états-unien. 42

devaient s occuper du foyer et engendrer des combattants pour la révolution. L'article de Toni Cade « On the Issue of Rôles » (Sur la question des rôles) relève les différentes attitudes sexistes qui ont prévalu dans les organisations noires pendant les années 1960. Il semblerait que toute organisation, quelle quelle soit, ait, à un moment où à un autre, été confrontée à des conflits internes avec des femmes révoltées, devenues hargneuses àforce d'avoir à répondre au téléphone ou à faire le café pendant que les hommes écrivaient les communiqués et décidaient de l'orientation politique. Certains groupes ont alloué aux femmes deux ou trois postes dans l'exécutif avec une grande condescendance. D'autres ont encouragé nos sœurs à former un groupe séparé et à trouver une solution qui ne diviserait pas l'organisation. D'autres sont devenus carrément méchants et ontforcé les femmes à partir et à organiser des réunions séparées. Les années passant, les choses se sont plus ou moins calmées. Mais j'attends toujours d'entendre une analyse à tête reposée des positions de chaque groupe particulier sur la question. Invariablement, j'entends de la part de quelque mec que lesfemmes noires doivent soutenir les hommes noirs et être patientes afin qu'ils puissent regagner leur masculinité. La notion de féminité, disent-ils - et ils ne pensent et s'expriment sur cette notion seulement lorsqu'on les presse à s'y intéresser - est dépendante de leur définition de la masculinité. Bref ça ne s'arrête jamais. Tandis que quelques militantes noires se sont opposées aux tentatives des hommes noirs de les contraindre à ne jouer qu'un rôle secondaire dans le mouvement, d'autres ont capitulé face aux exigences masculines de soumission. Ce qui avait débuté comme un mouvement pour la libération de toutes les personnes noires de l'oppression raciste est devenu un mouvement dont le but

premier était rétablissement d'un patriarcat noir. Il n'est pas étonnant qu un mouvement focalisé sur la seule promotion des intérêts des hommes noirs ait échoué à attirer l'attention sur le double impact des oppressions racistes et sexistes sur le statut social des femmes noires. On a demandé aux femmes noires de se fondre dans la masse noire - pour permettre aux seuls hommes noirs d'occuper le devant de la scène. Que les femmes noires aient été victimes des oppressions à la fois sexistes et racistes était considéré comme insignifiant, parce que la souffrance des femmes, si grande qu'elle ait pu être, ne pouvait pas prévaloir sur la douleur des hommes. Alors que le récent mouvement des femmes a attiré l'attention sur le fait que les femmes noires étaient doublement victimes des oppressions racistes et sexistes, les féministes blanches, de façon ironique, ont eu tendance à idéaliser l'expérience des femmes noires plutôt que de parler des impacts négatifs de ces oppressions. Lorsque les féministes reconnaissent dans le même temps que les femmes noires sont victimes d'une oppression spécifique tout en mettant l'accent sur leur courage, elles insinuent que bien que les femmes noires soient opprimées, elles arrivent à contourner les impacts néfastes de l'oppression en étant fortes - et ce n'est tout simplement pas le cas. Généralement, lorsque les gens parlent de la « force » des femmes noires, iels se réfèrent à la façon qu'iels ont de percevoir les femmes noires qui font face à l'oppression. Iels font semblant de ne pas voir qu'être forte face à l'oppression n'est pas la même chose qu'avoir vaincu l'oppression, cette endurance ne doit pas être confondue avec une quelconque transformation. Les experfe-s de l'expérience des femmes noires confondent souvent ces deux choses. La tendance, issue du mouvement féministe, à idéaliser l'expérience des femmes noires s'est répandue dans toute la culture états-unienne. L'image stéréotypée de la femme noire « forte » n'était plus considérée comme déshumanisante, elle est devenue le nouveau gage de la grandeur féminine noire. Lorsque le mouvement des femmes 44

battait son plein et que les femmes blanches rejetaient le rôle de reproductrice, de bête de somme et dobjet sexuel, les femmes noires étaient célébrées pour leur dévouement inégalé à leur rôle de mère, pour leur capacité « innée » à porter d'énormes fardeaux et pour leur disponibilité toujours plus grande en tant quobjet sexuel. Il semblait que nous avions été élues à l'unanimité pour prendre en charge les tâches que les femmes blanches refusaient dorénavant d effectuer. Elles ont eu le magazine Ms.y nous avons eu Essence. Elles ont eu des livres traitant de l'impact négatif du sexisme sur leurs vies, nous avons eu des livres défendant l'idée que les femmes noires n'avaient rien à gagner de la libération des femmes. On a dit aux femmes noires que nous devrions trouver notre dignité non dans la libération de l'oppression sexiste mais dans notre capacité à nous ajuster, à nous adapter et à encaisser. On nous a demandé de nous lever pour nous féliciter d'être de « bonnes petites femmes » puis on nous a dit de nous rasseoir et de nous taire. Personne n'a pris la peine de parler de la façon dont le sexisme opère à la fois indépendamment du racisme et simultanément à celui-ci pour nous opprimer. Aucun autre groupe aux Etats-Unis n'a eu à se construire à travers une identité non existante comme ce fut le cas pour les femmes noires. Nous sommes rarement reconnues comme un groupe séparé et distinct des hommes noirs, ou appartenant réellement au groupe plus large des « femmes » dans cette culture. Lorsqu'on parle des personnes noires, le sexisme fait obstacle à la prise en compte des intérêts des femmes noires ; lorsqu'on parle des femmes, le racisme fait obstacle à la reconnaissance des intérêts des femmes noires. Lorsqu'on parle des personnes noires, l'attention est portée sur les hommes noirs; et lorsqu'on parle des femmes, l'attention est portée sur les femmes blanches. C'est particulièrement flagrant dans le vaste champ de la littérature féministe. Le passage suivant, qui décrit la réaction des femmes blanches lorsque les hommes blancs ont apporté leur soutien au droit de vote des hommes noirs au xixe siècle, tiré 45

du livre Everyone IVas Brave (Tou'te*s étaient courageux-ses) de William O'Neill, en est un parfait exemple : Le choc, la perplexité et l'humiliation que représentait pour elles le soutien des hommes au droit de vote des Nègres et pas à celui des femmes attestaient des limites de leur sympathie pour les hommes noirs, ce qui eut pour effet d'éloigner encore davantage ces anciens alliés. Cet extrait échoue à rendre compte de façon adéquate de la différenciation sexuée et raciale qui a conjointement oeuvré à l'exclusion des femmes noires. Dans cet énoncé : « Le choc, la perplexité et l'humiliation que représentait pour elles le soutien des hommes au droit de vote des Nègres et pas à celui des femmes », le terme hommes ne réfère qu'aux hommes blancs, le terme Nègres ne réfère qu'aux hommes noirs, et le terme femmes ne réfère qu'aux femmes blanches. La spécificité raciale ou sexuée de ce à quoi on se réfère est commodément ignorée ou même délibérément supprimée. Un autre exemple provient d'un travail plus récent de l'historienne Barbara Berg, The Remembered Gâte : Origins of American Feminism (Souvenirs d'un passage : les origines du féminisme états-unien). Berg fait la remarque suivante : Dans leur combat pour le droit de vote, les femmes ont tout à la fois ignoré et compromis les principes du féminisme. Les complexités de la société états-unienne au tournant du siècle ont amené les suffragettes à changer les bases de leurs revendications pour le droit de vote. Les femmes auxquelles se réfère Berg sont des femmes blanches, pourtant elle ne le dit nulle part. Tout au long de l'histoire étatsunienne, l'impérialisme racial des Blanche-s a favorisé l'usage du terme « femmes » par les universitaires même s'iels se réfèrent uniquement à l'expérience des femmes blanches. Or un tel usage, qu'il soit conscient ou non, perpétue le racisme en ce qu'il nie l'existence des femmes non-blanches aux Etats-Unis. Il perpétue également le sexisme en ce qu'il part du principe que le sexe est 46

la seule caractéristique définissant les femmes blanches, niant par là leur identité raciale. Les féministes blanches nont pas remis en cause cette pratique sexiste-raciste, elles lont perpétuée. Lfexemple le plus flagrant de leur concours à l'exclusion des femmes noires est manifeste dans les analogies quelles établissaient entre « les femmes » et « les Noirs » alors que ce qu'elles comparaient en réalité était le statut social des femmes blanches et celui des personnes noires. Comme beaucoup de gens dans notre société raciste, les féministes blanches pouvaient se sentir parfaitement à l'aise avec le fait d'écrire des livres et des articles sur la « question de la femme » dans lesquels elles établissaient des analogies entre « les femmes » et « les Noirs », les analogies tirant leur pouvoir, leur intérêt et leur plus profonde raison d'être du sens produit par le rapprochement de deux phénomènes distincts; si les femmes blanches avaient reconnu le chevauchement des termes « Noirs » et « femmes » (c'est-à-dire l'existence des femmes noires), cela aurait rendu cette analogie inopérante. En faisant sans cesse cette analogie, elles suggèrent involontairement que le terme « femme » est synonyme de « femme blanche » et le terme « Noir » synonyme d'« homme noir ». Cela met en lumière l'attitude sexiste-raciste envers les femmes noires qui existe dans le langage du mouvement soi-disant concerné par l'élimination de l'oppression sexiste. Les attitudes sexistes-racistes ne sont pas seulement présentes dans la conscience des hommes dans la société états-unienne; elles apparaissent dans toutes nos façons de penser et d'être. Dans le mouvement des femmes, on supposait trop fréquemment qu'il était possible de se libérer d'une mentalité sexiste en adoptant simplement la rhétorique féministe appropriée ; il était par ailleurs présumé que s'identifier comme opprimée exemptait d'être un-e oppresseure. Une telle rhétorique a largement empêché les féministes blanches de comprendre et de surmonter leurs propres attitudes sexistes-racistes envers les femmes noires. Elles pouvaient défendre en surface les notions de sororité et de solidarité entre les femmes tout en en excluant les femmes noires. 47

Tout comme le conflit autour du droit de vote des hommes noirs versus le droit de vote des femmes au xix e siècle avait mis les femmes noires dans une position difficile, les femmes noires contemporaines eurent l'impression qu'on leur demandait de choisir entre un mouvement noir qui servait essentiellement les intérêts des hommes noirs sexistes et un mouvement des femmes qui servait essentiellement les intérêts des femmes blanches racistes. Leur réponse ne fut pas d'exiger des changements au sein de ces deux mouvements ni la reconnaissance des intérêts des femmes noires. A la place, la grande majorité des femmes noires s'est alliée au patriarcat noir dont elles croyaient qu'il protégerait leurs intérêts. Seules quelques femmes noires choisirent de s'allier au mouvement féministe. Celles qui osaient prendre la parole publiquement pour soutenir les droits des femmes étaient prises à partie et critiquées. D'autres femmes noires se sont retrouvées seules, ne voulant s'allier ni aux hommes noirs sexistes ni aux femmes blanches racistes. Que les femmes noires ne se soient pas unies contre l'exclusion de nos intérêts par les deux groupes témoignait que la socialisation sexiste-raciste nous avait bel et bien lavé le cerveau jusqu'à nous faire penser que nos intérêts ne valaient pas la peine qu'on se batte pour eux, jusqu'à nous faire croire que la seule option que nous avions était la soumission aux conditions établies par d'autres. Nous n'avons pas remis en question, interrogé ou critiqué, nous avons réagi. Beaucoup de femmes noires ont dénoncé le mouvement de libération des femmes comme une « bagatelle de femmes blanches ». D'autres ont réagi au racisme des femmes blanches en lançant des groupes féministes noirs. Alors que nous condamnions le concept masculin de macho noir comme révoltant et insultant, nous n'avons pas parlé de nous, de notre existence de femmes noires, de ce qu'être les victimes de l'oppression raciste-sexiste signifie. La tentative la plus remarquable de femmes noires de mettre en mots leurs expériences, leur position sur le rôle des femmes u8

dans la société et l'impact du sexisme dans leur vie fut l'anthologie The Black Woman (La femme noire) éditée parToni Cade. Le dialogue s'arrêta là. La demande croissante d'une littérature sur les femmes a créé un marché où presque tout et n'importe quoi se vendait ou du moins recevait quelque attention. C'était particulièrement le cas avec la littérature sur les femmes noires. Le gros de la littérature sur les femmes noires, qui a émergé comme une conséquence des exigences du marché, était fortement chargé en postulats sexistes-racistes. Les hommes noirs qui ont choisi d'écrire à propos des femmes noires l'ont fait, c'était prévisible, de façon sexiste. Beaucoup d'anthologies sont apparues regroupant des documents tirés d'écrits de femmes noires du xix e siècle ; ces travaux étaient en général dirigés par des personnes blanches. Gerda Lerner, une femme blanche née en Autriche, a édité Black Women in White America : A Documentary History (Les femmes noires dans les Etats-Unis blancs : une histoire documentaire) et a reçu une bourse généreuse pour financer ses études. Bien que je pense que cette anthologie est un travail important, il est révélateur que l'on donne dans notre société des bourses aux femmes blanches pour faire des recherches sur les femmes noires, alors qu'on ne trouve aucun exemple de femmes noires ayant reçu des fonds pour faire des recherches sur l'histoire des femmes blanches. Puisque la plupart des anthologies sur les femmes noires émanent des cercles académiques, où la pression à publier est omniprésente, j'en viens à me demander si les universitaires sont mu*e*s par un intérêt sincère pour l'histoire des femmes noires ou ne font que répondre à une demande du marché. La tendance à rassembler des écrits de femmes noires qui sont par ailleurs déjà disponibles dans d'autres publications est devenue une telle norme que je me demande si cette mode ne reflète pas une réticence de la part des universitaires à parler des femmes noires de façon sérieuse, critique et érudite. Dans les introductions à ces travaux, les auteune-s déclarent fréquemment que des examens complets du statut social des femmes noires seraient nécessaires mais restent 49

encore à écrire. Je me demande souvent pourquoi personne n a voulu écrire de tels livres. Le livre de Joyce Ladner Tomorrows Tomorrow (Après demain) reste le seul livre proposant une étude sérieuse de l'expérience des femmes noires écrit par une auteure unique et qu'on peut trouver sur les étagères du rayon femmes des librairies. De temps à autre, des femmes noires publient des articles dans des revues sur le racisme et le sexisme mais semblent réticentes à analyser l'impact du sexisme sur le statut social des femmes noires. Les écrivaines noires Alice Walker, Audre Lorde, Barbara Smith et Celestine Ware ont été les auteures les plus enclines à inscrire leurs écrits dans un cadre féministe. Lorsque le livre de Michele Wallace, Black Macho and the Myth of the Superwoman (Le macho noir et le mythe de la super-femme) est sorti, il a été proclamé comme l'ouvrage féministe ultime sur les femmes noires. Gloria Steinem est citée en couverture : Ce que la parution de Sexual Politics (Politique sexuelle) était aux années 1970; le livre de Michele Wallace pourrait Vêtre aux années 1980. Elle franchit la barrière sexe-race pour faire comprendre à towte-s les lecteurice's les vérités politiques et intimes de ce que signifie grandir en tant que noire etfemme aux EtatsUnis. Une telle citation semble ironique compte tenu du fait que Wallace n'a même pas réussi à traiter du statut social des femmes noires sans se lancer d'abord dans une interminable diatribe sur les hommes noirs et les femmes blanches. Assez curieusement, Wallace se dit féministe, bien qu'elle en dise assez peu sur l'impact des discriminations et oppressions sexistes sur les vies des femmes noires, et qu'elle ne parle pas de la pertinence du féminisme pour les femmes noires. Bien que le livre soit un récit intéressant et provocant de la vie personnelle de Wallace incluant une analyse aiguisée et pleine d'esprit des tendances patriarcales 50

des militants noirs, ce n'est ni un travail féministe important, ni un travail d'envergure sur les femmes noires. Il est important en tant qu'histoire d une femme noire. Bien trop souvent dans notre s o c i é t é , on part du principe que Ion peut savoir tout ce qu'il y a à savoir sur les personnes noires en se contentant d'écouter l'histoire et les opinions d'une seule personne noire. Steinem fait une déclaration pleine de préjugés et raciste lorsqu'elle suggère que le livre de Wallace a une portée similaire à Sexual Politics de Kate Millett. Le livre de Millett est une étude théorique et analytique des politiques sexuées aux États-Unis comprenant une analyse de la nature des rôles sexués différenciés, de leur contexte historique, et une réflexion sur l'omniprésence des valeurs patriarcales dans la littérature. Long de plus de cinq cents pages, ce n'est pas une oeuvre autobiographique et il est de bien des façons extrêmement pédant. On ne peut que présumer que Steinem pense que le public états-unien peut connaître les politiques sexuelles des personnes noires en se contentant de lire une vague histoire du mouvement noir des années 1960, un examen hâtif du rôle des femmes noires durant l'esclavage, et la vie de Michele Wallace. Bien que je ne cherche pas à dénigrer la valeur du travail de Michele Wallace, je pense qu'il devrait être replacé dans un contexte adéquat. Généralement, un livre qui se veut féministe se concentre principalement sur un aspect de « la question féminine ». Les lecteurice-s du livre Black Macho and the Myth of the Superwoman étaient principalement intéressé-e-s par les réflexions de l'auteure sur la sexualité des hommes noirs qui constituait la plus grande partie de son livre. Sa brève critique de l'expérience de l'esclavage des femmes noires et de leur acceptation passive caractéristique du sexisme fut largement ignorée. Bien que le mouvement des femmes ait poussé des centaines d'entre elles à écrire sur la question féminine, il a échoué à générer des analyses détaillées et critiques de l'expérience féminine noire. La plupart des féministes présupposaient que les problèmes auxquels les femmes noires étaient confrontées étaient causés par 51

le racisme - pas par le sexisme. Le présupposé qu'on peut séparer la question de la race de celle du sexe, ou celle du sexe de la race, a tellement réduit le champ de vision des penseureuse-s et des écrivain-e-s états-unien*ne-s sur la question de « la femme » que la plupart des travaux sur le sexisme, l'oppression sexiste ou la place des femmes dans la société sont caricaturaux, biaisés et inexacts. Nous ne pouvons nous faire une image satisfaisante du statut de la femme en ne nous intéressant qu'au rôle assigné aux femmes dans le patriarcat. Plus spécifiquement, nous ne pouvons nous faire une image satisfaisante du statut des femmes noires en ne nous focalisant que sur les hiérarchies raciales. Depuis le début de mon implication dans le mouvement des femmes, j'ai été perturbée par l'insistance des féministes blanches sur l'idée que la race et le sexe étaient deux questions séparées. Mon expérience personnelle m'avait montré que les deux questions étaient inséparables, qu'au moment de ma naissance, deux facteurs ont déterminé mon destin, que je sois née noire, et que je sois née femme. Lorsque j'entrai dans mon premier cours d'études féminines, l'université de Stanford au début des années 1970, un cours dispensé par une femme blanche, j'attribuai l'absence de travaux écrits par ou à propos des femmes noires au fait que la professeure avait été conditionnée, en tant que personne blanche dans une société raciste, à ignorer l'existence des femmes noires, et non au fait qu'elle soit née femme. A l'époque, j'exprimai mon inquiétude aux féministes blanches que si peu de femmes noires soient enclines à adhérer au féminisme. Elles me répondirent en disant qu'elles pouvaient comprendre le refus de la femme noire de s'engager dans la lutte féministe puisqu'elle était déjà engagée dans la lutte contre le racisme. Lorsque j'encourageai des femmes noires à devenir féministes, on m'a dit que nous ne devrions pas devenir des « sales féministes » car le racisme était la force oppressive dans nos vies - pas le sexisme. J'exprimai ma conviction aux deux groupes que la lutte pour la fin du racisme et la lutte pour la fin du sexisme étaient naturellement entremêlées, et que les 52

séparer revenait à nier une vérité élémentaire de notre existence : que la race et le sexe était deux facettes immuables de l'identité humaine. Lorsque j'ai commencé les recherches pour Airit I a Woman {Ne suis-je pas une femme ?), mon intention première était de récolter des données sur l'impact du sexisme sur le statut social des femmes noires. Je voulais donner une preuve concrète pour réfuter les arguments des antiféministes qui criaient à qui voulait bien l'entendre que les femmes noires n'étaient pas victimes de l'oppression sexiste et n'avaient par conséquent pas besoin de s'en libérer. Au fil de mon travail, j'ai pris de plus en plus conscience que je ne pouvais arriver à une compréhension rigoureuse de l'expérience des femmes noires et de notre relation à la société dans son ensemble qu'en examinant conjointement les politiques racistes et sexistes depuis une perspective féministe. Le livre a ensuite évolué vers un examen de l'impact du sexisme sur les femmes noires pendant l'esclavage, de la dévaluation de la féminité noire, du sexisme des hommes noirs, du racisme dans le mouvement féministe récent et de l'engagement des femmes noires dans le féminisme. Ce livre tente de poursuivre plus avant le dialogue commencé au xix e siècle aux Etats-Unis autour de la nature de l'expérience de la femme noire et de dépasser les présupposés racistes et sexistes à propos de la nature de la féminité noire pour arriver à la vérité de notre expérience. Bien que l'attention soit plus spécifiquement portée sur la femme noire, notre lutte pour la libération n'a de sens que si elle a lieu au sein d'un mouvement féministe qui a pour but fondamental la libération de toutes et tous.

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SEXISME ET V É C U D E S FEMMES NOIRES ESCLAVES

Si Ion examine rétrospectivement la façon dont les femmes noires ont vécu 1 esclavage, le sexisme apparaît comme une oppression aussi forte que le racisme dans leur vie. Le sexisme institutionnalisé - c'est-à-dire le patriarcat - ainsi que l'impérialisme racial ont fondé la base de la structure sociale états-unienne. Le sexisme faisait partie intégrante de l'ordre social et politique que les colons blancs apportèrent avec eux depuis leurs terres natales européennes, et il allait avoir un impact dramatique sur le destin des femmes noires esclaves. Dans les premiers temps, le commerce des esclaves se concentra principalement sur l'importation de travailleureuse-s, et l'attention était alors focalisée sur l'homme noir. La femme noire esclave ne valait pas autant que l'homme noir esclave. En moyenne il revenait plus cher d'acheter un homme esclave qu'une femme esclave. La pénurie de travailleureuse-s combinée au nombre relativement faible de femmes noires dans les colonies états-uniennes poussèrent certains planteurs29 blancs 29

Un planteur est le propriétaire d'une plantation sur laquelle sont exploité-e-s des esclaves. Les termes comme planteur\ négrier; régisseur,; etc. désignant des positions spécifiques de Blancs pendant l'esclavage ne seront pas féminisées car ces positions de pouvoir étaient occupées en grande majorité par des hommes. 55

à encourager, convaincre et forcer des immigrantes blanches à avoir des relations sexuelles avec des hommes noirs esclaves dans le but de produire de nouveaux travailleureuse-s. En 1664, dans le Maryland, la première loi antimétissage fut votée : elle visait à faire cesser les relations sexuelles entre les femmes blanches et les hommes noirs esclaves. Un passage du préambule de ce document déclarait : Toute femme née libre épousant un esclave devra, à compter du dernier jour de la présente assemblée, servir le maître dudit esclave tout au long de la vie de son mari ; et toute la progéniture de tellesfemmes nées libres ainsi mariées sera esclave à son tour comme Vêtaient leurs pères. Le cas le plus célèbre de cette période fut celui d'Irish Nell, une domestique engagée (indentured servant), vendue par Lord Baltimore à un planteur du Sud qui l'incita à épouser un homme noir nommé Butler. Lord Baltimore, entendant le récit du destin d'Irish Nell, fut si choqué d'apprendre que des femmes blanches avaient, de gré ou de force, des relations sexuelles avec des esclaves noirs qu'il fit abroger la loi. La nouvelle loi stipulait que les descendant-e-s des relations entre des femmes blanches et des hommes noirs seraient libres. Lorsque les hommes blancs indignés réussirent à limiter les liaisons interraciales entre les hommes noirs et les femmes blanches, les femmes noires esclaves acquirent un nouveau statut. Les planteurs prirent conscience 30

Terme spécifique de Vhistoire états-unienne des XVIIe, XVllf et XIXe siècles, il désigne Vétat de personnes européennes pauvres qui, pour payer leur traversée vers les EtatsUnis, vendaient leurs services et étaient liées par contrat à un maître pour plusieurs années. Il pouvait également s'agir de prisonnière s ou de personnes kidnappées pour êtres forcées à travailler de cettefaçon, notamment des enfants. Près de la moitié des immigrant'e-s blanche-s desxvif etxnif siècles aux Etats-Unis étaient des engagé'es. Engagé-e vient du termefrançais engagisme, qui décrivait une réalité similaire dans les coloniesfrançaises, notamment aux Antilles. Lengagisme est donc assimilé au servage et à l'esclavage. 56

des bénéfices qu'ils pouvaient obtenir en faisant se reproduire les femmes noires esclaves. Les critiques virulentes sur l'importation d'esclaves furent aussi une des causes d'une plus grande attention portée à la reproduction des esclaves sur le sol même des États-Unis. A la différence des rejetons issus de relations entre des hommes noirs et des femmes blanches, la progéniture de toute femme noire esclave devenait légalement esclave, sans considération pour la race du géniteur, et était par conséquent la propriété du maître à qui appartenait la femme esclave. Alors que la valeur marchande des femmes noires esclaves augmentait, elles étaient de plus en plus volées ou achetées par des Blancs trafiquants d'esclaves. Les hommes blancs témoins de la culture africaine aux xvm e et xix e siècles étaient stupéfaits et impressionnés par la domination exercée par l'homme africain sur la femme africaine. Ils n'étaient pas habitués à un ordre social patriarcal qui exigeait non seulement que les femmes acceptent un statut inférieur à celui des hommes, mais aussi qu'elles participent activement à la force de travail dans la communauté. Amanda Berry Smith, une missionnaire noire du xix e siècle ayant visité des communautés africaines, présente ainsi les conditions de vie des femmes africaines : Ces pauvres femmes d Afrique, tout comme celles d'Indey ont beaucoup souffert. Il est d'usage que ce soient elles qui effectuent tous les travaux difficiles. Elles doivent couper et porter le bois, porter Veau sur leur tête, et planter le riz. Les hommes et les garçons coupent et brûlent les broussailles, avec l'aide des femmesy mais semer le riz et planter le manioc est une tâche entièrement dévolue aux femmes. Il est courant de voir un homme grand etfort marchant en tête sans autre chose dans les mains quun coutelas ou une lance (comme ils en portent tousJ, et une femme, son épousey le suivant avec un enfant bien costaud dans son dos et un chargement sur sa tête. 57

Peu importe quelle soit fatiguée, son maître nepensera pas à lui apporter un bol d'eau, à l'aider à préparer le souper quelle concocte pour lui ou à battre le riz, non, c'est à elle de lefaire. La femme africaine éduquée à l'art d obéir à une autorité supérieure dans la tradition de sa propre société était probablement vue par les négriers blancs comme un élément idéal pour l'esclavage. Puisque le gros du travail à faire dans les colonies états-uniennes était dans le domaine de l'agriculture manuelle, il apparut évident aux négriers que la femme africaine, habituée à travailler dur dans les champs tout en effectuant également une grande variété de tâches domestiques, serait très utile dans les plantations. Alors que seulement quelques femmes africaines étaient présentes à bord des premiers bateaux transportant des esclaves vers le Nouveau Monde, les femmes constituaient un tiers du chargement humain à bord de la plupart des bateaux lorsque le commerce des esclaves commença à prendre de l'ampleur. Parce quelles ne pouvaient pas résister de façon efficace aux captures orchestrées par les voleurs et les kidnappeurs, les femmes africaines devinrent des cibles privilégiées pour les négriers blancs. Les négriers capturaient également des femmes importantes pour les tribus, comme les filles de roi par exemple, afin d'attirer les hommes africains dans des guets-apens où ils pouvaient être capturés facilement. D'autres femmes africaines furent vendues comme esclaves en représailles pour avoir enfreint la loi tribale. Une femme déclarée coupable d'adultère pouvait être vendue comme esclave. Les négriers blancs ne considéraient pas la femme africaine comme une menace, donc souvent une fois à bord des bateaux négriers les femmes noires étaient parquées sans être enchaînées tandis que les hommes noirs étaient attachés les uns aux autres. Les hommes africains réduits en esclavage étaient perçus par les négriers comme une menace à leur propre sécurité, tandis que les femmes africaines ne leur inspiraient nullement cette crainte. En mettant les hommes africains aux fers ils se prémunissaient 58

contre d'éventuels soulèvements. Comme les négriers blancs craignaient la résistance et les représailles de la part des hommes africains, ils mettaient autant de distance que possible entre euxmêmes et ces derniers à bord des bateaux. C'était seulement avec la femme noire esclave que le négrier blanc pouvait exercer son pouvoir absolu en toute liberté, car il pouvait la brutaliser et l'exploiter sans craindre de vengeance de sa part. Les femmes noires esclaves se déplaçant librement sur le pont étaient une cible facile pour tout homme blanc qui voulait les agresser physiquement ou les harceler. Dans un premier temps toufe esclave à bord du bateau était marqué*e au fer rouge. Les négriers fouettaient avec un martinet les Africahve-s qui hurlaient de douleur ou tentaient de résister à cette torture. Les femmes étaient sévèrement fouettées si elles pleuraient. On leur arrachait leurs vêtements et on les rouait de coups sur tout le corps. Ruth et Jacob Weldon, un couple africain ayant vécu les atrocités de la traversée sur un bateau négrier, ont vu « des mères avec des nourrissons à leur sein abominablement brûlées et scarifiées, tant et si bien qu'on aurait pu croire que les cieux allaient abattre leur foudre divine sur ces odieux tortionnaires et les châtier d'une mort qu'ils avaient tant méritée ». Après le marquage, on arrachait aux esclaves tous leurs vêtements. La nudité de la femme africaine servait de rappel constant de sa vulnérabilité sexuelle. Le viol était un mode de torture courant utilisé par les négriers pour soumettre les femmes noires récalcitrantes. La menace du viol ou d'autres agressions physiques inspirait une terreur psychique chez les femmes africaines déportées. Robert Shufeldt, un témoin du commerce d'esclaves, a rendu compte du grand nombre de viols sur les bateaux négriers. U a affirmé : « A l'époque beaucoup de négresses étaient débarquées sur nos côtes déjà engrossées par un des diaboliques membres de l'équipage qui les avait amenées ici ». Beaucoup de femmes africaines étaient déjà enceintes avant leur capture ou leur achat. Elles étaient forcées de vivre leur grossesse sans aucune considération pour le régime alimentaire 59

spécifique dont elles avaient besoin, sans faire aucun exercice, et sans aucune assistance pendant l'accouchement. Dans leurs communautés dorigine, les femmes africaines avaient été habituées à ce qu'on les choie et qu'on prenne soin d'elles pendant la grossesse, si bien que les conditions barbares de la grossesse et de la maternité sur les bateaux négriers mettaient en danger leur santé physique et psychique. Des documents historiques témoignent que les deux cent cinquante femmes présentes à bord du bateau négrier Pongas, dont beaucoup étaient enceintes, ont été parquées dans un compartiment de cinq mètres carrés. Les femmes qui survécurent aux premiers stades de la grossesse ont accouché à bord du bateau exposant leur corps soit au soleil brûlant, soit au froid glacial. Le nombre de femmes noires mortes en couches ou le nombre d'enfants mort-nés ne sera jamais connu. Les femmes noires qui avaient des enfants étaient ridiculisées, moquées et méprisées par l'équipage à bord des bateaux négriers. Bien souvent les négriers maltraitaient ces enfants pour se délecter du spectacle de la souffrance de leurs mères. Dans leur récit personnel de la vie à bord d'un bateau négrier, les Weldon racontent le cas d'un enfant de neuf mois qui était fouetté sans arrêt car il refusait de manger. Lorsqu'ils ont constaté que ces passages à tabac échouaient à faire manger l'enfant, le capitaine ordonna qu'il soit plongé dans une marmite d'eau bouillante. Après avoir essayé d'autres méthodes de torture sans plus de succès, le capitaine lâcha l'enfant par terre, ce qui causa sa mort. Ne tirant pas encore suffisamment de satisfaction de cet acte sadique, il ordonna ensuite à la mère de jeter le corps de l'enfant par-dessus bord. La mère refusa, mais fut battue jusqu'à ce qu'elle se soumette. Les expériences traumatiques des femmes et des hommes africaines sur les bateaux négriers n'étaient que le premier stade d'un processus d'endoctrinement qui transformait à terme l'être humain africain libre en esclave. Une partie importante du travail des négriers était de transformer activement la personna60

lité des Africairve-s à bord des bateaux pour qu iels puissent être vendu*e*s comme des esclaves « dociles » dans les colonies étatsuniennes. L'esprit fier, arrogant et indépendant des personnes africaines devait être brisé pour qu iels se conforment à la définition des colons blanche-s de ce que devait être un comportement approprié d'esclave. La destruction de la dignité humaine, le retrait des noms et des statuts, le démantèlement des groupes afin quil n'existe plus de langue commune et la suppression de tout signe manifeste d'un quelconque héritage africain étaient des éléments cruciaux dans la préparation des personnes africaines pour le marché de l'esclavage. Les formes de tortures et de châtiments utilisées par les négriers pour déshumaniser les femmes et les hommes africain-e-s étaient nombreuses. Un*e esclave pouvait être roué*e de coups pour avoir chanté une chanson triste. Lorsqu'il trouvait cela nécessaire, le négrier abattait u n e esclave afin d'inspirer la terreur chez les esclaves témoins de la scène. Ces méthodes de terrorisation ont réussi à forcer les personnes africaines à refouler leur conscience d'elleux-mêmes comme personnes libres et à adopter l'identité d'esclave qui leur était imposée. Les négriers ont écrit dans leurs journaux de bord qu'ils étaient sadiques envers les Africain*e-s à bord des bateaux négriers dans le but de les « faire plier » ou de les « dresser ». Les femmes africaines ont été les plus touchées par ces violences et ces processus de terrorisation de masse, non seulement parce qu'elles pouvaient être agressées sexuellement, mais aussi parce qu'elles avaient plus de probabilités que les hommes noirs de travailler étroitement avec la famille blanche. Puisque le négrier considérait la femme noire comme une cuisinière, une nourrice ou une bonne dont il pouvait tirer un bon prix, il était crucial qu'elle soit profondément terrorisée afin qu'elle se soumette passivement à la volonté du maître et de la maîtresse blanche-s et de leurs enfants. Pour que son produit soit vendable, le négrier devait s assurer qu'aucune domestique noire récalcitrante ne tenterait d'empoisonner une famille, de tuer les enfants, de mettre le feu 61

à la maison, ni de résister d'aucune manière que ce soit. Le seul moyen de s'en assurer reposait sur sa capacité à dresser l'esclave. Indubitablement, l'expérience du bateau négrier avait un impact psychologique phénoménal sur les femmes et les hommes noire-s. La traversée de l'Afrique vers les Etats-Unis était si terrifiante que seul*e*s ont survécu les femmes et les hommes qui réussissaient à conserver l'envie de vivre malgré leurs conditions de vie tyranniques lors de ce passage. Les personnes blanches qui ont regardé les esclaves africain-e-s descendre des bateaux sur les côtes américaines constatèrent qu'iels avaient l'air heureux*ses et joyeux-ses. Iels pensaient que le bonheur des esclaves africain*e*s était dû à leur plaisir d'être arrivé*e*s sur une terre chrétienne. Mais les esclaves exprimaient seulement du soulagement. Iels pensaient que le sort qui les attendait dans les colonies états-uniennes ne pourrait être aussi terrible que l'expérience des bateaux négriers. De manière générale, les chercheureuse*s ont mis l'accent sur l'impact de l'esclavage sur la conscience masculine noire, défendant l'idée que les hommes noirs, bien plus que les femmes noires, furent les « réelles » victimes de l'esclavage. Des historien-ne-s et des sociologues sexistes ont fourni au public états-unien une perspective sur l'esclavage selon laquelle l'impact le plus cruel et déshumanisant de l'esclavage sur les vies des personnes noires fut la destitution des hommes noirs de leur masculinité, qui a ensuite conduit selon elleux à la dissolution et à la complète dislocation de toute structure familiale noire. Les chercheureuse*s ont été plus loin en affirmant qu'en ne permettant pas aux hommes noirs d'endosser leur statut patriarcal traditionnel, les hommes blancs les ont bel et bien émasculés, les réduisant à un statut efféminé. Le présupposé implicite dans cette affirmation est que ce qui peut arriver de pire à un homme est d'être forcé à endosser un statut social de femme. Suggérer que les hommes noirs étaient déshumanisés par le seul fait de ne pas pouvoir exercer leur rôle patriarcal, c'est insinuer que l'assujettissement des femmes noires était indispensable au développement d'une conscience de soi 62

positive des hommes noirs, idée qui ne servait qu'à renforcer un o r d r e social sexiste. Les hommes noirs esclaves ont été destitués du statut patriarcal qui caractérisait leur situation sociale en Afrique, mais ils nont pas été destitués de leur masculinité. M a l g r é toutes les idées reçues selon lesquelles les hommes noirs furent symboliquement castrés, ils furent autorisés à maintenir un semblant de leur rôle masculin tel que défini par la société tout au long de l'histoire de l'esclavage aux États-Unis. A l'époque coloniale comme aujourd'hui, la masculinité désignait la possession des attributs de la force, de la virilité, de la vigueur et des prouesses physiques. C'était précisément la « masculinité » de l'homme africain que le négrier blanc cherchait à exploiter. Les hommes africains jeunes, forts et en bonne santé étaient sa cible favorite. Car c'était par la vente d'hommes africains virils, « travailleurs potentiels », que les trafiquants blancs d'esclaves s'attendaient à faire le maximum de profit. La reconnaissance par les personnes blanches de la « masculinité » de l'homme noir est mise en évidence par les tâches assignées à la majorité des hommes noirs esclaves. Aucune archive historique ne fait état d'une foule d'hommes noirs esclaves forcés à endosser des rôles traditionnellement dévolus aux femmes. A r inverse des preuves existent, documentant le fait que les hommes africains esclaves refusaient d'effectuer certaines tâches qu'ils considéraient comme « féminines ». Si les femmes et les hommes blanche-s avaient réellement été obsédé*e*s par l'idée de détruire la masculinité noire, iels auraient pu littéralement castrer tous les hommes noirs à bord des bateaux négriers ou iels auraient facilement pu forcer les hommes noirs à porter des vêtements « féminins » ou à effectuer des tâches soi-disant « féminines ». Les Blanc-he-s propriétaires d'esclaves traitaient l'homme noir de façon ambivalente, car alors même qu'iels exploitaient sa masculinité, iels ont mis en place des dispositifs pour maintenir cette masculinité en échec. Certains hommes noirs ont été castrés par leurs propriétaires ou par la foule, mais le but de tels actes était en 63

général de servir d exemple, afin que les autres hommes esclaves se soumettent à l'autorité blanche. Même si les hommes noirs réduits en esclavage avaient été capables de totalement maintenir leur statut patriarcal envers les femmes noires esclaves, la réalité de l'esclavage n'en aurait pas été moins intolérable, moins brutale ou moins déshumanisante. L'oppression des hommes noirs pendant l'esclavage a été décrite comme une démasculinisation pour les mêmes raisons faisant que presque aucune attention savante n'a été portée à l'oppression des femmes noires durant l'esclavage. Ce qui sous-tend ces deux tendances est le présupposé sexiste que les expériences des hommes sont plus importantes que celles des femmes et que ce qui compte le plus dans l'expérience des hommes est leur capacité à s'affirmer de façon patriarcale. Les chercheureuse-s ont été réticent-e-s à traiter de l'oppression des femmes noires pendant l'esclavage à cause d'une réserve à étudier sérieusement l'impact des oppressions sexistes et racistes sur leur statut social. Malheureusement ce manque de curiosité et d'intérêt les mène à minimiser sciemment l'expérience des femmes noires pendant l'esclavage. Bien que cela ne diminue en aucun cas la souffrance et l'oppression des hommes noirs esclaves, il est évident que ces deux forces, sexisme et racisme, ont intensifié et amplifié la souffrance et l'oppression des femmes noires. Le domaine du travail est celui qui révèle le plus clairement la différence entre le statut des hommes esclaves et le statut des femmes esclaves. L'homme noir esclave était principalement exploité en tant que travailleur dans les champs, la femme noire était exploitée en tant que travailleuse dans les champs, employée de maison, reproductrice, et comme objet des agressions sexuelles de l'homme blanc. Alors que les hommes noirs n'étaient pas contraints à endosser un rôle que la société coloniale états-unienne considérait comme « féminin », les femmes noires étaient contraintes à endosser un rôle « masculin ». Les femmes noires travaillaient 64

dans les champs aux côtés des hommes noirs, mais presque aucun homme noir ne travaillait comme domestique aux côtés des femmes noires dans les maisonnées blanches (à la rare exception des majordomes, dont le statut restait tout de même plus élevé que celui d'une bonne). Il serait donc beaucoup plus juste que les chercheuneuse-s étudient les dynamiques des oppressions sexistes et racistes pendant l'esclavage à la lumière, non pas de la démasculinisation de l'homme noir, mais de la masculinisation de la femme noire. Dans la société coloniale états-unienne, les femmes blanches privilégiées travaillaient rarement dans les champs. De temps en temps, des domestiques blanches engagées (indentured servants) étaient forcées à travailler dans les champs comme punition pour des fautes qu'elles avaient commises, mais ce n'était pas une pratique courante. Aux yeux des colons blanche-s, seules les personnes de sexe féminin avilies et dégradées travaillaient dans les champs. Et toute femme blanche forcée par les circonstances à travailler dans les champs était considérée comme indigne du titre de « femme ». Pourtant les femmes africaines esclaves avaient travaillé dans les champs au sein de leurs communautés africaines, mais ces tâches étaient considérées là-bas comme une extension d'un rôle féminin. Les femmes africaines déportées ont vite réalisé qu'elles étaient considérées comme un « substitut » aux hommes par les hommes blancs propriétaires d'esclaves. Dans n'importe quelle plantation avec un nombre important de femmes esclaves, les femmes noires effectuaient les mêmes tâches que les hommes noirs ; elles labouraient, plantaient et récoltaient les cultures. Dans certaines plantations, les femmes noires faisaient plus d'heures dans les champs que les hommes noirs. Bien que la croyance que les femmes noires étaient généralement de meilleures travailleuses que leurs homologues masculins fût largement répandue parmi les planteurs blancs, seuls les hommes esclaves pouvaient être promus au poste de conducteur d'esclaves {driver) ou de 65

régisseur (overseer31). Étant donné leur héritage africain, il était facile pour les femmes noires esclaves de s'adapter au travail agricole dans les colonies. Non seulement l'homme africain déporté n'était pas habitué aux différents types de travaux agricoles, mais il considérait souvent nombre de ces tâches comme « féminines » et n'appréciait pas d'avoir à les effectuer. Dans les Etats où le coton était la matière première la plus commercialisée, le moissonnage reposait lourdement sur le travail des femmes noires. Bien que les femmes comme les hommes noire-s aient travaillé pour cueillir le coton, on pensait que les doigts plus délicats et effilés des femmes noires leur rendaient plus facile la collecte du coton à l'intérieur de la capsule. Les régisseurs blancs attendaient des travailleuses noires qu'elles travaillent aussi bien si ce n'est mieux que leurs homologues masculins. Si une travailleuse noire échouait à accomplir la quantité de travail attendue d'elle, elle était sanctionnée. Les hommes blancs ont pu discriminer les femmes noires esclaves en choisissant de n'accorder les positions de conducteurs d'esclaves ou de régisseurs qu'aux seuls hommes, mais ils ne les ont pas discriminées dans le domaine des châtiments. Les femmes esclaves étaient battues aussi cruellement que les hommes esclaves. Les témoins de la période esclavagiste affirment qu'il était courant de voir dans une plantation une femme noire déshabillée de force, attachée à un poteau et fouettée avec une barre de fer ou un bâton. Dans les grandes plantations, toutes les femmes noires ne travaillaient pas dans les champs. Elles travaillaient comme nourrices, cuisinières, couturières, blanchisseuses et comme bonnes. L'idée reçue selon laquelle les esclaves noire-s travaillant dans 31

Le régisseur [overseer7 et le conducteur d'esclaves [driver7 organisaient le travail sur la plantation sous Vautorité du maître. La principale différence entre eux était que le régisseur était blanc, alors que le conducteur d'esclaves était lui-même un Noir esclave. Sur les grandes plantations où il y avait à la fois un régisseur et un conducteur d'esclaves, ce dernier était sous les ordres du premier. 66

la maisonnée blanche bénéficiaient automatiquement d'un traitement privilégié n'est pas toujours corroborée par les récits personnels des esclaves. Les esclaves domestiques étaient moins sujet'te*s aux épreuves physiques auxquelles étaient soumis-e-s les travailleur-euse-s agricoles, mais iels étaient plus susceptibles de subir des actes d une infinie cruauté et des tortures parce qu'iels étaient constamment en présence de maîtresses et de maîtres intraitables. Des femmes noires travaillant au contact des maîtresses blanches étaient souvent maltraitées pour des erreurs insignifiantes. Mungo White, un ancien esclave d'Alabama, a rapporté les conditions de travail de sa mère : Sa tâche était trop dure pour une seule personne. Elle devait servir de bonne à la fille de M. White, cuisiner pour towte-s les domestiques, filer et carder quatre bobines de coton par jour, et après faire le ménage. Y'avait cent quarante-quatre fibres de coton dans une bobine. Si elle n arrivait pas à faire tout ça elle recevait cinquante coups defouet cte nuit-là. Les esclaves domestiques se plaignaient constamment du stress et de la pression d'être toujours sous la surveillance des propriétaires blanc*he*s. L'exploitation raciste des femmes noires comme travailleuses soit dans les champs soit dans la maison n'était pas aussi déshumanisante ni aussi accablante que l'exploitation sexuelle. Le sexisme des colons blancs épargna aux hommes noirs esclaves l'humiliation du viol homosexuel et d'autres formes d'agressions sexuelles. Tandis que le sexisme institutionnalisé était un système social protégeant la sexualité des hommes noirs, il légitimait en revanche (socialement) l'exploitation sexuelle des femmes noires. La femme esclave vivait en ayant à chaque instant conscience de sa vulnérabilité sexuelle et dans la peur perpétuelle que tout homme, blanc ou noir, pourrait la choisir elle parmi les autres pour l'agresser et la molester. Linda Brent, dans le récit qu'elle a 67

fait de son expérience d'esclave, a exprimé la conscience quelle avait de la situation de détresse des femmes noires : L'esclavage est terrible pour les hommes, mais c'est bien plus terrible pour lesfemmes. S'ajoutent aufardeau commun à towte-s les maux, les souffrances et les humiliations qui leur sont propres. Ces souffrances propres aux femmes noires étaient étroitement liées à leur sexualité et impliquaient le viol comme d'autres formes d'agressions sexuelles. Les femmes noires esclaves étaient en général agressées sexuellement lorsqu'elles avaient entre treize et seize ans. Une esclave ayant écrit son autobiographie déclara : La jeune esclave est élevée dans une atmosphère licencieuse et dans la peur. Le fouet et les insultes de ses maîtres et de leurs fils sont ses professeurs. Lorsqu'elle atteint quatorze ou quinze ans, son propriétaire ou ses fils, ou le régisseur; ou même chacun d'eux commence à essayer de l'acheter avec des cadeaux. S'ils échouent dans leur entreprise, elle est fouettée ou privée de nourriture jusqu'à ce quelle se soumette à leur volonté. Les récits des femmes noires esclaves qui fournissent des informations concernant l'éducation sexuelle des filles laissent à penser qu'elles en savaient assez peu sur leur corps, d'où venaient les bébés, ou sur les relations sexuelles. Peu de parents esclaves avertissaient leurs filles de l'éventualité du viol, ni ne les aidaient à se préparer à faire face à de telles situations. La réticence des parents esclaves à se préoccuper de la réalité de l'exploitation sexuelle reflétait l'attitude coloniale générale concernant la sexualité. L'exploitation sexuelle des jeunes filles esclaves avait généralement lieu après qu'elles avaient quitté la cabane ou la hutte de leurs parents pour travailler dans la maisonnée blanche. C'était une pratique courante que de forcer une jeune fille esclave à dormir dans la même chambre que le maître et la maîtresse, une situation qui constituait un cadre propice aux agressions sexuelles. 68

Linda Brent a rapporté dans son autobiographie une description détaillée du désir obsessionnel de son maître blanc d'asseoir son pouvoir sur elle en la menaçant constamment de la violer. Linda avait treize ans lorsqu'elle est entrée au service de son propriétaire, le docteur Flint. Il ne l'a pas violée mais a commencé à la tourmenter et à la persécuter en permanence en verbalisant ses intentions d'avoir des relations sexuelles avec elle. Dès leur première rencontre il l'a informée que si elle ne se soumettait pas de son plein gré, il userait de la force. Se décrivant elle-même à quinze ans, Linda écrivit : Jetais contrainte à vivre sous le même toit que lui - oùj'ai vu un homme de quarante ans mon aîné violant quotidiennement le plus sacré des commandements de la nature. Il ma dit que jetais sa propriétéy que je devais être soumise à sa volonté en toute chose... Les hommes blancs propriétaires d'esclaves tentaient généralement de soudoyer les femmes noires en prévision d'avances sexuelles pour les placer dans un rôle de prostituées. Tant que le propriétaire blanc d'esclaves « payait » pour les services sexuels de son esclave noire, il se sentait dégagé de toute responsabilité envers ses actes. Etant donné la dure réalité des conditions de vie des esclaves, il serait absurde de dire que les femmes noires esclaves avaient le choix quant à leur partenaire sexuel. Puisque l'homme blanc pouvait violer la femme noire qui ne satisfaisait pas de son plein gré ses exigences, la soumission passive de la part des femmes noires esclaves ne peut en aucun cas être vue comme une complicité. Ces femmes qui ne répondaient pas de leur plein gré aux avances sexuelles des maîtres et des régisseurs étaient brutalisées et châtiées. Toute manifestation de résistance de la part des femmes esclaves augmentait la détermination des propriétaires blancs avides de faire montre de leur pouvoir. Dans un des récits de son expérience de l'esclavage, Ann, une jeune mulâtresse, rend compte de la lutte de pouvoir se jouant entre les maîtres blancs, 69

les régisseurs, les fouetteurs et les femmes esclaves. Dans son cas c'était le fouetteur qui planifiait de la violer. Il exigeait quelle enlève tous ses vêtements avant de la fouetter. Lorsque Ann s est rendu compte qu'il comptait la violer, elle s est défendue. Sa résistance l'a mis en colère et il a répliqué ceci : « Fillette, tu dois me céder. Je vais te prendre sur-le-champ. Ne serait-ce que pour te montrer que j en ai le pouvoir. Tu dois être mienne J e te donnerai une belle robe en calicot et une jolie paire de boucles doreilles ». Ann dit à ses lecteurice-s : Je ne pouvais supporter cela plus longtemps. Eh quoi! Devais-je renoncer à mon honneur le plus intime et sacré pour quelques breloques ? Quelle femme ne se serait pas sentie hautement affectée par une telle insulte ? Je me suis jetée sur lui comme une lionne en furie, et au moment où sa main répugnante était sur le point de se poser sur moi, je visai adroitement et je jetai violemment la bouteille contre sa tempe droite. Il s'effondra au sol dans un cri de douleur et le sang commença à sécouler lentement de la plaie. Le fouetteur ne mourut pas du coup porté par Ann, et elle fut donc seulement condamnée à une peine de prison et à des flagellations quotidiennes. S'il avait été mort, elle aurait été poursuivie pour meurtre et condamnée à mort. L'humaniste blanche du xix e siècle, Lydia Maria Child, a bien résumé le statut social des femmes noires durant l'esclavage dans la déclaration suivante : La femme nègre n'est protégée ni par la loi, ni par l'opinion publique. Elle et ses filles sont la propriété de son maître. Elles ne sont pas autorisées à avoir des scrupules, à ressentir de la honte, à prendre en compte les sentiments de leurs maris ou de leurs proches : elles doivent être totalement soumises à la volonté de leur propriétaire sous peine d'être fouettées jusqu'à être 70

moribondes si cela est conforme à ses intérêts, où jusqu'à la mort si tel est son désir. Les hommes blancs propriétaires d esclaves voulaient que les femmes noires esclaves acceptent passivement l'exploitation sexuelle comme étant le droit et le privilège de ceux dans une position de pouvoir. La femme esclave qui acceptait de se soumettre aux avances sexuelles d'un maître et qui recevait des cadeaux en guise de paiement était récompensée pour son acceptation de l'ordre social existant. Les femmes noires qui résistaient à l'exploitation sexuelle défiaient directement le système ; leur refus de se soumettre passivement au viol était une remise en question du droit qu'avait le propriétaire d'esclaves sur leurs personnes. Elles étaient sévèrement châtiées. Le but politique de ces viols systématiques des femmes noires par les hommes blancs était d'obtenir l'allégeance et la soumission absolue à l'ordre impérialiste blanc. L'activiste noire Angela Davis a soutenu de manière convaincante l'idée que le viol des femmes noires esclaves n'était pas, comme d'autres chercheureuse-s l'ont soutenu, une manière pour les hommes blancs de satisfaire leurs désirs sexuels, mais bien une méthode de terrorisme institutionnalisée dont le but était l'anéantissement et la déshumanisation des femmes noires. Davis affirme que : En prenant pour adversaire la femme noire dans le cadre d'une lutte sexuelley le maître la soumettait à la forme de terrorisme la plus élémentaire spécialement conçue pour la femme : le viol. Etant donné le caractère d'ores et déjà terroriste de la vie sur la plantation, c'est en tant que victime potentielle du viol que lafemme esclave était la plus vulnérable. De plus, elle pouvait être aisément manipulée si le maître avait imaginé un système arbitraire de compensations, la forçant à payer de son corps la nourriture, une diminution de la sévérité des traitements, la sécurité de ses enfants, etc. 71

En 1839, le livre American SlaveryAs Itls (La réalité de l'esclavage états-unien) fut publié de façon anonyme par des abolitionnistes blanche'S qui pensaient pouvoir réfuter les arguments esclavagistes en exposant par écrit les horreurs de la vie d esclave. Iels se sont fondé-e-s sur les récits des personnes blanches qui avaient été des témoins de premier ordre de 1 esclavage ou avaient obtenu des informations auprès des propriétaires d'esclaves et de leurs amre-s. Ce travail a été principalement compilé et assemblé par Angelina et Sarah Grimké, deux ferventes abolitionnistes. Parce que leur frère a eu des enfants avec une esclave noire, elles étaient tout particulièrement concernées par l'exploitation sexuelle des femmes noires esclaves. Pour nombre d'autres femmes blanches abolitionnistes, la seule motivation derrière leur engagement contre l'esclavage était le désir de mettre fin au contact sexuel entre les hommes blancs et les femmes noires esclaves. Elles n'étaient pas préoccupées par la détresse des femmes noires esclaves, mais cherchaient à sauver les âmes des hommes blancs qui, d'après elles, avaient péché devant Dieu par leurs actes de dépravation. Beaucoup de femmes blanches esclavagistes ont fini par dénoncer l'esclavage à cause de leur indignation face à la barbarie sexuelle des hommes blancs. Elles se sentaient personnellement avilies et humiliées par ce qu'elles nommaient les adultères commis par les hommes blancs (qui étaient en fait des viols). Décrivant l'attitude de sa maîtresse envers l'exploitation sexuelle des femmes noires, Linda Brent écrit : Jefus très vite convaincue que ses sentiments provenaient de sa colère et de safierté blessée. Elle a eu l'impression que ses vœux conjugaux avaient été désacralisés, sa dignité bafouée, mais elle n'avait nulle compassion pour la pauvre victime de la perfidie de son mari. Elle s'apitoyait sur son sort de martyre, mais était incapable de compatir aux conditions de honte et de détresse dans lesquelles ses malheureuses esclaves sans défense étaient placées. 72

Les sœurs Grimké compatissaient au sort des femmes noires mais les conventions sociales victoriennes en matière de mœurs ne leur permirent pas d'exposer par écrit nombre d'actes cruels infligés aux femmes noires esclaves par des hommes blancs. La bienséance les empêcha de parler franchement et sans détours des maux cachés de l'esclavage. Angelina Grimké écrit : Nous nous abstiendrons de soulever un peu plus haut encore le voile de la vie privée. Espérons que ces quelques allusions suffiront à vous donner une idée de ce qui ce passe quotidiennement derrière les rideaux qui ont été si consciencieusement baissés sur les scènes de la vie domestique des Etats-Unis esclavagistes. Si Angelina et Sarah Grimké avaient soulevé un peu plus haut le voile de la vie privée, elles auraient exposé non seulement des propriétaires d'esclaves engendrant des enfants avec des femmes noires, mais également des actes de cruauté et de violence sadique et misogyne allant bien au-delà de la séduction - jusqu'au viol, à la torture et même aux orgies meurtrières et à la nécrophilie. Les historien-ne-s modernistes ont tenté de faire la lumière sur l'exploitation sexuelle des femmes noires pendant l'esclavage. Dans Daughters of the Promised Land (Les filles de la Terre promise), Page Smith écrit : La plupart des jeunes hommes du sud des ÉtatsUnis ont indubitablement eu leur première expérience sexuelle avec une jeune esclave docile. Il nétait pas rare que beaucoup d'entre eux continuent à se livrer à ces activités après leur mariage. De plus il y avait sans aucun doute une attirance pour la perversité\ le tabou, l'association de la noirceur [darkness] avec le plaisir de la dépravation, l'absence d'un quelconque danger pour celui qui exploitait sexuellement les femmes noires, et ce malgré le caractère non consenti de ses attentions. Plus encore, il y avait la tradition de la sensualité nègre qui 73

a pu amener à faire de l'épouse blanche une partenaire sexuelle plus réservée. Ainsi l'homme du Sud s est déplus en plus tourné vers les femmes esclaves pour la satisfaction de ses besoins sexuels élémentaires. Puisqu'il semble y avoir; dans la sexualité masculine, une part d'agressivité et même de sadisme, la passivité et la vulnérabilité semblent souvent augmenter la désirabilité de l'objet sexuel\ ce que la femme nègre était pour ses maîtres blancs. Smith pousse le*a lecteurice à considérer la brutalité des hommes blancs comme une simple affaire de « ce sont des garçons, que voulez-vous! » (boys will be boys). Comme beaucoup d'autres historien*ne*s, il dresse un portrait de l'esclavage où les hommes blancs ont des désirs sexuels « normaux » qu'ils assouvissent avec des jeunes esclaves dociles. Alors même qu'il reconnaît le sadisme souvent à l'oeuvre dans l'exploitation sexuelle des femmes noires esclaves, il le minimise en sous-entendant que ce n'est que la prolongation d'une expression « normale » de la sexualité masculine. Le traitement brutal des femmes noires esclaves parles hommes blancs mettait en lumière la profondeur de la haine des hommes envers les femmes et leur corps. De tels traitements étaient une conséquence des attitudes misogynes envers les femmes qui prévalaient dans la société coloniale états-unienne. Dans l'enseignement des fondamentalistes chrétiens, la femme était décrite comme une tentatrice sexuelle démoniaque, celle par qui le péché advient dans le monde. Elle était à l'origine de la luxure, et les hommes n'étaient que les victimes de son pouvoir licencieux. La socialisation des hommes blancs, qui les amène à considérer les femmes comme la cause de leur chute morale, a entraîné le développement d'un sentiment misogyne. Les hommes blancs religieux enseignaient que la femme était une créature de chair fondamentalement pécheresse dont l'immoralité ne pouvait être expiée que par l'intervention d'un être plus puissant. S'autoproclamant les agents personnels de Dieu, ils devinrent les juges et 74

les gardiens de la vertu des femmes. Ils érigèrent des lois régissant les comportements sexuels des femmes blanches, afin de s'assurer quelles ne seraient pas tentées de s'écarter du droit chemin. De sévères châtiments étaient infligés aux femmes ayant outrepassé les limites de ce que les hommes blancs avaient défini comme étant la place de la femme. Le procès des sorcières de Salem fut une des expressions extrêmes de la persécution des femmes par la société patriarcale. C'était un message adressé à toutes les femmes afin de leur rappeler que si elles ne se cantonnaient pas à des rôles passifs et subordonnés, elles seraient punies, voire exécutées. Les nombreuses lois promulguées pour contrôler les comportements sexuels des premières Blanches états-uniennes ont poussé quelques chercheureuse-s à en conclure que cette tendance à la répression sexuelle dans la société coloniale était une réaction contre la permissivité sexuelle des colons. Andrew Sinclair écrit : La terrible liberté due à Visolement et la nature sauvage [wilderness32] ont fait oublier à certains des premiers colons leur retenue morale européenne. Des cas de zoophiliey selon Cotton Mather; n'étaient pas inconnus... Comme il a été dit aux premiers missionnaires de VOuest, le premier danger qui attendait les pionniers était la barbarie. « Ils ne voyaient pas comme une dégradation le fait de faire dans la forêt et devant les animaux sauvages ce quils auraient eu honte de faire dans une société cultivée. » Jusqu'à ce qu'uneferme opinion publique puisse décider de l'éthique de cette société d'immigration éparpillée> de petits gouvernements tentèrent defaire ce qui était en leur pouvoir pour maintenir des standards de civilisation. 32

La wilderness est un concept spécifiquement états-unien aujourd'hui très controversé, qui désigne une nature sauvage soi-disant vierge de toute humanité\ découverte par lespremiere-s colons. 75

Les colons blancs cherchaient à réprimer la sexualité à cause de leur peur profonde des désirs sexuels, leur croyance que c'était pécher que d'éprouver de tels désirs, et leur peur de la damnation éternelle. Les colons blancs attribuèrent la responsabilité de la luxure aux femmes et les considérèrent donc avec la même suspicion et la même méfiance quils avaient pour la sexualité en général. Une méfiance et une peur si intense des femmes ont cultivé chez eux des sentiments misogynes. Dans The Troublesome Helpmate (Une compagne encombrante), Katharine Rogers offre une explication à l'émergence de la misogynie : Des causes culturelles de la misogynie, le rejet ou la culpabilité quant à la sexualité est la plus évidente. Cela mène naturellement à la dégradation de la femme comme objet sexuel et à la projection sur cette dernière de la luxure et du désir de séduction qu'un homme doit au contraire réprimer. Tout en dénigrant la sexualité de la femme, son obsession pour le sexe, résultant de sa tentative de réprimer son désir,; la lui fait voir exclusivement comme un objet sexuel\ bien plus lubrique que l'homme et aucunement douée d'esprit... La misogynie peut aussi être le résultat de Vidéalisation des femmes par les hommes, qui les ont mises sur un piédestal en tant que maîtresses, épouses et mères. Ceci a conduit à une réaction naturelle, au désir d'anéantir ce qui avait été abusivement idéalisé. Les colons blancs exprimèrent leur peur et leur haine des femmes en institutionnalisant les discriminations et les oppressions sexistes. Au cours du xix c siècle, la prospérité grandissante des ÉtatsUnien-ne-s blanche-s les a fait s'écarter des enseignements religieux trop rigides qui avaient façonné la vie des premiers colons. Avec l'abandon de la doctrine chrétienne intégriste, un change76

ment advint dans la perception des femmes par les hommes. Les femmes blanches du xixe siècle n'étaient plus dépeintes comme des tentatrices sexuelles, mais plutôt célébrées comme étant « la moitié la plus noble de l'humanité » dont la tâche consistait à aider les hommes à élever leurs désirs et à leur inspirer des élans plus nobles. La nouvelle image de la féminité blanche était diamétralement opposée à l'ancienne. Elle était représentée comme une déesse plutôt que comme une pécheresse, elle était vertueuse, pure, innocente, asexuelle et connectée au monde. En élevant la femme blanche à un statut de quasi-déesse, les hommes blancs ont bel et bien débarrassé les femmes des stigmates hérités de la chrétienté. L'idéalisation par les hommes blancs des femmes blanches comme étant innocentes et vertueuses fut un acte d'exorcisme dont le but était de transformer l'image de la femme et de la débarrasser de la malédiction de la sexualité. Le message porté par cette idéalisation était le suivant : aussi longtemps que les femmes blanches auraient des désirs sexuels, elles seraient vues comme des créatures dépravées et immorales ; il leur suffisait alors d'éliminer ces désirs pour devenir des êtres dignes d'amour, de considération et de respect. Une fois que la femme blanche fut mythifiée comme pure et vertueuse, une Vierge Marie symbolique, les hommes blancs purent l'exempter des stéréotypes sexistes péjoratifs associés à la femme. Le prix à payer pour elle était la suppression de ses pulsions sexuelles naturelles. Etant donné le poids des grossesses à répétition et l'épreuve que représentait l'accouchement, on peut comprendre que les femmes blanches du xixe siècle n'étaient pas si attachées à leur sexualité et acceptèrent volontiers la nouvelle identité glorifiée et désexualisée que les hommes blancs leur imposèrent. La plupart des femmes blanches ont intégré avec empressement l'idéologie sexiste qui prétendait que les femmes vertueuses n'avaient pas de pulsions sexuelles. Elles étaient si convaincues de la nécessité de cacher leur sexualité qu elles devenaient réticentes à se déshabiller pour montrer leur corps malade à des médecins. Un Français en 77

visite aux États-Unis fit observer que « les femmes états-uniennes divisent leur corps en deux parties : du haut jusqu'à la taille c est le ventre et de la taille aux pieds ce sont les chevilles ». Sur cette même question, Page Smith fait le commentaire suivant : Elles étaient trop pudiques pour laisser un médecin toucher leur corps, et elles ne pouvaient, dans certains cas, se résoudre à décrire leurs symptômes, comme cette jeune mère au sein ulcéré qui, trop pudique pour en parler ouvertement au médecin, décrivit son mal comme étant une douleur au ventre. Pousser les femmes à nier leur corps était tout autant l'expression de la haine des hommes envers les femmes que de les considérer comme des objets sexuels. L'idéalisation des femmes blanches ne changea rien au mépris fondamental que les hommes éprouvaient envers elles. Les visiteurs venant de l'étranger remarquaient souvent l'hostilité larvée des hommes blancs envers les femmes blanches. Un visiteur commenta ce fait de la sorte : Les hommes états-uniens prodiguaient à leurs femmes plus d'argent, et les traitaient avec plus de déférence et de respect que n'importe quellesfemmes d'autres pays. Mais ils ne les aimaient pas particulièrement. Ils n'appréciaient pas leur compagnie, ils ne les trouvaient pas intéressantes en soi. Ils les estimaient en tant qu'épouses et mères, ils les idéalisaient> et ils s'autofélicitaient de leur attitude avisée envers elles. Mais ils ne les aimaient (et ne les aiment toujours) pas plus que ça. Le passage d'une image de la femme blanche pécheresse et lascive à celle d'une femme blanche comme dame vertueuse se produisit au même moment que l'exploitation sexuelle de masse des femmes noires esclaves - tout comme les mœurs rigides de l'Angleterre victorienne menèrent à une société dans laquelle la glorification de la femme comme mère et épouse se produisit en même temps que la formation d'une prostitution de masse. Pendant que les 78

hommes blancs états-uniens idéalisaient la féminité blanche, ils agressaient sexuellement et maltraitaient les femmes noires. La haine profonde des femmes qui avait été implantée dans la mentalité du colon blanc par une idéologie patriarcale et par des enseignements religieux misogynes motivait et justifiait la violence des hommes blancs envers les femmes noires. Dès leur arrivée dans les colonies états-uniennes, les femmes et les hommes noire-s ont dû affronter une société qui s'empressa d'apposer sur les Africain-e*s déporté*e*s une identité de « sauvage sexuel ». Tandis que les colons blanc-he-s avaient adopté pour elleux-mêmes une morale sexuelle hypocrite, iels ont été d'autant plus enclin-e-s à traiter les personnes noires de sauvages sexuels. Puisque les femmes avaient été désignées comme l'origine du péché de chair, les femmes noires étaient tout naturellement vues comme l'incarnation du mal féminin et de la luxure. On les désignait comme des Jezebels33 et des tentatrices sexuelles, accusées d'éloigner les hommes blancs de la pureté spirituelle et de les mener vers le péché. Un politicien blanc prônait le renvoi des Noire-s en Afrique afin d'empêcher les hommes blancs d'avoir une sexualité hors mariage et de commettre des adultères. Ses mots étaient : « Eloignez de nous cette tentation ». Bien que les femmes blanches, les hommes blancs et les hommes noirs croyant-e-s affirmaient que les hommes blancs étaient moralement responsables des agressions sexuelles commises sur les femmes noires, iels avaient tendance à accepter l'idée que les hommes succombaient à la tentation sexuelle des femmes. Parce que l'idéologie religieuse sexiste leur avait appris que les femmes étaient les séductrices des hommes, iels croyaient à l'idée que les femmes noires n'étaient pas totalement irréprochables. Iels utilisaient fréquemment le terme de « prostitution » pour désigner l'achat et la vente de femmes 33

Dans VAncien Testament, Jézabel (en anglais Jezebel) est la femme d Achat, roi d'Israël\ considérée comme cruelle, immorale et manipulant son mari. Ce terme désigne des femmes séductrices, aguicheuses, et est un stéréotype couramment associé à la féminité noire, bell hooksy revient plus précisément dans le chapitre 2. 79

noires à des fins d'exploitation sexuelle. Or, puisque les prostitué-e-s sont des femmes et des hommes qui pratiquent des actes sexuels en échange d'argent ou d'autres formes de rétribution, il est donc inexact d'utiliser ce terme pour désigner les femmes noires esclaves qui recevaient rarement une compensation pour l'utilisation de leur corps comme égout séminal. Les abolitionnistes, femmes et hommes, nommaient les femmes noires « prostituées » car iels étaient enfermées dans le langage de l'éthique victorienne. Dans un discours sur les agressions sexuelles de masse commises sur les femmes noires, le célèbre orateur noir Frederick Douglass affirma devant un public d'abolitionnistes à Rochester, dans l'Etat de New York, en 1850 que « tout propriétaire d'esclaves est le tenancier légal d'une maison close ». Et pourtant ses mots ne faisaient qu'à peine effleurer la réalité de l'exploitation sexuelle des femmes noires. Douglass dit à son public : Je me tiens prêt à apporter la preuve que plus d'un million de femmes, dans les Etats du sud de cette Union, sont, de par la loi qui prévaut dans ces Etats, et en aucun cas par leurfaute, assignées à une vie révoltante de prostitution; que d'après ces lois, dans beaucoup de ces Etats, si unefemme, cherchant à défendre sa propre vertu, devait lever la main sur son agresseur violent, elle peut être légalement condamnée à mort... Il est aussi bien connu que les femmes esclaves qui sontpresque blanches sont vendues sur ces marchés, à des prix qui ne laissent aucun doute sur les fins maudites auxquelles on les voue. La jeunesse et l'élégance, la beauté et l'innocence, sont vendues aux enchères; pendant que des monstres infâmes regardent ces scènes, les poches pleines d'or, lorgnant avec leurs yeux lubriques sur leurs victimes prochaines. Les abolitionnistes ne parlaient pas directement du viol des femmes noires par peur de choquer leur public, raison pour laquelle iels se focalisaient sur la question de la prostitution. Mais 80

l'utilisation du terme « prostitution » pour décrire l'exploitation sexuelle de masse des femmes noires esclaves a non seulement détourné l'attention du fait qu'il s'agissait d'agressions sexuelles, mais a également contribué à accorder plus de crédit au mythe selon lequel les femmes noires seraient par nature licencieuses et donc responsables de leurs viols. Les chercheur euse-s contemporain-e-s sexistes minimisent l'impact de l'exploitation sexuelle des femmes noires sur leur esprit, et affirment que les hommes blancs utilisaient le viol des femmes noires comme un moyen de plus d emasculer les hommes noirs. Le sociologue noir Robert Staples affirme : Le viol de la femme noire esclave a fait prendre conscience à Vhomme esclave de son incapacité à protéger sa femme. Sa masculinité ainsi ébranlée, il commençait à avoir de profonds doutes sur sa capacité même à briser les chaînes de l'esclavage. L'argument de Staples se fonde sur le présupposé que les hommes noirs esclaves se sentaient responsables de toutes les femmes noires et étaient découragés à cause de leur incapacité à se conduire en protecteur - un présupposé qui n'a pas été corroboré par des données historiques. Une étude de nombreuses sociétés traditionnelles africaines et de leur comportement envers les femmes révèle que les hommes africains n'étaient pas éduqués à se considérer comme les protecteurs de toutes les femmes. On leur apprenait à être responsables des femmes de leur tribu ou de leur communauté. La socialisation des hommes africains, les amenant à se considérer comme les « propriétaires » de toutes les femmes noires et à considérer ces dernières comme étant leur propriété à protéger, se produisit après de longues années d'esclavage et comme le résultat des mariages se faisant en fonction de la couleur de peau et non plus en fonction d'un lien tribal commun ou d'une langue commune. Avant qu'ils n'adoptent les attitudes sexistes des Blancs états-uniens envers les femmes, les 81

esclaves africains n avaient aucune raison de se sentir responsables de toutes les esclaves africaines. Bien sûr, les agressions sexuelles des femmes noires avaient un impact sur le moral des hommes noirs esclaves. Mais il est fort probable que l'homme noir esclave ne se sentait pas anéanti et déshumanisé à cause du viol de « ses » femmes, mais qu'il était plutôt terrorisé par la conscience que les hommes blancs qui n'hésitaient pas à maltraiter et à persécuter les femmes et les filles noires (qui ne représentaient pas une grande menace pour leur autorité) n'auraient probablement aucun scrupule à annihiler totalement les hommes noirs. La plupart des hommes noirs esclaves ont laissé faire en silence quand les maîtres blancs agressaient sexuellement et maltraitaient les femmes noires et ne se sentaient aucune obligation à agir en tant que protecteurs. Leur réflexe premier était l'instinct de survie. Dans son récit d'esclave, Linda Brent dit au lecteur et à la lectrice que les hommes noirs esclaves en tant que groupe ne se voyaient pas comme les protecteurs des femmes noires esclaves. Elle fait le commentaire suivant : Il y en a quelques-uns qui luttent pour protéger femmes et filles des insultes de leur maître, mais ceux qui manifestent de tels sentiments sont privilégiés par rapport à la masse générale des esclaves... Certains malheureux ont été si maltraités par le fouet quils se faufilent hors de la maison pour donner à leurs maîtres libre accès à leursfemmes et à leursfilles. Tout au long des années d'esclavage, des hommes noirs ont à titre individuel pris la défense de femmes noires qui comptaient pour eux. Leur défense de ces femmes n'était pas motivée par une conception deux-mêmes comme protecteurs naturels de toutes les femmes noires. L'historien Eugene Genovese parle de l'exploitation sexuelle des femmes noires esclaves dans Roll, Jordan, Roll (Roule, Jourdain, roule) et affirme que : 82

Le viol signifiait, par définition, le viol des femmes blanches, puisque le viol des femmes noires n'était pas considéré comme un crime par la loi. Même lorsqu'un homme noir agressait sexuellement une femme noire, il ne pouvait quêtre puni par son maître, il n'y avait aucun recours en justice possible contre lui, et il n'aurait pas été condamnépar un tribunal le cas échéant. Le viol des femmes noires par des hommes noirs esclaves prouve encore que, plutôt que d endosser un rôle de protecteur, les hommes noirs imitaient le comportement de l'homme blanc. Genovese conclut : Certains conducteurs d'esclaves forçaient les femmes esclaves de la même façon que les maîtres et les régisseurs. La question de savoir lesquels de ces hommes noirs et blancs de pouvoir violaient lesfemmes noires le plus souvent reste ouverte. Dans les contextes de task system?4, le conducteur d'esclaves assignait à chaque esclave une tâchepour lajournée et n'avait aucun mal à rendre misérable le sort d'unefemme qui se serait refusée à lui. Dans les contextes plus répandus de gang system, les conducteurs d'esclavespouvaientjouer du fouet en toute impunité - s'il se trouvait qu'ils avaient le pouvoir de fouetter — ou ils pouvaient trouver tout un tas d'autres moyens de récompenser ou de punir. Étant donné la nature barbare de la vie d esclave, il est vraisemblable que des femmes noires esclaves se soient alliées avec des hommes noirs ayant du pouvoir qui pouvaient les protéger 34

II existait, au sein des plantations états-uniennes, deux manières différentes de diviser le travail (qui pouvaient coexister sur une même plantation) : le task system et le gang system. Au sein du task system, chaque esclave se voyait assigner une ou plusieurs tâches à effectuer dans la journée et quand celles-ci étaient terminées, ielpouvait s'adonner à ses propres occupations. Ce système n était cependant pas le plus répandu. Le gang system, le plus dur des deux, était celui qui prévalait. Les esclaves étaient divisé'es en équipes et travaillaient toute la journée à des tâches généralement répétitives. 83

des avances sexuelles non désirées que leur faisaient les autres esclaves. Les jalousies et rivalités sexuelles étaient une des causes principales de la plupart des querelles entre les hommes noirs esclaves. Les femmes noires esclaves ne pouvaient compter sur aucun groupe d'hommes, blancs ou noirs, pour les protéger contre l'exploitation sexuelle. Souvent, en désespoir de cause, les femmes esclaves tentaient d'obtenir de l'aide auprès des maîtresses blanches, mais en général ces tentatives échouaient. Certaines maîtresses réagissaient en persécutant et en tourmentant de plus belle ces femmes esclaves en détresse. Certaines ont encouragé l'utilisation des femmes noires comme objet sexuel car cela leur accordait un répit, ne faisant alors plus elles-mêmes l'objet d'avances sexuelles non désirées. En de rares cas, des maîtresses blanches qui étaient réticentes à voir leur fils se marier et quitter la maison ont fait l'acquisition de domestiques noires afin qu'elles servent de camarades sexuelles à ces derniers. Les femmes blanches qui déploraient l'exploitation sexuelle des femmes esclaves étaient en général réticentes à soutenir les esclaves en détresse par peur de mettre en péril leur propre position dans la maisonnée. La plupart des femmes blanches considéraient les femmes noires qui faisaient l'objet des agressions sexuelles de leur mari avec rage et hostilité. Ayant appris des enseignements religieux que les femmes étaient naturellement des tentatrices sexuelles, les maîtresses croyaient souvent que la femme noire esclave était la coupable et leur mari une victime innocente. Dans Once a Slave (Jadis esclave), un livre regroupant des informations glanées dans des récits d'esclaves, l'auteur, Stanley Feldstein, relate une histoire où une maîtresse blanche est rentrée chez elle à l'improviste, a ouvert les portes de sa garde-robe, et a découvert son mari en train de violer une fille esclave de treize ans. Sa réaction fut de battre la fille puis de l'enfermer dans un fumoir. Lorsque des esclaves plus âgé*e*s vinrent plaider la cause de l'enfant et osèrent suggérer que le maître blanc était le coupable, la 84

maîtresse répondit simplement : « Elle saura pour la prochaine fois. Quand j en aurai fini avec elle, elle ne recommencera plus jamais sans connaître les conséquences ». Les femmes blanches tenaient les femmes noires esclaves pour responsables, lorsque ces dernières étaient violées, car elles avaient été conditionnées, au contact des mœurs du xix e siècle, à considérer les femmes comme des tentatrices sexuelles. Ces mêmes mœurs étaient adoptées par les esclaves. Les hommes esclaves déploraient souvent le sort des femmes sexuellement exploitées mais ne les voyaient pas comme des victimes irréprochables. Une femme abolitionniste déclare : De toutes celles et ceux qui sont tombé'e-s ou ont dépéri sous la torture de cet horrible système, les femmes sans défense étaient celles qui souffraient le plus. Il existait quelques ressources pour les hommes esclaves, tout maltraités quils aient été\ mais pour lafemme esclave il n'y avait ni protection ni pitié. Le viol n'était pas la seule méthode utilisée pour terroriser et déshumaniser les femmes noires. Les flagellations sadiques de femmes noires dénudées étaient une autre méthode destinée à priver la femme esclave de sa dignité. Dans le monde victorien où les femmes blanches couvraient religieusement chaque partie de leur corps, les femmes noires étaient quotidiennement déshabillées et fouettées publiquement. Les propriétaires d'esclaves étaient bien conscient*e*s que cela ajoutait à la dégradation et à l'humiliation des femmes esclaves que d'être forcées à paraître nues devant les fouetteurs mâles et les badauds. Un esclave du Kentucky rapporte : Les femmes sont sujettes à ces châtiments aussi rigoureusement que les hommes — même la grossesse ne les en exempte pas; dans ce cas, avant de les attacher au poteau, un trou adapté à la forme élargie de la victime est creusé au sol. 85

Susan Boggs rapporte : lelsfaisaient déshabiller et battre unefemme si celleci avait fait quoi que ce soit qui leur avait déplu. Par exemple, si le pain n'avait pas levé correctement, la maîtresse le disait au maître lorsque celui-ci rentrait, et l'esclave était envoyée à la prison du marchand d'esclaves pour y être fessée. C'est atroce de penser à des femmes, à des êtres humains, exposé-e-s de cette manière. Les flagellations sadiques de femmes noires nues étaient socialement acceptées car si elles ont pu être considérées comme une maltraitance raciste, un maître punissant une esclave récalcitrante, elles étaient aussi 1 expression du mépris et de la haine des hommes envers les femmes. Solomon Bradley, un ancien esclave, a raconté à un journaliste qui l'interviewait : Oui, monsieur. La chose la plus choquante que j'ai vue a eu lieu sur la plantation de Mr. Farrarby, sur la ligne de chemin de fer. Je suis montéjusqu'à sa maison un matin en rentrant du travail pour boire de l'eau, et j'ai entendu une femme hurler atrocement. En remontant vers la clôture et en regardant par-dessus, j'ai vu une femme étendue sur le sol, face contre terre, les pieds et les poings attachés à des poteaux. Mr. Farrarby se tenait au-dessus d'elle et la frappait avec une lanière en cuir appartenant au harnais de sa calèche. Tandis qu'il la frappait, la chair de son dos et de ses pieds se couvrait de zébrures et de stries à force de coups. De temps à autre, quand la malheureuse criait trop fort de douleur Farrarby lui assénait un coup de pied dans la mâchoire. Après qu'il se soit épuisé à la fouetter ainsi, il envoya chercher de la cire à cacheter et une bougie allumée, etfit fondre la cire puis la fit couler sur le dos lacéré de la femme. Il prit ensuite une cravache et, se tenant au-dessus de la femme, arracha la cire durcie en 86

la cravachant. Les plus grandes filles de Mr. Farrarby regardaient la scène depuis une fenêtre de la maison, à travers les stores. Ce châtiment était si terrible quil mobligea à demander quelle offense la femme avait commise., et les autres domestiques me répondirent que son seul crime avait été de brûler le bord des tartines quelle avait préparées pour le petit-déjeuner. Il ne faut pas beaucoup d'imagination pour comprendre ce que signifie une femme noire opprimée brutalement torturée pendant que les femmes blanches plus privilégiées regardent passivement son calvaire. Des incidents de cette nature révélaient aux femmes blanches la cruauté de leurs maris, pères, frères et servaient d'avertissement sur ce que pourrait être leur sort si elles ne restaient pas en position de passivité. Vraisemblablement, des cas où il n'y avait pas de femme noire esclave disponible pour porter le fardeau de telles agressions masculines misogynes, et où les femmes blanches en ont été elles-mêmes les victimes, ont dû exister. Dans la plupart des maisons esclavagistes, les femmes blanches jouaient un rôle tout aussi actif que les hommes blancs en ce qui concernait les violences physiques à l'encontre des femmes noires. Alors que les femmes blanches ne violentaient que rarement les hommes noirs esclaves, elles torturaient et persécutaient les femmes noires. Leur alliance avec les hommes blancs sur le terrain commun du racisme leur permettait d'ignorer l'impulsion misogyne qui motivait également les attaques sur les femmes noires. La reproduction était une autre méthode socialement acceptée d'exploitation sexuelle des femmes noires. J'ai mentionné plus haut le fait que les hommes dans les Etats-Unis coloniaux définissaient la reproduction de travailleurs comme étant la fonction première de toutes les femmes. Les chercheur-euse-s contemporain-e-s ne prennent souvent pas en considération la reproduction forcée des femmes esclaves, sous prétexte qu'elle n'a eu lieu qu'à une si petite échelle qu'elle ne mérite aucune attention. Pourtant, un ensemble plutôt convaincant de preuves existe 87

prouvant non seulement l'existence de la reproduction forcée d'esclaves, mais également que c'était une pratique courante et répandue. Rédigeant un rapport sur le commerce d'esclaves dans l'État de Virginie en 1819, Frances Cobin écrivait : « Notre principale source de profit dépend de l'augmentation du nombre de nos esclaves ». Pendant les premières années de l'esclavage, faire se reproduire les femmes africaines était un processus difficile. Dans les communautés africaines traditionnelles, les femmes noires allaitaient leurs enfants et ne les sevraient qu'à 1 âge de deux ans. Pendant ce temps, la femme africaine n'avait pas de relations sexuelles, ce qui lui permettait d'espacer ses grossesses. Cette pratique allouait du temps aux femmes afin de récupérer physiquement avant de commencer une nouvelle grossesse. Les propriétaires blancs d'esclaves ne comprenaient pas pourquoi les femmes esclaves ne portaient pas beaucoup d'enfants les uns à la suite des autres. Leur réaction à cette situation fut d'utiliser la menace des coups comme moyen de forcer les femmes esclaves à se reproduire. Frederick Olmstead, un spectateur blanc de la pratique de la reproduction forcée d'esclaves dans le Sud, fait ce commentaire : Dans les États du Maryland> de Virginie, de Caroline du Nord, du Kentucky et du Tennessee, on porte autant d'attention à la reproduction et à l'élevage des nègres qu'à celle des chevaux et des ânes. Plus au Sud\ on élève les un-es et les autres pour les utiliser ou pour les vendre. Les planteurs ordonnent à leurs filles et à leurs femmes (mariées ou non) d'avoir des enfants; et j'ai vu bon nombre defillesêtre revendues parce qu'elles n'avaient pas d'enfants. Une femme qui peut se reproduire vaut de 15 à 25 % plus cher qu'unefemme qui ne se reproduit pas. Les panneaux annonçant la vente de femmes noires esclaves employaient des termes comme « esclave reproductrice », « femme 88

enceinte », « période de fécondité », « trop vieille pour se reproduire » pour décrire des femmes particulières. Moncure Conway, le fils d un propriétaire d esclaves de Virginie, rapporte : De manière générale, la ressource financière principale dans les Etats frontaliers est la reproduction d'esclaves, et je suis attristé de dire qu'il existe beaucoup trop de preuves permettant d'accuser les maîtres d'inciter; voire de contraindre les esclaves à avoir des comportements licencieux, dans le but de voir leur nombre augmenter. L'âge de la maternité est précipité, l'âge moyen des mères nègres étant environ de trois ans inférieur à celui de n'importe quelle race libre, et une vieille fille est nécessairement connue de toutes les femmes. Les femmes esclaves qui refusaient de choisir un homme et de s'accoupler avec lui se voyaient imposer un homme par leur régisseur ou leur maître. Quelques propriétaires d esclaves préféraient faire se reproduire les femmes noires avec des hommes blancs, car les mulâtres valaient plus cher sur le marché et étaient plus faciles à vendre. Dans une lettre datée du 13 mars 1835, un pasteur méthodiste résidant en Virginie faisait observer : Les mulâtres sont plus sûrs que les nègres purs. C'est pourquoi les planteurs ne voient aucune objection à ce que n'importe quel homme ou garçon blanc ait des relations sexuelles avec toutes les femmes esclaves, et le cas s'est présenté d'un régisseur qui avait poussé à faire de tout le groupe son harem et qui a même étépayépour ça. Les femmes noires stériles sont celles qui ont le plus souffert dans ce système de reproduction forcée. Dans un rapport présenté à la Convention générale contre 1 esclavage, à Londres en juin 1840, des témoins ont attesté que les femmes noires stériles étaient victimes de maltraitances physiques et psychologiques terribles.

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Le rapport affirmait : Là où la fertilité est la plus grande des vertus, la stérilité sera considérée comme pire qu'un malheur,; comme un crime, et les personnes qui y sont sujettes seront exposées à toutes formes de privations et de souffrances. Par conséquent une déficience, sur laquelle l esclave n'a aucun pouvoir, devient l'occasion d'infliger des souffrances inouïes. Dans ce même rapport, un*e citoyen-ne de Caroline du Nord répéta une histoire que lui avait confiée un*e amre à propos de la reproduction forcée d esclaves sur les plantations de Caroline : Un jour le propriétaire rassembla les femmes dans la grange, il passa ensuite entre elles, fouet en main, et leur dit qu'il comptait toutes les fouetter à mort. Elles commencèrent immédiatement à crier : « Qu'est-ce que j'ai fait maître? Qu'est-ce que j'ai fait? y> Il répondit : « Soyez maudites, je vais vous dire ce que vous avez fait, vous ne vous reproduisez pas, je n'ai pas eu un seulpetit de l'une d'entre vous depuis plusieurs mois ». Quelques propriétaires d'esclaves ont imaginé un système de récompense pour pousser les femmes à se reproduire. Mais ces récompenses étaient rarement comparables aux services rendus. Dans certaines plantations une femme pouvait recevoir un petit cochon chaque fois quelle mettait un enfant au monde. On promettait aux femmes une nouvelle robe ou une nouvelle paire de chaussures pour la naissance de leur enfant. Une petite somme d'argent, allant d u n à cinq dollars, pouvait être accordée à une femme esclave à la naissance de son quatrième ou cinquième enfant. Quelques propriétaires d esclaves promirent la liberté aux femmes noires qui donnaient naissance à beaucoup d'enfants. Un cas fut porté devant les tribunaux de Virginie en 1761. Il s'agissait d'un conflit autour d'un testament, dont une des clauses prévoyait la libération d'une femme esclave, Jenny, si celle-ci avait 90

donné naissance à dix enfants viables. Certaines femmes esclaves voulaient être enceintes, car elles voyaient cela comme un moyen d'obtenir certains avantages, le premier d'entre eux étant un allégement de la charge de travail. Frances Kemble dans son Journal ofResidence on a Georgian Plantation in 1838-1839 (Journal de la vie quotidienne sur une plantation géorgienne en 1838-1839) a émis l'hypothèse suivante : À la naissance d'un enfant, des vêtements supplémentaires et une ration hebdomadaire supplémentaire de nourriture sont accordées à la famille, et ces choses, si petites quelles puissentparaître, agissent comme de puissantes incitations pour des malheureux-ses qui n'ont pas les moyens de se les procurer comme c'est le cas dans toute autre relation parentaley que ce soit chez des personnes civilisées ou sauvages. De plus iels ont towte-s parfaitement conscience de la valeur qu'iels représentent pour leur propriétaire; et une femme pense, à juste titre, que plus elle contribue à faire augmenter le cheptel de son maître en mettant au monde de nouveaux esclaves, et plus elle pourra prétendre à sa considération et son bon vouloir La reproduction forcée oppressait toutes les femmes noires esclaves fertiles. Sous-alimentées, surchargées de travail, les femmes étaient rarement dans de bonnes conditions physiques permettant un accouchement facile et sûr. Des grossesses à répétition non accompagnées des soins appropriés résultaient de nombreuses fausses couches et décès. Frances Kemble a fait le récit suivant de la condition des femmes noires sur la plantation de son mari, des femmes qui se considéraient comme privilégiées, comparées aux esclaves des plantations voisines : Fanny a eu six enfantsy tous morts sauf uny elle est venue supplier pour voir son travail aux champs allégé. Nanny a eu trois enfantsy dont deux sont morts. Elle 91

est venue implorer que la règle voulant quelles soient renvoyées dans les champs trois semaines après leur accouchement soit changée. Leah, la femme de Césary a eu six enfants, trois sont morts. Sophie., la femme de Lewis, est venue supplier pour quelque chose de plus commun. Elle souffre atrocement, elle a eu dix enfants, cinq d'entre eux sont morts. Ce quelle demandait avant touty c'était un bout de viande, queje lui ai donné. Sallyy lafemme de Scipioy a fait deuxfausses couches et a accouché de trois enfants, dont un est mort. Elle est venue se plaindre de douleurs incessantes et d'unefragilité au dos. Cette femme était la fille mulâtresse d'une esclave nommée Sophy et d'un homme blanc du nom de Walker qui nous rendait visite sur la plantation. Charlotte, la femme de Rentyy a fait deux fausses couches et est enceinte à nouveau. Elle était presque paralysée par les rhumatismes, et ma montré ses pauvres genoux gonflés qui m'ontfendu le cœur. Je lui ai promis un pantalon deflanelle, que je dois commencer à coudre sans délai. Sarahy la femme de Stephen : l'histoire et le cas de cettefemme sont eux aussi déplorables. Elle afait quatre fausses couchesy a mis au monde sept enfants, dont cinq sont morts, et elle est de nouveau enceinte. Elle s'est plainte d'un atroce mal de dosy et d'une tumeur interne qui gonfle à cause du travail dans les champs; je pense que cette tumeur a probablement éclaté. Je pense que ses grossesses à répétition combinées à son dur labeur aux champs ont pu produire... une démence passagère... Je leur pose ces questions sur leurs enfants, carje pense que le nombre d'entre eux quelles portent comparé au nombre d'entre eux quelles élèvent est un bon indica92

teur de l'effet du système sur leur propre santé et sur celle de leur progéniture. Elles auraient toutes pu prétendre, comme vous le verrez au détail de leurs symptômes dont j'ai pris note, à un lit dans un hôpital\ et elles ne sont venues me voir quaprès avoir travaillé toute la journée dans les champs. Kemble admirait la patience avec laquelle les femmes noires esclaves souffrantes enduraient leur sort cruel, mais elle n'ignorait pas le « désespoir absolu » qui se cachait souvent derrière leur résignation. L'exploitation sexuelle de masse des femmes noires esclaves était une conséquence directe de la politique sexuelle misogyne des États-Unis coloniaux et patriarcaux. Puisque la femme noire n'était protégée ni par la loi ni par lopinion publique, elle était une cible facile. Tandis que le racisme était clairement le mal décrétant que les personnes noires seraient réduites en esclavage, c'était le sexisme qui avait décidé que le sort de la femme noire serait plus sévère, plus brutal que celui de l'homme noir esclave. Ce sexisme ne se limitait pas aux seuls hommes blancs. Le fait que le propriétaire d'esclaves incitait les femmes et les hommes noire-s à s'accoupler a mené à l'émergence d'une subculture des esclaves noire-s au sein de laquelle une politique sexuelle similaire a émergé. Initialement, les femmes esclaves étaient forcées par leurs maîtres à s'accoupler avec n'importe quel homme. Il n'était pas rare qu'un maître accorde à son esclave masculin favori le droit d'épouser une fille ou une femme esclave de son choix, même si celle-ci n'était pas consentante. Cette pratique ne fut pas concluante. La résistance aux mariages forcés menait parfois à de telles révoltes que la plupart des maîtres ont jugé plus sage de laisser les hommes et les femmes noire-s esclaves choisir leurs propres partenaires. Le couple informait les autres de leur engagement en s'installant dans une hutte ou une cabane inoccupée afin de créer un foyer nucléaire. Comme les Africain-e-s déporté-e-s avaient assimilé les valeurs états-uniennes, iels voulaient avoir les mêmes 93

cérémonies religieuses et civiles que leurs maîtres et maîtresses ; iels désiraient la reconnaissance publique de leur union. Bien que jamais aucun mariage entre esclaves n'ait été légalement reconnu, iels voulaient les mêmes rituels matrimoniaux que pratiquaient leurs propriétaires blanc-he-s. Sur certaines plantations, des esclaves ont reproduit des rites matrimoniaux africains traditionnels - la demande de la main d'une femme auprès de la famille et le don dune petite dot. Beaucoup de propriétaires blancs ont incorporé la pratique consistant à faire sauter le couple fiancé se tenant par la main par-dessus un balai comme rituel matrimonial, rituel jadis répandu parmi les premiers colons blancs américains. Sur un nombre très réduit de plantations, les maîtres autorisèrent un pasteur à célébrer le mariage, bien que ce sacrement n'ait eu aucune valeur légale. La plupart des esclaves voulaient qu'un pasteur célèbre leur mariage car c'était une norme de la culture dominante. Indubitablement, la séduction et les mariages entre esclaves étaient importants car le bonheur suscité en de telles occasions venait soulager la dure réalité de la vie d'esclave. Thomas Jones a déclaré que l'esclave qui était : méprisé etpiétiné par une race cruelle d'hommes sans pitié\ voyait sa malheureuse vie prendrefin dans lafleur de l'âge, s'il ne trouvait pas refuge au sein d'un doux foyer, où il rencontrait l'amour et la compassion en des cœurs qu'il tenait pour sacrés, de par ses propres sentiments et sa propre tendresse à leur égard\ Les rôles sexués de la subculture des esclaves noire-s reflétaient ceux des Etats-Unis blancs et patriarcaux. Dans la subculture des esclaves noire-s, c'était la femme noire qui cuisinait pour la famille, faisait le ménage dans la hutte ou la cabane, s'occupait des malades, lavait et raccommodait les vêtements, et prenait soin des enfants. Les hommes noirs esclaves considéraient la cuisine, la couture, le soin aux enfants, et même quelques travaux de ferme mineurs, comme des tâches féminines. Dans son étude portant U

sur les femmes blanches du Sud, The Southern Lady (La femme du Sud), Anne Scott décrit un incident où un homme noir esclave refusa d effectuer une tâche qu'il considérait comme indigne pour un homme : Dans uneferme lors d'un moment de crise où la mère ainsi que tous les enfants étaient malades, un esclave nègre refusa tout net la demande qui lui était faite d'aller traire la vache, car cette tâche était indubitablement une tâche féminine et il lui était par conséquent impossible de s'en acquitter Alors que les hommes noirs esclaves n'étaient pas en position favorable pour être totalement acceptés comme des figures d'autorité patriarcale ayant le pouvoir de dominer les femmes, les femmes noires esclaves se sont conformées à des rôles sexués existants qui assuraient aux hommes un statut supérieur à celui des femmes. Frances Butler Leigh (la fille de Fanny Kemble) a noté que parmi les esclaves des îles de Géorgie, « la bonne vieille loi de la soumission de la femme à son mari tenait bon en tous points ». L'acceptation de la supériorité masculine était particulièrement accentuée dans les enseignements religieux dispensés aux esclaves. Les femmes esclaves chrétiennes croyaient résolument qu'il était naturel qu'elles soient soumises aux hommes. William Ervin, un planteur de Lounders Count, dans l'Etat du Mississippi, a établi des règles fondées sur les rôles sexués établis par le patriarcat afin de contrôler ses esclaves. Une des règles stipulait : Chaquefamille devra vivre dans sa propre maison. Le mari devra apporter le bois pour le feu et veiller à subvenir aux besoins de sa famille et devra également prendre soin de sa femme. La femme devra cuisiner et nettoyer pour son mari et ses enfants, ainsi que raccommoder les vêtements. Un manquement avéré de l'une ou l'autre des parties à ces règles sera puni en premier lieu verbalement puis, si rien ne change, par lefouet. 95

Le fait que les maîtres et les maîtresses appelaient une femme esclave par le nom de son mari (la Jeanne de Scipio, ou la Sue de John) attestait que les Blanc#he-s accordaient à l'homme noir esclave un statut supérieur à celui de la femme esclave. L'historien Eugene Genovese affirme : Les maîtres les plus rationnels encourageaient effectivement, dans une certaine mesure> une division sexuelle du travail parmi leurs esclaves, et voyaient certains avantages à renforcer le pouvoir de l'homme au sein du foyer. Si l'on considérait seulement les hiérarchies fondées sur la race, le statut social des femmes et des hommes noire-s était le même, mais les différenciations sexistes ont fait différer le sort de l'homme de celui de la femme. Une certaine égalité sociale entre les sexes existait dans le domaine du travail, mais nulle part ailleurs. Les femmes et les hommes noires effectuaient souvent les mêmes tâches en ce qui concernait le travail agricole, mais même dans ce domaine, les femmes noires ne pouvaient se hisser à des positions de pouvoir. En dehors de l'arène du travail, dans la vie quotidienne, les femmes esclaves étaient traitées différemment des hommes esclaves et étaient, dans certains cas, subordonnées aux hommes esclaves. Dans différentes tentatives d'explication de l'impact de l'esclavage sur les rôles sexués des Noire-s, nombre de chercheureuse-s contemporain-e-s sont arrivées à la conclusion suivante : la femme noire était une figure plus importante que l'homme noir au sein du foyer des esclaves, ce qui a mis la masculinité en péril. Il y a eu une mise en avant excessive de la « masculinité » noire de la part des sociologues et des historien-ne-s pour tenter d'expliquer les dommages causés par l'oppression raciste sur les personnes noires. Cela a tourné à la désinformation lorsque les chercheureuse-s ont enlevé le fardeau de la responsabilité des épaules de l'institution esclavagiste et de ses défenseur euse-s blanche-s pour le faire 96

porter aux personnes noires. Dans leur volonté d'expliquer l'impact négatif de l'esclavage sur la famille noire sans en rejeter ni la faute ni la responsabilité sur le racisme des Blanehe-s, iels ont affirmé que cet impact négatif pouvait être expliqué dans le cadre de la politique sexuelle hommes/femmes noire. Leur raisonnement était le suivant : puisque le rôle de la femme noire dans la maisonnée noire était plus important que celui de l'homme noir, sa masculinité a été mise en péril et par conséquent la structure de la famille noire dissoute. La coupable était selon elleux la femme noire autoritaire. Les colons blanches racistes ont déformé la réalité lorsqu'iels ont parlé de la démasculinisation des hommes noirs. En réalité, il n'y avait rien d'anormal à ce que des femmes esclaves adoptent des rôles dominants au sein du foyer dans les Etats-Unis du xix e siècle. Ce faisant, elles ne faisaient qu'imiter le comportement des maîtresses blanches. Le rôle dominant des femmes blanches au sein du foyer au xix e siècle n'a pas mené les chercheureuse*s à théoriser l'impuissance de la masculinité blanche, bien au contraire. Le xix e siècle est généralement considéré comme une période de l'histoire états-unienne où le patriarcat blanc était le socle de la famille. Mais ce patriarcat blanc n'a pas empêché les femmes blanches du xix e siècle d'endosser le rôle dominant au sein du foyer. Nancy Cott, auteure du livre Bonds of Womanhood (Les liens des femmes), décrit la contradiction entre l'idéal patriarcal qui aurait voulu que les hommes soient les chefs suprêmes de la maison et la réalité du xixe siècle : Le mari/père contrôlait la famille légalement et économiquement, mais en réalité\ de par leur vocation domestique, les femmes ont fait leur la sphère domestique, sphère quelles contrôlaient et influençaient. La maternité était vue comme le levier centralpar lequel les femmes créaient du lien dans le monde, et cela leur offrait en pratique la meilleure opportunité d'accroître leur pouvoir domestique. Les auteur es des livres d'« éduca97

tion domestique » partaient du principe que les enfants vivaient principalement en présence de leur mère et pas de leur père, bien que Vautorité ultime (légale et conventionnelle) ait étépatriarcale. On peut faire l'hypothèse sans trop de risques que si le fait que les femmes blanches aient joué des rôles dominants dans leurs foyers au xix e siècle n'a pas mené à la démasculinisation et à la déstabilisation du pouvoir de l'homme blanc, alors les femmes noires esclaves jouant des rôles dominants dans les foyers des esclaves ne représentaient aucune menace envers les hommes noirs déjà bien impuissants. La distinction majeure entre les rôles familiaux joués par les hommes blancs propriétaires d'esclaves et ceux des hommes noirs esclaves dans la subculture résidait dans le fait que les hommes noirs se voyaient refuser la possibilité de subvenir aux besoins de leur famille. Selon certanve-s chercheureuse-s, c'était cette incapacité des hommes noirs d'y subvenir, ajoutée au rôle dominant joué par les femmes noires dans les foyers d'esclaves, qui a conduit à la démasculinisation. Iels ignorent deux réalités. Premièrement, dans les États-Unis du xixe siècle la définition de lâ maison et de la famille comme étant une « sphère féminine » était très répandue, il n'était donc pas extraordinaire que le rôle joué par les femmes noires l'emporte sur celui des hommes noirs. De plus, le fait est que si les hommes noirs étaient des travailleurs compétents, c'étaient les Blanche-s qui tiraient les bénéfices de leur travail. Il est absurde de penser que les hommes noirs qui se tuaient à la tâche pendant douze à seize heures par jour avaient de quelconques doutes sur leur capacité à subvenir aux besoins de leurs familles - et il est probablement plus juste d'affirmer que les hommes noirs esclaves, plutôt que de se sentir démasculinisés, étaient révoltés et en colère parce que l'oppression raciste les empêchait de tirer les bénéfices de leur propre travail. Conformément à la politique sexuelle des États-Unis du xix e siècle, beaucoup d'hommes noirs esclaves ressentaient fortement qu'il était de leur devoir de veiller au bien-être économique 98

de leur famille, et ils ressentaient de l'amertume et des regrets de n e pouvoir satisfaire ce rôle à cause du système esclavagiste. Avoir des regrets, ressentir de la colère et de la rancœur n'est en aucun cas synonyme de se sentir démasculinisé. Les esclaves noire-s acceptaient la définition patriarcale des rôles sexués homme/femme. Iels croyaient, comme le croyaient leurs propriétaires blanc-he*s, que le rôle de la femme consistait à rester à la maison, à élever les enfants et à obéir à la volonté de leur mari. Anne Scott résume l'image idéalisée de la femme du XIX e siècle dans le passage suivant : Cette création merveilleuse était décrite comme une épouse soumise dont la raison d'être consistait à aimer, honorer, obéir et occasionnellement distraire son mari, élever les enfants et s'occuper de la maison de ce dernier; Faible physiquement, et « créée pour des occupations moins ardues », elle était dépendante de la protection des hommes. Pour s'assurer cette protection, elle était dotée de la capacité à « créer un envoûtement magique » autour de n'importe quel homme de son entourage. Elle était timide et modeste, belle et gracieuse, « l'être de la création le plus fascinant [...], une joie et un enchantement dans tous les cercles dans lesquels elle évoluait ». Une part de son charme reposait sur son innocence... Elle avait une perception fine des relations humaines, et était une créature douée de tact, de discernement et de compassion. Il était dans sa nature d'être dans l'abnégation et de ne pas penser à elle, et elle ne pouvait que souffrir en silence, une caractéristique qui lui permettait de se faire aimer des hommes. Moins attachantes, mais non moins naturelles étaient sa piété et sa tendance à « restreindre les vices naturels et les immoralités des hommes ». Elle a étééduquée à soutenir tout projet refrénant les passions et renforçant la vraie moralité.

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Le « culte de la vraie féminité » qui a émergé au xixe siècle a été très décourageant pour les femmes noires esclaves. Elles n'étaient pas fières de leur capacité à travailler au côté des hommes dans les champs et désiraient plus que tout que leur sort soit le même que celui des femmes blanches. Les hommes blancs propriétaires d'esclaves ou régisseurs ont trouvé le moyen de manipuler au mieux les femmes esclaves en leur promettant de nouvelles robes, un ruban pour les cheveux ou une ombrelle - n importe quoi pourvu que ça accentue leur féminité. Le désir de la femme esclave d'avoir l'air féminine et de ressembler à une dame était si grand que beaucoup d'entre elles choisirent de porter des robes pour travailler dans les champs plutôt que des pantalons qui, bien que plus pratiques, étaient vus comme des vêtements masculins. À la base, les femmes africaines déportées n'attachaient aucun stigmate au travail des femmes dans les champs mais, tandis quelles assimilaient les valeurs blanches états-uniennes, elles en sont venues à accepter l'idée qu'il était rabaissant et dégradant pour les femmes de travailler dans les champs. En tant que travailleur agricole, l'homme noir esclave effectuait les mêmes tâches que celles qu'il aurait effectuées en tant que personne libre, mais les femmes noires étaient bien conscientes que ce n'était pas considéré comme digne d'une dame ni jugé respectable que les femmes travaillent dans les champs. Henry Watson, un planteur d'Alabama, se plaint à sa fille en 1865 à propos des femmes noires travaillant sur sa plantation : Les femmes disent quelles ne comptent plus jamais faire un travail d'extérieur, que les hommes blancs subviennent aux besoins de leur femme et quelles ont l'intention que les hommes noirs subviennent aux leurs. Bien que les femmes noires esclaves se soient souvent vantées de leurs capacités de travail, elles rêvaient d'être traitées avec le respect et la considération qu'elles estimaient être leur dû, en tant que privilège féminin dans une société patriarcale. Watson raconte encore, quelque temps après : 100

Les travailleuses sont presque toujours paresseuses - ne vont pas dans les champs, mais veulent jouer aux dames et souhaitent que leurs maris subviennent à leurs besoins « comme lefont les gens blancs ». Que les femmes noires esclaves aient été forcées de travailler comme des « hommes », et d'exister indépendamment de la protection masculine et sans que les hommes subviennent à leurs besoins, n'a pas mené au développement d'une conscience féministe. Elles ne prônaient pas l'égalité sociale entre les sexes. Bien au contraire, elles étaient amères de ne pas être considérées comme des « femmes » par la culture dominante, et n'étaient donc pas les bénéficiaires des considérations et des privilèges accordés aux femmes blanches. La modestie, la chasteté, l'innocence et des attitudes soumises étaient les qualités associées au statut de femme et à la féminité que les femmes noires esclaves s'efforçaient d'atteindre bien que leurs conditions de vie aient anéanti sans arrêt leurs efforts. Lorsque la liberté arriva, les femmes noires décidèrent de ne plus travailler dans les champs. Les planteurs blancs furent choqués lorsqu'un grand nombre de travailleuses noires le refusèrent une fois l'esclavage aboli. Une étude des archives des plantations en 1865 et 1866 menée par Theodore Wilson amena ce dernier à déclarer que « la plus grande perte en ce qui concerne la force de travail est venue de la décision d'un nombre croissant de femmes nègres de consacrer leur temps à leur maison et à leurs enfants ». Dans les plantations où les femmes noires continuaient à travailler dans les champs, les propriétaires se plaignaient du fait qu'elles quittaient leurs cabanes trop tard le matin et qu'elles les regagnaient trop tôt dans l'après-midi. Les Sudistes blanche-s ont été stupéfaire*s que les personnes noires considèrent comme une affaire d'honneur le fait que les hommes subviennent aux besoins de leurs femmes et de leurs familles. Dans certains cas les Blanc*he*s éprouvaient tellement de rancune du fait de la perte de la main-d'œuvre féminine qu'iels faisaient payer la nourriture et le logement plus cher aux hommes 101

dont les épouses ne travaillaient pas. En acceptant complètement un rôle de femme tel que défini par le patriarcat, les femmes noires esclaves ont embrassé et contribué à maintenir un ordre social sexiste oppressif et sont devenues (aux côtés de leurs sœurs blanches) aussi bien les complices des crimes perpétrés envers les femmes que les victimes de ces crimes.

2 DÉVALORISATION PERPÉTUELLE DE LA FÉMINITÉ35 NOIRE Les chercheureuse-s travaillant sur l'exploitation sexuelle de masse des femmes noires durant l'esclavage s'intéressent rarement à son impact politique et social sur le statut des femmes noires. Dans son analyse féministe du viol, Against Our Will (Contre notre volonté), un livre important, Susan Brownmiller néglige cette question dans son chapitre sur l'esclavage. Elle fait le commentaire suivant : Le viol durant Vesclavage était bien plus qu'un instrument de violence fortuit. C'était un crime institutionnalisé, faisant partie intégrante de Vassujettissement d'un peuple par l'homme blanc à des fins économiques et psychologiques. Brownmiller semble reconnaître l'importance de parler du viol des femmes noires au temps de l'esclavage en incluant un tel passage dans son livre, mais elle balaie cette question d'un revers de la main lorsqu'elle insiste sur le fait que cela fait partie de l'histoire, du passé, que c'est terminé. Son chapitre s'intitule « Two 35

Je fais ici le choix de traduire le terme womanhood par féminité puisqu'il n'y a pas à ma connaissance d'autre traduction satisfaisante. Cela renvoie aufait d'être une femme, à la condition defemme, et lorsque bellhooksparle deféminité[femininity7 au sens de stéréotypes associés auxfemmes, le terme sera le plus souvent entre guillemets. 103

Studies in American Expérience » (Deux études de cas de l'expérience états-unienne). Et elle commence par cette déclaration : L'expérience du Sud esclavagiste, qui a duré deux siècles, est un parfait exemple pour étudier le viol dans toute sa complexité, car Vintégrité sexuelle de la femme noire a été délibérément anéantie afin que l'esclavage puisse perdurer et croître. Tandis que Brownmiller souligne bien l'importance des violentes agressions commises par des hommes envers les femmes noires pendant l'esclavage, elle minimise l'impact que cette oppression a eu sur toutes les femmes noires aux Etats-Unis en la plaçant seulement dans le contexte historique limité d'un « crime institutionnalisé » pendant l'esclavage. Ce faisant, elle ne voit pas que le viol des femmes noires esclaves n'a pas seulement impliqué « l'anéantissement délibéré » de leur intégrité sexuelle pour des buts économiques, mais qu'il a mené à la dévalorisation de la féminité noire qui s'est infiltrée dans l'esprit de tou*te*s les étatsunien-ne-s et a façonné le statut social de toutes les femmes noires une fois l'esclavage aboli. Il suffit de regarder la télévision étatsunienne jour et nuit pendant une semaine pour voir comment les femmes noires sont perçues dans la société états-unienne - l'image prédominante étant celle de la femme « déchue », la putain, la salope, la prostituée. La réussite du conditionnement sexiste-raciste des EtatsUniennes leur faisant considérer les femmes noires comme des êtres de peu de valeur et d'importance est évidente lorsqu'on voit des féministes ayant une conscience politique minimiser l'oppression sexiste que subissent les femmes noires, comme le fait Brownmiller. Elle ne dit pas à ses lecteurice*s que les hommes blancs ont continué à agresser sexuellement les femmes noires bien après l'abolition de l'esclavage, et que de tels viols étaient socialement acceptés. Elle ne souligne pas non plus que si une des raisons principales pour lesquelles le viol des femmes noires 104

n a jamais reçu l'attention, si petite quelle fut, accordée au viol des femmes blanches, c est parce que les femmes noires ont toujours été vues par le public blanc comme sexuellement permissives, comme disponibles et désirant les agressions sexuelles de tout homme, noir ou blanc. La désignation de toutes les femmes noires comme des perverses sexuelles, immorales et libertines trouve ses racines dans l'esclavage. Les femmes et les hommes blanche-s justifiaient l'exploitation sexuelle des femmes noires en affirmant que ces dernières étaient les initiatrices des relations sexuelles avec les hommes. C'est de cette pensée qu'a émergé le stéréotype des femmes noires comme sauvages sexuelles, et selon la norme sexiste, une non-humaine, une sauvage, ne peut être violée. Je peine à croire que Brownmiller ignore ces réalités, je peux seulement supposer qu'elle les considère comme sans importance. D'aussi loin que remonte l'esclavage, les personnes blanches ont établi une hiérarchie sociale, fondée sur la race et le sexe, qui plaçait les hommes blancs en première position, les femmes blanches en deuxième, bien que parfois égales aux hommes noirs qui sont placés troisièmes, et en dernier les femmes noires. Ce que cela signifie dans les termes de la politique sexuelle du viol, c'est que si une femme blanche est violée par un homme noir, ce sera considéré comme plus important, et plus grave, que si des milliers de femmes noires sont violées par un homme blanc. La plupart des Etats-Unien*ne-s, et cela inclut les personnes noires, reconnaissent et acceptent cette hiérarchie, iels l'ont intériorisée de façon consciente ou inconsciente. Et c'est pour cette raison que, tout au long de l'histoire états-unienne, le viol des femmes blanches par des hommes noirs a beaucoup plus attiré l'attention - et a été considéré comme beaucoup plus important - que le viol des femmes noires par des hommes blancs ou noirs. Brownmiller perpétue aussi cette croyance selon laquelle le réel danger d'exploitation sexuelle interraciale pour les femmes dans la société états-unienne serait le viol des femmes blanches par des hommes noirs. Un des plus longs chapitres de son livre traite de ce sujet. 105

Il est significatif quelle titre son analyse du viol des femmes natives-américaines et des femmes noires par des hommes blancs « A Study in American History » (Etude de l'histoire étatsunienne), mais titre son chapitre sur le viol des femmes blanches par des hommes noirs « A Question of Race » (Une question de race). Dans le paragraphe inaugural de ce chapitre, elle écrit : « La lutte contre le racisme et le sexisme converge en ce qui concerne le viol interracial, ce carrefour déroutant d'un authentique dilemme typiquement états-unien ». Brownmiller oublie de mentionner des termes comme « viol interracial » ou « sexisme » dans son chapitre concernant le viol des femmes non-blanches. Une dévalorisation de la féminité noire, qui a perduré pendant des centaines d'années, s'est produite en conséquence de l'exploitation sexuelle des femmes noires pendant l'esclavage. Comme je l'ai déjà dit, bien que nombre de citoyen*ne*s impliqué-e-s compatissent à l'exploitation sexuelle des femmes noires pendant l'esclavage et à la suite de celui-ci, comme toutes les victimes de viol dans les sociétés patriarcales, elles étaient vues comme ayant perdu leur valeur en conséquence de l'humiliation qu'elles avaient endurée. Les archives de l'esclavage ont montré que la même audience abolitionniste qui condamnait le viol des femmes noires les considérait comme des complices plutôt que comme des victimes. Dans son journal, la femme blanche du Sud Mary Boykin Chesnut consigne : (14 mars 1861) Sous lesclavage nous vivons entouré-e-s de prostituées, pourtant toute femme abandonnée est renvoyée de toute maison digne de ce nom. Qui donc pense tant de mal d'unefemme nègre ou d'une mulâtresse qu'elle soit une chose qu'on ne peut nommer ? Dieu, pardonnez-nous, car notre système est monstrueux, mauvais et inéquitable ! Comme les patriarches d'antan, nos hommes vivent dans la même maison que leurs femmes et leurs concubines, et les mulâtres qu'on voit dans toutes les familles ont un air de ressemblance 106

avec les enfants blancs. Toute dame peut vous dire qui est le père des enfants mulâtres de chaque maison exceptée la sienne. Elles semblent penser que ces derniers sont tombés du ciel. Mon dégoût déborde parfois. Je prie Dieu pour mes concitoyennes, mais hélas également pour les hommes! Ils ne sont probablement pas pires que n'importe quels autres hommes, mais plus basse est la maîtresse, et plus dégradés ils doivent être. (20 avril 1861) Les livres indécents ne sont pas autorisés dans la maison sauf dans la bibliothèque, sous clef la clef se trouvant dans la poche du maître ; mais les femmes indécentes, si elles ne sont pas blanches et servent de domestiques, peuvent arpenter la maison sans être inquiétées. On appelle ce jeu de l'autruche un acte chrétien. Cesfemmes ne sont pas considérées comme plus dangereuses que le seraient des canaris. (22 août 1861) Je hais l'esclavage. Vous dites quil n'y a, proportionnellement, pas plus de femmes déchues sur une plantation qu'à Londres, mais qu'est-ce que vous diriez devant un magnat qui dirige un harem noir monstrueux et tout ce qui va avec sous le même toit que sa femme chérie et ses magnifiques et talentueusesfilles ? Ces extraits de journal intime indiquent que Chesnut tient les femmes noires esclaves pour responsables de leur propre sort. Sa colère et sa rage leur sont destinées à elles et non aux hommes blancs. Bien que les images stéréotypées de la féminité noire durant l'esclavage aient reposé sur le mythe selon lequel toutes les femmes noires étaient immorales et débauchées, il n'y a aucune preuve dans les récits d'esclaves et les journaux intimes du xixe siècle qu'elles aient été de quelque façon que ce soit plus sexuellement « libérées » que les femmes blanches. La grande majorité des femmes noires esclaves ont intégré les mœurs de 107

la culture dominante et les ont adaptées à leur situation. On apprenait aux filles noires esclaves, comme à leurs homologues blanches, que la vertu était la nature spirituelle idéale de la femme et la virginité son état physique idéal, mais savoir quelles étaient les mœurs acceptables na rien changé au fait quaucun ordre social n'existait pour les protéger de l'exploitation sexuelle. Lorsque l'esclavage fut aboli, les femmes et les hommes noir e*s ont accueilli leur liberté nouvellement acquise en exprimant leur sexualité. Tels les premiers colons blancs, les personnes noires tout juste affranchies se sont retrouvées sans aucun ordre social pour contrôler et freiner leurs comportements sexuels. Cela a dû être extrêmement plaisant pour les esclaves affranchi-e-s d'avoir tout d'un coup la liberté de choisir leurs partenaires sexuels et de pouvoir se comporter comme iels le désiraient. Certaines femmes noires affranchies ont exercé cette toute nouvelle liberté sexuelle en s'engageant librement dans des relations sexuelles avec des hommes noirs. Les Blanche-s voyaient les activités sexuelles de la femme esclave affranchie comme une preuve de plus étayant leur théorie selon laquelle les femmes noires étaient libertines et naturellement corrompues moralement. Iels ont choisi d'ignorer que la grande majorité des femmes et des hommes noires cherchaient à adapter les valeurs et les schèmes comportementaux considérés comme acceptables par les Blanche-s. Pendant les années de la Reconstruction noire {Black Reconstruction, 18671877), les femmes noires ont lutté pour changer les images négatives de la féminité noire entretenues par les Blanche-s. En tentant de chasser le mythe de la femme noire libertine, elles ont imité la conduite et les manières des femmes blanches. Mais la société blanche résistait à ces tentatives des femmes et des hommes noire-s affranchre-s de changer les images stéréotypées de la sexualité des femmes noires. Partout où les femmes noires allaient, dans les rues, les magasins ou sur leur lieu de travail, elles se faisaient accoster et faisaient l'objet de commentaires obscènes et même de violences physiques perpétrées par 108

des hommes et des femmes blanche-s. Les femmes noires qui en souffraient le plus étaient celles dont le comportement était celui d'une « dame ». Une femme noire portant des vêtements coquets et propres, marchant dignement, était généralement dénigrée par les hommes blancs qui ridiculisaient et moquaient ses efforts destinés à améliorer son estime de soi. Ils lui rappelaient ainsi quelle ne serait jamais digne de considération et de respect aux yeux du public blanc. Les journalistes blanc-he-s tournaient quotidiennement en ridicule, dans les magazines et les journaux, les tentatives des personnes noires d'améliorer leur image. Iels prenaient plaisir à amuser les lecteurice-s blanc-he-s avec des stéréotypes négatifs sur les personnes noires. Dans son étude The Betrayal of theNegro (La trahison des Nègres), portant sur la période de 1877 à 1918, Rayford Logan analyse comment les journaux et les magazines renommés ont délibérément perpétué des mythes et des stéréotypes négatifs sur les personnes noires. Logan reconnaît que les Blanc-he-s se sont efforcé*e*s de façon concertée à perpétrer le mythe selon lequel toutes les femmes noires étaient libertines et immorales. La lascivité présumée des femmes nègres était analysée dans un article du journal The Atlantic. L'article attribuait leurs comportements à un manque d'intérêt pour la pureté sexuelle et au libre usage que les hommes blancsfaisaient d'elles. L'auteur ajoutait que l'immoralité sexuelle des femmes nègres risquait d'encourager les mœurs légères entre les hommes blancs et les femmes blanches. Le but de ce type d'articles était de maintenir la séparation entre les races. Ils tentaient de convaincre les lecteurices blanche-s qu'iels ne devaient pas vouloir être socialement égaux aux personnes noires, affirmant que le contact avec les moeurs légères des Noire-s (et particulièrement des femmes noires) menait à 109

l'effondrement de toutes les valeurs morales. Le public blanc justifiait les agressions sexuelles des hommes blancs envers les femmes noires, en affirmant que les femmes cherchaient les agressions sexuelles de par leur manque de moralité. L'exploitation sexuelle des femmes noires venait ébranler la morale des personnes noires tout juste affranchies. Car il leur semblait que s'iels ne pouvaient changer les images négatives de la féminité noire, iels ne seraient jamais capables de faire s'élever la race dans son ensemble. Mariée ou célibataire, enfant ou adulte, la femme noire était une cible privilégiée pour les violeurs blancs. Les jeunes filles noires étaient sermonnées par des parents soucieux quelles évitent de marcher dans des rues isolées et quelles évitent également autant que possible tout contact avec des hommes blancs. Même si ces pratiques ont limité 1 exploitation sexuelle, elles ne lont pas faite disparaître puisque la plupart des agressions sexuelles avaient lieu au travail. Une jeune femme noire tout juste mariée, employée en tant que cuisinière par une femme blanche, raconte qu'il s'est écoulé très peu de temps avant qu'elle soit accostée par le mari blanc : Je me rappelle très bien du premier et dernier travail dontj'ai été renvoyée. J'ai perdu ma place carj'ai refusé de laisser le mari de madame m'embrasser. Il devait être habitué à faire des avances inappropriées à ses domestiques, ou bien il a considéré que ça allait de soi parce que, sans nullement m'avoirfait la cour, juste après que j'ai été embauchée comme cuisinière, il s'est approché de moi, a jeté ses bras autour de ma taille et était sur le point de m'embrasser; lorsque j'ai exigé de savoir ce que cela signifiait et que je l'ai repoussé. Jetais jeune à l'époque, et toutjuste mariée, etje n'avais pas conscience de ce qui est devenu un fardeau pour mon esprit et mon cœur depuis, que la vertu d'une femme de couleur dans cette partie du pays n'est pas protégée. Je suis rentrée à la maison sur-le-champ et j'ai tout raconté à mon mari. 110

Lorsque mon mari est allé voir Vhomme qui m avait agressée, Vhomme Va injurié. Va giflé, et il Va fait arrêter ! Le juge a condamné mon mari à payer une amende de 25 dollars, fêtais présente à Vaudience etj'ai témoigné sous serment de Vinsulte qui m avait été faite. L'homme blanc, bien sûr, a nié\ Le vieux juge nous a regardés et a dit : « Cette cour ne croirajamais sur parole un négro contre la parole d'un homme blanc ». Les femmes noires étaient souvent forcées à avoir des relations sexuelles avec leurs employeurs blancs qui menaçaient de les licencier si elles ne se soumettaient pas à leurs exigences sexuelles. Une femme noire déclara : Je crois que pratiquement tous les hommes blancs prennent ou espèrent prendre des libertés inappropriées avec leurs domestiques de couleur -pas seulement le père, mais dans bien des cas les fils également. Les domestiques qui se rebellent contre de telles avances doivent soit quitter leur travail, soit s'attendre à passer de très mauvais moments si elles restent. En comparaison, celles qui acceptent docilement ces relations inappropriées vivent comme des coqs en pâte. Elles ont toujours un petit peu d'« argent de poche », portent de meilleurs vêtements, peuvent prendre un jour de congé au moins unefois par semaine - etparfois plus. Cette dégradation morale n'est pas toujours inconnue des femmes blanches de ces maisons. Je connais plus d'une femme de couleur qui a été ouvertement harcelée par une femme blanche pour qu'elle devienne la maîtresse de son mari blanc, en raison du fait qu'elles, ces épouses blanches, avaient peur que si leur mari nefrayait pas avec des femmes de couleur, il le ferait certainement avec d'autres femmes blanches, et les épouses blanches, pour des raisons qui se trouvent être parfaitement évidentes, préféraient voir 111

leur mari les tromper avec des femmes de couleur pour qu'ils ne leur échappent pas. Les agressions sexuelles sur des femmes noires étaient si répandues aussi bien au Nord qu'au Sud après l'abolition de l'esclavage, que des femmes et des hommes noires révolté'es écrivirent des articles dans des journaux et des magazines implorant le public états-unien de prendre des mesures contre les agresseurs blancs et noirs qui violentaient les femmes noires. Un article paru dans le numéro de janvier 1912 de la revue The Indépendant, écrit par une nourrice noire, suppliait de mettre fin aux agressions sexuelles : Nousy pauvres femmes de couleur employées dans le Sud, menons une terrible bataille... D'une part nous sommes agressées par les hommes blancs, d'autre part par les hommes noirs, qui devraient être nos protecteurs naturels ; et que ce soit dans la cuisine, dans la salle de bains, à la machine à coudre, derrière le landau du bébé ou derrière la planche à repasser, nous ne sommes guère plus que des chevaux de bât, des bêtes de somme, des esclaves! Il se pourrait que dans un futur lointain, dans des siècles et des siècles, un monument en cuivre ou en pierre soit érigé en souvenir des Vieilles Mammas noires du Sud [Old Black Mammies of the South], mais c'est maintenant que nous avons besoin d'aide, de compassion, de meilleurs salaires, de meilleurs horaires, de plus de protection, et d'une chance de respirer pour une fois dans notre vie en tant quefemmes libres. Lorsque les personnes noires ont exhorté le public blanc à les aider dans leurs luttes pour protéger la féminité noire, leurs appels à l'aide n'ont pas été entendus. La tendance des Blanches à considérer toutes les femmes noires comme des libertines indignes de respect était si généralement répandue que leur réussite était ignorée. Même si une femme noire devenait avocate, médecin ou professeure, elle était susceptible de se faire traiter 112

de salope ou de prostituée par les Blanc-he-s. Toutes les femmes noires, quelle que soit leur condition, étaient catégorisées comme objets sexuels disponibles. Aussi tardivement que dans les années i960, la dramaturge noire Lorraine Hansberry a inclus dans sa pièce To Be Young, Gifted\ and Black (Être jeune, douée et noire) des scènes qui rendent compte de la façon dont toutes les femmes noires étaient perçues par les Blanc-he-s (et en particulier par les hommes blancs), comme des objets sexuels disponibles, comme des prostituées. Dans la pièce, une jeune employée domestique noire dit : Bien. Maintenant tu sais quelque chose sur moi que tu ne savais pas! Dans ces rues, là dehors, n importe queljeune petit blanc de Long Island ou de Westchester me voit, se penche par la fenêtre et hurle : « Salut toi, mon chocolat chaud! Réponds, JézabeP6 ! Hé toi - Mon malentendu à cent dollars57 ! TOI! Je parie que tu sais où passer du bon temps ce soir... ». Suis-moi un de ces jours et tu verras bien si je mens. Je peux être en train de rentrer à la maison après huit heures passées sur la chaîne de montage, ou quatorze heures passées dans la cuisine de Mme Halsey. Je peux être pleine de trois cents ans de rage cejour-là, à tel point que mes yeux lancent des éclairs et que mon corps tremble - et les garçons blancs dans les rues, ils me regardent et pensent au sexe. Ils me regardent et cest tout ce à quoi ils pensent... Bébé, tu pourrais être Jésus habillé en dragqueen — mais si tu es noire ils sont sûrs que tu te vends. 36 Comme indiqué dans le chapitre 1, la Jezebel est un des stéréotypes associés à la féminité noire désignant unefemme séductrice et aguicheuse. Les deux autres principalesfigures que bell hooks aborde dans ce chapitre sont celles de la Sapphire et de la Mamma. 3/

Cette expression est une référence à un roman de Robert Govery One Hundred Dollar Misunderstanding (Malentendu à cent dollars), sur les ambiguïtés et les liens entre lefait d'entretenir unefemme noire, lui payer des sorties et la prostitution. 113

Hansberry montre que ces comportements envers les femmes noires transcendent les barrières de classe. Plus loin dans la pièce, une femme noire d'âge mûr, portant des habits chics et ayant un emploi qualifié, dit : Salut toi, mon chocolat chaud! Répond\ Jézabel! TOI... ! Les garçons blancs dans les ruesy ils me regardent et pensent au sexe. Ils me regardent et c'est tout ce à quoi ils pensent! Comme Susan Brownmiller, la plupart des gens pensent que la dévalorisation de la féminité noire n'a eu lieu que dans le contexte de l'esclavage. En réalité, l'exploitation sexuelle des femmes noires a continué bien après l'abolition de l'esclavage et a été institutionnalisée par d'autres pratiques oppressives. La dévalorisation de la féminité noire après l'abolition de l'esclavage fut un effort délibéré de la part des Blanc-he*s visant à saboter la confiance et l'estime de soi que les femmes noires commençaient à développer. Dans Black Women in White America (Femmes noires dans les Etats-Unis blancs), Gerda Lerner parle du système complexe de mécanismes et de mythes mis en place par les femmes et les hommes blanche-s pour inciter à l'exploitation sexuelle des femmes noires et pour s'assurer qu'il n'y a aucun changement de leur statut social : L'un d'entre eux était le mythe de la « mauvaise » femme noire. En présupposant que towtes les Noire-s avaient une sexualité différente de celle des Blanche-s et en créant un mythe sur leur potentiel sexuel supposé plus important, la femme noire pouvait être amenée à personnifier la liberté et l'abandon sexuel. Un mythe fut créé prétendant que toutes les femmes noires étaient avides d'exploits sexuels, volontiers « faciles » dans leurs mœurs, et par conséquent ne méritaient pas la considération et le respect accordés aux femmes blanches. Toute femme noire était, par définition, une salope selon cette 110

mythologie raciste ;par conséquent Vagresser et l \exploiter sexuellement n'était pas répréhensible et ne comportait aucun risque de sanction normalement prévue contre de tels comportements. Un large panel de pratiques venait renforcer ce mythe : les lois contre le mariage interracial\ le refus d'accorder à toutefemme noire le titre de « mademoiselle » ou « madame », les tabous contre le mélange social des races, le refus de laisser les clientes noires essayer les vêtements dans les magasins avant de les acheter; le fait que les toilettes pour les Noire-s étaient les mêmes pour les deux sexes, les sanctions légales différenciées contre le viol\ les agressions sexuelles sur mineures, et contre d'autres crimes sexuels selon qu'ils étaient commis envers unefemme blanche ou noire. La dévalorisation systématique de la féminité noire netait pas seulement la conséquence de la haine raciale, c était aussi un dispositif de contrôle social calculé. Pendant les années de la Reconstruction, les personnes noires affranchies ont prouvé qu'à opportunités égales à celles des Blanche-s, iels pouvaient exceller dans tous les domaines. Leur réussite était une remise en cause directe des préjugés racistes concernant l'infériorité des races foncées. Durant ces années glorieuses, il semblait que les personnes noires seraient assimilées et amalgamées très vite et avec succès à la culture états-unienne dominante. Les personnes blanches ont réagi aux progrès des personnes noires en tentant de revenir à l'ancien ordre social. Pour maintenir la suprématie blanche, iels établirent un nouvel ordre social fondé sur l'apartheid. Cette période de l'histoire états-unienne est généralement connue comme la période Jim Crow, ou les années « séparé-e*s mais égaux-aies », mais ces deux dénominations détournent toutes deux l'attention du fait que la séparation des races une fois l'esclavage aboli était un choix politique délibéré de la part des suprématistes blanc-he-s. Alors que le métissage représentait la plus grande menace contre la solidarité raciale blanche, un système 115

complexe de lois et de tabous sociaux fut mis en place pour maintenir la séparation entre les races. Dans la plupart des Etats, des lois furent promulguées qui interdirent les mariages interraciaux, mais ces lois n'empêchèrent pas les Blanche-s et les Noire-s de sunir. Dans les Etats nordistes, on trouvait bon nombre de couples mariés composés d'un homme noir et d'une femme blanche. Les hommes blancs qui le désiraient légalisèrent leurs relations avec d'anciennes esclaves. Un article faisant le récit d'un mariage entre un homme blanc et une femme noire publié dans le journal de La Nouvelle-Orléans, The Tribune, était titré « Le monde bouge ». Dans l'article, le journaliste conseillait aux autres hommes blancs « d'en profiter pour reconnaître leurs enfants maintenant que la loi le permettait ». Les mariages interraciaux entre les femmes noires et les hommes blancs provoquaient de la peur et de la rage parmi le public blanc. Les unions sexuelles légalisées entre hommes blancs et femmes noires ou entre hommes noirs et femmes blanches menaçaient les fondements mêmes de l'apartheid. Puisque les lois antimétissage n'étaient pas suffisamment dissuasives, les hommes blancs menèrent une guerre psychologique pour imposer les idéaux de la suprématie blanche. Ils utilisèrent deux mythes principaux pour laver le cerveau de tou-te-s les Blanche-s contre les Noire-s nouvellement affranchre-s : le mythe de la « mauvaise » femme noire sexuellement débridée et le mythe de l'homme noir violeur. Aucun des deux mythes ne s'appuyait sur des faits. A aucun moment au début du xxe siècle on n'a vu de grand nombre d'hommes noirs violant des femmes blanches ou cherchant à avoir des relations illicites avec elles. L'étude de Joseph Washington Jr. sur les unions interraciales Marriage in Black and White (Le mariage en noir et blanc) rend compte du fait que les hommes noirs cherchant des relations avec des femmes blanches souhaitaient ardemment se marier. Pendant la Reconstruction, les personnes blanches n'ont jamais réagi à une quelconque occurrence élevée de viols interraciaux, iels ont simplement voulu empêcher 116

les mariages interraciaux. Iels ont pratiqué les lynchages, la castration et d'autres sévices brutaux pour empêcher les hommes noirs d'entamer des relations avec des femmes blanches. Iels ont entretenu le mythe que tous les hommes noirs voulaient violer les femmes blanches, afin que les femmes blanches ne cherchent pas à devenir amies avec les hommes noirs par peur de se faire brutalement agresser. La nature terrifiante des violentes attaques contre la masculinité noire a mené les historien-ne-s et les sociologues à supposer que ce dont les Blanche-s avaient le plus peur était les unions entre les femmes blanches et les hommes noirs. En réalité, iels craignaient les mélanges raciaux légalement reconnus de la part des deux sexes des deux groupes, mais comme les hommes noirs étaient plus susceptibles de rechercher une reconnaissance légale de leurs relations avec des femmes blanches par le mariage, ils ont été les plus touchés par les attaques des suprématistes blanche-s. En endoctrinant les femmes blanches afin qu'elles voient les hommes noirs comme des bêtes sauvages, les suprématistes blanche*s furent capables d'implanter une telle peur dans l'esprit de la femme blanche qu'elle éviterait dès lors tout contact avec des hommes noirs. Dans le cas des femmes noires et des hommes blancs, la sexualité interraciale était encouragée et cautionnée tant qu'elle ne menait pas au mariage. En répandant le mythe selon lequel toutes les femmes noires étaient libertines et incapables de fidélité, les Blanche*s espéraient les dénigrer tellement qu'aucun homme blanc ne voudrait épouser une femme noire. Après l'affranchissement des esclaves, les hommes blancs traitant les femmes noires avec respect ou cherchant à intégrer une femme noire dans la société blanche respectable étaient harcelés et ostracisés. Pendant l'esclavage, c'était une pratique courante pour un homme blanc bourgeois ou de la classe moyenne de prendre une maîtresse noire et de vivre ouvertement sa relation avec elle sans encourir une grande désapprobation publique. Dans Roll, Jordan, Rolly Eugene Genovese dit : 117

Quelques éminents planteurs exhibaient leurs maîtresses esclaves et leurs enfants mulâtres. David Dickson, de Géorgie, un des leaders les plus acclamés du mouvement de réforme agraire du Sud\ a perdu sa femme très jeune, pris une maîtresse, et accepté la désapprobation sociale afin de vivre ouvertement avec elle et avec ses enfants. Bennett H. Barrow, de Louisiane, est devenu fou de rage à cause de comportements similaires de la part de ses voisins. Ses pairs planteurs de la paroisse de West Feliciana étaient, disait-il\ tous de fervents opposants aux abolitionnistes. « Pourtant, dans cette paroisse, les gens s'adonnent au métissage dans sa forme la plus abjecte. Josias Grey emmène ses enfants mulâtres avec lui dans les lieux publics, etc., et reçoit une semblable compagnie de La Nouvelle-Orléans... » Le premier maire de Memphis, Marcus Winchester, avait une magnifique maîtresse quarteronne quil épousa et amena en Louisiane. Son successeur, Ike Rawlins, vivait avec une femme esclave. Il ne l'épousa pas mais subvint généreusement aux besoins de ses fils. Et les nababs hautains de Natchez avaient aussi leurs propres scandales. D'autres témoins blancs rapportent de semblables relations, s'affichant publiquement et étant acceptées par la société, ne suscitant rien de plus que des grommellements et un ostracisme social mineur. Plusieurs filles de riches Nègres libres épousèrent des hommes blancs respectables. Les mariages entre des femmes noires et des hommes blancs pouvaient être tolérés pendant l'esclavage car ils étaient très peu nombreux et ne représentaient aucune menace pour le régime suprématiste blanc. Après l'affranchissement des esclaves ils ne furent plus tolérés. Dans l'Etat du Kentucky, la Cour suprême a été appelée à juger dément un homme blanc qui voulait épouser une femme esclave qu'il avait jadis possédée. Une fois que l'esclavage 118

fut aboli et que les Blanc-he-s déclarèrent qu'aucune femme noire, quelle que soit sa classe ou sa couleur de peau, ne pourrait jamais être une « dame », il ne fut plus socialement acceptable pour un homme blanc d'avoir une maîtresse noire. A la place, la dévalorisation institutionnalisée de la féminité noire poussa tous les hommes blancs à considérer les femmes noires comme des salopes ou des prostituées. Les hommes blancs de classe populaire, qui avaient eu très peu de contacts sexuels avec les femmes noires pendant l'esclavage, furent incités à croire qu'ils avaient un droit d'accès au corps des femmes noires. Dans les grandes villes, leur désir pour les femmes noires en tant qu'objet sexuel mena à la formation de nombreuses maisons closes qui fournissaient des corps noirs pour satisfaire les exigences grandissantes des hommes blancs. Le mythe entretenu par les Blanche-s selon lequel les femmes noires avaient une sexualité plus débridée que les femmes blanches incitait les violeurs blancs et les exploiteurs sexuels. Ce mythe dominait tellement la pensée des Blanche-s qu'un écrivain blanc sudiste affirme : Je savais tout de l'acte sexuel\ mais ce n'est qu'à l'âge de douze ans queje me rendis compte qu'on pouvait avoir une sexualité avec desfemmes blanches pour le plaisir. Je pensais jusque-là que seules les Négresses se livraient à l'acte d'amour avec des hommes blancs pour le plaisir; car elles étaient les seules à avoir un désir animal de se soumettre de cettefaçon. L'intégration raciale à la fin du xxe siècle a renversé bon nombre de barrières qui s'élevaient contre le mariage interracial. Pourtant le métissage des races que les sociologues avaient prévu n'a pas eu lieu. Tandis que les hommes noirs épousaient des femmes blanches dans des proportions de plus en plus importantes, la plupart des hommes blancs ne se mariaient pas avec des femmes noires. Ces différences n'étaient pas accidentelles. Alors que des changements dans l'opinion publique concernant les hommes 119

noirs avaient lieu, il n'y a eu aucun changement concernant les images négatives des femmes noires. Le mythe selon lequel tous les hommes noirs étaient des violeurs a cessé de dominer la conscience états-unienne à partir des années 1970. Une explication de ce changement réside dans la conscience grandissante de l'usage de ce mythe par les Blanc-he-s au pouvoir pour la persécution et la torture des hommes noirs. Une fois que le mythe n'a plus été accepté comme une vérité absolue, les femmes blanches qui le désiraient ont pu librement s'engager dans des relations avec des hommes noirs et inversement. Le succès de films tels que Guess Whos Corning to Dinner (Devine qui vient dîner}) et The Great White Hope (Le grand espoir blanc38) a révélé que le public états-unien blanc netait pas opposé à reconnaître les attirances entre hommes noirs et femmes blanches menant au mariage. Le fait que le public accepte ces films indiquait qu'il ne craignait plus les unions entre hommes noirs et femmes blanches. Alors que le mythe de l'homme noir violeur n'est plus entretenu par la majorité des Blanc-he-s, iels continuent de promouvoir le mythe de la femme noire sexuellement débridée et iels utilisent la dévalorisation de la féminité noire comme un moyen de dissuasion afin qu'il n'y ait pas beaucoup d'hommes blancs qui épousent des femmes noires. Les Blanc*he-s étatsunien-ne-s ont légalement abandonné la structure de l'apartheid qui caractérisait autrefois les relations raciales, mais iels n'ont pas renoncé à la loi blanche. Le pouvoir étant aux mains des hommes blancs dans les Etats-Unis capitalistes et patriarcaux, la menace actuelle évidente contre la solidarité blanche est le mariage mixte entre des hommes blancs et des femmes non-blanches, en particulier des femmes noires. Comme les Blanc-he-s se sont bien plus intéressé-e-s, sur un mode voyeuriste autant que phobique, aux relations sexuelles entre les femmes blanches et les hommes noirs, l'existence de tabous sociaux rigides qui interdisent le 38

Sorti en France sous le titre L'Insurgé. 120

mariage d'hommes blancs avec des femmes noires est souvent complètement ignorée ; pourtant de tels tabous peuvent s'avérer avoir un impact bien plus grand sur notre société que les tabous contre les relations homme noir/femme blanche. Le public blanc états-unien, qui pouvait ignorer et se désintéresser totalement de projections contemporaines de films tels que Devine qui vient dîner?y racontant l'histoire du mariage d'un homme noir avec une femme blanche et qui était diffusé sur les chaînes nationales, a réagi avec indignation et colère lorsqu'un feuilleton télévisé passant l'après-midi, Days of Our Lives (Les jours de notre vie), a diffusé un épisode dans lequel on voyait un homme blanc respectable tombant amoureux d'une femme noire. Les tabous contre les relations de femmes blanches avec des hommes noirs étaient maintenus par les hommes blancs car ils cherchaient à limiter la liberté sexuelle des femmes blanches et s'assurer que les hommes noirs ne puissent pas pénétrer sur leur « propriété » féminine. Maintenant que de meilleurs moyens de contraception, inventés par des hommes, ont diminué l'importance accordée à la pureté sexuelle des femmes et ont permis à tous les hommes d'avoir un meilleur accès au corps des femmes, les hommes blancs se sont montrés moins enclins à surveiller les activités sexuelles des femmes blanches. De nos jours, les mariages entre hommes noirs et femmes blanches sont plus facilement acceptés et il y en a de plus en plus. Les réponses à la question de pourquoi les mariages entre des femmes blanches et des hommes noirs sont plus facilement acceptés que les mariages entre des hommes blancs et des femmes noires peuvent être trouvées dans la politique sexuelle patriarcale. Puisque les femmes blanches sont considérées comme un groupe faible [powerless] lorsqu'elles ne sont pas les alliées des puissants \powerfuî\ hommes blancs, leur mariage avec des hommes noirs ne représente pas une menace contre le régime patriarcal en place. Dans notre société patriarcale, si une riche femme blanche épouse un homme noir, elle adopte légalement son statut, elle prend son nom et leurs enfants sont ses 121

héritiers à lui. De même, une femme noire qui épouse un homme blanc adopte son statut, prend son nom et leurs enfants sont les héritiers de ce dernier. Par conséquent, si une large majorité de ce petit groupe d'hommes blancs qui dominent les organes décisionnels dans la société états-unienne devait épouser des femmes noires, la fondation du régime blanc s en trouverait menacée. Un système complexe de mythes et de stéréotypes négatifs conditionne quotidiennement les hommes blancs à considérer les femmes noires comme des conjointes inappropriées. Dans l'histoire états-unienne, les hommes blancs n'ont jamais cherché à se marier avec des femmes noires autant que les hommes noirs ont cherché à se marier avec des femmes blanches. Les chercheureuse-s ont défendu l'idée que puisque les hommes blancs ont toujours eu un accès « libre » et illimité au corps des femmes noires, ils n'ont pas vu la nécessité de légitimer ces relations par le mariage. Cet argument échoue à prendre en compte les différents facteurs qui déterminent l'envie de se marier. Joseph Washington dit : Les hommes blancs nontpas réussi à s investir sérieusement dans leurs relations avec desfemmes noires si on les compare avec le sérieux des relations entre hommes noirs etfemmes blanches. Il l'explique par le fait que les hommes blancs perçoivent les femmes noires comme des « bêtes », des sauvages sexuelles inaptes au mariage. Washington ne dit pas que les personnes blanches perpétuent délibérément des mythes à propos de la sexualité bestiale de la femme noire afin de dissuader les hommes blancs de considérer les femmes noires comme des épouses potentielles. Les Blanc-he*s tolèrent les relations interraciales entre femmes noires et hommes blancs dans le seul contexte de relations sexuelles dégradantes. Les médias de masse, la télévision en particulier, sont un moyen par lequel les images négatives de la féminité noire continuent d'être imprimées dans nos 122

esprits. Dans le feuilleton de l'après-midi où le jeune homme blanc tombe amoureux d'une femme noire, celle-ci n'est décrite que par des stéréotypes négatifs. Ses traits sont déformés par un maquillage excessif, une substance grasse est appliquée sur ses lèvres dans le but de les faire paraître plus épaisses, elle porte une perruque et des vêtements qui font qu'elle a l'air légèrement en surpoids. Dans la vraie vie les femmes noires ne ressemblent en aucune manière au personnage quelle incarne dans le feuilleton, et c'est le seul personnage qu'on fait apparaître radicalement différent, dont les traits sont grossièrement déformés. Sans les déformations, elle est une femme vigoureuse et attirante qui ne ressemble en aucun cas aux stéréotypes négatifs que forgent les personnes blanches sur les femmes noires. Il est significatif de noter que les traits du visage de sa rivale blanche ne sont pas du tout retouchés. Ces dernières années, l'image la plus révoltante de la féminité noire à la télévision était incarnée dans une sitcom appelée Detective School (Ecole de détectives). La femme noire y est constamment ridiculisée pour sa laideur, son mauvais caractère, etc. Les hommes blancs de la série soit la ridiculisent, soit l'attaquent physiquement. Par contraste, les femmes blanches de la série sont stéréotypées : blondes et séduisantes. Dans d'autres programmes télévisés, l'image prédominante de la femme noire est celle de l'objet sexuel, de la prostituée, de la salope. L'image qui vient après est celle de la figure maternelle casse-pieds et obèse. Même les programmes qui ont fait jouer des petites filles noires les décrivent dans le cadre de stéréotypes négatifs. La petite fille noire dans la sitcom Whafs Happening (Qu'est-ce qui se passe) était représentée comme une Sapphire39 miniature - faisant sans arrêt des commentaires désobligeants et racontant des mensonges sur ses frères. Les femmes noires ne s'en sont pas tirées mieux que ça dans les films états-uniens. Un film récent véhiculant une autre

J9

La Sapphire est le stéréotype de la femme noire énervée, dominatrice, agressive et castratrice. 123

image de la féminité noire était Remember My Name (Souvienstoi de mon nom40), un film qui célébrait la force de la femme blanche « libérée » d'aujourd'hui. Il est significatif qu'une des preuves de sa force soit qu'elle est capable de battre et de brutaliser une femme noire qui n'a d'autre tort que d'avoir un partenaire blanc. Les seules images positives des femmes noires sont généralement celles qui décrivent la femme noire comme une figure religieuse, maternelle, endurant patiemment son calvaire, dont la caractéristique la plus appréciable est son abnégation et son don de soi pour ceux et celles quelle aime. Les images négatives des femmes noires à la télévision et dans les films ne sont pas seulement imprimées dans l'esprit des hommes blancs, elles affectent tou*te*s les Etats-Unien-ne-s. Les mères et les pères noire-s se plaignent constamment que la télévision diminue la confiance et l'estime de soi des filles noires. Même dans les publicités télévisées, la fille noire est rarement visible - principalement parce que les Etats-Unien-ne-s racistessexistes ont tendance à voir l'homme noir comme le représentant de la race noire. Ainsi les publicités à la télévision et dans les magazines peuvent représenter une femme et un homme blanc, mais se contentent d'avoir un homme noir pour représenter les personnes noires. La même logique est à l'œuvre dans les programmes télévisés. On peut voir un personnage noir masculin seul, ou un personnage noir féminin seul, mais on voit rarement une femme et un homme noire ensemble. Dans certains cas, comme on le voit souvent sur « Saturday Night Live » (Le live du samedi soir), des hommes noirs s'habillent dans des vêtements de femme et imitent des femmes noires, en se moquant d'elles et en les ridiculisant. Les Blanche-s qui contrôlent les médias excluent les femmes noires pour leur signifier qu'elles ne sont pas les bienvenues, ni comme amies, ni comme partenaires sexuelles. Cela crée également de la division entre les hommes et les femmes 40

Sorti en France sous le titre Tu ne m'oublieras pas. 124

noire*s, car ce que les personnes blanches signifient à travers leur manipulation des rôles noirs, c'est qu'iels acceptent les hommes noirs mais pas les femmes noires. Et les femmes noires ne sont pas acceptées car elles sont vues comme une menace pour la hiérarchie race-sexe existante. Tandis que des images négatives de la féminité noire sont utilisées afin que les hommes blancs ne les considèrent pas comme des épouses potentielles, la croyance que tous les hommes blancs n'aspirent qu'à des relations extraconjugales avec des femmes noires retient les femmes noires de chercher à avoir des relations avec des hommes blancs. Même si les Blanc*he*s ne se sont pas intéressé-e-s aux mythes et aux stéréotypes que les personnes noires véhiculent sur elles et eux, il est clair que l'idée selon laquelle tous les hommes blancs ne cherchent qu'à violer des femmes noires continue à être une croyance répandue dans les communautés noires. Bien sûr, cette croyance était fondée sur le fait réel que, pendant des années, un grand nombre d'hommes blancs pouvaient et ont effectivement exploité sexuellement des femmes noires. Le fait que ce ne soit peut-être plus le cas n'a pas mené à un changement d'attitude des personnes noires (en particulier des hommes noirs), principalement parce que beaucoup de personnes noires sont aussi dévouées à la solidarité raciale que le sont les personnes blanches, et iels croient que la meilleure façon de maintenir cette solidarité est d'empêcher les unions légales entre les hommes blancs et les femmes noires. Les hommes noirs ont un intérêt personnel à maintenir les barrières existantes qui empêchent les mariages femme noirehomme blanc, car cela permet d'éliminer la compétition sexuelle. De la même manière que les Blanche-s se sont servre-s de la croyance selon laquelle tous les hommes noirs étaient des violeurs pour limiter la liberté sexuelle des femmes blanches, les personnes noires utilisent la même tactique pour contrôler le comportement sexuel des femmes noires. Pendant des années les personnes noires ont mis en garde les femmes noires afin qu'elles 125

se méfient des relations avec les hommes blancs, par peur que de telles relations mènent à l'exploitation et à la dégradation de la féminité noire. Si le fait que les hommes blancs ont sexuellement exploité les femmes noires est indéniablement un fait historique, sa connaissance est utilisée comme une arme psychologique, par le public blanc et noir, pour limiter et restreindre la liberté des femmes noires. Les femmes noires à qui leurs parents ont appris à se sentir menacées, voire terrorisées au contact des hommes blancs, ont souvent des difficultés à avoir des relations avec des employeurs, des professeurs ou des médecins blancs. Il y a beaucoup de femmes noires qui ont la même peur phobique de la sexualité des hommes blancs que celle qu'ont eue les femmes blanches envers les hommes noirs. La peur phobique n'est pas une solution au problème de l'exploitation sexuelle ou du viol. C'est un symptôme. Bien que la conscience du fait que les hommes ont le pouvoir de violer les femmes en toute impunité dans une société patriarcale soit nécessaire, il est encore plus important que les femmes prennent conscience qu'elles peuvent éviter de telles agressions, et qu'elles peuvent se protéger si elles ont tout de même lieu. Dans un cours sur les femmes noires que j'ai donné à l'université de Californie du Sud [University of Southern California], les étudiantes noires parlaient de leur peur des hommes blancs et de leur colère ainsi que de leur rage du fait que les hommes blancs les abordaient au travail, dans les restaurants, les halls d'immeuble ou les ascenseurs pour leur faire des propositions sexuelles. La plupart des femmes de la classe étaient d'accord pour dire que la meilleure manière d'éviter ces rencontres intempestives était de ne pas montrer de sympathie envers les hommes blancs, de les ignorer ou d'envoyer des ondes hostiles dans leur direction. Elles ont aussi admis que nombre d'avances sexuelles agressives émanant d'hommes blancs, considérées comme insultantes et négatives, étaient ignorées avec désinvolture, ou même considérées comme positives lorsqu'elles émanaient d'hommes noirs. 126

Puisqu'elles percevaient les avances sexuelles des hommes blancs comme racistes, elles ne pouvaient pas comprendre que le sexisme motivant ces actes netait pas si différent du sexisme motivant les avances sexuelles agressives des hommes noirs. Le fait que les communautés noires mettent en avant l'homme blanc comme exploiteur sexuel détourne souvent l'attention de l'exploitation sexuelle des femmes noires par des hommes noirs. Nombre de parents qui ont mis en garde leurs filles contre les avances sexuelles des hommes blancs ne les ont pas mises en garde contre les hommes noirs. Puisque les hommes noirs étaient vus comme des candidats potentiels au mariage, qu'ils amadouent et attirent les femmes noires dans des relations potentielles d'exploitation sexuelle était considéré comme plus acceptable. Tandis que les parents noirs sermonnaient leurs filles afin qu'elles ne se soumettent pas aux assauts sexuels des hommes blancs, iels ne les encourageaient pas à rejeter des approches similaires émanant d'hommes noirs. Ceci n'est qu'un autre indice de la façon dont le souci omniprésent que les personnes noires ont à propos du racisme leur permet d'ignorer de façon opportune la réalité de l'oppression sexiste. Iels n'ont pas voulu reconnaître que bien que ce fut le racisme qui faisait prendre aux hommes blancs les femmes noires pour cibles, c'était - et c'est toujours - le sexisme qui fait croire à tous les hommes qu'ils peuvent agresser sexuellement, verbalement ou physiquement les femmes en toute impunité. Finalement, dans le cas de l'exploitation sexuelle de femmes noires par des hommes blancs, c'est le sexisme derrière ces agressions qui importe et pas seulement le statut racial des hommes qui les commettent. Il était courant lors du mouvement du Black Power dans les années 1960 que les hommes noirs insistent plus que de raison sur l'exploitation des femmes noires par les hommes blancs, afin de légitimer leur désapprobation des relations interraciales entre ces deux groupes. Dans la plupart des cas, la seule chose qui les intéressait était de contrôler la sexualité des femmes noires. Alors même que les leaders nationalistes noirs autopro127

clamés ne considéraient pas qu'avoir une compagne blanche était contradictoire avec leurs opinions politiques (après tout ils ne faisaient qu'exercer le droit qu'ils avaient en tant qu'« hommes » de faire ce que bon leur semblait dans leur vie privée dans une société patriarcale), ils étaient horrifiés, scandalisés et en colère contre les femmes noires qui avaient des compagnons blancs. U n'y a pas encore eu de militante importante ayant montré une préférence pour les compagnons blancs, et s'il y en avait, de telles relations ne seraient pas du tout acceptables pour les personnes noires. Les hommes blancs qui désirent nouer des amitiés ou se marier avec des femmes noires voient souvent leurs approches amicales rejetées ou ignorées par les femmes en question. Les chercheurs, noirs et blancs, qui ont écrit à propos des pratiques de mariage interracial (Marriage in Black and White [Mariage en noir et blanc], SexualRacism [Racisme sexuel], Sex andRacism in America [Sexe et racisme aux Etats-Unis]), ne mentionnent pas que la plupart de ces mariages n'ont pas lieu entre des hommes blancs et des femmes noires à cause de la réticence des femmes noires. Les femmes noires qui fréquentent ou se marient avec des hommes blancs se rendent compte quelles ne peuvent supporter le harcèlement et la persécution des personnes blanches et noires. Dans certains cas, des hommes qui sont eux-mêmes engagés dans des relations interraciales sont méprisants envers les femmes noires qui exercent la même liberté de choix. Ils voient leur propre comportement comme acceptable car ils considèrent les femmes blanches comme des victimes et les hommes blancs comme des oppresseurs. Donc à leurs yeux, une femme noire engagée dans une relation avec un homme blanc s'allie avec un oppresseur raciste. Mais leur tendance à voir les femmes blanches comme innocentes, comme non racistes, est encore un autre reflet de leur acceptation d'une image sexiste de la femme. Car les femmes blanches ont prouvé à travers l'histoire qu'elles étaient tout aussi capables que les hommes blancs d'être des oppresseures racistes. 128

Un autre argument que beaucoup d'hommes noirs utilisent pour expliquer leur acceptation des relations interraciales avec des femmes blanches et leur condamnation des relations femmes noires-hommes blancs est d'affirmer qu'ils exploitent les femmes blanches comme les hommes blancs ont exploité les femmes noires. Ils invoquent une soi-disant vengeance du racisme pour masquer leurs sentiments sexistes envers les femmes blanches et en définitive envers toutes les femmes. L'effort conjugué de la part des personnes blanches et noires d'empêcher les mariages et même les amitiés entre des femmes noires et des hommes blancs sert à maintenir un régime patriarcal blanc et à soutenir la dévalorisation incessante de la féminité noire. La dévalorisation systématique de la féminité noire a mené à une dégradation de toutes les activités des femmes noires. Beaucoup de femmes noires ont essayé de détourner l'attention de leur sexualité en mettant en avant leur engagement maternel. En tant que participantes du « culte de la vraie féminité » qui a atteint son sommet au début du xxe siècle aux Etats-Unis, elles s'efforçaient de prouver leur valeur en montrant qu'elles étaient des femmes dont les vies étaient profondément liées à la famille. Elles travaillaient consciencieusement dans des emplois de service pour subvenir aux besoins de leurs enfants, et prouvaient leur amour par une abnégation incroyable. Alors que leurs efforts étaient reconnus du public états-unien, les Blanche-s les dénigraient délibérément. Iels nommaient les femmes noires qui travaillaient dur et qui se sacrifiaient pour créer des environnements aimants et aidants pour leurs familles Tante Jemima, Sapphire, Amazone - toutes des images négatives fondées sur des stéréotypes sexistes existants de la féminité. Ces dernières années, qualifier les femmes noires de matriarches est apparu comme une nouvelle tentative de la domination structurelle des hommes blancs de dénigrer les contributions positives des femmes noires. Tous les stéréotypes négatifs utilisés pour caractériser les femmes noires étaient misogynes. Les personnes noires ayant accepté l'idéologie sexiste, ces 129

mythes et stéréotypes négatifs ont transcendé les barrières de classe et de race et ont influencé la façon dont les femmes noires étaient perçues par les membres de leur propre race et la façon dont elles se percevaient elles-mêmes. Beaucoup de stéréotypes contre les femmes noires sont apparus pendant l'esclavage. Bien avant que les sociologues ne perpétuent des théories sur l'existence d'un matriarcat noir, les propriétaires blancs ont créé un corpus de mythes pour discréditer les actions des femmes noires ; un de ces mythes résidait dans l'idée qu'elles étaient toutes des créatures sous-humaines masculinisées. Les femmes noires ont prouvé qu'elles étaient capables d'effectuer des travaux qualifiés de « masculins », qu'elles étaient capables de supporter les souffrances, la douleur et la privation, mais étaient également capables d'effectuer des tâches dites « féminines » telles que faire le ménage, la cuisine et élever les enfants. Leur capacité à s'en sortir efficacement dans des rôles définis comme « masculins » dans une société sexiste menaçait les mythes patriarcaux autour de la naturalité de la différence et de l'infériorité physiologique inhérente de la femme. En forçant les femmes noires esclaves à effectuer les mêmes tâches que les hommes noirs esclaves, les hommes noirs sexistes contredisaient leur propre ordre sexiste qui prétendait que la femme était inférieure car elle manquait de force physique. Une explication devait être trouvée au fait que les femmes noires étaient capables d'accomplir des tâches citées par les personnes sexistes comme des travaux que les femmes étaient incapables d'accomplir. Pour expliquer la capacité des femmes noires à survivre sans l'aide directe d'un homme et leur capacité à accomplir des tâches culturellement définies comme des travaux d'« hommes », les hommes blancs ont affirmé que les femmes noires esclaves n'étaient pas de « vraies » femmes, mais des créatures sous-humaines masculinisées. Il n'est pas impossible que les hommes blancs aient craint que les femmes blanches, témoins de la capacité des femmes noires esclaves à s'en sortir aussi bien que les hommes dans le 130

travail, ne développent des idées à propos de légalité entre les sexes et encouragent la solidarité politique entre les femmes noires et blanches. Quelle qu en soit la raison, les femmes noires représentaient une menace si grande pour le patriarcat en place que les hommes blancs ont perpétué l'idée que les femmes noires possédaient des caractéristiques masculines inhabituelles, ne faisant pas partie de l'espèce femelle. Pour prouver leurs affirmations, ils forçaient souvent les femmes noires à effectuer des tâches difficiles tandis que les hommes noirs esclaves restaient les bras croisés. Le refus des chercheureuse-s contemporaines d'accepter légalité entre les sexes, dans n'importe quelle sphère, comme une étape positive, a mené à la création d'une théorie du matriarcat noir dans la structure familiale noire. Des hommes, chercheurs en sciences sociales, ont élaboré des théories à propos du pouvoir matriarcal des femmes noires pour donner une explication hors du commun au rôle indépendant et décisionnaire que jouaient les femmes noires dans la structure familiale noire. Comme leurs ancêtres propriétaires d'esclaves, les chercheurs racistes ont fait comme si les femmes noires qui remplissaient leur rôle de mère et subvenaient aux besoins de leur famille faisaient par là des choses jamais vues nécessitant de nouvelles définitions, bien qu'il n'ait pas été rare pour nombre de femmes blanches pauvres ou veuves d'effectuer ces deux rôles en même temps. Pourtant ils ont qualifié les femmes noires de matriarches - un titre qui ne décrit en aucun cas le statut des femmes noires aux Etats-Unis. Aucun matriarcat n'y a jamais existé. Au moment même où les sociologues proclamaient l'existence d'un ordre matriarcal au sein de la structure familiale noire, les femmes noires représentaient un des plus gros groupes défavorisés socialement et économiquement aux Etats-Unis, dont le statut ne ressemblait en aucun cas à celui de matriarches. La militante Angela Davis écrit à propos de ce statut de matriarche :

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La désignation de lafemme noire comme matriarche est un nom extrêmement inapproprié\ car il ignore les traumas profonds que la femme noire a dû vivre lorsqu'elle a dû céder sa maternité à des intérêts économiques étrangers et prédateurs. Le terme matriarche implique l'existence d'un ordre social dans lequel les femmes exercent un pouvoir social et politique, un statut qui ne ressemble en aucun cas à la condition des femmes noires, ni d'aucune autre femme dans l'histoire états-unienne. Les choix qui déterminent la façon dont les femmes noires doivent vivre leur vie sont faits par d'autres, généralement des hommes blancs. Si les sociologues veulent nonchalamment qualifier les femmes noires de matriarches, iels devraient également nommer matriarches les filles jouant à la poupée et adoptant un rôle de mère dans ces jeux de matriarches. Car dans les deux cas, il n'y a pas de pouvoir existant qui permette à ces femmes de contrôler effectivement leur propre destin. Dans leur article « Is the Black Maie Castrated ? » (L'homme noir est-il castré?), Jean Bond et Pauline Perry écrivent à propos de ce mythe du matriarcat : L'utilisation de cette image de la femme noire en sociologie est à la fois consistant et logique d'un point de vue raciste, car ladite matriarche noire est une sorte de personnage folklorique créé en grande partie par les Blanches à partir de demi-vérités et de mensonges à propos des conditions de vie des femmes noires quelles n'ont pas choisies. Le mésusage du terme matriarche a amené beaucoup de gens à identifier comme matriarches les femmes présentes dans un foyer où aucun homme n'habite. Bien que les sociologues ne soient pas d'accord sur le fait que les sociétés matriarcales aient ou non réellement existé, un examen des informations disponibles à propos des structures sociales supposées des matriarcats prouve 132

sans doute possible que le statut social des matriarches n'est en aucun cas similaire à celui des femmes noires aux États-Unis. Dans une société matriarcale, les femmes sont presque toujours en situation de sécurité économique. La situation économique des femmes noires aux Etats-Unis n a jamais été sûre. Tandis que le revenu moyen des hommes noirs salariés a souvent dépassé le revenu moyen des femmes blanches ces dernières années, les salaires que perçoivent en moyenne les femmes noires restent considérablement inférieurs à ceux des femmes blanches et des hommes noirs. La matriarche est le plus souvent propriétaire d'un terrain. Puisque les femmes noires reçoivent en moyenne des salaires bas ou moyens, seules quelques individues sont capables de devenir propriétaires. Dans une société centrée sur les femmes, les matriarches assument des rôles d'autorité au sein du gouvernement et de la maison. L'anthropologue Helen Diner a conclu, dans sa recherche, que la position de la femme dans les sociétés matriarcales ressemble à celle de l'homme dans les sociétés patriarcales. Diner affirme, en parlant du rôle de matriarche : « Si on la voit effectuer des tâches difficiles pendant que l'homme se prélasse ou paresse autour de la maison, c'est parce qu'il n'est pas autorisé à décider ou à faire des choses importantes ». Bien que les sociologues blanche-s aimeraient faire croire à tou-te-s les Etats-Unien*ne*s que la femme noire est souvent « l'homme de la maison », c'est rarement le cas. Même dans les familles monoparentales, les mères noires peuvent aller jusqu'à déléguer la responsabilité d'être « l'homme » aux garçons. Dans certaines familles monoparentales où il n'y a pas d'homme, il est normal qu'un ami rendant visite à la famille ou un amant endosse le rôle décisionnaire. Peu de femmes noires, même dans les maisons où il n'y a pas d'hommes, se voient comme effectuant un rôle « masculin ». Parallèlement à ça, peu de femmes noires ont un pouvoir décisionnaire dans la vie politique états-unienne. Bien qu'il soit vrai qu'on voit aujourd'hui plus de femmes noires dans l'arène politique qu'on n'en a jamais vues au cours de 133

l'histoire, proportionnellement à la population des femmes noires ce nombre est relativement faible. Le Joint Center for Political Studies [Centre commun d'études politiques] situé dans la ville de Washington a rédigé un rapport dont l'objet est de mesurer l'influence du sexisme et du racisme sur la sous-représentation des femmes noires au gouvernement, et son étude a révélé ceci : La présence des femmes noires parmi les représentante-s élu-e-s a plus que doublé aux EtatsUnis en quatre ans, depuis 1969. Pourtant\ encore aujourd'hui, elles ne représentent que 12 % des élu-es noires et représentent un pourcentage infiniment petit des titulaires d'une charge publique de la nation, selon le sondage. Le rapport se poursuit en affirmant qu'il y a environ sept millions de femmes noires en âge de voter dans le pays, mais qu'elles ne représentent que 336 des mandats électifs du pays surplus de 520 000 existants. Pourtant le nombre total defemmes noires titulaires d'une charge publique a augmenté de 160% en quatre ans. Beaucoup de traits qui caractérisent la structure sociale matriarcale, selon les anthropologues, ressemblent aux privilèges et aux droits que les féministes se battent pour obtenir. Un de ces traits d'une société matriarcale est le contrôle total que les femmes ont de leur corps. Diner affirme : « Par-dessus tout, la femme avait une libre disposition de son corps et pouvait interrompre une grossesse lorsqu'elle le désirait ou l'empêcher ». L'impossibilité des femmes de la société moderne à obtenir le contrôle de leur corps en ce qui concerne la grossesse a été une des motivations principales du mouvement de libération des femmes. Les femmes des classes populaires, et par conséquent beaucoup de femmes noires, sont celles qui ont le moins de contrôle sur leur corps. Dans la plupart des États, les femmes ayant suffisamment d'argent (particulièrement les femmes blanches bourgeoises ou de la classe moyenne) ont toujours trouvé des moyens 134

d'interrompre des grossesses non désirées. Ce sont les femmes pauvres, blanches et noires, qui ont eu le moins de possibilités d'avoir un quelconque contrôle sur leurs activités reproductrices. Diner cite de nombreuses autres caractéristiques communes aux sociétés matriarcales qui ne ressemblent en aucun cas aux schèmes de comportements communs aux femmes noires. En cherchant quel est le sexe préféré des enfants dans les sociétés matriarcales, Diner a trouvé que « les filles sont préférées car elles continuent la lignée familiale, ce que les garçons ne peuvent pas faire ». Les femmes noires, comme la plupart des femmes dans les sociétés patriarcales, préfèrent donner naissance à des fils, puisque notre société accorde plus d'importance aux garçons qu'aux filles et souvent ignore ou réprimande ces dernières. Dans un Etat dominé par les femmes, les tâches domestiques sont considérées comme dégradantes pour la femme, de la même façon qu'elles sont considérées comme indignes de la dignité masculine dans des sociétés dominées par des hommes. Les femmes noires effectuent la plupart des travaux domestiques dans leur propre maison comme dans les maisons des autres. Le mariage dans les sociétés matriarcales offre aux femmes les mêmes privilèges accordés aux hommes dans les sociétés patriarcales. Diner affirme que : Dans le mariage Vhomme est sommé d'obéir, comme il est spécifié dans les contrats de mariage de l'Egypte ancienne. Il doit également rester fidèle tandis que la femme reste libre. Elle a aussi le droit de divorcer et de répudier son époux. Les femmes noires ont été bridées dans le domaine du mariage, comme l'ont été la plupart des femmes dans les sociétés patriarcales. Il est évident que cette comparaison hâtive du statut des matriarches avec celui des femmes noires ne révèle que très peu de similitudes. Bien que nombre de personnes ont écrit des essais et des articles discréditant cette théorie de l'existence d'un matriarcat noir, le terme continue à être largement utilisé pour 135

décrire le statut des femmes noires. Il est volontiers utilisé par les personnes blanches qui souhaitent perpétuer une image négative de la féminité noire. Au début, ce mythe d'un matriarcat était utilisé pour discréditer les femmes et les hommes noire-s. On a dit aux femmes noires quelles avaient dépassé les limites de la féminité parce quelles travaillaient en dehors de la maison pour subvenir aux besoins de leur famille et que ce faisant elles avaient démasculinisé les hommes noirs. On a dit aux hommes noirs qu'ils étaient faibles, efféminés et castrés parce que « leurs » femmes travaillaient dans des emplois domestiques. Les chercheurs blancs qui ont étudié la famille noire en essayant de voir dans quelle mesure elle ressemblait à la structure familiale blanche étaient convaincus que leurs données n'étaient en rien biaisées par leurs propres préjugés personnels envers les femmes ayant un rôle actif et décisionnaire dans la famille. Mais il est bon de rappeler que ces hommes blancs ont été éduqués dans des institutions d'élite dont étaient exchre*s aussi bien les personnes noires que nombre de femmes blanches, des institutions qui étaient à la fois racistes et sexistes. Par conséquent, lorsqu'ils ont étudié les familles noires, ils ont choisi d'interpréter l'indépendance, la volonté et l'initiative des femmes noires comme une attaque contre la masculinité des hommes noirs. Leur sexisme les a empêchés de voir que l'adoption par les femmes d'un rôle actif dans la parentalité a généré des avantages évidents tant pour les hommes que pour les femmes noire-s. Ils ont affirmé que le rôle actif de la femme noire, aussi bien en tant que mère qu'en tant que personne subvenant aux besoins de sa famille, a privé les hommes noirs de leur statut patriarcal au sein du foyer. Et cet argument a été utilisé pour justifier le grand nombre de femmes responsables de famille, l'hypothèse étant que les hommes noirs ont déserté leur rôle de père à cause de femmes noires autoritaires, dont la domination était attribuée au fait qu'elles subvenaient aux besoins de leur famille alors que les hommes noirs étaient sans emploi. La croyance selon laquelle les hommes veulent naturellement 136

subvenir aux besoins de leur famille et se sentent donc démasculinisés si le chômage ou des bas salaires les en empêchent, semble être une affirmation totalement malvenue et fausse dans une société où Ion apprend aux hommes à attendre une récompense pour leurs apports économiques à leur famille. La structure du mariage dans la société patriarcale est fondée sur un système d'échange, dans lequel les hommes doivent traditionnellement subvenir aux besoins des femmes et des enfants en échange de services sexuels, domestiques et d éducation des enfants. L'argument qui dit que les hommes noirs ont été émasculés parce qu'ils n'étaient pas toujours en capacité d'endosser le rôle patriarcal de pourvoyeur économique est fondé sur l'hypothèse que les hommes noirs pensent qu'il est de leur devoir de subvenir aux besoins de leur famille et qu'ils doivent donc se sentir démasculinisés ou coupables s'ils ne peuvent le faire. Pourtant une telle hypothèse ne semble s'appuyer sur aucun fait réel. Dans beaucoup de foyers, les hommes noirs qui ont un travail ne sont pas très enclins à donner de l'argent à leur femme et leurs enfants et sont même assez mécontents qu'on attende d'eux qu'ils partagent avec d'autres leur petit salaire durement gagné. Parallèlement, bien que la structure économique capitaliste états-unienne soit responsable du chômage de nombreux hommes noirs, certains préfèrent ne pas avoir un travail « de merde » pénible et sans fin, avec une faible compensation monétaire, s'ils peuvent survivre sans ; ces hommes n'ont aucun doute concernant leur masculinité. Pour beaucoup d'entre eux, un travail ingrat et mal payé est une plus grande attaque contre leur masculinité que pas de travail du tout. Bien que je ne veuille en aucune manière insinuer qu'il n'y a pas eu de nombreux hommes noirs pour qui il était important de subvenir aux besoins de leur famille, il est important de rappeler que ce désir de pourvoir aux besoins économiques de sa famille n'est pas un instinct inné chez les hommes. Si on faisait un sondage auprès des femmes, toutes races et classes confondues, qui tentent d'obtenir des pensions alimentaires pour leurs enfants 137

de la part de leur ex-mari, on aurait une preuve solide de la réticence des hommes à subvenir aux besoins de leur famille. Il est probable que pour les hommes noirs de la classe moyenne et de la classe moyenne inférieure qui ont adopté les stéréotypes de la masculinité, il paraisse important de subvenir aux besoins de leur famille et qu'ils se sentent par conséquent honteux, voire démasculinisés s'ils n'y parviennent pas. Mais au moment de l'émergence du mythe du matriarcat comme théorie sociale en vogue, la grande majorité des hommes noirs faisaient partie de la classe ouvrière. Et parmi les hommes de la classe ouvrière, qui reçoivent par définition de très bas salaires et qui ont presque toujours du mal à subvenir aux besoins de leur famille, l'accomplissement de la masculinité ou du statut d'homme ne repose pas seulement sur des bases économiques. Une personne mal informée, entendant une analyse de la théorie du matriarcat noir, pourrait facilement penser que les emplois que les femmes noires ont été capables d'obtenir et qui leur ont permis de subvenir aux besoins de leur famille, ont entraîné une élévation de leur statut au-dessus de celui des hommes noirs, mais ça n'a jamais été le cas. En réalité, de nombreux emplois de service dans lesquels les femmes noires étaient employées les forçaient à entretenir un contact quotidien avec des Blanc-he-s racistes qui les agressaient et les insultaient. Elles ont dû se sentir bien plus déshumanisées et dégradées que les hommes noirs au chômage qui traînaient dans la rue toute la journée. Travailler pour un bas salaire ne mène pas nécessairement à l'estime de soi. Il est fort probable que les hommes noirs sans emploi étaient capables de conserver une dignité que les femmes noires effectuant des emplois de service étaient forcées d'abandonner sur leur lieu de travail. Je me rappelle très bien, dans notre quartier, d'hommes des classes populaires expliquant que certains emplois n'en valaient pas la peine à cause de la perte de dignité qu'ils provoquaient, tandis qu'on faisait sentir aux femmes noires que lorsque la survie était en jeu, leur dignité pouvait être sacrifiée. 138

La femme noire qui se considérait « trop bien » pour des emplois domestiques ou d'autres emplois de service était souvent moquée comme étant arrogante. Pourtant tout le monde compatissait lorsque des hommes noirs sans emploi parlaient de leur impossibilité d'accepter que « l'homme » leur donne des ordres. Le sexisme a rendu le refus des hommes noirs d'effectuer des emplois ingrats acceptable, même si ceux-ci étaient incapables de subvenir aux besoins de leur famille. Nombre d'hommes noirs qui ont abandonné leur famille et leurs enfants n'étaient pas considérés avec dédain, bien qu'un tel comportement de la part de femmes noires aurait été condamné. L'argument selon lequel les femmes noires étaient des matriarches fut aisément accepté par les personnes noires, bien que cette image ait été créée par des hommes blancs. De tous les stéréotypes négatifs et les mythes qui ont été utilisés pour décrire la féminité noire, celui du matriarcat a eu l'impact le plus important sur la conscience de nombreuses personnes noires. Le rôle indépendant que les femmes noires étaient obligées de jouer aussi bien au travail que dans la famille était automatiquement perçu comme indigne d'une femme. L'opinion négative concernant les femmes qui travaillent a toujours existé dans la société étatsunienne et les hommes noirs n'étaient pas les seuls à regarder les travailleuses noires avec désapprobation. Robert Smut traite dans son étude sur les travailleuses (une étude qui s'intéresse principalement aux femmes blanches), Women and Work in America (Les femmes et le travail aux États-Unis), des différents types d'attitudes envers les travailleuses qui ont un jour été la norme dans la société états-unienne : Lors des décennies précédant et suivant le tournant du siècle, l emploi des femmes était un problème social majeur; Comme les juges de la Cour du Wisconsin., beaucoup dEtats-Unien-ne-s ressentaient comme une trahison quunefemme veuille travailler. La plupart des arguments avancés pour appuyer cette position étaient 139

fondés sur une conception commune de la nature et du rôle desfemmes. L'argument voulait que du point de vue de la physionomie, du caractère et de la mentalité, les femmes soient spécifiquement et parfaitementfaites pour assurer des fonctions de mères et de gardiennes du foyer. Employer unefemme pour toute autre tâche mettait non seulement en danger ses attributs essentiels de femme, mais également sa santé mentale, sa santé physique, voire sa vie. Cette conception de lafemme avait pour corollaire une conception de l'homme. L'homme ne possédait pas les qualitésféminines « de tendresse, de compassion... de beauté\ d'harmonie et de grâce » essentielles à la création d'un foyer véritable ; mais il était abondamment doté des qualités masculines « d'énergie, de désir; de courage, ainsi qu'une volonté de posséder les choses par la force », nécessaires dans le monde des affaires, du gouvernement et de la guerre... Bien que ceci soit le parfait exemple d'une recherche raciste, du fait que les femmes dont parle S mut et qui entrent sur le marché du travail pour la première fois sont des femmes blanches, elle nous offre cependant une image juste des opinions négatives concernant les femmes qui travaillent. De même que les hommes blancs voyaient 1 entrée des femmes sur le marché du travail comme une menace pour les positions des hommes et la masculinité, les hommes noirs étaient conditionnés à appréhender la présence des femmes noires sur le marché du travail avec la même suspicion. La théorie du matriarcat a donné aux hommes noirs un cadre sur lequel fonder leur condamnation des travailleuses noires. Nombre d'hommes noirs qui ne se sentaient pas du tout personnellement démasculinisés ont assimilé l'idéologie sexiste et considéré avec mépris les femmes noires qui gagnaient de l'argent. Ces hommes ont prétendu que si les femmes avaient pris la tête du foyer, c'était le résultat direct des tendances matriarcales des femmes noires et ont affirmé qu'aucun HO

homme « véritable » ne pouvait rester dans un foyer où il n'était pas le seul chef. Dans cette logique sexiste, on peut sans prendre trop de risques faire l'hypothèse que la femme noire n'a jamais eu ce pouvoir au sein du foyer qui aurait mené à l'aliénation des hommes noirs, mais bien plutôt qu'elle n'avait aucun pouvoir. Ces chercheurs hommes qui ont qualifié de financièrement indépendantes des travailleuses domestiques se tuant à la tâche quarante heures par semaine et gagnant tout juste assez d'argent pour payer la nourriture, le loyer et couvrir d'autres dépenses nécessaires, leur ont causé un grand tort. Pour la plupart des hommes dans une société sexiste, être le chef est synonyme de pouvoir absolu. Dans les foyers où règne le patriarcat, il y a de grandes chances que les hommes se sentent menacés même si les femmes ont un travail de baby-sitter qui leur procure un peu plus d'argent pour les courses. Les hommes noirs ont été capables d'utiliser le mythe du matriarcat comme une arme psychologique pour justifier leur volonté de voir les femmes noires adopter un rôle plus passif et soumis au sein du foyer. Les hommes qui croyaient au mythe des femmes noires matriarches les considéraient comme une menace pour leur pouvoir personnel. Une telle façon de penser n'est en rien propre aux hommes noirs. La plupart des hommes dans les sociétés patriarcales craignent les femmes qui n'adoptent pas des rôles passifs traditionnels et leur en veulent. Les oppresseurs blancs racistes, en rendant les femmes noires responsables du chômage des hommes noirs, se sont ainsi dégagés de toute responsabilité et ont été capables de créer un lien de solidarité avec les hommes noirs fondé sur un sexisme commun. Les hommes blancs comptaient sur les sentiments sexistes instillés dans l'esprit des hommes noirs depuis leur naissance pour les pousser à regarder spécifiquement les femmes noires, et non toutes les femmes, comme les ennemies de leur masculinité. J'ai déjà mentionné que les historien*ne*s qui étudient l'histoire des personnes noires tendent à minimiser l'oppression des femmes noires et focalisent 1

leur attention sur les hommes noirs. Bien que les femmes noires soient victimes doppressions sexistes et racistes, elles sont généralement décrites comme ayant reçu plus de privilèges que les hommes noirs au cours de l'histoire états-unienne, un fait qui n'est corroboré par aucune preuve historique. Le mythe du matriarcat suggéra une fois encore que les femmes noires avaient reçu des privilèges refusés aux hommes noirs. Pourtant, même si les personnes blanches avaient voulu embaucher des hommes noirs dans des emplois de service pour travailler en tant que domestiques ou pour faire le ménage, de tels emplois auraient été refusés car considérés comme une attaque contre la dignité masculine. Les sociologues blanc-he-s ont présenté le mythe du matriarcat de telle façon qu'il sous-entendait que les femmes noires avaient le « pouvoir » au sein de la famille et que les hommes noirs n'en avaient aucun, et bien que de telles conclusions n'aient reposé que sur des données relatives au statut économique, elles ont nourri la division entre les hommes et les femmes noire-s. Certaines femmes noires ont été aussi enclines que les hommes noirs à accepter la théorie du matriarcat. Elles étaient désireuses de s'identifier comme des matriarches car il leur semblait que les femmes noires recevaient enfin une reconnaissance pour leurs contributions au sein de la famille noire. Les jeunes femmes noires qui s'intéressaient à l'histoire africaine étaient attirées par cette théorie d'un matriarcat existant aux Etats-Unis car elles avaient appris que des sociétés dirigées par des femmes existaient sur notre terre maternelle, et revendiquaient donc le matriarcat comme un héritage de leur culture africaine. De façon générale, beaucoup de femmes noires étaient fières d'être désignées comme des matriarches parce que ce terme avait beaucoup plus de connotations positives que les autres termes utilisés pour caractériser la féminité noire. C'était certainement plus positif que de se faire traiter de Mamma, de garce ou de salope. Si nous étions réellement des matriarches, ces sentiments d'honneur et de fierté auraient du sens, mais puisque le statut des femmes noires 2

aux États-Unis est bien loin du statut de matriarche, on doit questionner les raisons qui ont fait que les personnes noires et blanches ont persisté à qualifier les femmes noires de matriarches. De la même façon que les Blanc*he*s ont utilisé le mythe de la femme noire libertine comme moyen de dévaloriser la féminité noire, iels ont utilisé le mythe du matriarcat pour ancrer dans la conscience de tou-te-s les États-Unien-ne-s l'idée que les femmes noires étaient masculinisées et castratrices. Pourtant les femmes noires ont adopté cette étiquette de matriarche car elle leur permettait de se considérer comme privilégiées. Cela illustre simplement que les colons réussissent si bien à déformer la réalité des colonisé-e-s que ces derniere-s adoptent des concepts qui leur font de fait plus de mal que de bien. Une des stratégies d'oppression que les Blancs propriétaires d'esclaves ont utilisée pour empêcher les rébellions et les soulèvements d'esclaves a été de faire croire aux personnes noires qu'elles étaient bien mieux traitées en tant qu'esclaves qu'elles ne le seraient en tant que personnes libres. Les esclaves noire*s qui ont accepté cette image de la liberté donnée par leurs maîtres avaient peur de briser les chaînes de l'esclavage. Une stratégie similaire a été utilisée pour endoctriner les femmes noires. Les colons blancs incitent les femmes noires, qui sont économiquement oppressées et sont victimes du sexisme et du racisme, à croire qu'elles sont des matriarches, qu'elles exercent un certain contrôle social et politique sur leur propre vie. Une fois que les femmes noires s'illusionnent et s'imaginent avoir un pouvoir qu'en réalité nous ne possédons pas, l'éventualité que nous nous organisions collectivement pour combattre l'oppression sexiste-raciste est largement réduite. J'ai interviewé une femme noire qui travaillait régulièrement comme vendeuse et vivait dans la quasi-pauvreté, pourtant elle n'arrêtait pas d'insister sur le fait que la femme noire était une matriarche puissante, qui avait le contrôle sur sa propre vie ; en réalité elle était au bord de la dépression nerveuse tant elle avait du mal à joindre les deux bouts. 143

Il est significatif que les sociologues qui ont désigné les femmes noires comme étant des matriarches nont jamais traité du statut des femmes noires dans les sociétés matriarcales, car s'iels l'avaient fait, les personnes noires auraient vu tout de suite que cela n avait rien à voir avec le sort des femmes noires. Cette impression trompeuse de pouvoir que les femmes noires sont poussées à ressentir nous mène indubitablement à penser que nous n avons pas besoin d'un mouvement social tel que le mouvement des femmes pour nous libérer de l'oppression sexiste. L'ironie de la situation étant bien entendu que les femmes noires sont souvent les plus grandes victimes de ce même sexisme que nous refusons collectivement d'identifier comme une force oppressive. Le mythe du matriarcat noir a permis de perpétuer l'image des femmes noires comme étant des créatures masculines, autoritaires, des Amazones. La femme noire était décrite par les Blanc-he-s comme une Amazone; iels voyaient dans sa capacité à supporter les épreuves qu'aucune « dame » n'était censée pouvoir supporter le signe qu'elle possédait une force animale qui n'avait rien d'humain. Cette croyance était parfaitement compatible avec les idées qui ont émergé au xixe siècle à propos de la nature de la féminité noire. Comme le mythe du matriarcat, la croyance que les femmes noires étaient des Amazones reposait largement sur le mythe et le fantasme. Les Amazones traditionnelles désignent des groupes de femmes qui se sont unies et ont tenté collectivement de faire émerger une autonomie politique des femmes. À l'inverse des matriarches, les Amazones cherchaient à construire des sociétés dans lesquelles la figure masculine ne serait présente qu'en petit nombre. Diner écrit à propos des Amazones : Les Amazones sopposent aux hommes, détruisent la progéniture masculine, ne croient pas en l'existence séparée du principe actif, le réabsorbent et le développent en elles-mêmes sur un mode androgyne, la femme à gauche, l'homme à droite... Homère a eu un bon pressentiment concernant les Amazones lorsqu'il les 4

a appelées antianeirai, ce qui peut être interprété comme « misandres » ou « masculines ». La grande majorité des femmes que j'ai interviewées pour ce livre reconnaissaient volontiers quelles avaient le sentiment que l'aspect le plus important de la vie d'une femme était sa relation avec un homme. Une lecture attentive du magazine Essence révèle que l'intérêt des femmes noires pour les relations homme/femme est quasiment une obsession. La plupart des femmes noires n'ont pas eu la chance de se soumettre à la dépendance parasitaire à un homme qui est encouragée dans une société patriarcale. L'institution de l'esclavage a forcé les femmes noires à abandonner toute dépendance préalable à la figure masculine et les a obligées à lutter pour leur survie individuelle. L'égalité sociale qui caractérisait les rôles sexués des Noire-s dans la sphère du travail pendant l'esclavage n'a pas créé une situation où les femmes noires pouvaient se permettre d'être passives. Malgré les mythes sexistes concernant la faiblesse inhérente aux femmes, les femmes noires ont dû exercer une certaine indépendance d'esprit à cause de leur présence dans la population active. Peu de femmes noires ont eu le choix de devenir ou non des travailleuses. Et la présence des femmes dans la population active n'a pas mené au développement d'une conscience féministe. Bien que de nombreuses femmes soient entrées dans la population active dans les domaines des services, de l'agriculture, de l'industrie et dans des emplois de bureau, la plupart d'entre elles n'appréciaient pas de ne pas être entretenues par des hommes. Ces dernières années l'état d'esprit concernant les femmes qui entrent dans la population active a radicalement changé. Beaucoup de femmes veulent travailler ou sont confrontées à la réalité qu'elles doivent travailler pour réussir à joindre les deux bouts. L'augmentation du nombre de femmes blanches de la classe moyenne qui entrent dans la population active dans des proportions de plus en plus importantes indique un changement d'état d esprit envers les femmes qui travaillent. Jusqu'à ce que la 145

participation des femmes, noires ou blanches, à la force de travail capitaliste soit acceptée, beaucoup de femmes noires éprouvaient un sentiment amer envers les circonstances qui les forçaient à travailler. Il est intéressant de voir que les femmes blanches ont été tout d'abord critiquées et harcelées lors de leur entrée massive sur le marché du travail états-unien, mais après que les premières attaques eurent cessé, il y a eu peu de protestations. Et personne na formulé l'hypothèse qu'elles avaient été masculinisées parce qu'elles effectuaient des tâches traditionnellement réservées aux hommes. Aujourd'hui, lorsque des femmes blanches entrent sur le marché du travail, c'est vu comme une étape positive, un pas vers l'obtention de l'indépendance, tandis que plus que jamais dans notre histoire, on pousse les femmes noires qui entrent sur le marché du travail à avoir l'impression qu'elles volent le travail des hommes noirs et qu'elles les démasculinisent. Par peur d'ébranler la confiance en eux des hommes noirs, nombre de jeunes femmes noires ayant fait des études à l'université refoulent leurs propres désirs professionnels. Même si les femmes noires sont souvent forcées par les circonstances à agir en étant sûres d'elles, la plupart de celles avec qui j'ai parlé en préparant ce livre pensaient que les hommes étaient supérieurs aux femmes et qu'une certaine soumission à l'autorité masculine était un élément nécessaire du rôle d'une femme. L'image stéréotypée de la femme noire comme étant forte et puissante domine tellement la conscience de la plupart des Etats-Unien-nes que même si une femme noire se conforme clairement aux conceptions sexistes de la féminité et de la passivité, elle peut être caractérisée de robuste, autoritaire et forte. L'essentiel de ce qui a été perçu par les Blanc-he-s comme des caractéristiques d'Amazones chez les femmes noires n'était tout au plus que l'acceptation stoïque de situations sur lesquelles nous n'avions aucun pouvoir. Tandis que le mythe du matriarcat et le mythe de l'Amazone noire se fondent sur une image de la femme active et puissante, 6

l'image stéréotypée de Tante Jemima dépeignait une femme noire passive, souffrante et soumise. L'historien Herbert Gutman affirme qu'il y a assez peu de preuves appuyant l'idée que : [.. .] la domestique typique était une vieille Mamma qui avait conservé sa place d'avant la guerre de Sécession par loyauté pour la famille blanche ou parce que les Blanches se souciaient de cesfemmes. Selon lui, la nounou noire dans les foyers blancs était généralement une jeune femme noire avec peu ou pas d'attaches personnelles. Gutman ne fait pas d'hypothèses quant à l'origine de la figure de la Mamma noire, mais elle était comme les autres une création de l'imaginaire blanc. Qu'il y ait des femmes noires qui ressemblent à ce stéréotype de la Mamma est sans grande importance ; ce qui importe en revanche, c'est que les personnes blanches aient créé une image de la féminité noire qu'iels pouvaient tolérer et qui ne ressemblait en aucun cas à la majorité des femmes noires. Si, comme le prétend Gutman, la « nounou » d'un foyer noir typique d'avant la guerre de Sécession était jeune et sans attaches, il est significatif que les personnes blanches soient allées jusqu'à créer une image diamétralement opposée. Il n'est pas difficile d'imaginer comment les Blanc-he-s en sont venu-e-s à créer la figure de la Mamma noire. Si on considère le désir des hommes blancs pour les corps des femmes noires, il est probable que les femmes blanches ne voyant pas d'un bon œil les femmes noires travaillant dans leur maison, par peur qu'elles puissent avoir des liaisons avec leur mari, aient inventé une image de la nounou noire idéale. Elle était avant tout asexuelle et par conséquent devait être grosse (de préférence obèse) ; elle devait aussi avoir l'air de ne pas être propre, donc elle portait un turban sale et graisseux, ses chaussures trop serrées d'où on voyait sortir ses larges pieds étaient une preuve supplémentaire de sa nature bestiale, semblable à une vache. Sa plus grande qualité était bien sûr son amour pour les personnes blanches qu'elle servait de son 7

plein gré et avec soumission. L'image de la Mamma était dépeinte avec beaucoup d'affection par les Blanche-s parce qu'elle incarnait parfaitement la conception sexiste-raciste idéale de la féminité noire - la soumission complète à la volonté des Blanc-he-s. D'une certaine façon les Blanc-he-s créèrent, avec la figure de la Mamma, une femme noire qui incarnait exclusivement les caractéristiques qu'iels cherchaient à exploiter en tant que colons. Iels la voyaient comme l'incarnation de la femme comme personne passive prenant soin des autres [passive nurturer], une figure de mère qui donnait sans rien attendre en retour, qui non seulement reconnaissait son infériorité par rapport aux Blanc*he-s, mais aimait également ces derniene-s. La Mamma telle que décrite par les Blanc-he s ne représente aucune menace envers l'ordre social patriarcal blanc car elle se soumet totalement au régime blanc raciste. Les programmes télévisés contemporains continuent de présenter des figures de Mamma noires comme des prototypes de la féminité noire acceptable. Le pendant des images de Tante Jemima, ce sont les images de Sapphire. En tant que Sapphires, les femmes noires étaient décrites comme mauvaises, traîtresses, méchantes, butées et haineuses, en bref, tout ce que la figure de la Mamma n'était pas. L'image de la Sapphire avait pour fondement l'un des stéréotypes les plus négatifs de la femme — l'image de la femme naturellement mauvaise. La mythologie chrétienne considérait la femme comme la source des péchés et du mal, la mythologie sexisteraciste a tout simplement désigné les femmes noires comme le parangon du mal et du péché féminin. Les hommes blancs pouvaient justifier la déshumanisation et l'exploitation sexuelle auxquelles ils soumettaient les femmes noires en expliquant quelles possédaient des caractéristiques maléfiques et démoniaques innées. Les hommes noirs pouvaient affirmer qu'ils ne pouvaient pas s'entendre avec les femmes noires tant elles étaient diaboliques. Et les femmes blanches pouvaient utiliser l'image de la femme noire diabolique et pécheresse pour mettre en avant 8

leur propre innocence et leur pureté. De la même façon qu'Eve, la figure biblique, les femmes noires devinrent les boucs émissaires des hommes misogynes et des femmes racistes qui avaient besoin de considérer certains groupes de femmes comme Fincarnation du mal féminin. Dans un article de The Black Woman, Perry et Bond décrivent la Sapphire telle quelle était et est encore dépeinte dans la culture états-unienne : Lesfilms et les émissions de radio des années 1930 et 1940 ressassaient invariablement Vimage de la femme noire comme Sapphire : elle est décrite comme ayant une volonté de fer; comme étant puissante, trahissant et méprisant les hommes noirs, ces derniers étant décrits comme des garçons maniérés, impuissants et pleurnichards. Bien sûr la plupart d'entre nous ont déjà rencontré desfemmes noires autoritaires (et des blanches également). La plupart d'entre elles n'ont pas eu une vie facile et cherchent à échapper à leurs malheurs à travers une indépendanceforcenée. L'image de la Sapphire a été popularisée par l'émission radiophonique et télévisée Amosn Andy (Amos et Andy) dans laquelle Sapphire est la femme casse-pieds et acariâtre de Kingfish. Comme le titre l'indique, le programme était centré sur les personnages masculins noirs. La personnalité acariâtre de Sapphire était utilisée en premier lieu pour que les spectateurice-s ressentent de la compassion envers le sort des hommes noirs. L'identité de Sapphire a été projetée sur toute femme noire qui exprimait ouvertement de l'amertume, de la colère et de la rage par rapport à son sort. Par conséquent, de nombreuses femmes noires ont refoulé ce sentiment par peur d'être considérées comme des Sapphires acariâtres. Ou au contraire elles ont adopté cette identité de Sapphire en réaction au dur traitement que subissaient les femmes noires dans la société. La « malveillance » d'une femme noire donnée peut n'être qu'une façade qu'elle présente dans un 9

monde sexiste-raciste dont elle a conscience qu'il ne ferait que l'exploiter si elle apparaissait comme vulnérable. Tous les mythes et les stéréotypes utilisés pour caractériser la féminité noire trouvent leurs racines dans des mythologies misogynes. Pourtant ils forment la base des enquêtes les plus critiques sur la nature de l'expérience des femmes noires. Beaucoup de gens ont du mal à nous reconnaître, nous femmes noires, telles que nous sommes à cause de leur empressement à nous coller une identité qui se fonde sur des stéréotypes négatifs. Les nombreux efforts visant à poursuivre la dévalorisation de la féminité noire rendent extrêmement difficile et parfois même impossible pour les femmes noires de développer une estime de soi. Car nous sommes quotidiennement bombardées par des images négatives. En réalité, une des puissantes forces oppressives a été ce stéréotype négatif et notre acceptation de celui-ci comme un modèle sur lequel nous pouvons calquer nos vies.

3 L'IMPÉRIALISME DU PATRIARCAT

Lorsque le mouvement féministe contemporain a débuté, il y avait peu de débats concernant l'impact du sexisme sur le statut social des femmes noires. Les femmes blanches bourgeoises et de la classe moyenne qui constituaient l'avant-garde du mouvement nont fait aucun effort pour mettre en avant le fait que le pouvoir patriarcal, le pouvoir qu'utilisent les hommes pour dominer les femmes, n'est pas le privilège des hommes blancs bourgeois ou de la classe moyenne, mais le privilège de tous les hommes de notre société sans considération pour leur classe ou leur race. Les féministes blanches se sont tellement focalisées sur la différence de statut économique entre les hommes blancs et les femmes blanches comme indication de l'impact négatif du sexisme qu'elles n'ont pas prêté attention au fait que les hommes pauvres des classes populaires sont tout aussi capables d'opprimer et de maltraiter les femmes que tout autre groupe d'hommes dans la société états-unienne. La tendance féministe à considérer que pouvoir économique et oppression sexiste vont de pair les a amenées à désigner l'homme blanc comme l'ennemi numéro un. La désignation de l'homme blanc sexiste comme un « sale macho » [chauvinist pig] a fourni aux hommes noirs sexistes un bouc émissaire opportun. Ils pouvaient se joindre aux femmes blanches et noires pour protester contre l'oppression exercée par les hommes blancs, et ainsi détourner l'attention de leur propre 151

sexisme, de leur concours au maintien du patriarcat, et de leur exploitation sexiste des femmes. Les leaders noire-s, hommes et femmes, sont réticenre-s à reconnaître l'oppression sexiste que subissent les femmes noires de la part des hommes noirs car iels ne veulent pas reconnaître que le racisme n'est pas la seule force oppressive qui régit nos vies. Pas plus qu'iels ne veulent rendre la lutte contre le racisme plus compliquée en reconnaissant que les hommes noirs peuvent être tout à la fois des victimes du racisme et des oppresseurs sexistes envers les femmes noires. Ainsi, on ne reconnaît pas l'oppression sexiste dans les relations homme noir/ femme noire comme un problème important. La mise en avant excessive de l'impact du racisme sur les hommes noirs a fabriqué une image d'un homme noir efféminé, émasculé, impotent. Et cette image domine avec une telle vigueur la pensée états-unienne que les gens refusent catégoriquement d'admettre que les effets néfastes du racisme sur les hommes noirs ne les empêchent en rien d'être des oppresseurs sexistes, ni n'excusent ou ne justifient l'oppression sexiste qu'ils exercent sur les femmes noires. Le sexisme des hommes noirs existait bien avant l'esclavage. Les politiques sexistes des Etats-Unis colonisés et dirigés par des Blancs n'ont fait que renforcer dans l'esprit des personnes noires les croyances existantes selon lesquelles les hommes sont supérieurs aux femmes. Lorsque je parlais plus tôt de la subculture des esclaves, j'ai fait remarquer que la structure sociale patriarcale a donné aux hommes esclaves un statut supérieur à celui des femmes esclaves. Les historien-ne-s n'ont voulu reconnaître ni que les hommes esclaves avaient un statut supérieur dans la subculture noire, ni que la différenciation des tâches fondée sur le sexe et définie par les maîtres blancs reflétait ce statut privilégié des hommes esclaves (c'est-à-dire qu'on exigeait des femmes noires qu'elles endossent des rôles « masculins », mais on n'attendait pas des hommes noirs qu'ils effectuent des tâches « féminines » - les femmes travaillaient dans les champs mais les hommes ne s'occupaient pas des enfants). De nos jours, l'importance accordée à la 152

définition sexiste du rôle masculin comme protecteur et pourvoyeur économique a mené les chercheureuse-s à affirmer que l'impact le plus néfaste de l'esclavage sur les personnes noires est qu'il n'a pas permis aux hommes noirs d'assurer le rôle masculin traditionnel. Mais l'incapacité des hommes noirs à endosser ces rôles de protecteur et de pourvoyeur économique n'a rien changé au fait que les hommes dans les sociétés patriarcales ont automatiquement un statut plus élevé que les femmes - ils ne sont pas obligés de gagner ce statut. Par conséquent, l'homme noir esclave, bien que manifestement privé du statut social qui lui aurait permis d'assurer une protection et de subvenir à ses besoins et à ceux des autres, avait un statut supérieur à celui de la femme noire esclave, fondé uniquement sur le fait d'être un homme. Ce statut supérieur ne donnait pas toujours lieu à un traitement privilégié, mais il était ouvertement reconnu par la différenciation des rôles en fonction du sexe. Tout au long du xixe siècle aux États-Unis, la discrimination sexiste envers toutes les femmes dans les domaines du travail et de l'éducation signifiait que parmi toutes les personnes noires qui briguaient des rôles dirigeants, que ce soit pendant l'esclavage ou après l'affranchissement des esclaves, les hommes noirs étaient les candidats les plus probables. Puisque les hommes noirs prédominaient dans les rôles dirigeants, ils ont façonné le jeune mouvement de libération noir, afin que celui-ci reflète une discrimination patriarcale. Les leaders noires courageuses telles que Sojourner Truth et Harriet Tubman ne représentaient pas la norme, elles étaient des individues exceptionnelles qui ont osé défier l'avant-garde masculine et se battre pour la liberté. Lors d'événements publics, de rassemblements politiques, de réceptions, les leaders noirs masculins défendaient la loi patriarcale. Ils ne parlaient pas directement de discriminer les femmes. Le sexisme des hommes noirs était dissimulé derrière des images romantiques où ils mettaient les femmes noires sur un piédestal. Le fervent leader nationaliste Martin Delany prônait, dans son 153

traité politique The Condition, Elévation> Emigration and Destiny of the Colored People of the United States (La condition, 1 élévation, 1 émigration et le destin des personnes de couleur aux États-Unis) publié en 1852, que les femmes et les hommes noire-s aient des rôles sexués différenciés : Que nosjeunes hommes etjeunesfemmes se préparent à être utiles et à travailler; que les hommes entrent dans la vente, le commerce et dans d'autres choses d'importance; que lesjeunesfemmes deviennent des enseignantes de toutes sortes, et sinon occupent des emplois d'utilité. Nosfemmes doivent être qualifiées car elles seront les mères de nos enfants. Comme les mères sont les premières nourrices et éducatrices des enfants, c'est d'elles que les enfants tirent par conséquent leurs premières impressions qui, étant toujours celles qui les marquent le plus longtemps, devraient être les plus justes. Elevez les mères au-dessus du niveau de dégradation, et les rejetons s'élèvent avec elles. En un mot, au lieu de voir nosjeunes hommes recopier dans leurs cahiers des recettes de cuisine, nous voulons les voirfaire le transfert de factures et de marchandises. Frederick Douglass concevait l'intégralité du problème racial aux Etats-Unis comme une lutte entre les hommes blancs et les hommes noirs. En 1865, il publia un article titré « What the Black Man Wants » (Ce que veut l'homme noir) qui défendait le droit de vote des hommes noirs tandis que les femmes en restaient privées : Devons-nous aujourd'huijustifier que le Nègre n'ait pas le droit de vote au prétexte que quelqu'un d'autre est privé de ce privilège ? Je maintiens que les femmes, tout comme les hommes, ont le droit de voter; et mon cœur et ma voix sont avec le mouvement visant à étendre le droit de vote aux femmes, mais la question repose 154

sur autre chose que les seuls droits. On pourrait nous demander; selon moi, pourquoi nous voulons ce droit. Je vais vous dire pourquoi nous le voulons. Nous le voulons parce que c'est notre droit, en premier lieu. Aucune classe d'hommes ne peut, j^twyàz're affront à sa nature propre, se satisfaire d'aucune privation de ses droits. Il est évident que dans cette déclaration, le Nègre est synonyme d'homme noir pour Douglass. Et bien qu'il dise dans son essai être en faveur du droit de vote des femmes, il pensait clairement plus indiqué et plus juste qu'on accorde le droit de vote aux hommes. En mettant en avant l'idée que le droit de vote était plus important pour les hommes que pour les femmes, Douglass et d'autres militants noirs se sont alliés avec les hommes blancs sexistes sur la base d'un sexisme commun. Dans leur vie privée, les militants noirs et les leaders politiques attendaient de leurs femmes qu'elles adoptent des rôles subordonnés. La féministe noire Mary Church Terrell a rapporté dans son journal intime que son mari, militant et avocat, voulait qu'elle ne joue aucun rôle politique. Elle se plaignait qu'il la traitait comme si elle était un fragile objet de verre nécessitant une protection constante. Le mari de Terrell a usé de son statut patriarcal pour saboter le travail politique de sa femme. Il avait peur que sa féminité soit entachée par les trop nombreuses rencontres avec le monde en dehors de la maison. Le mariage entre Booker T. Washington et sa troisième femme, Margaret Murray, a suscité des conflits similaires. Margaret voulait jouer un rôle plus actif dans le mouvement politique noir mais a été poussée à s'en tenir à la sphère domestique. Au contraire, le mari d'Ida B. Wells a soutenu son engagement politique, elle n'a pas renoncé à ses responsabilités pour s'occuper de ses enfants et est apparue à plusieurs meetings accompagnée par ses enfants en bas âge. En 1894, Calvin Chase a écrit un éditorial dans le journal The Bee (L'abeille) titré « Our Women » (Nos femmes), dans lequel il exhortait les hommes noirs à assurer le rôle de protecteurs de la 155

féminité noire. Chase déclara : « Assumons notre devoir en défendant nos femmes, mettons en place un système de réformes non seulement pour nos femmes, mais aussi pour tout ce qui concerne le progrès de la race ». Les leaders politiques noirs du xixe siècle tels que James Forten, Charles Remond, Martin Delany et Frederick Douglass soutenaient la lutte des femmes pour leurs droits politiques, mais ne soutenaient pas légalité sociale entre les sexes. Ils étaient en effet inflexibles quant à leur soutien de la loi patriarcale. De la même façon que les progressistes blancs du xixe siècle, les leaders noirs n'étaient pas contre le fait d'accorder aux femmes l'accès à des droits politiques pourvu que les hommes restent reconnus comme étant les autorités supérieures. Dans une discussion sur les usages du Sud concernant les comportements à adopter envers les femmes, un écrivain blanc a écrit : « Les racistes du Sud et les militants noirs regardaient les femmes de la même façon. Ils considéraient tous les femmes comme le deuxième sexe possédant des privilèges sensiblement limités ». Parmi les masses noires du xixe siècle, les gens étaient dévoués corps et âme à l'établissement et au maintien d'un ordre social patriarcal au sein de leur culture ségréguée. Les femmes noires voulaient adopter des rôles « féminins » de femme au foyer, entretenues, protégées et honorées par un mari aimant. Il y avait cependant un problème : le peu d'emplois disponibles pour les hommes noirs. Les Blanc-he-s racistes refusaient d'employer des hommes noirs, alors que les femmes noires pouvaient trouver des emplois de service domestique. Les personnes blanches et noires ont interprété le fait que les Blanche-s aient employé des femmes noires dans des emplois de service domestique tout en refusant dans le même temps de donner du travail aux hommes noirs comme une indication qu'iels privilégiaient les femmes noires par rapport aux hommes noirs. De telles interprétations ignorent le fait évident que les travaux de service domestique (bonne, gouvernante, blanchisseuse) n'étaient considérés ni comme un « vrai » travail, ni comme un travail ayant du sens. Les personnes 156

blanches ne considéraient pas que les femmes noires qui occupaient des emplois de service exerçaient des travaux importants méritant une compensation économique adéquate. Iels voyaient les travaux de service domestique effectués par les femmes noires comme la simple extension du rôle « naturel » de la femme et considéraient ce genre d'emplois comme n'ayant aucune valeur. Tandis que les hommes blancs pouvaient se sentir menacés par les hommes noirs dans une compétition pour les emplois stables et bien payés et donc user du racisme pour exclure les hommes noirs, les femmes blanches n'avaient aucun problème à abandonner les tâches ménagères aux femmes noires domestiques. Puisque les tâches ménagères étaient considérées comme un travail dégradant, il est douteux de qualifier de favoritisme le fait que les personnes blanches accordent aux femmes noires ce genre demplois. Il est plus probable quiels pensaient que les femmes noires, qu'iels croyaient dénuées de dignité et d estime de soi, ne ressentiraient aucune honte à effectuer des tâches domestiques. Bien que beaucoup de femmes noires aient travaillé à l'extérieur de leur foyer, elles restaient de ferventes défenseures du patriarcat. Elles considéraient avec hostilité, colère et mépris les hommes noirs qui ne pouvaient les libérer du travail. Dans certains foyers où les hommes travaillaient mais ne gagnaient pas assez d'argent pour subvenir seuls aux besoins de la famille, les épouses noires ressentaient de l'amertume de devoir entrer sur le marché du travail. Beaucoup de tensions dans les mariages noirs ainsi que dans les autres relations homme/femme étaient causées par les femmes noires qui faisaient pression sur les hommes pour que ces derniers endossent des rôles de soutien économique de la famille et de chef de famille. Bien souvent les hommes noirs n'apportaient pas aux femmes noires l'ascension sociale qu'elles attendaient d'eux. Etant donné que les femmes des Etats-Unis capitalistes sont les plus grandes consommatrices, la pression exercée sur tous les hommes pour qu'ils gagnent de l'argent est exercée par les femmes. Et les femmes noires n'ont pas fait exception. 157

Contrairement à nombre d'hommes blancs qui ont répondu aux exigences matérielles de leurs femmes en devenant de fervents disciples du culte du travail, beaucoup d'hommes noirs ont réagi de façon hostile à de telles exigences. Les autres hommes noirs exerçaient deux ou trois emplois pour subvenir aux exigences matérielles de leurs femmes et de leurs enfants. En 1970, L. J. Axelson a publié l'article « The Working Wife : Différence in Perception Among Negros and White Maies » (La femme qui travaille : différence de perception parmi les hommes nègres et blancs), qui a apporté des données montrant que les hommes noirs soutenaient et acceptaient beaucoup plus facilement que leurs femmes travaillent que ne l'acceptaient les hommes blancs. La plupart du temps, les femmes noires étaient les plus en colère et les plus furieuses que les hommes noirs n'assurent pas leur rôle de pourvoyeur économique. Dans le numéro de 1968 du journal The Liberator était publié un article de l'écrivaine noire Gail Stokes titré « Black Woman to Black Man » (La femme noire parle à l'homme noir). Dans cet article, elle exprimait de l'hostilité et du mépris envers les hommes noirs réticents à assurer un rôle de pourvoyeur économique. Bien sûr; tu vas me dire : « Commentpuis-je t'aimer et vouloir être avec toi lorsque je rentre à la maison et que tu ressembles à une souillon ? Pourquoi les femmes blanches n ouvrent-ellesjamais la porte à leur mari de la mêmefaçon que les mégères noires ? ». Bien sûr quelles ne le font pas, homme ignorant. Pourquoi seraient-elles dans un tel état alors quelles ont des bonnes comme moi pour toutfaire à leur place ? Elles n ont pas besoin de crier sur les enfants, de surveiller les fourneaux, tout est fait à leur place, et que son homme l'aime ou non, il l'entretient... l'entretient... tu m'entends négro ? IL L'ENTRETIENT!

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La rage des femmes noires qui travaillent, qui ont assimilé la masculinité avec la capacité des hommes à subvenir seuls aux besoins de leur famille, et qui se sentent par conséquent dupées et trahies par les hommes noirs qui refusent d'endosser de tels rôles, n'est rien qu'une indication supplémentaire du degré de leur acceptation et de leur soutien du patriarcat. Elles ont considéré que les hommes noirs qui n'endossaient pas de bon cœur le rôle de soutien de famille étaient paresseux et irresponsables ou, dans les termes des sociologues blancs, « émasculés ». Qu'elles aient perçu les hommes noirs comme faibles et efféminés n'est pas un signe de rejet de la domination masculine, c'est au contraire la preuve qu'elles ont adhéré pleinement au patriarcat et qu'elles ressentent du mépris envers les hommes noirs qui ne veulent pas assumer leur rôle de soutien de famille. L'idée que les hommes noirs se sentaient émasculés parce que les femmes noires travaillaient à l'extérieur de la maison est fondée sur le présupposé que les hommes trouvent leur identité dans le travail et trouvent une forme d'épanouissement personnel en se comportant comme le soutien de la famille. De tels présupposés ne prennent absolument pas en considération le fait que la grande majorité des emplois qu'effectuent les hommes sont chronophages, inintéressants et épuisants - et ne mènent en aucun cas à un épanouissement personnel. Myron Brenton, l'auteur de The American Maie - A Penetrating Look at the Masculinity Crisis (L'homme états-unien - un examen perçant de la crise de la masculinité), affirme que les hommes n'ont pas l'impression que le travail leur permet d'affirmer leur « puissance masculine ». Alors qu'il reconnaît que la plupart des hommes états-uniens sont construits par le sexisme qui les pousse à considérer le travail comme faisant partie de leur rôle, il affirme que les hommes qui envisagent le travail comme une expression de leur puissance masculine et l'aspect le plus important de leur vie sont généralement déçus : « L'homme états-unien attend de son rôle de soutien de famille qu'il le valide dans sa masculinité, mais le travail en lui-même est 159

déshumanisant - c'est-à-dire castrateur ». Les hommes noirs aux Etats-Unis ont rarement idéalisé le travail, principalement parce qu'ils ont pour la plupart effectué des travaux peu désirables. Ils savaient qu'avoir un travail socialement considéré comme inférieur avec des chefs et des responsables qui les harcelaient et les persécutaient n'était pas épanouissant. Us savaient également que les salaires qu'ils recevaient pour leur travail étaient une maigre compensation par rapport aux humiliations qu'ils étaient forcés d'endurer. Les hommes noirs ambitieux qui avaient assimilé les valeurs des hommes blancs sexistes de la classe moyenne ont été les plus enclins à accepter la théorie de l'émasculation, étant les hommes qui se sentent les plus entravés par la hiérarchie raciale de la société états-unienne qui leur a toujours refusé l'accès illimité au pouvoir. Il est courant d'entendre des célébrités noires masculines renommées ou tout autre homme noir ayant réussi économiquement déplorer « l'impuissance [powerlessness] de l'homme noir » ou insister sur le fait que l'homme noir ne peut pas être « réellement » un homme dans la société états-unienne. Ils ont choisi d'ignorer que leur propre réussite est bien le signe que les hommes noirs ne sont pas complètement coincés, infirmes ou émasculés. Ce quils disent en réalité, c'est qu'ils ont adopté le patriarcat et la compétitivité masculine qui va avec, et que tant que les hommes blancs continueront à dominer les structures de pouvoir capitalistes de la société états-unienne, les hommes noirs se sentiront émasculés. Beaucoup d'hommes noirs qui font montre de la plus grande hostilité vis-à-vis de la structure de pouvoir des hommes blancs sont souvent désireux d'avoir accès à ce pouvoir. Leur rage et leur colère sont moins une critique de l'ordre social patriarcal blanc qu'une réaction contre le fait qu'ils n'ont pas été autorisés à participer pleinement au jeu du pouvoir. Par le passé, ces hommes noirs ont été les plus fervents défenseurs de l'assujettissement des femmes par les hommes. Ils espéraient obtenir la reconnaissance publique de leur « masculinité » en prouvant qu'ils étaient la figure dominante de la famille noire. 160

Les leaders noirs masculins du xxe siècle ont utilisé la même tactique que les leaders noirs masculins du xix e siècle qui pensaient quil était important que tous les hommes noirs s'affichent comme les protecteurs et les pourvoyeurs de leurs femmes, comme un signe envoyé à la race blanche qu'ils ne toléreraient plus la négation de leurs privilèges masculins. Marcus Garvey, Elijah Muhammad, Malcolm X, Martin Luther King, Stokely Carmichael, Amiri Baraka et d'autres leaders noirs ont activement soutenu le patriarcat. Ils ont tous affirmé qu'il était absolument nécessaire que les hommes noirs relèguent les femmes noires à des positions subordonnées aussi bien dans la sphère politique qu'au sein du foyer. Amiri Baraka a publié un article dans le numéro de juillet 1970 du journal Black World (Le Monde noir) qui annonçait publiquement sa volonté d'établir un patriarcat noir. Il n'a cependant pas utilisé des termes comme patriarcat ou domination masculine ; il a plutôt parlé de la création d'un foyer dominé par les hommes noirs, fondamentalement misogyne, comme si c'était une réaction positive contre les valeurs blanches racistes. Sa rhétorique enflammée était typique du langage que les leaders noirs masculins utilisaient pour masquer les implications négatives de leurs messages sexistes. S'adressant à toutes les personnes noires, Baraka affirme : On parle de la femme noire et de Vhomme noir comme si nous étions séparés car nous avons été séparés, nos mains se cherchent, recherchent la proximité, la totalité que nousformons ensemble, l'élargissement de l'esprit que nous nous apportons. Nous avons été séparés par l'esclavage et ses processus. Nous avons intégré ce processus, lui permettant ainsi d'implanter une géographie étrangère dans nos cerveaux, un esprit errant à cause duquel nous nous sommes manqués, sans jamais comprendre ce que c'était exactement. Après ça nous étions séparé'e* s l'un-e de l'autre. Mes mains pouvaient être posées sur les tiennes, et pourtant tu n'étais pas là. Et je n'étais pas là 161

moi non plus, mais en train d'errer parmi les bandits et les prostituées de l'univers. Cette séparation est la raison pour laquelle nous avons besoin d'une prise de conscience qui nous mène à la guérison. Mais nous devons effacer ce qui nous sépare en nous donnant des identités africaines saines. En adoptant un système de valeurs qui ne connaît aucune séparation mais seulement la complémentarité divine qu'est la femme noire pour l'homme noir. Nous ne croyons pasy par exemple, à l'« égalité » entre les hommes et les femmes. Nous ne comprenons pas ce que les démons et les personnes possédées veulent dire lorsqu'iels revendiquent l'égalité pour les femmes. Nous ne pourrons jamais être des égaux... la nature ne nous a pasfaits ainsi. Lefrère dit : « Laissez la femme être une femme... et laissez l'homme être un homme... ». Bien que Baraka présente celle « nouvelle » nation noire qu'il imagine comme un monde qui reposera sur des valeurs radicalement différentes de celles du monde blanc qu'il rejette, la structure sociale qu'il envisageait était fondée sur les mêmes bases patriarcales que celles de la société blanche états-unienne. Ses affirmations concernant le rôle des femmes n'étaient en rien différentes de celles qu'exprimaient les hommes blancs au même moment de l'histoire états-unienne. Les hommes blancs interviewés pour le livre The American Maie (L'homme états-unien) faisaient part de leur inquiétude quant à la présence croissante des femmes blanches sur le marché du travail et à la menace que cela représentait pour leur statut masculin, et exprimaient du regret pour l'époque où les rôles sexués étaient plus clairement délimités. Comme Baraka, ils disent : C'était le bon vieux temps. Un homme était un homme et unefemme était unefemme, et chacun-e d'elleux savait 162

ce que cela signifiait. Le père était le chefdefamille dans le vrai sens du terme. La mère le respectait et recevait toute la reconnaissance dont elle avait besoin ou quelle voulait à la maison, en effectuant ses tâches bien définies. .. Vhomme étaitfort, la femme étaitféminine — et il n'y avait pas de bavardages sur cettefausse égalité. Que les hommes blancs fassent part de leurs doutes et de leurs angoisses à propos de leur rôle masculin au moment même où les hommes noirs choisissaient d'affirmer publiquement qu'ils avaient soumis les femmes noires, voilà qui n'est pas une simple coïncidence. L'homme noir qui s'était considéré comme le perdant dans la lutte, réservée aux hommes, avec l'homme blanc pour le statut et le pouvoir pouvait enfin abattre sa carte maîtresse - c'était lui l'homme « véritable » car il pouvait contrôler « sa » femme. Baraka et d'autres hommes noirs désignaient les hommes blancs comme efféminés et non masculins. Le livre Home (La maison) comprend un article de Baraka intitulé « American Sexual Reference : Black Man » (La référence sexuelle états-unienne : l'homme noir) qui commence par cette affirmation d'une homophobie extrême : La plupart des hommes blancs états-uniens sont formés à être des tapettes jfag]. C'est pourquoi il n'est pas étonnant que leurs visages soient faibles et lisses, in touchés par la souffrance qui façonne réellement - à tout moment. Ces pommettes qui rougissent, ces doux yeux bleus depédé... Pouvez-vous un instant imaginer l'homme type de classe moyenne pouvantfaire du mal à quelqu'un-e? Sans la technologie qui pour l'instant lui permet encore de diriger le monde ? Comprenez-vous la douceur de l'homme blanc, safaiblesse, et encore son éloignement de la réalité ? De façon ironique, le « pouvoir » des hommes noirs que Baraka et d'autres glorifiaient était l'image stéréotypée, raciste de l'homme noir décrit comme primitif, fort et viril. Bien que ces mêmes repré163

sentations des hommes noirs aient été utilisées par les racistes blanche-s pour soutenir l'affirmation que tous les hommes noirs étaient des violeurs, elles étaient maintenant idéalisées comme des caractéristiques positives. Le public états-unien était impressionné par Baraka et d'autres comme lui qui proclamaient l'émergence de la masculinité noire. Face à des groupes comme les Black Muslims, avec leur mise en avant d'une masculinité noire puissante, il réagissait avec crainte, mais également avec admiration et respect. Si l'on s'appuie sur leurs écrits et leurs discours, il est clair que la plupart des militants noirs des années 1960 voyaient le mouvement de libération noire comme un moyen de gagner reconnaissance et soutien à un patriarcat noir émergent. Lorsque des détracteurs du mouvement du Black Power ont pointé la contradiction qu'il y avait pour des hommes noirs à soutenir le mouvement et à choisir dans le même temps des compagnes blanches, on les a informés que les « vrais » hommes démontraient leur pouvoir en ayant des relations avec qui bon leur semblait. Lorsqu'on demanda à Baraka si un militant noir pouvait avoir pour compagne une femme blanche, il répondit : Jim Brown a été très clair sur le sujet et il a raison. Il dit qu'il y a des hommes noirs et des hommes blancs, et quaprès ily a lesfemmes. Donc vous pouvez très bien être un militant noir et avoir une femme. Qu'elle se trouve être noire ou blanche n'impressionne plus personne,> mais un homme qui se trouve une femme, voilà ce qui est impressionnant. La bataille est entre les hommes blancs et les hommes noirs, qu'on le veuille ou non, c'est ça le champ de bataille actuel. Les hommes noirs faisaient part, à travers le mouvement du Black Power, de leur détermination à accéder au pouvoir même si cela impliquait de rompre avec la société états-unienne traditionnelle et de créer une nouvelle subculture noire. Les hommes blancs sexistes se sont inquiétés de ces déclarations faites par les 164

militants noirs dont ils savaient qu'ils avaient toutes les raisons d'être en colère, hostiles, vindicatifs, et ils ont réagi par la violence et l'affrontement. Même s'ils ont été capables de faire face et de vaincre les militants noirs, les hommes blancs ont été impressionnés à la vue des hommes noirs portant l'insigne de leur m a s c u l i n i t é fraîchement affirmée. Le mouvement du Black Power a eu un impact énorme sur la mentalité des Blanc-he-s étatsunien-ne*s. Joël Kovel affirme dans White Racism : A Psychohistory (Le racisme blanc : une psychohistoire) que le mouvement du Black Power a complètement changé la perception des personnes noires par les Blanc*he-s. Il affirme que : Par l'opposition ouverte, encouragé'es par des leaders tels que Malcolm X et ses héritier-e-s radicaux-aies, les Noires ont épuré Vimage de la blackness41, lui ont retiré sa fausse humilité accumulée au fil du temps, et se sont concrètement attelé*es à la régénération de leur propre matrice symbolique fondée sur une conception positive de la blackness. Que ce retour à la dignité ait étépossible est une preuve de la capacité qua l'humanité à résister à l'oppression, et un signe de grand espoir pour les Noires comme pour les Blanches. Qu'on ait eu à en passer par la colère et la destruction peut paraître regrettable> mais c'est malheureusement nécessaire étant donné les modalités écrasantes de la matrice symbolique occidentale qui n'accordait pas, ne pouvait pas reconnaître l'humanité de ceux et celles qui furent un jour considérées comme des biens que l'on possède. Cet acte héroïque est donc une réelle brèchefaite dans la dialectique destructrice de notre matrice.

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Terme désignant le fait d'être noir, impliquant une certaine réappropriation du terme dans une démarche defierté\ quon pourrait traduire par « négrité » ou « négritude » (si ce dernier terme ne se référait pas spécifiquement à un courant de la littérature). 165

Beaucoup d'hommes blancs ont réagi favorablement aux revendications des militants du Black Power et à leur volonté de rétablir la masculinité perdue des hommes noirs, justement parce que leur sexisme leur permettait de s'identifier et d'être en empathie avec cette cause. Les privilèges patriarcaux qu'exigeaient les hommes noirs au nom du Black Power étaient tout à fait le genre de désirs pour lesquels les hommes blancs pouvaient ressentir de l'empathie. Tandis que les hommes et les femmes blanche-s ne pouvaient s'identifier ni se rallier aux demandes de la race noire qu'iels avaient exploitée à des fins économiques lorsque celle-ci exigeait des réparations, iels pouvaient aisément comprendre le désir qu'avaient les hommes noirs d'affirmer leur « masculinité ». En tant qu'Etats-Unien-ne-s, on ne leur avait pas appris à croire réellement que l'égalité sociale était un droit inaliénable pour tout le monde, mais iels avaient été socialisés à croire qu'il était dans la nature des mâles de désirer et d'avoir accès au pouvoir et aux privilèges. Dans son livre controversé, Black Macho and the Myth of the Superwoman, Michele Wallace critique le mouvement du Black Power comme étant inutile et insinue que ce qui intéressait les hommes noirs en premier lieu était d'obtenir l'accès au corps des femmes blanches. Ce qu'elle ne comprend pas, c'est que le mouvement noir des années 1960 n'a pas simplement supprimé un nombre important de barrières qui empêchaient les liaisons interraciales, il a mené à de nombreuses avancées sociales et économiques pour les personnes noires. Néanmoins, les acquis significatifs du mouvement du Black Power ne justifient ni ne diminuent l'impact négatif des attitudes misogynes qui sont apparues dans de trop nombreux discours du Black Power. Le mouvement du Black Power des années 1960 a été une réaction contre le racisme, mais il a également été un mouvement qui a permis aux hommes noirs de déclarer ouvertement leur soutien au patriarcat. Les militants noirs attaquaient publiquement les hommes blancs sexistes pour leur racisme mais ils établissaient dans le même temps des liens de solidarité avec eux, 166

fondés sur leur acceptation et leur engagement commun envers le patriarcat. Le lien le plus fort entre les militants noirs et les hommes blancs était leur sexisme partagé - ils croyaient tous à l'infériorité inhérente de la femme et soutenaient la domination masculine. Un autre lien entre eux était la reconnaissance par l'homme noir, comme par l'homme blanc, de la violence comme moyen primordial d'exercer le pouvoir. Les hommes blancs réagissaient à la violence des hommes noirs avec l'excitation et la jubilation que les hommes ont toujours exprimée en allant à la guerre. Tout en attaquant les militants noirs, ils les respectaient pour leurs démonstrations de force. Après le mouvement du Black Power des années 1960, les hommes blancs ont plus facilement accepté les hommes noirs dans les forces de police et à des postes de commandement dans les forces armées. Il est devenu communément admis que les hommes mettent de côté leurs sentiments racistes dans les lieux où ils tissent des liens sur la base de leur sexualité. Malgré le racisme assumé des milieux du sport, c'est le premier milieu dans lequel les hommes noirs ont pu acquérir une certaine reconnaissance positive de leurs aptitudes masculines. Le racisme a toujours été une force de division séparant les hommes noirs et les hommes blancs, et le sexisme a été une force unissant ces deux groupes. Les hommes de toutes les races aux Etats-Unis créent des liens entre eux sur la base de leur conviction commune qu'un ordre social patriarcal est le seul fondement viable pour la société. Leur posture patriarcale n'est pas une simple acceptation des usages sociaux fondés sur la discrimination envers les femmes, c'est un réel engagement politique à maintenir les régimes politiques de domination masculine à travers les Etats-Unis et le monde entier. John Stoltenberg traite de la structure politique du patriarcat dans son article « Toward Gender Justice » (Vers la justice de genre) publié dans la collection d'articles For Men Against Sexism (Les hommes contre le sexisme). Dans cet article il décrit les traits caractéristiques du patriarcat : 167

En régime patriarcal\ les hommes sont les juges de Videntitépour les hommes comme pour lesfemmes, parce que la norme culturelle de Videntité humaine est, par définition, l'identité masculine - la masculinité. Et en régime patriarcal\ la norme culturelle de l'identité masculine rime avec pouvoir; prestige, privilège, et des droits sur et contre la classe desfemmes. Voilà ce qu'est la masculinité. Ça n'est rien d'autre. Des tentatives de défense de cette norme de la masculinité ont dit qu'elle trouvait unfondement naturel dans la biologie sexuelle de l'homme. Il a été dit par exemple que le pouvoir de l'homme dans la culture est une expression naturelle d'une tendance biologique des humains mâles à l'agression sexuelle. Mais je suis convaincu du contraire. Je crois que lefonctionnement génital masculiniste est une expression du pouvoir masculin dans la culture. Je pense que l'agressivité sexuelle des hommes est un comportement totalement acquis, enseigné dans une culture complètement contrôlée par les hommes. Je pense, comme je vais vous l'expliquer, qu'il y a un processus social par lequel le patriarcat confère pouvoir, prestige, privilège et droits aux personnes qui sont nées avec une bite, et qu'il existe un programme sexuel promu par le patriarcat (paspar Mère Nature) stipulant comment ces bites sont censéesfonctionner. Stoltenberg met également en lumière la façon dont le patriarcat est maintenu par les liens que créent les hommes entre eux sur la base de leur sexisme commun : Le processus social par lequel les gens nés avec des bites atteignent et maintiennent la masculinité a lieu à travers la solidarité masculine. La solidarité masculine est un comportement acquis et institutionnalisé par lequel les hommes reconnaissent et renforcent leur 168

appartenance réciproque authentique à la classe des hommes et par lequel les hommes se rappellent les uns aux autres qu'ils ne sont pas nés femmes. La solidarité masculine est politique et omniprésente. Elle a lieu à chaquefois que deux hommes sont en présence. Et elle ne se limite pas aux rassemblements exclusivement masculins. Elle constitue le fond et la forme de toutes les rencontres possibles entre deux hommes. Les garçons apprennent très tôt quils ont plutôt intérêt à apprendre à créer des liens entre eux. Ce quils apprennent alors est un code comportemental élaboré fait de gestes, de paroles, d'habitudes et de comportements qui excluent efficacement les femmes de la société des hommes. La solidarité masculine est l'apprentissage réciproque des hommes entre eux que l'accès au pouvoir dans la culture est leur droit. La solidarité masculine est ce que les hommes mettent en place pour obtenir ce pouvoir et comment ils le conservent. Par conséquent les hommes imposent un tabou sur la désolidarisation - un tabou fondamental pour la sociétépatriarcale. Le racisme n a pas permis aux hommes blancs et noirs d'être totalement solidaires sur la base de leur sexisme commun, mais il y a tout de même solidarité. La quête de l'homme noir pour la reconnaissance de sa « masculinité » dans la société états-unienne est fondée sur son intériorisation du mythe selon lequel du seul fait qu'il soit né homme, il aurait naturellement droit au pouvoir et aux privilèges. Lorsque le racisme empêchait les personnes noires d'atteindre l'égalité sociale avec les Blanche-s, les hommes noirs ont réagi comme s'ils étaient les seuls représentants de la race noire et par conséquent les seules victimes de l'oppression raciste. Ils se voyaient comme les personnes qu'on privait de leur liberté, mais ne considéraient pas les femmes noires de cette manière. Dans tous ses romans engagés, le romancier noir Richard Wright a mis 169

en avant les effets déshumanisants du racisme sur les hommes noirs, comme si les femmes noires n'étaient aucunement affectées. Dans sa nouvelle Long Black Song (Un long chant noir), le héros, Silas, qui vient de tuer un homme blanc, s'écrie de rage : Les Blancs ne mont jamais laissé aucune chance! Ils n'ont jamais laissé aucune chance à un homme noir! Il n'y a rien dans toute ta vie que tu puisses conserver loin d'eux! Ils prennent ta terre! Ils prennent ta liberté! Ils prennent tesfemmes! Et ensuite ils prennent ta vie! Wright relègue les femmes dans une position dobjet que Ion possède - elles ne sont pour lui qu'une extension de l'ego masculin. Cette attitude est typique de la façon dont les hommes considèrent les femmes dans le patriarcat. Les hommes noirs sont capables de ne pas prendre en compte la souffrance des femmes noires parce que la socialisation sexiste leur apprend à voir les femmes comme des objets sans aucune valeur humaine. Cette attitude misogyne est consubstantielle au patriarcat. Dans son article « Ail Men Are Misogynists » (Tous les hommes sont misogynes), Léonard Schein affirme que le patriarcat pousse les hommes à haïr les femmes : Le fondement du patriarcat est l'oppression des femmes. Le ciment de cettefondation est la socialisation des hommes à haïr lesfemmes. Si l'on s'intéresse à notre éducation en tant qu'hommes, il est facile de trouver les origines de la misogynie. En tant que petit enfant, notre premier attachement est envers notre mère, une femme. Lorsqu'on grandit, on apprend à transformer notre amour pour notre mère en une identification avec notre père. La famille nucléaire patriarcale rend tous ses membres dépendants de l'homme (père-mari). Nous grandissons dans cette atmosphère oppressive, et nous sommes très sensibles à cette hiérarchie des pouvoirs, 170

même en tant quenfant. On se rend bien plus compte que les adultes ne le croient que notre père (et la société à son image, du policier au médecin ou au président) a du pouvoir et que notre mère nen a pas. Elle doit manigancer et utiliser les sentiments pour obtenir ce quelle veut. Le racisme n'empêche pas les hommes noirs d'assimiler la même socialisation sexiste que celle dans laquelle sont plongés les hommes blancs. Dès leur plus jeune âge, les petits garçons noirs apprennent qu'ils ont un statut privilégié dans le monde reposant sur le fait qu'ils sont nés hommes ; ils apprennent également que ce statut est supérieur à celui des femmes. En conséquence de cette socialisation sexiste précoce, ils grandissent en acceptant les mêmes sentiments sexistes que leurs acolytes blancs. Lorsque les femmes ne reconnaissent pas leur statut masculin en refusant d'adopter un rôle subordonné, ils expriment alors le mépris et l'hostilité qu'on leur a appris à ressentir pour une femme non soumise. Les hommes noirs ont eu des comportements sexistes tout au long de leur histoire aux Etats-Unis, mais de nos jours ce sexisme a pris la forme d'une absolue misogynie - une haine des femmes assumée. Les changements culturels envers la sexualité des femmes ont affecté les attitudes des hommes envers les femmes. Tant que les femmes étaient divisées en deux groupes, les femmes vierges qui étaient les « bonnes » femmes et les femmes dévergondées qui étaient les « mauvaises » femmes, les hommes étaient capables de maintenir un semblant de respect pour les femmes. Maintenant que la pilule et les autres moyens de contraception donnent aux hommes un accès illimité au corps des femmes, ils ont cessé de trouver nécessaire de montrer aux femmes une quelconque considération ou un quelconque respect. Ils peuvent dorénavant considérer toutes les femmes comme « mauvaises », comme des « salopes », et révéler ouvertement leur mépris et leur haine. En tant que groupe, les hommes blancs expriment leur 171

haine par l'exploitation de plus en plus importante des femmes comme objets sexuels servant à vendre des produits de consommation et par leur soutien inconditionnel de la pornographie et du viol. Les hommes noirs expriment leur haine par une violence conjugale accrue (les hommes blancs aussi) et leurs critiques véhémentes des femmes noires comme étant des matriarches, des castratrices, des salopes, etc. Que les hommes noirs commencent à considérer les femmes noires comme leurs ennemies est tout à fait logique étant donné la structure du patriarcat. Schein écrit à propos de la haine des hommes envers les femmes : [...] En des termes psychologiques, nous objectivons les personnes que nous haïssons et nous les considérons comme inférieures [...]. La deuxième chose qui se nourrit de notre haine des femmes, en dépend et la consolide, se développe un peu plus tard dans le temps. Nous commençons à prendre conscience de notre position privilégiée en tant qu hommes dans la société. Les juifs orthodoxes prient Dieu chaque matin et « Le » remercient de ne pas être nés femmes. Inconsciemment nous pensons que nos privilèges ne peuvent être maintenus que si les femmes sont maintenues « à leur place ». Donc nous vivons dans la peur constante puisque notre pouvoir est constamment menacé (même et surtout dans notre chambre à coucherj. Cette peur de voir notre pouvoir contesté explique notre haine paranoïaque envers la «femme arrogante ». Les femmes noires ont toujours été considérées comme « trop arrogantes ». C'est ce qu'ont décidé les hommes blancs pendant l'esclavage. Lorsque Moynihan a publié pour la première fois son rapport sur la famille noire en 1965, prolongeant ainsi la théorie de l'émasculation, les hommes noirs ont d'abord répondu en montrant les faiblesses et les défauts de cet argumentaire. Ils ont tout d'abord affirmé que son argument selon lequel les hommes 172

noirs étaient émasculés était ridicule et faux, mais il n'a pas fallu longtemps avant qu'ils commencent à s'en plaindre. Leur soutien apporté à l'idée que les femmes noires étaient des castratrices leur a permis de faire sortir leurs attitudes misogynes du placard. Alors que d'un côté ils adoptaient le mythe du matriarcat et l'utilisaient pour pousser les femmes noires à être plus soumises, ils faisaient dans le même temps passer le message que leur masculinité n'était pas menacée par les femmes noires car ils pouvaient toujours utiliser la force pour les soumettre. Il a toujours été admis dans les communautés noires populaires que la capacité d'agir en tant que soutien de famille n'était pas le standard utilisé par les hommes noirs pour mesurer leur statut masculin. Comme l'a dit un homme noir : Dans la société blanche, le respect est majoritairement institutionnalisé. Vous devez respecter un homme car celui-ci est juge, professeur ou encore dirigeant d'entreprise. Dans le ghetto où le respect n'est pas institutionnalisé, un homme doit le gagner par ses propres qualités personnelles, y compris par la capacité à se défendre physiquement. Il est vrai que les hommes blancs ont institutionnalisé le respect, mais leur succès en tant qu'hommes de pouvoir s'évalue à leur capacité à utiliser la technologie pour faire violence aux autres, ou leur capacité à exploiter les autres à des fins capitalistes. En ce sens, leur façon de se faire respecter en tant qu'hommes n'est pas si différente de celle des hommes noirs. Tandis que les hommes blancs manifestent leur « pouvoir masculin » en organisant et en mettant en œuvre le massacre du peuple japonais ou vietnamien, les hommes noirs se tuent entre eux, ou tuent des femmes noires. Une des premières causes de mortalité parmi les jeunes hommes noirs est l'homicide entre Noirs. Le psychiatre noir Alvin Poussaint affirme que ces hommes noirs sont « victimes de leur haine d'eux-mêmes ». Même si des sentiments d'insécurité individuelle 173

peuvent pousser les hommes noirs à commettre des actes de violence, dans une culture qui promeut la violence des hommes comme une expression positive de leur masculinité, la capacité d'user de la force contre une autre personne - c est-à-dire la capacité à opprimer autrui - peut être moins une expression dune haine de soi qu'un acte gratifiant et épanouissant. Dans beaucoup de communautés noires, les jeunes hommes noirs devenant adultes ressentent le besoin de montrer à leurs pairs masculins qu'ils n'ont peur de rien - qu'ils n'ont pas peur de la violence. Porter une arme et être prêt à s'en servir sont les moyens par lesquels ils affirment publiquement leur force « masculine ». Dans une société impérialiste, raciste et patriarcale qui soutient et promeut les oppressions, il n'est pas surprenant que les hommes et les femmes jugent leur valeur, leur pouvoir personnel, par rapport à leur capacité à opprimer les autres. Récemment, un journaliste blanc écrivant dans un important journal californien a rapporté avec stupeur et indignation que la jeunesse noire de Cleveland a applaudi lorsque le corps sans vie d'un agent du FBI, assassiné par un jeune homme noir, a été sorti d'un immeuble. Pourtant, dans une culture où le culte de la violence domine les médias (télévision, films, bandes dessinées), il est parfaitement compréhensible que de jeunes hommes et femmes célèbrent la violence. Et dans le cas des jeunes hommes noirs qui apprennent par ces mêmes médias qu'ils sont les cibles désignées pour les agressions des hommes blancs, il n'est pas surprenant qu'ils ressentent de la satisfaction lorsqu'ils voient un symbole de la police blanche assassiné par un de leurs pairs. Après tout, la socialisation sexiste les a encouragés toute leur vie à se sentir « démasculinisés » s'ils ne peuvent commettre des actes violents. On oublie souvent que ce même rapport Moynihan, qui a popularisé l'idée que les hommes noirs auraient été « démasculinisés » par les femmes noires, exhortait les hommes noirs à entrer dans l'armée. Moynihan disait de la guerre qu'elle était « un monde exclusivement masculin » et que c'était dans ce monde m

de tueries quil imaginait que les hommes noirs pourraient développer confiance en eux et fierté. Comme d'autres hommes sexistes blancs, il faisait de la violence une expression positive de la force masculine. Il affirmait : Etant donné la force exercée par la vie de famille désorganisée et matriarcale dans laquelle tant de jeunes Nègres grandissent, les forces armées représentent un changement drastique et désespérément nécessaire : un monde loin desfemmes, un monde dirigé par des hommes forts dont l'autorité n'est pas remise en question. Le sexisme cautionne, promeut et encourage la violence des hommes contre les femmes tout comme la violence entre hommes. Dans la société patriarcale, on pousse les hommes à diriger leur frustration et leur agressivité envers ceux et celles qui sont sans pouvoir - les femmes et les enfants. Et les hommes blancs comme les hommes noirs maltraitent les femmes. Bien que les thèmes de ce livre m'amènent à m'intéresser plus spécifiquement à la misogynie des hommes noirs, je ne cherche en aucun cas à insinuer que les hommes noirs incarnent parfaitement et à eux seuls l'oppression sexiste de notre société. On a toujours plus mis en lumière les actes violents commis par les hommes noirs dans la société états-unienne, permettant ainsi de détourner l'attention de la violence commise par les hommes blancs. La violence des hommes contre les femmes a augmenté aux Etats-Unis ces vingt dernières années. Les antiféministes affirment que le changement dans les rôles sexués a menacé les hommes qui ont manifesté leur colère par la violence domestique. En tant que défenseurs de la domination masculine, ils affirment que les actes de violence envers les femmes ne cesseront pas tant que la société ne retournera pas au bon vieux temps des rôles sexués clairement délimités. Bien que les militantes féministes aiment à croire que le féminisme a été la force motrice du changement du rôle de la femme, ce sont en réalité les changements ayant eu lieu dans 175

l'économie capitaliste états-unienne qui ont eu le plus d'impact sur le statut des femmes. Il y a plus de femmes que jamais sur le marché du travail états-unien, non pas grâce au féminisme, mais parce que les familles ne peuvent plus compter sur le seul revenu du père. Le féminisme a été utilisé comme un outil psychologique pour faire croire aux femmes que ce travail qu'elles auraient pu trouver ennuyeux, pénible et chronophage était en fait libérateur. Parce que, que le féminisme existe ou non, les femmes doivent travailler. Les agressions ouvertement misogynes sur les femmes ont commencé bien avant le mouvement féministe, et la plupart des femmes qui ont subi des agressions et des violences de la part des hommes ne sont pas féministes. La plupart des violences commises contre les femmes dans cette culture sont soutenues par le patriarcat capitaliste qui pousse les hommes à se considérer comme privilégiés tout en les privant quotidiennement de leur humanité à travers des emplois déshumanisants, et les hommes usent par conséquent de la violence contre les femmes pour restaurer leurs sentiments de pouvoir et de masculinité perdus. Le bourrage de crâne des médias encourage les hommes à utiliser la violence comme un moyen de soumettre les femmes. Dans les faits, le patriarcat moderne, restructuré afin de répondre aux besoins du capitalisme avancé, a éradiqué les versions romantiques précédentes du rôle masculin de héros vu comme un preux chevalier, protégeant et entretenant la damoiselle en détresse, et l'a remplacé par le culte du violeur, du macho, de la brute qui utilise la force pour voir ses exigences assouvies. Dans les années 1960, les hommes noirs ont pris de la distance avec les codes chevaleresques de la masculinité qui en leur temps condamnaient l'usage de la violence contre les femmes, et se sont mis à idéaliser les hommes qui exploitaient et maltraitaient les femmes. Amiri Baraka a mis en scène son acceptation de la violence comme moyen de soumettre les femmes dans sa pièce Madheart (Coeur blessé). Dans une scène où une femme noire 176

exhorte l'homme noir à quitter les femmes blanches et à venir à elle, le « héros » noir de la pièce manifeste son pouvoir en utilisant la force pour la soumettre : L'HOMME NOIR :Je te reprendrai Sij'en ai besoin. LA FEMME (rires) : Tu en as besoin, bébé... regarde autour de toi. Tuferais mieux de me reprendre, si tu sais ce qui est bon pour toi... tuferais mieux. L'HOMME NOIR (la toisant du regard, il avance vers elle) :Jeferais mieux ?... (Petit rire.) Oui. On en arrive toujours là... Maintenant... (Il se retourne et la gifle soudainement en continu.) LA FEMME : Quoi ? ? ? Quoi... Oh mon amour... s'il te plaît... ne me frappe pas. (Il la frappe et la gifle encore.) L'HOMME NOIR : Je te veux femme, comme une femme. Baisse-toi. (Il la gifle encore.) Baisse-toi, soumetstoi, soumets-toi... à l'amour... et à l'homme, maintenant et pour toujours. LA FEMME (pleurant, tournant sa tête dans tous les sens) : S'il te plaît ne me frappe pas... s'il te plaît. (Elle s'agenouille.) Les années sont si longues sans toi, mon homme, j'ai attendu... Je t'ai attendu... L'HOMME NOIR : Et j'ai attendu aussi. LA FEMME :Je t'ai vu tefaire humilier, toi, homme noir, je t'ai vu ramper comme un chien. L'HOMME NOIR : Je t'ai vue te faire violer par des sauvages et des bêtes et porter les enfants décolorés de ces singes. LA FEMME : Tu as laissé faire. ..tune pouvais... rienfaire. L'HOMME NOIR : Mais maintenant je peux. (Il la gifle... la tire jusqu'à lui, l'embrasse vivement sur les lèvres.) Tout ça, c'est fini, femme, tu es avec moi, et le monde m appartient. 177

Baraka n'était pas seul à célébrer cette violence masculine envers les femmes. Ses pièces se jouaient devant un public composé de femmes et d'hommes qui n'étaient pas choqué*e*s, dégoûté-e-s ou révolté-e-s par ce qu'iels voyaient. Alors que Baraka, dans les années 1960, a utilisé le théâtre pour jouer des scènes d'oppression des hommes sur les femmes, dans les années 1970 une femme noire a été assassinée sur scène par un dramaturge masculin. La poétesse noire Audre Lorde parle de ce meurtre dans son article « The Great American Disease » (La terrible maladie états-unienne) dans lequel elle s'intéresse à la misogynie des hommes noirs. Elle rapporte le cas de Pat Cowan : C'était une jeune actrice noire de Détroit, 22 ans et mère. Elle a répondu au printemps dernier à une annonce appelant des femmes noires à passer une audition pour une pièce intitulée Hammer (Le marteau). Alors quelle jouait une scène de dispute, sous l'œil de son fils et dufrère du dramaturge, le dramaturge noir a saisi une masse et l'a frappée à mort par-derrière. La plupart des hommes dans la société patriarcale, bien que dévoués de façon quasi fanatique à la domination masculine, aiment à croire qu'ils n'useront jamais de violence pour opprimer les femmes. Pourtant, dès le plus jeune âge, les garçons sont conditionnés à voir les femmes comme leurs ennemies et comme une menace pour leur statut et leur pouvoir masculin - une menace qu'ils peuvent cependant vaincre par la violence. Lorsqu'ils grandissent, ils apprennent que les agressions envers les femmes diminuent leur anxiété et leur peur de voir leur pouvoir masculin usurpé. Dans son article sur la misogynie, Schein conclut : Nous devons comprendre que notre colère (et notre haine) est quelque chose qui vient de l'intérieur de nous. Ce n'est pas la faute des femmes. C'est le comportement que la sociétépatriarcale nous a poussés à adopter envers lesfemmes. Quand nous sommesfinalement confrontés à 178

la réalité duféminisme, qui menace notre pouvoir et nos privilèges, nous ne pouvons cacher notre réelle colère et nous devenons incroyablement violents. Nous devons accepter que cette colère nous appartient et découle de notre haine des femmes. Je sais que les hommes prétendent qu'ils ne haïssent pas lesfemmes, ils les ont juste traitées injustement de par leur socialisation (« Les autres hommes sont des violeurs, mais pas moi »). Cela sert de bonne excuse et n'est pas vrai. Tous les hommes haïssent les femmes, et tant que nous n'aurons pas pris la responsabilité de notre haine personnelle, nous ne serons pas capables d'explorer réellement nos émotions, ni de traiter les femmes comme des êtres humains égaux. Les femmes noires sont un des groupes de femmes les plus méprisés de la société états-unienne, et ont été par conséquent les victimes d'une maltraitance et d une cruauté masculines sans bornes. Puisque la femme noire a été caricaturée par les hommes blancs et noirs comme une « mauvaise » femme, elle na pu s'allier à aucun de ces deux groupes d'hommes afin de se protéger de l'autre. Pour aucun de ces groupes elle ne mérite une quelconque protection. Une étude sociologique des relations entre hommes et femmes noire-s dans les classes populaires a montré que la plupart des jeunes hommes noirs ne considéraient leurs compagnes que comme des objets à exploiter. La plupart des jeunes hommes de cette étude désignaient les femmes noires sous les noms de « cette garce » ou « cette salope ». Leur perception de la femme noire comme objet sexuel dépravé est similaire à la façon dont les hommes blancs perçoivent les femmes noires. Il est courant que dans les communautés noires, l'homme qui révèle ouvertement sa haine et son mépris des femmes soit admiré. L'idéalisation contemporaine de la violence des hommes envers les femmes a élevé le proxénète, qui fut jadis une figure méprisée dans diverses communautés, au rang de héros. Le comportement 179

misogyne du proxénète envers les femmes a été romancé dans des films comme Sweet Sweetback ou The Cool World, ainsi qu e dans des livres comme ceux dans lesquels Iceberg Slim glorifiait ses exploits. La plus grande partie de la très bonne autobiographie de Malcolm X est dédiée au récit de son vécu de proxénète. Il dit aux lecteurice-s qu'il se sentait très à l'aise dans ce rôle de proxénète car il voyait les femmes comme les ennemies de la masculinité qui doivent être vaincues par l'exploitation. Bien qu'il ait rejeté ce rôle de proxénète après être devenu musulman, ce rôle n'est décrit que comme une expression erronée de sa quête de « masculinité ». En 1972, Christina et Richard Milner ont publié un livre intitulé Black Players (Les macs noirs) dans lequel iels romancent et idéalisent les vies des proxénètes. Un des chapitres du livre a pour titre « Maie Dominance - Men Have to Control » (La domination masculine - les hommes doivent contrôler) qui met l'accent sur le fait que le proxénète impressionne les autres par son assujettissement des femmes. Les Milner affirment : Tout d'abord, le proxénète doit exercer un contrôle total sur ses femmes; la démonstration de ce contrôle est assurée par une série de rituels qui rendent compte defaçon symbolique de la soumission de ses femmes. En présence d'autres personnes, elle se doit tout particulièrement de le traiter avec une déférence et un respect absolus. Elle doit allumer ses cigarettes, répondre defaçon immédiate à tous ses caprices, et ne surtoutjamais le contredire. En réalité, une pute n'est pas censée parler lorsqu'elle se trouve en compagnie de proxénètes, saufsi on lui adresse la parole. Le rôle que les proxénètes veulent faire jouer aux femmes n'est qu'une imitation du rôle que les sexistes veulent que leurs épouses et leurs filles jouent. Le comportement passif et soumis qu'on attend des prostituées n'est pas différent de celui qui est demandé à toutes les femmes dans les sociétés patriarcales. 180

Les hommes noirs qui ont rejoint les groupes des Black Muslims dans les années 1960 et 1970 étaient attachés aux rôles sexistes. Dans son compte rendu sur le mouvement des Blacks Muslims, « Black Nationalism » (Nationalisme noir), publié en 1962, E. U. Essien-Udom a fait remarquer que les hommes noirs qui ont rejoint les Black Muslims étaient ceux qui acceptaient l'« idéal féminin » comme le rôle naturel des femmes. Essien-Udom fait remarquer : Lesfemmes appartenant au mouvement des Muslims semblent considérer leurs hommes comme « premiers parmi les égaux » et, en théorie du moins, considèrent que Vhomme doit être le soutien et le chef defamille. Les femmes Muslims s'adressent aux hommes en les appelant « monsieur ». Et les épouses s'adressent à leur mari de la même manière. Il était entendu que, dans les relations d'amour entre Muslims, la femme s'en remettait à l'homme en toutes circonstances. Beaucoup de femmes noires rejoignirent les Black Muslims car elles attendaient des hommes qu'ils endossent un rôle dominant. Tout comme d'autres groupes de libération noirs, les Black Muslims idéalisaient la masculinité et reléguaient dans le même temps les femmes à un statut subordonné. Malcolm X fut le leader des Black Muslims que beaucoup de gens ont considéré comme une figure exemplaire de la masculinité noire, mais il est impossible de lire son autobiographie sans se rendre compte de la haine et du mépris qu'il a ressentis pour les femmes pendant la plus grande partie de sa vie. Vers le milieu du livre, Malcolm écrit à propos de la femme noire qu'il a épousée : Je suppose que je pourrais maintenant dire que j'aime Betty. Elle est la seulefemme que j'ai ne serait-ce que pensé à aimer. Et elle est l'une des très raresfemmes - quatre en tout — en qui j'ai jamais eu confiance. Lefait est que Betty est, commefemme et comme épouse, une bonne Muslim. 181

Betty me comprend... Je dirais même que je n imagine pas que beaucoup d'autres femmes pourraient me supporter. Ramener l'homme noir qui a subi un lavage de cerveau à la réalité, et dire à cet homme blanc arrogant et diabolique la vérité sur ce qu'il est, Betty comprend bien que c'est un travail à plein-temps. Si j'ai du travail àfaire alors queje suis à la maison, le peu de temps queje passe à la maison, elle me prodigue le calme dontj'ai besoin pour travailler. Je suis rarement à la maison plus de la moitié de la semaine;je suis déjà parti pendant cinq mois. Je n'ai jamais vraiment l'occasion de l'emmener avec moi et je sais quelle aime être avec son mari. Elle est habituée à ce que je l'appelle depuis n'importe quel aéroport, de Boston à San Francisco, de Miami à Seattle, ou récemment du Caire, d'Accra ou de la ville sainte de La Mecque. Tandis que Malcolm vantait les mérites de sa femme, son attitude globale envers les femmes était extrêmement négative. Un des aspects importants du mouvement Black Muslim était son insistance puritaine à vouloir purifier et laver les personnes noires, en particulier les femmes noires, de leur sexualité considérée comme sale. Dans le patriarcat états-unien, toutes les femmes sont supposées incarner le mal sexuel. Le racisme sexuel a fait porter aux femmes noires le fardeau de ce besoin social de dégradation et de dévalorisation des femmes. Tandis que les femmes blanches ont été mises sur un piédestal symbolique, les femmes noires sont vues comme des femmes déchues. Dans la communauté noire, les femmes noires à la peau claire, qu'on pouvait presque confondre avec des femmes blanches, étaient vues comme des « dames » et placées sur un piédestal, tandis que les femmes à la peau plus foncée étaient vues comme des garces et des salopes. Les hommes noirs ont montré le même désir et le même mépris pour la sexualité féminine que celui qui est encouragé dans l'ensemble de la société. Puisque, comme les hommes blancs, ils voient les femmes noires comme fonda182

mentalement plus dépravées sexuellement et moralement que n importe quel autre groupe de femmes, ils ont ressenti le plus grand mépris envers elles. Dans le mouvement Black Muslim, l'homme noir qui avait pu un jour considérer les femmes noires comme une propriété sans valeur,pouvait tout d u n coup les voir élever au statut depouse et de mère respectée, si seulement elles se couvraient la tête de tissu et quelles couvraient leur corps de longues jupes et de robes. Essien-Udom rapporte que la plupart des femmes noires qui voulaient rejoindre le mouvement Black Muslim étaient poussées par la promesse quelles seraient respectées par les hommes noirs. Il nomme ce chapitre « The Negro Women : Journey from Shame » (Les femmes nègres : sortir de la honte) et commente : L'une des causes principales qui pousse les femmes nègres à rejoindre la Nation [of Islam] est leur désir d'échapper à leur position de femme dans la subculture nègre. Les qualitésféminines sont respectées au sein de la Nation. Le comportement des hommes Muslims envers les femmes nègres tranche vivement avec l'irrespect et l'indifférence avec lesquelles les Nègres des classes populaires les traitent d'habitude. Le commandement semi-religieux de Mahomet selon lequel ses fidèles doivent respecter la femme noire comporte un certain attrait pour les femmes noires qui cherchent à échapper à leur position subordonnée et humiliante dans la société nègre et à échapper également à l'éthique sexuelle prédatrice de la classe populaire. La Nation of Islam est pour elles un refuge loin de ces maltraitances et une libération de l'exploitation sexuelle. C'est un passage de la honte à la dignité. Les femmes noires qui entraient dans la Nation of Islam étaient traitées avec plus de respect que ce à quoi elles étaient habituées avant leur conversion, mais ces meilleurs traitements nont pas eu lieu parce que les hommes noirs Muslims avaient changé leurs 183

attitudes structurellement négatives envers les femmes. Cela s'est produit parce que leur leader masculin Elijah Muhammad a décidé quil serait dans l'intérêt du mouvement de développer une solide base patriarcale dans laquelle les femmes trouveraient protection et considération, en échange de leur soumission. La plupart du temps, les hommes Black Muslims, qui traitaient les femmes du mouvement avec respect, continuaient à maltraiter et à exploiter les femmes non Muslims. Comme les hommes blancs, considérer un groupe de femmes comme « bon » nécessitait qu'ils en désignent un autre comme étant « mauvais ». Cette idéalisation de la féminité noire n'était pas sans rapport avec l'idéalisation des femmes blanches par les hommes blancs au xixe siècle. Tandis que les hommes blancs ont relevé le statut des femmes blanches en désignant les femmes noires comme des salopes et des putains, les Black Muslims du xxe siècle ont relevé le statut des femmes noires en caractérisant les femmes blanches de diablesses et de salopes. Dans les deux cas, aucun des deux groupes d'hommes n'a pu abandonner ses croyances que les femmes sont mauvaises par nature. Ils ont conservé leur attitude méprisante envers les femmes mais l'ont orientée dans une direction spécifique. De nombreux hommes noirs non Muslims qui considéraient les femmes noires comme des biens sans valeur recherchaient des compagnes blanches. L'idéalisation de la féminité blanche par les hommes noirs est tout aussi ancrée dans une haine sexiste des femmes que l'est leur dévalorisation de la féminité noire. Dans les deux cas, les femmes en sont toujours réduites au rang d'objets. La femme idéalisée devient une propriété, un symbole, une décoration; elle est dessaisie de ses caractéristiques humaines essentielles. La femme dévalorisée devient une autre sorte d'objet, elle devient un crachoir dans lequel les hommes soulagent leurs sentiments négatifs contre les femmes. Ces hommes noirs qui croient profondément au rêve américain, qui est par essence un rêve masculin de domination et de réussite aux dépens des autres, sont les plus enclins à exprimer des sentiments négatifs sur les femmes 184

noires et des sentiments positifs sur les femmes blanches. Il n'est pas étonnant que l'homme noir qui trouve l'estime de soi dans les termes imposés par les hommes blancs désire une femme blanche. Parce qu'il vit chaque moment de sa vie comme une compétition avec les hommes blancs, il doit aussi être en compétition pour la femme dont l'homme blanc a décidé qu'elle représentait le mieux « Miss Etats-Unis ». L'idée répandue selon laquelle les hommes noirs désirent les femmes blanches parce qu'elles sont bien plus « féminines » que les femmes noires a été utilisée pour faire porter aux femmes noires la responsabilité du désir des hommes noirs pour les femmes blanches. En des termes sexistes, si les hommes noirs rejettent les femmes noires et se cherchent d'autres compagnes, alors c'est que les femmes noires doivent faire quelque chose de mal, puisque les hommes ont toujours raison. En réalité, dans les Etats-Unis sexistes, où les femmes noires sont des extensions objectivées de l'ego masculin, les femmes noires sont considérées comme des hamburgers et les femmes blanches comme une côte de bœuf. Et ce sont les hommes blancs qui ont créé cette hiérarchie racesexe, pas les hommes noirs. Les hommes noirs ne font que l'accepter et la soutenir. En réalité, si les hommes blancs décidaient à n'importe quel moment que posséder une femme violette était le symbole du statut et du succès masculin, les hommes noirs essaieraient alors, dans le cadre de leur compétition avec les hommes blancs, de posséder une femme violette. Même si je crois tout à fait normal que des personnes appartenant à des races différentes soient attirées sexuellement les unes par les autres, je ne pense pas que les hommes noirs qui avouent aimer les femmes blanches et haïr les femmes noires ou vice versa ne font qu'exprimer des préférences personnelles libres de tout biais culturel. Les hommes noirs ont été enclins à présenter leur désir de « posséder » les femmes blanches comme une tentative de dépasser la déshumanisation raciale. Dans Sex andRacism in America (Sexe et racisme aux États-Unis), Calvin Hernton affirme : 185

Aux Etats-Unis, cependant, ou le Nègre est l'opprimé et la femme blanche est le symbole par excellence de la pureté sexuelle et de la fierté, l'homme noir est souvent enclin à lui courir après plutôt que de travailler à augmenter son estime de soi. Avoir la femme blanche, qui est le lot de notre culture, est une manière de vaincre une société qui prive le Nègre de son humanité fondamentale. Remarquez que Hernton utilise en permanence le terme de « Nègre » alors qu'il ne se réfère en réalité qu'aux seuls hommes noirs. Les hommes noirs ont bien trop souvent essayé de défendre l'idée (et dans bien des cas ont convaincu avec succès leur public) que leur objectivation des femmes blanches était en corrélation directe avec leur propre degré d'oppression dans la société étatsunienne. Cette logique leur permet de cacher leurs sentiments misogynes fondamentaux qui stimulent leur désir de posséder les femmes blanches. Beaucoup d'hommes noirs qui fréquentent ou épousent des femmes blanches ont une image positive d'euxmêmes et ont atteint un certain statut capitaliste et une certaine réussite. Leur désir pour les femmes blanches est moins une indication du degré de l'oppression raciste qu'ils subissent qu'une expression du fait que leur réussite ne vaut pas grand-chose s'ils ne peuvent également posséder cet objet humain que la culture patriarcale blanche offre aux hommes comme la récompense suprême de leurs exploits masculins. Peu d'hommes noirs qui traitent des relations hommes noirs/ femmes blanches se demandent pourquoi les hommes noirs ne cherchent pas plutôt à défier les valeurs de ce patriarcat blanc qui les encourage à objectiver et si possible à exploiter les femmes blanches. Ils présentent bien plutôt l'homme noir comme une « victime », incapable de résister à la pression sociale qui lui apprend à déshumaniser les femmes noires par la dévalorisation et à déshumaniser les femmes blanches par l'idéalisation. En réalité, les hommes noirs ne résistent pas aux efforts des publicitaires 186

blancs ni à ceux des personnes en charge des relations publiques qui les encouragent à objectiver toutes les femmes, et en particulier les femmes blanches, parce que cela signifierait défier le patriarcat et l'oppression des femmes. L'affirmation de l'homme noir selon laquelle « posséder » une femme blanche est une victoire sur le racisme est une fausse vérité qui masque la réalité, c'est-à-dire que sa conception de la femme blanche comme « le » symbole de son statut et de son succès est avant tout une indication de son acceptation et de son soutien au patriarcat. Dans leur empressement à obtenir l'accès au corps des femmes blanches, nombre d'hommes noirs ont montré qu'ils étaient bien plus intéressés à exercer leurs privilèges masculins qu'à lutter contre le racisme. Leur comportement n'est pas si différent de celui des hommes sexistes blancs qui d'un côté déclaraient être des suprématistes blancs mais qui ne pouvaient renoncer au contact sexuel avec les femmes de cette même race qu'ils prétendaient haïr. Ce que ça nous montre, c'est qu'en tant qu'hommes ils placent l'exercice de leur privilège masculin au-dessus de tout le reste. Et s'ils doivent en passer par la maltraitance et l'exploitation des femmes pour maintenir ce privilège, ils le feront sans hésiter. Dans les écrits féministes, les femmes expriment souvent leur amertume, leur rage et leur colère envers les oppresseurs masculins car c'est une étape qui les aide à arrêter de croire aux versions idéalisées des rôles sexués qui privent la femme de son humanité. Malheureusement, l'emphase que nous mettons sur l'homme en tant qu'oppresseur masque souvent que les hommes sont aussi victimisés. Être un oppresseur est déshumanisant et antihumain par nature, comme ça l'est d'être une victime. Le patriarcat force les pères à se conduire comme des monstres, encourage les maris et les amants à être des violeurs qui ne disent pas leur nom ; il apprend à nos frères de sang à avoir honte de témoigner de l'affection pour nous, et prive tous les hommes de la vie émotionnelle qui pourrait être une force dans leur vie qui les rendrait plus humains et plus sûrs d'eux. La vieille notion du patriarche digne 187

de respect et d'honneur n a plus depuis longtemps sa place dans le monde du capitalisme avancé. Le patriarcat est devenu une souscatégorie du système dominant du capitalisme impérialiste, et les patriarches ne servent plus leur famille et leur communauté, mais les intérêts de l'État. Par conséquent ils ne s'affirment pas dans leur vie privée. Comme le souligne un psychothérapeute dans The American Maie (L'homme états-unien) : Il a peut-être été un grand héros au lycée -président d'un comité étudiant ou un athlète reconnu, ce genre de chose. Mais ensuite il se retrouve dans le monde et il devient un petit employé dans une entreprise, et il rentre à la maison en se sentant vaincu. On encourage les hommes à développer une phobie des femmes et à les considérer comme leurs ENNEMIES pour qu'ils laissent tranquillement d'autres forces - celles ayant un réel pouvoir déshumanisant aux États-Unis - les dépouiller quotidiennement de leur humanité. Le groupe très fermé des femmes sexistes (qui soutiennent et maintiennent l'idéologie patriarcale) et des hommes sexistes qui façonnent le capitalisme états-unien a en effet fait du sexisme un produit qu'iels peuvent vendre ; dans le même temps ils bourrent le crâne des hommes pour qu'ils pensent que leur identité et leur valeur peuvent être obtenues par l'oppression des femmes, et c'est l'arme ultime grâce à laquelle les sexistes maintiennent les hommes dans un état de soumission. S'intéressant à la question des relations femmes/hommes noire-s, un auteur affirme : La haine de soi et la violence bouillonnent dans les relations sexuelles entre Noire-s. A cause de cela, les hommes et lesfemmes noires font rarement l'expérience de l'amour naturel dans leurs relations — ils ont du sexe mais pas d'amour; ou de l'amour mais pas de sexe. La qualité de l'amour; ainsi que la qualité du respect pour les femmes, est appauvrie par le syndrome mac/pute 188

plaqué depuis si longtemps sur les personnes noires par le racisme et loppression aux Etats-Unis. La violence se travestit en affection. Les émotions plus profondes, engageantes de l'homme et de la femme sont mutilées par l'exploitation mutuelle, la défiance, l'irrespect et la recherche égoïste de gloire. Effectivement, il y a des milliers et des milliers de jeunes et de vieux et vieilles noires qui ne connaissent pas d'autres façons de faire, qui n'ont pas d'autre conception de ce qu'est une relation homme/femme mis à part le sexe, l'argent, les voitures et la politique homme/femme («la guerre des sexes ») véhiculée par la violence, physique ou verbale, ou les deux ensemble. Cet auteur ne voit les tensions négatives qui existent entre les femmes et les hommes noire-s que comme étant causées exclusivement par « le racisme et l'oppression aux États-Unis ». Cette mise en avant excessive du racisme comme pouvant expliquer les problèmes relationnels femme/homme noire-s nous aveugle sur l'impact tout aussi dommageable que le sexisme a sur nos modes de relation. La réticence de beaucoup de personnes noires à admettre que le sexisme promeut et perpétue la violence et la haine entre les hommes et les femmes est due à leur refus de lutter contre l'ordre social patriarcal. Les hommes et les femmes noire-s qui soutiennent le patriarcat, et par conséquent l'oppression sexiste des femmes, ont un énorme intérêt à présenter la situation sociale des personnes noires de telle façon que nous ne semblions opprimé-e-s et victimisé*e-s que par le racisme. Mais regardons les choses en face : malgré la réalité de l'oppression raciste, il y a d'autres manières dont nous, en tant que personnes noires, sommes persécuté*e*s dans la société états-unienne. Et il est tout aussi important que nous soyons conscient*e*s des autres forces oppressives comme le sexisme, le capitalisme, le narcissisme, etc., qui menacent notre libération humaine. Le fait de reconnaître que notre expérience humaine 189

est si complexe que nous ne pouvons la comprendre simplement par le racisme ne diminue en aucun cas notre conscience de loppression raciste. Lutter contre l'oppression sexiste est important pour la libération noire, car aussi longtemps que le sexisme divise les femmes et les hommes noire-s, nous ne pouvons allier nos forces pour lutter contre le racisme. Beaucoup de tensions et de problèmes dans les relations homme/femme noire-s sont causés par le sexisme et l'oppression sexiste. Et l'écrivain qui a parlé de ces relations aurait été plus proche de la réalité s'il avait dit : La haine de soi et la violence bouillonnent dans les relations sexuelles entre Noire-s. A cause de cela, les hommes et les femmes noire-s font rarement l'expérience de l'amour naturel dans leurs relations - ils ont du sexe mais pas d'amour, ou de l'amour mais pas de sexe. La qualité de l'amour, ainsi que la qualité du respect pour les femmes, est appauvrie par le syndrome mac/pute plaqué depuis si longtemps sur les personnes noires par le patriarcat et l'oppression sexiste aux Etats-Unis. La violence se travestit en affection. Les émotions plus profondes, engageantes de l'homme et de la femme sont mutilées par l'exploitation mutuelle, la défiance, l'irrespect et la recherche égoïste de gloire. Effectivement, il y a des milliers et des milliers de jeunes et de vieux et vieilles noire-s qui ne connaissent pas d'autres façons de faire, qui n'ont pas d'autre conception de ce qu'est une relation homme/femme mis à part le sexe, l'argent, les voitures et la politique homme/femme (« la guerre des sexes ») véhiculée par la violence, physique ou verbale, ou les deux ensemble. Ces femmes et ces hommes qui s'inquiètent de la haine et des violences croissantes dans les relations femme/homme noire-s ne sont pas près de comprendre ces dynamiques d'agression lorsqu'iels refusent de reconnaître le sexisme comme force oppressive. Le nationalisme noir, avec son appel au séparatisme et 190

à la formation de nouvelles cultures, a laissé croire à beaucoup de personnes noires que nous aurions pu vivre dans la société étatsunienne pendant des centaines d'années et rester intouché-e-s, non influencé-e-s par le monde autour de nous. C'est cette conception idéalisée de notre blackness (le mythe du bon sauvage) qui permet à beaucoup de gens de refuser de voir que l'ordre social proposé par les nationalistes noirs, fondé sur le patriarcat, n'aurait en aucun cas changé les sentiments négatifs entre les femmes et les hommes noire-s. Au prétexte de la libération des Noire-s, les hommes noirs ont pu présenter leur oppression des femmes noires comme une force - le signe d'un honneur retrouvé. Par conséquent, les mouvements de libération noire ont eu beaucoup d'effets positifs en ce qui concerne l'élimination de l'oppression raciste, mais ne présentent en aucun cas des programmes dont le but serait d'éliminer l'oppression sexiste. Les relations femme/ homme noire-s (comme toutes les relations homme/femme de la société états-unienne) sont dominées par l'impérialisme du patriarcat qui fait de l'oppression des femmes une nécessité culturelle. En tant que personnes de couleur, notre lutte contre l'impérialisme racial aurait dû nous apprendre que partout où il existe des relations maître/esclave, opprimé-e/oppresseure, la violence, la rébellion et la haine infiltrent tous les éléments de nos vies. Il ne peut y avoir de liberté pour les hommes noirs tant qu'ils prônent l'assujettissement des femmes noires. Il ne peut y avoir de liberté pour les hommes sexistes d'aucune race tant qu'ils prônent l'assujettissement des femmes. Le pouvoir absolu ne rend pas libre. La nature du fascisme est telle qu'il contrôle, limite et restreint les leaders autant que les personnes qu'il opprime. La liberté (et par ce terme je n'entends pas parler d'un monde sans consistance, vague où chacun-e fait ce qu'iel veut) en tant qu'égalité sociale donnant à tout-e-s les humain-e-s la possibilité de façonner leur destin de la façon la plus saine et la plus profitable à la communauté, ne peut être une réalité que si notre monde n'est plus ni raciste ni sexiste.

4 RACISME ET FÉMINISME, LA QUESTION DE LA RESPONSABILITÉ

On a habitué les femmes états-uniennes, toutes races confondues, à ne penser au racisme que comme à un phénomène de haine raciale. Plus particulièrement dans le cas des personnes noires et blanches, le terme de racisme est considéré la plupart du temps comme un synonyme pour discrimination ou préjugé contre les personnes noires de la part de personnes blanches. Pour la plupart des femmes, la première reconnaissance du racisme comme oppression institutionnalisée est générée soit par l'expérience personnelle directe, soit à travers des informations glanées dans des conversations, des livres, à la télévision ou dans les films. La compréhension qu'ont les femmes états-uniennes du racisme comme outil politique du colonialisme et de l'impérialisme est très limitée. Faire l'expérience de la douleur causée par la haine raciale, ou être témoin de cette peine n'est pas suffisant pour comprendre ses origines, son évolution ou son impact sur l'histoire globale. L'incapacité des femmes états-uniennes à comprendre le racisme dans le contexte politique états-unien n'est pas due à un quelconque dysfonctionnement inhérent à la pensée des femmes. Elle ne fait que refléter le degré de notre oppression. Aucun livre d'histoire utilisé dans les écoles publiques ne nous a jamais informées de l'impérialisme racial. À la place on nous servait des conceptions romantiques du « nouveau monde » et 193

du « rêve américain », les États-Unis comme le grand meltingpot où toutes les races ne font plus qu'une. On nous a appris que Christophe Colomb a découvert l'Amérique ; que « les Indiens » étaient des chasseurs de scalp, des tueurs de femmes et d'enfants innocents ; que les personnes noires ont été réduites en esclavage à cause de la malédiction biblique de Cham, que Dieu « luimême » avait décrété qu'iels seraient des scieureuse-s de bois, des laboureur euse-s de champ et des porteureuse-s d'eau. Personne ne parlait de l'Afrique comme du berceau de la civilisation, ni des personnes africaines et asiatiques qui sont venues en Amérique avant Christophe Colomb. Personne n'a parlé de génocide pour décrire les assassinats de masse des personnes natives-américaines, personne n'a parlé de terrorisme pour décrire les viols des femmes natives-américaines et africaines. Personne n'a parlé de l'esclavage comme du fondement qui a permis l'essor du capitalisme. Personne n'a parlé d'oppression sexiste pour décrire la reproduction forcée des épouses blanches afin d'accroître la population blanche. Je suis une femme noire. J'ai été dans des écoles publiques où il n'y avait que des Noire-s. J'ai grandi dans le Sud, entourée par l'évidence de la discrimination raciale, de la haine et de la ségrégation forcée. Pourtant mon éducation concernant les politiques raciales aux États-Unis n'a pas été si différente de celle des étudiantes blanches que j'ai rencontrées dans des lycées multiculturels, à l'université ou dans différents groupes de femmes. La majorité d'entre nous considéraient le racisme comme un mal social entretenu par des personnes blanches ayant des préjugés et qui pouvait être renversé par des alliances entre Noire-s et Blanche-s de gauche, par le militantisme, la réforme des lois ou l'intégration raciale. Les institutions d'enseignement supérieur n'ont rien fait pour améliorer notre compréhension limitée du racisme comme idéologie politique. Bien au contraire, les professeure-s nous ont caché la vérité, nous apprenant à accepter la suprématie blanche pour résoudre les conflits raciaux et la domination masculine pour résoudre les rapports de sexe. 194

Les femmes états-uniennes ont été éduquées, endoctrinées même, à accepter une version de l'histoire états-unienne qui a été créée dans le but de maintenir l'impérialisme racial sous la forme de la suprématie blanche et l'impérialisme sexuel sous la forme du patriarcat. Le succès de cet endoctrinement est visible quand nous perpétuons, aussi bien consciemment qu'inconsciemment, les maux mêmes qui nous oppressent. Je suis sûre que notre professeure d'histoire de sixième, qui nous a appris à nous identifier au gouvernement états-unien et valorisait les élèves qui récitaient le mieux le serment d'allégeance au drapeau, n'était pas consciente de cette contradiction : nous étions supposées aimer un gouvernement qui nous ségréguait et ne fournissait pas de matériel aux écoles composées seulement d'élèves noire*s, mais le réservait aux écoles n'ayant que des élèves blanc*he*s. Sans le vouloir elle a planté dans nos esprits la graine de l'impérialisme racial qui nous garderait pour toujours en état de servitude. Car comment une personne pourrait-elle renverser, changer ou ne serait-ce que critiquer un système qu'on lui aura appris à admirer, à aimer, dans lequel elle aura appris à croire ? Sa naïveté ne change rien au fait qu'elle enseignait à des enfants noirs à adhérer au système même qui nous opprimait, quelle nous a encouragées à le soutenir, à l'admirer, à mourir pour lui. Les femmes états-uniennes, indifféremment de leur éducation, de leur statut économique ou de leur identification raciale, ont subi pendant des années une éducation sexiste et raciste qui nous a appris à croire aveuglément en nos connaissances en histoire et leurs effets sur la réalité contemporaine, même si ces connaissances ont été formées et façonnées par un système d'oppression, et ceci n'est nulle part plus évident que dans le récent mouvement féministe. Le groupe de femmes blanches des classes moyenne et supérieure, ayant fait des études à l'université, qui se sont rassemblées pour organiser un mouvement des femmes, a renouvelé le concept de droit des femmes aux Etats-Unis. Elles ne se contentaient pas de revendiquer l'égalité sociale avec 195

les hommes. Elles exigeaient une transformation de la société, une révolution, un changement dans la structure de la société. Pourtant, alors quelles tentaient de sortir le féminisme du simple discours radical pour le mener sur le terrain de la vie quotidienne, elles ont prouvé quelles n'avaient pas changé, quelles n'avaient pas remis en question l'endoctrinement sexiste et raciste qui leur avait appris à considérer les femmes qui ne leur ressemblaient pas comme des Autres. Aussi, la Sororité dont elles parlaient n'est pas devenue une réalité, et le mouvement des femmes dont elles avaient imaginé qu'il transformerait la culture états-unienne n'a pas vu le jour. Au lieu de cela, le schéma hiérarchique des relations de race et de sexe déjà en place dans la société étatsunienne a simplement changé de forme dans le « féminisme » : les programmes de discrimination positive ont catégorisé le groupe opprimé « femmes », perpétuant ainsi le mythe que les femmes états-uniennes avaient toutes le même statut social ; les programmes d'études féminines ont été établis dans des universités de Blanc-he-s et n'enseignaient presque exclusivement que des textes écrits par des femmes blanches sur les femmes blanches, la plupart du temps depuis une perspective raciste; des femmes blanches ont écrit des livres qui prétendaient traiter de l'expérience des femmes états-uniennes alors qu'en réalité elles ne s'intéressaient qu'à l'expérience des femmes blanches ; enfin, il y avait un débat permanent sur la question de savoir si le racisme était ou non une question féministe. Si seulement les femmes blanches à l'origine du mouvement féministe contemporain avaient été ne serait-ce qu'un tout petit peu conscientes des politiques raciales au cours de l'histoire des Etats-Unis, elles auraient su que pour dépasser les frontières qui séparent les femmes les unes des autres, il fallait se confronter à la réalité du racisme ; pas seulement au racisme vu comme un mal général de la société, mais à la haine raciale qu'elles-mêmes pouvaient abriter secrètement dans leurs propres esprits. Malgré la prépondérance du régime patriarcal dans la société états-unienne, 196

le point de départ de la colonisation de l'Amérique est l'impérialisme racial, pas l'impérialisme sexuel. Aucun lien patriarcal d'aucune sorte entre les colons blancs et les hommes natifsaméricains n'a pu éclipser l'impérialisme racial blanc. Le racisme Ta emporté sur les alliances de sexe aussi bien dans les interactions du monde blanc avec les Natifve-s-Américain*e*s qu'avec les Africain-e-s-Américain-e-s; de même le racisme a éclipsé tous les liens possibles sur la base du sexe entre les femmes noires et les femmes blanches. L'écrivain tunisien Albert Memmi, dans son livre Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, insiste sur l'impact du racisme comme outil de l'impérialisme : Le racisme apparaît [...] non comme un détail plus ou moins accidentel\ mais comme un élément consubstantiel au colonialisme. Il est la meilleure expression du fait colonial et un des traits les plus significatifs du colonialiste. Non seulement il établit la discrimination fondamentale entre colonisateur et colonisé\ condition sine qua non de la vie coloniale, mais il en fonde aussi l'immutabilité. Même si les féministes ont peut-être raison de défendre l'idée que l'impérialisme sexuel est plus commun à toutes les sociétés que l'impérialisme racial, la société états-unienne est une société dans laquelle l'impérialisme racial l'emporte sur l'impérialisme sexuel. Aux Etats-Unis, le statut social des femmes noires et blanches n'a jamais été le même. Dans les Etats-Unis du xix c et du début du xxe siècle, il y avait peu, voire pas du tout de similitudes entre les expériences vécues par ces deux groupes de femmes. Bien que ces deux groupes aient été victimes du sexisme, les femmes noires étaient, en tant que victimes du racisme, sujettes à des oppressions qu'aucune femme blanche n'était forcée de subir. En réalité, l'impérialisme racial blanc garantissait à toutes les femmes blanches, toutes victimes qu'elles aient été de l'oppression sexiste, 197

le droit d endosser le rôle de loppresseure dans leurs relations avec les femmes et les hommes noire-s. Dès le début du mouvement contemporain pour la révolution féministe, les militantes blanches ont tenté de minimiser leur position dans la hiérarchie raciale de la société états-unienne. Dans leurs tentatives de se distinguer des hommes blancs (de nier leurs connexions fondées sur l'appartenance à une classe raciale commune), les femmes blanches impliquées dans le mouvement féministe ont affirmé que le racisme est inhérent au patriarcat blanc et ont prétendu qu elles ne pouvaient être tenues pour responsables de l'oppression raciste. Dans son article « 'Disloyal to Civilization : Feminism, Racism and Gynephobia » (Traîtres à la civilisation : féminisme, racisme et gynophobie), la féministe radicale Adrienne Rich parle de la question de la responsabilité des femmes blanches et écrit : Si les féministes noires et blanches veulent parler de la responsabilité des femmes, je crois qu'on doit s'emparer du terme de racisme, l'empoigner à mains nues, l'arracher de la conscience stérile ou défensive sur laquelle il pousse le plus souvent, et le transplanter afin qu'il puisse permettre à de nouvelles idées sur nos vies et sur notre mouvement d'émerger; Une analyse qui attribue aux femmes blanches la responsabilité de la domination active, de la violence physique et institutionnelle et les justifications de celles-ci incorporées aux mythes et au langage, non seulement accroît la fausse conscience, mais cela nous pousse aussi à nier ou à minimiser la forte connexion qui existe entre les femmes noires et blanches depuis le début de l'histoire de l'esclavage, et cela entrave toute réelle discussion sur l'instrumentalisation des femmes dans un système qui opprime toutes les femmes et dans lequel la haine des femmes est également incrustée dans les mythes, lefolklore et le langage.

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Aucun-e lecteurrice de cet article de Rich ne pourrait douter un seul instant quelle trouve important que les femmes engagées dans le féminisme travaillent à dépasser les frontières qui séparent les femmes noires et blanches. Cependant, elle ne comprend pas que, si les femmes blanches nient l'existence des femmes noires, écrivent des thèses « féministes » comme si les femmes noires ne faisaient pas partie du groupe plus large des femmes étatsuniennes, ou discriminent les femmes noires, alors la colonisation de l'Amérique du Nord par des hommes sexistes blancs et l'institutionnalisation d'un ordre social impérialiste et raciste importent moins, depuis un point de vue de femme noire, que le soutien et la perpétuation active du racisme anti-Noire-s par des femmes blanches qui se prétendent féministes. Pour les femmes noires, le problème n'est pas de savoir si les femmes blanches sont plus ou moins racistes que les hommes blancs, le problème est qu'elles soient racistes. Si les femmes engagées dans la révolution féministe, fussent-elles noires ou blanches, veulent un jour espérer atteindre une compréhension des « fortes connexions » existant entre les femmes blanches et les femmes noires, alors nous devons d'abord être prêtes à analyser la relation des femmes à la société, à la race et à la culture états-unienne telle qu'elle est vraiment et pas telle que nous voudrions quelle soit idéalement. Cela implique d'affronter la réalité du racisme des femmes blanches. La discrimination sexiste a empêché les femmes blanches d'endosser le rôle dominant dans la perpétuation de l'impérialisme racial blanc, mais cela ne les a pas empêchées d'intégrer, de soutenir et de prôner l'idéologie raciste ou d'agir individuellement en tant qu'oppresseures racistes dans diverses sphères de la vie états-unienne. Tous les mouvements de femmes aux Etats-Unis depuis leurs plus lointaines origines jusqu'à aujourd'hui se sont construits sur des bases racistes - un fait qui n'invalide en aucun cas le féminisme comme idéologie politique. Le mouvement pour le droit des femmes reflète la structure sociale d'apartheid racial 199

qui a caractérisé la vie états-unienne des x i x e et XX e siècles. Les premières militantes pour les droits des femmes nont jamais cherché à obtenir légalité sociale pour toutes les femmes; ce quelles cherchaient c'était légalité sociale pour les femmes blanches. On part souvent du principe que les militantes pour les droits des femmes du x i x e siècle étaient antiracistes parce quelles étaient nombreuses à être également actives dans les mouvements abolitionnistes. Les historien-ne-s et particulièrement certains écrits féministes récents ont créé une version de l'histoire étatsunienne dans laquelle les militantes blanches pour les droits des femmes sont présentées comme les défenseures des personnes noires opprimées. Ce romantisme acharné a façonné la plupart des études concernant le mouvement abolitionniste. De nos jours il y a une tendance générale à assimiler abolitionnisme et rejet du racisme. En réalité, la plupart des abolitionnistes blanc-he-s, hommes ou femmes, bien que très véhément-e*s dans leur critique de l'esclavage, étaient radicalement opposé-e-s à l'idée d'accorder l'égalité sociale aux personnes noires. Joël Kovel, dans son étude White Racism : A Psychohistory, met en avant le fait que « le but réel du mouvement de réforme, qui avait commencé si noblement et courageusement, n'était pas la libération des Noire-s, mais le renforcement des Blanche-s, de leur conscience, etc. ». On accepte communément l'idée que l'empathie des femmes blanches réformistes pour les esclaves noire-s opprimé-e-s, couplée à la reconnaissance de leur impuissance face à l'esclavage, est ce qui a développé la conscience féministe et mené à la révolte féministe. Les historien-ne-s contemporain-e*s, en particulier les universitaires blanches, acceptent cette théorie selon laquelle les sentiments de solidarité envers les esclaves noire-s des militantes blanches pour les droits des femmes étaient une preuve de leur antiracisme et de leur soutien à l'égalité sociale des Noire*s. C'est cette idéalisation du rôle joué par les femmes blanches qui pousse Adrienne Rich à affirmer :

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[...] Il est important que les féministes blanches se souviennent que - bien quelles n aient pas été considérées comme des citoyennes selon la Constitution, quelles aient été privées d'éducation, malgré leur dépendance économique vis-à-vis des hommes, malgré les lois et les traditions interdisant aux femmes de parler en public ou de désobéir à leur père, à leur mari et à leursfrères — nos sœurs blanches ont, selon les mots de Lillian Smith, sans cesse été des « traîtresses à la civilisation » et ont « senti la mort dans le mot "ségrégation », défiant le plus souvent le patriarcat pour la première fois, non en leur nom propre mais dans l'intérêt des hommes, des femmes et des enfants noire-s. Nous avons une solide tradition féminine antiraciste malgré tous les effortsfournis par le patriarcat blanc pour diviser ses créatures-objets, créant ainsi des dichotomies de privilèges et de castes, de couleur de peau, d'âge et de conditions de servitude. Peu de preuves historiques viennent corroborer l'affirmation de Rich que les femmes blanches en tant que groupe ou les militantes blanches des droits des femmes font partie d une quelconque tradition antiraciste. Lorsque les réformistes blanches des années 1830 ont choisi de lutter pour la libération des esclaves, elles étaient motivées avant tout par des sentiments religieux. Elles se sont attaquées à l'esclavage, pas au racisme. La base de leur mouvement était une réforme morale. Le fait qu'elles ne demandaient pas l'égalité sociale pour les personnes noires est une preuve de leur attachement à la suprématie raciste blanche malgré leur lutte contre l'esclavage. Tandis qu'elles prônaient fortement la fin de l'esclavage, elles n'ont jamais défendu un quelconque changement dans la hiérarchie raciale qui leur accordait un statut de classe supérieur à celui des femmes ou des hommes noire-s. En réalité, elles voulaient que cette hiérarchie soit maintenue. Par conséquent, le mouvement pour les droits des femmes blanches, qui avait pris jusque-là une part discrète dans les mouvements 201

réformistes, s'est affirmé pleinement au moment de la lutte pour les droits des personnes noires, précisément parce que les femmes blanches ne voulaient voir aucun changement dans le statut social des Noire-s tant qu'elles n'étaient pas assurées de la prise en compte de leurs propres revendications. Cette citation de la militante blanche pour les droits des femmes et abolitionniste Abby Kelly, « nous avons de bonnes raisons d'être reconnaissantes envers les esclaves pour les bénéfices que nous avons reçus nous-mêmes de la lutte pour leurs droits. Dans notre acharnement à briser leurs chaînes, nous nous sommes rendu compte que nous étions menottées nous-mêmes », est souvent citée par les universitaires comme une preuve que les femmes blanches ont pris conscience de la limitation de leurs propres droits en luttant pour l'abolition de l'esclavage. Cette rhétorique répandue du xixe siècle est tout simplement fausse. Aucune femme blanche du xix e siècle ne pouvait devenir adulte sans avoir conscience du sexisme institutionnalisé. Ce que les femmes blanches ont appris à travers leur lutte pour libérer les esclaves, c'est que les hommes blancs consentaient à défendre les droits des Noire-s tout en refusant tout droit aux femmes. Devant les réactions négatives face à leurs activités de réforme et aux tentatives publiques de limiter et d'empêcher leurs actions contre l'esclavage, elles ont été forcées d'admettre que sans revendication directe pour obtenir les mêmes droits que les hommes blancs, elles pourraient finir par être regroupées dans la même catégorie sociale que les Noire-s - ou pis, les hommes noirs pourraient obtenir un statut social supérieur au leur. Que les femmes blanches établissent un parallèle entre leur sort et celui des esclaves n'a en rien amélioré la cause des esclaves noire-s opprimé-e-s. Malgré l'affirmation d'Abby Kelly, il y avait peu, voire pas de similitudes entre les expériences quotidiennes des femmes blanches et les expériences quotidiennes des esclaves noire-s. Lorsque les réformatrices blanches ont établi un parallèle entre l'impact du sexisme sur leur vie et l'expérience de l'esclavage, elles n'exprimaient en aucun cas 202

une prise de conscience ou une sensibilité au sort des esclaves ; elles ne faisaient que s'approprier rhorreur de l'expérience des esclaves pour améliorer leur propre sort. L'absence de sentiment de solidarité politique de la majorité des réformatrices blanches avec les personnes noires a été mise en évidence lors du conflit qui a eu lieu autour du vote. Lorsqu'il a été clair que les hommes blancs pourraient accorder le droit de vote aux hommes noirs tout en laissant les femmes blanches privées de ce même droit, les suffragettes blanches n'ont pas réagi collectivement en exigeant que toutes les femmes et tous les hommes obtiennent le droit de vote. Elles n'ont fait qu'exprimer leur colère et leur indignation par rapport au fait qu'il semblait plus important pour les hommes blancs de maintenir les hiérarchies sexuelles que les hiérarchies raciales au cœur de l'arène politique. De ferventes militantes blanches pour les droits des femmes comme Elizabeth Cady Stanton, qui n'avaient encore jamais défendu les droits des femmes sur la base d'arguments d'impérialisme racial, ont tout à coup exprimé leur indignation que les « négros » inférieurs puissent obtenir le droit de vote tandis que les femmes blanches « supérieures » en resteraient privées. Stanton a affirmé : Si les hommes anglo-saxons ont légiféré de la sorte pour leurs propres mères, épouses et filles, que peut-on espérer de la part des Chinois, des Indiens et des Africains ?... Je protesterai contre le fait d'accorder le droit de vote à tout homme d'une quelconque race ou contrée tant que les filles de Jefferson, Hancock et Adams n'obtiendront pas ces droits qui sont les leurs. Les suffragettes blanches avaient l'impression que les hommes blancs insultaient les femmes blanches en refusant de leur accorder les privilèges qu'ils s'apprêtaient à accorder aux hommes noirs. Elles blâmaient les hommes blancs non pour leur sexisme, mais pour leur intention de permettre au sexisme d'éclipser les 203

alliances raciales. Stanton, comme d'autres militantes blanches pour les droits des femmes, ne souhaitait pas voir les Noire*s réduit*e*s en esclavage, mais elle ne souhaitait pas voir le statut des personnes noires amélioré cependant que le statut des femmes blanches ne changeait pas. Au début du xxe siècle, les suffragettes blanches étaient prêtes à faire avancer leur propre cause aux dépens des personnes noires. En 1903, à la convention de la National American Woman's Suffrage Association (Association nationale étatsunienne pour le droit de vote des femmes) qui s'est tenue à La Nouvelle-Orléans, une suffragette sudiste a prôné le droit de vote des femmes blanches en affirmant que « cela permettrait à une suprématie blanche de voir le jour durablement ». L'historienne Rosalyn Terborg-Penn s'intéresse à cette question du soutien des femmes blanches à la suprématie blanche dans son article « Discrimination Against Afro-American Women in the Woman's Movement 1830-1920 » (Discrimination à l'encontre des femmes afro-américaines dans le mouvement de libération des femmes 1830-1920) : Déjà dans les années 1890y Susan B. Anthony s est rendu compte du potentiel que représentaient lesfemmes blanches sudistes pour le droit de vote des femmes. Elle a choisi l'opportunisme contre la loyauté et la justice lorsqu'elle a demandé au soutien de longue date des féministes, Frederick Douglass, de ne pas participer à la convention de la National American Woman Suffrage Association (Association nationale états-unienne pour le droit de vote desfemmes) prévue à Atlanta... Lors des rencontres de la NAWSA de 1903 à La Nouvelle-Orléansy le Times Democrat s'en est pris à l'association à cause de son attitude négative envers la question des femmes noires et de l'accès de ces dernières au droit de vote. Dans une déclaration signée par Susan B. Anthony, Carrie C. Catty Anna Howard Shaw, 204

Kate N. Gordon, Alice Stone Blackwell, Harriet Taylor Upton, Laura Clay et Mary Coggeshall, les membres du conseil d'administration de la NAWSA ont adopté la position juridique des Etats membres de l'organisation, ce qui revenait à entériner la suprématie blanche dans tous les Etats, en particulier ceux du Sud. Le racisme dans le mouvement pour les droits des femmes n a pas émergé simplement en réaction à la question du droit de vote ; c'était une force dominante dans tous les groupes réformistes où il y avait des femmes blanches. Terborg-Penn affirme que : La discrimination envers les femmes réformistes afro-américaines était la règle et non l'exception dans le mouvement pour les droits des femmes de 1830 à 1920. Bien que des féministes blanches comme Susan B. Anthony, Lucy Stone et d'autres ont encouragé les femmes noires à rejoindre la lutte contre le sexisme au XIXe siècle, les réformistes d'avant la guerre de Sécession qui étaient engagées aussi bien dans des groupes de femmes abolitionnistes que dans des organisations pour les droits desfemmes ont activement discriminé les femmes noires. Dans leur tentative de prouver que la solidarité existait entre les femmes réformistes noires et blanches du xix e siècle, les militantes d'aujourd'hui citent fréquemment la présence de Sojourner Truth à diverses conventions pour les droits des femmes comme une preuve de l'antiracisme supposé des suffragettes blanches. Mais toutes les fois où Sojourner Truth a pris la parole, des groupes de femmes blanches ont protesté. Dans The Betrayal of the Negro, Rayford Logan écrit : Lorsque la General Fédération of Women's Clubs (Fédération générale des clubs defemmes) a été confrontée à la question de la « ligne de couleur » au tournant du siècle, les clubs sudistes menacèrent de faire sécession. 205

Une des premières et des plus fortes oppositions à Vadmission des clubs de couleur a été révélée par The Tribune de Chicago et The Examiner (L'Investigateur) lors du grandfestival de fraternisation à l'exposition d'Atlanta, du campement du CAR à Louisville et de la cérémonie du champ de bataille de Chickamauga... Le Georgia Women's Press Club (Club des femmes journalistes de Géorgie) était si sensible à ce sujet que certaines de ses membres souhaitaient se retirer de la fédération si les femmes de couleur y étaient admises. Mlle Corinne Stocker; une des membres du conseil d'administration du Georgia Women's Press Club et une des éditrices de 1'Atlanta Journal a déclaré le 19 septembre : « Les femmes sudistes ne sont pas étroites d'esprit ou intolérantes sur ce sujet, mais elles ne peuvent tout simplement pas reconnaître socialement les femmes de couleur... En même temps nous pensons que le Sud est le meilleur ami de lafemme noire ». Les membres d'associations de femmes sudistes étaient les plus véhémentes contre l'idée de voir les femmes noires rejoindre leurs rangs, mais les femmes blanches nordistes soutenaient également la ségrégation raciale. La question de savoir si les femmes noires seraient autorisées à participer au mouvement des clubs de femmes sur un pied d'égalité avec les femmes blanches a atteint un point critique dans le Milwaukee à la conférence de la General Fédération of Women's Clubs lorsque la question se posa de savoir si oui ou non la féministe noire Mary Church Terrell, alors présidente de la National Association of Colored Women (Association nationale des femmes de couleur), pourrait prononcer un discours de bienvenue, et si Josephine Ruffin, qui représentait l'association noire New Era Club (Nouvelle ère), pourrait prendre la parole. Dans les deux cas, le racisme des femmes blanches l'a remporté. Dans une interview donnée au Tribune de Chicago, la présidente de la fédération, Mme Lowe, a été questionnée sur 206

ce refus d'admettre les participantes noires telles que Joséphine Ruffin. Elle répondit : « La place de Mme Ruffin est parmi son propre peuple. Parmi elles et eux, elle serait un leader et pourrait faire beaucoup de bonnes choses, mais parmi nous elle ne peut rien créer d'autre que du désordre ». Rayford Logan commente le fait que des femmes blanches telles que Mme Lowe n'avaient aucune objection à ce que les femmes noires tentent d'améliorer leur sort; elles avaient seulement l'impression que l'apartheid racial devait être maintenu. A propos de l'attitude de Mme Lowe envers les femmes noires, Logan écrit : Mme Lowe avait aidé à la création de crèches pour les enfants de couleur dans les Etats du Sud\ et lesfemmes de couleur qui y travaillaient étaient toutes de bonnes amies à elle. Elles étaient associées lorsqu'il s'agissait des affaires, mais bien sûr; aucune d'entre elles n'aurait songé à se tenir à ses cotés à une convention. Les Nègres étaient « une race en soi, et parmi elles et eux, iels peuventfaire beaucoup, avec notre aide et celle de la fédération, qui se tient quotidiennement prête à faire tout ce qui est en son pouvoir pour les aider ». Si Mme Ruffin est effectivement la « femme cultivée que tout le monde affirme quelle est, elle devrait mettre son éducation et ses talents à profit en tant quefemme de couleur, parmi lesfemmes de couleur ». Les sentiments anti-Noire-s parmi les membres d'associations de femmes blanches étaient beaucoup plus forts que les sentiments anti-Noine-s parmi les membres d'associations d'hommes blancs. Un homme blanc a même écrit une lettre adressée au Tribune de Chicago dans laquelle il affirme : Nous assistons au spectacle de femmes chrétiennes éduquées et raffinées qui ont protesté et luttépendant des années contre les discriminations injustes à leur encontre de la part des hommes, et qui se rassemblent pour porter 207

le premier coup contre l'une d'entre elles sous prétexte que celle-ci est noire, sans autre motif ou prétexte que cela. Les a priori que les militantes blanches avaient contre les femmes noires étaient bien plus profonds que ceux envers les hommes noirs. Comme le dit Rosalyn Penn dans son article, les hommes noirs étaient bien plus acceptés dans les cercles de réformistes blancs que ne l'étaient les femmes noires. Les opinions négatives envers les femmes noires étaient le résultat de stéréotypes racistes-sexistes dominants qui décrivaient les femmes noires comme moralement impures. Beaucoup de femmes blanches avaient l'impression que cela porterait atteinte à leur statut de dame si elles s'associaient avec les femmes noires. Aucun de ces stigmates moraux netait rattaché aux hommes noirs. Les leaders noirs tels que Frederick Douglass, James Forten, Henry Garnet et d'autres étaient de temps à autre les bienvenus dans les cercles sociaux blancs. Des militantes blanches qui n'auraient pas envisagé un seul instant de dîner en compagnie de femmes noires accueillaient des hommes noirs à leur table. Considérant d'une part la crainte que les Blanc-he-s avaient du métissage entre les races, et d'autre part l'histoire du désir sexuel des hommes blancs pour les femmes noires, nous ne pouvons pas exclure la possibilité que les femmes blanches aient été réticentes à reconnaître socialement les femmes noires par peur de la compétition sexuelle. En général, les femmes blanches ne voulaient pas s'associer aux femmes noires car elles craignaient d'être contaminées par ces créatures moralement impures. Les femmes blanches voyaient les femmes noires comme une menace directe à leur statut social - en effet, comment pouvaient-elles être idéalisées comme des femmes vertueuses, des quasi-déesses, si elles fréquentaient des femmes noires qui étaient vues par le public blanc comme licencieuses et immorales ? Dans son discours adressé en 1895 aux déléguées des associations de femmes noires, Josephine Rufïin affirma devant son public que la raison pour laquelle les femmes blanches membres d'associations ne voulaient 208

pas se joindre aux femmes noires était la supposée « immoralité des femmes noires » et elle les exhorta à lutter contre cette perpétuation des stéréotypes négatifs sur la féminité noire : Partout aux Etats-Unis, on peut trouver une classe de plus en plus grande de femmes de couleur; honnêtes, intelligentes et progressistes qui, si elles ne sont pas déjà en train de vivre des vies pleines et utiles, n'attendent que l'occasion pour le faire, beaucoup d'entre elles étant toujours engluées et étouffées par le manque d'opportunitésy non seulement de faire plus mais aussi d'être plus; et pourtant si l'on parle des femmes de couleur aux Etats-Unis en général, l'inévitable réplique est la suivante : « Elles sont pour la plupart ignorantes et immorales, à quelques exceptions près bien évidemment, mais ces dernières ne comptent pas ». [...] Nous nous sommes tues trop longtemps sous le poids d'accusations injustes et ignorantes... Année après année lesfemmes sudistes ont protesté contre l'admission de femmes de couleur dans n'importe quelle association nationale sur la base de l'immoralité de ces femmes, et parce que tout démenti n'a été fait que defaçon individuelle\ ces accusations n'ont jamais été balayées, comme elles auraient pu et dû l'être dès le départ... C'est pour briser ce silence, non en protestant bruyamment contre ce que nous ne sommes pas, mais par une démonstration digne de ce que nous sommes et espérons devenir; que nous nous devons de franchir ce pas, pourfaire de cette action collective une leçon pour le monde. Le racisme des femmes blanches à lencontre des femmes noires était tout aussi visible dans la sphère du travail quil l'était dans le mouvement pour les droits des femmes et dans les associations de femmes. Entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale, les militantes blanches pour les droits des femmes se 209

sont concentrées sur l'obtention pour les femmes du droit de travailler dans différents domaines. Elles voyaient le travail salarié comme un moyen d'échapper à la dépendance économique des hommes blancs. Robert Smut, l'auteur de Women and Work in America - un livre qu'il aurait été plus juste de nommer « Les femmes blanches et le travail aux États-Unis » - écrit : Si unefemme pouvait subvenir à ses propres besoins, elle pouvait refuser de se marier ou de rester mariée, ou alors à ses propres conditions. C'est pourquoi le travail était vu par de nombreusesféministes comme une alternative réelle ou potentielle au mariage, et par conséquent comme un instrument pour changer les relations matrimoniales. Les tentatives des militantes blanches d'augmenter les emplois disponibles pour les femmes visaient exclusivement l'amélioration du sort des travailleuses blanches, qui ne s'identifiaient pas aux travailleuses noires. En réalité la travailleuse noire était vue comme une menace pour la sécurité de la femme blanche, car elle représentait une compétition plus grande. Les relations entre les travailleuses blanches et noires étaient marquées par le conflit. Ce conflit est devenu plus intense lorsque les femmes noires ont tenté d'intégrer les usines et ont été confrontées au racisme. En 1919, une étude portant sur les femmes noires dans les usines à New York fut publiée portant le nom de « A New Day for the Colored Woman Worker » (Un nouveau jour pour la travailleuse noire). Letude commençait en affirmant ceci : Pendant des générations les femmes noires ont travaillé dans les champs du Sud. Elles ont été les domestiques des Sudistes aussi bien que des Nordistes, acceptant ces postes de service à la personne qui leur étaient ouverts. Leur sort a étéfait de dur et douloureux travail\ mais elles ont été presque totalement exclues de nos magasins et de nos usines. La tradition et les préjugés raciaux ont 210

joué un grand rôle dans leur exclusion. Le développement tardif du Sudy et Véchec des femmes de couleur à exiger des postes dans les usines n'ontfait quaggraver la situation. C'est pour ces raisons que lesfemmes de couleur n'ont pas intégré l'armée industrielle par le passé. Il est indéniable quelles y sont aujourd'hui. La guerre leur a en partie, pour un temps du moins, ouvert les portes du travail en usine. Les usines qui avaient perdu leurs travailleurs à la guerre et leurs travailleuses blanches dans l'industrie militaire ont embauché des femmes de couleur à la place. Il fallait répondre à la demande en ouvriere-s qualifié-e-s, semi-qualifié'e-s et non qualifiées. La réserve de travailleur-euses immigré-es avait déjà été utilisée, le flot d'immigration avait cessé, et les ouvrières blanches semi-qualifiées étaient obligées de prendre des postes qualifiés par manque de main-d'œuvre. Ilfallait trouver une maind'œuvre bon marché quelque part. Pour la première fois les agences de recrutement ont mis les mots « de couleur » avant les mots « on recherche ». Les femmes de couleur; dont on ne s'était pas encore servi, étaient disponibles en grand nombre. Les travailleuses noires qui intégraient les usines travaillaient dans les blanchisseries industrielles, l'industrie alimentaire et les branches les moins spécialisées du secteur textile, comme les usines d'abat-jour qui dépendaient grandement du travail des femmes noires. L'hostilité entre les travailleuses blanches et noires était la norme. Les femmes blanches ne voulaient pas être en compétition avec les femmes noires pour les emplois, pas plus qu'elles ne voulaient travailler à leurs côtés. Pour empêcher les employeurs blancs d'embaucher des femmes noires, les travailleuses blanches menaçaient de se mettre en grève. Les travailleuses blanches se plaignaient souvent des travailleuses noires pour dissuader les employeurs de les embaucher. 211

Les femmes blanches employées par le gouvernement fédéral insistaient pour être séparées des femmes noires. Dans beaucoup de lieux professionnels, des pièces de travail, des salles de bains et des douches séparées étaient installées afin que les femmes blanches n'aient pas à travailler ou à se laver à côté des femmes noires. Les travailleuses blanches utilisaient le même argument que celui exposé par les membres d'associations de femmes pour justifier quelles excluent des femmes noires, elles prétendaient que les femmes noires étaient immorales, licencieuses et insolentes. Elles disaient également quelles avaient besoin de la protection que leur offrait la ségrégation afin de ne pas attraper les maladies des « Nègres ». Certaines femmes blanches prétendaient avoir vu des femmes noires avec des maladies vaginales. Il y a le cas d une femme blanche travaillant au bureau du greffier, Maud B. Woodward, qui a prêté serment en déclarant : Que les mêmes toilettes sont utilisées par les Blanches et les Noires, et certain 'es disent que les Noires ont des maladies, ce qui suit en étant la preuve : quune femme nègre nommée Alexander a souffert pendant des années d'une maladie intime, et que par peur d'utiliser les toilettes après elle, certainesfilles blanches sontforcées de souffrir mentalement et physiquement. La concurrence pour les postes entre les travailleuses noires et blanches se soldait souvent par l'embauche des femmes blanches. Les femmes noires étaient souvent forcées d'accepter des postes considérés comme trop ardus et difficiles. Dans les usines de confiserie, les femmes noires ne faisaient pas qu'emballer les confiseries, elles travaillaient en tant que confiseuses et étaient souvent amenées à porter de lourds plateaux depuis les tables jusqu'aux machines, et depuis les machines jusqu'aux tables. Elles faisaient le « desserrage » dans les usines de production de tabac, une tâche précédemment effectuée par les seuls hommes. Des enquêteurice-s pour l'étude menée à New York ont affirmé : 212

Les femmes noires effectuaient des tâches que les femmes blanches refusaient d'effectuer. Elles remplaçaient les garçons au nettoyage des stores, un travail qui nécessitait d'être constamment debout et d'atteindre lesdits stores. Elles prenaient la place des hommes dans les travaux de teinture defourrure, un travail extrêmement désagréable et dangereux, nécessitant de se tenir debout, de manier de lourdes brosses, et d'inhaler de la teinture nauséabonde. Dans une usine de matelas on les a vues remplacer des hommes pour empaqueter les matelas, travaillant par deux, rassemblant cinq matelas les uns contre les autres, et les cousant ensemble, prêts à être livrés. Cesfemmes devaient se baisser constamment et porter de gros ballots de matelas de soixante-dix kilos. Sur les lieux de travail où régnait la ségrégation raciale, les travailleuses noires étaient en général moins payées que les travailleuses blanches. Comme il existait peu, voire aucun lien entre les deux groupes, les femmes noires netaient pas toujours au courant de cette disparité de salaire. Les personnes ayant travaillé pour l'étude de New York ont découvert que la plupart des employeurs refusaient de payer les travailleuses noires autant que les travailleuses blanches à travail égal. Dans le métier, on ne pouvait pas ne pas voir les différences de salaire entre les travailleuses de couleur et les Blanches. Alors que toutes les femmes de couleur recevaient moins de 10 dollars par semaine, seule une travailleuse blanche sur six était si peu rémunérée... La plupart des employeurs justifiaient les salaires plus élevés des Blanches sur la base de leurplus grande efficacité. Pourtant, les contremaîtres des chapelleries admettaient payer moins les travailleuses de couleur, alors même que leur travail était plus satisfaisant que celui des Blanches. 213

Cette discrimination dans les salaires semble avoir pris trois formes distinctes. Les employeurs ont parfois séparé les travailleuses de couleur et les travailleuses blanches, maintenant les échelles de salaire des départements de couleur plus basses que celles de départements similaires composés de travailleuses blanches... Une seconde méthode consistait à refuser aux travailleuses de couleur la possibilité d'être payées à la pièce, comme c'était par exemple le cas des blanchisseuses de couleur dans le secteur du textile qui étaient payées sur un taux horaire de 10 dollars la semaine, tandis que les blanchisseuses blanches pouvaient gagner jusqu'à 12 dollars la semaine en étant payées à la pièce. La troisième forme de discrimination était le refus ouvert de la part des employeurs de payer unefemme de couleur autant qu'une femme blanche pour une semaine de travail. En tant que groupe, les travailleuses blanches cherchaient à maintenir la hiérarchie raciale qui leur garantissait un statut supérieur à celui des femmes noires sur le marché du travail. Les femmes blanches qui soutenaient l'accès des femmes noires aux tâches d'ouvrières non qualifiées pensaient en revanche qu'on devait leur refuser l'accès aux tâches spécialisées. Leur soutien actif au racisme institutionnalisé était la cause d'une hostilité permanente entre elles et les travailleuses noires. Pour éviter les soulèvements, beaucoup d'usines firent le choix de n'employer qu'une des deux races. Dans les usines où les deux groupes étaient présents, les conditions de travail des travailleuses noires étaient nettement pires que celles des travailleuses blanches. Le refus de la part des femmes blanches de partager les vestiaires, les salles de bains ou les espaces de repos avec les femmes noires signifiait souvent que ces dernières étaient privées de l'accès à ces lieux. De façon générale, les travailleuses noires étaient constamment maltraitées à cause des comportements racistes des travailleuses blanches et des personnes blanches en général. Les chercheur euse* s de l'étude de 210

New York ont résumé leurs résultats par un plaidoyer en faveur d'une plus grande considération envers les femmes noires dans l'industrie : II a été rendu clair dans ce débat que l'arrivée des femmes de couleur dans nos usines ne se fait pas sans heurts. Elles effectuent des tâches que lesfemmes blanches refusent de faire, et pour des salaires que les femmes blanches refuseraient d'accepter Elles remplacent les femmes et les hommes blanc-he-s et les hommes de couleur dans les travaux les moins payés et on pourrait aisément prouver que les tâches qu'elles effectuent sont dangereuses pour leur santé. Elles ne font pas plus d'erreurs que n'importe quelle travaileureuse nouveau-elle et inexpérimenté-e dans l'usine, alors qu'elles ont le plus de difficultés à surmonter. Quel sera le statut desfemmes de couleur dans l'industrie avec l'arrivée de la paix ?Au moment où le besoin de production a augmenté et où la pénurie de main-d'œuvre a été la plus grande de l'histoire de ce pays, les femmes de couleur ont été les dernières à être employées : on ne les a pas appelées dans les usines avant qu'il n'y ait plus d'autre main-d'œuvre disponible. Elles ont fait le travail le plus inintéressant, le plus ingrat et de loin le plus sous-payé... Les personnes états-uniennes devront énormément avancer dans leur traitement des ouvrières de couleur pour se mettre en accord avec cet idéal démocratique dont iels ontfait grand cas pendant la guerre. Les relations entre les femmes blanches et noires étaient empreintes de tensions et de conflictualité au début du xxe siècle. Le mouvement pour les droits des femmes n'avait pas fait se rapprocher les femmes blanches et noires. Il a bien plutôt mis en lumière le fait que les femmes blanches ne voulaient pas 215

renoncer à la suprématie blanche pour soutenir les intérêts de toutes les femmes. Le racisme dans le mouvement pour les droits des femmes et dans la sphère du travail était pour les femmes noires un rappel permanent de la distance qui séparait les deux expériences, une distance que les femmes blanches ne semblaient pas vouloir atténuer. Quand le mouvement féministe actuel a débuté, les militantes blanches nont pas soulevé la question de ce conflit entre les femmes noires et blanches. Leur rhétorique de la sororité et de la solidarité laissait entendre que les femmes aux Etats-Unis étaient capables de créer des liens entre elles malgré les barrières de race et de classe - mais en réalité aucune union de ce type n'avait jamais eu lieu. La structure du mouvement des femmes contemporain n'était pas différente de celle du précédent mouvement pour les droits des femmes. Comme leurs prédécesseures, les femmes blanches qui étaient à l'initiative du mouvement des femmes ont commencé à militer lors du réveil du mouvement de libération noire des années 1960. Comme si l'histoire se répétait, elles ont aussi commencé à comparer leur statut social avec le statut social des personnes noires. Et c'est dans le cadre d'une comparaison interminable entre les souffrances des « femmes » et des « Noire-s » quelles ont révélé l'étendue de leur racisme. Dans la plupart des cas ce racisme était un aspect inconscient et ignoré de leur pensée, rendu invisible par leur narcissisme - un narcissisme qui les aveuglait tellement qu'elles se refusaient à admettre des faits évidents : premièrement, que dans un Etat capitaliste, raciste et impérialiste il n'y a pas un statut social unique et commun au groupe des femmes ; deuxièmement que le statut social des femmes blanches aux Etats-Unis n'a jamais été comparable à celui des femmes ou des hommes noire-s. Lorsque le mouvement des femmes a débuté à la fin des années 1960, il était évident que les femmes blanches qui le dominaient avaient l'impression que c'était « leur » mouvement, le moyen par lequel les femmes blanches pouvaient faire entendre leurs critiques envers la société. Non seulement les femmes blanches 216

ont agi comme si l'idéologie féministe n'existait que pour servir leurs propres intérêts sous prétexte qu'elles avaient réussi à attirer l'attention du public sur les questions féministes, mais elles ont aussi refusé de reconnaître que les femmes non-blanches faisaient partie du groupe des femmes aux Etats-Unis. Elles exhortaient les femmes noires à rejoindre « leur » mouvement ou dans certains cas le mouvement des femmes, mais dans leurs discours et leurs écrits, leur attitude envers les femmes noires était aussi raciste que sexiste. Leur racisme ne prenait pas la forme d'une haine ouverte ; il était beaucoup plus subtil. Il prenait la forme de l'ignorance pure et simple de l'existence des femmes noires, ou celle de l'utilisation dans leurs écrits des stéréotypes racistes et sexistes courants. Du livre de Betty Friedan The Feminine Mystique (La femme mystifiée) à celui de Barbara Berg The Remembered Gâte (Souvenirs d'un passage), et jusqu'à des publications plus récentes telles que Capitalist Patriarchy and the Case for Socialist Feminism (Le patriarcat capitaliste et la défense du féminisme socialiste), publié par Zillah Eisenstein, la plupart des écrivaines blanches qui se disaient féministes ont révélé dans leurs écrits qu'elles avaient été conditionnées à accepter et à perpétrer l'idéologie raciste. Dans la plupart de leurs écrits, l'expérience de la femme blanche états-unienne est rendue synonyme de l'expérience de la femme états-unienne. Alors qu'il n'est en aucun cas raciste d'écrire un livre parlant exclusivement des femmes blanches, il est en revanche fondamentalement raciste que soient publiés des livres qui ne s'intéressent qu'à l'expérience des femmes blanches états-uniennes dans lesquels on part du principe que cette expérience est l'expérience de la femme états-unienne. Par exemple, lors de mes recherches pour ce livre, j'ai cherché des informations sur la vie des femmes noires libres et esclaves dans les Etats-Unis coloniaux. J'ai vu dans une bibliographie apparaître le livre de Julia Cherry Spruill, Womens Life and Work in the Southern Colonies (Vie et travail des femmes dans les colonies du Sud), qui a été publié une première fois en 1938, puis réédité en 1972. J'ai trouvé 217

ce livre dans la librairie Sisterhood (Sororité) de Los Angeles et j'ai lu le résumé sur la quatrième de couverture, qui avait été écrit spécialement pour la nouvelle édition. Un des classiques de l'histoire sociale des Etats-Unis, Women's Life and Work in the Southern Colonies est la première étude exhaustive concernant la vie quotidienne desfemmes et leur statut dans les colonies sudistes des Etats-Unis. Julia Cherry Spruill s'est servie des journaux coloniaux, des comptes rendus d'audiences de justice et de manuscrits de tout genre, faisant appel aux archives et aux bibliothèques de Boston à Savannah. Le livre qui en résulte est, selon les termes d'Arthur Schlesinger Sr., « un modèle de recherche de clarté, une contribution importante à l'histoire sociale des Etats-Unis qui sera une référence pour les étudiantes ». Le livre s'intéresse à la fonction des femmes dans l'établissement des colonies, à la maison, à travers les occupations domestiques et la vie sociale, aux buts et aux méthodes de leur éducation, à leur rôle dans la gestion de la colonie et les affaires commerciales en dehors du foyer, et à lafaçon dont la loi et la société en général les considéraient. A partir d'une riche documentation, et souvent en se fondant sur les récits mêmes des colons, une image vivante et saisissante — et qu'on n'avait encore jamais vue - émerge de ces nombreux aspects différents de la vie de cesfemmes. Je m'attendais à trouver dans le travail de Spruill des informations concernant différents groupes de femmes en Amérique du Nord. Je n'ai trouvé qu'un travail de plus sur les femmes blanches et le titre comme le résumé étaient mensongers. Un titre plus adéquat aurait été « Vie et travail des femmes blanches dans les colonies du Sud ». Bien évidemment, si moi ou tout'e autre auteure envoyions un manuscrit à un éditeur états-unien qui ne 218

se focaliserait que sur la vie et le travail des femmes noires du Sud, et que je le titrais « Vie et travail des femmes dans les colonies du Sud », le titre serait automatiquement taxé de mensonger et jugé inacceptable. La force qui autorise les auteures féministes blanches à ne faire aucune référence à l'identité raciale dans leurs livres sur « les femmes », qui sont en réalité des livres sur les femmes blanches, est la même force que celle qui pousserait tout-e auteur e qui écrirait uniquement sur les femmes noires à se référer explicitement à leur identité raciale. Cette force, c'est le racisme. Dans une nation où règne l'impérialisme racial, comme c'est le cas dans la nôtre, c'est la race dominante qui se réserve le privilège d'être aveugle à l'identité raciale, tandis qu'on rappelle quotidiennement à la race opprimée son appartenance à une identité raciale spécifique. C'est la race dominante qui a le pouvoir de faire comme si son expérience était une expérience type. Aux Etats-Unis, l'idéologie raciste blanche a toujours permis aux femmes blanches de présupposer que le terme femme était synonyme de femme blanche, car les femmes d'autres races sont toujours perçues comme Autres, comme des êtres déshumanisés qui ne rentrent pas dans la catégorie « femme ». Les féministes blanches qui se pensaient dotées d'intelligence politique se sont révélées être complètement inconscientes de la façon dont leur usage de la langue laissait penser qu'elles ne reconnaissaient pas l'existence des femmes noires. Elles ont bien fait comprendre au public états-unien que le terme « femme » signifiait « femme blanche » par leurs analogies interminables entre « les femmes » et « les Noirs ». On trouve en abondance des exemples de telles analogies dans presque tous les travaux féministes. Dans un recueil d'articles publié en 1975 et titré Women :A Feminist Perspective (Les femmes : une perspective féministe), on trouve un article d'Helen Hacker intitulé « Women as a Minority Group » (Les femmes comme groupe minoritaire) qui est un bon exemple de l'usage qu'ont fait les femmes blanches de la comparaison entre « les femmes » et « les Noirs » afin d'exclure les femmes noires 219

et de détourner l'attention de leur propre statut de classe racial. Hacker écrit : La relation entre les femmes et les Nègres est historique, aussi bien quanalogique. Au xvif siècle, le statut légal des domestiques nègres fut calqué sur celui des femmes et des enfantSy qui étaient sous la patria potestas42y et jusqu'à la guerre de Sécession, il y eut une coopération considérable entre les abolitionnistes et les mouvements pour le droit de vote desfemmes. Clairement, Hacker ne parle que des femmes blanches. Un exemple encore plus frappant de cette comparaison faite par les féministes blanches entre « les femmes » et « les Noirs » se trouve dans l'article de Catharine Stimpson « Thy Neighbor's Wife, Thy Neighbor's Servants' : Women's Liberation and Black Civil Rights » (La femme de ton voisin, les domestiques de ton voisin : le mouvement féministe et le mouvement noir pour les droits civiques). Elle écrit : Le développement d'une économie industrielle, comme le note Myrdaly n'a pas entraîné l'intégration des femmes et des Noirs dans la culture dominante masculine. Les femmes n'ont pas trouvé de façon satisfaisante d'élever les enfants et de travailler: Les Noirs n'ont pas détruit la vieille doctrine de leur inassimilabilité. Ce que cette économie donne aussi bien aux femmes qu'aux NoirSy ce sont des travaux ingratsy des bas salaires et peu de promotions. Les travailleurs blancs haïssent les deux groupes, car la concurrence menace les salairesy et la possibilité qu'iels aient les mêmes postes, voire des postes plus élevés, menace rien de moins que la nature même des choses. Les tâches des femmes et des Noirs sont généralement éreintantes, répétitivesy harassantes et salissantes... 42

Autorité paternelle. 220

Tout au long de son article, Stimpson rend le terme femme synonyme de femmes blanches, et le terme Noir synonyme d'hommes noirs. Historiquement, les sexistes blancs faisaient rarement référence à l'identité raciale des femmes blanches parce qu'ils pensaient que la question de la race était politique et risquait donc de contaminer la sphère sanctifiée de la réalité de la « femme » blanche. En niant verbalement l'identité raciale des femmes blanches, en se référant à elles par le terme générique de femmes alors qu'en réalité ils parlaient des femmes blanches, elles étaient d'autant moins considérées comme des personnes. Dans la plus grande partie des écrits depuis le xixe siècle jusqu'à aujourd'hui, les auteure-s parlent des « hommes blancs » mais utilisent le terme de « femmes » pour parler des « femmes blanches ». Au contraire, le terme « Noirs » est souvent rendu synonyme d'hommes noirs. Dans son article, Hacker fait un tableau comparatif des « statuts de classe des femmes et des Nègres ». Sous le titre «Justification du statut », elle écrit pour les Noirs : « Se sentait bien à sa place » (sic). Le présupposé de Hacker et de Stimpson qui les mène à utiliser le terme « femme » pour parler des femmes blanches et le terme « Noir » pour parler des hommes noirs n'est pas un cas isolé ; la plupart des personnes blanches et même quelques personnes noires partent du même présupposé. Les schèmes racistes et sexistes dans le langage états-unien utilisé pour décrire la réalité perpétuent l'exclusion des femmes noires. Lors des récents soulèvements en Iran, les journaux états-uniens titraient « Khomeini libère les femmes et les Noirs ». De fait, les otages états-unien-ne-s de l'ambassade libéré*e-s par l'Iran étaient des femmes blanches et des hommes noirs. Les féministes blanches n'ont pas remis en question la tendance raciste-sexiste qui consiste à utiliser le terme « femme » pour se référer uniquement à des femmes blanches; elles l'ont même encouragée. Cela avait deux buts pour elles. Premièrement, cela leur a permis de désigner les hommes blancs comme les oppresseurs par excellence sans que dans la langue ne transpa221

raisse aucune alliance entre les femmes et les hommes blanc*he-$, fondée sur leur impérialisme racial commun. Deuxièmement, cela a permis aux femmes blanches d'agir comme si des alliances entre elles et les femmes non-blanches existaient dans notre société, et ainsi de détourner l'attention de leur classisme et de leur racisme. Si les féministes avaient choisi d'expliciter cette comparaison entre le statut des femmes blanches et celui des personnes noires, et plus spécifiquement entre le statut des femmes blanches et celui des femmes noires, il aurait été plus qu'évident que les deux groupes ne partageaient pas une oppression commune. Il aurait été évident qu'il n'y a pas nécessairement de similitude entre le statut des femmes dans le patriarcat et celui d'une quelconque personne esclave ou colonisée dans une société qui est empreinte d'impérialisme racial et sexuel. Dans une telle société, la femme qui est considérée comme inférieure à cause de son sexe peut également être considérée comme supérieure eu égard à sa race, et ce même dans des relations avec des hommes d'une autre race. Parce que les féministes ont essayé de donner une image des femmes comme groupe collectif, leurs comparaisons entre « les femmes » et « les Noirs » ont été acceptées sans questionnement. Cette comparaison constante entre le sort des « femmes » et des « Noirs » a détourné l'attention du fait que les femmes noires subissaient violemment le racisme comme le sexisme - un fait qui, comme il a déjà été dit, risquait de diminuer l'attention que le public accordait aux revendications des féministes blanches des classes moyenne et supérieure. De même que les tentatives des défenseures des droits des femmes du xixe siècle de comparer leur sort à celui des esclaves noire-s servaient à détourner l'attention des esclaves et à l'orienter sur elles-mêmes, les féministes blanches contemporaines ont utilisé les mêmes métaphores pour attirer l'attention sur leurs propres problèmes. Etant donné que les Etats-Unis sont une société hiérarchique, au sommet de laquelle se trouvent les hommes blancs et où les femmes viennent en deuxième position, il était à 222

prévoir que si les femmes blanches se mettaient à revendiquer des droits au moment même de l'éveil du mouvement pour les droits des personnes noires, leurs intérêts éclipseraient ceux des groupes se trouvant plus bas dans la hiérarchie, dans ce cas précis les intérêts des personnes noires. Aucun autre groupe aux Etats-Unis n'a utilisé les personnes noires comme des métaphores autant que les femmes blanches impliquées dans le mouvement des femmes. Ortega y Gasset dit à propos du but d'une métaphore : Quelle chose étrange en effet que l'existence, pour beaucoup d'entre nous, de cette activité mentale qui consiste à substituer une chose à une autre - dans un empressement qui ri est pas tant de mieux comprendre la première que de se débarrasser de la deuxième. La métaphore se débarrasse d'un objet en le faisant passer pour quelque chose d'autre. Un telprocédé n'aurait pas de sens si ce n'était son évitement instinctif de certaines réalités. Lorsque les femmes blanches parlaient des « femmes comme des Nègres », du « tiers-monde des femmes », des « femmes esclaves », elles se référaient aux souffrances et aux oppressions vécues par les personnes non-blanches pour dire : « Regardez comme notre sort de femmes blanches est terrible, nous sommes toutes des Nègres, nous sommes le tiers-monde ». Bien sûr, si la situation des femmes blanches des classes moyenne et supérieure avait été similaire à celle des personnes opprimées dans le monde, de telles métaphores n'auraient pas été nécessaires. Et si elles avaient été pauvres et opprimées, ou si tout simplement elles s'étaient préoccupées du sort des femmes opprimées, elles n'auraient pas eu à s'approprier l'expérience noire. Il aurait été suffisant de décrire l'oppression des femmes. Une femme blanche qui a subi des maltraitances physiques et des agressions de la part d'un mari ou d'un amant, qui souffre également de la pauvreté, n'a pas besoin de comparer son sort à celui d'une personne noire opprimée pour mettre en avant sa souffrance. 223

Si les femmes noires dans le mouvement féministe avaient besoin dutiliser l'expérience noire pour expliquer l'oppression des femmes, il aurait semblé logique qu'elles se focalisent sur l'expérience des femmes noires - ce qu'elles n'ont pas fait. Elles ont choisi de nier l'existence des femmes noires et de les exclure du mouvement des femmes. Lorsque j'utilise le terme « exclure »,je ne veux pas dire qu'elles discriminaient ouvertement les femmes noires sur la base de la race. Il y a d'autres façons d'exclure et d'aliéner les gens. Beaucoup de femmes se sentaient exclues du mouvement à chaque fois qu'elles entendaient une femme blanche faire des analogies entre « les femmes » et « les Noirs ». Car en faisant de telles analogies, les femmes blanches disaient en réalité aux femmes noires : « Nous ne reconnaissons pas votre présence en tant que femmes dans la société états-unienne ». Si les femmes blanches avaient voulu créer des connexions avec les femmes noires sur la base d'une oppression commune, elles auraient pu le faire en rendant claire leur compréhension de l'impact du sexisme sur le statut des femmes noires. Malheureusement, malgré toute la rhétorique sur la sororité et la solidarité, les femmes blanches n'étaient pas réellement intéressées par la création de liens avec les femmes noires et d'autres groupes de femmes pour combattre le sexisme. Leur intérêt était avant tout d'attirer l'attention sur leur condition de femme des classes moyenne et supérieure. Il n'était pas dans l'intérêt des femmes des classes moyenne et supérieure qui participaient au mouvement des femmes d'attirer l'attention sur le sort des femmes pauvres, ou sur le sort spécifique des femmes noires. Une professeure blanche qui veut qu'on la voie comme une victime et une opprimée parce quelle n'est pas titularisée n'est pas prête à évoquer des images de femmes pauvres travaillant comme domestiques, recevant moins que le salaire minimal et se débattant pour subvenir seules aux besoins de leur famille. Il est bien plus probable qu'elle reçoive de l'attention et de la compassion si elle dit : « Je suis un nègre aux yeux de mes collègues blancs masculins ». Elle évoque alors l'image de la 224

femme blanche innocente et vertueuse qui se voit placée au même niveau que les Noire-s, et plus spécifiquement que les hommes noirs. Ce n est pas par hasard que les femmes blanches du mouvement des femmes choisissent de faire leurs analogies race-sexe en comparant leur sort de femmes blanches à celui des hommes noirs. Dans l'article de Catharine Stimpson sur le mouvement de libération des femmes et le mouvement des droits civiques, dans lequel elle affirme que la « libération des Noirs et des femmes doit prendre des chemins différents », les droits civiques sont associés aux hommes noirs et le mouvement de libération des femmes aux femmes blanches. Lorsqu'elle écrit à propos du mouvement pour les droits des femmes du xix e siècle, elle cite des leaders noirs masculins, bien que les femmes noires aient été de loin plus actives que les hommes noirs dans le mouvement. Etant donné la psychohistoire du racisme états-unien, lorsque les femmes blanches exigèrent plus de droits de la part des hommes blancs, elles insistèrent sur le fait que sans ces droits elles se verraient placées dans une position sociale similaire à celle des hommes noirs, et non pas à celle de toutes les personnes noires, espérant ainsi évoquer dans l'esprit des hommes blancs racistes une image dégradée de la féminité blanche. C'était un appel subtil aux hommes blancs à protéger la position de la femme blanche par rapport à une hiérarchie race/sexe. Stimpson écrit : Les hommes blancs, convaincus de la primauté sacrée du sperme, et se sentant pourtant coupables d'en faire usagey en colère contre la perte du sanctuaire chaleureux de l'utérus et des privilèges de l'enfance, ontfait de leur sexe une revendication de pouvoir et ont ensuite utilisé leur pouvoir pour revendiquer le contrôle sur le sexe. Ils ont littéralement et métaphoriquement ségrégué les hommes noirs et lesfemmes blanches. Le mythe le plus notoire prétend que les hommes noirs sont des obsédés sexuels, des sous-humains ; et que lesfemmes blanches sont sexuellement pures, surhumaines. Ensemble iels 225

polarisent d'un côté les excréments et de Vautre la spiritualité désincarnée. Les Noirs et les femmes ont été des victimes sexuelles, souvent de façon cruelle : Vhomme noir castré et la femme violée et souvent poussée à une clitoridectomie psychique. Pour Stimpson, Noir signifie homme noir et femme signifie femme blanche, et bien qu elle décrive l'homme blanc comme étant raciste, elle fait apparaître une image des femmes blanches et des hommes noirs qui, malgré des oppressions communes, doivent suivre des routes séparées; l'analogie sexe/race est utilisée dans le but de s'attirer les bonnes grâces des hommes blancs racistes. De façon ironique elle déconseille aux femmes blanches d'établir des analogies entre elles-mêmes et les Noirs, mais c'est pourtant ce qu'elle fait dans son article. En insinuant que, privées de droits, elles se retrouvent dans la même catégorie que les hommes noirs, les femmes blanches font appel au racisme des hommes blancs envers les hommes noirs. Leur argument pour la « libération des femmes » (qui pour elle est synonyme de libération des femmes blanches) devient alors un appel aux hommes blancs à maintenir la hiérarchie raciale qui garantit aux femmes blanches un statut social plus élevé que celui des hommes noirs. Dès que les femmes noires essayaient d'exprimer aux femmes blanches ce qu'elles pensaient de leur racisme, ou leur sentiment que les femmes à l'avant-garde du mouvement n'étaient pas des femmes opprimées, on leur répondait qu'« on ne peut pas hiérarchiser les oppressions ». L'insistance des femmes blanches sur « l'oppression commune » dans leur tentative d'interpellation des femmes noires afin quelles rejoignent le mouvement ne faisait qu'aliéner davantage ces dernières. Puisque de nombreuses femmes blanches du mouvement employaient des domestiques nonblanches et blanches, les femmes noires vivaient cette rhétorique de l'oppression commune comme une agression, comme l'expression d'une insensibilité bourgeoise et un manque de préoccupation pour la position des femmes des classes populaires dans la société. 226

Parler d'oppression commune était en réalité une attitude condescendante envers les femmes noires. Les femmes blanches partaient du principe qu'il leur suffisait d'exprimer un désir de sororité, ou le désir de voir des femmes noires rejoindre leurs collectifs, et que les femmes noires en seraient ravies. Elles pensaient agir de manière généreuse, ouverte et antiraciste, et étaient choquées par les réactions de colère et d'indignation des femmes noires. Elles ne voyaient pas que leur générosité servait leur propre cause et qu'elle était motivée par leurs désirs opportunistes. Même s'il est démontré gue les femmes blanches des classes moyenne et supérieure aux Etats-Unis souffrent des discriminations et des violences sexistes, elles ne sont pas, en tant que groupe, aussi opprimées que les femmes blanches pauvres, ou noires, ou jaunes. C'est leur réticence à faire la distinction entre les différents degrés de discrimination ou d'oppression qui a mené les femmes noires à les considérer comme des ennemies. Alors même qu'elles souffraient moins de l'oppression sexiste, de nombreuses féministes blanches des classes moyenne et supérieure tentaient d'attirer toute l'attention sur elles-mêmes; elles ne pouvaient donc accepter une analyse qui postulait que toutes les femmes n'étaient pas également opprimées, certaines femmes pouvant utiliser leurs privilèges de classe, de race et d'éducation pour résister de façon effective à l'oppression sexiste. Au début, la question des privilèges de classe n'était pas abordée par les femmes blanches du mouvement des femmes. Elles voulaient donner une image de victimes, et cela n'était pas possible en attirant l'attention sur leur position de classe. En réalité, le mouvement des femmes contemporain était extrêmement classiste. Les militantes ne dénonçaient pas collectivement le capitalisme. Elles ont fait le choix de définir la libération en utilisant les termes du patriarcat blanc capitaliste, assimilant la libération à l'obtention d'un statut économique et d'un pouvoir d'achat. Comme tou'te-s bon-ne-s capitalistes, elles ont affirmé 227

que le travail était la clé de la libération. Cette insistance sur le travail netait qu'une indication supplémentaire que les femmes blanches avaient une perception totalement narcissique, classiste et raciste de la réalité. L'affirmation que le travail était la clé de la libération des femmes contenait le refus implicite de reconnaître que, dans le cas des femmes des classes populaires, le travail salarié ne les avait jamais libérées de l'oppression sexiste ni ne leur avait jamais permis d'acquérir une quelconque indépendance économique. Dans Liberating Feminism (Libérer le féminisme), critique que fait Benjamin Barber du mouvement des femmes, il parle de cette focalisation des femmes blanches des classes moyenne et supérieure sur le travail : Le travail ri a clairement pas le même sens pour les femmes qui cherchent à échapper à Vennui et pour la plupart des humains à travers Vhistoire. Pour un petit nombre d'hommes privilégiés, pour un nombre encore plus petit de femmes, le travail a pu occasionnellement apporter un sens à leur vie et être une source de créativité. Mais pour la plupart des autres, cela reste même aujourd'hui une corvée non désirée face à la charrue, aux machines, aux mots ou aux chiffres - poussant des produits, poussant des boutons, poussant des feuilles de papier afin de gagner tant bien que mal les ressources nécessaires à l'existence matérielle. [...] Être capable de travailler et avoir un travail sont deux choses différentes. Je soupçonne cependant qu'on trouve peu de féministes qui travaillent comme ouvrières non qualifiées subalternes dans le but d'occuper leur temps libre et defaire l'expérience des structures de pouvoir: Car le statut et le pouvoir ne sont pas garantis par le travail en soi, mais par certains emplois particuliers, généralement réservés aux classes moyenne et supérieure. .. Comme le montre Studs Terkel dans Working (Travailler), la plupart des travailleureuse*s trouvent 228

leur emploi sans intérêt, oppressant> frustrant et aliénant - ce qui est plus ou moins ce que lesfemmes pensent du travail domestique. Lorsque les féministes blanches ont mis en avant le travail comme moyen d'accéder à la libération, elles nont pas prêté attention à ces femmes qui sont les plus exploitées dans la population active états-unienne. Si elles avaient mis en avant le sort des femmes des classes populaires, l'attention aurait été détournée de la femme au foyer banlieusarde qui est allée à l'université et qui cherche à occuper les emplois dévolus aux classes moyenne et supérieure. Si l'attention s'était portée sur les femmes qui travaillaient déjà et qui étaient exploitées en tant que maind'oeuvre de remplacement bon marché, cela aurait terni l'image de la quête d'un « emploi qui ait du sens » par les femmes de la classe moyenne. Sans vouloir minimiser l'importance de la résistance des femmes à l'oppression sexiste par l'entrée sur le marché du travail, il faut reconnaître que le travail n'a pas été une force de libération pour un grand nombre de femmes états-uniennes. Et il y a déjà longtemps que le sexisme ne les empêche pas de rejoindre la population active. Si les femmes blanches des classes moyenne et supérieure telles que Betty Friedan les décrit dans TheFeminine Mystique étaient des femmes au foyer, ce n'était pas parce que le sexisme les avait empêchées de rejoindre la population active salariée, mais parce qu'elles avaient volontairement adopté l'idée qu'il était mieux pour elles d'être des femmes au foyer que de travailler. Le racisme et le classisme des féministes blanches étaient particulièrement évidents lorsqu'elles parlaient du travail comme force libératrice pour les femmes. Dans de telles conversations, c'était toujours la « femme au foyer » de classe moyenne qui était décrite comme la victime de l'oppression sexiste et pas les pauvres femmes noires et non noires qui étaient les plus exploitées dans l'économie états-unienne. Au cours de l'histoire des femmes et du salariat, les femmes blanches sont entrées sur le marché du travail beaucoup plus tard 229

que les femmes noires, et pourtant elles y ont progressé beaucoup plus rapidement. Bien que de nombreux emplois aient été interdits à toutes les femmes à cause de la discrimination sexiste, le racisme garantissait aux femmes blanches un sort meilleur que celui réservé aux travailleuses noires. Pauli Murray a comparé la situation des deux groupes dans son article « The Liberation of Black Women » (La libération des femmes noires) et a affirmé : Lorsqu'on compare la position des femmes noires à celle des femmes blanches, on remarque que les premières sont la plupart du temps célibataires, quelles élèvent plus d enfants, sont plus longtemps sur le marché du travail et dans des proportions plus grandes, sont moins éduquées, gagnent moins d'argent; sont veuves plus tôty et portent sur leurs épaules une responsabilité économique plus lourde que lesfemmes blanches en tant que cheffes defamille. La plupart du temps, dans les débats sur la place des femmes dans la population active, les féministes blanches font le choix d'ignorer ou de minimiser les disparités entre le statut économique des femmes noires et celui des femmes blanches. La militante blanche Jo Freeman en parle dans The Politics of Womens Liberation (Les politiques du mouvement féministe) lorsqu'elle dit que les femmes noires ont « le plus haut taux de chômage et le revenu moyen le plus bas de tout groupe racial ou de sexe ». Mais elle minimise ensuite l'impact de cette affirmation en disant : « Parmi tou-te-s les travailleur*euse*s à plein-temps, les femmes non-blanches sont celles qui ont vu leur revenu moyen augmenter le plus depuis 1939, et les femmes blanches sont celles dont le revenu a le moins augmenté ». Ce que Freeman ne dit pas, c'est que l'augmentation des salaires reçus par les femmes noires n'était en rien le reflet d'une quelconque avancée de leur situation économique, mais plutôt l'indication que leurs salaires jusqu'alors considérablement inférieurs à ceux versés aux femmes blanches se rapprochaient désormais des normes salariales. 230

Peu de féministes blanches, voire aucune, sont prêtes à reconnaître que le mouvement des femmes était consciemment et délibérément structuré pour exclure les femmes noires et toutes les autres femmes non-blanches, et pour servir en premier lieu les intérêts des femmes blanches éduquées des classes moyenne ou supérieure qui cherchaient légalité sociale avec les hommes blancs des classes moyenne ou supérieure. Elles pourraient admettre quil y a dans le mouvement des femmes blanches racistes et classistes, mais elles ont tendance à considérer que cela ne remet pas en question le mouvement. Or c'est précisément le racisme et le classisme des partisanes de l'idéologie féministe qui a mené la majorité des femmes noires à être suspicieuses vis-à-vis de leurs motivations et à refuser toute participation à l'organisation d'un mouvement des femmes. La militante noire Dorothy Bolden, qui a travaillé quarante-deux ans en tant que bonne à Atlanta et est une des fondatrices de la National Domestic Workers, Inc. (Société nationale des employé-e-s domestiques), a exprimé son opinion à propos du mouvement dans Nobody Speaksfor Me! Self Portraits of Working Class Women (Personne ne parle à ma place ! Autoportraits de femmes des classes populaires) : [- • -] J'étais très fière, quand ça a commencé\ de les voir debout qui prenaient la parole. Je suis heureuse de voir riimporte quel groupe qui le fait lorsqu'il est dans son bon droit et quon lui a pris quelque chose. Mais ils ne parlent pas de toutes les personnes. Il y a différentes classes de gens dans toutes les phases de la vie et dans toutes les races et on doit s'adresser aussi à ces personnes. [...] On ne peut parler de droits des femmes sans inclure toutes les femmes; lorsqu'une seule femme est privée de ses droits, ce sont toutes les femmes qui sont niées. Je commence à en avoir marre d'aller à ces réunions, car aucune d'entre nous n'y participe. Elles essayent toujours de faire passer leur amendement dans la Constitution, mais elles ne seront pas 231

capables de le faire tant quelles ne nous incluront pas. Certains des Etats le voient bien> que toutes les femmes ne sont pas unies pour défendre cet amendement. Elles parlent des droits desfemmes, mais de quellesfemmes ? On part souvent du principe que les femmes noires ne s'intéressent pas au féminisme. Les féministes blanches ont contribué à perpétuer l'idée fausse que les femmes noires préféraient rester dans des rôles féminins stéréotypés plutôt que d'obtenir l'égalité sociale avec les hommes. Pourtant un sondage de l'agence Louis Harris mené par Virginia Slims en 1972 a révélé que 62 % des femmes noires soutenaient le changement du statut des femmes dans la société contre 45 % de femmes blanches, et que 67 % des femmes noires étaient des sympathisantes des mouvements féministes contre seulement 35 % des femmes blanches. Ces découvertes du sondage Harris ont laissé penser que ce n'est pas l'idéologie féministe qui a poussé les femmes noires à ne pas s'impliquer dans le mouvement des femmes. Le féminisme en tant qu'idéologie politique prônant l'égalité sociale pour toutes les femmes était et est toujours accepté par de nombreuses femmes noires. Elles ont tourné le dos au mouvement des femmes lorsqu'il leur est apparu que les femmes blanches éduquées des classes moyenne et supérieure, majoritaires dans le mouvement, étaient déterminées à façonner le mouvement afin qu'il serve leurs propres intérêts. Alors que la définition communément admise du féminisme est la théorie de l'égalité politique, économique et sociale entre les sexes, les féministes blanches, en utilisant le pouvoir que leur donnait leur appartenance à la race dominante aux Etats-Unis, donnaient une interprétation du féminisme qui ne faisait plus sens pour toutes les femmes. Et il semblait impensable qu'on demande aux femmes noires de soutenir un mouvement dont la majorité des participantes cherchaient à maintenir les hiérarchies de race et de classe entre les femmes. Les femmes noires qui participaient à des groupes de femmes, à des conférences et à des meetings avaient initialement confiance 232

en la sincérité des participantes blanches. De la même façon que les militantes noires pour les droits des femmes du xixe siècle, elles partaient du principe que tout mouvement de femmes soulèverait des questions concernant toutes les femmes, que le racisme serait automatiquement cité comme une force ayant divisé les femmes et qu'il faudrait prendre ça en compte pour que puisse émerger une réelle Sororité, et également qu'aucun mouvement de femmes radical et révolutionnaire ne pourrait avoir lieu avant que toutes les femmes soient unies par une commune solidarité politique de groupe. Les femmes noires contemporaines étaient conscientes de la prévalence du racisme des Blanches, mais elles croyaient qu'il pouvait être mis en lumière et transformé. Lors de leur participation au mouvement des femmes, elles se sont rendu compte, en discutant avec des femmes blanches dans les groupes de femmes, dans les cours d'études féminines, dans les conférences, que leur confiance avait été trahie. Elles ont compris que les femmes blanches s'étaient approprié le féminisme pour servir leur propre cause, c'est-à-dire leur désir d'entrer dans le capitalisme états-unien dominant. Il leur a été dit que les femmes blanches étaient en majorité et qu'elles avaient le pouvoir de décider quelles questions seraient considérées comme des questions « féministes ». Les féministes blanches ont décidé que la seule façon de faire face au racisme était de reconnaître dans les groupes de conscience leur éducation raciste, d'encourager les femmes noires à se joindre à leur cause, de s'assurer de la présence d'au moins une intervenante non-blanche dans « leur » programme d'études féminines, ou d'inviter une femme nonblanche à parler à « leurs » conférences. Lorsque les femmes noires engagées dans le mouvement féministe ont tenté de parler de racisme, beaucoup de femmes blanches ont répondu sèchement : « Nous n'entrerons pas dans l'autoculpabilisation ». Le dialogue s'est arrêté là. D'autres semblaient prendre plaisir à reconnaître qu'elles étaient racistes mais pensaient que cet aveu était suffisant pour changer leurs 233

valeurs racistes. La plupart du temps, les femmes blanches refusaient d'écouter les femmes noires lorsqu'elles expliquaient qu elles n'attendaient pas un aveu de culpabilité, mais des actes conscients qui prouveraient que les féministes blanches étaient antiracistes et tentaient de vaincre le racisme. La question du racisme dans le mouvement des femmes n'aurait d'ailleurs jamais été soulevée si les femmes blanches n'avaient pas dit dans leurs discours et leurs écrits quelles étaient « libérées » du racisme. Les Blanches et les Noires soucieuses de cette question du racisme, qui ont tenté de montrer qu'il était important pour le mouvement des femmes de s'attaquer aux attitudes racistes et de les changer parce que de tels sentiments menaçaient de fragiliser le mouvement, ont rencontré une résistance des femmes blanches qui ne voyaient le féminisme que comme un moyen de poursuivre leurs buts individuels et opportunistes. Les femmes blanches conservatrices et réactionnaires, qui représentaient de plus en plus la majorité des participantes, affirmaient clairement leur position qui était que la question du racisme ne devrait recevoir aucune attention de la part du mouvement. Elles ne voulaient pas que la question du racisme soit soulevée, car elles ne souhaitaient pas voir détourner l'attention des images qu'elles projetaient d'une femme blanche « bonne », c'est-à-dire une victime non raciste, et d'un homme blanc « mauvais », c'est-à-dire un oppresseur raciste. Car selon elles, reconnaître la complicité active des femmes dans la perpétuation de l'impérialisme, du colonialisme, du racisme ou du sexisme aurait rendu la question de la libération des femmes bien plus complexe. Pour celles qui ne voyaient le féminisme que comme un moyen d'accéder à la structure de pouvoir de l'homme blanc, il était plus simple de faire de tous les hommes des oppresseurs et de toutes les femmes des victimes. Quelques femmes noires qui voulaient participer au mouvement féministe ont réagi au racisme des Blanches en créant des groupes séparés de « féministes noires ». Cette réponse était réactionnaire. En créant des groupes féministes séparés, elles 234

ont approuvé et perpétué le racisme contre lequel elles étaient censées lutter. Elles nont pas apporté un point de vue critique sur le mouvement des femmes ni nont proposé à l'ensemble des femmes une idéologie féministe qui ne serait pas corrompue par le racisme ou par les désirs opportunistes de groupes spécifiques. Au lieu de ça, comme lont fait tous les groupes colonisés pendant des centaines d'années, elles ont accepté les conditions que le groupe dominant (dans ce cas les féministes blanches) leur imposait et ont structuré leurs groupes sur des bases racistes identiques à celles des groupes dominés par les femmes blanches contre lesquels elles s'élevaient. Les femmes blanches étaient exclues des groupes noirs. En réalité, ce qui caractérisait les groupes « féministes » noirs était leur intérêt pour des questions concernant spécifiquement les femmes noires. L'accent mis sur les femmes noires fut rendu public dans les écrits des participantes noires. Le Combahee River Collective publia « A Black Feminist Statement » (Déclaration du féminisme noir) pour expliquer sur quoi se concentrait ce groupe : Nous sommes un collectif de féministes noires qui se réunit depuis 1974. Depuis lors, nous avons commencé un processus de définition et de clarification politique, tout en poursuivant notre travail politique dans les groupes auxquels nous appartenions, en alliance avec d'autres organisations et mouvements progressistes. La définition la plus générale de notre politique actuelle peut se résumer comme suit : nous sommes activement engagées dans la lutte contre l'oppression raciste, sexuelle, hétérosexuelle et de classe et nous nous donnons pour tâche particulière de développer une analyse et une pratique intégrées, fondées sur lefait que les principaux systèmes d'oppression sont imbriqués. La synthèse de ces oppressions crée les conditions dans lesquelles nous vivons. En tant que femmes noires, nous voyons le féminisme noir comme le mouvement politique logique 235

pour combattre les oppressions multiples et simultanées quaffronte l'ensemble desfemmes de couleur.43 L'émergence de groupes de féministes noires a exacerbé les oppositions entre les féministes noires et blanches. Plutôt que de s'unir sur la base d'une compréhension commune des différentes oppressions individuelles et collectives que vivent les femmes dans la société, elles ont agi comme si la distance qui séparait leurs expériences les unes des autres ne pouvait pas être réduite grâce à la compréhension et à la reconnaissance. Plutôt que de combattre la tendance des femmes blanches à présenter les femmes noires comme Autres, inconnues, mystérieuses, elles ont agi comme si elles étaient effectivement Autres. Beaucoup de femmes noires ont trouvé dans ces groupes non-mixtes noirs une reconnaissance et un soutien féministes qu'elles n'avaient pas connus jusque-là dans les groupes de femmes dominés par les femmes blanches ; et ça a été une des caractéristiques positives des groupes de femmes noires. Cela dit, toutes les femmes devraient pouvoir faire cette même expérience de la reconnaissance et du soutien dans des groupes mixtes racialement. Le racisme est une barrière qui empêche la communication et il n'est pas éliminé ou questionné par la séparation. Les femmes blanches ont soutenu la formation de groupes séparés parce qu'ils confirmaient leurs présupposés racistes-sexistes qu'il n'existait aucun lien entre leurs expériences et celles des femmes noires. L'existence de groupes séparés leur permettait de ne pas avoir à se préoccuper des questions de race ou de racisme. Tandis que les femmes noires condamnaient le racisme anti-Noir des femmes blanches, l'animosité grandissante entre les deux groupes a donné naissance à l'expression ouverte

43

Traduction de Jules Falquet, « Déclaration du Combahee River Collective », Les Cahiers du CEDREF, 14,2006. 236

de leur racisme anti-Blanc-he44. Beaucoup de femmes noires qui n avaient jamais participé au mouvement des femmes ont vu dans la création de ces groupes noirs séparés une confirmation de leur conviction qu'aucune alliance ne pourrait jamais avoir lieu entre les femmes noires et blanches. Afin d'exprimer leur colère et leur rage envers les femmes blanches, elles ont recouru au stéréotype négatif d'une femme blanche passive, parasite, une privilégiée profitant du travail des autres pour vivre, dans le but de ridiculiser et de se moquer des féministes blanches. La femme noire Lorraine Bethel a publié un poème intitulé « What Chou Mean We, White Girl? Or The Cullud Lesbian Feminist Déclaration of Independence » (Qu'est-ce que tu entends par « nous », fille blanche? Ou la déclaration d'indépendance des féministes lesbiennes de couleur), précédé de cette déclaration :

44

An ti-white racism dans le texte. Sur Vutilisation de cette expression, bell hooks précise dans le recueil Killing Rage, End Racism (Cette rage qui nous anime : en finir avec le racisme) : « Une conception de l'homogénéité culturelle qui cherche à détourner Vattention, voire à excuser l'impact oppressif et déshumanisant qua la suprématie blanche sur la vie des personnes noires en insinuant que les personnes noires sont également racistes, nefait qu'indiquer que la culture ignore ce qu'est vraiment le racisme et comment ilfonctionne. Cela nefait que prouver que les gens sont dans le déni. Pourquoi est-il si difficile pour de nombreux-ses Blanche-s de comprendre que le racisme opprime non parce que les Blanche-s auraient des sentiments négatifs vis-à-vis des Noire-s (iels pourraient très bien avoir de tels sentiments et nous laisser tranquilles), mais parce que c'est un système qui promeut la domination et la soumission ? Les sentiments négatifs que certain-es Noires peuvent avoir envers les Blanches ne sont en aucun cas liés à un système de domination qui nous donnerait un quelconque pouvoir pour contrôler et contraindre les vies et le bien-être des Blanches. Ilfaut vraiment bien comprendre cela. Par conséquent, toutes les manifestations sociales de séparatisme noir sont souvent perçues par les Blanches comme un signe de racisme anti-Blanc, alors quelles sont en général une tentative de la part des personnes noires de construire des espaces de refuge politique, ou nous pouvons échapper; ne serait-ce que pour un temps, à la domination blanche. Les positions des penseur euse-s conservateurrices qui adhèrent à cette idée selon laquelle les Noires seraient racistes sont souvent citées par les Blanche-s qui les voient comme des sources natives venant confirmer cette idée », bell hooks, Killing Rage, End Racism, Henry Holt & Company, Boston, 1995, p. 154-155. 237

J'ai acheté à une femme blanche (ce qui n'est pas la même chose quune Anglo-Saxonne) un pull dans un vide-grenier. Lorsque je le porte je suis frappée par l'odeur — ça empeste la vie douce et privilégiée sans stress, ni sueur ni aucune trace de lutte. Lorsque je le porte je pense souvent à moi-même, au fait que ce pull sent un confort, une façon d'être au monde que je n'ai jamais connue dans ma vie et que je ne connaîtrai jamais. Je ressens la même chose lorsque je traverse Bonwit Teller et que je vois une femme blanche acheter des breloques dont le prix suffirait à entretenir à vie la liftière noire âgée, qui est debout toute la journée, à amener ces dames de haut en bas. Ce sont ces moments/ces infinités de douleur consciente qui me donnent envie de pleurer/tuer/ rouler des yeux me mordre les lèvres mettre mes poings sur mes hanches hurler sur ces soi-disant lesbiennes/ féministes radicales blanches « QU'EST-CE QUE TU ENTENDS PAR "NOUS", FILLE BLANCHE ? ». L'animosité existant entre les féministes noires et blanches n'était pas seulement due à des désaccords concernant les questions de racisme dans le mouvement des femmes; c était le résultat d'années de jalousie, d envie, de compétition et de colère entre les deux groupes. Le conflit entre les femmes noires et blanches na pas commencé avec le mouvement des femmes du xxe siècle. Il a commencé pendant l'esclavage. Le statut des femmes blanches aux Etats-Unis a en grande partie été conditionné par les relations qu'entretenaient les personnes blanches avec les personnes noires. C'est l'esclavage des personnes noires aux États-Unis qui a marqué le début d'un changement du statut des femmes blanches. Avant l'esclavage, la loi patriarcale voulait que les femmes blanches ne soient rien de plus que des êtres inférieurs, le groupe subordonné de la société. L'assujettissement des personnes noires leur a permis de quitter leur position méprisée et d'adopter un rôle de supérieure. 238

Par conséquent, on peut facilement argumenter que si ce sont les hommes blancs qui ont institutionnalisé l'esclavage, ce sont les femmes blanches qui en ont été les bénéficiaires les plus immédiates. L'esclavage ne changea en rien le statut hiérarchique des hommes blancs, mais il permit à la femme blanche d'accéder à un nouveau statut. La seule façon dont elle pouvait maintenir cette position nouvellement acquise était en réaffirmant constamment sa supériorité sur les femmes et les hommes noire-s. Bien trop souvent les femmes blanches de l'époque coloniale, et particulièrement celles qui étaient maîtresses d'esclaves, choisirent de différencier leur statut de celui de l'esclave en le-a traitant de manière cruelle et brutale. C'était dans sa relation avec la femme noire esclave que la femme blanche pouvait le mieux asseoir son pouvoir. Les femmes noires esclaves apprenaient bien vite que la différenciation des rôles sexués ne signifiait en rien que la maîtresse blanche ne devait pas être considérée comme une figure d'autorité. Parce quelles avaient été conditionnées par le patriarcat à respecter l'autorité masculine et à ne pas apprécier l'autorité féminine, les femmes noires étaient réticentes à reconnaître le « pouvoir » de la maîtresse blanche. Lorsque la femme noire esclave exprimait du mépris ou du dédain pour l'autorité de la femme blanche, la maîtresse blanche avait souvent recours aux sanctions brutales pour affirmer son autorité. Mais même les châtiments brutaux n'y changeaient rien, les femmes noires ne considéraient pas la femme blanche avec l'admiration et le respect quelles témoignaient à l'homme blanc. En affichant leur appétit sexuel pour le corps des femmes noires et le fait qu'elles étaient leurs partenaires sexuelles préférées, les hommes blancs ont réussi à monter les femmes blanches et les femmes noires esclaves les unes contre les autres. Dans la plupart des cas les maîtresses blanches n'enviaient pas aux femmes noires esclaves leur rôle d'objet sexuel; elles avaient seulement peur que leur statut social nouvellement acquis soit menacé par les interactions sexuelles qu'entretenait l'homme blanc avec les 239

femmes noires. Ses relations sexuelles avec les femmes noires (et même lorsqu'il s'agissait du viol) rappelaient en effet à la femme blanche sa position subordonnée par rapport à l'homme blanc. Car s'il pouvait exercer son pouvoir d'impérialiste racial et d'impérialiste sexuel pour violer ou séduire les femmes noires, les femmes blanches ne pouvaient pas violer ou séduire les hommes noirs sans craindre des représailles. Bien que la femme blanche puisse condamner les agissements d'un homme blanc qui avait choisi d'interagir sexuellement avec des femmes noires esclaves, elle était incapable de lui imposer un comportement correct. Elle ne pouvait pas non plus se venger en entretenant des relations sexuelles avec des hommes noirs esclaves ou libres. Elle a donc évidemment dirigé sa colère et sa rage contre les femmes noires esclaves. Dans le cas où des liens affectifs se développaient entre des hommes blancs et des femmes noires esclaves, la maîtresse blanche pouvait aller très loin dans les châtiments qu'elle infligeait à la femme. Les femmes blanches battaient sévèrement et régulièrement les femmes noires esclaves afin de les punir. Souvent, dans une rage jalouse, la maîtresse blanche pouvait défigurer une femme noire esclave convoitée par son mari. La maîtresse pouvait lui couper les seins, la rendre aveugle d'un œil ou couper une autre partie de son corps. De tels traitements ont bien évidemment créé de l'hostilité entre les femmes blanches et les femmes noires esclaves. Du point de vue des femmes noires esclaves, la maîtresse blanche vivant dans un confort relatif était le symbole de la féminité blanche. Elles l'enviaient autant qu'elles la méprisaient - elles enviaient son confort matériel et la méprisaient parce qu'elle n'éprouvait pas ou peu de compassion pour le sort de la femme esclave. Puisque le statut social privilégié de la femme blanche ne pouvait exister que s'il y avait un groupe de femmes pour assumer leur position subalterne passée, il s'ensuit que les femmes noires et banches étaient en conflit les unes avec les autres. Si la femme blanche s'était battue pour changer le sort de la femme noire esclave, c'est sa propre position sociale dans la hiérarchie sexe-race qui aurait été mise en péril. 240

L'affranchissement des esclaves n'a pas mis fin aux conflits entre les femmes noires et blanches, il les a au contraire exacerbés. Afin de maintenir la structure d'apartheid institutionnalisée par l'esclavage, les colons blancs, hommes et femmes, ont créé une variété de mythes et de stéréotypes pour différencier le statut des femmes noires de celui des femmes blanches. Les racistes blanc*he-s et même quelques personnes noires qui avaient intégré la mentalité des colons décrivaient la femme blanche comme un symbole de féminité parfaite et encourageaient les femmes noires à faire tout leur possible pour atteindre cette perfection en prenant la femme blanche comme modèle. La jalousie envers les femmes blanches, née dans la conscience des femmes noires pendant l'esclavage, était directement encouragée par la culture dominante blanche. Les publicités, les articles de journaux, les livres étaient des rappels constants des différences entre le statut social des femmes noires et celui des femmes blanches, et les femmes noires étaient assez amères à ce propos. Cette dichotomie était la plus visible dans les maisonnées privilégiées blanches où les domestiques noires travaillaient comme employées de la famille blanche. Dans ces relations, les travailleuses noires étaient exploitées afin d'améliorer le standing social des familles blanches. Dans la communauté blanche, employer des domestiques noires était un signe de privilège matériel et la personne qui tirait un profit immédiat de ce travail des domestiques était la femme blanche, puisque sans la domestique elle aurait elle-même effectué les corvées domestiques. Il n'est pas étonnant que la domestique noire ait eu tendance à considérer la femme blanche comme sa « patronne », son oppresseure, et non l'homme blanc qui était en règle générale celui qui lui payait ses gages. Tout au long de l'histoire des États-Unis, les hommes blancs ont délibérément encouragé l'hostilité et la division entre les femmes blanches et noires. La structure de pouvoir patriarcale blanche oppose les deux groupes l'un à l'autre, empêchant toute solidarité entre les femmes de se développer et s'assurant que le 241

statut des femmes comme groupe subordonné dans le patriarcat reste intact. Les hommes blancs nont soutenu les changements dans le statut social de la femme blanche qu'à la seule condition qu'il existe un autre groupe de femmes pour assurer leur rôle. Par conséquent, l'homme blanc sexiste ne change pas radicalement son présupposé sexiste que la femme est fondamentalement inférieure. Il ne renonce pas non plus à sa position dominante ni n'altère la structure patriarcale de la société. Cependant, parce que le racisme a empêché les femmes blanches de voir que leur sort était lié à celui des femmes noires, l'homme blanc sexiste est parvenu à convaincre nombre d'entre elles que des changements fondamentaux du « statut de la femme » avaient eu lieu. Parce que le mouvement des femmes a été assimilé à l'acquisition de privilèges au cœur de la structure de pouvoir masculine blanche, les hommes blancs - et non les femmes, qu'elles soient noires ou blanches - ont établi les conditions selon lesquelles les femmes sont autorisées à entrer dans le système. Une des conditions édictées par les sexistes est qu'un groupe de femmes n'aura le droit à des privilèges que s'il soutient activement l'exploitation et l'oppression d'autres groupes de femmes. Les femmes noires et blanches ont été socialisées afin d'accepter et d'honorer ces conditions, d'où la compétition féroce entre les deux groupes ; une compétition qui s'est toujours déroulée dans l'arène de la politique sexuelle, les femmes blanches et noires luttant les unes contre les autres pour les faveurs masculines. Cette compétition fait partie d'une bataille plus large entre différents groupes de femmes pour être le groupe féminin choisi. Les avancées contemporaines en direction de la révolution féministe ont sans cesse été minées par cette compétition entre différentes factions. Au regard de la race, le mouvement des femmes n'est devenu qu'une arène de plus dans laquelle les femmes blanches et noires se battent pour être le groupe de femmes choisi. Cette lutte de pouvoir n'a pas été réglée par la formation de groupes affinitaires non-mixtes. De tels groupes 242

sont symptomatiques du problème et ne sont pas la solution. Les femmes noires et blanches ont fondé pendant si longtemps leur idée de la libération sur le statu quo existant quelles nont pas encore trouvé de stratégie par laquelle nous pourrions nous unir. Leur vision de la liberté est celle que pouvait avoir une esclave. Et pour lesclave, le mode de vie du maître représente l'idéal de vie libérée. Les féministes, blanches et noires, seront toujours en désaccord entre elles tant que notre idée de la libération se réduira à la conquête du pouvoir détenu par les hommes blancs. Car ce pouvoir nie l'unité, nie les liens, et crée nécessairement de la division. Cette acceptation par les femmes de la division comme ordre naturel les a poussées à se raccrocher religieusement à la croyance que s'unir par-delà les frontières raciales était impossible, et à accepter passivement l'idée que la distance qui sépare les femmes est immuable. Bien que la féministe la moins informée et la plus naïve sache que la Sororité comme lien politique entre les femmes est nécessaire à la révolution féministe, les femmes ne se sont pas battues assez fort ou assez longtemps pour surmonter le lavage de cerveau social qui nous a fait croire qu'aucune union entre les femmes noires et blanches ne pourrait jamais être forgée. Les méthodes utilisées par les femmes pour créer du lien par-delà les barrières raciales ont été superficielles et vouées à l'échec. La résolution du conflit entre les femmes blanches et noires ne pourra commencer tant que les femmes n'auront pas reconnu qu'un mouvement féministe qui est également raciste et classiste n'est rien d'autre qu'une imposture, qui masque l'asservissement ininterrompu des femmes aux principes patriarcaux matérialistes, et l'acceptation passive du statu quo. La sororité dont nous avons besoin pour la révolution féministe ne pourra être atteinte que lorsque toutes les femmes en auront fini avec l'hostilité, la jalousie et la compétition les unes avec les autres qui nous ont maintenues vulnérables, faibles et incapables d'imaginer de nouvelles réalités. Cette sororité ne peut être forgée par de simples paroles. Elle sera 243

le résultat d une croissance et de changements continus. C est un but à atteindre, un processus de devenir. Ce processus commence par l'action, par le refus de chaque femme d'accepter les mythes, les stéréotypes et les fausses théories qui nient ce qui nous unit, notre expérience humaine commune, qui nient notre capacité à faire l'expérience de l'Unité de toute vie, qui nie notre capacité à combler les fossés créés par le racisme, le sexisme ou le classisme, qui nient notre capacité à changer. Ce processus commence par la reconnaissance que les femmes états-uniennes, sans exception, sont conditionnées à être racistes, classistes et sexistes à différents degrés, et nous autoproclamer féministes ne nous exempte pas du travail qui consiste à se débarrasser de cet héritage de socialisation négative. Si les femmes veulent une révolution féministe - et notre monde est un monde qui a désespérément besoin de cette révolution féministe - alors nous devons prendre la responsabilité d'unir les femmes sur la base d'une solidarité politique. Cela signifie que nous devons prendre notre responsabilité dans l'élimination de toutes les forces qui séparent les femmes. Le racisme est une de ces forces. Les femmes, toutes les femmes, sont responsables du racisme qui nous divise constamment. Notre volonté de prendre notre part à la lutte contre le racisme ne doit pas trouver sa source dans des sentiments de culpabilité, de responsabilité morale, de victimisation ou de rage. Elle doit naître d'un désir sincère de sororité, et d'une prise de conscience personnelle et intellectuelle que le racisme entre les femmes affaiblit le potentiel radical du féminisme. Elle doit émerger de notre compréhension que le racisme est un obstacle sur notre route qui doit être éliminé. Et les obstacles se multiplient si l'on ne fait que s'engager dans des débats infinis pour savoir qui l'a posé là.

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FEMMES NOIRES ET FÉMINISME Plus de cent ans se sont écoulés depuis que Sojourner Truth a pris la parole devant une foule de femmes et d'hommes blanc-he*s lors dun meeting contre l'esclavage dans l'Indiana et a découvert sa poitrine pour prouver quelle était bien une femme. Pour Sojourner, qui avait fait le long voyage de l'esclavage vers la liberté, dénuder sa poitrine était peu de choses. Elle a affronté son public sans crainte, sans honte, fière d'être née noire et femme. Pourtant l'homme blanc qui a crié dans la salle « Je ne crois pas que tu sois réellement une femme ! » a incarné à son insu le mépris et l'irrespect des ÉtatsUnis envers la féminité noire. Aux yeux du public du xixe siècle, la femme noire était une créature indigne du titre de femme, elle n'était rien de plus qu'un objet, une chose, un animal. Lorsque Sojourner Truth a pris la parole lors de la deuxième Convention annuelle du mouvement pour les droits des femmes à Akron, dans l'Ohio, en 1852, les femmes blanches qui trouvaient inapproprié qu'une femme noire s'exprime publiquement en leur présence ont crié : « Ne la laissez pas parler ! Ne la laissez pas parler ! Ne la laissez pas parler! » Sojourner a supporté leurs protestations et est devenue l'une des premières féministes à attirer leur attention sur le sort des femmes noires esclaves qui, forcées par les circonstances à travailler aux côtés des hommes, étaient la preuve vivante que les femmes pouvaient être les égales des hommes dans le travail. 245

Que Sojourner Truth ait été autorisée à parler à la tribune juste après le discours d'un homme blanc qui contestait l'égalité des droits pour les femmes, fondant son argument sur le fait que la femme était trop faible pour effectuer sa part des tâches manuelles - quelle était fondamentalement inférieure physiquement à l'homme - n'était pas une simple coïncidence. Sojourner a coupé court à l'argument de ce dernier en déclarant : [...] Bon, les enfants, quand il y a autant de raffut quelque part, c'est qu'il y a quelque chose de chamboulé. Je crois qu'entre les Noire-s du Sud et les femmes du Nord, qui parlent towte-s de leurs droits, l'homme blanc va bientôt être dans le pétrin. Mais de quoi parle-1-on ici au juste ? Cet homme là-bas dit que les femmes ont besoin d'être aidées pour monter en voiture, et qu'on doit les porter pour passer les fossés, et quelles doivent avoir les meilleures places partout. [...] Et ne suis-jepas une femme? Regardez-moi! Regardez mon bras! J'ai labouré, planté et rempli des granges, et aucun homme ne pouvait me devancer! Et ne suis-jepas une femme ? Je pouvais travailler autant qu'un homme (lorsque je trouvais du travail) ainsi que supporter tout autant le fouet! Et ne suis-je pas unefemme ? J'ai mis au monde cinq enfants, et vu la plupart d'entre eux être vendus comme esclaves, et quandj'ai pleuré avec ma douleur de mère, personne à part Jésus ne m'écoutait! Et ne suis-je pas unefemme f45 Contrairement à la plupart des militantes pour les droits des femmes, Sojourner Truth pouvait prendre exemple sur sa propre expérience de vie pour prouver que les femmes pouvaient être des parents, être les égales des hommes dans le travail, subir la persé45

Version rapportée par Frances D. Gage, une femme blanche, en 1863, traduction collective, parue en brochure sur Infokiosques, https://wv0w.inf0ki0sques.net/lMG/ pdf/aint_I_a_woman-4p-A5~cahier.pdf 246

cution, les violences physiques, le viol, la torture, et non seulement survivre, mais encore en sortir vainqueures. Sojourner Truth ne fut pas la seule femme à prôner légalité pour les femmes. Ses prises de parole publiques en faveur des droits des femmes malgré la désapprobation et les réticences du public ont ouvert la voie à d'autres femmes noires ayant une conscience politique aiguë qui leur permettait d'exprimer leurs opinions. Le sexisme et le racisme ont tellement façonné le point de vue des historien-ne-s états-unien-ne-s qu'iels ont eu tendance à négliger voire à exclure la participation des femmes noires aux débats du mouvement états-unien pour les droits des femmes. Les universitaires blanches qui soutiennent l'idéologie féministe ont également ignoré les contributions des femmes noires. Dans des travaux contemporains tels que The Remembered Gâte : Origins of American Feminism de Barbara Berg, Herstoryde June Sochen, Hidden from History (En dehors de l'histoire) de Sheila Rowbothan, The Womens Movement (Le mouvement des femmes) de Barbara Deckard, pour ne citer que ceux-là, le rôle joué par les femmes noires en tant que militantes des droits des femmes au xix e siècle n'est jamais mentionné. Le livre d'Eleanor Flexner, Century of Struggle (Un siècle de luttes), publié en 1959, est un des très rares livres historiques sur le mouvement pour les droits des femmes qui documente la participation des femmes noires. La plupart des femmes impliquées dans le récent mouvement pour la révolution féministe partent du principe que les femmes blanches sont les initiatrices de toutes les résistances féministes contre le chauvinisme mâle dans la société états-unienne, et présupposent également que les femmes noires ne s'intéressent pas à la libération des femmes. Bien qu'il soit vrai que les femmes 46

Jeu de mots féministe qui transforme le terme history en herstory. Remplaçant les trois premières lettres formant le pronom possessif masculin his (son) par le féminin her (sa), ce terme se réfère à l'histoire écrite du point de vue desfemmesy par lesfemmes, sur les femmes, et se veut une critique de l'histoire classique écrite du point de vue des hommes par des hommes, sur les hommes, qui ne prend donc pas en compte lesfemmes. 247

blanches aient été aux commandes de tous les mouvements pour la révolution féministe aux Etats-Unis, cette domination est moins le signe d'un désintérêt des femmes noires pour la lutte féministe que l'indication que les politiques de colonisation et d'impérialisme racial ont rendu historiquement impossible l'accès des femmes noires à des positions clés du mouvement des femmes états-unien. Les femmes noires du xix e siècle avaient une conscience de l'oppression sexiste qu'aucun autre groupe de femmes n'a jamais eue aux Etats-Unis. Non seulement elles étaient les plus grandes victimes des discriminations et de l'oppression sexistes, mais leur impuissance [powerlessness] était telle que toute résistance de leur part ne pouvait que rarement prendre la forme d'une action collective. Le mouvement des femmes du xix e siècle aurait pu servir de tribune aux femmes noires afin qu'elles puissent exprimer leurs revendications, mais le racisme des femmes blanches les a empêchées de participer pleinement au mouvement. Par contre, cela a servi à rappeler sérieusement que le racisme devrait être éliminé si les femmes noires voulaient un jour que leur parole soit reconnue comme égale à celle des femmes blanches sur cette question des droits des femmes. Les organisations et associations de femmes au xixe siècle pratiquaient presque toujours la ségrégation raciale, mais cela ne signifiait en aucun cas que les femmes noires étaient moins dévouées aux droits des femmes que les participantes blanches. Les historien-ne-s contemporain-e-s ont tendance à insister lourdement sur l'engagement des femmes noires du xix e siècle dans les luttes contre le racisme, afin de laisser entendre que leur engagement dans l'antiracisme excluait de fait leur engagement dans le mouvement des droits des femmes. On en trouve un bon exemple dans le travail de June Sochen, Herstory, où elle parle des groupes de femmes blanches dans un chapitre intitulé « The Women's Movement » (Le mouvement des femmes), mais s'intéresse en revanche aux groupes de femmes noires dans un chapitre 248

intitulé « Old Problems : Black Americans » (Toujours les mêmes problèmes : les Noire-s états-unien-ne-s), une catégorisation qui présuppose que les groupes de femmes noires ont vu le jour dans le cadre d'un effort plus large des personnes noires d en finir avec le racisme, et non comme faisant partie du mouvement des femmes. Sochen écrit : Les groupes de femmes noires étaient des organisations locales de charité et d'éducation. Similaire de par son fonctionnement et de par ses buts à atteindre aux groupes de femmes blanches, la National Association for Colored Women (Association nationale des femmes de couleur) fut créée en 1896, dirigée par Mary Church Terrell (1863-1954) et rassembla en quatre ans plus de 100 000 membres réparties dans vingt-six Etats. Tandis qu'une section locale s'occupait des hôpitaux pour les Noiresy une autrepouvait s'occuper de développer desprogrammes de crèche pour les enfants noirs de sa communauté. Etant une des premières femmes à être diplômée de l'Oberlin College> Mary Church Terrell était une porteparole éloquente et célèbre des droits des Africain-esAméricain-es. Cette personne extraordinaire a passé sa longue vie à lutter pour les droits des personnes noires. C'était une bonne oratrice et écrivaine luttant pour une variété de causes. En plus de diriger la NACWy Mme Terrell fit campagne contre le lynchage, devint membre fondatrice de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACPy Association nationale pour l'avancement des personnes de couleur)y et lutta également dans le mouvement pour le droit de vote. Elle représenta les femmes noires à de nombreux meetings nationaux et internationaux. D'après les informations contenues dans ce passage,les lecteurice*s peuvent facilement en conclure que Mary Church Terrell était une 249

porte-parole enflammée des droits des Noire-s états-unien-ne-s qui ne semblait pas plus que ça concernée par les droits des femmes. Pourtant ce netait pas le cas. En tant que présidente de la NAACP, Mary Church Terrell a travaillé ardemment à impliquer les femmes noires dans la lutte pour les droits des femmes. Elle était particulièrement engagée dans la lutte pour l'obtention de l'égalité sociale pour les femmes dans la sphère éducative. Que Mary Church Terrell, comme la plupart des militantes noires pour les droits des femmes, ait été aussi impliquée dans la lutte pour le progrès social de sa race dans son ensemble ne diminue en rien le fait qu'elle focalisait son attention sur le changement du rôle des femmes dans la société. Si Terrell s'était considérée comme une porte-parole de la race noire dans son ensemble, elle n'aurait pas publié « A Colored Woman in a White World » (Une femme de couleur dans un monde blanc), un récit s'intéressant au statut social des femmes noires et à l'impact du racisme et du sexisme sur leur vie. Aucune historienne féministe blanche n'aurait écrit à propos du travail de Lucy Stone, Elizabeth Stanton, Lucretia Mott et bien d'autres qui ont été à l'initiative de réformes sociales ayant en premier lieu un impact sur la vie des femmes blanches, en faisant comme si leur travail était totalement déconnecté de la question des droits des femmes. Pourtant les historiennes qui s'autodéfinissent comme féministes n'ont de cesse de minimiser les contributions des militantes noires pour les droits des femmes en sous-entendant que leur préoccupation principale était les réformes sociales concernant la race. A cause de l'impérialisme racial blanc, les femmes blanches pouvaient constituer des groupes tels que la Women's Christian Temperance Union (Union des femmes chrétiennes pour l'abstinence), la Young Women's Christian Association (Association des jeunes femmes chrétiennes), la General Fédération of Women's Clubs (Fédération générale des clubs de femmes), sans afficher publiquement le fait que ces organisations étaient exclusivement blanches. Les femmes noires 250

s'identifiaient racialement en nommant leurs groupes Colored Women's League (Ligue des femmes de couleur), National Fédération of Afro-American Women (Fédération nationale des femmes afro-américaines), National Association for Colored Women (Association nationale des femmes de couleur), et parce quelles s'identifiaient par la race les chercheureuse-s présupposent que leur intérêt pour le progrès des Noine*s a pris le pas sur leur engagement dans le mouvement des femmes pour une réforme sociale. En réalité, les organisations de femmes noires réformistes étaient solidement ancrées dans le mouvement des femmes. C'est à cause du racisme des femmes blanches et parce que la société états-unienne restait une société dont la structure sociale était l'apartheid, que les femmes noires ont été obligées de se focaliser sur elles-mêmes plutôt que sur toutes les femmes. La militante noire Josephine St. Pierre Rufïin a essayé de travailler avec une organisation de femmes blanches et s'est rendu compte que les femmes noires ne pouvaient pas attendre de femmes blanches racistes que ces dernières les encouragent à participer pleinement au mouvement des femmes ; par conséquent elle prôna que les femmes noires s'organisent entre elles pour parler de questions qui les concernent. Lors de la première National Conférence of Colored Women (Congrès national des femmes de couleur) qui eut lieu à Boston en 1895, elle déclara : Les raisons de ce congrès sont si évidentes qu'il semble à peine nécessaire de les énumérer, et pourtant chacune d'entre elles demande notre plus sérieuse considération. Tout d'abord nous devons sentir la joie et l'inspiration dans le fait de nous rencontrer; nous devons trouver le courage et les nouvellesforces de vie qui accompagnent ce mélange d'âmes qui ont des choses à se dire, parce quelles sont toutes tournées vers le même but. Ensuite, nous devons discuter non seulement des choses qui sont vitales pour nous en tant que femmes, mais aussi des choses qui nous sont propres en tant que femmes de couleur; de 251

Véducation de nos enfants, du futur de nos fils et de nos filles, de comment nous pouvons les préparer au mieux à un métier et comment leur trouver ces métiers, de ce que nous pouvonsfaire concernant Véducation morale de la race à laquelle nous sommes identifiées, de notre élévation mentale et notre développement physique, de Véducation que nous devons donner à nos enfants afin de les préparer aux conditions de vie particulières qu'iels vont rencontrer, de comment donner le meilleur de nousmêmes, même quand les opportunités sont limitées, voici quelques-unes des questions qui nous concernent defaçon spécifique et que nous avons à discuter. Déplus, il y a les questions contemporaines générales, que nous ne pouvons nous permettre d'ignorer... Ruffïn nencourageait pas les militantes noires des droits des femmes à ne travailler quà améliorer leur propre sort, elle tenait à l'idée que les femmes noires doivent s organiser afin de créer un mouvement des femmes qui concernerait toutes les femmes : Notre mouvement desfemmes est un mouvement des femmes qui est mené et dirigé par des femmes, pour le bien desfemmes et des hommes, et qui bénéficie à toute l'humanité, pas simplement à une branche particulière de celle-ci. Nous voulons, nous demandons la participation active de nos hommes. De plus, nous ne créons pas une ligne de couleur; nous sommes des femmes, des femmes états-uniennes, tout aussi intensément impliquées dans les affaires qui nous concernent en tant que telles que toute autre femme états-unienne ; nous ne sommes pas en train de nous aliéner ou de nous retirer; mais nous venons sur le devant de la scène, nous cherchons à rejoindre toute autre personne effectuant un travail similaire, et nous invitons cordialement et accueillons toute autre personne à se joindre à nous. 252

D'autres militantes noires pour les droits des femmes ont fait écho aux sentiments de Ruffin. Bien que l'impérialisme racial blanc ait exclu les femmes noires des groupes de femmes blanches, elles sont restées fidèles à la conviction que les droits des femmes ne pourraient être obtenus que si les femmes s'unissaient dans un front commun. Prenant la parole au World Congress of Représentative Women, la suffragette noire Fannie Barrier Williams fit savoir que les femmes noires étaient aussi dévouées à la lutte pour les droits des femmes que tout autre groupe de femmes. Elle parla dans son discours de sa conviction que les femmes, unies dans la solidarité politique, pouvaient avoir une influence phénoménale sur la culture états-unienne : Le pouvoir des mouvements de femmes est une des choses les plus intéressantes à étudier en sociologie aujourd'hui. Par le passé les femmes en savaient si peu les unes sur les autres, leurs intérêts communs étaient les sentiments et les ragots, et leur connaissance de toutes les affaires plus larges de la société humaine était si faible que toute organisation entre elles, dans le sens moderne du terme, était impossible. Aujourd'hui leur conscience progressiste, leur intérêt pour l'éducation et leur influence grandissante dans tous les mouvements de réforme de notre siècle ont créé chez elles un plus grand respect des unes envers les autres et ontfourni les éléments pour une organisation ayant des visées vastes et splendides. Le développement des femmes a atteint son apogée lorsqu'elles sont devenues assez fortes psychiquement pour créer des liens de solidarité mêlés à de l'empathiey à une loyauté et à une confiance mutuelle. L'union d'aujourd'hui est le mot d'ordre de la progression du mouvement desfemmes. Bien que la ségrégation raciale ait été la norme dans les groupes de femmes, les mesures de réformes initiées par les 253

groupes de femmes blanches ou noires n'étaient pas radicalement différentes. Elles étaient seulement différentes en ce que les femmes noires incluaient dans leurs demandes de réforme des mesures destinées à régler les problèmes spécifiques auxquels elles faisaient face. Un de ces problèmes spécifiques était la tendance générale parmi les Blanc-he-s, mais également chez certain-e-s Noire-s à qui on avait bourré le crâne, à considérer toutes les femmes noires comme sexuellement immorales, licencieuses et dévergondées - un stéréotype qui trouvait ses origines dans la mythologie sexiste états-unienne. Par conséquent, tandis que les organisations de femmes blanches pouvaient concentrer leurs efforts sur des mesures de réforme générales, les femmes noires durent déclencher une campagne pour défendre leur « vertu ». Dans le cadre de cette campagne, elles écrivirent des articles et des discours réhabilitant la morale sexuelle des femmes noires. Les organisations de femmes blanches pouvaient limiter leur attention aux questions telles que l'éducation, la charité, ou à la formation de sociétés littéraires, tandis que les femmes noires devaient s'occuper de questions comme la pauvreté, le soin aux personnes âgées et aux malades, ou encore la prostitution. Les associations et les organisations de femmes noires, qui s'étaient créées en réaction à l'oppression raciste, étaient potentiellement plus féministes et radicales dans leur nature que les associations de femmes blanches. Les femmes blanches n'ont pas eu à déclencher une guerre contre la prostitution comme l'ont fait les femmes noires. Beaucoup de jeunes femmes noires qui quittaient les Etats sudistes et migraient vers le nord ont été forcées de travailler comme prostituées. Dans certains cas elles arrivaient dans le Nord grâce à ce que l'on appelait un « billet de justice » [justice ticket] qui leur était fourni par des agences de recrutement ou des chasseurs de têtes. En échange du transport et de la garantie d'avoir un emploi à l'arrivée, les femmes noires signaient des contrats les engageant à travailler là où les agents les placeraient et acceptaient de payer un tarif équivalent à un ou deux mois de 254

salaire. À leur arrivée dans le Nord, elles découvraient la plupart du temps que leur travail consistait à être femme de ménage dans des maisons closes. Incapables de survivre avec le maigre salaire qu'on leur versait, elles étaient encouragées par les « macs » blancs à devenir des prostituées. La National League for the Protection of Colored Women (Ligue nationale de protection des femmes de couleur) fut créée pour informer et venir en aide aux femmes noires qui migraient vers le nord. En 1897, la militante noire Victoria Earle Matthews créa la White Rose Working Girl's Home (Maison de la Rose blanche pour les travailleuses47) et une Black Protection and Women's Rights Society (Société pour la protection des Noire-s et les droits des femmes) au sein de la Women's Loyal Union of New York and Brooklyn (Union des femmes justes de New York et de Brooklyn). Pour familiariser le public à la détresse des femmes noires, Victoria Matthews donna une conférence sur « The Awakening of the Afro-American Woman » (Le réveil de la femme afro-américaine). Son travail n'était pas isolé. De nombreux groupes de femmes noires furent créés afin de les aider à améliorer leurs conditions de vie. Une de ces femmes qui prônait l'égalité sociale pour les femmes, Anna Julia Cooper, comptait parmi les plus impressionnantes. C'était l'une des premières militantes noires à exhorter les femmes noires à mettre en mots leur propre expérience et à faire prendre conscience au public de la manière dont le racisme et le sexisme combinés affectaient leur statut social. Anna Cooper a écrit : La femme de couleur d'aujourd'hui occupe, pourrait-on dire, une position unique dans ce pays. Alors que nous traversons une période de transition et de changements, son statut semble être l'un des plus représentatifs des forces qui façonnent notre civilisation. Elle est 47

II semblerait que le nom de ce refuge soit Maison de la Rose blanche pour les travailleuses noires, ce que bell hooks ne précise pas. 255

confrontée à la question féminine et aux problèmes liés à la race, et dans les deux cas cest quelque chose quon ne connaît pas ou ne reconnaît pas encore. Anna Cooper voulait que le public états-unien reconnaisse le rôle joué par les femmes noires, pas seulement comme porte-parole de leur race mais aussi comme militantes des droits des femmes. Pour populariser sa conception des droits des femmes, elle publia A Voicefrom the South (Une voix du Sud) en 1892, une des premières approches féministes du statut des femmes noires et une discussion très longue sur l'accès des femmes à l'éducation supérieure. Dans A Voicefrom the South, Cooper a réaffirmé sa position selon laquelle les femmes noires ne devaient pas assumer une position passive et subordonnée dans leurs relations aux hommes noirs. Elle a également critiqué les hommes noirs pour leur refus de soutenir la lutte des femmes pour l'égalité des droits. Puisqu'il était courant que les leaders noire-s se demandent si oui ou non l'implication des femmes noires dans la lutte pour les droits des femmes viendrait affaiblir leur implication dans les luttes contre le racisme, Cooper a maintenu sa position selon laquelle l'égalité des sexes permettrait aux femmes noires de devenir des leaders dans la lutte contre le racisme. Elle affirma également qu'elles avaient prouvé quelles étaient aussi dévouées à la lutte pour la libération noire que l'étaient les hommes noirs, si ce n'est plus. Dans A Voice from the South, on pouvait lire un article de Cooper intitulé « The Higher Education of Women » (L'éducation supérieure des femmes) dans lequel elle défendait l'idée que les femmes en tant que groupe devaient avoir le droit d'accéder à l'éducation supérieure. Comme de nombreuses féministes contemporaines, Cooper croyait en l'existence d'un « principe féminin » distinct et affirmait que « le monde avait grand besoin d'une force féminine », une force qui pourrait « atteindre son développement maximal seulement à travers un développement sans entraves des femmes » :

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Tout ce que je dis, c'est qu'il y a un cotéféminin et un côté masculin de la vérité; que leur lien n est pas un lien d'infériorité ou de supériorité, de meilleur ou de moins bon, de plusfaible ou de plusfort, mais quils sont complémentaires - complémentaires au sein d'un tout unique, essentiel et symétrique. Que si l'homme est plus noble de par la raison, la femme est plus prompte à l'empathie. Que s'il recherche inlassablement des vérités abstraites, elle prend soin des intérêts des autres - veille tendrement et affectueusement à ce qu'aucun de ses « petits » ne périsse. Que s'il n'est pas rare que nous voyions des femmes qui raisonnent, disons-nous, avec le calme et la précision d'un homme, et des hommes tout aussi démunis que lesfemmes, il y a tout de même un consensus général de l'humanité sur le fait qu'un des traits est spécifiquement masculin et l'autre typiquementféminin. Que les deux sont requis dans l'éducation des enfants afin que les garçons puissent ajouter tendresse et sensibilité à leur virilité et que nos filles ajoutent force et indépendance à leur douceur. Que, ainsi que les deux sont nécessaires pour que l'individu soit équilibré, de même une nation ou une race dégénérera dans le pur sentimentalisme d'un coté, ou dans l'agressivité de l'autre, si elles sont dominées par l'un des deux; enfin, et j'insiste là-dessus, que lefacteurféminin ne peut produire son effet qu'à travers le développement et l'éducation de la femme afin qu'elle puisse imprimer sa marque defaçon appropriée et avec intelligence sur les forces contemporaines, et participer aux richesses de la pensée du monde... Même si Anna Cooper, comme d'autres militantes pour les droits des femmes du xixe siècle, continuait de penser que la meilleure façon pour les femmes de servir leur pays était d'utiliser leur éducation pour améliorer le rôle que le patriarcat leur avait assigné, elle était consciente que l'éducation supérieure permet257

trait également aux femmes d'explorer des mondes en dehors du domaine traditionnel de la maison et de la famille. Pour répondre à ceux et celles qui prétendaient que l'éducation supérieure était un obstacle au mariage, Cooper déclara : Je vous accorde que le développement intellectuel\ avec l'indépendance et la capacité de gagner sa vie quil permet, rend lesfemmes moins dépendantes des relations conjugales pour subvenir à leurs besoins (ce qui, d'ailleurs n'est pas toujours garanti par le mariage). Cela ne la pousse pas non plus à considérer la sexualité comme la seule sensation capable de donner le ton, la saveur; le mouvement et la vitalité à son existence. Son horizon s'étend. Ses intérêts sont élargis, approfondis et multipliés. Elle est plus en lien avec la nature... Les femmes noires du xix e siècle pensaient que si on leur accordait le droit de vote, elles pourraient changer les systèmes éducatifs afin que les femmes puissent poursuivre pleinement leurs désirs d'éducation. Afin d'atteindre ce but, elles soutenaient sincèrement la lutte pour le droit de vote des femmes. La militante noire Frances Ellen Watkins Harper était la plus directe des femmes noires de son époque sur cette question du droit de vote des femmes. En 1888 elle s'adressa à l'International Council of Women (Conseil international des femmes) à Washington et parla de l'importance du droit de vote pour les femmes blanches et noires. A l'Exposition colombienne48 de Chicago en 1893, elle prononça un discours intitulé « Woman's Political Future » (L'avenir politique de la femme) qui exprimait ses opinions sur le droit de vote : Je ne crois pas au droit de vote universel et sans restriction, que ce soit pour les hommes ou pour les 48

Egalement connue sous le nom d'Exposition universelle de 1893, elle est nommée en hommage au quatre centième anniversaire de l'invasion de l'Amérique par Christophe Colomb. 258

femmes. Je crois aux tests moraux et éducatifs. Je ne pense pas que l'homme le plus ignorant et le plus brutal soit mieux préparé que lafemme la plus éduquée, la plus honnête et la plus intelligente, à assurer la force et la durabilité du gouvernement... Le droit de vote accordé aux femmes signifie pouvoir et influence. Comment elle va utiliser ce pouvoir,; je ne peux le prédire. De grands maux nous attendent qui doivent être étouffés par le pouvoir combiné de Vhonnêteté masculine et de la clairvoyance féminine; et je sais quaucune nation ne peut atteindre son plein degré de connaissance et de bonheur si la moitié de cette nation est libre et Vautre enchaînée. La Chine a compressé les pieds de ses femmes et par conséquent ralenti les pas de ses hommes. Mary Church Terrell militait également en faveur du droit de vote des femmes. En 1912 elle prononça un discours devant la National American Women's Suffrage Association (Association nationale états-unienne pour le droit de vote des femmes), à laquelle elle a participé en deux occasions, défendant le droit de vote des femmes.Terrell était également active dans le mouvement contre le lynchage des personnes noires. Son article « Lynching from a Negro's Point of View » (Le lynchage du point de vue des Nègres) a été publié dans le numéro de 1904 de la North American Review (Revue nord-américaine), et c'est dans cet article quelle a appelé pour la première fois les femmes blanches à s'impliquer dans la croisade contre le lynchage. Terrell affirmait que les femmes blanches étaient les complices des hommes blancs lors des lynchages, et a donc fait peser une partie de la responsabilité du racisme et de l'oppression raciale sur leurs épaules : Le lynchage est la suite logique de l'esclavage. Les hommes blancs qui de nos jours abattent les Nègres en leur tirant dessus et les écorchent vifs, et les femmes blanches qui posent des torches enflammées sur leur 259

corps enduit d'essence, sont lesfilset lesfillesdes femmes qui avaient peu, voire aucune compassion pour la race quand elle était réduite en esclavage. Les hommes qui lynchent les Nègres de nos jours sont, en règle générale, les enfants des femmes qui se tenaient assises devant leur cheminée, heureuses etfières de l'affection de leurs enfants, tandis quelles regardaient d'un œil sans pitié et d'un cœur inflexible la douleur des mères esclaves, dont les enfants avaient été vendus, lorsqu'iels n'avaient pas connu un sort plus funeste. C'est peut-être trop demander que d'attendre des enfants desfemmes qui ont regardé pendant des générations les épreuves et la dégradation de leurs sœurs au teint plus sombre sans protester ou si peu, qu'iels éprouvent aujourd'hui de la pitié et de la compassion envers les enfants de cette race opprimée. Mais quelle influence énorme lesfemmes blanches pourraient avoir sur la loi et l'ordre, et quelles adversaires puissantes elles pourraient être face à la violence des foules sudistes, si elles s'élevaient dans la pureté et la puissance de leurféminité afin d'implorer leur père, leur mari et leurs fils de ne plus tacher leurs mains avec le sang des hommes noirs ! Cet appel de Terrell lancé aux femmes blanches afin quelles sunissent aux femmes noires sur la base dune commune condition de femme reflétait les sentiments de nombreuses femmes noires du xixe siècle qui étaient convaincues que les femmes pouvaient être une nouvelle force politique aux Etats-Unis. Malgré l'oppression sexiste et raciste, la fin du xix e siècle fut un moment important de l'histoire des femmes noires. Frances Ellen Watkins Harper avait parfaitement raison lorsqu'elle a affirmé : « Si le XVe siècle a révélé l'existence de l'Amérique au Vieux Monde, le xix e siècle révèle les femmes à elles-mêmes ». La ferveur à propos des droits des femmes générée au xix e siècle a perduré au xxe siècle et a atteint son point culminant avec la 260

ratification du dix-neuvième amendement en 1920 qui a accordé le droit de vote à toutes les femmes. Dans la lutte quelles avaient menée pour acquérir le droit de vote, les femmes noires avaient appris une leçon amère. Elles se sont rendu compte que pour de nombreux-ses Blanche-s, accorder le droit de vote aux femmes était un autre moyen de maintenir l'impérialisme racial blanc. Les suffragettes blanches sudistes se sont ralliées à un programme dans lequel il était écrit que le droit de vote des femmes dans le Sud renforcerait la suprématie blanche. Car même si lobtention du droit de vote concernait également les femmes noires, les femmes blanches étaient dans le Sud deux fois plus nombreuses quelles. Dans The Emancipation of the American Woman (L'émancipation de la femme états-unienne), Andrew Sinclair s'intéresse aux politiques raciales des suffragettes blanches et conclut : Le racisme non dissimulé des suffragettes sudistes telles que Kate Gordon ou Laura Clay - deux des cadres les plus puissantes de la National American [Women Suffrage] Association (Association nationale étatsunienne [pour le droit de vote des femmes]) après le départ d Anthony - inquiétait les suffragettes du Nord et de l'Ouest Bien que Carrie Catt et Anna Shaw se devaient d'être diplomates pour gagner le soutien du Sud au droit de vote desfemmes, elles avaient perdu l'esprit militant des anciennes abolitionnistes... Le vocabulaire du mouvement changea, et du langage des droits humains on passa à celui de l'opportunité. Les femmes nègres du Nord étaient exclues de certaines manifestations pour le droit de vote, par peur d'offenser le Sud. Comme l'écrivit une leader nègre à une autre à propos des suffragettes : « Elles sont toutes mortellement terrifiées par le Sud, et si elles pouvaientfaire passer l'amendement sur le droit de vote sans accorder ce droit de vote auxfemmes de couleur, elles leferaient sur-le-champ ».

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Le langage des leaders du Nord pour le droit de vote, y compris celui d'Elizabeth Stanton, glissa déplus en plus vers lopportunité d'obtenir le droit de vote pour lesfemmes éduquées... La promesse d'une révolution états-unienne en termes d'égalité et de liberté humainefut oubliée dans une tentative de gagner le droit de vote pour un nombre limité de femmes blanches, anglo-saxonnes, de la même façon que les termes de la Constitution avaient un jour nié les principes de la déclaration d'indépendance. Comme dans la lutte du xixe siècle pour le droit de vote des femmes, la race et le sexe sont devenus dans la lutte du xxe siècle des problèmes imbriqués. Comme leurs prédécesseures, les femmes blanches ont consciemment et délibérément soutenu l'impérialisme racial blanc, en reniant publiquement tout sentiment d empathie et de solidarité politique avec les personnes noires. Dans leur effort pour obtenir le droit de vote, les militantes blanches des droits des femmes ont consciemment trahi la conviction féministe que le vote était un droit naturel pour toutes les femmes. Cette trahison des principes féministes a permis au pouvoir patriarcal de détourner l'énergie des suffragettes et d'utiliser le vote des femmes comme un moyen de renforcer la structure politique misogyne existante. La grande majorité des femmes blanches n'ont pas usé de ce nouveau droit pour soutenir les droits des femmes ; elles ont voté comme leur mari, leur père ou leurs frères. Les suffragettes blanches les plus militantes avaient espéré que les femmes utiliseraient le vote pour créer leur propre parti, plutôt que de soutenir des partis majoritaires qui refusaient aux femmes l'égalité sociale avec les hommes. Les privilèges liés au vote des femmes n'ont rien changé de fondamental à la condition des femmes dans la société, mais ils ont permis aux femmes de soutenir et de maintenir l'ordre social raciste impérialiste patriarcal blanc en place. Dans une très large mesure, le fait que les femmes obtiennent le droit de vote fut plus une victoire des principes racistes qu'un triomphe des principes féministes. 262

Les suffragettes noires se sont rendu compte du peu d'impact que le droit de vote a eu sur leur statut social. L'aile la plus militante du mouvement des femmes de 1920, le National Women's Party (Parti national des femmes), était à la fois raciste et classiste. Bien que le parti ait affirmé travailler dans le sens de l'égalité pleine et entière des femmes, il œuvrait en réalité à la seule promotion des intérêts des femmes blanches des classes moyenne et supérieure. Dans Herstory, June Sochen fait ce commentaire à propos de l'attitude des suffragettes blanches envers les femmes noires : Après que Vamendement sur le droit de vote des femmes fut ratifié en 1920, certaines réformatrices se sont demandé si ce droit bénéficierait autant auxfemmes noires quauxfemmes blanches — et plus particulièrement dans le Sud\ où les hommes noirs étaient de fait privés du droit de vote par les Blancs au pouvoir. Près de deux millions de femmes noires vivaient dans le Sud. Quand les suffragettes ont suggéré à Alice Paul que le droit de vote desfemmes noires était toujours une question vitale, elle a répondu que Vannée 1920 n'était pas le moment pour parler de cette question. Les suffragettes devaient plutôty dit-elle, profiter de ce nouveau pouvoir politique et élaborer des stratégies pour d'autres batailles à venir. Et pourtant comme l'avaient prédit les réformatrices, lorsque les femmes noires se sont rendues aux urnes en Alabama ou en Géorgie, elles se sont rendu compte que les Blanche-s qui tenaient les bureaux de vote avaient plus d'un tour dans leur sac pour les empêcher de voter. Si une femme noire était capable de lire un texte compliqué qu'on lui mettait sous les yeux, les fonctionnaires blanches trouvaient un autre motif obscur pour justifier qu'elle ne puisse pas voter. Et toute femme qui persistait était violemment menacéejusqu'à ce quelle s'éclipse docilement.

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Le droit de vote des femmes ayant échoué à transformer de quelque façon que ce soit le statut des femmes noires, de nombreuses suffragettes noires ont cessé de croire aux droits des femmes. Elles avaient soutenu le droit de vote des femmes pour voir finalement leurs intérêts trahis et voir le « droit de vote des femmes » utilisé comme une arme pour renforcer l'oppression exercée par les personnes blanches sur les personnes noires. Elles se sont rendu compte que l'obtention des droits pour les femmes n'aurait que peu d'impact sur leur statut social tant que l'impérialisme racial blanc leur refuserait l'accès à une réelle citoyenneté. Alors que les femmes blanches se réjouissaient d'avoir obtenu le droit de vote, un système d'apartheid racial était mis en place aux Etats-Unis, menaçant la liberté des femmes noires de façon bien plus inquiétante que ne le faisait l'impérialisme sexuel. Ce système d'apartheid racial fut nommé Jim Crow. Dans The Strange Career of Jim Crow (L'étrange carrière de Jim Crow), C. Vann Woodward décrit cette résurgence du racisme : Après la guerre, il est devenu déplus en plus évident que la méthode sudiste concernant les relations raciales était en train de devenir la méthode états-unienne. La grande migration des Nègres vers les quartiers pauvres et les usines industrielles des grandes villes du Nord na fait qu attiser les tensions entre les races. Les travailleureuse-s nordistes jalousaient leur statut et étaient plein-e%s de ressentiment envers la compétition représentée par les Nègres, qui étaient exclu* e-s des syndicats. Les Nègres étaient écarté'e's des emplois les plus intéressants dans les usines, ceux-là mêmes quiels avaient réussi à occuper pendant la pénurie de maind'œuvre des années de guerre. Tels étaient écarté'e-s de plus en plus des emplois fédéraux. Les postiers nègres ont commencé à disparaître des routes, comme ils avaient disparu de la police. Ils ont commencé à perdre le contrôle sur Vartisanat, comme par exemple 264

les barbiers, qui avaient eu un jour le quasi-monopole dans le Sud. Le racisme organisé se répandit à travers tout le pays dans les années 1920 avec le nouveau Ku Klux Klan [...] Il n'y eut aucun signe d'une quelconque tendance à la suppression ou à l'assouplissement du code de discrimination et de ségrégation Jim Crow dans les années 1920, ni dans les années 1930jusque tard dans les années de Dépression. En réalité les lois Jim Crow furent élaborées et leur application élargie durant ces années-là. Une grande partie de l'histoire sociale et économique se reflète dans ces lois. Lorsque lesfemmes ont commencé à se couper les cheveux au carré et sont devenues patronnes de salons de coiffure pour hommes, Atlantafit passer une circulaire en 1926 qui interdisait aux barbiers nègres de servir lesfemmes ou les enfants en dessous de 14 ans. Jim Crow a suivi la marche du progrès, que ce soit dans les transports, l'industrie ou même les changements de mode. Puisque l'apartheid de Jim Crow menaçait de dessaisir les personnes noires des droits et des progrès acquis pendant la Reconstruction, il était tout naturel que les militantes noires cessent de lutter sur les questions de droits des femmes et concentrent leur énergie à résister au racisme. Les militantes noires n'étaient pas le seul groupe de femmes à s'être détourné des questions des droits des femmes. Une grande partie de l'énergie des femmes militantes s'était concentrée sur l'obtention du droit de vote ; une fois acquis, elles furent nombreuses à ne plus voir l'utilité d'un mouvement des femmes. Bien que les femmes blanches du Parti des femmes aient poursuivi la lutte féministe, les femmes noires en étaient rarement des participantes actives. Leur énergie était concentrée sur la résistance à l'oppression raciale grandissante. Pendant que les militantes pour les droits des femmes se battaient en 1933 pour que le Sénat accepte de ratifier le Equal Rights Amendment (amen265

dement des droits égaux), les militantes noires se battaient quant à elles contre le lynchage des femmes et des hommes noire-s par les foules de racistes blanc-he-s, pour l'amélioration des conditions de vie des personnes noires frappées par la pauvreté et pour 1 éducation. Dans les années 1920 et 1930, les militantes noires ont appelé les femmes noires à ne pas laisser le sexisme les empêcher d'être aussi impliquées que les hommes noirs dans la lutte pour la libération des personnes noires. Amy Jacques Garvey, militante du mouvement nationaliste noir dirigé par son camarade et mari Marcus Garvey, éditait la page des femmes dans Negro World (Le monde nègre), le journal de la Universal Negro Improvement Association (Association universelle pour l'avancement des Nègres). Elle exhortait, dans ses articles, les femmes noires à focaliser leur attention sur le nationalisme noir et à participer de la même façon que les hommes noirs à la lutte de libération noire : Les exigences de notre monde actuel requièrent que les femmes prennent leur place aux côtés de leurs hommes. Les femmes blanches sont en train d'unir leurs forces et se sont unies, sans s'occuper des frontières nationales, pour sauver leur race de la destruction, et préserver ses idéaux pour la postérité... Les hommes blancs ont commencé à comprendre que, les femmes étant la colonne vertébrale du foyer; elles peuvent, avec leur habitude de gérer le budget et les détails de l'organisation, participer efficacement au destin de leur nation et de leur race. Rien ne résiste bien longtemps à la volonté de la femme moderne. Elle s'active pour obtenir de nouvelles opportunités et les obtient; elle fait bien le travail et gagne le respect des hommes qui jusque-là s'opposaient à elle. Elle préfère subvenir à ses propres besoins ellemême plutôt que de mourir de faim en attendant à la maison. Elle n'a pas peur de travailler dur et, en étant 266

indépendante, elle obtient beaucoup plus du mari d'aujourd'hui que ne le faisait sa grand-mère au bon vieux temps. Les femmes d'Orient, jaunes ou noires, imitent doucement mais sûrement les femmes du monde occidental et, pendant que les femmes blanches soutiennent une civilisation blanche sur le déclin, lesfemmes de races plus foncées redoublent d'effort pour aider leurs hommes à établir une civilisation fondée sur leurs propres standardsy et luttent pour le leadership mondial. Même si les militantes noires exhortaient les femmes noires à assumer des rôles aussi actifs que les hommes dans la lutte pour la fin du racisme, elles semblaient sous-entendre que 1 égalité sociale entre les sexes était un problème de second ordre Depuis le début du mouvement pour les droits des femmes, ses ferventes défenseures ont affirmé que légalité sociale des femmes était un pas nécessaire dans la construction de la nation. Elles ont souligné que les femmes ne s opposaient pas à lordre politique ou social des Etats-Unis, mais voulaient simplement défendre activement les institutions en place. Cette attitude a toujours menacé la solidarité politique occasionnelle entre les militantes noires et blanches pour les droits des femmes. Pour les femmes blanches, la participation active au développement des Etats-Unis en tant que nation impliquait bien souvent l'acceptation et le soutien apporté à l'impérialisme racial blanc, tandis que les femmes noires, même les plus conservatrices, étaient souvent obligées de condamner la nation pour ses politiques racistes. Finalement les deux groupes de femmes ont laissé les alliances raciales remplacer la lutte féministe. La ségrégation raciale est restée la norme dans la plupart des clubs de femmes des années 1930 et 1940. De 1940 à 1960, la plupart des groupes de femmes ne faisaient pas de la libération des femmes leur préoccupation centrale; les femmes s'alliaient plutôt pour des raisons sociales ou professionnelles. Barbara Deckard, l'auteure de The Women's Movementy rapporte qu'il n'y 267

avait aucun groupe organisé de libération des femmes de 1940 à 1960 et a tenté d'apporter une explication à ce phénomène : Une des raisons était l'idéologie limitée et le fait que la base des suffragettes appartenait à l'élite. Elles se sont tellement concentrées sur le droit de vote, et sur cela seulement, que leurs successeures - telles que la League of Women Voter s (Ligue des électrices) — pouvaient déclarer en 1920 qu'il n'y avait plus de discrimination contre les femmes et que les femmes progressistes devraient lutter pour des réformes générales qui concernaient tout le monde. L'unique groupe successeur des suffragettes les plus militantes - le Women's Party - était obtus sur d'autres sujets. Ses militantes ont continué de se battre pour l'obtention de l'égalité des droits, mais s'intéressaient peu ou pas du tout à la position subordonnée des femmes dans la famille, à l'exploitation des travailleuses ou aux problèmes spécifiques des femmes noires. Ce manque d'intérêt pour des questions sociales, économiques et raciales de première importante a éloigné les femmes les plus radicales du mouvement, alors que l'atmosphère sociale hostile les a empêchées de l'emporter sur lesfemmes modérées. A partir du milieu des années 1920, la relative stabilité du capitalisme, la disparition des petites exploitations agricoles radicales, la chasse aux rouges et les scissions internes ont détruit le socialisme et les partis progressistes et on a vu naître une période de conservatisme hostile au mouvement des femmes. Le radicalisme des années 1930 se concentrait principalement sur l'emploi et, à lafin de cette décennie, sur la menace d'une guerre contre le fascisme, à l'exclusion de toute autre question. De même pendant la guerre, on ne pouvait pas s'intéresser à autre chose. La période d'après-guerre de 1946 à 1960fut un moment d'expansion économique 268

et de domination mondiale pour les États-Unis, ce fut la guerre froide et le patriotisme exacerbé permis par la chasse aux sorcières que fut le maccarthysme. Tous les groupes radicaux et progressistes subirent la répression, et les potentielles luttes du mouvement des femmes - comme louverture de crèches — furent étouffées avec le reste. Pendant les quarante années qui se sont écoulées entre le milieu des années 1920 et le milieu des années 1960, les leaders politiques noires féminines nont plus lutté pour les droits des femmes. La lutte pour la libération noire et la lutte pour la libération des femmes étaient vues comme incompatibles en grande partie parce que les leaders noirs du mouvement des droits civiques ne voulaient pas que l'opinion publique blanche états-unienne voie leur demande d'accéder pleinement au statut de citoyen-ne-s comme synonyme de revendications radicales pour légalité des sexes. Ils ont préféré faire du mouvement de libération noire un synonyme de l'accès à la pleine participation à l'Etat-nation patriarcal existant, et leurs revendications portaient sur l'élimination du racisme, non du capitalisme ou du patriarcat. De la même façon que les femmes blanches avaient renié publiquement tout lien politique avec les personnes noires lorsqu'elles pensaient que de telles alliances leur seraient défavorables, les femmes noires se sont désolidarisées des luttes féministes lorsqu'elles ont été convaincues que se revendiquer féministe, c'est-à-dire radicale, nuisait à la cause de la libération noire. Les hommes et les femmes noire-s voulaient pouvoir accéder au mode de vie de la plupart des Etats-Unien-ne*s. Pour cela, iels avaient l'impression de devoir être conservateurice*s. Les organisations de femmes noires, qui s'étaient jadis concentrées sur des services sociaux comme les crèches, les foyers de travailleuses et l'aide aux prostituées, se sont dépolitisées et se sont tournées vers l'organisation d'événements comme les bals de débutantes ou les galas de bienfaisance. Les membres des clubs de femmes noires imitaient le comportement des femmes 269

blanches de la classe moyenne. Les femmes noires qui croyaient à légalité sociale des sexes ont appris à taire leurs opinions par peur que l'attention soit détournée des questions raciales. Elles croyaient qu elles devaient soutenir en premier lieu la liberté pour les personnes noires, et plus tard, une fois cette liberté obtenue, travailler pour les droits des femmes. Malheureusement elles n'avaient pas prévu la puissance de la résistance des hommes noirs à l'idée que les femmes devaient avoir le même statut que les hommes. Lorsque le mouvement pour les droits civiques a débuté, les femmes noires y ont pris part mais elles n'ont pas cherché à faire de l'ombre aux leaders noirs masculins. Lorsque le mouvement a pris fin, le public états-unien avait retenu les noms de Martin Luther King Jr., A. Philip Randolph et Roy Wilkins, mais oublié les noms de Rosa Parks, Daisy Bâtes et Fannie Lou Hamer. Les leaders des années 1950 du mouvement pour les droits civiques, comme leurs prédécesseurs du xix e siècle, ont été clairs sur leur intention de créer des communautés et des familles calquées sur celles des Blanche-s. En suivant l'exemple des hommes blancs sexistes, les hommes noirs cherchaient de manière obsessionnelle à affirmer leur masculinité, tandis que les femmes noires imitaient le comportement des femmes blanches et étaient obsédées par la féminité. Un changement évident eut lieu dans les rôles sexués noirs. Les personnes noires n'acceptaient plus passivement que la femme noire ait été forcée à être indépendante et à travailler aussi dur que les hommes noirs, iels voulaient quelle soit plus passive, subordonnée et de préférence qu'elle ne travaille pas. Dans les années 1950, afin de renverser les effets de la Seconde Guerre mondiale, on assiste à une tentative générale d'endoctrinement aux Etats-Unis ; les femmes noires sont alors poussées à adopter un rôle de soumission par rapport aux hommes noirs. La guerre avait en effet forcé les femmes blanches et noires à être plus indépendantes, sûres d'elles et travailleuses. Les hommes blancs, 270

comme les hommes noirs, voulaient que toutes les femmes soient moins sûres d elles, plus dépendantes et arrêtent de travailler. Les médias de masse étaient l'arme utilisée pour détruire cette indépendance fraîchement acquise par les femmes. Les femmes blanches comme noires subissaient une propagande incessante qui les encourageait à croire que la place d une femme était au foyer - que leur accomplissement dépendait de leur capacité à trouver le bon mari et à fonder une famille. Si les circonstances contraignaient les femmes à travailler, on leur disait qu'il valait mieux qu'elles n'entrent pas en compétition avec les hommes et se limitent à des emplois d'enseignement et de soin. La femme qui travaillait, qu'elle soit noire ou blanche, trouvait nécessaire de prouver sa féminité. Elle développait souvent deux sortes de comportements : sûre d'elle et indépendante au travail, elle était passive et affable une fois rentrée à la maison. Plus que jamais auparavant dans l'histoire des États-Unis, les femmes noires étaient obsédées par la poursuite de l'idéal de féminité décrit à la télévision, dans les livres et dans les magazines. L'émergence d'une classe moyenne noire signifiait que certains groupes de femmes noires avaient plus d'argent qu'elles n'en avaient jamais eu auparavant pour s'acheter des habits, du maquillage ou des magazines tels que McCaWs et Ladies Home Journal. Un grand nombre de femmes noires, jadis fïères de leur capacité à travailler en dehors du foyer tout en étant de bonnes femmes d'intérieur et de bonnes mères, sont devenues mécontentes de leur sort. Elles voulaient n'être que des femmes au foyer et exprimaient ouvertement leur rage et leur hostilité envers les hommes noirs - une hostilité qui a débuté parce qu'elles étaient convaincues que les hommes noirs ne faisaient pas assez d'efforts pour assurer leur rôle de soutien économique unique de la famille afin quelles puissent être des femmes au foyer. Des dictons populaires à l'époque comme A Black men airit shit (un homme noir n'est rien) ou The nigger airit no good (les négros ne servent à rien) étaient des expressions du ressentiment des femmes noires à l'égard des hommes noirs. 271

Clairement, les femmes noires souhaitaient participer pleinement à la quête de la « féminité idéalisée » des années 1950 et en voulaient aux hommes noirs de ne pas les aider dans cette recherche. Elles jaugeaient les hommes noirs à l'aune d une norme fixée par les hommes blancs. Puisque les Blanche-s définissaient « l'accomplissement de la masculinité » comme la capacité d u n homme à être le seul pourvoyeur économique de la famille, de nombreuses femmes noires avaient tendance à considérer l'homme noir comme un homme « raté ». Pour se venger, les hommes noirs affirmaient ouvertement qu'ils trouvaient les femmes blanches plus féminines que les femmes noires. Les femmes noires pas plus que les hommes noirs n'avaient confiance en leur féminité ou en leur masculinité. Iels luttaient de la même façon pour s'adapter aux standards fixés par la société dominante blanche. Lorsque les femmes noires échouaient, pour quelque raison que ce soit, à assumer un rôle passif et soumis aux hommes noirs, les hommes étaient en colère. Lorsque les hommes noirs échouaient à assurer le rôle de seul pourvoyeur économique du foyer, les femmes noires étaient en colère. Les tensions et les conflits qui ont émergé dans les relations homme/femme noire-s ont été mis en scène dans la pièce primée de Lorraine Hansberry,^ Raisin in the Sun (Un raisin au soleil), en 1959. Dans cette pièce, les conflits sont fréquents dans les relations qu'entretient Walter Lee, un homme noir, avec sa mère et sa femme. Dans une scène, Walter dit à sa femme Ruth comment il compte dépenser l'argent de l'assurance de sa mère. Ruth refuse d'écouter, s'énerve et crie : Walter : C'est exactement ce qui ne va pas avec les femmes de couleur de nosjours... Elles comprennent pas comment aider leurs hommes à se développer et leurfaire sentir qu'ils sont quelqu'un. Qu'ils sont capables d'accomplir quelque chose. Ruth : Ily a des hommes de couleur qui accomplissent des choses. 272

Walter : Pas grâce auxfemmes de couleur Ruth : Eh bien, étant moi-même une femme de couleur, je pense que je ne peux rien y faire. Walter : Nous sommes un groupe d'hommes attachés à une race defemmes étroites d'esprit. La mère dans A Raisin in the Sun est la figure dominante de la maison et Walter Lee se plaint sans cesse de ce quelle contrarie ses affirmations de masculinité, de ce quelle est un tyran qui le soumet à sa volonté par la force. Au cours de la pièce, Walter Lee est décrit comme irresponsable et indigne de la confiance et du respect de sa mère. Elle ne respecte pas son affirmation de masculinité car il agit de manière immature. Mais lorsqu'à la fin de la pièce il se met à agir de façon responsable, la mère adopte automatiquement un rôle subordonné. Le message de la pièce est double. D'un côté elle décrit la force et la nature sacrificielle de la mère noire célibataire qui travaille pour faire vivre sa famille, d'un autre côté elle insiste sur l'importance de voir l'homme noir assumer sa place de patriarche dans la maison. Le mode de vie de la mère appartient au passé. Walter Lee et Ruth sont les annonciateurice-s du futur. La famille noire à venir qu'ils représentent est la famille nucléaire avec deux parents où l'homme noir assume le rôle patriarcal, le rôle décisionnaire, de protecteur et de défenseur de la fierté et de l'honneur de la famille. La pièce de Lorraine Hansberry prédisait les conflits futurs entre les femmes et les hommes noire-s sur la question de la répartition des rôles sexués. Ce conflit fut exagéré et porté à l'attention du public par la publication du rapport de Daniel Moynihan en 1965, The Negro Family : The Case for National Action (La famille nègre : l'occasion d'une action nationale). Dans ce rapport, Moynihan affirmait que la famille noire états-unienne était affaiblie par la domination féminine. Il affirmait que les discriminations racistes envers les hommes noirs au travail avaient poussé les familles à adopter une structure matriarcale qui de son point 273

de vue ne correspondait pas à la norme blanche, c est-à-dire à la structure familiale patriarcale, et que c est ce qui empêchait la race noire d'être acceptée dans le mode de vie états-unien dominant. Le message de Moynihan était semblable à celui des femmes noires lorsqu'elles faisaient la morale aux hommes noirs parce que ces derniers n'assumaient pas un rôle patriarcal. La différence entre ces deux perspectives était que, concernant cette incapacité des hommes noirs à assumer ce rôle, Moynihan plaçait la responsabilité sur les femmes noires, tandis que les femmes noires tenaient le racisme et l'indifférence des hommes noirs pour responsables de leur rejet du rôle de pourvoyeur économique unique. En nommant « matriarches » les femmes noires, Moynihan sous-entendait que ces femmes qui travaillaient et étaient responsables de famille étaient les ennemies de la masculinité noire. L'hypothèse de Moynihan selon laquelle la famille noire était matriarcale s'appuyait sur des chiffres montrant que seulement un quart de toutes les familles noires aux Etats-Unis étaient dirigées par des femmes ; cependant, il généralisa ces données à toutes les familles noires. Ses généralisations à propos de la structure familiale noire, bien qu'erronées, ont eu un impact phénoménal sur la mentalité masculine noire. Comme les hommes blancs étatsuniens dans les années 1950 et 1960, les hommes noirs se sont inquiétés de voir toutes les femmes devenir de plus en plus sûres d'elles et autoritaires. L'idée que les femmes contemporaines émasculaient les hommes ne trouvait pas son origine dans ce conflit entre les femmes et les hommes noire-s autour de la répartition des rôles sexués, mais dans un conflit plus général dans la société états-unienne. En effet, la première utilisation de l'image de la femme castratrice n'avait pas pour but de désigner les femmes noires et cette image ne fut certainement pas inventée par Daniel Moynihan, mais a été popularisée par certains psychanalystes qui eurent leurs jours de gloire dans les années 1950. Ils ont imposé dans la conscience du public états-unien l'idée que toute femme 274

ayant une carrière, toute femme qui recherchait la compétition avec les hommes, était jalouse du pouvoir des hommes et était sans aucun doute une garce castratrice. On en est venu à décrire les femmes noires comme les femmes castratrices par excellence, alors quelles n'étaient pas fondamentalement plus sûres d elles et plus indépendantes que les femmes blanches. L'histoire montre qu'au sein de la structure de pouvoir dominée par les hommes, les femmes blanches étaient en concurrence avec eux bien avant les femmes noires, car il n'existait pas pour elles de barrière raciale qui leur rendaient totalement impossible l'entrée dans cette sphère. Les femmes noires sont devenues la cible de nombreuses attaques misogynes contre l'indépendance des femmes car leur race les désignait comme les boucs émissaires parfaits. Le public blanc du xix e siècle avait dépeint les femmes noires comme incarnant toutes les caractéristiques négatives généralement attribuées au sexe féminin dans son ensemble, alors que les femmes blanches avaient été dépeintes comme incarnant toutes les caractéristiques positives ; il en fut de même pour le public blanc du xxe siècle. Iels idéalisaient et élevaient le statut du groupe des femmes blanches en dévalorisant et en rabaissant le groupe des femmes noires. Daniel Moynihan a omis de préciser que ce soi-disant rôle « matriarcal » que les femmes noires adoptaient dans un foyer dirigé par une femme n'était pas différent de celui assumé par des femmes blanches dans la même situation. Bien au contraire, il s'évertua à perpétuer un des mythes classiques les plus sexistes-racistes des Etats-Unis à propos de la féminité noire - le mythe selon lequel les femmes noires sont naturellement plus affirmées, indépendantes et dominantes que les femmes blanches. L'idéologie sexiste était au cœur du mythe de la matriarche. Cette affirmation que les femmes noires étaient des matriarches s'appuyait implicitement sur le présupposé que le patriarcat devait être maintenu à tout prix et que la soumission des femmes était nécessaire au bon développement de la masculinité. En effet, 275

Moynihan affirmait que les effets négatifs causés par l'oppression raciste des personnes noires pourraient être éliminés si les femmes noires étaient plus passives, soumises et soutenaient le patriarcat. Une fois de plus la libération des femmes était présentée comme incompatible avec la libération des Noire-s. Cette idéologie a été largement acceptée par les hommes noirs, ce qui est apparu clairement dans le mouvement de libération noire des années 1960. Les leaders noirs masculins du mouvement ont mis en parallèle la libération des personnes noires de l'oppression raciste et le droit d'adopter un rôle de patriarche, d'oppresseur sexiste. En permettant aux hommes blancs de dicter les conditions dans lesquelles ils allaient définir la libération noire, les hommes noirs ont choisi de soutenir l'exploitation sexiste et l'oppression des femmes noires. Et ce faisant ils se sont compromis. Ils ne se sont pas libérés du système mais se sont libérés afin de servir le système. Le mouvement a pris fin et le système est resté inchangé ; il n'était pas moins raciste ni moins sexiste. De même que les hommes noirs, beaucoup de femmes noires pensaient que la libération noire ne pourrait advenir que par la formation d'un solide patriarcat noir. De nombreuses femmes noires interviewées dans le livre d'Inez Smith Reid Together Black Women (Femmes noires unies), publié en 1972, affirmaient ouvertement qu'elles pensaient que le rôle de la femme devait être un rôle de soutien et que l'homme devait être une figure dominante dans toutes les luttes de libération noire. Les réponses typiques des femmes noires étaient : Je pense que la femme devrait se tenir derrière lyhomme. L'homme devrait passer avant lafemme parce que la femme noire est toujours passée avant l'homme noir dans ce pays. Bien que ce nefût pas leurfaute, elles ont accédé à de meilleurs emplois et de meilleurs statuts. Elles n'étaient pas les égales des hommes ou des femmes blanche-s mais elles étaient au-dessus de l'homme noir. 276

Et maintenant que la révolution a lieu dans la société\ je pense que les femmes noires ne devraient pas être les plus importantes dans la vie. Je pense que ça devrait être les hommes noirs car les hommes sont les symboles des races. Ou: Je pense quune femme noire peut être l'un des meilleurs atouts dans la révolution ou dans la lutte. Je pense que les femmes noires ont une expérience de la persévérance et de la force. Je ne voudrais pas voir cette force transformée en tendance à la domination ou au commandement, mais je pense en revanche que nous pouvons être cette force tranquille dont l'homme noir a besoin pour défendre sa femme ou sa compagne, et sa famille. Un grand nombre de femmes noires, dont beaucoup étaient jeunes, éduquées et de classe moyenne, furent séduites dans les années 1960 et 1970 par cette conception idéalisée de la féminité popularisée pendant l'ère victorienne. Elles insistaient sur l'idée que le rôle d une femme devait être celui d une compagne pour son homme. Et pour la première fois dans l'histoire du mouvement des droits civiques, les femmes noires n'ont pas lutté à égalité avec les hommes noirs. En écrivant à propos du mouvement noir des années 1960 dans Black Macho and the Myth of the Superwomany Michele Wallace affirme : La misogynie faisait intégralement partie du macho noir. Sa philosophie, selon laquelle les hommes noirs avaient été plus opprimés que les femmes noires, que les femmes noires avaient contribué à cette oppression> que les hommes noirs étaient sexuellement et moralement supérieurs et aussi exempts de la plupart des responsabilités que les êtres humains avaient envers les autres êtres humains, cette philosophie ne pouvait que nuire auxfemmes noires. 277

Mais les femmes noires étaient résolues à croire - même si leur instinct leur disait le contraire — quelles étaient sur le point de se libérer du spectre de la blonde omnipotente aux lèvres rouges et à la peau blanche comme neige. Ellesriauraient plus à admirer une autre femme sur son piédestal. Le piédestal serait pour elles. Ellesriauraient plus à se battre. On se battrait pour elles. Le chevalier en armure blanche viendrait les chercher sur son cheval. La magnifique princesse des contes defées serait noire. Les femmes du mouvement noir riavaient pas peur des contradictions en voulant être les modèles de la féminité victoriennefragile en plein milieu d'une révolution. Elles voulaient une maison, avec une clôture autour,; un poulet dans la casserole, et un homme. De leur point de vuey leur seule responsabilité révolutionnaire était d'avoir des enfants. Toutes les femmes noires ne succombèrent pas à cet endoctrinement sexiste qui occupait une si grande place dans la rhétorique du mouvement de libération noire, mais celles qui y ont résisté nont reçu aucune attention. Les personnes aux États-Unis étaient fascinées par cette image de la femme noire - forte, fière et indépendante - succombant docilement à un rôle passif, et désirant même être dans un rôle passif. Bien qu'Angela Davis soit devenue une icône féminine du mouvement des années 1960, elle netait pas admirée pour son engagement politique au Parti communiste, ni pour ses analyses brillantes du capitalisme et de l'impérialisme racial, mais pour sa beauté et pour sa dévotion aux hommes noirs. Le public étatsunien ne voulait pas voir l'Angela Davis « politique »; ils ont préféré en faire une pin-up dont on pouvait avoir le poster. En général les gens n'approuvaient pas son communisme et refusaient de le prendre au sérieux. Wallace écrit à propos d'Angela Davis : 278

Au regard de ce quelle avait accompli, elle riétait considérée que comme l'incarnation de la « bonne femme » altruiste et sacrificielle - le seul genre defemme noire que le mouvement pouvait tolérer. Elle Va fait pour son homme, disaient-ils. Une femme à sa place de femme. Les questions soi-disant politiques riétaient pas à l'ordre du jour. Les femmes noires contemporaines qui soutenaient la domination patriarcale situaient leur soumission au statu quo dans un contexte de politique raciale et affirmaient quelles acceptaient d'adopter un rôle subordonné par rapport aux hommes noirs pour le bien de la race. Elles étaient en effet une nouvelle génération de femmes noires - une génération qui avait été endoctrinée, non seulement par les révolutionnaires noirs, mais aussi par la société blanche, par les médias, poussée à croire que la place de la femme était à la maison. Ce fut la première génération de femmes noires à entrer en compétition avec les femmes blanches pour l'attention des hommes noirs. Beaucoup d'entre elles acceptaient le sexisme des hommes noirs car elles avaient peur d'être seules, ou de ne pas avoir de compagnon. La peur d'être seules ou de ne pas être aimées a amené les femmes de toutes les races à accepter passivement le sexisme et l'oppression sexiste. Il n'y avait rien d'étonnant ou de nouveau dans cette volonté de la femme noire d'accepter un rôle féminin défini par le sexisme. Le mouvement des années 1960 a tout simplement servi d'arrière-plan pour annoncer leur acceptation du sexisme, ou du patriarcat, à l'opinion publique blanche qui était jusque-là convaincue que les femmes noires étaient plus affirmées et dominatrices que les femmes blanches. Contrairement à ce qu'on croit habituellement, ce sont les politiques sexuelles des années 1950 qui ont conditionné les femmes noires à se conformer à des rôles sexistes - et non les machos noirs des années 1970. Les mères noires des années 1950 avaient appris à leurs filles qu'elles ne devaient pas être fières de travailler et qu'elles devaient s'instruire si elles souhaitaient 279

trouver l'homme qui serait la force la plus importante de leur vie, qui les entretiendrait et les protégerait. Avec un tel héritage, il n'est pas étonnant que les femmes éduquées aient adopté les valeurs patriarcales. Le mouvement des années 1960 n'a fait que fournir un support au sexisme et au patriarcat qui existait déjà dans la communauté noire - il ne les a pas créés. Ecrivant à propos de la réaction des femmes à la lutte pour les droits civiques des années 1960, Michele Wallace affirme : La femme noire ne s'est pas vraiment occupée des affaires primordiales du mouvement noir. Elle a cessé de se lisser les cheveux. Elle a arrêté d'utiliser des éclaircissants pour la peau. Elle s'est forcée à être soumise et passive. Elle a parlé des exploits de l'homme noir à ses enfants. Puis tout d'un coup, le mouvement noir a été terminé. Maintenant elle a recommencé à se lisser les cheveux, à suivre la dernière mode de Vogue ou de Mademoiselle, à s'appliquer furieusement du rouge sur les lèvres, et à parler, assez souvent, de la déception qu'a été l'homme noir. Elle a peu de contact avec d'autresfemmes noires, et si c'est le cas, ce ne sont pas des liens profonds. Elles parlent généralement de vêtements, de maquillage, de mobilier et des hommes. Dans sa vie privée elle fait tout son possible pour rester en dehors de l'excédent de femmes noires (un million) qui ne trouverontjamais de compagnon. Et si elle ne trouve pas d'homme, elle peut décider d'avoir un enfant quand même. Maintenant qu'il n'y a plus de mouvement organisé pour les droits civiques, les femmes noires n'ont plus besoin de placer leur désir d'adopter des rôles sexistes dans le contexte de la libération noire ; il apparaît donc plus clairement que leur soutien du patriarcat n'a pas seulement été engendré par leur souci pour la race noire mais aussi par le fait qu'elles vivent dans une culture dans laquelle la majorité des femmes accepte et soutient le patriarcat. 280

Lorsque le mouvement féministe a débuté à la fin des années 1960, les femmes noires y ont rarement participé en tant que groupe. Puisque le patriarcat dominant blanc ainsi que le patriarcat des hommes noirs faisaient passer le message aux femmes noires que prôner légalité sociale entre les sexes, c est-à-dire la libération des femmes, c était nuire à la libération noire, les femmes noires furent initialement suspicieuses vis-à-vis de l'appel des femmes blanches à créer un mouvement féministe. Beaucoup de femmes noires ont refusé de participer au mouvement car elles n avaient aucun désir de lutter contre le sexisme. Ce n'était pas une position rare. La grande majorité des femmes aux Etats-Unis nont pas participé au mouvement des femmes pour la même raison. Les hommes blancs furent les premiers témoins du mouvement des femmes à noter l'absence des femmes noires, mais ils ne l'ont fait que dans le but de se moquer et de ridiculiser les efforts des féministes blanches. Ils ont questionné avec suffisance la crédibilité d'un mouvement qui ne parvenait pas à attirer les femmes du groupe féminin le plus opprimé aux Etats-Unis. Ils ont fait partie des premiers contempteurs du féminisme à soulever la question du racisme des femmes blanches. En réponse à cela, les féministes blanches ont exhorté les femmes noires et autres femmes non-blanches à rejoindre leurs rangs. Parmi les femmes noires, celles qui étaient les antiféministes les plus véhémentes ont été les plus promptes à répondre. Leur position en vint à être présentée comme la position des femmes noires sur la libération des femmes. Elles ont exprimé leur point de vue dans des articles comme celui d'Ida Lewis, « Women's Rights, Why the Struggle Still Goes On ? » (Droits des femmes, pourquoi la lutte continue?), de Linda La Rue « Black Liberation and Women's Lib » (Le mouvement de libération noire et le mouvement de libération des femmes) et « Women's Liberation Has no Soul » (Le mouvement de libération des femmes n'a pas d'âme), publiés pour la première fois dans la revue Encore, ainsi que dans l'article de Renee Ferguson « Women's Liberation Has a Différent 281

Meaning for Blacks » (La libération des femmes ne signifie pas la même chose pour les Noire-s). Les commentaires de Linda La Rue concernant le mouvement de libération des femmes étaient souvent cités comme si elles étaient la réponse définitive des femmes noires au mouvement de libération des femmes : Qu'on le dise clairement et sans équivoque, la femme blanche aux Etats-Unis a eu plus de chances de vivre une vie libre et épanouissante, tant sur le plan mental que physique, que tout autre groupe aux Etats-Unis, mis à part son mari blanc. Aussi toute tentative d'analogie entre l'oppression des Noires et le sort desfemmes blanches états-uniennes reviendrait à comparer le cou d'un pendu aux mains brûlées d'un amateur d'escalade. Dans leurs articles, les femmes noires antiféministes révélaient leur jalousie envers les femmes blanches. Elles gaspillaient leur énergie à attaquer les féministes blanches, sans apporter une quelconque preuve de leur affirmation que les femmes noires n avaient pas besoin de la libération des femmes. La sociologue noire Joyce Ladner a exprimé ses positions par rapport au mouvement de libération des femmes dans son essai Tomorrow's Tomorrow : Beaucoup de femmes noires qui ont auparavant accepté les modèles blancs de la féminité, les rejettent aujourd'hui pour les mêmes raisons d'ordre général qui devraient nous faire rejeter le style de vie de la classe moyenne états-unienne blanche. Lesfemmes noires dans cette société sont le seul groupe ethnique ou radical à avoir eu l'opportunité d'être desfemmes. Par cela je veux simplement dire que la plus grande partie de l'attention portée à la libération des contraintes sociales proposée par les groupes de libération des femmes ne s'est jamais appliquée aux femmes noires, et en ce sens nous avons toujours été « libres » et capables de nous développer en tant qu'individuesy même dans les circonstances les plus 282

difficiles. Cette liberté\ de même que les épreuves phénoménales quont traversé les femmes noires, a permis le développement d'une personnalité qui est rarement décrite dans les revues universitaires, une personnalité à laforce et à la volonté de survivre obstinées. Son caractère singulièrement humaniste et son courage paisible ne sont pas non plus considérés comme Vincarnation de ce que devrait être le modèle états-unien de la féminité. L'affirmation de Ladner que les femmes noires étaient « libres » est devenue lune des explications du refus des femmes noires de participer à un mouvement de libération des femmes. Mais de telles affirmations révèlent simplement que les femmes noires les plus promptes à rejeter le mouvement de libération des femmes n'avaient pas vraiment réfléchi à la lutte féministe. Car tandis que les femmes blanches pouvaient en effet considérer le féminisme comme un moyen de se libérer des contraintes qui leur étaient imposées par des conceptions idéalisées de la féminité, les femmes noires auraient pu voir le féminisme comme un moyen de se libérer des contraintes que le sexisme faisait peser sur leur comportement. Seule une personne extrêmement naïve et ignorante pouvait affirmer en toute confiance que les femmes noires aux Etats-Unis étaient un groupe de femmes libres. Les femmes noires qui se congratulaient entre elles parce qu'elles étaient « déjà libérées » prouvaient en réalité leur acceptation du sexisme et leur satisfaction par rapport au patriarcat. L'attention portée aux antiféministes noires était si grande que les femmes noires qui soutenaient le féminisme ou participaient à la tentative de mise en place d'un mouvement féministe recevaient peu, si ce n'est aucune attention. Pour chaque article antiféministe noir écrit et publié, il existait une position proféministe noire. Des articles comme ceux de Celestine Ware, « Black Feminism » (Féminisme noir), de Shirley Chisholm, « Women Must Rebel » (Les femmes doivent se rebeller), de Mary Ann Weathers, « An Argument for Black Women's Liberation as a Revolutionnary 283

Force » (Le mouvement de libération des femmes noires comme force révolutionnaire), et de Pauli Murray, « The Liberation of Black Women » (La libération des femmes noires) exprimaient tous le soutien de femmes noires au féminisme. En tant que groupe, les femmes noires n'étaient pas opposées à légalité sociale entre les sexes mais elles netaient pas enclines à s'allier aux femmes blanches pour organiser un mouvement féministe. Le sondage mené par Virginia Slims en 1972 sur l'opinion des femmes états-uniennes (Virginia Slims American Womeris Opinion Poil) a montré que plus de femmes noires que de femmes blanches soutenaient les changements de statut des femmes dans la société. Pourtant leur soutien aux questions féministes ne les a pas menées à participer activement en tant que groupe au mouvement de libération des femmes. On donne généralement deux explications différentes à leur manque de participation. La première est que le mouvement noir des années 1960 a encouragé les femmes noires à adopter un rôle passif et à rejeter le féminisme. La seconde est que les femmes noires étaient, comme le dit une féministe blanche, « repoussées par la composition raciale et de classe du mouvement des femmes ». Prises pour argent comptant, ces raisons semblent appropriées. Mais si on les replace dans un contexte historique dans lequel des femmes noires ont rallié le mouvement pour les droits des femmes, malgré la pression des hommes noirs pour quelles adoptent une position subordonnée, et malgré la domination des femmes blanches des classes moyenne et supérieure dans tous les mouvements de femmes aux Etats-Unis, elles ne semblent pas satisfaisantes. Alors qu'elles fournissent effectivement une explication à la position des femmes noires antiféministes, elles n'expliquent pas pourquoi les femmes qui soutiennent l'idéologie féministe refusent de participer pleinement au mouvement des femmes contemporain. Au début, les féministes noires se sont rapprochées du mouvement des femmes lancé par les femmes blanches et ont voulu faire partie de la lutte pour en finir avec l'oppression sexiste. 284

Nous avons été déçues et désillusionnées lorsque nous avons découvert que les femmes blanches du mouvement avaient peu de connaissances et d'intérêt pour les problèmes des femmes des classes populaires ou pauvres ou pour les problèmes spécifiques des femmes non-blanches de toutes les classes sociales confondues. Celles d'entre nous qui étaient actives dans des groupes de femmes ont constaté que les féministes blanches se plaignaient qu'il n'y ait pas plus de participantes non-blanches, mais qu'elles étaient réticentes à changer les orientations du mouvement afin que celles-ci s'adressent de façon plus adaptée aux besoins des femmes de toutes les races et classes. Certaines femmes blanches ont même défendu l'idée que les groupes qui n'étaient pas représentés par une majorité numérique ne pouvaient pas s'attendre à voir leurs problématiques prises en compte. De telles positions ont renforcé chez les participantes noires la suspicion que les femmes blanches voulaient voir le mouvement se concentrer sur les problèmes individuels de la petite minorité qui avait lancé le mouvement, et non sur les problématiques des femmes en tant que groupe collectif. Les féministes noires se sont rendu compte que pour la plupart des femmes blanches, la Sororité ne signifiait pas la rupture de l'allégeance à une race, à une classe ou à des préférences sexuelles, afin de s'unir sur la base de la conviction politique commune qu'une révolution féministe était nécessaire pour que tout le monde, et en particulier les femmes, puisse réclamer sa juste place de citoyen-ne du monde. Depuis notre position à la périphérie du mouvement, nous avons vu que le potentiel révolutionnaire de l'idéologie féministe était affaibli par des femmes qui, alors qu'elles manifestaient un intérêt de pure forme pour les buts révolutionnaires du féminisme, étaient principalement concernées par le désir de gagner un droit d'entrée dans la structure de pouvoir capitaliste patriarcale. Même si les féministes blanches dénonçaient l'homme blanc, disant de lui qu'il était un porc impérialiste, capitaliste, sexiste et raciste, elles ont fait du mouvement de libé285

ration des femmes un synonyme de l'obtention par les femmes du droit à participer au système quelles qualifiaient doppressif. Leur colère n'était pas simplement une réponse à l'oppression sexiste. C'était une expression de leur jalousie envers les hommes blancs qui occupaient des positions de pouvoir dans le système tandis que ces mêmes positions leur étaient refusées. Les féministes noires étaient désespérées d'assister à l'appropriation de l'idéologie féministe par des femmes blanches élitistes et racistes. Nous étions incapables de nous emparer des positions de pouvoir qui auraient pu nous permettre de faire passer un authentique message féministe révolutionnaire. Nous ne pouvions même pas nous faire entendre au sein des groupes de femmes car ils étaient organisés et contrôlés par des femmes blanches. De concert avec des femmes blanches qui avaient une certaine conscience politique, nous, féministes noires, nous commencions à avoir l'impression qu'il n'y avait pas vraiment de mouvement de lutte féministe. Nous avons abandonné les groupes, lasses d'entendre parler des femmes comme d'une force qui pourrait changer le monde alors que nous n'avions même pas pu nous changer nous-mêmes. Certaines femmes noires ont créé des groupes de « féministes noires » qui ressemblaient quasiment en tout point aux groupes qu'elles venaient de quitter. D'autres se sont battues seules. Certaines d'entre nous ont continué à aller dans des organisations, à suivre des cours ou des conférences d'études féminines, mais nous n'y participions pas vraiment. Depuis maintenant dix ans, je suis une féministe active. J'ai travaillé à la destruction de la psychologie de la domination qui imprègne la culture occidentale et façonne les rôles sexués femmes/hommes, et j'ai prôné une reconstruction de la société états-unienne fondée sur des valeurs humaines plutôt que matérielles. J'ai assisté en tant qu'étudiante à des cours d'études féminines, j'ai participé à des séminaires féministes, à des organisations et à divers groupes de femmes. Au début, je pensais que les femmes qui étaient des féministes actives prenaient en 286

compte la question de l'oppression sexiste et son impact sur les femmes en tant que groupe collectif. Mais j'ai perdu mes illusions lorsque j'ai vu plusieurs groupes de femmes s'approprier le féminisme à des fins individuelles et opportunistes. Que ce soient les professeures d'université s'égosillant contre l'oppression sexiste (plutôt que contre la discrimination sexiste) pour attirer l'attention sur leurs efforts en vue d'êtres promues, ou des femmes utilisant le féminisme pour masquer leurs attitudes sexistes, ou des écrivaines féministes explorant de façon superficielle les thématiques féministes afin de favoriser leur carrière, il était évident qu'éliminer l'oppression sexiste n'était pas le but primordial de ces femmes.Tandis que leur cri de ralliement était autour de l'oppression sexiste, elles manifestaient peu d'intérêt pour le statut des femmes en tant que groupe collectif dans la société. Leur intérêt principal était de faire du féminisme un forum pour l'expression de leurs propres besoins et désirs autocentrés. Elles n'ont pas une seule fois envisagé la possibilité que leurs intérêts puissent ne pas représenter les intérêts des femmes opprimées. Alors même que j'étais témoin de l'hypocrisie des féministes, je me suis accrochée à l'espoir qu'une plus grande participation de femmes de différentes races et classes aux activités féministes mènerait à une réévaluation du féminisme, à une reconstruction radicale de l'idéologie féministe, et au lancement d'un nouveau mouvement qui prendrait en compte de façon plus appropriée les intérêts des femmes et des hommes. Je ne cherchais pas à voir les féministes blanches comme des « ennemies ». Pourtant, alors que j'allais d'un groupe de femmes à un autre en tentant de proposer une perspective différente, j'ai été confrontée à de l'hostilité et à du ressentiment. Les féministes blanches considéraient que le féminisme était « leur » mouvement et résistaient à toutes les tentatives émanant de femmes non-blanches de critiquer, remettre en question ou changer ses orientations. Pendant cette période, j'ai été frappée par le fait que l'idéologie du féminisme, avec son accent mis sur la transformation et 287

le changement des structures sociales aux États-Unis, ne ressemblait aucunement aux réalités effectives du féminisme états-unien. Principalement parce que les féministes elles-mêmes, tandis quelles tentaient d'amener le féminisme au-delà de la sphère de la rhétorique vers la sphère de la vie quotidienne, ont révélé qu'elles étaient restées enfermées dans les structures mêmes qu'elles voulaient changer. Par conséquent, la Sororité dont nous parlions n'est pas devenue une réalité. Et le mouvement des femmes dont nous espérions qu'il aurait un effet transformateur sur la culture états-unienne n'a pas vu le jour. A la place, les schèmes hiérarchiques de relations sexe/race préalablement établis par le patriarcat capitaliste blanc n'ont fait que prendre une forme différente avec le féminisme. Les féministes n'ont pas fait appel à une analyse globale du statut des femmes dans la société qui aurait pris en compte les différents aspects de nos expériences. Dans leur empressement à promouvoir la notion de Sororité, elles ont ignoré la complexité de l'expérience des femmes. Alors qu'elles prétendaient libérer les femmes du déterminisme biologique, elles niaient aux femmes la possibilité d'exister en dehors des limites définies par le sexe. Parler de race et de classe ne servait pas les intérêts des féministes blanches des classes moyenne et supérieure. C'est pourquoi une grande partie de la littérature féministe, bien quelle offre des informations importantes concernant les expériences des femmes, est à la fois raciste et sexiste de par son contenu. Je ne dis pas cela pour les condamner ou les délégitimer. Chaque fois que je lis un livre féministe qui est à la fois raciste et sexiste, je ressens de la tristesse et une douleur à l'âme. Car voir réapparaître sans fin, dans le mouvement même qui a prétendu libérer les femmes, de nouveaux pièges qui nous maintiennent encore et encore dans les vieilles oppressions, c'est être témoin une fois de plus de l'échec d'un mouvement potentiellement radical et transformateur dans notre société. Bien que le mouvement féministe contemporain ait été initialement motivé par le désir sincère des femmes d'éliminer 288

l'oppression sexiste, il s'inscrit dans le cadre plus large et plus puissant d'un système culturel qui encourage les femmes et les hommes à placer la réalisation de leurs aspirations individuelles au-dessus de leur désir d'un changement collectif. Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que le féminisme ait été sapé par le narcissisme, l'envie et l'opportunisme individuel de ses principaux-ales représentanfe-s. Une idéologie féministe qui produit une rhétorique radicale sur la résistance et la révolution et qui, dans le même temps, cherche activement à s'établir au cœur du système patriarcal capitaliste est fondamentalement corrompue. Alors que le mouvement féministe contemporain a réussi à produire une prise de conscience de l'impact de la discrimination sexiste sur le statut social des femmes aux ÉtatsUnis, il a assez peu œuvré à l'élimination de l'oppression sexiste. Apprendre l'autodéfense aux femmes afin qu'elles puissent se défendre contre les violeurs n'est pas la même chose que de changer la société afin que les hommes ne violent plus. Créer des foyers pour femmes battues ne change pas la mentalité des hommes qui les battent, ni la culture qui promeut et cautionne leur violence. Attaquer l'hétérosexualité ne renforce pas l'image de soi des femmes qui désirent être avec des hommes. Condamner le travail domestique comme étant ingrat ne rend pas à la ménagère la fierté et la dignité au travail dont elle est privée par la dévalorisation patriarcale. Exiger la fin du sexisme institutionnalisé ne garantit pas la fin de l'oppression sexiste. La rhétorique féministe avec son insistance sur la résistance, la rébellion et la révolution a créé une illusion de militantisme et de radicalisme qui masquait le fait que le féminisme n'était en aucun cas un problème ni une menace pour le patriarcat capitaliste. Perpétuer l'idée que tous les hommes sont des créatures privilégiées ayant accès à un accomplissement personnel et à une libération personnelle déniée aux femmes, comme le font les féministes, c'est accorder une plus grande crédibilité à la mythologie sexiste du pouvoir masculin qui proclame que tout ce qui est 289

masculin est fondamentalement supérieur à ce qui est féminin. Un féminisme si ancré dans l'envie, la peur et l'idéalisation du pouvoir masculin ne peut pas mettre en lumière les effets déshumanisants du sexisme sur les hommes et sur les femmes dans la société états-unienne. De nos jours, le féminisme ne propose pas aux femmes la libération, mais le droit de pouvoir agir comme des substituts d'hommes. Cela n'a pas mené à des projets de changement qui auraient entraîné l'élimination de l'oppression sexiste ou la transformation de notre société. Le mouvement des femmes est devenu une sorte de ghetto pour les femmes qui recherchent le type de pouvoir qu'elles sentent que les hommes possèdent. Le mouvement leur offre une tribune pour l'expression de leurs sentiments de colère, de jalousie, de rage et de déception vis-àvis des hommes. Cela crée une atmosphère où des femmes qui ont peu de choses en commun, qui peuvent éventuellement ne pas s'apprécier ou même être indifférentes les unes aux autres, sont amenées à se lier sur la base de sentiments négatifs partagés envers les hommes. Enfin cela donne à des femmes de toutes les races, dont le désir est d'occuper les positions impérialistes, sexistes, racistes occupées par les hommes, une tribune qui leur permet d'agir comme si la réalisation de leurs aspirations personnelles et leur quête de pouvoir étaient faites au nom du bien commun de toutes les femmes. En ce moment aux Etats-Unis, les femmes sont témoins une fois de plus de la défaite d'un mouvement des femmes. Le futur de la lutte collective féministe est peu réjouissant. Les femmes qui se sont approprié le féminisme à des fins personnelles et opportunistes ont atteint les buts qu'elles désiraient et ne sont plus intéressées par le féminisme comme idéologie politique. Beaucoup de femmes qui sont restées actives dans des groupes ou des organisations pour les droits des femmes refusent obstinément de critiquer l'analyse biaisée de la condition des femmes dans la société telle que le mouvement pour les droits des femmes la popularise. Ces femmes n'étant pas opprimées, elles n'ont aucun problème à 290

soutenir un mouvement féministe réformiste, raciste et classiste parce quelles ne voient aucune urgence de changement radical. Bien que les femmes aux Etats-Unis se soient rapprochées d une égalité sociale avec les hommes, le système capitaliste-patriarcal reste inchangé. Il est toujours impérialiste, raciste, sexiste et oppressif. Le récent mouvement des femmes a échoué à poser de façon appropriée la question de l'oppression sexiste, mais cet échec ne change rien au fait que cette oppression existe, que nous en sommes les victimes à différents degrés, et cela ne nous dégage en rien de la responsabilité qui nous incombe de changer cela. Beaucoup de femmes noires sont victimes quotidiennement de loppression sexiste. La plupart du temps nous souffrons en silence, attendant patiemment un changement à venir. Mais ni l'acceptation passive, ni la résignation stoïque ne mènent au changement. Le changement a lieu seulement lorsqu'il y a de l'action, du mouvement, une révolution. La femme noire du xixe siècle était une femme d'action. Ses souffrances, la dureté de son sort dans un monde raciste et sexiste, et son souci des souffrances des autres l'ont amenée à rejoindre la lutte féministe. Elle n'a pas laissé le racisme des militantes blanches pour les droits des femmes, ni le sexisme des hommes noirs, la détourner de son engagement politique. Elle n'attendait d'aucun groupe qu'il lui fournisse des plans pour le changement. Elle faisait les plans elle-même. Dans un discours donné devant un public de femmes en 1892, Anna Cooper a fièrement énoncé la position des femmes noires sur le féminisme : Que les revendications desfemmes soient aussi audacieuses en pratique qu'en théorie! Nous prenons position pour la solidarité de l'humanité\ l'unité de la vie, et contre l'anormalité et l'injustice de tout favoritisme particulier,; qu'il soit de sexe, de race, de pays ou de condition. Si un maillon de la chaîne est cassé, la chaîne est cassée. Un pont n'est pas plus solide que ses parties les plus 291

faiblesy et une cause ne vaut pas plus que ses éléments les plusfaibles. Nous voulons donc, en tant que travailleuses acharnées pour le triomphe universel de la justice et des droits humains, revenir chez nous après ce Congrès en exigeant l'ouverture non d'une porte pour nous-mêmes, notre race, notre sexe ou notre religion, mais d'une large voie pour toute l'humanité. La femme de couleur pense que la cause de la femme est une et universelle. Et que tant que l'image de Dieu, qu'il soit de porcelaine ou d'ébène, ne sera pas sacrée et inviolable ; tant que la race, la couleur, le sexe et la condition ne seront pas considérées comme accidentelles plutôt que comme la substance de la vie; tant que le droit universel de l'humanité à la vie, à la liberté et à la quête du bonheur ne sera pas reconnu comme inaliénable pour tou-te-s ; jusque-là la cause des femmes ne l'aura pas emporté - pas celle de la femme blanche, ni celle de la femme noire, ni celle de la femme rouge, mais la cause de tous les hommes et de toutes lesfemmes qui se sont débattu-e*s en silence sous de puissants maux. Les maux de lafemme sont doncfondamentalement liés à ceux de tou-te-s les malheureux-ses sans défense, et l'obtention de ses « droits » signifiera le triomphe final de tous les droits sur la force, la suprématie des forces morales de la raison, et de la justice, et de l'amour dans le gouvernement des nations sur terre. Cooper parlait en son nom et au nom de milliers d'autres femmes noires nées esclaves et qui, parce quelles avaient été sévèrement opprimées, ressentaient de la compassion et de l'intérêt pour les souffrances de toutes les personnes opprimées. Si toutes les militantes des droits des femmes avaient partagé leurs sentiments, le mouvement féministe aux Etats-Unis serait réellement radical et transformateur. Le féminisme est une idéologie en constante évolution. Selon le dictionnaire d'Oxford, le terme « féminisme » a été utilisé pour 292

la première fois à la fin du xix e siècle et était défini comme « ayant les caractéristiques dune femme ». La signification du terme a peu à peu changé et la définition du féminisme quon trouve dans le dictionnaire au xxe siècle est : « Théorie de légalité politique, économique et sociale des sexes ». Pour beaucoup de femmes, cette définition n'est pas appropriée. Dans l'introduction de The Remembered Gâte : Origins of American Feminism, Barbara Berg définit le féminisme comme un « mouvement large comprenant différentes phases de l'émancipation des femmes ». Elle ajoute : C'est la liberté de décider de son propre destin ; la libération des rôles sexués déterminés, la libération des restrictions oppressives de la société, la liberté d'exprimer pleinement ses pensées et de les transformer librement en actions. Leféminisme exige l'acceptation du droit de la femme à la conscience individuelle et au jugement. Il postule que la valeur essentielle de la femme provient de son humanité et ne dépend pas des autres relations de sa vie. Sa définition élargie du féminisme est utile bien que limitée. Beaucoup de femmes ont trouvé que ni la lutte pour « l'égalité sociale », ni l'insistance sur « l'idéologie de la femme comme être autonome » n'ont été suffisantes pour débarrasser la société du sexisme et de la domination masculine. Pour moi le féminisme n'est pas seulement la lutte pour en finir avec le chauvinisme mâle, ou un mouvement dont le but serait de s'assurer que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, c'est un engagement à éradiquer l'idéologie de la domination qui imprègne la culture occidentale à différents niveaux - le sexe, la race et la classe pour ne nommer qu'eux - et un engagement à réorganiser la société états-unienne afin que le développement personnel des personnes puisse l'emporter sur l'impérialisme, l'expansion économique et les désirs matériels. Les auteures d'un pamphlet féministe anonyme publié en 1976 exhortaient les femmes à développer une conscience politique : 293

Dans toutes ces luttes nous devons avoir de l'assurance et être provocantes, combattre cette tendance profondément ancrée chez les Etats- Unien-ne-s à être libéral, cest-à-dire cette tendance à éviter la lutte pour des questions de principe par peur de créer des tensions ou de sefaire mal voir. Au lieu de cela nous devons vivre en tenant compte du principe dialectique fondamental : que le progrès ne vient que de la lutte pour dépasser les contradictions. Il y a une contradiction à ce que des femmes blanches aient construit un mouvement de libération des femmes qui est raciste et exclut de nombreuses femmes non-blanches. Pourtant, l'existence de cette contradiction ne devrait mener aucune femme à ignorer les questions féministes. Des femmes noires me demandent souvent pourquoi je m'autodéfinis comme féministe et pourquoi, en utilisant ce terme, je me rallie à un mouvement raciste. Je leur réponds : « La question que nous devons nous poser encore et encore, c est comment des femmes racistes peuvent s'autodéfinir comme féministes ? » Il est évident que de nombreuses femmes, et plus particulièrement ces femmes blanches qui ont été à l'avant-garde du mouvement, se sont approprié le féminisme pour servir leurs buts personnels, mais plutôt que de me résigner à cette appropriation, je choisis de me réapproprier le terme « féminisme », pour insister sur le fait qu'être « féministe » dans un sens authentique, c'est vouloir la libération des rôles sexistes, de la domination et de l'oppression pour toutes les personnes, femmes et hommes. Aujourd'hui de nombreuses femmes noires aux Etats-Unis refusent de reconnaître quelles ont beaucoup à gagner de la lutte féministe. Elles ont peur du féminisme. Elles se sont tenues immobiles pendant si longtemps quelles ont peur de bouger. Elles ont peur du changement. Elles ont peur de perdre le peu quelles ont. Elles ont peur de confronter ouvertement les femmes blanches à leur racisme ou les hommes noirs à leur sexisme, 294

sans parler de confronter les hommes blancs à leur racisme et à leur sexisme. Je me suis assise dans beaucoup de cuisines où j'ai entendu des femmes noires exprimer leur foi dans le féminisme tout en critiquant avec éloquence le mouvement des femmes et en expliquant leur refus d'y participer. J'ai été témoin de leur refus d'exprimer ces mêmes positions publiquement. Je sais que leur peur vient du fait qu'elles nous ont vues nous faire piétiner, violer, maltraiter, assassiner, ridiculiser et moquer. Seul un petit nombre de femmes noires a ravivé l'esprit de la lutte féministe qui faisait vibrer les cœurs et les esprits de nos sœurs du xixe siècle. Nous, femmes noires qui défendons l'idéologie féministe, sommes des pionnières. Nous ouvrons un chemin pour nous-mêmes et pour nos sœurs. Nous espérons que lorsqu'elles nous verront atteindre notre but - ne plus être opprimées, être reconnues, ne plus avoir peur - cela leur donnera du courage et qu'elles nous suivront.

SOMMAIRE P R É F A C E : L Â C H E LE M I C R O ! PAR A M A N D I N E GAY 9 INTRODUCTION

37

1 - SEXISME ET VÉCU DES FEMMES ESCLAVES 2-DÉVALORISATION FÉMINITÉ NOIRE

NOIRES 55

P E R P É T U E L L E D E LA 103

3 - L ' I M P É R I A L I S M E D U PATRIARCAT.

151

4 - R A C I S M E E T F É M I N I S M E , LA Q U E S T I O N D E LA R E S P O N S A B I L I T É 193 5 - FEMMES NOIRES ET FÉMINISME

245

NE SUIS-JE PAS UNE FEMME ? de bell hooks a été achevé d'imprimer en septembre 2015 sur les presses de l'imprimerie Pulsio.

; Éditions Cambourakis I 24, rue Voltaire ^ F-75011 Paris v www.cambourakis.com

Dépôt légal : septembre 2015. I S B N : 978-2-36624-162-4 Imprimé en Bulgarie.