Naissance de l'opinion publique dans l'Italie moderne 9782753503175

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Naissance de l'opinion publique dans l'Italie moderne
 9782753503175

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Naissance de l'opinion publique dans l'Italie moderne Sagesse du peuple et savoir de gouvernement de Machiavel aux Lumières

Sandro Landi

DOI : 10.4000/books.pur.6936 Éditeur : Presses universitaires de Rennes Année d'édition : 2006 Date de mise en ligne : 25 février 2015 Collection : Histoire ISBN électronique : 9782753532250

http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782753503175 Nombre de pages : 240 Référence électronique LANDI, Sandro. Naissance de l'opinion publique dans l'Italie moderne : Sagesse du peuple et savoir de gouvernement de Machiavel aux Lumières. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782753532250. DOI : 10.4000/books.pur.6936.

© Presses universitaires de Rennes, 2006 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

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Naissance de l’opinion publique dans l’Italie moderne ▼

Naissance de l’opinion publique dans l’Italie moderne Sagesse du peuple et savoir de gouvernement de Machiavel aux Lumières

Collection « Histoire » dirigée par Hervé Martin et Jacqueline Sainclivier (voir liste des derniers titres parus en fin de volume)

Sandro Landi

Naissance de l’opinion publique dans l’Italie moderne Sagesse du peuple et savoir de gouvernement de Machiavel aux Lumières

Presses Universitaires de Rennes 2006

Cet ouvrage a été rendu possible grâce au soutien matériel de l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 et du SHADYC (CNRS-EHESS, Marseille).

© PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES UHB Rennes 2 – Campus de La Harpe 2, rue du doyen Denis-Leroy 35044 Rennes Cedex www.pur-editions.fr Mise en page : APEX Création pour le compte des PUR Dépôt légal : 2e semestre 2006 ISBN : 2-7535-0317-6 ISSN :1255-2364

« Il s’en faut que le vulgaire si éloigné de la vertu réelle, le soit autant de bien juger autrui et de discerner les méchants des bons. Il y a, au contraire, même chez les très méchants, un flair quasi divin qui fait qu’un grand nombre, même des plus corrompus, savent parfaitement, dans leurs paroles comme dans leurs jugements intérieurs, distinguer entre gens de bien et coquins. »

PLATON, Les Lois, II, 949b5

Introduction La notion d’opinion publique a mobilisé, comme nulle autre, le débat contemporain en sciences humaines. L’opinion publique a toutefois gardé un côté flou et presque ineffable. « L’opinion publique n’existe pas », a écrit dans un article célèbre Pierre Bourdieu 1. Cette affirmation provocatrice devrait être prise au sérieux non seulement par les sociologues mais aussi par les historiens. En effet, selon quelles conditions peut-on considérer l’opinion publique comme un objet historiographique à part entière ? Parmi les auteurs qui ont contribué à désigner l’opinion publique comme un objet autonome d’analyse historique et sociologique, Jürgen Habermas occupe une place d’exception. Publié en 1962, L’espace public est un exemple étonnant de longévité scientifique, un point de repère incontournable pour toute recherche qui aborde, dans une perspective historique, la naissance et l’évolution des sociétés démocratiques de masse 2. Les raisons de cette persistance sont multiples et complexes, mais elles tiennent sans doute davantage à la force et à la capacité d’innovation du paradigme interprétatif proposé par cet ouvrage qu’à la quantité et à la qualité de son érudition. Au cœur de ce modèle, Habermas pose ce qui constitue l’élément fondateur de la modernité politique : la dimension de l’Öffentlichkeit (espace public). Selon cet ouvrage, le développement des moyens d’information est l’élément fondamental dans la formation des sociétés modernes. Habermas soutient que les imprimés qui circulaient en Europe à l’époque moderne ont joué un rôle décisif dans le processus de transition des régimes absolutistes à la démocratie libérale. Au XVIIIe siècle, grâce aux imprimés et notamment à la presse périodique, tout d’abord en Angleterre, ensuite en France et en Allemagne, aurait surgi un « espace public bourgeois », un nouveau type d’espace, correspondant à la communauté idéale des individus qui se réunissent pour lire et pour discuter librement des règles à donner à la société civile et des moyens de gouverner l’État. Visiblement, cet espace ne rentre pas dans la sphère de l’autorité publique : au contraire, il constitue le lieu, plutôt virtuel que réel, où les actions de l’État peuvent être soumises à examen et critiquées. Selon Habermas, l’usage critique de la raison fait par un public composé de personnes privées, constitue 1. 2.

P. BOURDIEU, « L’opinion publique n’existe pas », in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de minuit, 1984, p. 222-235. J. HABERMAS, Strukturwandel der Öffentlichkeit, Neuwied, Hermann Luchterand Verlag, 1962, traduction française L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978.

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la définition la plus appropriée de l’opinion publique bourgeoise. À cette phase initiale et héroïque, Habermas oppose la dégénérescence de l’opinion publique dans les sociétés contemporaines caractérisées par une commercialisation sans limites des moyens d’informations. Le statut de l’opinion publique change alors radicalement : ce qui, au début, était un forum idéal de discussion critique et rationnelle des affaires publiques, devient, au cours du XIXe et du XXe siècle, un lieu de consommation culturelle et l’espace public bourgeois se trouve ainsi dégradé et finalement transformé dans le monde fictif de la publicité commerciale, du conformisme de masse, du contrôle des opinions. Un bon nombre d’études historiques ont mis en évidence les faiblesses de ce modèle, ici rapidement esquissé. De plus en plus sophistiquées, certaines analyses ont critiqué la pertinence du qualificatif « bourgeois » utilisé par Habermas dans la définition de l’espace public, en soulignant l’importance d’une opinion « populaire » active et critique à l’égard des gouvernements ; d’autres ont insisté sur son silence à l’égard de la participation des femmes 3. D’autres encore ont montré le caractère peu opératoire de ce paradigme dans un contexte politique autre que celui analysé par Habermas. En particulier, le cas italien a permis de constater l’absence d’une rupture originaire et fondatrice entre l’État et l’espace public : un public émancipé de la société traditionnelle ne peut exister ici sans le soutien décisif du pouvoir politique 4. Ce foisonnement critique, à vrai dire étonnant pour un ouvrage de sociologie qui se tient volontairement à l’écart « de la recherche strictement historienne 5 », n’a jamais remis en question, depuis sa publication, un point essentiel : l’opinion publique est conçue par Habermas comme un phénomène social dont les caractéristiques dépendent principalement du développement de l’industrie éditoriale et des comportements du public des lecteurs. Le rôle capital que le philosophe allemand attribue dans son ouvrage à la « révolution médiatique », à la diffusion et à la discussion collective, sans précédents, de textes imprimés, a produit comme résultat que l’histoire de l’opinion publique est désormais presque essentiellement envisageable dans une optique d’histoire sociale du livre et des pratiques de lecture. Un tel glissement méthodologique a conduit à deux conséquences remarquables. En premier lieu, entre le paradigme habermasien de modernité et l’historiographie du livre et de la lecture s’est instauré une sorte de cercle vicieux dans lequel le premier sert de postulat, souvent tacite, à la seconde, alors que cette dernière constitue le support empirique du premier. À juste titre, on a observé que « la pente des histoires de la lecture et du livre, lorsqu’elles se trouvent comprises et absorbées à l’intérieur d’histoires plus vastes, est de contribuer à une chronique

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Parmi de nombreuses contributions critiques, voir en particulier C. CALHOUN (dir.), Habermas and the Public Sphere, Oxford Mass., MIT press, 1992 ; J. GUILHAUMOU (dir.), Pouvoir et légitimité. Figures de l’espace public, Paris, Éditions de l’EHESS, 1992 ; J.B. THOMPSON, The Media and Modernity. A Social Theory of the Media, Cambridge, Polity Press, 1995, L. LACCHÈ (dir.), L’opinione pubblica, numéro monographique de la revue Giornale di Storia costituzionale, 6-2003, avec une bibliographie très riche. S. LANDI, Il governo delle opinioni. Censura e formazione del consenso nella Toscana del Settecento, Bologne, Il Mulino, 2000. J. HABERMAS, L’espace public, op. cit., p. 10.

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INTRODUCTION

téléologique du progrès, des Lumières et du triomphe de la démocratie 6 ». Le nombre important de ces études dans les deux dernières décennies a contribué à fixer l’idée selon laquelle la masse croissante de publications et la réduction de leur format ont produit un changement d’attitude du public potentiel des lecteurs et posé les bases de l’avènement de la liberté de la presse, dont les principes sont solennellement établis dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 7. Peu attentif aux complexités de l’histoire et, moins encore, à la rude leçon du présent, ce courant d’études n’a finalement adopté du modèle habermasien que la partie « positive » : il privilégie l’analyse de l’émergence et du triomphe de l’opinion publique libérale, sans trop se soucier de lire l’époque moderne à la lumière des contradictions et des contre-exemples qui caractérisent l’espace public libéral dans les sociétés contemporaines 8. Dans leur optimisme foncier, les historiens du livre et de la lecture se condamnent à une vision linéaire de la genèse de l’espace public alors que le sens critique et même le bon sens nous obligent à regarder comme des éléments constitutifs de cet espace des phénomènes trop souvent considérés comme résiduels ou bien purement négatifs, tels que la censure ou la manipulation du discours 9. Dans leur positivisme, ces historiens se dotent des moyens aptes à mesurer la consistance sociologique de l’opinion publique mais, faute de résultats certains, ils en parlent avec un degré d’approximation et de familiarité que l’on réserve d’ordinaire aux choses que l’on suppose implicites ou, du moins, admises dans le sens commun historiographique. En second lieu, cette perspective de recherche a contribué à faire oublier que l’opinion publique (utilisons pour l’instant ce terme de façon volontairement indéterminée), bien avant l’invention de l’imprimerie et l’essor des moyens d’information, existe en tant que catégorie du discours politique, avec sa consistance propre et son histoire. De notre point de vue, cette dimension constitue un objet historiographique autonome et cohérent, qui demande à être redécouvert et étudié, selon une problématique et une méthode appropriées. Cette approche implique, au préalable, une prise de distance à l’égard d’un usage anachronique des mots. Parler d’opinion publique dans le monde pré-moderne est souvent synonyme d’une attitude intellectuelle qui tend à rechercher indéfiniment dans le passé, même le plus éloigné, les signes avant-coureurs du paradigme d’opinion 6. 7.

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J. RAVEN, « Du qui au comment. À la recherche d’une histoire de la lecture en Angleterre », in R. CHARTIER (dir.), Histoires de la lecture. Un bilan des recherches, Paris, Imec éditions, 1995, p. 141-163, citation à la p. 142. Pour une approche critique de la notion de « printing revolution » cf. R. CHARTIER, « Les représentations de l’écrit », in Culture écrite et société. L’ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Albin Michel, 1996, p. 17-43 ; A. JOHNS, The Nature of the Book. Print and Knowledge in the Making, Chicago-London, University of Chicago Press, 1998, p. 1-57, et « How to acknowledge a Revolution », in American Historical Review, 107-2002, p. 106-125. Voir, à titre d’exemple, l’introduction et la postface du volume collectif de B. DOOLEY, S.A. BARON (dir.), The Politics of Information in Early Modern Europe, Londres et New York, Routledge, 2001 ; dans une optique analogue A. BRIGGS, P. BURKE, A Social History of the Media. From Gutenberg to Internet, Cambridge-Oxford, Polity Press, 2000. Pour une relecture du phénomène de la censure au-delà de la perspective de l’histoire du livre, « as a mechanism for legitimating and deligitimating access to discourse », cf. R. BURT, Licensed by Authority. Ben Jonson and the Discourses of Censorship, Ithaca, Cornell Un. Press, 1993 ; le thème de la censure comme phénomène résiduel est abordé par Habermas dans le chapitre III de l’Espace public, op. cit.

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collective critique et rationnelle qui s’affirmerait en Europe à l’époque des Lumières 10. En revanche, interpréter historiquement l’opinion publique signifie mettre entre parenthèses cette notion et se mesurer avec ses significations antérieures. Entre l’opinion publique des Anciens et celle qui est parvenue à l’usage contemporain il y a un écart, aussi bien d’un point de vue ontologique que politique. Les Anciens ne font pas la différence entre le statut de l’opinion individuelle et celui des opinions collectives : dans les deux cas, l’opinion (doxa) occupe une vaste région médiane, située entre l’ignorance et la connaissance, étrangère à la preuve, encline à la contradiction et parfois contraire à la raison 11. Pour les Sophistes, qui traitent ce sujet de façon approfondie, tant l’opinion des individus que celle de la cité sont directement associées à la sphère des émotions et l’analyse de la nature des opinions est indissociable d’une doctrine de la persuasion. Le discours public ne communique pas la vérité ni ne prétend l’enseigner : selon Gorgias, tout locuteur s’adresse à la doxa des auditeurs, foncièrement instable et pour cette raison manipulable selon sa propre volonté 12. Pour autant, la réflexion sur la doxa ne se limite pas à une constatation de sa fragilité structurelle. À cause de son caractère liminaire, à mi-chemin entre le domaine de la connaissance rationnelle et celui des sentiments, l’opinion, en particulier l’opinion collective qui s’exprime dans la rue, est dotée du pouvoir quasi divin de prévoir l’avenir et de signaler les changements en cours 13. C’est pour cette raison que les voix et les phrases colportées dans les lieux publics (kledónes) font l’objet d’une herméneutique et d’une divination 14 ; c’est également pour cette raison que Tacite, ne doutant point de leur réalité et efficacité, place les opinions collectives (rumores) au centre de son intrigue historique, en leur attribuant le rôle d’indices des motivations cachées des événements 15. Qu’elle appartienne au domaine du discours philosophique et historiographique ou à celui des pratiques religieuses, l’opinion publique dans l’Antiquité est, dans tous les cas, l’expression presque physique d’un collectif : les opinions individuelles ainsi que le débat d’opinions n’ont de la valeur que s’ils convergent vers une communauté d’opinions. Ce n’est pas un hasard si dans les Lois de Platon, l’un des textes les plus étudiés à la Renaissance, le législateur se voit attribuer la tâche suprême de faire en sorte « qu’une communauté […] ne cesse toute entière d’exprimer […], autant que possible, une seule et même opinion tout au long de son existence, dans les chants, les légendes et

10. À titre d’exemple, voir E. GABBA, « Pubblica opinione e intellettuali nel mondo antico », Rivista Storica Italiana, 110-1998, p. 5-17. 11. Cf. G. BUSINO, « Alla ricerca d’una teoria dell’opinione pubblica », Giornale di storia costituzionale, 6-2003, p. 17-33, en particulier à la p. 17 et l’article de B. CASSIN, Ch. BALADIER, « Doxa », in B. CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, Le Seuil-Robert, 2004, p. 327-329. 12. Cf. G. CAMBIANO, « Sofisti e opinione pubblica nell’Atene classica », Rivista Storica Italiana, 110-1998, p. 18-37. 13. Voir le chapitre qu’Émile BENVENISTE consacre à la notion de Fas dans Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, II, Pouvoir, droit, religion, Paris, Les éditions de minuit, 1969, p. 133-142. 14. Cf. M. BETTINI, « Le orecchie di Hermes. Luoghi e simboli della comunicazione nella cultura antica », in Le orecchie di Hermes. Studi di antropologia e letterature classiche, Turin, Einaudi, 2000, p. 1-51. 15. Cf. M. A. GIUA, « Sul significato dei rumores nella storiografia di Tacito », Rivista Storica Italiana, 110-1998, p. 39-59.

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INTRODUCTION

les discours 16 ». Loin d’être circonscrite à l’Antiquité, cette acception d’opinion publique perdure jusqu’au XVIIIe siècle et confère à ce concept une ambiguïté durable, comme Mona Ozouf l’a montré dans un article attentif à la complexité des mots 17. Si la conception libérale d’opinion publique ne connaît qu’un avènement tardif dans le lexique européen 18, le moment où l’opinion collective atteint l’épaisseur de phénomène politiquement majeur est en revanche sans aucun doute antérieur. Une série de questions s’imposent à notre attention : à partir de quel moment la doxa collective, cette entité marginale et fugace pour les Anciens, devient un lieu central du discours politique de la modernité ? Quels changements ont rendu possible l’émergence de ce nouvel acteur politique ? Comment a-t-il pu devenir aussi envahissant ? La question du changement occupe une place importante dans les pages qui suivent, mais dans une optique différente de celle employée par les historiens du livre et de la lecture : ce qui nous intéresse est principalement la transformation culturelle et anthropologique qui a élargi l’espace du pensable et permis l’émergence de ce concept. L’ouvrage d’« épistémologie historique » consacré par Ian Hacking à l’émergence de la probabilité dans le discours scientifique moderne a représenté l’une des sources d’inspiration de ce travail 19. Dans notre perspective, le monde ancien de la doxa subit une mutation à la Renaissance et se transforme en en monde où le rapport entre l’opinion et la connaissance, entre l’opinion et la vérité devient décidément favorable à la première. Comme le dit presque accidentellement Baldassar Castiglione, l’un des témoins les plus lucides de cette époque, « la vérité demeure cachée et […] je ne me vante pas d’avoir cette connaissance 20 ». La péninsule italienne – et tout particulièrement Florence – est un lieu privilégié pour étudier cette révolution inaperçue. C’est en effet ici, autour des deux premières décennies du XVIe siècle, que la politique est soumise au regard impitoyable d’une nouvelle génération d’écrivains et d’hommes d’action. Issus de générations de marchands, plus proches, par affinités familiales et culturelles, de ces hommes froids qui couraient le monde et en étaient experts, que des intellectuels de cour et des universitaires, des écrivains tels que Machiavel et Guichardin opèrent une critique radicale des auctoritates, des sources coutumières de légitimation du discours. À cette éclipse de toute vérité non fondée sur une sévère expérience des choses, correspond un élargissement sans précédents de la perception de la réalité politique. La notion de « vérité effective » (verità effettuale) employée par Machiavel dans le Prince, est révélatrice d’un bouleversement de 16. PLATON, Les Lois, II, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 54 (664a) ; sur la lecture de cet ouvrage à la Renaissance, cf. infra p. 33. 17. M. OZOUF, « L’opinion publique », in K.M. BAKER (dir.), The Political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, p. 419-434 : « L’archaïsme et le moderne ne représentent pas deux moments, mais deux faces d’un concept effectivement contradictoire qui suppose de penser en même temps les divergences et l’unité . » (p. 431.) 18. Cf. E. TORTAROLO, « Opinion publique tra Antico Regime e rivoluzione francese. Contributo a un vocabolario storico della politica settecentesca », Rivista Storica Italiana, 102-1990, p. 5-23. 19. I. HACKING, The Emergence of the Probability, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, traduction française (avec une nouvelle préface de l’auteur) L’émergence de la probabilité, Paris, Le Seuil, 2002. 20. B. CASTIGLIONE, Le livre du Courtisan, éd. A. PONS, Paris, Flammarion, 1991, p. 36.

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l’ontologie traditionnelle : la vérité ne se rapporte plus exclusivement à l’être, à ce qui est, mais aussi à ce qui fait semblant d’être ou qui existe seulement dans l’imagination des individus 21. Les opinions collectives, ce domaine vaste et mal connu que composent « les humeurs diverses et les différents caprices des hommes 22 », font ainsi irruption dans l’horizon clos de la théorie politique et imposent, en même temps, de repenser la pratique politique. Leur valorisation, en quelque sorte paradoxale de la part d’écrivains avides de réalité, permet, nous le verrons, de reformuler sur des bases nouvelles le rapport que les gouvernants entretiennent avec les gouvernés, le problème de la transparence et de la publicité du pouvoir, de repenser, finalement, la nature même de la communication politique. En inversant le point de vue des historiens du livre et de la lecture, on pourrait même affirmer que les moyens d’information sont un facteur de transformation car, préalablement et en même temps, l’étrange sagesse du peuple a pu devenir un sujet/objet politique de premier plan dans le monde politique moderne. Pour comprendre cette transformation et pour mener cette enquête, la méthode explorée par les historiens des concepts et du discours politique nous a semblé la plus adaptée. Dans cette méthode, toute distinction arbitraire entre histoire, philosophie et littérature est destinée à tomber : l’historien se retrouve soudainement confronté à une pluralité de textes comme sources primaires et au langage comme voie privilégiée pour comprendre des mondes différents du sien. De l’histoire sociale des concepts, notamment de l’ouvrage capital de Reinhart Koselleck sur la sémantique historique 23, nous retenons en particulier l’idée selon laquelle les concepts ont une valeur extra-linguistique et que l’émergence de nouveaux concepts est, en même temps, indicateur et facteur de changement politique et social 24. De l’historiographie, majoritairement anglophone, sur le discours politique, nous acceptons l’invitation à ne pas isoler les concepts mais à les considérer comme inscrits dans un large contexte et souvent à la croisée de différents discours spécialisés (philosophique, juridique, etc.) 25. Notre intention est ici est d’essayer de comprendre comment, à l’intérieur de la tradition linguistique italienne et à partir d’un lexique déterminé, un nouveau concept d’opinion collective émerge au XVIe siècle et comment cet événement modifie durablement aussi bien le domaine du discours que celui des pratiques de gouvernement. Dans un premier temps, nous nous sommes attachés en par21. Cf. J.-P. CAVAILLÉ, « De la construction des apparences au culte de la transparence », Littératures classiques, 34-1998, p. 73-102, en particulier à la p. 76. 22. Ainsi Machiavel dans une lettre à Francesco Vettori datée du 10 décembre 1513 : Lettere a Francesco Vettori e a Francesco Guicciardini, éd. de G. INGLESE, Milan, Rizzoli, 1989, p. 194-195. 23. Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Frankfurt, Suhrkamp, 1979 ; traduction française Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Ed. de l’EHESS, 1990 ; dans le vaste débat interdisciplinaire suscité par la méthode de la Begriffsgeschichte, voir en particulier l’ouvrage collectif dirigé par I. HAMPSER-MONK, K. TILMANS, F. VAN VREE, History of Concepts. Comparative Perspectives, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1998. 24. R. KOSELLECK, Le futur passé, op. cit., p. 15, et les observations sur ce point de H. E. BÖDEKER, « Concepts – Meaning – Discourse. Begriffsgeschichte Reconsidered », in History of Concepts, op. cit., p. 51-64 ; pour une mise en perspective de ce courant d’études à l’intérieur du débat historiographique des années 1990, cf. R. BIZZOCCHI, « Storia debole, storia forte », Storica, 2-1996, p. 93-114, à la p. 110. 25. Cf J.G.A. POCOCK, « The Concept of a Language and the “métier d’historien” : Some Considerations on Practice », in A. PAGDEN (dir.), The Languages of Political Theory in Early-Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 19-38 ; T. HALL, “Conceptual History and the History of Political Thought”, in History of Concepts, op. cit., p. 75-86.

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ticulier à étudier ce moment génétique, en accordant le maximum d’importance au travail de déconstruction d’anciennes catégories de la culture républicaine florentine et de construction d’un nouveau sens politique, mis en œuvre principalement par Machiavel et son contemporain Guichardin, parfois dans un dialogue à distance, moins conflictuel, en vérité, que celui qui nous a été légué par la tradition littéraire. À ce stade, notre problème a été de comprendre dans quel contexte le processus de conceptualisation a pu se réaliser, quels sont les matériaux dont les auteurs se servent et quelles sont les conséquences de leur découverte. Selon une règle commune aux historiens du discours politique, un concept est opératoire à partir du moment où il fait l’objet d’un débat et donne lieu à un lexique correspondant qui permettrait de le commenter et de l’articuler 26. À cette approche trop intellectualiste, nous avons préféré une autre voie, pas encore suffisamment explorée, qui consiste à étudier comment un nouveau concept – le cas échéant le concept d’opinion collective – devient constitutif d’une nouvelle culture gouvernementale. Selon notre hypothèse, l’opinion publique a une importance constitutionnelle dans l’État moderne, puisque sa présence oblige à reconsidérer l’espace de la souveraineté du prince et à mettre en œuvre de nouveaux outils intellectuels et de nouvelles techniques de gouvernement. Le terrain d’analyse, constitué au début principalement par des textes majeurs de la théorie politique, s’est progressivement déplacé vers le langage employé par des hommes qui opèrent en présence d’un prince, Côme Ier duc de Florence et grand-duc de Toscane, et en relation directe avec un projet de construction étatique parmi les plus complexes et originaux du contexte italien et européen 27. Notre attention s’est concentrée en particulier sur l’émergence du concept de censure, un mot ancien et désuet, exhumé par des érudits au XVIe siècle et rapidement adapté aux exigences multiples du nouveau pouvoir princier. En faisant abstraction d’une vision trop étroite qui relie essentiellement la censure à la sphère du livre et de la lecture, l’archéologie de ce mot permet de montrer, d’un côté, son antériorité par rapport aux progrès de l’imprimerie et aux problèmes qu’elle soulève auprès des autorités, de l’autre son rapport presque indissociable avec le domaine des opinions collectives. Dans le discours politique, censure et opinion publique, loin d’être deux réalités farouchement antinomiques, comme on pourrait le croire, révèlent une complémentarité profonde qui demande à être vérifiée sur le terrain des normes et des pratiques de gouvernement. Le troisième volet de cette enquête est ainsi consacré à la définition du champ de la censure dans l’État toscan entre XVIe et XVIIIe siècle. Nous avons ici essayé de mettre en évidence les origines « civiles » de la censure, sa continuité et cohérence en tant que vaste projet politique capable de s’adapter, après le Concile de Trente, à la dynamique des rapports de force entre la juridiction du prince et celle de l’Église. La spécialisation de la censure dans le domaine du livre et de la lecture permet en outre de considérer l’ensemble de ces pratiques comme le terrain réel 26. Q. SKINNER, « Language and Political Change », in T. BALL, J. FARR, R. L. HANSON (dir.), Political Innovation and Conceptual Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 7-23. 27. Cf. O. ROUCHON, « L’invention du principat médicéen (1512-1609) », in J. BOUTIER, S. LANDI, O. ROUCHON (dir.), Florence et la Toscane XIVe-XIXe siècles. Les dynamiques d’un État italien, Rennes, PUR, 2004, p. 65-89.

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et symbolique où, au cours du XVIe et du XVIIe siècles, devient peu à peu envisageable une nouvelle forme de consensus : celui-ci ne paraît plus seulement fondé sur un prince qui - selon la formule machiavélienne – sait gouverner l’opinion insensée du peuple, mais aussi sur la maîtrise et la formation de l’opinion, potentiellement raisonnable, d’individus qui savent lire et écrire. La dernière partie de cette recherche, s’arrête sur la question de l’opinion et de son gouvernement dans le discours politique de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette attention spécifique paraît se justifier en raison de l’importance attribuée, aussi bien par les acteurs politiques de cette époque que par l’historiographie sur le XVIIIe siècle, aux catégories de « public » et d’« opinion publique » : l’emploi de cette expression est en effet attesté pour la première fois, dans le lexique politique italien, en 1768 28. Alors qu’un courant historiographique se réclamant des Lumières a célébré la naissance, presque sans précurseur, au XVIIIe siècle d’une opinion publique comme entité socioculturelle distincte et opposée à l’espace du pouvoir, l’analyse du discours politique met en évidence une réalité sensiblement différente. Cette analyse nous rappelle que la dimension sociologique de l’opinion ne devrait jamais être séparée de l’usage que les contemporains font des mots qui servent à la définir. On peut ainsi repérer un discours sur l’opinion qui se nourrit d’un savoir gouvernemental pluriséculaire et qui trouve des applications inédites dans les systèmes de police naissants. Toutefois, la véritable nouveauté est ailleurs. Elle est dans la découverte du potentiel idéologique et polémique de ces catégories dans un contexte général caractérisé par le reniement des arcana imperii et par l’adoption de la part de l’État absolutiste de l’idéologie de la transparence et du bien public. Tout bien considéré, c’est à partir du moment où le secret n’est plus rentable en termes de communication que ces catégories exprimant la publicité du pouvoir font une entrée retentissante dans le lexique ordinaire de la politique. Leur étude, au cœur même de l’action politique, met en évidence leur caractère éminemment pragmatique : dans le discours de fonctionnaires et de ministres, ils ont le rôle de concepts « antagoniques », spécifiquement utilisés dans l’objectif de légitimer un choix ou une réforme et de désavouer des opposants ; sous la plume d’intellectuels et de traducteurs, ils servent le plus souvent à faire penser la politique autrement, à ouvrir des horizons d’attente nouveaux et indéfinis. Rien d’autre que des simulacres, en fin de compte, mais des simulacres qu’une imprimerie triomphante et une censure de plus en plus libérale rendent désormais disponibles à un public que l’on devine avide de lectures et d’imaginations. Une dernière précision : ce livre ne prétend pas que l’opinion publique dans l’Italie moderne est pour l’essentiel un phénomène discursif, un simple artifice rhétorique. Il ne nie pas que l’opinion publique implique également l’existence de pratiques non discursives, que l’historiographie commence, depuis quelques temps, à prendre sérieusement en compte 29. En revanche, cet essai se propose de contribuer à une meilleure connaissance historique de cette réalité discursive, 28. Cf. G. FOLENA, L’italiano in Europa. Esperienze linguistiche del Settecento, Turin, Einaudi, 1983, p. 35. 29. À ce propos, pour le contexte italien, cf. G. CIVILE, « Per una storia sociale dell’opinione pubblica : osservazioni a proposito della tarda età liberale », Quaderni storici, 25-2000, p. 469-504, et A. CHIAVISTELLI, Dallo Stato alla nazione. Costituzione e sfera pubblica in Toscana dal 1814 al 1849, Rome, Carocci, 2006.

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INTRODUCTION

dans le but de permettre une approche moins rhétorique, moins faussée par l’idéologie, de cette vaste réalité qui lui est totalement irréductible. Deux histoires de l’opinion publique sont ainsi envisageables : l’une ne contredit pas l’autre, au contraire, l’une est susceptible d’illuminer l’autre. Ce livre d’histoire doit beaucoup à l’amitié d’historiens, de littéraires et de juristes qui m’ont manifesté leur intérêt, leurs critiques et leur soutien. Avec Jean Boutier et Olivier Rouchon, je partage depuis longtemps le goût pour les lectures et les discussions sur l’Italie moderne : ce livre est aussi le résultat d’un travail commun qui est en marche. Ma dette est grande à l’égard de maîtres et de collègues qui ont lu ces pages et discuté mes interprétations : je rappelle en particulier Antonella Alimento, Franco Angiolini, Roberto Bizzocchi, Jacques Chiffoleau, Robert Descimon, Frédéric Dutheil, Elena Fasano-Guarini, Dominique Julia, Luca Mannori, Mario Mirri, Michel Plaisance, Adriano Prosperi, Marcello Verga, Jean-Claude Waquet. Je garde très vif le souvenir amical d’Alessandra Contini. À Christian Marchaud et à Claudius Vit je dois la relecture du manuscrit et une aide précieuse dans la traduction des textes. L’Université Michel de Montaigne de Bordeaux et le laboratoire SHADYC de l’EHESS de Marseille m’ont offert les conditions intellectuelles et matérielles les meilleures pour mener à bien mon projet. Depuis la période heureuse de l’Institut Universitaire Européen, MarieClaire Ponthoreau illumine mes idées et m’accompagne dans mes errements. Ce livre est dédié à mes anciennes racines toscanes, Adriana et Silvano.

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Chapitre I

Penser l’opinion du peuple à la Renaissance « Né ho possuto ritrarre alcuna cosa di certo […], ma solo opinione 1. »

Au début du XVIe siècle, la précarité manifeste du système politique florentin pose de façon urgente le problème du consensus à l’égard des institutions républicaines. C’est dans ce contexte que le peuple, titulaire idéal de la souveraineté et fondement de la liberté républicaine, fait l’objet d’une remise en question sans précédent. Une attention spécifique est notamment consacrée par la pensée politique aux opinions du peuple, à sa capacité de juger correctement les choses de la cité. En d’autres termes, quelle place doit-on accorder à ses opinions dans le processus politique ? Dans la mémoire écrite citadine, depuis le Moyen Âge, les propos anonymes du peuple, qui prennent forme soudainement dans l’espace public de la ville, constituent une présence constante et presque un acteur invisible, tantôt solidaire, tantôt menaçant à l’égard des institutions. Cependant, au début du XVIe siècle, la voix du peuple, ce segment indéterminé et marginal du discours politique, est soumise à une analyse et à une tentative de conceptualisation, notamment chez des auteurs attentifs au changement politique tels que Machiavel et Guichardin. L’émergence de l’opinion populaire et la prise en compte de son pouvoir constituent un facteur nouveau du débat politique dans la période de transition entre la crise de la république et l’instauration du principat médicéen : un élément indissociable, par ailleurs, de la mise en place progressive de techniques de gouvernement visant à sa connaissance et à sa maîtrise.

Machiavel et l’opinion du peuple Dans un article toujours actuel, Alison Brown a accidentellement attiré l’attention sur le fait que Machiavel est l’un des premiers écrivains à avoir compris

1.

« Je n’ai rien pu retenir de certain […] si non des opinions » : lettre de Machiavel à la Seigneurie de Florence, Imola, 30 novembre 1502 à propos des mouvements de troupes de Cesare Borgia, in N. MACHIAVELLI, Legazioni, commissarie, scritti di governo, éd. de F. CHIAPPELLI, II, Rome-Bari, Laterza, 1972, p. 322.

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NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

et étudié le pouvoir politique de l’opinion et de l’imagination populaire 2. Les pages qui suivent se proposent d’approfondir cet aspect, généralement négligé par la critique, en essayant de situer dans son contexte historique la tentative machiavélienne de donner un nom et un sens politique au phénomène de la doxa collective. Comment pense-t-on l’opinion publique à la Renaissance et quelles conséquences peut-on en tirer du point de vue du gouvernement de la cité ? Quel rapport peut-on établir entre la notion machiavélienne d’opinion publique et la notion qui est rentrée dans le lexique politique européen dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ? Au cours des dernières années, Machiavel a été souvent convoqué dans le débat historique et philosophique comme le fondateur de la modernité politique, voire comme le modèle des vertus républicaines. Faisant abstraction de toute tentation téléologique, notre analyse de l’émergence de l’un des concepts fondateurs de la modernité politique se terminera par une critique de ce double aspect caractéristique de la fortune contemporaine de Machiavel. Au chapitre 58 du premier livre des Discours sur la première décade de TiteLive, Machiavel s’arrête sur les qualités morales et intellectuelles du peuple, un peuple-multitude, considéré comme force historique et politique impersonnelle. Son intention est polémique : démontrer, contre le jugement de l’« opinion commune », que le peuple est plus sage, plus constant et plus avisé qu’un prince » et que ce n’est pas sans raison que l’on compare la voix d’un peuple à celle de Dieu. Car on voit que l’opinion universelle réussit merveilleusement dans ses pronostics ; de sorte qu’elle semble prévoir par une vertu occulte le bien et le mal qui l’attendent 3.

Ces lignes méritent une attention particulière : même si l’opinion du peuple est, à plusieurs reprises, évoquée par Machiavel, notamment dans les Discours et dans les Histoires de Florence, jamais, à aucun autre endroit, elle ne fait l’objet d’une caractérisation aussi forte. Par ailleurs, on peut remarquer que le sujet de ce passage est ambigu car il glisse du locuteur (le peuple) à l’énoncé (sa voix) : on peut même affirmer que le sujet en question n’est pas le peuple en soi mais le peuple en train de parler ou, plus précisément, de s’exprimer sur les choses de la cité. En effet, Machiavel semble nous dire que c’est par le biais de son opinion, dotée de la vertu divine de prévoir ce qui se prépare, que le peuple est « un » peuple (un popolo), sujet univoque, unitaire et formidable. Ce passage des Discours a retenu l’attention de la critique à plusieurs reprises, mais rarement de façon approfondie. Il y a toutefois deux exceptions, situées aux 2.

3.

« One of the earliest writers to discuss the political power of popular opinion or imagination » : A. BROWN, « Savonarola, Machiavelli and Moses : a Changing Model », in Florence and Italy. Renaissance Studies in Honour of Nicolai Rubinstein, P. DENLEY, C. ELAM (dir.), Londres, Westfield Publications in Medieval Studies, 1988, p. 57-72, citation à la p. 65. Discours sur la première décade de Tite-Live I, LVIII, in Œuvres, éd. C. BEC, Paris, Laffont, 1996, p. 286 ; nous adaptons parfois cette traduction en ayant comme repère N. MACHIAVELLI, Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, éd. C. VIVANTI, Turin, Einaudi, 2000, p. 126. « Ma quanto alla prudenzia ed alla stabilità, dico, come un popolo è più prudente, più stabile e di migliore giudizio che un principe. E non sanza cagione si assomiglia la voce d’un popolo a quella di Dio : perché si vede una opinione universale fare effetti maravigliosi ne’pronostichi suoi ; talché pare che per occulta virtù ei prevegga il suo male ed il suo bene. »

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extrêmes chronologiques de la critique machiavélienne, dont il faut tenir compte. En premier lieu François Guichardin (Francesco Guicciardini), qui est le premier en date à avoir réagi aux affirmations de Machiavel dans ses Considérations sur les Discours de Machiavel, rédigées autour de 1530. « C’est une entreprise difficile et très éloignée de l’opinion des hommes », écrit-il, « que d’attribuer au peuple une constance et une prudence supérieures à celles des princes. » Guichardin précise ainsi son objection : « Personne parmi ceux qui ont écrit des choses de la politique n’a jamais mis en doute que le gouvernement d’un seul est meilleur que celui de la multitude, quoique réglée par la loi 4. » En second lieu, Quentin Skinner qui lit le chapitre 58 des Discours à la lumière de la crise des institutions républicaines florentines du début du XVIe siècle. L’historien anglais y voit une démonstration des tendances républicaines et démocratiques de Machiavel : « En évoquant les avantages respectifs du principat et de la république, il [Machiavel] déclare […] clairement que, dans la mesure où il puisse admettre qu’il existe une réponse générale à la question, lui se situe du côté des “masses” contre les tenants de l’oligarchie […] 5. » Les analyses de Guichardin et de Skinner semblent concorder essentiellement sur deux points : les affirmations de Machiavel deviennent intelligibles à la lumière a) du débat et du questionnement classique sur la meilleure forme de gouvernement b) du débat intellectuel et politique, propre à la tradition républicaine florentine, opposant les partisans d’une souveraineté fondée sur une assemblée large de citoyens (governo largo), à ceux qui soutiennent la nécessité de conférer le gouvernement de la cité à une oligarchie (governo stretto). Le cadre politique et institutionnel florentin des premières années du XVIe siècle constitue – nous le verrons – le contexte le plus proche où les affirmations de Machiavel sur la sagesse du peuple s’inscrivent et cherchent un sens. Toutefois la contribution apportée par Machiavel à ce débat n’est pas ordinaire et Guichardin saisit ce qui fait la singularité de l’approche intellectuelle de Machiavel à l’égard de ces questions largement débattues, à savoir son caractère paradoxal : l’argumentation de Machiavel lui paraît en effet « très éloignée (aliena) de l’opinion des hommes ». Il ne s’agit pas là d’une remarque isolée. Dans une lettre de Guichardin à Machiavel de 1521 on retrouve une considération analogue. Guichardin s’arrête sur le caractère singulier et déconcertant de la démarche intellectuelle de son interlocuteur, résolument « étrangère » (extravagante), écrit-il, aux « opinions communes 6 ». À ce point une clarification paraît nécessaire. L’opinion « des hommes » ou l’opinion « commune » évoquée par Guichardin et Machiavel n’est pas l’opinion du « commun », du vulgaire, mais, à bien des égards, précisément son contraire. Il s’agit en effet de la communis opinio doctorum, cette opinion des savants qui

4.

5. 6.

F. GUICCIARDINI, Considerazioni intorno ai Discorsi di Machiavelli, éd. C. VIVANTI, Turin, Einaudi, 2000, p. 375 : « Difficile impresa e molto aliena dalla opinione degli uomini piglia, senza dubio, chi attribuisce al popolo la constanzia et la prudenzia, e chi in queste due qualità lo antepone a’principi […] nessuno che ha scritto delle cose politiche dubitò mai che el governo di uno non fussi migliore che quello della multitudine, eziandio regolata dalla legge. » Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, A. Michel, 2001, p. 235. N. MACHIAVELLI, Lettere a Francesco Vettori e a Francesco Guicciardini, éd. G. Inglese, Milan, Rizzoli, 1989, p. 299.

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constitue, à cette époque, tant dans le domaine juridique que philosophique ou littéraire, l’horizon légitimant des autorités. Le statut de vérité probable de cette opinion, par rapport à tout autre type d’opinion, c’est-à-dire de croyance ou de doctrine non démontrables, est défini par saint Thomas dans les termes suivants : « Puisque le syllogisme dialectique a pour fin de produire une opinion, le dialecticien cherche seulement à opérer à partir de la meilleure opinion, à savoir celle soutenue par la plupart des hommes ou par ceux qui sont tout spécialement sages 7. » L’opinion commune est donc une opinion probable, toute proche de la vérité, car elle implique l’accord et l’assentiment, sous la forme de l’écriture, de personnes réputées pour leur intelligence. Cela permet de mieux comprendre l’enjeu théorique du dialogue à distance qui s’instaure entre Guichardin et Machiavel, de même qu’entre Machiavel et ses interlocuteurs réels ou fictifs. En accusant Machiavel de soutenir une position contraire à l’opinion commune, Guichardin ramène le débat sur l’opinion du peuple non seulement à un problème d’ordre politique et institutionnel mais aussi à un problème d’autorité 8. Le caractère paradoxal de la position machiavélienne sur l’opinion du peuple se précise ainsi par rapport à l’autorité d’une opinion commune, à savoir largement partagée dans le débat intellectuel récent et passé. La pensée de Machiavel est paradoxale, au sens littéral du mot, car en rupture avec une doxa largement acquise et pratiquement irréfutable. À juste titre, Leo Strauss, qui compte parmi les lecteurs attentif de ce chapitre, a remarqué qu’entre l’opinion « commune » et l’opinion « universelle » de la multitude il y a bel et bien opposition 9.

La communis opinio sur le peuple Aussi bien dans ses ouvrages que dans sa correspondance, Machiavel fait souvent allusion à l’opinion « commune » des savants. Cette évocation n’est pas due au hasard. Généralement elle exprime une intention polémique à l’égard d’autorités vraies ou fictives et aussi une prise de distance, souvent corrosive, envers toute proposition fondée sur l’autorité de certains textes ou auteurs et non sur l’expérience 10. À ce propos ce que Machiavel écrit dans une lettre du 26 août 1513 à Francesco Vettori est exemplaire : « Je ne sais pas ce qu’Aristote dit des républiques divisées (divulse), mais moi je pense ce qui raisonnablement pourrait être, ce qui est, et ce qui a été 11. » Cette démarche ne constitue pas un cas isolé. Elle trouve un écho dans d’autres domaines, notamment dans le savoir pratique des techniciens et des artistes des ateliers de Florence, où l’observation 7. 8.

Cité in I. HACKING, L’émergence de la probabilité, op. cit., p. 52. Sur la notion d’autorité voir en particulier l’étude d’anthropologie littéraire de B. LINCOLN, Authority. Construction and Corrosion, Chicago, The University of Chicago, 1994. 9. « The common opinion of all writers is not an universal opinion, I.e. an opinion of the multitude or of the people » : Thoughts on Machiavelli, Chicago, The University of Chicago Press, 1978, p. 128. Sur la lecture straussienne de Machiavel, cf. G. SFEZ, Léo Strauss lecteur de Machiavel. La modernité du Mal, Paris, Ellipses, 2003. 10. Cf. les considérations de G. INGLESE, « Introduzione » in N. MACHIAVELLI, Lettere a Francesco Vettori e a Francesco Guicciardini, op. cit., p. 22-23. 11. Ibid., p. 182 : « Né so quello si dica Aristotile delle repubbliche divulse ; ma io penso bene quello che ragionevolmente potrebbe essere, quello che è, et quello che é stato. »

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directe de la nature exige la même attitude anti-intellectuelle et la même prise de distance à l’égard des autorités livresques. Comme l’écrit à la même époque l’autodidacte Léonard, « ceux qui disputent en alléguant les autorités, n’utilisent pas l’intelligence mais plutôt la mémoire 12 ». On a remarqué que l’hostilité de Machiavel envers les autorités a parfois une valeur purement rhétorique, comme dans le chapitre 4 du premier livre des Discours, où sa cible est l’« opinion de certains qui prétendent que Rome a été une république turbulente […] et que si la fortune et la valeur militaire n’y avaient suppléé, elle aurait été inférieure à tout autre État 13 ». Le cas du chapitre 58 du premier livre des Discours, que nous avons évoqué au début, se présente de façon semblable puisque Machiavel stigmatise « l’opinion commune qui prétend que les peuples, quand ils ont le pouvoir, sont changeants, inconstants et ingrats 14 ». Cependant, cette fois sa cible est réelle : elle correspond à l’opinion commune partagée aussi bien par sa principale source d’autorité, Tite-Live (Tito Livio nostro) 15 que par « tous les autres historiens », anciens et récents. Derrière cette formule allusive se cachent probablement les historiens florentins liés au courant philosophique de l’humanisme civique 16, dont l’un des derniers représentants, Matteo Palmieri, pourrait être la référence polémique la plus proche de Machiavel. Dans le Della vita civile, un traité rédigé sous la forme de dialogue autour de 1439, Palmieri soutient que dans le peuple (vulgo) « il n’y a aucun conseil, aucune autorité, aucune intelligence » et que tous les gouvernements basés sur l’opinion populaire sont destinés à connaître l’instabilité, une vie brève, une multiplication abusive des magistratures 17. La notion de peuple est d’une redoutable synonymie et le thème de sa minorité politique est un véritable lieu commun du discours politique florentin qui traverse toute la période républicaine jusqu’à sa crise ultime et sa dissolution en 12. LEONARDO DA VINCI, Pensieri, in Scrittori italiani di aforismi, Milan, Mondadori, 1994, p. 188 : « Chi disputa allegando l’alturità non adopera lo ‘ngegno, ma più tosto la memoria » ; sur les rapports probables entre Léonard et Machiavel, cf. R. D. MASTERS, Machiavelli, Leonardo and the Science of Power, Londres, University of Notre Dame Press, 1996. 13. Cf. G. SASSO, « Machiavelli e i detrattori, antichi e nuovi, di Roma », in Machiavelli e gli antichi e altri saggi, I, Milan-Naples, Ricciardi, 1987, p. 401-536, citation à la p. 403. 14. Discours sur la première décade de Tite-Live, op. cit., p. 286 et Discorsi, op. cit, p. 125 : « Conchiudo adunque, contro alla commune opinione ; la quale dice come i popoli, quando sono principi, sono varii, mutabili ed ingrati […]. » 15. Cf. TITE-LIVE, Histoire de Rome, livre VI, chapitre XVII, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 30 : « Saginare plebem populares suos ut iugulentur. » 16. Sur l’humanisme civique, cf. H. BARON, The Crisis of the Early Italian Renaissance. Civic Humanism and Republican Liberty in a Age of Classicism and Tyranny, Princeton, Princeton University Press, 1955 et E. GARIN, L’Umanesimo italiano. Filosofia e vita civile nel Rinascimento, Rome-Bari, Laterza, 1952 ; pour une relecture récente de cette catégorie, cf. P. GILLI, « Le discours politique florentin à la Renaissance : autour de l’humanisme civique », dans J. BOUTIER, S. LANDI, O. ROUCHON (dir.), Florence et la Toscane XIVe-XIXe siècles, Les dynamiques d’un État italien, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 323-343. 17. M. PALMIERI, Della vita civile, Florence, Sansoni, 1982, p. 190 : « Però che secondo l’approvata sententia de’ savii, in nel vulgo non è consiglio, non auctorità, non iudicio ; et le cose facte da quello si convengono sempre observare ma non sempre lodare. Virgilio dice che il vulgo sempre si volge al peggio. Da questo nasce la inferma stabilità, il poco durare et la infinita multitudine degli ordini, i quali spesso nelle città si truovono tanto diversi che più tosto confusione che ordine possono meritamente essere chiamati. » Sur ce texte comme source probable de Machiavel, cf. F. BAUSI, « Machiavelli e la tradizione culturale toscana », in Cultura e scrittura di Machiavelli, Rome, Salerno, 1998, p. 81-115 et Machiavelli, Rome, Salerno, 2005, p. 192.

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1532 18. Depuis le tumulte des Ciompi (1378) et le tournant oligarchique qui en suit, la classe dirigeante républicaine, composée par un nombre réduit de grandes familles, a fondé sa légitimité et son identité sur une conception purement institutionnelle du peuple : théoriquement, dans la rhétorique humaniste, le peuple est le fondement de la liberté républicaine (Florentina libertas) ; dans les faits, le « peuple » correspond au petit nombre susceptible d’être élu dans les magistratures 19. Le régime médicéen, puis la république de Savonarole, ont néanmoins altéré profondément les formes traditionnelles de politisation, aussi bien en modifiant les formes rituelles de participation de la population à la vie de la cité, qu’en élargissant la base sociale du pouvoir 20. Le Grand Conseil (Consiglio maggiore), création savonarolienne, a permis une transformation sensible de la participation politique : environ trois mille citoyens peuvent siéger dans cette assemblée dont les membres sont ensuite éligibles aux magistratures républicaines. Compte tenu de la population de la ville, un homme adulte sur quatre ou cinq exerce pleinement ses prérogatives politiques : une proportion somme toute très élevée, même par rapport aux standards de participation politique des démocraties contemporaines 21. Dans la situation de grave instabilité politique interne et internationale qui caractérise le début du XVIe siècle, la fragilité extrême du régime du gonfalonier Piero Soderini (1502-1512) rend plus urgente la question du consensus à l’égard des institutions républicaines 22. Les années qui précèdent la restauration des Médicis en 1512, sont traversées par des tensions profondes. Tout d’abord à l’intérieur du Grand Conseil, entre les hommes de l’ancienne oligarchie républicaine (que l’on appelle grandi, principali, ou uomini savi) et les nouveaux venus (populari) ; puis entre la classe dirigeante considérée dans son ensemble et ceux qui, pour des raisons d’ordre économique ou politique, en restent exclus. On a observé que, paradoxalement, pendant la période du Grand Conseil (14941512), la distance entre ces deux espaces de la parole politique ne cesse d’augmenter, au point qu’elle se cristallise dans l’opposition, devenue topique, entre le lieu du pouvoir, le Palais de la Seigneurie (le palazzo) et le lieu où se rassemble,

18. Pour une analyse générale de la notion de peuple, cf. M. CREPON, B. CASSIN, C. MOATTI, « Peuple, race, nation », in B. CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, Le Seuil-Robert, 2004, p. 918-931 ; sur la notion de peuple dans l’aire politique italienne, cf. G. DELILLE, A. SAVELLI (dir.), Essere popolo. Prerogative e rituali d’appartenenza nelle città italiane di antico regime, numéro monographique de Ricerche storiche, 32, 2-3, mai-décembre 2002. 19. Cf. C. KLAPISCH-ZUBER, « La construction de l’identité sociale. Les magnats dans la Florence de la fin du Moyen âge », in Les formes de l’expérience : une autre histoire sociale, éd. B. Lepetit, Paris, A. Michel, 1995, p. 151-164 ; « Les acteurs politiques de la Florence communale », in Florence et la Toscane, op. cit., p. 217239. 20. Cf. N. RUBINSTEIN, The Government of Florence under the Medici (1434 to 1494), Londres, Oxford University Press, 1997; D. WEINSTEIN, Savonarole et Florence. Prophétie et patriotisme à la Renaissance, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1970] ; A. BROWN, « Savonarola, Machiavelli and Moses », op. cit. 21. Sur le Grand Conseil, cf. récemment I. TADDEI, « Le système politique florentin au XVe siècle », in Florence et la Toscane, op. cit., p. 39-63. Sur les standards de participation politique dans la république florentine, cf. J.M. NAJEMY, Corporatism and Consensus in Florentine Electoral Republic 1280-1400, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1982. 22. Cf. G. SILVANO, « Vivere civile » e « governo misto » a Firenze nel primo Cinquecento, Bologne, Patron, 1985 ; G. CADONI, Crisi della mediazione politica e conflitti sociali. Niccolò Machiavelli, Francesco Guicciardini e Donato Giannotti di fronte al tramonto della « Florentina libertas », Rome, Jouvence, 1994.

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sans distinctions, toute la population (la piazza) 23, y compris la masse anonyme de la plèbe (plebe, vulgo). Cette partie résiduelle du peuple républicain, composée d’artisans pauvres et d’ouvriers mais aussi de femmes et d’enfants, constitue une entité politique à part, sans identité déterminée. Exclue à jamais de tout projet de démocratisation des institutions, la plèbe est toutefois virtuellement réintégrée dans le corps politique et mystique du peuple par Savonarole, dans ses sermons dramatiques 24. Le peuple de Savonarole, bibliquement élu, sujet indivisible et unitaire (universel, universale, dans le lexique de l’époque) 25, s’oppose radicalement à la conception technique et rhétorique du peuple soutenue par les « hommes sages » de l’oligarchie. Ce peuple éphémère, qui n’existe que dans la parole du Dominicain, ne trouve pas de place dans la théorie politique mais constitue néanmoins un élément nouveau que le débat politique doit désormais prendre en compte. Nous verrons dans quelle mesure la conception du peuple chez Machiavel n’est pas étrangère à cette expérience. Machiavel rédige le chapitre 58 du premier livre des Discours après son éloignement forcé des affaires en 1512, dans un contexte caractérisé par le « démantèlement » du régime des libertés républicaines et l’émergence éphémère de la « figure princière » de Laurent de Médicis, duc d’Urbino 26. Dans ce contexte, la question du rôle et de l’identité politique du peuple est d’une importance décisive et le jugement que l’on peut porter sur ses qualités morales ou intellectuelles constitue, en quelque sorte, un élément de discrimination entre différentes solutions à la crise de la république. Lorsque Machiavel contredit, dans les Discours, la communis opinio sur l’inaptitude politique du peuple, il ne se limite pas à s’inscrire dans un débat historiographique mais il donne, concrètement, des indications utiles pour la solution de cette crise. Pour un homme de l’oligarchie comme Guichardin, le point de vue de Machiavel sur ces problèmes était étrange et insoutenable, pourquoi ? Essayer de comprendre le caractère « hétérodoxe » de cette position nous oblige à un détour : nous abandonnons momentanément le terrain du débat politique pour aborder la question des sources et de la méthode de Machiavel.

Autres autorités Dans le débat sur la capacité politique du peuple, Machiavel s’oppose à des auteurs assez facilement identifiables ; en revanche, ses sources d’autorité demeurent largement indéterminées. Tout se résume dans cette affirmation : « ce n’est pas sans raison que l’on compare la parole d’un peuple à celle de Dieu ». La raison du rapprochement entre Dieu et peuple est donnée par un proverbe, un ancien 23. Cf. A. BROWN, « Smascherare il repubblicanesimo rinascimentale », in S. ADORNI BRACCESI et M. ASCHERI (dir.), Politica e cultura nelle repubbliche italiane dal medioevo all’età moderna, Rome, Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 2001, p. 109-133. 24. Selon A. Brown, pour Savonarole « the people no longer meant a restricted class of eligible citizens but the populace at large, women and children as well as men, whom he harangued in emotive sermons » : « Savonarola, Machiavelli and Moses », op. cit., p. 65. 25. Sur la conception politique du peuple élu chez Savonarole, cf. C. LEONARDI, « Savonarola e la politica nelle prediche sopra l’Esodo e nel Trattato circa el reggimento e governo della città di Firenze », G. C. GARFAGNINI (dir.), Savonarola e la politica, Florence, Sismel, 1997, p. 75-89. 26. Cf. O. ROUCHON, « L’invention du principat médicéen », op. cit., p. 66.

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adage biblique, « vox populi vox est Dei », très fréquent, en vulgaire, dans l’aire linguistique toscane 27. Machiavel ne le retranscrit pas, se limitant à l’évoquer comme une vérité, ou une « raison », ordinaire. Apparemment banal, ce procédé textuel n’est pourtant pas neutre. En effet, c’est par le biais de ce proverbe que la doxa – à savoir l’opinion populaire qui élabore et colporte dans les lieux publics ce type de propos – fait, pour ainsi dire, irruption dans le texte. Diamétralement opposée à l’opinion écrite des savants, cette opinion se fonde sur une sagesse orale : en l’inscrivant dans le texte, Machiavel lui accorde le privilège de s’autoproclamer comme source d’autorité, avec une dignité égale à la communis opinio doctorum 28. Machiavel démontre ainsi son ouverture, sûrement peu ordinaire pour un savant de son époque, envers des arguments d’autorité qui ne relèvent pas du corpus généralement admis par les écrivains de politique ou qui lui sont même totalement étrangers. En ce sens, l’allusion de Guichardin au caractère peu commun et « extravagant » de la démarche de son interlocuteur se précise davantage : Machiavel semble s’écarter de la voie communément empruntée par les autres savants. En d’autres termes, sa mise en valeur de la doxa collective dépend en partie de sa façon, tout à fait particulière, d’appréhender la réalité environnante. Mais quelle est la méthode de Machiavel ? Quelle place accorde-il aux sources non livresques dans le processus de connaissance du monde politique et social ? Nous disposons à ce propos d’un témoignage singulier : la célèbre lettre écrite à Francesco Vettori le 10 décembre 1513. Maintes fois citée par la critique littéraire, puisque Machiavel y fait mention de la rédaction désormais achevée du Prince, ce document est aussi intéressant pour d’autres raisons : il est notamment l’un des rares témoignages directs du travail quotidien d’un intellectuel du XVIe siècle. Depuis son lieu d’exil dans la campagne de Florence, Machiavel décrit sa journée ordinaire : […] Je vais ensuite par la route à l’auberge ; je parle avec ceux qui passent, leur demande des nouvelles de leurs pays, entends divers choses et note les humeurs diverses et les différents caprices des hommes […]. Le soir venu, je rentre à la maison et je pénètre dans mon cabinet. Sur le seuil je me dépouille de mon vêtement de tous les jours, couvert de fange et de boue, et je mets des habits de cour. Décemment habillé, j’entre dans les cours antiques des hommes de l’Antiquité : là, aimablement accueilli pas eux, je me nourris de l’aliment qui par excellence est le mien, et pour lequel je suis né. Je n’éprouve aucune honte à parler avec eux, à les interroger sur les mobiles de leurs actions, et eux, en vertu de leur humanité, me répondent. Et durant quatre heures, je ne ressens aucun chagrin, j’oublie tout tourment, je ne crains pas la pauvreté, je n’ai pas peur de la mort 29. 27. Sur l’usage de ce proverbe dans l’aire linguistique toscane, cf. N. TOMMASEO - B. BELLINI, Nuovo dizionario della lingua italiana, IV, Turin, Società l’Unione tipografico-editrice torinese, 1879, p. 1890 ; pour une analyse de cet adage en tant que « lieu du langage qu’on pouvait supposer intemporel », cf. A. BOUREAU, « L’adage vox populi, vox dei et l’invention de la nation anglaise (VIIIe-XIIe siècle) », Annales ESC, 471992, p. 1071-1089, et La loi du Royaume. Les moines, le droit et la construction de la nation anglaise (XIe-XIIIe siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 39-72. 28. Sur le proverbe comme « parole autre inscrite dans le texte », cf. M. DEL NINNO, « Proverbi », Enciclopedia Einaudi, XI, Turin Einaudi, 1980, p. 385-399 ; K. YANKAH, « Proverbio/Proverb », in A. DURANTI (dir.), Culture e discorso. Un lessico per le scienze umane, Rome, Meltemi, 2001, p. 287-291. 29. « Transferiscomi poi in su la strada nell’hosteria, parlo con quelli che passono, dimando delle nuove de’paesi loro, intendo varie cose et noto varii gusti et diverse fantasie d’huomini […]. Venuta la sera, mi ritorno in

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On a observé, non sans ironie, que ces « quatre heures d’étude » sont bien peu de chose pour quelqu’un qui fait profession d’intellectuel et qui consacre, en revanche, presque entièrement sa journée à connaître l’humanité hétéroclite qui habite son hameau ou qui transite sur la route qui mène les pèlerins à Rome 30. En effet, cet autoportrait dérisoire contient une polémique implicite et virulente aussi bien à l’encontre de l’intellectuel séparé du monde, présent dans le canon littéraire italien depuis Pétrarque, que de l’intellectuel militant élaboré par la rhétorique de l’humanisme civique. Le modèle d’intellectuel mis en scène par Machiavel dans sa lettre à Vettori n’a pas d’équivalent dans la tradition savante passée et récente. Sa démarche exprime la priorité de l’expérience sur la théorie et un intérêt identique pour toute sorte d’objet de connaissance. Toute proportion gardée, cet autoportrait ressemble à la description du travail ordinaire d’un chercheur, qui alterne et intègre l’enquête de terrain à l’étude de la littérature scientifique, qui demande la juste dose de recul et de rigueur. Une dynamique cognitive s’établit entre les deux phases de la journée, scandées par l’alternance du jour et de la nuit, du public et du privé. Malgré le seuil métaphorique qui les sépare, l’attitude de Machiavel reste inchangée, bien qu’elle s’adapte à des objets de nature différente : le jour il « parle avec ceux qui passent », il « demande », il « écoute », il « remarque » ; le soir, également, il dialogue avec les Anciens en leur demandant la raison de leurs actions. L’originalité de l’expérience intellectuelle proposée par Machiavel consiste dans ce dialogue serré et sans médiations possibles entre les vivants et les morts, dans ce va-et-vient entre la sphère de l’imagination (« les humeurs diverses et les différents caprices des hommes ») et celle de la raison. Le monde bouillonnant de la doxa, si pleine de « fange et de boue », l’attire et l’absorbe tout autant que celui, plus subtil, de la vérité, qu’il retrouve, par bribes et librement, dans des textes tout aussi dignes de respect que de profanation 31. Pour Machiavel, même les autorités n’échappent pas à l’action corruptrice du temps et peuvent tomber en désuétude, se révéler incapables d’expliquer les casa, et entro nel mio scrittoio ; et in su l’uscio mi spoglio di quella veste quotidiana, piena di fango et di loto, et mi metto panni reali et curiali ; et rivestito condecentemente entro nelle antique corti degli antiqui huomini, dove, da loro ricevuto amorevolmente, mi pasco di quel cibo che solum è mio, et che io nacqui per lui ; dove io non mi vergogno parlare con loro, et domandarli della ragione delle loro actioni ; et quelli per loro humanità mi rispondono ; et non sento per 4 hore di tempo alcuna noia, sdimentico ogni affanno, non temo la povertà, non mi sbigottiscie la morte : tucto mi transferisco in loro » : lettre à Francesco Vettori, in N. MACHIAVELLI, Lettere a Francesco Vettori e a Francesco Guicciardini, sous la direction de G. Inglese, Milan, Rizzoli, 1989, p. 194-195 et N. MACHIAVEL, Œuvres, éd. C. Bec, Paris, Laffont, 1996, p. 1239. 30. « Quattro ore giornaliere di studio (non molte, del resto) » : M. MARTELLI, « L’edizione nazionale delle opere di Niccolò Machiavelli », in Cultura e scrittura di Machiavelli, op. cit., p. 3-24, citation à la p. 15 ; pour une lecture de cette lettre à la lumière de certains lieux communs littéraires, cf. C. BEC, « Dal Petrarca al Machiavelli : il dialogo tra lettore ed autore », in C. BEC, Cultura e società a Firenze nell’età della Rinascenza, Rome, Salerno, 1981, p. 228-252 ; parmi les études concrées à cette lettre voir en particulier G. BARBERI SQUAROTTI, « Narrazione e sublimazione : le lettere di Machiavelli », in Machiavelli o la scelta della letteratura, Rome, Bulzoni, 1987, p. 63-95 ; J. M. NAJEMI, “Machiavel and Geta : Men of Letters”, in A.R. ASCOLI, V. KAHN (dir.), Machiavelli and the Discours of Literature, Itacha-Londres, Cornell U.P., 1993, p. 219-257 et Between Friends. Discourses of Power and Desire in the Machiavelli-Vettori Letters of 1513-1517, Princeton, Princeton U.P., 1993, chapitre VI ; pour le contexte biographique de cette lettre cf. R. RIDOLFI, Vita di Niccolò Machiavelli, Florence, Sansoni, 1978, p. 238-240. 31. Sur la lecture très libre des classiques chez Machiavel, cf. M. MARTELLI, « Machiavelli e i classici », in Cultura e scrittura, op. cit., p. 279-309, et Machiavelli e gli storici antichi. Osservazioni su alcuni luoghi dei Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, Rome, Salerno, 1998.

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changements en cours. « Je vais vous dire une chose qui vous semblera folle […] – lit-on dans une lettre à Guichardin de 1526 – néanmoins notre époque exige des décisions audacieuses, inhabituelles et étranges 32. » Ce que Machiavel vit et essaye de décrire est précisément une situation de « crise du temps », de perte soudaine d’évidence des articulations « du passé, du présent et du futur » 33. Or, face à l’inintelligibilité de l’histoire, la sage opinion des Anciens montre ses failles. Les temps sont mûrs alors pour une mise en valeur, proprement paradoxale et sans précédents, de la sagesse du grand nombre : « Vous savez, comme le savent tous ceux qui savent juger ce monde – poursuit-t-il dans la même lettre – que les peuples sont inconstants et obtus ; néanmoins, malgré leur nature, ils disent souvent que l’on fait ce que l’on devrait faire 34. »

Raison et instinct de la multitude Selon Quentin Skinner la meilleure preuve de l’émergence d’un concept est la présence, dans le débat politique contemporain, d’un lexique correspondant qui permettrait de le commenter et de l’articuler 35. Cette méthode est sans aucun doute indispensable mais elle peut se révéler insuffisante. Car, s’il est certain que chaque concept doit être étudié à partir de son contexte intellectuel, il est toutefois moins évident que ce contexte se limite au vocabulaire de la théorie politique. Il existe dans le lexique utilisé par les contemporains de Machiavel différentes façons de désigner la dimension de l’opinion collective. Une première indication est présente dans le lexique juridique. Dans les statuts de la République de Florence (XIVe siècle), une série de normes concernent la manifestation de la parole collective dans l’espace public. Perçue comme un facteur potentiel de déstabilisation des institutions, l’opinion populaire est définie comme rumor par le législateur, un terme qui désigne aussi bien la rumeur que la concitatio, à savoir le rassemblement séditieux 36. Un deuxième domaine intéressant est celui de la mémoire citadine et familiale : un très vaste chantier d’écriture à usage privé ou public, souvent exploité par les historiens 37, quoique jamais véritablement dans la perspective d’une étude du lexique politique. Les Ricordi de Bartolomeo Cerretani constituent un

32. N. MACHIAVELLI, Lettere a Francesco Vettori e a Francesco Guicciardini, op. cit., p. 347, lettre du15 mars 1526 : « Io dico una cosa che vi parrà pazza ; metterò un disegno innanzi che vi parrà o temerario o ridicolo ; nondimeno questi tempi richieggono deliberazioni audaci, inusitate et strane. » 33. Sur ces moment de « crise du temps », cf. les considérations de F. HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003, p. 27. 34. « Voi sapete, et sallo ciascuno che sa ragionare di questo mondo, come i popoli sono varii et sciocchi ; nondimeno, così fatti come sono, dicono molte volte che si fa quello che si doverrebbe fare. » 35. « Language and Political Change », in T. BALL, J. FARR, R. L. HANSON (dir.), Political Innovation and Conceptual Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 7-23, citation à la p. 8, et Les fondements, op. cit., p. 13. 36. Statuti della repubblica fiorentina, éd. G. PINTO, F. SALVESTRINI, A. ZORZI, II, Statuto del podestà dell’anno 1325, Florence, Olschki, 1999, p. 234 (De pena adclamantium et concitationem facientium). 37. Cf. en particulier sur les livres des Ricordanze C. KLAPISCH-ZUBER, La maison et le nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Éd. de l’EHESS, 1990, p. 5, et C. CAZALE BÉRARD, C. KLAPISCH-ZUBER, « Mémoire de soi et des autres dans les livres de famille italiens », Annales HSS, 59-2004, p. 805-826.

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exemple significatif de ce corpus 38. Ce contemporain de Machiavel, proche de la mouvance oligarchique, siège régulièrement dans les assemblées et dans les magistratures de la république, tout en se montrant toujours très attentif aux humeurs de la rue. Sa vision pessimiste de l’avenir de la liberté républicaine (Florentina libertas) et de la dégradation du lien politique dans la période du gonfalonier Soderini, est corroborée par des jugements anonymes qu’il retranscrit régulièrement dans son journal. Lorsqu’il s’agit de nommer cet acteur collectif qui s’exprime, souvent de façon corrosive, sur ceux qui siègent au Palais, Cerretani a recours à des syntagmes du type « la totalité des citoyens » (l’università de’ cittadini) 39 ou à des tournures qui expriment la manière dont la masse de la population réagit face à un sujet estimé d’intérêt commun : « Ils blâmaient la Seigneurie par la voix de la plèbe (a voce di plebe) 40. » Cerretani utilise souvent le mot « humeur » (omore) comme synonyme d’opinion ou de position idéologique (« dans Florence il y avait plusieurs humeurs »), selon une métaphore d’origine médicale largement employée, par ailleurs, par Machiavel 41. Pas une seule fois Cerretani n’utilise le terme d’« opinion universelle » : une recherche lexicale élargie à un corpus de textes similaires confirme cette absence 42. Les procès verbaux des Consulte et pratiche de la République florentine sont la troisième source utile pour l’étude du champ sémantique de l’opinion collective 43. « Intimement impliqués dans la langue parlée 44 », ces textes retranscrivent fidèlement les propos des membres de la classe dirigeante qui siègent dans ces instances consultatives de la Seigneurie. L’occurrence d’« opinion » est très élevée : elle désigne tantôt la position partagée par un groupe de citoyens 45, tantôt, plus rarement, une prise de position individuelle. Même si l’expression de points de vue différents est, dans cet espace, souhaitée et encouragée, elle doit naturellement parvenir à une position unanime, puisque la communion d’opinions dans l’assemblée sert de modèle à toute la ville. Comme le dit Francesco de Giovanni Pucci 38. B. CERRETANI, Ricordi, éd. G. BERTI, Florence, Olschki, 1993 ; sur Cerretani, cf. F. GILBERT, Machiavel et Guichardin. Politique et histoire à Florence au XVIe siècle, Paris, Seuil, 1996 [1965], p. 125-126. 39. Ricordi, op. cit., p. 21, 23 mai 1501, « e le querele dell’università ognidì crescevano chontro a questi nominativi che avevano chondocto Valentino in sulle mura, perché ogni dì si sentiva nuovi rubamenti et crudeltà, e facevansi sonetti polize chanzoni senza alcuno rispetto » ; p. 22, 27 mai 1501, « et ognuno era malchontento chontro alla signoria per avere tenuto co’magnati che Valentino non fussi svaligiato e aveva stimato pocho e cholegi e da se preso partito d’ogni cosa e favorito questa parte de’potenti, e dicevasi che s’avevono lasciato agirare e tutta l’università de’cittadini gridava loro addosso per la qual chosa alla signoria pareva loro essere impaciati ». 40. Ibidem, p. 21, 23 mai 1501 : « E biasimavasi che il capitano era poltrone et che la signoria aveva fatto male a comettere tanto peso a Antonio Giacomini solo, non sendo di reputatione o d’alcuna stima ; et que’ciptadini che non piacque loro la ‘mpresa si risentivano biasimando il vivere a voce di plebe. » 41. Sur la culture médicale de Machiavel, cf. C. VASOLI, « Machiavelli e la filosofia degli antichi », in Cultura e scrittura di Machiavelli, op. cit., p. 37-62. 42. P. PARENTI, Storia fiorentina, I : 1476-78, 1492-96, Florence, Olschki, 1994 ; P. VAGLIENTI, Storia dei suoi tempi 1492-1514, éd. de G. BERTI, M. LUZZATI, E. TONGIORGI, Pise, Nistri-Lischi et Pacini, 1982 ; L. LANDUCCI, Diario fiorentino dal 1450 al 1516: continuato da un anonimo fino al 1542, éd. I. Del Badia, Florence, Sansoni, 1985. 43. Consulte e pratiche 1505-1512, éd. D. FACHARD, Genève, Droz, 1988 ; Consulte e pratiche della Repubblica fiorentina 1498-1505, éd. D. FACHARD, 2 vol., Genève, Droz, 1993. 44. S. TELVE, Testualità e sintassi del discorso trascritto nelle Consulte e pratiche fiorentine (1505), Rome, Bulzoni, 2000, p. 311. 45. Avec des tournures qui soulignent un accord souvent éphémère : « Guido Mannelli : conferma l’opinione de’più. Nondimeno che lui stimava che… » : Consulte e pratiche della Repubblica fiorentina 1498-1505, op. cit., p. 42.

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faisant l’éloge de l’unité, « dans les choses qui concernent le bon état de la république tout le monde doit être uni et doit converser ensemble et sans danger 46 ». En outre, dans le discours de ces citoyens on relève une distinction de nature spatiale entre l’opinion institutionnelle qui se crée à l’intérieur du Palais et l’opinion qui circule spontanément à son extérieur. Bien que cette dimension du discours politique soit parfaitement connue, elle ne fait jamais l’objet d’une conceptualisation : on la définit indirectement au moyen d’images qui évoquent une oralité diffuse et insaisissable ; Giovanni Canacci, inquiet de l’ambiance hostile qui domine dans la ville en parle dans ces termes : Et l’on voit que la ville n’est qu’un murmure (in bisbiglio) : c’est pourquoi je prie vos seigneuries de trouver un remède au malheur de ce peuple, soit par le feu, soit par l’eau et l’air, soit par tout autre moyen 47.

Dans la séance du 12 août 1503, Tommaso Pucci met en garde ses pairs contre « le cri puissant du peuple » (el grido grande del popolo) : l’opinion collective est un aspect de la réalité qu’il ne faut pas négliger dans le processus décisionnel, quoique le jugement du peuple contredise souvent, par incompétence, la raison de ceux qui gouvernent 48. Si l’on revient maintenant au passage du premier livre des Discours, il est possible d’observer que lorsque Machiavel choisit de parler du « cri » de tout un peuple en termes d’« opinion universelle », il fait œuvre d’abstraction : en d’autres termes, il transforme l’image en concept et introduit, par là même, un élément de nouveauté dans le lexique politique de son temps 49. Cependant ce terme n’est pas totalement inédit : en effet, il existe une occurrence analogue dans un domaine apparemment éloigné du discours politique : celui de la querelle sur l’origine de la noblesse. Entre XVe et XVIe siècle, dans le vaste corpus de textes italiens consacrés à ce sujet, il se produit un bouleversement dans l’ordre des valeurs : alors que la vérité devient un mot de plus en plus opaque et peu opératoire, la doxa, (une doxa conçue comme dimension collective et orale de l’opinion), étend significativement son autorité 50. Le Livre du Courtisan de Baldassar Castiglione est un cas 46. Ibidem, p. 282 (6 janvier 1500) : « Francesco di Giovanni Pucci […]raccontò più exempli di subditi inimicissimi che nelle cose appartenenti al buono stato della loro Repubblica, tucti sono uniti et stanno et conversano insieme sicuramente. » 47. Ibid., p. 64, 30 mars 1498 : « Et ora la città nostra è in termine che già fu molti anni non è stata peggio ; et vedesi che la città è tutta in bisbiglio. Il perché io pregherei le vostre signorie che dovessino a ogni modo trarre di tanta miseria questo popolo, o per via di fuoco, d’acqua et d’aria, o in ogni altro modo. » De façon analogue s’exprime, le 14 mai 1500, Alessandro da Filicaia (ibidem, p. 360) : « Alcuni dicevano che hanno preso conforto delle lectere rispecto al murmurio era nella terra che fussino di trista natura perché il re monstra stare in proposito. » 48. Consulte e pratiche della Repubblica fiorentina 1498-1505, II, p. 958 : « Tommaso Pucci […] circha le monete disse che a lui parrebbe da seguire lo utile del comune ; ma gli dà grande noia el grido del popolo, el quale se considerasse lo utile del Comune dovrebbono condescendere. Ma perché al popolo non è nota l’utilità, né risulta al publicho ; ma intendendo lui el grido grande del popolo, lui per al presente consentirebbe al popolo, che gli pare non sia volto convenire chosa alcuna. » 49. Sur les choix lexicaux et linguistiques de Machiavel, cf. F. CHIAPPELLI, Studi sul linguaggio del Machiavelli, Florence, Sansoni, 1952 et Nuovi studi sul linguaggio di Machiavelli, Florence, Le Monnier, 1969 ; voir aussi M. POZZI, « Appunti sulla lingua del Machiavelli e del Guicciardini » in Lingua e cultura del Cinquecento, Padoue, Liviana, 1975. 50. Voir à ce propos les considérations de R. ESPOSITO sur le traité sur la noblesse de Poggio Bracciolini : « Salta subito agli occhi il valore esclusivamente contrastivo che Bracciolini assegna al rapporto tra verità

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intéressant à ce propos. Castiglione, qui rédige son ouvrage entre 1507 et 1528, fait un usage libre de l’outil linguistique, pleinement conscient de l’importance des mots dans la définition d’une réalité sociale complexe et changeante 51. Dans le premier livre du Courtisan, la conversation nocturne à la cour de Guidobaldo da Montefeltro s’attarde longuement sur la question des origines de la noblesse. En gros : celle-ci doit-elle son statut à son origine illustre ou à sa réputation ? C’est Ludovico da Canossa, l’un des protagonistes du dialogue imaginaire qui a lieu à la cour d’Urbino, qui évoque l’autorité de l’opinion universelle. Dans son argumentation, Canossa adopte la thèse de la réputation comme fondement de la noblesse : le courtisan doit être noble, affirme-t-il « tant pour beaucoup d’autres causes que pour satisfaire à l’opinion universelle, qui immédiatement est favorable à la noblesse 52 ». Canossa précise ensuite son point de vue et utilise à nouveau le terme d’« opinion universelle » comme synonyme d’opinion commune : il se peut, estime-t-il, que la réputation qu’on attache au noble ne soit nullement fondée sur les faits et que certains, une minorité sans doute, en soient conscients, mais comme leur jugement « semble contraire à l’opinion commune, ils craignent de s’être trompés et attendent toujours quelque chose de caché, parce qu’il leur semble que les opinions universelles doivent être fondées sur la vérité et naître de causes raisonnables 53 ». Il est évident que Castiglione utilise le terme d’opinion commune de manière fortement ambiguë et que l’opinion universelle ne correspond pas à la communis opinio doctorum : celle-ci est fondée sur la raison des savants et non sur ce qu’une majorité d’individus estime raisonnable. Cette distinction se précise dans la dédicace du Courtisan, lorsque Castiglione répond à ses futurs détracteurs. Certains, dit-il, jugeront sans doute avec sévérité le choix de la langue, d’autres diront que le courtisan est une créature trop éloignée de la réalité. Mais, en fin de compte, la valeur de ces critiques est relative par rapport au verdict de l’« opinion commune », seule véritable et ultime auctoritas : « Je remets donc maintenant la défense contre ces accusations, et peut-être contre beaucoup d’autres, à l’opinion commune ; car le plus souvent la multitude, encore qu’elle ne connaisse pas parfaitement, sent néanmoins par un instinct de nature une certaine odeur du bien et du mal et, sans en savoir rendre autre raison, elle goûte et aime l’un, rejette et déteste l’autre 54. » Multitude, instinct, odeur : l’opinion « commune » que Castiglione décrit comme une faculté cognitive, est un domaine décidément très éloigné de l’opinion probable et rationnelle des intellectuels définie par saint Thomas 55.

51. 52. 53. 54. 55.

e opinione. La verità non è altro che il rovescio dell’opinione, ciò che non è opinione, o meglio nulla di ciò che essa è. Tutto il dialogo si concentra intorno a questo punto oscuro, ruota sul perno di questa sottrazione. La verità non ha contenuti propri, parla solo al negativo, per bocca dell’opinione » : Ordine e conflitto. Machiavelli e la letteratura politica del Rinascimento italiano, Naples, Liguori, 1984, p. 89 ; pour la querelle sur la noblesse, cf. C. DONATI, L’idea di nobiltà in Italia (secoli XIV-XVIII), Rome-Bari, Laterza, 1988, p. 29-51. Cf. A. PONS, « Présentation de Baldassar Castiglione », in B. CASTIGLIONE, Le livre du Courtisan, Paris, Flammarion, 1991, p. XXXIII. Ibidem, p. XL. Ibid.p. XLI. Ibid., p. XIV. « La grande scoperta strutturale del Castiglione sta proprio nella riconduzione di ogni sapere all’opinione », écrit G. FERRONI, « Sprezzatura e simulazione », in C. OSSOLA (dir.), La corte e il « Cortegiano », I : La scena

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Cette divagation nous ramène au point de départ, c’est-à-dire à la sagesse d’une multitude qui « par instinct de nature » selon Castiglione, par « vertu occulte » selon Machiavel, est capable de choisir son bien et d’éviter son malheur. Les images utilisées par ces deux auteurs se rapprochent, à tel point qu’il est vraisemblable, nous le verrons, que leur source soit identique. Toutefois, arrêtonsnous pour l’instant sur la signification à attribuer à ces occurrences analogues et presque contemporaines. L’autorité que Castiglione attribue à l’opinion collective est le signe d’une rupture épistémologique car elle implique la promotion au rang de vérité d’un jugement non fondé sur la raison et entièrement compris, de surcroît, dans la sphère de la perception sensible et de l’oralité. De manière semblable, quoique dans le domaine de la politique, l’émergence de l’opinion « universelle » chez Machiavel est le symptôme d’une crise de la rationalité, d’une prise de distance à l’égard de l’univers rassurant des autorités : une crise et une critique qui n’épargnent pas les solutions institutionnelles que la classe dirigeante de la République a élaborées tout au long de sa longue hégémonie. Dans le chapitre 9 du Prince, Machiavel rappelle un adage qui résume d’une manière abrupte le savoir gouvernemental de cette oligarchie : « Qui bâtit sur le peuple bâtit sur la fange 56. » En revanche, le proverbe biblique évoqué dans le premier livre des Discours (vox populi vox est Dei) ouvre une perspective politique radicalement différente.

La sagesse du peuple : un leurre L’idée que la multitude est dépositaire, en tant que multitude, d’une capacité de jugement de nature supérieure à celle des individus trouve une formulation explicite chez un certain nombre d’auteurs grecs. Emile Benveniste cite un passage significatif d’Hésiode : « La voix ne peut pas périr complètement quand beaucoup de gens la répètent ; car elle est, de quelque manière, divine 57. » Lorsque le peuple s’exprime impersonnellement, sa voix a quelque chose de fatal, de décisif. Mais c’est sans doute dans les Lois de Platon que la voix du peuple fait l’objet de l’analyse la plus approfondie, tant sur le plan psychologique que politique. C’est notamment ici qu’on retrouve l’idée que Machiavel et Castiglione s’approprient avec des formules similaires, à savoir l’idée d’une multitude toute entière capable d’exprimer, par une faculté étrangère et supérieure à la raison, un jugement pertinent sur les choses qui la concernent. « Il s’en faut – lit-on – que le vulgaire (oiv polloiv) si éloigné de la vertu réelle, le soit autant de bien juger autrui et de discerner les méchants des bons. Il y a, au contraire, même chez les très méchants, un flair quasi divin (qeivou dev ti kaiv euvstocon evuesti kaiv toivs in kakoiv~), qui fait qu’un grand nombre, même des plus corrompus,

del testo, Rome, Bulzoni, 1980, p. 119-147 ; toujours à ce sujet, cf. C. OSSOLA, « Il libro del cortegiano : esemplarità e difformità », ibidem, p. 15-82. 56. Le Prince, dans Œuvres, op. cit., p. 134 ; « E non sia alcuno che repugni a questa mia opinione con quello proverbio trito, che chi fonda in sul populo fonda in sul fango » : N. MACHIAVELLI, Il principe, éd. de G. INGLESE, Turin, Einaudi, 1995, p. 67. 57. Le vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit., p. 139.

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savent parfaitement, dans leurs paroles comme dans leurs jugements intérieurs, distinguer entre gens de bien et coquins 58. » L’écho de la page de Platon dans le passage des Discours est trop évident pour ne pas supposer sa connaissance, probablement indirecte, de la part de Machiavel 59. « Un grand nombre, même des plus corrompus », écrit Platon : la corruption du peuple n’entame pas la qualité de son jugement ; « people in the lump may be bad, but they have a wonderfully keen eye for real virtue 60 », observe un commentateur de ce passage. Il s’agit d’un point important pour comprendre l’argumentation de Machiavel. Nous l’avons vu, s’opposant au lieu commun de l’instabilité et de l’ingratitude du peuple, Machiavel soutient, dans le chapitre 58 du premier livre des Discours, que la sagesse et la constance de ce dernier demeurent supérieures, en toute circonstance, à celle d’un seul homme. Ces qualités se manifestent notamment lors des élections, lorsqu’il s’agit de choisir entre plusieurs candidats : jamais un peuple, à la différence d’un prince, écrit-il, ne se laissera persuader à élire un « homme infâme et corrompu 61 ». On pourrait croire, poursuit Machiavel, que cette vertu est spécifique aux peuples non corrompus, c’est-à-dire « contraints par les lois », comme l’était sans aucun doute le peuple de Rome à l’époque républicaine, mais elle s’exprime aussi chez un peuple « turbulent et licencieux », comme l’est, depuis toujours, de façon emblématique, le peuple de Florence. Sur ce point la concordance de Machiavel avec l’autorité de Platon est apparemment totale. Pourtant les choses se compliquent lorsqu’on essaye de confirmer ces affirmations avec des exemples concrets de sagesse populaire. On est alors plutôt surpris par le nombre et la qualité des cas qui contredisent cette règle générale. Le chapitre 53 des Discours est éloquent : on y apprend que « trompé par une fausse apparence de bien, un peuple désire souvent sa ruine 62 ». Le peuple en question est le peuple romain, à deux reprises victime de sa propre « mauvaise opinion » : premièrement lorsque, après la prise de Véiès, il pense « qu’il serait utile pour la cité de Rome que la moitié des Romains » y émigrent ; puis, pendant les guerres d’Hannibal, lorsque Fabius Maximus n’arrive pas à persuader le peuple du bien-fondé de sa stratégie temporisatrice : « Le peuple jugeait en effet que ce choix était lâche et il n’en voyait pas l’utilité 63. » On a observé que Machiavel interprète, sur ce point, plutôt librement Tite-Live et dans un sens guère favora58. Cf. The Laws of Plato, éd. E.B. ENGLAND, II, New York, Arno Press, 1976, p. 211 (949b5). 59. Une traduction latine des Lois est publiée à Venise vers la moitié du XVe siècle : cf. F. GILBERT, « La costituzione veneziana nel pensiero politico fiorentino », in Machiavelli e il suo tempo¸ Bologne, Il Mulino, 1977, p. 121 ; les Lois furent le dernier des dialogues de Platon traduit par Marsile Ficin : cf. A.B. HENTSCHKE-NETSCHKE, « Marsile Ficin lecteur des Lois », Revue philosophique de la France et de l’Etranger, 1252000 p. 83-103 ; sur sa réception dans le milieu intellectuel et politique florentin proche des Médicis, cf. A. BROWN, « Platonism in Fifteenth-Century Florence and its Contribution to Early Political Thought », in The Medici in Florence. The Exercise and Language of Power, Florence, Olschki, 1992, p. 215-245 ; sur la manière dont Machiavel a pu s’approprier indirectement des textes de la tradition classique, notamment par le biais des discussions des Orti oricellari, cf. F. BAUSI, Machiavelli, op. cit., p. 182-190. 60. The Laws of Plato, op. cit., p. 589. 61. Discours sur la première décade, op. cit., p. 287. 62. Ibidem, p. 276 (« Il popolo molte volte disidera la rovina sua, ingannato da una falsa spezie di beni : e come le grandi speranze e gagliarde promesse facilmente lo muovono »). 63. Ibid., p. 277 ; « perché quel popolo giudicava questo partito vile, e non vi vedeva dentro quella utilità vi era » : Discorsi, op. cit., p. 114.

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ble au peuple 64. Quoiqu’il en soit, l’histoire romaine enseigne que le peuple peut se tromper, avec des conséquences qui peuvent se révéler graves pour la survie même de la république. Le cas de Florence, on l’imagine facilement, ne fait que confirmer et même accentuer ce constat pessimiste 65. Par ailleurs, on peut facilement remarquer que la disposition du peuple à se tromper n’est qu’un aspect d’un comportement collectif plus complexe. Le peuple se trompe et, avec la même facilité, il est soumis à la tromperie. Il suffit de relire, à ce propos, les pages fondamentales que Machiavel consacre, toujours dans les Discours, à la religion des Romains (livre I, chapitres XI-XV) 66. L’opinion du peuple sur les miracles et sur d’autres manifestations spectaculaires du divin est ici considérée comme synonyme de crédulité 67. Cette crédulité est pourtant nécessaire au maintien de la cohésion de la cité et les gouvernants doivent, à tout prix, l’encourager. Tout semble donc contredire la règle établie dans le chapitre 58 : tous les peuples qu’ils soient vertueux ou corrompus n’échappent pas à l’erreur et sont victimes du mensonge. Nous sommes ici en présence d’une contradiction : dans le chapitre 58, sur la base de Platon, Machiavel soutient que même les peuples corrompus gardent intacte leur capacité de jugement ; une série d’exemples (ou, à vrai dire, de contreexemples), mènent en réalité à des conclusions quasi antinomiques : même les peuples vertueux se trompent facilement et cette aptitude à l’erreur peut s’avérer, dans certaines circonstances, nécessaire et profitable à la conservation de l’État. Loin d’être une faille dans le raisonnement, la contradiction, on le sait, est une ressource et un outil heuristique dont Machiavel fait un usage fréquent pour représenter, dans toute sa complexité, une réalité caractérisée par la variété inépuisable de la nature humaine 68. Cependant, si le peuple, visiblement, se trompe, en quoi le point de vue de Machiavel diffère-t-il, sur cette question, de celui de ses interlocuteurs, Tite-Live et « tous les autres historiens » ? En d’autres termes, en quoi consiste la sagesse du peuple ? On peut tenter de formuler une réponse en essayant, tout d’abord, de comprendre le mode de raisonnement du peuple. En effet, Machiavel ne se limite pas à affirmer que le peuple est plus sage qu’un prince, mais il étudie de près le mécanisme de formation des opinions. Le chapitre 47 du premier livre des Discours est consacré à cette question : « Les hommes se trompent dans les jugements généraux, mais ils ne se trompent pas dans les détails. » L’analyse du jugement du peuple est menée par Machiavel principalement sur la base d’un exemple tiré de l’histoire récente de Florence et d’un témoignage personnel : 64. Cf. M. MARTELLI, Machiavelli e i classici, in Cultura e scrittura di Machiavelli, op. cit., p. 281-285. 65. Quelques exemples à ce sujet in S. LANDI, « Popolo, voce del popolo, opinione universale in Machiavelli », in Essere popolo, op. cit., p. 359-376. 66. Pour une lecture de ces chapitres, cf. E. CUTINELLI-RENDINA, Chiesa e religione in Machiavelli, Pise-Rome, Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 1998, p. 153-252 ; plus généralement, sur la conception machiavélienne de la religion, cf. les considérations classiques de D. CANTIMORI, « Niccolò Machiavelli : il politico e lo storico », in Storia della Letteratura italiana, IV, Il Cinquecento, Milan, Garzanti, 1966, p. 7-53. 67. Discours, op. cit., I, XII, p. 216 : « Cette opinion et crédulité [des Romains] fut soutenue et développée par Marcus Furius Camillus et les autres chefs de la cité . » 68. Cf. G. FERRONI, « La struttura epistolare come contraddizione », in J.-J. MARCHAND (dir.), Niccolò Machiavelli. Politico, storico, letterato, Rome, Salerno, 1996, p. 247-269.

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Les princes ayant été chassés de la ville en 1494, il n’y avait plus de gouvernement régulier, mais plutôt de la licence et de l’ambition. Les choses publiques allant de mal en pis, nombre de gens du peuple (popolari) constatant la ruine de la cité et ne percevant pas d’autre cause, accusaient l’ambition de certains puissants, qui aurait nourri les désordres, pour créer un régime à leur convenance et abolir la liberté. Ces gens fréquentaient les portiques et les places disant du mal de nombreux citoyens, les menaçant, si jamais il ne parvienaient à la Seigneurie, de dévoiler leurs ruses et de les châtier. Souvent de telles personnes parvenaient à la magistrature suprême ; à peine y étaient-elles parvenues qu’elles voyaient les choses de plus près et discernaient les causes du désordre, les dangers qui menaçaient et la difficulté d’y remédier. Voyant que c’étaient les circonstances et non les hommes qui causaient le désordre, ils changeaient sur le champ de nature (d’un’altra fatta) et de comportement ; puisque la connaissance des choses dans leur détail (cose particulari) leur permettait de sortir de l’erreur qu’ils avaient commise lorsqu’ils les considéraient dans leur généralité. De sorte que ceux qui les avaient d’abord entendus parler, lorsqu’ils étaient de simples citoyens (particulari), et qui les voyaient tout à fait calmés quand ils étaient parvenus à la plus haute magistrature, croyaient que cela provenait non pas d’une connaissance plus exacte des choses, mais de ce qu’ils avaient été bernés et corrompus par les grands. Cette chose arrivant souvent à de nombreux citoyens, on en tira un proverbe qui disait : « Ils ont une humeur (animo) dans le palais, une autre sur la place 69. »

Cette longue citation se prête principalement à deux remarques. La première concerne la qualité du processus cognitif spécifique du peuple. Selon Machiavel la connaissance de ce dernier est essentiellement visuelle : le peuple – soutientt-il – se trompe lorsqu’il juge à distance, en revanche, quand il voit les choses de près, son jugement est juste. Derrière ce truisme se cache en réalité une réflexion sur le rôle de l’erreur et de l’illusion dans la construction et dans la perception des comportements politiques. Directement tiré de l’imaginaire républicain, le binôme Palazzo/Piazza, exprime l’opposition entre le lieu institutionnel et le lieu extra-institutionnel de la politique. Lorsque Machiavel rédige cette page, il sait pertinemment qu’une fracture grandissante entre les gouvernants et les gouvernés s’est créée, au point de donner lieu à un proverbe (« ils ont une humeur dans le palais, une autre sur la place ») qui traduit l’amertume du peuple, dégoûté par le comportement changeant et opportuniste de ceux qui accèdent au pouvoir 70. Les hommes du peuple (populari) qui, par les aléas du système électoral, se hissent au 69. Ibidem, p. 268 et Discorsi, op. cit., p. 105 : « Dopo il 1494, sendo stati i principi della città cacciati da Firenze, e non vi essendo alcuno governo ordinato, ma più tosto una certa licenza ambiziosa, ed andando le cose publiche di male in peggio ; molti popolari, veggendo la rovina della città, e non ne intendendo altra cagione, ne accusavano la ambizione di qualche potente che nutrisse i disordini, per potere fare uno stato a suo proposito, e tôrre loro la libertà ; e stavano questi tali per le logge e per le piazze, dicendo male di molti cittadini, minacciandogli che, se mai si trovassino de’Signori, scoprirebbero questo loro inganno, e gli gastigarebbero. Occorreva spesso che di simili ne ascendeva al supremo magistrato ; e come egli era salito in quel luogo, e che vedeva le cose più da presso, conosceva i disordini donde nascevano, ed i pericoli che soprastavano, e la difficultà del rimediarvi. E veduto come i tempi, e non gli uomini, causavano il disordine, diventava subito d’un altro animo, e d’un’altra fatta ; perché la cognizione delle cose particulari gli toglieva via quello inganno che nel considerarle generalmente si aveva presupposto. Dimodoché, quelli che lo avevano prima, quando era privato, sentito parlare, e vedutolo poi nel supremo magistrato stare quieto, credevono che nascessi, non per più vera cognizione delle cose, ma perché fusse stato aggirato e corrotto dai grandi. Ed accadendo questo a molti uomini, e molte volte, ne nacque tra loro uno proverbio che diceva : Costoro hanno uno animo in piazza, ed uno in palazzo. » 70. L.J. WALKER dans son commentaire aux Discours (The Discourses of Niccolò Machiavelli, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1950, II, p. 78) confirme que ce proverbe « was current in Florence in his time ».

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niveau de l’exécutif, restent, bien entendu, toujours des populari tout en devenant soudainement méconnaissables. Dans sa version des faits, le peuple impute cette transformation à l’action corruptrice des professionnels de la politique, les hommes de l’ancienne oligarchie républicaine (les potenti). Cependant, la cause est de nature différente : tout en restant des populari, le hommes du peuple parviennent à un degré de connaissance de la chose politique qui reste interdit à la plupart de leurs semblables. En ce sens, ils deviennent littéralement autres (d’un’altra fatta). Ainsi le peuple se méprend : il prend pour un problème de pouvoir ce qui est, en vérité, un simple problème de perception de la réalité. La seconde remarque concerne la nature du peuple. En analysant sa manière de former des jugement et sa disposition à l’erreur, Machiavel parvient à une définition du peuple comme condition anthropologique : une condition naturelle, biologique et psychologique qui constitue une donnée invariable, aussi bien d’un point de vue historique que géographique 71. Dans Discours I, XLVII, l’appartenance au peuple est loin d’indiquer un statut socio-économique ou politique déterminé. Elle exprime plutôt une posture mentale commune à la plupart des individus considérés dans la majorité des situations possibles. Le peuple fait ici l’objet d’une généralisation dont le titre même du chapitre (« les hommes se trompent… ») est révélateur. Machiavel fait usage du même procédé à d’autres endroits et avec des effets comparables. C’est notamment le cas du chapitre 25 du premier livre des Discours, où il affirme que « les hommes, dans leur généralité (lo universale degli uomini), se nourrissent autant des apparences que de la réalité et souvent ce sont plutôt les apparences que la réalité qui les font agir 72 ». De façon semblable, dans le chapitre 18 du Prince – nous le verrons – Machiavel écrit que « les hommes, in universali, jugent plus selon leurs yeux qu’avec leurs mains ; car chacun a la capacité de voir, mais peu celle de toucher 73 ». Dans cette perspective, la seule distinction valable est celle qui oppose le petit nombre qui a accès à la vérité des choses au grand nombre qui se limite à regarder à distance et qui en reste exclu. À vrai dire, rien ne semble pouvoir changer ce rapport de force car, dans n’importe quelle circonstance historique, il y aura toujours une majorité d’hommes soumise à l’erreur et contrainte à émettre, par conséquent, des jugements trompeurs. Cette analyse, on le voit bien, n’est guère optimiste envers la capacité de jugement du peuple, dont la seule et véritable vertu est l’ignorance 74. Dans le chapitre 4 du premier livre des Discours, Machiavel s’appuie sur Cicéron pour affirmer que « les peuples quoique ignorants, sont capables d’apprécier la vérité et l’acceptent aisément quand elle leur est présentée par un homme qu’ils estiment

71. Sur l’anthropologie du peuple chez Machiavel, cf. les observations très pertinentes de G. FERRONI, Machiavelli, o dell’incertezza. La politica come arte del rimedio, Rome, Donzelli, 2003, p. 65-94. 72. Discorsi, op. cit., p. 65 et Discours, op. cit., p. 237 : « Perché lo universale degli uomini si pascono così di quel che pare come di quello che è : anzi, molte volte si muovono più per le cose che paiono che per quelle che sono. » 73. Le Prince, op. cit., p. 155 et Il Principe, op. cit., p. 115 : « E li uomini in universali iudicano più alli occhi che alle mani ; perché tocca a vedere a ognuno, a sentire a pochi. » 74. « La virtù del popolo è quella di chi non sa », observe G. FERRONI, Machiavelli, o dell’incertezza, op. cit., p. 94.

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digne de foi 75 ». Dans la meilleure des hypothèses, le peuple semble ainsi dépendre du bon vouloir d’un homme éclairé, capable – pour revenir au texte des Discours I, XLVII – de lui « ouvrir les yeux en l’amenant au niveau du détail, puisque les généralités le trompent 76 ». Force est donc de constater, qu’au cours de notre lecture, la thèse machiavélienne de la sagesse du peuple apparaît de plus en plus aporétique. Non seulement elle mène à une impasse, mais elle offre même des arguments en faveur du point de vue opposé, celui de la supériorité de la sagesse d’un prince sur celle de la multitude. En ce qui concerne la constance, le deuxième attribut qui fonde la prétendue prééminence du peuple, les conclusions ne sont pas dissemblables. Le thème de l’instabilité populaire constitue un leitmotiv que Machiavel utilise notamment dans les Histoires de Florence, souvent sans hésiter à emprunter des images et des arguments à la rhétorique de l’oligarchie républicaine 77. Cependant, ce bilan n’est pas exhaustif. Notre analyse s’est limitée aux vertus du peuple qui autorisent une confrontation directe avec les vertus d’un prince, à savoir la sagesse et la constance. Mais ce qui rend le peuple supérieur au prince et directement comparable à Dieu est une troisième vertu, une « vertu occulte », jusqu’à présent négligée par la critique et pourtant considérée par Machiavel comme spécifique au jugement du peuple.

Occulta virtus Si l’on considère le texte des Discours sur la première décade de Tite-Live, la parole populaire, qui se révèle très souvent fausse lorsqu’on l’examine selon les critères de la raison ordinaire, est néanmoins capable de réussir « merveilleusement (fare effetti maravigliosi) dans ses pronostics ; de sorte qu’elle semble prévoir par une vertu occulte le bien et le mal qui l’attendent ». C’est précisément cette parole d’oracle qui autorise une comparaison inédite entre le peuple et Dieu. L’exégèse de ce passage suppose de prendre en compte, tout d’abord, la signification de cette vertu que Machiavel qualifie d’« occulte ». Compte tenu de l’occurrence de Discours I, LVIII, le thème de la « vertu occulte » revient en tout à trois reprises dans son œuvre. Dans Discours II, XXXII, Machiavel parle de l’habilité extraordinaire d’Aratus de Sicyone lors des expéditions nocturnes : « On peut penser – écrit-il – que cela était dû plutôt à l’effet d’une vertu occulte qui était en lui qu’au succès que l’on peut normalement trouver dans cette sorte d’entreprise 78. » Dans un tout autre registre, Machiavel évoque la présence de la vertu 75. Discours, op. cit., p. 197, et Discorsi, op. cit., p. 18 : « E li popoli, come dice Tullio, benché siano ignoranti, sono capaci della verità, e facilmente cedano, quando da uomo degno di fede è detto loro il vero. » 76. Discours, op. cit., p. 270 ; Discorsi, op. cit., p. 105 : « Considerando, dunque, tutto quello si è discorso, si vede come e’ si può fare tosto aprire gli occhi a’ popoli, trovando modo, veggendo che uno generale gl’inganna, ch’egli abbino a discendere a’ particulari. » 77. Entre autres, font partie de ce vaste répertoire d’exempla, les considérations qu’il attribue a Giorgio Scali, un chef de file du popolo minuto soudainement renversé et condamné à mort en 1382 : « il s’en prit ensuite à lui-même pour avoir eu trop de confiance en un peuple, que tout discours, tout accident, tout soupçon fait remuer et corrompre » : Histoires de Florence, in Oeuvres, op. cit., p. 779 et Istorie fiorentine, éd. P. CARLI, I, Florence, Sansoni, 1927, p. 171. Sur la présence de cet exemple dans la littérature contemporaine, cf. les observations de G. Inglese in Il principe, op. cit., p. 67-68. 78. Discours, op. cit., p. 367 et Discorsi, op. cit., p. 221.

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occulte dans le Capitolo intitulé De la Fortune, une composition antérieur à 1512 adressée à Giovan Battista Soderini : Si l’on comprenait et savait bien ces choses/toujours serait heureux et satisfait/celui qui pourrait sauter de roue en roue/mais comme cette capacité nous est refusée/par la vertu occulte qui nous gouverne/notre situation change avec son cours 79.

Synonyme de « fortune », cette dernière occurrence de « vertu occulte » est à mettre en relation avec le substrat astrologique très fécond de la culture machiavélienne 80. Dans tous ces cas, le terme de « vertu occulte » semble désigner la qualité intrinsèque d’un individu ou d’un corps, une qualité naturelle considérée toutefois comme étrangère et supérieure à la raison. Au début du XVIe siècle, le même thème est présent dans la littérature d’inspiration néo-platonicienne, fortement imprégnée de motifs astrologiques. Dans le Livre du courtisan, Castiglione exprime le même concept avec des mots différents : « J’estime que chaque chose a sa perfection, même si elle est cachée (nascosta) et qu’on peut juger de cette perfection par des discours raisonnables, quand on a la connaissance de cette chose 81. » Chaque chose a donc sa vertu « occulte », sa perfection cachée, qui constitue l’essence même de cette chose. Que veut donc dire Machiavel en affirmant la vertu occulte de la parole du peuple et quels sont ses repères probables ? Depuis l’Antiquité, la croyance dans les vertus prophétiques de l’opinion populaire est à l’origine, dans le monde méditerranéen, de pratiques de divination fondées sur l’interprétation de paroles saisies au hasard dans les lieux publics 82. Il n’est pas à exclure que Machiavel, esprit curieux des « différents caprices des hommes », partage la croyance dans cette proverbiale et occulte sagesse, attestée par un certain nombre de sources. La capacité du peuple de pronostiquer le futur, tout spécialement dans les moments de crise de la communauté (guerres, épidémies), est en effet affirmée par les historiens et les mémorialistes de Florence. En 1432, lors de la translation à Florence de la Vierge de l’Impruneta – un rituel occasionné par un danger collectif actuel ou imminent – Matteo Palmieri remarque dans sa chronique le comportement prophétique de la multitude 83. À une époque plus récente, cette croyance est tout spécialement l’apanage du milieu politique et social proche de Savonarole. Dans le journal de Luca Landucci, un partisan du Dominicain, le peuple qui attend la nouvelle de l’élection 79. N. MACHIAVEL , Ecrits littéraires, in Œuvres, op. cit., p. 1068 et N. M ACHIAVELLI , Opere letterarie, éd. L. BLASUCCI, Milan, Adelphi, 1964, p. 314 : « Però se questo si comprende e nota,/sarebbe un sempre felice e beato,/che potessi saltar di rota in rota ;/ma perché poter questo ci è negato/per occulta virtù che ci governa,/si muta col suo corso il nostro stato. » 80. Sur Machiavel et la culture astrologique, cf. E. GARIN, « Aspetti del pensiero di Machiavelli », in E. GARIN, Dal Rinascimento all’Illuminismo, Pise, Nistri-Lischi, 1970, p. 43-77, et A. PAREL, The Machiavellian Cosmos, New Haven-Londres, Yale University Press, 1992. 81. Le livre du courtisan, op. cit., I, XIII, p. 36. 82. Cf. M. BETTINI, « Le orecchie di Hermes », op. cit., p. 1-51 83. M. PALMIERI, Annales, in Rerum italicarum scriptores, XXVI-1, Città di Castello, Lapi, 1915, p. 137 : « Haec ideo annotavi quia a nostro populo et maxime ab hominibus hos suppliciorum concursu efficiuntur, et nunc certo creditur aliquid presagire » ; pour une analyse des comportements collectifs dans l’espace politique républicain, cf. R. TREXLER, Public Life in Renaissance Florence, New York, Academic Press, 1980, p. 331.

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au pontificat de Jean de Médicis (Léon X) est représenté comme un acteur collectif unitaire, capable de cette même vertu occulte dont Machiavel nous parle dans les Discours : le 11 mars 1513 en moins de deux heures la rumeur parcourut Florence que le cardinal de Médicis était devenu pape […] et pourtant il n’en était rien puisqu’au Palais de la Seigneurie on nous dit qu’on n’en savait rien. Mais finalement, même sans rien savoir, toute la journée, on ne pouvait faire autre chose que de crier Palle. On aurait dit que le peuple devinait ce qui allait arriver et c’était une chose merveilleuse : tant est vrai le proverbe « voix du peuple, voix de Dieu 84 ».

Aussi bien dans cette page que dans le passage de Discours I, LVIII, le peuple est doté de cette vertu « merveilleuse », digne donc de stupeur et d’admiration, qui consiste à pressentir les choses. Dans les deux cas, cette vertu proverbiale trouve dans le De veritate prophetica, un dialogue rédigé par Savonarole et publié à Florence en 1498, sa source écrite la plus proche 85. Traduit en vulgaire, ce texte circule encore au début du siècle dans les milieux des partisans du frère dominicain. Dans ce court ouvrage, Savonarole fait allusion au contexte de crise qui s’est produit lors de la descente de Charles VIII en Italie (1494). Guerre, famine et peste se sont à nouveau déclarées : qu’attend-on donc pour se convaincre qu’une catastrophe est désormais inéluctable ? « An signa et portenta de coelo flagitas ? » demande Savonarole à son interlocuteur imaginaire. « Nec ista quidem (si pleraque signa et prodigia variis in locis hac tempestate edita considerentur) defuisse cognosces, sed mens attonita nil horum persentit. » Obnubilé par toutes ces nouveautés, l’esprit des individus est incapable de comprendre la signification de ces signes avant-coureurs : cette capacité demeure par contre la prérogative de la mens collective du peuple. En effet, Savonarole cite, comme source digne de foi, la voix proverbiale du peuple : Thoralmed : nemo est qui sano mentis iudicio, in tam manifesto divine ultionis merito, de instanti flagello dubitare iam possit. Nam et ab omnibus non procul esse iam creditur et plurimum quoque desideratur. Hieronymus : hinc nimirium certissima tibi fieri debet fides. Trito enim proverbio, vox populi vox est Dei.

Savonarole met donc en lumière le caractère de cette vertu typiquement populaire : le peuple est compétent dans l’identification de signes et, par là même, son opinion est l’indice le plus fiable que quelque chose d’important est en train de se passer. Machiavel semble ainsi avoir inscrit dans le texte des Discours un proverbe d’origine savonarolienne. Loin d’être complètement élucidés, les rapports entre

84. L. LANDUCCI, Diario fiorentino, op. cit., p. 335-336 : « Innanzi di due ore si levò el romore per Firenze che ‘l cardinale de’ Medici era papa […] nondimeno non ce n’era nulla perché andando al Palagio de’ Signori dissono che non c’era ancora nulla. E finalmente non si poté per tutto dì, non si poté mai fare altro che gridare Palle, senza sapere nulla. Pareva ch’el popolo indovinassi quello ch’era che fu cosa maravigliosa ; ch’è vero il proverbio « boce di popolo, boce di Dio. » 85. G. SAVONAROLA, De veritate prophetica dyalogus/Verità della profezia, éd. C. LEONARDI, Florence, Sismel, 1997, p. 129-130 ; sur la composition et l’édition de cet ouvrage, cf. R. RIDOLFI, Vita di Girolamo Savonarola, Florence, Sansoni, 1981, p. 309.

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Machiavel et Savonarole font toujours l’objet d’enquêtes et d’hypothèses 86. À une première analyse, une comparaison entre Machiavel et Savonarole sur le terrain de la conception du peuple est décevante. Savonarole semble avoir exercé très tôt une influence sur Machiavel surtout en ce qui concerne le pouvoir de persuasion de sa parole 87. Toutefois, l’habilité oratoire du Dominicain n’est guère favorable au peuple : dans le chapitre 11 du premier livre des Discours Machiavel rappelle ironiquement que « le peuple de Florence ne se croit ni ignorant ni rustre ; cependant Jérôme Savonarole le persuada qu’il s’entretenait avec Dieu 88 ». Par ailleurs, il est inutile de rechercher dans l’œuvre de Machiavel des prévisions populaires sur le destin de la communauté qui se révèlent véridiques : l’affirmation de la divinité de la parole du peuple semble donc constamment se heurter à la règle générale, déjà mentionnée et confirmée par une riche série d’exemples, selon laquelle « trompé par une fausse apparence de bien, un peuple désire souvent sa ruine ». Tout bien considéré, si la véritable vertu du peuple est l’ignorance, comme la lecture de Discours I, XLVII semble l’attester, la « vertu occulte » du peuple, dont Machiavel parle dans le chapitre 58, ne peut être considérée comme une vertu active, comme une propriété consciente de ce corps collectif qu’est le peuple « biblique » de Savonarole, mais comme une vertu « passive », une sorte de donnée brute et inaltérable qui lui serait propre presque à son insu 89. Cette analyse est confortée par la lecture du chapitre 56 du premier livre des Discours. Ce chapitre a généralement retenu l’attention de la critique en raison de son caractère insolite car entièrement consacré à la question du rôle politique des signes et des prophéties (Avant que se produisent de grands événements dans une cité ou un pays surviennent des signes qui les annoncent ou des hommes qui les prédisent) 90. Machiavel commence par se demander pour quelle raison des signes, dont l’origine est inconnue, constituent souvent l’indice probable de changements catastrophiques : J’ignore d’où cela vient, mais on voit par des exemples anciens et modernes que jamais un événement grave n’est arrivé dans une cité ou un pays sans qu’il n’ait été annoncé par des devins, des prodiges ou d’autres signes célestes.

La question des signes occupe une place importante dans le débat scientifique au début du XVIe siècle. Dire que des signes donnent lieu à des effets vérifiables, équivaut à reconnaître une source d’autorité qui ne réside pas dans les livres, dans l’opinion probable des savants, mais dans la nature même, « nature qui, comme 86. Cf. notamment M. MARTELLI, « Machiavelli e Savonarola », in Savonarola. Democrazia Tirannide Profezia, éd. G. C. GARFAGNINI, Florence, Sismel, 1998, p. 67-89. 87. Cf la lettre à Ricciardo Becchi du 9 mars 1498 où Machiavel rapporte un sermon de Savonarole sur l’Exode mettant en lumière l’habilité rhétorique du Dominicain : « c’est ainsi, selon moi, qu’il s’adapte aux circonstances et farde ses mensonges » : Œuvres, op. cit., p. 1229 et N. MACHIAVELLI, Lettere, éd. F. GAETA, Milan, Feltrinelli, 1981, p. 33 (« et così, secondo il mio iudicio, viene secondando i tempi et le sua bugie colorendo »). 88. Ibidem., I, 11, p. 215, et Discorsi, op. cit., p. 39 : « Al popolo di Firenze non pare essere né ignorante né rozzo : nondimeno da frate Girolamo Savonarola fu persuaso che parlava con Dio. » 89. Pour une lecture anthropologique de la notion de « virtù », cf. notamment A. PAREL, The Machiavellian Cosmos, op. cit., p. 86-100. 90. MACHIAVEL, Œuvres, op. cit., p. 282-283, et Discorsi, op. cit., p. 121-122 (« Innanzi che seguino i grandi accidenti in una città o in una provincia, vengono segni che gli pronosticono, o uomini che gli predicano ») ; sur les sources de ce chapitre voir en particulier M. MARTELLI, « Schede sulla cultura di Machiavelli », in Interpres, 6-1985-1986, p. 283-330.

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tout genre de témoignage, devait être déchiffrée 91 ». En effet, dans la partie finale du chapitre 56, Machiavel fait référence à l’autorité de la nature pour expliquer l’efficacité des signes : Il se peut cependant que, comme le veulent certains philosophes, l’air étant plein d’intelligences qui, prévoyant le futur par vertu naturelle (naturali virtù) et ayant pitié des hommes, les avertissent par de tels signes, afin qu’ils puissent se préparer à se défendre.

Quoique surprenante pour tout esprit rationnel, la foi de Machiavel en ces puissances naturelles dotées de la vertu d’annoncer le futur aux hommes n’est pas un point de détail 92 et sa foi en la « vertu occulte » de la parole du peuple participe de ce même état d’esprit, profondément marqué par les thèmes du débat astrologique. En effet, dans ce cas, la « vertu occulte » n’est rien d’autre que la « vertu naturelle » propre à ce corps collectif qu’est le peuple. La question de la vertu de la parole du peuple peut donc être reformulée de la manière suivante : de même que les intelligences qui peuplent les cieux et qui regardent les hommes d’un œil compatissant, la parole du peuple, considéré dans sa totalité (« universel »), est assimilée par Machiavel à une manifestation de la nature capable de révéler, à un regard attentif, des éléments indispensables pour la prévision politique, notamment dans des moments de crise pour la communauté. Un examen des signes évoqués par Machiavel permet de préciser cette lecture. Machiavel mentionne différents types de signes dont certains sont d’origine céleste. Il rappelle les foudres qui se sont abattues sur la coupole de la cathédrale et sur le palais de la Seigneurie, respectivement lors de la mort de Laurent le Magnifique et lorsque le gonfalonier Soderini fut chassé et privé de sa fonction en 1512. Il cite en outre une vision étrange – remarquée aussi par Guichardin dans l’Histoire d’Italie – aperçue dans le ciel d’Arezzo à l’époque où « Jérôme Savonarole annonça la venue du roi de France Charles VIII en Italie 93 ». Machiavel s’arrête ensuite sur un troisième signe, s’appuyant, cette fois-ci, sur le récit de Tite-Live 94. À la veille de la mémorable invasion des Gaulois en 91. HACKING, L’émérgence de la probabilité, op. cit., p. 79. 92. Cf. en particulier E. GARIN, « Aspetti del pensiero di Machiavelli », op. cit., p. 59-60, parmi les « philosophes » auxquels Machiavel fait allusion, Garin évoque en particulier Avicenne. 93. Discorsi, op. cit., p. 121 : « E per non mi discostare da casa nel provare questo, sa ciascuno quanto da frate Girolamo Savonerola fosse predetta innanzi la venuta del re Carlo VIII di Francia in Italia ; e come, oltre a di questo, per tutta Toscana si disse essere sentite in aria e vedute genti d’armi, sopra Arezzo, che si azzuffavano insieme » ; F. GUICCIARDINI, Storia d’Italia, I, éd. de C. PANIGADA, Bari, Laterza, 1929, livre I, chapitre IX, p. 63-64 : « Perché quegli che fanno professione d’avere, o per scienza o per afflato divino, notizia delle cose future, affermavano con una voce medesima apparecchiarsi maggiori e piú spesse mutazioni, accidenti piú strani e piú orrendi che già per molti secoli si fussino veduti in parte alcuna del mondo. Né con minore terrore degli uomini risonava per tutto la fama essere apparite, in varie parti d’Italia, cose aliene dall’uso della natura e de’cieli. In Puglia, di notte, tre soli in mezzo ‘l cielo ma nubiloso all’intorno e con orribili folgori e tuoni ; nel territorio di Arezzo, passati visibilmente molti dí per l’aria infiniti uomini armati in su grossissimi cavalli, e con terribile strepito di suoni di trombe e di tamburi ; avere in molti luoghi d’Italia sudato manifestamente le immagini e le statue sacre ; nati per tutto molti mostri d’uomini e d’altri animali ; molte altre cose sopra l’ordine della natura essere accadute in diverse parti : onde di incredibile timore si riempievano i popoli. » 94. TITE-LIVE, Histoire de Rome, livre V, chapitre XXXII, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 53 : « Eodem anno M. Caedicius de plebe nuntiavit tribunis se in Nova Via, ubi nunc sacellum est supra aedem Vestae, vocem noctem silentio audisse clariorem humana, quae magistratibus dici iuberet Gallos adventare. »

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390 av. J.-C., le plébéien Marcus Cecidius, se promenant la nuit dans les rues de Rome, « avait entendu […] une voix plus forte que celle d’un homme (maggiore che umana) » annonçant l’arrivée proche des envahisseurs (come e’ franciosi venivano a Roma). L’intervention prodigieuse d’une divinité qui se manifeste sous la forme d’une voix qui demande à être écoutée et comprise est l’un des épisodes les plus énigmatiques de la Rome républicaine 95. Les Romains reconnaissants avaient ensuite désigné ce dieu inconnu avec le nom de Aius Locutius, censé symboliser l’autorité occulte de la parole impersonnelle 96. Ce mythe de la Rome archaïque, revisité par Machiavel avec un goût archéologique inédit 97, permet de mieux comprendre le caractère divin de la parole du peuple proclamé peu après, dans le chapitre 58. De même que la voix de l’oracle anonyme, la voix collective du peuple est pour ainsi dire « classée » par Machiavel dans le domaine des signes que les puissances de la nature envoient de temps en temps, en guise d’avertissement, aux hommes. En ces sens, indépendamment de son faible caractère véridique, cette voix est divine et capable de produire des « effets merveilleux » pour tous ceux qui savent l’écouter. La question des signes pose nécessairement celle de leur interprétation. Si le peuple, considéré dans sa totalité organique, est pour Machiavel une puissance de la nature, les signes qu’il manifeste – à savoir ses opinions – font l’objet, comme tout signe de la nature, d’une lecture possible 98. La vertu « occulte » et passive du peuple implique et réclame ainsi la vertu active d’un individu extraordinaire capable de la comprendre. Dans un chapitre des Discours consacré à la religion des Romains, Machiavel parle des oracles et d’autres manifestations prodigieuses faisant référence aux « sages » « qui connaissent bien les choses de la nature » et qui savent les interpréter afin de conserver la communauté 99. Il est probable qu’au nombre de ces interprètes, Machiavel compte aussi Savonarole, « dont les écrits – reconnaît-il – montrent la science, la sagesse et la vertu 100 ». Il y a dans ce modèle un enseignement en matière de gouvernement des opinions que « les chefs d’une république ou d’un royaume » ne peuvent négliger.

95. Cf. G. DUMÉZIL, La religion romaine archaïque, Paris, Payot, 2000, p. 61-62. 96. Cf. E. BENVENISTE, Le vocabulaire, op. cit., p. 261-263 : « Le verbe latin aio – explique Benveniste – indique une affirmation impersonnelle investie d’autorité : dans l’usage commun, ut ait est employé pour rapporter des propos, des rumeurs, c’est la formule qui introduit souvent un proverbe. » 97. Au sens inhabituel que M. FOUCAULT donne au mot « archéologie » : Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 13. 98. HACKING, L’émergence, op. cit., p. 78 ; sur la lecture des signes de la nature chez Machiavel, cf. N. BADALONI, « Natura e società in Machiavelli », Studi storici, 10-1969, p. 675-708. 99. Discours, op. cit., I, XII, p. 216 et Discorsi, p. 40 : « Debbono, adunque i principi d’una republica o d’uno regno, i fondamenti della religione che loro tengono, mantenergli ; e fatto questo sarà loro facil cosa mantenere la loro republica religiosa, e, per conseguente buona e unita. E debbono, tutte le cose che nascano in favore di quella come che le giudicassono false, favorirle e accrescerle ; e tanto più lo debbono fare quanto più prudenti sono, e quanto più conoscitori delle cose naturali. » 100. Discours, op. cit., I, XLV, op. cit., p. 265 et Discorsi, op. cit., p. 100 : « Essendo Firenze, dopo al 94, stata riordinata nello stato suo con lo aiuto di frate Girolamo Savonerola, gli scritti del quale mostrono la dottrina, la prudenza, e la virtù dello animo suo. »

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Interpréter le peuple, gouverner les opinions Au cours des dernières années, une critique très soucieuse de présenter à tout prix Machiavel comme le champion des libertés républicaines 101 a sans doute empêché de donner la juste dimension aux représentations négatives ou, si l’on préfère, réalistes du peuple, si évidentes pourtant à une lecture sans préjugés de ses œuvres majeures. Etre sincèrement républicain, aimer sa patrie au point même, comme il l’écrit dans une lettre célèbre, de pouvoir perdre son âme 102, n’interdit pas à Machiavel de scruter le fond de ce qui constitue la matière première de toute communauté. Son discours sur le peuple est sans aucun doute riche en ambiguïtés. Sa valorisation de l’ethos républicain face aux tyrannies du monde antique et moderne, l’exaltation de ce vivere civile qui se manifeste de manière exemplaire dans la Rome archaïque ou dans les républiques insoumises de la Suisse est incontestable et elle constitue un élément largement acquis par l’historiographie passée et récente 103. Il ne s’agit pas de le remettre en question mais plutôt de comprendre la coexistence d’un discours parallèle qui mène à des conclusions visiblement contradictoires et, finalement, d’accepter la contradiction comme élément constitutif du discours de Machiavel sur le peuple. Nous avons analysé ce discours en ayant pour repère la tradition florentine de l’humanisme civique. Il est certain que, par rapport à ce courant profondément lié à l’idée même de Florentina libertas, le jugement machiavélien sur le peuple représente une rupture majeure. Comme cela a été souligné 104, son regard permet de démasquer le caractère fictif de cette rhétorique, fonctionnelle aux intérêts du « petit nombre » qui gouverne la ville depuis le tournant oligarchique de la fin du XIVe siècle. Mais son analyse, quand on la suit jusqu’au bout, mène tout droit à la déconstruction même de la catégorie de peuple, avec des conséquences majeures sur les rapports de force entre « petit nombre » et « grand nombre » ainsi que sur la mise en place de nouvelles techniques de gouvernement. S’opposant à un lieu commun profondément ancré dans la culture politique de la classe dirigeante florentine, Machiavel déclare la supériorité morale et intellectuelle du peuple. La critique a souvent considéré cette assertion comme un état de fait et comme une évidence, en parfaite cohérence avec ses positions républicaines et populaires, du côté « des masses contre les tenants de l’oligarchie 105 ». Parmi les rares voix qui ont soulevé la question de la cohérence des 101. Cf., à titre d’exemple, G. BOCK, Q. SKINNER, M. VIROLI (dir.), Machiavelli and Republicanism, Cambridge, Cambridge UP, 1990 ; M. VIROLI, Il Dio di Machiavelli e il problema morale dell’Italia, Rome-Bari, Laterza, 2005 ; voir à ce propos les considérations critiques de F. BAUSI, Machiavelli, op. cit., p. 21-22 et de C. GINZBURG, « Machiavelli, l’eccezione e la regola. Linee di una ricerca in corso », Quaderni storici, 38-2003, p. 195-213 : « Machiavelli è divenuto il modello del cittadino virtuoso, che alle democrazie odierne indica l’importanza dei valori repubblicani : la libertà e la capacità di sacrificarsi per il bene comune. » (p. 195.) 102. Lettre à Francesco Vettori, 16 avril 1527, in Lettere, op. cit., p. 383 : « Io amo messer Francesco Guicciardini ; amo la patria mia [più dell’anima]. » 103. Pour une synthèse représentative de ces positions, cf. U. DOTTI, Machiavelli rivoluzionario, Rome, Carocci, 2003, p. 314. 104. Cf. H. C. MANSFIELD, « Bruni, Machiavel et l’humanisme civique », in G. SFEZ, M. SENELLART (dir.) L’enjeu Machiavel, Paris, PUF, p. 103-121. 105. Q. SKINNER, Les fondements, op. cit., p. 235. Sur le prétendu caractère démocratique de Machiavel restent toujours actuelles les considérations de F. CHABOD, Scritti su Machiavelli, Turin, Einaudi, 1964, p. 217.

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représentations machiavéliennes du peuple, celle de Leo Strauss est sans doute la plus perspicace. Strauss s’intéresse à l’œuvre d’effacement de toute autorité traditionnelle mise en acte par Machiavel et, très indirectement, à ses conséquences sur le plan du discours politique. Il observe toutefois que la raison du désaccord entre Machiavel et les autorités –Tite-Live en premier lieu – sur la nature du peuple n’est pas celle qui est exprimée de façon retentissante dans le chapitre 58 du premier livre des Discours, puisque derrière l’apologie de la sagesse du peuple se cache, en réalité, une analyse impitoyable de ses défauts et des faiblesses mêmes des vertus républicaines 106. Nous l’avons vu, l’assertion de la supériorité du jugement du peuple mène vite à une impasse. Machiavel semble presque rejoindre les positions de ses adversaires lorsque ceux-ci affirment que dans le peuple il n’y a pas l’intelligence nécessaire pour gouverner de façon autonome. Mais ce diagnostic, paradoxalement concordant, ne conduit pas à des conclusions similaires, à savoir à une légitimation du monopole de la melior pars du peuple contre les prétentions des acteurs sociaux et politiques traditionnellement marginaux ou exclus. En réalité, rien, sur ce point, ne diverge davantage des lieux communs de la propagande oligarchique, que les conclusions auxquelles semble parvenir Machiavel. Tout d’abord, ce qui change radicalement est sa façon d’aborder le sujet en question. Dans la rhétorique humaniste issue de la culture communale, le peuple, quelle que soit sa composition sociale, exprime toujours une séparation : il coïncide avec le groupe qui, au bout d’une lutte politique, détient les droits de la citoyenneté (à ce propos, le cas des magnats éloignés du pouvoir à la fin du XIIIe siècle et temporairement réintégrés selon les circonstances, est significatif ) 107. Sans aucun doute, cette acception de peuple subsiste encore largement chez Machiavel, notamment dans les Histoires de Florence 108. Cependant, parallèlement, nous avons vu se préciser une autre conception du peuple qui est le résultat d’un point de vue complémentaire sur le même sujet. À juste titre, on a observé que l’analyse de Machiavel tend à la multiplication des points de vue et à la représentation plurielle d’un même sujet 109. Ainsi, étudié sous l’angle de ses facultés intellectuelles – comme dans le chapitre 47 du premier livre des Discours – le peuple se présente à Machiavel comme une « position » anthropologique : le peuple est ce qui est enfermé dans la vue, le plus trompeur des sens. Le peuple est donc ce même regard trompeur qui ne donne lieu qu’à une perception de la réalité totalement inexacte. On rejoint ici, en quelque sorte, le degré zéro du peuple : l’œuvre de déconstruction aboutit à une catégorie privée de toute 106. Thoughts on Machiavelli, op. cit., p. 132 : « He mitigates the impact of his unsparing analysis of republican virtue at its highest by paying homage to the goodness and religion of the common people and to the justice of their demands. He mitigates the impact of his unsparing analysis of the defects of the common people by his appeal to the patriotism which legitimates the policy of iron and poison pursued by most ferocious lion and a most astute fox or which legitimates the kind of rule know traditionally as tyranny. » 107. Cf. KLAPISCH-ZUBER, « La construction de l’identité sociale », op. cit. ; « Les acteurs politiques de la Florence communale au XIVe siècle », op. cit., et les considérations de G. CHITTOLINI, « Uno sguardo a ritroso », in Essere popolo, op. cit., p. 163-172. 108. Cf. R. ZANON, « Populo », in Lingua nostra, 4-1969, p. 101-105 et G. BOCK, « Civil Discords in Machiavelli’s Istorie fiorentine », in Machiavelli and Republicanism, op. cit., p. 181-201. 109. L. VISSING, Machiavel et la politique de l’apparence, Paris, PUF, 1986, p. 11.

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identité définissable selon les critères communs de la culture républicaine. Il est, par ailleurs, parfaitement inutile de se demander quelle est la consistance sociale de cet acteur dont la seule modalité d’existence dans l’espace politique est déterminée par une parole erronée. Machiavel « découvre » la nature « doxatique » du peuple et, ce faisant, pose ses opinions, insensées et terribles, au cœur même de la question du pouvoir et de la construction du consensus. Pour comprendre le corollaire politique de cette anthropologie négative du peuple, il est nécessaire de relire les considérations que Machiavel développe dans le chapitre 18 du Prince. Ici Machiavel aborde la question de la nécessité pour le prince de ne pas respecter la parole donnée et, par conséquent, il souligne l’importance d’être, suivant les circonstances, « un grand simulateur et dissimulateur ». La capacité de persuasion du prince trouve dans la nature du peuple, que Machiavel qualifie avec le terme péjoratif de vulgaire (vulgo), son ultime justification. Le vulgaire est synonyme de grand nombre (gli assai), et constitue une généralisation qui se fonde, une fois de plus, sur une hiérarchie des perceptions. Le grand nombre a une connaissance purement visuelle de la réalité ; en revanche, le petit nombre (i pochi) est composé de cette minorité qui a le privilège du toucher, le sens qui, seul, donne accès à une connaissance effective des choses : Les hommes, in universali, jugent plus selon leurs yeux qu’avec leurs mains ; car chacun a la capacité de voir, mais peu celle de toucher : chacun voit ce que tu sembles être, peu ressentent ce que tu es.

Cette distinction très générale et très crue entre deux catégories d’hommes, trouve une traduction politique dans les rapports de force, observables dans toute république, entre les deux acteurs (« humeurs ») du peuple et des « grands ». De même, elle suggère une issue à la question centrale du consensus, posée de façon exemplaire dans le chapitre 9 du Prince, consacré au principat civil. Machiavel formule ici un précepte valable pour tout fondateur de nouvel ordre. Le prince devra toujours se méfier du petit nombre, de tous ceux qui, par un savoir ancestral, connaissent les arcanes du palais 110. En revanche, il trouvera un soutien formidable dans le peuple ou, plus exactement, dans ses opinions. Machiavel procède, dans le chapitre 18 du Prince, à une mise en valeur paradoxale de la doxa populaire. Par rapport à la puissance de cette « opinion universelle », l’intelligence politique des « grands » se révèle vite désarmée, puisque le petit nombre n’ose pas s’opposer à l’opinion du grand nombre, qui a la majesté de l’État pour le soutenir […] et dans le monde il n’y a que le vulgaire ; le petit nombre n’y a pas de place lorsque le grand nombre trouve à s’appuyer 111. 110. Il principe, p. 65 : « E per chiarire meglio questa parte, dico come e’grandi si debbono considerare in dua modi principalmente. O si governano in modo, col procedere loro, che si obbligano in tutto alla tua fortuna, o no. Quelli che si obbligano, e non sieno rapaci, si debbono onorare et amare ; quelli che non si obbligano, si hanno ad esaminare in dua modi : o fanno questo per pusillanimità e defetto naturale d’animo : allora tu ti debbi servire di quelli massime che sono di buono consiglio, perché nelle prosperità te ne onori, e nelle avversità non hai da temerne. Ma, quando non si obbligano ad arte e per cagione ambiziosa, è segno come pensano più a sé che a te ; e da quelli si debbe el principe guardare, e temerli come se fussino scoperti inimici, perché sempre, nelle avversità, aiuteranno ruinarlo. » 111. Le Prince, op. cit., p. 153 et Il Principe, op. cit., p. 115 : « E li uomini in universali iudicano più alli occhi che alle mani ; perché tocca a vedere a ognuno, a sentire a pochi. Ognuno vede quello che tu pari, pochi sentono quello che tu se’; e quelli pochi non ardiscano opporsi alla opinione di molti che abbino la maestà dello stato che li difenda. »

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Dans le regard de Machiavel, le peuple se dissout en tant que catégorie de l’édifice républicain et se recompose comme totalité, masse dotée d’intention et de parole, dépositaire de la mémoire profonde de la communauté 112, titulaire d’une sagesse occulte qui demande à être comprise. Dans les Discours se précise une tendance à la « naturalisation » du peuple qui ne se limite pas à évoquer des métaphores d’origine médicale (« corps », « humeur ») pour représenter les différentes composantes de l’édifice étatique. Dans le chapitre 56 du premier livre, nous l’avons vu, Machiavel assimile le peuple à une puissance de la nature. Dans le chapitre 11, l’imagination toujours très vive de Machiavel représente un peuple encore grossier sous l’aspect d’une masse de marbre non ébauchée, prête à recevoir une nouvelle forme de la part du démiurge-législateur 113. Ces métaphores insolites et audacieuses suggèrent à leur tour un rapport de type nouveau entre le peuple et le prince, fondé sur l’altérité et sur la distance réciproque. Matière informe, le peuple est prêt à accueillir la parole du princelégislateur ; corps parlant une langue occulte et insensée, le peuple devient, dans sa totalité, objet d’analyse pour le prince-interprète. Une hétérologie du peuple 114, à savoir un discours sur l’altérité des caractères et des opinions du peuple, est désormais possible à partir de cette mise à distance fondatrice.

Distance et difformité : l’opinion du peuple chez Guichardin « El vulgo volle notte chiamar quel sol che non comprende 115. »

À première vue, il est difficile d’imaginer un désaveu plus flagrant que celui que Guichardin exprime à propos des positions de Machiavel sur le peuple. Au cours du XIXe siècle, à la suite d’un jugement célèbre de Francesco De Sanctis, la comparaison entre ces deux auteurs est devenue l’un des lieux communs de la critique littéraire et de l’historiographie 116. Depuis cette époque, une série de stéréotypes, parfois très tenaces, ont orienté le débat scientifique : le patriote contre l’adepte de l’intérêt individuel, le républicain et le démocrate contre l’aristocrate partisan d’une solution oligarchique, et ainsi de suite. À l’origine de ce désaccord, se situent notamment les considérations que Guichardin consacre au chapitre 58 du premier livre des Discours, qu’il convient maintenant, à nouveau, de relire. Guichardin soutient que les arguments contraires à la thèse de la supériorité morale et politique du peuple font partie d’un répertoire d’exemples prestigieux et 112. Cf. L. STRAUSS, Thoughts on Machiavelli, op. cit., p. 130 : « The people is the repository of the established, of the old modes, and orders, of authority. » 113. Discorsi, op. cit., p. 38 : « E sanza dubbio, chi volesse ne’ presenti tempi fare una republica più facilità troverrebbe negli uomini montanari, dove non è alcuna civilità, che in quelli che sono usi a vivere nelle cittadi, dove la civilità è corrotta : ed uno scultore trarrà più facilmente una bella statua d’un marmo rozzo, che d’uno male abbozzato da altrui. » Pour une lecture de cette page, cf. C.S. SINGLETON, « The perspective of art », The Kenyon Review, 15-1953, p. 169-189, citation à la p. 177. 114. Sur ce terme, cf. M. de CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 10. 115. « Le vulgaire a voulu appeler nuit ce soleil qu’il ne peut comprendre » : MICHELANGELO, Rime, Milan, Mondadori, 1998, n. 101, p. 187-188, sonnet antérieur à 1546. 116. Cf. G. M. BARBUTO, La politica dopo la tempesta. Ordine e crisi nel pensiero di Francesco Guicciardini, Napoli, Liguori, 2002, p. 3-17.

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presque incontestables. Sur la base d’une « opinion très ancienne et commune », il est impossible de nier – écrit-il – que le peuple « est un immense réservoir d’ignorance et de confusion », que tous les gouvernements « essentiellement populaires ont été peu durables, que tout au long de leur existence ils ont connu un nombre infini de désordres et de tumultes », et qu’ils ont finalement « accouché de la tyrannie ou de l’ultime ruine de la cité 117 ». Guichardin est un lecteur attentif et pénétrant de Machiavel 118 : mieux que tout autre, nous l’avons vu, il est capable de saisir le côté provocateur et paradoxal de la démarche de son interlocuteur. Pourtant, dans son commentaire au chapitre 58 des Discours, Guichardin paraît davantage intéressé à contredire une thèse potentiellement néfaste pour l’avenir politique des hommes de sa condition qu’à suivre, dans toute sa complexité et ses contradictions, le point de vue de Machiavel sur le peuple. Dans la principale de ses œuvres théoriques, le Dialogue sur le gouvernement de Florence, rédigé autour des années 1520 119, Bernardo Del Nero, porte parole du parti aristocratique, exprime un jugement très pessimiste sur les perspectives de la république « populaire » de Piero Soderini : la décision de remettre au Grand Conseil l’élection de toutes les magistratures, affirme -t-il, est sans doute à l’origine d’un nombre infini d’erreurs, puisque le peuple ne sera pas un juge équitable de la qualité des hommes, de même qu’il ne sera pas capable de mesurer avec diligence la valeur de chacun, mais il se conduira maladroitement et il gouvernera plutôt en s’appuyant sur des opinions sans fondement, voire des rumeurs, que sur la raison 120.

La recherche du meilleur gouvernement implique ainsi, selon Guichardin, l’exclusion totale du peuple des mécanismes décisionnels ; le pouvoir reste l’apanage d’une classe de gouvernement restreinte composée de « sages », c’est-à-dire d’individus qui possèdent, par culture ancestrale, le « discernement » (discrezione), cette vertu qui permet de pénétrer une réalité historique de plus en plus opaque, de connaître la qualité des circonstances, de choisir et de décider 121. Difficilement, sur ce point fondamental, les positions de Guichardin et de Machiavel pourraient être plus éloignées. Ce dernier, nous le savons, voit dans l’association inédite d’un prince « vertueux », capable d’interpréter la parole du peuple et d’un peuple capable d’accueillir ses vérités, la clé de voûte de la stabilité politique. En d’autres termes, l’ignorance et la crédulité du peuple peuvent se révéler des atouts décisifs dans le rapport de force qui oppose le prince, notamment le prince « nouveau », aux hommes de l’espèce de Guichardin. 117. « Insomma e’ non si può negare che uno populo per sé medesimo non sia un’arca d’ignoranzia e di confusione ; però e’ governi meramente populari sono stati in ogni luogo poco durabili, ed oltre a infiniti tumulti e disordini di che mentre che hanno durato sono stati pieni, hanno partorito o tirannide o ultima ruina della loro città » : Considerazioni, op. cit., p. 376. 118. R. BIZZOCCHI, « Guicciardini lettore di Machiavelli », Archivio storico italiano, 136-1978, p. 437-455. 119. Cf. F. GILBERT, Machiavel et Guichardin, op. cit., Paris, Seuil, 1996, p. 193-194. 120. F. GUICCIARDINI, Dialogo del reggimento di Firenze, éd. G. M. ANSELMI – C. VAROTTI, Turin, Boringhieri, 1994, p. 74 : « […] perché el popolo non sarà buono giudice della qualità degli uomini, né misurerà con diligenza quanto pesi ognuno, anzi andrà alla grossa e si governerà più con certe opinioni che andranno fuora senza fondamento, e per meglio dire con certi gridi, che con ragione. » 121. Cf. G. CADONI, Un governo immaginato. L’universo politico di Francesco Guicciardini, Rome, Jouvence, 1999, chapitre 2.

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Machiavel et Guichardin divergent aussi sur le plan de la méthode. À la différence de Machiavel, dont la démarche consiste à déterminer des règles générales, en admettant toutefois la possibilité de les invalider par des contradictions et des apories, Guichardin procède par tâtonnements, à la recherche de vérités partielles. Cette quête ne donne pas lieu à une écriture de type méthodique comme le Prince ou les Discours mais privilégie la forme brève et aphoristique propre de l’essai, qui trouve sa principale expression dans la rédaction constamment provisoire et quasiment ininterrompue des Ricordi 122. Initialement conçue dans la continuité de la tradition municipale et familiale des ricordanze, cette écriture à vocation privée, éventuellement ouverte à un public d’intimes, fait l’objet d’une relecture et d’un remploi dans un contexte marqué par la professionnalisation de la pratique politique. Publiés pour la première fois posthumes à Paris en 1576, avec une dédicace à Catherine de Médicis 123, les Ricordi sont, quelques années après, réédités à Venise, dans un recueil où se trouvent aussi les Concetti politici de Francesco Sansovino et les Avvedimenti civili de Francesco Lottini, un collaborateur proche du duc de Toscane Côme Ier 124. Les Ricordi contribuent ainsi à la formation d’un savoir gouvernemental qui reste largement à inventer, fait de règles pratiques et d’exceptions. Ce savoir fragmentaire, de l’avis même de Guichardin, est le plus conforme à la manière de procéder de ceux qui exercent le gouvernent des hommes. Cette démarche, que l’on peut qualifier d’indiciaire, oblige les princes, à l’instar des médecins ou des juristes, à prendre en compte le caractère varié et insaisissable du réel et à faire un usage constant des facultés d’interprétation : Le vulgaire reproche aux hommes de loi la diversité d’opinion qui existe entre eux, sans considérer qu’elle ne procède pas d’un défaut des hommes mais de la nature de la chose elle-même. Comme il n’est pas possible de comprendre tous les cas particuliers dans des règles générales, souvent ces cas ne sont pas tranchés de façon exacte par la loi, mais il faut les interpréter à l’aide de l’opinion des hommes, qui ne sont pas toutes de même sorte. Nous voyons la même chose chez les médecins, chez les philosophes, dans les jugements qui concernent les litiges commerciaux et dans les discours de ceux qui gouvernent l’État, parmi lesquels il n’y a pas moins de diversité de jugement qu’il n’y en a chez les juristes 125.

122. Ricordi, éd. M. FUBINI, Milan, Rizzoli, 1977², et Ricordi, conseils et avertissements en matière politique et privée, éd. A. PONS, Paris, Ivrea, 1998. 123. Pour une analyse des rapports entre Guichardin et Catherine de Médicis voir D. CROUZET, Le haut cœur de Catherine de Médicis. Une raison politique aux temps de la Saint-Barthélemy, Paris, Albin Michel, 2005, p. 223-239. 124. Propositioni ovvero considerationi in materia di cose di Stato sotto titolo di Avvertimenti, Avvedimenti civili et Concetti politici di M. Francesco Guicciardini, M. Gio. Francesco Lottini, M. Francesco Sansovini, In Venezia, presso Altobello Salicato, 1583 (réédité en 1588) ; sur Lottini, cf. infra, p. 75. 125. Ricordi, conseils, op. cit., p. 152 (C 111) et Ricordi, op. cit., p. 143-144 : « E’ vulgari riprendono e’ juriconsulti per la varietà delle opinione che sono tra loro, e non considerano che la non procede da difetto degli uomini, ma dalla natura della cosa in sé ; la quale non sendo possibile che abbia compreso con regole generali tutti e casi particulari, spesso e’ casi non si truovano decisi appunto dalla legge, ma bisogna conjetturarli con le openione degli uomini, le quali non sono tutte a uno modo. Vediamo el medesimo ne’ medici, ne’ filosofi, ne’ giudicii mercantili, ne’ discorsi di quelli che governano lo Stato, tra quali non è manco varietà di giudicio che sia tra’legisti » ; sur la méthode de Guichardin dans les Ricordi, cf. les considérations toujours pertinentes de D. CANTIMORI, « Francesco Guicciardini », in Storia della Letteratura italiana, IV, Il Cinquecento, Milan, Garzanti, 1966, p. 89-148, à la p. 128.

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Alors que Guichardin, à l’instar de Machiavel, reproche souvent à l’opinion commune des savants d’être insuffisamment souple et perspicace 126, l’opinion « des hommes », c’est-à-dire le point de vue multiple que l’on peut concevoir sur un même objet, est considérée comme une partie intégrante de la « nature de la chose elle-même », un aspect constitutif de la réalité. Ce regard sceptique qui juge inadaptée toute tentative de réduire la richesse du réel à l’intérieur d’une norme, découvre que la seule, véritable réalité accessible à l’observation est le vaste domaine de la doxa collective. C’est précisément dans ce domaine que les analyses de Guichardin et de Machiavel trouvent, malgré la dissemblance de leurs positions politiques et de leurs méthodes, un terrain d’entente significatif. Un bon nombre de Ricordi – à peu près 90 sur les 221 qui composent la dernière rédaction de 1529 – sont consacrés à la politique contemporaine et notamment aux formes et aux raisons du pouvoir 127. Guichardin accorde une attention particulière à la nature du peuple – à ses dispositions morales et à ses opinions – et, par conséquent, à la nature du rapport qui s’est établi entre le peuple et les détenteurs du pouvoir. Bien que fondée sur la vision du monde propre à l’oligarchie florentine et influencée par des représentations et des préjugés négatifs largement partagés, l’analyse guichardinienne du peuple ne se limite pas à remarquer son inconsistance politique et son incapacité proverbiale à gouverner. Ce jugement, exprimé à plusieurs reprises et sans ambiguïtés dans ses ouvrages majeurs, demande à être évalué à la lumière de sa prise de conscience sur la fin d’un cycle politique. Guichardin voit la « vieillesse » de la ville et des institutions républicaines 128, il voit aussi comme probable, au-delà de cet horizon immédiat et éphémère, l’avènement de formes inédites de tyrannie et de consensus 129. Que devient donc le peuple dans ces nouvelles circonstances politiques ? L’originalité de l’analyse que Guichardin consacre à la nature du peuple résulte principalement de la dilatation de son espace d’observation. Les limites de cet espace coïncident littéralement avec les limites du monde nouvellement découvert. Dans la préface des Discours, Machiavel utilise l’image des « eaux et terres inconnues » (acque e terre incognite) pour exprimer le sens d’une recherche qui se propose de s’éloigner, non sans risques, des chemins battus de la

126. Cf. par exemple le ricordo C81, ibid., p. 140 : « Ne tenez jamais une chose future pour tellement certaine, encore qu’elle semble l’être extrêmement, que, si vous pouvez, sans altérer votre train de vie, garder sous la main quelques réserve, au cas où le contraire se produirait, vous ne le fassiez pas : les choses en effet tournent si souvent autrement que ne l’escompte l’opinion commune, que l’expérience montre qu’il est prudent d’agir ainsi. » 127. A. ASOR ROSA, « Ricordi di Francesco Guicciardini », in Genus italicum. Saggi sull’identità letteraria italiana nel corso del tempo, Turin, Einaudi, 1997, p. 304. 128. Dialogo del reggimento, op. cit., p. 87 : « Considero più oltre che la città nostra è oramai vecchia, e per quanto si può conietturare da’ progressi suoi e dalla natura delle cose e dagli esempli passati, è più presto in declinazione che in augumento. » 129. « O Dio ! quante sono piú le ragione che mostrano che la repubblica nostra abbia in breve a venire meno, che quelle che persuadono che la si abbii a conservare molto tempo ! » (Ricordi, op. cit., B 9, p. 189.) Cf. aussi le début du Discorso di Logrogno, écrit en 1512 : « Due ragione principale mi fanno credere che la nostra città in processo di non molti anni, abbi a perdere la libertà e lo stato suo » : F. GUICCIARDINI, La libertà moderata. Tre discorsi, éd. G. M. BARBUTO, Turin, La Rosa, 2000, p. 3.

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théorie politique 130. Dans une page célèbre du livre VI de l’Histoire de l’Italie, Guichardin rappelle la navigation « merveilleuse » des Espagnols et la découverte « à l’extrémité de notre hémisphère » de « quelques îles dont on ne possédait, auparavant, aucune nouvelle 131 ». Dans les deux cas, la rencontre avec le monde nouveau décrit dans les premières relations de voyage d’Amerigo Vespucci, ouvre la possibilité de regarder d’un œil en même temps concerné et distant les idées et les institutions proches et familières 132. Parmi les différents motifs d’étonnement, le plus remarquable est offert, selon Guichardin, par la découverte de peuples sauvages ou de civilisations étranges. Cette découverte non seulement met profondément en question les systèmes de valeurs occidentaux, comme un lecteur attentif de Guichardin, Michel de Montaigne, le démontre peu de temps après 133. Elle pose également les bases d’une nouvelle approche des spécificités et des constantes culturelles d’un groupe humain ou d’une civilisation. Dans la littérature politique de cette époque, des considérations en matière de psychologie collective ne sont pas inhabituelles. À titre d’exemple, on peut citer le chapitre 43 du troisième livre des Discours, où Machiavel affirme que « les hommes qui naissent dans une province conservent tout le temps la même nature 134 ». Sur le fondement d’une grille de lecture classique, tributaire de Tacite et d’une topique largement répandue, Machiavel procède dans le court traité De natura gallorum, rédigé autour de 1500, à la définition des qualités générales du peuple français, considéré avide, inconscient, déloyal, vain, impudent, etc. 135. De la même manière, on retrouve assez fréquemment ce genre de considérations sur les caractères nationaux dans l’Histoire de l’Italie de Guichardin. Cependant, c’est dans le passage de l’échelle mondiale à l’échelle citadine, de l’observation des peuples à celle du peuple, que l’analyse de Guichardin met principalement à profit l’émerveillement provoqué par la découverte de la différence culturelle des populations du Nouveau Monde. Guichardin introduit dans son analyse un facteur de distanciation qui rend possible un regard ethnologique sur le peuple. Deux ricordi en particulier permettent d’étudier la mise en place de cette « herméneutique de l’autre 136 » et ses conséquences sur le plan des rapports 130. Discorsi, op. cit., p. 5 : « Ancora che, per la invida natura degli uomini, sia sempre suto non altrimenti periculoso trovare modi ed ordini nuovi, che si fusse cercare acque e terre incognite, per essere quelli più pronti a biasimare che a laudare le azioni d’altri […]. » 131. F. GUICCIARDINI, Storia d’Italia, op. cit., II, p. 130-131 ; pour une lecture (non entièrement satisfaisante) de cette page celèbre voir R. ROMEO, Le scoperte americane nella coscienza italiana del Cinquecento, MilanNaples, Ricciardi, 1971, p. 20 et C. VIVANTI, « Gli umanisti e le scoperte geografiche », in A. PROSPERI, W. REINHARD (dir.), Il Nuovo Mondo nella coscienza italiana e tedesca del Cinquecento, Bologne, Il Mulino, 1992, p. 327-349. 132. Sur ce processus de mise à distance voir les dernières considérations de C. GINZBURG, A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001 ; sur le regard anthropologique de Vespucci cf. L. PERINI, « Due fiorentini nell’Oceano Atlantico : Amerigo Vespucci e Giovanni da Verrazzano », in L. ROMBAI (dir.), Il mondo di Vespucci e Verrazzano : geografia e viaggi. Dalla Terrasanta all’America, Firenze, Olschki, 1993, p. 125-174. 133. M. de MONTAIGNE, Essais, II, chap. X, « Des livres », Paris, Gallimard, 1962, p. 117 (« mon Guichardin »). 134. Discorsi, op. cit., p. 325 : « Che gli uomini che nascono in una provincia osservino per tutti i tempi quasi quella medesima natura. » 135. Cf. De natura gallorum, in Arte della guerra e scritti politici minori, Milan, Feltrinelli, 1961, p. 157-158, voir sur cet écrit les observations de F. CHABOD, Scritti su Machiavelli, op. cit., p. 360-363. 136. De CERTEAU, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 227.

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de domination. Le premier connaît deux rédactions différentes, voici la rédaction définitive (C 140) : Qui dit peuple dit vraiment un animal fou, plein de mille erreurs, de mille confusions, sans finesse de jugement, sans faculté de choix, sans constance 137.

La première version laisse entrevoir le procédé de distanciation – une métaphore géographique – qui permet d’aboutir à un jugement d’ordre général sur le peuple : Qui dit peuple dit vraiment un fou ; car c’est un monstre plein de confusion et d’erreurs et ses opinions vaines sont tout aussi éloignées de la vérité que, selon Ptolémée, l’Espagne de l’Inde 138.

L’image des Indes est utilisée une seconde fois dans l’aphorisme suivant (C 141), présent seulement dans la dernière rédaction des Ricordi. Ne vous étonnez pas qu’on ne connaisse point les événements des époques passées, ni ceux qui se produisent dans les provinces ou les lieux éloignés ; car à bien y regarder, on n’a pas vraiment connaissance des choses présentes, ni de celles qui se produisent journellement dans une même cité ; et il y a souvent entre le palais et la place publique un brouillard si dense ou un mur si épais que, l’œil des hommes n’y pouvant pénétrer, le peuple en sait autant sur ce que fait celui qui gouverne et sur les raisons qui le font agir que sur ce qui se passe en Inde. C’est pourquoi le monde se remplit aisément d’opinions fausses et vaines 139.

L’usage métaphorique de la distance sert dans les deux cas à définir le peuple selon un critère d’exclusion qui concerne aussi bien la sphère intellectuelle et morale que la sphère politique. Dans le premier cas, le peuple correspond à tout ce qui est incapable de vérité rationnelle et de conduite constante. L’altérité de ses idées et de son comportement rend le peuple « monstrueux », le transforme en objet maniériste d’attraction et de répulsion 140. Selon Guichardin, proche, sur ce point, de Machiavel, la dimension gnoséologique du peuple est essentiellement doxatique. L’analyse qu’il consacre aux opinions collectives est particulièrement pointue : fondée sur une observation lucide et impitoyable d’un vaste répertoire de cas concrets, elle n’est pas étrangère aux positions soutenues, dans les années 1520, par les aristotéliciens de Padoue, et notamment par Pietro Pomponazzi, à propos du redoutable pouvoir du peuple de fabriquer ses mythes, de suivre ses propres fantaisies et opinions, en dépit de toute évidence rationnelle 141. Ce 137. Ricordi, conseils, op. cit., p. 164 et Ricordi, op. cit., p. 153 : « Chi disse uno popolo disse veramente uno animale pazzo, pieno di mille errori, di mille confusione, sanza gusto, sanza diletto, sanza stabilità. » 138. Ibidem, p. 225, A 101 e B123 : « Chi disse uno populo, disse veramente uno pazzo ; perché è uno mostro pieno di confusione e di errori, e le sue vane opinione sono tanto lontane dalla verità, quanto è, secondo Ptolomeo, la Spagna dalla India. » 139. Ibid. p. 153 : « Non vi maravigliate che non si sappino le cose delle età passate, non quelle che si fanno nelle provincie o luoghi lontani ; perché se considerate bene, non s’ha vera notizia delle presenti, non di quelle che giornalmente si fanno in una medesima città ; e spesso tra il palazzo e la piazza è una nebbia sì folta, o uno muro sì grosso, che non vi penetrando l’occhio degli uomini, tanto sa el popolo di quello che fa chi governa, o della ragione per che lo fa, quanto delle cose che fanno in India ; e però si empie facilmente el mondo di opinione erronee e vane. » 140. Sur la monstruosité du peuple comme lieu commun littéraire et artistique, cf. infra, p 77-83. 141. E. GARIN, Storia della filosofia italiana, II, Turin, Einaudi, 1978, p. 531 : « Resta centrale, sempre più cruda, l’antitesi cara al Pomponazzi fra un volgo ignorante e quasi ferino e i saggi, quasi Dii terrestres. E’ questo volgo che attribuisce a esseri immateriali desideri, gioia, dolore […]. Solo fantasia, ignoranza e impostura alimentano queste stolte credenze. »

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n’est sans doute pas un hasard si les Ricordi, dans la rédaction finale achevée en mai 1529 142, lorsque le peuple de Florence s’était aventuré dans l’entreprise déraisonnable de résister aux troupes de Charles Quint, s’ouvrent par une considération sur la force des opinions aussi bien dans le domaine religieux que politique : La foi n’est rien d’autre que de croire, avec une opinion ferme et une quasicertitude, des choses qui ne sont pas raisonnables, ou, si elles sont raisonnables, de les croire avec plus de résolution que ne le persuade la raison. Celui donc qui a la foi devient obstiné dans ce qu’il croit, et poursuit son chemin, intrépide et résolu, méprisant les difficultés et les périls, et prêt à souffrir toutes les extrémités […]. On en voit de nos jours un très bel exemple dans l’obstination des Florentins, qui, s’étant contre toutes les raisons du monde mis à attendre la guerre entre le Pape et l’Empereur, sans espoir d’aucun secours étranger, désunis et aux prises avec mille difficultés, ont résisté sur leurs murailles depuis sept mois déjà à l’assaut des armées […] : et cette obstination a en grande partie été causée par la foi qu’ils avaient de ne pouvoir périr, selon les prédictions de frère Jérôme de Ferrare 143.

Une considération analogue vaut aussi pour les miracles et, en général, pour les manifestations du surnaturel, analysés par Guichardin, à la différence de Machiavel, non seulement dans l’optique du rapport complémentaire entre le mensonge utile des gouvernants et de la crédulité des sujets, mais du pouvoir d’autosuggestion du peuple : J’ai observé qu’il existe dans chaque nation et dans presque chaque cité des dévotions qui produisent les mêmes effets. À Florence, Santa Maria Impruneta fait la pluie et le beau temps ; j’ai vu ailleurs des Vierges Marie ou des saints faire la même chose : signe manifeste que la grâce de Dieu secourt chacun, et peut-être ces choses tiennent-elles davantage aux opinions des hommes qu’aux effets qu’on en voit dans la réalité 144.

« Les hommes ne se laissent pas gouverner par la raison », lit-on dans les deux premières versions des Ricordi 145 et cette prédisposition à l’erreur et au rêve est aussi à l’origine de son principal défaut moral : l’inconstance. Ce caractère est également souligné par Machiavel dans plusieurs passages des Histoires florentines 142. Cf. R. RIDOLFI, Vita di Francesco Guicciardini, Rome, Belardetti, 1960, p. 326. 143. Ricordi, conseils, op. cit., p. 103 (C1) et Ricordi, op. cit., p. 10 : « Fede non è altro che credere con opinione ferma, e quasi certezza le cose che non sono ragionevoli ; o, se sono ragionevoli, crederle con piú resoluzione che non persuadono le ragione Chi adunque ha fede diventa ostinato in quello che crede, e procede al cammino suo intrepido e resoluto, sprezzando le difficultà e pericoli, e mettendosi a sopportare ogni estremità […]. Esemplo a’ dì nostri ne è grandissimo questa ostinazione de’ Fiorentini, che essendosi contro a ogni ragione del mondo messi a aspettare la guerra del papa e imperadore, sanza speranza di alcuno soccorso di altri, disuniti e con mille difficultà, hanno sostenuto in sulle mura già sette mesi gli eserciti […].; e questa ostinazione ha causata in gran parte la fede di non potere perire secondo le predizioni di Fra Jeronimo da Ferrara. » 144. Ricordi, conseils, op. cit., p. 157 et et Ricordi, op. cit., p. 148 : « Io ho osservato che in ogni nazione e quasi in ogni città sono devozione che fanno e’ medesimi effetti : a Firenze Santa Maria Impruneta fa piova e bel tempo ; in altri luoghi, ho visto Vergini Marie o Santi fare el medesimo : segno manifesto che la grazia di Dio soccorre ognuno ; e forse che queste cose sono più causate dalle opinione degli uomini, che perché in verità se ne vegga lo effetto » ; un écho de ce ricordo est présent chez M. de MONTAIGNE, Essais, I, Paris, Gallimard, 1965, chap. XXI, « De l’imagination », p. 162 : « Il est vraisemblable que le principal crédit des miracles, des visions, des enchantements et de tels effets extraordinaires, vienne de la puissance de l’imagination agissant principalement contre les âmes du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la créance qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas. » 145. Ibidem, p. 213, A62 et B87 : « [...] perché gli uomini non si lasciano governare dalla ragione. »

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et notamment dans les Discours (III, XXI), mais dans une perspective différente. L’attirance que le peuple exprime à l’égard de tout ce qui est nouveau est, selon Machiavel, provoquée par une sorte d’incapacité, propre à tous les corps collectifs, de rester dans un état de repos. De la même manière, cette tendance profonde rend envisageables les changements violents de régimes, fondés sur une entente provisoire entre le peuple et le prince nouveau 146. L’analyse que Guichardin consacre à l’inconstance du peuple s’appuie, en revanche, principalement sur une anthropologie de l’espoir. Peur et espoir sont les ressorts puissants de toute action humaine, mais ce dernier semble dominer nettement les conduites d’un groupe d’individus : Les peuples en général et tous les hommes inexpérimentés se laissent mieux entraîner lorsqu’on leur met sous les yeux l’espoir d’acquérir que lorsqu’on leur montre le danger de perdre […]. La raison de cette erreur est que l’espoir a généralement beaucoup plus d’empire sur les hommes que la crainte. Aussi arrive-t-il facilement qu’ils ne craignent point ce qu’ils devraient craindre et espèrent ce qu’ils ne devraient pas espérer 147.

L’espoir immotivé de la nouveauté est en effet la cause première de l’instabilité qui concerne tous les régimes fondés sur un consensus populaire 148. Espoir, foi et opinion, véritables antagonistes de toute démarche solidement ancrée dans l’expérience, constituent les causes primaires de l’état de minorité intellectuelle et politique propre au plus grand nombre. Ce dernier aspect est abordé dans le ricordo C141 : le peuple est ici défini en négatif, comme l’ensemble des individus qui n’ont pas d’accès aux « raisons » du pouvoir. Le caractère opaque, forcément inconnaissable de la politique est le corollaire d’une réflexion qui porte, plus généralement, sur les modalités et les limites de la connaissance rationnelle des hommes. Tout un pan de la réalité échappe inexorablement au domaine de l’expérience et de la raison. C’est notamment le cas des desseins de Dieu, un Dieu caché, selon Guichardin, dont les raisons, plus profondes qu’un abîme (abyssus multa), se dérobent aux regard des hommes ; une constatation analogue vaut pour le futur : d’où la vanité qui caractérise aussi bien les discours des théologiens que les discours des astrologues 149. 146. Discours, op. cit., p. 418 : « Les hommes sont désireux de nouveautés : ceux qui sont heureux comme ceux qui sont malheureux. Car comme on l’a dit – et c’est pure vérité –, les hommes se lassent du bonheur et se désolent dans le malheur. Un tel désir ouvre les portes à quiconque, dans un pays, prend l’initiative d’un changement. » 147. Ricordi, op. cit., p. 132-133 (c 62) et Ricordi, op. cit., p. 126 : « E popoli communemente e tutti gli uomini si lasciano piú tirare quando è proposta loro la speranza dello acquistare, che quando si mostra loro el pericolo di perdere ; e nondimeno doverrebbe essere el contrario, perché è piú naturale lo appetito del conservare che del guadagnare. La ragione di questa fallacia è, che negli uomini può ordinariamente molto piú la speranza che el timore ; però facilmente non temono di quello che dovrebbero temere, e sperano quello che non doverebbono sperare. » 148. Le désir de nouveauté manifesté par le peuple (« cupidità di cose nuove ») est un leitmotiv assez fréquent dans la Storia d’Italia, cf. par ex. II, 4 ; VII, 6 ; IX, 17 ; XIV, 3. 149. Ricordi, conseils, op. cit., p. 144 (C92) et Ricordi, op. cit., p. 136 : « Non dire : Dio ha aiutato el tale perché era buono : el tale è capitato male perché era cattivo ; perché spesso si vede el contrario. Né per questo dobbiamo dire che manchi la giustizia di Dio, essendo e consigli suoi sì profondi che meritamente sono detti abyssus multa », cf. aussi le ricordo C125, ibidem, p. 148 : « E filosofi e teologi e tutti gli altri che scrivono le cose sopra natura o che non si veggono, dicono mille pazzie ; perché in effetto gli uomini sono al bujo delle cose, e questa indagazione ha servito e serve piú a esercitare gli ingegni che a trovare la verità » ; sur la religion de Guichardin, cf. G.M. BARBUTO, La politica, op. cit., p. 79-109.

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« Pour les hommes – résume-t-il dans le ricordo C125 – les choses restent dans l’obscurité 150. » Cependant, ce n’est que dans le remarquable ricordo C141 que l’inconnaissance est considérée non seulement comme une donnée commune à la majorité des hommes mais aussi comme la condition constitutive du rapport de subordination politique. Connaissance et distance entretiennent dans ce ricordo une relation paradoxale. L’éloignement, tant dans le temps que dans l’espace, a une valeur relative et une consistance fictive. Ce qui est proche peut ainsi se révéler tout aussi inintelligible que ce qui est extrêmement reculé et exotique. La dilatation incommensurable des confins du monde donne lieu à un regard nouveau sur son propre horizon politique. En termes de connaissance, la distance qui sépare le Nouveau du Vieux monde est la même que celle qui sépare le palais du gouvernement de la place publique, c’est-à-dire le lieu du pouvoir de son assise politique et sociale. On est probablement confrontés ici à une réminiscence machiavélienne. Machiavel utilise en effet une image analogue dans les Discours (I, XLVII) 151 lorsqu’il estime que le regard que le peuple, rassemblé sur la place publique, porte sur les choses qui ont lieu dans le palais, est forcément faussé par la distance : ceux qui accèdent au palais ont en effet une vision différente et infiniment plus objective de la réalité que ceux qui en restent éloignés. Chez Guichardin le binôme place/palais, constitutif de l’imaginaire républicain, devient opposition irréductible, véritable fracture fondatrice de deux espaces du discours politique, perçus désormais comme autonomes. L’œil du peuple est dépourvu de discernement (discrezione), cette qualité qui permet de pénétrer sous la surface des choses, de déchiffrer les images qui brouillent la juste perception de la réalité. Son discours, nécessairement condamné au cercle vicieux de la doxa, est totalement autre que la ratio qui guide et (auto) légitime les actions de « celui qui gouverne ». La réflexion sur la crise des formes traditionnelles de pouvoir et de consensus atteint ici un point décisif. Sans doute parmi les premiers théoriciens de la politique, Guichardin analyse l’absence de transparence du pouvoir politique comme un état de fait 152, une donnée primordiale qui permet de penser de façon totalement objective les rapports entre gouvernants et gouvernés. Au « brouillard » qui entoure les motivations du pouvoir, correspond l’altérité radicale de la nature et du discours du peuple : deux conditions qui posent de façon urgente, au cœur même du discours politique, la nécessité de définir les techniques capables d’interpréter le peuple et de communiquer efficacement avec lui. Guichardin conçoit le prince et les sujets comme deux entités hétérogènes et réciproquement insondables. Il y a toutefois une différence substantielle : alors que la nature et les intentions réelles du prince restent inaccessibles, celles des sujets deviennent matière d’investigation. Le prince doit saisir le secret du peuple, bien que ce dernier, par sa nature, ait tendance à se dérober :

150. Ricordi, conseils, op. cit., p. 158, et Ricordi, op. cit., p. 148 : « Perché in effetto gli uomini sono al bujo delle cose. » 151. Cf. supra, p. 34-37. 152. Cf. les considérations de A. PONS, « Guichardin, l’action et le poids des choses », in Ricordi, op. cit., p. 86.

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PENSER L’OPINION DU PEUPLE À LA RENAISSANCE

D’un côté il semble qu’un prince, un maître, doive mieux que tout autre connaître la nature de ses sujets et de ses serviteurs, car par nécessité nombre de leurs désirs, de leurs desseins et de leurs démarches viennent à sa connaissance ; de l’autre c’est tout le contraire, car avec tout autre ils traitent plus ouvertement, tandis qu’avec lui, ils mettent tous leurs soins et tout leur art à cacher leur nature et leurs fantaisies 153.

« Désirs », « desseins », « démarches » : voici posés les jalons d’un nouveau savoir gouvernemental qui ne se limite plus à établir de façon abstraite, selon les indications de la philosophie politique classique, les formes et les règles de gouvernement vouées à la réalisation de la justice et du bien commun (des notions, par ailleurs, qui ont une valeur fortement relative chez Guichardin) 154. Ce savoir implique l’apparition d’une relation inédite entre le prince et ses sujets : fondée sur la séparation et sur la différentiation du statut cognitif, celle-ci s’apparente au type de relation que le pater familias entretient d’ordinaire avec les membres « mineurs » de sa famille, tels que ses serviteurs. La nouvelle frontière de la domination est sémantiquement marquée par une extension aux affaires d’État de préoccupations et de pratiques propres à l’administration de la domus du prince 155. Le prince-maître entretient avec ses sujets-subordonnés une relation qui trouve le juste équilibre entre distance et connaissance directe et individuelle. Guichardin perçoit avec finesse que ce savoir fondé sur l’expérience, construit patiemment sur la base de « distinctions et d’exceptions » qui « ne se trouvent pas écrites dans les livres 156 », porte autant sur le réel que sur l’imaginaire, à savoir sur les conduites (andamenti) des sujets et sur leurs intentions intimes (voglie, disegni, fantasie). Plus précisément peut-on affirmer que Guichardin comprend que l’imaginaire est en politique une partie intégrante du réel. Guichardin comprend par ailleurs que l’hétérogénéité inconciliable du peuple et du prince est aussi une question d’hétéroglossie, de différent statut du discours 157. La langue que l’on parle dans le palais, nous l’avons remarqué, est différente de celle que l’on entend parler sur la place publique. Aussi, un certain nombre de ricordi sont-ils consacrés au problème de la communication politique et à celui, étroitement lié, de la conservation du secret. Guichardin contribue d’un côté à la définition d’une prudence séparée et d’une sphère occulte de la politique (ratio status, arcana imperii) 158, de l’autre il inaugure une réflexion 153. Ricordi, conseils, op. cit., p. 174, et Ricordi, op. cit., p. 162 (C165) : « Da uno canto pare che uno principe, uno padrone debba cognoscere meglio la natura de’ sudditi e servidori suoi che alcuno altro ; perché per necessità bisogna gli venghino per le mani molte voglie, disegni e andamenti loro : da altro, è tutto el contrario ; perché con ogni altro negociano piú apertamente, ma con questi usano ogni diligenzia, ogni arte per palliare la natura e le fantasie loro » ; assez proche le ricordo B133 (ibidem, p. 228) : « Nessuno cognosce peggio e’ servitori suoi che el padrone, e proporzionatamente el superiore e’ sudditi ; perché non se gli appresentano innanzi tali quali si appresentano agli altri : anzi cercano coprirsi a lui e parergli di altra sorte che in verità non sono. » 154. Cf. A. PONS, « Guichardin », op. cit., p. 74-75. 155. Cf. D. FRIGO, Il padre di famiglia : governo della casa e governo civile nella tradizione dell’Economica tra Cinque e Seicento, Roma, Bulzoni, 1985. 156. Ricordi, conseils, op. cit., p. 108 (C6). 157. Sur cette notion, cf. V. IVANOV, « Eteroglossia/Heteroglossia », in Culture e discorso, op. cit., p. 107-110. 158. Cf. M. STOLLEIS, Staat und Staaträson in der frühen Neuzeit : Studien zur Geschichte des öffentlichen Rechts, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1990, traduction italienne Stato e ragion di stato nella prima età moderna, Bologne, Il Mulino, 1998, chapitre I.

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sur la publicité du pouvoir qui trouve son aboutissement spectaculaire au XVIIIe siècle. Pour Guichardin, le secret a une double dimension, privée et politique. Héritier d’une sagesse marchande fondée sur la retenue et la confidentialité, il considère la divulgation d’un secret, même aux gens proches et aux familiers, comme un geste lourd de conséquences, qui peut se traduire dans un bouleversement des relations entre individus, au point même de rendre « esclaves » ceux qui le révèlent 159. Homme du palais et familier du pouvoir, Guichardin ne dit rien sur ce que réellement cache le secret du prince. Il se limite à constater son caractère multiple (« les secrets d’un prince sont infinis, et infinies sont les choses qu’il doit prendre en considération 160 ») et incompréhensible, ce qui le rend comparable aux secrets de la nature « aux raisons desquels, lit-on dans le ricordo C 123, l’intelligence des hommes ne peut pas parvenir 161 ». En effet, s’il est vain, comme Guichardin le dit dans le même ricordo, de sonder les secrets de la nature à la recherche d’une démonstration tangible de l’existence et de la puissance de Dieu, il est au même titre inutile de s’interroger sur les raisons cachées qui justifient les actions du prince. Lecteur perspicace de Tacite et tout particulièrement des six premier livres des Annales où sont examinées les actions de Tibère, prince dissimulateur et simulateur par excellence, Guichardin sait pertinemment que les arcana imperii comptent moins pour ce qu’ils cachent que pour le pouvoir de fascination qu’ils exercent sur l’imagination des hommes. L’existence du secret du prince, qu’il soit réel ou fictif, est en effet une sorte de donnée élémentaire et non modifiable, qui impose de re-penser la communication entre le prince et les sujet selon les termes d’un bon usage de sa publicité. La question de la publicité du pouvoir occupe dans les Ricordi une place significative. Guichardin la traite en ayant toujours le soin de bien distinguer les points de vues et les attentes respectifs et jamais concordants du prince et du peuple. Or, plus qu’à connaître la vérité, ce dernier demande à croire. Pour cette raison le prince doit absolument s’empêcher de décevoir ou, pire encore, de mettre en discussion les objets qui alimentent les croyances collectives. Dans le ricordo B 31, omis sans doute par prudence lors de la dernière rédaction, Guichardin rejoint le point de vue de Machiavel (et de Platon) sur le caractère de mensonge nécessaire des croyances religieuses : d’où le précepte de ne jamais combattre « contre la religion, ni contre les choses qui semblent provenir de 159. Ricordi, op. cit., p. 200 (B49) : « Conviene a ognuno el Ricordo di non comunicare e secreti suoi se non per necessità, perché si fanno schiavi di coloro a chi gli comunicano, oltre a tutti gli altri mali che el sapersi può portare ; e se pure la necessità vi strigne a dirgli, metteteli in altri per manco tempo potete, perché nel tempo assai nascono mille pensamenti cattivi. » Cf. aussi le ricordo C184. 160. Ricordi, conseils, op. cit., p. 170 (C 154), Ricordi, op. cit., p. 158 : « Sono infiniti e’ segreti di uno principe, infinite le cose a che bisogna consideri ; però è temerità essere pronto a fare giudicio delle azione loro, accadendo spesso che quello tu credi che lui faccia per uno rispetto sia fatto per un altro ; quello che ti pare fatto a caso o imprudentemente, sia fatto a arte e prudentissimamente. » 161. Ricordi, conseils, op. cit., p. 157 et Ricordi, op. cit., p. 147 : « Io credo facilmente che in ogni tempo siano stati tenuti dagli uomini per miracoli molte cose che non vi si appressavano ; ma questo è certissimo che ogni religione ha avuto e suoi miracoli ; in modo che della verità di una fede piú che di un’altra è debole pruova el miracolo. Mostrano bene forse e miracoli la potestà di Dio, ma non piú di quelli de’ Gentili che di quello de’ Cristiani ; e anche non sarebbe forse peccato dire, che questi, così come anche vaticinii, sono secreti della natura, alla ragione de’quali non possono gli intelletti degli uomini aggiungere. »

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Dieu ; car cet objet a trop de force dans l’esprit des sots 162 ». C’est un précepte que l’on trouve formulé différemment en B 135, consacré aux novateurs en matière de religion : « Il ne faut jamais donner l’opportunité aux peuples de penser aux choses qu’ils ne peuvent saisir et semer le doute dans les esprits, pour être obligé ensuite à les réduire au silence en leur disant : ainsi nous apprend notre foi, ainsi faut-il croire 163. » Le processus de publicisation du pouvoir – perçu comme nécessaire par Guichardin – n’est en rien motivé par une exigence de transparence : le pouvoir est uniquement capable de communiquer ses intentions et décisions par une série de pratiques dictés par une nécessité contingente, qui dissimulent son opacité tout en entretenant la crédulité du peuple. Ces pratiques visent principalement à surmonter la fracture entre l’idiome du palais et celui de la place publique et, en même temps, à encourager des formes d’expression susceptibles de stimuler la curiosité et les attentes des sujets. C’est en effet dans le domaine encore indéfini de l’imaginaire collectif (fantasie) que se joue, selon Guichardin, la partie décisive pour la légitimation de tout pouvoir, indépendamment de son caractère légitime. Une première indication utile est présente dans le ricordo B 48 : Guichardin affirme que dans les affaires concernant l’administration de l’État, le secret est généralement préférable à la révélation des nouvelles, non seulement par circonspection : ce qui reste occulte ou incertain est en effet capable d’alimenter la curiosité et les « commentaires » du peuple et souvent dans un sens favorable à la réputation du détenteur du secret 164. Le ricordo B 51 (repris et simplifié en C 77), tiré de l’observation personnelle des actions de Ferdinand d’Aragon, prince « sage et glorieux », fixe une distinction entre le moment de la « divulgation » et celui de la « publication » des informations et établit une gradation dans la communication de ce qui constitue matière d’arcana imperii 165. À première vue synonymes, les verbes divulguer et publier (divulgare et publicare) soulignent en 162. Cf. Ricordi, op. cit., p. 195 : « Non combattete mai con la religione, né con le cose che pare che dependono da Dio ; perché questo obietto ha troppa forza nella mente degli sciocchi » ; cf. aussi le ricordo B 32, omis dans la version de 1529, qui fait explicitement référence à Machiavel (Discours II, II) : « Fu detto veramente che la troppa religione guasta el mondo, perché effemmina gli animi, aviluppa gli uomini in mille errori, e divertisceli da molte imprese generose e virile ; né voglio per questo derogare alla fede cristiana e al culto divino, anzi confermarlo e augumentarlo, discernendo el troppo da quello che basta, e eccitando gli ingegni a bene considerare quello di che si debbe tenere conto, e quello che sicuramente si può sprezzare. » 163. Ricordi, op. cit., p. 229 : « Mi paiono pazzi questi frati che predicano la predestinazione e gli articuli difficili della fede : perché meglio è non dare causa a’populi di pensare alle cose di che difficilmente si fanno capaci, che destare loro nella mente dubitazione, per aversi riducere a fargli acquietare con dire : così dice la fede nostra, così bisogna credere. » 164. Ibidem, op. cit., p. 200 : « È incredibile quanto giovi a chi ha amministrazione che le cose sua siano secrete ; perché non solo e disegni tuoi quando si sanno possono essere prevenuti o interrotti, ma etiam lo ignorarsi e tuoi pensieri fa che gli uomini stanno sempre attoniti e sospesi a osservare le tue azione, e in su ogni tuo minimo moto si fanno mille commenti ; il che ti fa grandissima riputazione. Però chi è in tale grado doverrebbe avvezzare sé e suoi ministri non solo a tacere le cose che è male che si sappino, ma ancora tutte quelle che non è utile che si publichino. » 165. Ibid., p. 201 : « Osservai quando ero imbasciadore in Spagna apresso al re Don Ferrando d’Aragona, principe savio e glorioso, che lui quando voleva fare una impresa nuova, o altra cosa di importanza, non prima la publicava e poi la giustificava, ma si governava pel contrario ; procurando artificiosamente in modo che innanzi che si intendessi quello lui aveva in animo, si divulgava che el re per le tali ragione doverrebbe fare questo ; e però publicandosi poi, lui volere fare quello che già prima pareva a ognuno giusto e necessario, è incredibile con quanto favore e con quanta laude fussino ricevute le sue deliberazione. »

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réalité l’écart existant, dans la communication politique, entre l’oralité et l’écriture, tout en affirmant la priorité et la plus grande efficacité de la première sur la seconde. Malgré la multiplication d’imprimés à caractère normatif et institutionnel, phénomène caractéristique de la première moitié du XVIe siècle, Guichardin rappelle ainsi que le processus de publicisation et de légitimation du pouvoir (le mot qu’il utilise à ce propos est giustificare, justifier) a lieu pour l’essentiel en amont de la publication officielle des décisions du prince et, précisément, dans le domaine de l’opinion orale ; il nous rappelle, en outre, que ce processus est le produit d’un artifice (artificiosamente), c’est-à-dire d’une technique qui n’exclut pas le recours à la tromperie. « Tous les États, si l’on considère bien leur origine, sont violents et il n’y a pas véritablement de pouvoir légitime, à l’exception des républiques, et celles-ci uniquement à l’intérieur de leur patrie 166. » Autour de 1530, le temps des républiques paraît à Guichardin comme définitivement révolu. À leur place s’annonce un horizon encore largement indéfini, ouvert à de nouvelles formes de pouvoir, toutes, sans exception, tyranniques. Mais, quelle que soit l’issue de cette crise, il est clair que le problème du consensus, au-delà des solutions institutionnelles classiques, demande à être reformulé. La base de ce consensus est le peuple, ou, plus précisément, ce qui reste du peuple. En effet, Guichardin poursuit l’œuvre de déconstruction de cette catégorie socio-économique et politique liée au passé municipal et républicain, commencée par Machiavel, et contribue à définir une anthropologie du peuple, un nouveau domaine de connaissance dont la matière est essentiellement constituée par les opinions et les imaginations des « hommes », considérés sans distinctions, dans la généralité de leur condition de sujets. Loin d’avoir un caractère systématique, ce savoir se précise grâce à une série d’apports successifs, dans la période comprise environ entre la crise de l’ordre républicain et l’instauration du principat : il s’agit d’un savoir pratique qui débouche finalement sur la mise en place d’« ordres nouveaux », un terme que Machiavel emploie pour désigner des institutions et des techniques de gouvernement inusitées ou tombées en désuétude 167.

166. Ricordi, op. cit., p. 216 (B 95) « Tutti gli Stati, chi bene considera la loro origine, sono violenti ; né ci è potestà che sia legittima, dalle repubbliche in fuora, nella loro patria e non piú oltre. » 167. Souvent, aussi bien dans les Discours que dans le Prince, Machiavel emploie le binôme « ordini e modi », que Giorgio Inglese propose de lire comme « institutions et méthodes de gouvernement » : Il principe, op. cit., p. 35 note 2.

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Chapitre II

La découverte de la censure

La nouvelle science des princes Interroger la pensée politique est aujourd’hui un exercice généralement peu pratiqué par les historiens qui s’intéressent à la naissance des États et des sociétés modernes. L’historiographie de la pensée politique, longtemps dominante, notamment en Italie, est devenue une discipline fréquentée essentiellement par des philosophes et, par conséquent, elle souffre du préjugé durable qui s’attache à toute production intellectuelle soupçonnée d’idéalisme. Cependant, dans les deux dernières décennies et en dépit des barrières disciplinaires, l’historiographie du discours politique d’un côté et l’histoire sociale des concepts de l’autre, ont contribué à rompre l’isolement de la pensée politique et à attirer l’attention des historiens vers une approche textuelle et linguistique des problèmes historiques 1. Les textes de Machiavel et de Guichardin – tout particulièrement ceux du premier – ont fait l’objet d’un nombre impressionnant de relectures. Mais force est de constater que ce renouveau exégétique, qui reste par ailleurs concentré autour d’un nombre très réduit de mot-clés (tels que fortuna ou virtù), n’est pas à l’abri de nouvelles formes de téléologie et d’intellectualisme. Les travaux des historiens du discours restent généralement circonscrit dans une dimension théorique et ils se démontrent souvent peu intéressés à la réflexion récente sur la nature de l’État et les formes du pouvoir politique à l’époque moderne 2. La trajectoire que nous avons suivie jusqu’à présent, attentive principalement à l’émergence de concepts, a permis de mettre en valeur un moment génétique du langage politique, caractérisé par l’apparition d’un lexique et d’un discours qui portent sur l’opinion du peuple : une dimension collective fortement 1. 2.

Cf. les considérations liminaires de E. ARTIFONI et M.L. PESANTE in Linguaggi politici, Quaderni storici, 34-1999, p. 591-596. Pour une tentative intéressante de conjuguer l’historiographie des concepts et l’historiographie sur l’État moderne cf. E. FASANO GUARINI, « Machiavelli and the Crisis of the Italians Republics », in Machiavelli and Republicanism, op. cit., p. 17-40.

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politisée, quoique latente et quasiment ignorée aussi bien par les études récentes sur Machiavel et Guichardin que par l’historiographie relative à l’État moderne. Cette dernière a implicitement adopté le point de vue de la tradition libérale selon lequel l’opinion collective a une existence historique et une influence politique à partir du moment où, au XVIIIe siècle, elle s’exprime rationnellement, par le biais de l’écriture et de l’imprimerie et de certaines formes de sociabilité. Pourtant, depuis le début du XVIe siècle, l’opinion collective – différemment désignée par les contemporains comme opinion « universelle », opinion du peuple, opinion des hommes – est une catégorie du discours politique et sa présence, loin de se limiter au débat d’idées, est conçue comme constitutionnelle (au sens large du terme) à l’intérieur d’un discours qui porte sur la représentation et de l’organisation du pouvoir étatique. Selon notre hypothèse, l’opinion collective a une importance constitutive dans l’État en formation, puisque sa présence impose de repenser l’espace de la souveraineté du prince et de mettre en œuvre une nouvelle culture gouvernementale. Notre champ d’analyse privilégié sera dorénavant l’État toscan, pendant la longue période située entre la phase d’instauration du régime monarchique de Côme Ier (1537) et la seconde moitié du XVIIIe siècle. C’est notamment dans le double registre des écritures gouvernementales et des pratiques de gouvernement que nous chercherons à vérifier nos hypothèses. Au moment où notre recherche choisit de se concentrer sur un cas spécifique, il ne faut pas oublier que les questions ici abordées trouvent sans doute aussi ailleurs des réponses significatives. Cette analyse invite à un regard comparé sur d’autres réalités étatiques : une étude récente consacrée à Catherine de Médicis, a montré, par exemple, que la prise en compte d’une opinion multiforme est essentielle dans la construction de la réalité politique et, par conséquent, dans la mise en oeuvre de techniques qui visent à la maîtriser 3. Depuis le travail pionnier de Rudolph von Albertini, le début du principat médicéen constitue un lieu historiographique particulièrement fréquenté 4. L’attention des historiens s’est déployée sur des sujets tout aussi variés que le débat politique et institutionnel et l’affirmation de la politique culturelle de Côme Ier. Cependant, à l’exception de la vaste production historiographique florentine comprise entre la fin de la république et le début du principat, toute une série d’écritures ayant pour objet direct ou indirect la légitimation du nouveau pouvoir et la re-formulation du rapport de subordination politique, reste relativement peu explorée. Imprimés ou parfois restés à l’état de manuscrit, ces textes ont un caractère hétérogène. Adressés au prince sous la forme de traité ou de recueil de préceptes, les ouvrages d’Antonio Brucioli, Migliore Cresci, Giovanni Lottini, Scipione Ammirato, Lucio Paolo Rosello s’inscrivent dans le genre traditionnel des Miroirs du prince 5 et ils contribuent en partie à l’hypertexte de la Raison 3. 4. 5.

Cf. D. CROUZET, Le haut cœur de Catherine de Médicis, op. cit., p. 75-84. Das florentinische Staatbewusstein im Übergang von der Republik zum Principat, Berne, Francke Verlag, 1955, traduction italienne Firenze dalla Repubblica al Principato. Storia e coscienza politica, Turin, Einaudi, 1970 ; cf. récemment O. ROUCHON, « L’invention du principat médicéen », op. cit. Cf. M. SENELLART, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995, p. 47-59 et M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 91-118.

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d’État 6. Dans d’autres cas, notamment dans les ouvrages d’Anton Francesco Doni, l’analyse du pouvoir et de la société privilégie la forme de la fiction et emprunte au genre de l’utopie 7. Ce corpus hétéroclite n’a aucune prétention d’exhaustivité. Toutefois, une lecture transversale de ces textes permet de mettre en évidence comment, par une sorte d’inflexion du discours, la prise en compte de l’opinion collective contribue à modifier la perception du lien politique et donne lieu à un savoir gouvernemental inédit. Le rapport que le prince entretient avec son peuple et ses sujets (les deux termes ont désormais tendance à devenir synonymes) 8 est durablement transformé par la présence de cet acteur collectif. Notre enquête porte sur trois aspects essentiels de ce rapport : la religion en tant que fondement du lien politique ; les formes et les stratégies de la communication politique ; les dispositifs de connaissance et de gouvernement des peuples.

Religion et persuasion La politique ecclésiastique et les inclinations religieuses du fondateur de l’État toscan ont fait l’objet d’importantes recherches 9. Cependant, de nombreux ouvrages édités dans la phase initiale d’établissement du principat, abordant la question prioritaire du rapport entre la religion et le gouvernement du peuple restent relativement mal connus. Quels que soient l’origine et le statut de leurs auteurs et indépendamment de leurs relations réciproques, le discours qu’ils proposent présente plusieurs éléments en commun : en premier lieu, la nécessité de considérer la religion sous un angle essentiellement politique, en tant que re-ligio, facteur indispensable de cohésion du corps social, de légitimation et de pérennisation du commandement. En second lieu, dans ces écrits, la religion devient l’élément constitutif d’une transcendance politique de type nouveau fondée tantôt sur la reconnaissance des origines divines du principat, tantôt sur une connaissance directe, qui serait l’apanage du prince, des signes et des mystères divins : l’étendue et l’efficacité de cette science des princes sont directement proportionnelles au degré d’ignorance et/ou de crédulité de la multitude. C’est donc en présence du nouvel équilibre politique qui s’est instauré après la solution institutionnelle de 1537 et l’avènement de Côme Ier, que l’on peut mesurer – si peu de temps après la mort de Machiavel – l’ampleur de l’assimilation (pourrait-on dire de la normalisation) tacite et dissimulée de son discours sur la valeur civile de la religion. C’est donc à partir de ce moment que s’affirme et 6.

7. 8. 9.

A. BRUCIOLI, Del governo dello ottimo principe et capitano dello essercito, BNCF, Magl. XXX, 19 ; M. CRESCI, I doveri del principe, BNF, Magl. XXX, 147 ; G. LOTTINI, Avvedimenti civili, in Propositioni ovvero considerationi in materia di cose di Stato, éd. F. SANSOVINO, Venise, Salicato, 1588 ; S. AMMIRATO, Discorsi sopra Cornelio Tacito [1594], II, Turin, Pomba, 1853 ; L. P. ROSELLO, Il ritratto del vero governo del prencipe dall’essempio vivo del gran Cosimo, Venise, Al segno del Pozzo, 1552. Nous examinons les ouvrages suivants : I marmi, Venezia, Marcolini, 1552 ; I mondi, Venezia, Marcolini, 1552 ; Gli spiriti folletti, in Atti e memorie dell’Accademia toscana di Scienze e lettere La Colombaria, 271976, p. 198-209. Pour une sémantique du peuple en Italie dans la seconde moitié du XVIe siècle, cf. C. DONATI, « Popolo, plebe, cittadini, sudditi, nazione nei secoli della prima età moderna », in Essere popolo, cit., p. 415-423. Cf. en particulier M. FIRPO, Gli affreschi di Pontormo a San Lorenzo. Eresia, politica e cultura nella Firenze di Cosimo I, Turin, Einaudi, 1997.

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d’une certaine manière commence à se banaliser l’idée d’un rapport fonctionnel entre la norme religieuse, le lien social et la soumission au prince, et cela dans une période antérieure à l’influence de la Contre-Réforme et à la formalisation de ce rapport, pensée notamment par les auteurs de la Raison d’État. Loin d’être le signe du déclin inéluctable de l’État – selon le jugement des réformateurs du XVIIIe siècle, devenu ensuite un lieu commun historiographique – la dissolution du religieux dans le politique et vice-versa constitue, au contraire, la raison puissante du nouveau pacte de soumission qui a pris forme après l’épuisement de l’expérience républicaine. Cette réflexion sur la valeur civile de la religion est menée principalement par un petit groupe d’auteurs aux orientations proches du protestantisme ou protestants avérés. En effet, Côme est un prince nouveau qui, dans la phase initiale de son gouvernement (1537-1559), se distingue aussi parmi les princes italiens par ses ouvertures implicites à l’égard des milieux hétérodoxes. Le nouveau pouvoir ducal, dont le dynamisme et le volontarisme en matière de justice, de politique culturelle ou ecclésiastique sont indéniables, semble ainsi offrir les conditions idéales pour repenser les prérogatives de la souveraineté, de même que les moyens les plus efficaces pour élaborer des formes d’assujettissement durable et volontaire. Une ébauche de théologie politique vit ainsi le jour sous le regard vigilant du nouveau maître de Florence. Réduire les sujets à l’obéissance est une tâche ardue. L’alternative entre l’amour et la haine, posée de façon exemplaire par Machiavel dans le chapitre 17 du Prince, à savoir s’il est préférable de gouverner par l’amour ou par la terreur, conditionne de toute évidence le débat sur les formes de consensus viables après la fin de l’expérience républicaine. C’est dans ce contexte que l’appel aux vertus civiques de la religion trouve toute son efficacité et sa pertinence. Antonio Brucioli évoque ces questions dans son court traité sur le gouvernement du meilleur prince, rédigé en 1550 et dédié à « son excellence le duc Côme des Médicis duc de Florence 10 ». Ce représentant illustre du républicanisme florentin, élève de Machiavel dans les réunions des Orti Oricellari et figure de proue du protestantisme italien, avait auparavant abordé un sujet analogue dans les Dialogi della morale philosophia, publiés en exil à Venise en 1526 11. Bientôt rallié à la cause de Côme, au point même de devenir, dès 1537 12, son agent et informateur à Venise, Brucioli réalise une conversion politique qui le conduit à valoriser le rôle providentiel d’un prince capable de mettre un terme définitif aux divisions insolubles du monde républicain. Quoique issu de ce monde, le prince que Brucioli évoque dans cet écrit de la maturité, est davantage l’homme de Dieu que celui du peuple et il est évoqué 10. Del governo dello ottimo principe et capitano dello essercito, op. cit. 11. La bibliographie sur Antonio Brucioli est vaste : pour une synthèse, cf. R.N. LEAR, « Antonio Brucioli », in Dizionario Biografico degli Italiani, XIV, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1972, p. 481-485 ; en particulier sur sa participation aux réunions des Orti Oricellari, cf. F. GILBERT, « Bernardo Rucellai e gli Orti Oricellari. Studio sull’origine del pensiero politico moderno », in F. GILBERT, Machiavelli e il suo tempo, op. cit., p. 15-66 ; sur ses positions religieuses et politiques, cf. G. SPINI, Tra Rinascimento e Riforma : Antonio Brucioli, Florence, Olschki, 1940, en particulier, sur ce texte, p. 110-113 ; D. CANTIMORI, « Retorica e politica nell’Umanesimo italiano », in D. CANTIMORI, Eretici italiani del Cinquecento, éd. A. PROSPERI, Turin, Einaudi, 1992, p. 494 sv. 12. Cf. FIRPO, Gli affreschi, op. cit., p. 298.

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sous la forme d’un « animal céleste, plus proche d’une divinité que d’un homme », bibliquement « envoyé par le Ciel pour alléger les peines des mortels et pour pourvoir à leurs besoins 13 ». La religion constitue l’élément déterminant d’un équilibre politique nouveau et fragile qui trouve son fondement dans l’amour du peuple à l’égard de son prince. Synonyme de consensus, l’amour du peuple est une donnée précaire que le prince est appelé à construire notamment en cultivant les gestes positifs à l’égard de la religion : Les hommes, c’est-à-dire les peuples et les nations aiment davantage le seigneur qu’ils voient aimer la sainte religion et les actions pieuses que ceux qui méprisent les choses divines tout en montrant, par ailleurs, qu’ils sont justes. Et ils ne seront pas séditieux à l’encontre de celui qu’ils croient être l’ami de Dieu, en estimant (à juste titre) que Dieu prendra grand soin de lui 14.

Destiné à rester inédit et, probablement, à circuler dans le milieu restreint de la cour, le mémoire de Brucioli contient des propositions qui ne pouvaient tromper même un lecteur moyennement averti de l’époque. Quoique orthodoxes, ces propositions impliquent en effet un changement substantiel d’optique qui accentue le côté spectaculaire de la religion et qui fait coïncider la religiosité du prince avec la perception que le peuple peut en avoir. On est donc confrontés à ce même modèle de religiosité extérieure, « toute miséricorde » et « toute humanité », qui est la « chose la plus nécessaire à paraître avoir », dont Machiavel décrit les avantages dans le chapitre 18 du Prince 15. Tout aussi proche des milieux hétérodoxes de Venise et de Florence est Lucio Paolo Rosello, un prêtre de Padoue qui publie en 1552 le Portrait du vrai gouvernement du prince 16. Le traité en forme de dialogue s’inspire de l’exemple vivant de Côme Ier, dont Rosello évoque, dans sa dédicace, « les vertus miraculeuses, la grandeur d’esprit » et la « piété religieuse ». Parmi les différents gouvernements européens que Rosello, dans sa vaste analyse, est amené à prendre en considération, le régime récemment instauré par Côme fait figure de modèle 17. Côme est en effet le seul « prince nouveau » qui a su neutraliser les divisions du monde républicain en essayant de « réunir ses peuples en un seul corps 18 ». Cette réussite paraît d’autant plus extraordinaire que dans la phase d’établissement de tout 13. Del governo dello ottimo principe, op. cit., c. 17v : « Et senza volermi andare più oltre distendendo gli [au prince] bisogna apparire un celeste animale più simile a una divinità che a uno huomo, essendo ripieno di tutti i numeri della virtù, il quale sembri nato per il bene universale di tutto il popolo, anzi mandato dal Cielo per alleggierire le cure de’mortali et per loro provedere. » 14. Ibidem, c. 6r-v : « Molto di più amano gli huomini, i popoli dico et le nationi quel signore che veggono amatore della Santa Religione et delle pie operationi che i disprezzatori delle cose divine, quantunque nelle altre si mostrino di essere giusti. Et manco sono seditiosi a colui che pensano che sia amico di Iddio credendo (come è il vero) che di un tale rettore, da lui si tenga gran cura. » 15. Prince, XVIII, op. cit., p. 155. 16. Ritratto del vero governo del prencipe, op. cit. ; sur Rosello, cf. FIRPO, Gli affreschi, op. cit., p. 374-375 ; en particulier sur les orientations religieuses de cet auteur cf. A. DEL COL, « Note biografiche su Lucio Paolo Rosello (ultimi decenni del secolo XV-1556) », Bollettino della Società di studi valdesi, 140-1976, p. 109119. 17. Il ritratto del vero governo del prencipe, op. cit., p. 8 : « Era il desiderio mio di veder buona parte dell’Europa per riportarmi alcun singolare essempio intorno al maneggio pubblico, e questo mi è riuscito tanto felicemente che non posso appena capire in me stesso, per l’allegrezza, quantunque gli spiriti da cosi lunga conversazione siano affaticati. » 18. Ibidem, p. 13 : « Non mai fu ripreso quel prencipe il quale studia con beneficii di riducere in un corpo i suoi popoli. »

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régime, observe-t-il, « il arrive souvent des saccages, des viols, des meurtres, des révoltes et l’on profane parfois la religion 19 ». C’est dans cette circonstance que le prince se voit obligé à avoir exceptionnellement recours à la cruauté. C’est bien entendu le cas de figure étudié par Machiavel dans le chapitre 17 du Prince, véritable autorité tacite du traité de Rosello 20. En effet, dans la vision de Rosello, Côme est à bien des égards un prince machiavélien car, grâce à une justice sévère mais équitable, il a su gagner le pari risqué qui consiste, selon l’auteur du Prince à « être craint et ne pas être haï 21 ». Il est d’autant plus machiavélien qu’il a su rétablir la paix dans la cité en imposant un consensus presque généralisé à l’égard de son régime. Selon Rosello, l’art difficile de créer du consensus est le résultat combiné de plusieurs vertus parmi lesquelles figurent la magnanimité, la probité et surtout la capacité de rester fidèle à la parole donnée (la promessa fede). Cette dernière qualité permet au prince de révéler au peuple son « âme religieuse » tout en restant à l’abri de sa fureur et de ses injures. Un passage du traité révèle l’adhésion de cet auteur aux thèses machiaveliennes sur la valeur disciplinante de la religion : Rosello inscrit implicitement Côme dans une série idéale de fondateurs d’États qui ont gouverné grâce à un usage public et spectaculaire de leur dévotion : Nous voyons que Numa Pompilius, Hercule, Alexandre, Énée et d’autres encore s’attachant à montrer une piété religieuse (attendendo a dimostrare una religiosa pietà), laquelle rassure les âmes des sujets à jamais craindre d’être trompées par l’âme [du prince], […] non seulement furent aimés et honorés par les peuples, mais aussi considérés comme des dieux sur terre 22.

Le rapport privilégié du prince avec le divin est réellement la clef de voûte d’un nouveau dispositif de sujétion. Dans un passage célèbre des Discours (I, XI), Machiavel affirme qu’il « n’a jamais existé dans un peuple de fondateurs de lois extraordinaires qui n’ait eu recours à Dieu, parce qu’autrement elles n’eussent pas été acceptées. Nombreux sont en effet les bienfaits connus d’un sage qui ne portent pas en eux de preuves assez évidentes pour persuader les autres 23 ». De même que le Numa des Discours, Côme est donc élevé dans le texte de Rosello au rang de refondateur providentiel du lien politique. Une opération intellectuelle analogue à celle-ci est proposée, dans un tout autre registre, par les fresques de la chapelle d’Éléonore de Tolède, peints par Bronzino entre 1541 et 1545, où Côme est représenté en tant que nouveau Moïse, figure hautement emblématique, 19. Ibidem, p. 14. 20. Ibid. : « Quest’inconvenienti avvengono facilmente nel nuovo principato, nel quale sono talvolta astretti i prencipi a incrudelire, dicendo Virgilio nel primo in persona di Dido : Un fiero caso et anche il nuovo regno mi costringono ad usare tanta durezza » ; Rosello transcrit presque littéralement Machiavel, Il Principe, op. cit., p. 109 : « Et intra tutti e’ principi, al principe nuovo è impossibile fuggire el nome di crudele, per essere li stati nuovi pieni di pericoli. E Virgilio, nella bocca di Didone, dice : Res dura, et regni novitas me talia cogunt Moliri, et late fines custode tueri. » 21. Ibid., p. 15 : « Il duca Cosimo usa non dirò crudeltà, ma severa giustizia con alcuni colpevoli, non dipartendosi perciò dalla solita clemenza verso gli altri tutti et havendo sempre l’occhio a schifare l’infamia di crudeltà, la quale nel vero a’nimici et agli amici è odiosa » ; sur l’image de Côme, très répandue à l’époque, comme prince jusiticier, cf. E. FASANO GUARINI, « Considerazioni su giustizia Stato e società nel Ducato di Toscana del Cinquecento », in Florence and Venice : Comparisons and Relations, II, Cinquecento, Florence, La Nuova Italia, 1980, p. 135-168. 22. Ibid. 23. Machiavel, Œuvres, op. cit., p. 214.

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selon le Prince, du lien indissoluble que la politique entretient avec la religion 24. L’analogie Côme-Numa ne laisse pas de doutes sur la signification du message politique de Rosello : de même que pour Machiavel il existe pour Rosello une religion politiquement utile, c’est-à-dire capable de produire de la subordination et de la solidarité civile. Médiateur de la divinité, le souverain ne gouverne pas seulement grâce à la violence légitime de la justice mais aussi, en reprenant une formule de Carl Schmitt, par une sorte d’« éthique de la persuasion » : « Aucun pouvoir – explique Rosello – ne peut maîtriser les cœurs des hommes si ce n’est par l’amour 25. » La persuasion est un phénomène complexe et Rosello y consacre une analyse détaillée. Tout d’abord la persuasion est le résultat de l’exhibition spectaculaire de la religiosité et de la pietas du prince, ainsi que de toute qualité susceptible de le rendre digne d’être considéré, aux yeux de la multitude, comme un « dieu sur terre ». Cependant d’autres éléments concourent à son efficacité, notamment la maîtrise de la part du prince d’un savoir d’ordre supérieur, nécessaire au gouvernement du peuple mais inaccessible à ce dernier. Rosello aborde cette problématique dans la seconde partie de son ouvrage, largement consacrée au prince dans son rôle de chef des armées. Dans le rapport de domination et de persuasion que le chef de guerre entretient avec les multitudes armées, le facteur religieux joue un rôle fondamental. C’est un point que Machiavel soulève dans un passage de l’Art de la guerre en soulignant aussi bien l’efficacité du metus religieux dans le maintien de la discipline militaire que la nécessité pour le prince de se prévaloir, auprès de ses hommes, d’un prétendu rapport exclusif avec le Surnaturel 26. Rosello illustre et développe ce dernier aspect : 24. Cf. P. MOREL, « Portraits et images du prince, à Florence au XVIe siècle », in Florence et la Toscane, op. cit., p. 381-397, à la p. 389-390 : « Le caractère providentiel de Moïse qui veille au salut de son peuple au sortir d’Égypte et assure sa succession en la personne de Josué est censé éclairer le règne du duc de Florence. Ce mélange de prédestination et de virtù que Machiavel reconnaît au guide du peuple juif et qui font de lui un modèle d’homme d’État, Cosimo va constamment le revendiquer à travers un registre à la fois vétérotestamentaire et astrologique. Il entend de la sorte fonder sa légitimité sur une nécessité supérieure et sur des qualités individuelles qui transcendent la tutelle impériale et l’enracinement familial. » Sur la figure de Moïse dans la théologie politique de l’époque moderne, cf. J. ASSMANN, Herrschaft und Heil. Politische Theologie in Altägypten, Israel und Europa, Munich-Vienne, Carl Hanser Verlag, 2000, traduction italienne Potere e salvezza. Teologia politica nell’antico Egitto, in Israele e in Europa, Turin, Einaudi, 2002, chap. XII ; Assmann ne prend pas en compte le rôle important de Moïse dans la théologie politique italienne du XVIe siècle, comme le fait remarquer A. PROSPERI, « Michelangelo e gli spirituali », in A. FORCELLINO, Michelangelo Buonarroti. Storia di una passione eretica, Turin, Einaudi, 2002, p. VIII-XXXVII (à la p. XXXII). 25. Il ritratto, op. cit., p. 18 : « Percioché non può signoria alcuna signoreggiare a’cuori humani, se non li regge con amore » ; sur l’éthique de la persuasion, cf. C. SCHMITT, Cattolicesimo romano e forma politica, Milan, traduction italienne Giuffré, 1986, p. 35. 26. « Valeva assai, nel tenere disposti gli soldati antichi, la religione e il giuramento che si dava loro quando si conducevano a militare ; perché in ogni loro errore si minacciavano non solamente di quelli mali che potessono temere dagli uomini, ma di quegli che da Dio potessono aspettare. La quale cosa, mescolata con altri modi religiosi, fece molte volte facile a’capitani antichi ogni impresa, e farebbe sempre, dove la religione si temesse e osservasse. Sertorio si valse di questa, mostrando di parlare con una cervia la quale, da parte d’Iddio, gli prometteva la vittoria. Silla diceva di parlare con una immagine ch’egli aveva tratta dal tempio di Apolline. Molti hanno detto essere loro apparso in sogno Iddio, che gli ha ammoniti al combattere. Ne’tempi de’padri nostri, Carlo VII re di Francia, nella guerra che fece contro agli Inghilesi, diceva consigliarsi con una fanciulla mandata da Iddio, la quale si chiamò per tutto la Pulzella di Francia ; il che gli fu cagione della vittoria » : Arte della guerra e scritti politici minori, Milan, Feltrinelli, 1961, p. 441 ; cf. Machiavel, Œuvres, op. cit., p. 556. Sur cette page voir CUTINELLI-RENDINA, Chiesa e religione, op. cit., p. 261 sv.

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Le fait que la science des choses divines soit nécessaire à l’art de la guerre est démontré par Platon lorsqu’il affirme qu’on ne peut pas gouverner les choses humaines sans connaître les choses divines ; car celui qui connaît les choses divines et vit en les suivant, pourra avec facilité persuader les soldats de se battre virilement. Cela paraît évident chez Mahomet lequel, grâce à une religion fausse et une connaissance illusoire des choses divines a conquis plusieurs royaumes, mais aussi chez Hercule, Hermès Trismégiste, et d’autres encore qui, ayant connaissance des choses divines, réussirent facilement à persuader leurs soldats d’aller à la guerre, quoique dangereuse et difficile 27.

Il existe donc un lien privilégié entre la science du divin et la science du gouvernement et ce lien implique un dédoublement fonctionnel de la religion, conçue d’un côté comme un réservoir de mythes à l’usage du grand nombre, de l’autre comme un domaine de connaissances secrètes à l’usage du prince. Rosello reprend ici le thème classique de la duplex religio 28, du mensonge utile pour le bien commun, abordé notamment par Platon dans la République : les noms des prophètes qu’il évoque font partie d’un répertoire d’imposteurs, voire d’inventeurs de religions, connu et régulièrement mis à jour depuis l’antiquité 29. Cette science à l’usage des princes est-elle une pure, quoique nécessaire, tromperie dont la seule présomption est une source de pouvoir, ou bien a-t-elle un contenu réel ? Le livre de Rosello ne nous dit rien à ce propos, mais la question d’un savoir gouvernemental séparé et spécifique au prince, évoquée déjà par Guichardin dans les Ricordi, trouve une réponse à caractère religieux et quasiment initiatique dans la littérature politique de la première période de Côme. À ce propos, il est nécessaire de s’arrêter sur un ouvrage de Migliore Cresci, un auteur méconnu, qui, vraisemblablement au début des années 1550, rédige et dédie au duc de Florence un traité sur les devoirs du prince 30. Pour cet ancien républicain bientôt rallié au parti médicéen et nommé prieur en 1534 31, la question fondamentale est de comprendre « les causes qui mènent les peuples à l’obéissance et à l’amour à l’égard de leur seigneur 32 ». La question du consensus, est donc tout aussi centrale dans ce traité que dans les écrits que nous venons d’analyser. La trajectoire suivie par Cresci dans sa démonstration est toutefois originale. Comme nombre de ses contemporains, cet auteur conçoit la religion dans une perspective strictement politique. En s’adressant à son illustre dédicataire, il l’exhorte à suivre l’exemple des grands chefs qui ont su refonder la communauté politique (le terme qu’il utilise, très représentatif dans le lexique 27. ROSELLO, Ritratto, op. cit., p. 63 : « Che la scientia delle cose divine sia necessaria alla militia, lo pruova Platone con dire, che non può governare le cose umane chi non sa le divine ; perché chi conosce le cose divine e vive secondo quelle, facilmente persuaderà a’ soldati che combattano virilmente. Questo ci manifesta Maumetto, il quale con finta religione et apparente scienzia di cose divine ha occupato molti regni, Ercole, Ermete Trismegisto, et molti altri havendo la cognitione delle cose divine, agevolmente persuasero a’ soldati che andassero alla guerra, benché pericolosa et difficile. » 28. Sur ce thème cf. J. ASSMANN, Potere e salvezza, op. cit., p. 264. 29. Cf. GINZBURG, « Machiavelli », op. cit., p. 207. 30. I doveri del principe, op. cit., c. 1r : « All’Illmo et exmo Sr Coximo Ducha di Fiorenza. » 31. M. VIGILANTE, « Migliore Cresci », in Dizionario Biografico degli Italiani, XXX, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1984, p. 671. R. VON ALBERTINI, Firenze dalla repubblica, op. cit., p. 295, 312, fait allusion à cet écrit. 32. I doveri del principe, op. cit., c. 5r.

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républicain, est celui de vivere) 33 tout en s’appuyant sur une religion nouvelle ou profondément renouvelée : La béatitude et la gloire appartiendront à ce prince qui saura trouver l’occasion de réordonner ses peuples selon la véritable science de la société civile (vivere) et par-dessus tout, selon la bonne religion 34.

En évoquant Moïse, Lycurgue, le « faux » Mahomet, mais aussi Constantin et Charlemagne, Cresci inscrit son discours dans un contexte de références religieuses (vétéro-testamentaires et païennes) et historiques identique à celui qu’on a observé chez Rosello ; ce contexte constitue l’arrière-plan exégétique d’une nouvelle théologie politique et justifie, en dernière analyse, une lecture du principat de Côme selon des termes téléologiques et providentiels. Toutefois, ce qui caractérise le texte de Cresci est tout particulièrement un intérêt marqué pour le côté occulte et initiatique du savoir dont le prince est le dépositaire exclusif et absolu. L’œuvre de restauration de l’unité morale de la société civile s’avère ainsi possible grâce à la position exceptionnelle que le prince occupe dans une hiérarchie idéale des êtres, élément de médiation entre Dieu et le peuple, interprète des arcanes dans lesquels est inscrit le destin collectif de la communauté : Pour des raisons d’un autre genre, il est nécessaire au prince de ramener ses peuples vers des actions vertueuses à travers la religion et le secret des anciens philosophes et des esprits vertueux et prophétiques à travers lesquels le tout-puissant a manifesté les choses secrètes sous différentes formes. Le prince doit comprendre pleinement et parfaitement les significations et les similitudes, subtilement pénétrer les sentences de telle façon qu’elles soient connues et déclarées comme véritables aux peuples 35.

C’est en vertu de sa connaissance des signes célestes et des vérités hermétiques que le prince acquiert la stature et l’expérience de guide charismatique de la communauté : une condition qui rappelle celle des « chefs d’une république ou d’un royaume » qui doivent à tout prix favoriser la religion, d’autant plus qu’ils sont « sages et connaissent bien les choses de la nature », dont il est question dans les Discours de Machiavel (I, XII) 36. Mais, à la différence de Machiavel, Cresci parle du contenu de cette science et son texte est probablement le seul, parmi ceux qui s’inspirent de l’action de Côme Ier, à établir un lien direct entre les compétences du prince en matière astrologique et le gouvernement du peuple : 33. Pour le champ sémantique de vivere (civile), cf. A. PONS, « Civiltà », in Vocabulaire européen, op. cit., p. 220-221. 34. Ibidem, c. 14v-15r : « Adunche impareranno quelli che verranno poi nei seculi le virtù di quei populi che da quel principe saranno bene ammaestrati come fece Moyse allo issraelitico populo, Mechisedech alli Hebrei, Licurgo alli Lacedemoni, il falso Maometto a’ Turchi, alla cristiana et vera religione il divin Paulo, il magno Costantino, il magno Carlo alla quale manca un simil principe che con humana virtù et forse con divina gratia la riordini, adonche sarà beato e glorioso quel principe che sappia pigliare si bella e et honorata occasione riordinando e’ populi alla vera scientia del vivere, a buona religione sopra ogni altra cosa. » 35. Ibid., c. 5r : « Per l’altra causa bisogna al principe di ridurre gli animi de’ suoi populi alle buone operationi mediante la religione et il segreto delli antichi philosofi et de li virtuosi spiriti profetici ne i quali il Glorioso Iddio ha loro sotto diversi titoli le segrete cose manifestate ; et le significationi et similitudini pienamente et perfettamente e i sottili detti et il desiderato proponimento di quelli comprendendo tali che siano noti e veri dechiarati a’ populi. » 36. Œuvres, op. cit., p. 216.

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Le prince ne doit pas oublier, dans les cas importants, de consulter les hommes sages et experts dans la véritable science de l’astrologie, dans laquelle fut très versé l’empereur Adrien ainsi que plusieurs pontifes célèbres, et qui fut aussi une vertu exalté par Laurent le Magnifique et par d’autres princes 37.

Proche des positions philosophiques soutenues par Ficin dans la Disputatio contra iudicium astrologorum (1477) 38, Cresci affirme que l’astrologie confère au prince un caractère illimité à la connaissance rationnelle des arcanes et surtout assimile la figure du prince à ce « vir apprime sapiens atque divinus 39 » capable, selon Ficin d’interpréter les messages des astres, d’éclairer et, peut-être même, de changer le cours des choses : Puisque Dieu peut et voit tout il a fait ainsi que nous puissions croire que plusieurs choses doivent nécessairement arriver et si par cette vertu [astrologique] nous réussissons à les prévoir à l’avance, l’homme se prépare mieux à les accepter, qu’elles soient propices ou contraires, de la même manière le prince avec ses peuples se prépare à éviter [les choses contraires] ou à les tolérer plus facilement. En effet les princes vertueux et les peuples religieux peuvent émouvoir la puissance de Dieu 40.

Dans ces mêmes années, à la demande de Côme, passionné d’astrologie, l’érudit et collectionneur Paolo Giovio forge la devise fidem fati virtute sequemur : la vertu du prince rend possible ce que les astres indiquent comme probable 41. Cette virtus qui plie et persuade les astres est de la même nature que celle qui plie et persuade les peuples en les rendant religieux, c’est-à-dire unis. Indépendamment de l’incidence réelle de l’astrologie et des sciences occultes dans la pratique de gouvernement des premiers grand-ducs – un domaine qui reste encore largement inexploré 42 – le texte de Cresci met l’accent sur un aspect important du rapport de domination qui s’est instauré avec l’avènement du principat : le nouveau savoir gouvernemental du prince n’est pas un savoir ordinaire mais il a recours à des compétences – réelles ou fictives, peu importe – inaccessibles, par leur nature, à la masse des sujets. L’ésotérisme nécessaire de la science du gouvernement sépare définitivement les gouvernants 37. I doveri del principe, op. cit., c. 15r. 38. Cf. M. FICINO, Scritti sull’astrologia, Milan, Rizzoli, 1999, p. 49-174. Sur les liens entre la famille Cresci et Ficin, cf. VIGILANTE, « Migliore Cresci », op. cit., p. 671 ; sur les positions de Ficin dans le débat sur l’astrologie, cf. S. GENTILE, « Il ritorno di Platone, dei platonici, del corpus ermetico. Filosofia, teologia e astrologia nell’opera di Marsilio Ficino », in Le filosofie del Rinascimento, in C. VASOLI (dir.), Le filosofie del Rinascimento, Milan, Bruno Mondadori, 2002, p. 193-228. 39. FICINO, Scritti sull’astrologia, op. cit., p. 157-158. 40. I doveri del principe, op. cit., c.15v-16r : « Et perché Iddio può et tutto vede ci promette che così crediamo che alquante cose siano necessitate venire et se per tale virtù innanzi da noi siano prevedute meglio s’apparecchia l’uomo a prenderlo sendo propitie et esendo contrarie meglio si apparecchia il principe con i suoi populi a schivarle o più lievemente tollerarle. Per tanto possono i principi buoni et popoli religiosi la potentia divina per la sua clementia commuovere. » 41. P. GIOVIO, Dialogo delle imprese militari et amorose, Lyon, Guglielmo Roviglio, 1559 ; sur Côme et l’astrologie, cf. P. ZAMBELLI, « Astrologia, magia e alchimia nel Rinascimento fiorentino e europeo », in La corte, il mare, i mercanti. La rinascita della scienza. Editoria e società. Astrologia, magia e alchimia, Florence, Electa, 1980, p. 313-324, et « Scienza, filosofia, religione nella Toscana di Cosimo I », in Florence and Venice : Comparisons and relations, II, Florence, La Nuova Italia, 1980, p. 123-141. 42. Voir à ce sujet P. GALLUZZI, « Motivi paracelsiani nella Toscana di Cosimo II e di don Antonio dei Medici : alchimia, medicina, chimica e riforma del sapere », in P. ZAMBELLI (dir.), Scienze, credenze occulte, livelli di cultura, Florence, Olschki, 1982, p. 31-62 ; A. PERIFANO, L’alchimie à la cour de Côme Ier de Médicis, savoirs, culture et politique, Paris, Champion, 1997.

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des gouvernés, la place du palais, selon la célèbre image guichardinienne et rend envisageable une absolutisation du pouvoir du prince. Ce dernier aspect est perçu de façon en même temps lucide et visionnaire par un ouvrage qui fait un usage extrême de la métaphore politique : les Spiriti folletti (Les âmes damnées) d’Anton Francesco Doni. Doni publie ce texte dans sa propre imprimerie, à Florence en 1546, sous le pseudonyme de Celio Sanese 43. Dans la même année, ce polygraphe d’origine modeste est élu secrétaire de l’Accademia fiorentina et commence, sous l’œil bienveillant de Côme, une activité d’imprimeur et d’éditeur qui devient, en partie, le véhicule des idées religieuses hétérodoxes partagées à sa cour et dans les milieux savants de la capitale 44. En 1548, pour des raisons qu’on ignore, Doni interrompt soudainement cette activité et se réfugie à Bologne, puis à Venise, poursuivi par la police du prince 45. Les Spiriti folletti est un petit ouvrage dont il n’existe qu’un seul exemplaire, conservé à la bibliothèque Trivulziana de Milan. Les circonstances de sa rédaction ne sont guère connues. La première partie de cet opuscule est un dialogue entre deux puissances infernales, Dathan et Abiron ; la seconde partie est un discours, sous la forme de panégyrique (Diceria), adressé par Abiron au « Grand prince des ténèbres ». De manière cohérente avec les orientations hétérodoxes professées par Doni, les Spiriti folletti n’est pas étranger à la polémique contre les falsifications de l’Église et des ecclésiastiques 46. Cependant, l’anticléricalisme virulent n’est pas la seule clef de lecture de cet écrit énigmatique. Pour le futur éditeur de l’Utopie de Thomas More et, à son tour, inventeur dans les Mondi (Les Mondes, 1552), d’une société imaginaire, ce pamphlet fait aussi office de prophétie politique. Visiblement influencé par la lecture des Paradossi (Paradoxes) d’Ortensio Lando, que Doni rencontra à Venise en 1544 47, Doni adopte dans les Spiriti folletti un point de vue paradoxal qui lui permet de dévoiler les tendances en acte dans la société civile, qui restent pourtant inaperçues à la majorité de ses contemporains. La sagesse « infernale » d’Abiron est le critère de vérité qui permet de découvrir et de juger « les trahisons et notamment les artifices sombres des hommes, les inventions des religieux, la grande tromperie de l’art de la guerre, la fausseté des lois, les mensonges des historiens […] 48 ». Au cœur de 43. A. DEL FANTE, « Note su Anton Francesco Doni », in Atti e memorie dell’Accademia toscana di Scienze e lettere La Colombaria, 27-1976, p. 173-197, et A. LONGO, « Anton Francesco Doni », in Dizionario Biografico degli Italiani, XLI, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1992, p. 158-167, citation p. 160. 44. Sur ce personnage voir notamment P.F. GRENDLER, Critics of the Italian World 1530-1560, Madison, Milwaukee et Londres, The University of Wisconsin Press, 1969, p. 55-56 ; M. FIRPO, Gli affreschi di Pontormo, op. cit., p. 196-198 ; M. PLAISANCE, L’Accademia e il suo principe, cultura e politica a Firenze al tempo di Cosimo I e di Francesco de’Medici, Manziana, Vecchiarelli, 2004, p. 405-417. 45. Cf. J. BRYCE, « The Oral World of the Early Accademia fiorentina », in Renaissance Studies, 9-1995, p. 77-103, citation p. 85. 46. Cf. FIRPO, Gli affreschi, op. cit., p. 198. 47. GRENDLER, Critics, op. cit., p. 31-32 ; le titre de l’ouvrage de Lando est Paradossi cioè sentenze fuori del comun parere novellamente venute in luce, Venise, s.i.t., 1544 ; sur le genre littéraire des paradoxes, cf. R.L. COLIE, Paradoxia epidemica : the Renaissance Tradition of Paradox, Princeton UP, New York, 1966 ; sur le livre de Lando, cf. p. 461-63. 48. Ibidem, p. 203 : « Io ti farò poi intendere i tradimenti et particolarmente la tristitia dell’arti degli huomini, dell’inventione de’ religiosi, della grande astutia della militia, della falsità delle leggi, delle bugie delle storie, delle novellacce dei poeti, et, sanza alcun rispetto, dirò i nomi et le casate et i cogniomi di tutte, brevemente tutti i miei allievi ti farò noto. » Sur le caractère de dénonciation du discours de Doni « against the practice of politics in [his] day », cf. GRENDLER, Critics, op. cit., p. 84.

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cette trahison généralisée Doni situe la religion, une religion que la ruse d’un côté et la superstition de l’autre ont transformée en outil parfait de domination et d’auto assujettissement des peuples. Probablement, Doni n’ignore pas le discours de Machiavel sur la religion. Dans la première édition des Mondi, un portait du secrétaire florentin est accompagné d’une courte épigraphe qui fait allusion à la valeur démystificatrice de son enseignement : « Voici celui qui tire vers la vérité l’opinion incertaine 49. » Avec un goût prononcé pour les sciences occultes, Doni décrit dans les Spiriti folletti une utopie négative : l’instauration inéluctable de la monarchie infernale sur le monde. La stratégie de perversion de la vraie religion trouve dans la nature du peuple son point de force. Doni, qui avait milité très jeune, pendant le siège de Florence de 1530, du côté des ennemis de la république « démocratique », ne se faisait aucune illusion à l’égard du peuple et des régimes populaires. Synonyme de multitude sans discernement, le peuple est poussé par son penchant à vouloir connaître les secrets de la nature et des hommes ce qui le rend particulièrement prédisposé à la tromperie 50. Abiron explique la mise en place d’une nouvelle science occulte qui confère à tous ceux qui la maîtrisent la capacité de fabriquer des images dotées de pouvoir de fascination : Aussi, peu à peu, par le biais [de cette science] j’ai introduit toutes ces folies dans la multitude de la plèbe et, soit en faisant paraître réelle une imagination, soit en déguisant un monstre violent sous la forme d’esprit céleste, qu’elle en est au point d’accorder plus de confiance à toutes ces insanités qu’à Dieu même 51.

Doni essaye de résumer les conséquences politiques de ce bouleversement tacite des valeurs dans le Panégyrique (Diceria) d’Abiron, un texte dont le propos est de démontrer, contre « les mensonges et les moyens employés pour abaisser et anéantir le nom et la majesté » du diable, l’excellence du gouvernement infernal. Le diable a en effet réussi là où tous les autres princes semblent avoir échoué : l’introduction sournoise de nouvelles lois et de cérémonies religieuses qui fascinent la multitude, accompagnée d’une justice unique et inexorable, a permis de réaliser dans son royaume cette cohérence parfaite du corps politique et social (equalità) que tous les régimes républicains ont en vain essayé d’instaurer 52 : Que l’on enterre les institutions, qui n’ont jamais pu ni ne pourront jamais ordonner, administrer ou conserver un tel royaume… ô régimes populaires aveugles, avez-vous jamais compris en votre temps que le vrai gouvernement était ici, que la noblesse résidait en lui et que la forme de l’État correspondait au gouvernement d’un seul 5 3 ? 49. I mondi, op. cit., p. 93 : « Chi tira al ver la vaga opinione, qui lascio ; et più di lor non dico avante. » 50. Gli spiriti folletti, op. cit., p. 201 : « Generalmente io vidi gli huomini esser curiosi di sapere gli occulti segreti : quello della terra, l’altro del cielo, alcuno i particolari degli huomini, et tutti cercare molto i fatti dell’altrui genti. » 51. Ibidem, p. 201- 202 : « Così, a poco a poco, col suo mezzo tutte queste pazzie introdussi nella moltitudine della plebe, et facendo seguire una imagination per vera et hora un torbido mostro per chiarissimo spirito, l’ho ridotta a tale, che più si presta fede a queste bestialità che a Dio. » 52. Gli spiriti folletti, op. cit., p. 206 : « In questo regno non viene offeso il timido dalla fierezza, né il nobile soggioga il più vile, né si truova il povero essere sprezzato dalla ricchezza, ma eguale si tira la briglia et pari si mette duro, molle et fiero il morso a tutti. » 53. Ibidem : « Seppellinscansi le institutioni che non hanno mai potuto né sapranno un tanto e si fatto regno ordinare, reggere o tenere. Et quando io paragono, parte per parte il seggio vostro a tutte l’altre potenze,

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La sombre vision de Doni, son rejet virulent des institutions 54, aboutit ainsi à la représentation d’un pouvoir que l’on peut qualifier d’absolu, puisqu’il est susceptible d’être administré sur les « esprits faussés » (false menti) d’une vaste majorité d’individus, sans médiations institutionnelles ou légales et seulement par le biais d’images (idoli) et de cérémonies. Le débat historiographique sur l’absolutisme est aujourd’hui d’actualité et l’on se pose, à juste titre, la question du caractère opératoire de ce concept dans les différents contextes politiques d’Ancien Régime 55. Tout d’abord, il y a un problème de lexique politique. Concernant le cas toscan, la notion de pouvoir absolu paraît en 1587, dans un ouvrage de Francesco Vieri qui traite cette question dans les termes classiques du rapport entre potestas ordinaria et potestas absoluta du prince 56. Par ailleurs, dans l’usage historiographique, le qualificatif « absolutiste » référé au gouvernement des grand-ducs et notamment au fondateur de l’État Côme Ier est d’un usage contestable. On privilégie désormais une nouvelle lecture du principat qui accentue « l’image du “souverain tuteur”, conscient des bases contractuelles de son pouvoir, respectueux des autonomies des communautés et soucieux de leur bonne administration […]. Une image bien éloignée de celle du souverain absolu 57 ». La notion de paternalisme a ainsi progressivement effacé et remplacé dans l’usage historiographique celle d’absolutisme. Fortement centrée sur la dimension juridique et les processus institutionnels, cette lecture du principat toscan a toutefois laissé dans l’ombre ce qui constitue un aspect essentiel du pouvoir du prince : son caractère transcendant, qui lui appartient en tant que fondateur de l’État et dépositaire de son unité religieuse et morale. En lisant les traités politiques dédiés à Côme dans la première phase de son gouvernement, on mesure aisément la force de cette représentation qui attribue au prince le rôle de source et de garant du lien politique (religio) et qui lui assure une position d’intermédiaire entre la volonté de Dieu et le destin de sa communauté. Adeptes de « l’art d’écrire entre les lignes 58 », les auteurs de ces textes savent évoquer la doctrine de la religion civile sans jamais citer expressément son principal théoricien moderne. Toutefois la présence de Machiavel est incontournable et le nouveau statut politique et sacral du prince se fonde désormais sur la prise en compte, lucide et paradoxale, du caractère fictionnel

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trovo questo solo avanzare in infinito il numero di tutte le altre. O ciechi reggimenti popolari, vedeste voi mai a’ vostri secoli che il governare era qua, la nobiltà sedeva in lui et la forma dello stato si veniva a un solo ? » Cf. P. GRENDLER, Critics, op. cit., p. 80 : « Doni’s attitude contrasted sharply with the common Renaissance idea that politics was susceptible to reason and the signori to education in good government. » Cf. F. COSANDEY-R. DESCIMON, L’absolutisme en France. Histoire et historiographie, Paris, Seuil, 2002, p. 12 ; M. FIORAVANTI, « Stato e costituzione », in M. FIORAVANTI (dir.), Lo Stato moderno in Europa. Istituzioni e diritto, Rome-Bari, Laterza, 2002, p. 3-36. F. VIERI, Compendio della civile et regale potestà, Florence, Marescotti, 1587, p. 15 : « Il dominare o signoreggiare ad altri con dominio assoluto et principale non è altro che un reggere i soggetti con leggi proprie e con le proprie armi ; alle quali leggi chi è signore principale non è per forza soggetto non havendo superiore che all’osservanza di esse lo costringa. » E. FASANO GUARINI, « État moderne et Anciens États italiens. Éléments d’histoire comparée », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 45-1, 1998, p. 15-41, citation p. 34. Elena Fasano Guarini fait référence à l’ouvrage de L. MANNORI, Il Sovrano tutore. Pluralismo istituzionale e accentramento amministrativo nel principato dei Medici (secc. XVI-XVIII), Milan, Giuffré, 1994. Cf. sur cette expression L. STRAUSS, La persécution et l’art d’écrire, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’éclat, 2003 [1952].

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de la religion et de sa grande efficacité sur le plan de la persuasion politique. Phénomène d’opinion, la religion permet à son tour au détenteur du pouvoir de gouverner les opinions avec une efficacité jusqu’alors inconnue. C’est dans ce domaine que son pouvoir peut donc aspirer à devenir absolu. À la fin du siècle, le théoricien de la raison d’État Giovanni Botero décrit en ces termes le lien fonctionnel entre la norme religieuse et la subordination politique : Parmi toutes les lois, la plus favorable au prince est la loi chrétienne ; car elle permet non seulement de soumettre les corps et les biens des sujets mais également les esprits et les consciences et elle lie non seulement les mains mais aussi les sentiments et les pensées 59.

Maintes fois commentée comme l’exemple de la soumission de l’État à l’Église ou d’une cohabitation hybride entre les deux juridictions laïque et religieuse à l’époque de la Contre-réforme, la formule de Botero met avant tout en évidence une vérité bien connue par les lecteurs du chapitre 18 du Prince et que Guichardin même inscrit à plusieurs reprises dans ses Ricordi : la nouvelle frontière du pouvoir est l’imaginaire collectif des sujets. C’est dans ce domaine évanescent, fait de pensées et de sentiments, que se joue la partie décisive pour la construction du consensus et de la conservation de l’État et que deviennent finalement envisageables et nécessaires des techniques inédites de gouvernement.

Archéologie de la censure Comment définir ce pouvoir immatériel propre au prince en tant que personnification même du lien politique ? Comment les contemporains ont-ils nommé ce qui formellement n’avait pas d’existence politique ni juridique certaine ? La définition d’un nouveau champ d’action gouvernementale est rendue urgente par le double constat de la complexité grandissante des tâches relatives à l’administration de la communauté et de l’incapacité avérée des lois à apporter une solution adéquate au problème du consensus. Le pouvoir qui se manifeste essentiellement dans la force de contraindre ou dans la volonté d’obliger se montre impuissant, en dernière analyse, à préserver le nouveau pacte de protection, de soumission et de foi qui lie le prince à son peuple. La question d’une lacune dans le système des institutions de l’État moderne est traitée par Machiavel dans les Discours à l’intérieur d’une réflexion sur la corruption des corps politiques et sur les remèdes que le législateur peut y apporter. Lecteur de Tite-Live, Machiavel remarque que dans le modèle romain, parallèlement aux lois, existent des « ordres » (ordini), c’est-à-dire des institutions, dont la principale et la plus efficace est la censure : L’évolution de la République romaine démontre fort bien comme il est difficile, en organisant une république, de pourvoir à toutes les lois qui la maintiennent libre. Bien que de nombreuses lois aient été faites par Romulus d’abord, puis 59. G. BOTERO, Della Ragion di Stato, Bologne, Cappelli, 1930 [1589], p. 94 : « Ma tra tutte le leggi non ve n’è più favorevole a’ Prencipi che la Cristiana ; perché questa sottomette loro non solamente i corpi e le facoltà de’ sudditi, dove conviene, ma gli animi ancora e le conscienze ; e lega non solamente le mani, ma gli affetti ancora e i pensieri. »

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par Numa, par Tullus Ostilius et Servius et enfin par les dix citoyens élus à cette fin, néanmoins on découvrait toujours, en gouvernant cette cité, de nouveaux besoins, et il fallait créer de nouvelles institutions. C’est ce qui arriva quand on créa les censeurs : ce fut l’une des mesures qui aidèrent Rome à se maintenir libre le temps qu’elle vécut en liberté. Devenus les arbitres des mœurs, ils furent une cause puissante du ralentissement de la corruption romaine 60.

« Pouvoir distinct de la violence et de la loi 61 », la censure est ainsi au cœur du système républicain, aussi bien pour sa procédure (convocation solennelle des citoyens tous les cinq ans, présence obligatoire de chaque citoyen, déclaration par chacun de son nom et de ses biens, inscription dans les registres soumise à l’appréciation des censeurs) que par ses fins : non pas le simple dénombrement des hommes ni la seule évaluation des biens, mais un acte d’autorité qui situe « un homme […] ou une opinion à sa juste place hiérarchique, avec toutes les conséquences pratiques de cette situation, et cela par une juste estimation publique, par un éloge ou un blâme solennel 62 ». Au cours du XVIe siècle, une époque d’engouement pour les fouilles et les vestiges de l’antiquité, la censure est littéralement inventée, découverte comme une épave, à partir d’une relecture des historiens de la Rome républicaine et impériale. Machiavel montre, sans doute le premier, que des questions considérées urgentes pour la survie de l’État (telles que la bonne conduite des citoyens ou l’expression de leurs opinions) peuvent trouver une réponse originale et appropriée grâce à une lecture « archéologique » d’institutions qui ne trouvent pas d’équivalents dans l’État moderne. Ce travail d’archéologie institutionnelle se poursuit tout au long du principat de Côme Ier et de ses successeurs. Dans cette perspective, se situe notamment la lecture de la censure républicaine que Scipione Ammirato propose dans son commentaire à Tacite 63. Historien officiel de la cour grand-ducale, Ammirato conçoit son ouvrage comme un dialogue à distance avec Machiavel, jamais cité dans le texte, quoique omniprésent grâce à un grand nombre d’allusions et de citations implicites. Son analyse de la censure dans la Rome républicaine concorde avec celle de Machiavel sur la distinction fonctionnelle entre lois et censure, un point jugé essentiel : 60. Discours, op. cit., I, XLIX, p. 27 ; Discorsi, op. cit., p. 106-107 : « Quanto sia difficile, nello ordinare una republica, provedere a tutte quelle leggi che la mantengono libera, lo dimostra assai bene il processo della Republica romana : dove, non ostante che fussono ordinate di molte leggi da Romolo prima, dipoi da Numa, da Tullo Ostilio e Servio, ed ultimamente dai dieci cittadini creati a simile opera ; nondimeno sempre nel maneggiare quella città si scoprivono nuove necessità, ed era necessario creare nuovi ordini : come intervenne quando crearono i Censori i quali furono uno di quegli provvedimenti che aiutarono tenere Roma libera, quel tempo che la visse in libertà. Perché, diventati arbitri de’ costumi di Roma, furono cagione potissima che i Romani differissono più a corrompersi. » 61. M. SENELLART, « Machiavel à l’épreuve de la gouvernamentalité », in L’enjeu Machiavel, op. cit., p. 211-227, citation à la p. 226. 62. M. DUMÉZIL, Servius et la Fortune. Essai sur la fonction sociale du Louange et du Blâme et sur les éléments indo-européens du cens romain, Paris, Gallimard, 1943, p. 188 ; voir aussi BENVENISTE, Le vocabulaire, op. cit., p. 143-151. 63. Discorsi sopra Cornelio Tacito, op. cit. ; sur cet ouvrage, cf. G. BORRELLI, Ragion di Stato e Leviatano. Conservazione e scambio alle origini della modernità politica, Bologne, Il Mulino, 1993, p. 109-115 ; P. S. DONALDSON, Machiavelli and Mystery of State, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 1988, p. 118-121 ; voir aussi R. DE MATTEI, « Scipione Ammirato », in Dizionario Biografico degli Italiani, III, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1961, p. 1-4.

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Il est vrai que nous avons des lois grâce auxquelles le voleur, l’assassin et le faussaire sont punis, mais nous n’avons pas de loi qui sanctionne les prodigues, le vicieux, les paresseux et d’autres vices de la même espèce. Ces vices nuisent à soi-même et aux autres par leur mauvais exemple et ils engendrent des mœurs sordides, lâches, néfastes, qu’il faut absolument exclure d’une bonne république. Les Romains, encore qu’ils connaissaient parfaitement la différence entre un voleur et un prodigue, estimèrent qu’il ne fallait pas laisser le prodigue impuni, mais si pour le voleur, en tant que scélérat, étaient prévues des peines corporelles, pour le prodigue, homme vain et frivole, était prévue la peine de la honte. Et si le voleur était puni par le préteur ou par d’autres officiers, le prodigue avait comme correcteur de ses fautes le Censeur 64.

Ammirato ne s’intéresse pas au fonctionnement de la censure républicaine mais souligne que son absence constitue un facteur de faiblesse des systèmes de gouvernement modernes et l’une des preuves de la supériorité des Anciens : d’où l’urgence de restaurer cette institution qui contribue à restaurer les frontières de la souveraineté du prince tout en élargissant indéfiniment ses pouvoirs. Sur cet aspect l’analyse d’Ammirato n’est ni isolée ni particulièrement originale. Quelques années auparavant, le rapport entre souveraineté et censure avait notamment retenu l’attention de Jean Bodin qui est, peut-être, l’une des sources cachées d’Ammirato. Dans Les six livres de la République, Bodin consacre des pages importantes à l’institution de la censure dans la Rome républicaine et à la nécessité de rétablir ses fonctions dans l’État moderne 65. Sur la base de la distinction, en droit romain, entre iuridictio et imperium, Bodin insiste sur la spécificité du pouvoir de la censure, dont la nature et les fins diffèrent du pouvoir, propre au magistrat, de dire et d’appliquer la loi 66. Pouvoir de discrétion, dont la raison ultime réside dans la volonté intime du prince, la censure, selon Bodin, joue le rôle d’institution clé dans la conservation du lien politique. Dans l’édition latine des Six livres de 1586, la censure est définie comme « civitatum gubernatricem, virtutum omnium effectricem, bonorum civium procreatricem, improborum expultricem : cum ea non modo flagitiorum ac improbitatum robustiorum radices circumcidere, verumentiam vitiorum fibras evellere, stirpes elidere, semina extinguere sola posse videatur 67 ». Aussi, la censure est autant un outil ponctuel 64. Discorsi sopra Cornelio Tacito, op. cit., I, p. 271 (Dell’ufficio del censore) : « È vero che noi abbiamo leggi per le quali il ladro, il micidiale e il falsatore vengon puniti, ma non abbiamo già legge che castighi i pomposi, i pigri e altri si fatti vizi, i quali nuocendo altrui coll’esempio e nulla a se stessi giovando parturiscono a lungo andare costumi sordidi, vili, dannosi e da non volerli in una buona repubblica. Gli antichi romani, tutto che ottimamente comprendessero gran differenza essere dal ladro al pomposo, non per questo stimarono che del tutto dovesse andare il pomposo impunito, ma in quel modo che a ladro, siccome a uomo malvagio imposer pena di corpo, così al pomposo, come a vano e leggiere, imposer pena di vergogna. E si come quegli dal pretore o da altri ufficiali veniva castigato, così costui avea per correggitore delle sue colpe il Censore. » 65. Cf. A. SERRANO GONZALEZ, Como lobo entre ovejas. Soberanos y marginados en Bodin, Shakespeare, Vives, Madrid, Centro de Estudios Constitucionales, 1992, p. 89-102. 66. J. BODIN, Les six livres de la République, VI, Paris, Jacques Du Puys, 1577, chap. I, « De la censure et s’il est expédient de lever le nombre des sujets et les contraindre de baillir par déclaration les biens qu’ils ont », p. 602-616. « Aussi les anciens romains n’avoient aucune iurisdiction : mais un regard, une parole, un trait de plume qu’ils donnoient étoit plus sanglant et touchait plus vivement que tous les arrêts et iugemens des magistrats. » 67. J. BODIN, De republica libri sex, Latine ab autore redditi, multo quam antea locupletiores, Lugduni, Apud Iacobum Du-puys, 1586, p. 630.

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et efficace de gouvernement de la cité qu’un vaste et presque utopique projet de régénération politique et morale. Identiques sur le plan lexical, censure ancienne et censure moderne diffèrent toutefois aussi bien sur le plan théorique que pratique. En effet, l’émergence conceptuelle de la censure dans la seconde moitié du XVIe siècle, phénomène européen, œuvre d’érudits et de juristes, fonctionne comme un dispositif rhétorique susceptible de formuler, à l’aide d’un mot ancien et désuet mais chargé de sens et de prestige, une chose qui est, en revanche, totalement inédite, difficile à dire et à délimiter une fois pour toutes 68. La construction théorique et la mise en oeuvre de la nouvelle censure se font dans le temps, par tentatives répétées et souvent par tâtonnements. L’un des éléments qui contribuent à son identité est l’émancipation du modèle républicain : initialement pensée comme la restauration d’un dispositif institutionnel tombé en désuétude, dans les gouvernements monarchiques la censure s’identifie bientôt avec l’une des prérogatives essentielles de la puissance du souverain, à tel point que son domaine coïncide avec les opérations, en partie insondables, de son esprit. Nous trouvons quelques indications utiles à cet égard dans les Avvedimenti politici (Avertissements politiques) de Giovan Francesco Lottini. Originaire de Volterra, où il était né en 1512, ce personnage de l’entourage de Côme Ier reste relativement méconnu 69. Homme « très expérimenté des choses de ce monde », comme le définit son éditeur Francesco Sansovino 70, Lottini se consacre très jeune, dès 1530, à la carrière ecclésiastique, en réalisant un parcours honorable à l’intérieur de la curie romaine : protonotaire apostolique, chanoine de Saint-Pierre, ambassadeur du Saint-Siège à la cour d’Angleterre en 1555. Parallèlement Lottini partage, plus que tout autre, l’intimité du prince, dont il est secrétaire particulier dans les années 1540. Spécialement compétent dans la lutte contre les opposants et les exilés politiques, Lottini organise en 1548 à Venise, pour le compte de Côme, l’élimination du tyrannicide, l’assassin du premier duc de Florence Alexandre, Lorenzino de Médicis. Une accusation d’hérésie dans un procès qui lui est fait à Rome en 1555 permet de le situer avec précision dans le milieu hétérodoxe florentin proche de la cour et, par ailleurs, laisse entrevoir une personnalité marquée par une propension singulière à l’ambivalence et à la dissimulation 71. À la façon de Guichardin, Lottini rédige un journal consacré à des observations de nature morale et politique, entièrement fondées sur son expérience 68. A. SERRANO GONZALEZ (op. cit., p. 92) remarque que la référence au modèle de la censure républicaine, aussi bien dans l’érudition que dans la doctrine juridique, « funcionaba muchas veces como un dispositivo discursivo que permitìa formular de esta forma eufemizada nuevos programas de organizaciòn del poder polìtico ». 69. Cf. G. MANCINI , Introduzione, in G.F. L OTTINI , Avvedimenti civili, Bologne, Zanichelli, 1941 ; F. DIAZ, « L’idea di una nuova élite sociale negli storici e trattatisti del principato », Rivista storica italiana, 92-1980, p. 572-587 ; M. ROSA, « La Chiesa e gli stati regionali nell’età dell’assolutismo », in Letteratura italiana, I, Il letterato e le istituzioni, Turin, Einaudi, 1982, p. 283-287 ; G. RUOZZI, Scrittori italiani di aforismi, op. cit., p. 345-380. 70. « Gran prattico delle cose del mondo » : Avvedimenti civili in materia di cose di Stato sotto titolo di Avvertimenti, Avvedimenti civili et Concetti politici di M. Francesco Guicciardini, M. Gio. Francesco Lottini, M. Francesco Sansovini, In Venezia, presso Altobello Salicato, 1583 (rééditée en 1588, 1598, 1608), p. 12. 71. Cf. FIRPO, Gli affreschi, op. cit., p. 363.

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personnelle. Ce texte, composé de 563 aphorismes, est publié après sa mort par son frère Girolamo à Florence en 1574, avec le titre de Avvedimenti civili et une dédicace à François Ier grand-duc de Toscane 72. Plusieurs éditions en peu d’années, dont celle, importante, de Venise (qui rassemble aussi les Ricordi de Guichardin – publiés avec le titre d’Avvertimenti – et les Concetti politici de Sansovino) et une traduction française en 1584 73, témoignent du succès de cet ouvrage. Les Avvedimenti contribuent sans aucun doute à la formalisation d’un nouveau savoir pratique de gouvernement tout en favorisant sa banalisation progressive auprès d’un public de lecteurs plus large que celui composé par les seuls professionnels de la politique 74. Loin d’être anodin, le titre des Avvedimenti civili, vraisemblablement un choix de l’éditeur, renvoie, en même temps, au lexique de la prudence courtisane (avvedimento est synonyme de accorgimento, astuce) et à l’héritage de la civilité républicaine. Nombre de ces avis sont en effet traversés par une tension latente entre l’émergence d’une nouvelle rationalité gouvernementale de type absolutiste et les raisons immémoriales des sujets d’un ancien État libre, que Lottini n’oublie pas de prendre en considération. La définition du rôle du prince dans l’organisation de l’État, que l’on retrouve au tout début de son traité, est significative de cette ambiguïté : l’office du prince – lit-on – « n’est pas supérieur à celui des autres magistratures de la cité, mais il est de telle nature à les comprendre toutes et, puisqu’il exerce son autorité sur toute chose, il n’en existe aucune qu’il ne puisse connaître et ordonner 75 ». La supériorité du prince n’est donc pas de nature juridique : primus inter pares, il n’est pas toutefois complètement assimilable à l’édifice de l’État en raison de sa capacité supérieure à connaître les individus et les corps politiques dont son État se compose. Il existe ainsi un savoir spécifique au prince, un art de dénombrer, de retenir et de classer chaque chose et chaque individu selon ses propres qualités, qui n’est pas sans relation avec cet ars memorandi exalté quelques années après par le dominicain de Santa Maria Novella Agostino del Riccio comme l’un des principaux savoirs pratiques 76 : L’office [du prince] est davantage celui d’une appréhension intérieure que d’une action extérieure et cette appréhension, est capable, par sa nature, de rassembler

72. Avvedimenti civili, di M. Giovanfrancesco Lottini da Volterra. In Firenze, nella stamperia di Bartolomeo Sermartelli, 1574. 73. Advis civils, contenans plusieurs beaux et utils enseignemens, tant pour la vie politique, que pour les conseils et gouvernemens des estats et républiques, traduits puis-naguères en françois de l’italien de messire Francisque Lotin, Paris, L’Angelier, 1584. 74. Dans la dédicace à François de Médicis, Sansovino déclare s’adresser à un public composé pour l’essentiel d’hommes d’État et d’intellectuels spécialistes de ces matières : « Percioché essi Avvedimenti sono pieni, polposi et molto utili a’governanti. Et perciò m’è paruto convenevol cosa collocarli dopo quelli del Guicciardino essendo esso posteriore in tempo, a beneficio degli studiosi a’quali facciamo di loro gratioso et libero dono » : Avvedimenti civili, (éd. Mancini), op. cit., Proemio. 75. Ibidem, p. 2 : « L’ufficio del principe è non pur maggiore di tutti gli altri uffici della città, ma gli contiene in sé tutti, e siccome non v’è cosa sopra la quale egli non abbia autorità, così non ve n’è alcuna la quale egli non possa intendere e ordinare. » 76. A. DEL RICCIO, Arte della memoria locale, BNCF, ms. II, I, 13, le traité, daté de 1595, est dédié à la jeunesse de Florence, cf. F.A. YATES, L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975 (Ire édition anglaise 1966), p. 263-265.

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un nombre infini de choses et ensuite de les réduire à quelques chapitres essentiels, que le prince sage gardera tout le temps à l’esprit 77.

Ce regard profond qui distingue, classe et enregistre est celui du censeur. Lecteur de Suétone, Lottini se rappelle que tout le pouvoir d’Auguste se résumait à un surplus de connaissance qu’il ne partageait avec personne, une connaissance minutieuse et intime, entièrement comprise dans un « petit livret », qui lui permettait d’avoir « la substance même de son empire devant ses yeux, de telle manière à le maintenir, à l’ordonner, à disposer de ses forces selon son arbitraire 78 ». Quels sont les domaines de cette nouvelle science de gouvernement ? Au risque de simplifier, il est possible d’en distinguer deux : le premier est d’ordre sociologique et il fait de la connaissance minutieuse du peuple et de l’espace urbain l’une des conditions de la conservation du lien politique ; le second est psychologique et fait dépendre la réalisation du consensus d’une connaissance de plus en plus subtile du comportement et des opinions des individus.

Peuple-masse et peuple-monstre Dans le passage de la République au principat, le statut juridique et constitutionnel du peuple ne change pas. Ce statut est sans rapport avec l’exercice de droits politiques actifs : même si l’introduction du principat comporte une série de réformes et d’ajustements institutionnels qui modifient en profondeur les règles d’accès aux instances délibératives et exécutives de l’État, le peuple continue à constituer un sujet collectif – ou mieux une pluralité de sujets collectifs 79 – virtuellement titulaire de la souveraineté. Le caractère « contractuel » du principat qui s’est établi sur les décombres de la république et sa fragile légitimité, justifient ainsi une attention particulière du prince à l’égard des citoyens-sujets. Le point de vue d’Ammirato est significatif à ce sujet : le prince doit prendre en compte les jugements du peuple : cela lui sera d’autant plus facile que lui-même est issu du peuple et qu’il connaît sa façon de penser, réglée par un « consentement universel » autour d’un certain nombre de questions, telles que la moralité de la cour, l’administration ordinaire de la justice, le rapport avec la fiscalité. La force et l’uniformité de ce jugement collectif autorisent Ammirato à s’approprier l’adage biblique « vox populi vox est Dei » – ainsi que l’avait fait Machiavel – afin de limiter les dérives absolutistes du pouvoir et de rappeler que c’est seulement 77. Avvedimenti civili, op. cit., p. 2-3 : « Avvenga che l’ufficio suo sia più di apprensione interiore che di operazione esteriore, la quale apprensione può di sua natura abbracciare infinite cose, non già come infinite, ma come quelle che si possono ridurre dentro da lei a pochi capi, a’ quali il principe savio dee sempre por mente. » 78. Ibidem, p. 3-4 : « E perciò Augusto siccome si trovò in un libretto dopo la morte sua scritto di sua mano, teneva per se stesso conto del numero delle provincie e de’regni sottoposti all’imperio romano, della quantità de’ propri cittadini e soldati, degli aiuti che poteva trarre da’ confederati, quanti fossero le gabelle e i tributi e l’entrate pubbliche, quante le spese e i donativi che gli conveniva fare. Talché avendo la sostanza dell’imperio suo dinanzi agli occhi, poteva, per mantenerlo e ordinarlo, valersi delle forze sue, a suo arbitrio. » 79. Pour une définition « constitutionnelle » du peuple, cf. M. FIORAVANTI, « Stato e costituzione », op. cit., p. 22.

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en restant partiellement homme du peuple que le prince pourra aspirer à un consensus durable 80. De manière analogue, Lottini observe que dans les États populaires, des hommes d’infime condition qui, pris un par un, ne méritent aucune considération, lorsqu’ils sont ensemble se montrent capables de délibérations sages et admirables […], car, de même qu’un grand nombre de petites verges resserrées ensemble engendrent une très grande force, lorsque plusieurs individus mettent en commun quelques fragments de vertu et de prudence, ils peuvent réussir à concevoir une grande vertu et une grande prudence 81.

Cependant, parallèlement à ce discours qui garde un lien étroit avec la culture politique républicaine, dans la première période du principat, se précise une hétérologie du peuple, à savoir un discours sur cet acteur collectif en tant qu’élément séparé du corps politique. Une série de représentations confèrent au peuple la consistance d’un phénomène unitaire et itératif, donc mesurable et prévisible. Une première tendance consiste à ramener ces manifestations dans le domaine des forces de la nature. On se souviendra du parallèle que Machiavel établit dans les Discours sur la première décade entre le peuple et un bloc de marbre à l’état brut, soulignant la virtus créatrice du prince 82. En revanche, chez les écrivains politiques du principat, prédomine la perception du peuple comme phénomène énigmatique et universel : un peuple-masse, en quelque sorte, phobique et attrayant, déshumanisé et symboliquement assimilé à la puissance des éléments naturels 83, tel que le décrit Lottini dans l’aphorisme suivant : Quand on laisse prendre le pouvoir au peuple on peut espérer de lui un très grand soutien et craindre, d’autre part, un très grand dommage, puisqu’il possède une grande force en raison de la grande quantité d’hommes qui y interviennent ensemble. Et cela non parce que ces mêmes hommes, considérés individuellement, ont beaucoup de valeur, mais parce que, une fois ensemble, ils ressemblent à des gouttes d’eau très épaisses dans les viscères de la terre, où elles finissent par engendrer une très grosse veine 84.

Une seconde typologie de représentations du peuple correspond à la mise en place d’une tératologie sociale et politique. L’intérêt pour les monstres, très vif par exemple chez Léonard, se poursuit tout au long du XVIe siècle, avec des interfé80. Discorsi sopra Cornelio Tacito, op. cit., p. 147 : « Molto più di quei pensieri hai a tener conto, che tu avevi quando eri privato, che non di quelli che di nuovo ti sono sopraggiunti essendo principe ; perciocché dove quelli, essendo tu uno del popolo, erano regolati erano regolati dall’universale consentimento di tutto il popolo ; onde non senza ragione fu detto la voce del popolo essere la voce di Dio ; così questi dalla libera licenza del dominare guidati, assaggiato che hai una volta la dolcezza del dominare e disprezzati i cibi di prima, ti fanno strabocchevolmente a guisa d’ebbro discorrere per le cose lecite ed illecite senza freno o distinzione alcuna, ove l’appetito ti guida. » 81. Avvedimenti civili, op. cit., p. 129-130 : « Ne gli stati popolari gli huomini di bassissima conditione et de’quali a uno per uno non si terrebbe alcun conto, fanno tutti insieme molte volte deliberationi savie et magnifiche […], et ciò è si come assai picciol verghe strette insieme facevano una grandissima forza, così, prestando ogniuno in comune qualche particella di virtù et di prudenza possono fare che riesca di loro una gran virtù et una gran prudenza. » 82. Cf. supra, p 46. 83. Sur l’assimilation peuple (masse)-éléments, cf. les considérations toujours pénétrantes de E. CANETTI, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966 [1960], p. 78-94. 84. Avvedimenti civili, op. cit., p. 235 : « Quando s’è lasciato pigliare l’autorità al popolo si può sperare da lui grandissimi aiuti e temere d’altra parte grandissimi danni, perciocché ha gran forza per la gran quantità degli huomini i quali concorrono insieme non perché quei medesimi vagliano particolarmente tanto, ma perché congiunti fanno a guisa delle spesse gocciole d’acqua nella concavità della terra, ove alfine partoriscono una grossissima vena. »

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rences fréquentes entre le domaine des sciences de la nature et celui, naissant, des sciences de la société 85. Évoquée par Guichardin dans les Ricordi, la monstruosité du peuple est aussi un motif présent chez Lottini, pour qui « le peuple est comme un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs mémoires, plusieurs yeux et mains, toujours à l’œuvre 86 ». Dans le registre artistique, l’exemple le plus saisissant de tératologie à usage politique est le Persée, commandité par Côme Ier à Benvenuto Cellini en 1545 87. Situé au cœur même du lieu symbolique de l’ancienne souveraineté du peuple, le colosse en bronze donne lieu à un dispositif de signes complexe où le héros victorieux de Méduse – véritable double mythologique de Côme – est censé représenter la victoire du second duc de Florence contre le « monstre » républicain 88. L’intérêt pour les monstres devient systématique notamment sous les principats de François Ier et de Ferdinand Ier, dans un contexte marqué par un véritable engouement pour les sciences de la nature et pour un naturalisme enclin au côté secret et bizarre de la nature 89. La nature que l’on découvre dans la seconde moitié du XVIe siècle est de plus en plus difficile à connaître et à maîtriser : répertorier, collectionner et, si possible, exposer les manifestations apparemment inclassables du monde naturel devient ainsi une mode commune au prince et aux grandes familles de la capitale. Dans son journal de voyage de 1586, le naturaliste bolonais Ulisse Aldrovandi décrit la capitale du grand-duché comme un immense enclos consacré à l’exhibition de curiosités exotiques 90. Aldrovandi est, par ailleurs, l’auteur de l’un des textes majeurs de la tératologie moderne : la Monstrorum historia, dédiée à Ferdinand Ier, publiée posthume en 1642 91. Dans ce traité magnifiquement illustré, le scientifique recherche les causes de la naissance des monstres et admet l’existence de populations entièrement monstrueuses, crées par le hasard, l’hybridation d’espèce différentes ou la volonté divine. La question des monstres est abordée dans une perspective politique et sociale dans le Discours contre le vulgaire (Discorso contro il volgo), un traité de Cosme de Aldana publié à Florence en 1578 par Giorgio Marescotti, dans l’intention de fonder une sorte de tératologie de la population urbaine 92. L’auteur de ce texte, originairement rédigé en Espagnol (Invectiva contra el vulgo y su maledicencia), est un militaire de carrière et un écrivain amateur, membre d’une des familles 85. Cf. L. DASTON, K. PARK, Wonder and the Order of Nature 1150-1750, New York, Zone Books, 2001, p. 173-215. 86. Ibidem, p. 185 : « […] venendo tutto il popolo ad essere come un huomo che habbia molti ingegni, molte memorie, molti occhi et molte mani, può sempre stare all’opera. » 87. Cf. B. CELLINI, La vita, Turin, Einaudi, 1973, p. 450-451. 88. Cf. P. MOREL, « Portraits et images du prince », op. cit., p. 387 ; G. SPINI, « Architettura e politica nel principato mediceo del Cinquecento », Rivista Storica Italiana, 83-1971, p. 793-845, à la p. 838. 89. Cf. P. GALLUZZI, « La rinascita della scienza », in La corte, il mare, i mercanti, op. cit., p. 123-243, in part. p. 127-134. 90. Ibidem, p. 132 et 203-204 ; sur Aldrovandi, cf. G. OLMI, Ulisse Aldrovandi. Scienza e natura nel secondo Cinquecento, Trente, Libera Università degli Studi di Trento, 1976, et P. FINDLEN, Possessing Nature. Museums, Collecting, and Scientific Culture in Early Modern Italy, Berkeley, University of California Press, 1994 ; pour les rapports entre Aldrovandi et les Médicis, voir en particulier A. TOSI (dir.), Ulisse Aldrovandi e la Toscana, carteggio e testimonianze documentarie, Florence, Olschki, 1989. 91. U. ALDROVANDI, Monstrorum historia : cum Paralipomenis historiae omnium animalium, Marcus Antonius Bernia in lucem edidit, Bononiae, Typis Nicolai Tebaldini, 1642. 92. C. ALDANA, Discorso contro il volgo. In cui con buone ragioni si reprovano molte sue false opinioni, Florence, Giorgio Marescotti, 1578.

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nobles arrivées en Toscane à la suite d’Éléonore de Tolède, épouse de Côme Ier 93. De toute évidence, la publication de cet ouvrage volumineux s’inscrit dans un contexte semi-officiel : Giorgio Marescotti, un imprimeur proche de la cour 94, dans sa dédicace au grand-duc François Ier, rappelle la nécessité de combattre « l’ignorance effrontée du vulgaire » en essayant de démontrer le caractère fallacieux de ses jugements 95. Les promoteurs de cette entreprise appartiennent à deux horizons apparemment éloignés : le premier, Alessandro Puccinelli, traducteur de l’ouvrage, est un médecin de Lucques, auteur d’un traité sur les causes de la peste 96 ; le second, Raffaello Borghini, ami de Vasari et continuateur des Vite après sa mort, est un conservateur proche de la sensibilité et des nouvelles tendances artistiques de la Contre-Réforme 97. Cependant le regard du médecin et celui de l’antiquaire ne sont pas, en dernière analyse, étrangers à cette tentative singulière d’établir un catalogue exhaustif de la pathologie ordinaire de ce segment du corps politique, de ce « monstre gigantesque et mortel » qu’est la multitude urbaine, selon la définition de Borghini 98. Le Discours contre le vulgaire ne serait qu’un monologue ininterrompu d’environ 400 pages, sans ordre interne apparent et d’une consultation pénible, s’il n’était accompagné d’une vaste table des matières rédigée par les éditeurs, un véritable répertoire où sont classées, par ordre alphabétique, 634 propositions de l’auteur. Le Discours, qui dans sa version originale n’était qu’une diatribe violente et vaine, se présente ainsi au lecteur italien comme une espèce de petite encyclopédie consacrée aux façons de penser et de parler, mais aussi de se conduire ou de s’habiller d’une vaste partie de la population urbaine. 93. Le texte de la Invectiva contra el vulgo fut publié à Madrid seulement en 1591, on peut le consulter in Biblioteca de autores españoles. Curiosidades Bibliograficas, Madrid, Rivadeneyra, 1855, p. 495-514. Je remercie Michel Plaisance pour cette indication bibliographique. Quelques indications biographiques sur ce personnage in R. WEISS, Un poemita desconoscido de Cosme de Aldana poeta extremeño del siglo XVI, Badajoz, Centro de estudios extremeños, 1934, et notamment dans l’article de M. L. CERRON PUGA, « Itinerario editorial de Cosme de Aldana », Studi Ispanici, 1987-1988, p. 189-240, qui m’a été signalé par Elvezio Canonica, que je tiens également à remercier ; sur les Aldana, cf. F. ANGIOLINI, J. BOUTIER, « Noblesses de capitales, noblesses périphériques. Les dynamiques des élites urbaines dans le grand-duché de Toscane (XVIe-XVIIIe siècles) », à paraître ; sur le père de Cosme, Antonio de Aldana, membre de l’Ordre de Saint-Etienne depuis 1570, cf. B. CASINI, « I cavalieri spagnoli membri del Sacro Ordine Militare di Santo Stefano nel secolo XVI », in Toscana e Spagna nel secolo XVI, Pise, ETS, 1996, p. 124-187. 94. Cf. G. GUARDUCCI, Annali dei Marescotti tipografi editori in Firenze (1563-1613), Florence, Olschki, 2001 ; C. TIDOLI, « Stampa e corte nella Firenze del tardo Cinquecento : Giorgio Marescotti », Nuova Rivista Storica, 74-1990, p. 605-644 ; en 1577 Marescotti demandait au prince le titre d’imprimeur de la cour en invoquant le caractère presque officiel de ses publications : « Il supplicante nella professione sua è assai uffiziale et è molto adoperato da ministri et offiziali di V.A. in istampar provisioni et bandi publici… » : ASF, Auditore delle Riformagioni, 12, 15 avril 1577, c. 209v. 95. G. MARESCOTTI, « Al Serenissimo Gran Duca di Toscana », in C. ALDANA, Discorso contro il volgo, op. cit., p. 2 : « Tanto è horamai cresciuta, et ampiata, Serenissimo Signore, l’audacia dello ignorante volgo, confidatosi nella moltitudine concorrente ne’ suoi falsi pareri, che ardisce ad ogn’hora, porre i suoi velenosi denti in ogni bell’opera (come che da maestro suol mano ordita) per lacerarla. » 96. A. PUCCINELLI, Dialoghi sopra le cause della peste universale, Lucques, Busdraghi, 1577. 97. Cf. M. FIRPO, Gli affreschi, op. cit., p. 24, 413 ; D. PARKER, « The Poetry of Patronage : Bronzino and the Medici », Renaissance Studies, 17-2003, p. 230-245 98. Raffaele Borghini représente ainsi la multitude dans un sonnet adressé à l’auteur de l’ouvrage : « Se’l vincer l’animal, che dal suo male/Prendea più forza, e darà a l’empio morte/Che da l’essere oppresso era più forte,/Al vincitor diero fama immortale./A voi, che ‘l volgo si grande, e mortale/Mostro (che sempre ha vita per ria sorte)/ Non sol vincete ma con fide scorte/Guidate al Cielo e gl’impennate l’ale/[…] » : C. ALDANA Discorso, op. cit., p. n.n.

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Considéré dans son ensemble, ce traité hétéroclite vise assez clairement à repérer une série d’éléments qui permettent de fonder une anthropologie de la multitude (volgo). L’altérité de cette dernière résulte, tout d’abord, de sa position sociale. La multitude est irréductible à toute autre catégorie subordonnée de la population : aussi bien à la plèbe des campagnes qu’au peuple de la ville. Contrairement à une tendance visible dans le lexique de la société de la seconde moitié du siècle, souvent enclin à généraliser négativement la catégorie de peuple 99, le Discours contre le vulgaire essaye de délimiter son objet : « Ici, je n’entends par multitude (volgo) que la population la plus abjecte, à savoir les hommes capables de peu d’esprit, de doctrine et de vertu. » Cette espèce d’hommes, précise Aldana, qui n’ont de l’homme que le nom, qui négligent les lois et que les lois négligent, tout au plus experts en bons vins ou en lieux de divertissements 100. Le terme de multitude recouvre ainsi une pluralité de types humains que l’on peut difficilement réduire dans des grilles sociologiques plus rigoureuses. Si l’on essaye de simplifier, ce terme sert à nommer, dans une perspective économique et sociale, toute la vaste réalité qui se situe au-delà du peuple paisible et productif de la ville – celui que Botero définit, à peu près à la même époque, comme le peuple « moyen » (mezzano), fondement de la richesse et de la conservation de l’État 101; il indique, ensuite, relativement à l’espace de la ville, le flot d’individus qui encombre les lieux publics : « Puisque la ville est un agrégat de monde, qu’en serait-il de la ville si toi, Vulgaire, n’existais pas ? […]. Si toi n’existais pas, qui remplirait les places, les marchés, les rues, les carrefours 102 ? » Il définit, finalement, une catégorie psychique : ainsi, la multitude n’est rien d’autre que « la masse d’individus ignorants 103 ». Loin de se réduire à une question de marginalité économique et sociale ou à un défaut d’éducation, l’altérité de la multitude est par ailleurs, selon Aldana, le résultat d’une anomalie distinctive et constitutive qui affecte une vaste partie de la population et qui trouve son explication dans le côté irrationnel et incontrôlable de la nature, génitrice d’une grande quantité de choses imparfaites. La multitude est en effet une partie de l’espèce humaine qui ne garde de l’humanité que son aspect extérieur : « Ce n’est pas parce que toi, ô Vulgaire, tu te remues, tu bois, tu manges et tu fais des choses communes tant aux hommes qu’aux brutes, qu’on peut t’honorer du titre d’homme 104. » Il y a chez l’Espagnol Aldana un côté dépaysant qui rend son discours, bien que traduit, irréductible à tout autre 99. Cf. G. BORRELLI, « Concetto di popolo e rappresentazione di soggetti nelle scritture politiche italiane del Seicento », in Essere popolo, op. cit., p. 377-396. 100. Ibidem, p. 398-399 : « Ma io qui non intendo dire volgo, se non della gente più infima, cioè d’huomini di poco ingegno, dottrina et virtù, huomini solamente in quanto al nome, questi dico, i quali sete voi, che certo non sete quei per i quali le leggi sono approvate, poiché meglio v’intenderesti qual fussi il miglior vino, o più atto luogo da ire a giocare, o da simili cose che di quest’altre. » 101. Cf. G. BORRELLI, « Concetto di popolo », op. cit., p. 385. 102. C. ALDANA, Discorso, op. cit., p. 399 : « […] essendo le città congregationi di gente, se tu non fossi che congregatione al mondo saria ? […], se voi non foste chi empieria le piazze, i mercati, le strade, i cantoni […] ? » 103. Cf. la définition de « volgo » que l’on trouve dans la table des matières («Tavola delle cose che nella presente opera si contengono »), p. n. n. : « Massa d’huomini ignoranti in moltitudine confusa che sia. » 104. Ibidem, p. 107 : « Non perché tu Volgo ti muova, beva, mangi e dell’altre cose faccia che comuni à gl’huomini co i bruti secondo il corpo sono, di questo nome d’huomini honorar ti è lecito, perché oltre che indegno ne sei, i savi vengono ingiuriati. »

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discours italien de la même époque sur la nature et sur les prérogatives du peuple. Aldana introduit dans cette réflexion, qui se poursuit depuis les humanistes, un facteur racial : la multitude est une tare sociale, sa folie est une donnée biologique et atavique qui trouve son expression dans un certain nombre de comportements et d’opinions aberrants. Cela rend nécessaire d’approcher et de comprendre ce sujet par une voie indirecte, par accumulation de comparaisons parfois curieuses ou fantastiques : le cochon, le chien, le corbeau, la guêpe, le fer, la croûte de la terre, une jarre vide, une route dangereuse et, bien sûr, l’Hydre 105. La représentation de la « monstruosité » du vulgaire, véritable leitmotiv du traité d’Aldana, sert de préliminaire à une attitude plus analytique, qui s’exprime à travers une mise en série et un dénombrement de son corps difforme. L’inventaire que l’ouvrage d’Aldana établit des manifestations de la multitude, vise aussi bien ses apparences générales que la sphère des comportements et des opinions. Sa démarche est celle de la physiognomie classique : il cherche le lien profond entre l’habitus et les traits du tempérament, avec cette différence près qu’Aldana ne s’intéresse pas à un individu ou à une ethnie mais à un pan du corps social. Lorsque Aldana affirme que la « physionomie du vulgaire est méchante 106 », il ne se contente pas de redire des stéréotypes frustes : il essaie, par contre, de créer des caractères et des types sociaux en réunissant des éléments tout aussi hétérogènes que la couleur et la qualité de la peau (« semblable à celle des chiens 107 »), la contenance, souvent efféminée 108, la façon de s’habiller, grossière et voyante, la parole, « incorrecte », répétitive, incapable de dialogue 109. Selon une logique quasi-déterministe, ces attributs correspondent à autant de postures morales et mentales que l’on peut réduire au triple signe de la variété, de l’instabilité, de l’ignorance. La profusion de l’opinion de la multitude est illustrée par un grand nombre de proverbes qui portent sur les sujets les plus disparates. L’auteur parfois les retranscrit afin de montrer leur caractère faux et/ou bizarre et, plus généralement, le caractère prévisible des opérations mentales de la multitude. Dans un but en partie différent et, si l’on veut, plus scientifique, les éditeurs de l’ouvrage essayent de répertorier ces manifestations de sagesse orale, de façon à proposer au lecteur italien une sorte d’abrégé de parémiologie populaire 110. Protéiforme, l’opinion du vulgaire est, également et, peut-être, plus encore, versatile. Le lieu commun de l’instabilité se trouve ici confirmé et illustré par une série d’exemples qui visent à montrer le penchant de la multitude pour la nouveauté, notamment en politique : le vulgaire, lit-on, « désire le changement (mutatione) de gouvernement et des nouveaux chefs » et il est donc enclin à la machination et à la révolte 111. En revanche, à cause de son ignorance, la multitude est incapable 105. 106. 107. 108. 109. 110. 111.

Ibidem, p. n.n., « Tavola delle cose che nella presente opera si contengono », à « Comparatione… ». C. ALDANA Discorso, op. cit., p. 386, « fisionomia del volgo quanto sia cattiva ». Ibidem, p. 400 : « Carni del volgo paiono canine. » Ibid., p. 404 : « Huomini effeminati del volgo. » Ibid., p. 27 : « Volgo rompe la continuanza delle parole. » Cf. ibid., l’entrée « Proverbio » dans la « Tavola delle cose che nella presente opera si contengono ». Ibid. l’entrée « Mutation di governo desidera il volgo, et nuovi capi », p. 390 : « Dall’esser tanto vago delle novità ti vien l’abborrir le cose ordinarie, etiam che giustissime et santissime siano, il desiderar muttationi di governo, nuove amministrationi di capi, et non solo queste cose ami, ma le cerchi con ogni sforzo condurre al fine o machinando insidie et facendo trattati o ribellandoti. » Sur le concept, difficilement traduisible, de « mutazione », cf. A. PONS, « Mutazione », in Vocabulaire européen, op. cit., p. 847-849.

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de suivre le discours des novateurs en matière religieuse. L’accusation d’hérésie se retrouve ainsi fréquemment dans la bouche du vulgaire sous forme d’injure prononcée contre les savants 112. La religiosité propre au plus grand nombre reste la superstition. En pleine Contre-Réforme, le Discours sur le vulgaire contribue à fixer et à reformuler dans le discours politique italien l’idée d’un lien entre la superstition et l’insubordination : plus que dans le contrôle d’une religiosité savante et anticonformiste, encline à l’hérésie, le vrai enjeu pour la conservation du pouvoir consiste en la connaissance de ce vaste réservoir d’ignorance qu’est la plèbe des villes et des campagnes. La description que le Discours consacre à la religion populaire est souvent d’un réalisme saisissant 113. Loin de se limiter à en dénoncer les absurdités, Aldana contribue à explorer et à classer le champ des croyances et des pratiques religieuses d’une large majorité de la population urbaine et rurale. Pour la première fois, l’ignorance de la multitude est présentée au lecteur italien comme un mode de raisonnement à part, une forme mentale spécifique qui rend le vulgaire compétent dans l’interprétation des signes de la nature et dans la découverte de connexions apparemment invraisemblables entre événements éloignés ou de nature différente 114. C’est en particulier cette capacité collective d’interprétation et de divination qui attire l’attention de l’écrivain espagnol. Cette logique aberrante est bel et bien la preuve de l’existence d’une capacité de jugement, bien que cette pensée autonome et difforme soit devenue de plus en plus opaque à la raison des classes dirigeantes.

Censure et utopie urbaine La censure moderne est indissociable d’une conception nouvelle de l’espace urbain. Les rapports entre urbanisme et pouvoir politique sous Côme Ier et ses successeurs ont fait l’objet d’une série d’études consacrées pour l’essentiel à la mise en chantier et, en partie, à la réalisation d’importants projets de réforme de l’espace public de la capitale et des autres villes de l’État 115. La nouvelle forme de la ville est censée manifester, de manière synthétique, le statut du prince et la forme du gouvernement, mais elle répond également à un dessein de réforme du corps social et à une politique de contrôle urbain qui sont en relation, nous l’avons évoqué, avec la mise en œuvre de la nouvelle censure. Cette problématique 112. Cf. « Tavola delle cose che nella presente opera si contengono », à l’entrée « Heretico vuol il volgo che sia chi troppo intende », p. 192. 113. Les références aux croyances populaires sont nombreuses, cf. par exemple « Superstizioni del volgo », p. 254 ; « Pazze superstizioni del volgo », p. 264 ; « La sanità et vita non doversi cercar per arte del demonio », p. 235 ; sur l’attention qu’Aldana consacre en particulier à la médecine populaire a attiré l’attention récemment G. RUGGIERO, « The Strange Death of Margarita Marcellini : Male, Signs, and Everyday World of Pre-Modern Medecine », The American Historical Review, 106-2001, p. 1141-1158, à la p. 1143. 114. Discorso contro il volgo, op. cit., p. 265 : « Molti sono gli auguri tuoi che il maggiore augurista non è al mondo di te. Tu non lasci cosa alcuna sopra la terra che non gli dia qualche significato. Oh che bei significati e interpretazioni : ma io non so la ragione perché se abbaia o urla un cane debba morire (come di’ tu) alcuno nella vicinanza et perché il versarsi il vino sia buon segno, forse è perché abbondantia dimostra et il versarsi l’olio, cattivo, perché fa una buona macchia ; et è cattivo segno il versare il sale, perché anche cattivo segno fa, perché non lascia macchia alcuna. » 115. Cf. G. SPINI, « Architettura e politica nel principato mediceo del Cinquecento », op. cit. ; Il potere e lo spazio. La scena del principe, Florence, Electa, 1980 ; G. FANELLI, Firenze, Rome-Bari, Laterza, 1980, p. 99-107 ; S. FETTAH, « Au limites et au cœur de l’État régional : Livourne, cité du prince et cité marchande », in Florence et la Toscane, op. cit., p. 179-196.

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échappe généralement à l’attention des auteurs qui, vers la fin du XVIe siècle, dans le courant de la Raison d’État, entament une réflexion sur la ville et notamment sur les moyens de favoriser sa richesse et sa population 116 : en revanche, elle est clairement perçue dans la littérature à caractère utopiste. Trop souvent conçu sous l’angle de la rêverie politique, le genre littéraire utopiste demande à être réétudié comme un discours politique à part entière, parallèle et complémentaire au discours, à caractère pragmatique, consacré au prince et à l’art de gouverner qui se développe particulièrement au cours de la seconde moitié du XVIe siècle 117. La censure entretient un rapport étroit avec l’utopie principalement parce que, à cette époque, « censure » n’est qu’un mot d’origine savante, évoquant un horizon d’attente indéfini, ouvert à l’expérimentation de nouvelles pratiques de gouvernement de la société et des individus. Dans son ouvrage consacré à la sémantique historique, Reinhart Koselleck écrit que « plus l’expérience est mince, plus l’attente est grande 118 ». « Censure » est un mot-programme, riche en avenir mais pauvre en expérience qui implique une mise en valeur du rôle de l’imagination dans la théorie et dans la pratique de gouvernement. On se souviendra de la position critique que Machiavel exprime, dans le chapitre 15 du Prince, envers les utopies : « Puisque mon intention est d’écrire des choses utiles à ceux qui m’écoutent, il m’a semblé plus pertinent de poursuivre la vérité effective des choses que l’idée que l’on s’en fait. Nombreux sont ceux qui ont imaginé des républiques et des monarchies dont l’on n’a jamais vu ni su qu’elles aient vraiment existé 119. » La littérature utopiste ne contredit pas mais plutôt inverse cette formule célèbre en affirmant qu’une partie essentielle de la vérité effective – notamment dans cette phase génétique du langage politique et d’expérimentation de nouveaux dispositifs de gouvernement – se situe et se prépare non seulement dans la réalité disponible à l’observation et l’expérience, mais aussi dans les républiques et les monarchies imaginaires. Le discours utopique que le Florentin Anton Francesco Doni développe notamment dans les Mondi (Les Mondes, 1552), est le plus proche du contexte politique toscan, à tel point qu’il n’est sans doute pas sans relation avec le projet de réforme de la cité et de la société imaginé et mis en œuvre à la même époque par Côme Ier 120. Éditeur de la première version italienne de l’Utopia de Thomas More, Doni sait pertinemment que l’utopie est un outil heuristique qui permet d’aborder, de façon privilégiée, la description de la réalité politique sous un angle inédit. Aussi, s’adressant au dédicataire de cette traduction, Gerolamo Fava, Doni l’exhorte à une lecture positive et utile de la représentation de la ville idéale :

116. Cf. notamment G. BOTERO, Delle cause della grandezza e magnificenza delle città, in Della ragion di Stato, op. cit., p. 317-372. 117. Cf. les observations de P. C. PISSAVINO, « Le forme della conservazione politica : ragion di stato e utopia », in Le filosofie del Rinascimento, op. cit., p. 552-606, en part. la p. 584. 118. R. KOSELLECK, Le futur passé, op. cit., p. 326. 119. Le Prince, op. cit., p. 148. 120. Pour une bibliographie récente sur l’utopie de Doni voir la présentation, malheureusement très superficielle, de M. GUGLIELMINETTI, « I Mondi e gli Inferni di Anton Francesco Doni : guida alla lettura », in A.F. DONI, I Mondi e gli Inferni, éd. M. GUGLIELMINETTI, Turin, Einaudi, 1994, p. VII-LXVII.

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« Vous y trouverez des bonnes mœurs, des bonnes institutions, des enseignements vénérables, un gouvernement sincère et des hommes réels 121. » De façon analogue, le « Monde sage », c’est-à-dire la cité imaginaire que Doni décrit dans la section des Mondes intitulée Les Mondes terrestres, fait fonction d’un paradigme permettant d’analyser la forme de la ville et de son articulation avec la forme du gouvernement et l’organisation globale de la communauté. De façon implicite, cette représentation pose la question des conditions qui rendent possible la construction d’une société bien ordonnée et solidaire. L’abolition de la famille et de la propriété privée, l’établissement d’une égalité substantielle entre les habitants dont Doni fait état avec redondance de détails ahurissants, ne seraient, en fin de comptes, que des lieux communs propres au genre utopique s’ils n’étaient pas accompagnés d’une description originale et minutieuse du mécanisme qui garantit et perpétue la paix et la cohésion de la cité : Une grande Cité, qui était construite selon un cercle absolument parfait à la manière d’une étoile. Imagine la ville selon la forme que je te dessine par terre. Voilà je te trace un cercle : dis-toi que ce cercle, ce sont les murailles et qu’ici, au milieu, où je marque ce point, il y a un temple plus haut, quatre à six fois plus vaste que le dôme de Florence […]. Ce temple avait cent portes qui, prolongées en ligne droite, comme les rayons d’une étoile, conduisaient tout droit aux remparts de la Cité, laquelle avait également cent portes. Il y avait donc aussi cent rues. De sorte qu’en se tenant au milieu du temple et en pivotant sur soi-même, on pouvait embrasser d’un seul regard la Cité toute entière 122.

En attribuant au grand temple une position centrale et dominante, Doni souligne le rôle capital de la religion dans la construction du lien politique, selon un motif récurrent dans la littérature et dans l’iconographie politique sous Côme Ier et, par là même, il propose une interprétation de l’espace politique de la ville. Dans cette vision « véridique » d’un monde qui se veut totalement nouveau (nuovo mondo, lit-on au tout début du dialogue), l’espace a un caractère intrinsèquement politique et, par conséquent, le politique se manifeste dans une maîtrise totale de l’espace. L’espace physique de la ville coïncide en effet avec la limite circulaire décrite par le regard du magistrat suprême. Doni informe ses lecteurs qu’il s’agit d’un ecclésiastique élu en raison de son ancienneté parmi

121. « Voi troverete in questa repubblica, ch’io vi mando, ottimi costumi, ordini buoni, reggimenti savi, ammaestramenti santi, governo sincero e uomini reali » : T. MORE, La repubblica nuovamente ritrovata del governo dell’isola Eutopia nella quale si vede nuovi modi di governare stati, reggier popoli, dar leggi a i senatori, con molta profondità di sapienza, storia non meno utile che necessaria, Venise, [Doni], 1548, p. 3-4 ; sur cette traduction de Ortensio Lando, cf. P. GRENDLER, Critics, op. cit., p. 163-164. 122. Nous suivons ici la traduction de l’ouvrage de Doni (Monde sage Monde fou) proposé par A.C. FIORATO (dir.), La cité heureuse. L’utopie italienne de la Renaissance à l’Âge baroque, Paris, Quai Voltaire, 1992, p. 58. Il est intéressant de consulter aussi la première traduction française : Les mondes célestes, terrestres et infernaux, tirez des oeuvres de Doni florentin, par Gabriel Chappuis tourangeau, à Lyon pour Bathelémy Honorati 1583, p. 205-206 ; cf. I Mondi, op. cit., p. 94 : « Una gran Città, la quale era fabricata in tondo perfettissimo, a guisa d’una stella. Tu t’imagini la terra in questa forma come io te la disegno in terra. Ecco che io ti segno un circulo, fa conto che questo cerchio sieno le muraglie, e qui nel mezzo dove io fo questo punto, sia un tempio alto, grande come è la cupola di Fiorenza quatto o sei volte […]. Questo tempio aveva cento porte, le quali, tirate a linea come fanno i raggi d’una stella venivano diritti alle mura della Città, la quale aveva similmente cento porte, cosí venivano a essere ancora cento strade. Onde chi stava nel mezzo del tempio, e si voltava tondo tondo veniva a vedere in una sola volta tutta la Città. »

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les cent religieux qui habitent le temple et administrent la ville 123. Le pouvoir que ce chef politique et religieux exerce est essentiellement – au sens propre et au sens figuré – un droit de regard. Ce droit, propre au censeur, s’applique à la ville, tout d’abord en répartissant fonctionnellement le corps politique suivant les différentes catégories professionnelles, ensuite en reproduisant dans chaque rue (et vraisemblablement à l’infini) le principe de la connaissance minutieuse et du contrôle théocratique de l’espace : La Cité avait dans chaque rue deux métiers, par exemple, d’un côté rien que des tailleurs, de l’autre toutes les boutiques de tissus. Dans une autre rue, d’un côté les apothicaires, en face on trouvait tous les médecins ; dans une autre les cordonniers qui faisaient des souliers, des mules, des bottes, de l’autre rien que des peaussiers ; dans une autre des boulangers qui faisaient le pain et, vis-à-vis, des moulins qui tournaient sans eau ; dans une autre encore, nombre de femmes qui filaient et dévidaient, affinant leur fil à la perfection, et ceux d’en face tissaient. Ainsi donc, le nombre des métiers s’élevait à deux cent et chacun ne faisait rien d’autre que le sien […]. Chaque rue était placée sous la responsabilité d’un prêtre du temple 124.

Cette vision minimaliste de l’appareil institutionnel de l’État a pour but de mettre en relief ce qui constitue son principe directeur : à l’instar de la censure des Anciens, le gouvernement du Mondo savio sert à promouvoir les bons et à repérer les mauvais. En quelques lignes, Doni explique que le pouvoir de gouverner se situe en amont des lois et de leurs application et qu’il coïncide avec la capacité d’éliminer le mal à son origine : c’est ainsi, par exemple, que la suppression des nouveaux-nés monstrueux est moralement et politiquement justifiée 125. Gouverner consiste à prévenir les dangers qui pèsent sur la communauté plutôt qu’à réprimer les délits, dans le traitement prophylactique des « humeurs » qui engendrent les actes criminels 126 et dans l’éradication systématique des passions. Ce dernier aspect joue un rôle fondamental dans l’ordre politique imaginé par Doni, puisque les passions et les sentiments renvoient à la sphère de la subjectivité et au pouvoir obnubilant des opinions individuelles. Le rêve totalisant de Doni traduit ainsi en dispositif de gouvernement l’idéal platonicien d’une communauté exprimant à l’unisson l’opinion droite :

123. Monde sage Monde fou, op. cit., p. 60 : « Le plus âgé des cent prêtres était le chef de la ville. » I Mondi, op. cit., p. 164 : « Il piú vecchio de’cento sacerdoti, era il capo della terra. » 124. Les mondes célestes, op. cit., p. 207-208 ; I Mondi, op. cit., p. 164 : « Aveva la Città in ogni strada due arte, come dire da un canto tutti sarti, dall’altro tutte le botteghe di panno. Un’altra strada, da un canto speziali, all’incontro stavano tutti i medici ; un’altra via calzolai che facevano scarpe, pianelle, e stivali ; dall’altro tutti coiai ; da un’altra fornai che facevano pane, e al dirimpetto, mulini che macinavano a secco. Un’altra via tante donne che filavano, e dipanavano, riducendo i lor filo a perfezione, e quelli all’incontro tessevano. Onde vi veniva a esser dugento arti, e ciascuno non faceva altra cosa che quella […]. E di ciascuna strada aveva cura un sacerdote del tempio. » 125. Monde sage Monde fou, op. cit., p. 63 : « Le Sage : mais pour les monstres qui naissaient, comme, par exemple, les bossus, les boiteux, les borgnes, etc., où donc allaient-ils ? Le Fou : il y avait un très grand puits où on les jetait tous, dès leur naissance : on ne voyait donc pas de telles difformités en ce monde. » 126. Monde sage Monde fou, op. cit., p. 67-68 : « Le Fou : et si quelqu’un s’était amusé à mettre le feu à une maison ou à une ferme pour voir ce beau feu ? Ou à précipiter un cheval chargé du haut d’un escarpement pour le voir rouler en bas, que lui serait-il advenu ? Le Sage : ces dix hommes le conduisaient auprès du chef de la Cité et ce dernier lui donnait une prise de manne faite d’arsenic, qui le guérissait de son humeur. »

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Un monde où chacun jouisse de tout ce dont on jouit dans le nôtre, où les hommes n’aient qu’une seule et même pensée, et d’où toutes les passions humaines soient éliminées 127.

Les limites de la censure Structurellement liée à un idéal de pureté et de conservation de la communauté, l’utopie urbaine trouve son corollaire dans l’accroissement d’un pouvoir du regard et d’ingérence dans la vie des citoyens. Par ailleurs, la capacité de repérer et d’exclure de l’espace vertueux de la cité un certain nombre de personnes et de groupes considérées comme nuisibles est une nécessité largement revendiquée par les théoriciens de la restauration princière. Brucioli rappelle au prince le devoir de « conserver les bonnes choses et de ramener les mauvaises sous une forme meilleure », c’est pourquoi il l’invite à « chasser de la ville ou à obliger à une vie meilleure » les hommes « qui mènent une vie digne de réprobation 128 ». Le modèle de la censure classique est présent dans le discours de Cresci lorsqu’il évoque la nécessité pour le prince « de choisir dans sa ville des personnes spécifiquement chargées de noter les âmes vertueuses, religieuses et tous ceux qui, avec vertu et prudence, gouvernent leurs familles » et d’admonester, en revanche, les « jeunes dévoyés 129 ». Lottini souligne que « le prince doit attacher la plus grande attention à cette race d’hommes paresseux qui sont la cause de scandale et de trouble dans la ville, car, débordants d’arrogance et de vices, ils sont de toutes les rixes, de tous les jeux, on les trouve dans toutes les tavernes » et il est donc urgent de « les chasser ouvertement et sans aucun respect de la ville 130 ». Ce souci d’ordre et d’équité place la censure au cœur de l’action princière tout en faisant du prince le garant de cet idéal du vivere civile, de coexistence harmonieuse entre les membres de la communauté, que la république avait en vain essayé de réaliser 131. Ce rôle prééminent, loin de se réduire à la discipline des mœurs, permet d’attribuer au prince une potestas inspiciendi, un pouvoir d’investigation de type nouveau, spécifiquement focalisé sur le vaste domaine des propos 127. Ibidem, p. 57-58, et I Mondi, op. cit., p. 162 : « Un mondo che ciascuno godi tutto quello che si gode in questo nostro e che non abbino gli uomini se non un pensiero, e tutte le passioni umane sien levate via. » 128. A. BRUCIOLI, Del governo dello ottimo principe, op. cit., c. 21v. : « Se bene alcuni tengono che sia utile nutrire le discordie fra gli huomini di non approvata vita, acciocché pugnando fra loro lasciassino in pace i buoni, io vorrei che [il principe] quegli estirpassi dalla città o che riducesse a miglior vita essendo l’ufficio suo conservare tutte le migliori cose et ridurre le cattive a migliore essere. » 129. M. CRESCI, I doveri del principe, op. cit., c. 12r-v : « A si gloriosa sententia adunche avertisca ogni moderno principe a farsi benevoli e’populi et vadi deputando particular persone per le sue città, notando gl’animi virtuosi, religiosi et quegli che virtuosamente et timorosamente a governo di loro famiglia menano la lor vita […]. Deputando chi debba tener conto delli sviati giovani che passeggiando li otiosi giorni spendono invano. » 130. G.F. LOTTINI, Avvedimenti civili, op. cit., p. 22 : « Il principe dee porre gran cura a certa razza d’huomini otiosi, lo quale sono lo scandalo et il turbamento della città perché pieni d’arroganza et di lordura si trovano in tutte le risse, in tutti i giuochi, in tutte le taverne […]. Onde agevol cosa è provedervi con tenergli occupati in alcuno essercitio o se qusto non basta, tutto che fussero nobili, mandargli apertamente e senza rispetto fuori della città. » 131. Cf. à ce propos les observations de E. FASANO GUARINI, « Gli ordini di polizia nell’Italia del ‘500 : il caso toscano », in M. STOLLEIS, K. HÄRTER, L. SHILLING (dir.), Policey im Europa der Frühen Neuzeit, 1996, p. 55-95, à la p. 60.

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et des pensées des sujets. La fragilité constitutionnelle et politique du régime princier semble justifier une attitude nouvelle, sans aucun doute plus audacieuse et agressive, à l’égard de ce domaine en équilibre toujours précaire entre la sphère publique et la sphère privée et intime. La fin tragique d’Alexandre de Médicis, premier duc de Florence, rend ses successeurs particulièrement sensibles à tout propos public ou secret pouvant engendrer une action contre l’État 132. Par rapport à la censure ancienne, la nouvelle censure est donc davantage concentrée sur la parole – orale et écrite – et, par conséquent, sur la dimension immatérielle de la pensée et de l’imagination. « Que pense le peuple ? Et comment pense-t-il ? » : cette question, posée de façon implicite par l’ouvrage d’Aldana sur l’opinion du vulgaire, trouve une réponse seulement dans la possibilité d’une connaissance approfondie des caractères psychologiques de tout sujet. Cette question a également une importance décisive pour la définition de la nouvelle sphère de souveraineté du prince. Partout en Europe, entre XVIe et XVIIe siècle, la censure est conçue comme une fonction publique de contrôle et de correction des consciences. Pourtant, des différences significatives subsistent, se résumant, en gros, aux deux modèles politiques majeurs de la Raison d’État et de la absolute Sovereignty de Thomas Hobbes 133. Dans le chapitre 18 du Léviathan, Hobbes affirme que le souverain possède le monopole de l’opinion et que l’État, par conséquent, a le droit exclusif de « gouverner » les opinions exprimées publiquement par les sujets, tout en respectant leur for intérieur 134. Inversement, nous l’avons vu, Giovanni Botero, dans le livre II de la Raison d’État, reconnaît dans la norme religieuse l’outil le plus efficace dont le prince dispose afin de pénétrer les consciences des individus et de renforcer ainsi leur lien de soumission 135. Si l’on examine cette question dans le contexte de l’État toscan en formation, les positions qui s’expriment à ce propos paraissent moins tranchées. La connaissance des opinions intimes des sujets est une matière nouvelle et ardue, qui justifie des prises de positions parfois contradictoires. En principe, les théoriciens du principat considèrent le bon gouvernement des opinions comme une tâche censoriale propre à la souveraineté du prince. En dépit d’une lecture historiographique qui accentue le caractère contractuel du principat médicéen, le gouvernement des opinions est l’un des domaines où la souveraineté du prince a tendance à se manifester dans sa forme absolue. Aussi, la question récurrente chez les écrivains politiques du principat, plutôt que sur le caractère légitime du 132. Sur les mesures mises en œuvre à ce propos dans l’État toscan, cf. infra, p 100-109. 133. Pour une comparaison entre ces deux modèles théoriques, cf. G.F. BORRELLI, Ragion di Stato e Leviatano, op. cit. 134. T. HOBBES, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Paris, Dalloz, 1999 [Londres, 1651], p. 184 : « C’est un droit attaché à la souveraineté, que d’être juge des opinions et des doctrines qui sont nuisibles ou favorables à la paix et, en conséquence, de décider ce qu’on peut permettre (et en quels cas et dans quelles limites) lorsqu’il s’agit de prendre la parole devant les foules, et qui devra examiner la doctrine de tous les livres avant qu’ils ne soient publiés. En effet les actions des hommes procèdent de leurs opinions, et le bon gouvernement des hommes, en vue de leur paix et de leur concorde, repose sur le bon gouvernement de leurs opinions » ; sur le « well governing of opinions », cf. L. JAUME, « Le vocabulaire de la représentation politique de Hobbes à Kant », in Y. C. ZARKA (dir.), Hobbes et son vocabulaire. Études de lexicographie philosophique, Paris, Vrin, 1992, p. 231-257. 135. Cf. supra, p 72.

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pouvoir qui consiste à sonder les cœurs des sujets, porte sur ses limites, dictées par des considérations d’ordre politique, moral ou religieux. L’utopie absolutiste d’une connaissance profonde de la nature, des discours et des pensées des sujets est exprimée de façon exemplaire dans les Marmi (Les Marbres, 1552) d’Anton Francesco Doni. Auteur visionnaire, Doni conçoit cet ouvrage insolite comme la transcription d’une série de dialogues (ragionamenti) saisis au hasard sur les marches de la cathédrale de Florence (les marmi, dans l’usage florentin), un lieu habituel de rencontre des habitants de la ville, apparemment sans distinction de classe sociale 136. Dans la préface, l’auteur adopte la fiction de sa métamorphose en oiseau, une condition qui lui permet d’écouter confortablement les conversations de ses concitoyens à leur insu : « J’ai maintenant d’immenses plaisirs, car je voltige dans l’air et, insensiblement, je me porte en voletant sur eux et je les écoute et je vois toutes leurs actions et conversations 137. » Cette condition imaginaire résume deux attributs essentiels de la nouvelle censure : premièrement la capacité de voir sans être vu ; deuxièmement la capacité de voir, simultanément, d’en haut et de façon rapprochée, de manière à saisir, selon les circonstances, aussi bien la totalité des foyers qui composent la ville que l’intimité de chaque individu : Me voici chez moi. Je plane dans l’air au-dessus d’une ville et je m’imagine en oiseau très grand qui voit d’un regard subtil les choses qui s’y font et, soudainement, j’ôte la couverture des maisons de telle manière que, simultanément, je peux voir tout homme et toute femme en train de faire différentes choses ; il y a celui qui chez lui pleure et celui qui rit, celle qui accouche et celui qui engendre, celui qui lit et celui qui écrit, celui qui mange et celui qui prie. Un tel crie contre sa famille, un autre s’adonne aux plaisirs. Voici qu’un tel tombe de faim dans sa maison et un tel autre vomit pour avoir trop mangé. Quelle diversité je vois dans une seule ville et à la même heure. Ensuite je me déplace dans une autre ville et je découvre des coutumes différents, des conversations différentes et variées 138.

Cette vision aérienne et « panoptique » peut, bien entendu, évoquer le rêve atemporel d’un pouvoir qui « prendrait la forme d’une surveillance exhaustive des individus 139 », mais elle est davantage significative si on la considère comme un témoignage, peut-être parmi les plus saisissants, de la transformation profonde que l’ethos républicain vient de subir en peu de temps. En effet, si dans la civilité républicaine tout ce qui a un intérêt politique se dit et se fait, théoriquement, dans l’espace public, sous le regard vigilant des citoyens, dans le nouvel espace politique du principat, pas un seul acte n’est politiquement neutre. Dans un désordre apparent, Doni énumère une série d’actions qui appartiennent à la 136. A. F. DONI, I marmi, Venise, Marcolini, 1552 ; sur cet ouvrage, cf. GRENDLER, Critics, op. cit., p. 60, et BRYCE, « The Oral World », op. cit., p. 85-86. 137. I marmi, I, p. 6 : « Hora quivi io v’ho di grandissimi piaceri, perché nello svolazzare per aere invisibilmente m’arreco aliando sopra di loro et ascolto et veggio tutti lor fatti et ragionamenti. » 138. Ibidem : « Eccomi a casa. Io volo in aria sopra una città et mi credo esser diventato un uccellaccio grande grande che vegga con una sottil vista ogni cosa che vi si fa dentro et scuopro in un batter d’occhio tutta la coperta di sopra onde a un medesimo tempo io veggo ciascun huomo et donna far diversi effetti, chi nella sua casa piange, chi ride, chi partorisce, chi genera, chi legge, chi scrive, chi mangia, chi vota. Uno grida con la famiglia, l’altro si sollazza. Eccoti che quello cade per la fame in casa per terra et l’altro per troppo mangiar vomita. O che gran diversità veggo in una sola città et a un tempo medesimo. Poi me ne vo in un’altra terra et trovo habiti diversi, diversi ragionamenti et variati. » 139. M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 68.

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sphère privée et à l’intimité des sujets : la vie sexuelle et la reproduction, les rapports entre les membres de la famille, le confort et l’indigence, la religiosité individuelle, le fait même d’être heureux ou insatisfait constituent désormais les objets potentiels d’un regard supérieur, spécifique et constant 140. C’est à la lumière de cette transformation profonde du clivage public/privé que la censure, née dans l’antiquité comme institution républicaine et comme mécanisme de promotion des vertus civiles, peut maintenant être conçue comme un dispositif apte à évaluer aussi bien les qualités matérielles, morales, intellectuelles des sujets que leurs goûts et tendances les plus intimes et spirituelles. Scipione Ammirato traite cet aspect de la censure dans son commentaire à Tacite, véritable maître de cette science qui consiste à comprendre les qualités intrinsèques et occultes des individus : « L’art véritable d’un prince s’accomplit dans la connaissance des hommes », affirme-t-il. « Autant il est difficile de pénétrer dans le secret des mœurs et de la nature des hommes, autant les princes […] se doivent de les connaître 141. » Ammirato évoque la dextérité proverbiale de certains princes à lire dans les gestes et dans les mots les plus anodins la nature et les véritables intentions de leurs sujets et il évoque la nécessité d’instituer un magistrat capable de « discerner » les bons des mauvais sujets 142. Jusqu’où ce pouvoir du regard peut-il parvenir ? Peut-il pénétrer le secret des consciences ? Dans un aphorisme consacré à la puissance du souverain, Lottini, probablement sur la base d’un lieu commun du droit romain 143, fait coïncider la limite extrême de la loi du prince avec le domaine infranchissable de la conscience : Si les lois ne prennent pas en considération le fait que certains se trompent dans leur pensée, c’est parce que cette pensée ne produisant pas d’effets elle ne provoque non plus ni de préjudices ni de mauvaises exemples au public, ce qui constitue l’objet même et la raison d’être des lois. Le seul scrutateur et juge de la conscience est Dieu, qui donne ensuite le juste châtiment voire la juste récompense, selon qu’il trouve l’homme vicieux ou vertueux dans son intimité 144.

Cette exclusion de la sphère de la conscience du domaine des lois civiles et des compétences propres au prince constitue un point capital, quoique susceptible d’interprétations contradictoires, correspondant, en gros, à deux différents paradigmes d’absolutisme. Dans un premier cas, l’impuissance et l’inefficacité des lois civiles est l’argument qui justifie l’intervention de la loi religieuse, la seule – selon le célèbre avis de Botero – qui est légitimée à s’introduire là où seulement 140. Doni reprend et développe cette idée dans un autre endroit des I marmi, II, p. 209, « Diceria dell’Inquieto » : « Io fo talvolta tutta la mia giornata in cupola : e sapete quel che mi paion le case e gli uomini della città ? : formiche e formicai o vespe e vespai : chi va, chi viene, chi torna, chi entra, chi esce, chi va più piano, chi camina più forte, chi porta, che lieva, chi lascia, chi porge, chi riceve, chi nasconde e chi vien fuori : e qui mi rido del loro anaspamento. » 141. Discorsi sopra Cornelio Tacito, op. cit., II (Discours IX), p. 43 : « Che la vera arte de’ Principi è conoscer gli uomini » ; p. 47 : « Quanto maggior è la difficoltà di penetrare ne’segreti costumi e nature degli uomini, tanto maggiormente i principi, i quali di questi istromenti si servono, hanno a cercar di conoscerli. » 142. Ibidem, p. 48. 143. Cf. infra, p 129. 144. G.F. LOTTINI, Avvedimenti civili, op. cit., p. 28 : « Se le leggi non tengono conto che altri erri col pensiero nasce perché non uscendo ad effetti non viene a dare al pubblico né danno né esempio cattivo, che è quello a che le leggi hanno consideratione e perché elle principalmente sono fatte. Dell’animo scrutatore e giudice è Dio, il quale dà poi degno castigo overo degno premio secondo che trova l’huomo essere vitioso o virtuoso dentro di se stesso. »

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Dieu est « scrutateur et juge ». Dans un autre cas, le caractère inviolable de la conscience est l’argument utilisé, notamment au XVIIIe siècle, par les partisans d’un absolutisme tout aussi préoccupé de préserver la liberté individuelle des sujets que soucieux d’élargir indéfiniment la potestas censoria du prince dans l’espace public 145. Un aspect essentiel de la nouvelle censure concerne en effet l’expression publique des opinions. Les progrès de l’imprimerie dans une société qui reste largement liée à des pratiques de communication fondées sur l’oralité, la présence d’une sociabilité multiforme et souvent informelle, qui s’exprime dans le modèle de l’académie ou de la confrérie, l’existence d’une pluralité de lieux publics où la parole s’agrège spontanément, alimentent des prises de positions assez diversifiées. Sans conteste, le prince est censé imposer sa présence dans le monde composite de la rue, c’est-à-dire dans les lieux où se forment des propos pouvant engendrer des actions contre sa personne. C’est de cela que vient une attention renouvelée, de la part des écrivains politiques, à l’égard des phénomènes anciens comme la médisance et la rumeur, perçus maintenant comme des éléments de dissolution du lien de subordination politique 146, de nature à justifier, en dernière analyse, le recours à des délateurs publics 147. En revanche, l’imposition de l’autorité du prince sur la parole écrite et notamment sur l’imprimerie est source de questionnement. L’historiographie a longtemps associé la censure moderne à l’instauration d’une nouvelle discipline de l’écriture et de la lecture, inspirée et imposée principalement par les autorités ecclésiastiques, au grand dam d’une juridiction laïque trop frileuse ou complaisante. De ce fait, on a oblitéré la complexité sémantique et politique de la notion de censure – qui concerne un domaine beaucoup plus large que celui relatif à la parole écrite et imprimée – et on a, de surcroît, sous-estimée la diversité des positions qui se manifestent à ce sujet dans le discours politique du XVIe siècle, lorsque les clivages entre les deux juridictions restent à définir. Au-delà de sa valeur idéologique et religieuse, l’instauration de la censure sur la production éditoriale est avant tout considérée comme une mesure qui intéresse le statut de la parole et les formes de la communication dans la communauté des écrivains. Il est intéressant de remarquer, par exemple, qu’un auteur tout aussi peu indulgent à l’égard de l’Église que peu arrangeant à l’égard du prince, tel que Anton Francesco Doni, exprime une position favorable à l’institution d’un 145. Cf. infra, p. 139-151. 146. Cf. G.F. LOTTINI, Avvedimenti civili, op. cit., p. 214-215, où Lottini conseille aux citoyens de s’abstenir de critiquer ouvertement le prince, quoique ses actions soient considérées comme injustes : « Bisogna haver grandissimo rispetto a dir male del Principe ancor che farebbe talhor delle cose le quali non fusser come la ragion vorrebbe, non perché l’operationi del Principe non possano essere misurate come le altre e tenute buone e cattive secondo che sono bene o male operate ; ma perché essendo il dovere che il Principe sia tenuto dai buoni cittadini in luogo di padre, dee per conseguente esser usato verso di lui ogni pietà paterna la quale non può esser conosciuta con miglior prova che non solo con sopportare i suoi difetti, ma con ingegnarsi a certo modo ancora di fingergli et se pur tanto non si vuole o non si può tacersi almeno ; perciocché sempre che a lui fosse rapportato che altri ne havesse licentiosamente sparlato, si porrebbe quasi in necessità di nuocere allo sparlatore, atteso che per esser la licenza del dire solita tirar gli huomini alla licenza del fare, non vorrebbe il Principe esser colto alla sprovveduta : onde crederia per ventura d’assicurarsi con anticipare la rovina di coloro che hanno cominciato a dir male […]. » 147. Sur ce débat, cf. infra, p. 100-102.

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contrôle strict de la production éditoriale. Doni justifie son point de vue – sans doute paradoxal, compte tenu de son travail de polygraphe et d’éditeur – en raison de la rupture provoquée par l’irruption de l’imprimerie dans le processus de communication ; la multiplication des livres et un accès de plus en plus facile à la lecture risquent en effet de banaliser l’activité intellectuelle et de remettre en cause l’autorité littéraire ou philosophique : L’abondance de livres due à l’imprimerie a été la cause de nombreux inconvénients […]. Auparavant, la plupart des gens nés misérables se seraient consacrés à des exercices mécaniques, dignes de leurs esprits ; [maintenant] encouragés par la facilité extrême d’étudier, ils se sont adonnés à la lecture ; c’est pourquoi les hommes nobles et savants sont peu appréciés et encore moins célébrés. […] Si par un édit universel, auquel auraient souscrit tous les gouvernements, l’on coupait la route à tout opuscule à trois sous, on trouverait sûrement une solution à ce mal 148.

La seconde raison qui justifie l’instauration de la censure des livres est la présence de l’hétérodoxie dans la cité. Les positions qui s’expriment à cet égard témoignent d’une certaine oscillation et d’une pluralité de solutions envisagées, quoique ensuite, en partie, abandonnées. Ce n’est pas en invoquant l’autorité du prince ou celle de l’Église mais l’autorité de Platon que Doni invoque la mise en œuvre urgente de la censure. Dans ce cas, la notion de censure est en relation avec l’utopie d’une communauté orientée vers l’opinion droite, aussi bien politique que religieuse, définitivement préservée du danger de la division, dans laquelle la capacité de jugement reste la prérogative d’une minorité distincte. Cette véritable hantise de l’opinion populaire, qui s’exprimerait sur des sujets qui la dépassent, alimentée par la diffusion d’imprimés à bas prix, justifie cette censure, indépendamment de son origine laïque ou ecclésiastique : Platon ordonna qu’on ne publiât aucun écrit qu’il n’eût été au préalable vu et censuré par des personnes mandatées à cet effet. Si l’on pratiquait de cette façon dans une époque où divulguer les écrits dans le monde entier n’était sûrement pas une chose aisée, qu’aurait fait cet homme éclairé confronté à la facilité actuelle de publier je ne sais quelle baliverne et des choses grossières et malhonnêtes ? […] Il me paraît opportun à cet effet de punir sévèrement non pas les imprimeurs, qui peinent à gagner leur pain, mais les écrivains qui n’éprouvent aucune honte à représenter leur vie dissolue et à en faire même un exemple pour le monde entier […]. Je ne sais si vous jugez légitime, sous prétexte d’enseigner des arguties, de répandre des hérésies notoires, des obscénités et de remplir le livre des mots les plus vilains et indécents que l’on puisse dire. De plus, ces monstres et avortons de la nature sont honorés au lieu d’être honnis et sans aucune vergogne, ces hérétiques sont devenus objet de l’amusement du peuple, pour le plus grand déshonneur de ce siècle chrétien 149. 148. A. F. DONI, I marmi, op. cit., II, p. 14-17 : « L’abondanza di libri, c’ha fatto venir la stampa, è stata cagione di molti inconvenienti […]. Prima molte persone nate vilmente, le quali con maggiore utlilità del mondo si sarebbero date a di molti esserciti meccanici, et degni dell’intelletti loro, tirate dalla gran comodità di studiare, si son poste a leggere ; onde n’è poi seguito che gli huomini nobili et dotti sono stati poco apprezzati et meno premiati […]. Se si tagliasse la strada per un editto universale : che ogni libruzzo da tre soldi non si stampasse et s’accordasero a quello l’universalità de’ reggimenti, sarebbe bello e proveduto a questo danno. » 149. I marmi, op. cit., II, p. 17-18 : « Platone ordinò che non si publicasse cosa composta et scritta da altrui se prima non era vista e censurata sopra ciò deputate. Or se questo si faceva in quel tempo, che non era cosi facile divulgare in ogni parte del mondo le scritture ; che havrebbe fatto l’huomo savio in questa facilità

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En revanche, un écrivain très soucieux des prérogatives du prince, tel que Scipione Ammirato, se prononce en faveur d’une relative liberté d’expression. Le discours VIII du quatrième livre du commentaire à Tacite annonce une prise de position à première vue sans ambiguïté : « Punir les écrivains est une action dangereuse de même que scélérate 150. » Impossible de lire ces notes, rédigées au début des années 1570 et lues personnellement à Côme Ier juste avant sa mort, sans prendre en compte l’instauration progressive, dans l’État toscan, d’un régime de contrôle de l’édition et de la lecture conforme aux dispositions de la censure contre-réformiste 151. Cependant Ammirato est loin d’être un partisan d’une liberté sans bornes d’imprimer et de lire. Il estime nécessaire la censure contre les livres contraires à la religion et à la morale et il considère même légitime que l’Église exerce son magistère sur ces deux domaines que la doctrine censoriale du Concile de Trente tend de plus en plus à associer : J’affirme que si les écrivains parlent contre la religion et contre les bonnes mœurs il ne fait aucun de doute que leurs livres doivent être éliminés. Aussi, les récriminations contre le fait que certains auteurs aient été censurés par les ministres de notre religion, me paraissent vaines. On lit, à cet égard, que les Lacédémoniens interdirent dans leur ville la lecture des livres du poète Archiloque, en estimant que cette lecture n’était pas aussi honnête qu’il convenait et il préférèrent ainsi ne pas nuire aux mœurs plutôt que de favoriser les connaissances 152.

Comment concilier ces affirmations avec le principe de sauvegarde de l’autonomie intellectuelle des écrivains énoncé dans le titre du discours ? La tâche est sans aucun doute ardue, mais la censure, observe Ammirato est « une matière qui demande de l’attention et qui mérite, par son importance, d’être objet de débat 153 ». Au-delà des positions de principe, Ammirato considère la censure des livres comme une pratique soumise à plusieurs exceptions, que seul le prince, dans sa discrétion, est en mesure de d’adapter aux différents cas et circonstances. Ainsi, face à la multiplication des imprimés et à leur circulation dans l’espace européen, le projet d’un contrôle universel de la production libraire symbolisé par l’Index paraît irréaliste 154 ; de même, la condamnation universelle de certains

150. 151. 152.

153. 154.

che habbiamo noi di mandare ogni legenda et ogni cosa goffa et dishonesta […]. Parrebbemi che non gli impressori i quali s’afaticano per guadagnare, ma i componitori i quali non si vergognano di ritrarre la lor vitiosa vita et dar persino esempio al mondo […] et non so se voi giudicate che sia lecito sotto colore d’insegnare argutie mostrare l’eresie manifeste, ruffianesimi et colmare il libro delle più dishoneste et sporche parole che si possin dire. Et poi questi mostri et sconciature di natura sono alzati dove dovrebber esser sepulti […] et non si vergognano d’essere per eretici fatti badalucchi al popolo a onta et per biasimo del secol nostro Christiano. » Discorsi sopra Cornelio Tacito, op. cit., I, p. 217 : « Esser imprudente e insieme scelerata opera punir gli scrittori. » Cf. infra, p. 115-128. Discorsi sopra Cornelio Tacito, op. cit., I, p. 218 : « Dico dunque che se gli scrittori parlano contra la religione e contra i buoni costumi, non par che sia da dubitare che i libri si debbano levar via. Onde in vano si lamentano alcuni che da’ministri della nostra religione sieno alcuni scrittori stati censurati ; poiché si legge che i Lacedemoni vietarono che nella loro città si leggessero i libri d’Archiloco poeta ; non istimando per tanto onesta quella lettura, quanto si convenisse ; e amarono più tosto di non nuocere a’costumi che di giovare agli ingegni. » Ibidem : « Io stimo, secondo il mio avviso, che questa materia riceva distinzione e che per la sua importanza sia degna di disputarne. » Ibid., p. 220 : « Parmi dunque, come io dissi nel principio, essere scelerata cosa punir gli scrittori, e insiememente essere opera piena d’imprudenza e tanto maggiormente quanto non essendo noi ne’tempi de’Romani, che erano Signori del mondo, possiamo esser certi che quel che si dubita di scrivere in Italia

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auteurs dont l’œuvre ne touche qu’indirectement la théologie catholique est inacceptable et impose au prince une pratique censoriale détournée, consistant, par exemple, à publier un auteur interdit sous un nom différent : On a encore accusé [nos écrivains] d’avoir éliminé les noms des vrais auteurs et pour avoir publié leurs écrits sous des noms différents. Mais de la même manière il fut pratiqué par les Lacédémoniens qui ne s’estimaient pas offensés par une chose juste dite par un auteur mauvais et qui croyaient, en revanche, qu’une chose juste attachée au nom d’un auteur mauvais perdait beaucoup de son prix 155.

Il ne s’agit donc ni de véritable liberté d’expression, ni de répression sans limites de la production intellectuelle : dans la conception d’Ammirato – largement adoptée par les souverains toscans et italiens deux siècles durant – le bon gouvernement des opinions est essentiellement une affaire de discrétion et d’intelligence pragmatique, d’attention constante à l’équilibre précaire qui subsiste entre la communication des connaissances utiles et la préservation de la cité du danger représenté par l’hétérodoxie.

La communication politique Loin de se limiter à ses aspects répressifs, la réflexion sur la censure des livres implique également une attention renouvelée envers les modalités et les formes de la circulation des informations dans l’espace de la cité. Une réflexion sur les caractères et les enjeux de la communication politique voit ainsi le jour dans la seconde moitié du XVIe. La question de la communication politique à l’époque moderne a souvent fait l’objet d’études plus générales sur les origines du journalisme, dans la perspective d’une histoire des moyens d’information, avec un intérêt spécifique pour leurs caractéristiques matérielles et leurs usages 156. Malgré le peu d’attention que l’historiographie a manifesté pour le côté théorique de cette question, la communication politique est pourtant perçue par les contemporains comme une dimension essentielle de l’État, directement soumise à l’exercice du pouvoir ordinaire et extra-ordinaire du prince. Dans ses Avvedimenti civili, Lottini consacre plusieurs considérations à la définition des limites constitutionnelles du pouvoir du souverain et à ses exceptions ; il analyse ainsi le rapport toujours précaire entre l’exercice d’une rationalité politique respectueuse des droits des gouvernés et l’usage, occasionnel, d’une autorité absolue et irréductible (imperio).

non si temerà di scrivere in Germania ; e quel che non ardiranno di scrivere i Germani non sarà taciuto da’ Francesi e così dagli Spagnoli e da altre nazioni, nelle quali sono lingue e scrittori. » 155. Ibidem, p. 218 : « Hanno ancora alcuni accusato i nostri [scrittori], perché tolto via i nomi de’ veri scrittori, abbiano i loro scritti sotto altri nomi fatto pubblicare. Il che fecero anche i Lacedemoni, non offesi dalla cosa buona che il malvagio scrittore avea detto, ma stimando che la bontà della cosa sotto il nome dello scrittore non buono dovesse scemar molto di pregio. » 156. Outre la bibliographie citée dans l’introduction, p. 9-17, cf. H. LOVE, Scribal Publication in Seventeenth Century England, Oxford, Clarendon Press, 1996 ; Répertoire des nouvelles à la main. Dictionnaire de la presse manuscrite clandestine XVIe-XVIIIe siècle, Paris-Oxford, Voltaire Foundation, 1999 ; pour l’aire italienne voir E. FASANO GUARINI et M. ROSA (dir.), L’informazione politica in Italia (secoli XVI-XVIII), Pise, Scuola Normale Superiore, 2001 ; M. INFELISE, Prima dei giornali. Alle origini della pubblica informazione, RomeBari, Laterza, 2002.

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Puisque le prince donne les lois à des hommes qui ont la capacité de savoir ce qui convient au bien public, il doit, en tant que père, non seulement faire connaître le but de sa loi mais aussi pourquoi elle a été instituée, afin qu’il sachent que ses commandements sont dictés autant par la loi que par l’autorité (imperio). Il est vrai, par ailleurs, que si l’humanité dont il fait preuve se révèle insuffisant le prince peut, sous un bon prétexte, n’opérer que de sa propre autorité car la mission (ufficio) propre au prince est d’obliger par tous les moyens ses citoyens à de bonnes actions 157.

S’il est souhaitable, dans l’exercice ordinaire du pouvoir, que le prince facilite une communication véridique de ses intentions, en revanche, dans toute autre circonstance, la règle à suivre est une « publicité » du gouvernement non conforme à ses intentions réelles et donc à la vérité. Le caractère séparé et impénétrable de la personne du prince est la condition qui rend possible la divulgation de fausses informations. Les sujets, comme l’écrit Francesco Sansovino dans les Concetti politici, « s’imaginent souvent sa puissance [du prince] plus grande qu’elle ne l’est en réalité et c’est ainsi qu’ils acceptent des choses que le prince aurait autrement du mal à leur faire accepter 158 ». La parole qui provient du palais est le seul témoin que le peuple possède pour pouvoir juger de la véritable nature et des actions du prince ; cette parole, pourtant, est toujours soumise à l’artifice et à l’équivoque. L’usage public du mot « liberté » en offre un exemple significatif. À l’instar de Guichardin, Lottini découvre le caractère creux de la libertas républicaine ; toutefois, en poursuivant son analyse, il comprend que, dans le contexte politique du principat, ce mot vide de sens s’est transformé en outil rhétorique redoutable dont le prince, prétendu restaurateur des libertés des citoyens – l’allusion à Côme Ier est sans équivoques –, fait un usage habile : On a souvent vu ceux qui gouvernent la ville et qui n’ont eu de cesse que de la soumettre, néanmoins, dans toutes les circonstances dans lesquelles ils ont eu l’opportunité de s’exprimer, affirmer faire ce qu’ils font pour sa liberté. Ils ont tant séduit le peuple avec le doux nom de liberté qu’ils ont pu ainsi atteindre leur but. En effet, chacun est incapable de savoir ce qui se passe dans l’âme de l’autre et même si l’on voit des actions qui déplaisent, pourvu que la parole soit agréable et proche du peuple, on excuse facilement ces actes en raison de la nécessité des temps en disant qu’ils troublent davantage leurs auteurs que ceux qui en souffrent les effets 159. 157. Avvedimenti civili, op. cit., p. 27 : « Perché il principe dà le leggi a uomini i quali hanno capacità di sapere ciò che convenga al bene pubblico, dee come padre, non solamente far noto il fine della legge ; ma la cagione perché ella sia posta, acciocché sappiano, che i suoi comandamenti non meno son pieni di ragioni che di imperio. Ben è vero che quando l’umanità così usata non giova, può il principe con buona scusa usare l’imperio, imperocché l’ufficio suo è di muovere in tutti i modi i suoi cittadini al ben fare. » 158. F. SANSOVINO, Concetti politici, op. cit., p. 123 : « Chi ha autorità et signoria può ancora estenderla sopra le forze sue. Perché i sudditi non misurano a punto quel ch’egli può fare, anzi imaginandosi molte volte la sua potenza maggior che non è, cedono a quelle cose alle quali il prencipe non gli potrebbe costringere. » 159. LOTTINI, Avvedimenti civili, op. cit., p. 165 : « Il favellare a compiacimento di coloro che ascoltano è giovato alle volte più che l’operare a util loro. Onde s’è veduto che alcuni i quali governano la città non hanno mai cercato se non di soggiogarla, nondimeno in tutti i propositi in cui sia tocco favellare, hanno detto di far quanto fanno perché ella sia libera et sono iti trattenendo il popolo con la dolcezza del nome della libertà, tanto che sono pervenuti al desiderio loro perché ognuno non è atto a conoscere come altri se la intenda nell’animo et ancora che si vegga delle operationi che dispiacciono purché il parlare sia buono et a modo del popolo, scusansi i fatti per le necessità de’tempi mostrando che più dispiacciono a’ medesimi autori che a tutti quelli che ne hanno il danno. »

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Dans les processus de communication que le prince établit avec les sujets, il ne subsiste donc aucun lien nécessaire entre les paroles, les faits, la vérité. Le fait est déconnecté de la vérité car, pour l’essentiel, son existence se situe à la rencontre d’un usage calculé des mots de la part d’un homme ou d’une minorité d’individus et de ce que le sens commun des habitants de la cité perçoit comme raisonnable ou vraisemblable 160. De ce point de vue, Lottini reprend un thème qui, depuis Machiavel, constitue une matière commune de réflexion – à savoir que l’action politique se joue essentiellement dans la sphère de la représentation du pouvoir et de la puissance imaginative des sujets – et il développe une doctrine de la communication politique fondée sur la similitude nécessaire du vrai et du faux. Dans le flux d’informations que le palais laisse filtrer en direction de l’espace public, vrai et faux peuvent et doivent coïncider et pas seulement en raison de l’incapacité constitutive des sujets d’accéder aux sources de la vérité, comme le fait remarquer Guichardin. Selon Lottini, le faux se révèle plus nécessaire et utile que le vrai dans une logique extra-ordinaire de sauvegarde du lien politique, « conserver la racine et le fondement de l’État » étant la mission spécifique du prince 161. Or, parmi les dangers qui pèsent sur l’État, Lottini se montre particulièrement intéressé au pouvoir de subversion représenté par les mots qui circulent incontrôlés dans l’espace de la cité. En arrière-plan de ces considérations on aperçoit toute la densité des pratiques de la communication orale qui caractérisent le monde urbain. Lottini souligne le caractère subjectif de la nouvelle, liée d’un côté à un individu, à un réseau de relations, de l’autre à une multitude réceptive, capable de croire et de faire croire : un univers de relations sociales complexes et évanescentes dont la connaissance, nous le verrons, est en train de devenir un enjeu politique de taille. Dans un remarquable aphorisme, Lottini analyse le processus de circulation de fausses nouvelles dirigées contre l’État, il décrit leur terrible force de fascination, il invite le prince à s’emparer de cette force et à la retourner à son avantage : Les choses inventées et qui ne sont pas vraies se répandent parmi le peuple et trouvent la raison de leur force dans celui qui fabrique le mensonge et dans ceux qui l’écoutent. Celui qui fabrique le mensonge, de façon à être plus aisément cru, évite de dire des choses qui pourraient être facilement vérifiées. Parmi ceux qui écoutent le mensonge, une partie y croit et parce qu’il y croit le répète et contribue à y faire croire un grand nombre ; une autre partie fait semblant d’y croire et, si elle y trouve de l’avantage, elle se retourne contre celui qui gouverne en trouvant de nouvelles raisons pour amplifier le mensonge. En conséquence, ceux qui gouvernent, bien qu’ils sachent que ce que l’on dit est faux, doivent néanmoins savoir si ceux qui ont construit le mensonge et ceux qui ont fait semblant d’y croire peuvent en tirer quelques profits et, si c’est le cas, prendre acte de cette imposture, la traitant comme s’il s’agissait d’une chose vraie 162. 160. Sur la notion de « sens commun » dans la scolastique et dans la philosophie d’Avicenne, cf. A. DE LIBERA, « Sensus communis », in Vocabulaire européen, op. cit., p. 1152-1153. 161. Avvedimenti civili, op. cit., p. 3 : « Attendere a mantenere e conservare la radice e il fondamento dello stato, il quale ufficio non tocca se non al principe e a chi è padrone d’esso stato. » 162. Ibidem, p. 166 : « Le cose finte et non vere le quali si spargono tra i popoli prendono forza per due cagioni et per colui che finge et per gli altri che le ascoltano. Colui che le finge per poter meglio essere creduto fugge di dire cose che possono essere ritrovate in un subito. De gli altri a’ quali son finte, una parte le

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Le thème de l’identité du vrai et du faux dans la communication politique et du caractère fictif des événements est également au centre d’un dialogue des Marmi d’Anton Francesco Doni. Les trois protagonistes, trois citadins issus de milieux différents (Giorgio, un cordonnier, et deux gentilshommes, Michele Panichi et Neri Paganelli), discutent de nouvelles invraisemblables ou indémontrables : une montagne s’est effondrée au Portugal, une nouvelle île vient d’être découverte, un bateau non identifié a été capturé et amené dans le port toscan de Talamone, un monstre est récemment né en Allemagne 163. On est visiblement dans le domaine de l’extraordinaire, du merveilleux, de ce qui, par sa distance ou son caractère occasionnel échappe à toute preuve et tentative d’examen 164. Le caractère invérifiable de ces événements constitue le point de départ d’une discussion qui porte tout d’abord sur la fiabilité des moyens d’information. Neri Paganelli soutient l’hypothèse que ce type de nouvelles constitue le produit de professionnels qui inventent ces événements pour ensuite les donner « en pâture à la plèbe ». À ce premier circuit, alimenté par des polygraphes et des copistes, son interlocuteur, Michele Panichi, en oppose un second de nature différente, celui de la correspondance (lettere), utilisé par un public averti de gentilshommes (signori) qui considère cette source, authentifiée par l’écriture personnelle et par le sceau, indemne de toute tentative de contrefaçon 165. La désinformation est ainsi considérée comme l’attribut de sources qui sciemment s’adressent à l’instance réceptive de la multitude. Sur ce point la discussion glisse sur un second terrain, plus proprement politique. Le caractère invraisemblable de ces informations, en dépit de leur caractère politiquement anodin, est un facteur qui intéresse la sphère du gouvernement car il pose indirectement la question de la légitimité de l’usage du faux dans la communication politique : Neri [Paganelli] : « Si j’avais à gouverner un grand nombre de sujets et si mon État souffrait pour quelque raison, je m’arrangerais pour faire venir des dépêches qui alimenteraient l’espoir des peuples. » Michele [Panichi] : « Voulez-vous dire que vous propageriez des mensonges ? » Neri : « Moi non, mais je les ferais propager par d’autres, en prétextant avoir reçu ces dépêches. » crede et credendo le ridice et fa credere a molti, un’altra parte mostra di crederle et se ben gli torna con queste, muove contro chi regge et le va con nuove ragioni accrescendo et perciò coloro che governano, tutto che sappiano che ciò che si dice sia falso, bisogna nondimeno che pongan mente se coloro che le hanno finte et quelli altri che hanno mostrato di crederle ne possin ricever utile et quando sia così tener quel conto della finzione et provedervi come fosse cosa ben vera. » 163. I marmi, op. cit., II, p. 53 : « Michele [Panichi] : Mic. Avete voi inteso di quel monte che s’è aperto in Portogallo e di quell’isola nuovamente trovata in mare, di quella nave che hanno presa o arrivata ch’io mi voglia dire nel porto di Talamone i nostri e di quel Mostro nato nella Magna ? » 164. Sur cette typologie d’événements, cf. C. JOUHAUD, « Imprimer l’événement. La Rochelle à Paris », in R. CHARTIER (dir.), Les usages de l’imprimé (XVe-XIXe), Paris, Fayard, 1987, p. 381-438 ; sur le rapport entre information politique et vérité, cf. notamment les considérations de J. RAYMOND, « The Newspaper, Public Opinion, and the Public Sphere in Seventeenth Century », in J. RAYMOND (dir.), News, Newspapers, and Society in Early Modern Britain, Londres-Portland, Frank Cass, 1999, p. 109-140. 165. I marmi, op. cit., p. 53 : Neri [Paganelli] : « Saranno trovati son novelle che son fatte per dar pasto alla plebe non le credo ». Michele [Panichi] : « Noi altri signori abbiamo le lettere fidelissime. » Neri : « Per fare una cacciata tale potrebbono esser finte. » Michele : « La mano et il sigillo si riscontrano. » Neri : « Tanto più credo che vi sia sotto inganno ; perché chi fa codesta professione non vi manca di nulla ; ma l’udire i casi forse mi potranno tirare nella vostra opinione ; non sapete voi che ogni anno ci nascono di codeste novelle ? »

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Michele : « Voulez-vous dire, par exemple, que si vous souffrez d’une disette en raison d’une mauvaise moisson, il faudrait faire venir des dépêches relatant qu’une grande quantité de blé serait en train d’arriver et ensuite en faire arriver effectivement une partie, de façon à rendre les peuples heureux ? Ou bien dire qu’il a plu du blé et que les pronostics annoncent de l’abondance ? » Neri : « Les pronostics, les nouvelles, les découvertes, les lettres qui proviennent des pays étrangers sont le réconfort de la plèbe. Mais à présent, mon cher Michele lisez-moi ces nouvelles 166. »

Doni fait suivre au dialogue un texte de cinq dépêches qui constituent un exemple rare dans le discours politique, mais concret et vérifiable, d’invention et de falsification d’informations 167. Le thème de la similitude du vrai avec le faux dans la communication politique n’était pas nouveau et sa source ancienne la plus prestigieuse est le livre III de la République de Platon, où, notamment, est abordée la question de l’utilité sociale du « noble mensonge ». La diffusion de fausses nouvelles participe au bon gouvernement des opinions dans la mesure où elle permet de prévenir les risques de l’incroyance et de préserver l’unité morale de la cité 168. À ce thème classique, la réflexion moderne apporte une attention spécifique aux moyens de transmission des nouvelles et aux stratifications sociales du public consommateur d’informations. Elle apporte en outre une considération inédite sur la force de l’erreur, de l’illusion et de l’imagination dans le commerce des hommes, si importante dans les observations anthropologiques de Machiavel, Castiglione et Guichardin. La politisation du sens commun devient ainsi possible et envisageable.

166. Ibidem, p. 54 : Neri : « Se toccassi a me regger gran numero di popoli et che il mio stato patisse di qualche cosa, subito farei venir lettere che trattenessino con isperanza i popoli. » Michele : « Vorreste voi che gli uscisse da voi bugie ? » Neri « non io, ma le farei uscir da altri, con dire che io l’ho detto ch’io ho ricevuto lettere ». Michele : « Come dire se vi venisse carestia di grano che fosse cattivo ricolto far venire lettere che ne venisse qualche gran somma et farne venire parte ; tanto che popoli stessero allegri. O veramente che fosse piovuto grano et che fosse fatto un pronostico d’abondanza. » Neri : « I pronostici et le novelle, i trovati, le lettere de’ paesi strani son la confettion de la plebe Messer Michele caro, hor dite via le nuove. » 167. Ibid., p. 54-61. 168. PLATON, La République, Paris, Flammarion, 2002, p. 209 et 591 (note 160) (livre III, 414b-414d).

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Chapitre III

La censure entre normes et pratiques de gouvernement Dans les deux premières parties de ce travail nous avons essayé de définir la notion d’opinion collective à l’époque moderne et le nouveau domaine politique déterminé par son émergence. La démarche suivie nous a amené a traiter l’opinion collective comme un objet politique, dont l’épiphanie se situe dans le discours politique italien et en particulier florentin de la première moitié du XVIe siècle. L’exégèse de certains textes de Machiavel et de Guichardin a conduit à situer l’émergence de cette nouvelle catégorie du discours dans le débat intellectuel contemporain et à comprendre ses enjeux et ses conséquences sur le plan de la théorie politique. La lecture d’une série d’ouvrages de la période du principat de Côme Ier, a ensuite permis de préciser le type de rationalité mise en œuvre afin d’appréhender et de gouverner l’opinion du grand nombre. L’émergence de cette catégorie, nous l’avons vu, est rendue possible aussi bien par la crise des formes traditionnelles de consensus que par un changement profond de perspective qui affecte l’action politique et qui a permis d’inscrire, au cœur de l’analyse empirique du pouvoir, certaines notions – tel que « erreur », « imagination », « apparence » – étrangères à la dimension institutionnelle du politique. En d’autres termes, penser l’opinion comme un objet politique équivaut à penser que toute institution est soumise à la menace constante de l’incertitude et de l’effondrement et que le seul gage de stabilité se situe, paradoxalement, dans le terrain mouvant de la doxa. C’est pour cette même raison que la « découverte » théorique de l’opinion est aussitôt accompagnée de la naissance d’un savoir spécifique et pratique – que l’on qualifie du nom ancien et illustre de censure – qui pose les bases de sa connaissance, de sa maîtrise et de sa réforme. Le bon gouvernement des opinions est un projet complexe qui participe directement au processus génétique de l’État moderne et à la définition de la sphère du pouvoir ordinaire et extra-ordinaire du prince. Cependant, il ne faut pas oublier que dans la Toscane et dans l’Italie moderne, l’exercice de la censure implique une contamination réciproque entre la morale et la politique : d’où l’existence d’une souveraineté géminée, civile et ecclésiastique, dans un certain nombre de domaines. Dans les pages qui suivent, notamment à l’aide de textes juridiques, nous allons étudier la structuration du domaine de la censure dans l’État toscan entre XVIe et XVIIe siècles. 99

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Le système de renseignement de Côme Ier de Toscane Un certain nombre de dispositions relatives à la phase d’établissement et de consolidation de l’État médicéen, posent les bases d’un véritable gouvernement des opinions. Prince nouveau, Côme est sans doute aussi un prince censeur qui aspire à une connaissance détaillée des qualités et des humeurs de son peuple. Parmi les images de Côme Ier mises en circulation par ses contemporains, celle qui nous est transmise par Vincenzo Fedeli, ambassadeur vénitien à la cour de Florence en 1561, se présente comme un portrait grandeur nature du fondateur de l’État toscan 1. Ce portrait est en réalité le résultat combiné d’une série de données réelles, concernant aussi le côté occulte du caractère du souverain, et du modèle du prince idéal établi par les théoriciens du principat. Parfois le mythe se nourrit de la réalité et vice-versa comme, par exemple, dans la description de l’extraordinaire virtus memorandi de Côme : Il connaît tout le monde et il appelle tout le monde par son nom et s’il lui arrive de voir quelqu’un de nouveau qu’il n’a jamais vu, il veut aussitôt savoir de qui il s’agit et quelle est son occupation et ensuite il ne l’oubliera jamais ; il fait à tel point profession de la mémoire que si quelqu’un se présente pour lui demander quelques suffrages et qu’il s’est déjà présenté autrefois à lui, [Côme] le lui rappelle, en lui répétant ce qu’il avait demandé vingt ans auparavant : ce qui est une grande vertu chez n’importe quel individu et davantage chez un prince 2.

Fedeli n’est pas un spectateur neutre de la vie politique toscane : de son point de vue de républicain il s’attarde des fois sur certains aspects de la perception du pouvoir ducal susceptibles d’illustrer la transformation violente du vivere civile et l’instauration d’une autorité caractérisée par l’usage de méthodes de gouvernement extra-légales ou ouvertement despotiques. Dans la description lucide du système de renseignement cosimien, l’observation directe et les témoignages rapportés se mêlent aux réminiscences classiques, surtout de Tacite 3 : Ce prince possède aussi des prisons que l’on appelle les secrètes, qui inspirent à tel point la terreur que l’on entend souvent dire : « Dieu nous garde des secrètes du Duc ! ». De ces prisons ne sortent jamais de nouvelles de ceux qui y sont enfermés et souvent il arrive qu’on y enferme des hommes sans que ceux-ci en connaissent le pourquoi. La raison de cela est que le prince, à chaque moindre mot proféré et entendu contre lui, susceptible d’engendrer des indices ou des soupçons, ordonne ce type d’actions soudaines. Et, afin de connaître et d’écouter toutes les humeurs de la ville et de l’État, il a constitué un nombre infini d’hommes de cette espèce 1.

2.

3.

Le relazioni degli ambasciatori veneti al senato durante il secolo XVI, éd. E. ALBERI, Florence, 1839-1863, série II, I, p. 376 (Relation de Vincenzo Fedeli, 1561). Sur cette relation voir E. FASANO GUARINI, « Considerazioni su giustizia Stato », op. cit., p. 135 ; « Cosimo I De’ Medici », in Dizionario Biografico degli Italiani, XXX, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1984, p. 30-48 ; « The Prince, the Judges and the Law : Cosimo I and Sexual Violence », in T. DEAN, K.J.P. LOWE (dir.), Crime, Society and the Law in Renaissance Italy, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 121-140. Le relazioni degli ambasciatori veneti, op. cit., p. 349-350 : « Conosce poi tutti e tutti chiama per nome e se vede un uomo nuovo che non l’abbia mai veduto, vuol sapere chi egli è e quello che fa, né più se ne scorda, e fa tanto professione della memoria che se uno gli va innanzi per qualche suffragio e che altre volte gli sia stato per altra causa, glielo ricorda e gli dice quello che gli domandò già vent’anni ; e questa è grandissima parte in ogni uomo, ma molto maggiore in un principe. » Sur la représentation du délateur dans littérature politique et juridique de l’empire, cf. Y. RIVIÈRE, Les délateurs sous l’empire romain, Rome, École Française de Rome, 2002.

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que tout le monde fuit comme la peste, puisqu’ils sont tout de suite démasqués et appelés les espions du Duc 4.

Quoique exceptionnel, ce témoignage – sur lequel nous reviendrons par la suite – n’est pas isolé et il participe, de façon plus ou moins volontaire, à la formation d’une représentation « noire » du régime médicéen, colportée par la littérature contemporaine sur les secrets des cours 5. Près d’un siècle plus tard, le libertin Gregorio Leti, un témoin sans doute moins digne de foi mais tout aussi informé sur les cours italiennes, confirme ce qui paraît être un trait distinctif du gouvernement des grand-ducs : Il est un secret d’État propre à ces princes qui consiste à maintenir leurs sujets dans une basse condition, parce que ceux-ci, étant dotés d’un génie vif et brillant, s’ils étaient favorisés par le hasard ou par quelques libertés, pourraient réveiller l’esprit qui dort opprimé par la nécessité et par l’impuissance […]. Il est bien vrai que toute cette ville [de Florence] est remplie d’espions, à tel point qu’il est risqué de parler même entre quatre yeux et qu’ils sont nombreux ceux qui sont mis en danger pour un seul mot douteux 6.

L’héritage républicain aurait ainsi imposé au prince nouveau et à ses successeurs une œuvre intense de dépolitisation amenant à la disparition de toute parole non autorisée sur les matières d’État. Derrière ces représentations se cache une réalité complexe. L’instauration d’un système capillaire de renseignement dans la capitale et dans les autres villes de l’État toscan n’a jamais fait l’objet d’une étude approfondie. À quelques exception près, on se contente de citer son existence sans préciser les conditions de sa réalisation ni les modalités de son fonctionnement. De façon préliminaire, il est nécessaire de souligner que l’instauration d’un réseau d’informateurs sous Côme Ier, source d’étonnement pour un observateur extérieur comme Fedeli, suscite aussi des prises de positions partagées chez les écrivains proches de l’entourage du prince. Encourager et organiser la pratique de la délation équivaut à légitimer une parole par définition dépourvue de preuve et proche de la calomnie : Machiavel dans les Discours (I, VIII) étudie sa formation dans les lieux publics et met en garde les gouvernants contre ses effets délétères sur la cohésion du corps politique. Par ailleurs, la perception sociale de l’informateur est très négativement connotée : « espion » (spia) est durablement l’une des insultes les plus communes répertoriées dans les dossiers de la justice criminelle 4.

5. 6.

Ibidem, p. 344-345 : « Ha poi questo principe alcune prigioni che si chiamano le secrete ; le quali sono di tanto terrore che si dice – Iddio mi guardi dalle secrete del Duca ! – dalle quali poi non esce mai nuova di quelli che v’entrano dentro e molte volte occorre che sono ritenuti gli uomini senza che sappiano il perché ; e questo è perché ad ogni minima parola detta ed udita in pregiudizio del principe, che dia indizio d’ogni minima suspizione, egli fa fare simili repentine esecuzioni. E per sapere ed intendere minutamente tutti gli umori della sua città e del suo stato, ha costituito un numero infinito d’una certa sorte d’huomini che sono da tutti fuggiti come la peste, perché sono già scoperti e chiamati le spie del duca… » En général, sur cette littérature, cf. INFELISE, Prima dei giornali, op. cit., p. 154-182. Gli arcani svelati di tutti i prencipi d’Italia. Nelli quali si scuoprono li loro interessi, aderenze e fini che regnano in esse, s.l., 1668, p. 89 : « Ed è arcano di stato a punto di questi principi, il tener questi sudditi bassi o poveri, perché essendo dotati d’ingegno spiritoso e vivace, quando godessero qualche fortuna e libertà potrebbero agevolmente risvegliar lo spirito che dormono oppressi dalla necessità e dall’impotenza […]. Ben è vero che tutta quella città è piena di spie. Onde non è pur sicuro il parlare a quatro ochi e molti sono pericolati per una sola parola non ben intesa. »

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du grand-duché 7. Dans un écrit de propagande à la mémoire du duc Alexandre, victime d’un assassinat politique (Des actions et sentences de M. Alexandre des Médicis premier duc de Florence, 1564) 8, commandité par Côme Ier à la mémoire de son prédécesseur, si l’on reconnaît d’un côté la nécessité de rémunérer des personnes qui « faisant semblant d’être du côte du peuple, renseignent [le prince] de tout ce qui se passe dans la ville », l’on justifie de l’autre l’infamie dont ces personnages font unanimement l’objet 9. Les théoriciens du principat ont à ce sujet un avis qui se partage entre le respect des simulacres de la liberté républicaine et la nécessité d’adopter des méthodes de connaissance du corps politique adaptées aux nouvelles exigences de rapidité et de confidentialité de l’information dictées par la conservation de l’État. Lottini met en garde le prince contre le danger représenté par les espions : Une telle espèce d’hommes à la manière de mauvais artisans, non seulement a tendance à maintenir et amplifier le mal là où elle trouve une toute petite altération, mais aussi à rendre malades les corps sains, puisqu’elle a beaucoup de malice et si le prince est, par sa nature, enclin au soupçon et de surcroît, si il néglige de rechercher ailleurs le vrai, il restera le plus souvent persuadé du faux 10.

Plus nuancé, Ammirato opère une distinction entre les espions, qui agissent pour des raisons personnelles et occultes et les délateurs (accusatori) qui dénoncent pour le bien commun. Fondée sur la source machiavélienne des Discours («quelqu’un a écrit qu’autant les accusations sont utiles aux républiques, autant les calomnies leur sont pernicieuses »), cette discrimination subtile et contestable laisse entrevoir la possibilité d’une légitimation des accusations secrètes justifiées par un danger imminent qui menacerait sa sécurité ou celle du prince : Si la folie d’autrui t’oblige à ne pas garder le secret dont tu as connaissance, dangereux pour ta personne ou pour celle du Prince, tu dois le communiquer promptement et courageusement aux magistrats, sans te faire des scrupules tel un homme pusillanime sur ce que tu dois faire, de manière que l’on ne puisse dire de nous ce que disent les Psaumes : « Ils eurent peur alors qu’ils n’avaient pas de raison de craindre 11. » 7.

Cf. J K. BRACKETT, Criminal Justice and Crime in Late Renaissance Florence 1537-1609, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 8. A. CECCHERELLI, Delle attioni et sentenze del S. Alessandro de’ Medici primo duca di Firenze, Venise, Giolito, 1564. 9. Ibidem, p. 55 : « Havendo il duca preso lo stato di poco, haveva grossamente rimunerato uno che mostrando di tenere dal popolo lo raguagliava di ciò che si faceva nella città ; e mostroli e insegnatoli quali cittadini erano quelli che con più ostinato animo havevano tenuto la parte contro lui per la libertà, onde per questo costui ne era quasi che additato da ciascuno per la qual cagione egli era da molti non solo odiato ma palesemente fuggito. » 10. G.F. LOTTINI, Avvedimenti civili, op. cit., p. 208 : « Grande avvedimento bisogna che habbia il principe nelle spie, le quali non sarebbon nulla sempre che non facessero cosi vile essercitio. Perciocché […] sempre sogliono cosi fatti huomini a guisa di mali artifici non solo mantenere et accrescere il male ove trovino una ben picciola alterazione, ma i corpi sani far diventare infermi, perciocché sono per lo più malitiosi et usano tanta arte nel referire che se per natura il principe inclina tanto al sospetto e si rende negligente di cercare in altre parti il vero, il più delle volte rimarrà persuaso del falso. » 11. S. AMMIRATO, Discorsi sopra Cornelio Tacito, I, op. cit., livre IV, discours IX (Delle spie e degli accusatori), p. 226-232, en part. à la p. 231 : « Ma se l’altrui pazzia a tal ti sospinge che senza pericolo tuo o della persona del Principe non s’abbia a tener cheto il segreto communicato, devi communicarlo sicuramente e arditamente co’magistrati e non a guisa d’uom dappoco farsi scrupolo di quel che non dee farsi ; acciocché non si dica di noi quel che disse il Salmo : ebber paura dove non ebber cagione di temere. »

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La distinction républicaine entre accusations publiques et calomnies occultes cède la place à une casuistique plus complexe et encline au compromis moral dans l’état d’urgence permanent dans lequel se trouve l’État d’un prince nouveau. Loin d’être une spécificité italienne et catholique cette évolution est également attestée, à la même époque, dans la doctrine pénale d’autres pays européen. Par exemple, dans un traité sur la sédition daté de 1550, le juriste allemand Conrad Braun justifie l’usage de délateurs qui « caute inquirant authores et principes seditionum et clandestinos seditiosorum conventus, tractatus et consultationes 12 ». La source principale sur la mise en œuvre du système de renseignement de Côme Ier est de nature législative : il s’agit de la loi de 13 février 1551 qui institue les dénonciateurs des délits (sindachi de’malefizi) de la ville de Florence 13. Quelques études ont inscrit cette mesure législative dans le cadre de la vigoureuse action menée par Côme Ier – « prince terrible et épouvantable » selon le témoignage de Fedeli – dans le domaine de l’administration de la justice 14. Cependant, cette loi vise au-delà de la simple dimension judiciaire puisqu’elle concerne, tout d’abord, la réforme de l’espace public de la ville et la connaissance de sa population. Le texte de 1551 prévoit en effet la répartition de l’espace urbain de Florence en 50 nouvelles circonscriptions (sindicherie), partiellement adaptées à la division traditionnelle de la ville (quartiers, gonfalons, « popoli ») 15, dans lesquelles, pour la première fois dans l’usage administratif, les rues et les places sont mentionnées et délimitées avec précision. Une initiative menée presque parallèlement permet de mieux reconstituer le contexte de la loi de 1551 et de mettre en évidence, dans le projet cosimien de réforme politique et sociale, un lien profond et opérationnel entre la censure moderne et le « cens » au sens classique du terme. En février 1552 s’achève un recensement complet de toutes les communautés de l’État commandé par le prince 16. Une attention spécifique est consacrée à la capitale, où tout chef de famille est localisé à partir de son lieu de résidence, ce dernier étant principalement déterminé à partir de la rue ou de la place. À la base des deux initiatives on retrouve donc la même logique de répartition de l’espace urbain et le même travail de repérage des habitants, sans doute rendu possible, comme le suggère la seule étude entièrement consacrée à cette question, grâce à la collaboration des prêtres des paroisses 17. Le recensement cosimien, le premier de la ville à avoir été 12. Cit. in M. SBRICCOLI, Crimen lesae maiestatis. Il problema del reato politico alle soglie della scienza penalistica moderna, Milan, Giuffrè, 1974, p. 329. 13. Deliberatione dello Illustrissimo et eccell. mo S. il S. Duca di Firenze sopra li sindachi et denuntiatori delli malefitii della città di Firenze pubblicata il dì 13 di febbraio 1550 ab inc., in Legislazione toscana, éd. L. CANTINI, II, Florence, Albizziana, 1800, p. 198-217 ; mais pour le texte complet de la loi, cf. ASF, Magistrato supremo, 4308. 14. Cf. E. FASANO-GUARINI, « Cosimo I », art. cit., p. 38 ; « Gli ordini di polizia nell’Italia del ‘500 », op. cit., p. 91 ; J K. BRACKETT, Criminal Justice, op. cit., p. 36-37. 15. Sur cette répartition dans le cadastre de 1427, cf. D. HERLILHY-C. KLAPISCH-ZUBER, Les Toscans et leurs familles. Une étude du catasto florentin de 1427, Paris, Éditions de l’EHESS, 1978, p. 123. 16. Le texte du récensement est conservé in BNCF, II, I, 120, Libro della dischrezione delli fuochi et delle anime dello Eccmo Dominio dello Illmo et Eccmo Sor Duca Cosimo de Medici Duca secondo della Repubrica fiorentina fatto fare in anno della Nra salvatione MDLI et a di XXV di febbraio ; un second exemplaire, moins bien conservé est en ASF, Miscellanea medicea, 314 ; sur ce recensement P. BATTARA, La popolazione di Firenze alla metà del ‘500, Florence, Rinascimento del libro, 1935 ; G. FANELLI, Firenze, Rome-Bari, Laterza, 1980, p. 99-107. ; P. BURKE, The Historical Anthropology of Early Modern Italy, Cambridge, 1987, p. 27-29. 17. P. BATTARA, La popolazione di Firenze, op. cit., p. 5.

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accompli selon un critère topographique, n’a pas un but essentiellement fiscal : à cet effet un recensement sur la base des foyers, comme il en existait depuis le XIVe siècle, aurait largement suffi. Dans le recensement de 1552, tout chef de famille est « déterminé » sur la base d’une double coordonnée spatiale et sociale : cette dernière est, à son tour, le résultat d’une série d’informations concernant sa profession, la présence de domestiques dans le foyer, ses origines, dans le cas d’immigrés récemment installés dans la ville. De toute évidence, dénombrer la population de la capitale n’est pas le seul but du censeur : établir les critères permettant de la classer et de mieux la connaître paraît presque plus important. À cette fin, le dispositif mis en place par la loi sur les sindachi de’ malefizi de 1551 dote le pouvoir ducal d’un outil juridiquement souple et efficace. Ce texte se fonde sur une tradition de gouvernement du territoire de la cité et de son l’État qui remonte à l’époque communale. Le sindaco est une figure traditionnelle de la vie de chaque communauté de l’État florentin : élus par suffrage par les membres de la communauté, le sindaco a littéralement la fonction de sindacare, c’est-à-dire de négocier sur les conflits d’intérêts qui surgissent en son sein, de contrôler l’action des officiers de justice envoyés par Florence et, finalement, de rendre compte de toute sorte d’infraction commise dans sa juridiction (malefizi) 18. Une loi de 1545 précise cette dernière obligation en prévoyant des sanctions contre les sindachi récalcitrants 19. Concernant la ville, les compétences du sindaco rappellent celles attribuées, depuis le moyen âge, aux prêtres des paroisses et aux aumôniers laïques, élus directement par le conseil des paroissiens et ratifiés par le conseil de la Commune, dont la tâche était de rapporter au Tribunal du Potestà « omnia maleficia » qui avaient lieu dans leur quartier de résidence 20. Il est donc possible de remarquer que la réforme de février 1551 trouve ses références politiques et culturels aussi bien dans l’autonomie administrative relative caractéristique de l’État territorial que dans la tradition municipale de représentation et de tutelle du peuple à l’intérieur de chaque universitas dont se compose l’organisme urbain. Cependant, elle se situe dans un cadre normatif et politique de plus en plus rigide, caractérisé notamment par l’extension des compétences des Huit de garde (Otto di guardia e balìa), la principale magistrature pénale de l’État, ordonnée par Côme en 1550 21. Dans un point de vue formel, la nomination des sindachi est conforme au système d’élection des officiers en vigueur à Florence et dans d’autres autres villes toscanes avant l’instauration du principat : une longue liste de citoyens éligibles, choisis en fonction de leur « capacité à pouvoir exercer cet office », est repartie en 50 bourses, correspondant aux 50 sindicherie dont se compose le territoire de la capitale. Une fois par an, au mois d’octobre, un nombre non précisé de candidats est tiré au sort, affecté à chaque circonscription et régulièrement rémunéré 22. 18. Cf. E. FASANO GUARINI, « Considerazioni su giustizia e Stato », op. cit., p. 156. 19. Cf. Legge sopra i sindachi del di 29 luglio 1545, in Legislazione toscana, op. cit., I, p. 264-265. 20. H. MANIKOWSKA, « Accorr’uomo. Il popolo nell’amministrazione della giustizia a Firenze durante il XIV secolo », Ricerche storiche, 18-1988, p. 523-549, à la p. 542. 21. Cf. E. FASANO GUARINI, « Cosimo I », op. cit., p. 38. 22. Deliberatione dello Illustrissimo et eccell. mo S. il S. Duca di Firenze sopra li sindachi et denuntiatori delli malefitii, cit., p. 215 : « Che si faccino et cosi hanno fatto cinquanta borse distinte l’una dall’altra et sopra di ciascheduna hanno notato a quale sindicheria respettivamente essi habbino a servire, et hanno in cia-

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Le texte de 1551 prévoit un corps de 1159 individus éligibles aux fonctions de sindaco : en d’autres termes, 2 % environ de la population globale de la ville sont directement concernés par ce vaste dispositif d’information et de repérage des délits. Formellement respectueux des dispositifs institutionnels et des pratiques républicaines, ce système a néanmoins son principal élément de nouveauté et de force dans le rapport de subordination que les sindicherie entretiennent avec le Tribunal des Huit et, tout particulièrement, avec son secrétaire, homme de confiance du prince : il s’agit du fonctionnaire que – toujours selon le témoignage de Fedeli – Côme écoute en premier tout les jours, de grand matin 23. En effet, c’est sous le regard du secrétaire des Huit que l’élection des sindachi a lieu et, surtout, c’est à lui que chaque sindaco doit rapporter, « avec le maximum de détails et de clarté d’information l’endroit où les délits ont eu lieu, le moment, les personnes impliquées et toute autre circonstance utile ». En d’autres termes, la tradition républicaine a été altérée de l’intérieur et pliée aux exigences de rapidité et de discrétion de l’information propres au nouvel État princier. En effet, dans le profil social du sindaco, présent dans le texte de 1551, rien ne reste de l’ancienne fierté républicaine que caractérisait ces personnages élus par le peuple en raison de leur prestige et de leur caractère représentatif du « peuple » au sens fort du terme. Le type idéal de sindaco est maintenant un homme du petit peuple, très probablement pauvre ou exposés à la précarité, à tel point que la loi prévoit la suspension de toute procédure pour dette à son encontre pendant la durée de son mandat 24 : une disposition significative, compte tenu du caractère extrêmement courant de la dette non frauduleuse comme cause d’incarcération. Le peu de traces laissées par le fonctionnement de ce vaste dispositif confirment le cadre social très modeste dans lequel devait s’effectuer le recrutement des dénonciateurs 25. Il s’agit d’artisans ou de petits commerçants, vraisemblablement choisis parce qu’ils étaient bien insérés dans la vie de leur quartier. L’institutionnalisation de la délation, prévue par la loi de 1551, introduit ainsi délibérément – c’est son côté idéologique le moins évident mais plus riche en conséquences sur le long terme – une rupture dans la trame de relations sociales alimentées par la conversation et la réputation, fondamentales dans la pratique quotidienne de la citoyenneté, non seulement républicaine 26.

23. 24.

25. 26.

scheduna borsa imborsati quelle persone che sono loro parute atte a poter exercitare tale uffitio et hanno di più diliberato che le dette borse debbino di continuo star nella cancelleria de’ detti Sigri Otto, sotto la custodia del secretario loro, et ogn’anno nel mese d’ottobre incominciando di presente se ne debba trarre in presentia di detto magistrato quel numero di sindachi et denuntiatori de’malefiti di quella sindicheria per la quale e’ saranno stati tratti et per un anno per volta da incominciarsi in KL di genn. et come segue da finir con gli stipendi et emolumenti che altra volta ne furono fissati. » Le relazioni degli ambasciatori veneti, op. cit., p. 355-356. Deliberatione, op. cit., p. 217 : « Et considerato che el più delle volte le persone che l’haranno ad esercitare saranno povere et conseguentemente haranno de’ debiti assai et non havendo molto il modo a pagarsi sarebbono forzati guardarsi dalle famiglie delle corti civili et cosi e’ loro offitii verrebbono a patire et desiderando tal disordine obviare egl’hanno però proveduto che tutti quelli sindici che in denuntiatori predetti saranno tratti o altrimenti deputati s’intendino durante e’ tempi dell’offitii loro essere et sieno sicuri in persona solamente per ogni debito civile che gl’havessino contratto o contraessino. » ASF, Otto di Guardia, 130, Partiti e deliberazioni, 4 ma 1575, c. 176v, Substitutione de sindaco : ce document concerne la nomination de Giovanni di Piero, boutiquier, en tant que sindaco du Fondaccio à la place de Giuliano di Domenico cordonnier au Canto del Pagoni. Sur cette trame, dans le contexte florentin, cf. C. KLAPISCH ZUBER, « Parents, amis et voisins », in La maison et le nom, op. cit., p. 59-80 ; sur le rapport entre conversation, réputation et lien social, cf. dernièrement

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D’où, par ailleurs, la nécessité de considérer tout processus de disciplinarisation non seulement dans la perspective de la production et de l’imposition de normes, mais à la lumière des dynamiques de construction et de recomposition du lien politique et social propres à chaque contexte politique. Ce cadre normatif nous permet maintenant de mieux comprendre les réflexions de Vincenzo Fedeli concernant le climat de suspicion et de peur généralisée du voisin observable dans la capitale de l’État de Côme : Ceux-ci [les espions] rapportent au Duc tout ce que l’on dit à son sujet dans les foyers, dans les églises, dans les couvents, dans les rues et sur les places et les effets de ces rapports sont immédiatement visibles, car tout le monde a peur que, pour obtenir la grâce du prince, chacun ne devienne l’espion de son propre voisin, et il n’y a personne qui ne craigne jusqu’à ses parents les plus proches et ses amis les plus intimes, à tel point que l’on parle de toute autre chose à l’exception du prince et de son État, même pour en dire du bien 27.

La loi de 1551 constitue donc la première, et sans doute la plus importante tentative réalisée dans l’État toscan de remodeler le lien politique à travers une déstructuration des relations « horizontales », caractéristiques de la sociabilité républicaine, et l’introduction d’un nouveau modèle de subordination, fondé sur la séparation de l’individu de son milieu proche, sur une fidélité « verticale », motivée par des raisons tacites et parfois inavouables. De cet individu, véritable menace permanente portée au cœur de solidarités plus anciennes et parfois ancestrales, le texte de loi souligne même quelques qualités psychologiques essentielles : « un homme éveillé (spedito), qui puisse, à toute heure et en tout temps, sortir sans danger ». Parallèlement, le texte de 1551 contribue à redéfinir les limites de l’espace politique. La loi sur les dénonciateurs publics permet de préciser une pluralité d’endroits qui intéressent le regard du prince en raison des discours et des actions qui peuvent y avoir lieu et qui sont susceptibles de porter atteinte « à la paix universelle et au bien-être des particuliers ». Les sindachi doivent en effet « prêter diligemment attention à toutes les injures, les violences, les vols, les cambriolages, les querelles, les meurtres et à tous les autres délits, aussi bien le jour que la nuit ». « Rues, places, églises, monastères, couvents, hôpitaux, maisons, boutiques, tavernes, hôtels, jardins, les terrains, les fossés, les rivières », entrent dans le domaine de compétence de ces officiers mineurs, dont la seule faculté est d’observer et de rapporter, jamais de contraindre 28. Le législateur réalise ainsi une extension considérable de l’espace politique, tout aussi insouciant du partage public/privé S. CERUTTI, Giustizia sommaria. Pratiche e ideali di giustizia in una società di Ancien Régime (Torino XVIII secolo), Milan, Feltrinelli, 2003, p. 62-63. 27. Le relazioni degli ambasciatori veneti, op. cit., p. 345 : «…li quali riportano al duca tutto quello che si parla di lui e che di lui si dice nelle case, nelle chiese, nelli monasteri, nelle strade e nelle piazze e di simili relazioni si vedono subito gli effetti ; e questo terrore delle spie è ridotto a questo termine che tutti hanno paura che uno non sia la spia dell’altro per acquistarsi la grazia del duca, di modo che non v’è persona che non tema de’ suoi più propinqui parenti e de’ suoi più intimi amici, talché ora d’ogni altra cosa si parla che del duca e dello stato suo, né anche in dirne bene. » 28. Deliberatione, op. cit., p. 215 : « E quali sindachi et denuntiatori soprascritti sieno obbligati tenere diligentemente cura di tutti li insulti, violentie, rapine, furti, questioni, percussioni, occisioni et d’ogni et qualunque altro delitto che si commetterà cosi di giorno che di notte per qualsivoglia persona nelle vie, piazze, chiese, monasteri, conventi, spedali, case botteghe, hosterie, alberghi, orti, campi, fossi, fiumi et ogni altro luogo di lor sindicherie et ne confini di quelle. »

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que de la distinction entre la juridiction du prince et celle de l’Église, pourtant garantie par le droit d’asile. Cette extension se fait au détriment de l’espace public républicain, caractérisé par une pluralité de lieux de formation du discours public, institutionnels et non, car dorénavant aucun lieu n’est plus vraiment neutre et partout la seule parole autorisée est celle du prince. Cette déperdition de la parole politique implique, par ailleurs, un usage exemplaire du silence et du secret aussi bien dans les pratiques de gouvernement que dans les stratégies de la communication : Il m’a dit a plusieurs reprises – écrit Vincenzo Fedeli à propos de Côme – que le secret engendre, dans les actions, une réussite heureuse et que ce n’est que sur le silence que repose la considération des États : ainsi la connaissance des secrets des autres princes autant elle apporte préjudice à ces derniers, autant elle est très profitable pour celui qui la détient […]. C’est la raison pour laquelle à la cour du duc on ne peut rien savoir ni rien entendre si ce n’est directement par le duc luimême et personne n’a le courage de parler de choses de l’État […]. Et, en vérité, c’est uniquement cette démarche qui a permis [à Côme] de se conserver et de s’agrandir, puisqu’il est prince nouveau et prince de peuples libres et téméraires, inaptes au joug de la servitude et c’est une merveille que de voir comment il arrive si facilement à les gouverner, ce qui procède surtout des secrets multiples dont il est le détenteur 29.

Ce dernier témoignage est particulièrement digne d’attention puisque il nous montre que le secret est non seulement un élément de l’exercice ordinaire du pouvoir mais aussi sa composante idéologique essentielle, volontairement inscrite dans l’auto-représentation du prince. Le texte de 1551 traduit cette idéologie du secret dans le langage juridique, tout en faisant du secret l’élément clé des rapports entre certaines institutions, depuis longtemps vouées à la conservation du bien commun, comme les Huit de Garde, et les acteurs politiques et sociaux. La loi crée de nouveaux intermédiaires entre ces deux réalités, elle contribue en outre à faire de l’appropriation du secret l’un des buts prioritaires du gouvernement de la cité et du silence la vertu par excellence dans les relations entre les individus. Tout cela permet quelques remarques de caractère plus général. En premier lieu s’il paraît pertinent de considérer le secret en tant qu’idéologie du pouvoir et d’en étudier les stratégies qu’il implique dans son exercice au quotidien 30, il est également nécessaire de réfléchir aux usages idéologiques de la notion de transparence. Avec une intention tacitement polémique, celle-ci apparaît – nous le verrons – dans la seconde moitié du XVIIIIe siècle, aussi bien dans les textes juridiques que dans les discours d’un autre prince « nouveau » – François-Étienne de Habsbourg-Lorraine – et des ses ministres. Comment ce changement radical de 29. Le relazioni degli ambasciatori veneti, op. cit., p. 375-376 : « E mi ha detto più volte che la secretezza partorisce nelle azioni ogni felice successo e che nel solo tacere sta fondata la considerazione degli stati e che il sapere i secreti degli altri principi così come torna a coloro di malefizio, così è di grandissimo servizio a chi lo sa […]. E però alla corte del duca non si può sapere né intendere mai cosa alcuna se non s’intende dal principe istesso, che non vi è persona che ardisca parlare delle cose di stato […]. E per la verità questo sol modo di procedere l’ha conservato e ingrandito, perché essendo nuovo principe e principe di popoli liberi e arditi e non amici al giogo della servitù, è meraviglia grandissima come egli possa reggere e così facilmente e sicuramente governare ; il che non procede altro che dai molti secreti che egli detiene. » 30. Sur ces questions, voir J.-P. CAVAILLE, Dis/simulations. Religion, morale et politique au XVIIe siècle. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Paris, Champion, 2002.

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la représentation du pouvoir a-t-il été rendu possible ? Quel genre de pratiques et de stratégies cette nouvelle idéologie comporte-t-elle dans le gouvernement de l’espace public ? À longue échéance, nous pouvons considérer la loi de 1551 comme le début d’un processus de formation et de contrôle de l’espace public qui s’achève tardivement, presque deux siècles plus tard, avec la loi sur la « liberté de la presse » de 1743, qui affiche parmi les buts du prince la volonté de permettre une publicité progressive et réglée des connaissances utiles 31. Il s’agira donc, dorénavant, de suivre ce processus dans son cours tortueux et dans ses résultats souvent contradictoires. Une seconde remarque concerne le rapport entre la juridiction du prince et celle de l’Église dans le processus de disciplinarisation de la société toscane. De toute évidence, la loi de 1551 est une loi « inquisitoriale » qui dote le prince d’un outil nouveau et efficace permettant de s’approprier des informations nécessaires à assurer la conservation de l’État là où elles se trouvent, même dans l’intimité des foyers. Pour autant, la loi de 1551 est une loi entièrement civile et la seule référence explicite au domaine religieux est l’allusion aux monastères et aux couvents qui se trouvent inclus – s’agit-il d’une provocation ? – dans la liste des lieux sujets à la juridiction informelle des sindachi. Il paraît donc difficile de dissocier cette loi du contexte religieux des années 40 et 50, un contexte caractérisé par la recrudescence généralisée de la persécution contre les hérétiques mais aussi, comme une série d’études récentes l’ont montré, par une volonté très ferme d’autonomie du jeune prince à l’égard de Rome 32. Bien que sensible aux arguments des hétérodoxes, Côme reconnaît néanmoins dans la dissidence religieuse le visage caché de la sédition et il aborde la question de son élimination en termes strictement politiques. Témoigne de cette double exigence de rigueur et d’autonomie d’action, l’intention d’établir, selon le modèle en vigueur à Venise, une influence directe sur le Saint-Office, soit à travers la nomination d’experts (commissari) censés intervenir dans le déroulement des procès, soit à travers un rapport « confidentiel » avec le Tribunal romain qui permettrait au prince de connaître secrètement des questions concernant la sécurité de son État 33. La magistrature des Huit de garde est partie prenante de cette stratégie comme le démontre entre autre une série de procès instruits à Florence entre 1551 et 1552 à l’encontre de trente-cinq citoyens soupçonnés « de se réunir secrètement et d’enseigner la fausse doctrine [luthérienne] 34 ». Il est difficile de ne pas voir dans cet épisode, qui fut l’objet d’une large publicité dans les autres capitales italiennes, une première démonstration de l’efficacité du dispositif mis en place par la loi de 1551. Dans les années suivantes, le fonctionnement de ce dispositif reste toutefois difficile à saisir et, plus encore, à analyser. Il est sans doute encore en vigueur dans les années 1570, comme l’atteste un document, cité plus haut, concernant 31. Cf. infra, p. 139-151. 32. Cf. notamment M. FIRPO, Gli affreschi di Pontormo a San Lorenzo, op. cit., p. 352-379. 33. Cf. A. PROSPERI, Tribunali della coscienza. Inquisitori, confessori, missionari, Turin, Einaudi, 1996, p. 75 et E. BRAMBILLA, Alle origini del Sant’Uffizio. Penitenza, confessione e giustizia spirituale dal medioevo al XVI secolo, Bologne, Il Mulino, 2000, p. 431, 449. 34. A. D’ADDARIO, Aspetti della Controriforma a Firenze, Rome, Ministero dell’Interno, 1972, p. 420-421.

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la nomination d’un sindaco dans une circonscription de la capitale 35. Dans son Histoire du grand-duché de Toscane (1781), un ouvrage qui souligne fortement les tendances despotiques de Côme Ier, Riguccio Galluzzi, affirme que la « méthode » des dénonciateurs fut progressivement étendue aux autres villes de l’État et à la campagne 36. En effet, parmi une série de mesures adoptées peu après la conquête de Sienne, le gouverneur de la ville, représentant du pouvoir médicéen, obligea le Capitaine de Justice (Capitano di Giustizia) – une magistrature analogue à celle des Huit de Garde – d’instituer des « sindachi », afin de rapporter « les délits (malefizi) de toute sorte » qui auraient lieu dans la ville et dans son contado 37. Mais, encore une fois, on est vite confronté à la rareté des traces disponibles dans les archives 38. Toute une série de questions restent donc en suspens : notamment la façon dont le système des délateurs du prince a pu coexister avec le circuit parallèle et occulte, mis progressivement en place dans l’État toscan dans la seconde moitié du XVIe siècle, par l’Inquisition romaine. Malheureusement, la documentation relative à cette première phase d’instauration et de superposition de réseaux différents de renseignement – en dépit de l’ouverture des archives centrales du Saint-Office – est très largement insuffisante 39. Quoi qu’il en soit, la loi de 1551 témoigne de l’antériorité et de l’autonomie de l’initiative civile dans le domaine, hautement conflictuel, de l’identification et de la dénonciation de paroles et de comportements considérés dangereux pour la survie de la communauté. Il paraît donc douteux de considérer « le système des dénonciations secrètes » qui « encourageait tout le monde à craindre l’autre et à se dénoncer réciproquement » comme le produit d’une dérive inquisitoriale des systèmes judiciaires italiens 40. Face à une lecture « juridictionnaliste » qui a longtemps privilégié la thèse d’un effondrement de la souveraineté des princes italiens à l’égard des Congrégations romaines, il paraît maintenant légitime de prendre au sérieux ce que Machiavel et les théoriciens du principat ont répété à maintes reprises, à savoir que le prince nouveau se veut, avant tout, garant et promoteur de la religio, du lien politique et social. Dans cette même perspective s’inscrivent les logiques du compromis et de l’échange qui ont guidé, deux siècles durant, selon des buts souvent coïncidents, pouvoir politique et pouvoir spirituel dans le gouvernement de la cité.

Discipline de la parole et délit d’opinion La loi de 1551 fait de la prévention des délits la priorité de l’action de réforme du corps politique entreprise par le prince-censeur dans la période initiale de son 35. Cf. supra, note 25. 36. R. GALLUZZI, Istoria del Granducato di Toscana sotto il governo della casa Medici, I, Livourne, Masi, 1781, p. 196. 37. ASS, Balìa, 830, il s’agit d’un recueil d’une série de mesures adoptées par Côme après la conquête de Sienne : l’institution des sindachi est décidée le 29 juillet 1557 (c. 59 r-v). 38. Une série de témoignages d’infractions et de délits mineurs, rapportés vraisemblablement par des dénonciateurs, est conservée dans ASS, Balìa, 1101, Denunzie di malefici ai gonfalonieri della città, 1560-1561. 39. À ce propos, restent toujours actuelles les considérations de A. PROSPERI, « Vicari dell’Inquisizione fiorentina alla metà del Seicento » [1982], in L’Inquisizione romana. Letture e ricerche, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2003, p. 153-173, à la p. 154. 40. E. BRAMBILLA, Alle origini del Sant’Uffizio, op. cit., p. 542.

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gouvernement. Cette politique trouve sa justification dans la pensée juridique : la praeventio pericolorum, la prévention des dangers qui pèsent sur la communauté, est une formule évoquée par les juristes du droit commun tardif et employée dans le langage administratif. Souvent, elle se trouve associée à la notion de oecomica : l’oecomica coercitio (coercition économique) est le pouvoir, propre au prince, en tant que « reipublicae caput et parens », chef et père de l’État, de disposer des droits des gouvernés de façon arbitraire, à travers des actes extra-judiciaires, rendus nécessaires pour la sauvegarde du bien commun 41. À juste titre, on a vu dans ce paternalisme ambigu l’un des traits caractéristiques du « bon gouvernement » des peuples inauguré par Côme Ier 42. Avec son cortège de soupçons et de préjugés institutionnalisés, la priorité accordée à la prévention des délits comporte une conséquence majeure : l’attention du législateur est décidément en train de se déplacer de l’infraction commise à l’intention de la commettre, de l’acte effectif à l’acte mental. Toute une série de comportements, de gestes et de paroles peuvent ainsi rentrer dans le cas de figure de la désobéissance car « intentionnellement » dirigés à porter atteinte au bon ordre de la communauté, dont le prince et père de ses sujets est le premier garant. Par tâtonnements et ajustements, le délit politique prend ainsi une ampleur inédite tout en incluant dans sa sphère un large inventaire d’actes linguistiques et d’opinions criminogènes. En vérité, pendant toute l’époque moderne reste en vigueur, dans les États italiens, la distinction fondamentale entre intentio-factum et conscientia-actus, symétrique au rapport entre le juge ordinaire laïque et l’inquisiteur : c’est à ce dernier, à travers l’extorsion des paroles, qu’appartient de juger les opinions, alors qu’à son homologue laïque, suite à une collecte d’indices, revient de juger les actions et les faits 43. Mais les superpositions et les interférences entre les deux juridictions restent fréquentes. Pour s’en rendre compte, il suffit de jeter un regard dans le domaine des procédures criminelles (praticae criminales), ces recueils à l’usage des juges qui ont principalement la fonction d’entériner la pratique quotidienne de la justice pénale et d’indiquer au lecteur la voie à suivre dans une casuistique presque illimitée. D’où l’importance de distinguer et de classer les différents types de délits, en indiquant les hypothèses, les circonstances, les variantes, les différents arguments que l’on peut soutenir, la circonspection qu’il est nécessaire d’adopter et, surtout, les limites de compétence qu’il ne faut surtout pas dépasser. Parmi les procédures utilisés dans l’État toscan, le Giudice criminalista d’Antonio Maria Cospi, bien que médiocre d’un point de vue doctrinal, présente un intérêt incontestable comme objet culturel, en tant que répertoire hétéroclite d’usages juridiques et de croyances, largement partagés par les professionnels du droit et par leur public dans la seconde moitié du XVIe siècle 44. Cet ancien secré41. Cf. L. MANNORI, « Per una preistoria della funzione amministrativa. Cultura giuridica e attività dei pubblici apparati nell’età del tardo diritto comune », Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, 19-1990, p. 323-504, à la p. 428. 42. Cf. L. MANNORI, Il sovrano tutore, op. cit., p. 208, 433. 43. Cf. M. SBRICCOLI, « Giustizia criminale », in Lo Stato moderno in Europa, op. cit., p. 163-205, à la p. 185. 44. A. M. COSPI, Il giudice criminalista, distinto in tre volumi dove con dottrina teologica canonica civile filosofica medica storica e poetica si discorre di tutte quelle cose che al giudice delle cause criminali possono avvenire,

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taire des Huit de garde consacre une section entière de son ouvrage au classement des opinions : « une matière ardue », explique-t-il, « étrangère à la profession juridique, ce qui accroît les difficultés et les dangers » de ceux qui ont la prétention de la traiter en s’écartant de la doctrine courante des légistes et des canonistes 45. L’originalité de son approche se manifeste en effet dans le choix des matières. Après avoir abordé la question de la définition des opinions formellement hérétiques, un domaine dans lequel le juge laïque ne doit en aucune manière s’ingérer, Cospi dirige son attention vers une catégorie médiane d’opinions et de propositions qui, n’étant pas hérétiques au sens strict du terme, sont qualifiées, faute de mieux, de « propositions qui ne sonnent pas bien à l’oreille de tout le monde ». Ancien secrétaire des Huit de Garde, homme de terrain et non de doctrine, Cospi inscrit, dans cette zone résiduelle du discours public interdit, aussi bien les délits de parole intentionnellement dirigés contre l’autorité religieuse ou politique, qu’une série d’actes linguistiques dont la véritable intention reste obscure ou ambiguë et donc susceptible de provoquer une réception erronée : « Les propositions non hérétiques mais qui n’ont pas un aspect rassurant (che hanno faccia non buona) ne sauraient être comprises correctement par tout le monde sans une expression meilleure et plus claire. » Cospi déplace ainsi l’attention du juge laïque du terrain théorique de la définition et de l’énonciation du vrai et du faux – terrain partagé avec le juge ecclésiastique – à celui, pratique, de la réception des opinions et à ses conséquences sur le maintien de l’ordre public : en d’autres termes, ce qui l’intéresse c’est le pouvoir performatif des mots 46. Qu’est-ce donc une opinion dangereuse quand elle ne se présente pas sous l’aspect incontestable de l’hérésie ? Cospi distingue neuf différents types de propositions considérées comme suspectes ou absolument condamnables : celles en apparence hérétiques («quae sapit heresim »), les propositions erronées, les opinions susceptibles « de choquer des oreilles pieuses », les propositions téméraires, scandaleuses, séditieuses, injurieuses, douteuses, le blasphème 47. Cette distinction ne se fonde pas sur une séparation de compétences entre les juridictions laïque et ecclésiastique mais sur le contenu des propositions et notamment sur leur force intentionnelle. Que cache une proposition ambiguë, quelle est l’intention réelle de l’individu qui profère une proposition téméraire ? Dans le groupe des propositions suspectes, Cospi classe ainsi les affirmations qui ont en commun l’intention du locuteur de semer le doute et le trouble parmi ses interlocuteurs. Leur force repose essentiellement sur le malentendu : « La proposition qui sent l’hérésie (sapit heresim) – explique-t-il – a apparemment l’aspect de l’hérésie mais Florence, Pignoni, 1633 ; l’attention sur cet ouvrage, publié posthume, a été attirée par E. FASANO GUARINI, « I giuristi e lo Stato nella Toscana medicea » dans Firenze e la Toscana dei Medici nell’Europa del ‘500, I, Florence, Olschki, 1983, p. 229-247, en part. p. 244-245 ; sur l’attention spécifique que Cospi consacre au problème de la sorcellerie, cf. A. PROSPERI, « Inquisitori e streghe nel Seicento fiorentino », in F. CARDINI (dir.), Gostanza la strega di San Miniato, Rome-Bari, Laterza, 1989, p. 217-250. 45. A. M. COSPI, Il giudice criminalista, op. cit., p. 159 : « Ardua materia si debbe trattare in questa seconda parte : e tanto più quanto è fuori della professione legale, accresce la difficoltà ed il pericolo, trovandosi ad ogni passo intoppi dove lo sdrucciolare è facile e la caduta letale : perché si bene di detta materia si trovano le cataste di libri di legisti e canonisti, nondimeno è stata da loro in questi termini trattata. » 46. Sur cette catégorie d’actes linguistiques, cf. B. CASSIN, S. LAUGIER, I. ROSIER-CATACH, « Acte de langage », in Vocabulaire européen, op. cit., p. 11-21. 47. Ibidem, p. 176.

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lorsqu’on l’entend correctement, selon la piété chrétienne et selon les déclarations des Pères de la Sainte Église et des théologiens, elle contient la vérité. » Au contraire, la proposition erronée, bien que fondée sur une source d’autorité établie, s’en écarte et parvient à une conclusion fausse ; c’est le domaine propre au sophisme, une figure commune au discours religieux ainsi qu’au discours politique : « Il est vrai – observe Cospi – que l’on peut imaginer des propositions erronées dans les matières du gouvernement civil et politique ; par exemple, il se peut que quelqu’un affirme que la république ou le prince n’ont pas le droit de faire de lois nouvelles dans leurs États. Dans ce cas, puisque la proposition intéresse la majesté royale, c’est au juge laïque de la réprimer 48. » Les opinions téméraires, celles qui suscitent le scandale ou qui peuvent choquer « des oreilles pieuses », se fondent sur des vérités incontestables mais difficiles, que l’on ne peut « proférer avec trop de liberté sans que le peuple ingénu, dans son intelligence limitée, les perçoive comme mauvaises ». Il s’agirait d’affirmer, par exemple, que « l’Église n’a pas de véritable autorité sur les âmes du Purgatoire », ou alors « que pendant la passion du Christ les apôtres perdirent leur foi ». Le discours juridique semble ainsi avoir intégré la notion de décalage culturel comme facteur indispensable à la conservation du lien politique et il s’est doté également des moyens nécessaires à décourager les fauteurs de doute et de scandale et à circonscrire les occasions de discussion libre sur des sujets non autorisés. À un registre différent appartiennent les propositions séditieuses, injurieuses ou les blasphèmes : la justice est ici confrontée à des paroles qui constituent des actes explicites de révolte qui touchent les fondements mêmes de la subordination politique 49. « Il est séditieux d’affirmer que personne n’est tenu à obéir à un prélat mauvais ou à un prince méchant : puisqu’on soulève les âmes à la sédition et au schisme […]. Il est injurieux de critiquer ou de blâmer un prélat ou un religieux en tant que tel et pas comme un homme soumis à l’erreur. » Le cas du blasphème est plus complexe. Cospi n’aborde pas la question du blasphème dit « hérétique » au centre d’un débat doctrinal depuis le Moyen-âge et qui constitue, à la fin du XVIe siècle, l’un des domaines principalement intéressés par l’extension de l’activité du Saint-Office 50. Son attention se concentre sur le blasphème comme acte d’insubordination contre l’autorité divine, qui se manifeste, d’ordinaire, sous la forme de propos obscènes (turpiloquia) : le juge laïque revendique sous sa propre juridiction ce genre de discours injurieux appartenant à la vaste catégorie du crime de lèse majesté 51. Le délit de parole participe ici à plein titre à la définition du délit politique tel que la pratique judiciaire le conçoit et le traite au quotidien.

48. Ibidem, p. 178 : « È ben vero, che si possono dare opinioni erronee in materia di governo civile e politico : come se alcuno dicesse, che la repubblica o principe non potessero far nuove leggi nel suo Stato, toccando così la Maestà Regia, potrà il giudice laico raffrenarlo. » 49. Sur ces actes linguistiques, J. BUTLER, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York et Londres, Routledge, 1997, traduction française Le pouvoir des mots. Politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam, 2004. 50. Cf. A. PROSPERI, Tribunali della coscienza, op. cit., p. 350-367. 51. Sur le blasphème comme « crime de lèse majesté divine » et sur ses rapports avec la sédition dans la doctrine du droit commun, cf. M. SBRICCOLI, Crimen lesae maiestatis, op. cit., p. 346-347.

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Deux lois contribuent notamment à structurer de façon durable, au-delà même de la période médicéenne 52, le domaine du délit politique dans l’État toscan. La première, datée de 1542, est dirigée contre le blasphème que l’on qualifie non seulement de violence contre Dieu mais aussi d’attentat contre le prince et la société : un délit primordial, en quelque sorte, à partir duquel « procèdent dans le monde un nombre infini de troubles et des fléaux inopinés 53 ». La seconde loi, relative au crime de lèse majesté, punit avec la plus grande sévérité les coupables de « conspiration ou de machination contre la personne du prince ainsi que de ses fils et descendants 54 ». Rédigé en 1549 par l’auditeur Jacopo Polverini, ce texte, qui fait largement appel à la délation comme moyen ordinaire pour saisir les intentions occultes des conspirateurs, illustre la nature mentale du délit politique : Son Excellence [le duc de Florence] est persuadé que ses citoyens bien aimés, ainsi que tous les autres de son vaste et heureux état, sont tout à fait étrangers à cette impiété puisqu’ils ils ont l’esprit droit, qu’ils ont été et sont vertueux et désireux du bien commun : néanmoins, Il considère qu’il se pourrait que quelqu’un, par une inspiration diabolique, pût s’égarer et changer radicalement d’opinion si, une plus grande rigueur et des lois terribles et exemplaires n’empêchaient cette perversion d’esprit 55.

Dans les cas du blasphème et du crime de lèse majesté, la question de la parole criminogène est abordée d’un point de vue différent mais convergent : dans les deux cas, le délit politique est à son origine un délit d’opinion qui se traduit nécessairement dans un acte d’impiété, soit sous la forme d’une parole injurieuse qui se manifeste envers Dieu et, par conséquent, envers le prince, son représentant légitime, soit sous des formes ouvertes ou occultes de révolte, telles que la sédition ou la conjuration 56. À côté de cette législation majeure, d’autres dispositions visent à dépolitiser et à moraliser l’espace public de l’État toscan, en réduisant drastiquement les occasions où toute parole susceptible d’entraîner un attentat contre le bon ordre de la communauté pourrait se produire. La législation mineure (édits, notifications, ordonnances) devient encombrante et pléthorique : elle constitue à elle seule 52. Pour une vision d’ensemble des matières ici abordées à la fin de la période médicéenne il est utile de consulter le recueil de M. SAVELLI, Pratica universale, Firenze, 1696. 53. « Conoscendo che la bestemmia è peccato che più offende sua Maiestà che li altri, dal quale procedono nel mondo turbolentie et inopinati flagelli » : Bando sopra la bestemmia e la sodomia, 8 juillet 1542, in Legislazione toscana, I, op. cit., p. 210-214 ; sur cette loi, cf. E. FASANO GUARINI, « Produzione di leggi e disciplinamento nella Toscana granducale tra Cinque e Seicento. Spunti di ricerca », in P. Prodi (dir.), Disciplina dell’anima, disciplina del corpo e disciplina della società tra medioevo ed età moderna, Bologne, Il Mulino, 1994, p. 659-690, p. 670-671. 54. Ibidem, p. 669 ; cf. Legislazione toscana, II, op. cit., p. 54-62, Legge contra a quelli che machinassero avverso la persona o stato di S.E. o de’ sua illustrrissimi figliuoli o descendenti. 55. Ibid., p. 55 : « Benché Sua Eccellenza si persuada et abbia ferma openione che li suoi dilettissimi cittadini et quelli ancora del resto del suo amplissimo et felice stato sieno al tutto alieni da tanta sceleratezza, per essere di perfetta mente et essere dati et darsi alla virtù et desiderare il bene universale : Ella considera nondimeno che e potrebbe accadere che qualcuno per diabolica instigatione si disviasse et divenisse d’altra openione, se con maggior rigore et con più formidabili et esemplarie pene e non si obviassi a sì perversa mente. » 56. Pour une analyse du phénomène des conjurations dans la période du principat médicéen, cf. J. BOUTIER, « Trois conjurations italiennes ; Florence (1575), Parme (1611), Gênes (1628) », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, 108-1996, p. 319-375.

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une espèce de « droit pénal quotidien des pauvres 57 », presque un second niveau de légalité, soustrait à la justice ordinaire des juges et confié pour l’essentiel aux méthodes informelles et arbitraires des forces de police, le cas échéant, des « sbires » des Huit de Garde. En 1553 un édit interdit de prendre part aux altercations, prétexte fréquent de « soulèvement et de rassemblement de peuples 58 ». En 1566 le législateur bannit le jeu « des rues et des places », cause fréquente « d’énormes blasphèmes » et de « paroles obscènes 59 ». En 1570, une ordonnance réprime durement les auteurs de provocations écrites en duel (cartelli) et interdit tout regroupement d’hommes qui intervient aux côtés d’un des protagonistes d’une querelle (quadriglia) 60. La question du sens et de l’efficacité de cette intense politique de « disciplinement » de la parole, soulevée par l’historiographie récente, n’est pourtant pas nouvelle. Au terme de sa dissertation sur les discours dangereux, Antonio Maria Cospi s’interroge sur le rôle de la ruse des individus comme facteur imprévisible, qui échappe au regard abstrait du législateur et qui est pourtant susceptible de donner à l’application de la norme une très grand nombre de variantes. L’histoire des deux blasphémateurs impénitents – qui témoigne, par ailleurs, d’une indiscipline du discours latente dans la société toscane – illustre ce point de vue : Lorsque le Sérénissime grand Côme premier publia la très sainte loi contre les blasphémateurs, un blasphémateur immense, pour ne pas perdre le plaisir qu’il avait d’injurier Dieu et pour éviter les peines prévues par la dite loi, attribua à chacun des boutons de sa veste le nom d’un saint, le premier correspondant à celui de Dieu. Or, à chaque fois qu’il entendait blasphémer contre un saint, il blasphémait et maudissait le bouton qui portait le nom de ce même saint. On entendait un autre blasphémateur, non moins scélérat, qui à chaque fois qu’il était en colère murmurait : « que ces poissons soient maudits ». Et puisque l’un de ses amis le pressait de lui dire ce que signifiaient ces mots, il avoua que lorsqu’il était en colère et qu’il proférait ces mots, il entendait maudire les poissons qui ne dévorèrent pas les jambes de Saint Christophe lorsqu’il transportait le Christ sur ses épaules.

Entre la norme et son application se situe donc un écart impondérable que le juge doit à chaque fois prendre en compte et essayer de maîtriser en ayant recours notamment à la pratique confidentielle de la délation : « Dans tous ces cas – remarque Cospi –, si le juge peut obtenir une confession extrajudiciaire sur la véritable intention de cet ennemi de Dieu, je suis de l’avis qu’il puisse procéder [contre lui] avec une confession judiciaire assortie de torture, afin de pouvoir lui

57. L’expression est de M. SBRICCOLI, « Giustizia criminale », art. cit., p. 182. 58. Bando che non si faccino ragunate né si corra alle questioni del dì 13 novembre 1553, in Legislazione toscana, op. cit., II, p. 328. 59. Bando che non si giuochi per le strade et piazze del dì 23 agosto 1566, in ibid., VI, p. 310 ; sur la question de la discipline du jeu en Toscane voir maintenant A. ADDOBBATI, La festa e il gioco nella Toscana del Settecento, Edizioni Plus Università di Pisa, Pisa, 2002, sur la loi de 1566 voir à la p. 92. 60. Bando che non si possa intromettere nelle quistioni d’altrui né far cartelli né portar lettere o imbasciate né far quadriglie del dì 7 gennaio 1569 ab inc. [1570], in ibid., VII, p. 172-173 ; sur la question des cartelli et des manifesti dans le contexte spécifique du grand-duché de Toscane (Pistoia), cf. D. WEINSTEIN, « Fighting or flyting ? Verbal duelling in mid-sixteenth century Italy », in T. DEAN, K.J.P. LOWE (dir.), Crime, Society and Law in Renaissance Italy, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 205-220.

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infliger une peine très sévère 61. » L’œuvre de moralisation et de dépolitisation de l’espace public entamée par Côme et poursuivie, avec une intensité sans doute mineure, par ses successeurs doit, bien entendu, se mesurer à chaque instant avec la grande capacité manipulatrice des individus mais, en se situant dans la longue durée, elle compte bien introduire un changement profond des comportements collectifs, en s’appuyant principalement sur la détérioration presque institutionnalisée des solidarités sociales élémentaires.

La discipline de l’écriture À la même époque, la formation d’une parole légitime impose au pouvoir politique une attention croissante envers le monde du livre et de la lecture. L’instauration de la censure des livres dans l’État toscan a fait l’objet d’un certain nombre d’études partielles, qui participent, pour l’essentiel, à un discours historique plus vaste, consacré au rôle hégémonique exercé par l’Église catholique dans les États italiens à l’époque moderne. Les enjeux idéologiques outre qu’historiographiques de ce débat ont été largement mis en évidence par des synthèses récentes 62. Au-delà de cet horizon historiographique typiquement national et des questions qu’il suscite, il paraît néanmoins de plus en plus légitime de s’interroger sur la pertinence même de la censure des livres en tant qu’objet historique autonome. Au risque de généraliser, les études sur la censure semblent difficilement éviter quelques écueils majeurs. Le premier consiste en une dramatisation presque inévitable de l’objet de recherche : « Il est évident – a-t-on observé récemment – que l’historien ne peut pas vider le mot censure de toute sa charge morale, il ne peut guère se conduire qu’en procureur ou en avocat 63. » En deuxième lieu, le terme de censure est souvent utilisé dans un sens trop étroit, « as a negative exercice of power centered in the court 64 », un exercice du pouvoir centré principalement, en ce qui concerne le cas italien, autour de l’activité de repérage et de répression de l’illicite en matière d’écriture et d’imprimerie exercée par les congrégations romaines du Saint-Office et de l’Index. D’où une troisième remarque, concernant le caractère implicitement téléologique de cette historiographie : les historiens de la censure des livres traitent un objet pour l’essentiel négatif, ils font l’histoire 61. A. M. COSPI, Il giudice criminalista, op. cit., p. 182 : « Quando dal Serenissimo Gran Cosimo Primo fu pubblicato il santissimo bando contro i bestemmiatori, un enormissimo bestemmiatore, per non perdere il gusto che aveva nell’offendere Dio, per fuggire le pene imposte in detto bando, attribuì a ciascun de’bottoni che aveva nel giubbone il nome d’un santo : e per primo intendeva Dio e ogni volta che voleva bestemmiare quel santo, malediva e bestemmiava quel bottone, a chi aveva imposto il nome di quel santo. Et un altro non meno di quello scellerato, ogni volta che aveva collera diceva, siano maledetti quei pesci : e ricercato strettamente da un amico suo che cosa volesse inferire con quelle parole, gli confessò che quando aveva collera, e che diceva quelle parole, voleva maledire i pesci che non rosero le gambe a S. Cristofano quando aveva Cristo su la spalla. Et in questi casi quando il giudice avesse una confessione estraiudiciale dell’intenzione di questo nemico d’Iddio, crederei potesse procedere averne la confessione iudiciale con tormenti per dargliene severissima pena. » 62. Cf. notamment R. BIZZOCCHI, « Chiesa, religione, Stato agli inizi dell’età moderna », in G. CHITTOLINI, A. MOLHO, P. SCHIERA (dir.), Origini dello Stato. processi di formazione statale in Italia fra medioevo ed età moderna, Bologne, Il Mulino, 1994, p. 493-513. 63. A. BOUREAU, « La censure dans les universités médiévales » (note critique), dans Annales HSS, 55-2000, p. 313-323, p. 321. 64. R. BURT, Licensed by Authority. Ben Jonson and the Discourses of Censorship, Ithaca, Cornell Un. Press, 1993, p. 1.

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d’une négation, raison pour laquelle l’histoire de la censure ressemble souvent à une histoire à rebours de la naissance de la liberté de la presse et de l’opinion publique 65. Par ailleurs, il est possible de remarquer les signes d’un changement significatif de perspective. Cela tient en partie à l’abandon progressif du paradigme dominant de la modernité depuis le XVIIIe siècle, suivant lequel la lutte contre la censure constitue une étape du progrès victorieux des lumières contre l’obscurantisme religieux et politique 66. D’autres raisons rendent envisageable ce renouveau, en particulier une plus grande attention aux caractéristiques des textes censurés, au travail exégétique accompli par les censeurs 67 ainsi qu’aux différents contextes dans lesquels leurs actes s’inscrivent et deviennent significatifs. En dépit de l’approche traditionnelle qui privilégie une histoire des institutions censoriales, les études actuelles se montrent attentives aux interactions plus vastes des pratiques de la censure. Il est ainsi envisageable d’étudier la censure des livres comme une histoire « de la construction des régimes de vérité 68 », inséparable des formes moins visibles de sanction ou d’autocensure propres au débat intellectuel, voire comme l’un des mécanismes de légitimation et de dé-légitimation de l’accès au discours public 69. L’établissement d’un régime de censure des livres dans l’État toscan au cours du XVIe siècle est un phénomène complexe qui concerne, plus généralement, la tentative d’imposer une parole légitime dans l’espace public, tout en limitant les lieux et les circonstances où une parole non conforme pourrait s’exprimer. L’effort normatif produit dans le domaine de l’oralité populaire est considérable, nous l’avons vu, et il se poursuit parallèlement dans le domaine de la sociabilité savante, milieu où les réminiscences républicaines sont toujours vivantes et qui se traduisent, entre autre, dans une pratique libre de la prise de parole 70. Les lignes de la politique centralisatrice mise en œuvre par Côme sont connues : en 1540 le prince accorde son soutien à l’Académie des Humidi, un groupe assez informel composé de jeunes marchands et d’artisans passionnés de poésie. La protection ducale comporte une institutionnalisation rapide de cette congrégation : en 1541 l’académie change de nom en Accademia Fiorentina, se dote de nouveaux statuts et s’ouvre au monde de l’érudition et des sciences 71. Une réforme de 1547, inspirée par la volonté de « remédier à tout inconvénient qui pourrait 65. La thèse du rapport antinomique censure/opinion publique est notamment développée par J. HABERMAS, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978 [1962], chapitre III. 66. Cf. A. PROSPERI, « La Chiesa e la circolazione della cultura nell’Italia della Controriforma. Effetti imprevisti della censura », in U. ROZZO (dir.), La censura libraria del secolo XVI, Udine, Forum, 1997, p. 147-161, à la p. 149. 67. Cf. B. NEVEU, L’erreur et son juge. Remarques sur les censures doctrinales à l’époque moderne, Naples, Bibliopolis, 1993, p. 239-381. 68. A. BOUREAU, « Dialogue avec Luca Bianchi », Annales HSS, 57-2002, p. 745-749, à la p. 748. 69. Cf. R. BURT, Licensed by Authority, op. cit., p. 12 qui renvoie pour cette démarche aux positions de P. BOURDIEU, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 343-377. 70. Cf. A. QUONDAM, « L’Accademia », in Letteratura italiana, I, Il letterato e le istituzioni, Turin, Einaudi, 1982, p. 822-896 ; sur le statut de la parole orale dans les académies, notamment italiennes, cf. F. WAQUET, Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (XVIe-XXe), Paris, Albin Michel, 2003, p. 260-263. 71. Cf. M. PLAISANCE, « Le Prince et lettrés : les Académies florentines au XVIe siècle », in Florence et la Toscane, op. cit., p. 365-380, avec une bibliographie exhaustive sur l’argument.

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se manifester » dans la vie académique, poursuit dans cette même direction en modifiant sensiblement les conditions d’accès à l’institution ainsi que les règles de participation aux séances ouvertes au grand public 72. Alors que le groupe des fondateurs – parmi lesquels figurent Antonio Grazzini dit Il Lasca et Anton Francesco Doni – trop enclin au discours libre et à la satire, est progressivement marginalisé ou expulsé, les statuts attribuent aux censeurs, nommés par le duc, un pouvoir décisif dans le choix du langage et du contenu des leçons académiques 73. À juste titre on a observé, que ce pouvoir d’imposition du silence et de contrôle de la parole orale est tout à fait comparable au pouvoir exercé par les censeurs civils ou ecclésiastiques dans le domaine de la communication écrite 74. Une recherche consacrée au milieu des confréries florentines à la même époque a mis en évidence des tendances analogues : restriction drastique de la mixité sociale, réduction des espaces et des opportunités de la prise de parole de la part des membres laïques de ces associations pieuses 75. On pourrait ainsi multiplier les enquêtes dans des domaines contigus : la mise en place d’un dispositif de plus en plus systématique de censure des livres ne serait finalement qu’un simple aspect d’un changement généralisé d’attitude suivant lequel un nombre considérable de propositions et de représentations, qui étaient auparavant dicibles et acceptables, deviennent progressivement insoutenables, avant même d’être formellement interdites. C’est autour des années trente et quarante du XVIe siècle que se situerait ainsi l’apparition d’un nouveau seuil du tolérable, permettant de séparer et de distinguer les niveaux culturels, « d’exclure le monde naturel, les langages quotidiens, la violence et l’indignité de certaines images du regard de la cour et du champ des productions formelles du pouvoir 76 ». Si, depuis les observations de Guichardin, l’oralité devient l’un des caractères constitutifs d’une culture authentiquement « populaire », une distinction tout aussi profonde est en train de se produire, à l’intérieur de la communication écrite, entre le livre manuscrit et l’imprimé. Dans l’un des dialogues imaginaires rassemblés dans les Marmi, Anton Francesco Doni fait dire à l’un des protagonistes qu’« imprimer des livres est plébéien, alors que rédiger des manuscrits est noble et honorable 77 ». Derrière ce qui s’annonce comme un nouveau partage fonctionnel entre deux catégories du goût et de la pratique savante, Doni laisse entrevoir toute la complexité d’une discipline de l’écriture. Celle-ci s’avère en effet indispensable – nous connaissons ses positions – pour contenir l’accès au livre de la part d’un lectorat issu des milieux populaires. 72. Le texte de cette réforme, dont les chapitres 10 et 11 concernent respectivement « Della creazione de’ censori » et « Dell’ufficio de’ censori » a été publié par C. DI FILIPPO BAREGGI, « In nota alla politica culturale di Cosimo I : l’Accademia fiorentina », Quaderni Storici, 23-1973, p. 527-574, p. 571. 73. Cf. M. PLAISANCE, « Culture et politique à Florence de 1542 à 1551 : Lasca et les Humidi aux prises avec l’Académie Florentine », in Les écrivains et le pouvoir en Italie à l’époque de la Renaissance, II, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1974, p. 149-242. 74. J. BRYCE, « The Oral World », op. cit., p. 102. 75. Cf. R. WEISSMAN, Ritual Brotherhood in Renaissance Florence, New York, Academic Press, 1982, p. 163. 76. G. MAZZACURATI, « Decoro e indecenza : linguaggi naturali e teoria delle forme nel Cinquecento », in Le pouvoir et la plume. Incitation, contrôle et répression dans l’Italie du XVIe siècle, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1982, p. 215-232, à la p. 229. 77. A. F. DONI, I marmi, op. cit., II, p. 8 : « Alberto Lollio : Voi inferite che lo imprimere libri è plebeo et lo scrivere carte nobile et honorato ? Francesco Coccio : Questo apunto voglio dire. »

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L’écriture manuscrite semble par contre circonscrire par défaut, mais aussi par distinction, un espace soustrait ou réfractaire à la norme puisqu’il est solidement lié à la sphère de l’individu, à sa liberté, à sa capacité éventuelle de dissimulation et d’autocensure 78. En dépit de la variété des formes orales et écrites de « publication » des opinions, destinées longtemps à coexister, il est certain que, dans la période comprise entre la moitié du XVIe et la fin du XVIIIe, l’imprimé « est partout reconnu comme moyen matériel et symbolique de fixer le sens 79 ». Cette condition culturellement dominante n’explique pas à elle seule mais elle est sans doute nécessaire à comprendre pourquoi la censure du livre constitue, avant toute autre chose, le lieu hautement symbolique où les autorités qui exercent un gouvernement sur les opinions collectives et individuelles se rencontrent et établissent leurs positions réciproques. Les débuts de la censure des livres dans l’État toscan, nous l’avons dit, n’ont jamais fait l’objet d’une étude exhaustive. Cependant, depuis le XVIIIe siècle, cette phase initiale de la censure a été considérée comme fondamentale pour comprendre les enjeux de ce phénomène. La principale étude sur les origines de la censure toscane est aussi la plus ancienne : elle se trouve dans deux rapports manuscrits, rédigés en 1739 et en 1763, par Giulio Rucellai, l’un des principaux ministres du grand-duc François-Étienne de Habsbourg-Lorraine 80. Nous reviendrons sur les circonstances de leur « publication » qui dût rester relativement confidentielle, probablement circonscrite au cercle des collaborateurs proches du souverain, quoique susceptible d’être connue et commentée par un public plus large. Nous nous intéressons ici à ces textes principalement en raison de leur contenu historiographique et idéologique, à cause des thèses dont ils deviennent le porteparole. Rucellai est à l’époque secrétaire de la Juridiction (Regio Diritto), un ministère qui le rend responsable du très gros dossier des relations entre l’autorité du prince et celle de l’Église et qui lui donne accès, entre autre, à de très riches archives qui remontent à l’époque républicaine. Professeur de Droit public à l’Université de Pise depuis 1727, Rucellai est aussi un juriste, un intellectuel formé à l’école de l’érudition toscane, attentif à fonder toute affirmation sur une approche historique et philologique des sources 81. Le premier document, un rapport exposé lors d’une séance du Conseil de Régence de 1739, se présente dans sa première partie comme un historique de la question de la censure des livres depuis la parution a Florence des premiers livres imprimés jusqu’aux mesures de contrôle des imprimeries adoptées par les grand-ducs au XVIIe siècle 82. Le début de cette histoire joue en effet un rôle 78. Pour une réflexion sur les enjeux de la publication manuscrite, voir C. JOUHAUD, A. VIALA (dir.), De la publication. Entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002, p. 12 ; pour le contexte italien, voir en particulier A. PETRUCCI, « Il libro manoscritto », in Letteratura italiana, II, Turin, Einaudi, 1983, p. 173-223. 79. De la publication, op. cit., p. 12. 80. Pour une bibliographie sur ce personnage, cf. infra, p. 142. 81. Sur ce milieu intellectuel, cf. M. VERGA, « Note sugli anni pisani di Bernardo Tanucci e sulla controversia pandettaria con Guido Grandi », Ricerche storiche, 14-1984, p. 429-469. 82. ASF, Auditore dei Benefici ecclesiastici poi Segreteria de Regio Diritto, 295, Informazione pel Consiglio di Reggenza riguardante l’uso introdotto di dare due esemplari di qualunque opera che si stampa a Firenze a Mons. Arcivescovo, al padre inquisitore ed al deputato della revisione de’ libri di S.A.R., daté de 21 aoû 1739. Rucellai présenta à nouveau ce rapport (Informazione) au Conseil de Régence le premier janvier 1743.

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fondamental dans la dissertation de Rucellai : sur la base d’une analyse des exemplaires des premières éditions florentines, le ministre affirme l’absence originaire du contrôle préventif sur l’imprimerie : « Il n’est pas de doute – écrit-il – qu’à ses débuts cette industrie fût totalement libre aussi bien du côté du pouvoir séculier que du côté ecclésiastique 83. » Rucellai ne se limite pas à soutenir l’idée d’une liberté primordiale et presque inséparable de l’activité (arte) typographique, mais il avance aussi la thèse de la priorité de la censure ecclésiastique : L’autorité ecclésiastique, qui mieux que tout le monde connaît la force des opinions et leurs effets, a été la première à se rendre compte des conséquences de l’imprimerie 84.

D’où les premières mesures de censure préventive adoptées, selon Rucellai, par Léon X en 1515. Loin d’être occasionnelle, cette affirmation s’inscrit dans le texte comme une sorte de rappel à une source implicite pour ses interlocuteurs : il s’agit, d’une part, du vénitien Paolo Sarpi, figure emblématique des revendications juridictionnalistes contre la toute puissance de l’Église 85 ; d’autre part, n’est pas absent des considérations de Rucellai un écho de l’analyse machiavélienne des opinions collectives et leur redoutable force politique. Troisième point évoqué par Rucellai dans son discours au Conseil de Régence, est le caractère tardif et effacé de la censure civile, une condition que l’État toscan partage avec tous les autres États de la péninsule : Puisque les troubles qui s’étaient produits en Allemagne pour cause de religion avaient fait craindre ailleurs les mêmes conséquences, les souverains convinrent de régler la liberté de la presse et adoptèrent ainsi plusieurs dispositions mais, ce-faisant, ils y mêlèrent aussi les ecclésiastiques lesquels, avec le temps, se sont trouvés dans la condition d’en être presque les arbitres suprêmes 86.

Dans le cas toscan, le moment décisif de cet effacement de la souveraineté du prince coïncide selon Rucellai avec l’acceptation solennelle de la part du Sénat florentin, en 1564, de l’Index du Concile de Trente : en effet, écrit-il « selon un document conservé dans les archives des Riformagioni, il semble que l’on doive fixer à cette époque le principe de l’obligation imposée à tout imprimeur d’obtenir la permission [d’imprimer] de l’évêque ou de l’inquisiteur ». Avec sa reconstitution historique Rucellai réalise un double objectif polémique : en premier lieu, il replace la question de la censure des livres dans une

83. 84. 85.

86.

Ce document a été publié par N. RODOLICO, Stato e Chiesa in Toscana durante la Reggenza lorenese (17371765), Florence, Le Monnier, 1972, p. 331-345. Ibidem, p. 334 : « Non vi ha dubbio che sul suo principio quest’arte non godesse di una piena libertà tanto per la parte della potestà secolare che ecclesiastica. » Ibid. : « La potestà ecclesiastica che meglio di tutti conosce la forza delle opinioni ed i loro effetti, fu la prima ad avvedersi delle conseguenze della stampa. » « La materia de’ libri par cosa di poco momento perché tutta di parole ; ma da quelle parole vengono le opinioni del mondo che causano le parzialità, le sedizioni e finalmente le guerre. Sono parole sì, ma che in conseguenza tirano eserciti armati » : P. SARPI, Sopra l’officio dell’Inquisizione (1613), in P. SARPI, Scritti giurisdizionalistici, Bari, Laterza, 1958, p. 119-212, citation à la p. 190. Ibidem, p. 335 : « Ma perché le turbe di Germania insorte per causa di religione fecero temere le medesime conseguenze anche altrove, i sovrani, convenendo della necessità di regolare la libertà di stampa, fecero diverse provvisioni, nelle quali senza avvedersene vi frammischiarono anche gli ecclesiastici, che poi nel corso del tempo, si sono messi nel possesso di esserne quasi per tutto, poco meno, che supremi regolatori. »

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perspective de longue durée, capable d’expliquer et de relativiser l’état contemporain des rapports de force entre les différentes juridictions susceptibles d’exercer ce pouvoir (le prince, l’évêque, le représentant local du Saint-Office) ; il inscrit ensuite la question de la censure à l’intérieur d’une querelle politique de caractère plus général : dans son optique l’hégémonie que l’Église exerce dans le domaine de la censure n’est qu’un aspect – hautement significatif – d’une éclipse durable et généralisée de l’autorité civile, incapable de s’imposer dans des domaines tout aussi fondamentaux pour l’autonomie de l’État que la production des biens utiles (les livres) et l’expression des opinions des sujets. Dans le document daté de 1763, cette tendance à une lecture instrumentalisée du passé est plus évidente encore. Ce long rapport (rappresentanza) est rédigé par Rucellai à la demande du chef du gouvernement toscan Antonio Botta Adorno dans l’intention de répondre à un bref du pape Clément XIII dénonçant « les injures multiples que l’on fait subir en Toscane à la pureté de la religion en raison de la liberté de penser, d’écrire et d’imprimer 87 ». Écrit vingt ans après la publication d’une loi qui modifie en profondeur – nous le verrons – la procédure de la révision des livres en vigueur dans le grand-duché, ce texte constitue aussi une première véritable lecture téléologique de l’histoire de la censure. Celle-ci est conçue comme l’expression d’un vaste projet répressif, cohérent et centralisé dont le principal et unique responsable serait l’Inquisition romaine : L’Inquisition elle-même, incapable de modifier ses maximes, avec le même intérêt et la même volonté d’être invariable, a dû adapter son zèle aux différentes circonstances politiques de notre époque et se contenter de voir ses nombreux procès, fabriqués par ses tribunaux dans le but qu’ils restent à jamais engloutis dans le silence, rendus librement publics grâce à l’imprimerie, qu’elle n’a jamais pu obliger au secret […]. L’imprimerie est apparue en même temps que les nouvelles sectes religieuses aux siècles XIVe et XVe [sic]. Elle fut le premier outil capable de divulguer les opinions qui ont si profondément contribué à changer le système politique et ecclésiastique de l’Europe. La cour de Rome, à l’instar des Pères de l’Église qui anéantirent le paganisme en détruisant ses instruments, a cru pouvoir faire la même chose avec les livres puisque ceux-ci étaient la cause immédiate du mal […]. Dans son immense sagesse, Dieu a permis que tous ces efforts restent sans effets […]. Les livres ont été interdits mais ils n’ont pas disparu. Ils ont déchiré le voile du Temple : rien n’est occulte, les oracles se sont tus et les laïques peuvent maintenant distinguer entre les prérogatives de l’Église et celles propres à l’Empire 88. 87. ASF, Consiglio di Reggenza, 194, Lettera di Clemente XIII a S.M. l’Imperatore. 88. ASF, Consiglio di Reggenza, 194, Ecclesiastico-giurisdizionale, c. 368v-369v, G. RUCELLAI, Rappresentanza ad Antonio Botta Adorno, 19 octobr 1763 : « L’Inquisizione medesima incapace di variar massime, con l’istesso interesse ed egual voglia d’esser sempre invariabile ha dovuto accomodare il suo zelo alle variate circostanze politiche de’ tempi e contentarsi che i molti processi de’ suoi Tribunali fabbricati fin d’allora tali quali sono, con l’idea che sempre dovessero starsi sepolti nel silenzio, fatti pubblici liberamente dalla stampa, che mai non ha potuto obbligare al segreto […]. Ella comparve con le nuove sette di religione nel secolo XIV e XV. Fu il primo istrumento per spargere le opinioni, che pur troppo hanno fatto mutare il sistema dell’Europa si politico che ecclesiastico. La Corte di Roma sull’esempio de’ primi Padri che abolirono la Religione Pagana distruggendone gl’istrumenti, credé di dover far l’istesso rispetto a’ libri ch’erano la prossima cagione del male […].Iddio per i suoi giusti giudizi ha permesso che restino inutili tante fatiche […]. I libri sono rimasti proibiti ma non estinti. Questi hanno squarciato il velo del tempio ; nulla non v’é d’occulto, gli oracoli sono cessati ed i laici oramai hanno appreso a distinguere tra le prerogative che riseggono nella Chiesa, quelle del sacerdozio da quelle dell’Impero. »

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Émanation de l’idéologie de la publicité et de la transparence du pouvoir qui anime le groupe des réformateurs toscans au XVIIIe siècle, ce texte de Rucellai est également fondateur du canon historiographique qui conçoit l’histoire de la censure comme une lutte pluriséculaire des lumières contre l’obscurantisme religieux 89. Il faudra attendre les dernières années pour assister à la mise en place d’une série de recherches qui contribuent résolument à sa révision. Celles-ci répondent généralement à une double exigence : elles visent d’une part à prendre au sérieux l’action du prince dans le domaine de la censure, sans considérer comme acquise la thèse de sa partielle ou totale subordination à l’égard du pouvoir de l’Église. D’autre part, ces études considèrent les Congrégations romaines et en particulier le Saint-Office non pas comme une entité séparée et opposée à l’État mais comme une institution enracinée dans la société civile, qui participe activement aux mécanismes de sélection sociale ainsi qu’à l’exercice formel et informel du pouvoir. Sans modifier le paradigme interprétatif mis en place par les réformateurs du XVIIIe siècle, des recherches érudites menées au début du siècle dernier ont invalidé la thèse, soutenue par Rucellai, de la priorité de l’action de l’Église dans le contrôle des imprimeurs : les premières mesures dans ce domaine ont été civiles et participent à plein titre à la politique d’autonomie juridictionnelle à l’égard de Rome menée par la République florentine au début du XVIe siècle 90. Cependant, ce qui a contribué à changer la perception historiographique de la censure civile c’est surtout une connaissance renouvelée de la politique culturelle et religieuse de Côme Ier. La volonté précoce du duc de Florence d’affirmer son regard sur la production et la circulation du livre en Toscane, s’inscrit ainsi dans la tradition juridictionnelle républicaine, mais cette politique ne se manifeste pas à travers la production de normes. En effet, pendant toute l’époque médicéenne la censure du prince se caractérise presque par l’absence d’une législation « forte », puisque celle-ci reste longtemps l’une des prérogatives des institutions ecclésiastiques 91. Ce n’est sûrement pas un hasard si la seule loi civile sur la censure qui marque de façon retentissante l’espace normatif de l’État toscan est celle de 1743 sur la « liberté de la presse » : elle constitue en effet l’expression d’une inversion significative de tendance par rapport à toute la période antérieure et, pour cette raison, elle méritait d’être solennellement affichée. Cette lacune évidente n’invite pas pour autant à conclure à une faiblesse ou même à une absence de censure civile. Cette dernière vise plutôt à rendre visible la souveraineté du prince dans le domaine du livre à travers une série d’actes qui appartiennent au double registre de l’incitation et de la répression 92. La condition première pour la réalisation d’une telle politique c’est l’établissement d’un rapport de protection et de confiance avec les imprimeurs, un rapport qui prévoit l’existence de privilèges et parfois de monopoles. Parallèlement à la 89. Cf. A. PROSPERI, « La Chiesa e la circolazione della cultura », op. cit. 90. Cf. A. PANELLA, « La censura sulla stampa e una questione giurisdizionale fra Stato e Chiesa in Firenze alla fine del secolo XVI », Archivio Storico Italiano, 67-1909, p. 140-151. 91. Cf. les observations de C. CALLARD, Storia patria. Histoire, pouvoir et société à Florence au XVIIe siècle, thèse, Université de Paris IV, 2001, dactyl., p. 57. 92. Ibidem, p. 47.

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définition d’un espace académique, où est censée s’exprimer une parole autorisée dans les domaines de la langue, de la littérature et de l’érudition, Côme poursuit la mise en place d’une imprimerie ducale. La question requiert une solution urgente car, depuis 1537, la seule imprimerie d’une quelque importance active à Florence est celle des Giunti, une ancienne famille de marchands liée à la tradition républicaine et savonarolienne. Dans un premier temps, Côme semble pouvoir réussir dans ses intentions en vertu du soutien informel accordé à l’activité typographique d’Anton Francesco Doni. L’expérience est de courte durée et elle se termine avec l’éloignement de Doni de Florence ; toutefois, entre le printemps 1546 et l’automne 1547 de cet atelier sortent tout de même quelques dizaines de titres, dont la plupart témoignent des orientations proches de l’hétérodoxie du prince, de la cour et du milieu de l’Académie florentine 93. En avril 1547 Côme favorise l’installation à Florence d’un imprimeur d’origine hollandaise, Laurens Leenaertsz (Lorenzo Torrentino), en le dotant du privilège d’« imprimeur ducal » et du monopole de l’introduction de tous les livres (à l’exception des livres de droit) en provenance de France et d’Allemagne 94. Torrentino commence ainsi une activité éditoriale alternant des hauts et des bas jusqu’au début des années 1560. La concession du privilège n’est pas sans relation avec l’affirmation de la censure préventive. Une clause du contrat de Torrentino prévoit que rien ne pourra être publié « sans l’autorisation préalable de Son Excellence [le duc de Florence] ou de son représentant, afin que l’on puisse toujours veiller à ce que ces choses soient bonnes et approuvées et pas contraires à la foi ou à Son Altesse 95 ». Témoin du caractère fluctuant, voire discrétionnaire de la censure du prince, le magistrat délégué à la révision préventive des manuscrits, ne sera pas toujours le même : dans la seconde moitié du XVIe siècle la tâche revient au premier secrétaire du prince ou bien au Magistrat suprême (Magistrato supremo), le principal tribunal de l’État 96 ; tout au long du XVIIe et jusqu’au règne de Jean-Gaston sur le frontispice des manuscrits soumis à la révision paraît la signature de l’Auditeur des Riformagioni, le principal responsable des droits de la couronne. À partir de la moitié des années 1560, la politique de concession du privilège d’imprimeur ducal est abandonnée. Les héritiers de Torrentino se heurtent au refus du prince ; un privilège limité à la publication des lois et des ordres du grand-duc et des magistrats de la ville de Florence est accordé à Giorgio Marescotti en 1585 97. La seule exception dans ce cadre c’est l’installation à Sienne de Luca Bonetti, un imprimeur qui avait travaillé dans l’atelier de Lorenzo Torrentino, et qui obtient, en 1568, le privilège d’entreprendre son activité sous les auspices du Collegio de Balìa, la principale des magistratures républicaines ayant survécu dans le nouvel 93. Cf. la bibliographie de C. RICOTTINI MARSILI-LIBELLI, Anton Francesco Doni scrittore e stampatore, Florence, Sansoni, 1960, p. 342-356 et M. FIRPO, Gli affreschi, op. cit., p. 197-203. 94. B. MARACCHI BIAGIARELLI, « Il privilegio di stampatore granducale nella Firenze medicea », Archivio storico italiano, 123-1965, p. 304-370. 95. « Non si possi stampare cosa alcuna senza avere prima licenza di S. Eccellenza o suo mandato acciò si vegga sempre che quelle tali cose sieno buone et approvate et non in danno della fede né di S.A. », ASF, Miscellanea Medicea, 314, ins. 13, document cité par C. CALLARD, Storia patria, op. cit., p. 47. 96. F. DIAZ, Il Granducato di Toscana, I Medici, Turin, Utet, 1987, p. 202. 97. Cf. C. TIDOLI, « Stampa e corte nella Firenze del tardo Cinquecento », op. cit., p. 613-615.

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ordre étatique 98. De toute évidence, à cette époque le privilège ne paraît plus un dispositif juridique et politique nécessaire à encourager la production du discours officiel ni un outil efficace à exercer la censure préventive de la part du souverain. Pendant tout le XVIIe siècle l’auditeur des Riformagioni continue d’accorder des privilèges à des particuliers dans le but de protéger la propriété littéraire des ouvrages sans pour autant que cet acte soit considéré et perçu par les différents acteurs comme une manifestation de la potestas censoria du prince 99. La question de savoir en quoi consiste le pouvoir de censure du prince et sous quelle forme il se manifeste pendant l’époque médicéenne, soulevée dans un but polémique par Giulio Rucellai au XVIIIe siècle, garde donc, encore aujourd’hui, sa pertinence historiographique. En première analyse, on peut affirmer que ce pouvoir se définit en fonction de la vaste production normative ecclésiastique en matière de livre et de lecture. À cet égard les études récentes ont souligné des oscillations importantes dans la politique ecclésiastique de Côme, liées principalement aussi bien à un changement d’attitude diplomatique à l’égard de Rome, qu’à sa stratégie dans la lutte contre les hérésies. Les mesures adoptées par Côme contre les livres et les lecteurs hérétiques qui se succèdent notamment dans les années 1550 répondent à une double exigence de rigueur et d’autonomie d’action. Cette ligne politique, illustrée dans une série de rapports adressés au prince par deux de ses principaux conseillers, Belisario Vinta et Lelio Torelli, consiste à affirmer que la répression des « livres hérétiques et d’art magique » constitue l’une des prérogatives essentielles d’un « grand prince catholique », sans que cela implique « l’ordre de Rome ou de l’Inquisition 100 ». Les initiatives entreprises en ce sens sont retentissantes et visent aussi probablement, en vertu de leur caractère spectaculaire, à pallier le déficit d’orthodoxie du prince. En 1552 Lodovico Domenichi, un homme de lettres originaire de Plaisance, est condamné par le tribunal des Huit de Garde à dix ans de prison pour avoir traduit et publié « contra leges super impressiones » l’Excuse à messieurs les Nicodémistes de Calvin 101. En mars 1559, juste quelques jours après la publication de l’Index « inquisitorial » de Paul IV, Côme ordonne un bûcher public de livres hérétiques sur les places S. Giovanni et Santa Croce 102. La publication de cet Index, qui attribue au vicaire du Saint-Office la responsabilité de la séquestration des livres interdits et le pouvoir de remettre aux imprimeurs le permis de publier (imprimatur), restera concrètement sans effet en Toscane 103. 98. Cf. M. DE GREGORIO, La Balìa al torchio. Stampatori e aziende tipografiche a Siena dopo la Repubblica, Sienne, La Nuova immagine, 1990, p. 92-103. 99. Une documentation relative à la concession de ces privilèges est conservé dans ASF, Auditore poi segretario delle Riformagioni et ASF, Magnifica pratica, Registro de’ privilegi, 191-195, toujours à ce propos voir les observations de C. CALLARD, Storia patria, op. cit. p. 100. 100. B. MARACCHI BIAGIARELLI, « Il privilegio di stampatore granducale », op. cit., p. 312 : « Abrusiare soltanto i libri di heresie et d’arti prohibite [i quali] a un principe grande e catholico [si reputa] convenirsi scacciarli e sbarbarli dal suo stato senza aspettare ordine da Roma e da inquisizione. » 101. Cf. A. PROSPERI, Tribunali della coscienza, op. cit., p. 75-76 ; M. FIRPO, Gli affreschi, op. cit., p. 364-365. 102. Ibidem, p. 393. 103. Cf. A. PANELLA, « L’introduzione a Firenze dell’Indice di Paolo IV », Rivista Storica degli Archivi Toscani, 1-1929, p. 390-391 ; M. FIRPO, Gli affreschi, op. cit., p. 392 ; sur cet Index, cf. G. FRAGNITO, La Bibbia al rogo. La censura ecclesiastica e i volgarizzamenti della Scrittura (1471-1605), Bologne, Il Mulino, 1997, p. 93.

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L’élection au pontificat de Pie IV (1559-65) coïncide avec un changement d’orientation de la politique romaine de Côme, désormais convaincu que seul le soutien du pape permettrait l’ascension ultérieure de sa maison. La construction de l’image de prince idéal de la Contre-réforme, oblige ainsi le prince à freiner toute réticence à l’égard de l’établissement d’une juridiction pleine du SaintOffice en Toscane, sans que cela implique, pour autant, l’instauration d’une autorité absolue de l’Inquisition dans la censure préventive. Dans ce domaine il est nécessaire de se méfier de toute généralisation hâtive. En effet, parmi les autorités ecclésiastiques en mesure d’autoriser la publication d’un livre, l’autorité épiscopale garde entièrement sa prérogative pendant plus de deux siècles et demi et les évêques, faut-il le rappeler, sont toujours des Toscans, dont la nomination dépend largement du bon vouloir du prince 104. La question de savoir qui, entre l’autorité ordinaire diocésaine et l’autorité extra-ordinaire du Saint-Office, après révision de l’ouvrage, est susceptible d’accorder l’imprimatur est donc loin d’être purement formelle : les disputes à ce sujet sont fréquentes et le pouvoir politique y trouve son compte. Ce n’est pas un hasard si les réformateurs du XVIIIe siècle verront dans ce conflit, souvent latent, l’une des clés pour modifier en profondeur les rapports de force devenus progressivement propices à l’inquisiteur, suite à une série d’actes juridiques formels et, encore plus, d’arrangements tacites. Dans cette même perspective, la décision de Côme de publier, en novembre 1564, les décrets du Concile de Trente, qui deviennent ainsi, de facto, lois de l’État toscan – décision considérée par Rucellai comme le début de l’effacement durable de la souveraineté du prince – n’apporte pas, en ce qui concerne la procédure de révision des livres, de réponses définitives. En effet, l’Index publié en marge du Concile de Trente et qui attribue aux évêques une responsabilité prioritaire dans l’exercice de la censure préventive et répressive, peut être lu, à juste raison, comme une tentative de corriger l’index « inquisitorial » Paul IV, trop sévère pour les imprimeurs et surtout trop favorable aux réviseurs du Saint-Office 105. La prolifération des normes et leur caractère parfois contradictoire finit par favoriser, chez les libraires et les imprimeurs, l’émergence d’un certain nombre de comportements déviants. C’est dans le but de trouver un remède à cette situation favorable à la transgression et à l’impunité que l’inquisiteur général de Florence, en octobre 1570, demande à l’autorité grand-ducale de veiller à un respect strict des dispositions de l’Index de 1559 en matière de censure préventive et répressive. L’avis exprimé sur cette affaire par Lelio Torelli, Auditeur de la Juridiction et l’un des plus proches collaborateurs du prince, est représentatif des position officielles du gouvernement toscan en matière de censure préventive. Dans ce rapport détaillé adressé à François Ier, Torelli se montre inflexible sur la nécessité d’éviter d’entériner les règles de l’Index de Paul IV, puisque cette décision aurait comporté la fin pure et simple d’un bon nombre de libraires et d’imprimeurs. En 104. Cf. M.P. PAOLI, « Nuovi vescovi per l’antica città : per una storia della Chiesa fiorentina tra Cinque e Seicento », in C. Lamioni (dir.), Istituzioni e società in Toscana nell’età moderna, II, Florence, Edifir, 1994, p. 748-786, et G. GRECO, « I vescovi del Granducato di Toscana nell’età Medicea », ibidem, p. 655-680. 105. Sur cet Index, cf. G. FRAGNITO, La Bibbia al rogo, op. cit., p. 95-98.

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revanche, le secrétaire du prince ne voit pas d’inconvénients majeurs à l’instauration d’un contrôle inquisitorial direct et occulte sur les professionnels du livre : Son Excellence [l’Inquisiteur] devrait à ce propos consacrer toute son attention et son zèle à création d’informateurs et d’espions secrets et publics de façon à faire obstacle à tout inconvénient sans pour autant troubler le confort de ceux qui ont besoin de livres, de sorte à éviter également la faillite de ces malheureux libraires 106.

Même si cela peut sembler paradoxal, l’autorité politique est donc disposé à des concessions, même substantielles, lorsqu’il s’agit du contrôle rapproché des sujets du prince, mais la censure préventive reste un domaine fortement conflictuel, où la priorité du Saint-Office n’est pas acceptée facilement. On peut considérer le synode florentin de 1573, présidé par l’archevêque Antonio Altoviti, comme une démonstration ultérieure de la tendance « épiscopaliste », favorisée plus ou moins ouvertement par l’autorité politique en matière de censure. En effet, le synode rappelle l’interdiction d’imprimer tout exemplaire manuscrit « quod Episcopi aut inquisitores accuratam discussionem, et probationem, quae gratis dentur, non habuerit 107 ». Le texte prévoit donc une seule révision, soit de la part de l’inquisiteur, soit de la part de l’évêque, tout en attribuant à ce dernier la responsabilité ultime d’authentifier l’imprimé avant qu’il soit mis en vente et de conserver un exemplaire de l’ouvrage dans ses archives. La formule « con licenzia de’ superiori » (avec la permission des supérieurs), de plus en plus courante sur les frontispices des éditions toscanes à partir de la fin des années 1570, témoigne de la marge d’appréciation laissée aux imprimeurs face aux obligations de la censure préventive 108. De son côté, le pouvoir politique semble entretenir cette ambiguïté fondamentale : le grand-duc François emploie en effet la même formule en 1580 lorsqu’il charge Lionardo Salviati de publier une version lourdement expurgée du Décaméron autorisée par les superiori ecclesiastici 109. Les quelques interventions épisodiques du prince dans ce domaine, loin de vouloir affirmer un principe abstrait de liberté ou de laïcité, contribuent plutôt à accentuer le caractère flou de la législation en vigueur, une condition dans laquelle chaque acteur de ce système semble finalement trouver son compte. À juste titre, dans son manuscrit de 1739, Rucellai relève que, en matière de censure préventive, confronté aux autres États de la péninsule, le pouvoir séculier n’avait cherché à produire en Toscane, « aucun acte [juridique] solennel 110 ». En effet, le cadre normatif de l’État toscan ne permet pas de comparaisons 106. « Et in questa parte harebbe Sua Rev.tia a porre ogni diligentia et industria, ponendo cercatori et spie et notificatori segreti et publici colle partecipazioni delle pene, et così rimediarebbe a ogni inconveniente senza confondere et sturbar totalmente ogni comodità di chi ha bisogno di libri et senza la ruina de’poveri libraj », ASF, Mediceo del principato, 554, document publié par B. MARACCHI BIAGIARELLI, « Il privilegio di stampatore granducale », art. cit., p. 347. 107. Document cité par M. PLAISANCE, « Littérature et censure à Florence », op. cit., p. 237-238 ; sur le synode de 1573, voir aussi A. D’ADDARIO, Aspetti della Controriforma a Firenze, op. cit., p. 221. 108. M. PLAISANCE, « Littérature et censure à Florence », op. cit., p. 238. 109. L’épisode est cité par RUCELLAI, Informazione, op. cit., p. 338 : « Nell’edizione del Boccaccio corretto, fatta nel 1580, nella deputazione che fa il granduca Francesco nella persona del Salviati, dice che vuol che si stampi con permissione de’superiori ecclesiastici : ma ciò non pare che concluda che vi si ricercasse altra licenza che d’uno. » 110. Ibidem : « Rispetto poi alla licenza del governo secolare certo che generalmente cominciò a ricercarsi nell’istesso tempo che la ricercarono gli ecclesiastici, essendovi molte prammatiche di Carlo V pel Regno

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significatives notamment avec Venise, où la législation en vigueur, la plus développée dans ce domaine, prévoit la double révision (inquisiteur et réviseur laïque) de tout ouvrage tout en réservant au réviseur nommé par l’autorité civile le privilège décisif d’accorder la permission d’imprimer 111. Malgré son importance, Venise n’est pas un cas significatif du contexte censorial italien : toutefois son exemple, en raison de son caractère extrême et inapplicable ailleurs, constitue une sorte d’épouvantail polémique toujours à la disposition des princes italiens. Aussi, lorsqu’en 1591 le grand-duc Ferdinand Ier, agacé par les prétentions de l’inquisiteur, demande expressément à l’un de ses ministres d’adopter la procédure de révision des ouvrages en vigueur à Venise (intendasi quello s’usa in Venezia et il medesimo facci), son intention, plus modestement, vise à remettre en question l’usage, devenu courant dans la pratique des imprimeurs, de demander la permission ultime au représentant du Saint-Office 112. Communiquée directement aux cinq principaux imprimeurs de la capitale, la notification de novembre 1591 rappelle – sous peine de confiscation de l’ouvrage – le caractère obligatoire de la révision et de la permission de l’auditeur des Riformagioni. Se situant en dernier, cette révision constitue une espèce de ratification de la révision effectuée par l’inquisiteur ou par l’évêque, voire par les deux séparément. Indice probable de sa faible réception, la notification est à nouveau adressée aux professionnels du livre en 1606: dans cette circonstance, le texte émane de l’auditeur fiscal Pietro Cavallo, le ministre responsable de l’ordre public et il prévoit notamment une aggravation des sanctions à l’égard des transgresseurs 113. Quoiqu’il en soit, il paraît difficile de voir dans ces dispositions le geste fondateur d’une censure civile qui affirmerait son indépendance à l’égard de la censure ecclésiastique 114. Par leur caractère non public et presque confidentiel, ces textes semblent plutôt appartenir à la catégorie de la normative mineure à caractère préventif, dont l’application est ensuite confiée aux méthodes extra-juridiciaires et informelles des forces de police. La menace de la sanction agit comme un avertissement dans un milieu professionnel caractérisé par une certaine éthique du secret, fortement structuré sur la base de relations personnelles avec les représentants du pouvoir politique et spirituel, dont les commandes étaient – il n’est pas superflu de le rappeler – la principale et parfois unique source de revenu des imprimeries. Les mesures de censure préventive adoptées sous Ferdinand Ier s’inscrivent en outre dans un contexte de solidarités de métier qui paraît déjà à cette époque structuré de façon presque « organique » sur la base d’un rapport de dépendance à l’égard de l’Inquisition : il suffit de rappeler, par exemple, que les imprimeurs florentins appartiennent, par leur statut professionnel, à la

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di Napoli che obbligarono sotto gravi pene a non stampar senza l’autorità dei ministri a ciò deputati, ma in Firenze non si trova verun atto solenne riguardante quest’affare. » Cf. la synthèse de M. INFELISE, I libri proibiti. Da Gutenberg all’Encyclopédie, Rome-Bari, Laterza, 1999, p. 23 ; plus précisément sur ce sujet, cf. P.F. GRENDLER, The Roman Inquisition and the Venetian Press, 1540-1605, Princeton, Princeton U.P., 1977. Rescrit de Ferdinand I à Jacopo Dani, auditeur des Riformagioni, publié par A. PANELLA, « La censura sulla stampa », op. cit., p. 150. Un exemplaire du XVIIIe siècle de ce texte est conservé dans ASF, Consiglio di Reggenza, 624, ins.4 ; dans sa thèse Caroline Callard utilise un exemplaire conservé dans ASF, Auditore poi segretario delle Riformagioni, 118, fol. 818, qu’elle retranscrit intégralement : Storia patria, op. cit., p. 619. C. CALLARD, Storia patria, op. cit., p. 54-61, soutient ce point de vue.

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congrégation de la Nativité de Notre Seigneur, laquelle est soumise « au contrôle paternel mais stricte du vicaire du S. Office 115 ». Il n’est donc pas surprenant de constater que, dans ce monde d’artisans et de croyants, les normes intériorisées de la censure ecclésiastique constituent un appel probablement plus efficace que les dispositions tardives et éphémères du pouvoir politique 116. Au risque de simplifier, il est possible d’affirmer qu’au cours de la première moitié du XVIIe siècle s’impose dans l’État toscan un dispositif de censure préventive fondé sur la priorité tacite mais effective, reconnue par les autres acteurs institutionnels, de l’inquisiteur et cela en dépit des règles synodales et même des dispositions de l’Index de Clément VII (1596), qui attribue au réviseur du Saint-Office et à celui du diocèse des compétences égales 117. Sur le frontispice d’un ouvrage de 1623 Rucellai constate la formule suivante, utilisée par le vicaire de l’archevêque de Florence : « imprimatur si placet admodum R.P. Inquisitori », et après cette date, observe-t-il, « il y a toujours la permission de l’un et de l’autre 118 ». Intervenant en dernier dans la révision de l’ouvrage, l’Inquisiteur s’est donc progressivement approprié la prérogative de remettre la permission d’imprimer. Un examen du fonds des manuscrits « revus en vue de publication », conservés à partir de 1595 jusqu’à la première moitié du XVIIIe siècle dans les archives du S. Office de Florence, confirme cet usage 119. L’auditeur des Riformagioni, selon la règle établie en 1606, intervient effectivement dans la procédure de révision, toutefois son agrément se manifeste presque toujours par un vidit, formule considérée, avec raison, au XVIIIe siècle comme peu conforme à exprimer l’autonomie et la dignité de la censure du prince. Sans subir de modifications substantielles, cet équilibre restera en vigueur pendant plus d’un siècle, jusqu’aux années 1740. Derrière ce statu quo et ces questions à première vue d’étiquette, on aperçoit facilement d’autres phénomènes majeurs qui concernent la société et la culture toscanes au XVIIe siècle. En premier lieu, l’enracinement capillaire « jusqu’aux périphéries institutionnelles les plus reculées de l’État toscan » de la police inquisitoriale 120. Le Saint-Office bénéficie dans la société toscane d’un prestige durable infiniment supérieur à celui de toute autre institution civile et ecclésiastique, dont le système de censure préventive est, en quelque sorte, un révélateur important. En second lieu, cet état de fait est le résultat du conformisme des intellectuels. Notamment après le « scandaleuse affaire Galilée », toute possibilité d’opposition ouverte à l’autorité de l’Église s’amenuise et devient, en tous cas, peu significative par rapport à des formes plus ordinaires, quoique moins facilement détectables, de dissimulation 115. R. PASTA, Editoria e cultura nel Settecento, Florence, Olschki, 1997, p. 7. 116. Un cas intéressant d’auto-dénonciation pour non respect des normes de la censure ecclésiastique de la part du libraire et imprimeur Filippo Papini (1638) est documenté dans les Archives du diocèse de Florence (ACAF), S. Uffizio, 6, c. 53r. 117. G. FRAGNITO, La Bibbia al rogo, op. cit., p. 167. 118. G. RUCELLAI, Informazione, op. cit., p. 338. 119. Sur ce riche fonds (ACAF, Manoscritti rivisti per la stampa), encore largement à étudier, cf. M. PLAISANCE, « Littérature et censure à Florence à la fin du XVIe siècle : le retour du censuré », in Le pouvoir et la plume, op. cit., p. 233-252 ; A. PROSPERI, « L’inquisizione fiorentina al tempo di Galileo », in L’inquisizione romana, op. cit., p. 183-198. 120. Ibidem, p. 194.

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et d’autocensure 121. Dans la pratique quotidienne de la censure, le vicaire du S. Office fait régulièrement appel à des « consulteurs » laïques pour revoir les ouvrages à caractère littéraire ou scientifique. La logique du compromis, de la complicité et de l’échange des compétences entre les différents réviseurs l’emporte largement sur les oppositions frontales au nom de principes juridictionnels abstraits. On peut certes considérer le texte publié comme « le fruit de négociations intenses, le produit pour ainsi dire collectif d’un art diplomatique raffiné et pointilleux 122 ». Cela n’empêche pas, pour autant, de considérer la censure toscane au cours du XVIIe siècle comme une censure essentiellement « mixte », fondée sur un ensemble de valeurs et de pratiques largement partagées. L’orthodoxie, l’opinion droite, que le geste du censeur accomplit, est indissociable de l’appartenance à une culture commune à laquelle participent clercs et laïques et que nombre de conflits ou de micro-conflits n’ébranlent pas, une culture « fière de sa tradition littéraire et de l’outil linguistique qui en était le produit et le symbole le plus illustre 123 ». Une culture, finalement, que l’on peut difficilement concevoir séparément de la censure, cette « censure innocente et mesurée, si profitable aux sciences » dont le jésuite Antonio Possevino fait l’apologie dans sa Bibliotheca selecta 124. Conçue initialement comme une extension inédite de la souveraineté du prince, la censure réalise maintenant ses potentialités grâce à l’apport déterminant de l’autorité spirituelle. L’utopie absolutiste d’aller sonder « le secret des mœurs et de la nature des hommes » (Ammirato) de s’emparer des « sentiments et [des] pensées » des sujets (Botero), trouve notamment dans le domaine de la lecture son aboutissement le plus spectaculaire.

La discipline de la lecture Le domaine de la lecture reste pourtant étranger à la sphère normative du pouvoir civil. Rucellai le rappelle dans son mémoire de 1763 conçu comme une réponse à l’accusation concernant la liberté « de penser, d’écrire et d’imprimer », jugée excessive en Toscane par le Pape Clément XIII. Rappelant un lieu commun du droit romain, Rucellai soutient l’inaptitude des lois du prince à l’égard du premier chef d’accusation : Lorsque le Saint Père parle de la liberté de penser, j’estime qu’il faut entendre par là la liberté de parler car, tandis que dans le système de la religion chrétienne, dans le for intérieur de la conscience est au même titre digne de récompense et de peine aussi bien les pensées que les œuvres, dans le for extérieur et en relation aux peines temporelles, comme l’observe savamment Grotius dans le De jure bello

121. Cf. P. GALLUZZI, « L’Accademia del Cimento : gusti de Principe, filosofia e ideologia dell’esperimento », Quaderni storici, 16-1981, p. 788-844 ; M. PESCE, « L’indisciplinabilità del metodo e la necessità politica della simulazione e della dissimulazione in Galileo dal 1609 al 1642 », in Disciplina dell’anima, op. cit., p. 161-184. 122. C. CALLARD, Storia patria, op. cit., p. 45. 123. A. PROSPERI, « L’inquisizione fiorentina », op. cit., p. 324. 124. A. POSSEVINO, La coltura degli ingegni (Venise 1598), cité par A. PROSPERI, Tribunali della coscienza, op. cit., p. 615.

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et pacis […], on doit s’en tenir à la décision des jurisconsultes romains citée par Ulpien […], selon laquelle « cogitationis poenam nemo patitur 125 ».

Les pensées, donc, ne sont pas susceptibles de sanction. Deux siècles auparavant, nous l’avons vu, Giovan Francesco Lottini, utilise le même type d’argument pour indiquer les limites infranchissables de l’efficacité de la loi civile 126. Quelles sont les conséquences de cette limitation ? Doit-on voir dans cette condition un gage de liberté pour le lecteur ou bien, tout au contraire, un prétexte permettant l’acceptation partielle ou intégrale de la norme religieuse de la part de l’autorité politique ? Difficile de savoir, par exemple, si le point de vue exprimé à ce propos par l’Auditeur de la Juridiction Lelio Torelli est représentatif des positions du gouvernement toscan. Dans une lettre de 1562 à l’archevêque de Raguse Ludovico Beccadelli, un adversaire tenace de l’Index de Paul IV, Torelli explique qu’il faudrait révoquer cet Index car insensé, mauvais et scandaleux et faire par la suite un décret pieux et mesuré suivant la tradition ancienne de l’Église laquelle a permis la lecture des livres qui n’ont pas été écrits par des hérétiques ex professo, c’est-à-dire les livres où l’on peut apprendre les langues, les sciences et d’autres disciplines. En ce qui concerne ensuite l’immoralité et l’obscénité, il faut laisser les lecteurs face à leur conscience, ainsi qu’ils l’ont été par le passé, puisque l’Église s’était contentée de confier cette tâche aux évêques, aux prédicateurs et aux confesseurs 127.

Éminemment morale, la question de la liberté du lecteur est néanmoins intrinsèquement politique puisque sa solution implique, indirectement, une définition des limites de souveraineté du prince. La réponse qu’on apporte à cette question récurrente au XVIIIe siècle, nous le verrons, est de nature à contredire profondément la solution progressivement envisagée et mise en place dans l’État toscan au XVIe siècle. En principe, en ce qui concerne l’État, les pensées ne sont pas susceptibles de peine si elles ne comportent pas d’effets nuisibles. Cependant, il ne faut pas oublier que la loi du prince – notamment la loi de 1549 sur les conjurations – fait référence à la sphère de la conscience en tant que lieu privilégié où toute pensée peut se transformer, « par inspiration diabolique », en opinion criminogène 128. Rien n’empêche de croire que cette inspiration puisse se produire principalement à partir de mauvaises lectures. Le binôme hérésiesédition, si évident et opératoire dans la législation criminelle de Côme Ier, ne 125. « E’ da premettersi che dove il S. Padre dice libertà d’opinare, per quanto io credo, dee intendersi libertà di parlare, perché, quantunque sia verissimo, che nel sistema della Religion Cristiana, nel foro interno o sia della coscienza sono egualmente degni di premio e di pena i pensieri, come le opere, non ostante però nel foro esterno, e per le pene temporali, come dottamente osserva il Grozio nel De Jure Bello et Pacis lib. 2 cap. 20 § 18, ha luogo la decisione de’ Giureconsulti romani, riportata da Ulpiano, nella L. 18 ff. De poenis, per cui “cogitationis poenam nemo patitur”. » 126. Cf. supra, p. 90. 127. Lettre citée par G. FRAGNITO, La Bibbia al rogo, op. cit. p. 100 : « Le S.V. dovrebbono la prima cosa revocar tutto quello indice come inconsiderato, indiscreto et scandaloso et poi fare un decreto pietoso et discreto conforme alla inveterata consuetudine della Santa chiesia, che s’è contentata ch’e libri dove s’imparano le lingue, le scienze et le discipline si legghino, sieno di chi si voglia et venghino donde vogliono et tutti quelli che non sono scritti da eretici ex professo per dogmatizare. Et quanto alla dishonestà et obscenità lasciare li lettori alla loro conscienza, come sono stati per il passato, che s’è contentata la chiesia che de vescovi et predicatori et confessori sia questa cura. » 128. Cf. supra, p. 113.

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favorise pas la sauvegarde de la neutralité de la conscience ni, par conséquent, la liberté intime du lecteur. C’est probablement pour cette raison que l’Index de Paul IV, qui suscite de fortes résistances de la part des autorités politiques en ce qui concerne la procédure de révision des ouvrages, peut s’affirmer sans trop de difficultés comme règle fondamentale dans les domaines de la lecture et de la circulation du livre. Le changement qui se produit dans le régime de la lecture entre la première et la seconde moitié du XVIe siècle est profond. En 1587, le médecin et philosophe florentin Paolo Mini considère la liberté de lire comme une condition désormais entièrement révolue : Rares sont les auteurs profanes dont les œuvres ne sont pas sans épines et maintenant que [ces auteurs] sont interdits par ceux qui en ont le pouvoir, [les lecteurs] n’y touchent pas, donnant ainsi plus de crédit à la censure d’autrui qu’à leur propre jugement 129.

Le dispositif normatif mis en place par le Saint-Office est assez complexe. Parallèlement à l’Index, en janvier 1559, une bulle de Paul IV impose à tous les confesseurs d’interroger les fidèles à propos de leurs lectures et les oblige, en même temps, à dénoncer les éventuelles lectures interdites dont ils ont connaissance. En outre, le vicaire de l’Inquisition est le seul habilité à accorder l’absolution pour les péchés relatifs à cette matière 130. En février 1559, le cardinal Michele Ghislieri publie, l’Instructio circa Indicem librorum prohibitorum, une annexe à l’Index qui attribue aux inquisiteurs ou à leurs vicaires la responsabilité de vérifier la présence et la circulation des livres interdits. Cette nouvelle obligation comporte l’inspection périodique des libraires, la vérification des inventaires post-mortem préalable à la mise en vente des livres du défunt, le contrôle des marchandises aux frontières de l’État 131. L’application de ces dispositions a été sans aucun doute progressive. Les protestations vigoureuses des libraires ont bénéficié, dans un premier temps, du soutien de l’Auditeur de la Juridiction. C’est pour cette raison qu’en 1570, l’inquisiteur de Florence rappelle le grand-duc au respect stricte des dispositions de l’Index de 1559 132. En 1589, l’assemblée du diocèse de Florence renouvelle l’obligation de perquisitionner périodiquement les libraires et les imprimeurs ; à cet effet, deux « examinateurs » sont mandatés par le « vicaire », sans préciser s’il s’agit de celui du S. Office ou de celui de l’archevêque : ce qui constitue probablement un signe de la faible application cette norme 133. 129. « Pochi sono gli autori profani che non abbino le loro rose tra le spine […] ora che le sono proibite da chi ne ha la potestà, eglino le lascino stare, facendo più stima dell’altrui censura che del proprio giudicio » : P. MINI, Difesa della città di Firenze e de’ fiorentini contra le calunnie et maldicentie de’ maligni Lyon, Tinghi, 1587, cité par M.P. PAOLI, « Nuovi vescovi », op. cit., p. 760. 130. Cf. récemment A. PROSPERI, « Anime in trappola. Confessione e censura ecclesiastica all’Università di Pisa tra ‘500 e ‘600 », in L’Inquisizione romana, op. cit., p. 263-296. 131. Cf. G. FRAGNITO, La Bibbia al rogo, op. cit., p. 93 ; sur cette législation, cf. aussi la lettre de l’inquisiteur de Florence au grand-duc du 25 octobre 1570 publiée par B. MARACCHI BIAGIARELLI, « Il privilegio di stampatore », op. cit., p. 343-344. 132. Cf. supra, p. 124. 133. Le texte prévoyait que « non possit aliquis libros venales exponere aut retinere nisi detur vicario inventarium etiam quod libri sint manuscripti », et que « quolibet semestre duo examinatores secundum eorum prerogativam deputati intelligantur et sint ad officinas et librarias visitandas », document cité par A. D’ADDARIO, Aspetti della Controriforma a Firenze, op. cit., p. 222.

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Dans la période suivante, le mécanisme de contrôle de la circulation du livre semble suivre son fonctionnement sans rencontrer de difficultés majeures. La correspondance entre l’inquisiteur de Florence et ses supérieurs de la Congrégation du S. Office et de l’Index met en évidence la publication régulière, dans le territoire des différents diocèses, des Index et des mises à jours des listes des livres nouvellement interdits 134. De l’autre côté de la structure hiérarchique, les vicaires nommés dans des localités périphériques de l’État envoient régulièrement à Florence les livres confisqués et vérifient que le clergé des paroisses assure la publication des édits des congrégations romaines. Le repérage du livre interdit est une activité que les représentants du S. Office exercent avec la maîtrise d’un pouvoir qui semble définir au fur et à mesure ses limites. Dans une lettre de juin 1617, le vicaire d’Arezzo demande à son supérieur florentin de lui suggérer « quelques expédients » pour pouvoir vérifier et parafer tous les livres qui sortent de la ville – une mesure de toute évidence ignorée par les douaniers – et, par là même, il s’interroge sur la possibilité d’inclure dans sa sphère de compétence non seulement les livres mais aussi les « images et les tableaux obscènes » possédés par les particuliers 135. L’incertitude qui entoure la norme participe, en somme, de façon concrète à son application, c’est-à-dire à sa perception et probablement aussi, à son efficacité. Le dispositif normatif concernant le livre et la lecture mis en place en 1559 n’a jamais été remis en cause : en d’autres termes, on est ici confrontés à un cas de longévité législative tout à fait extraordinaire dans les systèmes juridiques d’ancien régime. Cette longévité se fonde, entre autre, sur un discours juridique qui demeure largement inchangé. Par exemple, dans un édit publié en décembre 1717, l’Inquisiteur général du S. Office de Florence Vincenzo Conti utilise toujours les mêmes arguments et les mêmes dispositifs rhétoriques qui caractérisent la phase initiale de la lutte contre l’hétérodoxie. Cette mesure est motivée par l’urgence d’empêcher que « s’enracine et se diffuse la peste de l’hérésie » et à cette fin on ordonne, sous un délai de douze jours, de remettre au S. Office tous les livres interdits. La disposition vise tant les particuliers que les professionnels directement concernés par « l’introduction, l’exportation, la possession » du livre : imprimeurs, libraires, petits revendeurs ambulants jamais complètement encadrés dans l’organisation corporative du métier du livre. La loi religieuse exerce son pouvoir de contrainte faisant principalement appel – selon un module discursif qui a fait ses preuves – au devoir de délation du bon chrétien, qui ne fait qu’un avec les devoirs du bon sujet : 134. De nombreuses listes de livres envoyées à l’inquisiteur de Florence au cours du XVIIe siècle sont conservées dans ACAF, S. Uffizio, 6 et dans le fonds de l’Inquisition de Florence conservé auprès de la Bibliothèque Royale de Belgique : à ce sujet, cf. J.A. TEDESCHI, « Florentine documents for a History of the Index of Prohibited Books », in A. MOLHO, J.A. TEDESCHI (dir.), Renaissance Studies in Honor of Hans Baron, Dekalb Ill., Northern Illinois University Press, 1971, p. 579-605. 135. ACAF, S. Uffizio, 7, c. 149r, 22 juin 1617 : « Desidererei sapere se i libri che pro tempore escono fuora dalle porte di Arezzo devino esser prima presentati a me e sottoscritti ; perché qua questi gabellieri e doganieri delle porte pretendono ignorarla e non osservano alcuna diligenza circa questo particolare ; però a me parrebbe bene che la P.V.M.R. ci pigliassi qualche espediente et avvisassi a me quello che devo fare. Et anco mi dessi qualche regola o notola de’ libri sospesi et prohibiti che non sono nell’Indice e similmente se si devino comportare nelle case de’particolari figure o quadri osceni. »

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NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

Car, de même que celui qui renseigne le prince des indices de peste dans la cité mérite le titre de bon sujet et de citoyen défenseur du bien public, de même celui qui renseigne l’Église mérite le titre de bon chrétien et de défenseur de la Sainte Foi catholique 136.

Au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, aucune mesure du pouvoir civil ne remet ouvertement en cause l’autorité spéciale de l’Église sur la circulation du livre et sur la lecture. Véritable tournant dans l’histoire de la censure préventive, la loi de 1743 de François-Étienne de Habsbourg Lorraine sur la « liberté de la presse » ne consacre pas un seul paragraphe à cette question pourtant fondamentale : un silence significatif, sur lequel il conviendra plus tard de s’interroger. En revanche, les conditions de publication et de réception de la norme religieuse changent progressivement. La correspondance des vicaires avec l’Inquisiteur général de Florence fait état de difficultés croissantes, qui résultent, entre autres, de la résurgence des mésententes traditionnelles et jamais apaisées entre le clergé séculier et les émissaires du Saint-Office. En 1750 le vicaire de Sestino, une localité reculée de l’Apennin central, sillonne le territoire des paroisses de sa circonscription dans le but de vérifier la publication des édits du S. Office : « La plupart [des prêtres] m’ont bien accueilli – écrit-il –, mais quelques-uns semblent s’en moquer et ils m’ont rappelé que le S. Office n’a pas sa place dans cet endroit, auxquels j’ai répondu que nous sommes catholiques et que nous n’avons pas à croire à de telles choses puisque la Sainte Foi aura toujours lieu d’être 137. » L’épisode rapporté en 1757 par le vicaire du S. Office de Pistoia est encore plus symptomatique de ces difficultés croissantes. Lorsque ce dernier demande à l’évêque de pouvoir afficher dans la cathédrale le décret de condamnation de la Pucelle d’Orléans de Voltaire, selon les dispositions reçues par son supérieur florentin, la réponse qu’il reçoit est un brusque rappel à la réalité : « Il a voulu lire votre lettre et il a aussitôt ajouté qu’il fallait bien que l’on comprenne que l’Inquisition n’était plus celle d’avant et que maintenant, nous autres ne comptons plus rien 138. » Parfois, la publication des édits était même suivie par leur dégradation symbolique : en 1755, l’Auditeur général de Sienne Giulio Franchini Taviani remarque dans un rapport adressé aux membres du gouvernement, que « les édits du S. Office ont été affichés et aussitôt déchirés et arrachés au milieu d’injures 139 ». Cette perte progressive de prestige et de légitimité publique des ordonnances du S. Office en matière de livres et de lectures interdits, ne constitue pour autant 136. ASF, Regio Diritto, 310, ins. 182, n. 4 : Editto generale del del Santo Offizio di Firenze : « […] considerando che siccome a chi avvisasse il suo principe quando nella città vi fosse sospetto di peste, non si deve altro titolo che i buon suddito e di cittadino difensore del ben pubblico, così chi avvisa il S. Offizio ne’casi suddetti non merita altro titolo che di buon cristiano, difensore della S. Fede cattolica. » 137. ACAF, S. Uffizio, 9, C. 247r : « Molti [parroci] mi hanno favorito, al solito ed alcuni pare che si burlano, stante che si dice da molti che il Sto Offizio in questa regione non v’abbi il suo luogo ; io sopra questo mi son fatto intendere che cattolici come siamo, non abbiamo simili cose a credere e che la Santa Fede avrà sempre il suo luogo. » 138. ACAF, S. Uffizio, 9, c. 303r-305r : « [...] al che risposi che Vtra Stà Rma così m’ordinava nella sua lettera, quale volse leggere, e poi soggiunse bisognava che si levino dal capo che adesso l’Inquisizione non è più come una volta, presentemente, voi altri, non contate niente » ; sur la condamation romaine de l’ouvrage de Voltaire, cf. VOLTAIRE, La Pucelle d’Orléans, édition critique par J. VERCRUYSSE, in Les œuvres complètes de Voltaire, VII, Institut et Musée Voltaire, 1970, p. 178. 139. ASF, Consiglio di Reggenza, 266, Codex sacerdotii et imperii, 29 juillet 1755 : « Gli editti del S. Uffizio erano stati lacerati e levati con improperio. »

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que la partie visible d’un processus d’enracinement de la norme dont le théâtre désigné est la sphère privée et intime du lecteur. Par rapport à la loi du prince, la norme religieuse, on le sait, vise à comprendre les opinions et à contraindre les consciences. À l’origine des procédures judiciaires mises en place par les représentants du Tribunal romain à l’encontre d’un grand nombre de lecteurs anonymes, on trouve en effet, pour l’essentiel, le double cas de figure de la délation et de l’auto-dénonciation, deux comportements considérés comme le signe d’une appropriation profonde et d’une intériorisation massive de la norme. Cette spécificité est sans doute aussi la raison principale de sa vitalité dans la longue durée, au delà même de l’épuisement de la dynamique politique et institutionnelle qui avait contribué à sa mise en place, en pleine Contre-Réforme. On peut considérer les autorisations de lecture de livres interdits, délivrées aux particuliers pour des durées limitées et pour un nombre restreint d’auteurs et d’ouvrages, comme un terrain privilégié pour évaluer l’efficacité de la norme religieuse. À partir de 1559 les autorisations concédées par les autorités religieuses locales sont supprimées et la procédure est centralisée à Rome 140. La mesure de restriction est ensuite confirmée en 1595. Au représentant local du S. Office est donc réservée une tâche purement administrative – constamment mise à jour tout au long du XVIIe siècle par les missives des secrétaires des congrégations romaines – consistant à canaliser les demandes d’autorisation et à tenir un registre de tous les bénéficiaires 141. Faute d’une analyse systématique des autorisations, réalisée à partir des fonds récemment ouverts des archives romaines de l’Index et du S. Office, la compréhension de ce phénomène reste largement fragmentaire et concentrée, pour l’essentiel, sur l’étude d’un certain nombre de cas significatifs 142. Concernant le cas toscan, Il est possible tout de même d’affirmer qu’au cours du XVIIe siècle le fonctionnement de ce dispositif n’enregistre pas de problèmes majeurs. Bien entendu, les autorisations ne nous disent rien sur la présence d’ouvrages interdits et sur leurs éventuels destinataires, cependant elles témoignent du consensus qui entoure la norme. Sans exceptions, les savants se soumettent à une procédure qui s’avère longue et qui parfois se termine par un échec partiel ou total 143. Les originaux des autorisations conservés dans les archives du S. Office de Florence concernent des personnages en vue, issus de l’aristocratie, de la cour 144, et même certains hauts fonctionnaires qui entourent le prince : c’est le cas de Ferrante Capponi, secrétaire de la Juridiction sous Côme III qui obtient en août 1660 une autorisation de lecture très étendue 145. 140. Cf. A. PROSPERI, Tribunali della coscienza, op. cit., p. 230, et J. TEDESCHI, « Florentine Documents », op. cit., p. 587. 141. Cf. ACAF, S. Uffizio, 7, c. 73r, lettre de Giovanni Garsia Millini secrétaire du S. Office, datée du 8 novembre 1619 à l’inquisiteur général de Florence et ACAF, S. Uffizio, 7, c. 160r lettre du cardinal Carlo Emilio Pio datée de septembre 1630. 142. Parmi les rares exceptions, cf. V. FRAJESE, « Le licenze di lettura tra vescovi ed inquisitori. Aspetti della politica dell’Indice dopo il 1596 », Società e storia, 22-1999, p. 767-818, et de U. BALDINI, « Il pubblico della scienza nei permessi di lettura di libri proibiti delle congregazioni del Sant’Ufficio e dell’Indice (secolo XVI) : verso una tipologia professionale e disciplinare », in C. STAGNO (dir.), Censura ecclesiastica e cultura politica in Italia tra Cinquecento e Seicento, Florence, Olschki, 2001, p. 171-201. 143. Cf. les cas étudiés par C. CALLARD, Storia patria, op. cit., p. 112-116. 144. ACAF, S. Uffizio, 7, c. 91r, lettre du cardinal Millini daté de 1er avril 1623 concernant l’autorisation de lecture accordée à la grande-duchesse Marie-Christine de Lorraine. 145. ACAF, S. Uffizio, 8, c. 63r.

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NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

Ainsi, au-delà de sa fonction immédiate – qui consiste à rendre disponibles des connaissances soustraites au circuit intellectuel ordinaire – l’autorisation de lecture constitue principalement un acte qui marque l’appartenance à une communauté d’individus et de valeurs. Au cours du XVIIIe siècle, les autorisations se raréfient sans pour autant disparaître complètement. Les cas résiduels méritent donc une attention particulière. Un cas permet, en particulier, d’illustrer comment un lecteur laïque cultivé a pu s’approprier concrètement, au siècle des Lumières, l’interdit religieux en matière de lecture. Pietro Maria Tempesti est un noble de la petite ville d’Empoli, chevalier du prestigieux ordre militaire de S. Étienne qui a exercé, entre autres, la fonction de représentant du prince (commissaire) à Poppi et à Terra del Sole, deux localités périphériques de l’État toscan 146. En avril 1750 Tempesti adresse une longue lettre à l’Inquisiteur de Florence dans le but d’obtenir des éclaircissements sur sa conduite de lecteur 147. À cette époque Tempesti possède déjà une autorisation de lecture limitée aux livres de littérature et de poésie (retinendi et legendi libros poeticos, rhetoricos), mais il la trouve inadaptée à ses exigences : Je supplie Votre très bonne et révérende Paternité de bien vouloir m’accorder votre attention, car cette nouvelle incommodité que je vous procure est occasionnée par le désir très vif que j’ai de parcourir une voie sûre et de ne pas m’éloigner du droit chemin, que je souhaite ne devoir jamais abandonner. Je vous prie donc, avec le plus grand respect, de bien vouloir m’avertir si je peux, en toute bonne conscience, à chaque fois que cela me plaît, me prévaloir de l’autorisation de lire des livres interdits et de les lire même sans aucun besoin et par curiosité, sachant que dans l’explication qui accompagne l’autorisation je trouve ces mots : « Le chevalier Pietro Tempesti ayant besoin de se procurer différentes informations… » Ainsi, pour ma tranquillité, je souhaite savoir si, sans aucune nécessité et seulement a titre d’amusement permis, je peux lire des livres interdits 148.

Dans sa demande d’explications, Tempesti exprime la curiosité de lire le Décameron dans la version non expurgée et de consulter certaines exemplaires des Vitae patrum non comprises dans l’Index mais qui contiennent des auteurs enclins à l’arianisme. D’où ses scrupules, qui laissent entrevoir un lecteur non seulement désireux de se conformer aux prescriptions de la norme religieuse mais de l’interpréter dans un sens encore plus restrictif : Pour conclure j’aimerais bien savoir s’il y a obligation de faire à chaque fois une recherche dans l’Index ou bien s’il faut demander au vicaire du S. Office si tel ou tel autre ouvrage est interdit ou pas, et encore si l’on tombe dans le pêché lorsque l’on entend dire qu’un ouvrage est interdit et que malgré cela on le lit quand même. 146. ASF, Segreteria di Stato (1765-1805), 22, ins. 7, Supplique de Pietro Maria Tempesti datée de 28 août 1766. 147. ACAF, S. Uffizio, 9, c. 249r-250v, 16 avril 1750. 148. Ibidem, c. 249r-249v : « Io supplico la bontà di Vostra Paternità Reverendissima di un benigno compiacimento per questo nuovo incomodo che le arreco derivando ciò dal desiderio vivissimo che ho di camminar sul sicuro e per non traviare dal retto sentiero, che bramo di non smarrire. La prego adunque con tutto il più profondo rispetto a volersi compiacere di avvisarmi se posso in tutta buona coscienza prevalermi ogni quantunque volta mi pare e piace della permissione dei libri proibiti e leggerli anco senza verun bisogno e per mera curiosità, benché nel memoriale posto in fronte alla licenza vi siano queste parole Il cavaliere Pietro Tempesti avendo bisogno di ricavare varie notizie, e perciò per mia quiete ho caro di sapere se senza necessità ed a solo titolo di lecito divertimento possa leggere i libri proibiti. »

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On dirait une lettre rédigée un siècle auparavant. Rien ne semble apparemment perturber les certitudes en matière de censure de ce lecteur laïque et, de surcroît, serviteur du prince : ni les positions en faveur d’une autonomie légitime du savoir non religieux de la censure ecclésiastique – exprimées dans certains milieux de la culture catholique au début du siècle (notamment par Ludovico Antonio Muratori dans le De ingeniorum moderatione) 149 – ni la parole du prince, qui, selon la loi de 1743 sur la censure préventive, affirme la nécessité et la légitimité d’une circulation libre des connaissances. Un document postérieur de vingt-trois ans rend le cas Tempesti particulièrement digne d’intérêt. Il s’agit d’une dénonciation signée par Biagio del Vivo, un chanoine de la cathédrale d’Empoli, docteur en théologie et confesseur personnel du noble toscan 150. En février 1773, l’ecclésiastique se présente au vicaire du S. Office d’Empoli suivant la procédure, très courante surtout avant la période de Pâques, de l’accusation expiatoire («petens audiri in Sto Officio pro exoneratione propriae conscientiae »). La longue déposition constitue principalement une tentative de trouver une explication à la conduite anormale, à une sorte d’ambivalence dans les pensées et dans les actes de Tempesti, exacerbée par des crises violentes d’apoplexie. Pathologie du corps et maladie de l’esprit s’entremêlent et contribuent à faire de cet individu singulier un cas qui interroge l’autorité religieuse. La dénonciation est motivée par un « soupçon d’hérésie » et elle retrace, tout d’abord, sur une période de quelques années, les lectures de l’accusé. Del Vivo se rappelle que, lors d’une « conversation amicale », qui a eu lieu sept ou huit ans auparavant, Tempesti a affirmé avoir lu la Pucelle d’Orléans, le Coran […] et dans la même occasion il me dît avoir lu le Lucrèce de Marchetti et l’Adone du chevalier Marino 151 et il y a environ trois mois il me cita par cœur quelques passages, par ailleurs très honnêtes, de l’Adone ; concernant Lucrèce il donnait l’impression d’en parler comme s’il s’agissait d’un livre lu par lui même […]. À l’occasion d’une de mes visites, il me dit que lorsqu’il était à Florence, il avait demandé au libraire Monsieur Buchard [= Bouchard] s’il avait le Dictionnaire de Voltaire, un livre, selon son avis, parmi les plus impies, et qu’on lui avait répondu que seulement huit jours auparavant on aurait pu le satisfaire mais que maintenant le livre n’était plus disponible car il l’avait donné à Son Excellence Neri 152. Par la même occasion, il me montra aussi sur son chevet les Colloques d’Erasme de Rotterdam me laissant entendre, par ailleurs, qu’il avait l’autorisation pour les lire 153. 149. Cf. C. DONATI, « La Chiesa di Roma tra antico regime e riforme settecentesche (1675-1760) », in G. Chittolini, G. MICCOLI (dir.), La Chiesa e il potere politico dal Medioevo all’età contemporanea, Storia d’Italia, Annali, IX, Turin, Einaudi, 1986, p. 721-766. 150. ACAF, S. Uffizio, 9, c. 380r-383v, 22 février 1773. 151. Sur la Pucelle d’Orléans, cf. supra, p. 132. Le Coran, disponible dans la version italienne de L. Marracci (Padoue, 1698) n’était pas compris dans l’Index ; le « Lucrèce de Marchetti » est la traduction du De rerum natura par Alessandro Marchetti, publiée à Londres en 1717, cf. M. SACCENTI, Lucrezio in Toscana. Studio su Alessandro Marchetti, Florence, Olschki, 1966 ; L’Adone, poème de Giambattista Marino, fut publié à Paris en 1623 : ces deux ouvrages étaient compris dans l’Index. 152. Il s’agit de Pompeo Neri, conseiller d’État et l’une des personnalités politiques majeures de la Régence lorraine ; le Dictionnaire philosophique portatif fut publié à Genève en 1764 ; sur le librairie Joseph Bouchard et, plus généralement, sur le commerce libraire à Florence, cf. R. PASTA, Editoria e cultura nel Settecento, op. cit., p. 87-143. 153. ACAF, S. Uffizio, 9, c. 380r-v : « Io canonico Biagio Costante del Vivo sopradetto denunzio come sospetto d’eresia il Cavaliere Pietro Maria Tempesti d’Empoli dell’Ordine di Santo Stefano per i seguenti motivi. Per avermi parlato amichevolmente, anni sono circa sette o otto sebbene non posso indicare il tempo

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Le cadre des lectures du noble toscan tracé par le confesseur donne une image plutôt cohérente des goûts intellectuels de Tempesti : Lucrèce, Mahomet, Voltaire, le Chevalier Marino, Erasme, constituent des références qui peuvent justifier une critique radicale de l’Église, voire du fait religieux, considéré dans l’optique de l’imposture ou du mensonge utile. Tempesti se situerait ainsi, vraisemblablement, dans le sillage d’une tradition de libertinage érudit qui s’impose soudainement à l’attention des autorités religieuses toscanes dans les années 1740, lors d’une affaire liée à la sociabilité de type maçonnique 154. Certaines affirmations recueillies lors d’une crise de sa maladie semblent confirmer cette hypothèse. À plusieurs reprises, peut-être sept ou huit ou dix fois, je l’ai entendu maudire le temps [présent], le mal, le jour de sa naissance et [je l’ai entendu dire] trois fois au moins qu’il eût été mieux pour lui de naître Turc et un jour il a nié l’immortalité de l’âme et la religion toute entière ; parfois il m’a dit qu’il eût été mieux pour lui de naître cheval et il m’a donné plusieurs signes de ne pas craindre les peines de l’Enfer […]. Une fois il m’a dit que ce n’est pas une bonne chose de mériter le Ciel à travers des souffrances et puisque je l’ai réprimandé, il ajouta qu’il disait ce que lui dictait la raison ou bien ce que la raison semblait lui dicter 155.

Esprit fort et lecteur soucieux des interdictions romaines, voici l’entre-deux dans lequel se situe Pietro Tempesti. Cette désagrégation violente des actes et des curiosités intellectuelles est ainsi résumée par son confesseur : « Il m’a donné plusieurs signes d’une grâce puissante qui le poursuit et l’on voit clairement dans cette maladie le combat entre la tentation et la grâce, et alors que celle-ci le gagne, l’autre l’empêche et essaye de le gagner à son tour […]. » Malgré son caractère singulier, ce témoignage permet d’illustrer le coté opératoire de la norme religieuse en matière de lecture, bien au-delà du clivage historiographique représenté par l’avènement des Lumières. Il serait bien sûr insensé d’affirmer que la loi ecclésiastique garde entièrement son efficacité au XVIIIe siècle. Sa disparition progressive, aussi bien dans l’espace public que dans l’espace de la conscience, est corroborée par toute une série de lecteurs laïques qui manifestent leurs mépris envers ces règles ressenties comme vexantes et anachroniques. Rien n’exprime mieux ces positions largement partagées dans le monde savant que Giuseppe Pelli dans son journal intime. Pour ce lecteur avide de nouveauté, se non con molta incertezza, che aveva letto la Pulcella d’Orleans, l’Alcorano, quantunque mi pare che m’avesse detto di aver letto quest’ultimo anco molto tempo avanti, siccome ho per la mente che mi disse che nella stessa occasione d’aver letto il Lucrezio del Marchetti e l’Adone del Cavaliere Marino e che l’abbia in altra occasione replicato e tre mesi in circa dell’Adone in luoghi per altro onestissimi mi citò a mente qualche pezzo e del Lucrezio pareva che ne discorresse come di libro a sé letto e questo in occasione di una di queste visite, o poco tempo dopo mi disse che poco tempo fa essendo in Firenze aveva domandato al libbraio Buchard se aveva il Dizionario di Voltaire, libro secondo lui de’ più empi e che gli rispose che otto soli giorni avanti l’avrebbe potuto servire ma che non l’aveva più perché l’aveva dato a Sua Eccellenza Neri ; mi accennò ancora in simile occasione sul suo tavolino i Colloqui di Erasmo di Rotterdam, supponendomi per altro di avere la licenza di leggerlo. » 154. Cf. infra, p. 150. 155. ACAF, S. Uffizio, 9, c. 381v-382v : « […] più volte forse sette, otto o dieci occasioni gli ho sentito maledire il tempo o il male o il giorno della sua nascita e tre volte certo che meglio sarebbe che ei fosse nato Turco e un giorno mi negò l’immortalità dell’anima e tutta affatto la religione ; qualche volta mi ha detto che sarebbe stato meglio per lui l’esser nato un cavallo, ha dato più volte segni di non apprendere molto le pene dell’Inferno […]. In una delle suddette occasioni mi disse, per quanto mi sovviene, che è una mala cosa che si dovesse acquistare il Cielo per mezzo di patimenti e perché lo reprimei aggiunse che diceva quello che gli dettava la ragione o che gli pareva gli dettasse. »

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quoique ouvertement respectueux des croyances communes, le cycle historique inauguré emblématiquement par le bûcher de livres hérétiques, voulu en 1559 par Côme Ier, paraît désormais entièrement achevé : Oh combien on pense maintenant différemment sur ce sujet ! Nous ne saurions être aujourd’hui si dociles aux commandements du pape, puisque nous ne saurions pas nous persuader qu’il ait autant d’autorité qu’il s’arroge. Je suis incapable de me rendre juge dans une si grande dispute, de telle façon que dans mon particulier je me règle selon mes sentiments particuliers et je laisse que les autres pensent à leur guise. Je crois que certains livres sont interdits au grand nombre en raison de sa nature, mais j’estime que tous ceux qui ont l’esprit de discernement et qui étudient par profession puissent tout lire selon leur besoin 156.

Formulée par Lelio Torelli en 1562, la question fondamentale de la liberté intime du lecteur est donc à nouveau d’actualité dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. La décomposition de l’appareil coercitif du Saint-Office laisse théoriquement chaque lecteur seul face à ses doutes et à ses croyances. Si l’on peut raisonnablement croire que, pour un certain nombre de lecteurs, cette liberté retrouvée se traduit dans la volonté de lire et de discuter librement, pour d’autres, la sphère intime, fortement confessionnalisée, continue d’être le lieu par excellence du jugement de l’(auto) critique. Parfois, comme le montre le cas de Pietro Tempesti, les deux options peuvent subsister dans un seul et même individu. En outre, pour toute une vaste catégorie de lecteurs issus de milieux modestes ce choix ne se pose même pas et le confesseur continue de représenter, tout au long du XVIIIe siècle, l’interlocuteur privilégié en matière de lecture 157. L’effacement inéluctable de la norme religieuse en matière de lecture a sans doute permis l’émergence d’un nouveau type d’espace public, fondé sur la mise à distance de l’interdit inquisitorial. Mais quels sont les limites et les enjeux qui le rendent possible ? Comme le fait remarquer Giuseppe Pelli, le déclin de l’interdit religieux n’est pas valable universellement : une distinction fondamentale doit continuer d’exister entre le « grand nombre » qui, « par sa nature même » mérite l’interdit et le petit nombre doté, selon une formule digne de Guichardin, de « l’esprit de discernement » et capable de lire librement. Dire que la disparition progressive de la censure ecclésiastique a permis la naissance de l’espace public selon le modèle théorisé par J. Habermas est donc un truisme qui soulève, au moins, deux interrogations majeures : une première concerne la nature et les fonctions de la censure civile. Que devient l’interdit dans un monde où « liberté » et « publicité » deviennent les nouveaux mots-clés du discours politique des classes dirigeantes ? Une seconde interrogation concerne la nature du nouvel espace public. Ce dernier est plus facile à définir en négatif et par opposition, souvent polémique, à la culture des arcana imperii et au secret inquisitorial ; 156. Efemeridi, série Ire, vol. XVIII, c. 64r, 28 février 1768 : « Quanto diversamente si pensa adesso su quest’articolo ! Non saremmo oggigiorno essere così docili ai comandi del Papa, perché non sapremmo persuaderci che abbia egli tanta autorità quanta si arroga. Non io per altro sono capace di farmi giudice in sì gran disputa, di modo che per il mio privato mi regolo con i miei privati sentimenti, lasciando che altri pensi a sua voglia. Credo proibiti a molti di natura loro certi libri, ma credo che chi ha lo spirito di discrezione e chi studia per professione possa legger tutto secondo il suo bisogno. » Sur ce personnage et son journal, cf. infra, p.169. 157. Pour l’analyse de quelques cas de lecteur je renvoie à S. LANDI, Il governo delle opinioni, op. cit., p. 158160.

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en revanche, une définition positive de cet espace implique de s’interroger sur la culture politique de ces élites qui, « discrètement », ont accès à tout type de lecture : quel est le statut que cette classe dirigeante attribue au jugement collectif dans un contexte public ? Quel est le rôle du libre débat d’opinions dans la formation du nouvel espace public ? Autant d’interrogations qui nous mènent, en dernière analyse, à affronter la question du statut de l’opinion publique dans le discours public italien du XVIIIe siècle.

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Chapitre IV

L’invention de l’opinion publique au XVIIIe siècle La publicité comme idéologie du prince réformateur Le 28 mars 1743 le conseil de Régence, qui, depuis 1737, gouverne la Toscane au nom du nouveau grand-duc François-Étienne de Habsbourg-Lorraine, publie un édit sur l’imprimerie et la censure. Un certain nombre d’études ont souligné la portée de cette initiative législative par rapport au contexte politique toscan et italien de l’époque 1. Néanmoins, souvent ce texte a été lu rapidement, comme si son caractère novateur, généralement admis, rendait superflue une exégèse plus approfondie. Une fois de plus, il est donc nécessaire de revenir à cette source fondamentale, puisque seulement une lecture attentive aux enjeux textuels de cette loi décisive est en mesure de mettre en lumière ses intentions explicites et inexprimées et de déchiffrer le contexte idéologique qui rend possible sa publication. Un court mais dense préambule présente les intentions explicites de la loi et, en même temps, donne accès à ses motivations moins évidentes : Puisque nous voulons que la liberté de la presse dans notre État et que [la liberté] d’introduction des livres étrangers, qu’il nous plait à tout moment de favoriser et de protéger comme un moyen efficace pour multiplier les connaissances, répandre le savoir et faire vivre une partie du peuple, ne dégénère pas dans une licence qui offense ce que l’on doit à Dieu et la société civile, nous interdisons, etc. 2.

C’est une formule sinueuse, qui affirme presque autant qu’elle semble nier. Tout d’abord la loi affirme quelque chose de très important : elle reconnaît dans 1.

2.

N. RODOLICO, Stato e Chiesa in Toscana durante la Reggenza lorenese (1737-1765), Florence, Le Monnier, 1910 ; M.A. TIMPANARO MORELLI, « Legge sulla stampa e attività editoriale a Firenze nel secondo Settecento », Rassegna degli Archivi di Stato, 29-1969, p. 613-700 ; F. DIAZ, I Lorena in Toscana. La Reggenza, Turin, Utet, 1988, p. 128-132 ; S. LANDI, Il governo, op. cit., p. 49-92 : les pages qui suivent constituent une reprise et un achèvement de cette analyse. Pour une synthèse de cette période de l’histoire toscane, voir E. CHAPRON, « L’État des Habsbourg-Lorraine (1737-1799) », in Florence et la Toscane, op. cit., p. 105-125. Legge sulle stampe, 28 mars 1743, publiée par S. LANDI, Il governo, op. cit., p. 345-350 : « Volendo noi provvedere che la libertà di stampa ne’nostri stati, e dell’introduzione de’libri forestieri che ci piace in ogni tempo favorire e proteggere come un mezzo efficace per multiplicare le cognizioni, spargere il sapere e far sussistere una parte del popolo, non degeneri in una licenza ch’offenda ciò che si deve a Dio ed alla civil società, proibischiamo… »

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la « liberté de la presse » et d’importation des livres de l’étranger la condition nécessaire pour permettre la réalisation de deux objectifs : le premier est d’ordre intellectuel et consiste dans la multiplication et dans la divulgation des connaissances. La loi ne dit rien sur la qualité de ces connaissances, elle se limite à annoncer la légitimité et l’utilité commune de leur publicité mais, de cette façon, elle infirme, implicitement, les principes constitutifs de la censure contre-réformiste, à savoir le caractère virtuellement dangereux de toute connaissance et la nécessité de limiter et de sélectionner les circuits et les opportunités d’accès au savoir. En second lieu, la « liberté » de production et de commerce des livres est considérée comme une condition indispensable au salut des activités économiques du peuple. C’est une proposition qui probablement trouve sa source dans certains auteurs du mercantilisme tardif (tel que Boisguilbert, par exemple). Quoi qu’il en soit, adoptée par le législateur, cette formule a non seulement le but de souligner l’urgence de la « liberté » mais aussi de ramener la question de la multiplication des connaissances et de la diffusion du savoir à l’intérieur d’une perspective plus matérielle et pragmatique. Loin d’être anodin, l’argument économique est susceptible de modifier en profondeur la perception et le rôle de la censure : en effet selon cette optique l’imprimerie et le commerce des livres sont des activités économiques comme les autres, moralement indifférents, mais en revanche capables de produire du travail et de la richesse pour l’État 3. La « liberté » promulguée par le texte de 1743 est finalement la condition qui rend possible la sécularisation de la culture – conçue comme savoir public et comme objet de consommation d’un public potentiel – et, par là même, aussi, la sécularisation de la censure. Ce mot-clé de « liberté » mérite une attention spécifique. Son occurrence dans le texte de la loi a attiré l’attention de l’historiographie des Lumières qui a voulu y voir une sorte de signe avant-coureur de la liberté d’imprimer, d’écrire et de parler proclamée solennellement par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen 4. Cette lecture téléologique paraît à bien des égards justifiée par le caractère insolite de cette expression qui ne trouve pas de correspondances dans le lexique des textes juridiques de l’époque en matière de censure libraire : les références les plus proches pour la loi de 1743 sont des mesures adoptées par le Royaume de Sardaigne en 1723 et un édit de la République de Venise de 1729 5. Toutefois, si l’on accepte le principe selon lequel toute affirmation, pour qu’elle soit compréhensible et efficace, doit rentrer dans un vocabulaire reconnu comme normatif et opératoire par les contemporains, il est nécessaire de rechercher ailleurs la source probable de l’expression utilisée par le législateur 3.

4. 5.

Sur la notion d’actions « civiliter indifferentes, quae salutem publicam non tangunt », développée dans droit naturel, cf. M. STOLLEIS, Staat und Staaträson en der frühen Neuzeit : Studien zur Geschichte des öffentlichen Rechts, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1990 (trad. it. Stato e ragion di stato nella prima età moderna, Bologne, Il Mulino, 1998, p. 304). N. RODOLICO, Stato e Chiesa in Toscana, op. cit., p. 212 : l’édit sur l’imprimerie serait « il primo timido passo verso quella libertà di stampa, alla quale non era possibile giungere, se prima non fossero stati spezzati i vincoli imposti dalle autorità ecclesiastiche ». Pour le Royaume de Sardaigne, cf. A. DUBOIN, Raccolta per ordine di materie delle leggi, editti e manifesti pubblicati dal principio dell’anno 1681 sino agli 8 settembre 1798 sotto il felicissimo dominio della Real Casa di Savoia, tome VI, volume VIII, Torino, Picco, 1830, p. 156 et L. BRAIDA, Il commercio delle idee. Editoria e commercio del libro nella Torino del Settecento, Florence, Olschki, 1995, p. 73-140 ; pour Venise, cf. M. INFELISE, L’editoria veneziana nel ‘700, Milan, Angeli, 1989, p. 62-131.

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toscan. Tout en restant dans le domaine des hypothèses, il est possible que la revendication explicite et retentissante de la « liberté de la presse » présente dans le préambule de la loi toscane, ne soit pas étrangère à la célèbre invocation « for the liberty of unlicensed printing » publiée par John Milton à Londres en 1644 6. Quelques éléments relatifs au contexte de la rédaction de l’édit de 1743 permettent de motiver cette hypothèse. L’auteur de ce texte est le secrétaire de la Juridiction Giulio Rucellai, qui le rédige entre janvier et mars 1743. Ce « monsieur qui voyait les choses en grand, qui souvent se contredisait car la réalité se présentait à lui sous plusieurs aspects », au style « irrégulier et impétueux 7 », n’est pas insensible à la littérature anglaise. En 1750 Rucellai traduit la pièce de Joseph Addison The Drummer, promptement condamnée par le S. Office pour ses propositions « a recta fide ac bonis moribus alienas 8 ». Dans l’introduction de cet ouvrage, Rucellai souligne la nécessité pour tout homme vertueux de se libérer des craintes provoquées par la superstition et l’ignorance religieuse, un motif caractéristique du matérialisme classique, repris et discuté, dans des temps plus récents, dans le milieu de la franc-maçonnerie toscane. Y-a-t-il un rapport ente le texte de 1743, l’Areopagitica de Milton, la culture et la sociabilité de type maçonnique ? La franc-maçonnerie est active dans l’État toscan depuis les années 1730, comme filiation directe de la Grande Loge de Londres 9. La première loge est fondée à Florence par des résidents anglais proches du parti Whig et du premier ministre Robert Walpole, parmi lesquels figurent notamment Horace Mann, représentant diplomatique britannique à la cour de Jean-Gaston et Philip von Stosch, antiquaire et espion, membre de la loge hollandaise qui avait accueilli des freethinkers célèbres comme John Toland et Antony Collins 10. Ce milieu cultivé, qui exprime une forte propension à l’égard du déisme, voire du libertinisme érudit, s’ouvre de façon très sélective en cooptant un petit groupe de toscans anglophiles, admirateurs de Newton et du modèle politique et culturel anglais. Les premiers franc-maçons toscans se sont majoritairement formés à l’Université de Pise, dans le mythe de Galilée et de la méthode expérimentale : tous partagent la même exécration envers l’Inquisition et le même mépris à l’égard des croyances communes 11. À côté de Giulio Rucellai, figure notamment dans la loge florentine Giuseppe Maria Buondelmonti, secrétaire d’État : en 1737 il est l’auteur d’une oraison funèbre en l’honneur de Jean-Gaston, véritable leçon consacrée 6. 7.

J. MILTON, Areopagitica. A Speech for the Liberty of Unlicensed Printing, Paris, Aubier, 1969. Ainsi est présenté Giulio Rucellai dans un souvenir de Giuseppe Pelli daté de 10 février 1778, jour de sa mort, cité par M.A. TIMPANARO MORELLI, Per una storia di Andrea Bonducci (Firenze, 1715-1766). Lo stampatore, gli amici, le loro esperienze culturali e massoniche, Rome, Istituto Storico Italiano per l’Età Moderna e Contemporanea, 1996, p. 191. 8. ACAF, S. Uffizio, 16, c. 447v-448r ; cf. S. LANDI, Il governo, op. cit., p. 137-138. 9. Cf. R. FRANCOVICH, Storia della massoneria in Italia. Dalle origini alla rivoluzione francese, Florence, La Nuova Italia, 1974 , p. 49-91 ; G. GIARRIZZO, Massoneria e illuminismo nell’Europa del Settecento, Venise, Marsilio, 1994, p. 73-82. 10. M. C. JACOB, The radical Enlightenment. Pantheist, Freemasons and Republicans, Londres, George Allen, 1981, p. 162. 11. Sur ce groupe, qui sera à l’origine, en 1737, de la translation de Galilée dans le « panthéon » de S. Croce, cf. P. GALLUZZI, « I sepolcri di Galileo. Le spoglie vive di un eroe della scienza », L. BERTI (dir.), Il Pantheon di Santa Croce, Florence, Cassa di Risparmio di Firenze, 1993, p. 145-181.

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au caractère contractuel de la souveraineté toscane 12. Par ailleurs, Buondelmonti est un bon traducteur de l’anglais et, à la fin des années trente, il travaille à la traduction du The Rape of the Lock du poète franc-maçon Alexander Pope et du Paradise Lost de Milton 13. L’intérêt pour Milton n’est probablement pas fortuit. Entre 1638 et 1639 le poète anglais avait voyagé en Italie et, dans son pamphlet consacré à la liberté de la presse, il dénonçait, à plusieurs reprises, l’état d’asservissement dans lequel « the inquisitional rigor » avait plongé la culture italienne, aussi bien littéraire que scientifique. Pour tout lecteur toscan, le récit de la rencontre entre Milton et Galilée, décrit comme un vieillard aveugle enfermé dans son lieu d’exil, devait être particulièrement troublant 14. Par ailleurs, les pages dans lesquelles Milton – sur la base d’une documentation vraisemblablement tiré des archives – se moquait de la censure ecclésiastique en décrivant l’absurdité de la triple révision préventive mis en place par le S. Office en Toscane étaient tout aussi déconcertantes : To fill up the measure of encroachment, their last invention was to ordain that no Book, pamphlet, or paper should be printed […] unlesse it were approv’d and licenc’t under the hands of 2 or 3 glutton Friers. For example : Let the Chancellor Cini be pleas’d to see if in this present work be contain’d ought may withstand the Printing Vincent Rabatta, Vicar of Florence. I have seen this present work, and finde nothing athwart the Catholick faith and good manners : in witnesse whereof I have given & c. Niccolò Cini Chancellor of Florence Attending the present relation, it is allow’d that this present work of Davanzati may be printed Vincent Rabatta It may be printed, July 15 Friar Simon Mompei d’Amelia Chancellor of holy office in Florence 15.

Le discours politique de Milton est donc cohérent avec le principe de liberté illimitée de lecture, de pensée et de parole, activement soutenu et pratiquée dans la loge florentine en dépit des contrôles et des pressions exercées par l’inquisiteur 16. Si nous pensons que l’Areopagitica de Milton est la source probable utilisée par le législateur toscan en 1743, c’est aussi parce que ce texte de loi constitue, implicitement, un outil polémique à haute valeur idéologique utilisé par le gouvernement toscan envers le Saint-Office. Avec l’instauration de la nouvelle dynastie régnante, la franc-maçonnerie – à l’origine un phénomène marginal, toléré par le pouvoir médicéen – devient une présence incontournable et, probablement, aussi le lien occulte du nouveau 12. Cf. M. VERGA, Da « cittadini » a « nobili ». Lotta politica e riforma delle istituzioni nella Toscana di Francesco Stefano, Milan, Giuffré, 1990, p. 57. 13. Cf. F. BERTINI, « La massoneria in Toscana dall’età dei Lumi alla Restaurazione », in Le origini della massoneria in Toscana, Foggia, Bastogi, 1989, p. 43-113, à la p. 53. 14. J. MILTON, Areopagitica, op. cit., p. 188 : « I found and visited the famous Galileo grown old, a prisoner to the Inquisition, for thinking in Astronomy otherwise then the Franciscan and Dominican licensers thought » ; sur la valeur symbolique et polémique de cette rencontre, cf. A. JOHNS, The Nature of the Book, op. cit., p. 264. 15. Ibidem, p. 148-150. 16. Cf. G. GIARRIZZO, Massoneria, op. cit., p. 81.

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groupe dirigeant 17. En effet, plusieurs ministres sont des franc-maçons notoires, dont les deux principales têtes de l’exécutif, Emmanuel de Richecourt et Marc Beauveau de Craon. En ce qui concerne le grand-duc François-Étienne, il a été initié dans une loge de rite anglais à La Haye en 1731 et peu de temps après promu au grade de maître en Angleterre, dans la résidence de campagne de Robert Walpole 18. Dans les années 1730, l’époux de Marie-Thérèse d’Autriche, seul souverain européen à avoir adhéré à la franc-maçonnerie, contribue à sa propagande faisant figure de protecteur de grand renom. À partir de la fin des années 1730, le gouvernement toscan entreprend un conflit très âpre contre le Saint-Siège dont les objectifs sont fondamentalement cohérents avec les idéaux et les programmes de la franc-maçonnerie européenne : faire en sorte que la Toscane soit le premier État catholique au Sud des Alpes dans lequel la puissance ecclésiastique sera réduite dans des limites compatibles avec les droits de la couronne et avec les droits naturels et imprescriptibles propres à tout individu, dont le principal est la liberté de conscience. Dans cette perspective, le domaine des livres et des opinions des lecteurs a une valeur hautement symbolique : en effet, c’est dans l’exercice de la censure et sur la base d’un compromis constamment renouvelé avec les autorités politiques, que l’Église et, tout particulièrement le Saint-Office, ont construit une souveraineté exclusive sur les sujets du grand-duc de Toscane. Pour toutes ces raisons, l’édit de 1743 n’est pas seulement une solution juridique aux lacunes de la législation civile en matière de censure mais aussi un acte politique et un message polémique dont le destinataire principal est le Saint-Office. Ce texte s’inscrit et trouve son explication à l’intérieur d’une logique conflictuelle et dialectique : la loi de 1743 est la réponse tardive mais adéquate à la bulle de Clément XIII In eminenti Apostolatus specula, publiée le 4 mai 1738, le principal acte d’hostilité de l’Église contre la franc-maçonnerie. À juste titre, on a souligné que ce document n’est pas dirigé contre le phénomène maçonnique dans sa globalité mais, plus spécifiquement « contre la diffusion de centres laïques de sociabilité libertine », dont la loge florentine constitue « un modèle destiné à avoir une grande fortune 19 ». La bulle insiste particulièrement sur l’emprise occulte que les franc-maçons exercent sur les esprits en vertu de leur parole corruptrice : « […] vigilandum esse ne huiusmodi hominum genus, veluti fures domum perfondiant, atque instar volpum vineam demoliri nitantur ne videlicet simplicium corda pervertant, atque innoxios sagittent in occultis 20. » Les conséquences de cet acte sont connues : la loge florentine est apparemment dissoute, son secrétaire, le poète matérialiste Tommaso Crudeli, est arrêté par l’Inquisition, soumis à un procès et condamné à la réclusion à perpétuité en 1739. Durant cette phase d’offensive inquisitoriale, le gouvernement toscan, évidemment embarrassé par la présence dans ses rangs de franc-maçons notoires et 17. Sur ce nouveau groupe dirigeant, cf. A. CONTINI, La Reggenza lorenese tra Firenze e Vienna. Logiche dinastiche, uomini e governo (1737-1766), Florence, Olschki, 2002. 18. R. FRANCOVICH, Storia della massoneria, op. cit., p. 34, et M. C. JACOB, The radical Enlightenment, op. cit., p. 111. 19. G. GIARRIZZO, Massoneria, op. cit., p. 79. 20. Ce texte est cité par F. BERTINI, « La massoneria in Toscana », op. cit., p. 59.

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illustres, décide de ne rien faire pour mettre un frein à la persécution. Toutefois, dans les faits, les franc-maçons continuent à opérer, avec la bienveillance tacite du pouvoir politique. Dans un rapport adressé au souverain en octobre 1739 – qui constitue un remarquable exemple de dissimulation – Richecourt s’explique sur cette présence devenue soudainement discrète et, tout en se justifiant de l’accusation de soutien occulte à la secte, il réaffirme avec force le caractère essentiellement idéologique du différend qui oppose le gouvernement toscan au Saint-Office : Quant à la liberté de penser, on ne voit pas qu’il y ait aucun moyen de l’empêcher, Dieu seul auquel rien n’est caché est juge de nos pensées, ny le gouvernement, ny l’inquisiteur ne pouvant aller sonder les cœurs 21.

Le préambule de la loi sur l’imprimerie avec son appel irrévérent à la « liberté d’imprimer » et au caractère légitime de la connaissance, est un message adressé implicitement au Saint-Office, un message qui indique que le projet franc-maçon de libération de la lecture et des lecteurs des limitations imposées depuis deux siècles par la censure inquisitoriale est encore, malgré tout, en état de marche. Ce projet subsiste dans le texte de 1743 en tant que proposition liminaire et programmatique, riche en significations et en sous-entendus ; pourtant, cette proposition semble être niée ou, du moins, revue et relativisée, dans la seconde partie du préambule : « Puisque nous voulons que la liberté de la presse […] ne dégénère pas dans une licence qui offense ce que l’on doit à Dieu et à la société civile, nous interdisons… » Le binôme liberté/licence n’est pas inédit et on le retrouve, notamment, dans l’Areopagitica de Milton. Craignant d’être blâmé pour avoir introduit la licence des mœurs en combattant la censure des mots («But lest I should be condemn’d of introducing licence, while I oppose Licencing… »), Milton rappelle l’existence de certaines mesures de répression adoptées dans l’antiquité grecque et latine contre deux catégories de livres : « Those either blasphemous and Atheisticall, or Libellous 22. » C’est le seul cas où la censure, répressive et non préventive, semble garder, à son avis, une certaine légitimité. La distance entre ce texte et la position adoptée par le législateur toscan est évidente. En effet, le risque que la liberté de la presse, juste proclamée, « dégénère en licence », impose à ce dernier la mise en œuvre de règles qui prévoient aussi bien la prévention que la répression d’un certain nombre de comportements 21. ASF, Consiglio di Reggenza, 336, Relazioni, rappresentanze ed istruzioni relative agl’affari del S. Uffizio dal 1730 al 1756, ins. 3 : « À l’égard des prétendus esprits forts et de la liberté de penser il y a des gens que l’on accuse à ce titre dans tous les pays et pour juger de l’accusation il faut voir de la part de qui elle part […]. Si de cette situation générale on entre dans la situation de Florence l’on y trouvera aucune église qui n’ait plusieurs images miraculeuses, plusieurs confréries, point de couvent qui n’ait ses saints et ses miracles particuliers, l’on y trouvera des prêtres et des moines ignorans et déréglés. Par conséquent autant de titres d’accusation contre les gens raisonnables ou qui ont bien estudié, lesquelles ne donneront pas aveuglement dans les croyances populaires. Si l’on y joint les franc-maçons, que le vulgaire regarde comme une société hérétique, sans autre raison que parce que il ne la connoit pas, combien de motifs n’aura pas eu l’inquisiteur de représenter Florence comme une ville remplie d’esprits forts. Il peut être qu’il y en ait qui méritent véritablement ce titre et pas conséquent d’être punis mais il faut pour cela des preuves bien éclairées. Et alors il sera encore à examiner s’ils sont une secte ou si c’est leur manière de penser particulière, dont on ne peut juger que par des conséquences éloignées et hors de la portée de tout le monde. » 22. J. MILTON, Areopagitica, op. cit., p. 142 ; sur la notion de « liberté de la presse » chez Milton, cf. M. CARICCHIO, Religione, politica e commercio di libri nella Rivoluzione inglese. Gli autori di Giles Calvert (16451653), Gênes, Name, 2003, p. 236-258.

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déviants. Très subtile et très difficile à apprécier, la distinction entre la liberté et la licence constitue néanmoins un élément de discrimination essentiel et durable entre les différents régimes de censure européens qui renvoie directement aux distinctions confessionnelles et culturelles. Vingt ans après la publication de la loi sur l’imprimerie, dans un mémoire adressé au chef de gouvernement toscan Botta Adorno, Giulio Rucellai observe que dans le système actuel de l’Europe, divisé selon la religion et les intérêts […], la presse se trouve généralement dans une liberté absolue qui ne connaît d’autre limite que l’impossibilité physique. Chacun peut constater que dans tous les pays hétérodoxes on ne connaît d’autre interdiction que l’interdiction civile et que dans certains de ces pays, la liberté d’imprimer est tellement grande que l’on pourrait dire, à juste titre, qu’elle dégénère en licence, comme c’est le cas de l’Angleterre et de la Hollande, où le commerce des livres fleurit plus que partout ailleurs 23.

Cette double tension irrésolue entre la liberté et la licence, entre la liberté et la rigueur, si évidente dans le préambule de la loi, empêche de lire la suite de ce texte comme le développement conséquent de son intention libérale. En effet, la loi annonce la liberté mais, concrètement, elle envisage une série de dispositions qui rendent plus efficace et sévère le système de censure. Texte contradictoire et accidenté, la loi de 1743 n’est pas le résultat d’une volonté unique et supérieure mais d’une confrontation parfois dure entre les différents membres du gouvernement ainsi que de la recherche d’un compromis avec les autorités religieuses 24. Trois aspects, en particulier, permettent d’illustrer le contenu de ce texte et ses conséquences dans le domaine de la discipline des opinions. En premier lieu son ambiguïté en ce qui concerne la procédure de la censure préventive. Par rapport au système qui s’est affirmé au cours du XVIe et du XVIIe siècles, la loi comporte un changement profond qui intéresse principalement la hiérarchie des réviseurs : elle ne prévoit que deux examens du manuscrit, dont le premier est effectué par un réviseur nommé par le Conseil de Régence. Celui-ci doit vérifier l’ouvrage en prêtant attention à toute affirmation contraire aux « bonnes mœurs et au droit du souverain » ; ensuite, il le remettra au réviseur « ecclésiastique » qui devra certifier que le livre ne contient « rien de contraire à la religion catholique 25 ». L’ultime décision d’imprimer revient à l’un des secrétaires du Conseil de Régence et non plus, comme auparavant, à l’inquisiteur qui se voit ainsi privé du privilège de l’imprimatur. Cependant, la formule que le législateur utilise pour désigner l’autorité religieuse habilitée à revoir l’ouvrage est de toute évidence très vague car elle ne permet pas de trancher entre le réviseur épiscopal et celui du Saint-Office. S’agit-t-il d’une incertitude volontaire dont le but, non exprimé, consisterait à 23. G. RUCELLAI, Rappresentanza ad Antonio Botta Adorno, cit., c. 365v : « Nel presente sistema d’Europa, diviso nella religione e negli interessi, in cui la stampa è in tutti i paesi e che appunto per questa ragione è in genere in un’assoluta libertà, che non conosce altro confine che l’impossibile fisico. Ciascuno ne converrà se faccia attenzione che in tutti i paesi eterodossi non si conosce altra proibizione che la civile, che in alcuni di questi tanto è grande la libertà di stampare che con tutta ragione potrebbe dirsi che degenera in licenza, del qual genere è l’Inghilterra e l’Olanda, dove più che altrove fiorisce il commercio della stampa. » 24. Sur la phase de préparation de la loi, cf. S. LANDI, Il governo delle opinioni, op. cit., p. 49-86. 25. Legge sulle stampe, op. cit., p. 345-346, article IV : « Che questo [libro] si faccia subito esaminare da uno de’deputati [del Consiglio di Reggenza] per ciò che riguarda il buon costume o il diritto regio ; e dopo dall’ecclesiastico, da cui si dovrà ritirare un certificato che non vi sia nulla di contrario alla cattolica religione. »

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rallumer l’antagonisme traditionnel entre les deux juridictions ecclésiastiques ? Quoi qu’il en soit, cette équivoque permettra au Saint-Office de dénoncer la loi comme « contraire aux constitutions apostoliques et aux règles concernant l’Index établies par les pères du Concile de Trente » et de menacer d’excommunication tous les imprimeurs qui n’auraient pas respecté la procédure de la double révision ecclésiastique de tout ouvrage 26. En deuxième lieu, la loi de 1743 se caractérise par un non-dit substantiel relativement au commerce des livres et à la lecture. En vérité, le texte fait référence au commerce des livres à trois reprises : dans le préambule, dans l’article I – qui interdit « à toute personne de quelque condition qu’elle soit d’introduire, vendre et publier des livres contraires à la religion et aux bonnes mœurs » – et dans l’article XXI, visant à empêcher l’introduction dans l’État des libelles diffamatoires. Toutefois, rien ne semble contredire la législation ecclésiastique en vigueur sur ce point depuis 1559 et qui attribue au représentant du S. Office la responsabilité de produire aux douanes une attestation concernant l’orthodoxie des livres qui entrent et qui sortent de l’État (introducatur et extrahatur). Les raisons du silence du législateur sont multiples et elles tiennent en partie à la volonté d’éviter une aggravation du contentieux avec l’Inquisition. Théoriquement, le Saint-Office garde le pouvoir de surveiller le flux de livres aux frontières – une tâche considérable et peu réaliste, compte tenu du délabrement du système inquisitorial à la moitié du XVIIIe siècle –, alors que l’État se réserve le droit d’intervenir ponctuellement dans son territoire à travers le contrôle policier des libraires. À nouveau, on est confrontés au caractère double de la parole du législateur. D’une part, cette lacune flagrante de la norme semble paradoxalement créer les conditions favorables à « l’introduction des livres étrangers […] comme un moyen efficace pour multiplier les connaissances [et] répandre le savoir », selon la volonté explicite de la loi. Le silence du législateur sur ce point d’importance capitale, peut être ainsi interprété comme une réponse implicite à l’exigence de doter le livre et la lecture d’un espace de liberté à l’abri de la censure ecclésiastique, exprimée notamment par le groupe maçonnique florentin. D’autre part, il est également évident que ce nouvel espace virtuel de liberté n’est concevable qu’à l’intérieur d’un rapport de protection et de dépendance à l’égard du pouvoir politique et qu’il n’est pas à l’abri du pouvoir ordinaire et extraordinaire, qui appartient au prince, de prévention et de répression du délit d’opinion. Le troisième trait caractéristique de la loi est son côté repressif. Le législateur (article XXVIII) attribue à la magistrature des Huit de Garde – et, indirectement, à l’Auditeur fiscal – la responsabilité de veiller scrupuleusement à la mise en place et au bon fonctionnement de la nouvelle censure. Le rôle de l’Auditeur fiscal est déterminant tantôt dans la découverte d’éventuelles typographies et publications clandestines («alla macchia », selon le jargon des imprimeurs), tantôt dans la phase d’instruction du procès contre les transgresseurs. À cette fin, le texte privilégie (article XXII) la quête des preuves « selon la forme la plus ample pratiquée et admise pour les délits occultes et difficiles à prouver » : une méthode informelle, qui accorde une importance fondamentale – selon le modèle du procès 26. Cf. N. RODOLICO, Stato e Chiesa in Toscana, op. cit., p. 223-224.

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inquisitorial – aux accusateurs « publics et secrets » et qui encourage le recours à la délation (article XXV). Le corollaire de cette première et paradoxale affirmation de la liberté de la presse est tout un arsenal de peines très sévères dont, sans aucun doute la plus significative d’un point de vue symbolique, est le bûcher public, prévu pour tout imprimé « contraire à la religion et aux bonnes mœurs » (article XIX). Cette re-fondation solennelle de la censure civile mérite quelques considérations d’ordre général. En premier lieu la loi implique un équilibre nouveau entre la censure préventive et la censure répressive. C’est dans la répression de l’illicite, plus que dans sa prévention, que la potestas censoria du prince nouvellement restaurée se manifeste pleinement et sans partage possible avec l’autorité spirituelle. La censure devient dorénavant matière privilégiée de police et de justice : ses agents tendent à accompagner, à rendre secondaire et, progressivement, presque à remplacer le travail des savants chargés de la révision des ouvrages. En d’autres termes, la loi de 1743 est à l’origine d’une « judiciarisation » de la censure, une tendance qui s’affirme pleinement dans les législations des États italiens après le tournant révolutionnaire et napoléonien 27. Une seconde considération concerne l’extension du pouvoir de censure. La formule « contraire à la religion et aux bonnes mœurs », utilisée à plusieurs reprises par le législateur toscan, indique que le domaine de la censure est le reflet d’une conception de souveraineté qui se veut attentive tant aux opinions qu’aux comportements des sujets. Le paradigme d’une souveraineté et d’une censure géminées, civile et ecclésiastique, mise en acte pendant la Contre-Réforme est ainsi remplacé par un nouveau paradigme qui trouve ailleurs ses sources d’inspiration. Un rôle déterminant est joué notamment par la tradition du jansénisme politique, où la figure du prince chrétien, responsable suprême du salut moral et spirituel de la communauté, est particulièrement valorisée 28. Dans cette nouvelle conception de l’État et des devoirs du prince, l’Inquisition, considérée par Jacques-Joseph Duguet 29, l’un des repères théoriques du nouveau grand-duc, comme « un tribunal qui juge souverainement de la doctrine et qui possède quelquefois plus de zèle que de lumière », ne trouve plus pas sa place. La réaction vigoureuse que le Saint-Office met promptement en place contre la loi sur l’imprimerie est donc pleinement justifiée. Malgré ses lacunes et ses compromis, le texte de 1743 constitue un acte flagrant d’hostilité à son égard, dont l’un des buts inavoués est de mettre en discussion non seulement sa légitimité mais aussi sa présence dans le paysage politique et social de l’État toscan. Pour atteindre cet objectif – qui se réalise pleinement en 1782 avec l’abolition

27. Cf. M.I. PALAZZOLO, I libri, il trono, l’altare. La censura nell’Italia della Restaurazione, Milan, Angeli, 2003, p. 10 et 19. 28. Sur la conception de la souveraineté chez François-Étienne, cf. J.-C. WAQUET, De la corruption. Morale et pouvoir à Florence au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1984 ; A. CONTINI, La Reggenza lorenese, op. cit., p. 22-42. 29. J.-J. DUGUET, Institutions d’un prince ou traité des qualités, des vertus, des devoirs d’un souverain, Londres, Jean Nourse, 1740, p. 307 ; sur l’influence exercée par Duguet sur François-Étienne, cf. M. ROSA, « Il Cuore del re : l’Institution d’un prince del giansenista Duguet », in A. CONTINI, M.G. PARRI (dir.), Il Granducato di Toscana e i Lorena nel secolo XVIII, Florence, Olschki, 1999, p. 385-416.

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solennelle de l’Inquisition toscane 30 – la stratégie poursuivie par le nouveau groupe dirigeant est complexe. En premier lieu, cette stratégie vise à réformer en profondeur le Tribunal de la foi selon un modèle – en vigueur à Venise depuis le XVIe siècle – qui prévoit notamment la présence d’assistants laïques nommés par le prince pendant toute la durée de la procédure inquisitoire et du procès. Le problème peut paraître de nature purement formelle, mais en réalité ce qui est en question c’est la légitimité même du secret inquisitorial. Un nouveau partage entre la publicité et le secret est en train de se dessiner tant dans les textes que dans les pratiques du nouveau gouvernement. Alors que le secret maçonnique est toléré et protégé par l’exécutif toscan encore au début des années 1750 31, le secret inquisitorial est considéré comme le condensé et le symbole d’un pouvoir arbitraire, qui porte atteinte à la souveraineté et qu’il faut vite effacer au nom d’une idéologie de la publicité, dont Giulio Rucellai est l’interprète le plus cohérent : « L’Inquisition, incapable de modifier ses maximes […] a dû adapter son zèle aux différentes circonstances politiques de notre époque et se contenter de voir ses nombreux procès, fabriqués par ses tribunaux avec l’intention qu’ils restent à toujours engloutis dans le silence, devenir publics librement grâce à l’imprimerie, qu’elle n’a jamais pu obliger au secret 32. » En second lieu, le groupe dirigeant toscan redéfinit tacitement sa zone d’influence dans le domaine du gouvernement des opinions et des comportements des sujets. Les négociations entre le gouvernement toscan et le Saint-Siège pour la réforme du S. Office, commencées en 1743, se prolongent jusqu’en 1754 33. Tout au long de cette décennie, l’Inquisition est privée de son bras séculier et elle sortira amoindrie de ce conflit : la médiocrité de la documentation inquisitoriale relative à la seconde moitié du XVIIIe siècle est un témoin évident de cette crise 34. Dans cette période d’éclipse du pouvoir inquisitorial – la première depuis deux siècles de fonctionnement ininterrompu – le pouvoir politique essaie de « réoccuper » une position prééminente dans le contrôle des opinions religieuses des sujets. La stratégie adoptée écarte aussi bien la publication d’une loi ultérieure que la voie de la négociation diplomatique avec le Saint-Siège. En raison de son caractère confidentiel, ce sujet est traité dans un « motu proprio secret » signé par le Conseil de Régence le 14 janvier 1752 35. Cette définition insolite pour 30. Sur l’abolition de l’Inquisition en Toscane, cf. [F. BECATTINI], Fatti attinenti all’Inquisizione e sua storia generale e particolare di Toscana, Florence, Pagani, 1782, et A. PROSPERI, « L’età dell’Inquisizione romana a Santa Croce di Firenze », in L’Inquisizione romana, op. cit. 31. Cf. S. LANDI, Il governo delle opinioni, op. cit., p. 154. 32. Cf. supra, p 120. 33. Cf. N. RODOLICO, Stato e Chiesa, op. cit., p. 235-256. 34. Cf. A. PROSPERI, « L’età dell’Inquisizione romana a Santa Croce di Firenze », L’Inquisizione romana, op. cit., p. 199-217. 35. ASF, Consiglio di Reggenza, 552, ins. 672 : « Essendo stato rappresentato che tanto in questa città che nel Granducato vi siano persone le quali in materia di religione non hanno sentimenti ortodossi e che non contenti di perdersi loro medesimi cercano con discorsi pieni di scelleratezze et empietà, mettendo la nostra Santa Religione in derisione di pervertire gli altri e condurli ne i loro sentimenti di empietà, di deismo e ateismo, e siccome sussistendo un tal ricorso, ogni cristiano e particolarmente un governo cattolico, deve procurare tutti i mezzi più efficaci per estirparlo, perciò il Consiglio di Reggenza ordina e comanda all’Auditore fiscale Brichieri, d’impiegare secretamente tutti i mezzi più efficaci per scoprire quelli i quali con parole empie e contrarie alla religione si mostrano colpevoli di offendere le leggi di Dio e del sovrano. E potendo l’Auditore predetto accertare il fatto per via di testimoni, il Consiglio di Reggenza lo autorizza

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un document officiel, désigne un texte manuscrit que le gouvernement adresse personnellement à l’Auditeur fiscal Domenico Brichieri Colombi en le dotant des moyens nécessaires à repérer et à réprimer « secrètement » certaines manifestations d’irréligiosité. Peu de temps après, ce texte est suivi par une dépêche de François-Étienne qui rappelle à son gouvernement que « le culte de notre Sainte Religion et la conservation des bonnes mœurs dans l’étendue du grand-duché […] doit estre désormais celui de votre principale attention 36 ». Prince nouveau, le grand-duc et futur empereur, à l’instar du fondateur de l’État toscan Côme Ier, semble avoir compris que la religion a un rôle décisif à jouer dans la construction du lien politique, notamment dans cette phase initiale de son gouvernement, caractérisée par le début d’une transformation profonde de la société toscane 37. Par son contenu idéologique outre que politique, le texte secret de 1752 mérite une lecture attentive : Puisqu’il nous a été communiqué que tant dans cette ville [de Florence] que dans le grand-duché ils se trouvent des personnes qui n’ont pas des sentiments orthodoxes en matière de religion et qui, non contents de s’égarer eux-mêmes, essayent, par des discours pleins d’iniquité et d’impiété, de tourner notre Sainte Religion en dérision, de façon à pervertir les autres et à les attirer vers leur propre impiété, déisme et athéisme, et puisque, confronté à ce mal persistant, tout chrétien et tout particulièrement un gouvernement catholique doit mettre en œuvre les moyens les plus efficaces pour l’extirper, le Conseil de Régence ordonne et commande à l’Auditeur fiscal Brichieri, d’employer secrètement les moyens les plus efficaces pour démasquer tous ceux qui, par des paroles impies et contraires à la religion se montrent coupables d’offenser les lois de Dieu et du souverain. Et si l’Auditeur peut établir les faits par la voie de témoins, le Conseil de Régence l’autorise à faire immédiatement arrêter ces téméraires, à les faire examiner et à les confronter avec des témoins sans aucun respect pour la position et la condition du délinquant, qu’il soit noble ou non et, une fois le délit constaté, sans aucun autre ordre, [il est autorisé] à l’exiler de tout le territoire du grand-duché…

Il est évident que l’auteur de ce texte vise les manifestations d’irréligiosité « hautes » : les termes qu’il emploie pour définir les opinions déviantes et dangereuses (déisme, athéisme), désignent sans équivoque et presque de façon technique les adeptes de la loge florentine. En ce sens, il est probable que le grand-duc essaie, par ce moyen, de mettre un frein aux manifestations du groupe maçonnique florentin, devenu à nouveau trop bruyant et qui a fait l’objet d’une série de protestations de la part de l’archevêque Francesco Gaetano Incontri 38. Cependant, au lieu de demander l’autorisation ou la collaboration de l’autorité épiscopale – dont les prérogatives en matière de justice spirituelle, surtout pendant la période de vacance du pouvoir inquisitorial, demeurent intactes – le prince considère l’impiété, le déisme et l’athéisme comme une matière qui lui appartient entièrement. Dans le domaine de l’hétérodoxie, le texte de 1752 prévoit donc le a far immediatamente arrestare tali temerari, farli esaminare e confrontare con i testimoni e ciò senza avere riguardo alla posizione del delinquente, di qualunque grado sia, nobile o no, e verificato il delitto, senza ulterior ordine esiliarlo da tutto il Granducato. » 36. ASF, Consiglio di Reggenza, 111, Dispacci di S.A.R. al Consiglio di Reggenza dell’anno 1752, 3 avril 1752, n. 10. 37. Pour un cadre générale des réformes dans la période de la Régence, cf. E. CHAPRON, « L’État des HabsbourgLorraine (1737-1799) », op. cit. 38. Cf. S. LANDI, Il governo delle opinioni, op. cit., p. 155.

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retour au modèle de conduite revendiqué par Côme Ier au début de son principat ; il réalise, en outre, une première significative laïcisation du délit d’hérésie en le convertissant en délit d’opinion politique, dont le principal responsable sera dorénavant le fonctionnaire qui a traditionnellement en charge l’ordre public. Cependant, cette procédure extraordinaire, plus que par la présence de foyers de libertinisme, paraît notamment se justifier en raison du danger potentiel d’une diffusion plus large de ces doctrines, par le biais de « discours » et de « paroles » capables de persuader le grand nombre. Dans l’optique du groupe dirigeant toscan, la franc-maçonnerie subit donc un véritable dédoublement : elle est une présence active dans le gouvernement, probablement la source occulte d’inspiration de la loi sur l’imprimerie et, en même temps, une menace potentielle pour la stabilité et l’unité religieuse et morale du nouvel État. Le texte de 1752 soulève ainsi le problème d’une double vérité du pouvoir et, par là même, de la nécessité d’entretenir des circuits distincts de diffusion et de formation des opinions. Par son strabisme évident, ce texte à usage confidentiel peut aussi être lu comme une sorte d’explication de ce qui est publiquement affirmé par la loi de 1743, à savoir que la liberté (d’imprimer, de lire) ne doit en aucun cas se transformer en licence « qui offense ce que l’on doit à Dieu et la société civile ». Le texte de 1752 met en évidence le caractère relatif et discrétionnaire de la liberté, puisque ce que l’on peut considérer, d’un côté, comme de la liberté légitime pour un public averti de lecteurs, doit nécessairement, de l’autre, être considéré comme de la licence pour le plus grand nombre. Le nouveau paradigme absolutiste de censure implique donc forcément un décalage entre les principes (liberté du savoir et publicité des connaissances) qui justifient son existence par rapport au paradigme précédent et les pratiques discrétionnaires que sa mise en place, concrètement, comporte. Les attentions prodiguées par le gouvernement de façon à prévenir un courtcircuit entre publics de nature différente, destinés à rester rigidement séparés, se multiplient au fil des années. En 1749 l’Auditeur fiscal ordonne une irruption assez spectaculaire chez les librairies de la capitale dont le but est de rechercher une vingtaine d’auteurs « impies » (parmi lesquels figurent Voltaire, Hobbes, Toland, Spinoza, Locke…): un véritable corpus de lectures libertines et matérialistes qui rend visible la ligne de partage informelle mais opératoire entre ce que le prince estime licite pour un petit nombre de lecteurs et ce qui doit rester rigidement exclu d’une circulation plus large 39. En mars 1752, François-Étienne doit intervenir personnellement pour attirer l’attention du Conseil de Régence sur une traduction manuscrite de l’Épître à Uranie de Voltaire « qui se trouve déjà entre les mains de plusieurs particuliers qui, dans des conversations familières, en récitent des strophes tout entières 40 ». Visiblement, la censure du prince procède au quotidien par tâtonnements et ajustements car, à la différence de la censure ecclésiastique, aucun index, aucun texte officiel ne définira jamais publiquement la qualité et l’extension de l’interdit. Aussi, au fil des années, il est de plus en plus évident que le but de la censure 39. ASF, Consiglio di Reggenza, 619, c. 764-765 ; sur cet épisode, cf. S. LANDI, Il governo, op. cit., p. 146. 40. ASF, Consiglio di Reggenza, 7, c. 4v, dépêche datée de Vienne, 13 mars 1752 ; cf. S. LANDI, Il governo, op. cit., p. 155.

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civile n’est pas de remplacer la censure ecclésiastique qui devient de plus en plus opaque et inaudible. Son objectif inavoué est probablement un autre et consiste à déplacer et à reformuler la question de la censure en obligeant, aussi bien les acteurs institutionnels que les sujets, à chercher ailleurs que dans le texte normatif de nouvelles sources d’interdiction et/ou de légitimation du discours public.

Un nouvel acteur du discours politique : le public La notion de « public » est la principale source de légitimation et de censure qui s’affirme dans le discours politique italien autour des années 1750. Ce mot polysémique a donné lieu, ces dernières années, à des analyses différentes, voire divergentes. Pour une part, on considère le public comme un fait réel qui s’impose, ou presque, par son évidence sociologique. On connaît le rôle joué à ce propos par certaines affirmations de Jürgen Habermas qui, dans son ouvrage de 1962, identifie le « public » avec « les lecteurs, les spectateurs, les auditeurs en tant qu’ils sont les destinataires, les consommateurs et les critiques de l’art et de la littérature 41 ». La réception, relativement tardive, de cette thèse de la part des historiens, a offert l’occasion d’un travail intense de relecture des catégories les mieux établies de l’histoire culturelle. Entre la fin des années 1980 et le début de la décennie suivante, un nombre important de travaux a considérablement contribué à la connaissance de ce public virtuel, composé d’une multitude d’acteurs confrontés à un certain nombre d’objets de consommation culturelle, tels que livres imprimés, les spectacles, les objets d’art dans les musées. L’attention spécifique portée à l’univers de la lecture, la reconstitution minutieuse des gestes et des opinions de lecteurs souvent anonymes, a durablement modifié l’image du public tout en permettant de voir, derrière cet acteur collectif indistinct et figé, une pluralité de situations, de dynamiques, de cas individuels 42. Cependant, au lieu de favoriser une discussion ou une remise en question des thèses habermasiennes, ces recherches ont pour la plupart contribué – comme si elles partageaient l’inquiétude de démontrer ce que l’on savait déjà – à leur ancrage définitif dans le discours historique contemporain 43. En d’autres termes, la découverte du lecteur « réel » a paradoxalement conforté l’image idéale du public comme communauté de personnes privées qui font « un usage public de leur raison 44 », selon le postulat implicite qui fait de chaque lecteur le détenteur potentiel d’une opinion et de chaque opinion une opinion potentiellement critique. 41. J. HABERMAS, L’espace public, op. cit., p. 42. 42. Cf. R. CHARTIER (dir.), Histoires de la lecture. Un bilan des recherches, Paris, Imec Éditions, 1995. 43. Cf. à titre d’exemple les considérations de R. Chartier : « Mais les pratiques de lecture sont aussi au centre du processus qui voit l’émergence, face à l’autorité de l’État, d’un nouvel espace public, d’une sphère publique politique, pour reprendre les termes mêmes de Jürgen Habermas […]. Ainsi perçue, l’histoire de la lecture est bien l’un des thèmes majeurs d’une étude de la constitution de la culture politique moderne, qui affirme face à la puissance du prince, la légitimité de la critique et qui façonne la communauté civique sur la communication et la discussion des opinions individuelles » : « De l’histoire du livre à l’histoire de la lecture : les trajectoires françaises », in H. E. BOEDEKER (dir.), Histoires du livre. Nouvelles orientations, Paris, Imec éditions, 1995, p. 23-45, citation à la p. 41. 44. Selon la célèbre définition de E. KANT « Qu’est-ce que les Lumières ? », in La philosophie de l’histoire (opuscules), Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 46-55), reprise et commentée par R. CHARTIER, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990, p. 37.

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D’autre part, ces dernières années, l’épuisement progressif de ce courant d’études a alimenté un renouveau d’attention des historiens envers le « public » en tant qu’objet essentiellement textuel. Loin de nier l’évidence selon laquelle le mot « public » évoque une réalité sociale complexe et changeante, cette nouvelle approche privilégie la voie de sa recontextualisation dans le discours littéraire et politique de son époque, faute de quoi les risques d’anachronisme et de réification restent toujours très élevés 45. Tout en admettant l’existence d’objets réels qui se situent dans l’au-delà du texte, cette approche préfère considérer le « public » comme un événement langagier majeur, puisque, généralement parlant, « il convient de connaître les conditions langagières de formation de la réalité pour pouvoir la comprendre 46 ». Dans cette perspective, l’objet « public » perd sa transparence trompeuse pour réacquérir une étonnante complexité : il est moins le point d’aboutissement d’un processus téléologique de libéralisation de la lecture et du lecteur, qu’une émergence textuelle et problématique qui renvoie à des stratégies de légitimation du discours public qu’il paraît nécessaire de reconstituer. On peut considérer l’émergence du « public » dans le discours politique moderne comme un indice et un facteur de changements plus profonds puisque son usage marque une rupture dans les modes de la représentation du pouvoir et de la communication politique. En effet le mot « public » s’impose principalement par sa valeur auctoriale et par son potentiel de persuasion qui le rendent, selon des circonstances et des modalités spécifiques à chaque contexte, un interlocuteur fictif plus efficace que certains mots similaires et concurrents tels qu’« État », « peuple » ou « sujets 47 ». Les conditions qui ont permis l’avènement de ce nouveau sujet dans le discours politique italien n’ont jamais fait l’objet d’études spécifiques 48. Loin de vouloir combler cette lacune, nous nous limiterons ici à apporter quelques éléments de réflexion à partir de quelques textes connus mais qui ont généralement retenu l’attention des spécialistes dans l’optique de l’histoire des idées. À bon droit, dans la naissance d’un nouveau discours sur le « public », l’ouvrage de Lodovico Antonio Muratori, Della pubblica felicità (De la félicité publique, 45. H. MERLIN, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; voir aussi A. LILTI, « Public ou sociabilité ? Les théâtres de société au XVIIIe siècle », in De la publication, op. cit., p. 281-300 ; quelques indications utiles également dans une recherche malheureusement inachevée : F. TODESCO, « Il pubblico e la tradizione delle dispute vane come pre-costituenti dell’opinione pubblica attraverso i periodici », in Opinione, Lumi, Rivoluzione, Materiali della Società italiana di studi sul secolo XVIII, Rome, 1993, p. 92-97 ; sur les risques d’une réification de l’objet « public », cf. aussi les considérations de K.M. BAKER, « Politique et opinion publique sous l’Ancien Régime », Annales ESC, 1987-42, p. 41-71 : « [Le public] se manifestait davantage comme une construction politique ou idéologique que comme une fonction sociologique précise. » 46. J. GUILHAUMOU, Compte rendu sur I. HAMPSER-MONK, K. TILMANS, F. VAN VREE (dir.), History of Concepts : Comparative Perspectives, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1998, in Annales HSS, mars-avril 2002, n°2, p. 231. 47. « Le mot public se distingue par là immédiatement d’État, peuple ou république car il possède une orientation argumentative acquise que n’ont pas tout à fait ces termes. Sa force de persuasion est inversement proportionnelle à son imprécision sémantique » : H. MERLIN, Public et littérature, op. cit., p. 46. 48. Néanmoins, des indications importantes sur la constitution du public en Italie, dans une optique d’histoire constitutionnelle, sont présentes dans l’article de L. MANNORI, « La crisi dell’ordine plurale. Nazione e costituzione in Italia tra Sette e Ottocento », Giornale di Storia Costituzionale, 2-2003, p. 243-271.

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1749) occupe une place fondamentale 49. Cet ecclésiastique de Modène, érudit de renommée internationale et figure de proue de l’Aufklärung catholique de la première moitié du XVIIIe siècle 50, conçoit cet écrit dans le sillage d’une réflexion presque ininterrompue sur l’institution du prince. Bientôt traduit en Français et en Espagnol, l’ouvrage de Muratori reçoit un accueil particulièrement favorable à la cour de Vienne où, paraît-il, il figure parmi l’une des lectures préférées de Marie-Thérèse d’Autriche et de son époux François-Étienne 51. Les raisons d’un tel succès dans les territoires de l’Empire sont multiples : dans son écrit Muratori fait l’éloge de la politique de réformes entamée en Toscane par le nouveau grandduc et sa Régence, ce qui a dû sans doute contribuer à sa fortune. Une première fois Muratori cite la Toscane à propos de la loi de 1747 sur les fidéicommis : une mesure qui permet de limiter, écrit-t-il « le préjudice qui en résulte au public en raison des nombreux biens immobilisés et exclus à jamais du commerce 52 ». Une seconde fois, Muratori s’arrête en particulier sur le principal collaborateur de François-Étienne, Emmanuel de Richecourt, dont il souligne « l’extraordinaire activité » en faveur de l’économie toscane, véritable raison de gloire pour son prince et source de bien être pour les sujets 53. Entre le discours muratorien et la politique de réformes réalisée en Toscane dans le cadre d’une conception absolutiste des devoirs du souverain, s’établit donc un rapport de réciprocité, dans lequel les mots recherchent dans les faits leur raison d’être et vice-versa. Notamment après la publication de l’ouvrage sur la réforme nécessaire du système législatif des anciens États de la péninsule (De’ difetti della giurisprudenza, 1742), Muratori reconnaît probablement dans l’État toscan, un lieu privilégié pour la circulation de ses idées et la mise en œuvre de ses projets 54. L’ouvrage de Muratori n’est pas porteur d’un message particulièrement original. Vues dans l’optique de la cour de Vienne et des hauts-fonctionnaires impériaux employés dans les cours italiennes, les idées professées par Muratori s’inscrivent naturellement dans un courant traditionnel de littérature politique à caractère pragmatique, principalement consacré à la définition des devoirs du souverain et des conditions du « bon gouvernement » (gutes Regiment) 55. 49. Della pubblica felicità, oggetto de’buoni principi, Venise, Albrizi, 1749. L’édition que nous consultons est celle publiée dans L.A. MURATORI, Opere, éd. G. Falco et F. Forti, II, Milan-Naples, Ricciardi, 1964, p. 1502-1718. 50. Sur la pensée politique de Muratori voir F. VENTURI, Settecento riformatore. I, Da Muratori a Beccaria, Turin, Einaudi, 1969 ; M. ROSA, Settecento religioso. Politica della Ragione e religione del cuore, Venise, Marsilio, 1999 ; Corte, buon governo, pubblica felicità. Politica e coscienza civile nel Muratori, Florence, Olschki, 1996 ; C. CONTINISIO, Il governo delle passioni ; Prudenza, giustizia e carità nel pensiero politico di Lodovico Antonio Muratori, Florence, Olschki, 1999. 51. E. ZLABLINGER, Ludovico Antonio Muratori und Österreich, Innsbruck, Innsbruck Universität, 1970 et E. GARMS CORNIDES, « Zwischen Giannone, Muratori, und Metastasio. Die Italiener im Geistigen Leben Wiens », Wiener Beiträge zur Geschichte, 3-1976, p. 224-250. 52. Della pubblica felicità, op. cit., p. 1554 ; sur cette loi qui réglemente la pratique du fidéicommis en la réservant à la noblesse et pour quatre générations seulement, cf. E. CHAPRON, « L’État des Habsbourg-Lorraine », op. cit., p. 111. 53. Ibidem, p. 1607 : de son côté, Richecourt remercia dans une lettre son illustre interlocuteur pour ce soutien inespéré à sa politique. 54. Sur la pénétration des idées muratoriennes dans le grand-duché et sur les enjeux politiques liés à leur circulation, cf. M. VERGA, Da « cittadini » a « nobili », op. cit., p. 150-151 et A. CONTINI, La Reggenza lorenese tra Firenze e Vienna, op. cit., p. 106 note 36. 55. Cf. M. STOLLEIS, Histoire du droit public en Allemagne. Droit public impérial et science de la police 16001800, Paris, PUF, 1998, p. 503-552 et Stato e ragion di stato, op. cit.

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La notion de « service public » – véritable éthique articulée autour d’un catalogue des vertus du « bon fonctionnaire », parmi lesquelles figurent d’un côté la franchise, la discrétion, la fidélité à l’égard du prince, de l’autre l’attachement au principe du « bien public » – est indissociable de ce contexte. De façon cohérente avec cette culture politique certains souverains, bien que défenseurs des prérogatives absolues de la souveraineté, pourront publiquement se déclarer les « premiers serviteurs de l’État 56 ». Lorsque Muratori explique que la « félicité publique » consiste en « la paix et la tranquillité dont un prince ou un ministre sage et vertueux essaient, autant que possible, de faire bénéficier à leur peuple, soit en évitant et en éloignant les désordres redoutables, soit en trouvant un remède à ceux qui ont déjà eu lieu 57», ne fait que redire quelque chose déjà entendu. Toutefois, Muratori inscrit ces propositions dans une nouvelle perspective de type historiciste, qui prévoit le progrès (miglioramento) matériel et spirituel de la société civile (pubblico), dont le véritable accomplissement est l’avènement de la félicité publique sous l’égide des princes éclairés 58. Le Della pubblica felicità, n’est pas un texte théorique mais un objet pensé en contact étroit avec la réalité italienne, dont le but avoué est de rendre possible et accompagner le changement politique. Par conséquent, la notion de bien public – qui est à l’origine une doctrine à fondement éthique et à caractère normatif à l’usage d’un corps de serviteurs de l’État – se présente, dans le livre de Muratori, comme une véritable idéologie finalisée à soutenir ou à démentir certaines conceptions de l’État et de la société. Comme toute idéologie, le « bien public » implique un outillage rhétorique, c’est-à-dire un certain nombre de mots-clés susceptibles de favoriser la prise de position et de faire croire 59. Quoique apparemment synonymes, les mots « peuple », « sujets », « public », expriment les différentes modalités du rapport de subordination. Les « sujets » correspondent aux titulaires d’obligations et de droits à l’égard du souverain. Muratori fait allusion à la nature contractuelle du lien politique, à « la convention tacite qui s’établit entre les sujets et le prince 60 » ; cependant, loin de déboucher sur une apologie des droits individuels face à la puissance de l’État 61, la Félicité publique privilégie un modèle de subordination politique inspiré des exemples bibliques, c’est-à-dire au pacte entre Dieu et le « peuple d’Israël 62 ». En ce sens, « peuple » est toujours chez Muratori synonyme 56. Cf. C. CAPRA, « Il funzionario », in M. VOVELLE (dir.), L’uomo dell’Illuminismo, Rome-Bari, Laterza, 1992, p. 353-398 et « Lo sviluppo delle riforme asburgiche nello Stato di Milano », in P. SCHIERA (dir.), La dinamica statale austriaca nel XVIII e XIX secolo, Bologne, Il Mulino, 1981, p. 161-187. 57. Della pubblica felicità, op. cit., p. 1508 : « Noi dunque per pubblica felicità altro non intendiamo se non quella pace e tranquillità che un saggio ed amorevol principe, o ministero, si studia di far godere, per quanto può, al popolo suo, con prevenire ed allontanare i disordini temuti e rimediare ai già succeduti. » 58. Ibidem, p. 1528 : « A questo miglioramento del mondo (difficilissima sì, ma sempre desiderabile impresa) dovrebbe animarsi ed applicarsi ogni principe nella circonferenza o vasta o ristretta del suo dominio. » 59. Pour une sémantique de « bien public » chez Muratori, cf. C. CONTINISIO, Il governo delle passioni, op. cit., p. 193. 60. Della pubblica felicità, op. cit., p. 1511. 61. Sur le « dégoût » (« raccapriccio »), manifesté par Muratori à l’égard de Locke et des présupposées matérialistes de sa pensée, cf. M. ROSA, Settecento religioso, op. cit., p. 160. 62. Della pubblica felicità, op. cit., p. 1508 : « Truovasi il felice stato d’una repubblica o monarchia descritto nelle Sacre Carte con queste parole, dove si parla del governo del re Salomone : innumerabile e somigliante alla rena del mare era il popolo di Giuda e d’Israello, mangiando e bevendo ognuno e stando in allegria. »

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de totalité organique, naturellement enclin au bien, à la productivité, à la soumission, même à l’égard des princes injustes, que l’on peut, toutefois, critiquer « en secret et en public », dans l’espoir que « le châtiment de Dieu » s’abatte bientôt sur eux 63. Si « peuple » exprime sans ambiguïtés le fondement immuable du pacte politique, le mot « public », « outil linguistique à fonction substitutive 64 », est utilisé par Muratori à la place de « peuple » et de « sujets » mais dans un sens moins facilement définissable. En effet, « public » n’a pas de consistance constitutionnelle, son existence étant directement liée à un changement de perspective, c’est-à-dire à la prise en compte de la dimension « publique » de la politique du prince : Muratori nomme ainsi « public » le peuple ou les sujets en tant que destinataires des actions du souverain et récepteurs de son message. Employé de façon très mesurée par Muratori, le mot « public » paraît le plus souvent dans des expressions (telles que « les intérêts du public », « au frais du public », « les maux du public ») qui mettent en cause la politique menée par le prince et ses ministres peu respectueux du bien public. Deux exemples permettent de mieux expliciter le sens de cette occurrence. Dans le premier, Muratori illustre les obstacles qui s’opposent à la réalisation du « bien public » dans les républiques et dans les monarchies : Dans les républiques bien ordonnées il est aisé de rencontrer des personnes animées d’un véritable zèle pour le bien public, même si parfois on en rencontre certains qui font leur intérêt uniquement contre l’intérêt du public. Il se peut aussi, peut-être plus facilement encore, que dans les gouvernements monarchiques quelque ministre compétent pense aux avantages du prince, davantage aux leurs et pas du tout à ceux du peuple 65.

Dans le second, il est question du choix du principal conseiller du prince et, à ce propos, Muratori met en scène le portrait idéal de l’anti-ministre : Par-dessus tout, [tout prince] se doit de vérifier si chez [ses ministres] la religion et la morale chrétienne ont des racines solides, autrement il ne pourra jamais accorder sa confiance à ceux qui ne connaissent pas la crainte de Dieu et qui n’ont pas d’autre loi si non celle de leur propre intérêt et de leur propre volonté ; et par là même ils seront capables de tout méfait susceptible d’être caché aux yeux des hommes, ainsi que de nuire au public en vantant leurs mérites auprès d’un prince peu vigilant. Donnez-moi un de ces personnages et affectez-le à l’économie, voire aux finances ou à d’autres emplois qui concernent les recettes ou les dépenses du prince : on pourra s’étonner si celui-ci n’invente pas de nouveaux abus aux dépens du public et s’il ne vole pas, non plus à son maître 66. 63. Ibidem, p. 1516. 64. H. MERLIN, Public et littérature, op. cit., p. 40. 65. Della pubblica felicità, op. cit., p. 1518 : « Nelle repubbliche ben regolate facile è che si truovino persone piene di un vero zelo pel pubblico bene, ancorché talvolta vi si contino di coloro che il proprio interesse unicamente fanno negli interessi del pubblico. Può anche darsi, e con più facilità, che ne’ governi delle monarchie talun de’ministri pensi competentemente ai vantaggi del principe, assaissimo ai propri, nulla a quei del popolo. » 66. Ibidem, p. 1527 : « Osservi sopra tutto se in costoro abbia buone radici la religione e la morale cristiana : altrimenti non potrà mai fidarsi il principe di chi non teme Iddio, né ha altra legge che quella del suo interesse e volere, perciò capace d’ogni furfanteria che si possa nascondere al guardo degli uomini, o di nuocere almeno al pubblico per farsene merito col disattento principe. Datemi un di costoro che sia deputato all’economia o sia alla Camera, e ad altri impieghi delle rendite e spese principesche. Maraviglia

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On est ici confronté à une structure argumentative récurrente dans la Félicité publique. La notion de « public » exprime pleinement sa signification, potentiellement polémique, à la croisée de deux oppositions majeurs : public/particulier d’un côté, public/secret de l’autre. Par contraste et par négation, « public » est ici porteur d’un ensemble de valeurs et de jugements qui tranchent avec un paradigme politique que Muratori ne nomme jamais, se limitant à le décrire de façon caricaturale, par une série de stéréotypes fortement péjoratifs. Le paradigme négatif visé est, bien entendu, celui de la ratio status, doublement rejeté ici, tout d’abord parce que finalisé à la reproduction du pouvoir et non pas à la réalisation du bien être des sujets. D’un seul trait Muratori liquide ainsi le discours politique antérieur, pourtant si attentif, notamment dans ses versions tardives, à la dimension sociale et matérielle du consensus 67 et il n’hésite pas à se servir du terme très connoté de « politicien » pour définir, dans sa globalité, la catégorie des professionnels de la politique, adeptes de Tacite et (sous-entendu) de Machiavel 68. La ratio status est en outre condamnée parce que fondée sur un savoir de type « cabalistique » («inclinazione alle cabbale »), inaccessible au « public ». Le refus et la dégradation des arcana imperii au rang de simple repoussoir politique est l’acte nécessaire et irrévocable qui fait de l’ouvrage de Muratori l’un des textes fondateurs d’un nouveau discours et credo politique, axé sur l’exaltation de la « politique vérité 69 » et soutenu par un inlassable culte de la transparence du pouvoir. L’une des conséquences les plus spectaculaires de cette nouvelle orthodoxie, est le rapport qui s’établit entre « public », « publicité » et « publication ». Muratori exalte le rôle des bibliothèques publiques, notamment de celles qui mettent en circulation du savoir utile : « Nous admirons les bibliothèques – écrit-il – quelle quantité de livres ! Mais qui sera en mesure de les examiner et d’en apprécier le mérite ? […] Et pourtant quoi de plus utile que ce genre de critique ! Malheureusement nous passons trop de temps à étudier des choses inutiles pour nous et pour les autres et, peut-être même, nuisibles 70. » En d’autres termes, tout ce qui est publié ne mérite pas d’être rendu accessible au public, de même que tout ce qui est écrit ne mérite pas d’être publié. La publicité du savoir et la priorité accordée au savoir utile impliquent ainsi un changement des modalités qui rendent un texte publiable, puisque l’autorité du public remplace progressivement

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sarà se costui non inventerà nuove angherie in danno del pubblico e non ruberà, potendo, al suo padrone medesimo. » Sur la doctrine sociale de la Raison d’État, cf. G. BORRELLI, Ragion di Stato e Leviatano, op. cit., et « Concetto di popolo », op. cit. Della pubblica felicità, op. cit., p. 1509 : « Senza scelta di buone storie corre pericolo un regnante di apprendere da pessimi esempi il regolamento del suo governo ; cioè l’inclinazione alle cabbale, al non mantener la fede, al farsi lecito sopra i suoi popoli ciò che gli piace […]. Noi miriamo incensato dai signori politici Cornelio Tacito ; ma quella è bottega dove si vende elettuario bensì ma anche veleno. » Sur la condamnation des « politiciens » dans la théorie politique de XVIe et XVIIe siècles, cf. M. STOLLEIS, Stato e ragion di stato, op. cit., p. 13-29. J’emprunte cette expression à J.-P. CAVAILLÉ, « Le mensonge ordinaire de la politique vérité », Le Monde, 13 février 1998. Della pubblica felicità, op. cit., p. 1541 : « Noi miriamo le biblioteche : oh quanta copia di libri ! Ma chi tanti volumi chiama all’esame e sa bilanciarne il merito […]. E forse che non gioverebbe una si fatta crisi ? Noi pur troppo consumiam troppo di tempo in istudiare e imparar cose che nulla son per giovare a noi o ad altri : fors’anche ci possono nuocere. »

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celle des autorités institutionnelles. Muratori contribue sans doute à reléguer la censure des livres, la censure institutionnelle, dans le domaine des pratiques obsolètes d’un État davantage tourné vers sa propre conservation que vers l’intérêt du « public » : Il est souhaitable pour le public que quelques ministres peu perspicaces n’empêchent pas les honnêtes et scrupuleux écrivains de produire ce qui peut se transformer en faveur du bien public, à la condition que ceux-ci gardent le respect nécessaire à l’égard de la religion et du prince 71.

Sur la base du paradigme mis en place par Muratori, ce qui fait de l’émergence du « public » un événement majeur c’est principalement sa capacité à polariser le discours politique tout en contribuant à modifier ses conditions d’accès à l’espace public. Rarement neutre, son usage implique une bipartition radicale de l’espace du discours : « public » est un mot qui sert à rassembler des alliés potentiels, de même qu’il indique et expose au blâme d’un jugement collectif théâtralisé les adversaires vrais ou fictifs du grand projet de réforme de l’État et de la société. Mot engagé, « public » est aussi, et davantage, un mot normatif dans la mesure où son emploi sert à légitimer et/ou à discréditer toute affirmation et que tout discours politique – même à caractère pragmatique et au-delà de ses intentions réelles – qui veut se donner des chances de réussir, pourra dorénavant difficilement éviter d’y faire allusion. Une démonstration de la redoutable efficacité de ce nouveau paradigme discursif à l’intérieur d’un système absolutiste et dans un contexte politique hautement conflictuel, est offerte par le Rapport sur le recensement universel du Duché de Milan de Pompeo Neri 72. Ce brillant juriste, formé comme la plupart des membres de la classe dirigeante toscane à l’école de droit de l’Université de Pise, imprégné de droit romain et d’érudition historique, a été l’un des plus jeunes ministres de la Régence 73. En 1744 François-Étienne lui confie la tâche de travailler à une « refonte générale » de toutes les lois de l’État toscan, un projet considérable, probablement inspiré des idées soutenues par Muratori dans les Difetti della giurisprudenza. À cause des difficultés croissantes au sein de l’équipe gouvernementale et notamment des divergences personnelles et idéologiques avec le chef de l’exécutif Emmanuel de Richecourt, Neri choisit en 1749 de s’éloigner de Florence et d’accepter l’invitation de Gian Luca Pallavicini à assumer la direction de la réforme du système fiscal de la Lombardie autrichienne 74. Œuvre formidable commencée en 1718 sous l’empereur Charles VI, la réforme 71. Ibidem, p. 1531 : « È in oltre da augurare al pubblico che non sia da qualche indiscreto ministro impedito agli onesti e zelanti scrittori il produrre ciò che può ridondare in pubblico bene, purch’essi conservino il dovuto rispetto alla religione e al principato. » 72. [P. NERI], Relazione dello stato in cui si trova l’opera del censimento universale nel ducato di Milano nel mese di maggio 1750, Milan, Regia Ducal Corte, 1750 ; ce texte à été reproduit à l’identique sous la direction de F. SABA, Milan, Angeli, 1985. 73. Cf. A. FRATOIANNI, M. VERGA (dir.), Pompeo Neri, Castelfiorentino, Società Storica della Valdelsa, 1992, en particulier les contributions de M. Verga, M. Rosa, A. Contini, V. Becagli. 74. Cf. M. VERGA, Da « cittadini » a « nobili », op. cit., p. 185 ; en particulier sur l’œuvre de Neri à la tête de la commission sur le cadastre, cf. C. MOZZARELLI, Sovrano, società, amministrazione nella Lombardia teresiana (1749-1758), Bologne, Il Mulino, 1982, et C. CAPRA, Il Settecento, in D. SELLA, C. CAPRA, Il Ducato di Milano dal 1535 al 1796, Turin, Utet, 1984 et l’intervention de C. Capra dans l’ouvrage collectif sur Pompeo Neri, p. 547-550.

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du système d’imposition lombard se fonde sur la mise en place du cadastre comme outil nouveau de détermination des richesses et d’élimination des inégalités parmi les contribuables. En raison des guerres répétées et, principalement, à cause de l’opposition tenace des aristocraties foncières – qui voient, non à tort, dans son établissement un coup fatal porté à leurs privilèges – le cadastre n’a jamais pu être achevé. Les enjeux politiques et « constitutionnels » du cadastre émergent clairement dans le projet réformateur mis en œuvre en Lombardie sous le règne de Marie-Thérèse d’Autriche. Sa réalisation est en effet indissociable d’une conception du lien politique qui exalte « la participation de tous en tant que citoyens, membres de la communauté politique, au soutien financier de l’État, à travers la cession d’une partie de son propre revenu », qui est ainsi rendue disponible pour le bien public 75. Une année après sa nomination à la tête de la commission sur le cadastre, Pompeo Neri décide de rédiger et de faire publier de façon anonyme un compte rendu long et détaillé résumant et élucidant les objectifs de la réforme, les moyens pour les atteindre, de même que les obstacles à surmonter ; ainsi s’explique-t-il dans une dense introduction : Je me suis résolu, pour mon devoir et par obéissance aux ordres reçus, à informer Votre Majesté de l’état dans lequel se trouve actuellement l’œuvre du nouveau recensement dans ce mois de mai 1750 et à faire un rapport résumant depuis le début cette affaire considérable […] 76.

Loin d’être anodin, l’acte de publier est donc le résultat d’une prise de conscience de la part du ministre et de la décision de rendre public des matières concernant d’habitude exclusivement le souverain et son entourage le plus proche. À cette époque, publier des arcana imperii n’est pas, en soi, un fait nouveau. Une vaste littérature fondée sur le secret des cours italiennes s’est développée au cours du XVIIe siècle, alimentée par des figures controversées d’espions et de polygraphes, tels que Vittorio Siri et Gregorio Leti 77. Par ailleurs, la mise en circulation, par voie manuscrite, de mémoires d’hommes d’État, considérés comme des répertoires de règles pratiques et de recommandations sur le cérémonial, est assez courante dans les États italiens au début du XVIIIe siècle 78. En revanche, ce qui est nouveau dans la démarche de Neri, par rapport aux pratiques de la communication politique en vigueur dans l’État absolu, c’est la décision de décloisonner le débat politique pour y convoquer un interlocuteur extérieur et non institutionnel constitué par le « public » des contribuables. Étrangère au secret d’État, cette présence change en profondeur les données et les stratégies de la communication envisageables dans l’espace politique absolutiste. Doréna75. M. MIRRI, « La fisiocrazia in Toscana : un tema da riprendere », in Studi di storia medievale e moderna per Ernesto Sestan, II, Florence, Olschki, 1978, p. 703-760, citation à la p. 729. Sur le rapport entre « sujet » et « citoyen » dans le lexique politique de la seconde moitié du XVIIIe siècle, cf. M. STOLLEIS, Stato e ragion di stato, op. cit., p. 296-338. 76. Relazione dello stato, op. cit., p. XVII : « Ho risoluto, nel dovere, in ubbidienza degli ordini ricevuti, informare la Maestà Sua dello stato in cui si trova attualmente l’opera del nuovo censimento in questo mese di maggio 1750, di fare una Relazione che riassuma dai suoi principi questa importante materia […]. » 77. Cf. M. INFELISE, Prima dei giornali, op. cit., p. 50-78. 78. E. FASANO GUARINI, » Conclusioni », in L’informazione politica in Italia, op. cit., p. 388.

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vant, deux stratégies s’alternent et, parfois, se superposent : dans un premier cas, les ministres ou les hauts fonctionnaires adressent au souverain des mémoires manuscrits qui expriment des revendications ou illustrent des projets à titre personnel et, indirectement, au titre des « partis » et des clientèles qu’ils représentent. Dans un second cas, analysé par Neri, la publication du secret est une méthode habile qui permet la mise en scène et la mise en échec « publique » de l’adversaire politique, puisque ce dernier se retrouve dans la condition inconfortable d’incarner l’ensemble des valeurs et des stéréotypes négatifs qui se rattachent désormais à la culture des arcana imperii. La démarche inédite et audacieuse adoptée par Neri est aussi le résultat de l’isolement et de la malveillance, manifeste ou larvée dont il a été victime depuis son arrivée dans la capitale lombarde. Dans un mémoire daté de décembre 1749, Neri décrit avec précision ce milieu hostile et souligne que l’opposition au projet de recensement et de cadastre ne s’identifie pas simplement avec la volonté conservatrice d’une classe de privilégiés : Si l’on considère aussi les personnes honnêtes et sensées, il faut avouer que tous, à propos du recensement, ont des préjugés qui, dans les circonstances actuelles, semblent innés, dus à une sorte d’affection et de tendresse que les uns et les autres portent aux coutumes bonnes ou mauvaises de ce pays, ce qui les empêche parfois de voir ou de ressentir le mal dont ils sont eux même les victimes 79.

Dissiper les préjugés, détromper et éduquer les personnes capables de bonne foi et d’entendement : tel est donc le but affiché du projet de publier des matières d’arcana imperii. Pour cette raison, Pompeo Neri conçoit le Rapport comme une œuvre de pédagogie politique, qui implique, tout d’abord, un décloisonnement du savoir utile, de même qu’une traduction, dans un langage compréhensible par tout le monde, de l’idiome cryptique de la science du gouvernement : La science de l’impôt et de la répartition des charges dans ce pays est très obscure et difficile à comprendre à cause de sa difformité et aussi parce qu’elle est gardée dans une sorte de mystère, enveloppée dans un ensemble de formules très éloignées de la clarté, à l’instar d’une science occulte, à tel point que les personnes qui ont des informations sincères et précises sur le gouvernement économique de cet État sont très rares, même parmi les gens cultivés et savants ; de plus, ces informations, n’étant rassemblées en aucun lieu public, il est nécessaire de les acquérir péniblement et par fragments et ensuite de les réunir avec une détermination, une habilité et une autorité supérieures à celles de n’importe quel particulier 80.

La polémique muratorienne contre les arcana imperii trouve ici une application majeure : dans la perspective de Neri, publier signifie principalement offrir 79. Cit. in C. CAPRA, Intervento, op. cit., p. 549 : « Ma parlando ancora delle persone oneste e sensate, bisogna confessare che tutte in materia di censimento hanno dei pregiudizi, che paiono in questo clima ingeniti, per una affezione e tenerezza che si vede in tutti predominare per gl’usi, o buoni o cattivi, del paese, che non lascia loro vedere alle volte, né sentire il male che a loro medesimi ne deriva. » 80. Relazione dello stato, op. cit., p. XI : « Poiché la scienza dell’Imposta e reparto dei carichi in questo paese è per se stessa oscurissima e difficile a comprendersi per la sua difformità e per essere anco tenuta in una specie di mistero, involta in un formulario lontanissimo dalla chiarezza, come una scienza arcana, talché sono ben rare, anco fra i paesani più culti e più studiosi quelle persone che hanno del governo economico di questo stato le notizie sincere e precise ; notizie che in niun luogo pubblico si trovano riunite, ma che a gran fatica conviene spezzatamente acquistare e combinare con aiuti superiori allo studio, all’industria, all’autorità di qualunque privato. »

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au public des contribuables et des lecteurs les outils nécessaires pour déchiffrer la scienza arcana de l’État. Le changement, par rapport aux méthodes du passé, est radical. En évoquant les travaux de l’ancienne commission sur le cadastre, Neri observe ironiquement que celle-ci « a estimé opportun, dans le but de favoriser le bien public, de garder [ses projets] dans le plus grand secret, par crainte que ses idées puissent être entravées. En revanche, ce secret fut plutôt utile à confirmer et accroître les erreurs populaires ». En d’autres termes, Neri considère qu’il est maintenant du devoir de l’État de divulguer son secret dans des lieux idoines et accessibles au public. La décision de publier le secret rend envisageable un processus général de publicisation – guidé par la volonté supérieure du prince – caractérisé par la disparition progressive du secret d’État et de la littérature qui l’accompagne. Ce même processus rend finalement prévisible la fin de l’hétéroglossie constitutive de l’espace discursif absolutiste : en effet, rien n’empêche de penser que, dans un avenir proche, le langage du gouvernement – ce langage que l’on parle dans le « palais » et que la « place » n’entend pas 81 – se rapprochera de plus en plus de celui du public composé de « gens cultivés et savants ». Ce projet de publicisation et de divulgation du savoir gouvernemental va de pair avec un remodelage des rapports de force entre les différents acteurs de l’espace politique absolutiste. Confronté à un milieu qu’il ne maîtrise pas, privé de tout soutien à l’exception de celui du prince, Neri est paradoxalement libre de concevoir ces rapports sous un angle nouveau et plus impersonnel, qui ne privilégie plus la recherche de la médiation et du compromis avec les corps, les classes et les communautés de l’État. La publication du Rapport sur le recensement universel est inséparable de la recherche d’un consensus de type nouveau, plus adapté à la politique réformatrice, susceptible de modifier en profondeur non seulement les équilibres économiques et sociaux de l’État, mais aussi de bouleverser les habitudes et les croyances invétérées et dominantes. De ce point de vue, l’analyse que Neri consacre au peuple est particulièrement significative : Cependant, le peuple reste confus et abandonné dans son obscurité naturelle, de sorte qu’il endure le préjudice du système [d’imposition] actuel, sans en connaître les causes et sans connaître non plus les avantages du nouveau règlement et il avance donc titubant et inquiet, en attendant une nouveauté qu’il ressent douloureusement comme une charge supplémentaire. C’est pourquoi il est si souvent prêt à adopter toutes les propositions qui circulent contre cette nouveauté et, n’ayant personne qui puisse l’éclairer sur son intérêt véritable, il se trouve dans la condition de se laisser séduire et de devoir renoncer au bienfait le plus significatif que cet État n’a jamais obtenu grâce à l’attention de ses souverains prévoyants, au profit de l’intérêt malentendu de quelques administrateurs malveillants. Cela explique aussi pourquoi nombre de personnes sensées et honnêtes, dont ce pays abonde, se retrouvent, à propos du recensement, malgré leur entière bonne foi, farcies d’idées erronées et de préjugés découlant de propositions entendues par ouï-dire ou vainement déclamées par je ne sais quel avocat 82. 81. Sur cette image de Guichardin, cf. supra, p. 53-54. 82. Relazione dello stato, op. cit., p. XIII : « Il popolo intanto resta confuso, e abbandonato nella sua naturale oscurità, sicché soffrendo il danno del presente sistema, senza conoscere le cause di questo danno e senza conoscere in conseguenza la salute dei nuovi regolamenti, resta titubante, e sospeso, in attenzione di una novità, che intanto gli fa sentire il dolore di una spesa di più, sicché diviene pronto a sposare tutte le massime, che si divulgano contro questa novità, e non avendo chi l’illumini sopra il suo vero interesse, si

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Qu’est-ce que le peuple et quelle est sa consistance politique d’après Pompeo Neri ? Dans une recherche sur l’origine et le statut de la noblesse toscane, menée quelques années auparavant, Neri est probablement le premier « historien » moderne à affirmer que « peuple » est un mot conventionnel qui cache une réalité sociale hétéroclite : ce qui a donné un sens, au cours des siècles, à ce principe unitaire c’est la lutte contre les privilèges de la noblesse féodale et le fait d’avoir toujours gardé la mémoire des « véritables intérêts de la patrie 83 ». Après la fin de la République, le peuple reste malgré tout un « corps civil » (corpo civile), une coalition d’individus libres qui retrouve virtuellement son unité et sa vocation constitutionnelle dans l’État monarchique en tant qu’ensemble des titulaires de devoirs et de droits politiques 84. Toutefois, dans la Rapport de 1750 cette réflexion est totalement absente. Neri s’intéresse ici au peuple dans sa dimension cognitive et unitaire de public titulaire et récepteur d’opinions et, dans cette perspective, la seule distinction dont il tienne réellement compte est celle entre le « grand nombre » et le « petit nombre ». De même que pour les écrivains politiques du début du XVIe siècle, pour Neri le peuple constitue le côté essentiellement « doxatique » du corps politique, étranger par sa nature à la nouveauté, souvent victime des ses opinions erronées, voire de celles qui circulent frauduleusement dans l’espace public. Cible privilégiée de la tromperie des « administrateurs malveillants » puisque, par nature, crédule, le peuple est toutefois susceptible de vérité à la condition que quelqu’un « puisse l’éclairer sur son intérêt véritable » (avendo chi l’illumini sopra il suo vero interesse). Le Rapport sur le recensement rappelle sur ce point un lieu connu des Discours sur la première décade de Tite Live (I, 4) : selon Machiavel, « les peuples quoique ignorants, sont capables d’apprécier la vérité et s’y rendent aisément quand leur est présentée par un homme qu’ils estiment digne de foi 85 ». Il est impossible d’affirmer si cette réminiscence est fortuite ou bien s’il s’agit d’une allusion suffisamment intelligible pour le lecteur avisé. Probablement le Rapport de Pompeo Neri n’est pas étranger à la relecture attentive dont Machiavel fait l’objet dans le milieu intellectuel et politique florentin des années trente et quarante du XVIIIe siècle, un milieu érudit et pro-républicain 86. Il est certain, par ailleurs, que dans un contexte politique caractérisé par des réformes susceptibles de remettre

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trova esposto a lasciarsi sedurre, e a renunziare in grazia, e comodo di qualche suo doloso amministratore al più segnalato benefizio, che questo Stato abbia mai ottenuto dalla provida mente dei suoi sovrani. Da ciò procede, che tante persone savie, e oneste, di cui abbonda questo paese, sono con pienezza di buona fede ripiene, in materia di censimento, di supposti erronei, e di pregiudizi derivanti da massime sentite dire, o vanamente declamate da qualche avvocato. » P. NERI, Relazione sopra la nobiltà toscana (1748), édition critique par M. VERGA, Da « cittadini » a « nobili », op. cit., p. 403-567, voir en particulier les p. 457-458 : « Questo corpo, così radunato sotto nome di popolo, fu quello che nel mezzo delle civili discordie della nobiltà ricordò e pose in vista i veri interessi della patria, che l’impeto delle fazioni aveva mandato in oblivione. » Sur la dimension constitutionnelle de la réflexion politique de P. Neri, cf. ibidem, p. 169-239 ; sur le rapport entre « sujet » et « citoyen » dans la doctrine du droit naturel de la moitié du XVIIIe siècle, cf. M. STOLLEIS, Stato e Ragion di Stato, op. cit., p. 297-338. Sur ce passage, cf. supra, p. 36. Sur la relecture de Machiavel dans la culture toscane de la première moitié du XVIIIe siècle, cf. M. ROSA, Dispotismo e libertà nel Settecento. Interpretazioni « repubblicane » di Machiavelli, Bari, Dedalo, 1964 ; G. PROCACCI, Machiavelli nella cultura europea dell’età moderna, Rome-Bari, Laterza, 1995, p. 305-326.

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en cause les fondements constitutionnels de l’État, le discours machiavélien retrouve sa force et son actualité. Une lecture « machiavélienne » du Rapport de 1750, permet, en tous cas, de mieux comprendre la solution au problème central du consensus proposée par Neri. La réaction à la réforme du système de prélèvement dans la Lombardie autrichienne, décrite dans le Rapport sur le recensement, est ainsi proche du cas hypothétique d’un prince introduisant dans son État des « institutions nouvelles » (nuovi ordini) traité par Machiavel : Et l’on doit considérer qu’il n’y a pas de chose plus difficile à entreprendre et plus incertaine à réussir, ni plus périlleuse à conduire, que de prendre l’initiative pour introduire de nouvelles institutions. Car celui qui les introduit a pour ennemis tous ceux qui profitent des anciennes institutions et il trouve de tièdes défenseurs en ceux à qui profiteraient de nouvelles. Cette tiédeur provient pour une part de la crainte des adversaires, qui ont les lois pour eux, pour une part de la méfiance (incredulità) des hommes, lesquels ne croient pas dans les choses nouvelles, s’ils n’en voient pas apparaître une solide expérience 87.

Comme le prince nouveau, le prince réformateur se trouve confronté à une majorité d’opposants large et composite, contraire à toute sorte de nouveauté pour défendre ses privilèges ou bien par ignorance, en raison de cette disposition naturelle qui empêche au grand nombre de saisir la réalité au-delà de l’expérience immédiate. Toutefois, cette comparaison met rapidement en évidence une divergence fondamentale : confronté au problème d’un consensus faible et exposé au risque de la défaite, le prince nouveau de Machiavel n’hésite pas à gouverner grâce au soutien aveugle et/ou aveuglé de la majorité du peuple, parce que ce soutien est incomparablement plus fort que celui offert par le « petit nombre » d’individus avertis qui connaissent les rouages du gouvernement 88. En revanche, le prince réformateur évoqué par Neri se trouve dans la nécessité de contracter une alliance avec cette minorité de « personnes sensées et honnêtes » qui constitue la melior pars du peuple. Le discours réformateur repose ainsi sur cette base étroite de consensus, puisque seule cette minorité éclairée paraît en mesure de s’affranchir des « préjugés innés » qui font obstacle à toute nouveauté et peut-être, dans un second temps, de convaincre le plus grand nombre des bienfaits de la réforme. La fragilité de ce projet, le rapport de force défavorable sur lequel se fonde le pari réformateur, renforce le rôle stratégique de la publication et de la mise en circulation de textes qui préparent, expliquent, soutiennent les choix du gouvernement. Nous avons parlé de l’objectif déclaré de la publication des matières d’arcana imperii ; l’objectif implicite de ce projet est double. Il s’agit, en premier lieu, de favoriser la diffusion de langages politiques nouveaux, qui font référence à un savoir technique – dans ce cas la science des finances – initialement réservé à un petit nombre d’initiés aux matières de gouvernement, ensuite révélée et expliquée dans ses corollaires pratiques au lecteurs cultivés. La connaissance de ces nouveaux langages de la part d’un public de lecteurs et de contribuables alimente, d’une part, l’illusion de pouvoir finalement accéder au sanctuaire de l’État et à ses secrets jusqu’alors défendus ; d’autre part, cette connaissance, partagée par un 87. Prince, op. cit., VI (De principatibus novis qui armiis propriis et virtute acquiruntur), p. 123 (nous adaptons la traduction proposée ici). 88. Cf. sur ce point le chapitre 18 du Prince et supra, p. 45.

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petit nombre, est la condition constitutive d’une nouvelle communauté d’adeptes du verbe réformateur : une communauté susceptible, à son tour, d’expliquer et de convaincre les ignorants et les incrédules, notamment par le biais de la parole orale. En effet, l’autre objectif implicite de ce genre de publications, dont le texte de Neri est un exemple majeur, consiste à provoquer une rupture dans le circuit des opinions alimentées par les opposants aux réformes, en imposant une nouvelle source d’autorité capable de s’opposer efficacement à la rumeur et à la calomnie dont les effets néfastes sont finement analysés. Dans son discours, Neri démontre une connaissance profonde des mécanismes de formation des opinions populaires. Indiscutablement cette opinion existe et ses manifestations son bien réelles mais, loin d’attribuer à ce phénomène une origine spontanée 89, Neri met plutôt en évidence les conditions qui le rendent possible. Dans cette perspective l’opinion populaire est bel et bien le champs discursif où s’inscrivent et se reproduisent les thèses des opposants aux réformes, parce que la rue est le lieu réel et imaginaire où le discours des deux extrêmes du corps politique peut se rencontrer : celui des privilégiés qui ont tout à perdre des changements envisagés et celui des démunis qui craignent de ne rien y gagner. Neri montre le caractère fictif et manipulable de cette opinion en déconstruisant et en montrant à son public les dispositifs discursifs vicieux qui veillent à son fonctionnement : « aux Milanais on fait croire… », « au peuple, accablé par le malheur on fait croire… », « d’autre part, en faisant semblant de soutenir la cause du Fisc, on essaye d’insinuer… », « ensuite, en jouant à nouveau le rôle des opposants au Fisc, certains murmurent… ». Voici, à titre d’exemple, la mise en scène d’un vrai-faux débat public : Certains arrivent à soutenir qu’il serait mieux pour ce Pays d’être racheté de l’inquiétude et des périls provoqués par ce recensement en faisant quelques donations au Trésor, comme si Notre Très Clémente Souveraine était capable, de la sorte, de vendre le pauvre au riche, le pupille au tuteur, les administrés aux administrateurs. D’autres, soutenant la cause du prince disent qu’il serait plus facile pour lui d’exiger des sommes plus importantes, selon la méthode ancienne, que [des sommes] moins importantes en adoptant la nouvelle. Aussi, soutenant tantôt la cause du peuple, tantôt celle du prince, tantôt louant abstraitement le recensement, tantôt fulminant contre les nouveautés, comme s’il était possible de faire un recensement dans un pays où il n’existe pas sans provoquer des nouveautés, tantôt en se plaignant que les opérations du recensement sont trop lentes, tantôt qu’elles sont trop expéditives, tantôt qu’elles visent trop aux généralités, tantôt trop au détail, on a finalement formé un agglomérat confus de voix et d’opinions que l’on fait résonner à propos selon les circonstances et qui ont, en définitive, comme conséquence d’éloigner des lumières de la vérité les esprits de ceux qui regardent avec intérêt cette grande œuvre, car, si la vérité était connue, elle détromperait tout le monde et elle permettrait d’éliminer tous les obstacles que l’on oppose aux progrès d’une mesure si profitable au salut public 90. 89. La thèse du caractère spontané de l’opinion populaire est soutenue notamment par A. FARGE, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1992. 90. Relazione dello stato, op. cit., p. XVI : « Si arriva da taluni anco a sostenere, che forse converrebbe al paese redimersi, con qualche offerta all’erario, da ogni ulteriore inquietudine e pericolo di questo censimento, come se la Nostra Clementissima Sovrana fusse capace di vendere in tal guisa il povero al ricco, il pupillo al tutore e gli amministrati agli amministratori. E ripigliando lo zelo per il principe si dice esser più facile per esso esigere maggiori somme secondo le antiche usanze, che minori con usanze nuove ; e in somma ora

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La publication du Rapport sur le recensement correspond à l’émergence dans l’espace public d’une parole écrite investie de l’autorité de l’État qui se propose d’écarter les opinions orales, tout en discréditant, en même temps, les opposants politiques. La constitution d’un public « éclairé » composé de contribuables et de lecteurs est ainsi sans rapport réel avec la mise en place de conditions qui favorisent l’expression d’opinions divergentes. Neri – et avec lui les autres réformateurs italiens – vise à faire apparaître la vérité, à la propager gracieusement d’en haut, en aucun cas à la considérer comme le résultat nécessaire d’un processus lent et tortueux où s’affronteraient tour à tour des points de vue contradictoires. L’image caricaturale de l’opposition esquissée par Neri est significative d’une incapacité structurelle à concevoir le public en même temps que le débat public, le public comme le produit d’un agrégat d’opinions distinctes, en d’autres mot, le public comme instance critique. La notion de public, sujet unitaire dans lequel sans doute subsiste « le rêve archaïque d’une intégration dans le collectif 91 », se forme ainsi presque par opposition à la notion d’opinion qui reste, en revanche, largement liée à des schémas d’interprétation bien antérieurs. « Opinion » évoque ainsi soit le flux douteux des discours et de maximes que l’on récolte dans les lieux publics, soit – et Pompeo Neri le montre bien dans son Discours sur la noblesse de Toscane de 1748 – un consentement commun et raisonnable autour d’une institution ou d’une famille que l’on dit noble non pas en vertu de lois écrites mais d’un « jugement naturel, spontané et unanime des hommes 92 ». Dans le premier cas on est évidemment confrontés au phénomène composite et menaçant de la calomnie et de la rumeur, analysé par Machiavel dans les Discours, dans le second on est très proche de la notion vétuste de communis opinio. Quoi qu’il en soit, rien ne permet d’assimiler ces acceptions à la notion d’« opinion publique » considérée comme la « résultante spontanée des dissidences et des divergences » que l’on trouve exprimée, environ à la même époque, notamment dans les écrits de Hume ou de Burke 93. L’hypertrophie du « public » dans le discours politique italien de la première moitié du XVIIIe siècle n’est donc pas accompagnée d’un développement comparable de la notion d’opinion. L’idée d’unité et de consensus que l’usage discursif zelando per il popolo, ora per il principe, ora lodando in astratto il censimento, ora declamando contro le novità, come se si potesse fare il censimento in un paese dove non è senza far novità, ora dolendosi che le operazioni del censimento sono troppo lente e ora che sono troppo precipitose, ora che sono troppo generali, ora che sono troppo minute, si è venuto a formare un ammasso confuso di voci e di opinioni che, a misura delle circostanze, si fanno opportunamente risuonare e che fanno in somma l’effetto di tenere le menti di chi ha interesse in questa grand’opera lontane dal lume della verità, che conosciuta che fusse porterebbe l’universale disinganno e dileguerebbe tutti gli ostacoli che si tentano frapporre ai progressi di un provvedimento così connesso colla salute pubblica. » 91. Cf. à ce propos les observations de M. OZOUF, « L’opinion publique », in K.M. BAKER (dir.), The Political Culture of the Old Regime, Oxford, Pergamon Press, 1987, p. 419-434, à la p. 431. 92. P. NERI, Relazione sopra la nobiltà toscana, in M. VERGA, Da « cittadini » a « nobili », op. cit., p. 411 : « Nonostante, quando accade che la stirpe di alcuno sia più nobile dell’altro, questa notorietà si concilia una maggiore estimazione, secondo il giudizio che naturalmente e spontaneamente tutti gli uomini concordemente ne fanno : la quale estimazione siccome non dipende dalle leggi, ma dipende dal modo di pensare e di opinare, che si trova comunissimo in tutte le nazioni, così credo che giustamente nobiltà naturale in questo senso si possa chiamare. » 93. M. OZOUF, « L’opinion publique », op. cit., p. 430 ; sur cette acception d’opinion publique voir aussi la synthèse de N. MATTEUCCI, Lo Stato moderno, Bologne, Il Mulino, p. 174-183.

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du mot « public » sous-entend, prime largement, en somme, sur celle de division, de confusion, ou pire encore, de complot évoqué par l’emploi du mot « opinion ». Ce décalage congénital, que l’on remarque dans le domaine du discours est-il représentatif, d’un défaut d’argumentation et de débat caractéristique de ce nouvel espace public que les réformes, menées par les régimes absolutistes, essayent artificiellement de faire surgir ? À défaut de réponse, contentons-nous de poser une autre question : quel sens faut-il attribuer à l’occurrence de ce terme qui réunit l’«opinion » et le « public », à ce syntagme accrocheur d’« opinion publique » (opinione pubblica) que l’on remarque dans les écritures publiques et privées italiennes de la seconde moitié du XVIIIe siècle ? C’est autour de cette question que nous allons consacrer le volet final de notre enquête.

L’opinion publique dans le discours des frères Verri L’expression « opinion publique » devient d’un usage courant dans le lexique italien pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. À ce sujet, les études des historiens de la langue sont formels : opinione pubblica est un emprunt linguistique au Français et son usage est attesté pour la première fois en 1768, dans la correspondance des aristocrates milanais Pietro et Alessandro Verri 94. Pietro Verri écrit à son frère à propos de la célèbre condamnation à mort du jésuite Gabriele Malagrida, accusé d’avoir fomenté un attentat contre le roi du Portugal et remarque que, à cause de la popularité dont l’ecclésiastique bénéficie auprès du peuple superstitieux, « la seule façon de se concilier l’opinion publique » a consisté « à le faire juger comme fanatique, visionnaire et pécheur 95 ». Le sens de cette occurrence est clair : avec le terme d’« opinion publique » Verri entend désigner le jugement raisonnable d’un public éclairé qui se différencie et s’oppose au jugement du peuple superstitieux et qui devient, implicitement, le juge incontournable des actions du souverain. Le terme d’«opinion publique » est toutefois loin d’être fixé une fois pour toutes dans le lexique politique et, pendant toute la seconde moitié du XVIIIe siècle, on remarque de nombreuses variantes (le même concept sera exprimé avec des termes proches tels que « opinion commune », « opinion universelle », « esprit public 96 »). Il est nécessaire de concevoir l’émergence de ce nouveau syntagme et du concept correspondant, comme un processus génétique qui intéresse aussi bien la république des lettres que la sphère du discours et des pratiques politiques. 94. G. FOLENA, L’italiano in Europa. Esperienze linguistiche del Settecento, Turin, Einaudi, 1983, p. 35 ; sur cette occurrence voir aussi M. CORTELLAZZO, P. ZOLLI, Dizionario etimologico della lingua italiana, IV, Bologne, Zanichelli, 1989, p. 836 (ad vocem « opinare ») ; à « l’invention » de l’opinion publique » et à ses conséquences sur le plan politique et social fait référence E. LESO, « Lingua politica alla fine del Settecento : storia di moderato », Lingua Nostra, 37-1976, p. 1-7. 95. Pietro à Alessandro Verri, Milan 27 janvier 1768 : « Malagrida era certamente reo d’aver fomentata e aiutata l’idea dell’assassinio del re, la sua morte è un tratto di finissima politica ; colui presso la nazione superstiziosa passava per un grande e santissimo uomo, né v’era il modo di conciliarsi l’opinion pubblica se non col farlo giudicare fanatico, visionario e peccatore », F. NOVATI ; E. GREPPI (dir.), Carteggio di Pietro e Alessandro Verri dal 1766 al 1797, I, Milan, Cogliati, 1910, p. 147. Sur cette affaire, cf. F. VENTURI, Settecento riformatore, II, La chiesa e la repubblica dentro i loro limiti, Turin, Einaudi, 1976, p. 21, 25, 72. 96. Cf. G. ALIPRANDI, « Dalla opinione comune alla pubblica opinione nella seconda metà del Settecento », Atti e memorie dell’Accademia Patavina di Scienze Lettere ed Arti, Memorie, LXXVII, parte III (1964-65), p. 483503.

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Loin d’être le résultat du hasard, on peut considérer, de manière générale, ce processus comme le résultat de la volonté d’individus ou de groupes préoccupés de se distinguer et d’imposer, dans une situation potentiellement conflictuelle, des mots et formules chargés du pouvoir évocateur de la nouveauté. En ce qui concerne le discours politique italien, un important foyer d’élaboration de ce nouvel outil discursif et polémique est constitué par le petit groupe d’hommes de lettres et de fonctionnaires de la Maison d’Autriche qui se reconnaît dans le projet intellectuel et politique du comte Pietro Verri 97. C’est en effet dans ce milieu intellectuel très confidentiel (cette « piccola società d’amici » comme Verri aime lui-même le définir), mais décidément anticonformiste, rendu célèbre par le succès retentissant des Délits et des peines (1764) et du Caffè (1764-1766), qu’une nouvelle acception d’opinion collective progressivement se fait jour, tout en se démarquant des acceptions admises depuis le Moyen Age et la Renaissance. Le sens de cette nouvelle acception du terme d’opinion se précise d’abord par opposition à l’autorité de l’« opinion commune » (opinio communis). À ce propos l’avertissement qui annonce la publication du premier numéro du Caffè est particulièrement digne d’intérêt. Soucieux de délimiter le domaine de ce qui peut faire l’objet d’un libre débat public, l’auteur anonyme de ce texte – de toute évidence Pietro Verri – distingue préliminairement les autorités vraies des fausses : Une soumission profonde aux lois divines nous a fait garder un silence parfait sur les sujets sacrés ; nous n’avons non plus oublié le respect que l’on doit à tout prince, gouvernement ou nation ; par ailleurs on n’a jamais vénéré – du reste on n’en a pas le droit – aucune opinion et même dans les erreurs on n’a sacrifié qu’à la vérité 98.

La polémique contre les autorités fictives, aussi bien dans le domaine des arts que dans celui des conceptions économiques et juridiques, est une attitude constante de ce groupe militant qui manifeste surtout une vive aversion envers toute opinion préconçue et coutumière dans le domaine de la langue : d’où la légitimité de l’emprunt linguistique et des néologismes, comme celui même d’« opinion publique 99 ». Un deuxième élément qui sert à délimiter et à connoter cette nouvelle acception d’opinion collective est constitué par la polémique contre l’opinion du peuple. Ce thème, d’une importance décisive en vue de la définition d’un nouveau statut ontologique et politique de l’opinion collective, est développé notamment par Pietro Verri dans un article du Caffè consacré au jugement du peuple (I giudizi popolari). La forme dialogique employé par Verri dans ce texte permet de 97. Giuseppe Aliprandi (op. cit., p. 488), remarque l’usage connoté et presque technique d’« opinion » chez les frères Verri : « Che il vocabolo “opinione” fosse nel frasario corrente dei Verri, lo prova indirettamente il fatto che per esprimere un concetto analogo a quello di “opinione” altri non lo usano. » Sur le rôle de Pietro Verri dans le projet du « Caffè », voir C. CAPRA, I progressi della ragione. Vita di Pietro Verri, Bologne, Il Mulino, 2002, p. 177-231. 98. « Al lettore », in Il Caffè ossia brevi e vari discorsi distribuiti in fogli periodici, édition critique de S. ROMAGNOLI, Milan, Feltrinelli, 1960, p. 5 : « Una profonda sommissione alle divine leggi ha fatto serbare un perfetto silenzio su i soggetti sacri, e non si è mai dimenticato il rispetto che merita ogni principe, ogni governo ed ogni nazione ; del resto non si deve, e non si è mais prestato omaggio ad alcuna opinione, ed anche negli errori medesimi alla sola verità si è sacrificato. » 99. Cf. à cet égard l’article de A. VERRI, « Rinunzia avanti al notaio degli autori del presente foglio periodico al Vocabolario della Crusca », in Il Caffè, op. cit., p. 39-41.

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mettre en scène et de désavouer tour à tour les différentes conceptions d’opinion collective que la philosophie politique a exprimé depuis l’antiquité. Verri aborde la question de la doxa dans les termes classiques du rapport entre l’opinion du grand nombre et l’opinion du petit nombre. Fondé sur un argumentaire sensualiste, son raisonnement accorde à l’opinion du « vulgaire » une certaine autorité dans tous le domaines qui font appel à un type de jugement fondé sur la sensibilité et non pas sur la raison, tels que, par exemple, la musique ou le théâtre. En revanche, « en tout ce qui, pour être connu, demande du raisonnement », précise Verri, « nous déclarons incompétent le jugement du peuple 100 ». Le corollaire politique ce cette analyse est une position qui vise à démentir, de façon implicite, le point de vue développé par Machiavel dans le chapitre 18 du Prince, c’est-àdire la nécessité pour tout chef politique d’établir une alliance stratégique avec le grand nombre contre l’opinion d’un petit nombre d’individus raisonnables : Rechercher l’opinion favorable du vulgaire (volgo) est une nécessité propre aux scélérats lequels, craignant que les hommes éclairés, qui sont en petit nombre, puissent les reconnaître, cherchent à se rattraper en s’appuyant sur le parti de la multitude ; mais celui qui recherche les faveurs de l’opinion du petit nombre ne pourra jamais s’éloigner du sentier étroit de la vertu 101.

Il est probable que cette minorité distinguée de personnes de goût, dotées de raison et de sens moral, correspond assez précisément à la notion d’opinion publique que Pietro Verri utilise dans la lettre à son frère de 1768. L’opinion publique est l’opinion des « honnêtes hommes » («uomini dabbene »), ces individus avertis et indifférents à « l’opinion du vulgaire », qui constituent le public virtuel du périodique milanais 102. Cette opinion minoritaire s’affirme comme interlocuteur direct et informel du prince, de même que sa présence suppose la mise en œuvre d’un espace public inédit de réflexion et de discussion qui, loin de s’opposer à l’État absolutiste, demande, au contraire, au prince protection et droit d’asile. La question de la liberté d’opinion est abordée dans le périodique milanais dans le double aspect de la liberté individuelle d’expression et de la libre expression des opinions dans un débat public. « Chacun de nous a ses opinions », affirme Pietro Verri, « et tous ceux qui veulent être lus par un public doivent être tolérants à l’égard des différents points de vue que chacun a le droit d’exprimer 103 ». Alessando Verri traite de la liberté d’expression et d’impression dans un long article qui désavoue aussi bien l’argument du pacte naturel de subjection chez Grotius que la thèse de la légitimité de la révolte contre une puissance 100. Ibidem, p. 172 : « Dichiariamo d’aver buono il giudizio volgare nella musica, nella pittura, nella poesia drammatica, e in tutte le facoltà le quali hanno per fine primario il dilettare, giacché gli uomini devono giudicare essi medesimi dalla impressione che sentono ; ma dichiariamo incompetente il giudizio del popolo in tutto ciò che per conoscersi richiede ragionamento… » 101. Ibid., p. 170-171 : « Ricercare l’opinione favorevole del volgo è una necessità de’ più scellerati, i quali temendo che gli uomini illuminati, che sono in picciol numero, non gli conoscano, cercano a bilanciarsi con il partito della moltitudine ; ma chi ricerca l’opinione de’ pochi, non può traviare dallo stretto sentiero della virtù. » 102. Ibid., p. 26 ; sur le public potentiel du périodique quelques observations in C. CAPRA, I progressi della ragione, op. cit., p. 230, qui ne consacre aucune attention au lexique politique des frères Verri. 103. Ibid., p. 297 (Il Singolare) : « Ognuno ha le proprie opinioni ; e chi vuol farsi leggere dal pubblico deve essere tollerante dei giudizi diversi, che ciascuno ha il diritto di proferire. »

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injuste. Cette position modérée trouve son fondement dans la nature libérale des régimes politiques européens : Nous Européens, nous qui sommes nés sous des formes de gouvernement modérées, nous qui sommes jugés et protégés par des lois […], nous qui ressentons tous les avantages de la dépendance et aucun inconvénient […], oserions-nous discuter pour savoir s’il est légitime ou pas de perturber l’État et de condamner nos pères ? Cette même liberté qui permet de faire publier ce genre de questions est le témoin de notre iniquité. Cette liberté ne nous serait jamais accordée si nous ne vivions pas sous des gouvernements modérés où la seule chose que nous avons à abhorrer et à craindre ce sont les révolutions 104.

La liberté de débattre et d’imprimer est donc une condition rare et spécifique : pour pouvoir se réaliser elle demande la protection d’un souverain respectueux des lois fondamentales et des libertés individuelles des sujets. Voici les éléments constitutifs d’un espace public qui diffère profondément du modèle conçu par Reinhart Koselleck pour l’Europe continentale : dans ce dernier cas, l’espace public est une dimension socioculturelle fortement politisé, alternative aux régimes absolutistes et l’opinion publique est la seule manifestation efficace de contrepouvoir 105. Dans l’optique des animateurs du Caffè, la liberté d’imprimer et de débattre n’existe pas au-delà des conditions qui la fondent et, en même temps, la limitent. De même que dans l’édit toscan sur la liberté de la presse, la liberté est considérée dans le périodique milanais comme un octroi et son existence – généralement admise comme légitime et souhaitable – implique la mise en place de dispositifs de réglementation qui empêchent au discours public de déraper vers le domaine dangereux de la « licence ». Quelles sont les conditions d’existence de l’opinion publique dans ce contexte politique ? Quel rapport entretient-elle avec l’évolution des dispositifs de censure et avec la formation d’une nouvelle culture politique plus largement partagée ? Ces questions nous obligent à inclure dans notre enquête le langage des individus qui participent concrètement à la sphère du gouvernement et les pratiques que leur discours sur l’opinion implique. Trois aspects vont dorénavant retenir notre attention : la création de l’opinion publique en tant qu’outil discursif de groupes qui luttent pour la suprématie politique et idéologique à l’intérieur de l’État ; la manière dont l’opinion publique est perçue et traitée comme objet dans les politiques d’ordre public ; le processus de banalisation de l’opinion publique, c’est-à-dire la manière dont ce concept, initialement élaboré par une minorité culturellement et politiquement active, devient un objet plus largement disponible pour la mise en place d’un nouveau sens commun politique.

104. Ibidem, p. 497 (Di Carneade e di Grozio) : « Noi Europei, noi nati in forme di governo moderate, noi giudicati e protetti dalle leggi […], noi che sentiamo tutti i beni della dipendenza e nessuno de’ suoi mali […] ardiremo ancora di disputare se sia lecito di perturbar lo Stato e condannare i nostri padri ? Quella stessa libertà, con cui mandiamo alle pubbliche stampe simili questioni, prova la nostra ingiustizia. Non ci sarebbe permessa tal libertà se non vivessimo in moderati governi, ne’ quali ciò che dobbiamo abborrire e temere sono le sole rivoluzioni. » 105. R. KOSELLECK, Kritik und Krise. Ein Beitrag zur Pathogene der Bürgerlichen Welt, Freiburg, Verlag Karl Alber, 1959, trad. fr. Le règne de la critique, Paris, Éditions de Minuit, 1979, chapitre II.

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L’opinion publique comme outil de combat politique La fin de la période de la Régence et l’arrivée en Toscane de Pierre-Léopold de Habsbourg-Lorraine en septembre 1765 en qualité de souverain légitime, constitue un évènement majeur qui modifie en profondeur les enjeux de la vie politique du grand-duché 106. Le jeune âge du grand-duc, son inexpérience et ses velléités d’indépendance, poussent Marie-Thèrese à envoyer en Toscane un homme de confiance, le comte Franz Rosenberg-Orsini, qui exerce la fonction de premier ministre de septembre 1766 à mars 1771 107. Cette phase initiale du régime de Pierre-Léopold, caractérisée par l’ouverture d’un horizon d’attente nouveau et indéfini, est aussi un moment génétique du langage politique : c’est dans ce contexte que s’impose un nouveau discours gouvernemental fondé sur les notions de « public » et d’« opinion publique ». L’un des lieux d’élaboration de ce nouveau langage est un groupe de fonctionnaires dont la figure dominante est Giuseppe Bencivenni Pelli, un noble florentin célibataire et bibliophile, auteur d’un journal intime, les Efemeridi, qui constitue l’une des sources fondamentales du XVIIIe siècle italien 108. En dépit d’une position de second plan dans la hiérarchie de l’administration, Pelli, qui depuis 1763 fait aussi partie du corps des réviseurs pour la censure du prince, est un individu aux relations multiples et puissantes, en partie, sans doute, d’origine maçonnique 109. Dans un compte rendu sur l’administration de l’État, souvent critique envers ses membres, Pierre Léopold décrit Giuseppe Pelli comme le moteur occulte du Secrétariat d’État 110. C’est en effet à l’intérieur d’un cercle restreint d’amis et de collègues qui partagent les même lieux de travail, les mêmes clientèles et, souvent, les mêmes loisirs, qui se réunit périodiquement autour de quelques bonnes lectures, que prend forme le projet de faire du « public » raisonnable le leitmotiv du discours politique sur les réformes. Dans son journal Giuseppe Pelli donne des indices de ce processus génétique, sûrement antérieur au début du nouveau régime politique de Pierre Léopold. En juin 1763 Pelli lit l’ouvrage d’un partisan de la liberté du commerce des denrées alimentaires, l’Essai sur la police générale des grains du physiocrate Herbert, « l’un des plus accrédités dans cette matière 111 » : [cet auteur] démontre l’utilité que la France pourrait tirer du commerce et de l’exportation de ses grains mais il propage aussi des connaissances utiles à d’autres 106. Sur cette phase de changement politique, cf. A. CONTINI, La Reggenza lorenese, op. cit., p. 317-336. 107. Sur ce personnage de premier plan de l’administration autrichienne, outre les indications biographiques présentes dans l’ouvrage cité de A. Contini, p. 323, on peut voir aussi A. WANDRUSZKA, Pietro Leopoldo. Un grande riformatore, Florence, Vallecchi, 1968, p. 175 sv. ; F. DIAZ, L. MASCILLI MIGLIORINI, C. MANGIO, Il granducato di Toscana. I Lorena dalla Reggenza agli anni rivoluzionari, Turin, Utet, 1997, p. 275-277. 108. Cf. supra, p. 137. 109. Notamment sur les relations entre Pelli et Antonio Cocchi, représentant éminent de la franc-maçonnerie florentine, cf. M.A. TIMPANARO MORELLI, Per una storia di Andrea Bonducci, op. cit. 110. ASF, Segreteria di Gabinetto, 124, Relazione sullo stato degli impiegati (1773), I, c. 68 : « Il segretario Pelli […] fa della segreteria quel che vuole. » 111. Sur cet auteur, cf. G. WEULERSSE, Le mouvement physiocratique en France (de 1756 à 1770), I, Paris, Alcan, 1910, p. 79-90 ; S. KAPLAN, Le pain, le peuple, le roi. La bataille du libéralisme sous Louis XV, Paris, Perrin, 1986, p. 83 sv. ; sur l’importance de cet ouvrage dans le débat italien, cf. en particulier M. MIRRI, La lotta politica in Toscana intorno alle « riforme annonarie, Pise, Pacini, 1972, p. 39-40.

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pays et il propose des méthodes qui pourraient être suivis avec bonheur dans d’autres endroits.

L’attention de Pelli est attirée, en particulier, par l’analyse de la nature des opinions : Chaque nation a ses propres opinions et si les préjugés les plus contraires à l’humanité ont souvent servi de guide à des nations entières, il ne faut donc pas s’étonner si les préjugés qui semblent avoir pour but leur conservation, sont si difficiles à déraciner 112.

Synonyme de préjugé, le terme d’opinion garde ici une acception négative, proche de celle que nous avons repéré dans la Rapport sur le recensement de Pompeo Neri. Toutefois, le discours de Pelli est désormais régi par la nécessité de modifier ce fond mental collectif foncièrement conservateur. Cette intention se précise progressivement, en relation au changement profond du contexte politique. Une note de novembre 1765, rédigée quelques semaines après l’arrivée de Pierre-Léopold, nous informe sur l’activité nocturne de cette petite société de collègues et d’honnêtes hommes qui partage le projet, à première vue velléitaire, de suggérer au souverain les réformes nécessaires : Le soir venu, nous sommes restés à lire et à bavarder et nous avons conçu le projet de rédiger une fausse lettre pour proposer des réformes et des améliorations que notre souverain pourrait faire de manière à rendre notre Toscane heureuse et prospère autant qu’elle pourrait l’être : qu’on pourrait imprimer et diffuser dans le public, sans qu’on en découvre les auteurs 113.

Le caractère occasionnel de ces notes ne facilite pas l’identification des membres de ce groupe, même si certains noms reviennent avec insistance dans les notes de Pelli. On y trouve Anton Filippo Adami, Marco Lastri, Giovanni Maria Lampredi, Filippo Neri, frère cadet de Pompeo, Francesco Seratti : des hommes qui ont tous fait preuve de fidélité à l’égard de la dynastie des Lorraine et qui travaillent dans l’administration de l’État, principalement à l’intérieur des secrétariats d’État et des Finances 114. Ce groupe homogène est probablement conscient d’être à l’origine d’un mouvement qui vise à éduquer les opinions et à transformer la culture politique des sujets de l’État toscan. Dans une note de 1766, Giuseppe Pelli parle du devoir du bon citoyen de rédiger et d’imprimer des journaux à l’exemple du Spectateur ou du Caffé et de les répandre parmi les personnes les plus cultivées de façon que celles-ci puissent, sans frais, apprendre des choses utiles […] au profit général de l’humanité et de [leur] pays 115. 112. Efemeridi, série Ire, X, 14 juin 1763, c. 33. « Ciascuna nazione ha le sue opinioni particolari e se i pregiudizi più contrari all’umanità hanno spesso guidato delle nazioni intere, non è meraviglia se quelli che paiono aver per scopo la loro conservazione sieno così difficili ad essere sradicati. » 113. Efemeridi, série Ire, XV, 7 novembre 1765, c. 105 : « Nella sera poi siamo stati […] a leggere e a ciarlare e si è fatto il progetto di distendere una finta lettera per proporre le riforme e i benefizi che far potrebbe il nostro Sovrano per felicitare la Toscana e renderla florida quanto può esserlo, da farsi stampare, da spargersi nel pubblico, senza scoprirsene autori. » 114. Sur les carrières de ces personnages liés à la dynastie lorraine, cf. les indications de A. CONTINI, La Reggenza lorenese, op. cit. 115. Efemeridi, série Ire, XVII, 6 août 1766, c. 28 : « Per essere utile cittadino vorrei comporre di questi fogli all’uso dello Spettatore o del Caffè e gli vorrei far stampare a mie spese e spargere fra le persone più culte, acciò che queste, senza spesa, apprendessero delle cose buone ed io potessi dir loro ciò che mi viene in mente, per vantaggio comune dell’umanità e del mio paese. »

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Malgré leur côté velléitaire, les considérations de Pelli permettent de comprendre certains aspects distinctifs du processus d’invention et de fabrication de l’opinion publique qui se réalise en Toscane. Un premier élément de réflexion concerne les sources évoquées par l’aristocrate florentin et leur efficacité. Le projet politique de Pelli est tributaire d’une part du journalisme militant à la façon de Joseph Addison et des frères Verri, de l’autre de la littérature physiocratique qui circule en Toscane dans les années 1760. Or, ces modèles expriment deux conceptions presque opposées de l’opinion publique : fondée sur une libre confrontation de points de vue divergents dans le premier cas ; résultat de la révélation et de la divulgation d’une vérité évidente, dans le second. Visiblement contradictoires, ces exemples nous offrent une vision complexe des aspirations et des objectifs de ce groupe d’intellectuels et de fonctionnaires : cultivés et cosmopolites, ces hommes aiment concevoir et représenter leur activité comme une entreprise journalistique et philanthropique, susceptible d’éclairer le plus grand nombre possible de leurs compatriotes, selon le modèle de l’intellectuel militant des Lumières ; hommes d’action et membres d’une coterie, Pelli et ses associés ne visent vraiment pas à créer les conditions d’un libre débat dans l’espace public du grand-duché, mais plutôt à amener leur public potentiel vers l’acceptation d’une opinion unique et non-conflictuelle, une opinion constitutive d’un nouveau sens commun politique. De ce point de vue, le modèle de l’intellectuel et le modèle d’action proposé par la « secte » des physiocrates paraît s’adapter mieux à ce contexte que celui proposé par l’espace public anglais. Il ne faut pas oublier que la fortune du modèle physiocratique en Italie et dans l’Europe méridionale dépend aussi d’un arrière plan de culture politique catholique ancien et persistant, enclin à valoriser les vertus de la vérité révélée et de la persuasion et à souligner, en revanche, les malheurs liés à la divergence et au conflit d’opinions. Dans le but de provoquer ou de préparer des réformes, le groupe de pression florentin estime essentiel de se doter d’outils de persuasion plutôt que de discussion, qui prévoient même la publication du faux 116. Loin d’être le produit d’une culture de la transparence et du libre débat, l’invention de l’opinion publique, outil discursif polémique, révèle une étrange parenté avec l’art « extraordinaire » et secret des complots et des coups d’État 117. Un second élément digne d’attention concerne l’usage de l’imprimerie dans la fabrication de l’opinion publique. Il est certain – comme le montre la note rédigée par Pelli en 1765 – que l’opinion publique est le résultat d’une publication qui a pour objet des matières d’État : elle se pose donc logiquement et idéologiquement en position de rupture par rapport à la culture du secret d’État. Toutefois, loin de suivre des voies ordinaires et publiques, la publication s’effectue dans ce cas par voie clandestine. La publication se présente ainsi comme un artifice qui sert à cacher au public le caractère partisan, voire sectaire des propositions politiques avancées par le groupe de pression et, en même temps, à protéger ce même groupe des représailles éventuelles de ses adversaires. 116. Sur la légitimité et la nécessité de publier des fausses lettres, cf. supra, p. 170. 117. À propos des coups d’État, cf. J.-P. CAVAILLÉ, Dis/simulations, op. cit., p. 199-265.

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La fabrication de l’opinion publique rend donc nécessaire une manipulation de la norme sur laquelle se fonde le fonctionnement de la censure en Toscane depuis 1743. L’équilibre précaire entre la censure du prince et la censure ecclésiastique, fixé par la loi sur l’imprimerie, montre ses limites et cède graduellement la place à une pratique censoriale fondée sur une violation systématique de la règle de la double révision obligatoire (civile et ecclésiastique) de tout ouvrage publiable de même que du caractère public de l’auteur et de l’imprimeur. L’entorse à la loi sur l’imprimerie évoquée par Pelli dans les Efemeridi, n’est probablement pas fortuite : elle fait écho à un courant, actif dans le gouvernement toscan, favorable à un assouplissement tacite du dispositif de la censure préventive. Dès 1763, le secrétaire de la Juridiction Giulio Rucellai, dénonce à plusieurs reprises le caractère figé de la norme censoriale et son effet paralysant pour l’industrie typographique ; à ce propos il envisage une libéralisation de la pratique – jusqu’alors illégale ou exceptionnellement tolérée par le gouvernement – des éditions clandestines : Dans tous les autres gouvernements, même en Italie, on a pour règle d’exiger un respect rigoureux des lois, même ecclésiastiques, sur les imprimés qui portent le sceau du gouvernement et de permettre aux imprimeurs de falsifier la date et d’imprimer clandestinement (alla macchia) comme l’on pratique, si je me limite aux seuls gouvernements italiens, à Venise, à Naples et à Lucques 118.

Pelli n’ignore sûrement pas ces positions et, sans doute, il les partage. Toutefois, la note qu’il rédige en novembre 1765 va au-delà de la position exprimée par Rucellai parce que, pour la première fois, il est ici question de la légitimité de l’usage de l’édition clandestine comme méthode ordinaire de communication politique. Dans ce cas, l’intérêt des professionnels du livre est secondaire et pratiquement inexistant par rapport aux nouvelles exigences déterminées par le caractère potentiellement conflictuel des réformes envisagées ou réalisées par le nouveau régime. C’est dans ce contexte que l’appel au public et à son jugement éclairé, par le biais de messages fictifs et anonymes expressément propagés, devient pertinent et efficace ; c’est également dans ce contexte que la censure peut accomplir une évolution spectaculaire et que censure et opinion publique, au lieu de se présenter comme des entités opposées et inconciliables dans une hypothétique lutte pour l’avènement de la liberté d’expression, se comportent comme deux éléments complémentaires d’un dispositif discursif visant, nous le verrons mieux, par la suite, à la production de propositions publiques vraisemblables et raisonnables. L’opinion publique est donc une invention, un artefact, le résultat d’une manipulation car, même s’il serait absurde de nier que tous ces discours s’adressent à des destinataires bien réels, en aucun cas des lecteurs en chair et en os ne peuvent exister sous la forme que leur prêtent tous ceux qui, pour des raisons de pure stratégie politique, ont intérêt à affirmer qu’ils existent. Le XVIIIe siècle mène ainsi à son plus haut degré l’art des apparences trompeuses en politique, cet art 118. G. RUCELLAI, Rappresentanza ad Antonio Botta Adorno, op. cit., c. 365v : « E finalmente in tutti i governi anco d’Italia si è adottata la massima di esigere una rigorosa osservanza delle leggi anco canoniche sopra le stampe che portano la firma pubblica e di permettere agli stampatori di falsificare la data e di stampare alla macchia come si pratica, per restringermi a’governi italiani, in Venezia, Napoli e Lucca. »

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qui consiste, le cas échéant, à faire croire qu’un outil rhétorique, construit par une minorité active dans le but de rendre plus efficace son action culturelle et politique, est doté de l’épaisseur d’un phénomène sociologique et empiriquement vérifiable. Ce malentendu constitutif perdure toujours dans le discours historiographique contemporain qui, non sans peine, distingue l’opinion publique, en tant que catégorie littéraire et idéologique, de l’opinion collective qui constitue un phénomène réel mais insaisissable ou difficilement mesurable.

Gouverner l’opinion publique Cette ambiguïté est toutefois assez clairement perçue par les acteurs politiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme en témoignent les pratiques mises en place par le gouvernement toscan dans le but d’améliorer l’ordre public. L’opinion collective existe à ce stade comme catégorie de la police. Mot d’usage savant, lié à la notion classique de politeia et, dans le contexte républicain, à celle de vivere civile (civilité) 119, police (polizia) paraît dans le lexique de l’administration toscane au début des années 1770. Plus généralement, ce phénomène intéresse les principaux États italiens au cours de la seconde moitié du XVIIIe, dans lesquels on assiste à la mise en place d’institutions spécifiquement destinées à l’organisation de l’ordre public 120. Dans le cas italien, la police moderne se situe à la rencontre de plusieurs expériences : on reconnaît l’influence de la police parisienne théorisée par Nicolas Delamare (1705-1738), véritable paradigme de rationalisation de l’espace urbain 121, sans pour autant négliger l’importance de la policey, que les sciences camérales (Cameralwissenshaft) conçoivent comme un ensemble de mesures concrètes pour réaliser le bien-être et la sécurité du prince et des sujets 122. Ce dernier modèle, développé et enseigné dans les Universités allemandes tout au long du XVIIIe siècle, est l’un des éléments constitutifs – avec la physiocratie et l’Aufklärung catholique – de la culture des hauts fonctionnaires impériaux. Le nouveau chef de l’exécutif toscan Rosenberg-Orsini est profondément imbu de cette philosophie pratique de la raison gouvernementale. Ce serait toutefois une erreur de vouloir limiter la naissance de la police moderne à une histoire de la circulation et de la réception de modèles européens : peut-être plus qu’ailleurs, dans le cas italien la police est solidement ancrée dans un tissu complexe de fonctions et de juridictions administratives et pénales, en partie d’origine civile, en partie ecclésiastique. La police des princes réformateurs est le résultat du fonctionnement routinier d’anciennes magistratures citadines préposées au contrôle capillaire d’individus et de groupes potentiellement dangereux mais aussi d’un processus de sécularisation qui concerne, dans la 119. Cf. C. MOZZARELLI, « Riflessioni preliminari sul concetto di polizia », Filosofia politica, 2-1988, p. 7-14, et E. FASANO GUARINI, « Gli ordini di polizia nell’Italia del ‘500 », op. cit., p. 60. 120. Cf. A. CONTINI, « Quali le funzioni di polizia ? » in L. ANTONIELLI (dir.), La polizia in Italia in età moderna, Catanzaro, Rubbettino, 2002, p. 65-80. 121. Cf. P. PIASENZA, Polizia e città. Strategie d’ordine, conflitti e rivolte a Parigi tra Sei e Settecento, Bologne, Il Mulino, 1990 et P. NAPOLI, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, La Découverte, 2003. 122. Sur la police dans le modèle des sciences camérales voir M. STOLLEIS, Histoire du droit public en Allemagne, op. cit., p. 562-594.

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seconde moitié du XVIIIe siècle, les tribunaux ecclésiastiques. La police finit ainsi par absorber les préoccupations, le style et les méthodes de la juridiction pénale des évêques et des inquisiteurs, dont elle constitue, en quelque sorte, l’héritière légitime 123. Dans le cas toscan, le « motu proprio secret » de janvier 1752, qui prévoit la dilatation soudaine des compétences de l’Auditeur fiscal en matière de contrôle des comportements et des idées religieuses des sujets, constitue le point de départ d’une tendance qui se précise davantage dans la période de Pierre Léopold. Les « Propositions de police » (Proposizioni di pulizia), rédigées par l’Auditeur fiscal Domenico Brichieri Colombi en 1771 à l’attention du souverain, contiennent l’une des toutes premières occurrences de ce nouveau mot-clé du lexique politique 124. Vraisemblablement calquée sur le terme français corrélatif, la police dont il est question dans ce texte ne consiste pas ou pas seulement – comme dans le cas parisien – dans la mise en place des conditions permettant une administration rationnelle de la ville. Dans la vision du fonctionnaire chargé de la sécurité interne de l’État toscan la police est principalement un ensemble cohérent de techniques et de préceptes consacrés au bon gouvernement des opinions : L’exécution de ces propositions – explique-t-il – permettrait de mettre en évidence et de mieux pénétrer l’intimité des sujets et de faire connaître les jugements du vulgaire, qui parfois ne sont pas les plus dangereux, sur différentes matières […]. Votre Altesse Royale aura la possibilité d’observer les choses dans leur aspect naturel, telles que le peuple les conçoit, sans tous ces masques et affectations que l’adulation d’ordinaire utilise pour les transformer aux yeux du souverain 125.

Dans son projet Brichieri distingue différents genres d’opinions, en fonction de la nature des lieux où elles se manifestent et de leur source. Tout d’abord, il y a l’opinion des sujets, conçue dans ses stratifications et articulations possibles, depuis l’oralité de la rue jusqu’aux formes les plus sophistiquées de la sociabilité aristocratique ; il y a ensuite l’opinion qui se manifeste dans le circuit fermé de l’administration. Brichieri met en garde son auguste interlocuteur contre cette opinion sournoise, profondément ancrée dans les rouages de l’État au point de se confondre avec les institutions et pourtant tendanciellement nuisible. L’instauration d’une solide organisation de police aurait finalement permis au souverain de saisir et de mettre en lumière « le caractère des personnes et leurs vices, le comportement des ministres, des secrétariats et les discours, les cabales et les combines des arrogants ». Dans la vision de ce haut fonctionnaire et homme de confiance du prince, la police se présente ainsi comme l’outil prioritaire, direct et incontournable de dévoilement de la qualité effective des choses et des personnes, l’instrument de lutte contre le clientélisme et le misonéisme des 123. Cf. à ce sujet les considérations de E. BRAMBILLA, « Giuristi, teologi e giustizia ecclesiastica dal ‘500 alla fine del ‘700 », in L. BETRI, A. PASTORE (dir.), Avvocati, medici ingegneri. Alle origini delle professioni moderne, Bologne, Clueb, 1997, p. 169-206. 124. ASF, Camera e auditore fiscale, 2823, ins. 242, Proposizioni di pulizia. 125. Ibidem : « L’esecuzione di queste proposizioni potrebbe portare avanti e potrebbe far penetrare l’interno dei sudditi e far conoscere i giudizi che dal volgo si formano di differenti cose, che talvolta non sono i peggiori […] Vostra Altezza Reale avrà luogo di rimirare le cose come almeno si concepiscono nel popolo nel loro naturale, senza quelle maschere et abbellimenti con i quali l’adulazione è solita di trasformarle agli occhi del sovrano. »

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fonctionnaires – maintes fois déploré par Pierre Léopold 126 –, d’évaluation des tensions profondes qui traversent le corps politique. À ce propos, le projet de Brichieri est largement tributaire au quotidien de la connaissance d’un certain nombre de lieux stratégiques situés dans le tissu urbain : c’est le cas des lieux de conversation (ridotti) de la haute société citadine ou de lieux publics tels que les cafés et les tavernes ; par ailleurs, le fonctionnement de la police dépend aussi de l’observation d’individus dotés de charisme, de capacité d’écoute et de médiation dans leur milieu proche : Les sages-femmes, les curés, les médecins, les avocats sont plus que d’autres à même de découvrir les intrigues des familles et des tribunaux de la ville : il serait donc opportun d’étudier leurs comportements et discours.

Renouant avec le modèle cosimien de quadrillage de la capitale 127, les « Proposition de police » prévoient l’institution d’une nouvelle figure de fonctionnaire (le futur commissaire de police), une sorte d’émissaire capable de surmonter résistance et méfiance des sujets («un homme insinuant, vigilant, en mesure de lire et écrire correctement » précise Brichieri) et de rapporter périodiquement, grâce à un bon nombre d’informateurs présents dans les différentes paroisses de la ville (popoli), « les informations nécessaires ». Ce projet est soumis à l’appréciation du souverain et de son premier ministre dans un moment particulièrement critique. En septembre 1767, le gouvernement toscan a partiellement adopté comme ligne politique le précepte physiocratique de la libéralisation du commerce des grains : une décision grave et audacieuse, perçue, non à tort, comme attentatoire au principe coutumier de la primauté de la ville « dominante » et du ravitaillement rigidement réglementé du peuple urbain 128. Parallèlement, en 1766-1767, le gouvernement a organisé une grande enquête statistique sur les manufactures du grand-duché et, pour la première fois, il a envisagé la possibilité d’une délocalisation des activités industrielles dans le secteur de la laine et de la soie au bénéfice des centres mineurs et des campagnes 129. Ce contexte de crise de l’« économie morale » traditionnelle est favorable aux rumeurs les plus incontrôlables sur des réformes envisagées ou en cours de réalisation. La peur des réformes alimente l’hypothèse d’un complot mis en acte conjointement par le gouvernement et les propriétaires aux dépens du peuple artisan et constitue un facteur de désordre. Une lettre de Rosenberg à Brichieri de décembre 1768 fait référence à cette situation : 126. Dans son bilan de gouvernement, Pierre Léopold souligne la tendance des fonctionnaires à « fomentare con discorsi studiati e mezze parole delle inquietudini nel pubblico e della diffidenza contro il governo e le sue intenzioni e screditarne e impedirne le operazioni » : PIETRO LEOPOLDO D’ASBURGO LORENA, Relazioni sul governo della Toscana, I, éd. de A. SALVESTRINI, Florence, Olschki, 1969, p. 58. 127. Cf. supra, p. 100-109. 128. Sur ces réformes, cf. M. MIRRI, La lotta politica in Toscana intorno alle « riforme annonarie, op. cit. ; sur le mouvement de contestation provoqué par les réformes, cf. I. TOGNARINI, F. MINECCIA, « Tumulti urbani nella Toscana di Pietro Leopoldo », in L. Berlinguer, F. Colao (dir.), Criminalità e società in età moderna, Milan, Giuffrè, 1991, p. 167-228. Sur le concept d’économie morale au XVIIIe siècle, cf. E.P. THOMPSON, « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », trad. fr. in F. GAUTHIER et G.R. INKI (dir.), La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle, Montreuil, Éd. de la Passion, 1988, p. 31-92. 129. Pour une synthèse des réformes dans le domaine industriel, cf. C. MAITTE, Les mutations de l’espace industriel : un problème politique (XVIIe-XIXe siècle), in Florence et la Toscane, op. cit., p. 197-214.

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Ce que Votre Seigneurie me communique dans sa lettre confidentielle du 6 décembre à propos de l’augmentation de la gabelle du vin et de la libre exportation de la soie brute toscane hors de l’État est sans aucun doute une rumeur sans fondement propagée à dessein puisque nous n’avons abordé ce sujet pour rien au monde. Il est pourtant nécessaire de détromper tous ceux qui doutent et vous aussi, vous vous emploierez à prévenir vos interlocuteurs en leur disant que tout cela ne correspond en rien à la vérité 130.

Confrontée à une dynamique des événements où la réalité interfère constamment avec l’autosuggestion collective, la police joue un rôle doublement important : elle étudie les signes avant-coureurs des changements profonds en cours, potentiellement dangereux pour la conservation du lien politique ; elle permet de rétablir le juste équilibre entre la doxa et la vérité gouvernementale. Dépourvu de preuve, l’événement fictif véhiculé par la rumeur est doté d’un pouvoir de déstabilisation auquel s’oppose l’œuvre d’information ciblée mise en acte par le chef de la police et par ses hommes. Le processus d’institutionnalisation de la police – qui culmine en 1784 avec la création d’un organisme centralisé, la Présidence du Buongoverno 131 – poursuit en même temps un objectif juridique et politique. Il détermine, d’un côté, la laïcisation progressive de l’hérésie, la séparation nette entre le délit et le péché et la définition d’une catégorie d’infractions qui portent atteinte à la morale publique : celles-ci feront dorénavant l’objet d’un traitement sans formalité juridique et secret (dit « économique »), comparable à la procédure de l’Inquisition, soudainement abolie en 1782 132. De l’autre côté, ce processus dote le souverain d’un outil efficace de connaissance et de gouvernement des comportements et des opinions des sujets. Une circulaire de 1777 établit l’institution, dans chaque quartier de la capitale, d’un commissaire chargé de veiller au maintien de l’ordre et de repérer des informations relatives à la conduite publique et privée des habitants de sa circonscription 133. Directement inspirée par Pierre Léopold, cette réforme vise principalement à introduire l’œil du prince dans les lieux de la sociabilité traditionnelle : la famille, les congrégations laïques et religieuses. C’est en effet à ce niveau que la parole est révélatrice, à travers la bonne ou la mauvaise renommée des individus, de la qualité du lien social ; c’est également à ce niveau qu’une parole potentiellement destructrice du lien politique peut à tout moment se former. L’articulation et le fonctionnement de la police toscane, qui a été à l’origine de l’accusation de despotisme contre le régime de Pierre Léopold ne peut être 130. ASF, Camera e auditore fiscale, 2810, ins. 510, 9 décembre 1768 : « È stata certamente una ciarla escita senza fondamento quella che Vossignoria Illma mi scrive con sua confidenziale de’ 6 corrente di essersi costì sparsa circa l’aumento della gabella del vino e la libertà dell’estrazione delle sete crude nostrali per fuori stato, poiché non si è neppur per ombra formato discorso sopra di tali punti. Sarà bene che sieno sincerate le menti di quelli che ne dubbitano ; ed Ella potrà assicurare chiunque che seco ne discorresse che ciò non è affatto vero. » 131. Cf. C. MANGIO, La polizia toscana. Organizzazione e criteri d’intervento (1765-1808), Milan, 1988. 132. Sur l’abolition de l’Inquisition en Toscane, cf. [F. BECATTINI], Fatti attinenti all’Inquisizione e sua storia generale e particolare di Toscana, Florence, Pagani, 1782, et A. PROSPERI, « L’età dell’Inquisizione romana a Santa Croce di Firenze », in L’Inquisizione romana, op. cit., p. 199-217. 133. Cf. A. CONTINI, « La città regolata : polizia e amministrazione nella Firenze leopoldina (1777-1782) », in C. LAMIONI (dir.), Istituzioni e società in Toscana nell’Età moderna, I, Florence, Edifir, 1994, p. 426-508.

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développée ici 134. Il n’en reste pas moins nécessaire de souligner qu’au cours des années 1780, simultanément à la mise en place de la réforme d’inspiration janséniste de l’Église toscane et à la forte résistance qu’elle rencontre surtout dans les milieux populaires, le délit d’opinion devient à nouveau d’actualité : la police du prince se conduit pour l’essentiel comme une police politique dont le but principal est de repérer et de corriger promptement toute (micro) manifestation d’opposition et de déviance idéologique 135. La censure des livres n’échappe pas à cette tendance. Soumise en 1778 à la direction de Riguccio Galluzzi, un historien proche du mouvement janséniste 136, la censure répressive enregistre un durcissement considérable et son application est entièrement confiée aux soins des commissaires de quartier 137. À ces derniers et aux inspecteurs de police revient la tâche prioritaire – auparavant exercée par les agents du Saint-Office – du contrôle systématique des libraires et des réseaux de circulation clandestine des imprimés, avec une attention spécifique pour tout écrit considérée offensif pour la morale ou contraire à la nouvelle orthodoxie politico-religieuse d’inspiration janséniste. En 1779 un bûcher de livres « exécrables » – parmi lesquels figure la Contagion sacrée de D’Holbach – saisis dans les librairies de la capitale, ordonné par Brichieri Colombi à la demande de l’archevêque de Florence Gaetano Incontri, marque symboliquement le lien, jamais interrompu dans les faits, entre l’ancienne et la nouvelle censure. À ce stade de la réflexion, l’opinion publique révèle sa nature complexe, à mi-chemin entre discours et pratiques politiques : d’une part c’est un outil rhétorique qui se prête à la création d’un discours qui anticipe, explique, justifie le changement politique, de l’autre, un objet concrètement repérable et mesurable en tant qu’opinion orale et populaire, situé au cœur même des inquiétudes d’un appareil de police en expansion. Tout discours historique sur la naissance de l’opinion publique en Italie doit ainsi se mesurer non seulement à la faiblesse incontestable du public des lecteurs 138, mais aussi avec l’incapacité des acteurs politiques et institutionnels à concevoir cette nouvelle dimension politique collective dans des termes autres que l’invention discursive ou la présence informe et menaçante de la protestation, de la rumeur et de la délation. On mesure ici la distance qui sépare cette expérience politique de l’idée d’opinion publique comme instance critique et comme résultat d’une libre confrontation d’opinions divergentes propre à l’utopie libérale et au modèle, longtemps canonique, de Jürgen Habermas.

134. Le texte fondateur de la légende noire du despotisme de Pierre Léopold est [F. BECATTINI] Vita pubblica e privata di Pietro Leopoldo granduca di Toscana poi imperatore Leopoldo II, Sienne, All’insegna del Mangia, 1797, voir aussi P. A. MACCIONI, « Critiche inglesi all’operato di Pietro Leopoldo » in La « Leopoldina » nel diritto e nella giustizia in Toscana, Milan, Giuffrè, 1989, p. 561-645 ; en revanche, sur le mythe de Pierre Léopold, prince réformateur, cf. M. MIRRI, « Riflessioni su Toscana e Francia, riforme e rivoluzione », Annuario dell’Accademia Etrusca di Cortona, 24-1990, p. 117-233. 135. Cf. A. CONTINI, « Quali le funzioni di polizia ? », op. cit., p. 75. 136. Cf. C. FANTAPPIÈ, Riforme ecclesiastiche e resistenze sociali. La sperimentazione istituzionale nella diocesi di Prato alla fine dell’antico regime, Bologne, Il Mulino, 1986, p. 269-270. 137. Sur l’évolution de la censure toscane dans les années 1780 voir S. LANDI, Il governo delle opinioni, op. cit., p. 315-342. 138. Cf. les considérations de L. MANNORI, « La crisi dell’ordine plurale », op. cit., p. 251.

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En dépit de ces conditions, l’idée que le public composé d’individus raisonnables constitue l’interlocuteur privilégié du gouvernement se propage et se banalise au point même de devenir constitutive, au bout de quelques années, d’un nouveau sens commun politique. La métamorphose de la censure préventive, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, est la condition nécessaire pour que ce processus puisse se réaliser. À partir de la fin des années 1760, plusieurs voix s’élèvent en Toscane pour expliquer publiquement les bienfaits politiques de la liberté d’impression et d’expression. Un exemple significatif à cet égard est offert par un texte de Cosimo Amidei, La Chiesa e la repubblica dentro i loro limiti (L’Église et la république dans leurs limites), publié anonyme et avec une fausse indication typographique à Florence en 1768 139. Amidei a attiré l’attention des historiens des idées en raison de certaines de ses propositions, à l’évidence calquées sur le Contrat social de Rousseau et De l’Esprit d’Helvétius 140. Cet intellectuel de second plan n’est toutefois pas simplement un vulgarisateur désintéressé des Lumières, mais aussi un personnage proche du cercle du premier ministre Rosenberg et ami intime de Giuseppe Bencivenni Pelli 141. Loin d’être neutres, ses propositions expriment donc, vraisemblablement, des positions partagées au niveau le plus élevé de l’exécutif. Dans son petit ouvrage Amidei examine les nombreuses atteintes que la puissance ecclésiastique continue de faire subir à la souveraineté de l’État et s’arrête, en particulier, sur la question de « l’interdiction des livres ». Son point de vue sur la censure, quoique visiblement ancré dans la réalité toscane, est susceptible d’illustrer une situation commune aux États de la péninsule. Dans le domaine de la censure préventive, ramener la juridiction de l’Église dans ses justes limites équivaut à empêcher le réviseur ecclésiastique d’avoir un droit de regard sur tout ouvrage à caractère non religieux : On doit laisser aux ecclésiastiques la censure des livres qui traitent de religion, mais le jugement des livres profanes doit revenir essentiellement aux réviseurs nommés par le prince et, excepté les livres contraires au dogme et aux bonnes mœurs, on doit accorder la liberté de la presse, car celle-ci produira un bénéfice considérable pour l’État 142.

L’argument en faveur de la liberté de la presse utilisé par Amidei est en partie déjà entendu : on le retrouve notamment dans le préambule de la loi toscane sur l’imprimerie de 1743 et dans le mémoire que Rucellai rédige en 1763 dans le but de trouver un remède aux lacunes de la nouvelle censure. On peut le résumer de la manière suivante : l’imprimerie est une branche significative de la production 139. [C. AMIDEI], La Chiesa e la repubblica dentro i loro limiti, Concordia discors, s.l., 1768. 140. Cf. l’édition critique de La Chiesa e la repubblica dentro i loro limiti avec l’introduction de A. ROTONDO, in C. AMIDEI, Opere, Turin, Giappichelli, 1980, et F. VENTURI, Settecento riformatore, II, La chiesa e la repubblica dentro i loro limiti, op. cit., p. 236-249. 141. Cf. S. LANDI, « Scrivere per il principe. La carriera di Domenico Stratico in Toscana (1761-1776) », Rivista storica italiana, 104-1992, p. 90-154. 142. La Chiesa e la repubblica dentro i loro limiti (éd. ROTONDO), op. cit., p. 247 : « Deve lasciarsi sempre agli ecclesiastici la censura dei libri che trattano di religione, ma il giudizio dei libri profani deve risedere esclusivamente nei revisori destinati dal principe e, prescindendo dai libri che sono contrari al dogma e al buon costume, si dia libertà alla stampa, perché questa produrrà un notabile profitto allo stato. »

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industrielle de l’État ; en tant qu’activité industrielle l’imprimerie n’est en soi ni bonne ni mauvaise, elle est moralement neutre et, pour cette raison, mis à part les livres qui véhiculent des idées ouvertement attentatoires aux fondements de la communauté, la liberté de la presse doit être assuré par le gouvernement à l’instar de la liberté du commerce. Toutefois pour Amidei la liberté de la presse n’a pas seulement une justification économique puisque des raisons d’ordre politique et éthique rendent son instauration encore plus urgente et nécessaire : J’estime que le meilleur règlement pour diminuer les inconvénients politiques serait celui qui, avant de délibérer des choses qui concernent le public, donnerait la liberté à chacun d’exposer son avis sur le papier car, ainsi, les institutions s’approcheraient de la volonté générale. Le roi de Suède a procédé de telle sorte et il est souhaitable que son sage exemple soit suivi par les autres souverains 143.

Chez Amidei, la liberté de la presse est donc synonyme de liberté d’expression. Dans son lexique rousseauiste, la « volonté générale » a un statut analogue à celui de l’opinion publique libérale : en tant que résultat d’un libre débat d’idées, la « volonté générale » devient une nouvelle, puissante catégorie de jugement du discours du gouvernement sur les affaires qui concernent l’intérêt collectif. C’est une position qui rappelle l’allégorie du « tribunal de l’opinion » mise en circulation à la fin du XVIIIe siècle en France dans une phase de contestation de l’absolutisme 144. De même que l’opinion publique, la volonté générale évoquée par Amidei est une instance qui juge et qui distribue blâme et honneur. La liberté de la presse n’implique pas seulement l’élimination progressive des entraves imposées à la libre circulations des biens et des idées par une censure ecclésiastique de plus en plus résiduelle, mais aussi la disparition tout court de la censure préventive et son remplacement par le jugement d’un public éclairé. Dans cette perspective téléologique, l’opinion deviendrait finalement la seule forme légitime de censure. La position d’Amidei rappelle l’apologie des gouvernements absolus respectueux du libre débat d’opinions parue, deux ans auparavant, dans les colonnes du périodique milanais « Il Caffè 145 ». Ce n’est sûrement pas un hasard. De même que les frères Verri, Cosimo Amidei agit dans un système soumis à des contraintes analogues : lorsqu’ils parle de la liberté de la presse et des droits inédits d’un public de lecteurs il a, en même temps, « les yeux rivés sur le prince » dans le but de pouvoir intervenir sur la réalité grâce à son soutien décisif 146.

143. Ibidem, p. 244 : « Il miglior regolamento per diminuire gl’inconvenienti politici credo che sarebbe quello che, prima di deliberare sopra cose concernenti il pubblico, si desse la libertà ad ognuno di esporre i suoi sentimenti in carta, perché allora gli stabilimenti si approssimerebbero alla volontà generale. Il re di Svezia ha fatto così ed è da desiderarsi che il di lui savio esempio sia seguitato da altri regnanti » ; sur la réforme de la censure en Suède, cf. F. VENTURI, Settecento riformatore, III, La prima crisi dell’Antico Regime (1768-1776), Turin, Einaudi, 1979, p. 281 ; sur les relations culturelles entre la Suède et la Toscane, cf. V. BECAGLI, « Il Salomon du Midi et l’Ami des hommes. Le riforme leopoldine in alcune lettere del marchese di Mirabeau al conte di Sheffer », Ricerche storiche, 1977, p. 137-195, et F. ABBRI, « A Forgotten Dialogue : Sweden and Tuscany in the Eighteenth Century », Lychnos, 1989, p. 129-148. 144. Cf. K.M. BAKER, « Politique et opinion publique sous l’Ancien Régime », op. cit., et M. OZOUF, « L’opinion publique », op. cit. 145. Cf. supra, p. 167-168 . 146. L. MANNORI, « La crisi dell’ordine plurale », op. cit., p. 251.

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Dans l’espace public toscan et lombard, entre le personnel bureaucratique et les intellectuels il n’y a pas de solution de continuité : ce sont parfois les mêmes personnes, partageant le même langage, même si le sens des mots diffère sensiblement selon le lieu d’expression. Entre le discours des intellectuels et celui des fonctionnaires il y a pourtant un écart profond et nécessaire et cet écart permet de saisir l’usage idéologique, voire publicitaire de la « liberté de la presse », publiquement revendiquée dans les pages des périodiques et des opuscules qui circulent dans ces États 147. Ce décalage de sens est parfaitement perçu et justifié dans une lettre que le ministre des Affaires Étrangères de la cour de Vienne Rittberg von Kaunitz adresse au ministre plénipotentiaire Carlo Firmian en 1768 148. Cette même année un nouveau système de censure, limitant résolument l’influence des réviseurs ecclésiastiques, a été mis en place dans l’État de Milan. De même que les frères Verri et Amidei, Kaunitz parle de la liberté d’imprimer : En ce qui concerne les précautions fixées pour l’imprimerie, il serait peut-être plus utile de laisser chacun dans la liberté d’imprimer, à la condition qu’aussi bien l’auteur que l’imprimeur soient connus par le gouvernement et également responsables des opinions (massime), présentes dans les ouvrages publiés ; lorsque celles-ci seraient en contradiction avec les principes d’une morale saine et d’une religion pure, les auteurs et les imprimeurs seraient non seulement convoqués et réprimandés mais aussi punis. Cette liberté ne serait ainsi qu’apparente, mais dans les faits, aussi bien les auteurs que les imprimeurs, ne pourraient plus avoir recours au subterfuge d’avoir subi, selon les normes en vigueur, la censure des réviseurs, parce que ces derniers, soit par inadvertance, soit par erreur ou par précipitation, peuvent accorder des prétextes pour empêcher de procéder légitimement contre ceux qui ont manqué à leur devoir 149.

Avec la prudence et le discernement du haut-fonctionnaire, Kaunitz traite la « liberté d’imprimer » sous un angle purement technique, comme une condition de fonctionnement du régime de censure et, dans cette perspective, la « liberté d’imprimer » peut paradoxalement se démontrer plus efficace de n’importe quel dispositif de censure préventive. Simple simulacre, la « liberté d’imprimer » est en effet un artifice habile mis en acte par les gouvernements dans une double finalité publicitaire et persuasive : à l’extérieur de l’État, elle sert à propager l’image d’un 147. Un article très élogieux sur la réforme de la censure suédoise de 1766 qui introduit la liberté de la presse presque intégrale dans le royaume, paraît dans le périodique florentin « Gazzetta estera », le 21 avril 1767. 148. Sur cette réforme, qui replaçait la censure des livres dans le domaine des compétences des autorités politiques, cf. A. P. MONTANARI, « Il controllo della stampa ramo di civile polizia. L’affermazione della censura di Stato nella Lombardia austriaca del XVIIII secolo », Roma moderna e contemporanea, 2-1994, p. 343-378, et A. TARCHETTI, « Censura e censori di sua maestà imperiale nella Lombardia austriaca : 1740-1780 », in Economia, istituzioni, cultura in Lombardia nell’età di Maria Teresa, III, Bologne, Il Mulino, 1982, p. 741-792. 149. Kaunitz à Firmian, Vienne, 28 novembre 1771, cité in A. TARCHETTI, « Censura e censori », op. cit., p. 755 : « Rispetto alle cautele fissate per la stampa, forse più utile di esse sarebbe stato il lasciare bensì la libertà a ciascuno di stampare, ma a condizione che tanto l’autore che lo stampatore oltre di dover esser noti entrambi al governo, rimanessero responsabili delle massime che nelle opere pubblicate si sarebbero trovate incoerenti ai principi di una sana morale e di una pura Religione per poter essere in tal caso non solamente riconvenuti e redarguiti, ma anche castigati. Questa libertà sarebbe stata solo apparente, ma di fatto e gli autori e gli stampatori non avrebbero avuto sotterfugio di avere, a norma degli ordini, subita la censura dei revisori, alcuni dei quali, o per inavvertenza o per errore o per fretta, può somministrare dei pretesti ad impedire ogni legittima procedura contro chi manca. »

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régime politique encourageant l’industrie et la liberté d’expression de ses sujets (une condition apparemment semblable à celle dont bénéficient les sujets des grandes monarchies de l’Europe septentrionale) ; à l’intérieur, la « liberté d’imprimer » fonctionne comme un leurre pour auteurs et imprimeurs, parce que la censure, au lieu de disparaître, se retranche dans une position essentiellement répressive et policière ou elle se manifeste, de façon plus subtile, nous le verrons, dans les dispositifs littéraires de production du discours politique. C’est notamment dans cette acception technique que la formule « liberté d’imprimer » est employée, à la même époque, par les censeurs toscans. Dans l’imaginaire de ces derniers, le mot « liberté » désigne avant tout un régime de l’édition qui diffère profondément de celui en vigueur en Angleterre ou en Suède, où un édit de 1766 a posé les bases d’un libre débat public sur les matières de gouvernement. Le caractère fictif et idéologique de l’éloge de la liberté suédoise présent dans le pamphlet de Cosimo Amidei est mis en lumière dans une réflexion personnelle de Giuseppe Pelli. Sur la base d’une série d’arguments qui évoquent le rapport toujours nécessaire entre culture et censure, déjà théorisé et mis en acte par les censeurs de la Contre-Réforme, Pelli critique l’expérience anglaise et suédoise, faisant appel au bon sens du censeur : J’ai entendu que dans ces deux gouvernements il y a beaucoup de plaintes contre les abus de cette liberté : d’où nous pouvons conclure que, lorsque les hommes peuvent faire ce qu’ils veulent, ils font rarement ce qu’ils doivent faire […]. Les hommes ont besoin d’un frein. Le problème est que ce frein doit être doux et qu’il ne serre pas plus qu’il ne faut. Quand je demande et je souhaite la liberté, je demande et je souhaite qu’il ne se produise aucun excès de force 150.

Condition périlleuse, suspendue entre le danger de la licence et les excès de la contrainte, la « liberté d’imprimer » est difficile à définir de manière positive. Pour les fonctionnaires toscans la liberté se réalise, concrètement, à travers une infraction méthodique à la législation sur la censure préventive de 1743. Depuis 1763, les entorses à la règle qui prévoit la double révision de tout manuscrit susceptible d’être imprimé deviennent de moins en moins exceptionnelles, les réviseurs du prince ayant adopté tacitement le principe d’accorder l’impression sans consulter leurs homologues ecclésiastique. Cette pratique d’exception reste somme toute sporadique jusqu’à l’avènement de Pierre Léopold. Entre 1766 et 1768, on assiste à la multiplication d’imprimés toscans qui portent une fausse indication typographique et qui participent activement à une stratégie de communication politique, selon les souhaits exprimés à titre privé par Giuseppe Pelli en 1765. Les moyens mis en œuvre à cette fin sont multiples. D’un côté, sont créées les conditions pour l’émergence d’une presse spécialisée dans l’information politique internationale. Les Notizie del mondo (Nouvelles du Monde), le principal périodique toscan, sort à Florence à partir de 1768, sans indication de lieu d’impression, selon la volonté explicite de Rosenberg-Orsini. Le premier ministre se montre 150. Efemeridi, série Ire, XXVII, c. 28, 15 janvier 1771 : « In questi due governi […] sento che ci sono grossi lamenti sopra l’abuso di questa libertà e vuol dire ciò che quando gli uomini possono fare quello che vogliono di rado fanno quello che devono […]. Gli uomini hanno bisogno di un freno. Tutto sta che questo freno sia dolce e che non gli stringa più del dovere. Quando domando e consiglio libertà, domando e consiglio che non si faccia abuso di veruna forza. »

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ainsi soucieux de préserver la neutralité du gouvernement tout en utilisant ce premier support d’information massive comme une éventuelle vitrine pour les réformes qui vont avoir lieu dans l’État toscan 151. De l’autre, on développe les potentialités politiques du pamphlet suivant une double orientation publicitaire : soutenir la nouvelle classe dirigeante dans ses efforts de modernisation du système annonaire, principalement grâce à l’apport de traductions du français d’auteurs physiocratiques 152 ; légitimer le gouvernement dans sa lutte contre les privilèges de la juridiction de l’Église et du statut des ecclésiastiques, dont l’ouvrage de Cosimo Amidei constitue un exemple significatif 153. Dans un premier temps, le dispositif de régulation de cette pratique autorisée mais illégale reste plutôt indéterminé : les exemplaires des ouvrages que l’on estime nécessaire d’imprimer clandestinement (alla macchia), commandités au niveau le plus élevé de l’exécutif, sont soumis au prince pour son approbation ultime 154. Totalement discrétionnaire, cette méthode est toutefois à l’origine d’un certain nombre de difficultés et de malentendus entre les différentes branches de l’administration qui veillent au bon fonctionnement de la censure. Dans une lettre datée de décembre 1770 et adressée à Rosenberg-Orsini, l’auditeur fiscal Brichieri Colombi exprime son étonnement de voir circuler, impunément et à son insu, dans les librairies de la capitale, des livres qui attaquent la juridiction ecclésiastique et qui, de toute évidence, sont imprimés en Toscane 155. La solution à ce dysfonctionnement est contenue dans une note du premier secrétaire du secrétariat d’État Francesco Seratti datée de mai 1771 : malgré son caractère informel, on peut raisonnablement considérer ce texte comme l’un des actes fondateurs de la presse politique en Toscane et en Italie. La « liberté d’imprimer » y est conçue comme un privilège, octroyé par accord verbal initialement à une seule imprimerie de la capitale, celle des associés Allegrini et Pisoni, ensuite élargie à d’autres imprimeurs de l’État ; la permission pour ce genre d’ouvrages clandestins relève de la compétence d’un réviseur spécialisé, nommé directement par le souverain ou par le premier ministre ; presque inévitablement, la personne choisie pour cet emploi confidentiel est Giuseppe Pelli, c’est-à-dire le fonctionnaire qui en premier, depuis 1765, a compris que la clandestinité est la condition nécessaire non seulement pour éviter les obstacles de la législation en vigueur sur l’imprimerie, mais aussi pour construire et politiser en profondeur le débat public dans un régime absolutiste 156. 151. Cf. S. LANDI, Il governo delle opinioni, op. cit., p. 216-222. 152. Cf. A. ALIMENTO, « La réception des idées physiocratiques à travers les traductions : le cas toscan et vénitien », in B. DELMAS, T. DEMALS, Ph. STEINER (dir.), La diffusion internationale de la physiocratie (XVIIIe-XIXe), Grenoble, PUG, 1995, p. 297-313. 153. Sur les orientations de la politique ecclésiastique de la première période de Pierre Léopold, cf. M. ROSA, « Giurisdizionalismo e riforma religiosa nella politica ecclesiastica leopoldina », in Rassegna storica toscana, 11-1965, p. 257-300. 154. A titre d’exemple, en 1767, Pierre Léopold donne sa permission pour imprimer, avec la fausse indication de Lucques une dissertation théologique de Domenico Stratico favorable à la commercialisation des objets du culte dans les moments de crise économique de l’État (Dissertazione teologica sopra l’uso degli arredi sacri nei pubblici bisogni, Lucca 1767). Cf. S. LANDI, « Scrivere per il principe », op. cit., p. 123-126. 155. Cf. S. LANDI, Il governo delle opinioni, op. cit., p. 242. 156. ASF, Giuseppe Pelli Bencivenni, Carte, 11, ins. 149, Affari di stampe segrete dal 1771 al 1787 ; la lettre de Seratti est accompagnée d’un registre important des ouvrages revus par Pelli selon la procédure des permissions tacites.

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Épilogue

Vers un nouveau sens commun politique « Une traduction complète ne pourrait être qu’une traduction d’idées dans laquelle les mots de Jefferson seraient changés en un panégyrique du gouvernement absolu 1. »

Outil polémique forgé par une avant-garde d’intellectuels et de fonctionnaires dans le but de rendre plus audible leur discours dans une phase de lutte de pouvoir et de transformation de l’État, l’opinion publique, c’est-à-dire l’opinion raisonnable d’un public de lecteurs, se transforme progressivement en mot d’ordre fondateur d’un nouveau sens commun politique. On est ici en présence d’un processus complexe, suivant lequel le sujet d’un État absolutiste se familiarise progressivement avec l’idée que les intérêts de l’État ne coïncident pas et peuvent même s’opposer aux intérêts de la société civile ; qu’il existe un espace de liberté inaliénable à l’abri du pouvoir politique et religieux (liberté de croyance, de conscience et de pensée) ; que les actions des souverains sont susceptibles de jugement et de sanction. Ce changement profond de la perception du politique, est indissociable d’une transformation profonde et durable du langage politique ordinaire. Dans le cas toscan, l’un des agents de cette transformation est représenté par un ensemble de traductions du français, publiées à partir de la moitié des années 1760, la plupart suivant la procédure simplifiée et clandestine des permissions tacites. L’essor d’un nouveau langage politique parmi les sujets ordinaires pose ainsi, préalablement, la question des procédés (littéraires et institutionnels) qui ont rendu possible sa construction et son affirmation dans l’espace public. Si au XVIe siècle, le prince nouveau a comme objectif prioritaire la conservation de l’État à travers une politique de mise à l’écart des anciennes oligarchies citadines et de mise à distance du peuple, deux siècles plus tard, le prince réformateur, dans sa tentative de modifier les équilibres de l’État et de la société, est obligé de mobiliser un consensus de plus en plus large et conscient. D’où l’importance stratégique de la mise en circulation de mots et de formules clés, susceptibles 1.

G. ORWELL, 1984, tr. française, Paris, Gallimard, 1950, p. 438.

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d’attirer et de mobiliser l’attention des lecteurs, de les convaincre de la nécessité et de l’urgence des changements, de combattre e de caricaturer l’opinion des opposants aux réformes. Comme si le langage politique traditionnel se révélait soudainement insuffisant pour cette nouvelle tâche, les traductions apportent en surplus la force de rupture des mots que l’on ne peut pas vraiment réduire au langage commun, la force des mots flous qui, par leur simple évocation, semblent ouvrir des horizons politiques nouveaux et inattendus. Un premier genre de traductions du français concerne des ouvrages du mouvement physiocratique. L’ensemble de ces textes de Nicolas Baudeau, Boesnier de L’Orme, Dupont de Nemours, Le Trosne, Mirabeau, a fait l’objet d’un certain nombre d’études qui ont, d’un côté, souligné les échanges entre le groupe dirigeant toscan et les représentants de la secte fondée par François Quesnay, de l’autre mis en évidence le caractère technique, strictement dépendant des besoins immédiats du contexte politique, de leur publication en Toscane 2. Le lecteur toscan de ces pamphlets est contraint à un double effort d’interprétation et d’adaptation : d’un côté, il doit rechercher dans les débats sur la libéralisation du commerce des grains et sur la réforme du système d’imposition qui ont lieu en France, les idées et les exemples qui permettent de mieux comprendre, comparativement, la situation économique et politique du grand-duché à la fin de la décennie 1760 ; de l’autre, il doit s’accoutumer à un langage nouveau, dans lequel l’appel rhétorique et polémique à l’opinion éclairée des lecteurs est constant et constitue le principal élément de dramatisation du discours. Dans l’Avis au peuple sur son premier besoin, un pamphlet de Nicolas Baudeau imprimé à Amsterdam en 1768 et promptement traduit en toscan, cet acteur mental collectif et conscient est défini comme « esprit du public » : c’est lui qui représente la cible privilégié du gouvernement dans son œuvre d’éducation aux réformes et de lutte contre le pouvoir obnubilant des « fausses opinions publiques 3 ». La traduction d’ouvrages à caractère général ou encyclopédique, dont l’exemple principal est l’édition italienne, parue à Sienne entre 1776 et 1777, de l’Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes de Guillaume Raynal, constitue un cas différent. A la différence des textes physiocratiques, la traduction de Raynal – sans doute la plus importante traduction d’un classique des Lumières parue en Italie – ne semble pas liée à une circonstance ni à une exigence spécifique du mouvement réformateur. En outre, les caractéristiques matérielles de cette édition, adaptées à un large public de lec2.

3.

Pour une vision d’ensemble cf. A. ALIMENTO, « La réception des idées physiocratiques à travers les traductions », op. cit. ; sur la réception de la physiocratie en Toscane outre l’article de Vieri Becagli déjà cité voir en particulier les travaux de Mario Mirri, en particulier « Per una ricerca sui rapporti fra economisti e riformatori toscani. L’abate Niccoli a Parigi », Annali dell’Istituto Feltrinelli, II-1959, p. 55-115 et La lotta politica in Toscana intorno alle « riforme annonarie », op. cit. ; « La fisiocrazia in Toscana : un tema da riprendere », op. cit. N. BAUDEAU, Avis au peuple sur son premier besoin ou petits traités économiques sur le bled, la farine et le pain, tome I, Amsterdam, 1768, p. 98 : « Depuis que nous commençons à jouir d’une espèce de liberté qui est encore très imparfaite […] il y a deux grands ennemis qui confondent toutes les idées et qui font beaucoup de mal, parce que l’empire de l’opinion est toujours très puissant sur l’esprit du public » ; à la p. 123 Baudeau, précise que l’éducation est l’une des tâches prioritaires du gouvernement dans sa lutte contre « l’ignorance, les préjugés invétérés et les fausses opinions publiques » ; pour la traduction toscane, parue anonyme, cf. Avviso al popolo sul bisogno suo primario, o sia Trattato sulla totale e perfetta libertà del commercio dei grani, Florence, Stecchi e Pagani, 1768/1.

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ÉPILOGUE

teurs, soulèvent la question du sens de l’opération de traduction qui se présente ici comme une tentative de transposition de messages lato sensu politiques non seulement d’un contexte culturel à un autre, mais aussi d’un type de public à un autre. « Livre bâtard et quelque peu monstrueux 4 », l’Histoire des deux Indes connaît trois éditions différentes (1770, 1774, 1780) et figure parmi les best-sellers du XVIIIe siècle 5. La critique contemporaine a définitivement élucidé le rôle joué par Guillaume Raynal, rédacteur en chef d’une vaste entreprise éditoriale qui voit notamment la participation de Denis Diderot, auteur d’un nombre de contributions significatif et croissant 6, et d’Alexandre Deleyre, auteur brillant du volume récapitulatif final de l’ouvrage (le Tableau de l’Europe) 7. Bien que les pensées de Diderot constituent le noyau textuel et idéologique le plus cohérent et radical de l’ouvrage, l’Histoire des deux Indes se présente au lecteur du XVIIIe siècle (et se présente toujours) comme un immense agrégat d’informations, de description et de réflexions, souvent animées par un efficace ton oratoire 8. Par sa nature foisonnante et fragmentaire, l’Histoire est donc disponible à des lectures transversales et à des approches différenciées, mais presque chaque page a le pouvoir de solliciter le lecteur, l’obligeant à s’interroger sur les causes et les conséquences de l’expansion du monde occidental et en montrant la fragilité et les contradictions des régimes politiques et des croyances qui ont réalisé et ensuite justifié cette expansion. Pourquoi traduire cet ouvrage ? La question est soulevé par Giuseppe Pelli, lecteur attentif et passionné de Raynal 9. Le point de vue de ce personnage clé de la culture et de la politique toscane de la seconde moitié du XVIIIe siècle est digne d’attention parce qu’il nous rappelle, tout d’abord, que traduire les Lumières comporte une manipulation profonde du texte d’origine : On propose à Sienne de publier l’Histoire des établissements européens. Cet ouvrage ne peut être reproduit en Italie que mutilé puisqu’il contient trop de choses qui offensent la théologie chrétienne. En outre il n’est pas nécessaire de se donner la peine de le vulgariser et ceux qui sont capables d’apprécier ce magnifique ouvrage doivent comprendre le français, ceux qui, par leur ignorance, ne le comprennent pas, ne comprendront pas non plus sa valeur. Les ouvrages qui ne

4.

M. DUCHET, « L’Histoire philosophique : sources et structures d’un texte polyphonique », in H.J. LÜSENM. TIETZ (dir.), Lectures de Raynal. L’Histoire des Deux Indes en Europe et en Amérique au XVIIIe siècle, Oxford, The Voltaire Foundation, 1991, p. 9-15, citation à la p. 11. Cf. R. DARNTON, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1991. Dans la vaste bibliographie voir en particulier H. DIECKMANN, « Les contributions de Diderot à la Correspondance littéraire et à l’Histoire des deux Indes », in Revue d’Histoire littéraire de la France, 60-1951, p. 417-440 ; M. DUCHET, « Diderot collaborateur de Raynal : à propos des Fragments imprimés du Fonds Vandeul », Revue d’Histoire littéraire de la France, 70-1960, p. 341-356 ; G. GOGGI a publié le corpus des interventions de Diderot : D. DIDEROT, Pensées détachées. Contributions à l’Histoire des deux Indes, Sienne, Tip. del Rettorato, 1976. Sur ce personnage, cf. F. VENTURI, « Un encyclopédiste : Alexandre Deleyre », in Europe des Lumières. Recherches sur le 18e siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1971. Cf. M. DELON, « L’appel au lecteur dans l’Histoire des deux Indes », in Lectures de Raynal, op. cit., p. 53-66, citation à la p. 65. Cf. S. LANDI, « Censura e legittimazione del discorso politico. La traduzione toscana dell’Histoire des deux Indes dell’abate Raynal », Cromohs. Cyber Review of Modern Historiography, 9-2004, p. 1-13.

KRINK,

5. 6.

7. 8. 9.

185

NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

sont pas faits pour le peuple ni pour les enfants il vaut mieux aujourd’hui ne pas perdre son temps à les transposer dans notre langue 10.

Aussi, la question du pourquoi traduire implique-t-elle celle du pour qui traduire. Le décalage inévitable entre le texte d’origine et sa traduction, intolérable pour tout lecteur cultivé de l’époque, soulève le problème de la réception de l’ouvrage. En effet, quel type de lecteur est en mesure « d’apprécier » (gustare) une édition de toute évidence « mutilée » de l’ouvrage français ? Est-t-il possible de déterminer les caractéristiques du lecteur potentiel de Raynal en Italien ? La description des caractéristiques matérielles de la traduction est contenue dans une annonce invitant les lecteurs à s’associer à cette entreprise éditoriale, que les imprimeurs siennois Luigi e Benedetto Bindi publient à leurs frais dans les principaux périodiques italiens entre mars et juin 1776 11. Ce texte à caractère publicitaire a le mérite de souligner le rapport très étroit qui lie le support physique de l’ouvrage à son contenu. Cette considération, valable pour tout genre de textes, est particulièrement pertinente dans le cas de la traduction italienne de Raynal en raison de l’importance que les promoteurs de l’entreprise éditoriale accordent aux qualités de l’objet qu’ils proposent à l’attention des lecteurs italiens. Ces qualités conditionnent, prédéterminent presque, l’œuvre d’adaptation et de construction du sens réalisée par le traducteur. L’annonce publicitaire insiste sur le caractère économique de l’édition : il prévoit la publication périodique de 18 volumes in 8°, d’environ 200 pages chacun, reliés sommairement (alla rustica), vendus au prix défini « modéré » (tenue) de deux paoli, l’équivalent de 1,33 lires toscanes. Des études consacrées au pouvoir d’achat des fonctionnaires toscans 12, permettent de situer ce produit dans une zone médiane, potentiellement accessible, malgré le coût global de l’association (24 lires), à la plupart des employés de l’administration grand-ducale, qui perçoivent en moyenne un salaire de 40 lires : l’achat d’un volume de la traduction de Raynal équivaut, en somme, à 3 % de leur revenu mensuel. Ces données, quoique approximatives, permettent une constatation : la traduction italienne de Raynal représente un exemple, pratiquement unique, d’édition économique d’un classique des Lumières, un produit culturel disponible pour une large consommation 13. En effet, rien ne permet de mieux comprendre la distance qui sépare le texte d’origine de sa traduction qu’une simple comparaison entre la très sobre édition siennoise et la superbe édition de l’Histoire philosophique en trois volumes in-4°, publiée à Genève en 1775, utilisée par le traducteur de Raynal. Aucune des traductions de 10. Efemeridi, serie IIe, IV, c. 593 « A Siena si propone di ristampare la Storia degli stabilimenti europei. Ella non può essere riprodotta in Italia se non mutilata contenendo troppe cose che offendono la teologia cristiana. Di più non importa durare la fatica di volgarizzarla. Chi è capace di gustare questo bellissimo libro deve intendere il francese e chi non lo intende non sentirà per la sua ignoranza il merito del medesimo. Le opere che non sono per il popolo o non sono per i ragazzi non conviene oggimai perdere il tempo a voltarle nella nostra lingua. » 11. L’annonce fut publiée le 5 mars 1776 dans la « Gazzetta universale » (n. 19, p. 152), le 9 mars sur les « Notizie del Mondo » (n. 21, p. 167), le 16 juin dans le « Novellista veneto » (n. 488, p. 2). 12. Sur les fonctionnaires toscan cf. B. LITCHFIELD, Emergence of a bureaucracy : the Florentine patricians 15301790, Princeton, Princeton U. P., 1986 ; en particulier, sur leur pouvoir d’achat, cf. PASTA, Editoria e cultura, op. cit., p. 80-85. 13. Sur le livre comme produit de consommation culturelle des classes moyennnes, cf. D. ROCHE, Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire, Paris, 1981, chap. VII.

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l’Histoire parues en Europe ne présente des caractéristiques analogues : sûrement pas la riche et soignée édition allemande, publiée entre 1774 et 1778 14, ni celle pourtant partielle et infidèle, publiée en Espagne dans les années 1780 15. Le choix de réduire au minimum les coûts de production, la logique de banalisation d’un objet de luxe poursuivie par les imprimeurs siennois, n’est pas séparable d’une volonté délibérée de vulgarisation et de banalisation du contenu de l’ouvrage. L’annonce publicitaire insiste sur le caractère encyclopédique de l’Histoire, sur son côté hétéroclite de répertoire de connaissances techniques, géographiques, historiques relatives à des mondes lointains : l’Histoire philosophique est capable, lit-on, « d’assouvir la curiosité de quiconque ». La réclame fait en outre allusion à la nature polémique de l’ouvrage (« le savant auteur raisonne de tout sans rien laisser à désirer »), sans préciser, pour autant, que le contenu du texte d’origine est soumis nécessairement à un travail d’adaptation. Quel sens peut-on attribuer à cette opération et dans quelles conditions s’effectua le travail du traducteur ? Quelques informations permettent de reconstituer les conditions dans lesquelles a pu se réaliser la réécriture italienne de Raynal. Une première condition est une contrainte d’ordre institutionnel et concerne le dispositif de censure. Selon la procédure en vigueur depuis 1743, le manuscrit de la Storia filosofica est examiné une première fois par un représentant de l’autorité ecclésiastique, le vicaire du S. Office de Sienne, qui ne trouve rien de contraire à sa publication. La deuxième révision, décisive pour l’obtention de la permission d’imprimer, est confiée à Giuseppe Pelli, responsable depuis 1771 du secteur des impression clandestines. Dans un rapport minutieux, adressé à son supérieur hiérarchique Francesco Seratti, Pelli résume le contenu de cet ouvrage maintes fois consulté et donne un avis favorable à la publication de la traduction : Arracher cette histoire des mains des lecteurs, selon les intentions du clergé de France, est désormais impossible et, bien que réimprimée cinq ou six fois ces derniers mois, je crois qu’elle sera encore réimprimée avec un grand profit pour les libraires ; en outre, étant écrite dans un style agréable et enrichie à foison de faits pour tout genre de personnes, elle n’est pas encore prête ni à passer de mode ni à tomber en désuétude. Par ailleurs, s’engager à l’expurger de tout ce qui pourrait déplaire à chaque catégorie de personnes est aussi bien une entreprise difficile qu’une entreprise qui dégradera le fond et le caractère du livre. Par conséquent, j’estime qu’un gouvernement qui aime la liberté et qui aime que ses sujets puissent se débrouiller, puisse permettre que l’on imprime en vulgaire tel qu’il est dans l’original, avec une fausse date. Je suis encore plus favorable à ce que l’on imprime avec des corrections et si ces corrections seront faites par le père Stratico elles seront les meilleures, avec des inconvénients mineurs pour l’ouvrage traduit 16. 14. M. FONTIUS, « L’Histoire des deux Indes de Raynal vue par les Allemands », in Lectures de Raynal, op. cit., p. 155-187. 15. M. TIETZ, « L’Espagne et l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal », ibidem, p. 99-130. 16. ASF, Consiglio di Reggenza, 625, ins. 1, Pelli à Seratti, 17 avril 1776 : « Il togliere dalle mani di chi legge questa storia, come voleva fare il clero di Francia è ormai impossibile e quantunque ne siano state fatte quattro o sei edizioni in pochi mesi, credo che si ristamperà ancora altre volte con profitto dei librai, mentre essendo scritta con uno stile piacevole ed arricchita a dovizia di fatti per ogni genere di persone, non è così presto per escir di moda né per cadere in dimenticanza. L’impegnarsi poi a purgarla di tutto quello che può dispiacere a varie classi è tanto un’impresa difficile, quanto un’impresa che deturperà il fondo ed il carattere del libro. In conseguenza mi parrebbe che un governo il quale amasse la libertà ed amasse

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Comment expliquer ce changement radical d’attitude ? Pourquoi ce que le bon goût de la république des lettres semble honnir et interdire devient souhaitable et presque inévitable dans une optique d’intérêt public ? Dans son rôle de censeur, Pelli évoque un impératif nouveau et puissant : la liberté. Le gouvernement de Pierre Léopold a fait de la liberté son leitmotiv sur la scène internationale et « un gouvernement qui aime la liberté » ne peut pas, de toute évidence, empêcher la traduction de Raynal. Il ne peut l’empêcher d’autant plus que l’ouvrage français est un objet à la mode qui semble rendre inopérante et presque ridicule toute tentative de censure. Ce n’est pas pour autant que la censure disparaisse et que la liberté s’affirme presque par miracle, réellement et pleinement. Mais dans une époque de prétendue transparence du pouvoir, de publicisation et de commercialisation des connaissances, la liberté – selon le point de vue exemplaire de Kaunitz – ne peut être qu’apparente et la censure ne peut se transformer que dans une pratique moins voyante, quoique non moins efficace que la censure préventive traditionnelle. Ce n’est pas un hasard si Pelli termine son rapport en déléguant ses prérogatives de censeur au traducteur pressenti, Domenico Stratico : l’autorité en mesure de dire la parole légitime se situe désormais au niveau non institutionnel et informel des pratiques de (re)construction du discours. Domenico Stratico, un dominicain originaire de Dalmatie, professeur de philologie biblique et de langue grecque à l’Université de Sienne, intellectuel brillant, à maintes reprises a mis ses talents d’érudit et de polémiste au service du gouvernement 17. Dans le projet de traduction de Raynal, Stratico est l’auteur de deux longues préfaces, situées dans le premier et dans le sixième volume de l’ouvrage. Il est en outre responsable de la traduction, matériellement exécutée par un homme de lettres calabrais, Giuseppe Ramirez, auteur, entre autres, dans ces mêmes années, de la traduction inédite de la Morale universelle de D’Holbach et du Dictionnaire philosophique de Voltaire 18. Dans son rôle de censeur, Stratico ne se limite pas à corriger les impropriétés et les maladresses de son collaborateur inexpérimenté, mais réalise un véritable travail de recontextualisation, qui lui impose la réécriture, parfois intégrale, de l’ouvrage français. La lecture simultanée de l’édition de Genève de 1775 et de la traduction siennoise de 1776-1777, permet de comprendre le sens, pas toujours évident, de cette opération intellectuelle. Les principes directeurs du travail de traduction sont explicités dans les deux préfaces de l’ouvrage. La traduction est conçue par Stratico comme une œuvre d’adaptation qui se veut en même temps esthétique et culturelle : « Le devoir du bon traducteur – écrit-il – est d’utiliser des expressions équivalentes, plus adaptées au goût de ceux pour qui on écrit 19. » Le but che i sudditi si potessero industriare, potesse permettere che senza data si stampasse in volgare come sta nell’originale. Molto più adunque non posso impedire che si stampi con delle correzioni e, se si impegna a farle tutte il P. Stratico, saranno le migliori col minor svantaggio possibile dell’opera. » 17. Cf. S. LANDI, « Scrivere per il principe », op. cit. 18. Cf. S. LANDI, « Editoria, potere, opinione pubblica in Toscana nell’età delle riforme : il caso senese », Ricerche storiche, 20-1990, p. 295-338. 19. G. T. RAYNAL, Storia filosofica e politica degli stabilimenti e del commercio degli Europei nelle due Indie, Sienne [Bindi], 1776-1777, I, p. 11 : « È ufficio del buon traduttore […] usare quelle equivalenti maniere che più all’idioma si convengono ed al gusto di coloro per i quali scrive. »

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de la traduction de Raynal, lit-on dans la seconde préface, est « de proposer aux Italiens une lecture utile et sûre, dont aucune classe de personnes puisse tirer des occasions de scandale ou d’outrage 20 ». Sur ce point Stratico est ambigu : il déclare ne pas vouloir se soustraire au devoir de vérité et de transparence que l’on doit aux souverains (« nous croyons plausible le jugement libre sur les choses de l’économie et de la politique, sachant que cela plaît aussi à ceux qui nous gouvernent »), tout en soulignant son intention « de ne pas déplaire à l’honnête (castigato) lecteur ». La fabrication de cet objet intellectuel économiquement accessible et politiquement correct passe par différentes étapes, la première consistant à prédisposer le jugement du lecteur. Jugé inapte à accéder au contenu original de l’ouvrage français, le lecteur italien moyen doit prendre garde de ne pas tomber dans certains pièges que l’ouvrage de Raynal tend d’habitudes à ses lecteurs. Le plus commun de ces pièges est l’artifice du dépaysement, un bouleversement de la perception de la réalité qui peut porter à des rapprochements étonnants et dangereux : « nous prévenons nos lecteurs que lorsque l’on parle de fausses religions ou de pratiques superstitieuses qui semblent avoir quelques rapports apparents avec nos Rites sacrés, il ne doivent pas, avec un esprit malveillant, les considérer comme des allusions malsaines 21. Un autre inconvénient majeur est le côté utopiste de certaines pages de l’ouvrage : l’Histoire philosophique est parfois de l’histoire viciée par la philosophie, et les philosophes, écrit Stratico non sans rappeler Machiavel, « imaginent les hommes non pas comme ils sont mais comme ils devraient être 22 ». Limiter la possibilité de lectures non conformes, rappeler le lecteur à un réalisme élémentaire et nécessaire, signifie priver l’Histoire philosophique de sa complexité et faire de la Storia filosofica un objet unidimensionnel et inoffensif, apte à satisfaire les appétits d’un large public de lecteurs. A ces avertissements indispensables il faut ajouter les corrections du texte, légères et marginales, assure le traducteur : « Nous avons fait tout cela avec une très grande parcimonie, et sans rien soustraire à l’original. » Une étude rapprochée du texte français et de sa traduction permet de saisir les intentions réelles du censeur-traducteur. Stratico a menti a son public sur un point fondamental : l’importance des censures imposées au texte d’origine. La lecture simultanée des deux éditions met en lumière 382 passages soumis à une correction plus ou moins approfondie ou bien carrément expurgés. Le zèle de censeur démontré par Statico est considérable, mais il est d’autant plus étonnant lorsqu’on découvre qu’il a été motivé par une forte volonté de dissimulation, dont il reste un témoignage singulier. Un manuscrit anonyme attribué au dominicain et conservé auprès de l’Académie des Sciences de Mantoue est éclairant sur les doutes et les ambiguïtés

20. Ibidem, VI, p. 11-12 : « Somministrare agli italiani una lettura utile e sicura, donde nessun ordine di persone potesse trarne scandalo ed offesa. » 21. Ibid., I, p. 12-13 : « Preverremo i nostri lettori che quando parlisi di false religioni e superstiziose pratiche… che sembrano avere qualche relazione esterna con alcuni de’nostri Santi Riti, non vogliano con maligno animo crederle allusioni viziose. » 22. Ibid., VI, p. 8.

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morales et idéologiques du traducteur de Raynal 23. La forme cryptique de communication choisie dans cette circonstance par Stratico tranche nettement avec son rôle semi-officiel de traducteur-vulgarisateur des Lumières : ce n’est pas un hasard si dans ces pages affleure à nouveau le pessimisme envers la capacité de jugement de la « multitude, heureuse lorsqu’elle est assouvie dans sa léthargie, digne de compassion si elle dissimule sa condition ». Cette dissertation consacrée au « siècle philosophique », rédigée parallèlement à la traduction de Raynal, est en réalité un violent réquisitoire contre l’idéologie du progrès sous la protection des souverains éclairés et leur propagande. Raynal est ici convoqué, de façon implicite, non pas comme dans les pages de la Storia filosofica 24, dans le but d’exalter artificiellement les réformes des souverains éclairés, mais pour dénoncer l’immobilisme des régimes politiques de la péninsule et la condition servile qui caractérise les intellectuels italiens 25. Il est sans doute difficile d’imaginer un désaveu plus cinglant du final de la Storia filosofica, qui se termine par une apologie fictive des monarques réformateurs : On doit rendre justice à ce Siècle […]: à notre époque règnent des souverains qui recherchent diligemment les abus des anciennes législations et qui aspirent quotidiennement à les réformer. La voix de la philosophie s’est insinuée jusqu’à leur trône à tel point que l’on peut sincèrement affirmer que l’époque heureuse dans laquelle pourra se réaliser que les peuples d’Europe, ayant tous des bons gouvernements auront tous aussi de bonnes mœurs, est finalement très proche 26.

Quel type de procédé textuel a rendu possible et plausible cette conclusion fantaisiste ? L’abondant matériel constitué par les censures de l’Histoire philosophique demande à être classé et interprété. Un classement possible se fonde sur la nature de l’intervention pratiquée sur le texte. La première alternative qui s’est présentée au traducteur de Raynal est de choisir entre la possibilité de raturer ou de réécrire. Stratico a choisi la solution la plus radicale dans une minorité de cas : seulement 20 passages (5,2 %) se révèlent totalement non traduits. Il s’agit, essentiellement, et sans surprises, de morceaux à caractère religieux, la plupart attribués à Diderot, dans lesquels est développé le thème du caractère contrenature du christianisme et dénoncé le fondement religieux de la subordination politique. Définir les modalités et le sens de la réécriture est beaucoup plus complexe. Le traducteur a dû souvent se mesurer avec le problème de la modification du sens tout en évitant de transformer en profondeur le texte d’origine. Dans la 23. Accademia Nazionale Virgiliana, Mantova, Dissertazioni mandate a concorso, liasse II, n. 36 ; la dissertation de Stratico, avec l’épigraphe Numquam aliud sapientia aliud sapientia dicit, est composée de 8 cartes non numérotées ; le titre de la dissertation est Risoluzione del problema proposto all’Accademia delle Scienze di Mantova nel 1776. Se questo possa dirsi il secolo filosofico ; sur l’attribution de ce texte cf. S. LANDI, « Scrivere per il principe », op. cit., p. 148. 24. Cf. Annexe, p. 200-201. 25. [D. STRATICO], Risoluzione del problema, op. cit., c. 2 : « L’Italia soggiace ai medesimi antifilosofici incommodi [delle altre parti d’Europa] ed anche maggiori, parendo non potersi per noi sperare l’aurora della filosofia, finché essa non sia sul meridiano degli altri paesi. » 26. Storia filosofica, op. cit., XVIII, p. 222 : « Rendasi la dovuta giustizia al nostro secolo […] regnano a’ nostri tempi sovrani che investigando diligentemente qualunque abuso delle passate legislazioni, sono giornalmente intenti a riformarlo. La voce della filosofia è penetrata fino al loro trono ; talché può francamente dirsi che l’epoca felice in cui possa verificarsi che avendo tutti i popoli dell’Europa buoni governi, abbiano tutti ancora buoni costumi, sia molto vicina. »

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majorité des cas la censure s’est ainsi réalisée sous une forme rapprochée, non pas comme suppression mais comme un ajustement stylistique ou sémantique de l’énoncé d’origine. La traduction « redondante » d’Histoire philosophique, III, 64 (annexe I) ou de IV, 70 (annexe II), est un artifice largement employé : dans les deux cas l’adjonction dans le texte d’arrivée d’une localisation géographique (Asia) permet de circonscrire et de relativiser le caractère absolu des affirmations de Raynal. Dans la traduction d’Histoire philosophique, XIX, 107 (Tableau de l’Europe, annexe III), la simple variation du temps d’un verbe (affectent/mostrarono) modifie radicalement le sens de la phrase. Un résultat analogue est obtenu parfois grâce à une traduction « antinomique », beaucoup plus lourde pour le texte. C’est le cas de la traduction d’Histoire philosophique, XIX, 107, et de XIX, 107 (annexes IV et V), où le texte français est partiellement ou totalement contredit. Dans l’ensemble, la fonction idéologique de la réécriture est claire : elle vise non seulement à contrer la critique des régimes absolutistes mais aussi et surtout à rechercher, à travers l’analyse et la comparaison d’expériences politiques différentes, des issues et des modèles possibles pour le processus réformateur. À cet égard, la traduction d’Histoire philosophique, XIX, 107 est exemplaire : le traducteur ajoute de propre initiative que « la différence de principes politiques a rendu suspectes ou odieuses les constitutions populaires à certains princes, par crainte que l’esprit républicain ne soit communiqué à leurs sujets : mais les plus éclairés parmi eux les approuvent et les louent » (cf. annexe VI). On peut considérer la traduction littérale comme un cas extrême de réécriture. Dans un nombre limité de cas, le traducteur a transcrit fidèlement le texte d’origine, même au prix de provoquer des ruptures et des incohérences dans la lecture de l’ensemble du texte italien. A titre d’exemple on peut signaler la traduction d’Histoire philosophique, V, 117, un morceau très virulent contre les privations dictées par la morale chrétienne, et aussi celle de XV, 31 où l’interdiction religieuse du divorce est considérée, aussi bien dans l’original que dans la traduction « contraire aux lois de la nature et de la raison » (cf. annexes VII et VIII). Dans tous ces cas on peut à juste titre poser la question d’omissions volontaires de Stratico, clerc libertin notoire, et même avancer l’hypothèse de messages rares et isolés, radicalement contradictoires par rapport au reste de la traduction, dans lesquels pourrait s’exprimer la parole authentique du traducteur. Plus fréquemment, la traduction littérale concourt à la mise en place d’un discours capable de décrire et de justifier les choix du processus réformateur entrepris par Pierre-Léopold : c’est le cas, en particulier, des parties économiques du Tableau de l’Europe, dernier volume de l’Histoire, qui résument de façon efficace les positions du mouvement physiocratique sur des questions cruciales telles que le commerce des grains, l’impôt unique sur les terres, le droit des propriétaires à exprimer leur opinion sur la politique fiscale de l’État. Cependant, la fonction idéologique de la traduction littérale est plus complexe : elle définit l’horizon d’attente, le « ce-qui-n’est-pas-encore 27» du régime politique de Pierre Léopold. Cela explique l’importance que le traducteur de Raynal accorde à deux concepts clé de la culture politique des lumières : « tolérance » 27. Sur cette catégorie méta-historique, cf. R. KOSELLECK, Le futur passé, op. cit., p. 311.

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et « opinion publique ». En ce qui concerne la tolérance, la traduction toscane est sans aucun doute plus fidèle à l’original que les deux traductions partielles de Raynal parues à Venise en 1778 et 1780 28. A titre d’exemple, on peut citer la traduction d’Histoire philosophique, XVIII, 101, p. 441 (annexe IX), consacrée aux mesures adoptées dans les colonies anglaises d’Amérique contre les catholiques réfractaires aux serment de fidélité à l’égard de l’État : les nuances apportées par Stratico au texte d’origine ne modifient pas dans le fond cette franche dénonciation du caractère intrinsèquement intolérant du catholicisme. L’opinion publique, soutenue par un régime de liberté de la presse, est considérée, aussi bien dans l’ouvrage français que dans sa traduction, comme l’interlocutrice privilégié du gouvernement et la règle constante de ses actions, sans exception pour les régimes absolutistes : L’opinion publique chez une nation qui pense et qui parle est la règle du gouvernement, jamais il ne la doit heurter sans de raisons publiques, ni la contrarier sans l’avoir désabusée 29.

Dix ans après sa première émergence dans la correspondance des frères Verri, le concept d’« opinion publique » est devenu ainsi un mot disponible pour un large public de lecteurs. Loin d’être un cas isolé, cette occurrence est suivie par une série de cas analogues, présents dans un groupe de traductions d’ouvrages politiques publiés toujours à Sienne entre 1778 et 1779, la plupart selon la procédure des impressions tacites. On trouve dans ce corpus les Principes de la législation universelle di Ludwig Schmidt d’Avenstein, la Constitution de l’Angleterre de Jean-Louis De Lolme, les Principes du droit de la nature et des gens de Jean-Jacques Burlamaqui. L’hypothèse d’un rapport entre l’émergence de ce concept et les desseins de propagande du régime de Pierre-Léopold paraît donc fondée 30. Pour terminer, il convient de revenir sur la signification de l’opération éditoriale promue à Sienne par les imprimeurs Bindi. La traduction en version économique de Raynal contribue à la banalisation de concepts présents dans le débat savant, à leur transformation en outils linguistiques d’usage quotidien, constitutifs d’un nouveau sens commun politique. De ce point de vue, la traduction de Raynal réalise l’objectif d’homogénéiser le discours politique, de le structurer autour de lieux communs vides et retentissants, de réduire ainsi, au moins en apparence, la distance qui sépare le langage du palais de celui de la multitude. « La peine de vulgariser », peine jugée inutile dans la vision aristocratique et encore guichardinienne de Giuseppe Pelli, se concrétise avec ce résultat assez spectaculaire. Cependant, le coût intellectuel et politique de cette opération est élevé : considérée dans une optique de construction du discours, l’opinion publique est un pur artifice du traducteur, l’aboutissement paradoxal d’une volonté cohérente de manipulation du texte et d’autocensure : un paradoxe qui laisse ouverte la question du rôle du mensonge non pas comme dégénérescence mais 28. P. DEL NEGRO, Il mito americano nella Venezia del ‘700, Padoue, Liviana, 1986, p. 81-111. 29. G. T. RAYNAL, Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes, III, Genève, Libraires Associés, 1775, p. 423, et Storia filosofica, op. cit., XVII, p. 165 : « L’opinione pubblica presso una nazione che pensa e che parla è la regola del governo, giammai questo non si oppone senza pubbliche ragioni, né ad essa contraddice senza averla in qualche maniera disingannata. » 30. Cf. S. LANDI, « Editoria, potere, opinione pubblica in Toscana », op. cit.

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ÉPILOGUE

comme élément fondateur d’un espace public qui tend maintenant à inclure des catégories nouvelles et de plus en plus larges de lecteurs-consommateurs. La nouvelle révolution médiatique du XVIIIe siècle, marquée par un accès plus étendu à l’imprimé et par une transformation des pratiques de lecture, rend finalement envisageable, à deux siècles de distance, la prophétie machiavélienne d’un pouvoir qui seul pourrait se conserver grâce au soutien décisif de la sagesse du grand nombre.

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ANNEXES

Censures italiennes de Raynal

I HP, III, 64

SF, III, 22

Conquête du Bengale. Avantages que les Anglois tirent de cette acquisition et la conduite qu’ils y ont tenue jusqu’ici.

Conquista di Bengala. Vantaggi che gl’Inglesi ritirano da tale conquista e condotta dai medesimi finora tenuta.

p. 347 « …Cette administration vicieuse à beaucoup d’égards, avoit du moins cela de favorable aux peuples, que les fermiers ne changeant point, le prix des fermes étoit toujours le même ; parce que la moindre augmentation, en ébranlant cette chaîne où chacun trouvoit graduellement son profit, auroit infailliblement causé une révolte, ressource terrible mais la seule qui reste en faveur de l’humanité, dans les pays opprimés par le despotisme. »

p. 208 « Questo governo vizioso per molti riguardi era almeno in questo favorevole a’ popoli, che non cangiandosi gli appaltatori, il prezzo degli appalti era sempre il medesimo ; perocché il più leggiero aumento, scuotendo la catena in cui ciascuno provava gradatamente la propria utilità, cagionata avrebbe infallibilmente una rivoluzione ; impresa per verità terribile e disperata, ma adottata assai spesso dai popoli dell’Asia. »

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NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

II

HP, IV, 70

SF, IV, 6

Établissement des François à Siam. Leurs vues sur le Tonquin et sur la Cochinchine.

Stabilimento dei Francesi in Siam. Loro mire sopra Tonquin e sopra la Cocincina.

p. 405 « …Ce sont les suites et les restes du gouvernement des six premiers rois de la Cochinchine, et du contrat social qui se fit entre la nation et son conducteur, avant de passer le fleuve qui sépare les Cochinchinois du Tonquin. C’étaient des hommes las d’oppression. Ils prévirent un malheur qu’ils avoient éprouvé et voulurent se prémunir contre les abus de l’autorité qui, d’elle même transgresse ses limites »

p. 68 « Questi sono effetti e reliquie del governo de’ primi sei Re della Cocincina, e del contratto sociale fatto tra la nazione ei suo conduttore prima di passare il fiume che la divide dal Tonquin. Quelli erano uomini stanchi dell’oppressione, i quali, prevedendo una disgrazia che avevano già provata vollero premunirsi contro gli abusi dell’autorità, che sotto i climi dell’Asia, oltrepassa sempre i suoi giusti limiti. »

198

ANNEXES

III

HP, XIX, 107

SF, XVIII, 3

Du gouvernement.

Governo.

p. 470 « Les Anglois pour mettre fin aux vengeances, aux défiances qui, après la fin tragique de Charles I, se seroient éternisées entre le trône et la nation, choisirent dans une race étrangère un prince qui dût accepter enfin ce pacte social, que tous les rois héréditaires affectent de méconnoître. Guillaume III reçut des conditions avec le sceptre et se contenta d’une autorité sur la même base que les doits du peuple. »

p. 31 « Gl’Inglesi per impor fine alle vendette ed alle diffidenze, che dopo la tragica morte di Carlo Primo si sarebbero perpetuate fra il trono e la nazione, scelsero in una famiglia straniera un Principe che dové finalmente accettare quel patto sociale che tutti i re ereditari mostrarono di non conoscere. Guglielmo Terzo ricevé condizionatamente lo scettro e si contentò di un’autorità stabilita sull’istessa base dei diritti del popolo. »

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NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

IV

HP, XIX, 107

SF, XVIII, 2

Du gouvernement.

Governo.

p. 462 « Cependant vous entendrez dire que le gouvernement le plus heureux seroit celui d’un despote juste et éclairé. Quelle extravagance ! Il pourroit aisément arriver que la volonté de ce maître absolu fût en contradiction avec la volonté de ses sujets. Alors malgré toute sa justice et toutes ses lumières il auroit tort de les dépouiller des leurs droits, même pour leur avantage. Il n’est jamais permis à un homme, quel qu’il soit, de traiter ses commettants comme un troupeau de bêtes. On force celles-ci à quitter un mauvais pâturage pour passer à un plus gras : mais ce seroit une tyrannie d’employer la même violence avec une société d’hommes. S’il disent, nous sommes bien ici, s’ils disent même, d’accord, nous y sommes mal, mais nous voulons y rester, il faut tâcher de les éclairer de les détromper, de les amener à des vues saines par la voie de la persuasion mais jamais par celles de la force. Le meilleur des princes qui auroit fait le bien contre la volonté générale seroit criminel, par le seule raison qu’il auroit outrepassé ses droits. Il seroit criminel pour le présent et pour l’avenir car s’il es éclairé et juste, son successeur sans héritier de sa raison et de sa vertu, héritera sûrement de son autorité dont la nation sera la victime. Peuples ne permettez donc à vos prétendus maîtres de faire même le bien contre votre volonté générale. Songez que la condition de celui qui vous gouverne n’est pas autre que celle de ce cacique à qui l’on demandoit s’il avoit des esclaves et qui répondit : des esclaves ? Je n’en connoit qu’un dans toute ma contrée et cet esclave-là c’est moi. »

p. 18 « Frattanto corre la massima il governo più felice sia quello di un Sovrano assoluto, giusto e illuminato. Si accorda. Quando la volontà di questo padrone assoluto non si oppone a quella de’ suoi sudditi : quando colla scorta della sua giustizia de de’ suoi lumi, egli si astiene dal privargli de’ loro diritti anche per loro vantaggio, quando procura d’illuminargli, di disingannargli e di condurgli alle sane vedute per la via della persuasione e non mai per quella della forza, chi potrebbe negare essere questo il migliore de’ governi ? »

200

ANNEXES

V

HP, XIX, 107

SF, XVIII, 3

Du gouvernement.

Governo.

p. 478 « Plus absolus encore ont été les gouvernemens d’Espagne et de Portugal, de Naples et de Piémont ; toutes les petites principautés d’Italie. Les peuples du Midi, soit paresse d’esprit ou faiblesse de corps, semblent être nés pour le despotisme. L’Espagne avec beaucoup d’orgueil ; l’Italie malgré tout les dons du génie, ont perdu tous les droits, toutes les traces de la liberté. Par tout où la monarchie est illimité, on ne peut assigner la forme du gouvernement, puisqu’elle varie non seulement avec le caractère de chaque souverain, mais à chaque âge même du prince. Ces états ont des lois écrites, ont des usages et des corps privilégiés : mais quand le législateur peut bouleverser les droits et les tribunaux, quand son autorité n’a plus d’autre base que la force et qu’il invoque Dieu pour se faire craindre, au lieu de l’imiter pour se faire aimer, quand le droit originel de la société, le droit inaliénable de la propriété des citoyens, les conventions nationales, les engagemens du prince sont en vain réclamés, enfin quand le gouvernement est arbitraire, il n’y a plus d’état : ce n’est plus que la terre d’un seul homme. »

p. 44 « Anche più indipendenti sono i sovrani della Spagna, del Portogallo, di Napoli, del Piemonte e di tutti gli altri dominii dell’Italia. Questo, per la verità, è il governo che più sembra proprio a’ popoli del Mezzogiorno. La Spagna dopo aver tanto sofferto sotto i mori, l’Italia dopo essere stata oppressa dalle replicate irruzioni de’ popoli barbari, sono rimaste soggette ; ma gustano i beni e gli agi che i loro sovrani, quanto indipendenti altrettanto provvidi e moderati, ad esse procurano. Dapper tutto dove l’autorità è illimitata, non si può determinare una forma stabile di governo, perocché varia secondo le circostanze del tempo e la volontà del Sovrano. Questi stati hanno leggi scritte, usi e corpi privilegiati, ma si vedono talvolta ne’ medesimi cangiamenti e riforme ; frattanto i popoli, senza cercare ne’ anche d’istruirsi de’ pubblici affari, abbandonandone tutta la cura al governo, godono d’una dolce quiete. »

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NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

VI HP, XIX, 107

SF, XVIII, 3

p. 496 « Ce contraste de maximes politiques a rendu suspectes ou odieuses les constitutions populaires à tous les souverains absolus. Ils ont crainte que l’esprit républicain n’arrivât jusqu’à leurs sujets, dont tous les jours ils appesantissent de plus en plus les fers. Aussi s’aperçoit-ton d’une conspiration secrète entre toutes les monarchies, pour détruire et saper insensiblement les états libres. Mais la liberté naîtra du sein de l’oppression. Elle est dans tous les cœurs : elle passera, par les écrits publics, dans les âmes éclairées ; et par la tyrannie dans l’âme du peuple. Tous les hommes sentiront enfin, et le jour du réveil n’est pas loin, ils sentiront que la liberté est le premier don du ciel, comme le premier germe de la vertu. Les instrumens du despotisme en deviendront les destructeurs ; et les ennemis de l’humanité ceux qui semblent aujourd’hui n’être armés que pour le combattre, combattront pour sa défense. »

p. 74 « Questa diversità di massime politiche ha rese sospette o odiose le costituzioni popolari ad alcuni Principi, per timore che lo spirito repubblicano le comunichi a’ loro sudditi ; ma i più illuminati fra essi le approvano e le lodano. »

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ANNEXES

VII

HP, V, 117

SF, V, 27

L’Europe doit-elle continuer son commerce avec les Indes.

L’Europa deve essa continuare il suo commercio coll’Indie.

p. 595 « On a mal vu l’homme quand on a imaginé que pour le rendre heureux, il falloit l’accoutumer aux privations. Il est vrai que l’habitude des privations diminue la somme de nos malheurs ; mais en retranchant encore plus sur nos plaisirs que sur nos peines, elle conduit l’homme à l’insensibilité plutôt qu’au bonheur. S’il a reçu de la nature un cœur qui demande à sentir ; si son imagination le promène sans cesse malgré lui sur des projets ou des fantômes de félicité qui le flattent ; laissez à son âme inquiète un vaste champ de jouissances à parcourir. Que notre intelligence nous apprenne à voir dans les biens dont nous jouissons des motifs de ne pas regretter ceux auxquels nous ne pouvons atteindre : c’est là le fruit de la sagesse. Mais exiger que la raison nous persuade de rejeter ce que nous pourrions ajouter à ce que nous possédons, c’est contredire la nature, c’est anéantir, peutêtre, les premiers principes de la sociabilité […]. Désir de jouir, liberté de jouir, il n’y a que ces deux ressorts d’activité que ces deux principes de sociabilité, parmi les hommes. »

p. 165 « S’è male esaminato l’uomo, quando s’è creduto che per renderlo felice bisognasse accostumarlo alle privazioni. E’ vero che la consuetudine delle privazioni diminuisce il peso delle nostre disgrazie, ma diminuendo anche più i nostri piaceri, che le nostre pene essa riduce l’uomo piuttosto all’insensibilità che alla felicità. Se questi è stato dotato dalla natura di un cuore sensibile : se la sua imaginativa lo trasporta continuamente, suo malgrado, ad alcuni progetti o fantasmi di felicità, che lo lusingano, concedasi all’inquieto suo animo un vasto campo di delizie per il quale possa esso spaziare. Ci accostumi la nostra intelligenza a distinguere nei beni de’ quali godiamo, le ragioni di non desiderare quelli che non possiamo conseguire ; e questo sarà il frutto della sapienza. Ma pretendere che la ragione ci persuada di ricusare ciocché potrebbe aggiungersi di bene a quello che noi possediamo è un contraddire alla natura, e forse un distruggere i primi principi della società […]. Il desiderio di godere e la libertà di poterlo fare sono le due uniche sorgenti d’attività ed i due soli principi di sociabilità tra gli uomini tutti. »

203

NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

VIII HP, XV, 31

SF, XV, 4

Gouvernement, habitudes, vertus, vices, guerres des sauvages qui habitent le Canada.

Governo, costumi, virtù, vizi, guerre de’ selvaggi che abitavano il Canadà. p. 33 « Molte di queste nazioni hanno l’uso della pluralità delle mogli. I popoli istessi che non praticano la poligamia si sono almeno riservati il divorzio. L’idea di un legame indissolubile non è ancora entrata nello spirito di quegli uomini liberi fino alla morte. Quando le persone maritate non vivono bene insieme si separano concordemente e si dividono i figli fra loro. Non v’è cosa che riguardino come tanto contraria alle leggi della natura e della ragione quanto l’opposto sistema de’ Cristiani. »

p. 115 « Plusieurs de ces nations ont l’usage de la pluralité des femmes. Les peuples même qui ne pratiquent pas la polygamie se sont du moins réservé le divorce. L’idée d’un lien indissoluble n’est pas encore rentrée dans l’esprit de ces hommes libres jusqu’à la mort. Quand les gens mariés ne se conviennent pas, ils se séparent de concert et partagent entre eux les enfants. Rien ne leur paroit plus contraire aux lois de la nature et de la raison que le système opposé des chrétiens. »

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ANNEXES

IX

HP, XVIII, 101

SF, XVII, 29

La métropole a voulu établir des impôts dans les colonies d’Amérique septentrionale. En avoit-elle le droit ?

La metropoli ha voluto stabilire alcune imposizioni nelle colonie dell’America settentrionale. Aveva essa il diritto di farlo ?

p. 441 « On oppose aux colonies, que les catholiques qui vivent en Angleterre y sont exclus du droit de suffrage et que leurs terres y sont assujetties à une double taxe. Pourquoi répondent-elles, les papistes refusent-ils de prêter le serment de fidélité que l’état exige ? Dès-lors suspects au gouvernement, par la défiance qu’ils inspirent, justifient la rigueur qu’ils éprouvent. Que n’abjurent-ils une religion si contraire à la constitution libre de leur patrie ; si cruellement favorable aux prétentions du despotisme, aux attentats de la royauté sur les droits des peuples ? Quelle est leur obstination aveugle pour une église ennemie de toutes les autres ? Ils méritent la peine qui impose à des sujets intolérants l’état qui consent à les tolérer. »

p. 197 « Si oppone alle colonie che i cattolici, i quali vivono nell’Inghilterra, sono ivi esclusi dal diritto del suffragio e che le loro terre sono sottoposte a una doppia tassa. I Cattolici, rispondono le colonie, ricusano di prestare il giuramento di fedeltà ch’esige lo stato. Resi perciò sospetti al governo, giustificano colla diffidenza che inspirano il rigore a cui sono soggetti. Perché non abbandonare una religione cosi contraria alla libera costituzione della loro patria e così favorevole alle pretensioni della Monarchia ed all’autorità dei Sovrani sopra i diritti dei popoli ? Perché sono così ostinatamente attaccati ad una Chiesa nemica di tutte le altre ? Meritano adunque la pena che impone a’ sudditi intolleranti lo stato che consente a tollerargli. »

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NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

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Index A Abbri F. : 179 Addison J. : 141, 171 Addobbati A. : 114 Adorni Braccesi S. : 25 Aius Locutius : 42 Albertini (von) R. : 60, 66 Aldana C. : 79, 80, 81, 82, 83, 88 Aldrovandi U. : 79 Alexandre de Médicis (duc de Florence) : 75, 88 Alimento A. : 17, 182, 184 Aliprandi G. : 165, 166 Allegrini et Pisoni (imprimeurs) : 182 Amidei C. : 178, 179, 180, 181, 182 Ammirato S. : 60, 61, 73, 74, 77, 90, 93, 94, 102, 128 Angiolini F. : 17, 80 Aristote : 22 Artifoni E. : 59 Ascheri M. : 25 Asor Rosa A. : 49 Assmann J. : 65, 66 Auguste (empereur) : 77 B Badaloni N. : 42 Baker K.M. : 13, 152, 164, 179 Baladier C. : 12 Baldini U. : 133 Barberi Squarotti G. : 27 Barbuto G.M. : 46, 49, 53 Baron H. : 23, 131 Baron S.A. : 11 Battara P. : 103 Baudeau N. : 184 Bausi F. : 23, 33, 43 Becagli V. : 157, 179, 184 Becattini F. : 148, 176, 177 Bec C. : 20, 27 Beccadelli L. : 129 Benveniste E. : 12, 32, 42, 73 Bertini F. : 142, 143 Bettini M. : 12, 38

Bindi (imprimeurs) : 186, 188, 192 Bizzocchi R. : 14, 17, 47, 115 Blasucci L. : 38 Bock G. : 38, 43, 44 Bödeker H.E. : 14 Bodin J. : 74 Boedeker H.E. : 151 Borghini R. : 80 Borrelli G. : 73, 81, 88, 156 Botero G. : 72, 81, 84, 88, 90, 128 Botta Adorno A. : 120, 145, 172 Bourdieu P. : 9, 116 Boureau A. : 26, 115, 116 Boutier J. : 15, 17, 23, 80, 113 Boutry Ph. : 212 Bracciolini P. : 30 Brackett J.K. : 102, 103 Braida L. : 140 Brambilla E. : 108, 109, 174 Braun C. : 103 Brichieri Colombi D. : 149, 174, 177, 182 Briggs A. : 11 Bronzino A. : 64, 80 Brown A. : 19, 20, 24, 25, 33 Bryce J. : 69, 89, 117 Buondelmonti G.M. : 141, 142 Burke E. : 164 Burke P. : 11, 103 Burlamaqui J.-J. : 192 Burt R. : 11, 115, 116 Busino G. : 12 Butler J. : 112 C Cadoni G. : 24, 47 Calhoun C. : 10 Callard C. : 121, 122, 123, 126, 128, 133 Cambiano G. : 12 Canacci G. : 30 Canetti E. : 78 Canonica E : 80 Cantimori D. : 34, 48, 62 Capponi F. : 133

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NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

Capra C. : 154, 157, 159, 166, 167 Cardini F. : 111 Caricchio M. : 144 Casini B. : 80 Cassin B. : 12, 24, 111 Castiglione B. : 13, 30, 31, 32, 38, 98 Catherine de Médicis (reine de France) : 48, 60 Cavaillé J.-P. : 14 Cazale Bérard C. : 28 Ceccherelli A. : 102 Cellini B. : 79 Cerretani B. : 28, 29 Cerron Puga M.L. : 80 Cerutti S. : 106 Chabod F. : 43, 50 Chappuis G. : 85 Chapron E. : 139, 149, 153 Charles VI (empereur d’Autriche) : 157 Charles VIII (roi de France) : 39, 41 Chartier R. : 11, 97, 151 Chiappelli F. : 19, 30 Chiavistelli A. : 16 Chiffoleau J. : 17 Chittolini G. : 44, 115, 135 Civile G. : 16 Clément XIII (pape) : 120, 128, 143 Colie R.L. : 69 Collins A. : 141 Côme Ier de Médicis (duc de Florence et grand-duc de Toscane) : 15, 48, 60, 61, 63, 67, 68, 71, 73, 75, 79, 80, 83, 84, 85, 93, 95, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 114, 115, 116, 121, 122, 123, 124, 129, 137, 149, 150 Côme III de Médicis (grand-duc de Toscane) : 133 Constantin (empereur romain) : 67 Contini A. : 17, 143, 147, 153, 157, 169, 170, 173, 176, 177 Continisio C. : 153, 154 Conti V. : 131 Cosandey F. : 71 Cospi A.M. : 110, 111, 112, 114, 115 Craon M. Beauveau de : 143 Crepon M. : 24 Crouzet D. : 48, 60

Crudeli T. : 143 Cutinelli-Rendina E. : 34, 65 D D’Addario A. : 108, 125, 130 D’Avenstein L.S. : 192 Da Canossa L : 31 Darnton R. : 185 Daston L. : 79 De Certeau, M. : 46, 50 De Gregorio M. : 123 Delamare N. : 173 Del Col A. : 63 Del Fante A. : 69 De Libera A. : 96 Delille G. : 24 Del Negro B. : 192 Del Nero B. : 47 Del Ninno M. : 26 De Lolme J.-L. : 192 Delon M. : 185 De Mattei R. : 73 Descimon R. : 17, 71 Diaz F. : 75, 122, 139, 169 Diderot D. : 185, 190 Dieckman H. : 185 Di Filippo Bareggi C. : 117 Domenichi L. : 123 Donaldson P.S. : 73 Donati C. : 31, 61, 135 Doni A.F. : 61, 69, 70, 71, 84, 85, 86, 89, 90, 91, 92, 97, 98, 117, 122 Dooley B. : 11 Dotti U. : 43 Duchet M. : 185 Duguet J.-J. : 147 Dumézil G. : 42, 73 Dutheil F. : 17 E Éléonore de Tolède (grande-duchesse de Toscane) : 64, 80 Erasme : 135, 136 Esposito R. : 30

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INDEX

F Fabius Maximus : 33 Fanelli G. : 83, 103 Fantappiè C. : 177 Fasano Guarini E. : 17, 59, 64, 71, 87, 94, 100, 104, 111, 113, 158, 173 Fava G. : 84 Fedeli V. : 100, 101, 103, 105, 106, 107 Ferdinand d’Aragon le Catholique (roi d’Espagne) : 57 Ferdinand Ier de Médicis (grand-duc de Toscane) : 79, 126 Ferroni G. : 31, 34, 36 Fettah S. : 83 Ficino M. : 68 Findlen P. : 79 Fiorato A.C. : 85 Fioravanti M. : 71, 77 Firmian C. : 180 Firpo M. : 61, 62, 63, 69, 75, 80, 108, 122, 123 Folena G. : 16, 165 Fontius M. : 187 Foucault M. : 42, 60, 89 Fragnito G. : 123, 124, 127, 129, 130 Frajese V. : 133 Franchini Taviani G. : 132 François-Étienne de Habsbourg-Lorraine (grand-duc de Toscane) : 107, 132, 139, 143, 147, 149, 150 François Ier de Médicis (grand-duc de Toscane) : 76, 79, 80, 124 Francovich R. : 141, 143 Frigo D. : 55 G Gabba E. : 12 Gaeta F. : 40 Galilée (Galileo Galilei) : 127, 141, 142 Galluzzi P. : 68, 79, 128, 141 Galluzzi R. : 109, 177 Garfagnini G.C. : 25, 40 Garin E. : 23, 38, 41, 51 Garms Cornides E. : 153 Gentile S. : 68 Giarrizzo G. : 141, 142, 143 Gilbert F. : 29, 33, 47, 62

Ginzburg C. : 43, 50, 66 Giovio P. : 68 Giua M.A. : 12 Grazzini A. : 117 Greco G. : 124 Grendler P.F. : 69, 71, 85, 89, 126 Greppi E. : 165 Grotius H. : 128, 167 Guarducci G. : 80 Guglielminetti M. : 84 Guichardin F. (Guicciardini F) : 13, 14, 15, 19, 21, 22, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 41, 43, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 66, 72, 75, 76, 79, 95, 96, 98, 99, 117, 137, 160 Guilhaumou J. : 10, 152 H Habermas J. : 9, 10, 11, 116, 137, 151, 177 Hacking I : 13, 22, 41, 42 Hall T. : 14 Hampser-Monk I. : 14, 152 Hannibal : 33 Hartog F. : 28 Helvétius C.-A. : 178 Hentschke-Netschke A.B. : 33 Herbert C.J. : 169 Herlilhy D. : 103 Hobbes T. : 88, 150 Holbach (d’) P. Thiry : 177, 188 Hume D. : 164 I Incontri G. : 149, 177 Infelise M. : 94, 101, 126, 140, 158 Inglese G. : 14, 21, 22, 27, 32, 37, 58 Ivanov V. : 55 J Jacob M.C. : 141, 143 Jaume L. : 88 Jean-Gaston de Médicis (grand-duc de Toscane) : 122, 141 Johns A. : 11, 142 Jouhaud C. : 97, 118 Julia D. : 17

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NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

K Kant E. : 88, 151 Kaplan S. : 169 Kaunitz Rittberg (von) W.A. : 180, 188 Klapisch-Zuber C. : 24, 28, 44, 103 Koselleck R. : 14, 84, 168, 191 L Lacchè L. : 10 Landi S. : 10, 15, 23, 34, 137, 139, 141, 145, 148, 149, 150, 177, 178, 182, 185, 188, 190, 192 Lando O. : 69, 85 Landucci L. : 29, 38, 39 Laugier S. : 111 Lear R.N. : 62 Leonardi C. : 25, 39 Leonardo da Vinci : 23 Lepetit B. : 24 Leti G. : 101, 158 Lilti A. : 152 Lincoln B. : 22 Litchfield B. : 186 Locke J. : 150, 154 Longo A. : 69 Lorenzino de Médicis : 75 Lottini G. : 48, 60, 61, 75, 76, 77, 78, 79, 87, 90, 91, 94, 95, 96, 102, 129 Love H. : 94 Lucrèce : 136 Lüsenkrink H.J. : 185 M Maccioni P.A. : 177 Machiavel N. (Machiavelli N.) : 13, 14, 15, 19, 20, 21, 22, 23, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 67, 70, 71, 72, 73, 77, 78, 84, 96, 98, 99, 101, 109, 156, 161, 162, 164, 167, 189 Mahomet : 66, 67, 136 Maitte C. : 175 Malagrida G. : 165 Mancini G. : 75, 76 Mangio C. : 169, 176

Manikowska H. : 104 Mann H. : 141 Mannori L. : 17, 71, 110, 152, 177, 179 Mansfield H.C. : 43 Maracchi Biagiarelli B. : 122, 123, 125, 130 Marcus Cecidius : 42 Marescotti G. : 71, 79, 80, 122 Marie-Christine de Lorraine (grande-duchesse de Toscane) : 133 Marie-Thérèse d’Hasbourg (impératrice d’Autriche) : 143, 153, 158 Marin B. : 212 Marino G.B. : 135, 136 Martelli M. : 27, 34, 40 Mascilli Migliorini L. : 169 Masters R.D. : 23 Matteucci N. : 164 Mazzacurati G. : 117 Merlin H. : 152, 155 Miccoli G. : 215 Michelangelo Buonarroti (Michel-Ange) : 65 Milton J. : 141, 142, 144 Mineccia F. : 175 Mini P. : 130 Mirri M. : 17, 158, 169, 175, 177, 184 Moatti C. : 24 Moïse : 64, 65, 67 Molho A. : 115, 131 Montaigne M. : 17, 50, 52 Montanari A.P. : 180 Morel P. : 65, 79 More T. : 69, 84, 85 Mozzarelli C. : 157, 173 Muratori L.A. : 135, 152, 153, 154, 155, 156, 157 N Najemy J.M. : 24, 27 Napoli P. : 173 Neri P. : 97, 98, 135, 136, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 170 Neveu B. : 116 Newton I : 141 Novati F. : 165 Numa Pompilius (roi de Rome) : 64, 65

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INDEX

Pucci T. : 30 Puccinelli A. : 80

O Olmi G. : 79 Orwell G. : 183 Ossola C. : 31, 32 Ozouf M. : 13, 164, 179

Q Quesnay F. : 184 Quondam A. : 116

P Pagden A. : 14 Palazzolo M.I. : 147 Pallavicini G.L. : 157 Palmieri M. : 23, 38 Panella A. : 121, 123, 126 Paoli M.P. : 124, 130 Parel A. : 38, 40 Parker D. : 80 Park K. : 79 Pasta R. : 127, 135, 186 Paul IV (pape) : 123, 124, 129, 130 Pelli G. : 136, 137, 141, 169, 170, 171, 172, 178, 181, 182, 185, 187, 188, 192 Perifano A. : 68 Perini L. : 50 Pesante M.L. : 59 Pesce M. : 128 Petrucci A. : 118 Piasenza P. : 173 Pie IV (pape) : 124 Pierre-Léopold de Habsbourg-Lorraine (grand-duc de Toscane) : 169, 175, 176, 177 Pissavino P.C. : 84 Plaisance M. : 17, 69, 80, 116, 117, 123, 125, 127 Platon : 7, 12, 13, 32, 33, 34, 56, 66, 92, 98 Pocock J.G.A. : 14 Polverini J. : 113 Pomponazzi P. : 51 Pons A. : 13, 31, 48, 54, 55, 67, 82 Pope A. : 142 Pozzi M. : 30 Procacci G. : 161 Prosperi A. : 17, 50, 62, 65, 108, 109, 111, 112, 116, 121, 123, 127, 128, 130, 133, 148, 176 Pucci F. : 30

R Ramirez G. : 188 Raven J. : 11 Raymond J. : 97 Raynal G.T. : 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 197 Richecourt E. de : 143, 144, 153, 157 Ricottini Marsili-Libelli C. : 122 Ridolfi R. : 27, 39, 52 Rivière Y. : 100 Roche D. : 186 Rodolico N. : 119, 139, 140, 146, 148 Romano A. : 212 Romeo R. : 50 Rosa M. : 75, 94, 147, 153, 154, 157, 161, 182 Rosello L.P. : 60, 61, 63, 64, 65, 66, 67 Rosenberg-Orsini F.X.W. : 169, 173, 181, 182 Rosier-Catach I. : 111 Rouchon O. : 15, 17, 23, 25, 60 Rousseau J.-J. : 178 Rubinstein N. : 20, 24 Rucellai G. : 62, 118, 119, 120, 121, 123, 124, 125, 127, 128, 141, 145, 148, 172, 178 Ruggiero G. : 83 Ruozzi G. : 75 S Saccenti M. : 135 Salviati L. : 125 Sansovino F. : 48, 61, 75, 76, 95 Santaella Lopez M. : 223 Sarpi P. : 119 Sasso G. : 23 Savelli A. : 24, 113 Savonarole J. (Girolamo Savonarola) : 20, 24, 25, 38, 39, 40, 41, 42 Sbriccoli M. : 103, 110, 112, 114

231

NAISSANCE DE L’OPINION PUBLIQUE DANS L’ITALIE MODERNE

Schiera P. : 115, 154 Schmitt C. : 65 Sella D. : 157 Senellart M. : 43, 60, 73 Seratti F. : 170, 182, 187 Serrano Gonzalez A. : 74, 75 Sfez G. : 22, 43 Silvano G. : 24 Singleton C.S. : 46 Siri V : 158 Skinner Q. : 15, 21, 28, 43 Soderini P. : 24, 29, 38, 41, 47 Spini G. : 62, 79, 83 Spinoza B. : 150 Stolleis M. : 55, 87, 140, 153, 156, 158, 161, 173 Stosch (von) Ph. : 141 Stratico G.B. : 178, 182, 187, 188, 189, 190, 191, 192 Strauss L. : 22, 44, 46, 71 Suétone : 77 T Tacite C. : 12, 50, 56, 73, 90, 93, 100, 156 Taddei I : 24 Tarchetti A. : 180 Tedeschi J.A. : 131, 133 Telve S. : 29 Tempesti P.M. : 134, 135, 136, 137 Thomas (saint) : 22, 31 Thompson E.P. : 175 Thompson J.B. : 10 Tibère (empereur romain) : 56 Tidoli C. : 80, 122 Tietz M. : 185, 187 Tilmans K. : 14, 152 Timpanaro Morelli M.A. : 139, 141, 169 Tite-Live : 20, 23, 33, 34, 37, 41, 44, 72 Todesco F. : 152 Tognarini I : 175 Toland J. : 141, 150 Torelli L. : 123, 124, 129, 137 Torrentino L. : 122 Tortarolo E. : 13 Tosi A. : 79 Trexler R. : 38

V Vaglienti P. : 29 Van Vree F. : 14, 152 Vasari G. : 80 Vasoli C. : 29, 68 Venturi F. : 153, 165, 178, 179, 185 Verga M. : 17, 118, 142, 153, 157, 161, 164 Verri A. et P. (frères) : 165, 166, 167, 171, 179, 180, 192 Vespucci A. : 50 Vettori F. : 14, 21, 22, 26, 27, 28, 43 Viala A. : 118 Vieri F. : 71 Vigilante M. : 66, 68 Vinta B. : 123 Viroli M. : 43 Vissing L. : 44 Voltaire : 135, 136, 150, 185, 188 Vovelle M. : 154 W Walker L.J. : 35 Walpole R. : 141, 143 Wandruszka A. : 169 Waquet F. : 116 Waquet J.-C. : 17, 147 Weinstein D. : 24, 114 Weissman R. : 117 Weulersse G. : 169 Y Yankah K. : 26 Yates F.A. : 76 Z Zambelli P. : 68 Zanon R. : 44 Zlablinger E. : 153 Zorzi A. : 28

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Table des matières Introduction ............................................................................................................................. 9 Chapitre I

Penser l’opinion du peuple à la Renaissance ............................................................................................................ 19 Machiavel et l’opinion du peuple ....................................................................................... 19 La communis opinio sur le peuple ...................................................................................... 22 Autres autorités ..................................................................................................................... 25 Raison et instinct de la multitude ..................................................................................... 28 La sagesse du peuple : un leurre ......................................................................................... 32 Occulta virtus ........................................................................................................................ 37 Interpréter le peuple, gouverner les opinions .................................................................... 43 Distance et difformité : l’opinion du peuple chez Guichardin ........................................ 46 Chapitre II

La découverte de la censure .................................................................................... 59 La nouvelle science des princes ........................................................................................... 59 Religion et persuasion .......................................................................................................... 61 Archéologie de la censure .................................................................................................... 72 Peuple-masse et peuple-monstre ......................................................................................... 77 Censure et utopie urbaine ................................................................................................... 83 Les limites de la censure ...................................................................................................... 87 La communication politique ............................................................................................. 94 Chapitre III

La censure entre normes et pratiques de gouvernement......................... 99 Le système de renseignement de Côme Ier de Toscane ................................................... 100 Discipline de la parole et délit d’opinion ........................................................................ 109 La discipline de l’écriture................................................................................................... 115 La discipline de la lecture .................................................................................................. 128 Chapitre IV

L’invention de l’opinion publique au XVIIIe siècle..................................... 139 La publicité comme idéologie du prince réformateur .................................................... 139 Un nouvel acteur du discours politique : le public ......................................................... 151 L’opinion publique dans le discours des frères Verri ...................................................... 165 L’opinion publique comme outil de combat politique .................................................. 169 Gouverner l’opinion publique .......................................................................................... 173 Épilogue

Vers un nouveau sens commun politique ..................................................... 183 Annexes................................................................................................................................. 195 Sources et bibliographie ....................................................................................................... 207 Index .................................................................................................................................... 227

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Hi s t o i re Collection « Histoire » Dirigée par Hervé MARTIN et Jacqueline SAINCLIVIER

Claudine AULIARD, La diplomatie romaine. L’autre instrument de la conquête. De la fondation à la fin des guerres samnites (753-290 av. J.-C.), 2006, 344 p. Philippe HAUDRÈRE (dir.), Pour une histoire sociale des villes. Mélanges offerts à Jacques Maillard, 2006, 456 p. Jörg ULBERT et Gérard LE BOUËDEC (dir.), La fonction consulaire à l’époque moderne. L’affirmation d’une institution économique et politique (1500-1700), 2006, 428 p. Danielle TARTAKOWSKY et Françoise TÉTARD (dir.), Syndicats et associations. Concurrence ou complémentarité ?, 2006, 490 p. Frédéric CAILLE, La figure du sauveteur. Naissance du citoyen secoureur en France, 1780-1914, 2006, 320 p. Jean HOCQUET et Jean-Luc SARRAZIN (dir.) avec la collaboration de Gildas BURON, Le sel de la Baie. Histoire, archéologie, ethnologie des sels atlantiques, 2006, 416 p. Michel MOLIN (dir.), Les régulations sociales dans l’Antiquité, 2006, 428 p. Noëlle DAUPHIN (dir.), George Sand. Terroir et histoire, 2006, 304 p. Françoise MICHAUD-FRÉJAVILLE, Noëlle DAUPHIN et Jean-Pierre GUILHEMBET (dir.), Entrer en ville, 2006, 328 p. David BELLAMY, Geoffroy de Montalembert (1898-1993). Un aristocrate en République, 2006, 344 p. Marie-Claude PINGAUD, Faire ses partages. Terres et parentèles dans le Perche, XIXe-XXe siècles, 2006, 226 p. Antoine FOLLAIN (dir.), Les justices locales. Dans les villes et villages du XVe au XIXe siècle, 2006, 408 p. Vincent MILLIOT (dir.), Les mémoires policiers, 1750-1850. Écritures et pratiques policières du siècle des Lumières au Seconde Empire, 2006, 416 p. Alban GAUTIER, Le festin dans l’Angleterre anglo-saxonne, Ve-XIe siècle, 2006, 284 p. Julien PAPP, La Hongrie libérée. État, pouvoirs et société après la défaite du nazisme (sept. 1944-sept. 1947), 2006, 368 p. Pierrick POURCHASSE, Le commerce du Nord. Les échanges commerciaux entre la France et l’Europe septentrionale au XVIIIe siècle, 2006, 392 p.

James B. COLLINS (traduit par André Rannou et publié sous la dir. de Gauthier Aubert et Philippe Hamon), La Bretagne dans l’État royal. Classes sociales, États provinciaux et ordre public de l’Édit d’Union à la révolte des bonnets rouges, 2006, 396 p. Clément THIBAUD, Républiques en armes. Les armées de Bolívar dans les guerres d’indépendance du Venezuela et de la Colombie, 2006, 430 p. Serge BIANCHI et Roger DUPUY (dir.), La Garde nationale entre nation et peuple en armes. Mythes et réalités, 1789-1871, 2006, 560 p. Martine BARILLY-LEGUY, « Livre de mes Anciens grand pères ». Le livre de raison d’une famille mancelle du Grand Siècle (1567-1675), 2006, 466 p. Lydie BODIOU, Dominique FRÈRE et Véronique MEHL avec la collaboration d’Alexandre TOURRAIX, L’expression des corps. Gestes, attitudes, regards dans l’iconographie antique, 2006, 392 p. François CLÉMENT, John TOLAN et Jérôme WILGAUX (dir.), Espaces d’échanges en Méditerranée. Antiquité et Moyen Âge, 2006, 272 p. Francis PROST et Jérôme WILGAUX (dir.), Penser et représenter le corps dans l’Antiquité, 2006, 416 p. Hervé PIANT, Une justice ordinaire. Justice civile et criminelle dans la prévôté royale de Vaucouleurs sous l’Ancien Régime, 2006, 308 p. Enrique FERNÁNDEZ-DOMINGO, Le négoce français au Chili, 1880-1929, 2006, 376 p. Jean-François CHANET, Vers l’armée nouvelle. République conservatrice et réforme militaire, 1880-1919, 2006, 324 p. Frank MERCIER, La Vauderie d’Arras. Une chasse aux sorcières à l’automne du Moyen Âge, 2006, 414 p. Jean-Philippe PASSAQUI, La stratégie des Schneider. Du marché à la firme intégrée (1836-1914), 2006, 406 p. Bruno RESTIF, La révolution des paroisses. Culture paroissiale et Réforme catholique en Haute Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles, 2006, 420 p. Marc BERGÈRE et Luc CAPDEVILA (dir.), Genre et événement. Du masculin et du féminin en histoire des crises et des conflits, 2006, 176 p. Bernard CHEVALIER, Guillaume Briçonnet (v. 1445-1514). Un cardinal-ministre au début de la Renaissance, 2005, 448 p. Isabelle von BUELTZINGSLOEWEN (dir.), « Morts d’inanition ». Famine et exclusions en France sous l’Occupation, 2005, 312 p. Benoît CURSENTE et Mireille MOUSNIER (dir.), Les territoires du médiéviste, 2005, 464 p. Frédéric CHAUVAUD et Jacques PÉRET (dir.), Terres marines. Études en hommage à Dominique Guillemet, 2005, 368 p.

Jean-Paul SALLES, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage ?, 2005, 432 p. Luc FORLIVESI, Georges-François POTTIER et Sophie CHASSAT (dir.), Éduquer et punir. La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray (1839-1937), 2005, 256 p. Jean-Claude CARON et Frédéric CHAUVAUD (dir.), Les campagnes dans les sociétés européennes. France, Allemagne, Espagne, Italie (1830-1930), 2005, 272 p. Bernard DELPAL et Olivier FAURE (dir.), Religion et enfermements (XVIIe-XXe siècles), 2005, 248 p. Michel HEICHETTE, Société, sociabilité, justice. Sablé et son pays au XVIIIe siècle, 2005, 324 p. Marie SALAÜN, L’école indigène. Nouvelle-Calédonie, 1885-1945, 2005, 280 p. Élyane BRESSOL, Michel DREYFUS, Joël HEDDE et Michel PIGENET (dir.), La CGT dans les années 1950, 2005, 488 p. Philippe JOUTARD et Thomas WIEN (dir.), Mémoires de Nouvelle-France. De France en Nouvelle-France, 2005, 392 p. Jean-Michel CAUNEAU et Dominique PHILIPPE (texte établi, traduit, présenté et annoté par), Chronique de l’État breton, 2005, 608 p. Ronan VIAUD, Le syndicalisme maritime français. Les organisations, les hommes, les luttes (1890-1950), 2005, 278 p. Stéphane PERRÉON, L’armée en Bretagne au XVIIIe siècle. Institution militaire et société civile au temps de l’intendance et des États, 2005, 418 p. Robert ALLEN, Les tribunaux criminels sous la Révolution et l’Empire, 1792-1811, 2005, 324 p. Annie CRÉPIN, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire de la guerre de Sept Ans à Verdun, 2005, 428 p. Jean-Clément MARTIN, La Révolution à l’œuvre. Perspectives actuelles dans l’histoire de la Révolution française, 2005, 384 p. Annie ANTOINE (dir.), La maison rurale en pays d’habitat dispersé de l’Antiquité au XXe siècle, 2005, 428 p. Frédéric LE MOIGNE, Les évêques français de Verdun à Vatican II. Une génération en mal d’héroïsme, 2005, 376 p. Nadine VIVIER (dir.), Ruralité française et britannique, XIIIe-XXe siècles. Approches comparées, 2005, 256 p. Loïc VADELORGE, Rouen sous la IIIe République. Politiques et pratiques culturelles, 2005, 446 p. Dominique BARTHÉLEMY et Olivier BRUAND (dir.), Les pouvoirs locaux dans la France du Centre et de l’Ouest (VIIIe-XIe siècles). Implantation et moyens d’action, 2005, 254 p. Cécile TREFFORT et Mathias TRANCHANT (dir.), L’abbaye de Maillezais. Des moines du marais aux soldats huguenots, 2005, 486 p.

Marie CHARVET, Les fortifications de Paris. De l’hygiénisme à l’urbanisme, 1880-1919, 2005, 314 p. Hugues DE CHANGY, Le mouvement légitimiste sous la monarchie de Juillet (1833-1848), 2005, 424 p. Dominique FRANCHE et Yves LÉONARD (dir.), Pierre Mendès France et la démocratie locale, 2004, 200 p. Valérie SOTTOCASA, Mémoires affrontées. Protestants et catholiques face à la Révolution dans les montagnes du Languedoc, 2004, 400 p. C. CERINO, A. GEISTDOERFER, G. LE BOUËDEC et F. PLOUX (dir.), Entre terre et mer. Sociétés littorales et pluriactivités (XVe-XXe siècle), 2004, 550 p. Brigitte WACHÉ (dir.), Militants catholiques de l’Ouest, 2004, 250 p. Louis LEMOINE et Bernard MERDRIGNAC (dir.), Corona Monastica. Moines bretons de Landévennec : histoire et mémoire celtiques, 2004, 384 p. Mickaël AUGERON et Mathias TRANCHANT (dir.), La violence et la mer dans l’espace atlantique (XIIe-XIXe siècle), 2004, 528 p. Serge BIANCHI, Des révoltes aux révolutions. Europe, Russie, Amérique (1770-1802), 2004, 304 p. Philippe GOUJARD, L’Europe catholique au XVIIIe siècle. Entre intégrisme et laïcisation, 2004, 282 p. Claudine AULIARD et Lydie BODIOU (dir.), Au jardin des Hespérides. Histoire, société et épigraphie des mondes anciens, 2004, 416 p. Claude NIÈRES, Les villes de Bretagne au XVIIIe siècle, 2004, 584 p. Gilles RICHARD et Jacqueline SAINCLIVIER (dir.), La recomposition des droites en France à la Libération, 1944-1948, 2004, 396 p. Arnaud BAUBÉROT, Histoire du naturisme. Le mythe du retour à la nature, 2004, 352 p. Jean-Christophe CASSARD et Georges PROVOST (dir.), Saint Yves et les Bretons. Culte, images, mémoire (1303-2003), 2004, 368 p. Benoît JEANJEAN, Bertrand LANÇON (traduction et commentaires), Saint Jérôme, Chronique. Continuation de la Chronique d’Eusèbe, années 326-378, 2004, 208 p. Claude GUINTARD et Christine MAZZOLI-GUINTARD (dir.), Élevage d’hier, élevage d’aujourd’hui, 2004, 448 p. Gérard BÉAUR, Christian DESSUREAULT et Joseph GOY (dir.), Familles, terre, marchés. Logiques économiques et stratégies dans les milieux ruraux (XVIIeXXe siècles), 2004, 282 p. Jean-Marie CONSTANT, La noblesse en liberté, XVIe-XVIIe siècles, 2004, 298 p. Marc RUSSON, Les côtes guerrières. Mer, guerre et pouvoir au Moyen Âge, 2004, 520 p. Noëlline CASTAGNEZ, Socialistes en République. Les parlementaires de la SFIO de la IVe République, 2004, 416 p.

Frédérique PITOU (dir.), Élites et notables de l’Ouest, XVIe-XXe siècle. Entre conservatisme et modernité, 2004, 400 p. Jean BOUTIER, Sandro LANDI et Olivier ROUCHON (dir.), Florence et la Toscane, XIVe-XIXe siècles. Les dynamiques d’un État italien, 2004, 464 p. Martine SEVEGRAND, Vers une église sans prêtres. La crise du clergé séculier en France (1945-1978), 2004, 320 p. Rémi FABRE, Francis de Pressensé et la défense des Droits de l’homme. Un intellectuel au combat, 2004, 418 p. Guy LACHENAUD, Promettre et écrire. Essais sur l’historiographie des Anciens, 2004, 220 p. Anne-Françoise GARÇON, Entre l’État et l’usine. L’École des mines de Saint-Étienne au XIXe siècle, 2004, 374 p. Xavier DUBOIS, La révolution sardinière. Pêcheurs et conserveurs en Bretagne Sud au XIXe siècle, 2004, 390 p. Marc BERGÈRE, Une société en épuration. Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire, 2004, 432 p. Alain CABANTOUS (dir.), Mythologies urbaines. Les villes entre histoire et imaginaire, 2004, 296 p. Olivier CHARLES, Chanoines de Bretagne. Carrières et cultures d’une élite cléricale au siècle des Lumières, 2004, 460 p. Patricia SOREL, La révolution du livre et de la presse en Bretagne (1780-1830), 2004, 326 p. Anne ROLLAND-BOULESTREAU, Les notables des Mauges. Communautés rurales et Révolution (1750-1830), 2004, 408 p.

Achevé d’imprimer

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▲ Sandro Landi

Naissance de l’opinion publique dans l’Italie moderne ▼

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u’est-ce que l’opinion publique ? Quelles sont les conditions politiques et culturelles qui ont permis l’émergence et la connaissance de cet acteur essentiel de la modernité politique ? Tout en s’éloignant de la perspective sociologique indiquée par Jürgen Habermas, qui relie la naissance de l’opinion publique dans l’Europe moderne à l’essor de l’imprimerie et à la révolution médiatique du XVIIIe siècle, l’auteur étudie l’opinion publique comme une catégorie du discours politique qui s’affirme en Italie, antérieurement et simultanément à la naissance d’un public de lecteurs. Cette histoire parallèle de l’opinion publique, attentive à l’histoire sociale des concepts et centrée sur le cas emblématique de Florence et de la Toscane, est consacrée tout d’abord, à l’analyse de la nature du peuple et de ses opinions, opérée notamment par Machiavel et Guichardin au début du XVIe siècle. La découverte de l’étrange sagesse du peuple, de son altérité, de son caractère irrationnel et variable, est un moment fondateur de la modernité politique. Par ailleurs, ce moment théorique n’est pas dissociable de la formation d’un nouveau savoir de gouvernement que l’on désigne avec le nom désuet mais illustre de “censure”. Résultat d’un travail d’« archéologie institutionnelle » commencé par Machiavel sur la base du modèle républicain romain et continué par les théoriciens du principat médicéen, la censure s’impose dans le discours et dans la pratique politique de l’Etat absolutiste comme une catégorie complémentaire et non opposée à celle d’opinion. Son vaste domaine, constamment remanié au cours de deux siècles, qui inclut aussi le monde de l’imprimerie et de la lecture, révèle un aspect essentiel mais jusqu’à présent négligé de la genèse de l’Etat moderne : la nouvelle frontière du pouvoir est l’imaginaire collectif des sujets. C’est dans ce domaine si évanescent et si manipulable que se joue désormais la partie décisive pour la construction du consensus et de la sauvegarde des institutions. Historien diplômé de l’Institut Universitaire Européen (IUE) de Florence, professeur des Universités, Sandro Landi enseigne l’histoire de l’Italie moderne à l’Université Michel de Montaigne de Bordeaux et il est chercheur au SHADYC-EHESS de Marseille. Il a publié notamment Il governo delle opinioni. Censura e formazione del consenso nella Toscana del Settecento, Bologne, Il Mulino, 2000 et co-dirigé, avec Jean Boutier et Olivier Rouchon, Florence et la Toscane XIVe-XIXe siècles. Dynamiques d’un État italien, Rennes, PUR, 2004. En couverture : Titien, Allégorie de la Prudence, milieu des années 1560, Londres, The National Gallery.

ISBN 2-7535-0317-6

20 €