Mystère néandertal à Bruniquel: Le propre des femmes ou le pouvoir de la Mère (French Edition) 9782140284687, 2140284682

La découverte de la grotte de Bruniquel a permis de réévaluer les usages des hommes et des femmes de Néandertal. À la lu

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Mystère néandertal à Bruniquel: Le propre des femmes ou le pouvoir de la Mère (French Edition)
 9782140284687, 2140284682

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Bertrand CHAPUIS Après avoir exercé la chirurgie en Afrique où il est resté attentif aux paroles des accouchées, Bertrand Chapuis a choisi la voie des neurosciences et de la psychiatrie. Il exerce actuellement à Toulouse comme psychopédiatre et thérapeute.

Préface : Rémy PUYUELO Postface : Sylvie DALLET

ISBN : 978-2-14-028468-7

21,50 €

MYSTÈRE NÉANDERTAL à BRUNIQUEL

La découverte de la grotte de Bruniquel a permis de réévaluer les usages des hommes et des femmes de Néandertal. À la lumière des recherches en cours et de son expérience de psychopédiatre, le médecin Bertrand Chapuis tente un diagnostic stimulant de notre humanisation par les mères. Le mystère de la caverne archaïque devient, par une pensée créative contemporaine, une porte nouvelle de la perception du passé.

Bertrand CHAPUIS

“ L’Avenir à reculons : Néandertal” Tableau de Sylvie Dallet

MYSTÈRE NÉANDERTAL à BRUNIQUEL Le propre des femmes ou le pouvoir de la Mère

Bertrand CHAPUIS

Collection ÉTHIQUES DE LA CRÉATION

La capacité de création est sans doute l’une des facultés les plus spécifiques de l’espèce humaine. Parce que le propre de la création est d’irriguer en même temps des espaces divers, la collection « Éthiques de la Création » de l’Institut Charles Cros (en coédition avec L’Harmattan), s’attache à valoriser ce lien complexe, tant dans les domaines de la rationalité, des sciences humaines ou des sciences de la nature, que dans ses productions proprement artistiques, spirituelles et imaginaires.

La collection « É Éthiques de la Création »», proposée par l’Institut Charles Cros est coéditée depuis 2008 avec l’Harmattan (www.harmattan.fr), sous la responsabilité éditoriale de Sylvie Dallet, Georges Chapouthier & Émile Noël. L’Institut Charles Cros traite et expérimente les relations des arts avec les nouvelles technologies et les sciences, dans une dimension qui ouvre sur les usages de société et questionne la transmission des savoirs. Cette collection rassemble des textes de combat aux formes diverses, dans une dimension éthique et interdisciplinaire conjuguée, qui valorise une « recherche -création » collective, attentive aux mutations contemporaines. Chaque ouvrage est illustré d’un tableau original, réinterprété graphiquement pour la publication. Titres disponibles de la Collection « É Éthiques de la Création »» (rubrique Publications, www.institut-charles-cros.eu) Sylvie Dallet, Georges Chapouthier, Émile Noël (dir) : La Création, définitions et défis contemporains, 2009 Élie Yazbek (coordonné par) : Images et éthique, 2010 Sylvie Dallet, Émile Noël (dir) : Les territoires du sentiment océanique, 2012 Sylvie Dallet & Élie Yazbek (dir) : Savoirs de frontières, 2013 Sylvie Dallet & Éric Delassus (dir) : Éthiques du Goût, 2014 Sylvie Dallet, Kmar Bendana et Fadhila Laouani (dir) : Ressources de la Créativité (une expérience franco-tunisienne, 2015 Giulia Bogliolo Bruna : Les Objets messagers de la pensée Inuit, 2015 Thomas Cepitelli, Thierno Ibrahima Dia, Daniela Ricci [coordonné par] : Arts, Négritudes et métamorphoses identitaires, 2016 Corinne François-Denève [dir] : La Chaire est triste [Humour & Enseignement], 2017 Marie-Paule Farina : Le rire de Sade. Pour une sadothérapie joyeuse, 2019 Marie-Paule Farina : Flaubert, les luxures de plume, 2020 Marie-Paule Farina : Rousseau, un ours dans le salon des Lumières [2021]

________ Remerciements relecture & mise en page : Gilbert Schoon Remerciements tableau original et crédits maquette : Sylvie Dallet, « L’avenir à reculons : Néandertal », 47 X 47 cm, technique mixte sur papier laurier, 2022 Josiane Lépée [[email protected]] : graphisme couverture

Bertrand Chapuis

MYSTÈRE NÉANDERTAL à BRUNIQUEL Le propre des femmes ou le pouvoir de la Mère

© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-028468-7 EAN : 9782140284687

Pour mes petits-enfants et pour tous les vôtres, présents et à venir.

Sommaire Préface ............................................................................................. 9 Avant-Propos ................................................................................ 15 Première Partie : Des repères dans le temps ............................... 19 1 : Les Hominiens ou Hominidés ............................................. 19 2 : Les périodes paléolithiques. « Âge de la pierre ancienne » 31 3 : La période néolithique. « Âge de la pierre nouvelle » ........ 32 4 : Retour à Bruniquel il y a 176 000 ans pendant la troisième période de glaciation ..................................................................... 33 Deuxième partie : Relecture des processus d’hominisation et d’humanisation .................................................................................. 39 1 : Avènement de l’hominisation ............................................. 42 L’investissement pulsionnel ................................................. 45 Interprétation du chamanisme ............................................ 48 « À la trace de l’humain » ..................................................... 61 « L’art des premières parures » ............................................. 68 La fragilité du corps dans sa nudité ..................................... 71 2 : Naissance de l’humanisation sapiens : le propre de l’homme ? ....................................................................................... 80 La sexualité d’Homo sapiens et les arts préhistoriques ...... 83 La bipédie et l’alternance des éprouvés corporels............... 94 Éprouvés intimes : questions individuelles et sexuelles. .... 96 La paternité et la généalogie divine : le propre de l’homme. ............................................................................... 98 L’incestuel pathologique .................................................... 102 C’est sans compter sur le pouvoir des femmes devenant mères. ....................................................................................... 108 L’incestualité physiologique du plasma originel ............... 110 Phylogenèse et ontogenèse ................................................ 113 3 : Le mystère néandertal, le propre des femmes .................. 117 Revenons au paléolithique moyen, en -176 000 en pleine glaciation dans la grotte de Bruniquel.................................... 117 « La lumière naît des yeux et s’élance dans la matière pour y insuffler de la pensée » ............................................................ 120 4 : La sagesse de la femelle ours ............................................. 121

5 : « Genre » en tant que construction : construction sociale ou cérébrale ? .................................................................................... 126 6 : L’humanisation de l’Infantile archaïque. ......................... 131 7 : L’humanisation du couple parental .................................. 133 Troisième partie : Le croisement des deux humanisations ....... 143 Introduction : le pouvoir de la Mère est « Le complexe de Jocaste » ....................................................................................... 143 1 : L’interprétation freudienne des écrits de Sophocle. ........ 146 2 : L’interprétation du mythe de Narcisse ............................. 152 3: L’interprétation d’un narcissisme primaire par Heidegger .............................................................................. 155 C’est le chant des langues et des mots qui laissent la porte ouverte à toutes les autres hypothèses. .................................. 157 Pour suivre le voyage… restons à l’affût. Conclusion .............. 167 Addendum : À propos du livre de Ludovic Slimak : Néandertal nu. Comprendre la créature humaine. ........................................... 171 Post face ...................................................................................... 181 Bibliographie ............................................................................... 191 Remerciements ........................................................................... 195

Préface « Être là »… à l’affût du Monde « Si nous acceptons le mode d’évolution des conceptions humaines du monde, à savoir que la phase animiste a précédé la phase religieuse, qui, à son tour, a précédé la phase scientifique, il nous sera facile de suivre aussi l’évolution de la toute-puissance des idées à travers ces phases. Dans la phase animiste, c’est à lui-même que l’homme attribue la toutepuissance ; dans la phase religieuse, il l’a cédée aux dieux, sans toutefois y renoncer sérieusement, car il s’est réservé le droit de pouvoir influencer les dieux, de façon à les faire agir conformément à ses désirs. Dans la conception scientifique du monde, il n’y a plus de place pour la toutepuissance de l’homme qui a reconnu sa petitesse et s’est résigné à toutes les autres nécessités naturelles. Mais dans la confiance en la puissance de l’esprit humain qui compte avec les lois de la réalité, on retrouve encore les traces de l’ancienne croyance en la toute-puissance. »

Sigmund Freud, Totem et Tabou

La lecture du texte de Bertrand Chapuis m’a amené à relire Totem et Tabou, mais aussi à revisiter cette rencontre entre psychanalystes et anthropologues à laquelle j’ai participé au Musée du Quai Branly il y a bien longtemps. Une autre association a surgi, celle du pamphlet écrit par Sigmund Freud en 1927, « La question de l’analyse profane ». Dans une défense de la pensée psychanalytique, il propose, entre autres, un projet utopique, celui de fonder une école supérieure de psychanalyse (p.133) où serait enseignée une multitude de disciplines. Mais, entre clivages et confusion, comment ne pas tenter de résoudre les impasses rencontrées dans une discipline, par la recherche dans une autre discipline ? À ce prix, il y a une richesse ouvrant et suscitant les pensées. En paraphrasant Magritte dans « ceci n’est pas une pipe », je dirai que ceci n’est ni un texte analytique, ni un texte philosophique, ni un texte anthropologique… 9

D’où vient alors cette inquiétante étrangeté que suscite sa lecture ? Ne nous crispons pas sur nos compromis théoriques, essayons de nous en défaire pour lire et écouter… cet objet bricolé au sens de Claude Lévi-Strauss (La science du concret, Chap. I, p.3-47), témoin d’une science « première » plutôt que primitive désignée par le terme « bricolage ». Pour cela, quittons le texte pour l’auteur. Médecin, pédopsychiatre, Bertrand Chapuis a consacré sa vie aux familles et aux enfants vulnérables, souffrants, malades dans leurs contextes sociétaux. Cet homme érudit à la curiosité insatiable fréquente la psychanalyse, la philosophie, la phénoménologie et trouve son unité dans la Daseinsanalyse. La Daseinsanalyse est une forme de psychothérapie d’inspiration psychanalytique et philosophique…, née en Suisse, qui puise sa source dans l’ouvrage du philosophe allemand Martin Heidegger publié en 1927, « Être et Temps ». Heidegger (1889-1976) a influencé beaucoup de philosophes qui sont des références pour beaucoup d’entre nous (Agamben, Ricœur, Foucault, Derrida, Lacan, Blanchot, Levinas entre autres). Ce lieu d’amarrage lui permet de se délocaliser, de dériver sans se perdre. De son propre aveu, on ne peut prendre pour argent comptant ses errances anthropologiques, mais elles font partie des rencontres essentielles de sa vie. Il évoque d’emblée sa rencontre avec le film de Luc Henri Fage vu sur Arte en 2020, « Le mystère de la grotte de Bruniquel » qui, depuis sa découverte en 1990, suscite la curiosité et remet en question l’origine de l’humanisation. Ce lieu, refuge, lieu de chasse, lieu de rituel, rassemble des restes de vie collective datant de 175 000 ans av. J.-C. Cette rencontre, pendant le long temps du confinement, a mobilisé ses émotions et transformé sa conception de la vie, de nos origines… L’écriture a pris très rapidement le relais de cette expérience profonde de vie, dans un souci de la sublimer, mais aussi d’en témoigner, pour tenter de la partager. Sortir de l’infini présent du confinement et reprendre un dialogue intérieur avec le deuil du 10

temps qui passe malgré tout et redécouvrir un langage incarné et adressé. À cette occasion, j’ai témoigné dans une note de lecture de ce journal extime qu’est le « grand confinement ». (Bertrand Chapuis) Nous savons que les tentations théoriques sont issues de nos théories sexuelles infantiles dès le mouvement de latence. Elles ne sont ici ni dogmatiques, ni fétichiques, ni toutes puissantes… mais vivantes. On sent leur écho continu à une clinique au long cours qui les polit, empreinte d’humilité à penser. Nous retrouvons là la complexité au sens d’Edgar Morin, avec son corollaire de paradoxalité et de réflectivité. La pandémie a dramatisé notre environnement et en écho le réchauffement de notre planète et nos fantasmes de fin du monde. Bertrand Chapuis nous incite, dans ce contexte, à évoquer et penser l’environnement humain et non humain au sens de Harold Searles dans son rapport transformationnel entre l’individu, les groupes et les institutions, les autres vivants dont nous descendons et la nature qui nous crée et qui nous enveloppe, pour aboutir à une écologie du soin de l’être qui n’est pas guérir, mais tenter d’amener le sujet à reconnaître l’autre, sans que cela remette en question sa propre identité… De quoi s’agit-il en fait ? De l’origine du monde, mais aussi, en même temps, de l’origine de l’espèce humaine. Bertrand Chapuis nous confronte au Mystère et à l’Énigme qu’il met en scène et en pensée dans une dialectique où la paradoxalité est à l’œuvre. Le Mystère du monde reste inexplicable, inaccessible à la raison. L’énigme de l’humanisation possède, elle, une signification cachée mise sous forme d’une devinette à résoudre sur le chemin de l’hominisation. Nous sommes en même temps dans deux mondes : celui du narcissisme et celui de l’œdipe. L’un est d’ordre narcissique primaire, donc non psychique, l’autre est sujet à pensées multiples et donc conflits psychiques potentiels. La solution est, pour l’auteur, dans la déclinaison de la fille, la sœur, la femme, la mère et dans la Femme, métaphore de la vie et 11

de la mort, qui lui permet de faire état et de développer la parentalité. Il fait appel alors à la culture qui fait civilisation, qui transcende la mort et qu’il matérialise dans l’écriture. L’auteur, au fil des pages, fait référence de plus en plus à la littérature et à la poésie. Sa langue boit à la fontaine de la vie et nous donne des indications pour une relecture. En effet, on peut relire ce texte tantôt comme un conte, une légende, un mythe, évitant l’idéologie et les dangers potentiels d’une utopie. Son écriture témoigne de la douleur d’exister, de cette souffrance de l’humain, à la manière de Prométhée, ce voleur de feu, cet être souffrant aussi cloué au rocher et torturé par le vautour… comment comprendre qu’il faille voler le feu du ciel et en assurer les conséquences plutôt que l’humanité puisse se partager le meilleur et le plus haut en toute tranquillité ? Les capacités sublimatoires de l’auteur nous en proposent un roman familial planétaire avec ses multiples déclinaisons qu’il légitime en indiquant aussi qu’il n’est pas spécialiste en anthropologie. La solution d’attente, pour moi, témoin de l’inachèvement de l’humain, de cette paradoxalité entre deux mondes indissociables, se trouve dans la sexualité infantile humaine, la bisexualité psychique et la reconnaissance de l’inconscient. En cela, je pense que je rejoins en grande partie l’auteur. Bertrand Chapuis, est un éveilleur, dans « l’être là »… à l’affût du Monde. Dr Rémy PUYUELO Neuropsychiatre, Psychanalyste. Rédacteur en chef de la revue EMPAN (Éd. Eres-ARSEAA). Membre de la SEPEA, V

Éléments bibliographiques Bollas C. (1989) : « L’objet transformationnel ». Revue française de Psychanalyse, Vol.53, N° 4 Freud S. (1993) : Totem et Tabou. 1912-1913. Œuvres complètes. Tome XI. 1998. Éd. Gallimard.

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Freud S. (1985) : La question de l’analyse profane, 1927.Ed. Gallimard, NRF.200p. Lévi-Strauss C. (1962) : La pensée sauvage. Éd. Plon. 390 p. Magnenat L. et Col. (2019) : La crise environnementale sur le divan. Éd. In Press. 270 p. Puyuelo R. (2009) : « Co-emprise d’un objet inanimé dans le cadre ». P.73-80. L’animisme parmi nous. Musée quai Branly. Éd. Puf. Monographies et débats RFP. 220 p. Puyuelo R. (2019) : Enfances défaites et créativité. Récits psychanalytiques. Éd. In Press. 250 p. Puyuelo R. (2021) : « Note de lecture du “Grand confinement” de Bertrand Chapuis ». Éd. Pipeline .160 p, p. 10. Empan n° 121. Éd. Eres-Arseaa Puyuelo R. (2021) : Noé et ses espaces de vie par temps de pandémie. Planète en détresse. Fantasmes et réalités. Éd. Débats SPP. Puf.150p. Searles H. (1986) : L’environnement non humain. Éd. Gallimard. p. 395

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Avant-Propos Le jour où le film de Luc-Henri Fage « Le Mystère de la Grotte de Bruniquel » est entré dans mon existence, j’étais plongé dans mon travail d’écriture sur la naissance de la psyché du petit des femmes. J’ai eu un sentiment de vertige devant cette construction humaine découverte dans ma région, provenant d’un temps abyssal. Nous étions en plein confinement et la pandémie nous renvoyait à notre monde autistique, le monde des origines qui deviendra, dans « l’à venir » du XXIème siècle, un tournant dans notre évolution. Le mystère de la circularité où le futur rejoint le passé me révélait une humanité qui devait renouer avec la gestation de la Terre, avec le froid de la glaciation, avec la chaleur et la lumière du Soleil, avec les ciels de pluie et l’éclair des orages. En tant que psychothérapeute, je venais d’assumer mon appartenance à l’existence et à la Daseinsanalyse. 1 Exercer le métier de psychothérapeute et celui de psychiatre pour enfants et adolescents développe une écoute qui conduit à se préoccuper des relations précoces du nouveau-né avec son environnement. Dans les années 1960, Esther Bick, médecin et psychanalyste, met au point une méthode d’observation du nourrisson qui commence dès sa naissance jusqu’aux environs de sa deuxième année. La conduite des professionnels qui se rendent dans le milieu naturel du bébé a fait l’objet de protocoles stricts pour interférer le moins possible sur son développement et sur les liens avec son entourage.2 Parallèlement, les progrès technologiques incessants permettent de faire des découvertes majeures. Dans le domaine des neurosciences, depuis les années 1990, des neurones particuliers, appelés 1

À la manière de Renaud Ego, Le geste du regard, p.9.

Les liens d’émerveillement L’observation des nourrissons selon Esther Bick et ses applications, sous la direction de Marie-Blanche Lacroix et Maguy Monmay-

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rant, Erès, 1995.

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miroirs, ont été mis en évidence dans le cerveau des primates. Ils sont le siège du désir mimétique et joueraient un rôle essentiel dans l’apprentissage cognitif des codes sociaux, mais aussi dans les processus affectifs tels que l’empathie et la compréhension des émotions d’autrui.3 Le rôle des structures internes du cerveau comme les corps striés (striatum) est mieux connu. Symétriques, elles font la jonction entre chaque hémisphère du néocortex et le cerveau des émotions, le paléocortex. Elles régulent la motivation et les impulsions liées à la survie (alimentation, reproduction, nociception, cicatrisation voire régénérescence). C’est probablement les deux zones les plus importantes pour coordonner les prises de décision entre survie et existence et réguler ainsi les addictions. Dans le domaine de la génétique, le décodage du génome humain a confirmé la révolution de la biologie puisque nos comportements peuvent agir de façon réversible, transmissible et adaptative sur l’expression de nos gènes, relativisant la fatalité des caractères innés reçus à la naissance. Cette épigenèse permet de sortir du conflit qui oppose neurogenèse à psychogenèse. Les troubles du développement sont une intrication des deux domaines, celui de la neurologie et celui de la psychologie. En croisant les observations de la recherche et de la clinique, les stades de développement neuro-psycho affectif du cerveau, de la naissance à la troisième année, ont pu être précisés.4 Grâce à ces nombreux apports, il devient alors possible de faire des hypothèses sur la naissance des psychés en cours d’humanisation dans ce temps abyssal du paléolithique. La question de l’origine, quand il s’agit du monde en général, reste une question sans réponse. Quand il s’agit de l’arrivée du genre Homo et de son humanisation, les réponses ont longtemps renvoyé aux récits mythologiques. La découverte des grottes ornées a fait que la question est devenue originaire : qui fréquentait ces lieux et pour quelles Les neurones miroirs, Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia, traduction M. Raiola, Odile Jacob, 2007. 4 Position autistique et naissance de la psyché, Daniel Marcelli, PUF, 1986. 3

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raisons ont-ils laissé ces traces ? Le Mystère Néandertal à Bruniquel, 140 000 ans plus tôt, révolutionne cette question de l’originaire. Ici, il s’agit d’une construction et non de figurations comme c’était le cas dans les grottes ornées. À quoi pouvait servir cet espace dans l’espace de la grotte ? L’observation des relations précoces d’un nouveau-né avec son environnement incite à imaginer une hypothèse. Elle concerne la relation première des mères entre elles autour de la gestation et de la mise au monde. La maternité est au cœur du processus d’humanisation. La croyance dans le pouvoir de la Mère joue un rôle essentiel pour survivre à l’épreuve de l’accouchement. C’est le propre des femelles devenant mères avant d’être femmes. Jusqu’à maintenant, l’humanisation était liée à l’interprétation des signes, des traces et des figurations dans les grottes. Les plus anciennes connues actuellement datant d’environ 35 000 ans, elle concernait l’installation d’Homo Sapiens en Europe dans son rapport au symbolique et au langage : le développement d’un savoir dire. La préhistoire antérieure aux Homo sapiens du paléolithique supérieur s’efforçait de repérer les débuts d’humanisation dans les processus d’hominisation à travers des savoirs faire. La découverte de Bruniquel concerne Néandertal. Elle pourrait bien indiquer qu’un savoir être avait déjà existé, bien avant l’arrivée de Sapiens ; leur savoir-faire et leur savoir-dire n’étant qu’au service de ce savoir être.

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Première Partie : Des repères dans le temps 1 : Les Hominiens ou Hominidés La complexité des termes pour classer les différents groupes de la famille des Primates5 prouve que la distance physiologique du genre Homo peut paraître bien faible avec nos cousins, les Simiens, les Lémuriens et les Tarsiens. Pour soutenir notre hypothèse concernant le mystère Néandertal, à savoir la fonction des structures circulaires construites il y a 176 000 ans dans la grotte de Bruniquel, plusieurs caractéristiques apparaissant à différentes étapes évolutives sont à prendre en considération. Les primates sont des mammifères plantigrades, au cerveau déjà très développé6, dont le membre supérieur se termine par une main avec un pouce toujours opposable et dont le fœtus se développe grâce à un placenta. Les hominiens ou hominidés sont des primates non arboricoles qui vivent au sol, à attitude bipède exclusive, dépourvus de queue et de callosités fessières, à pilosité réduite tel que les australopithèques et le genre Homo, les hommes fossiles et actuels. Entre le genre Homo et les autres hominidés, c’est la distance psychologique qui va faire toute la différence. Les hominidés se sont séparés des autres lignées, il y a environ 7 millions d’années. La famille humaine commence avec l’Australopithèque.7 Le premier fossile (crâne d’enfant) d’une créature bipède qui pourrait être notre ancêtre a été découvert en Afrique du Sud en 1924. Le terme australopithèque est attribué aux fossiles datant de -5 à -2 millions d’années. La plus connue est Lucy Voir le documentaire Les primates, la force du clan, raconté par François Morel, Studios Natural History pour BBC avec la participation de France Télévisions (diffusé sur France 5). 6 Pour un mammifère de 60 kg, le cerveau a un volume d’environ 200 cm3. Homo habilis, 600 cm3 et sapiens entre 1200 et 1400 cm3. 7 Des fossiles retrouvés en Afrique de l’Est seraient antérieurs aux Australopithèques. Ils sont attribués à un genre éteint de la tribu des Homini, les Ardipithèques. Ils auraient vécu entre environ 5,8 et 4,5 millions d’années. 5

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trouvée en Éthiopie en 1974, âgée d’environ -3,5 millions d’années. Cette ancêtre commence à se nourrir de viande et à fabriquer des outils rudimentaires. Le genre Australopithèque s’est développé en Afrique entre -4 et -1 million d’années. La cohabitation avec le genre Homo peut avoir signé son extinction. Le début de la préhistoire concorde avec le début de l’ère quaternaire8. C’est le début du paléolithique qui se caractérise par l’apparition du genre Homo il y a environ 2,3 millions d’années. Le genre Homo a comporté plusieurs « espèces » dont les plus connues sont : homo habilis, homo ergaster (l’homme artisan) en Afrique, homo erectus (l’homme dressé) en Asie, homo neanderthalensis en Europe, les Dénisoviens en Sibérie9 et enfin homo sapiens. Il ne reste aujourd’hui qu’une seule espèce : Sapiens est devenu l’homme moderne. Les autres espèces ont disparu pour des raisons qui font toujours débat.

Homo habilis : il aurait vécu en Afrique de l’Est entre -2,3 et ● -1,5 million d’années. L’espèce présente un fort dimorphisme sexuel, les femelles étant beaucoup plus petites que les mâles. La bipédie est presque parfaite, mais ses membres inférieurs courts n’en faisaient pas un aussi bon marcheur que les espèces d’ Homo ultérieures. Il fabrique des outils de pierre et sa dentition est en faveur d’une alimentation omnivore. C’est aussi le début d’un langage articulé.

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Elle se divise en deux. Le Pléistocène, période glaciaire durant laquelle un réchauffement climatique interglaciaire a lieu de -130 000 à -80 000 ans. L’Holocène, période tempérée dans laquelle nous sommes depuis 10 000 ans. 9 L’Homme de Denisova a été identifié par analyse génétique de l’ADN mitochondrial en mars 2010 à partir d’une phalange fossile datée d’environ 41 000 ans, dans les montagnes de l’Altaï en Sibérie. Génétiquement distincte des Néandertaliens et des Sapiens, l’analyse ultérieure du génome nucléaire a montré qu’ils partageaient un ancêtre commun avec Néandertal et qu’ils se sont hybridés avec les ancêtres de certains hommes modernes (ils auraient transmis aux Tibétains un gène permettant leur adaptation à la vie en altitude).

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● Homo ergaster et Homo erectus ont longtemps été confondus. Les analyses génétiques ont permis de les différencier. On retrouve homo ergaster en Afrique, il y a environ 1,9 million d’années, probablement antérieurement à homo erectus en Asie. Ses outils de pierre taillée deviennent plus élaborés (le biface et l’hachereau). Ils permettent de supposer que sa consommation de viande animale augmente. Il commencerait à se servir du feu naturel il y a 730 000 ans. Mais la maîtrise du feu n’est attestée qu’aux environs de -400 000, fournissant une protection contre les prédateurs autour des campements au sol. L’habitat s’organise et se structure. Il chasse, pêche, fait la cueillette et se loge dans des abris et des cavernes. Le volume endocrânien augmente10, favorisé par une alimentation plus régulière en viande grâce à la cuisson. La viande cuite permet une digestion beaucoup plus rapide que la viande crue. Elle augmente la valeur énergétique et favorise l’assimilation métabolique. Le dimorphisme sexuel s’atténue, mais les hanches des individus femelles restent par contre plus larges que celles des Homo sapiens. Les membres inférieurs plus allongés en font de bons marcheurs, pratiquant la bipédie exclusive. Son évolution sur les bords de la Méditerranée, en Europe et en Asie centrale, va céder la place aux Néandertaliens entre -300 et -200 000 ans. ● Homo neanderthalensis et Homo sapiens : le débat pour savoir si les Néandertaliens doivent être inclus dans la catégorie sapiens a été tranché par les analyses génétiques. Si on considère le caryotype, il s’agit effectivement de deux espèces différentes11 : homo neanderthalensis en Europe et homo sapiens en Afrique aux environs de -300 à -200 000 ans. Pour une plus grande compréhension de la thèse que défend cet essai (l’humanisation de l’hominisation par la femelle devenant mère dès -176 000), nous De 750 à 1000 cm3 pour homo ergaster et de 900 à 1200 cm3 pour homo erectus. Le cerveau humain représente 2 à 3 % du poids corporel mais consomme 25 % de l’énergie du corps au repos contre 8 % pour les autres grands singes. 11 Pour certains paléo généticiens, le terme d’espèce peut faire débat. 10

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retiendrons que si sapiens signifie « sage, raisonnable, intelligent, prudent », ces traits de caractère sont tout aussi attribuables aux néandertaliens qu’aux sapiens. Les néandertaliens appartiennent à cette branche des espèces humaines qui ne se sont pas seulement hominisées, mais qui se sont aussi humanisées. Nous prenons le parti de garder la terminologie de néanderthalensis sapiens car les découvertes récentes dans la grotte de Bruniquel montrent que le début d’une humanisation de l’hominisation doit leur être attribué dès -176 000 ans. La dénomination trinominale, homo sapiens sapiens12, permet de différencier le caractère génétique et le caractère psychologique. Bien que les deux espèces soient différentes, des croisements ont eu lieu entre les deux. Néandertal s’est bien adapté à différents types de climats pour vivre durant des millénaires, en particulier dans le climat froid de l’époque, en Europe occidentale. Son humanisation va évoluer à son apogée aux alentours de 50 000 ans. Son mode de socialisation est l’exogamie patrilocale : les unions se font entre membres de clans ou tribus différentes, et le lieu de vie du couple est déterminé par la résidence du père (opposé à matrilocal). Il utilise des pigments et son artisanat témoigne d’un esthétisme incontestable. Il donne des sépultures à ses morts et maîtrise le feu pour cuire sa nourriture, pour se protéger et pour s’éclairer. Domestiquant le feu, les hommes s’emparent d’une force obéissante et potentiellement illimitée.13 Le feu qui éclaire va permettre aux Néandertaliens de pénétrer plus en profondeur dans les grottes. Les Néandertaliens d’Europe semblent avoir vécu dans des 12

Cette dénomination permet de questionner à quel moment la première sagesse de Sapiens est devenue réflexive : la sagesse de la sagesse pourrait bien être devenue une tyrannie qui ne reconnaît plus l’altérité. 13 Dans la mythologie grecque, Zeus se venge de Prométhée qui, en donnant le feu aux hommes, leur apporte la connaissance. Zeus demande à Héphaïstos de façonner dans l’argile la première femme humaine, dotée par toutes les déesses et les dieux de tous les talents mais aussi du mensonge, de la curiosité et de l’art de la persuasion. Ouvrir la boîte de Pandore sera à l’origine de tous les maux de l’humanité. Hésiode, Les travaux et les Jours. Pandora, la première femme, de Jean-Pierre Vernant, 2006, Bayard.

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groupes de taille modeste et certaines constatations de comportements altruistes témoignent de manifestations d’entraide, de solidarité et d’assistance. Les enfants s’entraînent à la taille d’outils sur les mêmes sites que les adultes. Son outillage devient complexe et élaboré. Nous verrons que si l’apparence physique des femellesfemmes et des mâles-hommes n’est pas trop en leur faveur, cet aspect mal dégrossi peut cacher une sensibilité déjà très développée.14 Le livre de Ludovic Slimak15 qui vient de paraître, Néandertal nu, Comprendre la créature humaine, est un véritable récit de voyage sur les traces des dernières sociétés néandertaliennes. Ce livre nous apporte un éclairage passionnant sur les hypothèses autour des processus d’évolution culturelle, de la disparition de Néandertal et des émergences de l’Homme moderne. La transition entre la fin du Paléolithique moyen et le début du Paléolithique supérieur est pour ce chercheur, un moment très particulier de l’histoire de l’humanité. Restant au plus près du fait archéologique, c’est-àdire sur les indications directes laissées par ces sociétés à différents moments de leur histoire, il montre à quel point cette transition résulte d’une intrication complexe entre sociétés néandertaliennes, sapiens et d’autres, sur un territoire immense. Les fouilles de gisements en Sibérie, couvrant des périodes allant au moins de -48 à 28 000 ans, révèlent une civilisation boréale inconnue et figée dans la glace. À six cents kilomètres au nord du cercle polaire, un mammouth porte les traces de son dépeçage à l’aide d’outils de pierre. À Yana, des outils de traditions néandertaliennes (culture moustérienne) et une grande exubérance d’objets en matière animale, en 14

Encore de nos jours, un physique peu avenant masque souvent une hypersensibilité, en partie développée du fait de cette apparence. Des souris et des hommes de John Steinbeck en donne un bon exemple. 15 Paléoanthropologue et archéologue, Membre permanent du Laboratoire TRACES, CNRS, Université Toulouse-Jean Jaurès. Néandertal nu, 5 janvier 2022, Odile Jacob. S’immiscer dans le monde de Néandertal revient pour l’homme moderne, à ouvrir la boîte de Pandore.

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particulier à partir des défenses rectilignes des mammouths femelles pour fabriquer leurs javelines (celles des mâles étant courbes) témoignent d’une particularité étonnante du travail exécuté. Ce peuple du Grand Nord pleinement mature, qui émerge subitement des étendues boréales, appartient à une espèce d’hommes modernes, mais leur ADN révèle une humanité inconnue et éteinte. Elle est nommée par les généticiens les « anciens Sibériens du Nord ». En 2016, le paléoanthropologue, Antoine Balzeau, chercheur au CNRS et au Muséum national dans la section Histoire naturelle de l’homme préhistorique, fait le point sur les nouvelles connaissances à propos des premières humanités grâce aux derniers progrès technologiques16. Il publie Qui était Néandertal ? L’enquête illustrée avec le dessinateur Emmanuel Roudier, et il co-écrit avec Sophie de Beaune Notre Préhistoire, La grande aventure de la famille humaine (éditions Belin). Toutes les lectures sur la préhistoire confirment que l’évolution des humanités a été multiple et complexe. Les différents sites préhistoriques s’étendant sur des territoires immenses et sur une échelle de temps en millions d’années laissent présager jusqu’à une vingtaine d’espèces qui se réduiraient à une demi-douzaine à l’époque des Néandertaliens.17 Grâce aux nouvelles explorations en laboratoire des fossiles récoltés, les chercheurs peuvent préciser les caractères primitifs

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Scanner médical, microscanners, la plateforme AST-RX du Museum dispose du synchrotron le plus performant dans le domaine des sciences naturelles ; imprimantes 3D à partir de reconstructions virtuelles ; analyse isotopique et microscope électronique à balayage des dents ; séquençage de l’ADN nucléaire et mitochondrial. 17 Pour A. Balzeau, Homo heidelbergensis découvert en Allemagne et l’Homme de Tautavel en France sont les ancêtres des Néandertaliens entre 600 et 400 000 ans.

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communs à différents groupes et les caractères dérivés qui les différencient. Sur un tel espace-temps, les rencontres et les croisements entre espèces suivent le nomadisme de chaque groupe. Elles ne sont pas toujours interfécondes et leurs conséquences sur chaque espèce ouvrent sur de multiples hypothèses. Entre Néandertal et Sapiens les croisements auraient débuté au Proche-Orient avant de s’étendre à l’Europe de l’Ouest sur une période de 50 000 ans environ avant la disparition des Néandertaliens. Ludovic Slimak insiste sur les caractères dérivés qui distinguent les deux espèces, en particulier quant à leur savoir-faire. Il remarque que l’artisanat d’Homo Sapiens est accessible à notre logique. À force d’observer des silex taillés, on comprend où l’exécutant veut aller dans son intention : vers la plus grande efficacité. Et les silex finissent par tous se ressembler dans une production de type industriel. Par contre, dans les populations relevant plus de Néandertal ou de la phase de transition, l’artisanat est à l’opposé : chaque objet est unique et révèle des capacités créatives et intuitives exceptionnelles. « Chez Sapiens, c’est beau, mais c’est lassant ; chez Néandertal, c’est imprévisible, dérangeant la question de l’intention : on ne sait pas où le tailleur veut aller. Avec eux, on entre dans un univers mental qui nous dépasse en permanence », nous dit-il18. Il s’agit bien d’un travail d’artiste et non de technicien. Le résultat obtenu est unique, car probablement guidé par l’objet lui-même et l’intuition imaginative de celui qui guide la main. Dans la vallée du Rhône, la grotte de Mandrin, de par sa configuration, a préservé en couches successives, des enregistrements très riches d’espaces de vies allant de -120 à -42 000 ans : plus de cinq cents phases de passages sur douze niveaux archéologiques ont pu être observées, témoignant du croisement entre les deux populations.

France Culture, Carbonne 14, le Magazine de l’Archéologie, « Chasseur de néandertaliens ».

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Une autre découverte étonnante y a été faite concernant les chasseurs de cervidés. Tous les ossements retrouvés appartiennent à des cerfs mâles dans la force de l’âge ; pas de biches, pas de faons ni de vieux cerfs. De quoi ces vestiges de la plus difficile des chasses témoignent-ils ? On peut évoquer des hypothèses sur des rites de passage, mais rien n’est prouvable, rappelle Ludovic Slimak. « Il faut se baigner dans ces lieux et ces espaces habités il y a des millénaires, laisser son imaginaire voyager pour invoquer le verbe et la connaissance de ces cultures tout en restant en permanence dans la prudence du doute. » En suivant son conseil, poursuivons sa démarche. Il est urgent d’interroger notre regard primordial sur les origines des différentes humanités pour reconnaître l’éventuelle conséquence de l’emprise du « savoir efficace » de Sapiens sur le « savoir éprouver » de la rêverie néandertalienne. « La Grotte Mandrin nous informe sur la plus grande extinction humaine de notre histoire lors de son remplacement par Homo Sapiens, notre ancêtre biologique. Une affaire tragique en somme… »19. Les humanités, plus disposées à ce savoir en communion avec l’environnement, auraient-elles trouvé refuge dans les régions arctiques au-dessus du cercle polaire ? Déjà prédisposées au climat froid, leurs facultés d’adaptation à des températures extrêmes leur auraient permis de s’installer dans ces territoires a priori hostiles. Les enfants Inuit peuvent être nus à 0° dans l’igloo, en rapport avec le différentiel extérieur où le -25° est courant. Il nous faut redéfinir les frontières de l’humanité, bien au-delà de notre seule mentalité d’Homo Sapiens.20 19

Publication du Laboratoire méditerranéen de Préhistoire Europe Afrique, lampea.cnrs.fr 20 À commencer par les frontières de la parenté. « Chez les Inuit, un vieillard peut appeler une petite fille, “mon père” et elle, l’appeler “ma fille”. Cela repose sur la croyance qu’un individu peut choisir, de son vivant, de se réincarner dans un de ses descendants, même de l’autre sexe, et qu’un fœtus est libre de décider au moment de l’accouchement quel sera son sexe, sans égard à celui de l’ancêtre dont il ou elle est la réincarnation […]Cette instabilité des genres appelle une médiation. La société inuit la réalise dans le personnage du chamane, vu comme le représen-

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Homo sapiens arriverait au Moyen-Orient, en Asie et en Europe par vagues de migrations successives qui débuteraient vers -120 000. Il atteindrait l’Europe occidentale entre -50 et -40 000 ans. Un long temps de transition entre « espèces » va certainement entraîner des rivalités mais permettre aussi des croisements à certains niveaux. Par exemple, on retrouve sur des sites néandertaliens, certains outils emmanchés comme en témoignent des traces d’adhésif naturel en résine vers -50 000. Est-ce un transfert technologique ? Des unions entre les deux lignées sont attestées par le patrimoine génétique : l’ADN néandertalien représente environ 2 % du génome des Eurasiens pouvant aller jusqu’à 20 % en Asie de l’Est. De récentes études à partir des déséquilibres de liaison ont permis d’estimer que le transfert d’allèles a eu lieu à partir de -65 000. L’homme de Néandertal disparaissant21 aux alentours de -40 à -30 000, pour des raisons qui restent controversées, Homo sapiens reste seul à poursuivre l’évolution vers l’homme moderne. L’Homo Sapiens d’Europe occidentale devenant particulièrement « sapiens », au point de coloniser les autres au fil des siècles. L’hominisation résulte d’un processus évolutif global et complexe de la dynamique vitale face à la survie, en lien avec les transformations climatiques de l’ère quaternaire. La luminosité et l’ensoleillement, l’alternance de saisons et l’hibernation sont autant de facteurs de diversité pour l’émergence des foyers d’hominisation. tant d’un troisième sexe, intermédiaire entre l’homme et la femme et qui, parce qu’il transcende la définition sociale des sexes et la division sexuelle des tâches, transcende aussi les autres oppositions entre le monde humain et le monde animal, le monde des humains et celui des esprits. » Préface de Claude Lévi-Strauss du livre de Bernard Saladin d’Anglure, Être et renaître inuit, homme, femme ou chamane, Gallimard, 2006. 21 Marylène Patou-Mathis considère que seule la culture du Châtelperronien des néandertaliens a disparu, remplacée par la culture des sapiens, l’Aurignacien. Néandertal continuerait-il d’exister par son ADN ? Pour Ludovic Slimak, Néandertal est mort (p.199) sans laisser d’autres traces que celles de « la créature : créature, comme l’un de ces êtres qu’on apercevrait de loin, dans la brume, sans vraiment savoir ce qu’il est, sans vraiment savoir le qualifier. »

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L’évolution de la biodiversité témoigne de cette formidable capacité adaptative de l’élan vital durant les périodes de glaciation et la période de réchauffement interglaciaire. Le processus d’humanisation est une adaptation neuropsychologique de l’ensemble de l’organisme aux modifications de l’environnement.22 Il se caractérise par la prise de conscience que survivre, c’est entrer dans l’existence, et donc dans la prise de conscience de la mortalité. Ce processus vise à rendre le monde plus acceptable, plus humain et plus supportable. Il concerne une transformation des « modes d’éprouvés » autour des comportements alimentaires, autour des comportements de repos et de l’alternance veille-sommeil amenant une transformation des comportements sexuels et de leurs conscientisations. La réactivité de l’organisme humain à l’environnement est en grande partie liée au stress et concerne l’ensemble du système endocrinien. Il s’ensuit une transformation des capacités neurosensorielles et une transformation du métabolisme. L’adaptation au stress nécessite une adaptation des sécrétions hormonales (adrénaline, cortisol, hormone de croissance…), autant d’hormones fabriquées par le cerveau et différentes glandes dans le corps (glandes surrénales et glandes sexuelles, ovaires et testicules). En parallèle, se développent aussi les hormones du plaisir (dopamine, endorphine, ocytocine, sérotonine). Cette adaptation à l’environnement avait bien déjà débuté avec Homo neanderthalensis. Il nous a laissé un contenant : une construction dans la grotte de Bruniquel. Homo sapiens, lui, nous a laissé des contenus sur les parois des grottes ornées. Les cercles de BruSophie de Beaune dans Préhistoire intime. Vivre dans la peau des Homo sapiens, aborde les transformations et les usages du corps par un processus de coé22

volution entre bipédie, modification de la colonne vertébrale, donc du bassin et du trou occipital qui en se plaçant à la base du crâne met la cavité pharyngée en situation verticale par rapport à la bouche ; associée aux modifications de la mâchoire, la cavité buccale et les lèvres deviennent capables de moduler le souffle et d’articuler des sons.

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niquel révèlent que l’utérus naturel de la caverne n’est pas suffisant. Pour humaniser la mise au monde, la maternité des femelles Homo a besoin de construire un espace dans l’espace. C’est ce qu’exprime la poésie de Joë Bousquet (1948) « tout ce qui dans l’homme est viscéral obéit à l’attraction du soleil souterrain » celui du ventre maternel. C’est la raison pour laquelle, même l’homme moderne est influencé par la matière primordiale des profondeurs d’où sont issues les spiritualités humaines, spiritualités qui défient les théories des idées. « Le vivant est relationnel et son insertion au sein du milieu qui l’environne est toujours une réaction adaptative aux modifications de celui-ci […] réception et émission de signaux sont implicites et nécessaires à la vie »23 Ces signaux sont les phéromones. De nombreux exemples surprenants sont observés dans la nature et servent à la survie des espèces, que ce soit dans le monde végétal ou dans le monde animal. « En Afrique du Sud, les acacias deviennent astringents et impropres à la consommation, dès que leurs feuilles sont broutées par les gazelles. Ces dernières le savent d’ailleurs, car elles ne passent que quelques instants sur le même arbre avant de se diriger vers le suivant. Or, elles le font toujours en remontant le vent, car en devenant acide, l’arbre envoie une sorte de message qui circule sous forme d’un gaz, l’éthylène, que les acacias sous le vent interprètent aussitôt en devenant à leur tour astringents. » (Ibid. p.32) Dans son roman, Le rapport de Brodeck24, Philippe Claudel rapporte le comportement d’une espèce de papillons dont l’exemple est froidement appliqué à l’espèce humaine prise dans le conflit de la dénonciation : « Au sein d’une variété appelée “Rex Flammae”, on a observé un comportement apparemment sans fondement, mais qui,

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Le geste du regard (op. cit. p.31) Éditions Stock, 2007, Prix Goncourt des Lycéens 2007.

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après étude, se révéla parfaitement logique […] je dirais même d’une intelligence remarquable, si ce mot a un sens lorsqu’on parle de papillons. Ils vivent en petits groupes et on pense qu’il existe chez eux une sorte de solidarité qui les pousse à se rassembler lorsqu’ils trouvent de la nourriture en quantité suffisante. Ils tolèrent alors au sein de leur groupe d’autres variétés de papillons. Mais, dès qu’un prédateur survient, les Rex Flammae semblent se prévenir les uns les autres et se mettent à couvert […] Les papillons qui, un instant plus tôt, étaient intégrés au groupe, paraissent ne pas avoir l’information, et ce sont eux qui se font manger par l’oiseau. En livrant ainsi une proie au prédateur, ils garantissent leur survie. Lorsque tout va bien pour eux, la présence d’individus étrangers ne les dérange pas, mais dès qu’un danger se présente, qu’il en aille de l’intégrité de leur groupe, ils sacrifient ceux qui ne sont pas des leurs. Certains trouveront sans doute que ce comportement manque de morale. C’est qu’ils ne comprennent pas que la seule morale qui prévaut, c’est la vie […] seuls les morts ont toujours tort. » Passer de la survie dans les arbres à devoir survivre au sol, ont soumis les premiers humains au stress des grands prédateurs. Peutêtre que la référence à la violence des dangers concernant la survie est à l’origine de l’hominisation. L’angoisse est d’abord un stimulant à l’activité mentale avant de la paralyser si aucune solution ne se dessine. L’élaboration de cette violence par un processus d’humanisation va se faire sur un temps extrêmement long au cours duquel nous aurions pu disparaître. Nous verrons qu’avec le temps, ce processus qui a permis aux genres Homo de survivre est aussi celui qui, aujourd’hui, peut conduire Homo sapiens à sa perte. Au fur et à mesure que les prises de conscience augmentent, l’homme doit assumer « l’essence et la totalité de l’univers qui le traverse ». Seul un processus de civilisation et de sublimation peut permettre d’élaborer toutes les forces contenues dans l’animalité. Notre époque nous montre que ce n’est jamais acquis. Notre humanisation peut régresser plus vite qu’elle ne progresse et malgré les progrès 30

technologiques notre dénuement reste entier et sans défense face à la mort ! 25 2 : Les périodes paléolithiques. « Âge de la pierre ancienne » La période paléolithique est elle-même divisée en trois périodes caractérisées par différentes cultures. Le paléolithique commence avec les premiers galets aménagés entre -3 et -2 millions d’années. Cette période va s’étendre en trois temps jusqu’au néolithique qui débute vers -10 000 ans. Paléolithique inférieur : Acheuléen : culture caractéristique d’Homo ergaster et erectus. Paléolithique moyen : Moustérien : culture caractéristique d’Homo neanderthalensis « sapiens » répandue dans l’ouest de l’Europe et au Moyen-Orient sur une période difficile à repérer. Le début du paléolithique moyen peut être évoqué vers -300 000 avec le développement de l’industrie sur éclat et son apogée se situant entre -80 et -34 000 ans. Châtelperronien : culture très localisée attribuée de façon controversée aux derniers Néandertaliens entre -38 et -30 000. 26 Paléolithique supérieur : « Bisogna morire » : il faut bien mourir. Paroles et mise en musique : Passacaglia della Vita : Homo fugit velut umbra, ensemble des enregistrements de Stefano

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Landi. 26 Pour Ludovic Slimak, cette culture préhistorique est apparemment très localisée dans certaines régions d’Europe occidentale, bien circonscrit en France, entre les Pyrénées et la Bourgogne, à l’exclusion des espaces méditerranéens et du vaste sillon rhodanien qui représente pourtant l’un des plus importants couloirs migratoires. (Néandertal nu, op. cit. p.173) La paléogénétique en pleine expansion pourrait bien finir par repositionner le Châtelperronien dans le giron exclusif d’Homo sapiens. (Ibid. p.179) Pour Antoine Balzeau, dans la grotte du Renne à Arcy-sur-Cure, fouillée entre 1949 et 1963 par André Leroi-Gourhan, des restes humains, des objets à dimension symbolique et des sortes de meules couvertes de pigments ont été rattachés à des néandertaliens grâce aux nouvelles datations leur attribuant la culture Châtelperronien. (Ibid. p.50)

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Aurignacien : culture caractéristique de l’expansion d’Homo sapiens en Europe entre -38 et -26 000 ans. Gravettien : culture répandue dans toute l’Europe entre -28 et 20 000 ans.

Solutréen : culture répandue dans toute l’Europe entre -21 et 18 000.

Magdalénien : culture répandue dans toute l’Europe entre -18 et -10 000 ans. Apogée de l’art mobilier et pariétal. 3 : La période néolithique. « Âge de la pierre nouvelle » La période néolithique se caractérise par d’importants changements techno-économiques. Passage d’une économie de chasse, de collecte et de cueillette à une économie de production (domestication des animaux et des plantes : élevage et culture) ; passage du nomadisme à la sédentarisation permettant le développement des techniques : poterie, céramique et tissage. Sapiens est devenu sapiens. Elle débute entre -10 000 et -8 000 ans au Moyen-Orient dans le Croissant fertile et s’achève avec l’introduction des métaux : le début de l’Âge du bronze vers -2100 av. J-C. (-4000 ans Before Present). La période néolithique correspond au réchauffement important du climat entraînant la montée des eaux dans l’Atlantique d’où la naissance du mythe du déluge transmit par tradition orale et qu’on retrouvera bien plus tard dans des textes religieux de Mésopotamie. Le réchauffement fait sortir les hommes des grottes et des cavernes. C’est la fin de l’art pariétal. Une modification de la végétation concorde avec la sélection de graines pour la production agricole. De grandes forêts de feuillus et de conifères apparaissent avec des espèces animales propices à l’élevage. Les animaux des temps glaciaires comme le mammouth ont disparu. Les rennes migrent vers le nord. C’est dans le croissant fertile que s’érige la première Babylone, ville antique de Mésopotamie fondée en 2300 av. J.-C. Elle connaît son apogée au VIème siècle av. J.-C. durant le règne de Nabuchodo32

nosor II, et passe à cette époque pour une des plus vastes cités au monde en raison de son architecture monumentale avec ses grandes murailles, sa ziggourat qui pourrait avoir inspiré le mythe de la tour de Babel et ses légendaires jardins suspendus. Babylone occupe une place particulière en raison de ces récits mythologiques27 transmis oralement sur tout le pourtour méditerranéen et qui sont devenus universel par plusieurs récits bibliques rassemblés dans une collection d’écrits très variés à partir de -800 av. J.-C. Puis, la civilisation d’Homo Sapiens est devenue sapiens, conduisant à l’humanité dite moderne. Elle a été entraînée dans une course exponentielle d’existence matérielle et de surenchère dans le besoin de reconnaissance, ce qui pourrait lui faire perdre de sa superbe. 4 : Retour à Bruniquel il y a 176 000 ans pendant la troisième période de glaciation La découverte du site construit dans la grotte de Bruniquel est le mystère Néandertal (Tarn-et-Garonne)28. Antoine Balzeau y fait seulement référence avec la prudence qui s’impose à sa discipline : 27

La divinité tutélaire de Babylone est Marduk, divinité aux origines obscures qui s’est progressivement hissée au sommet du panthéon de Mésopotamie appuyé par la royauté babylonienne triomphante et le clergé de l’Esagil, durant la seconde moitié du IIe millénaire av. J.-C. Sans doute une divinité agraire à l’origine, comme l’illustre le fait qu’il ait la bêche pour attribut, il est également devenu un dieu patron de l’exorcisme en étant assimilé au dieu Asalluhi dont c’était l’attribut. Avec l’affirmation de Babylone en tant que puissance politique à laquelle il est identifié, car il est considéré comme son véritable roi, il prend son aspect de dieu souverain et concentre de grands pouvoirs dans la théologie reposant notamment sur l’Épopée de la Création. Il est parfois appelé Bel, le « Seigneur ». Voir aussi le mythe mésopotamien des récits en sumérien de

L’Épopée de Gilgamesh. 28

Découverte en surplomb de l’Aveyron, d’une entrée de la taille d’un terrier de lapin en février 1990 par Bruno Kowalczewski, entrée qu’il désobstrue pendant plus de deux ans. Exploration à partir de 1993 d’une galerie ponctuée de salles plus vastes avec une quarantaine de bauges d’ours et de nombreux ossements d’animaux introduits par les Néandertaliens (chevaux, bisons, cerfs).

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« nous n’avons aucune donnée pour comprendre l’utilité, le rôle, voire l’aspect rituel d’une telle structure […] qui relève donc plutôt du symbolique. »29 Nous sommes au Paléolithique moyen. Le Moustérien est la culture caractéristique d’Homo neanderthalensis « sapiens » répandue dans l’ouest de l’Europe et au Moyen-Orient. Le début du paléolithique moyen est situé vers -200 000 avec le développement de l’industrie sur éclat, ce qui permet de rattacher la découverte de la plus vieille construction humaine à Néandertal. Cet Homo que nous considérons psychologiquement sapiens maîtrise le feu, taille les silex, utilise un langage et enterre ses morts. Les os brisés, mis à jour dans plusieurs grottes, ne le sont pas aux points les plus faibles comme on pourrait s’y attendre dans une logique d’efficacité mécanique, mais leur cassure témoigne d’une intentionnalité précise. Si un intérêt alimentaire peut conduire à briser les os pour en extraire la moelle, la grotte de Bruniquel va toutefois témoigner d’une autre utilisation. Au plus profond de cette grotte située dans la région de Bruniquel, à 336 mètres de l’entrée, Néandertal construit une étrange structure composée de deux cercles. Le plus grand mesure 6,7 m sur 4,5 m et le plus petit cercle, adjacent, 2,2 m sur 2,1 m, pour une surface totale de 29 mètres carrés. Tous deux sont formés par près de 400 morceaux de stalagmites, la manipulation de l’ensemble pesant plus de deux tonnes. Les morceaux sont soigneusement coupés, calibrés et dressés sur 112 mètres linéaires. Ils sont ordonnés et superposés jusqu’à quatre rangs de hauteur. Certains servent de cales ou d’étais. Il s’agit bien d’une architecture de construction complexe et réfléchie, mais sa fonction ou la raison de sa construction reste un mystère. 18 points de chauffe ont été identifiés, repérés par l’altération de la calcite et par des vestiges de combustible, dont des os calcinés, entre autres un fragment de radius d’ours. La disposition de ces 29

(Ibid. p.56)

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points de chauffe sur la structure suggère qu’ils ont servi à l’éclairage. Des expériences de reconstitution prouvent que l’os brisé servait, avec de la graisse, de première lampe à huile. La datation au carbone 14 n’allait pas au-delà de – 47 000 ans. Il a donc fallu attendre 2014 et les progrès de la paléoclimatologie pour pouvoir déterminer la période à laquelle les stalagmites ont été coupées : des carottages des anneaux de calcite ont permis d’affirmer par la méthode de l’uranium-thorium qu’il s’agissait d’une construction datant de – 176 500 ans ! Une révolution dans le monde de la préhistoire. Les raisons et la signification des structures annulaires restent inconnues à ce jour.30 Seules des hypothèses peuvent être formulées. Pour Sylvie Dallet, « le mythe de la caverne, dès qu’il se conjugue avec les découvertes de la préhistoire, brouille les repères communs des spécialités de recherche et permet de poser les prolégomènes d’une épistémologie heuristique. »31 Posons donc des préliminaires qui serviront à découvrir des hypothèses. Est-ce un lieu de culte, un habitat ? Pourquoi construire un petit mur qui délimite un espace artificiel contenant dans un espace contenant naturel, celui de la grotte ? Est-ce le début des enveloppements, prémices des enveloppes psychiques à venir qui se superposeront à la façon des poupées gigognes 32 ? En tous cas, cette découverte bouleverse les connaissances actuelles sur la période du paléolithique moyen, car jusqu’à présent, la plus ancienne preuve de fréquentation intentionnelle d’une grotte par l’Homme datait d’environ -35 000 ans avec le site de la grotte Chauvet (Ardèche). Les peintures et gravures de la grotte de Lascaux (Dordogne) dateraient quant à elles d’environ -20 000 ans. 30

Actuellement, à ma connaissance, il n’y a pas de livre qui fasse état d’hypothèse concernant cette découverte. 31 « L’Avenir à reculons : genre et gens de la caverne, » (p. 2). 32 À la différence des pelures d’oignon, les poupées gigognes laissent un espace entre elles et la plus petite est vide, il n’y a pas de noyau dur !

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Pendant plusieurs millions d’années, les Hominidés vont se différencier des Primates par un long processus d’hominisation. Par quel phénomène l’humanisation toujours fragile fut-elle déclenchée ? Le mystère Néandertal à Bruniquel chamboule les repères et pourrait être une piste pour essayer de répondre à la question des origines communes à toute humanisation. Il pourrait s’agir de l’une des premières nurseries de l’humanité néandertalienne, éclairant d’un jour nouveau la naissance de la psyché. La caverne est la paroi qui garde les viscères, le lieu de la gestation le plus profond avant la sortie vers la lumière, celle qui aveugle. Celle de la flamme qui vacille dans la graisse animale est « une dialectique entre l’ombre et la lumière qui se travaille jusqu’à l’hypnose » permettant de traverser «les tréfonds de la pensée désespérée et de la dévoration sauvage». 33 Il ne s’agirait plus de faire débuter l’humanisation avec Sapiens par la symbolique des figurations dans les grottes ornées. L’humanisation débuterait bien avant. Elle débuterait entre les mères et les nouveau-nés néandertaliens. Pour étayer cette hypothèse, il faut cependant retracer les étapes de l’hominisation et de l’humanisation durant les différentes périodes paléolithiques, telles qu’elles ont été abordées avant la découverte de Bruniquel. Deux livres m’y ont aidé.34 Le propre de l’homme. Psychanalyse et préhistoire réunit cinq préhistoriens et quatre psychanalystes. Il aborde essentiellement l’humanisation d’Homo sapiens qui passant 33

« Le poète Joë Bousquet écrit en 1948 “Tout ce qui dans l’homme est viscéral obéit à l’attraction du soleil souterrain (maternel)”. Dans son attention à de la matière transformée, Paul Valéry griffait au passage la pensée historienne, obsessionnellement axée sur l’incessante recherche en paternité des faits. Il se pourrait que sur ce chapitre des profondeurs, nous arrivions à une maternité des âmes, par la transe, la création artistique, le rêve et l’accouchement. » In « L’Avenir à reculons », Sylvie Dallet (p. 6) 34 Le propre de l’homme. Psychanalyse et préhistoire, sous la direction de François Sacco et Georges Sauvet. Éd. Delachaux et Niestlé, champs psychanalytiques, Paris, 1998. Le geste du regard, Renaud Ego, L’Atelier contemporain, 2ème édition, 2017-2019.

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de l’outil à l’œuvre d’art entre dans la question de la symbolisation. Son développement psycho-affectif est en lien avec la conscience des pulsions de vie et de la mortalité. La verticalisation des corps et l’art des premières parures sexualisent le regard et ouvrent sur le monde fascinant de l’imaginaire. C’est lui qui va permettre de créer des images à partir d’un non visible pour entrer ensuite dans des récits sur le mythe des origines. Mais avant la mise en mots, les images mentales projetées sur un support extérieur se dessinent. Renaud Ego aborde en poète Le geste du regard. Il nous fait prendre conscience de ce trajet prodigieux qui conduit du cerveau à la main pour tracer un originaire. L’acte de tracer fait partie des nécessités fondamentales de l’être.35 De même, dans le regard d’une mère « verticale », ce sont ses bras et ses mains qui portent l’enfant au sein. Il y a 176 000 ans, l’Infantile et le Parental se sont rencontrés dans l’altérité. Ces deux notions, l’Infantile pulsionnel et le parental réfléchi, sont essentielles pour analyser le degré d’humanisation. Elles guident depuis des années mon écoute de thérapeute. Elles vont permettre d’approcher sous un autre angle les débats actuels sur les questions de genre et les rapports de domination : domination des hommes sur les femmes, des élites sur les autres et des sapiens sur l’environnement. La préhistoire des origines est aussi l’occasion d’une relecture des grands récits mythologiques. Il s’agit de recentrer leur interprétation sur la bisexualité neuropsychique et sur l’emprise de la procréation. Cette emprise qu’on ne peut que traverser pour pouvoir la dépasser constitue un autre complexe que le complexe œdipien : le complexe de Jocaste. Ce « complexe » concerne autant le garçon que la fille. Réhabiliter l’humanité spécifique de Néandertal pourrait aider les Sapiens que nous sommes à remettre en question leur savoir de domination structurellement établi et à trouver de nouvelles façons

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Heureux comme un enfant qui peint, Arno Stern, Peter Lindbergh, préface

d’Albert Jacquard, Ed. du Rocher, 2005.

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d’être au monde. « L’imaginaire de la caverne comme lieu des transes profondes, lieu du refuge primordial, creux aquatique où le vivant se forme » aurait-il trouvé son contenant ? Faudra-t-il devenir des Homo sapiens néanderthalensis pour survivre dans les temps à venir ?

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Deuxième partie : Relecture des processus d’hominisation et d’humanisation

Avant de soutenir notre hypothèse concernant le mystère Néandertal, la question des origines de l’hominisation et des débuts de l’humanisation s’est posée tout au long de l’Histoire de l’humanité par des récits qui tous concernent le mythe de l’origine.36 « La préhistoire et la psychanalyse sont nées […] à la veille d’un XXème siècle qui a cruellement remis en cause la notion d’“humanité” […] En reformulant la question de l’origine, ces deux disciplines ont en outre elles-mêmes infligé à l’homme une “blessure narcissique” […] elles nous contraignent à nous retourner sur notre passé et à en considérer les traces […] à nous interroger sur ce qui fait notre particularité d’êtres de conscience. »37 Les psychanalystes cherchent plutôt à identifier le propre de l’homme dans le fonctionnement psychique et dans le destin de la pulsion ; les préhistoriens, quant à eux, tendent à privilégier les premières expressions collectives telles que l’art des cavernes, la parure, la sexualité, l’attitude devant la mort, etc. Le point commun de ces deux approches est de donner un rôle central à l’apparition,

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Georges Dumézil, linguiste et grand mythologue, s’est fondé sur l’hypothèse d’une évolution régulière et arborescente à partir d’une langue proto-indoeuropéenne pour analyser ce qui reste commun à toutes les cultures liées à cette origine protolinguistique dans les différents récits mythologiques. Ce modèle d’analyse est à l’origine de la méthode bayésienne utilisée par Julien d’Huy, Cosmogonies, La préhistoire des mythes. Éd. La Découverte, 2020. Ces analyses suggèrent que les premières migrations de l’homme moderne ont laissé une trace non seulement génétique mais aussi mythologique dont la prégnance est toujours sensible dans les cultures actuelles. (p.81) 37 Le propre de l’homme, (op. cit. p.7).

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avec Homo sapiens, de l’aptitude à symboliser de façon polysémique. (ibid. p.9) L’Homme moderne de la préhistoire, avec son cerveau « nouveau »38 (notamment le développement des lobes frontaux et préfrontaux) invente de nouvelles techniques d’approvisionnements, établit des relations sociales, en partie régies par les systèmes de représentations et d’identifications dans leur rapport au monde. La station debout permanente au sol libère les membres supérieurs et la préhension par la main va développer des connexions entre le geste, la vision et la conséquence des effets de manipulation sur des « objets » extérieurs. Ces connexions synaptiques dans le cerveau vont avoir plusieurs effets. Elles font émerger la pensée de l’outil et de son utilité pour donner un prolongement à ses capacités ; elles font émerger la prise de conscience des phénomènes naturels et conduit à leur utilisation, comme l’embrasement d’un arbre foudroyé et le constat que le feu éloigne les prédateurs, comme le reflet de l’eau renvoyant une image (l’utilisation du miroir et des plans d’eau par les grands singes en porte témoignage (ibid. p. 52) ; elles font émerger l’attention, la concentration et la mémorisation dans un univers globalement hostile et permettent de développer des stratégies de survie. Ces trois capacités neuropsychiques, (concentration, attention, mémorisation) sont à la base du fonctionnement cognitif. La naissance de l’intelligence du genre Homo résulte des interconnexions entre les trois cerveaux emboîtés de la phylogenèse 39: l’archéocortex ou cerveau reptilien qui assure les commandes automatiques des fonctions corporelles, le paléocortex ou cerveau 38

Le volume cérébral des Sapiens bien qu’inférieur à celui de Néandertal, était plus élevé au paléolithique supérieur que maintenant. Cette réduction serait due à une réorganisation des aires cérébrales aux conséquences plus importantes que la variation de volume brut. Cependant, la qualité prime-t-elle toujours sur la quantité ? La ligne droite prime-t-elle sur les méandres ? 39 Déjà abordé par Jean-Didier Vincent dans Biologie des Passions, Odile Jacob, 1986.

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émotionnel qui capte toutes les informations sensorielles internes et externes filtrées par le thalamus (très développé chez les équidés) et le néocortex ou cerveau de la réflexion, lui-même divisé en deux hémisphères pour élaborer cognitivement et affectivement les informations du paléocortex afin de prendre les décisions qui conviennent à une situation donnée40. Les différentes humanités pourraient avoir développé des intelligences différentes.41 Celle de Sapiens a privilégié le système cognitif, augmentant ses aptitudes à l’abstraction, à la symbolisation et à l’introspection. À l’hérédité génétique, s’ajoute la transmission par l’héritage des connaissances issues de l’expérience. Les liens entre les individus femelles (femmes) et les individus mâles (hommes), et entre les générations, construisent l’organisation sociétale. « Leurs sexualités et les représentations qu’ils s’en donnent se trouvent donc fondamentalement modifiées et impliquées dans l’art et son développement » (ibid. p.170) L’hominisation renvoie à la question cruciale du rapport aux corps. Le corps est bien ce par quoi va advenir ma présence au monde, m’interrogeant sur le mystère de l’incarnation et sur les différences corporelles qui me distinguent d’autrui. L’importance du rôle corporel va être à deux niveaux. Le premier est gestuel,

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Chaque hémisphère du néocortex est relié au paléocortex par un striatum (corps strié). Ces deux structures sous-corticales régulent la motivation et les impulsions (en particulier alimentaire et sexuelle). C’est probablement la zone cérébrale la plus importante dans la prise de décision et la gestion de la douleur, avec des différences individuelles d’origine génétique. « Jouant un rôle clé dans les phénomènes d’addiction, l’étude approfondie de cette zone de jonction devrait permettre de mieux comprendre le système de récompense du cerveau. » Glenn Dallerac, neurophysiologiste à l’Institut des Neurosciences Paris-Saclay. 41 Compte tenu de l’éparpillement des foyers d’émergence sur un temps extrêmement long, il est fort probable qu’il y ait eu des divergences d’intelligence à l’intérieur d’une même humanité, accentuées par le phénomène de dérive génétique observé à la séparation d’un petit groupe d’individus de son groupe d’origine. Ce phénomène est particulièrement visible sur les populations insulaires.

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l’individu face à l’outil-objet. Le second est relationnel, l’individu face à une présence. Chacun de ces niveaux pourrait correspondre à des périodes distinctes. La première période, l’individu face à l’outil-objet de survie42 débute avec le paléolithique. Elle s’enrichit avec la culture moustérienne de l’homme de Néandertal vers 130 000 pour être à son apogée entre -40 et -35 000 ans, période de transition avec Homo sapiens. La seconde période, l’individu face à la présence, qu’elle soit visible (en présentiel) ou perceptible (en distanciel) 43 s’étendait tout au long du Paléolithique supérieur, de l’Aurignacien (-35 000 ans) jusqu’au Magdalénien pour se terminer vers -10 000 ans avec le début du Néolithique, jusqu’à ce que la découverte de Bruniquel vienne tout bousculer. En réalité, si en -176 000, l’humanisation a déjà commencé, il est artificiel de considérer une hominisation sans humanisation et de séparer les deux périodes. Cependant, il est utile de distinguer le gestuel et le relationnel dans les traces des stratégies de survie considérées comme le propre de l’homme, avant d’introduire l’hypothèse sur la découverte de Bruniquel : le propre de la femme confrontée au mystère de l’incarnation où sa gestuelle en présence de son bébé sera primordiale. Les deux approches se rejoignent dans la prise de conscience de la mortalité. La réponse à ce traumatisme sera fonction des capacités imaginatives de chaque individu : le corporel devient spirituel, donc culturel, à l’intérieur des cercles de connaissance, à la naissance des mondes habités par les femmes chamanes. 1 : Avènement de l’hominisation « L’évolution de l’homme à partir d’Homo habilis témoignera d’une extériorisation de plus en plus grande, et d’une auto42

Alain Gibeault, Richard Uhl, « De l’outil à l’œuvre d’art : l’invention de la symbolisation », Chapitre 1 (p. 13-40) in Le propre de l’homme, Psychanalyse et pré-

histoire. Le geste du regard (op. cit. p.63, Éclosion de la vision : la figure est le geste du regard) 43

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nomisation croissante du geste, de la motricité et de l’outil […]Le développement des techniques de taille de la pierre fait qu’à partir d’un même poids de silex la longueur de tranchants utiles augmente de façon exponentielle : pour 1 kg de silex, 40 à 60 cm pour Homo habilis, 4 m pour Homo Néandertalis et jusqu’à 20 m pour Homo sapiens sapiens […]On peut constater que cette augmentation se fait dans un temps de plus en plus court, ce qui montre qu’à partir de -100 000 BP, le développement culturel a relayé le développement biologique. »» 44 Depuis 2 millions d’années jusqu’à -100 000 ans, c’est le développement du cerveau qui est le moteur de la réflexion et des lentes évolutions de la technique pour coordonner le geste à l’observation du résultat afin d’obtenir plus d’efficacité. À partir de -100 000, c’est la pulsion épistémophilique45 dans sa dimension culturelle qui devient prédominante avec une croissance explosive de la production et des formes d’outils. « À partir de -35 000 ans BP, plutôt que de se servir d’un même outil dans des fonctions différentes (couper, percer, gratter…) Homo sapiens sapiens fabrique des outils et des objets très différents dans des matériaux divers (pierre, os, bois animal et végétal, ivoire…). Il invente l’outil composite, comme c’est le cas pour l’utilisation du manche en bois de renne, support pour des outils différents » (ibid. p.23). L’invention de l’outil de l’outil témoigne de la stabilisation de la fonction psychique, celle de représentation mentale en miroir : miroir de l’observation non plus seulement du mouvement sur l’objet, mais en plus de l’observation anticipée de son utilisation à venir pour l’améliorer. À ce stade, la psyché va permettre de faire un bond dans le développement du langage grâce au souci de la trans44

Le propre de l’homme (op. cit. p. 20)

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Pulsion innée de curiosité qui pousse l’être humain à explorer son corps, celui de l’autre et l’ensemble de son environnement. Cette pulsion existentielle permet par expérience de discriminer l’agréable du désagréable. Ainsi des choix vont s’établir dans les comportements humains dès l’enfance.

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mission qui signe la prise de conscience des différences de générations, donc de filiation et de parentalisation des ascendants sur les descendants. « Il ne s’agit pas ici de considérer le langage humain uniquement dans sa fonction de communication qu’il partage avec tous les animaux, communication renvoyant davantage à un savoir-faire (ou à la communication d’une information). Il s’agit plutôt d’envisager sa dimension symbolique qui renvoie à un savoir-dire… 46» pour transmettre, pour enseigner, permettant aux plus jeunes de bénéficier de l’expérience des plus âgés et ainsi gagner un temps précieux pour que l’enfant puisse dépasser le parent, pour que l’élève puisse dépasser le maître ; le savoir-dire est donc indissociable du savoirêtre. En même temps que s’invente l’outil de l’outil, « l’art » apparaît : la décoration sur un manche commence par des striations où le rythme des marques est porteur de sens. Mais, peut-être que pour Néandertal le « savoir être » prime sur le « savoir dire » et que l’enfant n’a pas besoin de dépasser le parent. Le rapport au temps et à l’espace concerne Sapiens. « Les rythmes sont créateurs de l’espace et du temps, du moins pour le sujet ; espace et temps n’existent comme vécus que dans la mesure où ils sont matérialisés dans une enveloppe rythmique. Les rythmes sont aussi créateurs de formes. » Leroi-Gourhan, cité p.27.

Ibid. p.24 Pulsion et langage. Nous verrons qu’avoir un bébé dans les bras qui ne parle pas, infère très tôt à la fonction maternelle de devoir développer « une théorie de l’esprit » : « Que veut-il, que demande-t-il ? » Le savoir-dire et le savoir-être passent, pour le parental, par l’acceptation de l’ignorance et de l’incapacité passagère de l’infantile du bébé à se dire : révélation de l’altérité de l’autre et de la sienne. 46

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De même, ce que nous considérons aujourd’hui comme « art du paléolithique supérieur »47 ne peut s’interpréter qu’en fonction de sa fonction symbolisante et probablement de sa fonction de partage collectif et de transmission. « La manifestation majeure de l’aptitude à symboliser chez l’Homo sapiens sapiens est manifestement la création artistique, révélée par le surgissement et la diffusion des représentations graphiques et des sculptures à partir de 35 000 ans. La grotte Chauvet atteste de cet essor technique et d’une perfection artistique […] » (Le propre de l’homme. p.29) Quand nous reviendrons en -176 000 dans la grotte de Bruniquel, notre hypothèse reposera sur le même constat d’un besoin, d’une nécessité vitale qui pousse Néandertal à construire cette structure architecturale : une pulsion épistémophilique. Mais nous verrons que le lien d’angoisse qui va s’établir entre l’Infantile et le Parental ne semble pas avoir suivi la même évolution que chez les Sapiens. « La nécessité d’un tel travail de représentation corrélatif d’un investissement pulsionnel consiste à utiliser des restes perceptifs, à savoir des images et/ou des mots (incantations) pour maîtriser des affects d’angoisse devant la mort, et de terreur liés à l’incapacité de pouvoir se représenter le monde. » (Ibid. p.29) L’investissement pulsionnel En attendant de formuler notre hypothèse sur le mystère Néandertal, et afin de l’adosser sur les hypothèses postérieures, continuons d’avancer dans notre compréhension des phénomènes liés au passage de l’outil à l’art : du passage des 13 000 bifaces en forme 47

« Dans ces arts paléolithiques, ce sont toutes nos sociétés qui se déclinent […] Si en toute franchise on doit reconnaître que l’on ne connaît rien de ce qu’auraient pu être les arts néandertaliens, en revanche, l’art sapiens est un art total, homogène : il est Un. » Ludovic Slimak, Néandertal nu. (p.29)

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d’amande48, d’une grande perfection formelle, retrouvés sur un site acheuléen en Syrie [« il y a indiscutablement dans ces pièces un souci d’esthétisme49 »] aux figurations spectaculaires du bestiaire de la grotte Chauvet puis de Lascaux ; du passage de la trace au tracé et aux signes retrouvés dans de nombreuses autres grottes. « Sans vouloir ici interpréter le contenu symbolique de ces représentations, il nous apparaît plus intéressant d’évoquer le modèle psychanalytique du fonctionnement mental. La pulsion institue un travail de représentation qui s’organise dans une dialectique entre l’hallucinatoire et le perçu. Le psychisme humain est hanté par l’exigence sans fin du désir… » (ibid. p. 30) L’hallucinatoire répond au principe de satisfaction primaire qui est à la recherche d’un infini absolu, éternel et permanent. Mais le perçu, lui, répond au principe de réalité où la satisfaction secondaire est limitée, relative et source de compromis entre le rêve et la réalisation, entre le rêve et la réalité du réel. « La création d’un monde de représentations et de symboles est ainsi corrélative d’une exigence à trouver des substituts, qui sont certes à distance du monde extérieur, mais qui à ce titre permettent de le découvrir et de le voir. C’est cette “proximité par distance” (Merleau-Ponty, 1945) que révèle l’accomplissement graphique d’Homo sapiens sapiens. » (ibid. p.30) Il ne s’agit plus seulement de voir passivement, il s’agit de regarder activement. Il ne s’agit plus seulement d’entendre en enregistrant passivement, il s’agit d’écouter activement en réfléchissant 48

L’art religieux utilise la mandorle, figure ovale en forme d’amande dans laquelle s’inscrivent des personnages sacrés. Ces bifaces pourraient être précurseurs de la distinction entre sacré et profane tel que l’historien des religions, mythologue et philosophe, Mircea Eliade l’a abordé. 49 Jean-Marie Le Tensorer. L’agréable du polissage résulte bien de la pulsion épistémophilique. L’affect de plaisir guide la réflexion et incite à la répétition. Le processus d’intellectualisation est en route.

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pour construire son propre point de vue50. Le perçu sur les parois en état de privation sensorielle dans les profondeurs d’une grotte est le lieu par excellence où peut se réaliser le compromis entre rêveries et réalisations. L’alternance du fonctionnement mental entre les deux pôles, celui de la subjectivité et celui de l’objectivité est le moteur de l’humanisation des sapiens. La fusion des deux pôles serait le principe de l’humanisation des néandertaliens. Elle est l’origine du chamanisme.51 « Dans un livre récent, J. Clottes et D. Lewis-Williams 52[…] proposent de renouveler l’interprétation chamanique […] par le biais d’une double approche neuro-psychologique et ethnologique : “La neuro-psychologie traite de caractéristiques universelles, l’ethnologie de l’expression spécifique de ces universaux. En combinant les deux, nous montrerons que l’interprétation chamanique dépasse de loin la conjecture” (p.79) » (ibid. pp. 31-32). Nous proposons d’entendre l’interprétation chamanique comme le témoignage d’un processus de chamanisation en cours à une époque où personne encore ne pouvait se prétendre et encore

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« Le penseur Paul Valéry en 1936, remarquait que nous “entrons dans l’avenir à reculons”, convoquant toutes les strates de notre mémoire et de l’intime pour affronter le futur inconnu de nos civilisations mortelles. En 1946, un autre poète, Paul Claudel complétait la formule fameuse “l’œil écoute” par “l’oreille voit” qui formait sa boucle entre les perceptions. De l’aveu des neurosciences, la mémoire intime se construit comme un puzzle, mais aussi un labyrinthe. » in « Création de soi et santé spirituelle ». Sylvie Dallet (p. 7). 51 « Influencées par les sens, les profondeurs ombreuses et sonores défient les théories des idées, car elles plongent leurs racines originelles dans la matière archaïque, la matrice utérine, le rêve et l’envol familiers aux exercices chamanes, traversant à gué toute une généalogie de cette matière primordiale d’où sont issues les spiritualités humaines. » in « L’Avenir à reculons : genre et gens de la Caverne, Sylvie Dallet (p. 5). 52 Les chamanes de la préhistoire : transe et magie dans les grottes ornées (1996) suivi en 2007 d’Après les chamanes, polémiques et réponses. Paris, Seuil.

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moins se dire chamane53 ; à une époque où le groupe n’était pas encore en capacité ni de reconnaître, ni de désigner un/e chaman/e. En effet, le chaman ou la chamane est une personne considérée par sa tribu comme l’intermédiaire ou l’intercesseur entre les humains et les esprits de la nature. Il ou elle, a une perception du monde que l’on qualifie aujourd’hui d’holistique dans son sens commun (global) ou animiste (toute chose est habitée par l’esprit). Interprétation du chamanisme Pour renouveler l’interprétation des phénomènes dits chamaniques, le livre de l’anthropologue Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible, techniques chamaniques de l’imagination54, est remarquable : il permet de bien réaliser tous les malentendus, les a priori et les préjugés infondés concernant le chamanisme.55 Reprenant,

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« Les représentations pariétales peuvent figurer ou symboliser des versions d’un mythe qui sont inconnues ou qui divergent considérablement de celles que l’on peut rattacher à des traditions culturelles plus tardives mais documentées avec lesquelles il est possible de les associer […] Dans la caverne obscure se pose la question d’un processus de chamanisation en cours et non encore institué » Cosmogonies de Julien d’Huy, (p. 222). 54 La Découverte, Paris, 2019. 55 L’université Paris-VIII propose à partir du 22 novembre 2021 des cours d’introduction aux « transes et états de conscience modifiés » destinés aux professionnels de santé. Corine Sombrun, initiée depuis 2001 chez les chamans de Mongolie alors qu’elle se décrit comme hyper-rationnelle et cartésienne, a accepté de laisser faire la pulsion épistémophilique de curiosité en se prêtant à une batterie de tests neuropsychiques : le seul langage que les Occidentaux sont capables d’entendre. En état de transe, l’hémisphère droit du néocortex est hyperactif prenant le dessus sur l’hémisphère gauche de l’intelligence analytique. L’intelligence perceptive et intuitive se rapproche de l’intelligence animale, celle du genre Homo dès le paléolithique moyen. Le professeur Antoine Bioy responsable de cet enseignement reconnaît un changement majeur dans l’approche des problématiques de santé : « on a trop longtemps considéré que la médecine se définissait par un apport extérieur à l’individu malade. Aujourd’hui, on admet enfin que la personne possède en elle des ressources lui permettant de réguler des processus physiologiques déréglés

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depuis la fin du XVIIIème siècle, de nombreux témoignages ethnologiques récoltés auprès des peuples de Sibérie dans la région boréale autour du cercle arctique56, Charles Stépanoff argumente de façon convaincante la complexité du processus dans son évolution. S’appuyant sur les travaux de nombreux auteurs57, il montre que ce processus est en lien avec l’activité imaginative du cerveau humain et avec l’organisation sociale qui codifie les relations humaines. Philippe Descola dans sa préface nous dit d’emblée : « Chacun sait que les chamans sont nés en Sibérie. » Venant avec Jean Clottes et David Lewis-Williams de soutenir l’hypothèse que le chamanisme était né au paléolithique, ce propos interroge ; il faut probablement comprendre que ce sont les Occidentaux qui en découvrant les modes de vie de ces peuples esquimaux isolés, ont fait advenir dans leurs catégories mentales, avec leur propre interprétation, la fonction de chaman. On doit la naissance du chamanisme dans la pensée occidentale au fondateur de l’ethnologie, Marcel Mauss : Esquisse d’une théorie de la magie (1903), Les variations saisonnières dans les sociétés eskimos (1904) et Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques (1925). Stépanoff étudie le contraste entre deux dispositifs matériels où se déroule « le voyage du chaman » : la tente obscure et la tente claire. Derrière ce contraste se profile une opposition fondamentale qui structure l’organisation sociale, les valeurs et la philosophie politique du rapport entre l’imaginaire individuel (qui appartient à l’invisible) et le visible perceptible par les sens communs du collecdevenus pathologiques. Le rôle du médecin est d’aider l’individu à prendre conscience de ses capacités d’autorégulation. » (Voir l’article du Monde, 18-11-2021) 56 Je fais également référence à deux ouvrages essentiels : Être et renaître inuit, homme, femme ou chamane de Bernard Saladin d’Anglure, Préface de Claude Lévi-Strauss, Ed. Gallimard, 2006, (429 pages) et Les Objets Messagers de la Pensée Inuit de Giulia Bogliolo Bruna, préface de Jean Malaurie et postface de Sylvie Dallet, Collection « Éthiques de la création », L’Harmattan/Institut Charles Cros, 2015 (229 pages). 57 Ils seront signalés par un * dans les pages suivantes.

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tif. Dans le monde sibérien, la tente obscure répond à un chamanisme hétérarchique, c’est-à-dire égalitaire, dans le sens où chacun peut avoir accès à son rapport chamanique avec son invisible. (cf. Préface p.8) La tente obscure est le lieu de l’initiation et de l’accompagnement par le chaman qui, dans un rapport individuel, tient la place du passeur, de la tiercéité pour guider vers le monde invisible et en revenir. La tente claire répond à un chamanisme hiérarchique où les chamans au statut héréditaire œuvrent pour la communauté qui les a rituellement investis. Ils emploient une scénographie (plus ou moins spectaculaire et ritualisée) qui s’adresse à un collectif. Alors que dans la tente obscure, le demandeur accepte un voyage accompli dans l’obscurité à la rencontre d’un monde étrange, sans le secours d’images scénographiques imposées, dans la tente claire, les participants sont passifs, témoins d’une quasi-liturgie guidant leur imaginaire à des fins de cohésion sociale en lien avec une autorité extérieure. Ces deux formes de chamanisme expriment des différences profondes concernant le degré d’autonomie consentie aux individus dans leur capacité à construire des rapports avec le monde. (p.8) « Dans les traditions sibériennes, les visions et les rêves sont des productions mentales permettant d’explorer les subjectivités des animaux, des arbres et des montagnes ; dans l’invisible gît la dimension intentionnelle du milieu vivant. Disposer ou non d’un accès légitime à ces subjectivités implique des rapports différents au vivant. C’est pourquoi la question de comment une société régule son mode d’accès à l’invisible revêt une dimension écologique cruciale. Les modes de distributions des compétences imaginatives sont des écologies de l’imagination. » (p.17) La répartition du travail imaginatif dans ces deux formes de chamanisme est différente : le chamanisme hétérarchique instituant un rapport de médiation entre humain et non humain pour chaque individu, le travail imaginatif est intégratif ; tandis que dans le chamanisme hiérarchique, le travail imaginatif est divisé : le groupe

confie au chaman une part de la gestion de ses rapports au monde, 50

dans un lien d’alliance et de dépendance réciproque. Le pouvoir accordé au chaman, à qui on délègue une part de son autonomie et de ses responsabilités, crée un rapport de protecteur-protégé qui recèle les germes de la relation dominants-dominés et de la relation sachant-ignorants. L’une des thèses centrales de l’essai de Charles Stépanoff est que les images visibles jouent un rôle clé dans l’émergence d’une hiérarchie entre les catégories d’êtres.58 La plus grande partie de l’évolution de l’imagination des hommes anatomiquement modernes s’est accomplie sans l’aide d’images matérielles. Dans la longue histoire de notre espèce que l’on fait maintenant remonter à 300 000 ans au moins, c’est seulement à partir du paléolithique supérieur, il y a 40 000 ans que certains groupes humains ont commencé de s’entourer de supports externes pour y stocker leur imagination. C’est le début de ce que l’on a appelé « le stockage symbolique externe59 ». Cette notion pose effectivement la question de savoir ce qui est estimable dans l’art pariétal du paléolithique : la beauté formelle du panneau des chevaux (Chauvet) est une valeur matérielle indissociable de sa valeur symbolique inestimable, et donc inaccessible. Cependant, le terme de stockage porte à confusion. Homo sapiens ne s’est pas vraiment entouré de supports externes. Il s’est plutôt enfoncé au plus profond de la grotte obscure pour pénétrer le support interne des parois par des mains négatives, des traces et des projections induites par les reliefs de la roche. S’il y a eu stockage symbolique, c’est bien à leur insu. Tout au plus peut-on imaginer 58

Georges Dumézil considère aussi que l’univers indo-européen est marqué par la constitution de corps « sacerdotaux » professionnalisés et puissants qui ont été intéressés à maintenir la transmission d’une mémoire codifiée et dogmatisée, ainsi qu’à maintenir, avec plus ou moins de réussite, les traditions, pour consolider leur pouvoir. 59 Donald* 1991 repris par Colin Renfrew* dans un article « Neuroscience, evolution and the sapient paradox : the factuality of value and of the sacred », 2008.

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que certaines grottes ont été le lieu de transmissions régulières compte tenu de leur richesse d’évocation des mondes invisibles. Le stockage en est le résultat, mais pas l’intention. L’art paléolithique n’est pas conçu pour encadrer et guider l’imagination, mais plutôt pour offrir des supports suggestifs à l’exploration imaginative. C’est pourquoi son contenu sémantique nous restera sans doute pour toujours inaccessible. Il faut attendre plus de 25 000 ans après Chauvet pour qu’au Mésolithique et au Néolithique, certains groupes se décident à aller plus loin dans le stockage externe en confiant à la figure, l’enregistrement de véritables scènes. La transmission orale devient récits mythologiques. Depuis, le stockage externe n’a cessé de s’amplifier à une vitesse exponentielle permettant une fixation toujours plus précise et complète d’idées et de scènes imaginées jusqu’aux casques de réalité virtuelle aujourd’hui. Notre actuel besoin compulsif d’images matérialisées n’est qu’une façon récente et un peu étrange d’utiliser nos capacités imaginatives d’humains. Stépanoff considère que « la manifestation naturelle de l’imagination humaine n’est pas nécessairement de l’art et qu’absence d’art visible ne signifie pas ténèbres de la pensée […] L’industrie moderne de l’imaginaire établit ainsi une séparation entre une mince élite de “créateurs” et une masse de “consommateurs d’images” réduite à l’assimilation des productions dont les premiers tirent des bénéfices de plus en plus grands […] L’expansion de technologies toujours plus invasives depuis le paléolithique supérieur donne ainsi l’impression d’une lente mise au pas des imaginations individuelles à travers un système de division du travail mental toujours plus hiérarchisé. » Stépanoff précise que cette vision pessimiste déjà énoncée par Leroi-Gourhan en 1964, se trouverait confortée par des études actuelles sur le cerveau humain qui montre une tendance à la régression des zones corticales en lien avec la fonction imaginative indi-

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viduelle60. Prendrons-nous con-science de la phénoménologie des « choses invisibles » étudiée par Grégory Delaplace* chez les Mongols Dörvöd, L’invention des morts. Sépultures, fantômes et photographie en Mongolie contemporaine (2009) : « La chose invisible, qui n’est pas perceptible selon un régime ordinaire de perception peut cependant être vue par les nourrissons, les animaux et ceux qui voient des choses » (p.264) Maurice Godelier* distingue L’imaginaire, l’imaginé et le symbolique (2015). L’imaginé n’est pas nécessairement imaginaire et peut renvoyer à une réalité qui existe dans le domaine du visible. L’imaginaire renvoie à un monde qui n’existe que dans la pensée d’un individu qui le rend visible aux autres par l’intermédiaire de la représentation en figure ou en récit. Pour Godelier, les productions culturelles religieuses appartiennent au domaine de l’imaginaire puisqu’elles concernent des êtres qui n’existent pas dans le domaine du visible. Il cite : des dieux, des esprits, des ancêtres… C’est bien dans la question de la temporalité et de la trace transmise que tout va se jouer ; car on ne peut pas dire que les ancêtres n’existent pas, on peut seulement dire qu’ils n’existent plus corporellement de façon perceptible par la vue et le toucher. Le témoignage de Grégory Delaplace sur l’invention des morts confirme qu’au moins psychiquement, les ancêtres vivent dans la tête des vivants. Il apparaît clairement que « le stockage symbolique externe » (c’est à dire la trace) que nos ancêtres ont laissé, débute avec la construction du mystère Néanderthal ! Bien avant la figuration, le genre Homo a besoin d’une structuration qui définisse son espace de survie, son enveloppe, dans un lieu protégé des dangers visibles. C’est dans ce lieu des profondeurs que la Femelle-Femme va se con60

Le passage de l’oral à l’écrit comme moyen de transmission du récit correspond au passage du mythe au conte. Le regard des écoutants passe du visage du narrateur aux images du livre modifiant leur imaginaire. L’arrivée des images animées puis interactives n’a fait qu’amplifier le phénomène.

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fronter collectivement aux dangers imprévisibles de la maternité et de l’accouchement, puis à l’imprévisible de l’incarnation mise au monde avec ses éventuelles anomalies. Il va s’agir d’assurer en sororité le développement des nouveau-nés. Il va falloir beaucoup de temps pour que l’imprévisible génère dans la pensée de la femelle devenant mère, une capacité à anticiper et à prédire. Ces capacités vont nécessiter de nouvelles connexions corticales entre le paléocortex d’une part et les deux hémisphères du néocortex, d’autre part. Simultanément, anticipation et prédiction développent la capacité à mettre en langage l’intuition mentale afin de la partager entre femmes déjà devenues mères. C’est à ce moment de l’évolution que va se poser la question de la croyance : celles qui énoncent à la primipare le possible à venir, entre angoisse et réassurance, sont-elles crédibles du fait de leurs expériences ? Ont-elles un pouvoir sur l’à-venir de la vie et de la mort ? Les progrès techniques de la neuro-imagerie dynamique ont permis aux neurosciences de prouver que la fonction imaginative est idéomotrice engageant toutes les zones corticales du cerveau. « Notre capacité à nous immerger dans l’imaginaire a pour base notre capacité à nous engager dans le monde […] L’imagination ne nous projette pas forcément dans un monde irréel, elle constitue au contraire une forme d’interaction avec le monde sur un mode mental ; cette interaction mentale est complémentaire de nos interactions motrices ; cette complémentarité nous aide à maîtriser et à approfondir les interactions motrices. » (ibid. p.36) Le vécu de l’accouchement est le prototype même de cette complémentarité idéomotrice et de sa grande complexité (fragilité) pour harmoniser imaginaire et motricité. Le travail et l’expérience d’Ina May Gaskin61 (Prix Nobel alternatif) confirment que les perturba-

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Le guide de la naissance naturelle, Retrouver le pouvoir de son corps. Mama

Éditions (2012).

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tions émotionnelles en lien avec l’entourage sont autant de facteurs dysharmoniques pour s’engager dans la mise au monde du bébé. Alain Berthoz*62, neurophysiologiste, a étudié ces allers-retours incessants entre passé (expériences vécues) et futur (expériences probables à venir) dans son livre Anticipation et Prédiction, du geste au voyage mental. Les apports de la neurophysiologie sont des éléments décisifs de compréhension en anthropologie. « En l’absence de tâches externes, un ensemble de zones corticales deviennent actives simultanément et constituent “un réseau du mode par défaut ». Cette activité mentale qui correspond à la rêverie et à l’attention flottante se détache des afférences sensorielles et des tâches externes qui sont en lien avec la survivance, la nécessité (le devoir, il faut…). Ce mode par défaut se concentre sur son propre flux interne, forme spontanée et libre d’associations imprévues/imprévisibles avec la rationalité, mais détentrices de sens avec l’invisible. C’est une pensée en lien avec la résilience à l’existence qui conduit à la prise de conscience de sa temporalité et donc de sa mortalité. Il est curieux de constater que dans le mode de pensée cartésienne, le futur est à venir, devant nous, tandis que le passé est derrière nous. Dans le réseau du mode par défaut, le propos s’inverse comme l’image dans un miroir : les pensées futures sont derrière nous et ne nous sont pas encore parvenues, les pensées passées sont devant nous si nous acceptons de nous en souvenir.63 62

Professeur honoraire au Collège de France, chaire de physiologie de la perception et de l’action, spécialiste de la physiologie intégrative multi sensorielle à la base de la mémoire spatiale. 63 Paolo Cognetti, dans son roman Les Huit Montagnes, évoque la complexité de la transmission orale entre un père et son fils. « À ton avis, le passé, il peut passer une deuxième fois ? … Tu le vois le torrent ? Mettons que l’eau, c’est le temps qui coule : si l’endroit où nous sommes, c’est le présent, tu dirais qu’il est où l’avenir ? » Il faudra que l’enfant soit initié à la pêche et aux poissons qui remontent le courant pour qu’il comprenne que l’avenir, c’est l’eau qui vient d’en haut, avec son lot de nourritures, de dangers et de découvertes. Le passé est en aval, là

où l’eau qui t’a dépassé n’a plus rien pour toi.

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Dans les sociétés occidentales modernes, ce mode de pensée par défaut n’est pas valorisé dans la mesure où il n’est pas directement facteur de productivité et donc de survie. Dans l’éducation de l’enfant, la rêverie n’a pas bonne presse… Pourtant, l’évolution avait favorisé ceux de nos ancêtres qui étaient les plus doués pour cette modalité. Pouvoir se représenter mentalement les dangers et les risques de mort, n’a pas seulement développé des stratégies de survivance ; il a servi de fil conducteur au paléo symbolisme qui a donné son unité à une subjectivité collective. “En devenant social par le symbolique et par l’adhésion collective des croyants, l’imaginaire peut engendrer des effets tangibles sur le réel : les esprits et les dieux légitiment la construction des temples et le pouvoir des rois. Né séparé du réel dans la tête des individus, l’imaginaire peut finir par le rejoindre par la voie détournée du symbolique […] L’imagination fait partie intégrante de notre rapport de chaque instant au monde et de l’évolution de notre espèce Sapiens. Cela confirme que l’activité imaginative est le moteur de toutes les actions humaines. Elle imprègne la totalité de nos échanges avec l’environnement.” L’espèce néandertal est probablement celle qui représente le mieux le paléo symbolisme qui a donné son unité à une subjectivité collective sans avoir besoin d’entrer dans une subjectivité individuelle. Comme dans les sociétés Inuit, le processus de chamanisation est permanent et fait partie du quotidien sans avoir besoin d’être revendiqué : être et renaître Néandertal. À cette vision ternaire de l’individu — homme, femme ou transsexuel — étendue à la société et au cosmos, répond le titre que d’Anglure a donné à son livre. 64 « L’hypothèse de “l’avenir à reculons”, jusqu’à la matrice suppose une aventure multiple des corps, expressifs dans les détails de leur plénitude : corps plein, corps creux, corps anamorphosé et métamorphosé. » Sylvie Dallet (ibid. p. 6-7) 64

Être et renaître inuit Préface de Claude Lévi-Strauss (op. cit. p.12)

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Nous verrons plus loin que ces deux formes de chamanisme ont des conséquences sur les prestations matrimoniales. En attendant, l’essai de Charles Stépanoff confirme que “le chamanisme est l’une des méthodes les plus originales et les plus saisissantes que les hommes ont inventées pour se transmettre des images invisibles et se projeter collectivement dans les mondes virtuels, distincts de l’ici et du maintenant.” Il constate que “les civilisations de l’invisible bâties par les peuples du Nord […] n’ont pas résisté longtemps à l’entreprise d’éradication méthodique menée par le pouvoir colonial des États modernes […] Aujourd’hui, rares sont les praticiens qui, dans les régions où il en existe encore, s’aventurent à entreprendre un voyage cosmique.” Pourtant, l’Homo sapiens des États modernes et sa soif de colonisation avait à l’origine une activité mentale concentrée sur son propre flux interne et détentrice de sens avec l’invisible : les manifestations de nature chamanique laissées par Homo sapiens dans les grottes, elles, n’ont pas pu être éradiquées. C’est dans l’espace qui espace que va se dérouler le processus de chamanisation, processus qui lie le collectif et l’individuel. La grotte et les salles les plus profondes correspondent à un espace très particulier que l’on retrouve dans la construction même de la psyché de l’enfant lorsqu’il passe du principe de plaisir au principe de réalité. Ce passage suppose la constitution d’une “aire transitionnelle” ou “aire intermédiaire d’expérience”, notions introduites par Winnicott65 pour désigner cet espace où se sépare et se relie l’un à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure, subjectif et objectif. C’est dans cette dimension de l’illusion, qui suspend momentanément l’opposition entre l’halluciné et le perçu, et qui renvoie à un vécu d’indifférenciation, que naît l’activité créatrice. » (Le propre de l’homme, p.30) Le processus de chamanisation, individuel et collectif, dans cet espace intermédiaire, correspond à une fonction transformatrice

Pédiatre et psychanalyste (1896-1971) Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, 1975.

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(Christopher Bollas66). L’activité créatrice du moment est spontanée, impulsive et selon le contexte, elle relève de l’inconscient ou du préconscient (subconscient). « L’intime en mouvement et en conscience dialogue avec le monde dans son audace créative aux confins de l’inconnu et des expériences singulières de la transformation. » Nous dit Sylvie Dallet. Puis, si cette activité créatrice est saisie par la pensée, elle peut se transformer en activités répétées, ritualisées avec correspondances probables entre des rythmes gestuels et des rythmes sonores d’incantations qui deviennent progressivement récits, danses et chants où se relient de l’affectif et du cognitif. 67 « La pulsion dynamique de la danse et celle, tactile et musicale, de la percussion habitent le désir visuel de ces géométries peintes ou gravées […] Parce qu’il est expressif, le geste du tracé s’éloigne radicalement de celui de la taille des outils, pour se rapprocher du geste de la danse. Lui aussi est “chorégraphique” d’être le mouvement d’un corps. Mais au contraire de la danse qui reste attachée à son propre mouvement et s’efface avec lui, le trait garde la trace de son geste et devient alors son image. » (Le geste du regard p. 58 et 60) C’est aussi à la même période que sont créés les premiers instruments de production sonore. Dans le monde utérin, la sensorialité auditive précède la sensorialité visuelle. Il s’agit bien du concept de « l’acousmatique » où l’écoute des sons se fait non seulement à travers une paroi, mais de plus, en milieu aquatique. Les battements cardiaques introduisent le cerveau du bébé dans l’alternance continue bruit-silence. C’est le rythme lent ou accéléré qui crée la tem66

Psychanalyste et écrivain britannique d’origine américaine né en 1943 à Washington d’un père d’origine française et d’une mère californienne. « Travail de l’inconscient, transformations de l’inconscient : créativités de l’inconscient », Bulletin de la Fédération Européenne de Psychanalyse, n° 60, 2006, p. 139-168. 67 Barbara Tillmann et Emmanuel Bigand, La symphonie neuronale, Hume Sciences, 2020. (241 p)

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poralité. La frappe sur l’objet est une réminiscence de cette mémoire interne. Le tam-tam, bien sûr, va participer au processus de chamanisation : les fréquences de percussion participant au passage à la transe. Cet « état second », durant lequel le corps est animé de mouvements spasmodiques, donne à voir une étrangeté, comme si un esprit était venu l’habiter et se substituer à lui. C’est probablement la faculté d’entrer en transe qui désigne la capacité chamanique d’un individu. La transe a donc une dimension psychologique, corporelle et sociale. On a aussi mis à jour des rudiments de flûtes sur des fragments d’os percés de trous à intervalles réguliers, intervalles de tons et de durées qui scandent l’alternance du temps et de l’espace, celui des lieux, mais aussi celui des jours et des nuits, du retour périodique de certains phénomènes, comme les quartiers de lune et la hauteur du soleil dans le ciel. « Il est séduisant, mais invérifiable d’imaginer que l’observation du ciel a joué un rôle dans ce processus […] l’évidence perceptive de certaines formes s’impose : des étoiles situées dans le même quartier de ciel et ayant le même éclat sont immédiatement rapprochées par la pensée qui trace entre elles des lignes mentales pour les transformer en diagrammes […] pour en faire des constellations […] deux points dans l’espace appellent la ligne fantôme qui les joint. » (Ibid. p.62) En même temps que l’humain entre dans l’espace de la Terre et du Ciel, il entre dans la mise en récit de son monde interne. Une mise en récit tout d’abord impulsive et spontanée, mais qui deviendra récits des origines à force d’être répétés, partagés et transmis… de génération en génération. « Leroi-Gourhan insiste sur l’idée que l’image dans l’art préhistorique représente une sorte de condensé symbolique de mythes, défini comme un “mythogramme”,68 appelant une inClaude Lévi-Strauss parle de Mythème : énoncé élémentaire constitutif d’un mythe. Par exemple, « le héros est un chasseur » est un mythème applicable au protorécit de Polyphème. Une approche phylogénétique en mythologie comparée par méthodes dites bayésiennes permet d’obtenir une arborescence d’un récit

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terprétation et non une lecture univoque comme dans le pictogramme. » (Le propre de l’homme p.31) Dans le paragraphe, Pulsion et objet : animisme et chamanisme, Alain Gibeault et Richard Uhl écrivent : « Si l’homme a pu être l’initiateur de ces productions symboliques autant avec l’outil que dans l’art, il faut penser que la dimension du groupe social y a contribué de façon essentielle. Dans sa lutte pour la survie, il a pris conscience de sa finitude et de sa vulnérabilité, comme l’attestent les premières sépultures moustériennes (à partir de 80 000 ans) » (ibid. p.35) Le temps qu’il faut pour que la transmission opère une structuration de la répétition est abyssal. Le temps pour que la transmission stabilise en partie le récit tout en l’enrichissant à chaque génération est une lente élaboration. Pour les constructions de Bruniquel, nous partirons de l’hypothèse que ce sont les Mères néandertales qui prennent d’abord conscience de la lutte pour la survie, de leur finitude et de leur vulnérabilité.69 Hominisation et humanisation sont le propre de la femelle dès cette époque, en devenant mère avant d’être femme. « Comment ne pas penser que, face à la mort, l’homme soit contraint de s’inventer un double dont sont témoins les théoet de ses évolutions où alternent des stases et des changements qui forment des nœuds de bifurcation. La séparation à partir d’un groupe mère conduit le groupe fille à se différencier pour s’assurer une nouvelle cohésion : « Le besoin d’adhérer à un socle de valeurs communes à un “nous” opposé aux autres semble en effet une réalité positive et fondamentale de l’humanité. Les peuples se forment en se différenciant. » Julien d’Huy, Cosmogonies (p. 88). 69 Le peintre chinois Jiaping Sun […] en revendiquant très explicitement une « peinture chamanique » mandchoue […] déplace le curseur des mondes visibles vers les cavernes nocturnes par des lignes enchevêtrées, des objets surgis, des yeux ouverts, des cercles de connaissance signalés par les femmes chamanes à la naissance des mondes. » Sylvie Dallet (ibid. p. 5)

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ries sur l’âme immortelle ; cette indépendance de l’âme humaine est d’ailleurs au fondement de l’interprétation animiste du monde, qui attribue une âme identique à tout être de la nature, vivant ou non-vivant. » (ibid. p.38) Âme est à entendre comme esprit : esprit latent présent dans la forme d’un coquillage (les nasses), d’une dent (les croches de cerf), mais aussi d’une pierre, d’une branche ou d’un tronc, d’un os ; et même esprit parfois visible et parfois invisible comme le sont les Pyrénées depuis Toulouse ! Comment ne pas en faire des divinités dans leur altérité et donc dans leur inquiétante étrangeté ; inquiétante étrangeté à vénérer pour s’attirer leur protection ? « À la trace de l’humain » 70 Être à la trace d’un au-delà ou d’un en deçà avec la question du chamanisme conduit de toute façon à la question de la corporéité. La psychanalyste Marie-Lise Roux retient « trois points principaux dans le développement psycho-affectif de l’être humain : la néoténie avec le suréquipement sensoriel et le sous-équipement moteur qu’elle entraîne et qui conduit à la dépendance prolongée que l’on sait à l’égard des objets nourriciers […] le biphasisme du développement sexuel, avec la période de latence qui va environ de l’âge de 5 ans à celui de 11 ou 12 ans et qui implique la mise en sommeil et une modification des pulsions sexuelles avant l’éclosion du génital à la puberté, largement retardée chez l’humain par rapport au primate, ce qui implique aussi des modifications des relations affectives et sociales entre les générations […] » et entre les deux sexes… Le troisième point est « la continuité de la vie sexuelle, sans période de rut, avec une disponibilité permanente de tout l’équipement génital […] À ces trois points — et en étroit rapport avec eux — il faut ajouter le fait considérable que représente la reconnaissance du rôle du père dans la procréation, reconnaissance 70

Le propre de l’homme Marie-Lise Roux, chapitre 2 (p.41-53)

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qui n’existe pas chez les primates, même si, par anthropomorphisme, on a pu décrire le mâle dominant comme “père” et chef de la horde, il n’est jamais reconnu en tant que géniteur […] or, on sait bien (tous les travaux analytiques y ont insisté) l’importance qu’il faut accorder à la fonction du père dans le développement psychoaffectif et psycho-social des individus […] il est porteur du secret des origines de l’enfant. » (p.45-47) Nous verrons plus loin les incidences de la fonction paternelle humaine sur la prohibition de l’inceste, sur l’angoisse de castration et le complexe d’Œdipe. La néoténie est probablement un des facteurs du développement retardé, mais ensuite continu, de la biologie hormonale, de la sexualité génitale des humains. C’est un processus de développement qui consiste dans la rétention, à l’âge adulte, de caractéristiques infantiles ou même fœtales. Au plan phylogénétique, la néoténie fait apparaître des formes de vie peu spécialisées, susceptibles d’être à l’origine de groupes nouveaux dans une espèce donnée. En biologie développementale, c’est le fait d’atteindre la maturité biologique des organes sexuels de la reproduction pour un organisme qui peut être encore au stade larvaire. Ces phénomènes sont surtout observés chez des amphibiens et des insectes pour lesquels on parle de « pédogenèse ". C’est à l’aspect larvaire de la femelle du lampyre que l’on doit l’appellation de « ver » luisant et le dimorphisme sexuel dote les mâles d’ailes pour être plus mobiles et d’yeux hypertrophiés pour repérer le dessin lumineux de l’abdomen de la femelle. Durant l’hominisation, la grande immaturité du bébé met l’accent sur la dépendance à autrui et sur la détresse psychique que cela engendre. En 1920, Louis Bolk, anatomiste hollandais, développe cette théorie de la néoténie dans le développement ontogénique de l’espèce humaine : « L’homme naît prématuré et n’atteint jamais son développement terminal complet. L’homme est du point de vue corporel, un fœtus de primate parvenu à maturité sexuelle ». 62

L’hypothèse du caractère néoténique, au sens large de l’être humain, relève de plusieurs dimensions, soulignées entre autres par Jacques Lacan dans « La troisième » (conférence donnée à Rome en 1972). La raison de l’importance que prend pour l’homme, l’image de la corporéité dans le miroir, tient à la néoténie dans le réel. Celle-ci relève de trois dimensions : anthropologique, psychologique, et philosophique. « L’élaboration lacanienne s’engage non seulement à partir d’une réflexion sur l’imaginaire mais aussi à partir d’une réflexion sur le réel, et pour être précis, sur le réel physiologicoanatomique tel qu’il apparaît appréhendable à travers l’idée de corps néoténique et de prématuration humaine […] Cet être non fini est en somme doublement défaillant : il vit hors de l’instant et il n’habite nulle part. La survie du néotène implique donc que celui-ci, au moins, puisse échanger son inaptitude à l’instant contre une disposition au temps. Cette aptitude nouvelle au temps est bien sûr liée au langage ; le langage permet de re-présenter, c’est à dire de rendre présent ce qui ne l’est plus et d’anticiper ce qui ne l’est pas encore […] la voix délivrée du chant propre de l’espèce grâce à la présence de cet organe néoténique […] le rend apte à l’historicité. On pourrait dire en somme que le néotène parce qu’il a perdu sa “première nature”, ou parce qu’il n’en a jamais eu, s’en est créé, grâce au langage, une “seconde” […] C’est là qu’il habite, non plus dans le territoire naturel, mais dans le territoire des signes purs (des signifiants) que les néotènes ne cessent de produire, d’enchaîner et de s’échanger entre eux. »71 Cette vulnérabilité que Walter Benjamin qualifie de « levain de l’inachevé » est la source, l’origine de la pulsion épistémophilique

Dany-Robert Dufour, Une raison dans le réel : le corps néoténique, Journal Français de Psychiatrie, 2006 : 1 (n° 24) p. 49-50

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qui révèle les potentialités de l’environnement auquel le genre Homo participe. Là encore l’humanité Néandertal se différencie de l’humanité Sapiens. Le terme allemand d’hilflosigkeit est traduit en français par « impuissance » en lien souvent à une situation donnée. Lorsque ce terme est choisi par Freud pour parler de la dépendance totale du petit des femmes à la naissance, le bébé va effectivement se trouver en situation de totale impuissance pendant au moins les 1000 premiers jours de son existence.72 Pour Freud, l’hilflosigkeit n’est plus seulement un état d’impuissance. C’est aussi un éprouvé affectif de détresse incontournable. Dans son article Détresse et Attente,73 le psychiatre Pierre Ebtinger insiste sur la difficulté à traduire en français la notion freudienne. « Comment traduire ce signifiant plus intraduisible que d’autres ? […] Cela impose que nous sollicitions la langue au-delà de son usage courant […] que nous fassions la même démarche que Freud, qui en introduisant sa “hilflosigkeit”, veut prendre un point de vue sur l’angoisse au-delà de ce qu’il élabore jusqu’alors. “Détresse” serait une traduction possible », l’auteur précisant que le mot s’est dramatisé avec le temps, « alors que ses connotations primitives relèvent de l’étroitesse d’un passage resserré […] plus que l’étymologie, cette détresse qui peut prêter à bien des malentendus, n’est pas du ressort de l’affect mais concerne comme le souligne Lacan la réalité de la condition humaine ». Cette approche métapsychologique confirme que l’angoisse existentielle est incontournable : la mort est inéluctable, passage étroit entre la vie terrestre et un éventuel ailleurs. On peut énoncer l’a priori qu’on ne sait ni quand ni comment on rentrera dans le couloir (à moins de s’engager volontairement dans ce passage étroit selon ses croyances). Mais, c’est ne pas prendre en compte la condition féminine qui se différencie de la condition masculine : la prise de conscience d’être enceinte humanise parce qu’elle s’accompagne très précisément du danger, du risque de mourir en particulier dans 72

En référence à la commission « 1 000 premiers jours » présidée par Boris Cyrulnik, neuropsychiatre. Rapport rendu en septembre 2020. 73 Revue Ornicar en ligne.

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ce passage étroit de l’accouchement ; risque de mort autant pour l’enfant que pour la mère. Face à cette anticipation, il a bien fallu collectivement par la sororité des femmes entre elles, sur au moins deux générations, donner toute son importance à la puissance du monde invisible ; puissance qui est à la source du processus de chamanisation où la grande sage-femme sert d’intermédiaire. La privation dramatique des moyens de survie pendant plusieurs années laisse l’enfant dans une situation de dénuement, sans autre recours que le lien d’attachement au parental nourricier et protecteur. Le premier parental à l’origine est bien lié au propre de la femme : c’est elle qui met au monde. La question fondamentale de la parentalité sera de savoir qui reconnaîtra le géniteur de la progéniture74 ; à quel moment de l’évolution et pour quelle intentionnalité : s’agira-t-il d’inclure le rôle de géniteur avec celui d’éducateur, d’initiateur ? En -176 000, à Bruniquel, la question du rôle des structures annulaires est encore loin de cette préoccupation concernant la paternité. Cependant l’hypothèse qui est proposée concernant leurs fonctions de première maternité et de première nursery d’une humanité, doit soutenir d’être à l’origine de ce qui va advenir du développement psycho-affectif et qui va tracer ensuite l’humanisation

de l’hominisation. « Il n’y a aucune connaissance de soi qui ne passe par le regard de l’autre, et la réflexivité nécessaire à l’individuation est fondée sur la reconnaissance par l’autre. Francis Pasche a décrit sous le nom d’“admiration primaire” l’investissement du regard au cours du nourrissage dans la relation mère-enfant, investissement qui est la base même de la sexualité infantile, en ce qu’il apporte un “surplus” (la prime de plaisir) à la satisfac-

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Chez les ours, c’est par les phéromones que le mâle reconnaît sa progéniture (voir p.72).

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tion du besoin élémentaire qu’est la tétée […]Voir et être vu semblent donc faire partie des besoins élémentaires de l’être humain, avec au même titre le besoin de secret et d’intimité. » (ibid. p.49) L’autre sensorialité importante à l’humanisation va être le toucher, mais de façon bien plus complexe. Touchez et être touché renferme toute l’ambivalence du lien : être prise, être pris, prendre, laisser prendre… « … il s’agit bien de l’établissement d’un lien dont le caractère libidinal est marqué par l’ambivalence amour-haine. Cette ambivalence appartient aux partenaires impliqués dans l’établissement du lien […] Mais il reste que ces liens […] sont sans cesse mis en péril par l’absence, par la séparation […] par l’intrusion d’un étranger à ces liens et, bien sûr, par la mort […] mais le danger qui menace le plus est le danger de l’indifférence, laquelle est l’image de la mort. C’est pourquoi, il faut qu’il y ait trace du lien : marquage qui tracera des limites […] signe perceptible qui rend visible ce qui ne l’est plus […] trace qui témoigne de ce que le lien n’est pas détruit, de ce que le passé a existé, que le temps n’a pas eu de prise. Temps et mémoire sont bien deux conquêtes faites par l’homme : en s’assurant qu’il peut représenter l’invisible, revenir en arrière, retrouver le passé, s’assurer de sa propre continuité, l’humain cherche à se rendre maître de ce qui en luimême le dépasse. » (ibid. p.50-51) C’est la fonction de la « re-présentation » par la force de l’imaginaire qui doit suppléer au manque à être vu, entendu, pris… La chamanisation est en route : «... Toute activité psychique de l’homme est une tentative de guérison et de “soin” de ce qui le menace sans cesse […] peutêtre une “culpabilité inconsciente” […] sans doute aussi ce “secret douloureux” qu’évoque Baudelaire : se savoir mortel, mais, plus encore, se savoir capable de créer des liens et de pouvoir les détruire. » (ibid. p.52)

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La prise de conscience est une maïeutique douloureuse. À partir de -100 000, le développement culturel des connexions synaptiques dans le néocortex va s’associer au développement neurobiologique des aires motrices, sensitives et sensorielles. Afin de suppléer au manque de la certitude à être, Néandertal et Sapiens semblent ne pas avoir suivi le même chemin. L’éprouvé de Néandertal aurait privilégié « la Relation au monde » dans sa globalité plutôt que l’individuation. Il aurait accueilli la séparation de la mort charnelle en l’intégrant à l’existence d’une âme pour toutes choses. Sapiens au contraire serait entré dans un besoin de maîtrise sur l’existence et donc dans un rapport de contrôle, y compris par la force. Cependant, la violence de la lutte frontale s’avère insuffisante. Elle reste certainement encore nécessaire, mais Sapiens va aussi faire appel à la ruse et à la séduction. La part féminine de la sensibilité et de la sensorialité va s’y associer : le rapport de séduction est le propre de la Femme sapiens que les hommes vont apprendre à s’approprier. L’humanisation va passer par l’art des premières parures tout en s’inspirant du monde végétal et du petit monde animal. Comme dans le monde animal, l’utilisation de la parure sera tour à tour une démonstration de force pour intimider, pour se défendre, se protéger, séduire et asseoir son désir de maîtrise des situations face à la prise de conscience par l’humain de ses manques corporels. L’apprentissage du savoir-être chez les sapiens, va devenir une force individuelle dans le groupe. Au sujet de l’esthétique néandertalienne, Ludovic Slimak nous dit bien que Néandertal est nu. 75 Cependant on ne peut écarter l’idée que certains individus néandertaliens se soient essayés à l’art de la parure, car, même si les plumes servent d’abord à la survie, Néandertal paraît bien sensible au beau.

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Même si une probable parure à partir de serres d’aigles a été retrouvée sur le site de Krapina en Croatie, attribuée à Néandertal il y a 130 000 ans.

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« L’art des premières parures »76 L’art des parures est donc surtout l’affaire d’Homo Sapiens. « La transformation de l’apparence corporelle est un phénomène nécessaire très développé dans de nombreuses espèces animales… pour s’individualiser et se reproduire […] mais, le genre Homo peut-il dominer les états physiques de la transformation du corps sous l’impact du besoin immédiat : se défendre, se nourrir, se reproduire ; menacer, attirer, s’imposer. À partir de quel stade de son évolution l’homme pourra-t-il contrôler ces types de communication ? Créer un langage différé qui exprime les mêmes besoins élémentaires mais de façon policés, intégrés dans le système des valeurs reconnues ? » (ibid. p.123) Répondre à cette question revient à se demander quand et comment surviennent le déclin des comportements instinctuels d’hominisation (répondant automatiquement aux besoins immédiats éprouvés par le corps) et l’avènement des activités mentales capables de sublimation et d’anticipation : processus d’humanisation caractéristique d’Homo sapiens. Tout porte à penser que le processus concerne plus l’individu dans sa relation au groupe, plutôt qu’un processus groupal qui s’imposerait à l’individu. C’est l’observation de l’environnement, la nature, les plantes et les animaux qui vont inciter certains individus à expérimenter une expression plus policée, expression que d’autres dans le groupe imiteront. La priorité est donnée à tout ce qui peut renforcer les conditions de survie. Les premiers ajouts sont certainement d’abord des protections avant de devenir parures : protection contre le froid, contre des piqûres de plantes ou d’insectes… En effet, il est peu probable que le rapport de séduction ait été utilisé d’emblée pour départager les mâles entre eux dans la rivalité pour conquérir les femelles. Pour que le rapport de séduction des hommes l’emporte

76

Le propre de l’homme, Yvette Taborin, L’art des premières parures, Chapitre 5

(p.123-150).

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sur le rapport de force et permette de dominer la situation groupale, il faut que les femmes aient leurs mots à dire et que leurs choix fassent autorité. Ce serait le pouvoir de la Femelle-Mère qui va humaniser le comportement sexuel des mâles, dans l’intérêt de leur progéniture.77 Nous verrons comment cette hypothèse pourrait se trouver confirmée par l’hypothèse des fonctions de la construction retrouvée dans la grotte de Bruniquel en -176 000. Si les femelles ont le pouvoir de choisir, il est probable que l’individu mâle, cherchant à conquérir une femelle par le seul rapport de force, se retrouvera exclu par une partie du groupe78. Il pourra alors faire scission avec le groupe originel, emmenant ses partisans pour aller chasser des femelles dans d’autres groupes. Abordée de cette façon, la réponse à la question de savoir à quel moment les hommes ont pris le contrôle sur leurs instincts sexuels, reste toujours d’une brûlante actualité. Pour les individualités dominantes, cela concerne autant leur besoin de domination sur le groupe que sur l’individu afin de leur permettre d’asseoir leur autorité sur les femmes. À cause de la néoténie, cette question se pose ontogénétiquement en permanence pour chaque homme à partir de son adolescence ! Phylogénétiquement, il est probable que les deux rapports, rapport de force et rapport de séduction, se soient combinés pour que les plus belles parures appartiennent au plus fort et au plus intelligent. Les premières identifications d’objets de parure venant s’ajouter aux marques sur la peau faites avec des onguents composés de minéraux comme l’argile, le manganèse ou l’ocre pilé mélangé à de la graisse, remontent entre -100 000 et -70 000, dans des sites du pourtour méditerranéen occupés par Homo sapiens. Il s’agit de 77

Voir la sagesse de la femelle ours, p.73.

L’homme des cavernes traînant sa femelle par les cheveux est bien un fantasme de Sapiens projeté sur Néandertal. (Voir Néandertal nu p.182) 78

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« coquillages volontairement percés afin d’être montés en colliers ou en bracelets, ce qui ne signifie pas qu’il n’en ait pas existé qui fussent constitués de plumes, de fleurs, de cuir, d’écorce ou de tout autre matériau périssable. »79 « … aux alentours de -40 000 ans, une majorité de pendentifs est constituée de dents appartenant essentiellement à trois espèces animales : les incisives de bovinés (bison et auroch), les canines de renard et les canines résiduelles de cerf qu’on appelle des croches. » (Le geste du regard, p.50) Ces objets ont été recueillis dans les sites d’habitat d’Homo sapiens. Certains ont été retrouvés dans des sépultures, comme celle mise à jour dans la grotte du Cavillon qui renferme les ossements d’une femme dont la tête est ornée d’une coiffe avec des coquillages cousus en rangées et des croches de cerf disposées en pendentifs sur les bords. Cette sépulture est datée aux environs de -25 000. « La différence entre le comportement animal et le comportement humain dans le jeu des apparences est que ce dernier, pour exprimer les mêmes besoins élémentaires et d’autres plus sophistiqués, transfère sa propre identité à des objets choisis pour “s’in-corporer” à lui-même (Durand, 1992). L’objet de parure amplifie le corps. Il est le corps rayonnant et, selon sa nature, transmet un message immédiatement compris. » (Le propre de l’homme, p.124) Incorporer pour s’ex-corporer en se sentant prolongé par cet ajout, ajout conférant un pouvoir augmenté : traces et scarifications, tatouages et peintures corporelles, parures éphémères et fourrures

Renaud Ego, Le geste du regard, (p.49). Pour Ludovic Slimak, les parures émergeant dans les sites du Châtelperronien ne concernent pas Néandertal. Plus encore, « la quête d’un art néandertalien s’est trouvée confrontée au vide quasi sidéral du symbolisme néandertalien. Pas de grotte ornée. Pas de décors gravés . » (p.173) Concernant les plumes, dont la récupération est désormais attestée il y a plus de 420 000 ans, il s’agit de se nourrir de la graisse contenue dans les tiges « avec des protéines possédant des propriétés énergétiques tout à fait exceptionnelles, particulièrement recherchées chez les Inuits. » (p.167) 79

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sont autant de double peau dont l’ambivalence de nos jours réside dans la question de savoir si elles cachent ou si elles montrent. Si les besoins élémentaires de l’être humain vont aussi progressivement concerner le besoin de secret et d’intimité, c’est bien parce qu’il s’agit d’une prise de conscience de sa vulnérabilité et de son dénuement. « Mais l’homme paré extériorise une autre conscience : en exprimant de façon spectaculaire ou symbolique le dépassement de sa propre nudité, il désigne en creux la fragilité de sa condition et le sentiment de son dénuement originel. » (Le geste du regard, p.48) Le rapport au corps dans sa nudité est en lien avec le corps sexué qui dans sa position verticale offre à la vue des attributs de puissance et de fragilité, fragilité sensible, car exposée : la poitrine et le sexe. La poitrine et le sexe de la femme ont des pouvoirs d’attraction différents des pectoraux et du pénis masculin. La fragilité du corps dans sa nudité Une autre conséquence de la nudité néoténique de l’humain a été révélée par la paléo-pathologie. Dans plusieurs sépultures, ont pu être mises en évidence des malformations importantes du squelette ayant entraîné la mort à un âge jeune. Or ces sépultures renferment souvent des dépôts exceptionnels d’objets chargés de symbolique.80 L’une des plus fameuses est celle de Sungir81 en Russie, découverte en 1955 et datant de 34 000 ans (analyse ADN réalisée en 2017). À côté des squelettes d’enfants accompagnés de deux squelettes plus âgés ont été retrouvées 13 300 perles en ivoire de mammouth, sans doute cousues à l’origine sur leurs vêtements, ainsi que des lances à pointe également en ivoire et d’autres objets sculptés, des rouelles et un cheval stylisé en ivoire.

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Dans son article sur les « Identités singulières, attractions et résonances contemporaines », Sylvie Dallet propose le concept de « Handicap créateur ». 81 Cité par Charles Stépanoff (p.82-84)

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L’enfant au bois de cerf, sépulture mise à jour en 1969 dans la grotte de Qafzeh en Israël, à deux kilomètres de Nazareth, a été inhumé il y a plus de 90 000 ans. Le mystère, lié à la particularité de cette sépulture, est peut-être éclairci par l’empreinte 3D de l’intérieur de son crâne, laissant présumer des anomalies du cerveau. Déjà des squelettes antérieurs, appartenant à l’espèce Sapiens, avaient été retrouvés, accompagnés d’outils encore archaïques et identiques à ceux des néandertaliens. Les interrogations sur la coexistence des deux espèces étaient relancées. Mais cette sépulture est sans équivalent à une époque aussi ancienne.82 « C’est un adolescent de 12 ou 13 ans. Il est sur le dos, au fond d’une petite fosse creusée dans un calcaire tendre. Ceux qui l’ont enterré lui ont replié les jambes et mises sur le côté. Sur ses hanches, ils ont déposé un gros bloc de calcaire. Ils lui ont allongé les bras sur la poitrine. Et entre ses mains, posées près de son cou, ils ont laissé une curieuse offrande : les bois d’un cerf, ou d’un grand daim encore attaché à un morceau du crâne de l’animal. » Les archéologues remarquent que le crâne porte la trace d’une fracture sur le front. L’os étant consolidé, on pense à l’époque qu’il s’agit d’un coup sur la tête auquel l’enfant aurait survécu. Mais, l’une des anthropologues de l’équipe, Anne-Marie Tillier, conserve un doute. Au milieu des années 2000, les progrès de la technique permettent de réaliser des empreintes 3D de l’intérieur d’un crâne fossile, une sorte de moulage virtuel du cerveau. » Appliqué au crâne de l’adolescent, le moulage peut laisser subsister des doutes quant à la personnalité singulière de cet adolescent : est-ce pour cela qu’à sa mort, il a bénéficié de cette offrande tandis que toutes les autres sépultures de la grotte sont, au mieux, dans une simple fosse ?

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Nicolas Constans, journaliste scientifique, spécialisé en archéologie, article publié en 2014.

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La singularité d’un individu, porteur de malformations ou présentant des comportements étranges, semble avoir été assimilée à des processus de nature chamanique : la conséquence d’esprits qui habitent le corps. L’essence individuelle prime sur l’appartenance au groupe : l’essence catégorielle de l’espèce. Charles Stépanoff rapporte que plusieurs peuples témoignent d’un rapport au chamanisme en lien avec l’anormalité, la différence singulière. « En particulier des hommes ayant adopté une identité sociale de femme : habillés en femme, accomplissant les activités féminines et vivant maritalement avec un homme pouvant avoir en outre une ou plusieurs épouses ordinaires . » (p.142-143)83 Alain Testart*84 dans son livre Les chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités (1982) évoque les inégalités rituelles, et les délégations qui en résultent, dès le paléolithique. La « révolution néolithique », avec la transformation radicale des structures économiques et sociales amenée par l’élevage et la culture, n’a fait qu’amplifier les inégalités, en créant les inégalités matérielles de possession. Il s’appuie lui aussi, entre autres, sur les témoignages d’inégalités marquées par les différences de sépultures entre celles qui sont modestes et d’autres richement dotées. En particulier, les tombes d’enfants suggèrent qu’un rang social supérieur pourrait se transmettre par naissance : certaines sont même accompagnées d’autres morts dans leur sépulture. Est-ce pour les suivre dans l’audelà ? La hiérarchisation des relations sociales à l’intérieur d’un groupe humain est éclairée avec la classification proposée par Charles StéL’homme travesti qui accoucha d’un baleineau, chapitre 12 in Être et renaître inuit. Ce mythe, intitulé « L’homme étrange et sa baleine boréale », traite de 83

l’identité de genre, de la division sexuelle des tâches, et des rapports existant entre chasse et procréation. « Pour nous, dans les croyances inuit, il y a un autre sexe entre l’homme et la femme » (p.302) 84 Anthropologue, directeur de recherche au CNRS (1945-2013)

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panoff entre un chamanisme hétérarchique et un chamanisme hiérarchique. « Nos conceptions occidentales de la recherche de la vérité sont guidées par la valeur accordée aux Lumières qui chassent les illusions de l’obscurité. Pourtant les cérémonies boréales de l’ombre ont fait le tour du cercle arctique dans les traditions des paléo-esquimaux […] Au cours du dernier millénaire, la pratique égalitaire, hétérarchique et individualisée de la tente sombre, est tombée en désuétude, car moins prestigieuse et moins rémunératrice de privilège social et de bénéfices matériels pour le chaman pratiquant. Dans un contexte fortement concurrentiel à la recherche de prestige, le rituel de la tente claire s’est au contraire fortement enrichi, chaque chaman apportant des signes matériels de sa singularité. » (op.cit p.124-125) Dans son roman, De Pierre et d’Os85, Bérengère Cournut raconte l’histoire d’Uqsuralik, une jeune fille Inuit, qui se retrouve séparée de sa famille par une fracture de la banquise. Livrée à sa solitude avec la meilleure chienne de son père et quatre chiots mâles, elle n’a pas d’autre solution pour survivre que d’avancer vers « ses passages » qui feront d’elle une femme : une « femme chamanisée par l’existence ». À la fin du roman, voici ce qu’elle nous dit : « L’au-delà est bien plus étonnant pour ceux qui, de leur vivant, n’ont rien vu d’autre que des humains sur terre, sur glace ou sur mer. Du temps où on m’appelait Uqsuralik, ces innocents étaient rares. Maintenant, leur nombre tend à grandir : des hommes blancs sévères, aux sourcils épais, sont venus jusqu’à notre territoire. Ils ont changé les habitudes et les jugements de nos enfants […] certains de savoir ce qui était bon pour nous. Ils ont voulu faire passer les chamanes pour des menteurs et ils nous ont donné honte d’avoir cru si longtemps à leurs histoires. Les Blancs sont aveuglés par la 85

Éd. Le Tripode, 2020.

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poudre quand il neige, mais ils savent mieux que nous d’où viennent les bruits, le gibier et le vent. Sauf que sans nous, ils se perdent […] Ils viennent, ils s’imprègnent, et puis un jour, ils repartent et s’enfouissent dans leur terre lointaine. Ils noircissent des milliers de pages à notre propos, 86 farcissent des enveloppes de peau avec nos histoires, que d’autres reprennent pour leur propre gloire, sans n’avoir jamais posé un pied sur notre territoire. Ces gens habitent et colonisent un imaginaire qui ne leur appartient pas […] Nos esprits les hantent, notre civilisation les fascine. Nous allons les prendre par la racine. Durant ma longue vie d’Inuit, j’ai appris que le pouvoir est quelque chose de silencieux. Quelque chose que l’on reçoit et qui, comme les chants et les enfants, nous pénètre. On doit laisser la chose nous traverser et ensuite, on doit la laisser courir. » Le passage à la société d’éleveurs-agriculteurs a modifié les rituels chamaniques, ceux-ci s’adressant aux esprits et aux éléments pour intercéder en faveur des récoltes, de la reproduction du bétail ou pour prévenir et guérir des maladies. Cette modification a amplifié la hiérarchisation des tâches mentales et des fonctions imaginatives, phénomène renforcé par l’expansion continentale. Charles Stépanoff en a fait la troisième partie de son essai : la grande expansion de la hiérarchie. (op. cit. p.361-407) « Si les profanes délèguent au chaman leur relation à l’invisible, ils lui imposent un invisible collectivement défini qui rendra possible la coordination des imaginaires dans le rituel. » (Cela rendra aussi possible la résolution de conflits internes à la vie du groupe sans que personne ne perde la face). « Le mode de relation hiérarchique n’est imposé ni par le chaman aux profanes ni par ces derniers au chaman. Celui-ci contribue à reproduire un schème relationnel qui les rend L’« œil qui écrit » filtre l’Autre en Même, au travers de fantasmes tératologiques hérités de la Tradition. Giulia Bogliolo Bruna (p.45) La tératologie est la science 86

des anomalies congénitales et héréditaires des êtres vivants.

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complémentaires dans un lien de dépendance réciproque. » (ibid. p.408) Ce schème est resté d’actualité tout au long de l’histoire des relations humaines : le protecteur a besoin de ses protégés, le maître de ses serviteurs et le roi de ses sujets. Lors de la cérémonie d’investiture, le chaman contracte une dette envers ceux qui le reconnaissent et valident ses capacités chamaniques. « La dette du chaman fait qu’il peut être sollicité à tout moment par une famille et ne peut s’y soustraire. Il en fait le serment le jour de son investiture : être le protecteur des malheureux, le père des pauvres et la mère des orphelins. » (ibid., p.392) Le chaman incarne donc une figure de parentalité bisexuée, le troisième sexe. Il est initié à la position dépressive de la souffrance, qu’elle soit psychique ou corporelle. Les discontinuités qui traversent les pratiques chamaniques des peuples de Sibérie sont frappantes. Elles ont suscité plusieurs propositions de classifications et d’explications. Dans une vaste synthèse qui a exercé une influence notable sur l’anthropologie française, Roberte Hamayon*87 a ainsi mis en contraste un « chamanisme d’élevage » et un « chamanisme de chasse ». Le chamanisme originel, celui de la chasse, se caractérise par des relations d’alliance et de partenariat avec les esprits animaux du monde sauvage. C’est le chamanisme hétérarchique marqué par l’horizontalité aussi bien entre humains qu’entre les humains et le monde sauvage. La hiérarchie n’apparaît que comme une forme de dégradation au sein du chamanisme. Pour Hamayon, les sociétés qui dépendent de la chasse pour leur survie sont porteuses d’une « forme archaïque authentique de chamanisme ». Ces sociétés sont en règle générale acéphales (sans chef de clan qui devient ensuite chef de famille) et elles

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Anthropologue, directrice d’études émérites à l’École Pratique des Hautes Études. La chasse à l’âme. Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien. (1990) et Pour en finir avec la « transe » et « l’extase » dans l’étude du chamanisme (1995).

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excluent les relations de dépendance et le pouvoir de nature hiérarchique. (ibid. p .181) On pourrait parler de paléo chamanisme : un chamanisme de l’intériorité dans son appartenance globale à la Nature qui serait celui de Néandertal. Le chamanisme hiérarchique est par contre un chamanisme de l’extériorité. L’introduction du pastoralisme88 s’est accompagnée de la domestication de certaines espèces animales. Le loup, il y a au moins 15 000 ans, mais surtout le cheval dont les premières preuves de domestication sont plus récentes : 5 500 ans dans les steppes d’Asie centrale. Ce serait d’ailleurs l’un des derniers animaux à avoir été domestiqué au Néolithique après le chien, le mouton, la vache ou encore le cochon. Cependant, les premiers apprivoisements mutuels pourraient remonter à la fin du paléolithique supérieur vers 10 000 ans. La rencontre de l’homme et du cheval à la fin de l’époque préhistorique, a entraîné des modifications considérables pour les peuples qui ont maîtrisé la monte équestre. Son utilisation

Dans Cosmogonies, La préhistoire des mythes, Julien d’Huy retrace par les méthodes bayésiennes les origines du récit de l’Odyssée où Ulysse se déjoue du cyclope Polyphème. Le premier récit serait corrélé à une lignée humaine porteuse de l’haplogroupe mitochondrial C apparu en Asie centrale il y a environ 60 000 ans : « un humain pénètre le lieu où le gibier est concentré, retenu et gardé par un monstre. L’homme se couvre d’une peau de bête pour s’enfuir, libérant avec lui tous les animaux qui se dispersent à la surface de la terre. » (p.79) Quand on observe le crâne massif d’un mammouth, on se rend compte qu’au niveau des orbites, se trouve un vaste orifice central, laissant penser que l’animal n’avait qu’un œil. Cette constatation aurait pu inspirer aux peuples méditerranéens, en un temps où les mammouths n’existaient plus, l’idée de géants cyclopéens. Cela soutient l’hypothèse d’une continuité entre le protosymbolisme du paléolithique et les périodes contemporaines. Dans le récit de l’Odyssée, les animaux sauvages sont devenus des moutons gardés prisonniers par le cyclope : le bétail a remplacé le gibier. 88

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pour le transport des hommes et des biens a permis l’essor des civilisations et du commerce sur de vastes territoires.89 Le chamanisme d’élevage a pu parfois se centrer sur le principe de l’héritage et de la transmission par filiation d’un don, c’est-à-dire d’un bien spirituel, à la manière de l’héritage des biens matériels. Souvent, les traditions relèvent de pratiques anciennes liées à la chasse et mêlées à l’idéologie plus tardive du chamanisme d’élevage : le chaman est sollicité pour que la chasse soit bonne. Dans la Revue française d’anthropologie90, L’Homme, Roberte Hamayon a écrit « Le pouvoir des hommes passe par la “langue des femmes”, variations mongoles sur le duo de la légitimité et de l’aptitude. » Cela conforte l’hypothèse que l’humanisation de l’hominisation est le propre de la femelle dans son assignation à devenir d’abord mère puis, après un temps long, une épouse pour donner à l’homme une descendance : « Tu me fais, je te fais un enfant, si possible un garçon pour transmettre mon nom, ton nom ». Cependant, les hommes en devenant pères, soucieux de cette descendance, se sont approprié des hiérarchies de pouvoir. Ils ont aussi régenté les unions entre les enfants devenant jeunes adultes, souvent avec l’assentiment tacite des femmes-mères qui y ont trouvé des bénéfices pour l’exécution des tâches quotidiennes. Ces prestations matrimoniales diffèrent aussi selon la place donnée à l’individu au sein de l’organisation sociétale : « marié à l’esprit ou au clan ? » (ibid. p.394) Dans les sociétés au chamanisme hétérarchique, le jeune homme qui veut s’unir à une jeune fille se rend chez le père de celle-ci et se met à chasser et à travailler sans rien dire. « Si son aide est efficace 89

De tous les mammifères supérieurs, c’est le cheval qui aurait le paléocortex le plus abouti : ce cerveau limbique a pour mission de libérer le cerveau primitif de ses comportements stéréotypés inadéquats. 90 N° 19, p.109-139.

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et les produits de sa chasse qu’il rapporte sont acceptés par le père, cela témoigne d’un accord tacite. Il vient alors s’installer la nuit chez le beau-père avec ses affaires personnelles […] il devient un nouveau membre de la collectivité familiale sans aucune autre cérémonie ». La résidence étant uxorilocale (se dit du type de résidence des couples lorsque le lieu de celle-ci est déterminé par celui de la résidence de l’épouse), le gendre demeure au service de tous les aînés de sa femme tant qu’ils sont en vie. Ce régime matrimonial n’est pas très commun, car la plupart des sociétés ont développé des transferts de biens matériels entre deux familles à l’occasion d’une union. Ces transferts dépendent de l’existence de richesses et des conceptions concernant les droits que l’on peut obtenir d’une personne. (Il y a alors un renversement dans la résidence du couple). La transaction porte entre les richesses à apporter à la famille de l’épouse pour pouvoir l’emmener dans sa propre famille (où elle travaillera pour les aînées de son mari en plus des enfants) et la dot que celle-ci apportera à sa belle-famille. Tant que le prix fixé n’est pas réglé, l’épouse reste dans sa propre famille avec les éventuels enfants nés de l’union. Ayant intégré les richesses dans les relations sociales, ces sociétés admettent que la vie d’un individu soit équivalente à une certaine somme de biens matériels. Elles peuvent aussi pratiquer le rachat du meurtre par opposition aux sociétés d’homosubstitution. Dans les sociétés d’homosubstitution, non seulement le crime est vengé par le crime, mais souvent les unions se font par échange de filles : une femme pour une femme. À propos des croisements entre Sapiens et Néandertal puisque nous avons dans des proportions variables des gènes néandertaliens, Ludovic Slimak rappelle qu’un échange de gènes entre deux populations n’est pas forcément une histoire d’amour. Les échanges de femmes ne se font pas dans la parité : « Je prends ta sœur et je ne te donne pas la mienne ». Il semblerait que dans la population néandertalienne tardive, on ne retrouve pas de gènes sapiens. Or, l’interprétation du rôle des cercles de Bruniquel en -176 000 peut laisser penser qu’entre -50 et -40 000, les 79

femmes, qu’elles soient néandertal ou sapiens, ont aussi leur mot à dire. Rien n’empêche d’imaginer une relation consentie entre une Sapiens et un Néandertal. 2 : Naissance de l’humanisation sapiens : le propre de l’homme ? « La figure est le geste du regard »91 La seconde période s’étend tout au long du Paléolithique supérieur, de l’Aurignacien (-35 000) jusqu’au Magdalénien pour se terminer vers -10 000, avec le début du Néolithique. À cette époque, il

faut que cela soit bien clair, Néandertal est une population éteinte.92 La complexité et la richesse explosive du développement culturel sur cette période des grottes ornées nécessitaient bien l’approche des Préhistoriens et des Psychanalystes pour se confronter aux multiples domaines concernés : neurobiologique, éthologique, psychologique, anthropo-logique, paléontologique. La lecture du livre de Renaud Ego, Le geste du Regard, vient ajouter une dimension indispensable pour interpréter les phénomènes qui vont se dérouler sur trente mille ans : la dimension poétique. « Écoutons-le… » « Le jour où les œuvres de la Préhistoire sont entrées dans mon existence, j’ai reçu leur abîme de temps avec le même sentiment de vertige qui les avait fait admirer quand, au tournant du XIXème siècle, s’était effondré le plancher grec, égyptien ou mésopotamien sur lequel on croyait solidement se tenir. Elles me révélaient une humanité qui commerçait avec l’utérus de la terre, avait le feu pour énergie et pour lumière, un rêve animal dont elles nous adressaient la dévotion et le faste. Quant à la pensée qui s’était ainsi haussée jusqu’à la peinture et la sculpture, nous ne savions rien de son trajet. Le geste du regard est l’hypothèse de son chemin vers la figure. »

91 92

Le geste du regard, Éclosion de la vision, (op. cit. p. 65-71.) Néandertal nu, Comprendre la créature humaine, (p.199)

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Le regard poétique est une approche phénoménologique. La démarche de Renaud Ego retrace une « préhistoire », celle de l’avènement de la figuration animale et humaine au sujet de l’art pariétal qui orne les grottes. Pour autant, il nous met en garde : « j’éviterai de parler d’“art” tant ce mot est source de confusion, de fantasmes, et véhicule des impensés contestables qui n’éclairent en rien la question de la figure. » (ibid. p.29) La dimension artistique des tracés est secondaire. Il faut d’abord les aborder en tant que technique acquise par la fabrication d’outils avant de pouvoir exprimer une vision. Ce que déclenche la vision des figurations du Paléolithique supérieur appartient à l’intériorité de toutes les cultures à venir, sans comparaison ni même vérité à prouver. « Ce mystère n’est étranger ni au prestige des œuvres d’art ni au jeu interminable qu’elles ont ouvert et qui n’a cessé, depuis, d’être réinventé. » (ibid. p.30) Le poète n’a pas besoin d’une continuité et d’une progression linéaire pour raconter et mettre en récit la poésie du monde. Au contraire, la dispersion des sources dans l’espace géographique des lieux, sur une échelle temporelle fantastique, évoque le jaillissement par éclosions successives de foyers d’humanisations de l’hominisation. Le processus d’hominisation neurobiologique va se croiser avec des processus de civilisations culturelles. Si, en Europe occidentale, la mise à feu pourrait bien être le fait de Néandertal avec les structures annulaires de Bruniquel en -176 000, l’explosion telle un feu d’artifice, avec littéralement un bouquet final de formes et de sens, est le fait de Sapiens ; au Paléolithique supérieur, de la grotte Chauvet à Lascaux, « la chapelle Sixtine de l’art pariétal est le Versailles de la préhistoire » (Henri Breuil). Il s’agit bien d’une transformation de l’impulsivité primaire en réflexivité secondaire de l’instinct, grâce à la fameuse pulsion épistémophilique. Cette transformation ouvre, dans l’après-coup, à la pulsion de penser puis de se figurer dans la représentation du monde vu et senti. L’Homo sapiens sapiens, il y a 40 000 ans, de-

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vient un chasseur avisé qui a appris à faire le guet et à se tenir à l’affût. « L’affût commande de tenir son âme en haleine… On gagne toujours à augmenter les réglages de sa propre fréquence de réception […] Se tenir à l’affût est une ligne de conduite. Ainsi la vie ne passe-t-elle pas l’air de rien. »93 L’affût immobile et silencieux est-il propice à la rêverie ou au calcul ? Au paléolithique supérieur, Sapiens peut-il laisser son esprit divaguer ? Ce serait plutôt le vécu de Néandertal au paléolithique moyen qui pourrait être considéré comme la première expérience phénoménologique du Dasein de Martin Heidegger (« Être et Temps [Sein und Zeit] » 1927). Être le-là et laisser son esprit habiter l’espace qui espace. Dans « Être et Temps », Heidegger se livre à une analyse existentielle de l’Être majuscule en explorant notre « impensé occidental ». Il remet en question l’édifice ontologique construit sur le mythe de Narcisse que la métaphysique grecque a enraciné dans notre culture : la nature réflexive de notre identité à partir d’un autrui qui nous ressemble, un autre nous-mêmes. Nous verrons qu’une autre interprétation du mythe est plus complexe qu’un simple effet de miroir : Narcisse ne voit pas nécessairement son image… Est-ce là l’effondrement des grands récits mythologiques au tournant du XIXème siècle sur lequel on croyait solidement se tenir ? Pour Heidegger, l’Être majuscule semble ne pas renvoyer à de l’humain mais à de l’être pur qui modifie la structure même de notre pensée de l’expérience jusque-là conditionnée par la philosophie, de Platon à Kant en passant par Aristote. Les expériences éprouvées de l’Être majuscule deviennent pour Heidegger des existentiaux, terme par lequel il prétend exprimer la relation de l’Êtrelà à son environnement, le fameux Dasein.

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Sylvain Tesson, La panthère des neiges, Gallimard, 2019.

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Mais pour Homo sapiens (qui n’est pas encore sapiens), il n’a encore que la corporéité du présent de l’instant pour être le-là. Il n’a encore ni passé, ni futur et encore moins de figuration de lui-même. Cette origine du Dasein répond donc davantage à la phénoménologie de Husserl pour qui « il n’y a pas de moments constitués, il n’y a que des moments constituants ». En faisant de son Dasein un élitisme discriminant, Heidegger semble avoir perdu le contact avec la corporéité, celle de la sexualité infantile et de la néoténie. À l’époque de la préhistoire, Homo sapiens dans sa volonté de conquête et de pouvoir semble avoir suivi le même chemin pour construire l’élitisme sur les capacités cognitives ; établir sa domination sur les territoires conquis. Chez Néandertal, le Dasein repose seulement sur les différences de capacités imaginatives de chaque individu et la grande valorisation groupale attribuée à ce pouvoir de l’imaginaire pour transcender les angoisses existentielles. Voyager

dans l’invisible avec les techniques chamaniques de l’imaginaire sera bien pour les Sapiens à l’origine des inégalités à venir. La sexualité d’Homo sapiens et les arts préhistoriques 94 Denis Vialou, préhistorien, aborde les représentations des grottes ornées : « Voici plus de trente millénaires, comme en témoignent à travers le Monde les iconographies préhistoriques et en particulier l’art paléolithique, que le corps humain et sa dynamique vitale, le sexe, se trouvent au cœur de la symbolique graphique et plastique. » (ibid. p.169-170) Entendons « dynamique vitale et sexe » comme des déterminants de l’avènement de la pulsionalité sur l’instinctualité chez Homo sapiens vers -40 000. La découverte de Bruniquel peut témoigner que la pulsionnalité a émergé bien avant, mais il s’agit de contenants (les cercles) et pas de représentations contenues par la paroi des grottes. Les représentations « montrent qu’en premier le corps Denis Vialou, Sexualité et art préhistoriques, Chapitre 6 (p.151-171) rédigé en 1998. Le mystère néandertal de Bruniquel n’étant pas connu, la sexualité néandertalienne n’est pas encore prise en compte.

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est art. L’art naît du corps, sur le corps, et fait du corps dans sa verticalité et son orientation faciale associant regard et sexe, l’acteur et le sujet principaux de l’imaginaire figuratif. L’art apparaît comme une sublimation de représentations engendrées par la sexualité. L’art est fait pour le corps, lui donne satisfaction et sens, le met en situation dans l’univers psychique et social qu’il constitue en images et en ensembles monumentaux (les dispositifs pariétaux). » (ibid. p .170) Entendons par corps, tout ce qui fait « corporéité » dans la proximité aux corps : corps animal, corps humain et corps social du groupe d’appartenance. Rajoutons que, si en premier le corps est art, en premier le corps est aussi survie : en même temps que le corps s’hominise, il s’humanise. Il prend conscience de sa fragilité, de sa mortalité mais aussi de son pouvoir. Il faudra différencier le pouvoir fécondant du sperme masculin et le pouvoir de gestation de la matrice féminine. Le propre de la femme est de devenir mère bien avant que l’homme devienne père. Parmi les nombreuses femmes de la littérature qui abordent ce sujet, l’écriture de Jeanne Benameur nous donne à entendre la langue des origines : « Les mots sont inconnus. C’est une langue du dessous des choses. La langue du corps de la mère. Une langue qui a roulé sous les pas de tous ceux qui marchent sur les routes, dans leur sang, sous leur peau et sous les pierres. Cette langue-là est vieille et obscure. Tu l’entends. Elle dit le dedans et le dehors, la peau entre les deux. Fragile. Vivante. Elle œuvre. La grammaire de cette langue-là ne s’apprend nulle part. Personne ne peut l’enseigner. C’est une langue sauvage. Qui va sa route de corps en corps ne se donne que par le silence de la peau. Une langue aveugle comme peut l’être le petit au creux du corps de la mère, pas encore livré au monde. C’est la langue des rêves assourdis et des mythes des hommes. Certains l’ignorent

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toute leur vie. D’autres la laissent revenir parfois, dans l’amour ou le silence, revenue du secret de la mémoire. » 95 Ce livre m’a inspiré un texte, « La langue enfouie de la Mère des Hommes ».96 Cette langue est celle qui parle à toutes les humanités et qu’Homo sapiens a tendance à ne pas laisser revenir à sa mémoire, par manque d’amour et de silence : Dans nos têtes d’enfants, il y a la voix de la Mère ; la mère qui nous a portés et la mère des origines. La mère des origines vitale et minérale avant même le végétal et l’animal. C’est une langue de solitude dans le secret d’un corps de femme : la langue du corps qui devient mère. Celle qui vient après la brûlure avec les peaux du corps entre les deux. C’est une langue nomade. C’est cette langue-là seulement que parle le cœur de la mère : toi, dans son ventre, tu l’as entendue. Ta mémoire palpite au rythme de ses battements. Ose aller jusqu’au fond des entrailles du corps, des entrailles du corps de la terre. Faire tienne cette langue. Ose. Ose l’évidence de l’espérance. Ose l’évidence de la mise au monde, celle du cri qui s’ouvre sur rien que de l’air du fond de la terre, la terre qui s’ouvre pour accueillir les corps. Nous apprenons que les corps de mères s’effacent pour redevenir un corps de femme. Ne demeurent que des mots murmurés, des traces de gestes comme ralentis, effleurés. Un souffle, une odeur sur la peau. C’est comme ça le souvenir du corps de la mère. Le temps travaille à prendre sa juste place en nous. À circonscrire l’espace que la mère va laisser. L’absence réclame de l’espace pour respecter le rien. La place du vide n’est pas rien. Elle est à l’œuvre au fond de nous. La place vide de la mère est une belle source. Aujourd’hui la mère des origines marche au bord du fond de l’océan, dans les vagues qui la portent, le ciel au-dessus « L’enfant qui », Actes Sud, Mai 2017, p.55-56, avec l’aimable autorisation de l’auteure. 96 Lecture au cinéma Utopia le 7 décembre 2021 à l’occasion de la projection du film L’étranger en moi, Emily Atef, Allemagne 2010, suivi d’un débat sur le thème : « La maternité fait-elle parentalité ? » 95

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de sa tête. Elle est le bruissement du monde qui t’appelle. À l’intérieur d’elle, la place est libre pour chacun et pour tous. Pour l’écume du temps, pour les ciels clairs et la brume. Pour la lumière qui glisse sur le sable. Elle a accepté qu’ait lieu en elle la bascule du monde. Toi, dans ton cœur d’enfant, tu découvres le silence habité de ton propre corps sans savoir ce qui t’attend. Tu éprouves la solitude. L’aventure de la vie est un endroit où vivre les rencontres. Retrouver la Mère des origines apprend la liberté de l’océan qui reflète le monde : celle qui peut nous donner la liberté d’être libres. On sait grâce à elle qu’on peut sentir dans l’air du matin le souffle doux de ceux que nous aimons, même s’ils sont partis, même si plus jamais. Cela nous appartient et reste secret. Allez, mon enfant, il est temps. Il faut que tu montes jusqu’au jour avec ceux qui sont nés en même temps que toi. Les autres sont là pour t’accompagner, tous ceux qui empruntent le chemin escarpé de la montée. Allez ma fille ! Allez, mon fils, tu as encore la sensation chaude de la terre profonde sur ta peau. Tu sors de la maison de l’excavation en rampant, comme on sort du premier passage du corps de la mère. Le vertige du cercle est encore dans ta tête. Il te fait sentir les enveloppes de tes peaux et tu es devenu une question tournante du monde. Tu es une infime sphère, petite planète dans le cycle de l’univers. Alors le visage revenu de la Mère des origines ouvre enfin l’horizon sur le ciel de l’océan. Tes larmes coulent et tu ne fais rien pour les arrêter. C’est par les larmes que tu vois. Le ciel de l’eau n’a plus aucune couleur connue, ni lumière, ni nuit puisqu’il est transparence. Tu acceptes l’inconnu de ce ciel-là. Et le monde à double face torsadée apparaît enfin dans sa circularité sans fin. Pas de limite à l’intérieur de nous. La trace du vide. Ensemble, nous hésitons devant lui ; devant cet inconnu qui vient à nous. Depuis la séparation de la mère qui nous a portés, la confiance de l’espérance peut avoir du mal. Nous n’avons plus que notre enfance pour guide. Osons. Osons, nous sommes tout en haut de nousmêmes. Accrochés au présent de l’instant qui porte le passé. Nous attendons que de l’océan quelque chose arrive. Nous sommes prêts. C’est toi qui nous dis : « Allez, mes enfants, il faut aller de l’avant ! ». 86

Il y a donc toutes les raisons de penser que l’humanisation de la sexualité humaine n’a pas suivi le même chemin chez la femme que chez l’homme. Chez la femme, le corps a été le lieu intime d’une transformation pour laisser advenir un autre corps au risque de sa propre vie en le mettant au monde97. Pour l’homme, le corps est l’expression de sa force pour se mesurer aux autres corps : non seulement les corps à chasser, mais aussi les corps masculins à dominer dans la rivalité pour posséder les corps féminins. « Voici donc trente mille ans que la sexualité humaine intègre dans son élaboration individuelle et collective les images produites par l’imaginaire. » (Le propre de l’homme, p.170) Que faut-il entendre par images dans la sexualité ? Entendons par « images » des systèmes de représentation à la fois psychiques (mentales) et à la fois physiques, inscrits en miroir sur des supports extérieurs qui ont traversé « la durée du temps » : images fragmentées de mains, de vulves, de pénis ; images superposées et confondues de parties corporelles animales et humaines. Dans son livre La femme des origines (Belin-Herscher, 2003, 192 pages) Claudine Cohen centre son propos sur « Images de la femme dans la préhistoire occidentale ». Elle démontre à quel point notre interprétation occidentale de cette période est conditionnée par 2 000 ans de monothéisme masculin et par le récit de la Genèse. (point de vue confirmé par Giulia Bogliolo Bruna qui aborde de façon phénoménologique les Premières Rencontres entre les Inuit et les hommes Blancs dans son livre Les objets messagers de la pensée Inuit, L’Harmattan, 229 pages) Toutes les Vénus répertoriées dans le livre de Claudine Cohen permettent d’évoquer un culte de la fertilité incarné par une « Grande Déesse », depuis l’aube du Paléolithique supérieur jusqu’à la fin du Néolithique : « Le Dieu de la préhistoire était-il une femme ? » (p.122). Cependant, dans son approche, la femme sapiens efface encore la femme néandertal… Nous verrons plus loin que dans notre hypothèse la Mère des origines est plutôt une chamane ! Pour Jean Malaurie, défenseur du concept de Gaïa, Déesse primordiale identifiée à la « Déesse Mère » et mère des Titans, la terre serait un système physiologique dy97

namique qui inclut la biosphère et maintient notre planète depuis trois milliards d’années en harmonie avec la vie. Le pluralisme culturel est la condition du progrès de l’humanité.

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L’origine de la pulsionnalité est bien ce qu’il convient d’appeler la pulsion épistémophilique : force qui pousse à savoir, à connaître et à comprendre la dynamique vitale dans sa naissance et dans sa finitude. Comme chez le petit enfant, c’est en déconstruisant, en démontant et en segmentant le tout en ses différentes parties que la pulsion épistémophilique opère. Autre hypothèse : ce serait le dépeçage des animaux qui aurait contribué à la découverte de l’anatomie. Muscles et viscères, articulations et squelette participent au processus de la dynamique vitale. La représentation en images permet d’imaginer le mouvement et d’en percevoir le déroulé dans la temporalité. Appliquée à la sexualité, cette hypothèse devient préliminaire de séduction, mystère de l’engendrement dans la copulation du va-et-vient, vulnérabilité de la mise au monde dans son dénuement, besoin collectif de la protection groupale malgré la finitude inévitable, conduisant l’imaginaire à penser un au-delà dans le retour à la Terre comme demeure intemporelle (la sépulture), un en-deçà. « Malgré toutes ces incertitudes et les indispensables réserves méthodologiques, les références iconographiques aux sexes et à la sexualité sont plus nombreuses qu’il n’y paraît. L’absence totale de figuration d’accouplements d’humains ou d’animaux […] l’absence de comportements amoureux manifestes (baisers, contacts, enlacements) pourrait être significative par exemple d’un tabou de la représentation, si elle ne s’inscrivait dans le contexte symbolique général de tout l’art paléolithique : aucun lien narratif n’existe entre les représentations. Pas plus qu’il n’existe de coït, il n’existe de danse, de chasse […] Ce fait rend d’autant plus importante la présence constante de vulves et de phallus dans les iconographies pariétales, mobilières et corporelles… durant tout le paléolithique supérieur […] La comparaison entre les segmentations touchant les humains et celles touchant les animaux fait ressortir la pertinence sémantique des figurations de sexe. » (Ibid. p.159) L’absence d’accouplements et de lien narratif serait cependant à nuancer. Mais il faut peut-être attendre encore quelques milliers 88

d’années entre les productions de la grotte Chauvet et celles de la grotte-sanctuaire des Trois-Frères du Magdalénien où de véritables scènes narratives ont été reproduites. Cette grotte d’Ariège fait partie d’un ensemble avec deux autres, la grotte d’Eulène (une des plus riches en mobilier du Magdalénien dans la région pyrénéenne avec de nombreuses plaquettes gravées) et la grotte du Tuc d’Audoubert98 où a été retrouvé « le groupe statuaire des bisons d’argile ». Ces trois grottes ont été habitées aux alentours de 13 000 ans et l’une d’entre elle a même été un lieu de sépulture à l’âge du bronze. La grotte des Trois-Frères met en scène dans la salle du sanctuaire plus de 500 figures animales et humaines ainsi qu’un relief surligné par des lignes gravées représentant un grand phallus. La narration et le reste des productions semblent se dérouler à partir d’un Être composite, peint et gravé, appelé le « Dieu cornu » ou encore le « chamane dansant » : « Le tronc est beaucoup moins spécifié dans la mesure où jusqu’à la ceinture il est d’aspect humain, tandis que la région thoracique et l’épaule ont une conformation animale. La vue faciale n’est pas pour surprendre aux Trois-Frères car elle est le fait de toutes les représentations de félins et des deux chouettes ; le Magdalénien a joué sur l’expression humaine de 98

Dans cette grotte, ainsi que dans la grotte ornée de Montespan (HauteGaronne), toutes deux traversées par une rivière souterraine, un petit squelette de serpent dont la tête manque a été retrouvé, disposé par la main de l’homme et témoignant des croyances mythologiques à propos du serpent dragon maîtrisant à la fois l’eau céleste et l’eau terrestre : le serpent gardien des eaux, (p.99) et le serpent a-t-il volé le soleil ? (p.165). La reconstruction du protorécit mythologique est une perspective vertigineuse : faire revivre les histoires des premiers hommes en leur redonnant une voix éteinte depuis longtemps. (p.91) in Cosmogonies, Julien d’Huy. Dans le chamanisme hétérarchique, chacun, à tour de rôle, entonne devant les autres, un chant exprimant sa croyance du moment.

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ces deux animaux due à la position des yeux, ainsi qu’à leur forme. La queue ne revêt pas un caractère réaliste pur […] Le sexe, souvent rapporté à celui d’un félin, fait problème dans la mesure où précisément pour ces animaux le pénis n’est pas visible de côté, seules les bourses sont en partie apparentes. » (p.112 et 114 ; description de l’abbé Breuil par D. Vialou, cité par F. Sacco au chapitre 4) Dans le couloir bas qui mène au Dieu cornu, un ensemble de gravures met en scène trois figures composites, de gauche à droite : un renne mâle à pattes antérieures armées de griffes, comme celles d’un carnivore (p.168), un renne femelle dont la tête semble dédoublée, l’une sans corne touchant la croupe du mâle et regardant en avant, et l’autre à forme de bison cornu regardant en arrière vers sa croupe, à travers des stries venant de son encolure, croupe d’où émane de son orifice sexuel un tracé ébauché s’élevant à la verticale dans une forme fermée mais informe… La troisième figure à droite les regarde. C’est un être composite en position verticale dont les membres inférieurs et supérieurs semblent en mouvement exécutant un pas de danse. Il a une tête de bison cornu. Le tracé du dos et du tronc semble envelopper le corps d’une peau de bison. De ses narines sort aussi un tracé ébauché comme la forme émanant de la croupe de la femelle. Ce tracé fait penser au souffle qui insuffle… Il a été nommé le « Sorcier à l’arc musical ». À un mètre de ce panneau, un autre ensemble est situé en bas du Dieu cornu. Il est constitué par un enchevêtrement de traits et de superpositions d’animaux et de figures parmi lesquelles émerge un autre être composite, mi-homme pour le bas, mi-bison pour le haut. Sa tête semble être en mouvement avec le sexe en érection « très spécifique du bison excité » (ibid. p.116. D. Vialou) En rapprochant le rôle de la parure dans la mise en scène de l’acte sexuel et de ses préliminaires, il est possible que la peau de la fourrure munie de sa tête (entre autres du bison) ait pu donner à l’homme l’illusion d’un surcroît de puissance fécondante. 90

Là encore, l’imaginaire se sert du pragmatisme corporel : porter une fourrure sert aussi à se protéger du froid, sans pour autant se refuser le contact charnel et sexuel de la nudité des corps, en particulier quand ils sont allongés sur la couche. La chaleur du corps de l’autre, source d’excitation silencieuse, crée les prémices de l’enlacement et de la participation orale à l’acte sexuel. Le baiser est le moyen de fusionner en silence au milieu du groupe endormi. Le couple découvre l’intimité de la scène primitive autrement que dans le coït animal qui se fait par-derrière en pleine nature. L’émergence des zones érogènes, en particulier buccale, et l’érotisme des différentes positions de l’accouplement sont l’humanisation de la sexualité humaine. « De fait, ni les figurations humaines, entières ou segmentaires, sexuées ou non, ni les représentations sexuelles explicites ne se trouvent à l’écart des représentations animales et des signes ; elles participent visiblement à l’ensemble des liaisons spatiales entre les représentations au sein des panneaux et à l’échelle des dispositifs pariétaux étendus aux cavités entières ; ce faisant, elles leur communiquent leur poids sémantique dont on sait qu’il est fortement empreint de sexualité […] D’un côté certains types de signes et leurs liaisons, d’un autre côté, des figurations hybrides insérées dans des dispositifs pariétaux magdaléniens ariégeois fournissent de solides arguments en faveur d’une expression interactive de la sexualité » (ibid. p. 164-165) L’hypothèse que des partenaires participent à l’expression interactive de la sexualité dans l’art pariétal, ainsi que dans l’art corporel et des parures, donne aux femmes toute leur place dans leur initiation à la création des processus d’humanisation. La différence des sexes est aussi différence de genres. Mais lorsque l’homme acquiert la révélation de sa sensibilité et féminise son comportement par le pouvoir que la femme exerce sur lui, ne prend-il pas conscience du risque de domination par la gent féminine ?

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En plus de posséder le pouvoir de la procréation, la femme possède un organe d’excitation sexuelle : le clitoris. À la préhistoire, on ne sait pas encore qu’embryologiquement le fœtus est bisexué au début de son développement. Les deux appareils génitaux féminins et masculins s’ébauchent simultanément avant que la production hormonale ne sélectionne l’appareil qui correspond au caryotype XX (femelle) ou XY (mâle). Chez la femme subsiste un reliquat anatomique de cette bisexualité initiale : le clitoris, partie visible et sensible de son sexe qui, jouant un rôle important dans l’excitation sexuelle, semble devenir un symbole de pouvoir (phallus), en rivalité avec le pénis. S’il existe de nombreuses représentations du triangle pubien et du V barré de la fente vulvaire, il y a aussi un signe particulier appelé claviforme : le trait vertical pourrait représenter la fente vulvaire et le bouton en haut évoquerait alors le bouton clitoridien. De même, « les croches de cerf présentent de profil une dissymétrie caractéristique en forme de goutte d’eau glissant sur une vitre » (p.129). Leur aspect lisse et bombé n’est pas sans évoquer le clitoris et « leurs présences nombreuses comme sur le corps de la Dame de Saint-Germain-la-Rivière prouvent toute la valeur qui était attribuée à cette dent prestigieuse » (p.129). « Le signe claviforme se présente comme une sorte de stylisation du profil de la croche. Or, l’une des variations du signe claviforme est le profil féminin tel qu’il existe gravé sur schiste à Gönnersdorf (Rhénanie-Palatinat). Il y a donc un sens féminin dans la croche de cerf. Sens qui perdure jusqu’à nous et qui s’enrichit parfois, lorsque les croches sont attachées par couple, d’un sens bivalent féminin/masculin. » (p. 130) C’est bien plus tard quand l’organisation sociétale sera basée sur la domination masculine et deviendra patriarcale que la pratique de l’excision sera le reflet d’une inégalité entre les sexes, traduisant entre autres le contrôle exercé par les hommes sur le désir sexuel de la femme. Mais il faudra attendre que les hommes revendiquent 92

leur paternité pour que le système social soit centré sur le patriarcat : l’homme en tant que père, est dépositaire de l’autorité au sein de la famille ou plus largement au sein du clan. La perpétuation de cette autorité est fondée sur la descendance par les mâles, la transmission du patronyme et la discrimination sexuelle. Une étude de l’Unicef (en 2010) décrit la pratique de l’excision comme : « une étape nécessaire dans la bonne éducation d’une fille, une façon de la protéger de ses tentations et dans de nombreux cas, de lui permettre de se marier afin de lui garantir le meilleur futur possible » ; cette intentionnalité relevant du couple parental sous l’emprise de l’homme-père avec l’aval de la femme-mère enferme la fille dans un seul avenir : devoir être mère en devenant épouse, c’est-à-dire mariée de force. C’est ce que nous nommerons plus loin le complexe de Jocaste. Durant le paléolithique supérieur, la question de fécondité l’emporte certainement sur la question de couple, plaçant la femme en position de force concernant la dynamique vitale de la sexualité pour assurer la descendance du groupe en tant que corps social : « Le sexe voilé — dévoilé est plus qu’un organe et une fonction. On pourrait même dire qu’avec l’art du corps, la sexualité est devenue art. L’impact de l’art sur la sexualité et sur les comportements sociaux qui en découlent se mesure aussi à la “force de l’image” dont on voit les effets, souvent négatifs dans nos sociétés […] La socialisation est manifeste pour les Magdaléniens ; le moi primordial s’est effacé devant le corps social. » (Ibid. p.170-171) Entendons que le moi primordial de l’homme, au masculin, a rencontré le moi de l’altérité, le moi féminin de l’autre sexe, un moi étranger, « continent noir » et mystérieux, continent qu’il va se mettre à explorer mentalement. Il ne se contente plus de posséder le corps de la femme par la force. Il veut posséder son consentement au prix d’une emprise sur la psyché de l’autre. Quelques millénaires plus tard, il continuera d’imposer à la femme son autorité, tout en continuant à dépendre d’elle pour lui donner un héritier ! Nous verrons avec les grands récits mythologiques, et en particulier 93

avec Sophocle, que le patriarcat impose à la Femme-Mère, Jocaste, de donner une descendance au pouvoir de l’Homme-Roi, d’abord Laïos puis Œdipe ; inceste, incestualité et descendance gémellaire féminin/masculin sont les ingrédients de la tragédie humaine où se nouent la verticalité de la parentalité et la triple horizontalité générationnelle, celle des couples parentaux et grands-parentaux et celle de la fraternité. Le point de croisement de ces deux axes avec le troisième axe de la temporalité a comme origine en coordonnées cartésiennes (une ordonnée et deux abscisses) le point O (0, 0, 0) qui représente symboliquement, de nos jours, l’individuation du sujet face à lui-même, ramené à sa singularité : le moi primordial. Mais, au Magdalénien, c’est le moi primordial du corps social et non celui de l’individu qui se crée dans les projections et les représentations pariétales. Comment le moi primordial du corps social va intégrer au fil du temps le moi primordial du conjugal chez les Homo sapiens ? La bipédie et l’alternance des éprouvés corporels. Du devant-derrière au côte à côte, la relation du couple passe par le face à face. François Sacco pose la Question de style : face et profil. 99 L’accès à une symbolique sociale chez Homo sapiens qui deviendra sapiens, est dû à un fait culturel primordial ; ce fait est inhérent à l’acquisition permanente de la bipédie. Outre la libération de la main pour explorer le corps, son propre corps et celui de l’autre, la verticalisation des corps va rendre possible l’horizontalisation de la sexualité de couple dans un face-à-face intime et secret. Entre 25 et -20 000, des Gravettiens d’Europe orientale ont sculpté des figurines de femmes aux formes généreuses, manifeste glorification

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François Sacco, Chapitre 4, Question de style : face et profil. (p. 91-121)

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du corps féminin dans sa composante maternelle d’engendrement et de nourrissage. Pourtant, la bipédie était apparue depuis les Australopithèques, mais les conséquences de la station redressée vont mettre plusieurs millions d’années (de — 4 millions d’années à — 2 millions d’années) avant d’introduire de nouveaux rapports entre l’humain et le monde environnant. Ils concerneront le genre Homo quand débute le Paléolithique inférieur avec la culture Acheuléenne d’Homo ergaster et erectus , apparue en Afrique et répandue en Europe et en Asie jusqu’à environ -150 000 ans BP. Il faudra donc encore attendre longtemps avant que le face-à-face et la question du regard viennent bouleverser la pratique sexuelle de la copulation et de la reproduction chez les humains. Attendre encore longtemps avant d’engendrer la croyance imaginaire des bisexualités fusionnelles à l’origine, celle de la pulsionnalité animale qui s’humanise, et celle de la pulsionnalité masculine qui cherche son féminin. On retrouve la bisexualité dans de nombreux récits mythologiques.100 Pourtant la prise de conscience du binaire et de la bivalence avait débuté bien plus tôt, mais à cette époque, on est encore bien loin de la différenciation sexuelle féminin-masculin. Il s’agit plutôt d’une prise de conscience de l’alternance, alternance des phénomènes, alternance de la présence et de l’absence. « En effet, les marques graphiques les plus anciennes remontent à 35 000 ans au Châtelperronien. Il s’agit de lignes de cupules ou de séries de traits gravés que Leroi-Gourhan a rapprochées d’un “dispositif rythmique de caractère incantatoire ou déclamatoire”. Dans cette hypothèse, les trois composantes motrices, graphiques et sonores se trouvent associées. […] Ces 100

Dans la mythologie égyptienne, presque toutes les divinités sont en couple parèdre. Une divinité féminine est associée à un dieu masculin, sans que son statut soit celui d’une épouse. En Égypte, le couple n’a pas de fondement religieux. Le lien social prédominant est celui qui unit le père et le fils, ou mieux, le père et son héritier, gage de continuité. La divinité parèdre est un double de genre opposé : Osiris/Isis et Seth/Nephtys.

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correspondances entre gestes et mots rythmés sont ici au service de l’organisation d’une expérience fondée sur l’alternance rythmée […] ainsi s’organise la dimension d’une temporalité investie entre soi-même et autrui qui favorise la constitution d’un espace psychique. » 101 (Le propre de l’homme, p.27) Éprouvés intimes : questions individuelles et sexuelles. Dans cet espace psychique, d’autres rythmes binaires vont prendre forme. Le rythme binaire du va-et-vient sexuel dans l’éprouvé musculaire est accompagné des productions sonores de la respiration des deux corps. La femme éprouvera dans tout son corps les mêmes alternances lors de l’accouchement. Quand sur le tam-tam du cœur, les battements s’accélèrent, les râles sonores peuvent évoquer les feulements de l’animal. On sait maintenant que le cerveau sensoriel du bébé dans le ventre maternel débute par des connexions synaptiques dans le champ auditif : les battements cardiaques et les bruits intestinaux lui parviennent avec les bruits extérieurs, filtrés par le liquide amniotique.102 Qu’en est-il du visuel ? Dans les représentations pariétales des grottes, « le profil apparaît bien comme la norme figurative, la représentation de face demeure exceptionnelle. Lorsqu’elle est présente, comme pour les humains, elle se dessine plus par le flou, le

101

Alain Gibeault, Richard Uhl, De l’outil à l’œuvre d’art : l’invention de la sym-

bolisation, Chapitre 1. (p.13-40.) 102

Sylvie Dallet dans « L’Avenir à reculons : genre et gens de la caverne », aborde la généalogie littéraire des cavernes antiques et s’attache à l’interprétation qu’en donne le psychiatre et psychanalyste José Carlos Somoza. Il explore la caverne des idées comme la caverne des instincts, de la souffrance mise en scène, de l’extase, de la ritualisation de la violence. L’important est que ce contenu soit écouté non seulement à travers le contenant d’une paroi mais de plus à l’intérieur de sa bulle amniotique en milieu aquatique renforçant encore plus le concept d’acousmatique (l’écoute sans le voir) développé par Pierre Schaeffer, inventeur de la musique concrète.

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manque, les absences de détail. Y a-t-il un tabou visuel de la représentation de face ? » (Ibid. p.91) Combien de temps a-t-il fallu pour passer du coït animal à l’amour « les yeux dans les yeux » ? Combien de temps a-t-il fallu pour que le dessin de profil des adultes de la préhistoire laisse la place à l’infantile de l’enfant et à son dessin de face du bonhomme têtard ? Probablement le temps que l’homme devienne père en acceptant le couple, acceptation sous condition… à la condition bien souvent de ne pouvoir dominer qu’à l’extérieur pour protéger la progéniture, mais à l’intérieur cette domination se heurte à la domination domestique de la femme-mère en charge du foyer. La bivalence du couple est bien une question de style, non seulement face et profil, mais aussi devant-derrière, mais aussi en haut et bas ou dessus-dessous. Comment interpréter la « bisexualité » ? Elle peut être à différents niveaux, force dure ou force fragile : animal-humain et mâlefemelle « lorsque les croches sont attachées par couple, d’un sens bivalent féminin/masculin. » (ibid. p.130) « La précipitation imitative tient à l’écart d’une démarche de connaissance sur la temporalité qui nous apprend que l’écart entre le figuratif et le discursif ne peut être comblé et qu’aucune lecture interprétative ne saurait être décisive sinon dans sa capacité de rendre l’œuvre regardée capable de nous regarder elle-même. Réciprocité donc qui suppose un rapport de filiation, quelles que soient les diversités culturelles. » (ibid. p.92-93) Mais l’imitation sans précipitation, prise dans la temporalité de l’observation, passe par la pensée. Elle s’enrichit de la réflexion. La réflexion ouvre à l’espace du temps : passé, présent et à venir. Le passé devient mémoire pour se souvenir. Le futur devient anticipa-

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tion sur la réalisation de l’instant. La progression du progrès est en marche. Le style est bien une création de « sens » où la direction est signifiante. Il joint la pensée aux gestes et aux paroles qui deviennent langues puis récits103. La préservation et la transmission du sens font entrer l’hominisation dans la culture, quelles que soient les diversités culturelles. L’apport de la psychanalyse freudienne dans les rapports entre le groupal et l’individuel a mis l’accent sur la sexualité infantile et la néoténie : « sans reprendre ici la totalité des écrits de Freud à propos de ce qu’il appelait la “race humaine” (et parfois la “civilisation humaine”), il faut rappeler que, pour lui, ce qui était fondamentalement humain, outre la néoténie, était le développement en deux temps du fonctionnement de la sexualité. » 104 La paternité et la généalogie divine : le propre de l’homme. Cette approche a conduit Freud à se préoccuper de la névrose infantile de l’adulte, laissant à ses successeurs la question de la naissance de la psyché et de l’observation du nourrisson face à l’environnement. Au tournant du XIXème siècle évoqué par Renaud Ego, la primauté n’est pas à l’Infantile du tout-petit mais bien plutôt à la question du « sujet " (le moi primordial non plus du corps social mais celui de l’individualité) dans les rapports du couple. Sous l’emprise du patriarcat, le rapport à l’homme est barré pour la femme dans l’accès à son désir et à sa jouissance. La femme risque alors de développer des symptômes, surtout d’expression neurologique, que Freud qualifiera de névrose hystérique.105 Quelques décennies plus tard, le plancher grec, égyptien ou mésopotamien sur lequel on croyait solidement se tenir s’est effondré. La question du sujet de l’élitisme se posera dans toute sa déshumanisation par éli103 104

Voir page 31 : le néotène s’est créé son territoire grâce au langage. Marie-Lise Roux, À la trace de l’humain, Chapitre 2, p.42-43. In Le propre de

l’homme. 105

Étymologie grecque et latine : hystera signifiant matrice, entrailles, utérus.

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mination de tous ceux qui n’appartiennent pas à la race aryenne. Le moi primordial redevient appartenance à un corps social d’élus en rivalité avec le peuple juif.106 C’est cette rivalité qui fait de la Shoah une particularité dans l’entreprise d’extermination des nazis, entreprise qui concernait aussi les Tziganes, les handicapés et les homosexuels. Cependant, la question de l’identité du sujet dans sa singularité masculine s’était posée depuis longtemps. « Cela commence en 1604 […] une autre conception de l’identité se met lentement en place, les signes se personnalisent. C’est la singularité de l’être qui se constitue, la part de soi irréductible aux autres. Les signes identitaires, notamment la signature, expriment cette mutation d’un soi exotérique que l’on regarde à un soi ésotérique qu’on interprète, qu’on s’invente […] la signature viendrait faire lien par sa nature d’appartenance à l’image et à l’écriture, à l’individuel et au groupal […] En quelque sorte la paroi de la grotte ornée par les signatures déposées trouve sa fonction cérémoniale originaire ; espace symbolique, où la surcharge des noms et des signatures redonnait à l’œuvre regardée son pouvoir de rassemblement totémique, alors même que l’individu dans notre civilisation avait élevé sa personnalité au rang de totem. » (Ibid. p.93) Totémisation et chamanisation hiérarchique se rejoignent donc, au risque d’en faire une affaire d’hommes, écartant les femmes de 106

Ainsi se définit le spectre de l’antisémitisme qui s’étend « du snobisme du pauvre incapable de faire partie d’une élite » (Sartre, Réflexions sur la question juive, 1946) à celui de Heidegger (Cahiers noirs dont la publication a commencé en 2014). La violence de l’adulte porteur d’un savoir infantile tout-puissant. « Nous sommes en 1939 à une époque où les notions de classification des populations humaines vont directement mener l’Occident vers son effondrement dans une guerre totale. (p.181) Dans Le Petit Prince, Saint-Exupéry pointe ici les structures de la représentation de soi dans son texte fulgurant écrit en 1942, à une époque où les grandes personnes, prisonnières de leur propre histoire, allaient révéler leur visage le plus détestable. » (p.184) Ludovic Slimak.

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l’accès à leur singularité107. Privées de leurs désirs et de leur propre jouissance, les femmes ont longtemps été contraintes à n’être que mères au sein de la famille. De même, les filles ne doivent être regardées par les hommes que comme des mères en puissance, faisant de la sexualité intrafamiliale un tabou : celui de l’inceste. À moins d’aller chercher la femme désirable à l’extérieur du foyer, les hommes sont contraints d’entrer dans la sublimation de la création : « L’Art est le seul domaine où la toute-puissance des idées se soit maintenue jusqu’à nos jours […] et grâce à l’illusion artistique, ce jeu produit les mêmes effets affectifs que s’il s’agissait de quelque chose de réel. »108 Il s’agit bien de l’homme au masculin comme Freud le décrit à propos du Moïse de Michel Ange109 : « Michel Ange a introduit dans la figure de Moïse quelque chose de neuf, de surhumain et la puissante masse ainsi que la musculature exubérante de force du personnage ne sont qu’un moyen d’expression tout matériel, servant l’exploit psychique le plus formidable dont un homme soit capable : vaincre sa propre passion au nom d’une mission à laquelle il s’est voué. » Pour l’Homo sapiens, sa mission va être de reconnaître sa progéniture et d’assumer sa paternité par la transmission à ses fils. Que cela commence « comme une sorte de placenta cosmique, un magma originel où tous les êtres vivants et imaginaires se confondent en des jeux formels… qui expriment symboliquement des liens éternels rattachant toutes les créatures »110, est bien une expression de la bivalence du couple féminin-masculin. 107

En France, le droit de vote des femmes n’est acquis qu’en 1944 et l’indépendance financière qu’en 1965. 108 S. Freud, Totem et tabou, Payot, 1965. (p.129) 109 S. Freud, Essais de Psychanalyse Appliquée, le Moïse de Michel-Ange » (p.943) Gallimard, 1952. (p.36) 110M. Lorblanchet, Les tracés indéterminés, in G.R.A.P.P. L’Art pariétal paléolithique, 1993, (p.240)

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Entendons toutes les créatures en les élargissant au monde minéral et végétal qui protège, nourrit, soigne et dont les effets psychotropes viendront s’ajouter aux longues périodes d’hibernation. La dépendance aux ressources naturelles amène les humains à entrer dans le monde de la chasse et de la chaîne alimentaire à l’intérieur d’un même écosystème. Le magma originel va distinguer les prédateurs dominants et les proies dominées. « … le monumental morphologique de ces représentations exprime l’envié, le redouté, ce que l’on voudrait avoir et ce que l’on ne peut pas être. Dans ce qui est représenté, chacun peut reconnaître ses aspirations et ses affects, ainsi que son appartenance au groupe » (ibid. p.98). Le mythe freudien de la horde primitive s’est posé comme métaphore du lien entre l’individuel et le groupal. Mais Freud en a fait une affaire d’hommes, en écartant une fois de plus les femmes ou plutôt la Femme au sens du féminin, comme si tout n’était qu’une question de masculin, de père et de fils.111 En réalité, le lien entre l’individuel et le groupal s’avère plus complexe à tisser et n’évoque pas seulement le meurtre du « Père des origines » par la collectivité des fils. On pourrait bigenrer la proposition : le meurtre de la Mère des origines par les filles. En les associant, cela devient le meurtre symbolique du parent par l’enfant. Ce n’est pas une question de sexe. Que l’on soit une fille ou un garçon, il faut se séparer de sa famille pour assimiler par initiation le parental, parental dont on aura besoin pour mener sa vie d’adulte centrée sur son moi primordial. Sans ce parental, « c’est la question du “propre de l’homme” qui est évoquée, dans la tentation de s’adonner au corps (pulsions) et dans la tentative de s’émanciper de celui-ci pour se donner une généalogie divine (surmoi, idéal du moi). Une généalogie divine qui

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De même, la Trinité catholique réunit en un seul Dieu, le Père, le Fils et l’Esprit Saint.

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est l’image autre que soi, l’animal, porteur de toutes les satisfactions, de tous les besoins et des désirs étayés sur lui, ça et surmoi à l’origine même de leur séparation, où l’ambivalence des sentiments nécessite une activité rituelle très étendue. Monumental est donc l’art des cavernes ornées, dont l’accès au savoir nécessite un parcours initiatique, long, balisé par des signes à retrouver dans les recoins les plus inaccessibles, chatières, niches et profondeurs. » (ibid. p.99) L’homme découvrant et réalisant son pouvoir de féconder se sent appartenir à une origine divine de création. Puisqu’il s’agit de généalogie divine, allons voir du côté des récits de la Genèse dans les religions du Livre. Ils nous révèlent que le fratricide déjà présent dans la mythologie égyptienne112 est au cœur de la bisexualité des origines bien plus que le parricide. La relation Mère-Fils prime sur la relation Père-Fils et les filles ne sont pas en reste dans la relation Mère-Fille ! L’incestuel pathologique : de la naissance des origines à l’origine de la naissance des descendances Il ne saurait y avoir de processus d’humanisation sans descendance, sans transmission et sans filiation. Mais après le paléolithique supérieur, le passage au néolithique semble avoir basculé dans le propre de l’homme-masculin pour assurer son pouvoir sur la tribu et s’attribuer la relation directe avec le divin, faisant de Dieu, un père… Le sapiens est devenu sapiens.

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La déesse du ciel et le dieu de la terre eurent quatre enfants : Osiris et Seth, des jumeaux au caractère opposé, et des jumelles, Isis et Nephtys. Osiris épousa Isis, et Seth, Nephtys. Mais les ressemblances étaient telles qu’un jour Osiris eut une relation charnelle de nature hiérogamique (sacrée) avec Nephtys. Seth, jaloux du pouvoir de son frère, découvrit cette tromperie et se vengea en l’enfermant dans un sarcophage. Isis et Nephtys, avec l’aide des dieux Thot et Anubis héritiers du savoir d’Osiris, purent le ressusciter. Mais Osiris ne pouvant rester auprès des hommes s’éleva dans le ciel où se trouve son royaume éternel, ouvrant son paradis à ceux qui observent les rites sacrés mis au point par Isis, Nephtys, Thot et Anubis.

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C’est en observant de graves troubles mentaux de nature psychotique chez des adultes que, dans les années 1980-90, Paul-Claude Racamier113, psychiatre, développe la notion d’incestuel. L’incestuel est un mode de relation qui est à l’œuvre dans le développement de la psyché d’un enfant par deux modalités possibles : la relation fusion-symbiose et le conflit des origines. La relation fusion-symbiose signifie que les deux psychés n’en font plus qu’une : celle du parent et celle de l’enfant114. Ce chacun fait partie de l’autre sera aussi à la base du fonctionnement pervers narcissique dans les relations dominant-dominé ; lorsqu’il s’agit d’une relation de couple ou lorsque la fusion dure entre un parent et un enfant, la relation devient interdépendante avec emprise et harcèlement. Pour Racamier, il n’est pas de constellations conflictuelles plus importantes au sein de la psyché. Ce conflit des origines qu’il nomme l’Antœdipe, prime sur le conflit œdipien. Il est le premier conflit structurant de la psyché. Il ne relève pas de la génitalisation. Racamier précise que l’incestuel est au psychisme ce que l’inceste est au corps, c’est-à-dire une pénétration de la psyché dominante dans la psyché fragile d’un enfant ou d’un adulte en besoin de réassurance. En tant que psychiatre, il en a perçu la dimension pathologique au sein des familles quand des traumatismes (souvent de nature incestueuse) survenus chez les ascendants n’ont pu être révélés, faisant l’objet de cryptes inaccessibles dans la transmission intergénérationnelle. Cependant, les liens d’attachement précoce du nouveau-né à la mère nourricière sont, de nature et par nature, de type incestuel durant les premiers mois, sans être pathologiques. Winnicott a qualifié cette période de préoccupation maternelle primaire. C’est la fonction paternelle

Le Génie des origines, Payot, 1992 et L’inceste et l’incestuel, Dunod, ré-éd. 2010. 114 Lire le journal imaginaire de la mère d’Antonin Artaud, Son fils, de Justine Lévy, Ed. Stock, 2021, 182 pages. 113

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primaire bienveillante qui sépare du fusionnel maternel primaire115. La fonction paternelle doit initier au deuil de la toute-puissance phallique originaire et amorcer le processus de séparationindividuation indispensable à la socialisation, à la symbolisation et aux apprentissages. Mais le conflit des origines de la gestation (un des synonymes de genèse) étant obscur, seul le récit mythique peut l’éclairer. Les religions monothéistes offrent différentes interprétations du complexe fraternel pris dans la relation à la mère-génitrice. Commençons par la version biblique. Dans la Torah, il est dit : « Eve s’acquiert de Yahvé un homme par l’intermédiaire de son premier fils, Caïn ». En effet, Adam et Eve étant des créatures de Dieu, ils sont non engendrés. Dieu commence par créer l’homme dans la glaise et la femme dans une de ses côtes. En ce sens, Eve peut être considérée comme un double féminin d’Adam116. Chassée du Paradis, Eve porteuse du péché originel de la connaissance qu’elle transmet à toute la descendance va connaître son pouvoir créateur à l’image de Dieu, même si l’enfantement se fera dans la douleur. Par sa naissance, Caïn occupe la place imaginaire de ce pouvoir, celle du Phallus, premier homme né d’une mère génitrice. Caïn occupe donc la place de l’incestuel avec la mère au sens antœdipien tel que Racamier le propose. La naissance d’un second mâle en fait un rival. 115

La réalité du réel portée par l’homme doit assurer cette séparation entre la mère et l’enfant : la loi juive prescrit la présentation au temple de tout mâle premier né. Les parents de l’enfant l’offrent au Seigneur. 116 Une parèdre. « Attribut propre aux divinités et aux grands héros civilisateurs, tels l’Héraclès/Hercule du panthéon gréco-latin ou le Gilgamesh de la mythologie mésopotamienne ancienne, l’androgynie demeure l’état primordial où s’affirme la perfection de l’être. L’hermaphrodite originel réalise en soi l’unité des contraires renfermant la totalité des puissances solidaires des deux sexes. Tandis que les anciennes théogonies grecques attribuent un caractère sacré à l’androgynie, l’Occident chrétien finit par ranger les androgynes dans les races monstrueuses ». Giulia Bogliolo Bruna (ibid. p.73, « Le Temps des Origines : Androgynes, Animaux-humains et Venus hyperboréens »).

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Caïn entre en conflit avec Abel, le frère, pour garder exclusivement le pouvoir des origines. Abel n’est pas un rival au sens œdipien du désir génitalisé pour la mère. C’est un rival phallique, Caïn voulant garder l’exclusivité de l’incarnation du pouvoir féminin et de sa place omnipotente auprès de la mère génitrice. D’où le fait que le complexe de Jocaste concerne autant le garçon que la fille bien que de façon différente, puisque pour la fille il s’agit d’accomplir son pouvoir de procréation, et pour le garçon, d’accomplir son pouvoir de fécondation. Par contre, la rivalité avec le pouvoir paternel fécondant va se jouer avec Yahvé et non avec Adam qui s’en remet à Dieu pour choisir entre Caïn et Abel. Dans la Bible, il est écrit que Caïn tue son frère, car Dieu préfère les offrandes d’Abel aux siennes. En tuant Abel, Caïn instaure le triangle préœdipien : Dieu le père, la mère génitrice et l’enfant phallique qui ne tiennent pas compte de l’avis d’Adam, père qui ne fait ni le poids ni la Loi. Une adolescente ne voulant plus voir son père le traitait de cornichon (le « corps nichon » évoquant un père émasculé). Dans l’histoire, Adam apparaît insignifiant, comme transparent. Cette interprétation des places de chacun, Eve, Adam et Caïn semble préfigurer la croyance du christianisme : Marie, l’Immaculée Conception, engendre le fils de Dieu sans l’intervention de Joseph. Yahvé rétablit la Loi en prenant deux décisions. La première en bannissant Caïn, la seconde en interdisant désormais le meurtre. Il est écrit : « Tout tueur de Caïn, sept fois subira vengeance ». Cette première humanité issue de Caïn étant déchue, l’enfant de remplacement sera Seth, troisième enfant d’Adam et d’Eve. Le fratricide devient ainsi le premier meurtre qui fonde la deuxième humanité qui fera alliance avec le créateur originel et qui survivra au déluge. À ce moment de la Genèse, on entre dans l’histoire verticale des générations. Il est question de descendance et de la transmission de père en fils de ce fameux pouvoir reçu du père phallique des ori-

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gines, reléguant les femmes à la fonction génitrice quand elles ne sont pas stériles. Le déluge nous fait entrer dans la période néolithique et la mythologie babylonienne. Les descendants de Noé entreprennent la construction d’une tour dans leur cité, berceau de la nouvelle humanité, la première Babylone en Mésopotamie. La symbolique de l’édifice, si on suit son nom, la ziggourat Etemenanki, est de constituer un lien entre la Terre, monde des humains, et le Ciel, monde des dieux, à l’endroit où le dieu Marduk a créé le Monde, son centre : « Maison-fondement du Ciel et de la Terre ».117 Cette tour a comme fonction de rejoindre les dieux d’en haut et de se faire reconnaître parmi eux comme la Nouvelle Humanité, égale à eux en tant que communauté fraternelle où tous les hommes sont frères parlant la même langue adamique. On peut entendre les dieux d’en haut comme représentant de la communauté des anges, fraternité sans différence, sans différence ni sexuelle ni générationnelle. Ce mythe de la fraternité — les hommes tous frères parlant d’une seule voix avec une même langue pour une pensée unique — conduit au narcissisme des petites différences. En réalité, la dualité oppose les bons avec le chef de la milice céleste, l’archange Michel terrassant le dragon-serpent, à celui qui a voulu être l’égal de Dieu : Lucifer. Il est notable que le pouvoir de Lucifer soit d’entraîner avec lui une cohorte d’anges déchus. Cette fraternité de rivalité my117

Dans ses relations avec les autres dieux, Marduk est considéré comme le fils d’Ea et de Damkina, et sa parèdre est Sarpanitu, déesse sans personnalité réelle propre qui n’existe qu’à travers son époux. Parèdre : nom ou adjectif signifiant littéralement « assis près », « qui est assis à côté de ». Il s’emploie pour qualifier une divinité souvent inférieure en prérogative, habituellement associée dans le culte à un dieu ou une déesse plus influente. Cependant l’usage général tend à appeler parèdre le double d’une déité, qui peut lui être égale ou complémentaire. Dans la mythologie égyptienne, pratiquement toutes les divinités étaient associées par paires Shou/Tefnout, parents de Geb/Nout lesquels engendrent Osiris/Isis et Seth/Nephtys dans la cosmogonie héliopolitainne.

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thique est à l’intérieur de chacun. Elle génère à sa racine un des fondements du problème racial, l’altérité étrange de notre identité. Le racisme de l’étranger n’est qu’une projection extérieure du racisme de l’étranger. Je est un autre Moi. Le Créateur, appelé le Tout Autre, interrompt le projet trop ambitieux d’une humanité qui par son désir de fusion unitaire croit se comparer à un Pouvoir qu’elle imagine sans altérité. La grande Altérité décide donc de fragmenter l’humanité et pour cela, brouille leur langue en multiples langages. Ne se comprenant plus, l’humanité se disperse à la surface de la Terre et donne naissance à de nombreuses tribus. Pour Emmanuel Levinas, Babel (Bab=porte, El=Dieu) est la porte qui ouvre le ciel. C’est une invitation à l’ouverture à l’autre, celui qui m’est étranger, différent de mon familier et du semblable. Cette ouverture qui sépare, est un passage obligé pour accéder à la création, dans la rencontre de sa propre altérité. Ce passage s’invente dans la tiercéité d’un espace transitionnel fait de métissages. Cette interprétation de Levinas donne vie à l’humanité, car une fraternité sans parentalité ni sexualité serait vouée à une communauté immuable et uniforme. Si la fraternité est à la société ce que le fraternel est à la famille, dans les deux cas la conjugalité, la parentalité et la différence des générations sont inséparables des relations fraternelles. Les trames horizontales et verticales tissent les liens fraternels pour devenir ensuite des liens de fraternité solidaire. Cependant, ce fraternel avec parentalité et sexualité est soumis à la transmission avec ses luttes de pouvoir, ses jeux de manipulation et de séduction. Les deux fils d’Abraham, Ismaël et Isaac, n’échappent pas à cette règle. La lutte pour s’approprier le pouvoir des origines qu’ils incarnent est toujours tragiquement d’actualité. 118 Abraham (en hébreu Abram, « père haut ») est un descendant de Sem, fils de Noé. L’arche de Noé fait la transition entre le paléoli-

Bertrand Chapuis, « La fratrie : mythe et réalité ». EMPAN n° 102, ERES, (p.92-97) avec leur aimable autorisation. 118

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thique supérieur et le néolithique. Abram épouse Saraï, sa demisœur par son père. Mais Saraï n’arrive pas à enfanter : est-elle stérile ? À l’âge de soixante-quinze ans, sur ordre de Dieu, Abram va dans le pays de Canaan qui s’étend du Nil à l’Euphrate avec ses bergers et ses troupeaux où Dieu lui promet de donner ce pays à sa descendance, mais une famine le chasse vers l’Égypte. Sur la route, Abram demande à Saraï de déclarer aux Égyptiens qu’elle est sa sœur, car il pense être tué s’il se présente comme mari d’une si belle femme, tandis qu’avoir une belle sœur lui vaudra d’être bien traité. À leur arrivée, le Pharaon s’attribue Saraï pour femme, et Abram reçoit de nombreux cadeaux. Mais Dieu reproche son mensonge à Abram, et inflige de grands maux au Pharaon. Abram se plaint de n’avoir toujours pas d’enfant et d’avoir pour seul héritier mâle, son serviteur. Alors Dieu s’adresse à Abram par une vision et conclut avec lui une alliance. Dieu lui promet une pléiade de descendants mais ajoute qu’ils seront pendant 400 ans esclaves d’un autre pays, avant de revenir dans le pays de Canaan qu’il leur a donné. À Abram, Dieu prédit une heureuse vieillesse. C’est sans compter sur le pouvoir des femmes devenant mères. Se sachant stérile, Saraï propose à Abram de prendre sa servante égyptienne Agar comme épouse de substitution pour avoir un fils. Tombée enceinte, Agar se met à mépriser Saraï ; et Saraï s’en plaint à Abram. Comme il répond qu’elle peut faire d’Agar ce qu’elle veut, elle la maltraite et Agar s’enfuit. Mais, après avoir vu un ange, Agar revient et donne naissance à Ismaël. Treize ans après, Abram a 99 ans. Dieu lui apparaît de nouveau en songe : il lui propose à nouveau une alliance. Il le nomme « Abraham », car il lui promet encore de nombreux descendants parmi lesquels des rois qui régneront sur le pays de Canaan. En échange, Abraham et ses descendants devront le reconnaître comme leur Dieu, et pratiquer la circoncision à l’âge de huit jours de tous leurs mâles, esclaves et étrangers compris. Dieu change le nom de Saraï en « Sarah » et promet qu’elle enfantera dans un an d’un garçon, Isaac, par lequel passera l’alliance, puis, avant que le 108

songe ne s’éloigne, Dieu prédit d’Ismaël qu’il engendrera douze princes et une grande nation. Le jour même, Abraham circoncit tous les mâles de sa tribu, dont lui-même, son fils Ismaël et ses esclaves. Isaac naît, puis est circoncis à l’âge de huit jours. Alors qu’on fête le sevrage d’Isaac, Sarah demande à Abraham de chasser Ismaël et sa mère, pour qu’Isaac n’ait pas à partager l’héritage avec le fils aîné du père. Abraham en est contrarié. Mais Dieu lui dit de toujours écouter Sarah, car l’alliance passe par Isaac, et confirme qu’il fera de la descendance d’Ismaël une grande nation. Alors Abraham chasse Agar et Ismaël dont la descendance conduira au prophète Mahomet. Dans ce récit mythologique comme dans les autres, relevons que le divin impose à l’homme de s’en remettre à la décision de la mère parce que l’alliance du pouvoir phallique passe par le fils. Aux filles il ne restera que le pouvoir d’être à leur tour des génitrices de mâles : des Ève, des Sarah et nous verrons plus loin des Jocaste ! Dans la version du Coran (Kabil et Habil), le fratricide originaire est dominé par la question de l’inceste frère-sœur. L’histoire rapporte que les grossesses d’Ève étaient à chaque fois gémellaires, garçon-fille, afin que, dans une sagesse divine prospective, l’humanité s’accroisse vite. Allah aurait cependant ordonné à Adam d’interdire aux garçons d’épouser leur sœur jumelle, en les obligeant à épouser la jumelle de leur frère. Il fallait que cette union ait lieu afin d’accroître la descendance selon la volonté d’Allah. Adam a eu deux fils, Kabil avec sa jumelle, et Habil, aussi avec sa sœur jumelle119. Kabil était plus âgé qu’Habil. La jumelle de Kabil était très belle, par contre, celle d’Habil était d’une moindre beauté. Selon la législation d’Allah, il fallait que Kabil épouse la jumelle de son frère Habil et qu’Habil, lui, épouse la jumelle de Kabil. Mais Kabil voulut épouser sa sœur jumelle parce qu’elle était la plus belle. Adam ordonne donc 119

On notera la correspondance de deux fils et deux filles comme dans la mythologie égyptienne, de même que dans la mythologie grecque, la descendance de Jocaste et Œdipe est composée d’Antigone, Ismène, Polynice et Étéocle, les deux frères, dont la rivalité pour le pouvoir sur Thèbes les amènera à s’entre-tuer.

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à Kabil d’accepter la législation d’Allah, mais Kabil insiste. Pour résoudre le conflit, Adam s’en remet à Allah et demande à ses deux fils de Lui faire une offrande. Celui dont le sacrifice serait consumé par le feu épousera la plus belle. Kabil, qui était un cultivateur, embrase les restes de ses cultures. Habil, qui est berger, offre le meilleur de ses moutons. Le feu dévore l’offrande d’Habil, tandis que celle de Kabil ne fait que fumer. Celui-ci, furieux, dit à Habil qu’il allait le tuer pour qu’il n’épouse pas sa sœur et met sa menace à exécution. La rivalité entre les frères se joue aussi comme pour la Torah et la Bible, dans la concurrence de l’offrande au dieu unique. La relation père-fils ne se situe pas dans le registre œdipien mais dans le registre narcissique : posséder la femme idéale, détentrice du pouvoir phallique de la procréation. L’omnipotence du Père idéalisé est toujours d’ordre divin (Allah), barrant l’accès au fantasme du meurtre du père en le déplaçant sur le fratricide. De nos jours, la régression du contrôle des pulsions peut même conduire aux féminicides et aux infanticides. L’incestualité physiologique du plasma originel En attendant, après le Paléolithique supérieur, en entrant dans le Néolithique, l’Homo sapiens masculin pourrait devenir doublement sapiens en revendiquant son pouvoir sur celui de la procréation de l’Homo sapiens féminin. Il semble incorporer la généalogie divine du pouvoir de fécondation pour remplir sa mission : reconnaître sa progéniture et assumer sa paternité. Cependant, il est probable qu’à l’époque néolithique déjà, la progéniture masculine prime sur la progéniture féminine : la transmission au fils sera la priorité. Comme pour toute incorporation, pour qu’elle soit possible, il faut une assimilation : incorporer le pouvoir divin de la création nécessite d’assimiler le pouvoir de procréation de la femme. C’est dans l’espace de la grotte jusque-là investie pour la survie, qu’à partir de 35 000, les hommes au sens humain du Paléolithique supérieur vont créer et mettre en scène la représentation d’un monde bisexué 110

entre animalité et humanité, où la différence des genres est complémentaire. La rencontre de cette bisexualité préfigure la bisexualité psychique du néocortex bicéphale. Au Paléolithique supérieur, les fonctions des deux hémisphères, gauche et droit, élaborent simultanément les expériences et les éprouvés. La pensée cognitive se nourrit encore de la pensée affective et inversement. La pénétration de l’une dans l’autre doit être considérée comme une incestualité physiologique indispensable à l’humanisation. Ensemble, féminin et masculin vont représenter ce placenta cosmique120, magma originel où les êtres se confondent en des jeux formels de liens fécondant toutes les créatures.121 C’est le propre de la femme d’initier l’homme 120

« Dans le brouillard matriciel des Origines, le cosmos fécond en potentialités n’était pas prisonnier de formes immuables : les êtres pouvaient changer d’apparence sans nuire pour autant à l’harmonie. Dans ce temps immémorial de puissance où régnait souveraine la loi de la métamorphose, toute fracture ontologique était proscrite. » (p.61 « Inter-mondes, l’œil du sacré », J. Bogliolo Bruna in Les Objets Messagers de la Pensée Inuit). 121 Julien d’Huy dans Cosmogonies sépare le livre en quatre mouvements : Le cycle de la terre avec le mythe de Polyphème, Le cycle de l’eau avec le mythe du plongeon cosmogonique, Le cycle du feu et les mythes de matriarchie primitive faisant de la femme le possesseur primitif du feu et du matriarcat originel, un récit patriarcal, Le cycle de l’air et le mythe de la Femme-Oiseau où l’alliance matrimoniale répond à l’alliance entre le chamane et l’esprit surnaturel incarné en rêve par une « épouse » exigeante et une protectrice exceptionnelle puisqu’elle a autorité sur les esprits des autres espèces animales qu’elle peut mettre à la disposition de son époux humain. La Femme-Oiseau doit s’humaniser pour permettre cette union qui ne dure que le temps que la femme y condescend ; reprenant sa parure de plumes, elle s’en libère à volonté. La diffusion et la transformation des récits sont interprétées à différents niveaux : l’interprétation géologique a le mérite de confirmer le temps long où s’inscrit la transmission mais ne rend pas compte de la « logique des mythes » ; l’interprétation psychanalytique selon la place donnée à l’infantile ne peut être suffisante vu le caractère unique de l’individu et l’interprétation territoriale (aréale) réfute toute idée d’universalisme puisqu’il existe des régions où certains récits n’existent pas ; l’interprétation structurale est liée au fait que notre espèce a le sens de la contradiction en transformant en opposition inversée une partie du récit. Pour Claude Lévi-Strauss, tout mythe porte en lui son contraire, par exemple les images féminines peuvent se transformer en images masculines et

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au couple : le couple est une expérience phénoménologique par essence, expérience qui ouvre à la prise de conscience de la descendance et de la parentalité permettant une certaine transcendance de la mortalité. Dans sa lutte pour la survie, l’espèce humaine n’a certainement pas été épargnée par la mort des femmes en couche et celle des nouveau-nés. Les sépultures les plus anciennes mises au jour datent d’environ - 80 000. « Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que ces productions picturales apparaissent après l’installation des rites de sépulture dans les pratiques culturelles, c’est-à-dire après que le groupe ait envisagé sa propre destinée par le devenir de chaque individu […] Il s’agit donc d’une pratique rituelle qui participe à la constitution d’une mémoire comme capacité d’évoquer, de constituer des rapports de transmission et de filiation. » (ibid. p.99) Le monumental de l’art pariétal dans les grottes Chauvet et de Lascaux est bien réel. Il témoigne d’une expression dynamique à la recherche d’une conjugalité qui se cherche dans de multiples bivalences : animal-hominidé, mâle-femelle, dehors-dedans, dessusdessous, fort-faible, regardant-regardé, touchant-touché. Face à la conscience de la mort, le couple biface en deçà/au-delà permet d’imaginer un double, une âme, un esprit parfois visible, parfois invisible mais présent dans une inquiétante étrangeté. Habitant Toulouse, je me suis toujours demandé comment le genre Homo se représentait le phénomène visuel de la vue parfois très distincte des montagnes des Pyrénées au point qu’on pourrait les croire toutes proches, alors que le plus souvent elles ne sont pas visibles. Rien d’étonnant qu’elles aient été divinisées. De nos jours, notre conscience cognitive sait qu’en fonction de l’humidité dans l’atmosphère, l’air est plus ou moins limpide et inversement. Le sens d’un mythe émerge à partir de sa confrontation avec le récit inversé : le mythe réfléchit le mythe. (p.123). Le mythe de Narcisse illustre la confusion entre l’image masculine et féminine.

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transparent. Nos connaissances sont devenues tellement rationnelles que le fonctionnement des deux hémisphères du néocortex s’est dissocié. De nombreuses personnes fonctionnent en alternance, séparant l’essence de l’expérience.122 Phylogenèse et ontogenèse Le chemin à parcourir depuis la naissance des origines pour arriver à l’origine de la filiation et des descendances est un chemin phénoménologique où se croisent la phylogenèse et l’ontogenèse. La libido constitutive des histoires humaines, à la différence des pulsions d’autoconservation, doit être abordée de façon phénoménologique et donc anthropologique. François Sacco se demande : « pourquoi tant d’insistance sur ces questions théoriques de la psychanalyse, si contestées ? Freud nous a demandé d’abandonner le phénoménal pour penser l’originaire et non l’origine, le conflit primordial et non primitif, l’angoisse dans le développement, la culpabilité dans l’évolution. Alors, comment penser l’inconscient individuel et les formations groupales ? Comment dialoguer avec les autres représentants des sciences humaines, en gardant ferme dans le théorique ce qui peut apparaître contestable pour un autre point de vue que le nôtre ? » Dans la préface de ce livre, Rémy Puyuelo note qu’il est tentant de résoudre les impasses rencontrées dans une discipline, par la recherche dans une autre discipline ? « Bien sûr, l’hypothèse théorique du rapport phylogenèse/ontogenèse est discutable, mais elle a le mérite de constituer un mythe dont la vérité n’est pas seulement dans l’écriture mais aussi et essentiellement dans les pensées qu’elle ouvre. » (ibid. p. 99-100) Cependant, on n’est pas obligé d’abandonner le phénoménal. Pour penser l’originaire ontogénétique, il est utile de se confronter En 1946, dans L’existentialisme est un humanisme, Jean-Paul Sartre postule que « l’existence précède l’essence ». Il reniera plus tard ce texte que Martin Heidegger a critiqué dans sa Lettre sur l’Humanisme. L’expérience de l’existence est indissociable de l’essence. Néandertal nous en a transmis l’expression dans la singularité de chacune de ses créations. 122

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à l’origine phylogénétique des espèces vivantes. Pour penser le conflit primordial ontogénétique de la partition sujet/objet, il est utile de se confronter au conflit primitif du biface. S’humaniser, n’est-ce pas le fait d’accepter l’angoisse de ne pas pouvoir connaître l’origine et la finalité de l’existence ; s’humaniser, n’est-ce pas assumer la culpabilité d’avoir besoin de croyances pour poursuivre l’évolution. Mais faut-il se prendre pour des dieux ? Le maintien du rapport phylogenèse/ontogenèse serait-il à ce prix, renvoyant dos à dos les tenants de la neurogenèse et ceux de la psychogenèse ? Partons de l’hypothèse d’une ontogenèse collective à l’humanité, ontogenèse inscrite dans la phylogenèse des espèces vivantes, avant de s’individualiser en ontogenèse singulière pour la descendance selon le propre de la Femme/mère puis de la mère devenant Parent en nouant l’homme à sa fécondité et à sa sexualité. Le développement ontogénétique du petit des femmes passe par les mêmes contenants qui ont permis le développement phylogénétique des espèces : du monde aquatique au terrier, avant de faire l’apprentissage du dehors. Les cercles de la grotte de Bruniquel sont des contenants qui délimitent un espace dans le contenant de la grotte. Un espace contenant n’est rassurant que si des contenus s’y trouvent et que le contenant participe à l’élaboration des contenus. La préhistoire et la mythologie sont à la fois des contenants et des contenus : les éprouvés contenus, une fois représentés, mis en récits, deviennent contenants pour les éprouvés suivants. Les nouveaux éprouvés remanient les premiers.123 Il faut tenir compte de quatre processus à l’œuvre pour conduire l’évolution de l’hominisation et de l’humanisation de façon concomitante : le biologique, la technique, le psychosexuel et le social. Nous allons développer l’hypothèse que le passage de filiation de Dans son livre L’enfant à l’intelligence troublée, Bernard Gibello insiste sur les troubles de la structuration des contenants de pensée qui entravent l’élaboration des éprouvés qui sont des pensées contenues. Préface de Serge Lebovici, Éd. Du Centurion, 1984, 239 pages.

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l’animalité vers l’humanité est le propre de la Femme.. La fonction des structures circulaires découvertes dans la grotte de Bruniquel pourrait en témoigner. En -176 000, la première incestualité physiologique va se jouer entre les mères et les bébés. La pénétration des cris du bébé dans la psyché maternelle fait bien intrusion angoissante pouvant créer un incestuel pathologique. Grâce à la sororité des mères entre elles, l’angoisse de cette incestualité a pu être contenue. Le regard des mères sur les bébés, leur portage et le chant partagé par leur communauté ont pénétré sensoriellement le cerveau prématuré des petits donnant naissance à la psyché infantile. Il faudra donc attendre bien longtemps avant que l’incestualité du couple vienne prolonger cette première incestualité. Dans la bisexualité, le mâle reste plus longtemps animal, tandis que la femelle en devenant mère s’humanise plus rapidement. Combien de temps a-t-il fallu pour que l’homme s’intéresse à la paternité et se soucie de sa progéniture ? Le temps du paléolithique indique qu’il se mesure en millénaires ; le temps que l’homme accepte le couple en humanisant la pulsion vitale qui l’anime.124 Le genre Homo doit sa survie à sa ruse plus qu’à sa force. Tout d’abord, il observe les traces non intentionnelles laissées par les animaux. Les empreintes laissées sur le sol argileux indiquent un passage. Il a fallu apprendre à les lire. Des traces fraîches indiquent une présence proche ; des traces sèches, une présence lointaine et ancienne. Le chasseur entre dans la temporalité de la traque et, de façon réflexive, il découvre qu’il dégage lui aussi une trace qui peut le mettre en danger : devenir une proie pour des prédateurs plus compétents que lui à la course et à la lutte. Sa trace n’est pas tant ses 124

L’incestualité signifie pénétration dans la psyché de l’autre. Au paléolithique elle est indispensable pour surmonter collectivement l’angoisse de mort. De nos jours, c’est notre savoir rationnel qui risque de faire incestualité dans la psyché de nos enfants avec plus ou moins de violence. C’est l’intentionnalité de celui qui pénètre la psyché de l’autre qui fait que la trace incestuelle qu’il laisse sera humanisante ou traumatique.

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pieds sur le sol ; il réalise d’abord que c’est la vue et les bruits en lien avec son déplacement qui informent l’animal de la présence. Il va falloir apprendre à être à l’affût, faire le guet, rester immobile, observer. Quand découvre-t-il qu’il peut aussi être repéré par l’odeur ? Quand comprend-il qu’il peut se mettre sous le vent de l’animal pour éviter d’être senti ? Le passage de la trace non intentionnelle au tracé aurait eu lieu, entre autres, sur le corps et sur la paroi des cavernes. « L’image dans les objets taillés, c’était avant tout la somme des gestes qui les avaient produits et dont ils gardaient la trace… dans les tracés, “images graphiques”, qu’ils soient non représentatifs, “signes non iconiques” abstraits, ou qu’ils soient tracés iconiques qu’on appelle des » figures », ils deviennent aussitôt l’image d’un geste qui se reflète et qui, interrogeant son reflet, se réfléchit […] Pour une chose ou une personne, être une image signifie avant tout exister hors de soi, en se tenant dans l’apparence (Emanuele Coccia, la vie sensible, 2010) […] une signature est une affirmation de soi extériorisée comme le sont les marquages olfactifs des félins pouvoir d’exister sous une forme détachée, les gestes graphiques rendent visible celui qui les trace, en demeurant sous la forme d’une empreinte. En cela, est-ce un hasard si, dans la grotte Chauvet, autrement dit dès que le graphisme se révèle être une culture, des tracés faits au doigt dans l’argile meuble ont surchargé des griffades d’ours ? » (Le geste du regard, p.56)125 125

Wassily Kandinsky considère la ligne comme la trace du point en mouvement, donc son produit. Née du point, la ligne anéantit son immobilité suprême : c’est donc la force qui est à l’origine de ce passage du statique au dynamique. Ainsi la ligne se fait-elle trace mobile d’un geste de la main de l’artiste. À propos d’Egon Schiele, Werner Hofmann inscrit ses dessins dans les expériences limites de la ligne. Il y voit l’ancrage du contenu dans la forme. Les contours réclament une lecture ambivalente : ils circonscrivent les tendances ex-

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3 : Le mystère néandertal, le propre des femmes Revenons au paléolithique moyen, en -176 000 en pleine glaciation dans la grotte de Bruniquel L’ontogenèse collective et mutuelle des psychés par pénétration psycho-émotionnelle interactive entre les mères et leurs petits est une incestualité humanisante. Le corps est bien ce par quoi va advenir ma présence au monde, m’interrogeant sur le mystère de l’incarnation et sur les différences corporelles qui me distinguent d’autrui. L’importance du rôle corporel va être à deux niveaux : le premier est gestuel, le second est relationnel. Il nous fallait donc aborder la complexité de la transition entre la culture moustérienne de l’homme de Néandertal, et le remplacement par les cultures de l’homo sapiens. Mais, en réalité, « l’appropriation formelle de la matière » 126 est bien antérieure aux premiers Homo. « Les plus vieux outils de pierre remontent à quelque 3,3 millions d’années en Afrique… et naissent en cette période floue de notre genèse où nous étions encore des australopithèques […] La transformation utilitaire de la matière, bien documentée dans l’industrie lithique, est aussi, de façon simultanée, une appropriation sensible des formes. Elle nous rappelle que, comme l’enseignait naguère Plotin, “la lumière naît des yeux et s’élance dans la matière pour y insuffler de la pensée” » (ibid. p.39-40) La grotte de Bruniquel pourrait nous révéler que l’habileté de la gestualité corporelle ne concerne pas seulement l’industrie li-

trêmes des forces spatiales qui oppressent et contraignent, tout en définissant la ligne de démarcation derrière laquelle le corps se retranche en se repliant sur son minimum existentiel. 126 Renaud Ego, ibid. p.39

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thique127, industrie que l’on a tendance (certainement à tort) à attribuer aux mâles-hommes pour dépecer les animaux morts avant, des millénaires plus tard, d’aller à la chasse pour survivre128. Le rôle primordial du corps dans le développement de ses capacités gestuelles pour permettre à la tribu de survivre concerne avant tout les femelles-femmes. La mise au monde et l’accompagnement de la dépendance néoténique du petit humain sont le propre de la femme : la femelle devenant mère. Nous faisons l’hypothèse qu’en -176 000, la lumière qui naît des yeux des mères, les sons qui naissent de la bouche des mères et qui ensemble s’élancent dans l’incarnation de leurs petits, sont à l’origine de l’humanisation ! Les structures annulaires seraient les salles d’accouchement et de nurseries de la première maternité du monde Homo en cours d’humanisation de son hominisation. En conséquence, pour la Femme, les deux processus corporels à l’œuvre, le gestuel et le relationnel, sont intimement liés par la maternité dès l’apparition des Néandertaliens. La prise de conscience d’être enceinte est une révélation qui très tôt va plonger les femelles-femmes dans la temporalité du temps de la gestation en suivant l’intimité silencieuse de leurs transformations corporelles. Au sein du clan se constitue une communauté d’expériences féminines dont les hommes sont exclus. Ils en sont d’autant plus exclus que l’origine de la paternité n’est pas encore au premier plan, et probablement pour encore longtemps. C’est entre femelles que s’installent des rapports intergénérationnels de transmission. Ces relations les font entrer dans le temps : celui de 127

Ludovic Slimak a rapporté par ses observations que les productions de Néandertal n’étaient pas industrielles. 128 Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme. Une histoire de l’invisibilité des femmes. 352 pages, Allary Éditions, 01/10/2020. « Il n’y a pas de division sexuée des tâches de survie… »

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l’accouplement qui féconde, celui du gros ventre à venir et celui de l’épreuve pour la mise au monde. Cette anticipation a certainement été chargée d’angoisse de mort qu’il a fallu porter collectivement avec le soutien des Sages-Femmes, celles qui avaient passé l’épreuve parfois avec succès pour elles-mêmes et pour le petit, mais parfois sans que le petit survive. Les conditions de survivance à cette époque restaient précaires pendant les premières années pour les mères et les nourrissons, proies faciles pour des prédateurs.129 Rien d’étonnant à ce que les femmes se soient regroupées en sororité dans le lieu le plus éloigné de l’entrée pour se protéger des menaces extérieures. Elles aussi, comme les hommes, avaient compris qu’on laisse des traces de sa présence : les odeurs sans parler des bruits d’un bébé qui pleure. Après la mise au monde, maintenir le bébé en vie dans les conditions préhistoriques semble aujourd’hui impensable voir infaisable. Pourtant les espèces Homo ont trouvé le temps et les moyens de survivre et de surmonter leur prématurité. C’est encore le propre de la Femme. Comme dans le monde animal, la nourriture du nouveau-né est le lait. Pour le petit des femmes, le lait va rester longtemps son alimentation principale.130 La première conséquence humanisante de la bipédie et de la verticalité n’est pas la transformation des postures Abordant les Accouplements paléolithiques et Érotisme, Claudine Cohen pose la question d’une magie de fécondité ou d’une protection de la grossesse ? (p.74) L’étude de certaines Vénus paléolithiques confirme qu’il s’agit de femmes enceintes avec une vulve dilatée ou la tête d’un bébé qui émerge. Se référant à des pratiques et des rituels des peuples actuels de l’Arctique, ces objets pourraient être des amulettes utilisées par les sages-femmes chamanes pour faciliter l’accouchement, « événement à la fois chargé d’émotions et potentiellement dangereux ». (p.81) 130 L’analyse de la composition en isotopes de calcium des dents fossiles du genre Homo permet d’établir que la durée de l’allaitement allait jusqu’à 4 ans environ et aurait contribué au développement cérébral. Par ailleurs, sachant que l’allaitement bloque l’ovulation, la mère reste centrée sur l’enfant durant cette période dans un peau à peau de proximité même après l’acquisition de la marche. 129

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corporelles au cours de l’acte sexuel, passant du coït animal à une relation face à face possible. Il faudra bien plus de temps pour qu’émerge la notion de couple dans l’accouplement. En -176 000, la conséquence fondamentale de la bipédie et de la verticalité est la possibilité pour la mère de donner le sein à l’enfant en le tenant dans ses bras et en le regardant face à face.131 « La lumière naît des yeux et s’élance dans la matière pour y insuffler de la pensée » Le développement de la cavité sur 500 mètres est composé d’une galerie ponctuée de salles plus vastes. Elle a été fréquentée par des ours bruns qui ont laissé leurs traces : une quarantaine de bauges témoignent de leurs hibernations. Par ailleurs, de nombreux ossements de bisons, de cerfs et de chevaux peuvent témoigner que les humains ont dû aussi apprendre à survivre en accumulant de la nourriture à l’intérieur de la grotte. Jean Clottes132 précise que la fréquentation maximale de l’ours des cavernes est antérieure à celle des hommes préhistoriques. Ce sont donc les Homo qui en observant le comportement des ours et leur capacité à survivre durant de longues hibernations ont pris modèle sur eux133. Là encore, le passage mimétique des conduites de l’ours à l’homme semble être passé par le sexe féminin : des femelles aux femmes, au sujet de l’accouplement et de la sauvegarde de sa progéniture.

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Quand la femelle primate allaite, elle ne s’éloigne pas de son petit lorsqu’il est mort. En général, on interprète ce comportement comme un débordement de l’instinct maternel. (J. Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, PUF, 1948) 132 La grotte Chauvet, L’art des origines, sous la direction de Jean Clottes, éditions du Seuil, 2001, (225 p.) 133 Voir aussi L’ours, histoire d’un roi déchu de Michel Pastoureau aux éditions du Seuil, 2007.

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4 : La sagesse de la femelle ours134 La capacité de l’ours à s’adapter à la survie tient à son caractère omnivore et à son métabolisme biologique très particulier. Les choix de son régime alimentaire lui permettent d’organiser sa survivance durant les longs hivers des périodes de glaciation par le phénomène d’hibernation. C’est dans les bauges des grottes, protégées de l’extérieur, que les femelles mettent bas durant leur hibernation. Une fois devenus adultes, vers 3 ans, les ours sont des animaux solitaires. Ils ne se rencontrent que rarement sauf au printemps où mâles et femelles se cherchent activement pour se reproduire. À partir de l’équinoxe fin mars, l’augmentation de la durée d’ensoleillement a un effet très important sur le cycle hormonal de l’ours brun, tant chez le mâle que chez la femelle, avec un pic de conception au mois de mai avec les individus âgés d’au moins 3 ou 4 ans. La priorité absolue de cette période est donc de trouver un ou une partenaire. Cette quête signifie, si nécessaire, une compétition intense avec une grande rivalité entre mâles. Durant cette période, l’ours double ou triple la taille de son domaine vital par rapport au reste de l’année. Le choix des partenaires vient principalement des femelles qui préfèrent les mâles les plus gros et les plus âgés. Ces caractères indiquent de bonnes capacités de survie à transmettre à sa progéniture. Ainsi, s’établit une hiérarchie des mâles et des conduites d’intimidation, avec des luttes parfois très violentes si aucun ne cède. Il n’y a pas de notion de couple. Il peut y avoir plusieurs accouplements durant cette période, autant pour les mâles que pour les femelles. Il peut donc y avoir des oursons de géniteurs différents au sein d’une même portée. Les mâles ne sont pas exigeants quant à leur partenaire sexuelle ; leur disponibilité leur suffit. Cependant, si une ourse a mis bas durant l’hivernage précédent, les petits, âgés 134

Les informations qui suivent viennent du site Adnaturam.com

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d’environ un an, sont encore avec elle, trop jeunes pour pouvoir se débrouiller seuls. Elles ne sont donc pas disponibles, mais il a été observé des mâles capables de tuer les oursons pour pouvoir s’accoupler. Le traumatisme de l’infanticide a pour effet quasiimmédiat de provoquer une ovulation chez la femelle. L’infanticide est une stratégie de reproduction qui ne profite qu’aux mâles au détriment des femelles. Pour éviter ces rencontres, les ourses avec petits restreignent leur territoire durant la période d’accouplement. Cependant, il semblerait que les mâles ne tuent pas leur progéniture, les reconnaissant grâce aux phéromones. Cela a amené la femelle à essayer de ne pas s’accoupler à plusieurs mâles, introduisant une notion de sélection, d’exclusivité, prémices d’une fidélité de couple pour protéger la descendance à venir. Chaque femelle aura deux ou trois ovules fécondés durant la période de copulation. Mais la grossesse sera pour plus tard ! Les ovules restent en dormance et le développement de l’embryon ne démarre qu’à l’équinoxe d’automne. Il durera trois mois environ, de novembre à janvier, pour une mise bas en février en plein cœur de l’hiver durant l’hibernation. L’ourson ne pèse alors que 500 grammes ! À la fin de l’hibernation, son poids peut atteindre entre 6 et 10 kilos. L’installation de Simon Fujiwara, artiste et architecte de formation, présentée en juillet 2021 à la fondation Prada de Milan, s’intitule WHO the Bær. Il s’agit d’une création qui met en abîme, sur un mode bande dessinée, la proximité entre les ours et nous : où l’ours Who qui est en chacun de nous, porte en lui, dans sa matrice l’enfant que nous avons été, provoquant un renversement en miroir de la promesse d’humanité à partir de notre animalité.135

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« Un mythe de création du monde coréen raconte la transformation d’une ourse en femme dans une grotte, après cent jours de jeûne […] la caverne est une attente féconde » Sylvie Dallet, in « L’Avenir à reculons, » (p.6)

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« WHO the bær136 » est un conte de fées contemporain conçu par Simon Fujiwara. L’artiste s’est inspiré de tous les récits fantastiques de la littérature et de la bande dessinée qui sont aujourd’hui connus mondialement. À partir de cette histoire au sujet de WHO, un personnage à la silhouette d’ours, récemment créé, et de son virtuel passage à l’âge adulte, Fujiwara questionne les rôles prédéterminés des différentes identités dans notre imaginaire collectif. Il joue sur le flou des frontières entre ce qui est conçu par la société pour être moral et institutionnalisé, et ce que l’imagination individuelle peut produire : flou entre l’identité animale et humaine, flou entre l’identité infantile, adulte et parentale, flou entre l’identité publique et privée. La pluralité des thèmes abordés dans l’installation met en lumière les confusions entre les désirs inconscients et les besoins réels. En même temps, il dévoile comment, dans l’optique de la distorsion médiatique que provoque une société de consommation, notre analyse critique est influencée et déterminée, en particulier sur ces questions concernant nos identités. De quelle façon on se regarde mutuellement et ce que nous pensons de nous-mêmes en fonction du regard des autres ou d’une norme présupposée. Mais qui est donc WHO the bær ? Nous connaissons peu de choses de cet ours de conte de fées créé par Fujiwara. Est-ce différent de tous les ours présents dans la littérature, les dessins et bandes dessinées pour enfants ? On peut citer par exemple Winnie the Pooh de Alan Alexander Milne, créé en 1926, traduit en langue française, Winnie l’ourson, dès 1946 ; gros ours rebaptisé Nounours dans Bonne nuit les Petits ; Michka, Paddington, Petit Ours Brun, etc. Par sa démarche, Fujiwara nous interroge en tant qu’adulte : qu’avons-nous gardé de nos projections infantiles où nous étions dans la peau de notre peluche chérie ? WHO est donc un ours. Est136

Nommer l’ours QUI, reprend le risque de confusion entre l’identité nominale et l’identité existentielle. Dans le film de Barry Levinson, Rain Man (1988), Dustin Hoffman joue le rôle d’un autiste adulte qui ne cesse de dire : » Qui est en première ligne ? QUI » ne pouvant dissocier la question de la réponse.

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ce notre ours d’enfance ? Avons-nous tous le même animal totem ? En nous interrogeant sur la question de ses origines, de son identité de sexe et de genre (mâle ou femelle, féminin ou masculin ?), sur la question de son passé, de ses aspirations et de sa destinée future, Simon Fujiwara nous tend un miroir. De façon subtile, il sousentend le métissage permanent : la longue langue de WHO et sa poitrine poilue en forme de cœur semblent être spécifiques de la famille asiatique des Ursidæ (Ursidés), « l’ours soleil » et pourtant, la lettre « æ » qui se trouve dans le mot « Bær » évoque les langues scandinaves. Nous entrons dans l’installation comme dans le livre géant cartonné d’une bande dessinée. WHO nous a laissé le sien à l’entrée. Il va falloir accepter de reprendre le chemin de notre imaginaire ! Pour commencer, Simon Fujiwara nous découpe notre silhouette en carton et nous donne quelques conseils pour utiliser notre image, comme dans une bande-annonce qui introduit l’histoire de WHO, avant de pénétrer au sein d’un labyrinthe, toujours en carton, et qui vu d’en haut a la forme d’un ours. Nouvelle subtilité : nous ne savons donc pas que nous nous trouvons dans la peau de WHO ! Son premier conseil sonne comme un rappel immédiat : « il faut d’abord que la marque de fabrique de votre personnage dessinanimé soit unique et identifiable n’importe où, n’importe quand, et si votre public tombait par hasard sur ce personnage, il devrait tout de suite pouvoir l’associer avec votre marque. » Son deuxième conseil est d’inspirer la confiance : « Votre marque peut être une réussite seulement si vos clients vous font confiance. Après avoir renforcé la familiarité de votre personnage, la énième tâche vitale est de bâtir la confiance pour que vos “spectateurs” se sentent en confiance et compris. » Et son dernier conseil est de tout faire pour conduire à un engagement : « Le porte-parole d’un personnage de bande dessinée a le pouvoir de construire une relation émotionnelle instantanée. Cette émotion cependant provoque l’action et favorise une fidélité à cette marque. Réussir ce but alléchant n’est certes pas facile, mais un des-

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sin de qualité pour votre personnage de marque pourrait devenir votre atout précieux. » Nous voilà avertis. Chacun interprétera à sa façon les conseils de Simon Fujiwara. En déambulant à travers les couloirs ondulants de son ventre, WHO sort ses tripes : il nous dévoile son intimité avec ses souvenirs, ses fantasmes et ses questionnements sur lui et sur le monde. Le mélange de traces, d’objets et de supports tout au long du parcours, nous témoigne d’une recherche authentique de WHO sur sa famille, son passé et son contexte culturel. Il s’interroge sur son héritage collectif et personnel. Ce besoin de se livrer et de se mettre à nu témoigne de sa recherche d’affection en quête éthique d’une vie socialisée. Ainsi avec ses productions infantiles, ses coins BIO aux couleurs de miel et ses bandes dessinées en 3D plein écran, ses textes de référence, WHO nous donne une narration multimédiatique de sa construction. L’approche « style collage » de Fujiwara transpire partout dans son décor, du plus petit détail jusque dans la structure murale, ce qui lui permet de combiner les sujets d’actualité politique, la publicité, l’engagement écologique et le divertissement. À travers cet environnement où se confondent informations, éducation et jeu (« edutainment » dans le texte en anglais), nous apprenons que le mode de vie de WHO est inspiré par des icônes populaires, datant de l’Antiquité (l’homme de l’île de Pâques) jusqu’à notre avenir extra-terrestre (fin prêts pour l’atterrissage sur Mars et la rencontre avec les Martiens). Pour rendre compte de toutes ses aventures, WHO, en tant que bande dessinée, cherche de la simplicité et c’est ce message que l’installation de Fujiwara cherche à exprimer avec une apparente naïveté. Ne nous trompons pas, ne restons pas à la surface du propos, entrons dans la complexité du monde caché des univers intérieurs. Le roman de L. Frank Baum The Wonderful Wizard of Oz (1900) a été interprété comme étant une allégorie des événements sociaux, économiques et politiques qui ont eu lieu aux ÉtatsUnis à l’époque. De la même façon, le livre de Lewis Carrol Les 125

Aventures d’Alice au Pays des Merveilles (1865) a fait l’objet d’interprétations psycho-analytiques et littéraires (en particulier un éclairage « freudien » dès les années 1930). L’histoire de WHO l’Ours pourrait également être le miroir de nos questionnements identitaires actuels. Simon Fujiwara, en narrateur de notre époque, adopte un « comportement esthétique et éthique » en nous proposant cette démarche : donner une authenticité à nos interrogations par le biais d’un personnage fantastique ; sortir de notre quotidien où nos identités sont autant manipulées par les images médiatiques à visée capitaliste que par nos besoins d’appartenance et de reconnaissance. Les visiteurs pourraient très bien sortir du monde de WHO avec une sensibilité, une sensorialité et pourquoi pas une sensualité nouvelle. Mais sans doute, sachant que le voyage à la recherche de sa propre identité et du sens de son existence est, comme dans un classique conte de fées, potentiellement effrayant, bien des résistances sont encore à lever avant d’habiter le bonheur de créer son propre imaginaire, que l’on soit femme ou homme. Parmi les textes en anglais affichés sur le parcours du labyrinthe, celui sur la question du genre de Gabriela Sá et Paula Tavares est surchargé des traits de crayons de couleur par WHO. À partir de ce texte, mon travail de traduction et de pédopsychiatre-thérapeute m’a amené à y inscrire mes propres surcharges. 5 : « Genre » en tant que construction : construction sociale ou cérébrale ? Les malentendus sur cette question du genre proviennent de cette confusion entre le point de vue social qui relève de la sociologie, et le point de vue cérébral, qui relève de la neurologie. Abordée sous l’angle de la neurologie, la question serait de savoir si le cerveau est sexué dès la naissance selon qu’on naît fille ou garçon ; ou bien, le cerveau devient-il genré durant l’enfance selon la manière dont l’environnement éduque les enfants ? Une part de la problématique du genre est donc bien d’ordre sociologique. Par conséquent, il est naturel que beaucoup s’opposent à la soi-disant 126

« théorie des genres » qui viendrait discriminer les deux sexes en conditionnant ou en imposant à l’enfant ses comportements selon qu’il est fille ou garçon. Selon Anabela Mota-Ribeiro137, l’utilisation différente des concepts de sexe et de genre engendre une confrontation qui oppose le masculin/féminin dans un débat autour d’une perspective sociale. Pour l’Organisation Mondiale de la Santé, le sexe fait référence aux particularités biologiques (hormonales) et physiologiques (fécondation, nidation) qui définissent les rôles différents des femmes et des hommes dans la survie de l’espèce. Le genre définit les rôles construits socialement : comportements, activités et attributs qu’une société spécifique considère appropriés pour les hommes et les femmes. Le sexe biologique habituellement est identifié même avant la naissance, à partir d’une observation des organes génitaux, alors que le genre est enseigné par l’environnement et appris par l’enfant à partir des expériences sociales. Par conséquent, il est possible pour une femelle biologique de ne pas montrer et de ne pas manifester ce que la société considère être des caractères ou des traits féminins. Il en va de même pour les mâles biologiques concernant le masculin. Les sociétés occidentales plus que d’autres, peut-être, attendent encore un lien entre le sexe biologique et les manifestations de genre. Pourtant, les représentations de la féminité et de la masculinité ont évolué et se sont mélangées en apparence. Plus que partout ailleurs, la revendication protestataire a cassé les codes de représentation du féminin (plus que du masculin) en modifiant les modes vestimentaires et les coupes de cheveux, diluant et diminuant les pressions culturelles et traditionnelles. Cependant, si cette attente est une construction sociale (donc émanant d’un collectif ou d’une communauté dominante), il est évident que nombre d’individus, nés biologiquement fille ou garçon, ne voudront pas se laisser en-

Journaliste engagée, membre du Conselho Geral da Universidade de Coimbra. (17 mai 2021) 137

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fermer dans cette assignation. Avoir les cheveux longs ou courts, porter jupe ou pantalon, se mettre torse nu sont autant de manifestations refusant la différence de genres. Ces comportements contribuent à exprimer pour un individu sa contestation d’un sociologiquement correct, quitte à utiliser la provocation. Malgré tout, ces représentations sociologiques de genre ont encore un impact fort sur l’éducation des enfants dans la tête de nombreux parents. Pour certains même, elles sont non modifiables, pas tant à cause de leurs enracinements profonds dans un inconscient collectif mais plutôt par conviction profonde et consciente (qui cache une angoisse inconsciente de l’étranger) que la société part à la dérive sans ces repères d’assignation et que leur enfant donc, ne trouverait pas de place une fois adulte dans leur communauté qui, en respectant ces codes, résiste à la dépravation ambiante. Seul l’éclairage apporté par les neurosciences (sur le fonctionnement cérébral des différents cortex de substance grise et sur la plasticité synaptique) permet de sortir de cette fracture qui coupe la société en deux, et qui, du coup, risque effectivement de se désagréger. Aborder la question du genre en neurologie, c’est partir du constat que notre néocortex est bicéphale ! Nous avons un hémisphère gauche spécialisé dans les processus analytiques et un hémisphère droit spécialisé dans les processus associatifs. Les deux sont complémentaires pour traiter utilement les informations sensorielles recueillies par le paléocortex.138 Il y a donc bien une différence de genres dans la manière dont les faits et les émotions doivent être traités pour pouvoir apprendre à vivre avec notre humanité. Du point de vue neurologique, ceux qui pensent en théorie du genre prennent le risque de scinder en deux leur mode de pensée : d’un côté la pensée cognitive, intellectuelle et cartésienne, et de l’autre la pensée affective, plus subjective qu’objective. Ce mode alternatif de fonctionnement mental est d’autant plus courant qu’il fait largement partie des modes de vie de notre quotidien (et ce, dès 138

Confirmé par la neuro-imagerie observant les états modifiés de conscience.

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l’école) où alternent les contraintes des devoirs et les besoins d’affects. Si cette alternance peut rester le plus souvent adaptée, elle peut cependant à la longue devenir difficile surtout quand les contraintes augmentent et que les plaisirs affectifs diminuent. Ce n’est pas l’actualité de cette pandémie qui le contredira ! Accepter le constat de la différence de rôle des deux hémisphères de notre cerveau, c’est entrer dans la pensée intégrative qui relie les deux modes de traitement des informations et des émotions : on appelle cela, la bisexualité psychique. Notre cerveau est bien bisexué à la naissance, que l’on soit un bébé fille ou garçon. Seul notre corps somatique est mono-sexué anatomiquement et hormonalement. Enseigner la bisexualité psychique aux enfants deviendra essentiel dans le monde à venir pour éviter que s’opposent l’individuel et le collectif ; pour que la bienveillance se conjugue à la soi-disant malveillance ; pour que la présence et l’absence puissent enfin cohabiter. En biologie évolutive, la sélection naturelle n’est pas seulement liée aux capacités de survie, lutte pour la survie. Elle est aussi liée aux capacités de se reproduire surtout dans un contexte environnemental où l’écosystème est en crise : la sélection sexuelle est la lutte pour la reproduction. La sélection sexuelle tient une place importante dans l’évolution des espèces. Elle comprend deux mécanismes de base : la compétition intrasexuelle et la sélectivité intersexuelle. La compétition intrasexuelle désigne les comportements de rivalité entre mâles en vue de l’accouplement, et la sélectivité intersexuelle désigne les attributs et les comportements de séduction des mâles envers les femelles. Ce mode de sélection basé sur la sexualité et la reproduction a fait évoluer certains traits héréditaires de façon indépendante aux conditions de survie, pouvant même privilégier chez les mâles, des caractères très avantageux pour séduire la femelle. Par exemple, la queue et la parade nuptiale du paon sont des produits de la sélection sexuelle. Son plumage est un phénotype clairement désavantageux pour échapper aux prédateurs mais très avantageux pour la séduc129

tion. Le dimorphisme sexuel, c’est-à-dire les différences morphologiques entre mâles et femelles reposant sur d’autres zones corporelles que les parties génitales, est aussi une illustration du phénomène de sélection sexuelle.139 La sélection naturelle est donc une combinaison, sinon un compromis, des deux luttes : celle pour la survie individuelle et celle pour la survie de l’espèce. L’investissement parental joue un rôle important dans la sélection sexuelle en raison de la taille des gamètes et des dépenses énergétiques de la gestation. C’est la femelle qui, dans la plupart des cas, exerce la plus forte sélection sexuelle, la production de ses gamètes (ovules) étant limitée en nombre et en durée à la différence des spermatozoïdes. De plus, l’investissement énergétique d’une gestation puis de l’allaitement est incomparablement plus coûteux que celui d’un simple coït. L’accès au partenaire sexuel est donc un facteur important de la différence de fécondité entre les individus. Le sexe qui s’investit le plus dans les soins donnés à la progéniture est celui qui, au moment de la copulation, exercera une plus grande pression de sélection sexuelle par son choix du partenaire. À l’inverse, le sexe qui s’investit le moins dans les soins parentaux doit avoir un investissement sexuel plus important et fera face à une concurrence plus grande pour trouver une partenaire. 140 L’investissement reproductif pour une femelle est d’autant plus important que le nombre de ses descendants est assez limité au contraire du mâle. Au paléolithique, du fait de l’allaitement prolongé et de la mortalité, on peut considérer qu’il devait être exceptionnel qu’une femme ait plus de quatre ou cinq grossesses. 139

La néoténie de la femelle du lampyre et le dimorphisme du mâle. De nos jours, le désir d’enfant qui concerne autant la femme que l’homme, est devenu pour beaucoup d’adultes un besoin de transmission existentielle. L’investissement dans les soins à donner à l’enfant s’en trouve modifié avec une plus grande revendication des pères, surtout en cas de séparation parentale.

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6 : L’humanisation de l’Infantile archaïque. L’humanisation de l’hominisation semble donc avoir commencé dans l’utérus de la Terre, en plein magma fantasmatique d’affects rendus mystérieux par leur forte charge d’ambivalence, véritable biface d’angoisse existentielle et de jouissance, éprouvée par les corps en cours de psychisation. En -176 000, l’humanisation de l’hominisation passe par le corps des femmes, corps porteur d’un corps étranger (sans savoir le géniteur). Mais en étant coopté par les sages-mères plus âgées, cooptation qui se déroulera dans le petit cercle de la mise au monde, l’axe vertical se croise avec l’axe horizontal de la sororité141. La connexion puissante du corps et de l’esprit passe par la prise de conscience du corps-biface : corps contenant et corps contenu. La prise de conscience du corps contenu du bébé révèle à la femme son propre corps viscéral contenu dans son corps enveloppe. La communication de ces corps passe par les orifices corporels. Au cours de la grossesse, du travail de l’accouchement et de l’expulsion de la mise au monde, les femmes ont pris conscience de la Loi des Sphincters142. « La connaissance des lois qui gouvernent les sphincters est inscrite dans les pratiques obstétricales des cultures traditionnelles du monde entier depuis des temps immémoriaux. Ces cultures qui ont traversé les siècles ont vraiment une certaine 141

Une telle hypothèse peut contribuer à « satisfaire à la critique féministe ». Tout comme les amulettes n’exigent pas que « les figurines représentent un concept généralisé de la femme » en tant que déesse ou objet sexuel, ces rituels d’accouchement témoigneraient que les femmes ont eu très tôt « un contrôle actif d’une partie importante de leur vie pour assurer leur survie de femme, plus encore que celle de l’enfant, en utilisant des moyens magiques perçus comme rationnels dans leur contexte culturel. (Claudine Cohen, p.81) Nous verrons que le Chant de la Femelle Ovibos évoque même le droit à la mère d’interrompre la vie du bébé. 142 Ina May Gaskin, Le guide de la Naissance naturelle, retrouver le pouvoir de son corps, MAMA Editions, 2012.

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sagesse à enseigner à notre société technologique… » (op. cit. p.230) La verticalité se poursuit quand la femme devient mère et entre dans la psyché du regard ; devenir mère dans le regard porté sur cet étrange corps que renvoie ce nouveau-né si petit ; devenir mère grâce aux regards bienveillants et soutenants de la « sororité horizontale et verticale143 » ; devenir mère dans le regard du nourrisson porté sur le sein puis porté sur le visage de celle qui le tient, qui le tient contre la chaude fourrure animale de sa peau humaine ; tous ces regards se dérouleront dans l’espace protégé du grand cercle de la nursery collective. Regarder, c’est voir deux fois : voir l’autre et se voir. Pour l’enfant, entrer dans la co-naissance, ce sera d’abord apprendre à connaître par le regard de l’autre puis pouvoir re-connaître sans le regard de l’autre. Cette humanisation verticale de l’hominisation de la parentalité maternante, insufflant à l’infantile archaïque un contenant rassurant et protecteur est bien le propre de la femme. Cette préoccupation maternelle primaire est nécessairement de nature incestuelle pour pouvoir ensemencer la naissance de la psyché dans le cerveau émotionnel du bébé : l’incestualité est à l’origine de l’humanisation dans la rencontre archaïque de l’infantile et du parental. Préciser ce qu’il faut entendre par l’Infantile n’est pas simple. La psychanalyste, Florence Guignard en donne une très belle définition : « Étrange conglomérat historico-anhistorique, structure de base aux franges de l’animalité humaine, creuset des fantasmes originaires et des expériences sensori-motrices, Dans Lady Sapiens, enquête sur la femme au temps de la préhistoire, les auteurs évoquent le rôle des grandes mères pour accompagner la jeune mère et ne pas la laisser seule à s’occuper de l’enfant. De même, celle qui perd son bébé devient une nourrice d’allaitement pour les autres bébés dans une entraide collective de sororité : la charge mentale de la maternité est distribuée collectivement entre femmes.

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l’infantile peut être considéré comme le lieu psychique des émergences pulsionnelles premières et irreprésentables […] l’infantile est le point le plus aigu de nos affects […] il fonctionne la vie durant, selon une double spirale processuelle et signifiante […] Irréductible, unique et par là même universel, alliage de pulsionnel et de structural souple, qui fait que l’on est soi et pas un autre, l’infantile est donc bien ce par quoi notre psychisme va advenir… » « Face à tant d’ineffables et pour se repérer dans l’infantile, l’esprit humain ne peut que s’essayer à des représentations et à des métaphores, au risque de se figer dans l’instantané de la figuration métaphorique […] alors qu’il s’agit d’une constellation mouvante, à géométrie variable […] elle interagit en permanence avec les autres infantiles environnants. »144 7 : L’humanisation du couple parental Cette humanisation horizontale va mettre beaucoup plus de temps à émerger : c’est la constitution du lien de couple entre la femme et son homme. La force pulsionnelle qui pousse la femme à se choisir son homme est comme pour la femelle ours, le besoin vital de protéger sa progéniture. Le propre de la femme devenant mère est de contraindre l’homme à s’attacher à elle et à devenir père. La nécessité du couple parental précède le couple conjugal. Ce serait cette humanisation qui ferait une grande partie de la différence entre Néandertal et Sapiens. Les Néandertaliens semblent être une espèce pacifiste. Ludovic Slimak nous confirme que « les armes paraissent remarquablement rares chez eux. Cette discrétion est sidérante […] ils ne chassaient apparemment pas de la même manière que les Sapiens et n’avaient probablement pas la même relation à leurs gibiers […] La maîtrise des ressources carnées plus

Florence Guignard, « Au vif de l’infantile, Réflexions sur la situation analytique », éditions Delachaux et Niestlé. 2002, (232 p.) (citations p. 11, 16 à 18, et 144

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limitée a pu induire la nécessité de maintenir des groupes numériquement plus modestes. » (op. cit. p.208-211) Dans ce contexte, les mâles néandertaliens seraient-ils devenus, plus rapidement et plus naturellement que les Sapiens, des pères pour les enfants et des compagnons pour les femelles, sans avoir besoin de les posséder ? Les mâles sapiens, tout occupés à maîtriser leur expansion territoriale, prenaient-ils le temps de s’intéresser aux enfants avant l’âge des initiations ? Depuis le Néolithique, les sociétés d’hommes modernes ont centré leurs innovations sur cet objectif : coloniser des territoires. Elles ont fait basculer leur organisation sociale sous le poids de leurs technologies d’armements. Le besoin de domination des mâles concerne aussi le plus souvent la sphère intime. C’est bien lui, l’homme des cavernes qui prend la femme par les cheveux. Il faudra du temps pour que la femme l’initie à la sensibilité et aux sentiments. La séduction des parures et la plus grande connaissance de la sexualité vont jouer un rôle primordial. La force pulsionnelle des mâles, Homo qui leur a permis de posséder les femelles Homo, s’est trouvée pendant des milliers d’années, exclue du cercle des sagesfemmes devenues mères. Pour lui, l’humanisation de son hominisation ne commence pas dans l’utérus de la Terre, mais à sa surface et en plein jour, là où la survie du groupe se joue. Pour autant, pour lui aussi, les affects qui vont le parcourir sont rendus mystérieux par leur forte charge d’ambivalence. Pour lui aussi, ses éprouvés vont être de véritables bifaces d’angoisse existentielle et de jouissance éprouvés par les corps en cours de psychisation au cours de la chasse qu’il peut partager avec des femmes, qui ont été initialement initiées par leur père. Dans les sociétés chamaniques, le passage par la maternité aura cependant à prendre en compte le risque de conflits avec les esprits : si la femme qui doit donner la vie poursuit cette activité de

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meurtre animal, la survivance du groupe peut s’en trouver menacée. 145 Pour le philosophe Baptiste Morizot146, le pistage des empreintes et le développement des mémoires spatiale et temporelle que cela nécessite, va conduire aux embuscades et aux pièges. Ce processus de mentalisation rejoint en profondeur une sorte de rituel chamanique : se mettre dans la peau de l’animal ! « Le mystère d’être un corps qui interprète et vit sa vie, est partagé par tout le vivant : c’est la condition vitale universelle […] Être incarné fait éprouver le plus puissant sentiment d’appartenance, même si, pour que le corps du petit mammifère qui vient au monde puisse survivre, il faudra passer par le corps de la mère. Ainsi les animaux sont pour nous à la fois des parents et des étrangers d’une profonde altérité ». L’histoire des humains et l’histoire des animaux se sont-elles vraiment séparées ? « L’histoire qui a conduit la main à se lever pour rendre visible la pensée » débute donc pour le genre Homo avec son rapport à l’animal à chasser pour que le clan survive. Quand il a appris à lire les traces, quand il a observé les félins chasser les herbivores, il a vite compris qu’il allait devoir s’adapter dans cette chaîne alimentaire sans avoir les compétences à la course ni des uns, ni des autres. La capacité au voyage mental dans l’esprit des autres êtres vivants a émergé dans ce contexte où les relations avec les différentes espèces animales étaient cruciales.

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« Uqsuralik est enceinte. Son regard et son ventre restent tournés vers la terre, afin que sa présence ne fasse pas fuir le gibier. Mais la chasse est toujours infructueuse. La faim se fait de plus en plus cruelle. Et pourtant, cela n’a rien à voir avec l’état d’Uqsuralik. Nous n’avons enfreint aucun tabou. » In De pierre et d’os, p.76 et 78. 146 Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous , Actes Sud Nature, 2020, 332 p.

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La paléoanthropologie insiste sur le développement de la chasse dès la période acheuléene avec Homo ergaster et Homo erectus. La nourriture carnée résiste mieux dans les périodes d’hibernation que la cueillette végétale.147 « La chasse s’est développée depuis deux millions d’années au cours desquelles l’affinement de son efficacité est aussi passé par l’identification des présages annonçant la venue des animaux […] En attestent les pièges tendus sur les pistes parcourues par les animaux, qui semblent remonter à - 600 000 BP. » (p. 36 in Le geste du regard) En particulier des fosses qui ont été mises à jour et dans lesquelles les bisons chassés par les félins allaient tomber dans un magma de corps plus ou moins blessés. En apprenant à utiliser la ruse, le chasseur allait devoir trouver la force d’achever l’animal blessé ou non, encore vivant mais pris au piège. Jouissance et angoisse mêlées, à l’origine de rituels d’immolation et de reconnaissance du droit à consommer la chair de l’animal pour la survie, dans un éprouvé tellement culpabilisant de cannibalisme qu’il allait falloir des millénaires pour pouvoir le transcender en rites sacrificiels.148 « Le passé cynégétique (qui a rapport à la chasse) de notre espèce représente plus de 90 % de son histoire, nous rappelle Charles Stépanoff. À cette époque, aucun prédateur ne manifeste cette étonnante empathie que l’homme éprouve envers ses proies. L’ontologie animiste que développe la chasse est un 147

Charles Stépanoff rapporte des différences fondamentales entre des peuplades mycophobes et d’autres mycophiles capables entre autres de consommer des champignons hallucinogènes : l’amanite tue-mouche n’est pas mortelle, mais ses effets sont variables d’une personne à l’autre avec des risques graves pour la santé psychologique et mentale. 148 Ludovic Slimak consacre le chapitre III de son livre Néandertal nu à la question du cannibalisme. S’agit-il d’un rituel d’appartenance à l’esprit d’un défunt, qu’il soit animal, humain familier ou ennemi, permettant ainsi de transcender la mort charnelle ? « Cela suppose un certain degré de civilisation, des idées métaphysiques sur la distinction de l’âme et du corps. » (p. 93)

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mode de relation aux êtres non humains qui leur attribue une vie mentale et une sociabilité semblables à celles des humains. » Dans le très beau récit romanesque de Bérengère Cournut, De pierre et d’os, l’adolescente héroïne raconte comment son père l’a initiée à la chasse. « Mon père m’a appris à chasser les phoques annelés. Allongée sur la glace, je blatère comme eux, j’imite leur langage. Je sais presque m’en faire aimer. Selon que je repère une femelle ou un mâle, je crie comme un petit qui s’est perdu ou bien comme un jeune rival. Je m’approche jusqu’à pouvoir sentir leur souffle, et je brandis ma lance. Le sang se répand, je dis les mots qu’il faut pour remercier l’esprit de l’individu qui s’est livré. » Se mettre dans la peau de l’animal n’est pas à entendre dans un rapport à l’individualité mais bien au contraire dans un rapport à sa socialisation groupale qui met en jeu la différence des sexes et des générations ! On n’approche pas de la même façon une femelle ou un mâle. Pour Stépanoff, la mauvaise conscience qui mène à prôner le végétarisme est un avatar de notre douloureux paradoxe d’être des prédateurs empathiques ; mais cette mauvaise conscience peut s’entendre aussi quand les chasseurs sont devenus des éleveurs peu scrupuleux. Ces fermes usines sans autre empathie que le profit et ces abattoirs en chaîne réveillent enfin les consciences. En -35 000, le corps des Homo sapiens sapiens porte l’héritage de culpabilité de leurs ancêtres tout en cherchant à unir le reste du clan aux rituels. Exclus des profondeurs par le passé, ils cherchent à les retrouver et à se rapprocher du mystère des femmes-mères réfugiées au fond de la grotte. Ils sont allés les rejoindre au plus profond des galeries, dans les chatières et les recoins du sexe vaginal puis utérin de la Terre.

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« Nous ne pouvons pas ignorer le plaisir qui se dégage de ces cavités sombres comme érotique maternel, mais aussi l’angoisse, la crainte, la détresse d’un espace qui isole, se rétrécie sur le visiteur. » (p.96 in Le propre de l’homme) Homo sapiens sapiens n’est pas un visiteur. C’est un chasseur, mâle ou femelle, en quête de sens. Ils découvrent ensemble la paroi utérine de la caverne chargée de traces, de signes et de formes149. Ils sont remplis d’un désir : regarder en face, affronter, ne pas fuir. « Un désir autonome, certes frustre encore, de rapporter à soi ce toucher à distance dont la vision est la sensation… sa motivation est d’appréhender le réel à bras le corps ou disons, du bout des doigts, en vertu d’un mouvement de saisie qui participe de ce questionnement interminable dont l’aventure humaine est synonyme. Appelons ce mouvement “un vouloir voir”… Le passage du signe à la figure est une obstination lentement façonnée en une intention. » (Le geste du regard, p. 26-27) La projection visuelle et mentale humaine y a déposé à son tour des signes, des tracés et des figurations. Les superpositions forment un magma constituant un véritable placenta. Les mains positives puis les mains négatives ont regardé pour s’en saisir l’en deçà et l’au-delà du perceptible. « […] un au-delà symbolique qui confie la vie au sommeil de la terre et qui pressent sa perpétuation sous une autre forme ou dans un autre lieu. (…) L’image a comme précédé l’idée même de l’image […] » (Le geste du regard p. 37-38) Dans des reliefs de paroi, une évidence de formes s’est imposée. « Dans la saisie de la plus fugitive silhouette animale, le trait n’est plus porté par la chorégraphie expressive et interne des rythmes qui pulsent dans le corps, mais par cet “œil de la

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De nombreuses mains positives et négatives sont des mains de femmes et d’enfants.

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main” qui prend le monde externe au lasso de la ligne et le rapporte. Lasso magique, en vérité, car avec cette capture, c’est une traversée fondamentale des apparences qui s’opère à l’instant où le trait, découvrant son propre pouvoir de saisie analogique, réduit la substance à son apparence. Cette synthèse visuelle est d’une immense portée et une ouverture rayonnante se produit avec la prise de conscience que “la main voit”. » (ibid. p.68-69.) La capacité au voyage mental dans l’esprit des autres êtres vivants ne s’est pas manifestée seulement par une mise en figuration. La faculté d’accomplir ces voyages a été impliquée dans l’évolution de la capacité de langage. Le souffle, la parole et la psalmodie ont accompagné le geste. Le chant est devenu récit, d’abord chamanique puis mythologique. La transmission aux autres (en particulier aux enfants) par le langage diffère selon qu’il s’agit de récits vécus dans le monde visible ou de récits vécus en rêve. Raconter ses exploits, ses histoires de chasse, s’enjolive au fil du temps surtout si les témoins présents ne sont pas là pour confirmer ou nuancer les propos. Raconter ses rêves ou son imaginaire n’est qu’un besoin de partager un récit qui parle ou non à celui qui l’écoute. Au fil des générations, ces récits deviennent des « contes ». D’abord sans autre artifice que la voix et les gestes de la conteuse ou du conteur captant ainsi le regard de ceux qui écoutent ; puis de plus en plus avec le support de l’image sur un livre (pour les enfants entre autres), déplaçant leur regard du visage à l’objet… quand ce n’est pas seul face à l’écran. Pour Charles Stépanoff, il y a deux pôles de transmission des images mentales. Le modèle canonique transmet des contenus publics fixes mobilisant une imagination passive et guidée ; et le modèle génératif qui transmet des modes de production de contenus individualisés, fondés sur une imagination activée et exploratoire prête à aller découvrir l’étrangeté de l’invisible altérité. La mise en valeur du contrôle conscient dans les analyses sociocentrées s’appuie de façon sous-jacente sur une capacité rationaliste 139

(cartésienne) de la conscience humaine selon laquelle la vie mentale éveillée serait dirigée par le principe souverain de la raison : l’individu penserait ce à quoi il a choisi de penser. Cette conception est en fait peu réaliste si on fait débuter la vie mentale par de l’éprouvé et non par de la pensée. Ce que nous partageons avec les mammifères est le paléocortex ! La pensée magique serait à la pensée réfléchie, ce que le paléocortex est au néocortex. Dans les conduites de survie immédiate, alerté par le rhinencéphale du bulbe olfactif, le paléocortex est bien plus performant que le néocortex : réfléchir prend du temps et sème le doute… Dans l’obscurité, l’odorat persiste et guide les mains ; puis le toucher génère la représentation mentale. « Les mains disent aux yeux les secrets de l’esprit », écrit le poète Germain Nouveau (1851-1920). Nous pouvons ajouter que les mains vont apprendre aux yeux les secrets du sexe. L’érotisation de l’accouplement est encore le propre des femmes qui conduisent la main de l’homme à découvrir les secrets de son intimité : le bouton clitoridien qui prépare l’antichambre vulvaire pour conduire au défilé vaginal qui aboutit au col de l’utérus, lieu du mystère de la nidation. « Pour eux, l’art devenait une première élaboration intellectuelle, une “mythographie” qui, à travers des couples d’animaux, cherchait à exprimer une vision sexuée du monde. » (Le geste du regard, p. 20) Mais pendant encore longtemps, le sexe fait partie de la survie du clan. Les capacités gestuelles de l’Homme préhistorique qui se sont concentrées d’abord sur le débitage lithique avaient pour objectif d’en améliorer l’efficacité ; efficacité pour perforer et achever l’animal ; puis trancher et débiter en morceaux la matière tendre de sa chair, assurant ainsi la survie du clan. Très vite, le gestuel des hommes est donc, lui aussi, pris dans le relationnel au monde animal. 140

Mais rappelons la découverte des 13 000 bifaces : « … la lente conquête d’une habileté manuelle met en jeu une même culture des gestes techniques et suppose la même capacité de projection d’une forme figurée […] dans un site acheuléen en Syrie, ont été exhumés plus de 13 000 bifaces dont les plus anciens, datés de -500 000 à - 400 000 BP, sont d’une grande perfection formelle et dans un état de parfaite conservation. » Pour Jean-Marie Le Tensorer à l’origine de cette découverte, « il y a indiscutablement dans ces pièces un souci d’esthétisme. À la composante fonctionnelle s’ajoute vraisemblablement une composante spirituelle dans la mesure où l’artisan façonne la matière pour lui donner une forme idéale qu’il juge nécessaire alors qu’elle n’est pas fonctionnellement un avantage ». « Quelle peut-être la valeur de cette idéalité ? La forme régulière à la recherche de la symétrie fait signe : elle cherche à incorporer par mimétisme la constante biologique générale du monde animal, tant la disposition des organes de la perception que dans ceux de la locomotion […] L’aspect d’amande ou de mandorle des bifaces semble en effet contenir la silhouette de certaines des statuettes féminines à venir qu’on appelle des “Vénus” […] tout en rappelant aussi l’ovale de certaines représentations vulvaires. » (Le geste du regard, p.41) Quand la pulsion épistémophilique des mâles rencontre la pulsion épistémophilique des mères, les mâles s’humanisent. Ils réalisent que les femmes ne se livrent pas par force. Les prendre, ce n’est pas les posséder. Posséder une femme pour qu’elle devienne « sa » femme, c’est accepter en retour d’être possédé par elle, accepter de devenir « son » homme. La relation coïtale pour la préservation de l’espèce va sur des millions d’années tenter la voie de l’érotisation pour devenir relation amoureuse, enrichie de préliminaires de séduction et d’excitation… mais aussi de possibles tromperies. Il est manifeste que cette rencontre charnelle les yeux dans les yeux se rejoue de façon ontogénétique à chaque génération. Encore faut-il que la néoténie ne prenne pas le dessus amenant à la régres141

sion, et de la régression à la possession : celle du coït animal sans langage. Ce phénomène de régression reste toujours possible et se réactualise sans cesse dans le rapport sexuel ! Comme pour la sororité, la parentalité du couple nécessite le croisement de l’horizontalité avec la verticalité : la conjugalité avant de devenir parentalité fait intervenir le générationnel. Pour qu’un couple revendique sa capacité à être parent, il va falloir s’acquitter des prestations matrimoniales vis-à-vis de leur famille respective. La dimension économique qu’Alain Testart150 appelle « l’argent du mariage » en est la preuve : avant la dot amenée par la famille de la promise, c’est plutôt le prix de la fiancée que le jeune homme va devoir payer au futur beau-père et aux ascendants pour obtenir la main de sa fille. Ces compensations matrimoniales dans les sociétés traditionnelles représentent la plus grosse part de tous les transferts effectués entre groupes. Au début, ces transferts ne s’effectuent pas tant en monnaies dites primitives (coquillages par exemple) ; c’est plutôt un transfert d’individu. Dans le régime uxorilocal où la résidence du couple est dans la famille de l’épouse, c’est le jeune homme qui vient habiter dans la belle-famille et se mettre à son service. L’inverse se produira dans le régime patrilocal quand le patriarcat deviendra dominant. Ce transfert d’individus est aussi un transfert de pouvoir exercer par la génération grand-parentale sur la génération de la nouvelle parentalité du couple quand il y aura une naissance. Le risque de conflits et de meurtres si le complexe de Jocaste n’est pas dénoué, concerne la rivalité masculine autour de la transmission du pouvoir.

Testart A, Govoroff N, Lécrivain V, 2002, « Les prestations matrimoniales ». Revue L’Homme 161 : 165-196. 150

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Troisième partie : Le croisement des deux humanisations Le croisement des deux humanisations : celle de l’Infantile est verticale, et celle du Parental dans la conjugalité est horizontale. C’est à ce croisement que se joue le complexe de pouvoir de la femme devenant mère. Introduction : le pouvoir de la Mère est « Le complexe de Jocaste » 151 L’humanisation horizontale du couple femme-homme construit la notion de conjugalité et la fonction de parentalité sexuelle en plus de la parentalité tribale. L’évolution de la parentalité va donc aller en se complexifiant au fil du temps. La parentalité sexuelle devient parentalité conjugale au sein d’une parentalité familiale englobant grands-parents, tantes et oncles… et la parentalité tribale devient parentalité sociétale. Ces multiples parentalités s’entraident ou se déchirent. Aujourd’hui, dans nos sociétés dites favorisées, cette parentalité sociétale chargée de faire d’un enfant un citoyen a rendu l’école obligatoire. Cette obligation qui s’adressait horizontalement aux parents a fini par se verticaliser aux enfants, transformant le plaisir d’apprendre en travail forcé. Là où l’école ne peut avoir lieu, les enfants sont en demande. En posant, en plus, la verticalité de la descendance et de la transmission, les humanisations se croisent. Ce croisement de parentalités et de descendance est le lieu où se génèrent des conflits 151

Défini en 1920 comme pulsion incestueuse de la mère à l’égard de son enfant par Raymond de Saussure, psychiatre et psychanalyste suisse. En 1975, Christiane Olivier dans Les Enfants de Jocaste : l’empreinte de la mère interroge les différences fondamentales qui existent entre les relations mère/fille et les relations mère/fils, et les conséquences qui en résultent dans la construction psychique de la fille et du garçon. En 2005, dans « Le complexe de Jocaste », Revue Française de Psychanalyse, 2005/4 (vol. 69) ; (p. 993-1011), Marie-Christine Laznik en fait le troisième temps du complexe d’Œdipe chez la femme ménopausée. Elle montre qu’il s’agit bien du Pouvoir Phallique qu’incarne le fils. La fille, découvrant sa castration génitale, devra devenir à son tour une mère pour renouer avec le pouvoir phallique..

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inter et intra-générationnels. Les enjeux du pouvoir phallique sont tels que la violence des Infantiles peut déshumaniser et devenir meurtrier que ce soit au sein du conjugal, du familial ou du sociétal.. Nous avons vu que dans sa conception de généalogie divine, l’homme s’inquiète de la transmission du pouvoir : pouvoir de régner et de poursuivre l’alliance avec le divin qui se transmet par la femme porteuse de l’héritier. Quand Renaud Ego écrit : « au tournant du XIXème siècle s’est effondré le plancher grec, égyptien ou mésopotamien sur lequel on croyait solidement se tenir », il fait référence aux drames et aux interprétations des grandes mythologies faites à cette époque si particulière de la fin du XIXème et début du XXème siècle. Le narcissisme et le complexe d’Œdipe en sont les témoins emblématiques. Au tournant du XXème siècle et dans ce début de XXIème siècle, nous assistons aux conséquences de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948. Ce grand projet, rédigé après la tragédie du nazisme, énonce les droits fondamentaux de l’individu qui sont des droits humains, quels que soient le sexe et l’âge. Mais concernant les enfants, c’est la verticalité de l’humanisation par les ascendants qui peut initier au processus d’individuation. Force est de constater que les adultes n’ont pas eu le mode d’emploi pour transmettre un processus qu’ils n’avaient pas reçu eux-mêmes au préalable. Une fracture s’est donc créée entre l’individuel (l’appartenance à soi-même qui n’est pas la même : son intériorité et son altérité) et la citoyenneté (l’appartenance au collectif). Le narcissisme et le complexe d’œdipe sont à revisiter à la lumière de la bisexualité neuropsychique confirmée par les recherches en neurosciences. Et grâce à un retour à l’antique paléolithique situé sous le plancher du néolithique, de nouvelles interprétations sur Narcisse et Œdipe peuvent venir compléter et complexifier les précédentes. Notre hypothèse sur l’antique paléolithique de Bruniquel étant le propre de la femme, la nymphe Écho est indissociable de Narcisse, de même que Jocaste et Antigone sont indissociables d’Œdipe. 144

Il s’agit d’intégrer la différence des générations et la différence des genres comme des émulsions152. Marie-Christine Laznik considérant le complexe de Jocaste comme le troisième temps du complexe d’Œdipe chez la femme ménopausée, articule son propos sur la question de la libido. Pour Hélène Deutsch (1944) comme pour Freud, à la puberté, il y a accroissement des pulsions sexuelles. Elles vont prendre comme objet le parent œdipien. La puberté est une deuxième reviviscence du complexe d’Œdipe infantile. La ménopause en serait une troisième, du fait d’une bouffée libidinale liée au manque et générant des fantasmes incestueux ; à ceci près que c’est le fils (ou un homme jeune) et non plus le père, qui occupe maintenant la place d’objet incestueux. Pour M-C. Laznik, il y a au contraire souvent une régression, voire une perte libidinale à la ménopause lorsque le passé de la femme en tant que fille, sœur, amante, épouse a été peu gratifiant. L’enjeu d’un plus ou d’un moins de libido a des conséquences sur l’évolution de la construction narcissique à ce moment fragile de la ménopause. Si le narcissisme de la femme ménopausée reste dépendant de son rapport à l’autre, la probabilité d’un déplacement de transfert se fera avec un déplacement d’investissement pulsionnel : la pulsion génitale avec désir sexuel vis-à-vis de l’homme amant peut devenir pulsion phallique d’emprise vis-à-vis d’un homme dont elle est (ou pourrait être) la mère. Ayant perdu confiance dans ses capacités de séduction, la libido perd son caractère érotique et régresse vers son origine : l’objet phallique de procréation. Le fils en est la preuve manifeste153. 152

Une émulsion tient en suspension une substance huileuse non miscible dans l’eau grâce à une forte agitation qui la fragmente en particules très fines. La mayonnaise peut prendre grâce à un agent tensioactif de surface appelé émulsifiant qui stabilise le mélange ; celui-ci reste cependant toujours instable et la mayonnaise finit par retomber. 153 M-C. Laznik rapporte le cauchemar d’une analysante. Elle se trouve sur une plage avec son fils, quand une baleine survient et le mange. Elle réalise que, se regardant dans la glace, elle se trouve grosse, comme une baleine, puis elle éclate de rire : dans sa langue maternelle, au Brésil, « manger » se traduit comer, et veut dire « baiser » en argot.

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Le transfert n’est pas de nature incestueuse. Il ne concerne pas le corps. Il concerne la psyché de l’autre. Il est incestuel par l’emprise qu’il cherche à exercer. Cette incestualité peut aussi bien se porter sur la fille quand elle devient mère. Le complexe de Jocaste ne serait donc pas le troisième temps de l’Œdipe mais au contraire comme l’a proposé Paul-Claude Racamier un Antœdipe en lien avec le conflit des origines. Mal traversé et mal élaboré, le complexe de Jocaste peut conduire une grand-mère à vouloir faire autorité sur sa fille ou sa belle-fille dans la manière de s’occuper de son bébé puis d’élever son enfant. Cette incestualité déposée dans le psychisme de la fille est le pouvoir des Mères. Le féminin et le masculin peuvent se mélanger mais ils ne sont pas miscibles : Narcisse et Écho nous le rappellent. La stabilité de la rencontre du féminin et du masculin dépend d’un agent tensioactif de surface, l’horizontalité égalitaire des parents au sein de leur génération. Cette stabilité se reconnaît dans une descendance et le souci de la transmission (hérédité et héritage). Sans cette horizontalité de conjugalité, soutenue par la verticalité grand-parentale, la descendance est prisonnière de la verticalité du pouvoir : celui de la femme étant de procréer, celui de l’homme est de transmettre son pouvoir à un fils. La fratrie d’Antigone et sa tragédie en témoignent, reprenant le même schéma que dans la mythologie égyptienne (deux frères Osiris et Seth, et deux sœurs Isis et Nephtys) ainsi que, dans le Coran, avec Kabil, Habil et leurs jumelles.154 1 : L’interprétation freudienne des écrits de Sophocle. Elle aussi a tendance à laisser invisible la moitié de l’humanité. Dans le cadre de ses tragédies, l’histoire racontée par Sophocle, dans ses œuvres Œdipe Roi et Antigone, pose tous les aspects psychologiques des relations humaines dans leur dimension symbo-

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Citons aussi Numitor et Amulius, fils du roi d’Albe chez les Étrusques ; Romulus et Remus chez les Romains.

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lique. En essayant de déjouer l’oracle, les différents acteurs n’ont fait que l’accomplir. Il y a bien longtemps, Thèbes était gouvernée par le roi Laïos et la reine Jocaste. Ils n’avaient pas d’enfant et, soucieux de la succession, ils interrogèrent l’oracle de Delphes. La prédiction fut horrible : « Il te naîtra un fils et avec lui le malheur s’abattra sur le palais. Tu mourras de ses mains. » Bien que désespérée, la reine tomba effectivement enceinte. Laïos ne voulut même pas voir l’enfant et ordonna à un vieux berger de l’abandonner aux bêtes sauvages dans la montagne. Pris de pitié, celui-ci le confia en secret à un berger du roi de Corinthe. Ce roi n’avait pas non plus d’héritier. Apprenant l’arrivée de cet enfant, il l’adopta en gardant le secret sur les origines de sa filiation. Devenu jeune adulte, lors d’une fête au palais, les esprits s’échauffèrent sous l’effet de la boisson. Œdipe voulant apaiser les tensions, on lui rétorqua « on en a assez de ta superbe. Seuls les dieux savent de qui tu es le fils, sûrement pas celui de notre roi ! » Œdipe fut troublé d’une étrange pensée et le doute sur ses origines ne le quitta plus malgré les réassurances du roi et de la reine. Il alla à Delphes consulter l’oracle qui lui dit : « Fuis ton père ! Si tu le rencontres, tu le tueras de tes mains et tu épouseras ta mère ! » Horrifié, Œdipe ne retourne pas à Corinthe et se condamne à l’errance à travers des contrées inconnues. Un jour, à la croisée des chemins, un conducteur de char impatient le bouscula. Œdipe ne se laissa pas faire et le jeta à bas du char qui transportait un riche passager. Celui-ci rentra dans une grande colère et voulu le frapper. Œdipe se sentant menacé fut plus rapide que lui et le tua, laissant le conducteur s’enfuir de peur. Fortement déprimé de cet événement et las de son errance, il se mit en quête d’une cité où se poser. Arrivant près des murailles de Thèbes, il apprit qu’un sphinx s’était posté sur les rochers à l’entrée de la ville obligeant chaque jour un habitant de Thèbes à répondre à une énigme pour libérer la ville d’un mauvais sort. Sans bonne réponse, il était précipité dans l’abîme. La cité était en pleine effervescence depuis que la rumeur se propageait que le roi Laïos avait été tué par des bandits de grand chemin. Il était parti 147

consulter l’oracle de Delphes pour délivrer son royaume d’un destin funeste, laissant à Créon, frère de Jocaste, la régence du pouvoir. Œdipe alla trouver Créon offrant ses services pour délivrer Thèbes du sphinx. Le fils de Créon ayant été précipité dans l’abîme, il honora son courage et lui promit le trône s’il résolvait l’énigme. C’est ainsi que le destin s’accomplit à l’insu de tous. Parce qu’Œdipe trouva la réponse à l’énigme, il devint roi de Thèbes. Jocaste en tant que reine ne pouvait que s’offrir en épouse légitime pour assurer la descendance. Et ils régnèrent avec bonheur et justice durant toute l’enfance de leurs quatre enfants. Puis un jour, la peste s’abattit sur Thèbes. Créon consulta l’oracle : « Les dieux sont courroucés, car le meurtrier de Laïos est dans vos murs. Tant qu’il ne sera pas puni, vous ne serez pas débarrassés du fléau. » Œdipe fit venir le vieux Tirésias, aveugle mais doué du don de prophétie et de voyance. Avec insistance, Œdipe lui arracha son secret et dut affronter la révélation de la vérité. Être le père et en même temps le demi-frère de ses propres enfants : Antigone, Ismène, Polynice et Étéocle. Œdipe roi s’achève sur le suicide de Jocaste et l’exil d’Œdipe mutilé après s’être crevé les yeux. Sa fille, Antigone, par fidélité, suit son père dans son exil pour le guider après son auto-aveuglement. Après la disgrâce d’Œdipe, Créon assure de nouveau la régence sur Thèbes. Il décide que les deux fils de Jocaste doivent régner sur Thèbes, un an en alternance chacun. Mais après un an de règne, Étéocle refuse de laisser le pouvoir à son frère. Polynice lève alors une armée contre lui en faisant alliance avec des cités voisines. Au cours du combat, les deux frères s’entretuent. Créon reprend le pouvoir et offre à la dépouille d’Étéocle de grandes funérailles, interdisant au corps de Polynice toute sépulture, l’accusant de trahison pour avoir attaqué Thèbes. Laissant son âme errante, Polynice ne pourra gagner le monde de l’au-delà. Antigone décide de braver l’interdit de Créon et d’accomplir ce qu’elle estime être son devoir religieux même aux dépens de sa vie. Confrontée à son oncle, elle lui tient tête en affirmant l’illégitimité de l’édit royal, se réclamant des lois divines, non écrites et éternelles. 148

Dans ce récit, les relations fraternelles sont aux croisements d’une inscription verticale et d’une inscription horizontale : inscription verticale dans le collectif (soumise aux décisions parentales) et inscription horizontale individuelle qui s’y opposent. Étéocle, bien que s’étant opposé à son oncle en ne cédant pas le pouvoir à son frère, a le droit aux honneurs et Antigone s’opposant à Créon pour les funérailles de Polynice est condamnée à mort. Le croisement de ces deux inscriptions induit un rapport à la mort : par la rivalité fraternelle pour le masculin ou par le sacrificiel pour le féminin qui choisit la généalogie divine. L’idée freudienne du complexe d’œdipe a recouvert les liens fraternels, les laissant à l’arrière-plan. Pourtant, ces liens fraternels prennent une valeur ultime pour Antigone et la conduisent finalement au sacrifice, car « un frère ne peut plus être engendré » !155 La conduite d’Antigone est dans le prolongement de celle de sa mère, Jocaste. Elle assume son intransigeance et son contre-pouvoir face à Créon en se référant à la généalogie divine. Elle sacrifie sa féminité de procréation prise dans la tragédie de Jocaste, sa mère. La relation fraternelle entre Polynice et Étéocle semble se fonder sur la rivalité classique : vouloir le pouvoir sans partage. Mais, en réalité, l’origine de cette violence s’articule autour du présage de la violence de l’Infantile avant même la conception d’Œdipe. Cette répétition de rivalité engendre la mort commune des deux frères après la malédiction d’Œdipe et le suicide de Jocaste. Ni l’un ni l’autre ne peuvent soutenir un rôle de parent face à leurs enfants devenus adultes. Œdipe ne peut que fuir à ce moment-là sa filiation face à ses fils qui sont ses demi-frères et il laisse ses filles (le féminin) prendre la place du parental idéalisé. C’est Antigone qui s’inscrit dans une place de soutien à l’exil du père et qui se porte garante de l’au-delà du frère pour ne pas désunir la famille. 155

« Mon mari s’il est mort, j’en prendrais un nouveau, Si je perds un enfant, j’en ferais un autre d’un autre homme. Maintenant que ma mère et mon père sont pris par Charon, un frère ne peut plus être engendré. » Sophocle, Antigone (901904).

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Antigone vit son propre drame, pas tellement à cause de son désir de faire son devoir, mais parce qu’elle veut préserver les liens originels de sa famille et notamment de ses frères morts. Identifiée à la mort de ses frères Polynice et Étéocle, elle choisit l’amour fraternel dans l’au-delà. Selon l’approche transgénérationnelle, Antigone-sœur céleste paie alors du sacrifice de sa vie de femme et de mère terrestre, la sauvegarde de sa loyauté à la famille. Ismène, quant à elle, semble incarner la femme terrestre soucieuse d’une descendance pour régner sur Thèbes. Elle est celle de la fratrie qui échappe au destin fraternel et la seule à évoquer la question de l’identité sexuelle. C’est elle qui tente de maintenir les liens : elle se déplace et apporte les messages des uns et des autres. Tour à tour, elle reprend à son compte la culpabilité, l’autorité ou le devoir de chacun ; son identification aux autres serait de type incestuel par trop d’empathie contradictoire. Sous un autre point de vue, Ismène semble perdue dans une hiérarchie de loyautés qu’elle tente de gérer dans une alternance de loyautés successives. La place donnée à Œdipe par Freud pour illustrer le complexe de castration est passée à la postérité de façon caricaturale du fait de sa vulgarisation (meurtre du père et désir de la mère). Mais le fil rouge du récit de Sophocle concerne plutôt la question du devoir. « Lire Sophocle, lire Freud, découvrir cette étonnante vérité : nul n’échappe à l’Oracle, nul n’échappe au Désir. Pas plus Jocaste… » 156 Le désir de Jocaste est d’accomplir son devoir, le propre de la femme. De ce couple incestueux (par devoir) vont naître quatre enfants sans l’intervention de l’Oracle. Le devoir propre à la femme se poursuit avec Antigone : le devoir de donner une sépulture à son frère. La femme n’échappe pas à son devoir alors que les hommes, eux, ne cessent de s’entretuer pour garder un pouvoir que chacun croit détenir d’en haut. Le devoir d’Étéocle aurait été de tenir

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Les enfants de Jocaste, l’empreinte de la mère. Christiane Olivier, Éditions

Denoël-Gonthier, 1980.

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l’engagement pris avec son oncle Créon : laisser le pouvoir à son frère après un an de règne. Que ce soit Jocaste ou que ce soit Antigone, le rôle de la femme est de garantir la qualité de la transmission : donner un héritier au pouvoir, donner une sépulture à un frère. Jocaste se doit de concevoir un descendant au roi qui occupe le trône depuis qu’il a résolu l’énigme du Sphinx157, relevant ainsi Thèbes de sa déchéance. À noter qu’avec Laïos, Jocaste était impuissante à enfanter. C’est l’intervention de l’Oracle qui lève la stérilité malgré les avertissements sur les menaces de l’Infantile : il tuera le père et épousera la mère. Le scénario est composé en partie d’ingrédients identiques à celui d’Abraham et de Sarah, mais leurs déroulements respectifs diffèrent. Eux non plus ne pouvaient avoir d’enfants. Eux aussi ont eu une descendance sur l’intervention de l’Oracle. Dans le récit biblique, aussi, les demi-frères, Ismaïl et Isaac, incarnent une lutte à mort pour affirmer un pouvoir hégémonique. La descendance de Jocaste avec Œdipe reprend le modèle de fratrie tel qu’il est présenté dans la mythologie égyptienne : deux filles et deux garçons (fratrie qu’on retrouve aussi dans le Coran). Le rôle des deux féminins trouve une correspondance : Antigone comme Nephtys représentent le féminin de l’au-delà, responsable du passage dans l’autre monde ; Ismène comme Isis représentent le féminin terrestre. Quant aux deux frères, Polynice et Étéocle comme Osiris et Seth, comme Caïn et Abel, leur rivalité au sujet du pouvoir phallique est mortelle. Créon n’incarne que la loi terrestre alors que le double féminin Antigone-Ismène se répartit les rôles : Antigone, en assurant le passage de son frère défunt dans l’au-delà, incarne le pouvoir céleste et Ismène, seule survivante, devra poursuivre la transmission du pouvoir terrestre. L’homme croit choisir alors qu’il ne fait qu’obéir à la contrainte de la procréation détenue par la femme : la puissance de

Qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes à midi et à trois pattes le soir ? La bipédie de l’humanisation commence par l’animalité et demeure fragile.

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maternité incarnante de la femme pour lui donner un héritier. Eve, Sarah, Jocaste sont des images de Femmes-Mère des origines, détenant un pouvoir tyrannique qui tient sous son emprise ses fils et ses filles158. Elles ont mangé du fruit de l’arbre de la connaissance, celle de la création. Ce pouvoir qu’elles détiennent leur vient de la prophétie : un oracle qui à chaque fois prédit de la douleur et du tragique. Pour répondre aux droits humains de chaque individu, femme ou homme, nous devons non seulement nous affranchir du lien au père des origines mais également à la mère des origines : résoudre notre complexe de Jocaste. Ainsi nous pouvons accéder à notre bisexualité psychique pour libérer notre pouvoir de création, pas seulement de production ou de procréation. Sans la résolution du complexe de Jocaste, la création d’outils nous augmentant (les outils numériques connectés en particulier) risque de n’être pensée que pour promouvoir efficacement une consommation de masse. De même, la création de figurations (donnant toute sa place à l’art éphémère) poursuit ce que le genre Homo avait débuté au paléolithique mais en se souciant de sa valeur matérielle et du pouvoir qu’elle exerce sur autrui. 2 : L’interprétation du mythe de Narcisse Là encore, il s’agit de ne pas laisser de côté la moitié de l’humanité. Le masculin et le féminin sont neurologiquement indissociables. Ils se réfléchissent l’un dans l’autre. Psyché veut dire aussi miroir. Elle renvoie au mythe de Narcisse. Comme tous les grands récits qui ont fait l’objet de transcriptions écrites successives (version de Parthénios de Nicée, 50 av. J-C, des Métamorphoses d’Ovide, de Pausanias au IIème siècle), celui concernant Narcisse provient probablement d’une transmission orale qui remonte à une temporalité abyssale, celle des origines du langage. La préhistoire amène à considérer que l’évolution d’une langue n’est pas compréhensible à partir d’une causalité linéaire. La 158

D’une certaine façon, c’est la reprise du mythe de Pandore.

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méthode bayésienne basée sur un modèle de déterminisme chaotique tente d’approcher différentes interprétations à partir des premières émergences de mentalisation dès le paléolithique moyen, une protosymbolisation. L’hypothèse de la nursery de Bruniquel revient à considérer que les premiers Narcisses (fleurs) sont des Néandertaliennes se découvrant capable de mettre au monde du masculin : le féminin regardant le masculin. Des millénaires plus tard, à l’âge du bronze, la suprématie du patriarcat est bien installée. Narcisse est devenu un chasseur originaire de Béotie, fils de la nymphe Liriope, violée par le dieu fleuve Céphise. Selon les versions des auteurs, plusieurs complexes psychiques peuvent être interprétés. Le complexe de castration vis-à-vis de l’homosexualité pour le récit de Parthénios ; le complexe œdipien pour Ovide dans la mesure où il fait de la nymphe Écho, une mère incestueuse (complexe de Jocaste) puisqu’Ovide substitue Narcisse à Œdipe ; et le complexe adelphique pour le récit de Pausanias, Narcisse étant amoureux de sa sœur jumelle, son double féminin. En fonction du rôle qu’on fait jouer à la nymphe Écho, le conflit de séduction entre le féminin et le masculin se joue à plusieurs niveaux. Une version dit que toutes les nymphes (dont Écho) étaient charmées par la beauté de Narcisse. Mais, celui-ci étant insensible à leurs avances amoureuses, elles demandèrent vengeance : quand Narcisse se pencherait vers une fontaine pour se désaltérer, il serait séduit par le reflet de sa propre image et se laisserait mourir de langueur dans cette contemplation de lui-même. À l’endroit où il tomba naquit la fleur qui porte son nom. Les autres versions mettent en scène Héra, épouse et sœur de Zeus, déesse du mariage et de la famille. Elle accuse Écho de chercher à séduire par la beauté de sa voix son époux qu’elle sait infidèle. Il y a des récits où Héra prive la nymphe de sa parole en la réduisant au seul écho de la parole de l’autre… D’autres où le châtiment d’Héra est de rendre Écho invisible, réduisant sa présence à sa seule voix, toujours aussi sublime, mais désincarnée ! À partir de là, les récits divergent aussi pour savoir qui est amoureux de qui : Écho de Narcisse dans la première version, Narcisse 153

d’Écho dans la deuxième version. Ma préférence va à la seconde version : le regard amoureux de la voix. Même si Écho est amoureuse de la beauté de Narcisse, comment Écho pourrait-elle partager cet amour sans être incarnée ? Le miroir de l’écoute conjugué au miroir de la vue ! Dialoguer avec des professionnels de la psyché consiste souvent en un face-à-face avec un narrateur qui a préparé son intervention. Cela m’a souvent laissé perplexe si les arguments des auditeurs sont d’ordre « cognitif » : être d’accord ou ne pas être d’accord ! D’un point de vue affectif on dirait plutôt être en accord avec le propos ou au contraire sentant que le propos nous désaccorde, il nous questionne sur une nouvelle harmonie. « Je me reconnais ou je ne me reconnais pas dans ce que tu viens de dire ». Qui Narcisse contemple-t-il dans le reflet que lui renvoie l’eau du lac ? Si Narcisse est tombé amoureux de la voix sublime d’Écho, il a un besoin éperdu de trouver le visage à qui appartient cette voix. Son reflet dans l’eau du lac lui fait croire un instant qu’il a enfin trouvé sa complétude, son double féminin. René Kaës nomme « complexe fraternel » (adelphique) ce qui en chacun de nous est « frère et sœur ». Ce complexe aborde le double narcissique et la question de la bisexualité psychique. Pour René Kaës, la mythologie nous avertit du piège si l’altérité n’est pas reconnue : un Narcisse inconsolable de la désincarnation de sa sœur jumelle ? Comme Narcisse avait été à sa naissance l’objet d’une prophétie du devin Tirésias : « Narcisse vivra très vieux à condition qu’il ne se regarde jamais », le destin s’accomplit mais pas pour la raison invoquée. Narcisse a cru voir Écho alors que ce n’était que son image. Quand il le réalise, malgré les tentatives de consolation de la nymphe, Narcisse désespéré par un amour impossible se plante un poignard dans le cœur !

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3 : L’interprétation d’un narcissisme primaire par Heidegger Dans Être et Temps, rappelons qu’Heidegger se livre à une analyse existentielle de l’Être majuscule en explorant notre « impensé occidental ». Il remet en question l’édifice ontologique construit sur le mythe de Narcisse que la métaphysique grecque a enraciné dans notre culture : la nature réflexive de notre identité à partir d’un autrui qui nous ressemble, un autre nous-mêmes. Pour Heidegger, l’Être majuscule semble ne pas renvoyer à de l’humain mais à de l’être pur qui modifie la structure même de notre pensée de l’expérience jusque-là conditionnée par la philosophie, de Platon à Kant en passant par Aristote. Les expériences éprouvées de l’Être majuscule deviennent pour Heidegger des existentiaux, terme par lequel il prétend exprimer la relation de l’Être-là à son environnement, le fameux Dasein. Un entretien réalisé en 1966, qu’il considérait comme son testament métapolitique est resté secret et n’a été publié selon son vœu que dans la semaine suivant sa mort, sous un titre messianique : « Seul un Dieu peut encore nous sauver ». Que la pensée d’Heidegger, qui dénonce le déclin de l’Occident et de son idéologie universaliste qui conduit à vouloir européaniser le reste du monde, se soit retournée contre lui ne fait plus vraiment débat. Cela n’enlève rien à l’importance de cette prise de conscience du Dasein, à condition de ne pas le réserver à une élite. En optant pour une référence unique au Dasein, Heidegger dans son for intérieur (son journal intime) n’en vient-il pas à déshumaniser sa pensée ? Pour lui, la pensée authentique n’est pas compréhension résultant d’une réflexion, d’un processus, c’est un état. Elle n’est pas non plus théorie, encore moins tradition socratique du dialogue et du savoir de l’ignorance. Il fait table rase du passé. Son éprouvé identitaire ne se référence plus à l’humain avant lui mais à une essence immanente telle que Husserl a pu l’aborder dans sa phénoménologie transcendantale alors même qu’il le lui reprochait. En se l’appropriant, Heidegger se démarque de l’humain ordinaire et encore plus de l’humain qui lui est étranger. Son Dasein, son « être suprême », est réservé à une élite d’hommes qui à la différence des 155

autres ne seraient pas intéressés par toutes les considérations bassement matérielles centrées sur le profit qu’Heidegger dit mépriser. C’est peut-être là que réside la Banalité de Heidegger, titre du livre de Jean-Luc Nancy. Pour ce dernier, « Heidegger étant pris dans la banalité désolante et désastreuse du monde qu’il fustige, il s’éloigne de l’être substantiel pour magnifier un être sursubstantiel coupé de toute origine, un nouvel absolu. » En 1933, les neurosciences n’ont pas encore démontré que le néocortex étant bicéphale, il est donc bigenré. Narcisse n’a pas encore reconnu le féminin en lui. Mais Heidegger a bien été amoureux de son élève Hannah Arendt. En 1933, le clivage entre la Culture et la Pensée allaient déshumaniser le monde des Sapiens. Saurons-nous réconcilier la dialectique des couples pour rencontrer l’Altérité ? Écho et Narcisse sont deux figurations en miroir qui se font face, reflet du son acoustique et reflet de l’image lumineuse ; le reflet du féminin venant faire émulsion avec le reflet du masculin ne fait que renvoyer de l’indicible à figurer. En -176 000, le reflet des yeux et des sons entre les mères et leurs petits pourrait être à l’origine des gravures et des peintures 150 000 ans plus tard. C’est parce que je ne me reconnais pas dans ce que tu dis ou que tu écris que j’ai des choses à y découvrir… C’est parce que ton altérité étrange se reflète dans la mienne que je ne me reconnais pas. À ton insu tu me dévoiles et je me découvre ! » Wajdi Mouawad écrit dans Ciels, le dernier tome de sa tétralogie « Le sang des promesses » que la vérité appartient aux démons, car eux savent ce qu’ils disent tandis que les anges disent ce qu’ils savent. Dit encore autrement, les démons ne disent pas ce qu’ils savent et les anges ne savent pas ce qu’ils disent… Se méfier de la vérité : l’enfer me ment !

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C’est le chant des langues et des mots qui laissent la porte ouverte à toutes les autres hypothèses. Pour autant la langue peut se retourner contre nous et nous déshumaniser. Yuval Noah Harari159, dans son livre traduit en français en 2015, Sapiens, Une brève histoire de l’humanité dans un style souvent humoristique, fait l’autocritique de notre évolution d’Homo sapiens sapiens, redondance d’ailleurs qu’il n’utilise pas, compte tenu du consensus actuel qui classe Homo neanderthalensis et Homo sapiens dans deux espèces génétiquement séparées du genre humain, rendant inutile la dénomination trinominale. Rappelons que « sapiens » étant un adjectif latin signifiant « intelligent, sage, raisonnable, prudent », nous avons volontairement choisi au cours de notre essai de garder au contraire cette dénomination trinominale ; et ce, pour plusieurs raisons. Yuval Noah Harari écrit : « un sophisme commun est d’imaginer une ascendance linéaire avec l’Homo ergaster qui engendre erectus qui engendre néandertal qui lui-même mène à nous. Ce modèle linéaire donne l’impression fausse qu’à tout moment un seul type d’humain aurait habité la Terre… » Or, il nous explique bien que deux espèces différentes au sein d’un même genre qui appartient à un groupe plus large appelé famille, peuvent se croiser sexuellement en donnant des rejetons stériles ou parfois féconds. « Homo sapiens appartient lui aussi à une famille […] mais il a longtemps préféré se croire à part des autres animaux : un orphelin sans famille, privé de frères et sœurs et de cousins et, surtout sans parents. Or, ce n’est pas le cas. Qu’on le veuille ou non, nous sommes membres d’une grande famille particulièrement tapageuse : celle des grands singes. Parmi nos plus

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Professeur d’histoire à l’université hébraïque de Jérusalem et écrivain ( Homo

Deus, une brève histoire de l’avenir, 2015).

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proches parents vivants figurent les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outangs […] « Homo sapiens a caché un secret encore plus dérangeant […] nous avions aussi jadis bon nombre de frères et sœurs. Nous avons pris l’habitude de nous considérer comme les seuls humains parce que, au cours des 10 000 dernières années, notre espèce a bel et bien été la seule dans les parages. Pourtant, le sens réel du mot « humain » est « animal appartenant au genre Homo ». Le mystère Néandertal et l’évolution des Néandertaliens, bien adaptés au climat froid de l’Eurasie occidentale à l’âge glaciaire, conduit à considérer que l’adjectif « sapiens » leur convient tout autant qu’à l’autre espèce. Ils font quotidiennement du feu pour s’éclairer, se chauffer, se protéger et se nourrir. Ils construisent des relations sociales pour les unions et prennent soin des enfants, des malades et des infirmes. Ludovic Slimak confirme que la sensibilité de leur univers mental accueille les esprits du monde environnant. Entre voici deux millions d’années et 10 000 ans, le monde a hébergé, en même temps, plusieurs espèces humaines. Pour Harari, « il y a 100 000 ans, au moins six espèces d’hommes arpentaient la Terre ». L’autre raison, c’est que la dénomination trinominale Homo sapiens sapiens permet d’illustrer ce que l’auteur dénonce : la supériorité orgueilleuse de notre espèce. La redondance de notre intelligence a donné la suprématie à l’intellect au détriment de l’affect, rendant notre sagesse toute relative et nos comportements loin d’être toujours raisonnable. Notre espèce s’est hissée au sommet de la chaîne alimentaire […] sans que l’écosystème ait eu le temps de s’ajuster à la différence des grands prédateurs. La plupart sont des créatures majestueuses, pleines d’assurance […] Le Sapiens reste plein de peurs et d’angoisses quant à sa position, ce qui le rend tyrannique, cruel et dangereux pour les autres créatures. Pour expliquer l’extinction des Néandertaliens, la Théorie du métissage a été en partie confirmée par la carte du génome néan158

dertalien. Cependant, le faible pourcentage retrouvé dans le génome de sapiens par dilution génétique conforterait aussi « la Théorie du remplacement » des Néandertaliens par les Sapiens. Dans la continuité des positions défendues par Marylène Patou-Mathis, Homo néanderthalensis continu d’exister en chacun de nous par ce pourcentage variable de son génome. Par contre, c’est la civilisation et la culture du Châtelperronien qui a disparu, remplacée par la culture de l’Aurignacien des sapiens. Le terme consacré est la colonisation des Néandertals par les Sapiens : le peuplement et l’occupation d’un espace sont des enjeux majeurs à l’origine de la géopolitique mondiale. Pièce centrale de la Grande Histoire, la colonisation160 désigne la conquête de territoires par domination sur la population préexistante. La tolérance n’étant pas une marque de fabrique du Sapiens… et malgré quelques rapports sexuels féconds entre les deux genres Homo, la relation de domination peut expliquer la chute démographique des Néandertaliens. Pour Marylène Patou-Mathis, il est probable que dès – 50 000 ans, le taux de natalité néandertalienne soit en baisse. Indépendamment de la mortalité infantile et des femmes en couche, la chute de la reproduction peut s’expliquer aussi par le stress lié à l’arrivée des Sapiens sur leur territoire. Le stress ne favorise pas un accouplement harmonieux. Par contre un accouplement forcé entre un Sapiens et une Néandertale est une probabilité. Si on se réfère au film-documentaire réalisé par Thomas Cirotteau et Éric Pincas, Lady Sapiens est décrite plutôt attirante, à la peau bronzée, au corps musclé et aux yeux bleus. Sachant que le physique des néandertaliens est moins avantageux, on peut imagi-

On peut comprendre que par analogie, Nicole Rœlens publie un Manifeste pour la décolonisation de l’humanité femelle, dénonçant le système de recoloni-

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sation perpétuelle qui se reconduit d’une génération à l’autre. L’engrenage se met en place à chaque naissance par le retournement contre les femmes de leur puissance d’enfantement. C’est encore ce qu’il convient de nommer « le complexe de Jocaste ».

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ner un Roméo néandertalien amoureux d’une Juliette sapiens. Ludovic Slimak fouille depuis 1998 la Grotte Mandrin, “… un des rares sites européens ayant pu conserver les traces à la fois des derniers néandertaliens et des premiers hommes modernes […] moment singulier d’inflexions d’humanités. Sur le terrain sont un jour apparus deux objets : une pointe moustérienne taillée dans un silex noir (Roméo), tout à fait classique de cette industrie néandertalienne et une lamelle blanche (Juliette) dont l’analyse permettait de démontrer qu’elle avait indubitablement été produite par un homme moderne (ou une femme moderne). Ces deux objets apparurent à la fouille en contact direct. Voilà l’image d’un contact physique, témoignage intéressant mais qu’il est impossible d’interpréter aisément.” À moins de s’autoriser à une interprétation romantique et poétique. La mythologie de la rivalité entre familles peut avoir débuté dès le paléolithique. Les parents de la Juliette sapiens n’ont pas dû accueillir la famille de Roméo très favorablement, mais plutôt en les réduisant à différentes formes de soumissions par supériorité présumée de race : l’efficacité du pragmatisme sapiens, en adaptant l’environnement à ses besoins, l’a emporté sur la rêverie plus contemplative de néandertale soucieux de s’adapter à son milieu en l’habitant. En reprenant les études du neurophysiologiste Alain Berthoz (voir p.25) sur les allers-retours entre l’activité mentale de survivance caractérisée par la rationalité, et l’activité mentale de rêverie par défaut, on peut faire l’hypothèse que le genre sapiens a privilégié le premier mode de pensée. Son paléo symbolisme de départ s’est développé vers le rationalisme. Le mode de pensée par devoir a progressivement pris le dessus sur le mode de pensée par défaut de la rêverie imaginaire. Pourtant, ce mode de pensée était détenteur de sens pour rendre supportable l’éphémère de l’existence. Néandertal serait resté dans ce mode de pensée chamanique d’où sa rencontre avec Sapiens qui aurait pu conduire à une forme d’esclavagisme. Écrasé par l’efficacité utilitaire des Sapiens dans 160

cette période de réchauffement climatique, le chamanisme hétérarchique des Néandertaliens n’était plus force de cohésion et d’équilibre comme au temps de la glaciation.161 La domination des Sapiens a conduit à le remplacer par le chamanisme hiérarchique, amenant à l’extermination de l’étranger en soi : la fameuse altérité si difficile à éprouver à l’intérieur et si facile à projeter à l’extérieur. L’auteur israélien « s’amuse » à imaginer ce que serait devenue l’Histoire de l’humanité et des récits de la genèse, si différentes espèces d’hommes avaient cohabité. Peut-être qu’Adam, dont la pomme de l’arbre est restée en travers de sa gorge, arrêterait d’en cracher les pépins. Sans frères et sœurs, sans cousins, il nous est plus facile de nous imaginer comme la quintessence de la création, séparée du reste du monde animal par un gouffre béant. « Le narcissisme des petites différences »162 était déjà à l’œuvre : Néandertal était trop familier pour feindre de l’ignorer, trop différent pour qu’on le tolère. Mais l’auteur se demande pourquoi les Néandertaliens, robustes, résistants au froid et malins, n’ont pu résister à notre « colonisation ». Si « le débat continue de faire rage », la réponse la plus probable est la chose même qui rend le débat possible : le langage unique de Sapiens qui a conquis le monde. Là où Néandertal privilégiait le savoir-être, Sapiens privilégiait le savoir-dire. C’est là le paradoxe de notre évolution de Sapiens. En introduisant une nouvelle langue, l’Arbre de la Connaissance a été radicalement modifié. Certes, il y a un langage informatif utilisant une communication formelle, mais les Néandertaliens comme les Sapiens utilisaient aussi un langage intuitif utilisant une communi161

Le seul pourtant à situer les productions mentales du paléocortex comme essentielles à l’équilibre de nos existences. L’horizontalité nécessaire à sauvegarder entre les deux hémisphères du néocortex n’est possible que si le paléocortex joue le même rôle que la quille d’un bateau pour amortir le roulis et le tangage ressentis sur le pont du navire. 162 Concept utilisé par Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation.

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cation informelle. La langue des émotions et des sentiments qui se jouent au sein d’un groupe d’appartenance n’est pas la langue du visible, mais celle du perceptible, souvent invisible pour les yeux… C’est la langue d’un possible, d’un probable, d’une hypothèse ; une interprétation forcément souple et réversible, jamais stable, si bien qu’on peut bavarder en permanence pour disserter sur les relations des autres… palabrer des heures d’affilée… théorie du commérage qui se retrouve aujourd’hui dans les mails, les SMS, les réseaux sociaux et les informations en continu. Le langage intuitif des Sapiens a évolué avec une intentionnalité opposée à celle des Néandertaliens : s’en servir pour asseoir son pouvoir sur les autres. C’est ainsi qu’il a été capté par les promoteurs d’un chamanisme hiérarchique contrôlant ainsi l’imaginaire des individus. Les propagateurs de rumeurs sont à l’origine du pouvoir de la manipulation et de la croyance… La caractéristique véritablement unique de notre langage, c’est la capacité de transmettre des informations sur des « choses » qui n’existent pas (ou du moins qui n’existent que dans un imaginaire) créant, par adhésion, un collectif qui répond au besoin d’appartenance… Mais les chimpanzés ont aussi des instincts sociaux à condition que le groupe ne soit pas trop grand, entre 20 et 50 individus. Au début, les groupes humains n’étaient adaptés que pour de petites communautés d’intimes. La recherche sociologique a montré que la taille « naturelle » maximale d’un groupe lié par le commérage est d’environ 150 individus. Ce groupe peut fonctionner sur la base de relations émotionnelles avec un minimum de discipline formelle. Les dominants étant les protecteurs des dominés. Le passage de ce seuil critique de 150 individus pour finalement fonder des cités puis des empires réside probablement dans l’apparition de la fiction. Un grand nombre d’individus peut coopérer avec succès en croyant à des mythes communs créant un imaginaire collectif… il en va ainsi des frontières attribuées à une nation, de la valeur monétaire des choses et des services, des lois et de la justice. Pour l’auteur, les hommes d’affaires et les juristes modernes sont en fait de puissants sorciers. Entre eux et les chamans tribaux, 162

la principale différence est que leurs histoires sont encore plus étranges. Il cite l’exemple des sociétés anonymes à responsabilité limitée (SARL) qui sont des entités juridiques sans corps… qui au cours des derniers siècles sont devenues les principaux acteurs de l’arène économique. Il a suffi pour convaincre des millions de gens au bien-fondé de ces structures fictives qu’elles produisent du profit et des biens matériels amenant des millions d’individus à travailler pour elles et à consommer, tout en croyant à un vivre mieux puisque c’est ce que le groupe véhicule collectivement. Sapiens s’est construit une réalité imaginaire. Contrairement au mensonge, une réalité imaginaire est une chose à laquelle tout le monde croit. Tant que cette croyance commune persiste, la réalité imaginaire exerce une force dans le monde. Très probablement le sculpteur de la figuration à corps humain et à tête de lion retrouvée dans la grotte de Stadel (statuette en ivoire de -32 000 BP, Allemagne) pouvait sincèrement croire à l’esprit tutélaire du lionhomme. Depuis la Révolution Cognitive, les Sapiens ont donc vécu dans une double réalité : la réalité objective d’un côté, celle des rivières, des arbres et des lions, et la réalité imaginaire de l’autre, celle des dieux, des nations, de la valeur de l’argent et des valeurs (si relatives suivant les sociétés) de la justice, de la liberté et de la santé. 163

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Ce que nous apprend l’étude de la mythologie, c’est qu’Homo sapiens est une espèce affabulatrice qui croit dans ses mensonges. La témérité des déplacements sur la surface des terres émergées en fait de véritables expéditions. Face aux obstacles physiques et imaginaires, la croyance dans des récits symboliques d’actes héroïques pouvait les accompagner comme des « présences rassurantes », capables d’expliquer le monde pour le maîtriser. Pour les aventuriers sapiens quittant l’Afrique, la peur de l’inconnu a dû être moins forte que la pulsion de découverte et de domination. Le pouvoir investit dans les mythes pourrait avoir permis à nos ancêtres d’aller toujours plus loin pour conquérir de nouveau territoire. Cosmogonies, (p.294) Les Européens ont poursuivi la colonisation, non seulement persuadés de la suprématie de leurs connaissances mais aussi de leur croyance en un Dieu et se donnant pour mission, l’évangélisation des « sauvages ».

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La pulsion épistémophilique de notre espèce étant toujours d’actualité, elle menace maintenant notre survie et notre intelligence164. Yuval Noah Harari note que, dans des circonstances appropriées, les mythes peuvent changer très vite. En 1789, la population française en révolution abandonnait la croyance du droit divin des rois pour le mythe de la souveraineté du peuple. Cette souplesse d’adaptation ouvre une voie rapide à l’évolution culturelle, bien plus rapidement que l’évolution due aux mutations génétiques. La croyance d’un peuple élu, la croyance d’une race pure, d’une élite est un effet du miroir qui renvoie sapiens à sapiens. Le mystère des structures annulaires de la grotte de Bruniquel doit nous inciter à quitter notre superbe pour plus de modestie et réintégrer notre grande famille des êtres vivants sur la Terre. Faudra-t-il faire acte de repentance auprès de toutes ces civilisations que nous avons voulu convertir à nos croyances sans avoir pris le temps d’écouter leur sagesse ? Lorsqu’une fracture de la banquise sépare la jeune Uqsuralik de ses parents,165 commence alors pour elle, dans des conditions extrêmes, un parcours initiatique fait de la rencontre du réel, de l’imaginaire et du symbolique. Non seulement la jeune fille inuit survit aux épreuves, mais ce sont ces épreuves traversées, y compris celle de la folie, qui vont faire d’elle une femme-mère. « Les Inuits sont les descendants d’un peuple de chasseurs nomades se déployant dans l’Arctique depuis la nuit des temps […] Ce peuple n’avait d’autres ressources à sa survie que les animaux qu’il chassait, les pierres laissées libres par la terre gelée, les plantes et les baies poussant au soleil de minuit. Il partageait son territoire immense avec nombre d’animaux plus ou moins migrateurs, mais aussi avec les esprits et les 164 165

Déjà en concurrence avec l’Intelligence Artificielle. Bérengère Cournut, De pierre et d’os, Édition Le Tripode, 2020, (199 p.)

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éléments : l’eau sous toutes ses formes étant son univers constant et le vent entrant dans les oreilles et ressortant des gorges en souffles rauques étant la respiration du temps. Pour toutes les occasions, ce peuple avait des chants qu’accompagnait parfois le battement des tambours chamaniques. » La famille au sens Inuit est à géométrie variable mais la place de la Femme-mère-fille vient donner de la cohérence à notre hypothèse. Accueillie par la famille de son oncle, Uqsuralik est adoptée par la grand-mère (mère de l’épouse de l’oncle) Sauniq, qui est chamane. C’est elle qui sera la sage-femme lors de l’accouchement d’Uqsuralik et de la venue au monde de sa fille, Hila. « Sauniq accueille le nouveau-né entre ses mains. Avec sa paume, elle fixe vite son sexe, afin qu’il ne change pas, et enveloppe son corps dans plusieurs peaux […] Sauniq appelle le bébé par des petits noms que je n’entends pas… Sauniq entonne un chant qui sonne comme un ressac… Sauniq me redonne le bébé en disant : “Ta fille s’appelle Hila. C’est le nom du cosmos… et celui de ma mère !” Son visage rayonne comme celui d’une enfant […] J’ai maintenant une mère qui est également la fille de ma fille, et dont je suis ainsi la grandmère : nous sommes un cycle de vie à nous trois, et les autres se trouvent naturellement reliés à nous par leurs liens à Sauniq. Comme il n’y a pas d’homme dans notre maisonnée, je me suis remise à chasser. »

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Pour suivre le voyage… restons à l’affût Conclusion Laissons la parole aux poètes pour habiter notre nomadisme L’affût est un confinement librement consenti. Dans Anima du dramaturge libanais Wajdi Mouawad, « le monde est immobile tant que les humains se tiennent debout ». Mais dévoré par son appétit, l’homme devient sauvage. « J’ai pensé à ce que m’avait dit un vieil homme à propos de celui qui tue son propre totem. Tout se confond […] Animal il me protège quand humain il a voulu me détruire. » En fait, l’humain et l’animal sont indissociables du végétal ! « C’était comme en ma forêt quand j’entendais vibrer la douceur du ciel, ce présent si sublime offert en partage à tous les animaux. » (Anima) Dans Le poids du papillon, Erri De Luca, aborde la rencontre ultime d’une beauté sauvage entre l’animal et l’homme, avec entre eux, La Nature pour Raison. Face aux forces animales, l’instinct et la pulsion, c’est toujours La Nature qui aura le dernier mot. La Nature, c’est la puissance de ses intempéries, mais c’est aussi la délicatesse tragique de ses grains de sable et des effets du battement des ailes de papillon. Le poids du papillon est « cette plume ajoutée au poids des ans ». Voici comment Erri De Luca nous parle de cette Raison avec un grand R, raison qui échappe à la mesure mathématique de toute chose, y compris des troubles psychiques (marque de notre époque) : « L’hiver, l’homme doit seulement résister dans sa coquille. Il pense : aucune géométrie n’a calculé la forme de l’œuf. Pour le cercle, la sphère, il existe le pi grec, mais pour la figure parfaite de la vie, il n’existe pas de quadrature. Pendant les mois de blanc sur lui et tout autour, l’homme devient visionnaire. Avec le soleil dans ses paupières éblouies, la neige se transforme en bris de verre. Le corps et l’ombre dessinent le pro-

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nom “il”. L’homme sur la montagne est une syllabe dans le vocabulaire. » Renaud Ego conclut : « Conscience de soi et intuition de l’animation du monde se réfléchissent l’une l’autre à l’intérieur des tracés et, comme deux miroirs qui se font face, ils s’ensemencent de leurs propres reflets. Les tracés portent (en gestation peut-être) une première interrogation, une première question adressée à la vie, dans sa dimension phénoménale et intentionnelle, et ils sont l’acte où ce questionnement s’objective dans le visible. » Le Chant de la femelle Ovibos166 rappelle le temps où hommes et animaux partageaient le même langage, la même perception du monde. Il est dédié au monde animal, à notre mémoire ancienne, ainsi qu’aux pouvoirs incommensurables des femmes. Il nous surprend par la violence de l’infanticide, du féminicide et du parricide. « Naître ou mourir, cela est si proche… Les femelles le savent Qui naissent et meurent Comme chaque être vivant […] Donnent naissance à un, deux ou quatre petits Certains de ces êtres meurent, bien sûr Mais ils font leur part du voyage Personne ne les voit Personne ne les connaît Sauf leur mère qui, dans la nuit, Entend le souffle qui la traverse […] Une mère sait aussi que parfois Il faut tuer de ses propres muscles Ces petites choses, ces esprits faibles ou meurtris Les étouffer ou les enfouir dans la neige […] Les mâles croient être les seuls À se battre avec leurs crânes, avec leurs os Mais le bruit fracassant de leurs corps en bataille N’est que le souvenir d’une lutte plus ancienne Que chaque être mène avec le squelette maternel Dans cette bataille C’est à qui forcera le mieux Le désir et le passage Certains sortent en violence […] D’autres prennent le temps De s’extraire lentement Engourdis par la glace D’autres enfin renoncent d’eux-mêmes À venir jusqu’ici

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Bœuf musqué des régions polaires, à l’épaisse toison laineuse. Ce chant est rapporté par Bérengère Cournut à la fin de son roman De pierre et d’os.

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Tant il est doux de mourir Au sein de sa mère Plutôt que de froid et de faim Dans un clan qui ne peut vous nourrir […] Un veau musqué qui perd sa mère Est capable d’aller vers celui qui l’a tuée De s’en faire nourrir, de s’en faire aimer Il grandit à l’ombre de ce bourreau Jusqu’à ce que sa mère revienne en rêve Lui dicter sa vengeance.

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Addendum : À propos du livre de Ludovic Slimak : Néandertal nu.

Comprendre la créature humaine. Pour se nourrir de la connaissance intime d’un univers mental, encore faut — il le pénétrer ; et en premier lieu, pénétrer ses lieux de vie. Pour cela, il faut mettre les mains dans le cambouis ; le cambouis de la terre… « et ce sont ces taiseux-là qui ont ce cambouis sous les ongles, et qui ne cessent de gratter et d’interroger les restes abandonnés par la créature », qui restent perplexe devant l’indéfinissable nature de son humanité. (p.17) « Mais ces preuves de son existence passée ne s’adressent à nous qu’à la faveur d’une alchimie167 entre raison et imaginaire, dans les alambics de nos conceptions et de nos représentations, véritables cornues de nos théories… Et voici la créature… entre proximité et altérité. » (p.19) La rigueur de la démarche de cet anthropologue et son parcours de chercheur lui permettent de rendre à Néandertal son étrangeté en le mettant à nu, dépouillé de toutes nos projections de Sapiens : cet épouvantail mal affublé, qui n’est pas lui, mais nous. Cela fait vingt-neuf ans que Ludovic Slimak gratte la terre des sols encore hantés de sa présence. Bien qu’artisan remarquable, les objets créés qui ont été mis à jour, ne sont pas manufacturés et s’ils n’ont pas de dimension symbolique, c’est probablement parce que Néandertal n’en a pas besoin, ou que la symbolique est d’un autre ordre. « Fut-il creusé dans un coquillage, une dent ou un os, le premier trou néandertalien n’a simplement pas encore été découvert »168 (p.169)… « La quête d’un art néandertalien s’est trouvée confrontée au vide quasi sidéral du symbolisme néandertalien. Point de parure. Pas de grotte ornée. Pas de décors gravés. » (p.173) Seulement une double 167

« La rencontre organique avec les règnes animaux, végétaux et minéraux est une démarche alchimique ancienne », Sylvie Dallet, in « Identités singulière » (p. 11-12). 168 Dans le site de Krapina en Croatie, des serres d’aigles ont probablement été montées en collier, traduisant l’hétérogénéité de l’humanité néandertalienne en fonction des lieux et des époques.

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structure annulaire, construite il y a 176 500 ans, retrouvée dans une grotte à Bruniquel. Par ailleurs, « les armes paraissent remarquablement rares chez Néandertal » (p.2 08)… « La discrétion des armes en contexte néandertalien est assez sidérante »169 (p.210)… « Son approche ne peut-être qu’une expérience troublante, dérangeante, aux marges du monde, et durant laquelle il faut tenter de se frotter, un peu, à une liberté d’être et de penser… La source de cette fascination est celle d’une intelligence extérieure à l’homme. Une intelligence totale, possédant la pleine conscience de soi et de l’immense complexité de nos réalités matérielles. » Je partage la sidération et la fascination de Ludovic Slimak face à Néandertal. Cette sidération et cette fascination sont les éprouvés que j’ai eu devant le film documentaire sur le mystère néandertal de la découverte de Bruniquel. Je finissais d’écrire Le grand Confinement qui, en ces temps de pandémie, nous faisait revivre, souvent à notre insu, les trois grandes positions neuroaffectives du début de la vie. La position autistique des trois premiers mois durant lesquels le cerveau du bébé est le monde. Puis, la position schizoparanoïde dès que le cerveau devient capable de différencier un familier d’un étranger, à la recherche d’une satisfaction accessible. Le cerveau scinde le monde en deux (la schize) : l’agréable qu’il s’attribue, et le désagréable qu’il subit, et vis-à-vis duquel il cherche un bouc émissaire (la paranoïa). Confronté à l’impuissance, le cerveau de l’enfant lui fait éprouver la haine du monde. Après le “« je » est le monde” du nouveau-né, le “« je » de l’enfant hait le monde” qui le contrarie. Il faudra la présence du parental pour le faire entrer dans la troisième position, la position dépressive limite. Position dépressive puisqu’il s’agit pour l’enfant de perdre la toute-puissance exercée 169

Pour Antoine Balzeau, la découverte en 1995 sur le site de Schöningen, d’une dizaine de lances en bois et d’autres outils lithiques à côté de squelettes de chevaux qui avaient été dépecés a pu être datée par analyse isotopique aux alentours de -300 000 ans et prouve que certains Néandertal dans certains lieux, pouvaient être déjà des chasseurs avisés qui avaient par ailleurs une alimentation variée d’omnivore. (Ibid. p.45)

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sur l’adulte ; limite puisqu’il s’agit de montrer à l’enfant que la perte n’est pas totale, qu’il pourra acquérir des pouvoirs conjugués à des vouloirs et avec de l’aide. L’impuissance n’est pas l’impossible. Ces trois stades de maturité neuroaffective sont à l’origine de la naissance à la vie psychique d’un petit hominidé en voie d’humanisation. Comment ne pas être sidéré et fasciné de penser qu’il y a 176 000 ans, l’humanité néandertale allait rester collectivement dans la première position : elle est le monde et le monde est elle. Une harmonie avec l’environnement végétal et animal sans rivalité, sans recherche de pouvoir. Une cohabitation avec l’ensemble de la Nature sans possession. Lorsque cette façon d’habiter le monde est partagée par tous, l’individu n’a pas d’existence propre ; il est le groupe et le groupe est lui. La solidarité et l’entraide guident les relations. Il s’agit d’un autisme collectif impénétrable à une autre humanité conquérante comme celle de Sapiens. L’autisme de Sapiens est un autisme individuel. Fallait-il appeler cette première étape neuroaffective du nouveau-né, position autistique, entraînant tous les malentendus sur les troubles du spectre autistique au cours du développement de l’enfant ? On ne peut pas faire de cette position une pathologie (une souffrance) ou un handicap (une anomalie) quand elle est occupée collectivement par un groupe ou délibérément choisie par un individu pour se protéger du groupe. Est-ce notre modèle Sapiens sapiens qui, obligeant à entrer dans la connaissance d’un savoir imposé, fait que le groupe ne supporte pas la singularité de l’individu, qu’il en fait une anomalie tout en prônant une société des droits singuliers de l’homme ? L’usage du diagnostic « d’autisme » devrait être exclusivement réservé à ces troubles graves de connexions entre le cerveau, le corps et la sensorialité, dépistables dès la naissance, en lien avec des anomalies génétiques. Toutes les autres formes d’autismes rangées dans les syndromes d’Asperger sont des malentendus. Les communautés néandertaliennes semblent avoir vécu la phénoménologie d’Hegel, d’Husserl et le Dasein décrit par Heidegger : être le « là ». Une humanité naturelle qui n’avait pas besoin de rai173

son pure ni de porter des jugements. Seule compte une raison pratique à la survie de l’instant, l’instant faisant appel à la vie de l’environnement. Sapiens a suivi un autre chemin en entrant dans la réflexion ; réfléchir, c’est penser deux fois. Entrer dans la connaissance de la connaissance, dit Edgar Morin. À quel moment Sapiens est devenu Homo sapiens sapiens ? La sagesse de devoir être sage est devenue une tyrannie. C’est aussi entrer dans la solitude de l’individu avec le risque d’avoir l’angoisse d’être angoissé, d’avoir la souffrance de souffrir et la colère qu’aucun autre ne nous l’épargne. L’appartenance au groupe a protégé Néandertal de cette solitude dès sa naissance dans la nursery collective. On retrouve des analogies avec les peuples Inuit. « Les Inuits représentent aujourd’hui le peuple le plus boréal de la planète. Ils ont développé des technologies permettant de répondre efficacement à ces environnements extrêmes et assurant à leurs groupes un accès continu à des ressources alimentaires qui ne sont exploitées par aucune autre population sur terre… Ces connaissances peuvent être séculaires, sinon millénaires, et sont transmises par les mécanismes de la tradition orale s’enrichissant de génération en génération par une connaissance intime de leurs territoires. L’organisation du groupe, sa persistance, ses équilibres reposent sur des savoirs ancestraux empiriques, analytiques, déjà scientifiques dans leur expérimentation totale du monde. » (cf. Les Objets messagers de la pensée inuit, p.112) Pourtant, les Occidentaux ont souvent enfermé les Inuits dans des représentations d’une humanité archaïque, « enfantine » et réfractaire à tout changement. Il n’y a pas de « peuples enfants », rappelle Claude Lévi-Strauss.170 Les Objets Messagers de la Pensée Inuit, de Giulia Bogliolo Bruna, collection « Éthiques de la création », Institut Charles Cros/L’Harmattan, 2015, (229 pages).

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« Premiers colonisateurs du Groenland, les Vikings s’installèrent vers 980 sur la côte sud-ouest. Ils ont entretenu avec les autochtones des relations commerciales pendant cinq siècles. Or, le souvenir de ces interactions semble avoir été effacé

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Mais la référence à l’Infantile est complexe, et comme Ludovic Slimak, je ferai mienne cette pensée du peintre André Derain, un des fondateurs du fauvisme : « Ce qu’il faut, ce serait de rester éternellement jeune, éternellement enfant : on pourrait faire de belles choses toute la vie. Autrement, quand on se civilise, on devient une machine qui s’adapte très bien à la vie et c’est tout ! » (p.30) La créature est tapie en nos inconscients… Elle ne se plie à rien de ce qui nous est familier dans un univers où la différence, l’altérité, la classification sont devenues plus que jamais des sujets tabous, la créature ne peut être que subversive. (p.22) La créature serait-elle donc si éloignée de nous dans ses structures neuronales ? de la mémoire Inuit ou, du moins, significativement minoré […]. Au silence des mots, fait défi la voix des objets qui raconte l’histoire de ces contacts. (p.125) Puis les voyageurs européens dès 1534 avec Jacques Cartier (marchands aventuriers, morutiers, baleiniers puis missionnaires) dressent un portrait des Inuit à l’animalité toute puissante, stigmate par excellence de l’Autre […]. Le monstre est l’Autre, car il est la manifestation de l’angoisse épistémologique que l’Europe des dogmes prouve face à la non-ipséité. Dans une dialectique de séduction et de répulsion, du semblable et du dissemblable, l’Altérité esquimaude est indicible. L’Inuit peut-il être considéré par le Blanc comme une ipséité : “ce qui fait qu’un être est lui-même et non pas autre chose”. “De plus, ces ‘animaux humains’ en symbiose avec leur milieu sont perçus comme en deçà de la Culture, vivant sans civilité aucune […] selon une hiérarchie euro-centrée des valeurs qui érige la Chrétienté en parangon universel, ramenant à l’intérieur des concepts d’ordre humain, la Nature, créée à l’intention de l’Homme, car à l’image de Dieu. L’écart différentiel paraît si abyssal que l’animal intervient comme intermédiaire entre le paradigme de la Culture (civilisation euro-chrétienne) et une Nature primordiale qui comprend l’Autre et l’animal à la fois […] Au siècle des Lumières, les Esquimaux redeviennent, sous la plume des Encyclopédistes, le symbole d’une altérité extrême et irréductible, voire le paradigme d’une sauvagerie fantasmée qui ne cesse d’interpeller l’observateur sur leurs origines. Les ‘Gens du Nord’ seraient-ils des ‘brutes à figure humaine’ ou des primitifs attardés, pire des hommes dégénérés en voie d’animalisation ? Enfance ou crépuscule de l’humanité ? Race maudite ou humanité dégradée, fils d’Adam ou Préadamites ?” (p.45-54)

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Depuis plus de trente ans, comme Ludovic Slimak, j’ai les mains dans le cambouis : le cambouis des relations humaines quand elles sont sous l’emprise du moteur ; et le moteur, c’est le cerveau ou plutôt les trois cerveaux et les quatre cortex. Les psychés humaines sont d’une grande diversité singulière, mais toutes prennent naissance dans la complexité des premières connexions synaptiques, celles de l’attachement du petit à la fonction nourricière ; l’humanité de Néandertal, comme toutes les autres. Les soins parentaux sont arrivés tôt dans l’histoire évolutive du vivant. Néandertal est aussi une femme. Néandertale, comme toutes les femmes, a aussi été confrontée à la gestation, à l’accouchement, à la néoténie de son petit et à l’anticipation d’une mort prématurée possible. C’est face à l’Altérité que chaque humanité développe sa façon d’être au monde. À Bruniquel, il y a 176 000 ans, c’est ensemble que les mères ont porté l’Altérité sans chercher à la comprendre, donnant à la mort toute sa place dans la vie.171 L’humanité néandertalienne semble pouvoir se préoccuper de celui qui est fragile et handicapé quand c’est possible, mais pourrait aussi abréger son existence dans le cas où elle ne peut assurer sa survie, comme l’indique le Chant de la femelle Ovibos. La mort n’est pas un tabou parce que l’âme est présente. L’intime de Néandertal comprend l’étranger, l’inconnu, quelque chose qui le dépasse, qui vient d’ailleurs : une altérité radicale qui impose son obscure volonté. Néandertal ne cherche pas à s’y opposer, au contraire, il l’accomplit. Le rapport à l’enveloppe charnelle et au squelette pourrait bien ne pas faire de différence entre l’animal et un membre du

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Si loin, si proche. Quand le mort saisit encore le vif de Marika Moisseeff, édi-

tions FAGE, 2021, 95 pages. Psychiatre, ethnologue et rattachée au Laboratoire d’anthropologie sociale du CNRS, ses recherches portent sur les processus de constitution des identités, personnelles et collectives, et l’articulation des problématiques de genre avec les représentations de l’altérité culturelle, de la différence des sexes et de la procréation. Le corps du mort occupe une place singulière en raison de la puissance qui s’en dégage et qui permet de l’ériger en véritable objet de culte.

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groupe. La dépouille mortelle n’est pas « l’inquiétante étrangeté » du cadavre.172 Les regroupements de Néandertaliens comprenaient probablement peu d’individus sur trois générations, organisés autour de liens d’appartenance, avec des passages et des échanges d’un groupe à l’autre selon les déplacements pour se rendre dans les zones giboyeuses en fonction du climat. Le mode de vie des Inuits perpétue ces habitudes.173 « Le partage et l’entraide constituent un socle commun à l’ensemble des sociétés humaines en milieu inhospitalier… Ce sont les réseaux d’amitié et d’alliance qui assurent la persistance durable du groupe ». (p. 114)

Dans le chapitre III, Des cannibales dans la forêt ? Ludovic Slimak analyse la découverte d’ossements humains volontairement fracturés, dépecés, découpés… est-ce la preuve d’une anthropophagie ? Et si oui, selon quels rituels ? Si le degré de civilisation de Néandertal est phénoménologique, on peut lui accorder « des idées métaphysiques sur la distinction de l’âme et du corps. (p.93) Dans de nombreuses sociétés, ces pratiques ritualisées du rapport à la mort permettent la délicate dialectique du deuil, qui oscille entre la volonté de l’oubli et celle, opposée, de la préservation de la mémoire du mort (l’endocannibalisme décrit par les ethnologues). » (p. 100) Les néandertaliens étant en communion avec l’âme de la Nature, le deuil n’a pas de sens pour eux. De même, la fonction donnée à la sépulture ne relèverait pas d’un culte comme pour les sapiens. Bernard Saladin d’Anglure rapporte « le récit d’un drame survenu au cours de l’hiver 1905 dans le territoire d’Iglulik, car il est en train de devenir un mythe fondateur, objet de commémoration par la lignée de leur aïeule Ataguttaaluk, chamane, qui dut manger les cadavres de son premier mari et de ses enfants pour survivre à une terrible famine. (Chapitre 14 in Être et renaître inuit » [p.337370]. 173 Le roman de Bérengère Cournut, De pierre et d’os, est fidèle au fonds polaire Jean Malaurie et au fonds d’archives Paul-Émile Victor conservés à la Bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle, à Paris. Knud Rasmussen, anthropologue et ethnologue, fils d’un missionnaire danois et d’une mère Inuit, étudie la culture Inuit dès 1902. Il publie Le peuple du pôle Nord en 1908. 172

De l’Arctique canadien aux frontières de la Sibérie, on retrouve les mêmes ferments d’histoires et de mythes.

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Peut-on faire des hypothèses sur la nature humaine de ces regroupements ? La nature de l’homme a profondément hanté chaque société humaine. Elle inonde plus que jamais tous les champs de la pensée occidentale, de la philosophie à la psychiatrie en passant par les neurosciences. La nature de Néandertal ne semble ni scientifique ni artistique. Elle ne semble pas chercher à expliquer, à posséder, à planifier, à coloniser. Son intentionnalité est « au fil de l’eau ». (p.213) Elle habite le monde au sens philosophique de la phénoménologie du Dasein. Sa structure d’appartenance au monde visible et invisible laisse effectivement présager des structures neurologiques connectées entre elles de façon singulière ; il « se jouerait quelque chose de bien plus profond que le simple fait culturel, et que c’est au travers de ces arcanes-là que semble bien se dessiner une autre humanité. » (p. 213) Nous avons vu qu’au fil de l’eau, le passé est devant nous et que le futur est derrière nous. Néandertal vit au présent l’arrivée du futur de chaque jour ; rien ne sert de courir. Néandertal est libre de toutes représentations normées, de toutes contraintes qui conduisent à l’uniformité dans un souci d’efficacité. Sa pensée est fluide, se laissant guider par l’intuition contenue dans chaque objet qu’il travaille pour son besoin du moment. Est-ce l’accès à une symbolique universelle de la Nature ? « La seule vision de ces objets suffit à propulser l’individu dans un imaginaire dont les règles tacites sont suffisamment puissantes pour n’avoir aucune nécessité d’être verbalisées. » (p. 128) Cette assertion au sujet de la fonction de signe attribuée à des objets manufacturés par Sapiens pour rendre compte d’une certaine catégorie de pensée symbolique peut tout aussi bien s’entendre pour des objets naturels. La seule vision de la forme d’une pierre ou d’un bois suffit à propulser Néandertal dans un imaginaire qui conduit ses mains à libérer l’esprit qui habite la matière. Les espaces circonscrits par les deux cercles de la grotte de Bruniquel ont pu fonctionner comme des contenants de réassurance 178

primaire entre l’Infantile archaïque des bébés et le Parental archaïque des mères. Ludovic Slimak décrit la grotte Mandrin comme une cavité offrant un espace d’accueil privilégié. Mais, d’une manière générale, la grotte n’est pas l’espace de vie quotidien des groupes néandertaliens. « Leur espace naturel s’étend dans un espace sans contingence, sans limites réelles au sens où nous l’entendons aujourd’hui dans notre sédentarité héréditaire. Les chasseurs nomades vivent dans un univers naturel absolu qui ne fut jamais anthropisé qu’à la marge. » (p.201) Pour autant, des mères néandertal auraient eu besoin d’aller se protéger au fond de la grotte de Bruniquel et d’ériger artificiellement une limite, un petit mur pour faire peut-être barrière aux pulsions épistémophiliques de leurs petits toujours prêts à explorer les lieux à quatre pattes. Devenus adultes, la pulsion épistémophilique de Néandertal transcende de très loin les productions égotiques de nos sociétés pour atteindre une sorte d’universalité du beau… qui parle exclusivement des manières d’être au monde du groupe dans son ensemble. (p. 220) La puissance de création, de créativité, d’associations libres, est sans doute l’une des facultés les plus spécifiques des espèces du genre Homo. Elle irrigue toutes les dimensions de l’existence, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, du visible au perceptible invisible et donne différentes possibilités d’habiter l’espace spatiotemporel. La place de l’être humain se situe entre les deux infinis, celui de l’en deçà et celui de l’au-delà. La façon dont la pulsion épistémophilique va creuser des traces puis des sillons qui deviennent chemins dans les circonvolutions des consciences pourrait bien dépendre de la nature de l’environnement ; comme un cours d’eau emprunte le tracé le plus facile, parce que le plus naturel, entre limons et roches dures, quitte à faire de nombreux méandres. Beaucoup de générations de Néandertal ont vécu dans un environnement polaire de glaciation. Un climat rude où la survie n’est possible qu’à la condition d’épouser les moindres interstices de vie végétale et animale. C’est pour cela que son humanité a développé 179

une mentalité de communion avec la Nature, « affamé de sacré, gardant en permanence sa pensée ouverte » (Préface de Jean Malaurie, p.20, in Les Objets Messagers de la Pensée inuit) est-ce parce que la pulsion épistémophilique des Néandertaliens a suivi de nombreux méandres que leur cerveau est plus gros ? L’humanité Néandertal semble avoir évolué au plus profond d’elle-même dans des circuits neuronaux et des connexions aux « racines expressives à la survie physique de l’être ». Alors, « ces savoirs-racines produisent des idées-images qui sont de véritables idées-forces, capables de raviner n’importe quelle autoroute des savoirs ».174 Sapiens est arrivé dans un environnement de réchauffement climatique où l’éclosion de la biodiversité allait offrir des ressources plus abondantes. Les sapiens sont entrés dans des biens de consommation conduisant à la sédentarité et à la possession. Leur pulsion épistémophilique, en partie libérée des méandres de la survie, s’est mise à tracer des routes de plus en plus droites, devenant des autoroutes linéaires, creusant de véritables saignées dans les paysages. C’est comme si l’Homo sapiens s’était mis à habiter de plus en plus sa tête. En habitant son cerveau, il a fait passer l’espace de l’environnement au second plan, y compris dans le rapport à son corps. Depuis, ses capacités de création semblent s’être scindées en deux courants. Celui des sciences dures dans les domaines de la rationalité et celui des sciences molles où l’imprévisible du vivant reprend ses droits. Le paradoxe devient évidence. Les sciences dures se tracent dans le limon de la terre des autoroutes où seuls des panneaux signalent les curiosités qu’on ne prend pas le temps de voir. Il faudrait sortir. Il faudrait accepter de perdre du temps. Les sciences molles suivent les méandres de la pulsion qui chemine entre les roches dures que sont l’incertain, l’imprévisible, l’intemporel et donc, le doute permanent face à une altérité radicale qui impose

son obscure volonté. 174

cf. Sylvie Dallet, « Identités singulières, attractions et résonances contemporaines, », (p. 10).

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Post face : Caverne de Néander

« Nos étonnements seuls comptent » Lucien Febvre

L’ouvrage que publie ce jour la collection « Éthiques de la création » est stimulant à plus d’un titre, tant pour son propos que par la personnalité de son auteur. La Préhistoire en effet questionne l’imagination tant l’évolution nous force à nous interroger, à la fois sur l’architecture de la pensée et les sédiments culturels que nous conservons très enfouis, des règnes et des effrois de nos ancêtres. Les hommes et les femmes Sapiens ont laissé des traces de leurs activités esthétiques sur les parois des grottes qu’ils ont occupées et nous savons désormais que ces lieux-dits portaient des cérémonies où la voix était réverbérée. La découverte de la grotte de Bruniquel nous renvoie d’un jet, bien au-delà de Lady Sapiens, notre très vieille grand-mère, vers des Néandertal inconnues qui semblent avoir fabriqué des cercles de pierre en forme de nid au fond d’une cavité profonde, à partir de stalagmites brisées. Durant la période qu’explore Bertrand Chapuis, trois humanités se développent sur des espaces différents, même si l’ancêtre commun est issu de l’Afrique : Néandertal en Europe jusqu’en Sibérie, Sapiens en Afrique, Denisovien en Asie. Les contacts sont existants, mais rares. Néandertal a transformé son anatomie afin d’affronter le froid. Si la recherche internationale tente de coordonner ses découvertes, l’information reste tributaire également des idéologies que le grand public véhicule. Comment s’en offusquer ? Nous sommes avides de connaître les bribes des origines afin de les traduire en récits de vie. Pour les dernières expertises des scientifiques, la grotte ne semble pas dévolue à l’habitat, ni correspondre à une retenue d’eau, malgré la forme de piscine que semblent évoquer les

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deux cercles. Une nursery, une garderie d’enfants en bas âge ? Aurions-nous affaire à une école maternelle des profondeurs ? Les hypothèses de rituels anciens liés à une organisation symbolique ont été réinterrogées par les savants sans relâche. Dans cet Aveyron à l’ancrage multimillénaire, Bertrand Chapuis revient aux sources de la vie, c’est à dire la naissance et la prime éducation des enfants. Ceux-ci seraient préservés et cachés des prédateurs dans les profondeurs de la grotte, aujourd’hui obstruée par ce que les préhistoriens nomment « le grand chaos ». Par ailleurs, le site est entièrement calcité, ce qui modifie la perception des passages anciens et de la présence de la lumière. De ce fait, la découverte des outils s’effectue difficilement et nous avons besoin de toutes nos approches croisées pour en tenter une explication globale et vivante. Les experts de la Préhistoire ont pensé l’évolution de l’humanité à travers les vestiges de ses outils primitifs : la taille des roches, l’usage du feu et l’inhumation des défunts. Très rares sont les esprits contemporains qui ont tenté des explications à rebours, en spéléologues de l’intime, des processus humains tels que l’éducation et la construction mythique. Nous imaginons des rituels en fonction de nos propres connaissances, le plus souvent hors des pratiques corporelles et psychiques dont la trace est de conservation malaisée. Si certains continuent à penser que la sophistication des outils reste la preuve de notre humanité, d’autres y adjoignent, en équilibre, les indices du bien-être et les formes éducatives qui y contribuent. Point n’est besoin de rappeler la phrase de Bergson : « L’avenir de l’humanité reste indéterminé, car il dépend d’elle ». Dans cette réflexion qui échafaude à la fois son passé et son avenir, l’imaginaire et l’intuition avancent de pair avec la recherche expérimentale. Audelà des relevés minutieux des équipes de terrain, les analogies interprétatives s’échafaudent, parfois à notre insu. La caverne est le lieu de tous les fantasmes et ce n’est pas un hasard si ce sont souvent des enfants qui en initient le mystère. L’humanité, cependant, n’a pas noué de relations identiques avec le monde souterrain, suivant les lieux et les époques traversées. Pourtant, dans presque toutes les civilisations anciennes, la terre est 182

identifiée à la féminité et, par analogie, la grotte (dans laquelle on pénètre) symbolise souvent la femme. Si nous acceptons l’idée que la grotte puisse être à la fois un refuge contre les animaux et les intempéries, alors cette caverne inverse l’allégorie de Platon 175: la naissance s’y blottit dans la chaleur du foyer et les femmes en sont le cœur ardent. Le chant contredit le feulement des bêtes et les orages. Avec la voix humaine, les lithophones semblent avoir été les premiers instruments de musique, amplifiés par la résonance des voûtes archaïques. Les griffures d’ours sont peut-être à l’origine des décorations régulières humaines, dans une imitation totémique de l’animal. Rares sont les petites mains d’enfants estompées sur les parois néandertaliennes, mais on y découvre des sépultures d’enfants, de fœtus et même quelques traces adolescentes : le respect du vivant s’invite au plus profond des âges. Dans le secret des expérimentations, qui restent du domaine des scientifiques de terrain, s’impose une double interrogation : qui étaient ces hommes et ces femmes du passé, désormais disparus ? Cette question de la finitude dévoile une angoisse très contemporaine qui me paraît plus masculine que féminine. Il y a des habitués de cette « pensée qui fait mourir » que dénonçait l’essayiste Dionys Mascolo en 1967, dans un article consacré à Nietzsche. Plus importante que les raisons de la finitude est cette petite lueur qui jaillit de la grotte matricielle : comment élevaient-ils les enfants, comment concevaient-ils les relations de genre, comment cette bienveillance dont nous parons ces ancêtres cousins participe de l’évolution humaine ? La naissance et l’éducation refusent la mort, même si chaque femme, lors de son accouchement, sait intimement, dans le passage incertain qui la mène à la maternité, qu’elle donne à la fois la vie et la mort à l’enfant qui naît. Jusqu’à aujourd’hui, la Préhistoire a été une affaire d’hommes, le plus souvent décrits comme velus et violents, sans l’agilité des premiers 175

cf. article de Sylvie Dallet « L’Avenir à reculons, genre et gens de la caverne » in le mythe de la caverne aujourd’hui (ce que Platon dit de nous…) coordination Rémi Astruc & Alexandre Georgandas, Ellipses, 2015

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primates ni la conscience des futurs sapiens. Les femmes, pourtant porteuses de la vie et donc d’évolution, n’étaient guère considérées de ces projections, si on excepte les nouvelles et romans stimulants de Rosny Aîné. La littérature transgressive s’est généreusement portée au secours des âges farouches, dans le refus des idéologies normatives que transportaient, souvent à leur insu, les savants. Pour mémoire, l’écrivain franco-belge Rosny Aîné (1856-1940, Vamireh, la Guerre du Feu, le Félin géant, Helgvor du fleuve bleu) a été un romancier de l’amour et des rencontres préhistoriques176, de même qu’un siècle plus tard, l’auteur de la bande dessinée Rahan, fils des âges farouches, scénarisée par René (puis JeanFrançois) Lécureux et illustrée par André Chéret de 1969 à 2010. Quelques similitudes d’intention les rassemblent : les frères Rosny (particulièrement l’aîné) développent au fil des pages qu’ils composent une pensée anarchiste et Roger Lécureux, rédacteur en chef du mensuel communiste Vaillant, s’attache à mettre en scène des personnages mus par des sentiments collectifs d’entraide. La préhistoire suppose des collaborations multiples depuis des millénaires entre « ceux qui marchent debout »… Comme l’analysait un critique d’époque, Rosny Aîné avait le souhait de construire « le roman de tout le règne animal et végétal préparant la terre à un règne encore quasi virtuel ». Dans cette perspective, son imagination consolidait ses intuitions au détour des découvertes scientifiques, dans une démarche analogue à celle de Jules Verne (1828-1905) pour le monde industriel. Nourrie au double lait de cette influence, Rosnyenne et Rahanienne, la lecture des hypothèses de Bertrand Chapuis m’ont semblé plausibles et, plus encore, capables de creuser au-delà de la caverne de Bruniquel, des sentes

Rosny Aîné : Récits préhistoriques (anthologie), réédition Robert Lafont (2018). cf. Mélanie Bulliard (postface Danielle Chaperon), L’enjeu des origines : les romans préhistoriques de J. — H. Rosny aîné, Lausanne, Archipel, coll. « Essais » (no 2), 2001, 163 p. 176

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nouvelles vers la compréhension du lointain cousin qui, pour certains d’entre nous, est également un ancêtre. Pas facile cependant d’échapper à la malédiction de Néander : la vallée de Néander sonne à nos oreilles comme la vallée du Néant. Dans la nouvelle Les hommes-sangliers (1929), Rosny Aîné décrit finement le trouble intime d’une femme confrontée à une peuplade indonésienne issue des profondeurs de l’humanité. Plus proche de nous, Marylène Patou-Mathis, abusivement surnommée la « préhistorienne du genre », tempère un imaginaire néo-féministe qui assignerait à la femme le rôle second, voire de victime absolue : « Il est important d’ouvrir le champ des possibles. De là à dire que les femmes faisaient absolument tout. Non, bien sûr. Mais il faut penser que, dans certaines sociétés ancestrales, elles devaient chasser. Quand dans d’autres, elles se consacraient plutôt à la cueillette ». Sans vouloir forcer le trait, les populations préhistoriques semblent proches des modes de vie traditionnels que les ethnologues observent auprès des tribus forestières contemporaines, africaines ou amazoniennes, respectueuses à la fois d’un environnement forestier qui leur fournit la subsistance et aux ancêtres dont ils perçoivent la présence familière, à la lumière de leurs rêves. Mue par une curiosité comparatiste, je suis allée regarder les reconstitutions des visages néandertaliens et, sans aller au-delà du premier constat, elles me semblent (volontairement) très mal coiffées. Sans relever l’ironie que ma remarque fait naître auprès de mon lecteur, il faut dire que natter des cheveux ou les ramasser en chignon, est à la portée de toute civilisation où le corps est valorisé : le goût fait partie de l’humanisation. L’esthétique prend pour socle l’éthique177. Les femmes de la Préhistoire participent d’une histoire des gestes, mais aussi de la parure et des expressions collectives. Nattées, sans doute scarifiées, ornées de bijoux simples, et pourquoi pas ? L’ornement conjugue le rituel, l’offrande et le souvenir pré-

cf Éthiques du goût, sous la direction de Sylvie Dallet & Éric Delassus, Collection « Éthiques de la création », Institut Charles Cros/Harmattan, 2015. 177

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cieux. Dans la grotte de Teshik-Tash (Ouzbékistan), un enfant néandertalien a été retrouvé enterré et entouré de cornes de chèvre, tandis qu’à Regourdou (France), des os d’ours étaient placés autour d’un corps. L’enfant et la mère sont partie liée : l’histoire des femmes s’écrit en creux de l’histoire des mères, le mot même de femme (du fœmina latin) dérive de fœtus (fœtare). La mère enfante et s’enchante d’une histoire qui se déploie hors d’elle-même. En ce sens, Platon a raison : l’homme qui sort de la caverne, emporte toute l’histoire du monde, ses bruits, ses objets, ses formes et ses odeurs. La démonstration de Bertrand Chapuis sur l’humanisation par la mère se base donc, sur les fondements de l’attachement, reprenant le dialogue perdu entre Freud et la Préhistoire. Il questionne également des concepts plus historiens : le jeu, le théâtre et le chant, y compris dans des références contemporaines. Le corps est une œuvre parée, jouée, transformée dans des formes qui prennent le cercle comme référence de la Nature. Il faut donc, au-delà des analyses obviées par des références climatiques persistantes, prendre en considération le concept « d’homo ludens » de l’historien néerlandais Huizinga (1872-1945) qui a révolutionné la perception du passé médiéval. Les communautés préhistoriques étaient de petite ampleur, liées à des géographies familières, dans des relations de proximité personnelles. Le monde contemporain urbanisé témoigne au contraire, dans l’indifférence, des cas nombreux où des enfants ont été malmenés, violentés et abandonnés : les injustices sociales se sont déployées au travers des empires, du travail forcé et des constructions financières. Si rien ne nous permet de penser que Néandertal ait idéalement méconnu l’esclavage, rien n’empêche non plus d’imaginer que des groupes restreints d’individus aient pu véritablement mener, dans des conditions climatiques redoutables, une vie épanouie. Dans cette aventure humaine qui s’élabore sur des millénaires, la préservation des enfants semble aller de pair avec l’accompagnement des blessés, des handicapés et des personnes fra186

gilisées. Philosophiquement, cette attitude bienveillante que l’on observe à travers les sépultures retrouvées, exprime une attention aux talents de chacun : l’affectivité renforce la cohésion du groupe. Nous ne saurons pas, faute de pollens, si les Néandertaliens, comme les Sapiens enterraient les êtres qu’ils honoraient et chérissaient sur un lit de sept plantes médicinales. Mais nous commençons à comprendre que ces peuples, au contact constant de la vie animale et végétale, avaient développé une résistance aux maladies grâce aux plantes. Pour analogie, l’observation des recettes d’automédication curatives des grands singes d’Ouganda confirme l’expertise de primatologue Sabrina Krief, professeure au Muséum d’Histoire naturelle : à tous les âges, les chimpanzés apprennent de leurs aînés des processus d’automédication dont nous devrions nous inspirer. Les gorilles mangent une plante antidouleur, la même que celle utilisée par les Pygmées Aka lors des accouchements. Au Gabon, les chimpanzés appliquent certains insectes sur leurs plaies. L’observation mutuelle des plantes, des humains et du règne animal devait atteindre chez les Néandertaliennes son apogée, la condition de la survie des hordes. La cueillette est une activité où le goût et la transmission restent des valeurs fondamentales. La pharmacognosie est aujourd’hui une discipline qui se fraie un chemin entre le monde vétérinaire et anthropologue. C’est également, à y bien réfléchir, un chemin à rebours que nous devrions emprunter. L’hypothèse fondatrice du chamanisme comme respect de la vie dans ses multiples incarnations, végétales et animales, se révèle de ce fait, féconde. Dans ce cadre de la pensée, la circulation des énergies et des talents ne s’effectue pas de façon verticale, mais s’incarne au travers des multiples possibles et transformations du vivant. « Faire cas de la sève », plaide comme ultime sagesse le romancier Pourrat. Comme le feu dont il reste la métaphore, l’enfant doit être l’étincelle dont la croissance contrôlée permettra la survie de la tribu, dans une progression cognitive. L’enfant élevé dans la grotte, après sa gestation obscure, porte la promesse de sortie au jour, à la 187

lumière des dangers du dehors qui le feront grandir. Cette attitude correspond de facto à une transmission collective, maternelle et de par les aïeules, qui, à l’époque néandertalienne étaient, autour de trente ans, en pleine maturité de corps et d’esprit. Mères des mères, et parfois mères des grand-mères avant la ménopause. De ce fait, l’expérience intellectuelle à laquelle se livre Bertrand Chapuis prend tout son relief : pour comprendre le passé, il questionne les processus psychiques de l’attachement, y compris à travers l’obscurité des mythes méditerranéens que les philosophes et les religions ultérieures ont mis en scène. Adam, Narcisse, Écho, Jocaste, les jumeaux sont des figures mythiques pérennes dont les torches littéraires peuvent éclairer les grottes du passé. L’héritage biblique, coranique et gréco-latin en lecture de la Préhistoire. La réflexion du médecin Bertrand Chapuis s’est lentement construite lors de l’enfermement lié à la pandémie, ce qui contredit l’antienne qui définit le progrès par une activité d’inventions liées au travail. Le travail souterrain, en gestation créatrice, est un des moments obscurs et nécessaires de l’œuvre accomplie. De fait, le ralentissement des activités a suscité en 2022 une riche moisson de publications liées à l’intime, parmi lesquelles deux ouvrages majeurs en Préhistoire, un inédit synthétique de Sophie A. de Beaune, Préhistoire intime (Vivre dans la peau d’un Homo sapiens) et le plaidoyer L’homme préhistorique est aussi une femme (une histoire de l’invisibilité des femmes) de Marylène Patou Mathis. Les deux ouvrages se complètent, le dernier plus explicitement féministe que le premier. À travers des chapitres sensibles, Sophie de Beaune aborde les moments qui rythment la vie humaine et lui donnent un sens (« aimer, soigner, protéger », pour exemple). Elle remarque, avec justesse, « le désintérêt manifeste des archéologues pour les vestiges enfantins », alors que les présences de ceux-ci sont perceptibles. Si l’ouvrage de Sophie Beaune concerne prioritairement les gestes et les usages des Sapiens, elle aborde régulièrement le cas Néandertal, à titre de comparaison ou d’extrapolation. Mais elle s’oppose aussi 188

aux thèses fameuses de la chercheuse américaine Marija Gimbutas sur les sociétés matrilinéaires, envers qui Marylène Patou-Mathis est beaucoup plus attentive. Depuis les travaux pionniers du Suisse Johann Bachofen (1815-1887), certains préhistoriens défendent, en effet, l’existence fondatrice de structures parentales matrilinéaires, garantes de la stabilité des communautés. Il y a une révolution de la pensée dans ces dialogues de la caverne. L’après-covid, dans le chaos de la remontée à la lumière, va continuer, sans doute à redéfinir les affects de ceux et celles « qui marchent debout », dans une recherche de traces et de preuves susceptibles de nous conduire vers une connaissance affermie de nos involutions. Alors que j’écris ces lignes, le paléontologue Yves Coppens vient d’aborder le monde des défunts, lui qui rencontra et sut raconter Lucy, née en Afrique, bien avant l’aventure de Néandertale. Sans attendre l’ouverture de Bruniquel, il est permis d’en rêver les enseignements. Sylvie Dallet Professeure des universités (Arts) Présidente de l’Institut Charles Cros

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Bibliographie Archambault de Beaune Sophie, Préhistoire intime, Vivre dans la peau des Homo Sapiens, Gallimard, 2022. « Chamanisme et Préhistoire », L’Homme, n° 38, 1998, p. 203-219. Avec Antoine Balzeau, Notre Préhistoire, La grande aventure de la famille humaine, Belin, 2016. Balzeau Antoine, Roudier Emmanuel, Qui était Néandertal ? L’enquête illustrée, Belin, 2016. Benameur Jeanne, L’enfant qui, Actes Sud, Mai 2017. Bruna Giulia Bogliolo, Les Objets Messagers de la Pensée Inuit, Préface Jean Malaurie et postface de Sylvie Dallet, Collection « Éthiques de la Création, » Institut Charles Cros/L’Harmattan, 2015. Claudel Philippe, Le rapport de Brodeck, Stock, 2007, Prix Goncourt des Lycéens, 2007. Clottes Jean, sous la direction de…, La grotte Chauvet, L’art des origines, éditions du Seuil, 2001. Cohen Claudine, La femme des origines, Belin-herscher, 2003. Cournut Bérengère, De Pierre et d’Os, Le tripode, 2020. Dallet Sylvie, « le Monde est tel qu’il est, mais Nous, où sommes — nous ? », in Savoirs de frontières (Image, Écriture, Oralité), sous la direction de Sylvie Dallet & Élie Yazbek, Collection Éthiques de la création, Institut Charles Cros/Harmattan, 2013. « L’avenir à reculons », In Le mythe de la Caverne aujourd’hui (ce que Platon dit de nous…), coordination Rémi Astruc & Alexandre Georgandas, 2015. « Identités singulières, attractions et résonances contemporaines », in Arts, négritudes et métamorphoses identitaires, coordonné par Daniela Ricci, Thomas Cepitelli et Thierno Ibrahima Dia Collection « Éthiques de la Création », Institut Charles Cros/Harmattan, 2016. D’Huy Julien, Cosmogonies, La préhistoire des mythes. La Découverte, 2020. De Luca Erri, Le poids du papillon, Folio Gallimard, 2009. 191

Ebtinger Pierre, Détresse et attente, Ornicar Digital, 2019. Ego Renaud, Le geste du regard, L’Atelier contemporain, 2ème édition, 2017-2019. Freud Sigmund, Malaise dans la civilisation, 1930. Gaskin Ina May, Le guide de la naissance naturelle, Retrouver le pouvoir de son corps. Mama Éd.2012. Gibello Bernard, L’enfant à l’intelligence troublée, Préface de Serge Jaubert Jacques, Conférence : Néandertal spéléologue et bâtisseur à Bruniquel, Fête de la science, octobre 2016, sur le site Pôle d'Interprétation de la Préhistoire. Lebovici, Éd. Du Centurion, 1984. Guignard Florence, Au vif de l’infantile, Réflexions sur la situation analytique, éditions Delachaux et Niestlé. 2002. Harari Yuval Noah, Sapiens, Une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015. Lacroix Marie-Blanche et Monmayrant Maguy, sous la direction de… Les liens d’émerveillement L’observation des nourrissons selon Esther Bick et ses applications, Erès, 1995. Laznik Marie-Christine, « Le complexe de Jocaste, Le troisième temps de l’œdipe chez une femme », Revue Française de Psychanalyse, 2005/4 (vol.69) Lévy Justine, Son fils, Stock, 2021. Marcelli Daniel, Position autistique et naissance de la psyché, Préface de Serge Lebovici, PUF, 1986. Moisseeff Marika, Si loin, si proche. Quand le mort saisit encore le vif, éditions FAGE, 2021. Morizot Baptiste, Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, actes Sud Nature, 2020. Mouawad Wajdi, Anima, Actes Sud, 2012. Mouawad Wajdi, Le sang des promesses, (Littoral, Incendies, Forêts, Ciels), Actes Sud, 2009. Nancy Jean-Luc, Banalité de Heidegger, éditions Galilée, 2015. Olivier Christiane, Les Enfants de Jocaste : l’empreinte de la mère, Denoël, 2011.

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Remerciements Un grand merci à Sylvie Dallet pour l’intérêt qu’elle a porté à cette hypothèse d’une des premières nurseries de l’humanité néandertalienne. Merci pour son implication dans la mise en forme du manuscrit et merci à Virginie Hureau et à Joël Bernat d’avoir facilité la publication dans la collection « Éthiques de la création ». Il semblerait que Néandertal soit notre altérité commune. Merci à ma compagne de supporter au quotidien mes gènes néandertaliens. Merci aussi pour le temps passé à corriger la syntaxe et l’orthographe du manuscrit. Merci à mes quatre filles de m’avoir permis de devenir le grandparent de huit petits-enfants. Merci à Anaïs pour son partage de lecture sur les Inuit et le chamanisme. Merci à Élodie pour nos échanges sur la créativité des adolescents qu’elle accompagne. Merci à Delphine de m’initier aux pouvoirs des mots et des langues inscrits dans le contexte d’un lieu. Merci à Maïa pour avoir fait confiance à ma parentalité. Merci à tous ceux qui ont croisé leur route avec la-mienne pour tisser ensemble le fil de nos existences. Ils se reconnaîtront. Merci à Rémy Puyuelo. La distance de sa présence a guidé ma route sur le chemin de l’Infantile et du Parental.

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Du même auteur

Le Grand Confinement. L’accompagnement de la position dépressive. Pour une nouvelle parentalité à venir. Édité à compte d’auteur en novembre 2020 avec l’aide des éditions PIPELINE qui conçoivent des cahiers d’artistes. Annales de Psychiatrie, volume 3, n° 4, 1988 : « La violation du tabou, ou l’identité nominale violée. » (p. 414-417) Revue trimestrielle, EMPAN, éditions Érès : - Coordinateur du N° 35, septembre 1999 : « CMP-CMPP : un nécessaire équilibre instable. » Entretien avec Roger Mises. — S’avoir et être (p.104-108) N° 55, septembre 2004 : « Travail et Handicap. » — À votre bunker messieurs-dames ? (p.73-83) N° 68, décembre 2007 : « Travail social en quête de sens. » — Une intime étrangeté (p.53-57) N° 77, mars 2010 : « L’intime au travail. » — La fratrie : mythe et réalité (p.92-97) N° 102, juin 2016 : « Les nouveaux horizons de la parentalité. » — Au fil des âges et du temps qui passe (p.43-49) N° 112, décembre 2018 : « Adultes en situation de handicap. » Carnets de FARÉ (fareformation.fr wixsite.com), 2013 : « L’enfant face aux déliaisons. » La lettre de psychiatrie française n° 226 et 227, août-novembre 2014 : « Engagerons-nous le débat autour de la parentalisation ? »

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Bertrand CHAPUIS Après avoir exercé la chirurgie en Afrique où il est resté attentif aux paroles des accouchées, Bertrand Chapuis a choisi la voie des neurosciences et de la psychiatrie. Il exerce actuellement à Toulouse comme psychopédiatre et thérapeute.

Préface : Rémy PUYUELO Postface : Sylvie DALLET

ISBN : 978-2-14-028468-7

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MYSTÈRE NÉANDERTAL à BRUNIQUEL

La découverte de la grotte de Bruniquel a permis de réévaluer les usages des hommes et des femmes de Néandertal. À la lumière des recherches en cours et de son expérience de psychopédiatre, le médecin Bertrand Chapuis tente un diagnostic stimulant de notre humanisation par les mères. Le mystère de la caverne archaïque devient, par une pensée créative contemporaine, une porte nouvelle de la perception du passé.

Bertrand CHAPUIS

“ L’Avenir à reculons : Néandertal” Tableau de Sylvie Dallet

MYSTÈRE NÉANDERTAL à BRUNIQUEL Le propre des femmes ou le pouvoir de la Mère

Bertrand CHAPUIS

Collection ÉTHIQUES DE LA CRÉATION

La capacité de création est sans doute l’une des facultés les plus spécifiques de l’espèce humaine. Parce que le propre de la création est d’irriguer en même temps des espaces divers, la collection « Éthiques de la Création » de l’Institut Charles Cros (en coédition avec L’Harmattan), s’attache à valoriser ce lien complexe, tant dans les domaines de la rationalité, des sciences humaines ou des sciences de la nature, que dans ses productions proprement artistiques, spirituelles et imaginaires.