La musique n'est pas seulement un plaisir pour l'oreille, c'est aussi l'écho des battements du coeu
444 34 75MB
English Pages 0 [256] Year 2012
Table of contents :
Sommaire
Introduction : Musique & Éros
Le Singe darwinien en rut
Les Danses chez les tribus primitives
La Danse du ventre orientale
Les Bayadères indiennes
Danse et prostitution dans l'Antiquité
Les Petites Chinoises en fleurs
Les Chants du démon
La Flûte de Dionysos
Le Noble Amour courtois et les
Don Juan et la musique
Beethoven : À la Lointaine Bien-Aimée
L'Érotisme parfumé de Wagner
Musique et expérience précoce
Presque Incapable de Plaisir ...
La Magie du simple fait de jouer ensemble
L'Instrument compagnon
Le Procès de La Ronde. Ce Vice qui se met à danser : AnitaBerber¡ El Tango me ha tocado!
Le Sexe, le rock 'n' roll et la pop music
Les Vibrations électroniques
Final
Coda : L'Éloge du silence
Notes
Index.
Auteur : Hans-Jürgen Döpp
© Martina Kügler
Traducteur : Laurent Jachetta
© Boris Laszlo © Estate Man Ray / Artist Rights Society (ARS),
Mise en page :
New York / ADAGP, Paris
Baseline Co Ltd. 33 Ter – 33 Bis Mac Dinh Chi St., e
© Harry Mathews - All Rights Reserved/ Edition Plasma
Star Building ; 6 étage
© Rudolf Merènyi
District 1, Hô Chi Minh-Ville
© Georges Mouton
Vietnam
© Julian Murphy © Marek Okrassa
© Parkstone Press International, New York, USA © Confidential Concepts, Worldwide, USA
© Hans Pellar © Estate of Pablo Picasso / Artist Rights Society (ARS), New York
© Alan Arkin © Sassy Attila © Paul Émile Bécat © Charlotte Berend-Corinth © Mahlon Blaine © Ernest Borneman © Otto Dix / Artist Rights Society (ARS), New York / VG Bild-Kunst, Bonn © A. Erbert © Fritz Erler © Georg Erler © César Famin
© Karl Reisenbichler © Eugene Reunier © Frank Rubesch © Vsevolod Salischev, © Rudolf Schlichter © Otto Schoff © Mark Severin © Jarka Stika © Süddeutsche Zeitung © Alex Székely © Marcel Vertès
© Michel Fingesten © Nancy Friday
Tous droits d’adaptation et de reproduction réservés
© Ernst Gerhard
pour tous pays. Sauf mention contraire, le copyright des
© Ernst Theodore Amadeus Hoffman
œuvres reproduites se trouve chez les photographes qui
© Alfred Hrdlicka
en sont les auteurs. En dépit de nos recherches, il nous
© Von Hugo
a été impossible d’établir les droits d’auteur dans
© Fritz Janowski
certains cas. En cas de réclamation, nous vous prions de
© Jean-Michel Jarre
bien vouloir vous adresser à la maison d’édition.
© Jorgi Jatromanolakis © Allen Jones © Erich Kästner © Ferdinand Kora
ISBN : 978-1-78042-865-9
Musique & Éros Hans-Jürgen Döpp
Sommaire Introduction : Musique & Éros
9
Intermède n°1 : Alan Arkin
14
Intermède n°2 : Ernest Borneman
15
Le Singe darwinien en rut
17
Les Danses chez les tribus primitives
25
La Danse du ventre orientale
29
Intermède n°3 : Au cas où il en serait ainsi…
44
Intermède n°4 : La Voluptueuse
45
Les Bayadères indiennes
47
Danse et prostitution dans l’Antiquité
55
Les Petites Chinoises en fleurs
67
Les Chants du démon
73
La Flûte de Dionysos
81
Le Noble Amour courtois et les instincts roturiers : les troubadours et les poètes courtois du Moyen Âge
93
Intermède n°5 : Goethe
106
Don Juan et la musique
109
Beethoven : « À la Lointaine Bien-Aimée »
117
Intermède n°6 : Nancy Friday
126
Intermède n°7 : Harry Mathews
127
L’Érotisme parfumé de Wagner
129
Musique et expérience précoce
139
Intermède n°8 : Harry Mathews
150
Intermède n°9 : Jorgi Jatromanolakis
151
Presque Incapable de Plaisir…
153
La Magie du simple fait de jouer ensemble
159
Intermède n°10 : Jorgi Jatromanolakis
170
L’Instrument compagnon
173
Le Procès de La Ronde
183
« Ce Vice qui se met à danser » : Anita Berber
189
Intermède n°11 : Jean-Michel Jarre
200
Intermède n°12 : Erich Kästner
203
¡ El Tango me ha tocado !
205
Le Sexe, le rock ’n’ roll et la pop music
219
Les Vibrations électroniques
229
Final
235
Intermède n°13 : E. Th. A. Hoffmann
240
Coda : L’Éloge du silence
243
Notes
248
Index
254
8
Introduction : Musique & Éros Pour Doris
U
lysse, qui était un homme astucieux, devait
s’échapper, celle-ci se voit freinée par un fleuve ; elle
protéger ses compagnons de bord contre
implore alors les vagues, ses « liquidas sorores », de la
la tentation que représentait le chant des
métamorphoser. Lorsque Pan l’attrape, il ne lui reste
sirènes et leur boucha, à cet effet, les oreilles avec de la cire.
entre les mains qu’un roseau. Tandis qu’il se lamente sur son amour perdu, le souffle du vent produit une
Il n’entendait cependant pas pour sa part renoncer à se repaître
musique dans le roseau, musique dont l’harmonie saisit
les yeux et les oreilles de ces dangereuses créatures. Aussi se
le dieu. Pan casse alors le roseau, puis d’autres plus
fit-il, par précaution, attacher au mât de son bateau, afin de ne
longs ou plus courts, les assemble avec de la cire, et en
pas succomber à ce chant dont les effets étaient redoutables.
joue, comme l’avait fait le vent, avec cependant plus de vigueur et en signe de complainte. C’est ainsi qu’apparaît
Comment une sonorité pure peut-elle se transformer en un violent
la flûte de Pan ; en jouer console Pan de la perte de la
désir ? Comment est-il possible de s’adresser à la sensualité par le
nymphe, disparue sans l’être vraiment, et qui demeure
simple truchement de l’ouïe ? Pourquoi la musique joue-t-elle en
dans ses mains sous la forme d’un son de flûte. »
amour un rôle si remarquable ? Nous nous retrouvons là à questionner l’origine de la profonde impression érotique
Ainsi trouve-t-on à l’origine de la musique un désir
qu’exercent le chant, la danse et la musique. Comment expliquer
d’inaccessible. Dans le son de la flûte, l’absence devient
la magie des sonorités musicales et des rythmes ?
présence, l’instrument, la syrinx, et la nymphe ne font plus qu’un. La nymphe a disparu et pourtant Pan l’a bien dans ses
Arnold Schönberg évoquait autrefois « la vie instinctive » des sons.
mains, sous l’aspect d’une flûte.
Quel rapport établir entre elle et la vie instinctive des gens ? Dans le premier chapitre sont esquissés les liens étroits qui 1
Dans Les Métamorphoses d’Ovide , l’origine et la valeur de la
unissent musique et désir sexuel, à la lumière de l’exemple de la
musique nous sont présentées de façon à montrer que, dès le
« prostitution des artistes », et tels qu’ils sont mis en évidence
mythe originel, Éros et la musique sont étroitement imbriqués.
dans différentes cultures. À travers la danse et ses rythmes nous
Le son de la flûte de Pan est supposé atteindre l’amante
insistons plus particulièrement sur le sensuel et le corporel.
perdue. Ernst Bloch, dont nous gardons ici la description en raison de sa beauté, considère ce mythe comme l’un des plus
Que la musique exerce une puissance énorme, comme nous le
beaux de l’Antiquité2.
voyons au cours de différents chapitres, cela est démontré par toutes les tentatives de la réglementer et d’en limiter l’influence. De
« Pan se débattait avec les nymphes et pourchassait l’une
même, certains exemples littéraires, ceux de Léon Tolstoï, de
d’entre elles, Syrinx, nymphe des bois. Réussissant à
Thomas Mann ou d’Arthur Schnitzler, nous montrent en partie le
Jean-Auguste-Dominique Ingres, Le Bain turc, 1862.
9
Introduction : Musique & Éros
pouvoir désastreux de la musique. Que ce dernier soit aussi
au maximum le filet du langage pour ne ramener que quelques
constamment l’écho d’une expérience antérieure, c’est ce que nous
gouttes d’eau, dans lesquelles on ne retrouve plus le secret des
montre le chapitre orienté sur l’approche psychanalytique : la
relations changeantes. Dès lors, compte tenu de l’incompatibilité
musique comme évocation de la présence d’un absent.
des deux langages, celui de la musique et celui des mots, nous avons dès le début établi une ligne méthodologique nécessaire à
Avec des philosophes comme Schopenhauer, Nietzsche et
l’éclairage du sujet. Ainsi laissons-nous voler la bulle de savon : ce
Kierkegaard, nous essayons de copier les racines aériennes de la
que nous essayons de faire consiste seulement à l’observer sous
musique, qui suffisent dans un autre monde que celui auquel
différents éclairages et dans différentes perspectives.
nous sommes habitués. Par ailleurs, d’après les exemples de Ludwig Van Beethoven et d’Hugo Wolf, nous abordons la
La musique, comme l’érotisme, est un moyen de voyager dans
composition en tant que possibilité de transformer en plaisir ce
un autre univers. Ceci nous rappelle la question de Jean-Paul
vœu d’amour en permanence inassouvi.
(Johann Paul Friedrich Richter (1763-1825)) :
Enfin, il n’y a pas que le jeu avec les autres qui est source de
« Ô musique, es-tu le souffle du soir de cette vie,
ravissement. De même, la relation à l’instrument lui-même peut,
Ou bien l’air matinal de l’autre vie ? »
chez certains musiciens, se changer en relation amoureuse. En ce qui concerne les images choisies, notre sujet est compliqué Dans tous les cas, le fait que le corporel est à la base de l’érotisme
et impossible à illustrer. L’image d’un visage extatique l’illustrerait
persiste. Et pourtant, cet élément a toujours été relégué en un
aussi bien qu’un de ces paysages hollandais où domine
processus de sublimation, progressif avec le développement
l’harmonie, ou bien encore qu’un tableau abstrait représentant des
culturel, et ce, au profit d’une approche intellectuelle et mentale.
lignes flottant librement. Même la plus abstraite des œuvres est
Dans le dernier chapitre, qui se consacre à la musique et à la
certainement en lien avec les forces de l’Éros, et chacune de ces
danse contemporaines, apparaît l’idée d’un retour au corporel,
images pourrait être transformée en composition sonore.
parallèlement célébré comme une « libération de la sexualité ». Nous cherchons donc toute une série d’images de premier plan, Mais déjà, la recherche de l’érotisme dans la musique romantique
susceptibles d’être immédiatement en lien avec notre sujet « Éros et
avait tout de même permis de découvrir qu’elle est aussi l’écho de
musique ». Une démarche qui se justifie aussi, dans la mesure où
processus strictement corporels : l’écho de son propre battement
la plupart des images que nous présentons ici n’ont que rarement
de cœur, de sa propre respiration, de son propre désir.
été montrées. Toutefois, celui pour qui la musique est chose sacrée la croira profanée par ces images. D’autres y reconnaîtront le rire
Décrire la relation entre la musique et l’érotisme au moyen du
du génie ; et, de même que nous nous refusons dans notre propos,
discours ne peut se concevoir que par une prudente approche, de
à distinguer la musique dite sérieuse de la musique dite populaire,
même que celui qui essaie de saisir entre ses doigts une étincelante
ainsi en va-t-il pour ce qui est de la distinction entre l’art supérieur
bulle de savon risque de la faire exploser et de se retrouver avec les
et l’art trivial. La pulsion est à l’origine de toute œuvre d’art, tout le
doigts collants. C’est ainsi qu’il en va de notre sujet : nous tendons
reste n’est qu’une question de degré de sublimation.
Anonyme, Pan enseignant la flûte à Daphnis, IVe siècle av. J.-C. Naples.
10
Introduction : Musique & Éros
11
Introduction : Musique & Éros
Corrège (Antonio Allegri), Leda et le cygne, 1532.
12
13
Intermède n°1 : Alan Arkin Extrait de Cassie aime Beethoven
«I
l y a-t-il quelque chose qui te tracasse, demanda David ? Oui, en effet, répondit Cassie, soucieuse, la musique que je viens d’écouter, elle m’a déchiré le cœur. Je ne sais pas ce qui se passe.
– Je suis désolé que la musique t’ait ainsi bouleversée, dit David calmement. À vrai dire, nous espérions
qu’elle te rende heureuse. – Mon dieu, dit Cassie, ça, pour m’avoir rendue heureuse, elle m’a rendu heureuse, plus heureuse que je ne pouvais imaginer. Elle m’a emmenée dans des endroits dont j’ignorais l’existence. Mais le dernier morceau… il m’a quasiment rendue trop heureuse… Il m’a donné envie de choses et d’endroits qui n’existent sûrement pas. – Je suis désolé, dit David respectueusement, que la musique t’ait ainsi toute retournée. – Oui, elle m’a vraiment toute retournée, répondit Cassie, mais avec des rêves de quelque chose de monstrueusement beau et magnifique. C’est peut-être bien au fond de se faire foudroyer comme ça. Je sens mon cœur qui se débat, mais ce doit être le seul moyen de faire de la place aux belles choses. (Cassie est une vache parlante, à qui, pour produire plus de lait, on fait écouter de la musique. À la radio, elle a entendu la sixième symphonie de Beethoven, dite La Symphonie pastorale.) – Il l’a écrite tout seul, Beethoven, demanda-t-elle en secouant sa grosse tête ? Où a-t-il appris tout ça, se demanda-t-elle, respectueuse ? Comment peut-il ressentir tout cela, et quand bien même, comment faitil pour nous le communiquer comme ça ? Comment fait-il, juste avec des notes, à nous rappeler les chants et l’herbe verte, les collines, les arbres et les rivières, le tonnerre et l’éclair ? Il ne se contente pas d’imiter les sons, tu sais, le tonnerre a son propre bruit, de même que la rivière qui s’écoule, mais sa musique me les rappelle sans pour autant sonner pareil. Tu vois ce que je veux dire ? » (Cassie s’est éloignée) « Elle est devenue folle, déclara Myles. Hier elle était encore toute heureuse. Qu’est-ce qui lui est tombé sur la tête ? – Beethoven, rétorqua David doucement en regardant par la fenêtre, Beethoven lui est tombé sur la tête. »
14
Intermède n°2 : Ernest Borneman Extrait du Sexe dans le langage populaire
L
es liens étroits qui unissent la musique et la sexualité se manifestent aussi dans le langage populaire par le nombre important de synonymes pour les organes sexuels et les rapports sexuels. Le chercheur en sexologie Ernest
Borneman (1915-1995) a rassemblé certaines expressions, dans son ouvrage intitulé Le Sexe dans le langage populaire. En voici un aperçu. • Organes sexuels : la touche, le clavier, instrument à vent, instrument à bouche. • Pénis : flûte à bec, saxhorn, Coda, flabiol, cor anglais, basson, flûte, bugle, archet, flûte creuse, clarinette, hautbois d’amour, tuyau d’orgue, trombone, flûte de pan, cornemuse, chalémie, trompette… • Pénis d’enfant : chalumeau, Piccolo, • Coït : chant du soir, musique de nuit, duo, musique de chambre, chant sans paroles, notturno, musique de salon, berceuse, trille, etc. • Coïter : jouer de la flûte, du violon, de la harpe, etc. • Une femme ou une femme qui fait l’amour debout : un violoncelle • Masturbateur : violoneux, violoneur, joueur de harpe, pianiste, interprète, taquineur de guitare, etc. • Se masturber : pianoter, jouer, jouer de l’orgue, etc. • Vagin : Balalaïka, orgue de barbarie, guitare, cloche, carillon, harpe, harmonica, clavier, Mandoline, grosse caisse, accordéon, tam-tam, boîte à musique, etc.
15
16
Le Singe darwinien en rut
A
u commencement était Darwin. Dans L’Origine
l’approche sexuelle. Ivan Bloch y a lui-même décelé l’origine de
des espèces (1859), il écrit ceci : « Nous devons
la profonde application érotique de la musique et du chant.
accepter que les rythmes et les cadences de
la langue oratoire trouvent leur origine dans les forces
Ce motif de la création musicale qui se trouve même chez
musicales développées autrefois. C’est ainsi que nous pouvons
le singe, mais sous la forme d’un cri assez peu mélodique
comprendre comment il se fait que la musique, la danse, le
provenant d’une poche boursouflée dans la gorge, atteint, dans
chant et la poésie soient des arts si anciens ». Nous pouvons
la musique des hommes, un degré très noble, grâce au chant des
même aller encore plus loin et admettre que les sons musicaux
oiseaux, selon le sociobiologiste Elster. « Le travail de vocalise de
ont été un élément déterminant de développement du langage.
la voix humaine n’est souvent qu’une imitation de passages issus
C’est dans cet esprit que discourt Darwin dans son ouvrage
du monde des oiseaux ».3
L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872). Le chant de l’oiseau, nous explique-t-il, servirait avant tout à
C’est donc aux recherches classiques de Darwin que l’on doit la
des fins d’attraction, en ce qu’il exprime la pulsion sexuelle
relation intime entre la voix et la vie sexuelle. La voix masculine
pour séduire la femelle. À cette même fin, l’homme aurait
en particulier opère sur la femme une excitation certaine, mais
utilisé sa voix, et certainement sous la forme d’un langage
l’on observe également le phénomène inverse de la voix
articulé, car celui-ci est bien l’un des derniers produits de
féminine sur l’homme. Darwin admet que les premiers hommes,
l’évolution, et ce, bien que l’utilisation de sons musicaux à
avant d’avoir atteint la faculté d’exprimer leur amour dans un
des fins de séduction de la femelle par le mâle, ou du mâle
langage articulé, ont d’abord cherché à se charmer par des
par la femelle, ne se rencontre que rarement chez les
rythmes et par des sonorités musicales.
animaux bipèdes. En ces temps éclairés qui sont les nôtres, ce ne sont plus les La musique trouverait donc son origine dans les sons de la
dieux qui s’expriment à travers la musique : le motif musical
nature, qu’ils proviennent de la gorge de l’homme lorsque
est aujourd’hui biologique. Lorsqu’un homme engendre une
celui-ci se lamente ou se réjouit, ou bien qu’ils soient éructés
musique, ceci constitue l’anoblissement d’une vision d’origine
par l’animal en chaleur. En période d’excitation sexuelle, les
très naturelle. Sa relation avec la sphère sexuelle peut très bien
animaux comme la grenouille, le cerf, le cheval, le lion et bien
être cachée par un tel processus d’anoblissement, mais jamais
d’autres, crient, tandis que les oiseaux sifflent et se meuvent sur
mise de côté. N’est-ce pas Schopenhauer qui déjà voyait la
un mode particulier. La répétition du chant de séduction dans
musique comme le reflet de la volonté même ? « Le cœur même
des délais précis conduit directement à l’idée de rythme et à celle
de la musique et de l’érotisme s’élucide à l’intérieur même de
de chanson. La répétition rythmée de sons identiques atteint
cette volonté d’amour. C’est justement l’euphorie qui provoque
un très fort degré de suggestion et de fascination et sert ainsi
sur l’érotisme et la sexualité un effet démultiplicateur, ce que
Heinrich Lossow, Les Sirènes, 1890.
17
Le Singe darwinien en rut
démontre l’utilisation consciente des effets enivrants de la
chant grégorien, la musique de messe du Moyen-Âge jusqu’aux
musique à travers les âges.
créations de Haendel et de Bach, ne devait et ne pouvait qu’être anti-érotique, pieuse et sans passion, tellement non animale. »
Le sexuel, le religieux et le musical peuvent bien se mélanger, en ceci que l’extase musicale est susceptible, à bien des égards,
Ainsi le rythme se distingue-t-il comme l’expression musicale la
d’élever un pont entre l’extase sexuelle et religieuse.
plus proche du biologique. La couleur de la mélodie est tout de même de nature biologique : « Plus elle se rapproche des
La question de savoir si le langage provient du chant ou le chant
sonorités douces de la nature et des êtres sexués, plus forte sera
du langage demeure controversée et distincte. Pour le philosophe
la relation de la musique avec l’érotisme et la sexualité. »
et sociologue Georg Simmel (1858-1918), il est clair que le chant s’est développé à partir du langage. Il n’est avant tout qu’une forme
La musique peut devenir « faiseuse d’opportunités » ou bien
de langage développée par l’affect, lequel ne fait que modeler
profane. À cet égard, l’aide de la plus sévère des autodisciplines
4
l’élément rythmique et ondulatoire déjà présent dans le langage.
artistiques est précieuse, selon Elster. « Moins une personne
C’est le rythme des battements de cœur qui s’accélère, et influence
dispose des moyens de défense que lui fournissent tant la
ainsi l’expression musicale, qui est en question. En ce qu’il insiste
formation que l’éducation musicale, plus elle sera encline à
sur le fait que le langage est ce qui distingue l’homme de l’animal,
sombrer dans le poison de la musique sentimentale, celle qui
Simmel semble se distinguer des thèses de Darwin : le chant ne
enivre les sens. » Ceci est particulièrement vrai pour ce qui
jaillit pas de la source de la nature, mais est une forme élevée de
concerne les danses et les valses viennoises, adulées et
langage. Le singe doit donc redescendre de son arbre.
cataloguées par tout ce que le monde possède de chambres séparées5, de bordels et autres maisons closes. L’homme,
Le rythme demeure néanmoins un élément spécial, duquel
convenablement éduqué dans les hautes franges de la société
découlent les effets si particuliers de la musique sur les fonctions
a rendu ses lettres de noblesse à la musique, aussi bien qu’à
corpo-spirituelles : « le rythme est une mesure stable que l’on
la sexualité. Comme l’animal, l’homme utilise la musique pour
peut certainement mettre en relation avec les pulsations du cœur.
éveiller l’érotisme de la femme et la rendre sexuellement
Le battement cardiaque normal est modéré : moderato. Plus
disponible. La femme, forte de sa capacité d’exception sexuelle
rapide, il est allegro giusto ou scherzando. Presto, il est en mesure
pour la musique sentimentale et euphorisante, se laisse entraîner,
d’engendrer une excitation (unique conséquence de la vitesse)
inconsciente et docile, et réussit plus aisément, la musique aidant,
et, plus particulièrement, un rythme dit accelerando ou
le premier sacrifice de son honneur sexuel bourgeois.
stringendo – celui qui irait bien au delà des mesures – peut avoir une puissance astringente, sans l’aide du melos, c’est-à-dire sans
L’homme et la femme sont ici appréhendés en tant que catégories
la relation avec une mélodie lancinante ou sans la répétition de
naturelles, auxquelles conviennent aussi les leçons de l’hérédité.
la même suite de notes dans ce temps accéléré. »
Elster parle d’hérédité des sons musicaux : « La sexualité générale de la femme est un sol maternel empli de musicalité,
Si nous voyons, dans le rythme, le fondement biologique de
dans lequel la graine de l’homme, également emplie de
l’efficacité des thèmes musicaux, « nous comprenons pourquoi le
musicalité, porte tout naturellement ses fruits. » La femme donc,
Hendrick Ter Brugghen, Le Duo, 1628.
18
19
Le Singe darwinien en rut
François Boucher, Ménade jouant de la flûte, 1735-1738.
20
21
22
Le Singe darwinien en rut
comme gare de transit et correspondance bien surveillée des dons masculins pour la musique… Pourtant, l’homme ne doit pas trop s’adonner à la musique. Chez les musiciens qui s’adonnent à la musique de trop près, on prétend que la possibilité à satisfaire le désir d’amour est très insuffisante. « Celui qui se délivre de l’euphorie qu’offre la musique au moyen de ses forces productives, tandis que sa force de jouissance se dépense à l’usage de sa force productrice ou reproductrice, à celui-ci il ne reste que peu de temps pour s’adonner à la sexualité ; voilà déjà une œuvre d’art de gaspillée, alors qu’il s’est endormi sur son violon ou sur son piano, épuisé dans son activité. » Même en terme d’honneur, certains de ces artistes n’ont eu aucune valeur. D’un autre coté, on constate une tendance chez les scientifiques à refouler le « naturel ». Pourtant, le prix à payer pour cette prestation culturelle, comme Darwin l’a allégué à la fin de sa vie, est « une perte de bonheur ». Dans son autobiographie, Darwin évoque son expérience de l’art et de la musique. Il raconte comment, jusqu’à l’âge de trente ans, la poésie lui a apporté le plaisir et la musique l’émerveillement. Pourtant ce plaisir a été fortement contraint par le travail scientifique, si bien qu’à l’âge mûr, il avait quasiment perdu cette préférence et ce plaisir, ce qu’il décrit comme une perte « dommageable » du plus haut sentiment esthétique. Il explique
de bonheur et semble être possiblement dommageable pour
comment les parties de son cerveau correspondantes se sont
l’intellect et, plus vraisemblablement encore pour la morale, en ce
atrophiées et rétrécies, et remarque à cet égard : « Si je devais
qu’elle affaiblit la partie émotionnelle de notre nature. »
revivre ma vie, je m’érigerais en règle de lire de la poésie et d’écouter de la musique une fois par semaine, car peut-être
La notion d’évolution dans la théorie darwinienne serait-elle
qu’ainsi les parties de mon cerveau aujourd’hui atrophiées seraient
aussi en mesure de fournir des indications en matière d’écarts,
maintenues actives. La perte de la sensation de goût est une perte
dans les pertes supposées de quantité de bonheur ?
Vsevolod Salischev,
Vsevolod Salischev,
Sirène, 1995.
Sirène (détail), 1995.
23
24
Les Danses chez les tribus primitives es mouvements et déplacements effectués avant
lot de rondes sauvages et de liberté sexuelle, se sont tenues
et pendant l’acte sexuel constituent l’embryon
en Malaisie et à Formose. La « Korroboree » australe,
des danses érotiques. Le poète et journaliste
le Hula-Hula Hawaïen, les danses timoradites à Tahiti, le
Ludwig Jacobowosky (1868-1900)6 a montré comment la vie
Kuthiol (une danse obscène de jeunes filles) sur l’archipel de
sexuelle primitive était accompagnée d’une envie de
Yap en Micronésie, ont parfois aussi été accompagnées
mouvement, dans laquelle la force éruptive de l’instinct était
d’orgies, guidées par un instinct sexuel débridé.
L
commandée de manière totalement spontanée. Il a par ailleurs montré combien, au fil du développement culturel,
Samuel Gason disait, à propos des danses de la tribu
ces pulsions sexuelles ont été toujours plus refoulées ; cela
Dieyerie en Australie : « À cette danse, ne prenaient part
est illustré, de manière parfaitement convaincante, par
que des hommes et des femmes, lesquels conservaient le
l’histoire des danses érotiques, lesquelles dans leurs formes
rythme engendré par les cliquetis des boomerangs qui
modernes (Contre, Française, Quadrille)7 ne constituent
s’entrechoquaient et celui des claquements de mains de
« qu’une modification ou une variation tout à la fois raffinée,
quelques femmes. La danse était suivie d’une promiscuité
contournée et décalée de la recherche de l’acte sexuel et de
sexuelle qui ne souffrait aucune timidité. Plus longtemps
son impossibilité ».
avant encore, les Watschandi d’Australie, les Neger de la région du Congo, en Afrique occidentale, les Pari d’Amérique du Sud et
À l’identique, la musique et la liberté textuelle employées
les jeunes filles des tribus amérindiennes de la mer Pebas, ont
dans les chants érotiques peuvent être observées comme une
aussi pratiqué des danses et des déhanchements obscènes et
tentative d’acquittement de cet instinct sexuel, qui a pénétré
sauvages comme moyen de préparation au coït. »
les manifestations d’amour les plus primitives, et qui, en combinaison avec des fêtes à caractère sexuel et autres
Un médecin militaire français demeuré anonyme décrit,
orgies, devait permettre d’atteindre une complète perte de
dans un ouvrage intitulé L’Amour aux colonies 9, une
soi et une certaine ivresse extatique.
danse fortement érotique pratiquée chez les Wolofs du Sénégal. Il s’agit de l’anamalis fobil ou danse du canard
Cet instinct offre aux Hos et aux Mundaris, deux anciennes
amoureux10, au cours de laquelle, le danseur imite l’acte
tribus primitives8, « des modèles de choix du partenaire
sexuel du canard, tandis que la danseuse soulève sa
sexuel dans leur forme la plus grossière, lors de festivités
tunique puis, sous l’emprise de chants tout autant obscènes
annuelles, au cours desquelles alternent danses dionysiaques
que lascifs, se met à bouger, d’avant en arrière et de droite
et orgies sauvages, orchestrées par des orateurs impudiques
à gauche, la partie basse de son corps qu’elle dénude. Ces
et vicieux. » De telles manifestations populaires, avec leur
danses furent conduites en pleine rue et en public.
Pablo Picasso, Faune aux cymbales, 1957. Céramique.
25
Les Danses chez les tribus primitives
En Nouvelle-Calédonie, la danse du Pilou Pilou, que
chorégraphie, occasion pour les danseurs de mimer
dansaient lentement les femmes et les hommes, imitait tous
des organes sexuels monstrueusement grands. Cette
les mouvements du coït. Aux Nouvelles Hébrides, la même
danse se termine habituellement par des « Mè-mè »
danse était accompagnée d’un battement de tambour et de
sauvages, ce dernier mot « mè-mè » étant utilisé
cris de femmes. Encore plus exubérante était la danse
sur l’archipel de Yap comme onomatopée illustrant
Oupa-Oupa, que menaient, de nuit, à Tahiti et à Pomutu, des
le coït, et n’est utilisé, dans la vie de tous les jours,
femmes richement maquillées, qui tapaient des mains et
qu’exceptionnellement. Les jeunes filles présentes,
chantaient lascivement jusqu’à l’extase. Tout ceci se terminait
issues des grandes maisons, ne sourcillent nullement à
en promiscuité sexuelle. La danse Karama, dans le Nord de
la vue de ces déhanchements suggestifs et continuent,
l’Inde, dégénérait en de véritables saturnales, avec leur lot
dans l’indifférence, à fumer une cigarette ou à
de débauche effrénée.
mâchonner du Bétel. Ce qui démontre combien il est courant de voir de telles danses nocturnes devant la
Avec le remplacement des formes primitives de vie
maison du conseil. »
sexuelle non exclusive par diverses versions du mariage, la prostitution s’est élevée, selon Ivan Bloch, en avatar de
Les prostituées, de leur côté, sont supposées effectuer devant
l’amour libre et de ses éléments artistiques et extatiques.
les hommes une danse érotique : la Dafell.
Chez de nombreux peuples, les définitions de danseuse, de chanteuse ou de prostituée se rejoignent.
« À cette occasion, les hommes sont assis en rond et au milieu est assise une jeune fille issue des
Ainsi, sur l’archipel de Yap, chaque sexe danse pour
grandes maisons. Le chant n’est ici accompagné
soi, seules les « Mongols », les filles publiques de la
que de légers mouvements du tronc et des bras, et il
tribu des Bawaïs ont le droit d’accès aux danses des
est, tour à tour, le fait des hommes ou de la jeune fille,
hommes, mêmes les plus obscènes. Une de ces danses
ce qui lui confère une forte connotation érotique. »
obscènes est, selon l’ethnologue Joachim Born, un véritable ars amandi chorégraphique, comme il est impossible de
Dans de nombreux récits du XIXe siècle, on peut déceler
se l’imaginer dans sa diversité et dans son réalisme.
en filigrane le regret de la liberté corporelle perdue du monde occidental. À de nombreuses reprises, les désirs
« Son contenu est fait de mouvements rappelant le
érotiques ont été projetés sur des cultures dites primitives.
coït dans toutes ses variations et dans toutes les
Pourtant, dans les années 1990, a eu cours un processus
positions, assise, à genoux ou encore debout. Tout
de désublimation des formes de la relation au sexuel, depuis
ceci est entrecoupé de simulations de masturbation
qu’un ethnologue australien ou sénégalais a cru reconnaître
effectuées simultanément, et pendant un certain
dans la Love Parade les rituels disparus de son ethnie
temps, par toutes les parties prenantes de la
d’origine.
Faïence gréco-égyptienne, vers le début de notre ère.
26
Les Danses chez les tribus primitives
27
28
La Danse du ventre orientale a relation qu’entretiennent la prostitution, l’art et
Dans l’Ancien Testament l’on peut aussi retrouver des
les autres formes d’extase, que celle-ci transmet,
éléments du rôle éminent de la danse et du chant dans la
est particulièrement claire dans les cultures et
prostitution. Dans Isaïe 23-16, il est dit : « Prends une harpe,
chez les peuples d’Orient, depuis l’Antiquité. Partout, l’on
fais le tour de la ville, ô prostituée oubliée ! Fais vibrer les
retrouve l’association entre danse et prostitution. Partout, la
cordes de ton mieux ; multiplie le nombre de tes chansons afin
tâche de la prostituée consiste à procurer aux hommes les
que l’on se souvienne de toi. » Le chant de la putain équivaut
plaisirs d’un amour libre associé à des démonstrations
ici à l’image de la séduction (Isaïe 23-15). Déjà au IIe siècle
artistiques, qui font disparaître les barrières entre les êtres
av. J.-C., le Siracide nous prévient : « Ne t’habitue pas à la
individuels et pour lesquels on recourt également souvent à
fréquentation des chanteuses, si tu ne veux pas être embobiné
des substances enivrantes comme l’alcool ou le haschisch.
par leurs artifices. » (Ecclésiastique 9-4).
Depuis la nuit des temps, les prostituées égyptiennes
Tôt en Perse, des danseuses et des joueuses de luth faisaient
se comptaient parmi les danseuses et les musiciennes
fonction de prostituées aux côtés des demoiselles du temple.
qui donnaient à voir leurs charmes et leurs créations dans
Elles devaient montrer leur art et leurs charmes à de riches
des tavernes animées. Elles y prodiguaient leur musique,
propriétaires, même à la chasse ou en bateau. On appelait
leurs danses et leurs cajoleries à de jeunes hommes. Au
ces amies intimes des filles de joie, des « Jahika », ou bien
cours de soirées, elles effectuaient une danse très similaire
« hvandrakara » qui signifiait plaisante ou agréable, ou encore
à ce que nous connaissons comme la danse du ventre, qui
« Jatumaiti », qui signifiait enchanteresse ou magicienne ou
procurait l’ivresse extatique au spectateur, pour peu qu’il ait
plutôt « les exciteuses de volupté qui se donnent pour un prix ».
L
un peu bu. Dans les temples indiens, la danse jouait un rôle tellement 11
les danses
essentiel dans la prostitution que la danseuse, la « Bajadere » (du
égyptiennes de l’époque du nouvel empire étaient très
Portugais « baladeire » qui signifie danser) est devenu le mot
similaires à celles qui ont cours dans l’Orient d’aujourd’hui.
principal pour définir la putain. Dans le Cachemire également,
« Dans de longs habits transparents, les filles tournoyaient
les danseuses formaient depuis la nuit des temps la classe des
au rythme rapide du tambourin ou des castagnettes ; leur
prostituées. La ville de Changus offrait la plupart des meilleures
corps entier se tordait de belle manière, mais de préférence
danseuses. Elles entraient dans les demeures des riches les soirs
en faisant ressortir leurs fesses tendues. Les Égyptiens
de fêtes, et y proposaient leurs faveurs, moyennant finances. La
anciens ne se scandalisaient apparemment pas autant que
plupart du temps, les danseuses traversaient le pays en bande,
leurs compatriotes d’aujourd’hui, à la vue de telles danses
accompagnées d’une vieille Duenna, dont la laideur était telle
sensuelles. »
qu’elle faisait contraste avec leur beauté.
Selon l’égyptologue Adolf Erman (1854-1937)
A. Erbert, Tingeltangel à Tunis, 1925.
29
La Danse du ventre orientale
En Afghanistan, les prostituées étaient essentiellement les
orientale procède du principe de répétition mécanique, à
représentantes de l’esprit artistique et incarnaient donc le contraire
l’instar de la poésie hébraïque, et répète des petits chocs
absolu des épouses et des concubines ; l’absence de culture de
rythmiques, cent fois, mille ou deux mille fois, peu
ces dernières faisait que les hommes appréciaient la compagnie
importe combien. C’est comme pour la musique de
des prostituées pour contrer la monotonie de leur couple.
Richard Wagner, on peut quitter le théâtre quand on veut, après deux mille ou quatre mille temps, c’est la même
Le spectacle principal qu’offraient ces danseuses de charme
chose, on a toujours la même impression. Le principe est
est une danse caractéristique appelée danse orientale ou
donc celui du gutta cavat lapidem14, ce n’est pas le
« danse du ventre12 », laquelle est généralement interprétée
comment, mais le combien qui fait la différence.
comme une imitation du mouvement coïtal, comme une
Je dois dire qu’il ne peut exister quelque chose
« volupté dansée », comme une mise à l’honneur du « triomphe
de répréhensible, que la musique orientale pour
de la frénésie amoureuse » jusqu’à l’extrême extase, une danse
l’amoindrissement de l’homme du jour, pour le
où l’auto-déssaisissement est immédiatement communiqué
relâchement de toutes les disciplines morales les plus
à celui qui regarde. La description la plus pénétrante de la
fines, celles qui ont enfin conquis nos esprits après des
danse du ventre et de l’extase qui découle de ce spectacle
siècles d’efforts, pour la destruction de toutes les
nous a été faite par Hans Kistemaecker (Oscar Panizza,
considérations culturelles, dans le but de provoquer un
13
1853-1921) , qui écrit :
monstre souriant, sensuel et menaçant, qui repose comme dernier héritage sur les fondements cachés de notre âme.
30
« Ici, le ciel du sud était large, le soleil de l’Afrique brûlait
Janella, la danseuse centrale s’est déjà relevée. Le
dans ces corps minces de jeunes filles, presque exténués ;
bas-ventre est intégralement dégagé, au mieux couvert
et de ces grands yeux bridés, comme naturellement
d’un tissu très fin, qui laissera soigneusement voir tous
teintés au jus de cerise, jaillissait une ardeur étrange. Ces
les déhanchements à venir. Les seins aussi sont
petites têtes, dont les lèvres de sphinx étaient
intégralement dégagés sous ce léger vêtement, lequel,
proéminentes, nous faisaient comprendre que là-bas, où
au niveau des aisselles est recouvert par une veste
elles habitent, l’homme est soumis au désir de la femme.
minuscule, du style de celles que portent les toréadors,
La musique, que j’avais déjà longtemps entendue au
et qui se perd au niveau du cou, sous les pendentifs et
dehors, devenait plus forte et plus intense. La musique
autres collerettes. La taille, entendez la fin de la cage
orientale ne repose pas, comme la musique occidentale
thoracique, est serrée d’un petit nœud de velours rouge
sur une phrase déterminée, sur un canon qui induit un
qui sépare ce buste mince et éclatant en deux parties
thème. Elle ne repose pas sur les deux premiers temps
bien distinctes : la poitrine d’une part, et la cambrure du
face aux deux contretemps, puis sur l’inversion du thème,
bas-ventre jusqu’au pli inguinal d’autre part. Le lieu des
jusqu’à ce que plusieurs utilisations du même nombre de
spasmes et des convulsions – que tout le monde attend
temps portent la mélodie à son terme, procédant, de fait,
et qui, bien que gracieux, n’en sont pas moins fatigants
de la même manière que les vers d’une strophe, à savoir,
sur la durée – est ainsi mis à nu avec un courage hors
selon des mesures et des nombres. Non : la musique
pair, comme un lieu de sacrifice pour notre sobriété.
Adolphe Léon Willette,
Hans Pellar,
Le Gourmand, 1923.
Le Flamant amoureux, 1923.
La Danse du ventre orientale
31
La Danse du ventre orientale
32
La Danse du ventre orientale
33
La Danse du ventre orientale
34
La Danse du ventre orientale
Puis vient cette sorte de jupe turque, qui, avec ces
et se tient au-dessus des autres demoiselles, assise sur un
milliers de plis et de replis bouffants, se donne des
trône, comme issue d’une lignée de danseurs. Elle a un
allures discrètes, voire donne l’impression d’un tableau,
autre tambourin, qui, comme un gros ventre, délivre un
et qui, commençant exactement au pli inguinal,
son sourd, comme une cloche d’alpage, à côté des petits
remonte des deux côtés jusqu’à la crête iliaque, pour
cris clairs et rythmés. « Da-ra-ré-rê-ré-da », la danseuse a
finir et retomber sur les hanches. Le bas de la jupe
maintenu ses mains en l’air, afin que l’on puisse observer
turque, fait d’un tissu de valeur, et dont le poids et la
son corps, mais il est trop tard, nous avons manqué le
raideur sont certains, a l’air d’être conçu exprès pour
début, ses yeux sont de verre, « da-ra-ré-rê-ré-da », et
ralentir le mouvement des jambes : En effet, elle ne
comme une eau jaillissante, houleuse, bouillante et
retombe pas directement sur les côtés au-dessus de
tourbillonnante, voilà que son bas-ventre se lève, comme
la cambrure du bassin, mais semble abriter le
lors de contractions avant un accouchement. Pressant
prolongement
chaque
inexorablement, avec la force du destin, le voilà qui défie
entortillement lascif, que la danseuse révèle, de manière
toutes les bons usages. Comme le mal de mer, comme un
étonnamment sûre et avec une sensualité sans chagrin.
animal féroce, il vous prend lorsque vous ne l’attendez
Tant et si bien que la ligne qui, chez les Européennes,
pas et exige son dû. « Da-ra-ré-rê-ré-da ».
voilé
des
replis
et
de
ferme le bassin en se resserrant en haut des jambes, a,
Elle déplace maintenant sa jambe droite vers l’avant
dans ce cas, plutôt tendance à s’élargir encore plus, et
et recherche un nouvel appui, la jambe gauche tendue
fait de l’ensemble du bas du corps un vaste réservoir de
vers l’arrière. La danseuse est en danger, oui, c’est ça,
tous les mouvements les plus détendus ou les plus
en danger. Ses mains sont tendues en l’air comme pour
astreignants. De tous les peuples, les musulmans sont
implorer de l’aide, tout son visage respire la peur, les
ceux qui ont corrigé au mieux les courbes esthétiques
yeux fixés grands ouverts, on ne sait quel désespoir
hautement dangereuses des hanches de la femme, et,
s’est emparé d’elle, comme si une force étrangère
grâce à une véritable habileté d’artiste, changeant le
venait sur elle.
péril en vertu, et aplanissant ces courbes dangereuses, ont fait triompher à la fois le sexe et la nature.
« Da-ra-ré-rê-ré-da » « da-ra-ré-rê-ré-da ».
« Da-ra-ré-rê-ré-da » « da-ra-ré-rê-ré-da » «da-ra-ré-rê-réda » – c’est avec ces chants, que les demoiselles, assises
Non ! Elle se sert de ses mains tendues vers le ciel
autour ou sur les côtés, accompagnent la danseuse, qui,
comme d’un balancier ; le bas de son corps semble
debout, seule sur une scène, face au public, a levé les
bien accroché, en position semi-écartée, qui lui sert de
mains comme pour prier. « Da-ra-ré-rê-ré-da », « da-ra-ré-
premier point d’appui, tandis que le second, son thorax,
rê-ré-da », « da-ra-ré-rê-ré-da », ces mêmes demoiselles
se tient, fiévreux. Pour assurer encore cet appui, ce bras
agitent, avec une mesure d’une incroyable minutie, leurs
de levier, elle étend convulsivement ses bras vers le
tambourins, dont les clochettes, comme des aiguilles,
ciel. Entre ces deux points d’ancrage, bassin et côtes,
pénètrent cette apathie lourde et criarde. « Da-ra-ré-rê-ré-
elle dégouline, bave et crache cet organisme effroyable,
da » La plus mince des danseuses, a le visage d’un sphinx
qui veut sortir de son corps de femme, qui veut être vu
Pablo Picasso,
Jean-Auguste-Dominique Ingres,
La Danseuse orientale, 1968.
Odalisque à l’esclave, 1840.
35
36
37
La Danse du ventre orientale
au grand jour, et sortir de sa dépouille, secouant ce bas-
éclatante, avec ses mains tendues vers le ciel et le bas
ventre jusqu’à des hauteurs exorbitantes.
du corps qui s’agite, comme un animal soumis, ou
Elle maintient fixement son bassin au moyen de ses
plutôt comme un animal assailli soudainement soumis.
jambes, et se sert de celui-ci comme d’un punctum
« Et il ne veut plus jamais s’épuiser et se vider,
fixum, grâce à son ardeur musculaire, ce, afin de mettre
comme le ferait la mer, qui d’une autre mer encore
en
voudrait enfanter… »
action
abdominale.
les
contractions
Oui,
il
s’agit
de bien
sa
musculature
d’un
examen
anatomique ! Lequel ne nous sert d’ailleurs à rien ! Nous
Ouelulululululululululululululululululu ! Depuis les
aimerions bien parvenir à une conclusion d’ordre
rangs de derrière, où est assise la sphinge, un violent
esthétique ! Quel est le sens de tout cela ?
trille se fait soudainement entendre au beau milieu de cette musique piaillante et de cette extase effroyable.
« Da-ra-ré-rê-ré-da » « da-ra-ré-rê-ré-da ».
Il ne manquait plus que ça ! Ce cri effroyable et éprouvant pour les nerfs, dont seules les orientales ont le
La voilà qui se baisse sur son genou gauche, la jambe droite posée ; sur son visage, on lit encore ce désespoir, mais on sent un engouement certain, car cette position
secret ! Derrière moi, ça frissonne dans le public. On n’entend plus que les respirations.
est vraisemblablement avantageuse, surtout si elle voulait mener plus loin ses convulsions jusqu’à l’extase. Jusqu’à
« Da-ra-ré-rê-ré-da » « da-ra-ré-rê-ré-da ».
l’extase de qui ? Du spectateur naturellement ! Mais la sienne également. Bien sûr. Elle se penche légèrement en
Elle se repose désormais, le spectacle est terminé, son
arrière, les mains toujours levées, et du triangle formé par
buste revient en avant, pour la première fois ses mains
le pantalon bouffant et les deux jambes que l’on peut
se disjoignent, elle regarde le public, ce monstre
désormais voir se dessiner, jaillit désormais le bas de son
tourbillonnant sort de sa formidable position accroupie,
corps rose rouge jusqu’à présent caché, comme une
en se tendant vers le ciel. Tout est fini, le danger s’est
épilepsie, une pièce de salle d’opération, une grosse
éloigné, la voilà de nouveau sur ses deux jambes.
vague marine, qui envoie le bateau de nos phantasmes au septième ciel. La sainte Madeleine. Cette jeune fille de
« Da-ra-ré-rê-ré-da ».
Magdala, qui possédait sept démons dans son corps. Elle agite son axe longitudinal, faisant éclater les perles « Da-ra-ré-rê-ré-da » « da-ra-ré-rê-ré-da ».
et cliqueter les colliers de verre.
Quelle musique dégoûtante ! La sainte Madeleine était-
« Da-ra-ré-rê-ré-da ».
elle ainsi ? S’est-elle, elle aussi, vendue ? A-t-elle ainsi charmé les hommes ? La voilà qui se penche plus en
La voilà qui, d’un rapide tour de reins, se débarrasse
arrière encore. Dieu tout puissant ! Cette figure
des chaînes épaisses qui pendent autour d’elle, qu’elle
Miniature perse, XIXe siècle.
38
39
La Danse du ventre orientale
envoie à un bon demi-mètre
Oui, sans aucun doute, il s’agit d’une mise en scène de
d’elle, dans un cliquetis et un
la naissance, symbolisée ici sous la forme de positions
bruissement certains. Puis la voici
douloureuses et de convulsions. C’est l’accouchement
qui remue le bas du corps, à
en position accroupie, avec l’appel au secours au Dieu.
partir des hanches, comme si
Il s’agit aussi d’une spéculation sur l’impréparation
des balles devaient tomber,
mentale du spectateur eu égard à l’envie sexuelle qui
ou qu’elle devait se débarrasser
précède l’accouchement, spéculation dont le facteur
d’un duvet gênant. Elle devient
essentiel repose sur le spectateur. Tout ceci consiste en
de plus en plus libre, de
une série d’actions et d’interactions.
plus en plus gaie ; son corps magnifique livre encore
« Da-ra-ré-rê-ré-da ».
quelques pas compliqués vers le centre de la scène, où la délivrance
Tout est fini, Janella a cessé de se tordre dans tous les
est désormais acquise. Quelle
sens. Quel corps ! Quelle conduite ! La musique cesse
cuisse ! Quelle ossature !
avec le claquement d’une percussion : le public s’est
Maintenant c’est sa poitrine qu’elle
agite
;
difficilement sorti de la situation, comme d’un sommeil
comme
profond. Le lieu a repris son allure grise et quotidienne.
auparavant avec sa taille, elle se
Tout pousse à sortir. Dehors, au contact de l’air frais, on
débarrasse loin d’elle des
remarque dans quel étourdissement l’on était pris…
cordes de perles qui pendaient de
partout
;
elle
peut
froufrouter de joie comme
« Oh la la ! » dit une jeune fille en se dégageant les cheveux du front. »
un gamin, envoyer en l’air ses flocons et sa chevelure,
Ce qui est intéressant dans cette présentation c’est l’aspect neuro-
montrer une dernière fois,
hystérique sur lequel aboutissent tous les conflits du caractère
pour rire, la puissance de ses
sexuel bourgeois. La danse est vécue comme un accès d’hystérie,
jambes et de son bassin, en
conformément à quoi, le langage se manifeste sous la forme
effectuant quelques écartements.
de convulsions et de spasmes, qui sont toujours recueillis
Tout est terminé…
au moyen de descriptions anatomiques dépassionnées. Un véritable affranchissement ne doit cependant pas être accordé : les mots utilisés sont en effet souvent dénonciateurs (une musique criarde) et le spectacle a été transformé en un cas pathologique (pièce de
40
salle
d’opération,
La Danse du ventre orientale
épilepsie). Où est l’érotisme dans l’acte d’accoucher ? Le septième
De sa propre observation, le poète, peintre et grand voyageur
ciel, tout comme l’animal soumis, ont été sollicités. Entre ces deux
Max Dauthendey (1867-1918) a décrit la volupté des Orientales,
domaines, il n’y a pas de place pour la sensualité. Le moi bourgeois
telle qu’elle est suggérée par ces jeunes danseuses de manière
ne vit cela que comme une épreuve de déchirement.
pour le moins singulière et extatique15 :
De la description de Kistemaecker, on ne sent que la résistance
« Dans les petits cafés, derrière des paravents colorés, on
à l’extase dionysiaque et au ravissement. En aucun cas, cette
peut entendre l’appel des castagnettes et des tambourins,
danse ne le transporte dans la sphère d’une sexualité déliée. Et
Ainsi que celui du cliquetis des chaînettes d’argent
pourtant cette danse trahit bien l’expression d’un conflit abouti.
et de perles de verre que portent des femmes dodues
Quel pouvoir surgit de cette musique et de cette danse ? Un
et plantureuses,
pouvoir qui fait frémir.
Qui se montrent, comme des plantes charnelles, et se maquillent en bleu,
Nous reconnaissons immédiatement dans cet exemple combien l’expérience musicale est dépendante de la consistance intérieure du sujet. Que la musique soit vécue comme érotique dépend aussi du fait que celui qui écoute puisse, ou plutôt doive, autoriser cette
Et qui, sans se soucier de rien, dansent aux quatre vents, De leur visage tombe un voile et un bandeau, et pourtant, elles sont comme des aveugles souriantes.
dimension. Mais voilà, l’étendue de la défense fournit aussi une mesure pour l’intensité de l’expérience.
Et voilà que l’on retrouve à cette fête bien terrestre en l’honneur du sang, ceux qui sont la lyre de volupté,
Selon certains récits de voyages, la sensualité orientale exprimée au travers de ces danses aurait été extrêmement excitée et libérée. Elle a exercé une influence fascinante et irrésistible, et il est des hommes raisonnables qui racontent avoir été tellement épris de
Ceux qui, comme des étalons, font trembler leurs naseaux quand ils sentent la brioche, Et qui se pressent en chuchotant, entre les feux sombres et rougeoyants, entre
ces danseuses qu’ils auraient été incapables de s’arracher de ces
Les ombres des maisons et la lune,
liens. Ils excusaient cette tendance au laisser-aller en prétendant
Ces hommes, en masse, qui avancent dans les rues
avoir été ensorcelés. Le rapprochement du contexte de ces
et entre les édifices…
passions extasiantes avec celui du ressenti masochiste d’auto-
J’ai acheté des cigarettes d’ambre dans le quartier
déssaisissement et d’auto-humiliation, éclaire le fait que ces
et j’ai fumé, j’ai regardé la danse du ventre dans le
espèces d’esclaves amoureux des danseuses se soient souvent
brouillard du café,
infligé des marques au fer rouge sur le bras ou sur le flanc. Plus ils étaient amoureux, plus ils voulaient convaincre leurs maîtresses de leur amour, et plus profondes et nombreuses étaient les cicatrices.
J’ai écouté les claquements de mains et les chants, pendant de nombreuses heures sombres ; Des boules de mercure colorées étaient suspendues de tous les plafonds de toutes ces salles enfumées,
La puissance ensorcelante de la danse de ces prostituées, ainsi
Comme des planètes et autres météores, il ne leur
que la violence de la convoitise qu’elles ont suscitée sont
était pas permis de manquer cette vie sphérique
assez étonnantes.
portée par la danse et la musique. »
Julian Murphy, Calling the Tune, 2001.
41
La Danse du ventre orientale
Miniature perse, 1372.
42
43
Intermède n°3:Au cas où il en serait ainsi... Extrait d’Omar Khayyam
R
egarde, tu as des danseurs à ta disposition, du bon vin et des filles Belles comme des Houris…
Ah ! Si seulement Houris était là ! Cherche dans leur compagnie une source claire et chantante, et Allonge-toi à côté d’elle, dans la mousse fraîche… Ah ! Si seulement il y avait de la mousse ! Aime ! Chante et bois ! Et ne t’occupe donc pas tant de L’enfer qui s’éteint déjà. C’est ce que tu as de mieux à faire. Crois-moi, il n’existe pas d’autre paradis que celui-ci, que je te souffle… Ah ! Si seulement il y avait un paradis !
44
Intermède n°4 : La Voluptueuse Texte original en afghan
V
oilà qu’elle se mit à danser la danse des voluptés, la danse des quatre ensorcellements. La tête lancée en arrière et les bras tendus dans le dos, elle dansait les dernières averses
d’amour d’une nudité rayonnante. Les musiciens derrière elle terminaient le chant de noces des filles du pays. Sans attendre que sa compagne lui jette sur les épaules le foulard jaune des vierges, elle s’était retirée aux fontaines de printemps près des rosiers et se rafraîchissait le front contre les pierres. Lorsque je voulus, avant mon départ, la féliciter et lui demander si elle était voluptueuse, elle me regarda d’un air étonné. Elle ne savait pas ce que cela voulait dire.
45
46
Les Bayadères indiennes usqu’au début du XXe siècle, on retrouve dans
religieuses, qui se déroulaient dans les grandes
la culture hindoue une forme de prostitution
familles. Il était convenable de les inviter lorsqu’on
liée à la religion. Les jeunes filles hindoues de
avait de la visite. De même, les Européens et les
toutes castes pouvaient en effet être ordonnées
Américains ont recouru à leurs services et les auraient
J
danseuses au service du temple. Elles n’avaient pas le droit de
particulièrement récompensées. »
se marier, mais celui de se prostituer pour des hommes de caste identique ou supérieure.
En Europe, le terme bayadères a été particulièrement usité pour les nommer.
16
Pierre Dufour écrit ceci : En Hindoustan, les bayadères étaient des jeunes filles de « Chaque temple hindou, quel que soit l’objet de son
onze à dix-sept ans à qui l’on enseignait le chant, la danse
culte, dispose d’un certain nombre de nautschees,
et le théâtre. Elles étaient sous la responsabilité d’une
c’est-à-dire de danseuses, lesquelles, à côté des
matrone, qui leur enseignait tous les savoirs qualifiés de
sacrifiés, jouissaient de la meilleure réputation parmi
féminins. Ces bayadères ne dansaient et ne chantaient pas
tout le personnel du temple. Il n’y a pas si longtemps
seulement pour divertir les invités dans les cours des
encore, ces danseuses étaient quasiment les seules
puissants ; dans chaque ville en effet, on retrouvait des
femmes à peu près cultivées dans ce pays, ou bien
groupes de bayadères prêtes à animer, de leurs arts et de
les seules à posséder des vêtements convenables.
leurs charmes, des dîners conviviaux chez des riches, des
Lorsque les missions d’évangélisation ont commencé,
banquets familiaux, ou de simples réceptions amicales. La
on leur a reproché de vouloir refaire la formation de
liberté d’esprit était si poussée en Inde que l’hôte, pour
ces filles. Depuis leur plus tendre enfance, elles sont
faire montre d’hospitalité, envoyait fréquemment dans la
comme des prêtresses mariées à des idoles et doivent
chambre de son invité la bayadère qui lui avait le plus
se prostituer, de gré ou de force, avec des hommes de
plu. Pour cela, l’hôte avait coutume non seulement de
n’importe quelle caste. Ce sacrifice étant loin d’être un
dédommager la matrone, mais aussi d’offrir un cadeau, que
déshonneur, de nombreuses familles, parmi les plus
l’invité remettrait au réveil à la jeune fille.
prestigieuses, ont choisi de vouer leurs filles au service du temple. Dans la simple ville de Madras, on
À partir de leur dix-septième anniversaire, alors qu’avaient
ne dénombrait pas moins de douze mille de ces
fané leurs premiers attraits, les bayadères, plutôt que de
danseuses. Mais leur service ne se limitait pas à celui
vendre leurs services lors de manifestations publiques,
du temple : les danseuses ont joué un rôle important
préféraient souvent la protection des brahmanes ; elles
dans diverses fêtes, mariages et autres cérémonies
continuaient alors leur dernier mode de vie sous une pagode.
La Chanson d’amour, miniature perse, XVIIIe siècle.
47
48
49
Les Bayadères indiennes
Ce qu’elles y gagnaient revenait à la brahmane, qui en contrepartie leur dispensait le gîte et un bon entretien. Ce commerce en Inde n’a jamais été tenu pour irraisonnable, ni pour les bayadères, ni pour ceux qui prenaient plaisir à faire appel à leur service. Les jeunes filles dansaient en l’honneur des dieux et devant les représentations qui en étaient faites, les jours de fêtes ou de procession. « On croyait, poursuit Dufour, que les dieux prenaient beaucoup de plaisir aux danses impudiques de ces femmes publiques, de même que les rois et les puissants. Même les brahmanes les plus ardentes et les plus voluptueuses, qui initiaient intégralement ces jeunes filles aux plaisirs les plus intimes de l’amour, jouissaient de la plus sainte des réputations. » Dufour se réfère aux récits de voyage, qui ont décrit avec grand étonnement la force et la magie du jeu de ces filles ainsi que la violence des passions qu’elles ont déchaînées. Souvent, elles apparaissaient toutes nues pour effectuer, d’un souffle voluptueux, une danse pantomime. Elles ne recherchaient pas seulement à exprimer l’amour à travers le regard, les expressions ou les positions du corps, mais elles se mettaient elles-mêmes tellement en condition, que leurs danses explosaient de convulsions voluptueuses. On raconte que les désirs de la plupart des princes indiens étaient tellement insatiables, que souvent, au cours d’une seule et même nuit, ils se laissaient aller à la compagnie de quatre ou cinq de ces danseuses.
Prince Murad Bakhsch et son harem, vers 1650. Inde. Princesse Mogul dans le harem, vers 1850. Inde. Miniature indienne, vers 1850. Le Joueur de flûte enchantée, 1770. Inde.
50
Les Bayadères indiennes
51
54
Danse et prostitution dans l’Antiquité
L’
Antiquité classique se révèle aussi être une
de la danseuse grecque, ont également marqué les banquets
période importante des relations entre la
du sceau de l’érotisme. Ce sont en effet des instruments liés à
musique et la prostitution.
l’instinct et à la nature. Le son de l’aulos, devenu hautbois, se caractérise ainsi par des tonalités douces et harmonieuses,
Ce constat est avant tout valable pour ce qui concerne les
fortes ou perçantes et qui, associées au sifflement d’un couple
femmes grecques. L’éducation morale et artistique, en effet,
de crotales19, ont certainement joué un rôle de stimulus pour
était l’apanage de ces femmes du monde qu’étaient les
les sens échaudés des convives d’une beuverie. »
hétaïres17 ou encore les danseuses et chanteuses qui se prostituaient. Les musiciennes étaient tout autant désirées
Les « cafés chantant »20 de l’Antiquité étaient de véritables
que les danseuses, dont l’art portait très souvent les
écoles de musique, où les prostituées apprenaient la flûte et la
marques de l’impudicité et de l’obscénité. Particulièrement
cithare, tandis qu’elles se faisaient remarquer par les
peu fréquentables cependant étaient les danseuses de
proxénètes. Ces écoles de musique constituaient un lieu de
Thessalonique et de Cadix.
détente apprécié des jeunes hommes, pour qui, en plus de la musique, était offerte l’opportunité de décrocher un rendez-
Gaius Salluste (86-34 av. J.-C.) raconte au sujet de Sempronia,
vous amoureux avec une prostituée. À la différence des
qu’elle était plus douée pour jouer de la cithare et pour
hétaïres, les joueuses de flûte, appelées aussi les aulétrides,
danser, que ce qui convenait à une femme respectable. C’était
n’appartenaient pas à n’importe qui. Aussi ne pouvait-on pas
aussi le cas des joueuses de flûtes et de cithare, des chanteuses
trouver auprès d’elle la distraction de l’esprit qui était permise
et des danseuses, qu’on retrouvait habituellement dans des
avec la plupart des hétaïres. Par ailleurs, les joueuses de
banquets ou dans des beuveries, en train de révéler leurs
flûtes même si elles se prostituaient, possédaient une activité
charmes et leurs talents, ne faisant qu’accroître l’intensité des
économique suffisante pour vivre. « Cette activité, comme
plaisirs dionysiaques qui y régnaient.
nous l’explique Dufour21, pouvait même être parfois la source de revenus conséquents. C’est la raison pour laquelle, on
Angelika Dierichs18, qui étudie les vasques et les vases de
ne les appelait pas prostituées, bien que toutes le fussent.
l’Antiquité, a trouvé sur ces poteries des représentations de
C’était pour elles la garantie d’une liberté et d’une certaine
fêtes où des hétaïres dansaient pour les convives, dont elles
indépendance. Ainsi les appelait-on joueuses de flûte et, grâce
excitaient les sens. Les danseuses étaient généralement
à cette appellation, le fait de passer le plus clair de son temps
accompagnées d’un joueur d’aulos. « Ces scènes de danses
à se prostituer plutôt qu’à faire de la musique ne pesait plus
jugées très érotiques donnent clairement à penser que dans
vraiment sur leurs consciences. » Elles étaient de toute façon
l’antiquité, la danse et la musique ne faisaient qu’un. L’aulos et
décidées à satisfaire les passions qu’elles déclenchaient
le crotale, qui appartenaient traditionnellement à la panoplie
lorsqu’elles jouaient de leur instrument.
Mark Severin, Ex-libris, 1960.
55
Danse et prostitution dans l’Antiquité
Cratère grec (détail), vers 520 av. J.-C.
56
Danse et prostitution dans l’Antiquité
57
Danse et prostitution dans l’Antiquité
Ces joueuses de flûtes ébranlaient tellement les sens avec leur
parce qu’elle jouait de la flûte comme personne. Démétrios
musique lascive que les convives d’un banquet se délestaient
préféra Lamia à toutes ses autres maîtresses plus jeunes, parmi
volontiers d’une bague ou d’une chaîne pour les leur offrir.
lesquelles Laëna, Chrysis, Antipyra et Demo. On raconte que
« Une joueuse de flûte plutôt habile n’avait pas assez de
jusque dans le lit de ses maîtresses, Démétrios se serait
mains pour s’emparer de tous les cadeaux qu’on lui faisait
imaginé l’entendre jouer et aurait suivi ce rythme qui l’avait
lors d’un repas, au cours duquel elle avait littéralement fait
séduit lors des repas.
tourner les têtes. » Lors de la plupart des beuveries, comme l’explique Dufour, toute la vaisselle en or et en argent y
Le philosophe grec Platon (427-347 av. J.-C.) fustige
passait, et à chaque fois que la joueuse de flûte trouvait des
sévèrement, dans Protagoras, la compagnie futile des
mélodies enivrantes, ou la danseuse des pas particulièrement
danseuses, joueuses de flûtes et autres joueuses de
rythmés, c’était une pluie de fleurs, de bijoux et de pièces de
percussions auprès des jeunes hommes, et prétend que ce
monnaie, qu’elles ramassaient avec une certaine habileté en
serait la marque d’un homme spirituel et éduqué que de ne
passant à côté.
rien avoir à faire avec de telles faiseuses de farces et de boniments, quand bien même le vin eût fait son effet.
Aucun âge, aucun rang, aucune fonction ne protégeaient du charme de ces femmes. L’écrivain Athénée (env. 200 après. J.-C.)
Les artistes de Bacchus, comme les appelaient les Grecs,
raconte que des envoyés Arcadiens auprès du roi Antigone,
étaient ces gens qui amusaient les foules avec leurs flûtes,
furent reçus avec beaucoup de précautions et d’égards,
leurs cithares, leurs chansons, leurs jonglages, leur théâtre
notamment pour le repas. Ces envoyés, qui étaient des hommes
et autres pantomimes. Ils participaient d’un délire digne
d’un certain âge, plutôt dignes et sérieux, honorèrent le repas
de Bacchus, au cours de banquets et de fêtes, dans des
dans la plus grande sobriété, jusqu’à ce que la flûte phrygienne
tavernes, des auberges ou dans les bains. Aristote les
sonne l’appel de la danse et que des danseuses, vêtues
accusait d’immoralité dans la plupart des cas, parce qu’ils
d’un voile transparent, pénètrent dans la salle. Elles, qui se
passaient le plus clair de leur temps à gagner leur pain et à
balançaient délicatement sur leurs orteils en accélérant leurs
vendre leur art, et menaient une vie de débauche. Qu’ils
mouvements au fur et à mesure, puis qui se dévêtirent, en
fussent dans le besoin ou non, tout était prétexte à
commençant par la tête, les seins, puis le reste du corps, jusqu’à
dépravation. Les joueuses de flûtes se devaient plus
ce qu’il ne reste plus qu’un voile noué couvrant à peine leurs
particulièrement d’être présentes à chaque repas, et de jouer,
hanches et leurs pubis, rendirent leurs mouvements tellement
lorsqu’on se livrait au sacrifice de la boisson. Elles aimaient
équivoques, que les envoyés, excités par ce spectacle, en
particulièrement venir en grand nombre aux banquets, de
oublièrent presque la présence du roi, qui se tordait de rire, et
telle sorte que chaque homme puisse en avoir une pour lui,
se ruèrent sur les filles, qui, prévenues et préparées à cette
et que cela se termine en orgie22.
éventualité, se soumirent aux devoirs de l’hospitalité. Outre les joueuses de flûte entraient aussi en ligne de compte,
58
Démétrios Ier Poliorcète, roi de Macédoine, s’attacha, sa vie
bien que moins appréciées, les prostituées qui savaient jouer
durant, à Lemia, une des plus grandes hétaïres de l’Antiquité,
d’un instrument à cordes, comme la cithare, le sambykè, un
Cratère romain (détail),
Skyphos avec groupe érotique (détail),
200 av. J.-C.
vers le début de notre ère.
Danse et prostitution dans l’Antiquité
59
60
61
Danse et prostitution dans l’Antiquité
62
Danse et prostitution dans l’Antiquité
instrument triangulaire, dont les expertes venaient de
les écrits de l’historien Ammien Marcellin (335-395), il y aurait
Rhodes, ou encore le psaltérion, dont les joueuses venaient
eu, au IVe siècle de notre ère, pas moins de trois mille
principalement de Lydie. Non moins appréciées étaient les
prostituées à Rome.
joueuses de percussions. Le fait que la pratique de la danse, de la musique ou du théâtre À Rome, quasiment toutes les musiciennes et les danseuses
de rue soit obligatoirement liée à la pratique de la prostitution,
étaient des prostituées. Dans les pièces du poète Plaute
a été repris, au début de l’ère chrétienne et s’est maintenu
(250-184 av. J.-C.) par exemple, toutes les danseuses sont
dans les couches populaires jusqu’à nos jours, si bien qu’au
vénales. La plupart d’ailleurs étaient d’origine étrangère.
XIXe siècle encore, les bordels néerlandais s’appelaient
Particulièrement peu fréquentables étaient les filles de Gades,
des « musicos ».
l’actuelle Cadix. Leur danse provoquait une fascination et un dessaisissement comparable à la danse du ventre orientale et
Parmi les Pères de l’Église, ce fut Tertullien (160-220) qui, le
entraînait le même type de masochisme et d’humiliation. Ces
premier, dans un écrit sur le théâtre (De Spectaculis),
danseuses de Cadix, emmenées par un quelconque proxénète,
déclara celui-ci comme païen, comme passible de damnation
arrivèrent par grappes entières à Rome pour y gagner de
d’un point de vue chrétien, comme étant au service des idoles
conséquents revenus.
et relevant d’une lubricité satanique. Les écoles de théâtre étaient à ses yeux des écoles de luxure et de prostitution.
Toutes les danseuses ne venaient pas d’Espagne. Les îles
Puis, Augustin d’Hippone (354-430), Isidore de Séville
Ioniennes, Lesbos et la Syrie n’avaient pas été dépossédées de
(560-636) et Salvien de Marseille (400-470 env.) condamnèrent
leurs anciens droits à livrer les danseuses et les musiciennes
l’ensemble de la pratique du théâtre et de la danse. Par
les plus expérimentées. On trouvait aussi des Égyptiennes,
conséquent, les différents conciles excommunièrent ces
des Indiennes et des noires. Une peau brune, noire ou cuivrée
artistes, après les avoirs déclarés non chrétiens. Dans la
passait en effet aussi bien qu’une peau blanche pour les
constitution apostolique, on retrouve les explications
besoins d’une silhouette voluptueuse, nécessaire aux
suivantes : « Les acteurs et actrices, les conducteurs de voitures,
danses ioniennes et bactriennes. « Les danses bactriennes
les gladiateurs, les parieurs, les entrepreneurs de jeux, les
étaient connues pour leurs mouvements de reins convulsifs,
lutteurs olympiques, les joueurs de flûte, de cithare et de lyre,
le motif ionien quant à lui copiait avec une indécence
ainsi que les danseurs doivent, soit renoncer à leur art, soit
criante l’acte d’amour », décrit Dufour. Horace nous assure
être excommuniés. Ceci vaut également pour ceux qui se sont
que les vierges de son époque étaient beaucoup plus
voués à la furie qu’est le théâtre. »
assidues, pour leur plaisir, à apprendre les mouvements et positions de cette danse, que ne l’aurait laissé supposer
La prostitution des artistes a également été déterminante dans
leur naissance ou leur âge.
les fêtes dionysiaques du Moyen-Âge, qu’il s’agisse des Fêtes des fous ou des Fêtes des ânes, qui copiaient les Saturnales
À la fin de l’Empire, l’étendue du phénomène de prostitution
de l’Antiquité, du Carnaval, avec ses plaisirs et ses jeux
chez les danseuses et les musiciennes est gigantesque. Selon
exubérants, du Mardi gras, ou encore de ces fêtes musicales
Paul Avril, illustration pour De Figuris Veneris, 1907.
63
Danse et prostitution dans l’Antiquité
frénétiques, qui se déroulaient dans des conditions d’ivresse et d’extase certaines. C’est cependant sous la Renaissance que le phénomène de prostitution des artistes retrouva un niveau comparable à l’Antiquité, avec les Cortegiane, ces courtisanes éduquées à la poésie et aux arts en général. Au même moment apparurent les formes modernes des danses érotiques, que l’on dansait à deux ou en groupe, comme le ballet, qui, jusqu’à Louis XIV, présentait un caractère fortement obscène. Selon Bloch, les danseuses de ballets étaient même, jusqu’au XVIIIe siècle, des prostituées notoires. À partir du milieu du XVIIIe siècle, Paris a été un foyer de développement raffiné de ces danses liées à la prostitution, qui ont connu leur principal succès sous le Directoire (1795-1799) et le Second Empire (1852-1870). Des Bals de Bois jusqu’au Bal Tabarin, des noms comme Tivoli, Ruggieri, Pavillon d’Hanovre, Paphos, Jardin de l’Hermitage, Mabille, Closerie des Lilas, La Chaumière, Moulin Rouge, Moulin de la Galette, Jardin de Paris indiquent l’étendue du phénomène, qui fut ensuite largement exporté dans d’autres capitales ou villes de province d’Europe de l’Ouest.
César Famin, illustration pour Musée royal de Naples, 1857.
64
Danse et prostitution dans l’Antiquité
65
66
Les Petites Chinoises en fleurs
P
eut-être plus encore que dans l’Antiquité et dans
qui n’étaient pas ensuite vendues à un riche prétendant, elles
l’Orient musulman, la relation étroite entre
entraient comme Tschang ki dans un bordel, bateau fleuri ou
esthétique et prostitution a certainement émergé
maison bleue. Du fait des fleurs qu’elles portaient constamment
en Chine et au Japon.
sur elles, on les nommait parfois les filles en fleurs (Hoa niu). Lors des fêtes organisées, les propriétaires de ces bordels
C’est au Japon tout particulièrement que la prostitution a
s’obligeaient à tenir à la disposition de chacun de leurs invités
mis l’accent sur l’aspect esthétique des choses : elle s’y trouve
une prostituée avec laquelle ils pouvaient discuter de musique et
emplie d’éléments artistiques comme chez aucun autre
de danse, puis regagner une chambre.
peuple. « L’Éducation des hétaïres, à savoir la formation d’un être aussi esthétique que possible, eu égard à son
Max Dauthendey décrit la prostitution sur les bateaux fleuris et
aspect extérieur ou à sa conduite artistique, n’a nulle part
dans les maisons bleues de Canton, telle qu’il l’a vue24 :
été réalisée comme ici. »23 Dans les maisons respectables desquartiers de prostitution, les jeunes filles s’entraînaient
« Et à travers la brume des paysages vaporeux, s’envolent
quotidiennement au chant, à la danse, à la pratique d’un
à présent des feux aux ombres claires. De la brume
instrument, ainsi qu’à l’écriture ou à d’autres savoir-faire.
émergent des embarcations aux coques de verre rouge. Les portes sont décorées de prismes verts et bleus ; on
À Tokyo, le Yoshiwara était le « rendez-vous amoureux des
peut sentir le thé et d’autres parfums, et, comme dans un
élégants de ce monde ». De tout temps, les chanteurs, danseurs,
livre d’images en couleurs, les bateaux fleuris font surface
danseuses et musiciens ont été liés à cette « ville de joie », une
et envoient des éclats rouges et bleus. Ces bateaux, tout le
façade reluisante, souvent doublée d’une misère des destins
Canton en fête en fait l’éloge. Une musique monotone
individuels.
ainsi que les regards des jeunes filles maquillées de blanc, tombent comme des étoiles filantes au-dessus de mon
En Chine aussi, les prostituées constituaient l’essentiel
canot. Des portes rondes, couvertes de roses de verre,
des « femmes instruites ». Elles seules s’intéressaient à la danse,
sont ouvertes et à l’intérieur, des filles de joie sont assises
au chant, à la musique et au théâtre. Les prostituées des maisons
avec des hommes réputés, qui sont venus sur le bateau
bleues (Tsing Lao), les bordels de campagne, ou des bateaux
partager le repas du soir avec des amis. Les vêtements
fleuris (Hoa Ting), les bateaux bordels, avaient été kidnappées
brillent de cette soie bleue ou rouge cuivre. Le bateau se
ou achetées à leurs parents démunis et profitaient ensuite d’une
tient collé contre un autre et, de toutes ses lampes de
enfance consciencieusement éduquée dans l’esthétique, le
verres et de tous ses colifichets dorés, réfléchit sa paroi
chant, la pratique de la guitare, le dessin et la poésie. Pour celles
lumineuse et multicolore dans le fleuve ténébreux…
Album chinois de la période Qing (1644-1911).
67
Les Petites Chinoises en fleurs
Je pénètre dans une ruelle étroite qui ne faisait pas plus de
soie. Tel un somnambule ivre, elle est noyée dans la
deux coudées de large. Les Chinois sont comme chats et
passion de son chant, qui raconte les hauts faits et
rats, qui sourient et se faufilent discrètement. Là, il y avait
l’amour des héros. Elle tord ses petites mains blanches.
toute une rangée de fenêtres illuminées et ouvertes sur le
Et cette petite bouche féminine rouge cerise chante tout
plat pays, et à l’intérieur des maisons, étroitement serrées
l’amour, tous les morts que l’on retrouve dans tous les
comme un troupeau d’agneaux dans un champ, des
ouvrages de contes.
jeunes filles adorables étaient assises, toutes vêtues de
Rien ici n’est fait en cadence ; toutes rient de tous
soie bleu ciel, couvertes de maquillage et inondées de
leurs membres qu’elles ressentent sous la soie fine, dans
parfum, le visage et les mains poudrés de blanc : on aurait
laquelle, très électriques, elles s’éprouvent encore plus
dit des anges sans ailes. En rang d’oignons contre les murs
nues que lorsqu’on se déshabille. »
dépouillés, elles riaient, bavardaient, faisaient des signes et attendaient qu’on les emmène dans un salon de thé, où
Dans les années 1900, la prostitution à Pékin était
elles serviraient les mets et le vin de riz, réciteraient des
principalement le fait des Chin Pan Tsé, des groupes de
poèmes et raconteraient les légendes des héros de la
chanteuses. Leur « impresario » achetait les plus belles filles de
Chine ou de vieilles histoires paysannes. Après quoi, se
douze ou treize ans, principalement issues de milieux démunis
comportant toujours comme si elles étaient faites de
et les formait à la danse et à la musique. Il veillait à ce qu’elles
porcelaine fragile, elles se mettraient à jouer du luth…
soient toujours très élégantes et richement vêtues.
De toutes ces fenêtres au ras du sol, résonnent les ricanements de ces demoiselles, et partout c’est la
La prostitution des homosexuels est également apparue en
même charmante petite cohue, comme s’il se tenait un
Chine et au Japon en étroite relation avec les milieux
marché à l’étroit sous les lampes et les lumignons, et
artistiques. Un élément d’explication tient au fait que les
toujours cette même attente sur les visages maquillés
rôles féminins au théâtre y étaient presque exclusivement
aux cheveux noirs bien coiffés…
interprétés par des hommes, des enfants déguisés et
Et pareillement à des étoiles dans un ciel bleu, un
maquillés. Ces acteurs efféminés, éduqués depuis leur plus
certain nombre de petites femmes, presque encore des
jeune âge à tenir des rôles féminins, étaient très prisés des
enfants, sont assises dans la salle du thé, lequel est servi
homosexuels et ont donc constitué le plus grand réservoir
avec des amandes.
pour la prostitution masculine. À ces pensionnaires des
Quelques hommes, du cortège le plus grossier,
anciens bordels pour enfants que l’on trouvait au Japon,
tiennent une petite dame sur leurs genoux, on se salue
étaient également très bien enseignées la musique et la danse,
encore en levant sa tasse puis on la porte à ses lèvres…
et toutes les autres disciplines charmantes. Dans bien des cas,
La plus âgée de ces jeunes femmes, entourée des
ils rejoignaient par la suite le monde du théâtre.
plus jeunes, tient dans sa main un mouchoir de fil de soie blanche. Elle accouche d’un chant passionnel,
Comme nous l’avons vu au travers de notre incursion dans
tandis qu’à ses côtés, sur le plancher des vaches, des
différentes cultures, la danse et la musique ont, de tout temps,
joueuses de luth sont accroupies sur des coussins de
appartenu à l’essence même de la prostitution.
Rouleau chinois, XVIIIe siècle.
68
Les Petites Chinoises en fleurs
69
Les Petites Chinoises en fleurs
Utamaro, 1803. Gravure sur bois colorée.
70
71
72
Les Chants du démon
D
ans la mythologie grecque, Orphée est le créateur
à cordes ou de l’harmonie universelle ? Bien sûr que non ! »
de la musique. Le mythe raconte comment il a su
Cette restriction à la multiplicité des modulations a une
dompter des animaux féroces à l’aide de sa lyre
longue tradition.
magique. Goethe se saisit de cette histoire dans sa Nouvelle. Selon l’expérience psychanalytique, ces animaux étaient de
La flûte et les instruments à cordes sont tombés sous les coups
« mauvais instincts » qui devaient être dominés. Le philosophe
de l’interdit. Des modes musicaux ne seront plus autorisés que
25
et sociologue Theodor W. Adorno (1903-1969) , parle d’une
«…ceux qui imitent de manière convenable la voix et
« expérience ambivalente qui a placé l’humanité sur le seuil de
l’expression de l’homme ; de cet homme qui, pendant la guerre
l’époque historique, en ce que la musique a constitué, à la
ou quelconque autre cas, exige de la force ; puisse-t-il se
fois, l’expression immédiate de l’instinct et l’instance de son
tromper et échapper à la mort, aux blessures ou à un
adoucissement. Elle éveille la danse des Ménades, elle sort de la
quelconque coup de malchance. »
flûte enchantée de Pan, mais elle sort tout aussi pure de la lyre d’Orphée, autour de laquelle se rassemblent calmement les
Pour Platon, « ...l’éducation musicale est de la plus haute
formes de l’instinct. Lorsque la tranquillité des Ménades semble
signification, car le rythme et l’harmonie s’ancrent au plus
bousculée par le sentiment bacchanal, on évoque la décadence
profond de notre âme, s’en saisissent avec la plus grande force,
du bon goût. »
et lui communiquent la beauté qu’ils contiennent, dans la mesure où cette éducation a été correcte. »
Déjà les philosophes antiques Platon (427-347 av. J.-C.) et Aristote (384-322 av. J.-C.) développèrent des théories quant à
Bien avant les philosophes grecs, les Chinois avaient déjà
l’effet des tonalités des instruments sur celui qui les écoute.
compris que certains modes musicaux entraînaient des
Apparaît alors au premier plan la question de la modulation et
réactions déterminées, et que l’âme de l’homme y était
de la liberté du mouvement musical. Dans le troisième livre de
poussée à s’exprimer.26 Seule la « bonne » musique peut
sa République, Platon reprouve les sonorités « plaintives et
remplir cette fonction d’éduquer le peuple. Aux yeux des
molles », qui sont faites pour les banquets. Le mode lyrique
chefs chinois, la musique devait avant tout avoir pour effet
(do-ré-mi / fa-sol-la-si / do) a une consistance molle et relâchée.
de faire en sorte que la population suive strictement les
À l’inverse, le mode dorien (mi / fa-sol-la-si / do-ré-mi) est
ordres du gouvernement et qu’elle n’éprouve aucune
résolument tonique et réveille le courage et la virilité, de même
volonté de rébellion. La musique, pour ainsi dire, devait
que le mode phrygien.
former des masses dociles et obéissantes. Du fait des différences de portée, selon qu’il s’agisse de sensibilité de
Ces prescriptions sont réprimées par les principes qui
la population, de fonctions éducatives de la musique ou de
guident la construction des instruments et même le chant :
l’administration politique, on a dû institutionnaliser une
« Ainsi, n’avons-nous pas besoin dans le chant des instruments
censure musicale. La musique qui ne remplissait pas les
Le Poitevin, illustration pour Diableries, 1830.
73
Les Chants du démon
critères définis comme exemplaires devait être interdite. La
satanae, lesquels, de ce fait, n’avaient aucune chance de
culture musicale chinoise est plus ancienne que celle de
bénéficier du repos éternel.
n’importe quel peuple européen. Une autre théorie importante, sur la musique et ses effets, À Rome, en 639, tous les instruments à l’exception de la flûte,
fut développée à l’époque baroque27. La théorie des passions,
furent soumis à la censure. Pour ce qui concerne l’influence
comme on l’appelait, était une forme d’apprentissage
sur les mœurs, il est intéressant de constater, avec George
artisanal de la musique, qui fut développée et approfondie
Simmel, que les rôles de la flûte et des instruments à corde
au XVIIe siècle, par des compositeurs et des musicologues.
ont littéralement été inversés, dans l’exemple de Rome et
Cette école considère qu’il existe des états de l’âme et des
dans celui de l’ancienne Hellas. Les dirigeants des états
mouvements sentimentaux qui sont clairs, élémentaires
grecs considéraient qu’il était possible de calmer les esprits
et définissables, et au moyen desquels chacun réagit
avec la musique, tandis que ceux de Rome voulaient au
pareillement lorsqu’il se trouve confronté au monde extérieur.
contraire, conformément à leur esprit belliqueux, un caractère
Elle affirma aussi que de tels états et de tels mouvements
musical énergique.
sont représentés de manière objective dans les fluctuations musicales, et qu’ils peuvent même être libérés chez l’auditeur
Les Pères de l’Église reprirent à leur compte cet ethos musical
qui serait sentimentalement préparé.
sévère, pour passer du modèle d’une cité disciplinée à celui d’une Civitas Dei sanctuarisée. La musique y fut toujours
Les tonalités majeures sont supposées avoir un effet
considérée comme dangereuse et donc digne de surveillance.
résolument gai, insolent ou proéminent, les tonalités
On croyait à la différence entre les « chants du démon » et la
mineures, à l’inverse, sonnent tristes, attendries ou flatteuses.
« musique vraie », très certainement reposante et purifiante,
« Les consonantes doivent pouvoir exprimer le calme et la
Praelidium vitae eternae, comme l’a glorifiée Saint Augustin.
satisfaction, les dissonantes, à l’inverse, la douleur, la contrariété, le dégoût », écrit Johann Joachim Quantz
L’image de David, qui guérit Saul de sa folie en jouant de son
(1697-1773) compositeur et professeur de flûte de Frédéric le
instrument se retrouve dans toute l’éthique musicale patristique,
Grand (1712-1786), dans un ouvrage paru sous le titre Versuch
ainsi que dans celle du Moyen-Âge.
einer Anweisung die Flöte traversière zu spielen (Essai d’une méthode pour jouer de la flûte traversière). La douleur par
La vraie vie serait ébranlée par l’exubérance des amusements
exemple, est exprimée par les compositeurs grâce à de petits
universels que sont le vin, les femmes et la musique, et par
intervalles, principalement descendants, grâce aussi aux
lesquels les âmes seraient séduites. Avec la musique,
demi-tons et aux gammes chromatiques, ainsi qu’à la
l’âme peut trouver le chemin de la vie spirituelle, tout comme
fréquence des dissonances, aux accords sixièmes et triples
elle peut être prise au piège diabolique du hautbois. « Le
accords, grâce aux syncopes et aux mouvements lents. La joie
démon est là où l’on danse » écrivait Jean Chrysostome
se manifeste par de grands intervalles, une préférence pour les
(349 / 344-407), qui désignait ainsi les amuseurs de tout poil,
accords majeurs et l’utilisation modérée de syncopes et
les ioculatores qu’il diabolisa toujours comme des ministri
d’accords dissonants, les tempos rapides, parfois le trois temps
Albrecht Dürer, Saint Antoine, 1515.
74
75
76
Les Chants du démon
de danse. Ces moyens d’expression musicaux sont très fortement déterminés par la gestuelle corporelle, elle-même liée aux sentiments correspondants, par lesquels la musique essaie d’imiter les mouvements d’un sentiment. Bien que la théorie des passions se soit démodée et se soit éloignée du développement de la musique, de nombreux principes fondateurs de la musique ont ainsi pu être développés au début du XVIIe siècle, et restent marquants pour la plus grosse partie de la musique occidentale d’aujourd’hui. Il existe donc des paramètres musicaux qui offrent au moins des effets tendanciels ; un exemple nous est fourni par ces marques musicales de structure qui établissent un rapport avec des effets calmants ou activants. Effets activants : forte puissance sonore, fréquents changements de niveau sonore, tempo rapide, fréquents changements de tempo, spectres des tonalités et des fréquences élargis, niveau de complexité moyen ou élevé. Effets calmants : faible puissance sonore, peu ou pas de changement de niveau sonore, tempo lent, peu ou pas de changement de tempo, spectres des tonalités et des fréquences élargis, niveau de complexité moyen ou élevé. L’effet d’un majeur ou d’un mineur n’est évidemment ni obligé ni naturel. L’influence d’un mineur ou d’un majeur, d’une consonance ou d’une dissonance est plus certainement
répression par les missionnaires d’Amérique du Sud des
dépendante du développement de l’histoire musicale et des
minorités ethniques qui souhaitaient pouvoir jouer leur
processus individuels d’apprentissage.
musique, à la censure de chansons sous le socialisme, en passant par la destruction par les flammes d’instruments de
La lutte entre les traditionalistes et les partisans d’un son
musique occidentaux en Libye, ou les décisions de justice
nouveau, entre les forces conservatrices et celles du
contre le rap, etc. attestent combien la musique, en ce qu’elle
renouvellement a, de tout temps et en toute culture, été
peut porter atteinte à des normes sociales ou religieuses,
attisée. De l’interdiction de danser au Moyen Âge, de la
demeure encore et toujours un défi politique et culturel.
Anonyme,
Mahlon Blaine,
illustration pour Phalloidea, vers 1925.
illustration pour Venus Sardonica, 1929.
Urs Graf,
Mahlon Blaine,
Fou et femme au violon, 1523.
illustration pour Venus Sardonica, 1929.
77
78
79
80
La Flûte de Dionysos
«I
l y a une vie après la musique, mais sommes-
Selon l’enseignement de Schopenhauer29, Nietzsche comprend la
nous seulement en mesure de la supporter ? »,
musique comme la langue immédiate de la volonté. Pour
s’interroge le philosophe Friedrich Nietzsche
Schopenhauer, la musique est tout simplement le phénomène
(1844-1900), qui renchérit ensuite : « sans la musique, la vie serait
limite. En elle, « la chose en soi », la volonté, un pur jeu du
une erreur. » Et si Nietzsche souffre en imaginant le destin de la
présent, sans incarnation. Tout serait encore là, comme pour un
musique, c’est « qu’elle n’est que décadence et non plus la flûte
adieu, mais le monde réel a en fait déjà disparu. La musique est
de Dionysos. »
« totalement indépendante du monde, elle l’ignore purement et simplement, elle pourrait, en quelque sorte, continuer d’exister,
La musique le conduit dans le cœur du monde, mais de telle
si le monde n’existait pas : ce que l’on ne peut pas dire des
manière que l’on n’en meurt pas. Dans son ouvrage La Naissance
autres formes d’art. » Nullement « reflet de l’idée », comme les
28
nomme cette expérience musicale
autres formes d’art, la musique est « reflet de la volonté même »,
extatique comme « le ravissement de l’état dionysiaque au moyen
là où « la volonté » n’a d’identique que les instincts sombres
de l’anéantissement des barrières habituelles et des frontières
des hommes, ce qui, plus tard, fut appelé l’inconscient.
courantes de l’être. » Tant que dure le charme, le monde habituel
Schopenhauer appelle le sexuel « le foyer réel de la volonté ».
se dérobe. Parfois, l’expérience musicale serait si puissante, que
La volonté est ce qui est véritablement au fondement de tous
l’on craint pour son pauvre moi, lequel menace de se laisser aller
les phénomènes.
de la tragédie, Nietzsche
dans l’enchantement musical, dans « l’orgasme musical ». Ainsi, c’est la raison pour laquelle l’effet de la musique serait Dionysos est pour lui le dieu sauvage de la dissolution, de l’ivresse,
beaucoup plus puissant et beaucoup plus pénétrant que celui
de l’extase et de l’orgasme. En face de lui se tient Apollon comme
des autres formes d’art, car «...ceux-ci ne parlent que d’ombres,
génie éclairé du principium individuationis. Cette fascination de
tandis qu’elle parle d’être. »30 Elle livre « le cœur des choses », en
l’individuation éclate sous les « cris jubilatoires et mystiques de
elle « est exprimé le plus profond de notre être intérieur ». « Il dort
Dionysos », lequel laisse ouvert le chemin qui mène « aux mères de
un chant dans toutes les choses ». En tant que chose en soi, il sort
l’être, au noyau intime des choses ». « Ce contraire monstrueux [...]
de la musique de quoi chanter. »
est devenu manifeste à l’un des quelques grands penseurs qui sortent du lot, [...] en ce qu’il reconnaît à la musique une origine et
Avec la mélodie, la musique raconte « l’histoire la plus secrète »
un caractère différents des autres formes d’art, dans la mesure où,
de la volonté, « et dépeint chaque sursaut, chaque désir, chaque
à la différence des autres, elle n’est pas le reflet des phénomènes,
mouvement de la volonté, bref, tout ce que la raison résume
mais bien le reflet immédiat de la volonté même, elle représente la
sous la notion négative et lointaine de sentiment, et qu’elle n’est
métaphysique de toutes les physiques du monde, et de toutes les
plus jamais en mesure d’accueillir dans ses abstractions. De là, il
apparitions, la chose en soi ». Il évoque là le philosophe Arthur
en a toujours été ainsi : la musique serait la langue du ressenti et
Schopenhauer (1788-1860).
de la passion, comme les mots sont la langue de la raison. »
Banquet grec (détail),
Amphore grecque (détail),
510 av. J.-C.
530 av. J.-C.
81
La Flûte de Dionysos
Déjà Aristote se demandait comment il est possible que les rythmes et les mélodies, bien qu’ils ne soient que des sons, aient tant de similitudes avec les sentiments. À chaque fois, la mélodie exprime les tendances multiples de la volonté, mais aussi la satisfaction, en réussissant toujours à trouver un niveau harmonique et des notes de base.31 La musique est un langage, mais un langage en deçà de la raison : « Comme partout dans l’art, la notion est ici stérile : le compositeur dévoile l’être le plus intime du monde et exprime la plus profonde sagesse dans un langage que sa raison ne comprend pas, comme un somnambule magnétisé donne des explications aux choses auxquelles il ne comprend rien lorsqu’il est éveillé. De là résulte que, chez un compositeur, bien plus que chez n’importe quel autre artiste, se situe une séparation entre l’homme et l’artiste. » De cette manière, le compositeur, en tant qu’artiste, se sent chez lui dans les deux mondes que sont le monde dionysiaque et le monde apollinien. Une déchirure a séparé les deux, mais la musique la guérit aussitôt. La musique n’exprime jamais les phénomènes, mais seulement l’être inhérent, la volonté même. Elle expose une sphère devant tous les phénomènes : « Elle n’exprime pas telle ou telle joie précise et bien déterminée, telle ou telle affliction, douleur, effroi, jubilation, drôlerie ou autre paix de l’âme, mais elle exprime la joie, l’affliction, la douleur, l’effroi, la jubilation, la drôlerie et la paix de l’âme même, pour ainsi dire in abstracto, le même en essentiel, sans tous les accessoires et sans aucun motif ajouté. Pourtant, nous la comprenons parfaitement dans cette quintessence. »
Banquet grec (détail), 490 av. J.-C.
84
La Flûte de Dionysos
85
La Flûte de Dionysos
Assiette (détail), 1850. Bronze.
86
La Flûte de Dionysos
Assiette (détail), 1850. Bronze.
87
La Flûte de Dionysos
88
La Flûte de Dionysos Ceci explique aussi que nous soyons, grâce à la musique, si
un restaurant. Mais au lieu de cela, le chauffeur le conduisit dans
facilement excités dans nos fantasmes. « Car nulle part la musique
l’une des maisons les plus mal famées de la ville. « Je me suis
n’exprime la vie sans la quintessence de la vie, ni ses processus
soudain vu, me racontait Nietzsche un peu plus tard, entouré
sans la quintessence des processus. Cette généralité dans la
d’une demi-douzaine de phénomènes en paillettes, qui me
détermination parfaite lui confère la plus grande valeur, qu’elle
dévisageaient, plein d’expectative. Je suis resté sans voix un
dispose comme d’un panakéion (remède universel) à tous nos
instant, puis me suis instinctivement dirigé vers le piano, comme
maux. « Pour quelques instants, la volonté a perdu sur l’art son
si je me précipitais sur le seul être doué de conscience dans cette
pouvoir foudroyant. Elle dispense un jeu d’acteurs très significatif
petite société, et frappai quelques accords, qui soulagèrent ma
et admiré dans l’art, libre de tourment. »32 De cette manière, la
torpeur, puis je regagnai ma liberté. »
musique peut tout à la fois évoquer la volupté et triompher d’elle. La musique, cette fois sous la forme de quelques accords Les pensées de Schopenhauer sur la musique ont inspiré
improvisés, a eu raison de la volupté. Il aurait pu résister au
Nietzsche. C’est pour elles que retentit, dans la musique de
chant des sirènes. Ainsi, il n’est pas surprenant que Nietzsche ait
Richard Wagner (1813-1883), la nature transformée en amour.
retrouvé le symbole de la situation précaire du destin d’Ulysse,
Celui qui écoute cette musique – il fait référence au troisième
lorsqu’il se fit attacher à son mât, pour pouvoir entendre le chant
acte de Tristan et Isolde – voit son oreille « placée sur la paroi
des sirènes, sans être obligé de rejoindre sa propre perte. Ulysse
cardiaque de la volonté mondiale » et seuls les événements
incarne en lui la sagesse dionysiaque, celle qui donne la force
plastiques de premier plan le protègent de perdre totalement la
d’en supporter la réalité. Il écoute le monstre, mais pour se
conscience de son existence individuelle.
protéger, il accepte, par culture, son attachement au mât.
Juste après avoir écouté pour la première fois l’ouverture de
Art, religion et savoir sont des formes apolliniennes, dans lesquelles
Wagner aux Maîtres chanteurs de Nuremberg, Nietzsche écrit à
la réalité dionysiaque est immédiatement canalisée et encadrée. On
33
Rohde le 27 octobre 1868 ces quelques mots :
s’approche au mieux du monstre de la vie avec l’art, et spécialement avec la musique ; ainsi pourrait être résumé le livre sur la tragédie.
« Chaque filament, chaque nerf palpite en moi, et cela faisait longtemps que je n’avais eu un tel sentiment durable de me
Selon le philosophe Rüdiger Safranski (1945) dans sa biographie
déposséder de moi-même. Ce sentiment de dépossession est
de Nietzsche34, celui-ci a entendu le chant des sirènes et n’a
toutefois encore plus fort lors des improvisations au piano,
ressenti que le malaise d’une culture où les sirènes sont
auxquelles il est capable de s’adonner pendant des heures, dans
muettes… La philosophie de Nietzsche prend sa source à la
l’oubli de soi-même, et dans l’oubli du monde. »
tristesse consécutive au chant des sirènes, et aimerait au moins délivrer l’esprit de la musique pour le changer en mots.
Une scène célèbre et insolite, que l’historien des philosophies Paul Deussen (1845-1919), cet ami de jeunesse de Nietzsche raconte, a
La musique est demeurée pour Nietzsche la dernière impression
quelque peu à voir avec une telle idée de dépossession.
d’une conscience disparue, après qu’il eut de nouveau perdu l’usage de la pensée et de la parole, en 1889, alors qu’il avait de
« Nietzsche, écrit Deussen, s’était, un jour de février 1865, rendu
nouveau été placé sous la garde de sa mère et de sa soeur. « Je
seul à Cologne et, s’étant laissé guider par un chauffeur à travers
ne sais faire aucune différence entre les larmes et la musique »
les curiosités de la ville, il lui avait demandé de l’emmener dans
écrivait-il encore en 1888.
Satyre jouant de la flûte,
Paul Avril,
assiette attique, début de notre ère.
illustration pour De Figuris Veneris, 1907.
89
90
91
92
Le Noble Amour courtois et les instincts roturiers : les troubadours et les poètes courtois du Moyen Âge
C
e que nous appelons le « grand amour » est-il
tous les désirs, mais – et c’est là la particularité de ces écrits
apparu au XIIe siècle ?
poétiques – tout sentiment érotique en était banni. L’intention des amours courtoises nobles était la vénération et le
Le code de la chevalerie imposait au futur chevalier d’être
dévouement envers une dame de l’aristocratie, laquelle était
rompu, dès sa plus tendre enfance, non seulement à user
fréquemment l’épouse d’un seigneur et à ce titre, parfaitement
des méthodes de combat, mais aussi à pratiquer l’amour
inaccessible. La valeur et l’honneur de ces femmes tenaient tout
courtois. L’amour courtois – c’est ainsi qu’on nomme pendant
particulièrement dans cette inaccessibilité.
le moyen âge allemand cette forme singulière d’amour pour une femme de cour – s’exprime dans l’adoration d’une femme
L’historien de l’art Arnold Hauser (1892-1978)35 prête à cette
issue de l’aristocratie. L’exercice de l’amour courtois constitue
nouvelle forme de culture de cour des caractères extrêmement
une caractéristique importante de la culture féodale développée
féminins, car les hommes avaient désormais appris à penser et à
à la cour, ainsi qu’un thème déterminant de la poésie de
ressentir au féminin, ce qui n’était pas le cas dans la poésie
cette époque. Cet amour courtois est justement le principal
héroïque. La poésie des troubadours, telle qu’elle est apparue dans
sujet de ces poèmes courtois, tels qu’ils se sont développés à la
le Sud de la France, un demi-siècle auparavant, en pays Cathare en
e
fin du XII siècle.
fournit un bon exemple. Les premiers poèmes d’amour étaient adressés en toute première instance à des femmes. Éléonore
Ces poèmes étaient interprétés, accompagnés d’un instrument à
d’Aquitaine (vers 1122-1204), Marie de Champagne (1145-1198),
cordes, devant une assemblée de nobles et de vierges, dans les
Ermengarde de Narbonne (vers 1128-1196) et d’autres femmes pour
cours des princes qui manifestaient pour les arts un goût certain.
lesquelles le mécénat de poètes était une réalité mise en pratique
Souvent, c’est sous la forme d’une joute verbale qu’ils étaient
au sein de salons36, ne manquaient d’ailleurs pas de s’exprimer à
interprétés, comme une forme raffinée des fameux tournois. Ces
travers la bouche et la plume des poètes. Ce n’est pas seulement
chanteurs étaient issus des divers rangs de la noblesse, certains
que les hommes étaient redevables auprès des femmes de leur
rois se sont même essayés à cet art. Contrairement à ce qui
éducation esthétique et courtoise, mais c’est surtout que le poète
prévalait dans le cadre des structures ordinaires de la chevalerie,
voyait tout simplement le monde avec des yeux de femme.
ces mêmes chevaliers, lorsqu’ils présentaient leurs poèmes, ne connaissaient plus de hiérarchie. Ce chant d’amour, poésie à
L’idéal était l’amour de cour, l’amour courtois37. Un concept
laquelle on a toujours prêté jeunesse et féminité, racontait
important est ici celui de cortezia, qui dans la langue poétique
l’amour corporel en tant que « dernier des plaisirs » et enjeu de
courtoise signifiait tout à la fois la valeur personnelle (valor),
Alex Székely, 1943.
93
Le Noble Amour courtois et les instincts roturiers
la reconnaissance sociale (pretz), l’application (proeza), la
La croisade contre les Cathares en l’an 1209 qui a mis fin à cette
générosité (largueza), la modération (mezura), la raison (sen)
culture provençale a constitué la première extermination
mais aussi la jeunesse (joven) et la joie (joi), le comportement
systématique d’un peuple dans les annales de l’histoire
noble (bel captenemen) et la culture du langage. Selon la logique
chrétienne occidentale.
de cour, la cortezia est à la fois la condition nécessaire à l’amour et la somme des vertus courtoises, pour lesquelles, en premier
Avec un certain décalage, la lyrique courtoise se développe
lieu, l’amour éduque le moi lyrique.
peu à peu en Allemagne. Les premiers poèmes d’amour courtois apparaissent autour de 1160, principalement en
Contrairement à l’amour d’Ovide, dont l’art se concentre plutôt
Autriche. Autour de 1170 s’ensuit une romanisation du poème
sur des instants de plaisir, l’amour en question chez les
courtois, lequel s’était plutôt développé dans la région du
troubadours est toujours empli de souffrance et de malheur.
Danube, au sein de la cour de ces empereurs de la famille des
Pour les poètes provençaux, en effet, il doit en être ainsi de
Hohenstaufen qu’étaient Barberousse (1122-1190) et Henry VI
l’amour noble : « Les amoureux qui ne veulent rien savoir de la
(1165-1197). Le noyau est constitué de poètes installés dans la
souffrance sont faux et trompeurs », disait Albert de Sestaro
région du Haut Rhin. Du fait de la proximité géographique
38
(1194-1221). Sur un cœur plein de ressources sentimentales,
avec la France, on a pu remarquer une influence certaine du
l’amour agirait comme une maladie. Les crises et phases critiques
lyrisme des troubadours et des trouvères, pour ce qui
de l’amour sont décrites en suivant les principes d’Ovide. Même
concerne, non seulement la forme, mais aussi le fond.39 C’est à
les images que les troubadours utilisaient pour illustrer leurs
ce moment que le chant d’amour courtois a fait son apparition,
passions se trouvaient déjà dans l’ars amatoria : naufrages,
et que la « dame », en raison de ses qualités aristocratiques que
tempêtes, incendies, chasse et combats guerriers.
sont la bonté, l’intelligence et la beauté, a été imaginée comme une personne éthiquement dominante.
La poésie des troubadours a par ailleurs constitué une rupture certaine, dans la mesure où celle-ci a utilisé la langue d’Oc, qui
Dans le poème d’amour courtois, la complainte est au premier
était une langue populaire, au lieu du latin. On peut dire qu’elle
plan et exprime la vanité et l’inutilité de la demande d’amour.
a exercé une influence certaine sur la littérature européenne.
C’est à Vienne, à la cour de Babenberg autour de l’année 1200,
« Personne ne peut douter, écrit le philosophe suisse Denis
que de très forts désaccords au sujet du chant d’amour courtois
de Rougemont (1906-1985), que l’ensemble de la poésie
de type noble, se sont exprimés entre Reimar l’Ancien et
européenne est l’héritière directe de la poésie des troubadours
Walther von der Vogelweide (vers 1170-vers 1230), deux des
e
du XII siècle » une époque qui fut aussi marquée, dans les
plus grands poètes allemands du Moyen Âge. Ce dernier, qui
mêmes provinces et au sein des mêmes couches sociales,
était critique vis-à-vis de cette conception platonique du
par l’éclatement d’une hérésie : la religion des Cathares. De
poème d’amour courtois, a écrit des parodies à partir de
Rougemont s’interroge : doit-on voir chez les troubadours des
poèmes composés par d’autres auteurs de cour, comme Reimar
adeptes de cette église cathare, des chanteurs de cette hérésie ?
l’Ancien, Heinrich von Morungen (vers 1150-1222) ou encore
Il s’est en tout cas attaché à démontrer que leur lyrisme était
Hartmann von Aue ( ? -1210 / 1220) et a donc développé
pleinement imprégné de cette atmosphère religieuse.
avec ces « chants pour demoiselles » le concept opposé, celui
Peter Fendi, vers 1830. Aquarelle.
94
95
96
Le Noble Amour courtois et les instincts roturiers
d’amour libre et indépendant du rang, les Niedere Minne
Comment doit-on interpréter l’émergence de ce nouveau
(poèmes d’amour inférieurs), comme ils furent appelés.
sentiment amoureux pour le moins étrange ? Un chevalier, un guerrier, un héros, soumis à son for intérieur impétueux,
Helmut Brackert décrit les traits essentiels de l’imagerie lyrique
pour demander à une femme la faveur d’autoriser l’aveu de
courtoise : « Le chant courtois n’est pas une expérience poétique
son amour. Quels besoins élémentaires doit-on prendre en
au sens de la lyrique moderne, mais bien un art de cour, un art
considération, se demande Helmut Brackert43, pour savoir
aristocratique, une poésie honorable de l’époque féodale [...] Le
comment des chevaliers rompus au combat et membres de la
chant courtois n’est pas une lyrique à lire, au sens qui nous est
plus haute société, se soient livrés à cet exercice de poésie plein
familier, mais bien un art déclamé [...], et intrinsèquement, le
d’abnégation et dénué de profit et, pour ce qui concerne le
chant courtois est aussi un art sociétal dont l’exercice et les
sentiment amoureux, complètement désespéré ? Comment ont-
représentations n’ont pas seulement été conditionnés par des
ils pu persister à chanter comme objet de désir et de vénération
poètes, mais aussi par tout un cercle, sans cesse croissant, de
cette Dame inaccessible et sans cœur, en dépit d’une frustration
40
connaisseurs. »
Le germaniste Peter Wapnewski (1922) voit
non seulement ressentie, mais aussi vécue et exprimée ? Des
comme un trait caractéristique du poème courtois « qu’en lui,
chants comme discipline du sentiment ? C’est pourquoi
41
Wapnewski décrit ces chants comme « une autodiscipline
l’art a vécu et la vie a été faite art. »
imagée, stérile et en vers »44 : une forme littéraire au service de la Dans ces chants, l’homme fait sans cesse allusion à une
socialisation courtoise.
demande en mariage, à l’égard d’une femme de haut rang, et essaie d’atteindre les faveurs de la dame, en prouvant son
Jeffrey Ashcroft fait observer dans son essai Als ein wilder Valk
honorabilité et sa droiture. Pourtant, comme le succès lui
erzogen (Éduqué comme un faucon sauvage)45, la fonction
échappe, il se replie dans la complainte. Il ne renonce
intégrative du chant courtois européen, qui s’est révélé comme
cependant pas à servir cette poésie, car c’est pour lui un moyen
outil d’intégration et de discussion au sein d’un groupe de
d’atteindre la perfection individuelle et sociale. Au contraire
personnalités différentes, mais qui vivaient ensemble dans la
des poèmes populaires, ce n’est pas la femme qui est ici
cour, au service d’un prince ou d’une Dame. Le chant courtois
chantée dans le poème amoureux. « Courtoise est la conduite
est devenu une véritable institution pour discipliner la jeunesse,
des grandes familles, courtoise est aussi la pruderie de la
les jeunes nobles de la cour. Les jeunes subordonnés ont vécu
femme et l’élan amoureux de l’homme ; courtoises et
comme quelque chose de séduisant et de satisfaisant pour les
chevaleresques sont la patience infinie et la modestie de
sentiments, « ce modèle de comportement et de conformité
l’homme, ainsi que l’extinction de son propre désir et de son
sociale », modèle « qui a été fait pour discipliner les énergies
être, devant ceux de l’être sublime de la femme. Courtois est
guerrières et sexuelles potentiellement porteuses de désordre,
le calme qui règne alors que la demande est inaccessible,
au moyen d’une adaptation à des valeurs collectives et à des
courtoise est la soumission à la souffrance amoureuse, cette
images sociales. » Les faucons sauvages, qui apparaissent
exhibition des sentiments chez l’homme, ainsi que son
souvent comme thèmes des poètes du haut moyen âge,
masochisme. Voilà les traits essentiels du romantisme
n’auraient rien été d’autre que le symbole de cette jeunesse libre
moderne, qui apparaissent alors pour la première fois. »
42
et sentimentale.
Peter Fendi, vers 1830. Aquarelle.
97
Le Noble Amour courtois et les instincts roturiers
On doit bien avoir à l’esprit que le vivre ensemble d’une bande de
des relations galantes, aux discours empreints d’érotisme. La
jeunes hommes non mariés avec une femme désirable, la
liberté sexuelle dont ont joué les poèmes des troubadours
suzeraine, dans un monde fermé sur lui-même, devait exciter les
provençaux, s’est ici heurtée à des résistances croissantes,
tensions érotiques, lesquelles ne pouvaient s’exprimer que de
liées aux peurs et aux tabous. Selon Helmut Brackert48, il a
manière subliminale. Arnold Hauser fait observer que tout le
manqué, au chant courtois allemand ces décennies de culture
système d’éducation des chevaliers favorise l’apparition de forts
au cours desquelles les Provençaux ont développé cet idéal
liens érotiques. « Le garçon vivait jusqu’à ses quatorze ans sous la
comportemental d’amour courtois. « Les formes courtoises ont ici
conduite absolue des femmes. Après ces jeunes années qu’il passe
été accueillies au niveau de développement culturel foncièrement
sous la protection de la mère, c’est à la maîtresse du domaine
inférieur, où en était alors l’Allemagne ». Ceci explique cette forte
qu’il revient d’assurer son éveil. Sept années durant, il demeure
tendance à la ritualisation, à la moralisation et à la spiritualisation,
au service de cette Dame, la sert à la maison, l’accompagne
avec laquelle les Allemands ont réutilisé cette forme artistique
lorsqu’elle sort, et reçoit d’elles les enseignements relatifs aux
étrangère, en l’adaptant à leur propre univers.
modes de comportement courtois, ainsi qu’aux us et coutumes de la cour. Toute l’excitation de ce petit garçon se concentre sur cette
Le chant courtois se réfère à une autre position de la femme dans
femme, et son fantasme forme son idée d’amour idéal, à l’image
la société. Le fait que les chevaliers aient appris à voir le monde
de cette femme. »46 C’est dans ces conditions de tensions érotiques
au travers les yeux des femmes a aussi beaucoup à voir avec les
qu’apparaît la lyrique courtoise, dans laquelle sensualité et
changements de structures et de statuts qui se sont opérés au
idéalisme ne font qu’un, comme un moment de socialisation.
sein même de la chevalerie. S’est constituée une nouvelle
L’amour comme permanence et maîtrise de soi, surmonte, selon
chevalerie, parfois désargentée. Pour de nombreux hommes nés
Ashcroft47, les désirs d’aventure érotiques et oblige le jeune
chevaliers, le domaine paternel ne suffisait pas, parce qu’ils
chevalier, qui sinon aurait fait éclater son machisme de la manière
étaient les derniers des fils, tant et si bien qu’ils ont parfois été
la plus sauvage, à faire preuve d’une éthique conformiste. Les
obligés d’accepter un service convenable auprès d’un grand
pulsions agressives des jeunes poètes courtois ont été largement
seigneur. « Ces éléments de la chevalerie pour partie déracinés,
refoulées au profit d’une thématique de la souffrance.
pour partie désargentés, parfois venant du bas de l’échelle sociale, écrit Hauser49, ont naturellement été les représentants les
À ceci s’ajoute un aspect qui éclaire la différence entre l’amour
plus progressistes de la culture chevaleresque. » Ils se sentaient
courtois français et allemand, un aspect qui tient à la forte
beaucoup plus libérés de toute forme de liens, que ne l’étaient
participation des femmes de la noblesse à la définition du concept
les vieilles lignées féodales. La chevalerie se trouvait alors en
d’amour courtois : ces femmes, dont la liberté sexuelle fut
pleine période de crise identitaire.
gravement compromise du fait de la pratique nuptiale féodale et de la morale répressive de l’Église, étaient particulièrement
Dans une étude psychanalytique sur le chant courtois, Renée
en mesure d’apprécier les poèmes courtois, qui valorisaient
Meyer zur Capellen met à jour les racines de cette poésie,
positivement les désirs sexuels illégitimes. En comparaison, cela
comme étant justement issues de cette crise identitaire.50 Son
n’a rien donné dans les petites cours allemandes, où l’atmosphère
souhait a été de comprendre « le sens inconscient » du
libertine permettait aux hommes et aux femmes de rang d’établir
phénomène poétique qu’a été le chant courtois. Dans le fil de
Mercure expliquant que le mariage doit être fondé sur l’Amour (Vénus au centre) et les Trois Grâces, fin du XVe ou début du XVIe siècle.
98
99
Le Noble Amour courtois et les instincts roturiers
100
Le Noble Amour courtois et les instincts roturiers
l’argumentaire que nous avons jusqu’à présent déroulé, nous
d’ouvrir, par une prestation culturelle, d’autres possibilités
avons fortement mis en avant les tensions de refus et de
d’un vivre ensemble. »53
renoncement, qui sont inhérentes au poème d’amour courtois. Cette tension, à laquelle se soumet le poète masochiste, est
On pourrait ainsi résumer cela en disant qu’une souffrance
rendue libidineuse en tant que souffrance transfigurée et
conditionnée par les changements sociaux a été rendue
langoureuse. « Cette transformation libidineuse de l’attente
acceptable par les voies contournées d’une sexualisation.
en désir, peut être interprétée comme un masochisme à forte ubiquité. »51
Alors, le « grand amour », une invention du XIIe siècle ? Telle est la question que nous positions au début de notre essai. L’être
Ce processus psychologique est cependant aussi un préposé
aimant, comme pétri de désir et de résignation, ne serait-il pas
sociologique : La perte de pouvoir inhérente au statut de
un trait du romantisme moderne ? Dans son étude intitulée
chevalier a été ressentie subjectivement comme obligation
Poèmes d’amour courtois et rock’n roll, Tanja Weiß54 compare
de soumission, et à cet égard, de violentes manifestations
ces deux genres artistiques et pose un certain nombre de
d’agressivité se sont produites à l’encontre de ceux qui
caractéristiques communes.
essayaient de limiter le pouvoir d’autrefois. Face à la situation réelle de dépendance et d’impuissance, il fallait écarter ces
Beaucoup de spécialistes mettent en avant la monotonie des
impulsions, de même qu’il convenait de remédier à cette perte
poèmes courtois du Moyen Âge comme un phénomène en soi, et
de réputation et de pouvoir disponible. C’est ainsi que le chant
se demandent la chose suivante : si ces poèmes tournent toujours
courtois aurait permis d’offrir un mécanisme de traitement :
autour de la même thématique – à savoir l’amour impossible pour
« Avec l’apparition, en ces moments de refoulement, du moi
une femme inaccessible, la complainte de devoir abandonner
lyrique, une fenêtre d’expression a été ouverte, pour y
l’être aimé au lever du jour, ou encore le désir de servir – comment
présenter un traitement psychique au moyen de la créativité
se fait-il alors que ces thèmes ne soient pas monotones et
subjective et pour offrir une place à l’intuition du changement
ennuyeux pour le public contemporain ? Il suffit de lire
de la pratique de vie.52
attentivement les textes des chansons de rock, dans lesquels il est souvent question d’amour, pour établir une semblable monotonie.
L’élévation de la femme comme perfection conjure sa bonté et
Là encore, pour une myriade de chansons, il en va exactement du
permet, par identification avec cette image de la femme
même sujet : la pensée de vouloir tout accomplir pour une femme,
idéalisée, le répit des instincts et leur renoncement. Dans la
l’amour impossible, l’état d’abandon ; et pourtant, ces chansons ne
soumission à une femme, selon Renée Meyer zur Capellen,
sont ni interchangeables, ni monotones. « C’est ici que l’on saisit le
la perfection, ainsi que la dépendance jouissive de l’époque
génie d’un compositeur, qui possèderait réellement du talent et de
enfantine, sont de nouveau vécues, et peuvent donc être
la créativité, lorsqu’il réussit à s’ouvrir et à s’exprimer à l’intérieur
acceptées sans aucun symptôme pathologique d’impuissance
des conventions et des limites d’une tradition musicale lyrique,
et d’abaissement. « Il s’agit d’une contrainte de l’Éros
ainsi que dans le cadre d’une répétition des mêmes lieux
(Freud), de ne pas laisser se terminer en destruction l’état
communs. Même lorsqu’il en va toujours du même thème, la
d’agonie des maîtres de la chevalerie, mais au contraire
créativité se lit dans le détail. »
Anonyme, illustration pour L’École des filles, 1689.
101
102
103
Le Noble Amour courtois et les instincts roturiers
Comme autre paradoxe du discours amoureux propre aux poèmes courtois, soulignons le fait que le pur guerrier autoritaire n’ait comme seul désir que celui de se soumettre à une femme de haut rang et de la servir. Dans une société qui repose sur la domination masculine, voilà qui apparaît comme inhabituel. Que l’on observe aussi ce phénomène à travers le filtre du rock ’n’ roll, il n’y a plus rien de paradoxal, juste de la normalité poétique. Jon Bon Jovi (1962) chantait « I’ve always been a fighter / but without you I give up » dans la chanson intitulée Always. Le thème, le motif de l’homme, qui, par amour pour une femme, s’y soumet, est plus que courant dans le rock ’n’ roll (et plus généralement dans la pop, la soul et la variété), de même que son opposé, selon lequel la femme souhaiterait se soumettre et tout accomplir pour l’homme qu’elle aime. Cette dernière configuration vaudrait comme paradoxe, en ces temps d’émancipation, pourtant personne ne s’y autorise. Que l’être aimant soit prêt à tout pour l’être aimé, y compris à perdre sa vie, est basé sur le même motif de fond, que celui relatif au concept d’amour en tant que dévouement, pour reprendre des termes contemporains du poème courtois. Dans les deux modèles nous est représenté le véritable impossible : dans le rock, l’être aimant énumère souvent en grand – comme effet de style pour donner de la force à son amour immense – ce qu’il veut ou voudrait faire, ou encore ce qu’il fera, mais qui est objectivement et strictement impossible ; de même, dans le poème courtois, l’être aimant exprime des pensées de dévouement qui, dans la réalité, auraient aussi été strictement irréalistes. Trouverait-on également dans le rock, de jeunes chevaliers des temps modernes en crise identitaire ? Nous ne souhaitons pas par trop exagérer nos conclusions, mais peut-être réussironsnous, avec l’aide de la musique rock, à nous sentir un peu comme au temps des troubadours.
Rudolf Merènyi, 1952. Eau-Forte. Martin Van Maele, illustration pour La Grande Danse macabre des vifs, 1905. Théâtre parisien pour soupirants, vers 1770. Gravure.
104
Le Noble Amour courtois et les instincts roturiers
105
Intermède n°5 : Goethe Nouvelle
O
n entendit enfin rejouer la flûte, le gamin sortit de la grotte, avec ses yeux pétillants de satisfaction, le lion le suivait, lentement et visiblement avec peine. Il manifestait, de-ci, de-là, l’envie de s’allonger, mais le gamin
continuait de le guider en demi-cercles au milieu de ces quelques arbres touffus et colorés qu’il y avait et qui avaient à peine perdu leurs feuilles. Il finit par s’asseoir, l’air radieux, sous les derniers rayons de soleil, qui passaient entre les espaces laissés béants par une vieille ruine, puis fredonna de nouveau son chant apaisant, que nous ne pouvons pas nous empêcher de répéter. Depuis les carrières, là dans le fossé J’entends monter la chanson du prophète Les anges volent pour le réconforter Un homme bon pourrait-il avoir peur d’eux ? Le lion et la lionne, de temps en temps, Se blottissent contre lui Car les doux chants pieux Les ont charmés ! Entre-temps, le lion s’était allongé auprès du gamin et avait posé sa lourde patte sur ses genoux. Le gamin, continuant de chanter, la lui caressait gracieusement, avant de remarquer qu’une grosse épine s’était plantée entre les coussins de la patte du lion. Il la retira consciencieusement, et, au moyen de son foulard de soie colorée, fabriqua, tout sourire, un bandage pour la patte grisonnante du monstre…
106
Intermède n°5 : Goethe
Le gamin se remit à chanter, après avoir joué quelques notes sur sa flûte : Car l’éternel règne sur la terre Son regard domine les mers ; Le lion doit devenir agneau, Et les vagues décrire le reflux. L’épée brillante se durcit sur son tranchant La foi et la croyance sont accomplies ; L’amour qui se découvre dans la prière À des effets miraculeux. Est-il possible d’imaginer que l’on puisse voir dans les traits de cette créature féroce, ce tyran des forêts, qui se conduit en despote sur le règne animal, l’expression d’une once de sympathie ou de satisfaction redevable ? C’est pourtant ce qui se déroulait ici, et le gamin transfiguré avait vraiment des airs de vainqueur tout puissant, sur celui qui n’était certes pas vaincu, puisque sa force demeurait cachée en lui, mais bien dompté, comme s’il laissait, de son plein gré, le gamin faire ce qu’il voulait. Ce gamin, qui se remit à chanter et à jouer de la flûte, avec cette façon qui lui était propre de croiser les lignes et d’en insérer d’autres : Il en va ainsi, avec les bons enfants, Conseillés par des anges bienheureux Qui empêchent le malin, Et encouragent les belles actions. Ils promettent fermement À ce cher enfant aux genoux encore tendres, De le fasciner, lui, le tyran des forêts Avec des mots pieux et des mélodies.
107
Don Juan et la musique
«L
a symbolique universelle de la musique ne se
qu’il est, avant toute chose, important de saisir, c’est qu’il exige des
laisse en aucune façon approcher de manière
moyens de représentation et d’expression dans le respect de son
exhaustive par le langage, parce que celle-ci,
immédiateté. [...] Dans cette immédiateté, ce génie sensuel et
étant au cœur de la symbolique originelle, se réfère à la
érotique ne peut être exprimé que sous forme de musique. Voilà
contradiction et à la douleur originelles. Elle serait ainsi comme
comment l’on extrait la signification de la musique dans toute sa
une sphère qui se situerait au devant et au-dessus de tous
validité. » Avec cette expression de « génie sensuel et érotique »,
les phénomènes, et face à laquelle ces derniers ne sont que
entendons plutôt « génie musical et érotique », Kierkegaard
comparaison. Il s’ensuit que le langage, en tant qu’organe et
exprime la force sensuelle et immédiate de séduction : « Je
symbole des phénomènes ne peut nulle part et jamais dégager
m’imagine maintenant le sensuel érotique en tant que principe,
la profondeur absolue de la musique, mais qu’il reste toujours,
que force ou en tant que domaine [...] concentré au sein d’une
dès qu’il se laisse aller à une imitation de la musique, dans un
seule unité, et voilà que je découvre le concept de « génie sensuel
contact très superficiel avec celle-ci : en dépit de tous nos efforts
et érotique. » La justification à la question de savoir pourquoi
d’éloquence, nous ne pourrons jamais approcher le sens
l’immédiateté « possède dans la musique son medium absolu » et
profond de la symbolique musicale. »
55
dans aucune autre forme d’art, tient selon lui au fait que « dans la langue [...] setrouve la réflexion et qu’elle ne peut donc pas
Ce que remarque Nietzsche à propos de l’insuffisance du
exprimer l’immédiat. » Il manque à l’architecture, la sculpture, la
langage est confirmé par Kierkegaard, qui se demande quel
peinture cette immédiateté, parce qu’ils ne sont pas des arts de
moyen serait adapté à représenter ce génie sensuel et érotique
l’instant. Ils sont constitués au-dessus de l’instant dans lequel ils ont
dans toute son immédiateté.
tracé, « selon des contours bien déterminés », leur sujet. « La musique n’existe pas en dehors de l’instant, car elle est récitée ;
L’humanité est, à l’état de nature, issue d’un être de sens et
ainsi, même si l’on ne peut pas très bien lire la musique, et que l’on
d’instinct, c’est ce que signifie l’emploi de cette expression
possède une imagination débordante, on ne pourra jamais
« sensuel et érotique ». L’humanité ne se fixe pas elle-même ses
contester que la musique, en ce qu’elle doit être lue, ne se trouve
objectifs après réflexion, mais elle mène une vie hétéronome et
là que sous une forme inappropriée. En effet, elle n’existe que pour
hédoniste, déterminée par des besoins sensuels – Schopenhauer
être récitée. » C’est ainsi que la musique gagne une subjectivité, qui
aurait dit : déterminés par la « volonté » – et orientés vers le plaisir.
ne peut être rencontrée dans les autres formes d’art.
Cet « génie sensuel et érotique » est caractérisé par l’immédiateté.
Pour Kierkegaard, Le Don Juan de Mozart représente la
Comment cette esthétique de l’immédiateté sensuelle devient-
quintessence de l’œuvre classique. C’est pour lui une musique
elle désormais une esthétique artistique ?
parfaite, dans laquelle parvient à se manifester cette idée d’immédiat. Concrètement, il en va pour lui de la cohésion entre
Kierkegaard apporte des éléments de réponse : « Ce génie sensuel
un mythe (Don Juan), un principe (la sensualité) et une
et érotique exige désormais un moyen d’expression pour toute son
expression artistique (la musique). « La sensualité, sous la forme
immédiateté, ainsi se demande-t-on lequel serait le plus adapté. Ce
d’amour sensuel, est donc le tertium comparationis entre l’idée
Franz von Bayros, Ex-libris, 1910.
109
Don Juan et la musique
d’un Don Juan et le medium qu’est la musique. La caractéristique
L’esprit se constitue ainsi qu’il exclut tout ce qui n’est pas esprit.
de l’amour sensuel est immédiate, comme pour la musique et
Mais tout ce qui est exclu exige aussi un medium, déterminé par
simultanément pour l’être de Don Juan. « L’amour mental est une
l’esprit : ce medium est la musique. « Le medium déterminé par
fondation dans le temps, le sensuel est une disparition dans
l’esprit est fondamentalement le langage et, comme la musique est
le temps, mais le medium, celui qui exprime tout ceci, c’est la
également déterminée par l’esprit, ainsi est-elle, de droit, nommée
musique. » Elle est largement capable de porter tout cela, car elle
langage. »56 Une langue, dans un certain sens. L’érotique musicale
est beaucoup plus abstraite que le langage et car elle n’exprime
est par conséquent la langue de l’érotique inconsciente.
pas l’unicité, mais l’universel, dans toute son universalité. De plus, Cette universalité n’est pas ici l’expression d’une réflexion
La vibration qui procède de l’expérience musicale est justement
abstraite, mais bien l’expression d’une immédiateté très
due au fait que la musique évoque les impressions qui ont été
concrète. Le Don Juan de l’esthétique est donc le même que
ensevelies sous le poids du principe de réalité.
celui de la musique. Kierkegaard encense Don Juan, cette « couronne de l’opéra » L’enchaînement des tranches de vie correspond à l’enchaînement
justement à cause des vibrations engendrées. «… et je veux prier
des sonorités. Don Juan vit dans le présent, c’est pourquoi
Mozart de me pardonner du fait que sa musique ne m’ait pas
Kierkegaard le qualifie « d’absolument musical ». La musique n’est
enthousiasmé outre mesure, mais ait fait de moi un fou, qui en a
véritable qu’à l’instant où elle est jouée et l’esthétique ne vit que
perdu le peu d’entendement qu’il possédait et qui passait le plus
dans l’immédiateté de vie, sans histoire propre. C’est la raison pour
clair de son temps à fredonner une douce mélancolie, chose
laquelle Kierkegaard estime que la meilleure adaptation possible
incompréhensible. Un fou qui, comme un fantôme, déambule
du matériau de Don Juan est bien l’Opéra, à savoir une
lentement, de jour comme de nuit, autour du secret qu’il ne
présentation tout à la fois musicale et scénique de l’idée. Il n’y a
parvient pas à pénétrer. Toi, l’immortel à qui je suis redevable de
que de cette manière que l’esthétique se laisse montrer, en ce
tout et notamment de m’avoir fait perdre l’entendement, d’avoir
qu’elle est vécue. « Il y a à travers tout cela une similitude entre
retourné mon âme, de m’avoir fait expérimenter mon être intérieur,
l’esthétique et la musique, laquelle n’existe que dans l’instant de la
de ne pas m’avoir laissé mener ma vie comme celui que rien ne
représentation, et uniquement parce qu’elle est constamment
peut faire trembler. Toi, dont je suis redevable de ne pas mourir
répétée. » De ce fait, Don Juan ne vit pas dans le temps, mais dans
sans avoir aimé, même si mes amours furent malheureuses ! »57
des instants intemporels. Il ne connaît aucun passé, aucun futur, juste le moment.
L’inconscient érotique demeure, chez Kierkegaard – on aimerait dire conformément à la nature – hautement indéterminé. Mais
L’immédiat est par coïncidence l’indéterminé. Ainsi dispose-t-il
qu’est-ce donc qui, par bonheur, l’a si profondément enseveli ?
des caractéristiques qui sont identifiées dans la notion
Une interprétation psychanalytique de l’opéra de Mozart va très
d’inconscient, telle qu’on la rencontre en psychanalyse. Pour ce
rapidement déclencher un conflit dramatique. Il ne faut pas
qui concerne l’inconscient, sont caractéristiques chez lui sa
négliger le fait que Don Juan aime autant les femmes qu’il les
mouvance, son énergie indépendante, son indifférence à la
déteste. Bernd Oberhoff note le caractère génial de cet opéra,
réalité, ainsi que son mode de régulation par le principe
en ce qu’il saisit aussi bien les expériences conscientes,
plaisir-déplaisir. On pourrait conclure que le thème absolu de la
qu’inconscientes et conflictuelles de Don Juan et qu’il prête une
musique est donc ce qui demeure dans l’inconscient et qui
parole aux deux expériences. Ce double sens s’articule aussi bien
demeure inaccessible au langage, à l’esprit et à la réflexion.
dans le livret, que dans la musique. »58 L’inconscient de Mozart est
Eugene Reunier, illustration pour Autour de l’Amour, 1925.
110
111
112
Don Juan et la musique
touché par l’inconscient de Don Juan comme il est signifié dans
sera plus tard traumatique ? Elle lui procure, en tout cas,
le livret et se trouve mis en musique comme sous-titre. Il n’y a
l’exaucement de son vœu de manière imaginaire.
pas que Leporello, mais également la musique, qui s’associe avec les défenses psychiques de Don Juan, pour en arriver à
Freud,
se transformer, à l’occasion d’un passage particulièrement
corrélativement à cette idée d’accomplissement du vœu,
dramatique, en une mélodie légère d’opéra-bouffe. Elle se change
l’obtention des moyens de satisfaire « l’identité de perception ».
59
en une complice de l’acte de défense sentimentale. »
dans
son
Interprétation
des
rêves,
mentionne,
Dans sa forme la plus simple, le vœu représente une recherche permettant de revivre le souvenir de quelque chose qui fut par le
Lorsque Don Juan se livre à un jeu perfide dans la musique,
passé satisfaisant. Il suffit d’avoir dans le présent une perception
aucune fausseté ne peut être ressentie. Dans le duo Reich mir die
identique, pour que l’exaucement soit accompli. Ainsi le rêve, qui
Hand mein Leben, des moments de bonheur ardent prennent
peut être considéré comme une hallucination nocturne, parvient-il
corps. Et pourtant, chaque femme conquise se trouve dégradée,
à procurer une telle « identité de perception ». Lorsque le vœu, par
en ceci que Don Juan inscrit leur nom dans le registre de ses
le biais inconscient du rêve, prend une forme manifestement
conquêtes, qui en comprend un nombre incalculable. Il fait ainsi
cachée et dénaturée, alors la symbolique et le sens caché du rêve
étalage d’une indépendance, qui est à interpréter comme une
se trouvent compris de manière inconsciente, et ainsi vécus
protection à l’encontre de la répétition d’un traumatisme vécu au
comme satisfaction porteuse de bonheur.
cours de sa petite enfance : avoir été abandonné, avoir manqué d’attention, être demeuré introuvé et non reconnu ou avoir été
Ce qui vaut pour le rêve concerne aussi la musique. Elle est
admiré. L’opéra a, comme le montre Oberhoff, un noyau tout à fait
également un « dérivé de l’inconscient ». De même que pour
psychotique, dont on doit se protéger émotionnellement. Sa gaieté
l’hallucination dans un rêve, les vœux et les fantasmes inconscients
est une duperie, elle n’est qu’un moyen pour le spectateur de
sont mis à jour dans la musique. Cette mise à jour suit un processus
ne pas sérieusement s’identifier aux personnages et donc, de
caractéristique qui procure une expérience ressentie comme réelle
maintenir avec les faits une distance nécessaire. Dans les mains
ou actuelle. Là où, au moyen de négociations dans le monde réel
froides du Commandeur sont représentées les mains froides de
en vue d’atteindre une certaine concordance avec la réalité
la mère, qui n’a pas pu communiquer à l’enfant le sentiment
souhaitée, nous ne parvenons qu’avec difficulté à soutenir notre
existentiel de protection. La suite tragique en est que ce
perception, s’offrent à nous d’autres issues : la mise à jour illusoire
« personnage narcissiquement dérangé » vient à bout de sa peur de
de notre perception au moyen des rêves de jour, de la musique, de
la dépendance par une recherche de l’indépendance absolue.
l’art ou de la littérature. De cette manière, l’esthétique de l’art peut nous procurer une sensualité immédiate.
Qu’y a-t-il donc dans la musique de Mozart qui a si fortement ébranlé Kierkegaard ? Il évoque un « secret » autour duquel il
« Même si mes amours furent malheureuses » : Chez Kierkegaard,
déambule lentement, sans pouvoir le pénétrer. Est-il imaginable
se trouve la même solitude virulente que dans le conflit
qu’il ait exactement perçu le sous-titre de l’opéra dans lequel il
fondateur de Don Juan. Son inconscient a dépisté une affinité
aurait retrouvé sa propre souffrance ? Là où la gaieté superficielle
élective. Pourtant, sa souffrance était porteuse d’un fantasme
de l’opéra devait justement permettre de percevoir et d’accepter
compensatoire, impossible hors de l’inconscient et qui trouva
la souffrance avec de la distance ? L’expérience ravissante qui
une expression dans la musique de Mozart. Ceci a été vécu
jaillit de la musique apparaît-elle, comme nous pourrions le
comme une rencontre porteuse de bonheur. Lorsqu’on
penser, dans la rencontre avec le vœu d’amour originel, lequel
rencontre ces phénomènes, la musique ne peut qu’émerger.
Frank Rubesch,
Karl Reisenbichler,
La Musique séductrice, 1925.
Le Joueur de flûte de Hamelin, vers 1925.
113
Don Juan et la musique
114
Don Juan et la musique
115
Beethoven:« À la Lointaine Bien-Aimée » a vie de Ludwig van Beethoven (1770-1827) est
par un K. Les historiens hésitent à dater ces correspondances
marquée par l’absence de bonheur amoureux. Les
entre l’an 1801 et l’an 1812, et l’on se sert pour cela d’informations
correspondances de Beethoven n’ont que rarement
ou de comparaisons que l’on pourrait retrouver dans les
apporté des éléments d’information sur l’état de sa santé morale.
compositions qu’il a écrites pendant ces années. En 1801 par
Il aurait été très dur envers lui-même, selon l’écrivain français
exemple, est publiée la sonate pour clavier n° 14 en do mineur op.
L
60
Romain Rolland (1866-1944) ; il aurait eu du mépris pour toute
27, la sonate au clair de lune, comme elle fut souvent nommée,
forme féminine d’épanchement sentimental, et laissait assez peu
laquelle est dédiée à la « damigella Contessa Giulietta Guicciardi da
entrevoir de sa vie. Ses amis les plus proches n’ont pour ainsi
Luigi van Beethoven », et en 1812, soit onze années plus tard, la
dire rien su de sa vie sentimentale, et sa merveilleuse lettre à
symphonie n°8 en fa majeur op.93.
« l’immortelle bien-aimée » n’a été connue que par hasard. Même pour ce qui concerne sa musique, il était avare de confessions et
On est désormais très bien informé de sa relation amoureuse de
lui en voulait, lorsqu’elle le trahissait plus qu’il ne l’aurait souhaité.
l’année 1801 et les lettres ont perdu leur aura empreinte de mystère. Beethoven décrit Giulietta, cette jeune fille de dix-sept ans comme
Pourtant, il a aimé toute sa vie. « De sa plus tendre enfance
une « demoiselle adorable et enchanteresse, que j’aime et qui
jusqu’aux derniers jours les plus sombres, le feu ne s’est jamais
m’aime » (lettre du 16 novembre 1801 à Franz Wegeler). Mais ce rêve
éteint », écrit Romain Rolland. « Un de ses plus proches amis a dit
fut dissipé à cause d’une différence de classe : Giulietta était déjà
de lui qu’il n’aurait jamais vécu sans amour. La beauté ne lui était
engagée avec le comte de Gallenberg, un musicien, « un dilettante
pas étrangère et il n’aurait jamais pu rencontrer un joli visage sans
distingué aux traits glissants, un poseur qui faisait de la musique,
qu’éclate un éclair. À dire vrai, de telles passades étaient toujours
quelqu’un, qui se présentait comme un grand musicien, mais n’avait
rapidement expédiées : il suffisait qu’une nouvelle étoile se lève
aucune idée de ce que cela signifiait, bref, de quoi différencier son
pour que la précédente s’éteigne. Une seule et unique fois il a été,
murmure de l’œuvre d’un génie. »62 Le rêve de Beethoven fut de
sept mois durant, amoureux, se vantait-il. Mais ceci n’était que
courte durée. « Déjà dans la Sonate, semble percevoir Romain
l’antichambre. Dans le domaine sacré des grandes amours, sa
Rolland, on entend plus de douleur et de rancune que d’amour. »
blessure saignait continuellement, dans un plaisir mélancolique incessant. À côté des « petites amies » il y avait les amoureuses et
Entre-temps, la détermination de la date de cette lettre a
par-dessus tout les « immortelles bien-aimées ». Les frontières
finalement été arrêtée à 1812, mais le mystère quant aux
étaient chez lui certes difficiles à tracer ; un simple feu d’artifice
personnes qui se cachent derrière l’immortelle bien-aimée
s’est, de nombreuses fois, transformé en un incendie. »61
provoque les plus grandes controverses.63 Déjà, on peut dire que le champ du mystère a été restreint, puisque les spécialistes
À ce sujet, la lettre à l’immortelle bien-aimée a donné libre cours à
n’évoquent plus comme possibles que les noms de Joséphine
de nombreuses spéculations, parce que la destinataire est
Deym-Stackelberg ou bien celui d’Antonie Brentano. Pourtant
demeurée inconnue, parce que dans la mention de la date, il
la question la plus importante demeure : la lettre a-t-elle
manquait l’année et que le lieu n’était simplement mentionné que
été envoyée ?
Jean-Honoré Fragonard, L’Amant couronné, 1771.
117
Titien (Tiziano Vecellio), Concert champêtre, 1510.
118
119
Beethoven : « À la Lointaine Bien-Aimée »
À l’occasion de la célébration du centième anniversaire de la mort du compositeur, Romain Rolland a écrit :
64
le vent et les nuages qu’il envie, ainsi que les oiseaux qu’il voudrait envoyer en messagers auprès de sa bien-aimée.
« Aux souffrances physiques s’associaient par-dessus tout
Dans le dernier des six chants, intitulé Nimm sie hin denn, diese
des souffrances psychiques. Wegeler nous dit qu’il n’aurait
Lieder, le sommet musical et contextuel de cette série,
jamais connu Beethoven sans un amour passionnel au plus
l’amoureux surmonte la douleur du souvenir, transforme la
haut degré, mais qui semblait toujours avoir été empreint
souffrance amoureuse en don d’amour et dédie son chant à son
de la plus grande pureté. Pour lui, il n’y avait aucun rapport
amoureuse, afin qu’elle puisse chanter ce qu’il a chanté : « Ainsi,
entre la passion et le désir. La fusion de ces deux termes
devant ces chants, ce qui nous sépare au loin ne peut que céder,
qui s’opère actuellement démontre à quel point peu de
tandis qu’un cœur amoureux atteint ce à quoi il est voué. »
gens ont conscience de ce qu’est le vrai amour. Il y avait quelque chose de puritain dans la conscience de
La séparation corporelle des amoureux est surmontée par
Beethoven. Les pensées et les discours dissolus étaient
l’unification illusoire des esprits, par l’intermédiaire de la
pour lui une abomination, la limpidité de l’amour lui était
musique et de la poésie. Le désir et les émotions qui lui sont
insaisissable. Cela signifie-t-il qu’il n’a jamais pardonné à
liées sont rendus absolus et l’amour lui-même subit une
Mozart d’avoir créé Don Juan, parce qu’il signifiait pour lui
surélévation par la transformation qui est faite de lui en un art.
une profanation du génie ? Son ami Schindler assure qu’il a passé sa vie dans la chasteté et serait resté vierge, sans
L’amour lui reste-t-il refusé ? Ou bien se l’est-il lui-même refusé ?
jamais avoir à se reprocher une quelconque faiblesse. Un
Harry Goldschmidt inverse l’aspect biographique qui questionne
homme pareil n’avait pas d’autre choix que d’être la
l’influence réelle de la vie sur l’art, et pose à l’inverse la question
victime ou la tête de Turc de l’amour. Et c’est ce qu’il est
de connaître l’influence de l’art sur la vie de Beethoven.65 À
devenu. Il a sans arrêt été mortellement amoureux, il a
l’opposé le plus complet de la vie de Beethoven, qui s’est
incessamment rêvé d’un bonheur inassouvissable qui
déroulée assez tragiquement, c’est un sentiment d’ordre et de
s’évaporait, entraînant une souffrance amère. C’est dans
bonheur universel qui a dominé son être artistique. Il a d’ailleurs
cette alternance empreinte d’une certaine fierté entre
été très conscient de cet antagonisme : « Nous autres mortels
amour et révolte contre soi qu’il faut chercher la source
dotés d’un esprit immortel, écrivait-il écrit à Marie Erdödy, ne
d’inspiration la plus riche de Beethoven, jusqu’à ce que, un
sommes venus au monde que pour jouir et souffrir, mais l’on
peu plus tard, son tempérament, aux prises avec la
pourrait presque dire qu’il est des personnes exemplaires qui
mélancolie et la résignation ne brûle qu’à petit feu. »
conservent leur joie par leur souffrance. »66 En aucun cas Beethoven n’est un homme fort à qui l’on aurait infligé de la
Au début de l’année 1816 Beethoven a composé le cycle de chants
souffrance et qui l’aurait transformée en joie par la force de sa
intitulé Aux Lointaines Bien-Aimées, op. 98, d’après les textes du
volonté morale surhumaine, ainsi que Romain Rolland l’a
jeune médecin Alois Jeitteles (1794-1858), dans lesquels le désir
présenté. Goldschmidt pose la question difficile de savoir, dans
d’amour oscille entre enthousiasme et fantaisie. Les complaintes
quelle mesure et avec quelles conséquences, la facette artistique
amoureuses et les tourments de la rupture y furent exprimés par des
de Beethoven a été partie prenante aux conflits de sa vie, qui ont
images de la nature : montagnes et vallées qui séparent les amants,
fait de lui « le plus malheureux des mortels. »67
Franz von Bayros, illustration pour La Grenouillère, 1907.
120
Beethoven : « À la Lointaine Bien-Aimée »
121
122
Beethoven : « À la Lointaine Bien-Aimée »
Chez Goethe, « le désir et l’amour sont les ailes qui permettent
tragédie de sa biographie apparaît ici en tant que monde
de faire de grandes choses ». L’harmonie qu’il entretient
contraire à la dialectique bien conditionnée à des fins d’élévation
avec le monde a constitué le mobile à sa création. Aussi
sous forme d’art. Un très grand bonheur n’aurait pu échoir au
n’a-t-on pas manqué de remarquer68 que sa vie représentait la
« plus malheureux des mortels. »71
tentative réussie d’une œuvre artistique arrondie, qui semble remarquablement orientée sur les chemins de la vie et exécutée
On parle de la même façon de cet auteur, issu de la deuxième
de manière extensive mais avec une extrême économie. Cette
génération romantique, qu’était Hugo Wolf (1860-1903) et qui
« œuvre d’art biographique » a vraisemblablement été nécessaire
écrivait à son père ces quelques mots :
pour assurer l’œuvre d’art littéraire. « La vie ne m’est rendue supportable seulement en ce Chez Beethoven, ce n’est pas le désir qui compte comme
qu’il m’est permis de ressentir de façon musicale le
stimulant, mais la souffrance. Ce n’est pas l’harmonie mais bien
sentiment le plus haut et le plus doux, propre au cycle
la dissonance qui constitue son empreinte et il n’a pas du tout
de l’univers. Le fait de me sentir heureux d’être, de mon
69
aspiré à mener une « œuvre d’art biographique. » L’harmonie
vivant, partie prenante des plaisirs de la dilution
marchait profondément à l’encontre de la reproduction de son
universelle (que l’on appelle la mort lorsqu’elle s’entend
identité artistique. Toute sa malchance, y compris sa surdité,
du corps), m’a rendu indulgent, puisque la plupart des
toutes ses souffrances peuvent être interprétées comme un
gens doivent vivre si longtemps jusqu’à ce qu’ils soient
aiguillon le poussant dans sa créativité. Contrairement à Goethe,
vraiment morts. Il est vrai que l’on dit souvent de
pour lequel la production artistique était un pur plaisir, elle n’a
l’amour que l’on éprouve pour une femme, qu’il permet
pu représenter pour Beethoven un processus plaisant que dans
de ressentir l’union intime de l’âme et du cœur, comme
la mesure où sa souffrance personnelle était l’objet d’une
un avant-goût de la mort, par lequel chacun sort de
sublimation cathartique. Pour surmonter les barrières qu’il avait
lui-même ; et puisque chacun voit son monde en l’autre,
lui-même posées et élargies, il n’avait plus d’autre choix que de
de s’y épanouir. Il en sera ainsi, mais l’art doit me
se définir comme « le plus malheureux des mortels. »70
remplacer cette femme infidèle. »72
En phase de composition cependant, sa condition tragique
Le sentiment d’amour inassouvi devient moteur à la création
devenait productive. Son cœur fier a-t-il un jour voulu être
musicale, qui entraîne pourtant son accomplissement sur des
heureux ? Avec ses espoirs amoureux vains, tout était, selon
chemins illusoires. Qu’est ce donc d’autre que l’art ? La vie
Goldschmidt, programmé dès le début. « Le fait que les fameuses
instinctive s’est déplacée dans l’empire des sons, et, de même
immortelles bien-aimées aient pu, indépendamment de leur
que dans un rêve, la satisfaction est vécue comme réelle, le rêve
identité, devenir la forme clé de toutes les relations amoureuses
du compositeur ayant pris forme, peut désormais atteindre la
de Beethoven, semble avoir été déposé, de l’intérieur, dans sa
qualité d’un accomplissement réel.
propre biographie. Le sentiment d’inaccompli demeure son verdict, une peine tragique, un aiguillon profondément enfoncé
Musique et Éros : se peut-il que les ailes coupées de Cupidon lui
afin d’accomplir sans aucun repos la ligne de vie prédéterminée
permettent justement de voler dans des sommets artistiques
de son for intérieur artistique et ainsi sa détermination sociale. La
encore plus hauts ?
Anonyme,
Paul Émile Bécat,
vers 1740. Gravure française.
illustration pour Huit Images avec leur texte, 1932.
123
Intermède n°6 : Nancy Friday Extrait de Die sexuellen Phantasien der Frauen (Les Fantasmes sexuels de la femme)
«M
on amant fantasmatique remonte avec moi l’Empire State Building. Nous sommes tous deux défoncés. Il connaît mon amour de la
musique et sait combien j’ai le vertige. Tandis que nous fonçons à toute allure, à reculons vers le ciel, il me prend doucement dans ses bras pleins d’amour, puis me saisit et exige de moi des choses. Lorsque nous sommes en haut nous nous aimons sur une musique du type Shéhérazade. Tout ceci est follement excitant, cette passion sauvage, ce mélange de bruits et de sensations. »
126
Intermède n°7 : Harry Mathews Extrait de Plaisirs Singuliers
U
ne joueuse de violoncelle âgée de vingt-quatre ans est assise nue sur une chaise dans sa chambre à Manille, les
jambes écartées. Tandis que sa main gauche étire les lèvres de sa vulve ; sa main droite appuie en trémolo sur son clitoris avec la pointe de son archet.
127
128
L’Érotisme parfumé de Wagner
P
endant le siècle bourgeois, la musique fut le
La sonate à Kreutzer, peut devenir dangereux et entraîner la
refuge préféré de la sensualité. « Reconnaître que
jalousie et le crime.
la musique, avec ses rythmes intenses et ses
vagues sonores, ses bâtons de torture, ses climax retournés
Comme le prétend Peter Gay, au cours du XIXe siècle, la
et ses decrescendos qui s’épuisent lentement, que la musique
puissance érotique de la musique a été en quelque sorte
donc, prend ses racines dans les instincts érotiques les plus
démocratisée. Les jeunes femmes prenaient leurs futurs époux
élémentaires de l’homme. » Ceci est, selon Peter Gay, vieux
au piège de leur jeu de piano et de leur chant. Même si tout ceci
73
était souvent voué à la caricature, il n’en demeure pas moins
comme le banquet de Platon et moderne comme Thomas Mann.
qu’une formation musicale de haute qualité était devenue Hector Berlioz (1803-1869) faisait déjà remarquer que, tandis
quelque chose de très naturel dans les ménages bourgeois. Par
que l’amour ne parvenait à fournir aucune représentation de la
ailleurs, l’écoute de la musique fut élevée au rang d’art. Le plaisir
musique, cette dernière était en revanche tout à fait en mesure
musical était devenu une sorte de recueillement.
de fournir une représentation précise de l’amour, qu’elle en soit la plus directe expression ou par instillation.
Henry-Fredéric Amiel, qui accueillait la bonne musique comme on accueille de bons amis, n’était rien de plus qu’un de ces
Shakespeare disait « music be the food of love », et
nombreux bourgeois cultivés qui écoutaient attentivement la
Alfredde Musset (1810-1857) de noter qu’elle est « la
musique les yeux fermés, comme pour exclure le reste du
langue que, pour l’amour, inventa le génie ! »
monde et se laisser réellement entraîner, l’âme emplie de sensations merveilleuses. Avec le culte des virtuoses – Paganini,
Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) écrivait à sa mécène
Liszt, Jenny Lind – la qualité érotique de ces sensations
Natacha von Meck en lui disant : « Lorsque vous dites que la
merveilleuses était comme saisie à pleines mains.74
musique n’est pas en mesure de servir d’intermédiaire à la globalité du sentiment amoureux, je puis dire que je ne suis
Walt Whitman réclamait ouvertement des forces orgiaques pour
pas du tout de votre avis. Je suis même convaincu du contraire,
la musique. « L’écoute des sopranos formés au conservatoire »
que seule la musique soit en mesure de faire cela. » Il combat
me fait tressaillir comme le point culminant d’une étreinte
violemment l’idée selon laquelle, en amour, « les mots sont
amoureuse, écrit-il dans Feuilles d’herbe. Le pianiste et chef
nécessaires : que nenni ! C’est justement ici que les mots ne
d’orchestre Carl Halle se figurait être soustrait dans quelque
servent à rien, et là où les mots ne suffisent plus, le langage le
région céleste lorsqu’il écoutait la musique de Chopin. « Ce n’est
plus expressif, c’est-à-dire la musique, montre toute l’étendue
pas un homme, écrit-il à ses parents, mais un ange ou un dieu ».
de son pouvoir. » Un pouvoir qui, comme Tolstoï l’exprime dans
Diriger un opéra pouvait l’émouvoir jusqu’aux larmes.
Wilhelm von Kaulbach, illustration pour Nudités, vers 1840.
129
L’Érotisme parfumé de Wagner
Il ne fut pas rare, au cours du XIXe siècle, que l’érotisme se
Isolde en ces termes : « On a remarqué sur tous les visages
cachât derrière le masque du plus haut des sacrements. « Plus
l’expression de la plus haute émotion. » Beaucoup de gens se
75
l’œuvre est sensuelle, plus élaborée en sera la rhétorique. »
sont brutalement mis à pleurer, et ce ne fut certainement pas le seul cas « …des femmes fragiles ou des belles âmes sensibles. »
Ainsi la musique de Richard Wagner fut-elle perçue comme
Même « des hommes sérieux fondirent en larmes, un jeune
une révélation aux yeux des fanatiques de son œuvre,
Américain tremblait de manière convulsive et l’on dut lui faire
qui la considéraient comme le sommet de la culture
prendre l’air. » Pfohl demeura surpris par ces effets et y vit, en
allemande. Wagner lui-même, devint l’objet d’une admiration
transparence, un « syndrome pathologique ». Pourtant, même si
blasphématoire. Le public, qui se rendait depuis 1876 aux
la musique de Tristan était tout à fait pathologique et pouvait
festivités de Bayreuth, crut assister à une opération du
devenir dangereuse pour les gens, « et même si certains ne
Saint-Esprit. Wagner lui-même se comportait de manière
furent pas capables d’y opposer une nécessaire force de
ambivalente pour reconnaître que ses drames musicaux
résistance au bacille musical wagnérien », cela n’a rien changé à
entraînaient désirs et accomplissements jusque sur la scène. Il
la grandeur de la musique. À vrai dire, la musique de Tristan et
convenait que Tristan et Isolde était un monument d’amour. Il y
Isolde était foudroyante pour tous ceux qui l’écoutaient,
aurait même ajouté des éléments d’efficacité quasi biologiques :
qu’ils soient sensibles ou non, et elle nécessitait un certain
« …une musique qui, de la fluidité si secrète de son jus si délicat,
nombre de mécanismes d’autodéfense. « Cette pluie incessante
pénètre jusqu’à la moelle de la vie, au travers les pores les plus
de passion déchaînée, ce dithyrambisme forcené du plus haut
subtiles de nos sensations, afin de tout y foudroyer, tout ce qui
désir et de la douleur infinie furent [...] à travailler, à moitié,
se prétend d’intelligence et d’autodéfense. »
comme dans un rêve. »
Le généreux mécène de Wagner, le roi Louis II de Bavière,
Theodor Goering, un critique réputé de théâtre et de musique,
tomba littéralement dans les pommes lors de la représentation
qui a évolué pendant des décennies dans le milieu culturel
de Tristan et Isolde. Et l’impression que l’œuvre a laissée sur le
munichois, s’était converti, quelque peu à contrecœur, à la
public est celle d’une répétition, maintes fois reprise et étendue
musique de Wagner. Il trouvait la musique de Tristan et Isolde
jusqu’à l’infini, de l’acte sexuel. La musique, selon Gay, fait
parfois entraînante, parfois strictement et insupportablement
ressortir avec force l’histoire d’amour et en évoque, non sans
ennuyante et, dans tous les cas, « vraiment malsaine. » À la
frissons, le comble de ce que les Français appellent « la petite
recherche d’une comparaison dans le domaine de la
mort » : le sceau d’un rapport sexuel heureux et accompli. Dans
contemplation, il disait qu’avec cette musique on se retrouvait
de telles représentations, la poussée qui nous fait régresser vers
« comme dans une fumée d’opium » : « c’est ainsi que je
les instincts primitifs est quasi irrépressible et la sublimation
m’imagine les effets du haschisch », ajoutait-il.
toujours imparfaite. L’œuvre de Wagner diffuse un érotisme bouillant comme on diffuse un lourd parfum.
Les critiques de Wagner ne mâchèrent pas leurs mots. Ils attaquèrent les qualités perverses et ensorcelantes de sa
Le musicologue allemand Ferdinand Pfohl a livré son
musique. Le critique Statham ne vit dans la musique de Wagner
impression, après le premier acte de la tragédie de Tristan et
rien de moins qu’un appel à l’excitation nerveuse du public,
Peter Fendi, vers 1830. Aquarelle.
130
131
L’Érotisme parfumé de Wagner
132
L’Érotisme parfumé de Wagner
appel qui se doit d’attiser les sentiments du public, jusqu’au plus
marche crescendo des violons de C1 à G2, au cours de laquelle
haut degré. Sévère, il affirma : « C’est à cela qu’une bonne partie
d’ailleurs il distingue entre les mouvements soit d’une jambe soit
de la musique de Wagner est destinée, à s’adresser, non pas aux
d’un bras ou bien à la fois des deux jambes ou des deux bras,
âmes des gens, mais à leurs nerfs. » Le second acte de Tristan et
manifestés par l’utilisation de gammes différentes. « Eussions
Isolde, composé d’un long duo entre les deux amants, lui
nous envie de le croire, nous serions-nous retrouvés face à
rappelle plutôt les miaulements des chattes lorsqu’elles sont en
un collègue gynécologue déguisé en musicien », commente le
chaleur. On aimerait pouvoir tenir compte du fait que la
dictionnaire illustré de l’érotisme, que nous remercions pour
musique de Wagner exprime une passion amoureuse, « ...qui
cette trouvaille.76
d’un coup a été attisée par une magie sacrée. » De nombreux passionnés de musique ont fait leur le verdict Mais aucune excuse ne fut trouvée pour le premier acte de la
tardif de Nietzsche, à propos de Wagner, lequel évoque un
Walkyrie, dans lequel Siegmund salue Sieglinde « de manière
symptôme, une maladie ou encore une névrose.
extatique, comme sœur et fiancé ». Une telle relation trouverait, selon Statham, « sa place dans un dictionnaire mythologique » ;
Le séjour de Nietzsche à Bayreuth en 1876 a été pour lui
et on ne peut exiger ça d’un public cultivé, d’autant plus que
l’expérience qui l’a sorti de ce rêve. « L’image que j’avais de
cette relation restitue purement et simplement, en lien avec
Wagner, écrit-il en 1878 dans son journal, le dépassait de très
l’orchestration, l’excitation de la passion sexuelle. Mais il y a
loin. Je m’étais représenté un monstre d’idéal capable de réduire
bien pire pour Statham, qui s’indigne à vue d’œil lorsque
les artistes en flammes. Le Wagner, le vrai, dans la Bayreuth bien
Wagner souligne un peu plus l’arrière-plan de cette rencontre
réelle, m’est apparu comme le dernier des tirages d’une gravure
incestueuse par la mise en scène, qu’il attire à lui comme un
au burin sur du papier fin. » Et dix ans plus tard de réitérer son
aimant avec une passion coléreuse – le rideau tombe vite – ce,
jugement dans son papier intitulé Le Cas Wagner77 : tout à la
vis-à-vis de quoi Statham fait sèchement remarquer que le public
fois brutale, artificielle et « innocente » serait sa musique, même
a décidé, qu’il était effectivement temps que le rideau tombât.
carrément laborieuse. Nietzsche fait alors son autocritique
De cet arrangement ne ressortirait « aucune trace de noblesse ni
d’avoir pris une fois Wagner au sérieux : « Ah, ce vieux magicien,
de chevalerie » ; pour ce qui concerne les phénomènes
que nous a-t-il laissé croire ! Il rend malade tout ce qu’il touche
amoureux, « Wagner semble incapable de s’élever au-dessus des
– il a rendu la musique malade ! [...] Sa force de séduction se
passions animales, en tout cas, sa musique ne fait référence à
change en monstruosité, il se dégage autour de lui comme une
rien de plus haut. »
fumée sacrée [...] Quels liens de parenté doivent l’unir à tout ce que l’Europe compte de décadents, pour qu’eux-mêmes ne
Une curiosité dans l’histoire musicale est l’interprétation sexuelle
l’aient pas reconnu comme décadent. » Wagner aurait deviné en
de la partition du Crépuscule des dieux de Wagner selon Moritz
eux le moyen d’exciter les nerfs fatigués, en cela, il aurait rendu
Wirth, lequel pense que la musique de Wagner tend à décrire
la musique malade.
Brünhilde comme étant enceinte. Il aurait découvert un « thème de glandes mammaires et de triolet délicieux », et même les
Et Nietzsche de se lamenter : « Ce souffle court du Pathos
premières secousses du fœtus, affirmées sous la forme d’une
wagnérien, cette volonté de ne jamais laisser partir ces
Franz von Bayros, illustration pour Bavardages à la coiffeuse, 1908.
133
L’Érotisme parfumé de Wagner
sentiments extrêmes, ces situations de longueur qui inspirent
mort est ainsi décrite : « Errant, induit en erreur et déchiré par des
l’effroi, dans lesquelles l’instant ne peut qu’étrangler ! » Il ne
cris, comme si un esprit tourmenté planait au-dessus de tout
raisonne jamais en musicien, ou bien à partir d’une conscience
cela, qui percevait tout et ne voulait rien faire taire, se répétant
de musicien : il n’y a pour lui que l’efficacité qui compte. Il sait
au contraire avec des harmoniques différents, parfois pleins
mobiliser les sentiments. Et de l’efficacité, la musique de Wagner
de complaintes, de questions, de désir, d’exigences ou de
en avait aussi sur ses détracteurs, qui lui reprochaient moins
promesses. »79 Une fuite loin des expériences du son, du rythme
sa glorification de l’amour, que son témoignage insincère et
et des harmonies, sur lesquelles Hanno ne maîtrise plus rien.
perverti de l’amour.
« Puis cela revint, qu’on ne pouvait pas retenir, ces crampes de désir n’auraient pas pu durer plus longtemps, cela revint, comme
Les œuvres de Wagner étaient, selon Peter Gay, « ...toute une
un rideau se déchire, comme des portes claquent, comme
batterie agressive, puissante, et souvent découverte, de tours de
des haies d’épines s’ouvrent, comme des murs de flammes
mains esthétiques qui ont permis à la bourgeoisie éclairée et
s’effondrent [...] cela restait quelque peu brutal et insensé tout
pleine de vertus de nager dans ses rêves érotiques et de se
en ayant quelque chose de l’ascétisme religieux, comme la
bercer de croyances rassurantes, tout en se comportant de façon
croyance et le travail sur soi dans ce culte fanatique du néant, du
supérieure. » Un symptôme, une maladie, une névrose : ce
bout de mélodie [...] quelque chose de pesant dans la légèreté et
jugement ne concerne pas seulement Wagner mais aussi les
l’insatisfaction, avec laquelle on tira d’elle profit et plaisir. Il y
réactions de ses détracteurs bourgeois. Il a thématisé l’érotisme,
avait aussi quelque chose du désespoir cynique, comme une soif
certes avec un effet théâtral pathétique tout calculé, et son public
de plaisir et de chute dans la cupidité, avec laquelle on suce
névrotique a réagi de la manière la plus compatible, à savoir
ses dernières sucreries, jusqu’à l’épuisement, jusqu’au dégoût et
dans le théâtralisme hystérique.
jusqu’à l’ennui, » jusqu’à ce que la mélodie s’éteigne, avec une hésitation toute mélancolique. » 78
Dans le roman de Thomas Mann Les Buddenbrooks , la mère de Hanno provoque la réaction colérique de Pfühl, le professeur de
Une imagination qui est à peine pensable sans Wagner. La
piano, à qui elle demande de bien vouloir jouer une partition du
« thématique du désir » dans Tristan et Isolde correspond tout à
Tristan et Isolde de Wagner. Pfühl sursaute alors, avec tous les
fait à la thématique initiale de Hanno. Pourtant, derrière tout cela
signes extérieurs du dégoût et ajoute : « Chère Madame, je ne
demeure le reproche nietzschéen de décadence de l’œuvre de
jouerai pas ceci. Ceci n’est pas de la musique, croyez-moi, ce
Wagner, dont la musique fut maladivement stylisée, l’énergie de
n’est que le chaos ! Cette musique n’est que démagogie,
vie absorbée, et l’amour transformé en un désir de mort.
blasphème et folie pure ! Ce n’est qu’un éclair entouré de volutes parfumées et la fin de toute morale dans le domaine de l’art ! Je
Dans son attitude contredite par ses dernières volontés, cette
ne jouerai pas cela. » On ne peut pas mieux décrire la peur de
fuite
l’irruption du bouleversement dionysiaque.
Schopenhauer : la volonté que le désir soit vaincu par l’art et par
dans
l’art,
nous
retrouvons
la
philosophie
de
la négation de la vie. Hanno : « Je voudrais dormir et ne plus rien
134
Chez Hanno cependant, l’imagination au piano va se limiter à
savoir, je voudrais mourir… Non, ça n’a rien à voir avec moi, je
une thématique de la mort. L’image qu’il se fait de sa propre
ne peux plus rien vouloir. »80
Lithographie romantique,
Extrait de la série Bigarrure,
vers 1835.
1792.
L’Érotisme parfumé de Wagner
135
136
137
138
Musique et expérience précoce
L
a passion apporte la souffrance ! — Qui
Il s’agit d’un secret indéchiffrable de savoir pourquoi la
apaisera
musique peut avoir une influence tellement envoûtante,
Le cœur navré qui a trop perdu ?
tellement motivante et tellement pénétrante sur les hommes.
Où sont-elles les heures si rapidement envolées ?
Mais peut-elle être comprise ? Elle est un phénomène oral à
Vainement tu avais choisi le beau !
peine saisissable, à propos duquel Nietzsche disait que « la
Ton esprit est troublé, ton action confuse ;
langue ne peut jamais et nulle part faire ressortir le profond
Le monde sublime, comme il échappe aux sens !
intérieur de la musique. »82 Eissler ne fait qu’affirmer la même chose, lorsqu’il dit que « la musique gagne du terrain dans
Alors s’élève une musique aux ailes d’ange,
les couches d’une intimité tellement ancienne, que toute
Où les sons par myriades s’entrelacent aux sons,
tentative de transcription au moyen d’une syntaxe rationnelle
Pour pénétrer complètement la nature de l’homme,
est vouée à l’échec. »83
Et l’inonder du sentiment de l’éternelle beauté ; L’œil se mouille, il sent dans une extase suprême
La musique ne peut être transcrite avec des mots ; le monde des
La valeur divine des sons comme des larmes.
sons ne peut être saisi au moyen principal de la pensée logique, ce que Freud appelle le « processus secondaire de la psyché ».
Et le cœur ainsi soulagé s’aperçoit
Ceci est en mesure d’expliquer la position privilégiée que détient
Qu’il vit encore et bat, et voudrait battre
la musique sur les autres formes d’art.
Pour s’offrir, dans sa gratitude, Lui-même en échange de la somptueuse aumône.
En Allemagne, une mouvance romantique, représentée par
Car il goûtait alors – oh ! Puisse-t-il éternellement durer-
Wilhelm Wackenroder, Ludwig Tieck, Novalis, Ernst Theodor
Le double bonheur de la musique et de l’amour !
Amadeus Hoffmann et par Jean-Paul, a développé une affinité particulière avec la musique. Pour eux, le langage
Dans ce poème de Goethe d’août 1823, dédié à la pianiste
est insuffisant à rendre compte de l’essence de l’expérience
virtuose
intitulé
humaine profonde ; ils tiennent la musique pour seul
Aussöhnung, s’exprime l’influence profondément saisissante de
moyenartistique en mesure d’exprimer les profondeurs
la musique. L’écriture de ce poème est survenue dans une
indicibles, dépourvues de mots, secrètement polysémiques et
période où Goethe était passionnément – et sans bonheur –
indéterminées. Tandis que Kant considérait la musique
épris de Ulrike von Levetzow. Du fait de cette séparation, la
comme le dernier des arts, eux l’ont élevée au statut d’art
réalité a perdu de sa valeur à ses yeux, ce dont témoigne Frieda
suprême. L’art musical et poétique ne forment qu’un. Pour
polonaise
Madame
Szymanowska
et
81
Teller. La musique l’aide donc à revivre ce fantasme refoulé.
Jean-Paul, la musique est en effet de « la poésie romantique
Elle lui procure la « double joie de la musique et de l’amour ».
à destination des oreilles ».
Henri de Toulouse-Lautrec, Jane Avril, 1893.
139
Musique et expérience précoce
S’il est notoire que la psyché inconsciente se trouve, du fait
Il n’y a pas que pour l’artiste que se joue une influence
de la musique, transposée en mouvements oscillatoires, la
libératrice sur les sentiments refoulés, mais aussi pour ceux qui
recherche sur l’expérience musicale est légitimement un exercice
reçoivent son art. Si, au fil du processus progressif de civilisation,
psychanalytique, même si l’instrument privilégié de la psychanalyse
le moi se conforme aux exigences de la réalité, la musique
reste le langage. La science ne met pas à jour les sources de la
provoque un renversement de l’appareil psychique sur ces
créativité et de l’inspiration humaines grâce aux dieux de l’Olympe
origines primaires. Ceci est très joliment exprimé dans les
ou plutôt de l’enfer, mais bien grâce au plus profond des hommes
confessions du poète Jean-Paul.
eux-mêmes. Les inspirations musicales sont « [...] celles de l’âme des hommes, produit de l’esprit et voix de l’intérieur. Tout ce qui
« Il n’y a rien qui m’émeuve et ne m’épuise plus que de laisser-
apparaît souvent comme une inspiration d’origine exogène
aller mon imagination sur un piano. [...] Toutes les émotions et
est en fait élevé très haut depuis les profondeurs de l’âme et
pensées enfouies rejaillissent aussitôt. [...] Lorsque je me laisse
n’apparaît, de ce fait, que comme quelque chose d’étranger,
longtemps aller à la musique, voilà que je me mets à fondre
puisqu’aucune lumière ne vient éclairer les profondeurs de la
brutalement en larmes. [...] Les sonorités font des entailles de
pensée inconsciente. » C’est le don qui indique à l’artiste comment
plus en plus profondes et de plus en plus vives dans mon cœur
organiser les soubresauts de l’inconscient, dès qu’ils ont dépassé
et dans mon oreille. »85
84
le seuil de l’inconscient ou en ont fait reculer les frontières ;
140
comment les transformer en formes, en images ou en mélodies. Le
En ce que la musique autorise une satisfaction à l’imaginaire
fondement de toute création artistique est une force particulière de
refoulé, elle se retrouve, dans son processus fonctionnel, dans
l’inconscient. L’artiste transforme les émotions de son univers
une situation comparable au rêve. Richard Wagner a également
intérieur en une forme sensuelle et induit ainsi une catharsis de sa
apporté des éléments de réponse à la question de savoir depuis
passion. Graf montre à ce propos que les plus grands musiciens ont
quelles couches profondes les sons parviennent à remonter
conservé la vie émotionnelle de leur enfance. Peut-être l’artiste
jusqu’au ciel. Il raconte comment la création ressort d’un état de
serait-il cet homme mûr qui a conservé intacte son âme d’enfant.
transe, qui soulage une tension douloureuse :
L’inconscient n’est pas seulement ce que l’on a oublié, mais
« Je me noie dans une sorte d’état somnambule, dans
comprend aussi tous les sentiments qu’on a dû opprimer durant
lequel j’ai le sentiment d’être pris dans un très fort
le développement de sa vie d’homme, car la culture l’exige, sans
courant. L’ivresse qui s’ensuit se présente à moi sous la
pour autant les avoir complètement spoliés. Dans le domaine
forme d’un accord mi-bémol majeur, qui s’agite de
spirituel, ainsi, rien ne se perd : chaque instinct vaincu et chaque
manière houleuse comme s’il s’agissait d’une réfraction
désir passionnel réclament leur dû. Ils continuent de demeurer
irrésistible ; ce phénomène très ondulatoire qu’est la
dans les profondes oubliettes de notre âme. L’inconscient, qui
réfraction apparaît sous la forme de figures mélodiques,
chez les artistes ne demande qu’à émerger des profondeurs où il
dont le mouvement est croissant, cependant que la
réside, contient donc une tranche de cette vie instinctive vaincue.
pureté de l’accord mi-bémol majeur ne se modifie jamais,
Il s’agit, toujours selon Graf, de « cette couche préhistorique sur
mais semble vouloir conférer à l’élément dans lequel je
laquelle, au cours du développement d’un homme, se forme
me noie et du fait de sa longueur, une signification
l’armature rase de la vie spirituelle consciente. »
infinie. C’est avec cette sensation que des vagues lourdes
Paul Émile Bécat,
Marek Okrassa,
Illustration pour Verlaine, 1948.
La Muse, 2003.
141
Musique et expérience précoce
142
Musique et expérience précoce
143
144
Musique et expérience précoce
et hautes s’abattent sur moi que je sors brusquement
avant la création du monde ! C’est ainsi que cela s’est mû en moi,
de cet état de demi-sommeil. Je reconnais alors
et c’était comme si je n’avais plus besoin de posséder ni mes
immédiatement que le prélude de l’orchestre dans L’Or
oreilles, encore moins mes yeux ou tout autre sens. »86
du Rhin m’est venu à l’esprit, comme je me l’imaginais, mais d’une manière que je n’aurais jamais pu concrétiser.
Les expériences de communication entre la mère et l’enfant
Aussitôt je comprends quelle signification cela a pour
appartiennent tout particulièrement à ces expériences auditives
moi : ce n’est pas de l’extérieur, mais bien de l’intérieur
de la période narcissique. Le son est, dans ce cas, vécu comme
que le courant vital doit affluer à moi. »
un contact quasi corporel, ce qui est fondateur de l’idée que l’oreille soit très tôt perçue comme un stimulus érogène.
Ce courant vital s’échappe aussi des paradis perdus, dont la recherche fait partie des buts régressifs de l’humanité. La régression
L’oreille, son pavillon et tout le conduit auditif peuvent devenir des
depuis le niveau qui est celui du principe de réalité, vers celui
zones érogènes directes, comme l’a supposé le neurologue Karl
du principe d’envie, s’accorde avec le fait que la musique,
Abraham (1877-1925).87 Il attire l’attention sur l’habitude récurrente
contrairement aux autres formes d’art, n’a pas la possibilité de
des enfants à mettre la main sur leur oreille, pendant qu’ils
représenter des objets de libido, en dehors de notre moi. Certes, le
suçotent, et à tirer en rythme sur leur lobe. Il fait aussi mention de
monde objectivé se reflète aussi dans la musique, mais ce ne sont
cas où l’excitation du conduit auditif est devenue un succédané de
jamais que des mouvements parallèles à ceux de la libido propre
l’activité sexuelle. Il voit, à cet égard, un autre élément de preuve,
au moi. Les oscillations d’une mélodie, comme le faisait déjà
dans le fait que chez de nombreuses personnes, le pavillon de
remarquer Aristote, ne font qu’imiter les oscillations de l’âme. Ainsi
l’oreille se mette à rougir pendant une excitation sexuelle.
est-elle condamnée à demeurer dans le domaine du narcissisme et d’une orientation auto-érotique de la libido.
« La séduction par la voix a quelque chose d’une vieille magie ; elle surprend, elle fixe, elle l’emporte sur nous, bien avant que
Au cours de la période narcissique de l’enfance précoce, la
nous ayons identifié que l’origine de cette secousse soit le fait de
distinction entre le moi et le monde extérieur est encore vécue
quelques sons et de quelques mots. »88 Si Paolo Mantagazza écrit
comme très imprécise. On retrouve souvent la tendance à croire
ceci, c’est que cette force magique plonge ses racines dans
que l’extérieur plaisant provient de l’intérieur. La confluence du
l’expérience auditive précoce de l’enfant. Selon lui, beaucoup de
moi et du monde extérieur permet à l’expérience fondatrice de
voix de femmes ne pourraient être entendues sans peine, parce
se faire jour, ce que le poète français Romain Rolland a désigné
qu’elles pénètrent jusque dans notre cœur et y transfèrent une
sous le terme de « sentiment océanique ».
effervescence redoutable.
Goethe a exprimé, dans une lettre adressée au compositeur Carl
Et Iwan Bloch de se référer, dans son introduction à l’ouvrage
Friedrich Zelter (1758-1832), cette expérience magnifique d’un
intitulé Das Sexualleben unserer Zeit 89 (La Vie sexuelle de notre
processus narcissique fondé sur le plaisir entre le moi et le
temps), au fait que la douceur d’une voix de femme soit, pour
monde, lorsqu’il décrit l’instant où il a entendu une œuvre de
beaucoup d’hommes, la première révélation plaisante de
Jean-Sébastien Bach (1685-1750). « Je me suis dit ceci : « Comme
l’identité féminine. « Le médecin et chercheur en sciences
lorsque l’harmonie s’entretient avec elle-même, comme cela
naturelles français Moreau raconte comment il avait dû,
aurait aimé se produire dans la poitrine de dieu, peu de temps
autrefois, renoncer au plaisir d’assister aux représentations d’une
Paul Avril, illustration pour Les Mois amoureux, 1905.
145
Musique et expérience précoce
belle actrice, afin d’étouffer l’éclatement d’une violente passion,
personne amoureuse, l’« unio mystica » tisse des liens très étroits
simplement stimulée par sa voix. »
avec l’expérience mystique. Ce relèvement de la frontière du moi est vécu comme « sentiment océanique ».
Il se peut, prétend le journaliste et psychanalyste Bernd Nietzschke90, que l’une des racines de la musicalité des hommes
Il est manifeste que la musique, qui est en mesure d’exprimer
se situe dans ce dialogue originel entre la mère et son enfant, dans
toutes les émotions humaines ainsi que les ambiances sensibles,
ce premier échange sonore, qui ressemble un peu à une chanson
et particulièrement celles qui tournent autour de l’amour, puisse
parlée originelle. Si Nietzschke voit, dans cette expérience
légitimement l’exprimer.
musicale, s’ouvrir « le chemin qui mène à la mère de l’être » ceci est à prendre, dans une perspective psychanalytique de manière
Dans un article sur le sentiment dans la musique, le compositeur
très concrète. Les sons, les voix et les rythmes accompagnent les
Paul Hindemith (1895-1963)91 se demande comment il est possible
premières épreuves de l’enfant. Au cours de ces épreuves, ces
que la musique atteigne quelque chose dans la vie émotionnelle de
sons, ces voix et ces rythmes peuvent représenter des situations
celui qui écoute. Il ne peut pas s’agir des sentiments, car ceux-ci ne
dans lesquelles ils sont inclus. Ces situations d’interaction entre la
changent pas si brutalement. Ils ne peuvent pas naître d’un stimulus
mère et l’enfant forment, par là même les situations d’introduction
musical, comme sur ordre. Les sentiments réels ont besoin d’un
au langage, le mot offrant une représentation verbale de
certain espace de temps pour se développer. C’est pourquoi les
l’émotion. Plus tard, au cours de la vie, seules quelques formes
réactions engendrées par la musique ne sont pas des sentiments,
d’interactions demeureront abordables à la réflexion, celles qui
mais des reflets ou des souvenirs de ces sentiments. Paul Hindemith
auront trouvé la clé du langage. La plupart des impressions
fait appel aux rêves, à titre de comparaison. Les rêves, en effet,
précoces demeureront dans l’antichambre du langage, restant
concentrent aussi, en une fraction de seconde, la reproduction
inaccessibles au domaine de la réflexion. Les sons et les bruits
d’évènements qui, dans la réalité, nécessitent une grande emprise
restent cependant porteurs d’une signification propre : en eux, les
de temps pour se développer, et pourtant ils semblent toujours bien
traces du souvenir sont bien vivantes, elles sont pour ainsi dire
réels à celui qui rêve. Les rêves, les souvenirs, les réactions
tombées entre les mailles du filet de la reconnaissance verbale.
musicales : tous trois sont taillés dans la même toile. Les réactions musicales ayant une portée émotionnelle ne seraient pas possibles,
Les expériences qui n’ont trouvé aucune place dans les codes
s’il n’y avait pas de réel sentiment, dont le souvenir serait de
d’expression socialement reconnus peuvent donc être élevées
nouveau vécu grâce à l’impression musicale.
en images sonores. C’est ainsi que la musique peut devenir le langage propre à l’émotion.
La musique atteint quelque chose de profondément intime. La condition préliminaire pourtant, à ce qu’elle soit vécue comme
Ceci a particulièrement à voir avec l’amour, avant tout avec ses
saisissante et fascinante, est que ce niveau caché reste inconscient.
stades initiaux, et avec le fait d’être amoureux, en ce que chez la personne amoureuse (de même que chez le psychotique) les
Que se passerait-il si cette base, sur laquelle se relient les
frontières du moi se sont égarées, qu’elle ne peut, ni ne veut
souvenirs, disparaissait sous des conditions de socialisations
plus différencier le moi du toi, qu’elle est tombée sous
modifiées ? La musique deviendrait-elle un bruit vide, parce qu’elle
l’influence d’une expérience régressive bien mobilisée. La
ne rencontrerait plus d’écho ? Pour celui qui n’a pas connu l’amour,
déconstruction et la fusion des frontières émotionnelles chez la
ne serait-ce qu’à titre de soupirant, la musique n’offrira plus rien.
Robida, Figures de French cancan, 1882.
146
147
Musique et expérience précoce
Lithographie française, vers 1860.
148
149
Intermède n°8 : Harry Mathews Extrait de Plaisirs Singuliers
T
andis que l’Aeolian String Quartet joue la dernière variation du Kaiserquartett de Haydn, dans la plus petite des deux salles de concert, un homme de
soixante-quatre ans assis au dernier rang se masturbe sous son manteau, déposé sur ses genoux. Trente-trois années plus tôt, après s’être soulagé au cours de la pause d’un autre concert, il était retourné à sa place, la braguette ouverte. Complètement inconscient de ce qui se passait, il avait eu une érection lors d’un concert fascinant d’un Octet de Schubert et avait éjaculé lors du dernier accord. La déflagration de lumière à la fin du concert avait laissé apercevoir sa tenue débraillée, il s’était enfui. Depuis lors, ses efforts répétés ont l’air d’une tentative de vouloir revivre ces courts instants de béatitude.
150
Intermède n°9 : Jorgi Jatromanolakis Extrait d’Erotikon – De la Façon de faire de la musique érotique
S
i tes habits de solitude te paraissent comme un fardeau écrasant, que tes oreilles sont bouchées de bruit et de vacarme et qu’il te tarde de retentir léger et béat, alors ouvre-toi aux heures de midi de juillet, et assis toi sous un gros figuier, loin des sentiers. Débarrasse-
toi de tes vêtements et baigne-toi dans la fontaine la plus proche, jusqu’au plus profond de toi-même. Plus tard, appuie-toi contre un arbre, écoute avec insistance le calme des heures et laisse aller tes oreilles au chant des cigales. Le calme est désormais en toi et tu te sens vraiment frais et dispos, de même que ton phallus et la tension des cordes sur lesquelles il oscille insouciant et rayonnant, tout comme les feuilles du figuier. Frappe maintenant les cordes, do, ré, mi, fa, et tu entendras à nouveau sonner la douce musique de ton corps, et tous se rassembleront à tes côtés, les monstres de midi, les bêtes sauvages et les vilains lutins, qui, à tes pieds, charmés et emplis d’extase, se mettront à te vénérer avec volupté. Si tu fais l’amour avec une dame qui n’est ni apprête, ni sensible à la musique et avare de mots, alors, fait remonter de côté ta queue sur les cordes de sa vulve et grattes-y un accord lourd et tordu et tu verras aussitôt ses oreilles s’ouvrir sous le charme ; elle te chantera, d’une voix mélodieuse des « loué sois-tu » et des « comme tu es puissant, Seigneur ». Si tu fais l’amour avec une femme, fluide et qui sait se faire écho, et que tu désires vraiment la rendre harmonieuse avec la musique de ta queue, pour former un charmant duo, alors mets ton hautbois entre la vulve et l’oursin et souffle toujours plus. Si tu brûles d’envie d’un solo retentissant, alors fourre ta queue sous le baldaquin de sa bouche et laisse la chanter et souffler dans ta flûte. OU BIEN : fais comme Jorgis Karalskakis le Grec, lequel présentait sa queue au visage de l’ennemi et le frappait de manière vraiment angoissante, soit comme on frappe une grosse caisse ou encore une darbouka.
151
152
Presque Incapable de Plaisir...
K
urt Robert Eissler (1908-1999) écrivait dans sa 92
biographie de Goethe : « Il y a tant à dire [...]
parce qu’inconsciemment, elles ont peur de se voir rappeler des émotions désagréables. »
que la musique est plus proche que ne le
sont les arts littéraires, du processus primaire. [...] La proximité de
L’expérience au cours de laquelle les freins psychiques ont refait
la musique à ce processus primaire tient à son enracinement
leur apparition à l’occasion d’un abandon émotionnel à la musique,
immédiat dans la sphère émotionnelle. L’homme moyen ne peut
entraîne souvent une posture de refus vis-à-vis de la musique. Ce
dire que si peu de choses sur la musique, comme pour ses
que le philosophe Friedrich Hegel (1770-1831) met sur le compte
premières expériences émotionnelles ou instinctives. Quand il
de la musique : « Elle enferme la conscience, de telle sorte que plus
écoute de la musique, elle l’émeut, il se retrouve confronté à des
aucun objet ne peut demeurer en face, et se trouve entraînée,
sentiments puissants, dont il ne peut retrouver aucune source
perdant complètement sa liberté, par l’immense orage sonore. »94
identifiée qui puisse être saisie par des mots. La musique, plus que les autres formes d’art, est entourée d’un mystère et les processus
Eissler se demande, dans sa biographie de Goethe, ce qu’il en
secondaires demeurent quasiment exclus de cette expérience. »
était de la capacité de celui-ci à s’absorber dans la musique. Le 19 juin 1805, il écrit à Zelter : « Je connais la musique plus en
« Il n’y a rien qui m’émeuve et ne m’épuise plus
termes de réflexion qu’en termes de plaisir, et donc, juste en
que de laisser-aller mon imagination sur un piano »
général. » On reconnaît bien là cette résistance à la livraison de
reconnaissait l’écrivain Jean-Paul qui continuait : « toutes
soi au pouvoir de la musique.
les émotions et pensées enfouies rejaillissent aussitôt. Lorsque je me laisse longtemps aller à la musique, voilà
Eissler suppose que la « musique était vraisemblablement, pour
que je me mets à fondre brutalement en larmes. Les
Goethe, un medium potentiellement anxiogène, par où pénètre la
sonorités font des entailles de plus en plus profondes et
peur, lorsque le processus secondaire n’a pas rempli sa fonction.
de plus en plus vives dans mon cœur et mon oreille. »
Les effets de la musique étaient, pour Goethe, identiques à ceux de ces processus instinctifs interdits comme la masturbation. »
Comme toute relation humaine, la musique obéit à un mélange
Cependant, c’est justement du fait de sa proximité avec les
de souhaits et de défenses contre ces souhaits. « La musique peut
processus primaires que la musique a été capable d’initier ou de
tellement nous bouleverser émotionnellement, que nous
renforcer chez Goethe la création artistique. « Il arrivait parfois à
sommes menacés de perdre le contrôle de nous-mêmes »,
Goethe d’avoir besoin d’une force extérieure, comme pour
écrivait Peter Kutter dans son étude Affekt und Körper93 (Affect et
équilibrer les faiblesses de ses défenses intérieures. »
corps). « Alors apparaît la peur de la perte du contrôle, la peur de la fusion, la peur de la perte de soi. Ce n’est pas par hasard que
Il semble que le processus secondaire se soit renforcé entre
les personnes non sensibles à la musique la fuient, mais c’est
la fin du passage du Sturm und Drang vers le classicisme,
Caravage (Michelangelo Merisi), L’Amour vainqueur, 1601-1602.
153
Presque Incapable de Plaisir...
154
et qu’ainsi les possibilités du moi aient été libérées pour
Que la psychanalyse, au cours des cents premières années de son
utiliser le processus primaire. Déjà lorsque Goethe travaillait à
existence, ait, en comparaison, si peu débattu de la musique
son Iphigénie, il écrivait à Charlotte von Stein (1742-1827),
viendrait, selon Bernd Oberhoff95, d’une résistance inconsciente
qu’il avait invité des musiciens à jouer dans la pièce d’à
motivée de façon très personnelle, à l’encontre de cette trop
côté : « J’ai fait venir la musique pour soulager mon âme et
forte perméabilité à « cette langue du sentiment » archaïque,
dénouer mes esprits. » La musique agissait en catalyseur et
résistance qui protège d’une réémergence de quelque expérience
soutenait l’écriture.
conflictuelle issue de la petite enfance préverbale.
Alfred Hrdlicka,
Vsevolod Salischev,
Ludwig et Richard, 1985.
Ouverture, 1996.
155
156
Presque Incapable de Plaisir...
Freud lui-même, dans son œuvre, s’est très peu exprimé sur le thème de la musique. Pour ce qui concerne la musique, a-t-il une fois écrit, il était « quasi incapable de plaisir ». Et de continuer : « Une posture rationnelle, ou peut-être analytique, s’oppose à moi, qui fait que je dois être saisi et que je ne doive rien savoir, ni pourquoi je suis comme ça, ni de ce qui me saisit. »96 Chez Freud, le principe de réalité a affirmé sa prédominance sur le principe d’envie. « Cette forme mentale a inévitablement modelé la relation relativement distanciée de Freud avec la musique », écrit l’historien et psychanalyste Peter Gay, dans sa biographie de Freud.97 « Il tenait particulièrement à montrer son incompétence dans le domaine musical, et reconnaissait n’être point capable de retenir une quelconque mélodie. » Dans son Interprétation des rêves, il se vante dans les règles de sa mauvaise oreille musicale. Il ne cherchait nullement la compagnie des musiciens et n’allait jamais à des concerts, comme le fit remarquer sa sœur Anna. Il aimait pourtant l’opéra, ou plutôt quelques opéras. Le charme de l’opéra, sur quelqu’un de si peu sensible à la musique que Freud, n’est en aucun cas mystérieux. L’opéra n’est finalement que de la musique avec des mots, du chant mêlé à une action dramatique. En outre, l’opéra constitue aussi un spectacle théâtral et Freud était particulièrement sensible aux impressions visuelles. Ainsi confirme-t-il implicitement la manière de voir selon laquelle la musique entretient une relation particulièrement
sentiments propres avec des sentiments exogènes et, certes, au
intime avec la sphère des épreuves émotionnelles, avec celle du
moyen d’une langue abstraite et hautement conceptualisée. « Ce
« primitif et de l’archaïque » (Kohut), celle de l’inconscient, celle
que la ratio ne parvient pas à contrôler demeure dangereux,
du Ça, celle du processus primaire. On convient volontiers,
car est constitutif d’un danger. » Comme le pense Kohut, les
98
avec Bernd Nietzschke , que le plaisir incontrôlé provoqué par
déclarations de Freud sur la musique laissent percevoir que se
la musique peut très bien mettre en confusion certaines de ces
distinguaient en lui une peur particulière et, en lien avec celle-
personnes qui, en vertu de considérations intimes, doivent se
ci, une résistance au fait de s’exposer, sans la protection du
protéger fortement contre les épreuves archaïques, la fusion des
concept d’épreuve archaïque.
Michel Fingesten,
Laszlo Boris,
Ex-libris, 1923.
illustration pour Fantaisies érotiques, 1922.
157
158
La Magie du simple fait de jouer ensemble
L
a Sonate à Kreutzer, une des histoires les plus
l’influence de la musique, j’ai l’impression de ressentir,
controversées de Léon Tolstoï (1828-1910) fait partie
de comprendre ou d’accomplir quelque chose que,
des écrits tardifs du célèbre écrivain russe, qui, au
dans la réalité, je ne suis ni en mesure de ressentir, de
cours de son œuvre, s’est révélé de plus en plus porteur d’un
comprendre ou d’accomplir. »
moralisme rigide. Dans cette histoire écrite en 1890, il fustige la domination de la mode, ainsi que les effets de l’art et de la musique
La musique possède pour Tolstoï un pouvoir comparable à
en tant que vecteurs d’un délabrement des mœurs. Tolstoï, dans
l’hypnose :
cet ouvrage, fait la description d’un crime passionnel commis par le mari, après que sa jeune épouse, enivrée par la musique
« En Chine, la musique est soumise à surveillance
sensuelle de Beethoven, se soit laissée aller à fuguer, loin de son
politique, et c’est très bien ainsi. Comment pourrait-on
couple malheureux. Le cas authentique d’un homme qui avait tué
permettre que n’importe quelle personne qui en aurait
sa femme par jalousie a donné à Tolstoï l’idée de cette nouvelle qui
l’envie, puisse ainsi placer une ou plusieurs personnes
parle du mariage et de la déchirante puissance de la sexualité. La
en état de sommeil artistique, afin d’en disposer
Sonate à Kreutzer tire son titre de la célèbre sonate pour violons
comme bon lui semble ? [...] Et surtout que ceci puisse
n° 9 en la majeur, laquelle a été placée en position centrale de
être accompli par le premier des immoraux ? C’est un
l’histoire : la musique comme vecteur de séduction !
moyen effroyable à disposition des premiers… Prenons l’exemple de la Sonate à Kreutzer, du premier
« Ils frappèrent concomitamment un accord, elle au piano
presto – et il y en a moult autres des morceaux comme
à queue, lui au violon. Ils jouaient la Sonate à Kreutzer
celui-là – a-t-on le droit de jouer ça, dans une salle,
de Beethoven [...] Cette sonate a quelque chose de
à l’occasion d’un concert, devant des femmes à la
terrifiant, notamment le premier presto, et la musique
gorge dénudée jusqu’aux seins, de laisser claquer les
principalement [...] Qu’est-ce donc que la musique ? À
applaudissements, puis de jouer un autre morceau ? [...]
quoi sert-elle ? Et en quoi sert-elle ce qu’elle est censée
Au moins pour ce qui me concerne, ce morceau exerce
mettre en avant ? On dit que la musique possède des
des effets effroyables : c’est pour moi comme si se
propriétés d’exaltation de l’âme ! Ceci est faux ! Elle
présentaient au grand jour de nouveaux sentiments, de
ne fait qu’influencer l’âme, elle y exerce une influence
nouvelles possibilités, dont je n’avais auparavant eu la
malfaisante – je parle pour moi – mais en aucun cas
moindre idée. »
exaltante. Elle n’est ni exaltante, ni dégradante pour l’âme, juste excitante [...] La musique agit en ce sens que
C’est la peur de Dionysos qui le conduit à condamner la
j’arrive à en oublier ma position réelle ; elle me déplace
musique : « Lui et sa musique étaient complètement
dans une autre position, qui m’est étrangère. Sous
responsables ! »
Eustache Le Sueur,
Georges Mouton,
Les Muses Melpomène, Erato et Polymnie, 1650.
1890. Aquarelle.
159
160
161
La Magie du simple fait de jouer ensemble
Était-ce un motif de jalousie ? Les deux musiciens qui jouaient
bien du sentiment d’un narcissisme prédominant, dans lequel
ensemble, – il l’accompagnait au violon, elle au piano à queue –
tous se fondent comme un seul corps :
ont vraisemblablement été conduits à l’euphorie par le simple fait de jouer ensemble, perdant tout rapport au réel.
« Où peut-on encore rencontrer une chose pareille ? Un îlot de bonheur dans un océan de mécontentement [...]
99
162
Un article paru dans die Zeit sur les travaux du Philharmonique
Une euphorie étonnante et quasi irréelle s’est emparée
de Berlin depuis la nouvelle direction de Sir Simon Rattle, illustre
de l’orchestre et l’a transporté dans un état de transe,
les effets envoûtants du simple fait de jouer ensemble. Il s’agit
qui n’est imaginable qu’après une nuit d’amour agitée.
Georg Erler,
Jarka Stika,
1926.
vers 1930. Aquarelle.
163
164
La Magie du simple fait de jouer ensemble
Les musiciens évoquent une honeymoon, une lune de miel avec Simon. Ouverture d’une romance avec un accord en rayonnement majeur. Le son du Philharmonique de Berlin est légendaire. On le tient pour extrêmement profond, chaudement réconfortant et pour apte à favoriser cette culture fantastique et à peine ternie des instruments à vent. C’est une inspiration que chacun saisit lorsqu’il intègre l’orchestre. On se retrouve impliqué avec enthousiasme, raconte le meneur des deuxièmes violons, comme si tout était déjà écrit. Personne ne sait de quoi il s’agit, comme une espèce de souvenir collectif, d’un temps que personne n’a connu. » Le Philharmonique de Berlin est un orchestre de solistes. « Si tu es violoniste, on ne t’entend que si tu joues mal, explique une violoniste, pourtant chacun joue pour soi et chacun prend des risques. On attend de toi que tu joues comme si tu étais seul sur scène. Mais le plus beau, c’est quand tu peux ressentir que désormais nous respirons comme un seul homme, que nous avons le même pouls. Ça, c’est génial. » « Hanno, pâle d’excitation, n’avait presque rien mangé Un joueur d’instrument à vent confie, que le problème du musicien
lorsqu’il était à table. Mais voilà que l’abandon à son
est qu’il se dépense émotionnellement sans compter, « qu’après un
travail, qui, ah ! après deux minutes aurait dû être passé,
concert il reste un vide émotionnel, qu’on aimerait bien pouvoir
était tellement grand qu’il en avait tout oublié de ce qui se
combler. Et alors ? La musique est fille de l’expérience amoureuse,
passait autour de lui. Cette petite image mélodique était
de la douleur et de la tristesse. On sent que ça vibre par résonance.
de nature plus harmonique que rythmique. Le contraire,
On ne vit pas dans un caisson à oxygène. »
c’est-à-dire que la mélodie se situe entre les facteurs de musicalité primitive, fondamentale et enfantine et la
« Comme si nous respirions comme un seul homme » : le voilà,
méthode imposante, passionnelle et presque raffinée, sur
le sentiment océanique ! Ce sentiment fort et sans fin, qui ne
laquelle ces facteurs furent accentués et mis en valeur
peut autrement atteindre son sommet que dans l’orgasme.
aurait semblé étrange. D’un mouvement oblique de la tête
N’est-ce pas le même sentiment qu’a ressenti Hanno
qu’il lança vers l’avant, Hanno soulevait significativement
Buddenbrooks
100
dans le roman de Thomas Mann (1875-1955)
lorsqu’il joue du piano ?
chaque tonalité de transition et, penché sur son fauteuil, il cherchait à donner, à chaque nouvel accord, une valeur
Martina Kügler,
Rudolf Merènyi,
Jouer ensemble, 1982. Dessin au crayon.
illustration pour La Volupté, 1925.
165
La Magie du simple fait de jouer ensemble
sensible, déplaçant ses doigts sur les touches et appuyant
yeux, et tandis que tremblent ses lèvres fermées, il inspire,
de son pied sur la pédale. En fait, lorsque le jeune Hanno
par à-coups, de l’air par le nez… Le plaisir ne peut plus
cherchait à donner un effet – et se bornait par la même
être retenu, qui vient vers lui, sans qu’il puisse l’en
occasion sur lui-même – cet effet était moins sensible que
empêcher. Ses muscles se détendirent, fatigués et
de nature. N’importe lequel des petits tours de main
surmenés, sa tête s’enfonça dans ses épaules, ses
harmoniques se trouvait, grâce à une accentuation de la
yeux se fermèrent et un sourire mélancolique, presque
lourdeur et du ralenti, porteuse d’une signification secrète
douloureux, d’une béatitude inexprimée entrouvrit sa
et précieuse. Levant ses sourcils vers le ciel, Hanno,
bouche. Déplaçant ses doigts sur les touches et appuyant
d’un mouvement aérien de son buste, déchargeait une
de son pied sur la pédale, son trémolo, entouré des
puissance d’effets nerveuse et surprenante, laquelle
chuchotements et des entrelacs du violon comme un
échoyait, du fait d’une note qui, faisant soudain son entrée,
bruissement de vagues alentours, monta de toutes ses
résonnait sans énergie, à n’importe quel accord, nouvelle
forces, lui qu’il avait fait glisser grâce aux notes graves, vers
harmonie ou attaque de note. Et alors vient la chute, la
le si majeur, avant de s’effondrer brusquement après une
chute préférée de Hanno, celle qui couronnait le tout
courte effervescence retentissante. »
d’une élévation primitive. Basse et argentine, baignée dans les flots de perles du violon, vint pianissimo la sonorité
« Baignée dans les flots de perles du violon » : C’est la mère du jeune
en tremolo de l’accord mi-mineur… Il grandissait, il
Hanno, tout juste âgé de huit ans, qui l’accompagne au violon ! Le
augmentait, il enflait lentement, lentement, Hanno fit
simple fait de jouer ensemble peut véritablement être un bonheur.
durer, forte, la dissonance, qu’il ramena vers la tonalité fondamentale qu’était le do dièse, et, tandis que les
Pfühl, le professeur de Hanno, endosse ensuite le rôle pénible, qui
stradivarius sonnant et voguant, se grisaient de ce do dièse,
consiste à rappeler le principe de réalité : « Que signifie cette chute
il fit monter fortissimo la dissonance de toutes ses forces. Il
théâtrale, Johann ! Voilà qui ne s’accorde pas du tout avec le reste !
se refusait à la dilution, qu’il contenait au-devant de lui et
Au début, tout va très bien, mais alors explique-moi comment,
de l’auditoire. Que serait-elle devenue, cette dilution, cette
d’un accord en si majeur, tu parviens à retomber soudain sur
plongée charmante et libératrice en si majeur ? Un bonheur
la quarte sixte de quatrième degré avec une tierce amoindrie ?
incomparable, un bienfait d’une exubérante douceur. La
Ce sont des bouffonneries, mon cher. Et tu continues avec tes
paix ! La béatitude ! Le royaume des cieux ! Non, pas déjà !
trémolos. Où diable as-tu appris ça ? Ne te fatigue pas, je le sais, tu
Pas maintenant ! Encore un instant, un délai, un
n’as que trop bien écouté lorsque j’étais contraint de jouer certaines
ralentissement, une tension jusqu’à l’insupportable, pour
choses devant ta mère… Travaille à nouveau la chute, petit, et ce
que la satisfaction soit encore plus savoureuse… Encore
sera une petite affaire toute propre. »
une dernière, une toute dernière dégustation de ce prenant
166
désir instinctif, de cet appétit qui envahit le corps, de cette
Mais pourquoi alors Pfühl joue-t-il des trémolos devant la mère ?
tension extraordinaire et douloureuse de la volonté, qui
Hanno a été renvoyé aux frontières de l’Œdipe : il aurait dû jouer
cependant se refuse à être satisfaite et délivrée, car il sait
« propre » et cela signifie lavé de tout instinct. Oui, il appesantit la
bien que le bonheur ne dure qu’un instant… Hanno
chute, pour amuser sa mère. Ici encore, la musique comme outil de
allonge lentement son buste vers le ciel, ouvre grand ses
séduction érotique et concomitamment, d’exaucement des vœux.
Otto Schoff,
Thomas Rowlandson,
illustration pour Orgies, 1925.
Le Concert, 1795.
168
169
Intermède n°10 : Jorgi Jatromanolakis Extrait d’Erotikon – Introduction à la musique érotique
S
i tu te considères comme suffisamment amoroso ou passionné, alors les mètres et les rythmes vont t’enchanter, et tu feras comme les anciens Grecs (ou comme les Romains) lesquels étaient tous vraiment amorosi et sensibles à la musique et accordaient accent
tonique et rythme à leurs méthodes de copulation. Ils étaient parfaitement conscients qu’il y a naturellement plus d’avantages à tirer d’un mouvement ordonné que d’un mouvement désordonné. Le rythme le plus rapide est celui du trochée, ce pourquoi il est aussi considéré comme moins approprié que les autres. Ainsi, lorsque tu as enfourché ta dame (amorosa ou bien épouse) et que tu es très pressé, pénètre-la de manière trochaïque, c’est-à-dire, d’un coup long suivi d’un coup court (-u). Si tu es devenu maître dans l’art du pied trochaïque simple par l’avant, alors inverse ta poésie et lance-toi dans le pied trochaïque double par l’arrière, c’est-à-dire, deux coups courts suivis de deux coups longs d’affilée. Si les pieds doublés te réussissent sans effort, tu peux forger plus lentement tes vers en tétramètre trochaïque et conserver opiniâtrement le rythme sans te soucier des hiatus et des césures. Le pentamètre iambique est très volontiers utilisé dans la vie de tous les jours. Si tu as beaucoup de temps libre, alors pénètre ta dame de manière iambique, en commençant par un court et en finissant par un long (u-). Que ta composition soit accentuée ou métrique est sans importance. Si tu produis désormais des vers riches et que ta couche sonne d’une jolie musique, alors tu peux progresser vers les mètres plus habituels des dramaturges et accentuer, tout en staccato, à l’aide de trimètres iambiques. Accordes-tu dans le coït une préférence au dialogue, c’est-à-dire l’un en face de l’autre, face-à-face ? Alors tu dois tenir ton trimètre de manière acatalectique. En situation de joute dramatique à plusieurs protagonistes, tu prendras soin de ne négliger ni les zeugmas ni les enjambements, et encore moins les diérèses élémentaires.
170
Intermède n°10 : Jorgi Jatromanolakis
Sache que le vers hexamétrique de la poésie épique demeure le plus héroïque et le plus riche d’enseignements. Si tu souhaites te consacrer à l’apprentissage des vers, alors commence avec le dactyle en infligeant à ta belle élève, dès le premier coup, une syllabe longue suivie de deux courtes (-uu). Ne prends toutefois pas exemple sur le « chante, déesse, la colère d’Achille, fils de Pélias », sinon ton mètre va claquer trop fort et t’ouvrir la voie à de grosses difficultés. Montre-lui plutôt le « raconte-moi, Ô muse, les faits des hommes qui ont beaucoup voyagé », c’est beaucoup plus régulier et cela dévoile beaucoup de choses. Pour que ton mètre devienne riche en variations, ne néglige pas les césures, surtout les plus bucoliques, et détourne-toi des vers dactyliques et spondaïques. Si cela t’amuse de copuler debout, alors le mètre le plus adapté est sans conteste l’anapeste, lequel monte avec deux pieds courts et se termine sur un long. Les vers écrits en anapeste sont allongés et sérieux et sont vite fatigants. Tu dois donc plutôt commencer à pousser en anapeste, tandis que tu pénètres, retenant ta danseuse par le derrière, et dès que deux tours sont passés, retourne sur un vers iambique ou trochaïque. Pour tous ceux qui trouvent du plaisir dans la rythmique, mais que le prosodique ne satisfait pas complètement, le rythme du chant péan est dans doute le meilleur, à l’instar de la mélodie crétoise. Mais comme le disent ceux qui s’y sont frottés, il est urgent de lier ce rythme avec le reste, sans quoi il devient laborieux et perd de sa force. Ensuite, après t’être convenablement oint d’huiles sacrées et bien mis en conditions, commence tes poussées avec le premier péan, c’est-à-dire avec une longue syllabe, suivie de trois courtes (-uuu). Lorsque vous serez rassasiés de cette multitude de rythmes et de mètres, termine en déversant ta semence en quatrième péan, c’est-à-dire en frappant trois petits coups successifs, suivis d’un coup long et longuement étiré (uuu-).
171
172
L’Instrument compagnon e simple fait de jouer ensemble ne signifie pas
souvenirs d’enfants, parlent tous d’une expérience sonore : le
forcément de jouer avec un autre musicien. Chez
souvenir de la voix parentale, celui des sons et des bruits de
les musiciens actifs, l’instrument lui-même peut
l’environnement quotidien, autour de la maison, ainsi que le
endosser la fonction d’amant, comme dans le livre La
souvenir de voir leurs parents faire de la musique. Il semble y
contrebasse de Patrick Süskind.
avoir une détermination précoce des futurs musiciens pour le
L
matériau acoustique. Dans son étude intitulée Le Musicien et son instrument
101
, la
psychologue et philologue Karin Nohr, avance l’hypothèse selon
L’instrument est alors l’héritier de toutes les traces d’un souvenir
laquelle les musiciens qui jouent d’un instrument de petite taille,
sonore, à l’occasion de quoi l’élément positif dominant est celui
qui se tient près du corps et peu mécanisé, et qu’ils peuvent,
de la mélodie, de l’harmonie.
contrairement à leurs collègues pianistes, toujours avoir à leurs côtés, sont plus enclins à personnifier et à « anthropomorphiser »
« Ça dépend de beaucoup de choses, de ne faire qu’un
ledit instrument. À cet égard, des études tendraient à démontrer
avec son instrument », écrit Arrau. Tous les instrumentalistes
que les joueurs d’un instrument à cordes autres que les pianistes
qu’elle a interrogés souscriraient à cet objectif presque
seraient enclins de mettre en apostrophe leur instrument en tant
prédéterminé, prétend Karin Mohr. Pour le moins, cette
que « maîtresse » ou que « fiancé ».
manière de voir se retrouve sensiblement dans une bonne moitié des écrits biographiques qu’elle a étudiés. Surtout,
Certes, il y aurait une tradition de la symbolisation : la guitare
les musiciens qui jouent d’un instrument près du corps,
serait sensuelle et féminine, le piano, orchestral et riche de
ont tous recours à la « métaphore de la fusion ». À cet égard,
variations, le violon accentuerait les sentiments, depuis les plus
le fait de ne faire plus qu’un, pour le musicien et son
jubilatoires, jusqu’aux plus larmoyants, le violoncelle atteindrait le
instrument, est vécu de deux manières différentes : certains
plus profond de nos âmes, le son de la flûte serait pur et innocent
y voient une « vitalisation » de l’instrument, d’autres voient
etc. Pourtant, ces attributions symboliques ne jouent qu’un rôle
leur propre corps comme une continuité de l’instrument.
accessoire, dans la préférence émotionnelle du futur musicien, en
Dans les deux cas, le musicien disparaît dans un « objet
termes d’impression donnée pour la possession d’un instrument.
surpuissant ».
À ce sujet, le pianiste Arrau raconte « comment j’écoutais ma mère
En sa qualité d’héritier de l’image sonore des parents,
jouer du piano [...] Je crois que c’est allé de pair, d’une manière ou
l’instrument renferme en lui les traces du souvenir de cette
d’une autre, dans mon inconscient que d’associer la musique et ma
expérience tout à la fois précoce, protectrice et pleine d’amour
mère. » Ainsi est-il allé « comme de lui-même » vers le piano.
et peut donc devenir porteur de promesses narcissiques.
De l’étude de Karin Nohr, il ressort clairement que tous les
Si l’instrument est pris en charge par les parents au sens
musiciens, sans exception, racontant surtout leurs premiers
d’un « partage d’objet transitionnel », les fonctions psychiques
Vsevolod Salischev,
Marek Okrassa,
Violoncelliste en extase, 1997.
Le Pianiste, 2003.
173
L’Instrument compagnon
174
L’Instrument compagnon
175
L’Instrument compagnon
d’objet transitionnel demeurent néanmoins conservées,
Le joueur de violoncelle espagnol Pablo Casals (1876-1973)
c’est-à-dire, avant tout, la possibilité chaque fois renouvelée
confiait : « Depuis ce temps, j’entretiens une relation délicate
d’établir une proximité immédiate en fonction des propres
avec cet instrument, auquel j’ai été fidèle toute ma vie. » Et de
souhaits et des propres besoins, ainsi que celle de pouvoir
poursuivre : « Depuis ce temps-là – il y a plus de quatre-vingts
exclure temporairement tout ce qui n’a pas été souhaité.
ans – je suis marié avec cet instrument. Pour le reste de ma vie,
Comme le jouet d’antan, l’instrument rend toujours possible
il doit devenir mon ami et mon compagnon. »
de profonds états de bonheur et de légèreté, ainsi qu’un
176
équilibre narcissique et l’épreuve de la puissance du moi. En
Dans cette transcription, Pablo Casals emploie des expressions
sa qualité d’espèce d’auto-objet il est euphorisant, puisqu’il
que l’on utilise normalement pour une maîtresse ou pour sa
contient la symbolique de la proximité et de la reconnaissance
femme. Mais, pareillement, le violoncelle est pour lui un vieil
de l’ancien auto-objet.
ami pour la vie et, ainsi doit-on le comprendre, un homme.
Anonyme (artiste hongrois),
Anonyme (artiste hongrois),
illustration pour Le Cirque, 1910.
1930.
L’Instrument compagnon
177
178
179
L’Instrument compagnon
180
Fritz Erler,
Michel Fingesten,
illustration pour Le Saint Priapus, 1926.
1938. Eau-Forte.
L’Instrument compagnon
Jarka Stika,
von Hugo,
La Flûte enchantée, 1930.
Le Violoniste, 1920.
181
182
Le Procès de La Ronde es dix dialogues de La Ronde, d’Arthur Schnitzler
voyaient un produit de la propagande social-démocrate, ou
(1862-1937) ne furent ni pensés ni écrits pour la
plutôt de l’érotomanie judaïque. En tête du cortège se trouvait le
scène. Ils devaient simplement servir de vecteur aux
professeur Emil Brunner, fonctionnaire ministériel conservateur,
déceptions d’un homme pour qui, au travers de son expérience,
qui, s’autoproclamant gardien de la vertu, forma autour de
il était devenu clair que les grands mots que sont l’amour et la
lui un bloc de personnalités politiques d’extrême droite,
fidélité sont de belles paroles bien creuses. Chaque dialogue n’est
nationaux-socialistes et antisémites.
L
quasiment qu’un prologue ayant pour unique but l’union sexuelle. L’avocat du parquet traita la plainte, en ce sens que dans chacun Schnitzler a commencé à coucher ses idées sur papier en l’an 1896.
des dix tableaux étaient représentées des actions entre un
En à peine quatre mois, une œuvre se faisait jour, qui faisait part
homme et une femme, qui toutes – sauf une allaient au-devant
d’une observation mélancolique au sujet de l’amour : La solitude
de l’accomplissement d’actes sexuels hors mariage ou plutôt en
des individus serait insurmontable. Schnitzler se décide très vite
suivaient les traces. Même si l’acte sexuel était interrompu par la
pour une simple édition à compte d’auteur, à raison de deux cents
descente de rideau, il y était encore suffisamment fait allusion
exemplaires. Ce n’est qu’en 1903 que le texte est publié par une
pendant la pause, du fait qu’elle était agrémentée d’une musique
maison d’édition viennoise. Mais Schnitzler refusait que l’on utilise
indécente, dont le rythme faisait allusion aux mouvements de
son texte pour la scène. Il redoutait les turbulences et les scandales,
l’acte sexuel d’une manière que l’on ne pouvait ignorer.
comme cela était souvent le cas, à l’occasion de la publication d’un livre. Pourtant, il conclut enfin, en 1919, un contrat pour la mise en
Au cours des débats qui ont duré six jours, la question de savoir si
scène de La Ronde à Berlin avec le fondateur et régisseur de
l’œuvre, sa représentation, ainsi que la musique utilisée relevaient
théâtre Max Reinhardt (1873-1843). Le 23 décembre 1920, la
ou non de la luxure et de la débauche, et plus particulièrement la
première eut enfin lieu au Kleines Schauspielhaus.
question de l’effet érotique de la pièce sur le public, fut posée et débattue avec des personnes haut placées, représentant les milieux
En 1921, comme il le craignait, des scènes de scandales eurent
juridiques, littéraires, musicaux et théâtraux, qui furent appelées
lieu pendant les représentations et celles-ci conduisirent
comme témoins ou comme experts.
finalement à une mise en accusation de la direction et des acteurs. Ces personnes auraient porté atteinte à la pudeur, du fait
Sont reproduits ci-après des extraits du compte rendu de
d’actions immorales menées continuellement.
l’audience.102
Il est manifeste que l’accusation a mélangé morale sexuelle et
Le Président : « Voulez-vous vous exprimer à propos de la
antisémitisme ; la pièce aurait contrevenu à « l’esprit allemand ».
musique ? » (il s’agit de six secondes pendant lesquelles une
Les conservateurs et les extrémistes religieux se livrèrent à une
musique d’accompagnement remplace les annotations mises
manifestation politique à l’encontre de la pièce, en ce qu’ils y
entre tirets tout au long du livre.)
Fritz Janowski, illustration pour Les Heures d’amour, 1919.
183
Le Procès de La Ronde
Le Directeur Sladek : « L’avocat du parquet présume dans son
façon qu’a Schnitzler d’être mélancolique, principalement dans
dossier que les pauses dans la représentation de La Ronde, sont
La Ronde, que je considère comme très mélancolique, avec ses
comblées par une musique indécente, dont le rythme fait
dix répétitions, j’ai donc choisi cette Valse mélancolique pour
allusion de manière non méconnaissable aux mouvements de
faire le pont avec ces annotations. Cette valse a été autrefois
l’acte sexuel. Il m’est en vérité difficile de suivre sur ce terrain
dansée par Lala Herdmenger, la danseuse la plus prude
l’avocat du parquet et de trouver des mots mesurés à sa défense.
d’Allemagne, aux dires des meilleurs critiques. J’ai donc choisi
Depuis quand existe-t-il un seul rythme unique et valable
cette valse. Et après, on vient me dire que j’ai choisi une musique
pour faire l’amour ? Ceci dépend, selon mon expérience, de
dont le rythme fait allusion de manière non-méconnaissable aux
l’âge, du tempérament, de l’expérience et du fait de savoir si
mouvements de l’acte sexuel ! »
les protagonistes de l’acte sexuel vont bien ensemble. Le compositeur, qui a écrit cette musique bénigne, facile et déjà
[...] Témoin : « Je ne sais pas si j’ai dit que la musique était
utilisée depuis des années, aurait, si les manières de voir de
grossièrement
l’avocat du parquet étaient exactes, trouvé la pierre philosophale
grossièrement impudique est exagéré. En tout cas, la musique a
et, notamment, le bon rythme pour tous les amants. Dans tous
eu sur moi un effet sensuel marqué, qui, dans le contexte de ce
les cas, je me refuse ici de suivre l’avocat du parquet. »
qui se passe dans la pièce, et qui, selon mon souvenir, s’est
impudique.
Peut-être
que
le
terme
de
exclusivement agi dans le domaine du pur sexuel, devait Prévenu Forster-Larrinaga : « Il y avait ces annotations mises entre
déclencher l’imagination suivante chez le public : maintenant
tirets tout au long du livre, qui étaient remplacées par une autre
l’acte sexuel est accompli. Cette musique est même justement,
mise en scène non présente dans le livre. Mais elles ont, en fait,
comme je le comprends, le moyen le plus raffiné, pour éveiller
été remplacées par des pensées, qui ont été amenées par le
cette imagination dans le public. »
public ! Et il a fait un scandale parce qu’il ne se passait pas grandchose par rapport aux espoirs qu’il avait placé dans ce théâtre.
Dr. Rosenberg : « Quelle est cette musique ? Une marche
Pour ce qui concerne la musique, je remarque ceci : il était clair
funèbre, une polka, un Fox-trot ?
pour nous, que les interruptions de la représentation aux endroits où, dans le livre, il y avait les annotations mises entre tirets,
Témoin : - Non.
fournissaient l’occasion que les fantasmes du public puissent aller faire un tour. Et voilà toutefois que la plus grosse découverte de
Dr. Rosenberg : - Une valse ?
ce siècle a été faite, le rythme unifié pour faire l’amour. (rires) Je n’ai bien sûr jamais pensé que je serais celui qui le produirait.
Témoin : - Non
(rires) Car en effet, j’ai composé cette musique, dont on affirme que le rythme ferait allusion de manière non-méconnaissable aux
Dr. Rosenberg : - Un chant ?
mouvements de l’acte sexuel, en 1907, il y a quatorze ans, à une époque où je ne connaissais absolument pas La Ronde de
Témoin : - Non, ce n’est ni une polka, ni une valse, ni un
Schnitzler, et où je voulais composer une valse tragique et
Fox-trot, ni non plus une chanson, c’est une mélodie suave,
103
mélancolique, une sorte de Valse noire . Comme je connais la
qui coule assez lentement. Je ne peux pas la décrire mieux.
Fritz Janowski, illustration pour Les Heures d’amour, 1919.
184
Le Procès de La Ronde
185
186
Le Procès de La Ronde
Dr. Rosenberg : - Avez-vous ressenti le caractère particulièrement
de vue l’on peut écouter et évaluer la musique. La musique
obscène de la musique dans la mélodie, dans le rythme ou
n’est pas en mesure d’exprimer des messages ou des
bien dans l’orchestration ? Dans l’une des trois, ou dans les trois
démarches déterminées. Il n’est pas exclu de pouvoir
à la fois ?
entendre dans un morceau de musique tout ce qui est possible. Il n’est pas non plus exclu qu’un titre ait un effet
Témoin : - La mélodie je la déconnecterais ; il s’agit d’un rapport
suggestif capable d’orienter l’imagination de l’auditoire dans
entre le rythme et l’orchestration.
une direction particulière. Liszt avait une fois commis la plaisanterie d’envoyer le même morceau avec cinq titres
Dr. Rosenberg : - Vous parlez donc du rythme. Maintenant je peux
différents à l’attention de cinq critiques experts en musique, et
vous dire qu’il s’agit d’une valse, dont vous n’aviez jusqu’à présent
fut très amusé d’entendre chaque expert mettre en avant
aucune idée.
combien le morceau s’alliait bien avec le titre. Voilà une belle manière de tourner en ridicule la musique qui veut colporter
Témoin : - Je connais très bien la cadence des valses et puis de
de simples images ! »
suite la reproduire. Je ne me souviens pas qu’il s’agissait de la Donc, on aurait dissocié toutes les notes, des annotations mises
cadence d’une valse.
entre tirets. La défense a triomphé : N’a-t-on pas aussi qualifié de Dr. Rosenberg : - Il y avait six cadences de valses.
« musique de bordel » Tannhäuser, la Walkyrie, Tristan et Isolde de Wagner ?
Témoin : -Du reste, la valse serait tout de suite placée dans la lignée des danses sensuelles. »
Le procès s’est terminé le 18 novembre 1921 avec une réhabilitation des prévenus. À Schnitzler on certifia
[...] Expert Robert Robitschek, compositeur, directeur du
« l’intention artistique ». L’auteur aurait voulu montrer à
conservatoire Klindworth-Scharwenka :
travers sa pièce combien la recherche crue du plaisir est vide et insipide ; il n’aurait pas eu l’intention d’éveiller la
Le Président : « Monsieur l’expert, je vous prie de ne centrer votre
lubricité, mais aurait écrit la pièce pour agir au mieux. En
expertise que sur ce qui concerne la musique. Vous pouvez vous
dépit des intentions de son auteur, on a adressé à la pièce
résumer, nous avons déjà entendu, de la part d’autres messieurs,
une fonction moralisatrice. Pareillement, les musiques
une déclaration sur la cadence de La Ronde. »
utilisées ne pouvaient plus être marquées du sceau de l’immoralité.
L’expert : « Je dois d’abord formuler une appréciation qui concerne la question posée, à savoir si quelque chose de
Dionysos s’est fait battre par ses poursuivants qui lui ont mis des
semblable, comme il est ici réclamé, est possible. Je dois, de
barrières morales. La chaste morale bourgeoise fut encore une
l’extérieur, m’exprimer sur la question de savoir de quel point
fois sauvée.
Martin Van Maele, illustration pour La Grande Danse macabre des vifs, 1905.
187
188
«CeVice qui se met à danser»:Anita Berber
«C ’
est consciemment qu’elle a cassé toutes les
de l’Apollo Theater, son deuxième dans la foulée au Nelson,
conventions sociales et théâtrales de son
puis elle a dansé au Berliner Wintergarten. Tout juste âgée de
temps et qu’elle a proclamé l’annonce de
dix-huit ans, des contrats la conduisent à Vienne et à
théories excitantes, afin de justifier son comportement
Budapest. Elle reçoit les invitations de la part de sociétés du
provocateur. »
104
105
Une femme fatale , une icône du sexe,
soir, empoche des gages élevés et passe vite pour une artiste parvenue. Puis la guerre arriva à son terme et des temps
dévergondée et séduisante.
troublés commencèrent. Avec la période inflationniste qui Non, nous ne parlons pas de Madonna, cette icône de la pop du e
arrive subitement en 1923, une pensée du type no
XX siècle, qui étale sa joie sexuelle en public, mais bien de la
future s’implante dans les milieux bourgeois. Les mœurs se
danseuse et actrice Anita Berber (1899-1928). Dans le Berlin du
relâchent d’autant plus que la révolution fait disparaître la
début des années 1920, elle fut aussi célèbre que Marlène
censure. Le ballet déshabillé Celly de Rheidt fit tellement
Dietrich. Qui était-elle ? « La reine du Berlin bohême. » « Elle était
sensation à Berlin, que la plupart des clubs, des cabarets et
bisexuelle, mais plutôt lesbienne. » « Strip-teaseuse, combattante
des bars se mirent à proposer des spectacles dénudés. « Du
de la première heure de l’érotisation de la danse. » « Star des
fait de la Première Guerre mondiale et des désordres tant
premiers films d’éducation sexuelle et actrice de théâtre. »
politiques qu’économiques qui s’en suivirent, l’ensemble du
« Alcoolique et droguée. »106 Tous ces jugements sont valables sans
système de valeurs de l’ancienne bourgeoisie dominante
l’être, car elle était en fait d’une personnalité difficile à cerner.
commença à vaciller. D’autres valeurs furent aussi désavouées, ou pour le moins remises en question, du fait du patriotisme
Son ascension fulgurante commença dès 1916, en plein milieu
mensonger. Ainsi doit-on regarder la nudité partiellement
de la Première Guerre mondiale, alors que la censure de
démonstrative comme une réaction spontanée à la pruderie de
l’Empire, extrêmement sévère sur les mœurs, surveillait tant les
la morale apparente du régime de Guillaume II, et comme une
mouvements, que les costumes du théâtre. Sa danse était explosive
soupape à la dépression psychique de l’après-guerre. »108
et ouverte. « L’histoire d’Anita Berber, qui pour les années 1920 représentait un trait caractéristique de la bohême inconsistante et
Pourtant, tandis que les revues parisiennes cultivaient une
dont les scandales ont rempli les colonnes de la presse
nudité pleine de fantaisie, d’humour et de raffinement, la
quotidienne, est un roman en soi, qui malheureusement n’a jamais
plupart des numéros des revues allemandes rappelaient, par
été écrit » regrettait Friedrich von Zglinicki dans son livre intitulé
leur spontanéité, « des expositions agricoles, quand il ne
Der Weg des Films (Le chemin du film), paru en 1956.107
s’agissait pas de scoutisme. »109 « Even since the declaration of peace, Berlin found his outlet in the wildest dissipation
Anita Berber a vu le jour le 10 juin 1899, à Leipzig. Elle a
imaginable. The German is gross in his immorality, he likes
décroché son premier contrat à Berlin en 1917, pour le compte
his ‘Halb-Welt’ or underworld pleasures to be devoid of any
Otto Dix, Anita Berber, 1925.
189
« Ce Vice qui se met à danser » : Anita Berber
‘Kultur’ or refinement, he enjoys obscenity in a form even the Parisian would not tolerate. »
110
Au fond, cette frénésie orgiaque allemande qui éclata
Le strip-tease fut la grande
avec l’inflation, n’était qu’une singerie fébrile… Toute
mode de l’année 1922. La dévaluation catastrophique du
cette nation fatiguée par la guerre ne rêvait que
Deutsche Mark et la période inflationniste avaient accéléré la
d’ordre, de calme, d’un peu de sécurité et de civisme.
chute du moral des gens.
Et en secret, elle détestait la République parce qu’elle tenait la bride trop lâche. »111
L’écrivain autrichien Stefan Zweig (1881-1942) écrit ceci au sujet Klaus Mann porte le même jugement, dans son roman écrit en
de l’été 1923 :
Anglais The turning point : « Berlin nightlife, my word, the world « Je crois bien connaître l’histoire, mais à ma
hasn’t seen anything like it ! We use to have a first-class army ;
connaissance, elle n’a jamais contribué à produire un
now we have first class perversions. »112
tel monde de fous, dans de si grandes proportions. Toutes les valeurs ont été transformées et pas
En ces temps, Anita Berber se hissa au sommet de sa gloire.
seulement les valeurs matérielles ; tout le monde se
Dans un article de journal, on pouvait lire ceci :
moquait des ordonnances publiques, aucunes mœurs, aucune morale ne furent respectées. Berlin se
« Anita est à un sommet sur lequel déferlent le désir
transformait en une nouvelle Babel. Des bars, des
et le scandale, ainsi que les lumières chaudes,
parcs d’attraction, des baraques à schnaps poussaient
claires et artificielles des night-clubs. Elle, qui a été
comme des champignons. Les Allemands utilisaient
une des premières Strip-teaseuses à une époque où
toute leur véhémence et leur systématisme à produire
les femmes trop grosses, cachaient intelligemment
de la perversion. Tout au long du Kurfürstendamm
et honteusement leur trop-plein de graisse derrière
se baladaient des garçons maquillés aux corsages
une enveloppe de vêtements, a sauté sous les feux
artificiels, et pas seulement des professionnels ;
de la rampe, avec son corps mince comme une
chaque gymnaste voulait gagner un peu d’argent et
tige et nu comme un ver. Autrefois, la nudité
dans les bars sombres l’on pouvait voir des secrétaires
était encore sensationnelle et la moitié du monde a
d’État et des hommes d’affaires importants faire
parlé de son costume, qui ne se compose que
tendrement la cour à des marins enivrés. Même la
d’un seul brillant. »113
Rome de Suétone (vers 70 - vers 130) n’a jamais connu de telles orgies, comme les bals de travestis de Berlin,
Anita Berber disait souvent en plaisantant, que son but était
où des centaines d’hommes et de femmes, déguisés
d’épouser un homme riche, mais elle était bien trop inconstante
dans l’autre sexe, dansaient sous l’œil bienveillant des
et trop peu calculeuse, pour réaliser un tel dessein de façon
policiers. Une espèce de folie furieuse s’empara de
systématique.
toutes les valeurs bourgeoises, dans leur ordre bien
190
réglé de la société d’autrefois… Mais le plus répugnant
Un témoin de cette époque a décrit en ces termes son caractère
de cette érotique pathétique était sa cruelle fausseté.
de bohême :
Otto Dix,
Ferdinand Kora,
La Grande Ville (panneau central), 1927.
Soirée joviale entre hommes, 1930.
« Ce Vice qui se met à danser » : Anita Berber
191
192
193
194
« Ce Vice qui se met à danser » : Anita Berber
« Anita Berber appartenait à cette espèce de créatures
Richard Oswald, qui fut le premier film du monde à traiter
botaniques qui ne savent pas ce qu’elles font, qui
d’homosexualité. Ce film qui avait des ambitions rationalistes,
reçoivent l’inspecteur du fisc toute nue dans une
auquel a collaboré le chercheur en sexologie Magnus
baignoire, et qui trouvent cela normal, qui se rendent
Hirschfeld, tomba, à sa sortie, sous les coups répétés de la
chez leur avocat et s’aperçoivent soudainement, dans
censure et finit par être totalement interdit. Dans ses autres
son bureau, qu’elles sont nues sous leur manteau,
rôles, elle incarnait avec beaucoup de conviction la beauté
parce qu’elles ont oublié que l’on doit s’habiller
lascive des filles perdues et des prostituées, milieu qu’elle
lorsque l’on se rend chez quelqu’un. Dans des
fréquentait suffisamment. Dans le film de Fritz Lang Docteur
cas semblables, Anita Berber ne disait pas :
Mabuse, le joueur, elle joue une danseuse en habit, dans une
« Excusez-moi, j’ai oublié de m’habiller », mais plutôt :
scène particulièrement entraînante.
« Donnez-moi une cigarette, j’ai oublié ma tabatière ». Elle vivait vraiment au jour le jour, ou plutôt de
Pourtant elle n’est pas perçue dans l’inconscient collectif comme
demi-heures en demi-heures. L’argent ne signifiait
une grande actrice. Il est intéressant de constater la différence
rien pour elle, la propriété lui était indifférente,
de rayonnement avec Asta Nielsen (1881-1972), dont le succès
quelque chose comme un compte en banque lui était
ne fut pas comparable. Le théoricien du cinéma Bela Balász
une langue étrangère. Elle dépensait aussitôt ce
(1884-1949) considère que la valeur artistique particulière de
qu’elle venait à peine de gagner. Ça faisait tellement
l’érotisme d’Asta Nielsen aurait consisté en une spiritualisation
partie d’elle, cette manie qu’elle avait de gaspiller,
de l’érotisme. « Ce sont, dans ce cas, les yeux et non la chair qui
son excentrisme, sa vivacité de music-hall, que
ont joué un rôle majeur. À l’inverse d’Anita Berber, elle ne se
l’atmosphère des bars la suivait partout. Il y avait
déshabille pas, elle ne montre pas ses jambes, et « ce vice qui
juste besoin qu’elle entre dans la pièce. »
dansait » aurait bien pu aller prendre des cours chez elle. Berber,
114
avec ses danses du ventre n’est qu’un agneau en comparaison Et un autre écrivain de juger : « Qu’elle danse, qu’elle soit devant
d’Asta Nielsen, qui gardait pourtant ses vêtements. »116
la caméra ou qu’elle soit ivre, l’instrument de son art, c’était son corps. Elle ne possédait rien d’autre. D’en être l’esclave, avec 115
ferveur et passion, c’était ça son destin. »
Anita s’est produite dans à peu près tous les lieux de débauche célèbres de Berlin. Après qu’elle eut porté un smoking lors d’une représentation au Nelson Theater, elle a rapidement trouvé des
Elle a joué dans plus d’une vingtaine de films, occupant le plus
adeptes et cette tenue, autrefois réservée aux hommes, est
souvent le rôle principal, avec des partenaires comme Conrad
devenue le dernier chic dans les revues de mode. Les femmes
Veidt, Rudolf Forster, Emil Jannings, Hans Albers et Paul
mondaines de Berlin l’ont imité pendant longtemps. Jusqu’à
Wegener. L’auteur et réalisateur Richard Oswald (1880-1963) la
porter des monocles. Elles s’habillaient « à la Berber ».117 Un
découvrit pour un film et fit toujours appel à elle. Elle a surtout
temps commença où les rôles sexuels se mirent à se dissoudre :
été connue pour avoir joué, en 1919, dans l’une des productions
« Even the standard categories of desire – male / female ;
cinématographiques les plus scandaleuses de la République de
gay / straight ; normal / abnormal ; latent / public – were shaken
Weimar : Anders als die Anderen (Différent des Autres) de
in such fundamental ways that they astonished even now. »118
Charlotte Berend-Corinth, illustration pour Anita Berber, 1919.
195
« Ce Vice qui se met à danser » : Anita Berber
Pour se singulariser, Anita imaginait toujours de nouvelles
bohêmes » ne la représente pas sous son allure de star à succès,
extravagances, qu’il s’agisse de porter une chaînette en
mais bien comme une femme rongée par la cocaïne.
or à la cheville, ou de se maquiller le nombril en rouge. Pendant longtemps, il était extrêmement en vogue de se
« Tout est orienté sur l’idée de proie. Depuis les yeux
promener avec un petit singe sur le bras. Anita « haunted the
hypnotiques de ce masque blanc fantomatique, sur lequel
Friedrichstadt quarter of Berlin, appearing in hotel lobbies,
Dix a, de manière macabre et fascinante, maquillé les
nightclubs and casinos, radiantly naked except for an
rides d’une vie de débauche avec des nuages de poudre
elegant sable wrap that shadowed her gaunt shoulders and a
et du rouge gras, jusqu’à ses mains blanches comparables
pair of patent-leather pumps. One year, Berber made her
aux serres d’un oiseau de proie. »120
post-midnight entrances looking like a drugged-out Eve, clad only those heels, a frightened pet monkey hanging from her
La pose de l’épaule droite, placée en avant, la trahit déjà :
neck, and an heirloom silver brooch, packed with cocaine. »119
il ne s’agit pas de la douce demoiselle de La Ronde de Schnitzler, mais bien de la vamp qui se tortille comme un
La cocaïne, la C, la neige, comme on l’appelait, était, dans les
serpent, avec ses longs bras reptiliens glissants. Pour
années 1920 à la drogue ce que le champagne était au vin. Une
Otto Dix, Anita est la « grande pute de Babylone »,
véritable tempête de neige s’abattait dans les salons et les cafés.
habillée en écarlate et pourpre, comme l’annonciatrice
On ne peut pas vraiment affirmer, si c’est à partir de ce temps-
d’une apocalypse. Pourtant, en aucun cas Dix n’a
là, qu’Anita Berber est devenue dépendante de cette poudre
cherché à montrer les paysages singuliers de son âme ; il
brillante. Pourtant, on peut établir un lien certain entre sa
met, par cette seule image, la souffrance d’un monde
dépendance empoisonnante à cette ivresse et sa fréquentation
dévasté encore plus à la portée de notre regard. »121
du danseur homosexuel Sebastian Droste, avec lequel elle conclut plus tard son second mariage. Elle trouva en lui un
Le subjectivisme radical de Dix met la négativité comme
partenaire tout aussi exalté qu’elle pour ses chorégraphies hors
condition de la véritable identité du monde.
du commun. Dans leur spectacle commun, intitulé La danse des vices, de la cruauté et de l’extase, qui connut un succès
« Si les années 1920 brillent comme de l’or,
retentissant, on trouvait des numéros comme Les cadavres sur la
postérieurement à une fausse transfiguration, ici, on peut
table d’opération, Morphée ou encore La nuit de Borgia. Tous
les voir dans toute leur obscurité, leur cruauté, leur
deux, dont les effets et la créativité artistiques s’influencèrent
absence d’espoir, leur désir de mourir et de se vider de
mutuellement, se perdirent dans l’abus de drogue, Anita Berber
leur sang, car Dix lui-même a vécu passionnément,
la « silhouette chatoyante de la nuit » de ces années 1920 si
dévorant la vie sans regarder en arrière, en plein dans ce
délurées n’a pas fasciné, de ses danses expressionnistes, que le
milieu fébrile fait de débauche sexuelle, de bordels, de
public « ordinaire ». Elle avait aussi des adeptes dans les milieux
travestissement, d’ivresse mortelle, de night-clubs, des
artistiques de toutes sortes. Otto Dix l’éternisa dans un tableau
débuts du jazz américain, dans ce monde excessif et
Portrait de la dame en rouge, qui est aujourd’hui exposé dans la
vaniteux, ou chacun est animé du désir et de l’ambition de
galerie de la ville de Stuttgart. Ce tableau de la « reine des
s’élever au-dessus de son origine et de sa formation. »122
Charlotte Berend-Corinth, illustration pour Anita Berber, 1919.
196
197
« Ce Vice qui se met à danser » : Anita Berber
Pendant dix ans, des grandes villes d’Europe jusqu’au proche
« Une seule chose est sûre : La génération d’Anita Berber
Orient, elle a ensorcelé les hommes de ses danses. En 1926,
constituait l’avant-garde. Ils furent les premiers à
avec son nouveau spectacle Danses de l’érotisme et de
apporter de l’air frais dans la patrie bourgeoise. Ils ont
l’extase, on peut la découvrir comme la première des
bien été les premiers à défendre le droit à une vie
strip-teaseuses, à l’Alcatraz de Hambourg. Avec son nouveau
différente, qui reste à consolider, ouvrant la marche à
partenaire, Henri, elle entame en 1927 une tournée au
des triomphes à venir. Et qu’ils se soient gâchés la vie,
Proche-Orient. Le voyage, ou plutôt la fuite, passa par Athènes
nous ne devons pas leur en tenir rigueur, nous qui
et le Caire, Bagdad et Damas. Pendant une année, le couple a
reprenons et poursuivons le combat, du haut de leurs
dansé dans les night-clubs de Grèce et d’Égypte, les élégants
épaules et dans des conditions moins favorables. »124
hôtels d’Alexandrie ou les bars douteux de Beyrouth. Aussi bien Anita Berber que Madonna peuvent être définies Mais c’est à Damas qu’elle s’écroule brutalement sur scène.
comme icône du sexe de leur époque. « Pour avoir du succès,
En cause ? La tuberculose. Elle fut conduite à Berlin, où elle
disait Madonna, je dois être un sex-symbol. Comment pourrais-je
meurt peu de temps après, le 10 novembre 1928. Elle était
y échapper ? »125 Et pourtant, la différence entre les deux est
âgée de vingt-huit ans. Avec comme dernier refuge une
essentielle en ce qui concerne leur authenticité et leur identité.
perfusion de morphine et sa collection de statuettes de la vierge Marie. Son enterrement est décrit en ces termes par
Madonna a provoqué son premier scandale avec le clip de Like
l’artiste Willy Karzin :
a Virgin. « La reine du scandale prémédité connaissait depuis longtemps la meilleure façon de vendre du sexe ».126 Elle s’est
« Tout était si digne et si solennel, comme elle l’avait
élevée sur les sommets grâce à un travail acharné. Ses premières
toujours souhaité, elle qui avait toujours été bien
figures scéniques, elle les a construites de toutes pièces à partir
disposée eu égard à la pompe religieuse et qui avait
de son expérience de la vie : « Sa stratégie a toujours été de
toujours accordé de la valeur à affirmer sa bonne
transporter la culture underground dans le domaine de la
civilité. Mais l’enterrement fut toutefois suffisamment
variété. » Comme Anita à la bohème, Madonna est restée liée à
peu conforme à l’esprit bourgeois pour coller avec la
l’underground, dont elle n’a pas perdu le respect. Entre autres,
vie d’Anita. À côté de réalisateurs de renom défilèrent
elle s’est clairement positionnée contre la discrimination raciale,
les prostituées de la Friedrichstraße, des travelos et
l’homophobie ou la stigmatisation des porteurs du virus du sida.
des hermaphrodites
célèbres
Pourtant, ce qui pour Anita était un élixir de vie, n’est pour
artistes côte à côte avec des barmans, ou encore des
Madonna qu’un dessous des cartes très calculé. Anita Berber n’a
hommes en chapeau haut de forme à côté de célèbres
jamais eu l’autodiscipline de fer de la femme d’affaires qu’est
travestis berlinois. »
de
l’Eldorado,
de
123
Madonna, dont le succès commercial a renvoyé dans l’ombre jusqu’à celui des Beatles. En 1992, elle a publié, avec l’entreprise
198
Dans le Film-Kurier du 13 novembre 1928, parut un article
Maverick qu’elle a entre-temps fondée, l’album Érotica, dont
nécrologique qui la désignait comme digne représentante et
chacune des chansons est consacrée à des formes de jeux
digne victime de son temps :
sexuels. En même temps, elle apparaît avec une action
« Ce Vice qui se met à danser » : Anita Berber
commerciale toute particulière, comme actrice principale dans le
fait d’elle une femme authentique. C’est justement ce qui est
film érotique In bed with Madonna, dans lequel elle donne à
nouveau avec Madonna : son authenticité factice.
voir sa joie à faire l’amour, mais d’une manière complètement déconnectée de tout sentiment. Mais ces jeux sexuels, y compris
« On retrouve là la face cachée du concept de self-made
ceux qu’elle met en scène, comme la masturbation, l’orgie, le
woman : en ce qu’elle réclame sans cesse de nouvelles
semi porno et le SM, parviennent-ils encore à provoquer ? La
ébauches pour son identité, elle en arrive à la vider
sexualité ne possède plus, en effet, la haute symbolique qu’elle
complètement. » La sexualité et les rapports sexuels sont
avait au tournant du siècle, dans les années 1920 et 1960.
placés sous le signe de la simulation. Ses messages sexuels ne s’adressent plus à personne. C’est la raison
Madonna continue pourtant de se dévergonder sur scène. « Plus
pour laquelle, selon le philosophe et sociologue
elle se montre sauvage et sexy sur la scène, plus elle se contrôle
français Jean Baudrillard (1929-2007)132, il ne s’agit plus
dans sa vie privée. »127 Même sa vie sentimentale est adaptée à sa
du tout de séduction, comme pour les premières
stratégie de conquête du marché. Madonna a dit une fois :
starlettes. Il manque en effet, dans ce nouvel univers
« L’une des raisons de mon succès est que je suis une excellente
érotique, l’élément illusionniste. « C’est comme si elle se
128
Le gaspillage lui est complètement étranger,
harcelait elle-même sexuellement, sans que dans le
mais avant tout, du triptyque « sexe, drogue et rock ’n’ roll », elle
moindre plus petit moment, quelque chose jaillisse
a totalement effacé le deuxième terme.
comme un éclair, tout ce qui confère à la sexualité le
femme d’affaires. »
charme de la séduction. » 129
La journaliste Sonia Mikich la traite de « virtuose de la surface » , qui possède le don de se réinventer constamment :
Anita Berber fut l’incarnation de la perversion avec ses danses du vice et avec ce qui fut sa vie privée. Sa nudité constituait une
130
des grandes surfaces est
provocation pour la vieille morale. Madonna, de son côté, ne
toujours plus précise, toujours plus réfléchie, toujours plus
célèbre pas la sexualité de manière si exaltée : on ne sent pas la
divertissante, en salope punk, en Évita tragique, en cow-
rébellion inhérente aux premières formes de perversion.
girl baba ou en Esther mystique, avec une cravache ou
L’instinct en est chassé. De même que les Global Players
une tétine de bébé. Ses rôles et ses accessoires tendent
investissent leur capital dans des marchés sans cesse
avec bonheur, à ignorer les frontières entre les sexes. Un
différenciés, Madonna adapte la sexualité aux demandes variées
petit bout de bonne femme ? Tu déconnes ou quoi ! »
de l’industrie du loisir.
« Cette Apocalypse Frau
Une autre journaliste, Ursula März, dit d’elle, qu’elle est la plus
Avec ce changement, la sexualité n’a pas d’odeur, tout comme
parfaite des machines à « faire avec », une femme sans aucune
l’argent. Tandis que Madonna incarne le principe de réalité
caractéristique propre.131
au sein duquel elle a lié le principe d’envie avec les calculs commerciaux, Anita Berber s’est consumée sans flammes, dans
Le jeu opiniâtre, avec lequel Anita Berber faisait voler en éclat les
la chaleur de l’érotisme. Mais la chaleur ardente de ce vice la fait
différences sexuelles réglées de son époque, n’en a pas moins
encore briller jusqu’à ce jour.
199
Intermède n°11 : Jean-Michel Jarre Jean-Michel Jarre s'exprime sur le sexe dans une interview accordée à Alexander Gorkow, Süddeutsche Zeitung, 18 septembre 2004.
Q
uel est le message induit par votre musique ? Et bien, il y a peu de textes dans ma musique, mais cela parle naturellement de, oui, de sexe.
Oh !
Comment ça, « Oh ! » ? Et bien je dois reconnaître que je n’avais pas pensé à cela. Mais, pourquoi pas. C’est un peu bête de ma part… Bon et bien c’est pas grave ! Ma musique, pour moi, c’est du sexe. Une expression de la sexualité, de l’amour et du désir. Quand j’étais étudiant, je cherchais un moyen d’expression, comme la peinture, par exemple. J’étais fasciné par la littérature et par la philosophie. Vraiment très fasciné par l’architecture. J’ai atterri dans la musique, et par son intermédiaire, dans l’architecture, dans les corps et dans l’espace. Je fais de la musique corporelle et spatiale… La peinture est aussi fréquemment influencée par le sexe. Oui, bien sûr. Pollock et tous les autres. Mais la musique me tenait à la gorge. Faire de la musique c’est cuisiner. Et cuisiner c’est faire l’amour. Cuisiner c’est faire l’amour ? Bien sûr ! Faire de la musique, faire la cuisine et - n’oublions pas - manger, sont des phénomènes quasi sexuels. Ils ne font qu’un. Ah ! Oui… La bouche, tout ça… Bon, vous prenez des sons, des épices et vous les mélangez, vous palpez, vous remuez, vous portez votre doigt à la bouche, tout ceci est oral et sensuel, et, oui, humide, et, dans le meilleur des cas, très très chaud. Pas vrai ?
200
Intermède n°11 : Jean-Michel Jarre
Vous aimez bien faire la cuisine ? Ouais. Et la peinture, c’est… La peinture ça manque de rythme. Les images aussi ont un rythme, non ? Oui, mais un rythme abstrait. Sur une image vous avez un rythme visible, pas un rythme audible. Le rythme audible c’est le plus sensible, le plus sexuel, le plus chargé de secrets. On est d’accord ? Disons que d’un côté votre musique, du fait du rythme, adhère à quelque chose d’assez instinctif. Mais d’un autre côté, vous projetez des images tellement marquées par l’idée du rêve perdu. Vous avez remarqué, nous ne parlons que de sexe ? Le sexe, c’est ça le pouvoir. Lisez Burgess ! Lisez Sartre ! Du sexe, du sexe, du sexe. Le sexe est la chose la plus dénuée de rêve que l’homme peut faire, non ? Et de toute façon, je n’ai plus de rêves – et pas seulement en ce qui concerne le sexe. Depuis la mort de mon père – j’avais cinq ans – je n’ai plus de rêves. Vous êtes un homme heureux de vivre aujourd’hui ? Disons que je me suis arrangé avec moi-même, la musique me retient dans un plan entre la terre et l’univers. Je sais que ma place est ici. Je ne peux pas le changer, et contrairement à ce qui se passait avant, je n’essaie même plus…
201
Intermède n°11 : Jean-Michel Jarre
Vous n’avez jamais été une rock star au sens propre du terme. À mes concerts, il n’y a pas de premier rang. Et l’attitude de la rock star m’a toujours repoussé. Le boum-boum du rock n’est pas érotique pour moi, du moins dans le sens du « rêve perdu ». Le boum-boum m’apparaît plus comme l’acte en soi, que comme le chemin qui mène à l’acte, non ? Chez vous, ça fait rarement boum-boum. Vos rythmes sont plus en filigranes, plus nerveux, du genre Didipp-zirrp-didapp-sidirrr… Et alors ! Vous savez pourquoi ? Pensez aux cellules ! Les cellules sont excitées ! Didipp-zirrp ! L’Éros s’agite ! Ça, c’est sûr. Regardez, ce qui est fascinant dans la sexualité, ce n’est pas l’acte final. Bien sûr, c’est bien, mais ce n’est pas lourd de secret, non ? Dites-moi ! Et bien, dans certaines circonstances, c’est… Non ! Ce qui est fascinant c’est ce qui se passe avant. Quand les cellules de votre corps deviennent folles, quand les hormones tirent ça et là. Et dans tous les cas, il ne s’agit pas d’un boum-boum ! Mais bien d’un Didipp-zirrp-didapp-sidirrr ! Le boum-boum est le dernier chemin qui mène à l’orgasme, le Didipp-zirrp-didapp-sidirrr est la voie royale d’avant, le regard, le frôlement, la projection de ce qui va venir. Lisez Nabokov, aaaah… Vous aimez bien ces Didipp-zirrp-didapp-sidirrr, votre musique en regorge. Bien sûr j’aime ça. C’est le rythme de la séduction, le rythme doit séduire, les notes sont plutôt comparables aux surfaces, dans la peinture. Du reste, je n’ai encore jamais parlé avec quiconque de la sexualité des cellules. Vous me poussez à la tremblote. J’espère juste que vos lecteurs ne vont pas conclure qu’ici sont assis deux tarés au rayon psychanalyse d’un supermarché. Qu’en pensez-vous ? (Jean-Michel Jarre compte depuis des années parmi les artistes de musique électronique les plus influents.)
202
Intermède n°12 : Erich Kästner Le Chant nocturne des virtuoses de chambre
Ô toi, ma toute dernière symphonie ! Lorsque tu es vêtue de cette chemise aux rayures roses… Viens entre mes genoux, comme un violoncelle, Et laisse-moi toucher tendrement tes pages ! Laisse-moi feuilleter ta partition. (Elle est pleine de querelles, d’effroi et de tremolo.) Que j’aimerais te balancer dans les vents, Toi mon désir à trois croches, Oh ! Viens, laisse nous aller à travers les octaves ! (Le furioso, encore une fois, s’il te plaît !) Puis-je t’accompagner de ma main gauche ? Et un peu de pédale dans le crescendo ! Oh ! Quelle figure sonore ! Oh ! Quels accords ! Et cette syncopée rythmique, toute en contraste ! Voilà que, devenue silencieuse, tu fermes les paupières… Dis quelque chose, si tu le peux !
203
204
¡ El Tango me ha tocado !
«A
utrefois, comme l’écrit le poète argentin
originaires d’Europe vivent côte à côte. La criminalité y est
Jorge Luis Borges (1899-1986), le tango
élevée, la proportion d’hommes est écrasante, la prostitution
était une orgie de tous les diables ;
fleurit. Le regard des conservateurs résume l’Arrabal en un
aujourd’hui, ce n’est plus qu’une façon de marcher. »133 Qu’est-ce
quartier de délinquants et de maquereaux. L’écrivain Léopoldo
que le tango a donc perdu au cours du chemin qui l’a conduit
Lugones (1874-1938)134 disait de l’Arrabal qu’il était « le lieu
de son pays d’origine vers l’Europe ? Qu’est-ce qui explique la
d’incubation de l’enfer ». En même temps, cette discrimination
tangomanie actuelle en Europe ?
de la part de la bonne société a unifié ces gens, notamment autour d’une langue singulière, le Lunfardo, sorte de mélange
Le tango est apparu entre 1880 et 1890 sur les rives du fleuve Rio
d’Espagnol, de jargon des rues, et d’un nombre important
de la Plata. Sa naissance a eu lieu dans les bordels, les quartiers
d’autres langues.
défavorisés des grandes villes que sont Buenos Aires et Montevideo. Entre 1880 et 1930 six millions d’immigrés venus
C’est dans ce milieu qu’est né le tango, à l’occasion d’un
d’Europe ont déferlé sur l’Argentine. Ils ont installé leurs
rapprochement entre le tangano des esclaves noirs d’Inde de
colonies en bordure de Buenos Aires, dans des logements de
l’Ouest, de la Habanera hispano-cubaine, et de la Milonga, des
masses, les Conventillos. Le mal du pays, la frustration et le
Gauchos argentins. Le Lunfardo devait devenir la langue du
déracinement ont trouvé de quoi s’exprimer dans trois
tango, dans laquelle la quasi-totalité des chansons devaient être
disciplines : l’écriture, la musique et la danse, lesquels dans le
écrites. La population qui fut ici mélangée trouva dans le tango
tango se sont trouvées unifiées. « Le tango, un sentiment de
un phénomène fondateur d’identité collective.
tristesse qui se danse », comme l’écrit le poète tangero Enrico Les tangos de la première époque furent joués par de modestes
Santos Discépolo.
orchestres à trois musiciens, à savoir essentiellement un violon, « On joue d’autres musiques, quand on veut soigner ses
une flûte et une guitare, ou à l’occasion une harpe. Pendant
blessures, estime Ramon Gomez de la Sera. En effet le tango
que la flûte et le violon portaient la mélodie, la guitare était
joue et danse plutôt pour ouvrir cette blessure et y fourrer son
rythmique, sans qu’aucun des musiciens n’endosse une fonction
doigt. » Et des blessures de ce type, il y en avait suffisamment
de soliste. Cette formation type se transforma à la fin du XIXe
dans la Buenos Aires des années 1920, dont l’image est celle
siècle, du fait de l’apparition du bandonéon, qui rencontra une
d’une société de deuxième classe. Les couches marginalisées
formidable expansion en tant qu’instrument populaire. Avec
vivent en bordure de la ville, dans l’Arrabal. C’est ici que vit 95 %
le bandonéon, le tango se démarqua peu à peu de son style
de la population, c’est ici que ceux de l’exode rural, les ouvriers,
d’origine, jusqu’à ce que la contrebasse, instrument rythmique et
les petits commerçants et les travailleurs journaliers ou ceux
harmonique, ne vienne définitivement compléter la composition
du port ont trouvé un lieu pour vivre. Les Créoles et ceux
type d’un orchestre de tango.
Anonyme, Rudolfo Valentino, vers 1930. Terre cuite. A. Erbert,
Anonyme,
Ivresse de tango, 1925.
Rudolfo Valentino, vers 1930. Terre cuite.
205
¡ El Tango me ha tocado !
206
¡ El Tango me ha tocado !
207
¡ El Tango me ha tocado !
Les textes du tango décrivent les espoirs et les désirs des
occidentaux. On trouvait alors des tenues de tango, des parfums
banlieusards. La frustration et l’incertitude sont les thèmes
de tango, du thé de tango, et même du champagne de tango !
principaux du tango argentin. Et l’écrivain Ernesto Scibato
135
de
La mode fut aussi concernée de telle sorte que les femmes
résumer : « La croissance de Buenos Aires, accomplie dans le
possèdent plus de liberté de mouvement au niveau des
tumulte et la violence, l’arrivée de millions de gens remplis
jambes : les jupes furent taillées plus courtes ou fendues plus
d’espoir, mais venus avec leurs frustrations, le désir d’une patrie
haut. Le tango promettait à la société européenne de cette
libre, l’expérience de l’insécurité et de la fragilité dans un
époque une nouvelle expérience, une nouvelle stylisation du
monde qui se transformait à une vitesse à donner le vertige,
corps. Il fut, de fait, admis comme une tentative de réponse à la
l’impossibilité de donner un sens certain à son existence, le
question du renouvellement des rapports que chacun entretient
manque d’une hiérarchie absolue, tout ceci se manifeste dans la
avec son corps. Il devint symbole de modernité et trouvait
métaphysique du tango. »
sa place dans le contexte élargi du culte du corps, de la lutte des sexes, comme, autour des années 1900, de la libération
Ce n’est donc pas étonnant, qu’au premier regard, les couches
dela femme. En 1914, l’écrivain autrichien Peter Altenberg
supérieures observèrent le tango avec suspicion. Ezquile
(1859-1919) ne tarda pas de proclamer à Vienne le tango comme
Martinez Estrada (1895-1964) un essayiste argentin qualifiait le
libérateur de la femme : « Le tango est une question éthique, il
tango de « danse monotone et sans expression au rythme stylisé
va permettre de compenser tout ce dont l’homme est redevable
136
Le tango, sans supplément d’âme, serait le
à la femme. Le désespoir de la femme s’appelle tango, partout
fait d’automates hébétés, qui veulent s’éviter les complications
elle doit consentir à s’adonner à ses passions, avec un soupçon
de la vie, ses textes n’étant rien de plus que l’étouffante
de convenance !138
de l’acte sexuel. »
lamentation d’un spasme anxieux. Aux États-Unis, un air de tango fut joué pour la première fois à Un peu plus clément, Jorge Luis Borges transmet ses réflexions
la New-Yorker Revue en 1911, tandis qu’à Londres George
adressées entre autres à Sacha Guitry (1885-1957) et à plusieurs
Grossmith (1847-1912) et Phyllis Dare (1890-1975), tous deux
évêques catholiques : « Charmante chose que ce tango. Je me
stars des cabarets, dansèrent le tango sur la scène du Gaiety
137
Ce
theatre. En Allemagne, c’est Jean Gilbert (1879-1942) qui
n’est pas seulement à cause de son origine que le tango suscita
présenta sa comédie La princesse du tango le 4 octobre 1913 et
le mépris, mais aussi à cause de ses figures lubriques et de ses
composa à cet effet le numéro de train Ich tanz’ so gerne den
textes souvent de mauvais goût. Il était en tout cas considéré
Tango (J’aime tellement danser le tango).
demande simplement pourquoi on le pratique debout. »
comme la plus érotique des danses de salon. Pourtant en Europe, les vieux pouvoirs traditionnels continuèrent Ce n’est qu’autour de 1910 que le tango devint convenable pour
d’alimenter la controverse au sujet de cette danse. À Rome,
la bonne société en Argentine. Puis il traversa les frontières,
le pape Pie X (1835-1914) se fit donner une démonstration
d’abord en direction des États-Unis, puis de l’Angleterre, de la
de la nouvelle danse, afin de constater par lui-même si
France et de l’Allemagne. C’est autour de l’année 1912 que la
elle était aussi suspecte qu’on le disait. Il ne put découvrir
fièvre du tango monta sévèrement dans la plupart des pays
quelque chose de répréhensible, mais proposa néanmoins de
Ernst Gerhard, illustration pour La Lanterne, 1925.
208
Rudolf Schlichter,
Marcel Vertès,
Tingeltangel, 1920.
Violoncelle, 1920.
209
210
211
212
¡ El Tango me ha tocado !
la remplacer par une danse traditionnelle.139 Plus déterminée fut
pose où le bas du corps se trouve nettement dissocié du haut. Le
la réaction de son successeur Benoît XV (1854-1922), qui en cela
tango devait être nettoyé de ses éléments obscènes pour intégrer
était d’accord avec l’empereur allemand Guillaume II, sur la
de plein droit le registre des écoles de danse. « Plus la couche
question d’interdire le tango. Guillaume II interdit à ses officiers
sociale était élevée, plus le tango était dansé simplement »,
de danser le tango en uniforme et affirma de manière lapidaire
regrette le couple de tangeros Gloria et Rudolfo Dinzel.141 Dès
que le tango est une danse obscène contraire aux mœurs. « Il est
cette époque, la tenue du couple qui danse le tango se distingue
inouï, s’emporta le Cardinal-Vicaire de Rome, que cette danse
fondamentalement, selon qu’il s’agisse du tango argentin, ou du
honteusement païenne, cet attentat contre la famille et contre la
tango européen. Dans le premier, les partenaires, face-à-face,
société, ait été présentée dans la résidence même du Pape ! »
sont en contact étroit au niveau de la poitrine, laissant aux jambes et au bassin beaucoup d’espace pour effectuer les
En 1913, la direction de la police saxonne fit courir le bruit
mouvements. Cette technique pouvant aller jusqu’à entraîner
selon lequel cette danse était une atteinte au sentiment civique,
une certaine position oblique du corps. Le tango européen,
parce que la danseuse, qui écartait continuellement les jambes
inverse complètement le rapport, puisque les corps des
vers l’arrière et sur le côté, laissait apercevoir ses bas et ses
partenaires se rejoignent au niveau des hanches, alors que le
sous-vêtements. En 1914, c’est la police bavaroise qui, une fois
haut des deux corps ne se font plus face, mais sont côte à côte.142
pour toutes, interdit le tango à l’occasion du Carnaval. D’après le jugement des spécialistes, il se serait agi plutôt d’un procédé
Le caractère extrêmement sensuel du tango n’a cependant jamais
érogène que d’une danse.
pu être effacé, faisant dire au dramaturge irlandais George Bernard Shaw (1856-1950) en 1934 que le tango est la seule
Même à Paris, où le tango était depuis longtemps à la mode,
danse de société moderne qui a mérité de se faire appeler
l’ambassadeur argentin Enrique Lavreta s’exprima en ces
« une danse ».
termes : « À Buenos Aires, le tango est une danse dont la pratique ne se rencontre que dans les bouges mal famés et les mauvaises
Le succès européen du tango a rétroactivement entraîné son
tavernes. Personne ne danse le tango dans les salons de la
acceptation dans la bonne société de Buenos Aires, où il devint
bonne société. »
140
une danse de salons. Toutefois, certains éléments demeurèrent mal vus et la distance à tenir entre le couple augmenta. On
Pourtant, rien n’arrête le tango. Mais, par égard à la sensibilité
devait danser con luz, c’est-à-dire que la distance entre le
morale de la haute société, sa chorégraphie originelle, faite
couple devait être suffisante pour permettre à la lumière de
d’une multiplicité de pas et d’ornements, fut dépouillée et
passer. La danse était élégante et la tenue des danseurs droite.
standardisée. On peut parler d’une « désérotisation » qui eut
Ce nouvel arrière-plan transforma aussi la musique, qui
cours en Europe. Plus le tango se développait comme danse de
s’affina, avec des orchestres mieux fournis, tandis que les
société, moins on reproduisait les cortes et autres quebradas. Par
musiciens et les chanteurs purent atteindre la célébrité. La
cortes, il faut entendre les interruptions, les césures, les arrêts
Guardia Nueva, la « nouvelle garde », monta sur scène.
soudains au milieu d’une série de pas. Les quebradas sont les
Nombreux sont les musiciens qui devinrent des célébrités,
ornements et les cassures effectués par la femme, lors d’une
comme Carlos Gardel (1890-1935), que la mort emporta jeune,
Sassy Attila, vers 1920.
213
Anonyme, vers 1940. Lithographie française.
214
215
¡ El Tango me ha tocado !
et dont le Mi noche triste sonna la fin de la vieille garde.
« Ils jouaient un tango. Les notes étaient l’expression
Gardel, qui composa et interpréta un nombre incalculable de
musicale d’une supplication amoureuse. Il y avait
chansons, mourut dans un accident d’avion et reste jusqu’à
quelque chose qui frémissait de passion, qui souriait,
aujourd’hui considéré comme un saint.143
qui allait et venait, qui quémandait et qui pleurait, une hardiesse négligée, un baiser, des détails dignes
La Seconde guerre mondiale a marqué l’histoire du tango d’une
des plus belles canailles. On languissait, on s’élevait
césure, et pourtant, parmi plus de deux cents danses qui ont
d’un seul pas dans les airs, on tombait puis on se on
existé entre 1945 et 1980, elle réussit à conserver sa popularité à
relevait à nouveau. Élémentaire comme l’est la vérité,
côté du rock ’n’ roll puis, plus tard, du Beat.
on décrivait les maladies d’amour avec une véritable ardeur. Le tango constitue l’union parfaite de la musique
Entre-temps, l’Europe a connu un deuxième boom du tango.
avec l’amour populaire. D’autres continueront de
L’Allemagne, où même dans les petites villes les écoles
l’interpréter, mais personne ne pourra en parler avec
de tango sortent de terre, peut tout particulièrement être
autant de passion. Les femmes étaient fermement
considérée comme l’un des centres mondiaux du tango.
tenues dans les bras des hommes, et nombreuses sont
(M. Sedo considère que c’est à Berlin, Buenos Aires et
celles qui, abandonnant sincèrement tout contrôle, ont
possiblement Tokyo que l’on trouve le plus grand nombre de
fermé les paupières. »144
danseurs et de danseuses !) Tandis qu’en Argentine, le tango reste le fait des couches moyennes de la société, en Europe, le
Sartori et Steidl ont tenté de décrire cette polarité d’un point de
tango touche la bourgeoisie éduquée. La question demeure de
vue psychologique, érotique et artistique.145 Il s’agit de ces
savoir si le sentiment qui est à l’origine du tango peut être
tensions entre le masculin et le féminin, l’homme et la femme,
compris en Europe et pourtant il semble bien qu’il réponde à
entre le dévouement et l’autonomie, l’unification et la limite, le
un besoin massif.
sentiment et la force, entre le fond et la forme, la géométrie et la passion, la glace et le feu, l’ange et le démon, l’amour et la
Quel est le secret de son succès ? Est-il, comme à ses
séduction, entre le fait de guider et de se laisser guider, entre le
débuts, une promesse de fuite de la réalité ? S’agit-il d’une
cœur et l’échine, la poésie et la réflexion, l’esprit et la chair, le
mélancolie et d’une subtile tristesse ? Est-ce l’érotisme
combat et la tendresse, le rapprochement et l’éloignement, le
vibrant et la lascivité sensuelle qui s’y dévoilent en contraste
départ et le retour. Dans le jeu fluide des alternances et des
avec les textes, le rythme et les mélodies ? En tout cas,
contraires qui marque les mouvements, il s’agit toujours, pour ce
l’effet érotique ne tient sûrement pas uniquement à l’étroite
qui concerne le changement permanent de l’ensemble dans
proximité des corps et à leurs enlacements, mais plutôt à
une interaction dynamique des pôles, de tension et de dilution,
cette tension entre les polarités, à la dynamique musicale
de ralentissement et d’accélération, de courbes et de droites,
qui naît de l’alternance entre tension et relâchement,
d’écartements et de resserrements.
entre excitation et apaisement, qui, comme l’extrait qui suit
216
l’exprime bien, vient égaliser un mouvement qui oscille
Ralf Sartori, lui-même professeur de tango, met particulièrement
entre la montée et la descente.
en avant le rôle de l’attraction polarisée entre l’homme et la
¡ El Tango me ha tocado !
femme. Afin de parvenir à unir les deux sur un niveau plus
Peut-on, dans une culture de plus en plus fondée sur la
élevé, il est important que l’homme soit homme et que la
séparation et sur la solitude, expliquer le succès du tango par
femme soit femme. « L’Éros ne peut se déployer que dans une
cette exigence de proximité ? Le tango peut, un certain
sphère de polarités marquées. Le désir ne trouve sa place que
temps, apaiser le désir de proximité, d’une proximité sans
dans un espace marqué par les contraires. Et le tango a ceci de
dépendance, car la proximité des corps, ritualisée par le
spécial qu’il allie les contraires les plus extrêmes dans une
tango, s’en trouve légitimée par des conventions et donc
harmonie globale, ce qui, à l’occasion, procure un profond
allégée. Néanmoins, prévient Sartori,149 le tango peut, en tant
sentiment d’unité. »
que « station de service de l’Éros », renforcer ce sentiment d’incapacité à approcher l’autre pour le célibataire des grandes
Mais cette polarisation n’est que de façade. Selon Gloria et
villes, dans la mesure où il est possible de satisfaire son besoin
Rudolfo Dinzel, il y a peu de chances pour qu’aux débuts du
de proximité avec un tango de trois minutes, lequel sera
tango, où l’improvisation tenait une place majeure, la femme se
intense, passionné, sensuel et sans arrière-pensées. Une sorte
soit cantonnée dans un rôle passif. Rien n’aurait pu éclore avec
de « fast-food pour les sentiments. »
un seul des deux partenaires qui soit actif.
146
Il faut en conclure
que la passivité n’est apparue que plus tard, en corollaire à
Ou bien est-ce ce désir d’érotisme qui trouve une nouvelle
l’orthodoxie, à savoir bien après la situation originelle où le
énergie dans ce jeu polarisé des rôles sexuels ? Dans le tango,
tango supposait un véritable dialogue entre les partenaires.
les deux sexes doivent être forts dans leur sexualité.
Cette polarité cependant n’a d’importance qu’au niveau
L’incertitude, voire la négation du rôle de chacun des sexes,
extérieur du couple. À ce niveau, en effet, l’homme est
diluée dans la critique adressée aux clichés de la séparation
d’apparence très masculine et la femme d’apparence très
traditionnelle entre les sexes, a certainement conduit à un
féminine. Il se donne à voir très actif, il guide ; elle, très passive,
amoindrissement du sentiment passionnel. Selon Satori, le défi
suit. « Pourtant, au cœur de tout cela, l’homme puise son
érotique de notre temps se situerait dans le développement
inspiration pour pouvoir guider dans son dévouement. De
en chacun de nous des caractéristiques inhérentes au sexe
même, l’aptitude à suivre de la femme relève d’une attitude
opposé, afin de pouvoir comprendre les motifs de l’autre. Bien
147
Il en résulte que les deux partenaires sont
sûr il faudrait commencer par nous réconcilier avec nos
en réalité actifs : l’homme est actif dans l’initiative, la femme
caractéristiques sexuelles propres, afin de pouvoir à nouveau
active dans la réactivité. La sensation d’un mouvement commun
les évaluer positivement.
hautement active. »
résulte de la sensibilité aux mouvements de l’autre. « Dès que la danse commence à se développer sur les efforts individuels, le
Il ne s’agit donc nullement d’un retour aux vieilles conventions !
couple se perd. Et dès que le couple se perd, le tango se perd
Simplement, le tango permet de réhabiliter les notions de
avec lui. »
148
La perfection est atteinte avec l’image de l’unité.
masculinité et de féminité, en ce qu’elles peuvent, toutes deux, dans leurs potentialités différemment perçues, être
Dans toute forme de polarisation, l’activité des deux partenaires
expérimentées par chacun des deux sexes.
repose sur une empathie partagée. Le jugement selon lequel le tango est une « danse de machos » est donc totalement injuste.
Le tango, un cycle de formation à l’érotisme ?
217
218
Le Sexe, le rock ’n’ roll et la pop music
«P
op music is sex » Dans cette formule, on
les pommes, se précipitaient au pied de la scène, et alors,
retrouve l’essence du rock ’n’ roll et de la pop
c’est là qu’il commençait avec ses déhanchements. On
music.
aurait dit qu’il avait une fille à la place de sa guitare. C’était ça, Elvis. Il avait à peine dix-neuf ans et venait jouer à
Les déhanchements d’un Elvis Presley – qu’on surnommait parfois
Kilgore, au Texas. Putain, c’était un vrai frisson, comme
« Elvis the pelvis » – emplissaient de vibrations la partie inférieure du
quand tes cheveux te chatouillent dans la nuque. »151
corps de celui qui l’écoutait. Lorsqu’il geignait dans le microphone avec son regard lubrique, l’envie de sexualité spontanée était
À Miami, il fut inculpé pour obscénité. Les prédicateurs le traitaient
immédiatement éveillée. Elvis « apparaissait, lubrique et tremblant,
de pécheur. À San Diego, le conseil municipal a menacé d’interdire
les cheveux devant les yeux, avec un sourire de travers. Aussitôt
ses concerts, s’il ne mettait pas fin à ses déhanchements vulgaires.
que la musique commençait, il devenait sauvage. Secoué de
Un pasteur évangélique le déclara malade mental. En Allemagne,
convulsions, comme si tout son corps avait été, comme sa guitare,
les parents et les éducateurs s’alarmèrent du succès de ses
branché à une prise électrique. Ces hanches commençaient à
gémissements. « Elvis Presley a réussi en peu de temps à chanter
tressaillir, et ses jambes vibraient comme montées sur un marteau-
au-dessus des foules auxquelles les professeurs essaient depuis
piqueur. Il faisait sa bouche en cœur, les épaules en avant et ses
longtemps d’enseigner les trésors de la musique occidentale »,
jambes tremblaient sur la scène. Et il se mettait à bondir comme le
prévenait le pasteur étudiant Günter Hegele.152
pilote d’une jeep sur un terrain fraîchement labouré. À la télévision, son bassin et ses jambes n’apparaissaient pas à l’écran. »150
« Nous devons bien être conscients que certains tubes peuvent entraîner les adolescents sur les chemins d’une
Ce que dit le chanteur de country Bob Luman (1937-1978) à
impétuosité très problématique. Tous les agitateurs
propos d’Elvis est riche d’enseignements :
politiques, mais aussi les prêtres de ces religions païennes connaissent très bien le pouvoir d’agitation de
« Ce type débarquait affublé d’un pantalon rouge, d’une
ces rythmes. Ceux qui écoutent sont emballés avec une
cape verte, d’une chemise rose assortie à ses chaussettes.
irrésistible violence et il les entraîne dans son excitation,
Surtout, avec son sourire railleur, il restait au moins cinq
tant et si bien qu’ils finissent par s’oublier, qu’ils ne sont
minutes derrière son micro avant de faire quoi que ce soit.
plus que des corps tremblants et dévoués. C’est comme
Puis il grattait un accord sur sa guitare et pétait deux
d’être possédé dans une ivresse de volupté. »
cordes. Je jouais de la guitare depuis dix ans déjà et je n’avais jamais bousillé deux cordes à la fois. Il restait là,
Avec cette idolâtrie des temps modernes, on redoutait pour le
tranquille, avec ses deux cordes qui pendaient, et il n’avait
salut spirituel chrétien : « Mon dieu ! Des adolescents ont écrit
encore rien fait ! Les étudiantes hurlaient, tombaient dans
Elvis en gros sur la porte de la Basilique de Bamberg ; la police
Allen Jones, Playtime, 1995.
219
Le Sexe, le rock ’n’ roll et la pop music
criminelle enquête. » Et Kurt Barthel, le détenteur du prix national
des radios. Sa manière de chanter donnait des chansons une
de la RDA, connu sous le nom de Cuba, répondait en ces termes
interprétation impondérable pour la censure, faite d’une
à des étudiants de Rostock qui lui posaient des questions sur le
efficace technique de respiration très sexuelle et de dilatations
rock ’n’ roll : « Il s’agit du plus moderne des préparatifs américains
très sensuelles, à la manière de ces murmures lascifs sur
en vue d’une guerre psychologique. En préparation d’une
l’oreiller pendant qu’on fait l’amour. Enfin, sur scène, le loup
nouvelle guerre, tout ce qui est beau doit être détruit ! »
déguisé en agneau faisait chalouper le bas de son corps de manière démasquée « comme un pirate du sexe » et devint ainsi
Mais la jeunesse n’en avait rien à faire. Elvis incarnait ses désirs
le symbole de l’adolescence. »
les plus secrets ; il était pour eux l’expression du sexe, de la rage, de l’indépendance et de l’infatigable énergie. « Elvis leur
On trouve tellement de chansons qui parlent de sexualité, que
appartenait, c’était la propriété privée des adolescents. Aucune
l’on peut dire sans se tromper que le rock ’n’ roll et la pop music
personne extérieure, à plus forte raison aucun parent n’était en
ont été érigés par les jeunes générations des années 1960 et 1970
153
mesure de s’immiscer pour percer ce secret. »
en véritables instances de socialisation, qui ont accéléré la vague de libération sexuelle.
Le rock ’n’ roll était le parent de la rébellion. Au moyen d’initiatives locales et de pressions sociales, on tenta de le tenir sous contrôle.
John Lennon commença à chanter l’amour libre. La chanson des
Comme rien ne réussissait, on tenta de l’apprivoiser.
Beatles A day in the life, fut interdite de diffusion à cause du passage « I’d love to turn you on ». Lorsque les Rolling Stones
Elvis incarnait une sauvagerie pleine d’envies, chose
sont passés au Ed Sullivan Show, ils ont été obligés de modifier
complètement inédite pour le public américain. « Il a attaqué la
leur chanson Let’s spend the night together en Let’s spend some
réalité bourgeoise avec un strip-tease sentimental sans gêne et
time together. Lors de concerts, il leur arrivait de sauter sur la
a été le symbole de cette impulsion qui se consumait sans
scène avec de faux-pénis gigantesques. Tandis que Mick Jagger
flammes dans les pensées de ses contemporains, la seule à
hurle I can’t get no satisfaction, voilà qu’il se fourre une patte de
pouvoir faire éclater les modèles sociaux conventionnels et
lapin dans le pantalon. Les jeunes ont interprété le titre de cette
154
Le chatouillement de l’interdit, la curiosité, un
chanson, comme l’écrivait Die Zeit, comme « une invitation faite
mélange savant de dégoût, de fascination et d’enthousiasme
à chacun de ne plus renoncer à la satisfaction, qu’il est depuis
ont fait exploser la vente des disques et le nombre des fans
longtemps facile de se procurer. » Le chanteur Soul James Brown
présents aux concerts.
a entraîné les filles au bord de l’évanouissement, lorsqu’il
puritains. »
interprétait son hymne Sex machine, et Robert Plant, le chanteur Dans l’encyclopédie du rock de Siegfrid Schmidt-Joos et
de Led Zeppelin, adressait une prière aux mots à peine voilés :
Barry Graves, on remarque justement que « les chansons d’Elvis
« Squeeze my lemon / till the juice runs. »
étaient, au moins au début, tridimensionnelles, du fait de la musique, des textes et de l’interprétation scénique. Les textes de
Dans son dernier roman L’Animal mourant,155 le romancier
ses chansons reflétaient dans tous les cas un érotisme
américain Philip Roth apporte ce jugement : « Leur hymne n’était
pubertaire innocent et se heurtaient de fait assez peu au refus
pas l’Internationale, mais bien Twist and shout, work it on out. »
Julian Murphy, Gender Guitar, 2000.
220
Le Sexe, le rock ’n’ roll et la pop music
221
Le Sexe, le rock ’n’ roll et la pop music
222
Le Sexe, le rock ’n’ roll et la pop music
Une musique directe, évocatrice, sur laquelle on pouvait
nombreux groupies inondèrent la scène et entourèrent les Doors.
baiser. Une musique pendant laquelle on pouvait tailler
Jim Morrison, qui bouillait, se mit à crier « Vous voulez voir mon
une pipe, le be-bop du peuple, quoi. Bien sûr, la musique a
sexe ? Vous voulez voir ce que j’ai chanté ce soir ? » L’organisateur
toujours été utile d’un point de vue sexuel, comprenez, dans le
lui arracha le micro, mais Jim Morrison continua à danser, enleva
cadre des frontières données du moment. Autrefois, lorsque les
son pantalon et fit semblant de se masturber.
chansons étaient obligées, pour s’approcher du thème de la sexualité, d’employer des tournures sentimentales, Glenn Miller
Il fut condamné et inculpé de « comportement obscène et
lui-même était, dans certaines conditions, un lubrifiant à toute
lubrique, par exposition publique de ses organes génitaux et
épreuve. Puis le jeune Sinatra. Puis le son mou et crémeux du
simulation publique de masturbation et de copulation orale. »
saxophone. Mais qu’en était-il des frontières qui étaient posées aux jeunes filles délurées ? Elles consommaient de la musique,
Une ligue de défense des bonnes mœurs fut fondée exprès et
comme elles fumaient de la marijuana : comme stimulant,
appela à manifester contre les Doors, manifestation à laquelle
comme emblème de leur rébellion, comme déclencheur de
trente mille personnes participèrent. Pourtant, tout ceci ne fit
vandalisme érotique. »
qu’accroître la popularité du groupe. Les fans choisirent Jim Morrison comme réponse américaine au sex-symbol britannique
Le poète beatnik américain Allen Ginsberg (1926-1997) désignait
qu’était Mick Jagger.
le rock comme instrument de libération sexuelle : pour les jeunes fans, la musique constituait une soupape aux interdits
Puis il y eut Jimi Hendrix (1942-1970) que le New York Times
sexuels d’une morale sociale encore très pressante. Au dessus du
décrivait comme « l’Elvis noir ».
rock ’n’ roll se répandait l’idéologie hédoniste. Elle devint porteuse d’un enthousiasme très profond.
« Il a certainement été le plus grand musicien de sa génération, il pouvait jouer de la guitare avec les dents,
Jim Morrison (1943-1971), adulé comme « king of orgasmic rock »
derrière le dos ou entre les jambes. Ce que personne ne
par le Miami Herald, fonda le groupe The Doors en 1965. « Nous
pouvait croire, c’est qu’il se masturbait avec et arrivait
sommes les politiciens de l’érotisme, annonça-t-il. Nous sommes
encore à lui arracher des sons. »156
pour tout ce qui a trait à la révolte, au chaos et aux actions dépourvues de sens. » Avec sa chanson I’m a backdoor man,
Il est certain, à vrai dire, que la relation érotique avec son
sortie en 1968, il brise le tabou de la sodomie. Jim Morrison qui
instrument, qu’il traitait comme un fétiche ou comme un
suralimentait ses fans en textes au souffle érotico-mystique, poussait
symbole féminin a dû jouer un rôle important. Pendant son
tellement loin l’extase scénique qu’il en était à se mettre nu. Un
service militaire, il improvisait des heures durant sur sa guitare,
concert au Dinner Key Auditorium de Miami en mars 1969 est resté
qu’il appelait tendrement « Betty Jean ». Newsweek se laissa aller
dans les annales. Pendant que les fans criaient le rappel, Morrison,
à la comparaison selon laquelle l’artiste aurait aimé sa guitare
vêtu d’un pantalon de cuir noir, arracha sa chemise et hurla dans le
avec passion et fantaisie, comme un Casanova. Hendrix, dont on
micro : « Vous voulez me toucher ? » Alors il exigea d’eux de venir
dit qu’il avait peu d’amis pendant son enfance, considérait sa
sur scène le toucher. D’après les dires des organisateurs, de
guitare comme une personne de confiance. Alors qu’il était
Julian Murphy, Gender Guitar, 2000.
223
Le Sexe, le rock ’n’ roll et la pop music
incorporé dans un bataillon de parachutistes, il a pu se blottir
Tout au long des années 1960, Zappa fut, quasiment sans exception
contre elle au mépris des railleries de ses camarades. Plus tard,
boycotté par toutes les télévisions et toutes les radios des États-Unis.
son jeu lui a permis d’atteindre la reconnaissance, d’avoir du succès auprès des filles et de prendre de l’assurance.
Une libre confession de sa corporalité, tel a été le message essentiel du rock ’n’ roll.
Comme beaucoup d’autres, il prit ouvertement parti en faveur du haschisch.
Bien que l’on perçoive aisément les liens que le rock tisse avec le sexe, au moyen de ses mises en scènes, de ses textes ou de
« On peut dire que ma musique est érotique, ça m’est égal,
l’idéologie qu’il véhicule, c’est-à-dire avec des moyens strictement
avait-il coutume de dire, quand je serai mort, j’aimerais
extra-musicaux, il n’en demeure pas moins, comme le mentionnent
juste que les gens continuent de jouer mes chansons,
Döpfner et Garms, qu’il s’y trouve un niveau porteur d’érotisme au
qu’ils s’éclatent, se dégagent de la société, qu’ils fassent
seul moyen des structures musicales. Ce que l’auditeur ne pourrait
tout ce qu’ils veulent. Se faire plaisir. Ce que j’ai fini par
intellectuellement percevoir que postérieurement. Les émotions
perdre dans cette vie mécanique, faite de chambres
sont au premier plan, qu’ils s’agissent de celles de l’artiste ou de
d’hôtels et de grandes villes. C’est pour ça que j’ai envie
celles de l’auditoire, dès que l’on perçoit ces passages extatiques
de me tailler. Peut-être pour Vénus où n’importe où
où la batterie est instinctive, où les solos de guitares deviennent
157
ailleurs. Quelque part où personne ne me connaît. »
enivrants ou encore que le chant se met à porter toute une série d’émotions excitantes. De cette expression corporelle libérée
Franck Zappa (1940-1993) fait partie, aux côtés de Jimi Hendrix, de
provient le plaisir de danser. « Cette proximité culturelle entre les
ceux qui ont le plus contribué au renouvellement du rock ’n’ roll.
danses extatiques des tribus primitives et des sociétés modernes a
Chez lui, le sexe est un sujet dominant. Par exemple, lors des
précédemment ouvert des possibilités insoupçonnées de ressentir
concerts avec le groupe The mothers of invention, qu’il a fondé en
plaisamment la musique. »159 Ce qui comptait, c’était cette alternative
1964, il faisait éjaculer une gigantesque girafe en tissu. Ou encore,
focalisée sur le corporel à la tradition musicale des siècles passés.
il glorifiait les relations sexuelles avec les mineures et traitait les
« Angie des Rolling Stones n’est pas un morceau érotique, si on le
bourgeois de « plastic people ». Son ascension en tant que « monstre
joue à la mandoline. Il ne devient érotique que par la voix de Mick
pervers de la musique », comme l’a écrit un critique britannique, a
Jagger, par cette manière qu’il a d’allonger les syllabes et par cette
toujours été accompagnée de scandales et d’échos souvent
façon mélancolique et lascive de prononcer les mots qu’il octroie à
indignés de la presse. À vingt-quatre ans, il fut arrêté avec sa
la mélodie. » L’impression érotique naît de la concordance du
compagne de dix-neuf ans pour perversion sexuelle : À l’occasion
contenu et de l’interprétation.
d’une razzia dans un studio californien à Cucamonga, la police avait en effet mis la main sur une bande sonore sur laquelle les
Aux puritains de toutes les époques, qui ont tenté de marquer la
gémissements et les cris d’un acte sexuel avaient été retravaillés et
musique au fer rouge et de la mettre sous contrôle, prétextant
mis en musique. Après dix jours de prison, Frank Zappa fut
des influences négatives ou sataniques, on peut au moins rendre
condamné d’interdiction de tout contact avec des filles de moins de
justice en ceci qu’ils ont toujours su deviner, en la musique, sa
158
vingt et un ans non mariées, sans la présence d’un tuteur adulte.
224
force sensuelle et érotique.
Julian Murphy,
Julian Murphy,
Gender Guitar, 2000.
Gender Guitar, 2000.
Le Sexe, le rock ’n’ roll et la pop music
225
Le Sexe, le rock ’n’ roll et la pop music
226
Le Sexe, le rock ’n’ roll et la pop music
227
228
Les Vibrations électroniques la fin des années 1980, un mouvement
Un participant explique comment cette expérience est une sorte
musical orienté sur la danse s’est développé
d’ivresse collective : « Il s’agit pour partie d’une transe, que l’on
en Allemagne, au sein de niches urbaines
danse pour soi, parce que l’on s’est trouvé un pas adapté au
conquises à cet effet, et s’est depuis affirmé comme un
rythme puis, c’est là qu’apparaît une tension simultanée dans
mouvement de masses : En 1996, plus de sept cent cinquante
toute la salle, une sorte de vague sur laquelle on peut tous
mille fanatiques de la danse et du spectacle se sont rués à la
danser. C’est à peu près ça qui arrive avec la techno ! »
A
Love Parade de Berlin ! On a dansé sur de la Rave (to rave signifie en anglais délirer), une sorte de musique électronique
Lors d’une Rave, les gens ne dansent pas isolément, mais bien à
rapide, particulièrement dodécaphonique, que l’on écoute
l’unisson avec la communauté des danseurs.
souvent en prenant des psychotropes comme le speed, la « Malgré cette relation collective, danser la techno ne
cocaïne ou l’ecstasy.
rappelle pas tant les danses de salon que les danses « Au début, on a cru qu’il s’agissait simplement d’un
communautaires, comme on les retrouve en Afrique. Il y
mouvement pop issu de l’underground typique de la
a d’abord le rythme, monotone, souvent de cadence 4 / 4
subculture des années 1970 : des soirées illégales dans
qui suggère les piétinements. Puis viennent les lignes de
des friches industrielles, une musique terriblement
basse, avec des fréquences comprises entre 10 et 160 Hz,
monotone et horriblement banale, la présence d’un
c’est-à-dire bien en dessous de ce que l’oreille peut
style vestimentaire coloré et une envie de danser, qui se
entendre, mais ressenties par le corps entier sous forme
manifestait de manière très extravertie : une expérience
de vibrations. C’est le corps qui absorbe immédiatement
corporelle, comme l’aime la jeunesse issue de la société
ces oscillations qui traversent la salle, qu’il souligne dans
de l’information. »
160
la danse. Enfin la vitesse, qui fait en sorte que le danseur ne se maintienne pas dans une sorte de transe, mais qu’il
« The body is the message » pourrait être le credo de la culture de
se dépense totalement. L’expérience corporelle extatique
la rave, car le corps y est particulièrement mis en avant et
des ravers est le fruit de cette tension énergétique entre
l’expérience corporelle est vécue collectivement.
le rythme, les basses, l’espace et le corps. »162
« Tandis que le danseur exprime son propre style dans
Les basses saisissent le corps sans échappatoire possible. Il s’agit
les mouvements de ses bras, de sa tête et de son tronc,
bien d’une musique immédiatement reliée au corps et c’est de là
les hanches et les jambes sont condamnées à suivre
que surgit cette extase collective.
le rythme, qui peut atteindre 240 BPM (battements par minute). Ce rythme effréné n’autorise que des
« Les lignes de basse, c’est le sexe, disait un expert. Et
mouvements sommaires du type des bonds et des
que les gamins s’en rendent compte immédiatement
piétinements, lesquels sont effectués dans une cadence
cela n’étonne personne. Celui qui une fois dans sa vie a
161
répétitive empreinte d’esprit collectif. »
entendu hurler des dizaines de milliers de jeunes sur
Allen Jones, Sheer Magic (Pure Magie), 1967.
229
Les Vibrations électroniques
une ligne de basse, se rend bien compte que c’est bien
Mosonyi interprète les développements successifs de la musique
là leur façon de copuler. »
de la manière suivante : « La musique est peu à peu remplacée par la danse, jusqu’à une satisfaction sublimée et narcissique de
Tandis que l’histoire de la musique la définit d’ordinaire comme
l’instinct qui ne laisse que peu de place au contexte de départ.
un produit de l’esprit, auquel la danse reste totalement soumis,
Les œuvres musicales instrumentales s’affranchissent d’un
la musique ici ne domine pas la danse de manière unilatérale. Il
instinct très terre à terre et glissent vers des sommets radieux. Les
s’agit beaucoup plus d’une interrelation complexe entre les
sensations de plaisir engendrées sont aussi affinées, sublimées et
danseurs et le DJ. La techno est là quand on la danse ! De même,
de moins en moins intenses. »
le talent du DJ se mesure-t-il au nombre de danseurs et à leur Une culture qui s’abstrait de plus en plus du corporel et du
niveau d’excitation.
sensuel jette son anathème sur la danse. Les théologiens et « La techno ne raconte pas une histoire, mais se focalise
moralistes de tout poil ont toujours mis en garde contre la danse.
directement sur le corps. Let the rythm take control, voilà le credo du raveur. »163
« D’abord, les musiciens comme les danseuses s’assoient par terre, les jambes croisées, sur deux rangs
L’histoire de la civilisation est en ceci marquée, qu’elle a suivi
et laissent monter un chant alterné, au cours duquel,
un processus croissant d’abstraction du corps. De même, la
parfois lentement, parfois rapidement et avec passion,
musique comme érotisme a toujours été un plaisir plus
ils se laissent tomber sur les côtés, les bras tendus,
particulièrement spirituel. Par contre, avec la danse, l’expérience
agitant de petites calebasses remplies de cailloux, si
du corps devient l’Événement. Avec la techno, c’est « la volonté
bien qu’un bruit étourdissant retentit. Les deux
de surmonter ses propres limites, le plaisir d’aller au-delà du self-
danseuses portent des bijoux de famille autour des
164
« Sur le dance floor, le
chevilles, une espèce de corselet, une jupe retroussée
contrôle du corps par le moi raisonnable tend à se dissoudre,
ou courte pour pouvoir faire des bonds vers le ciel.
laissant le corps en situation de communicant à part entière. La
Au bout d’un certain temps, elles se mettent à sauter
séparation entre son corps matériel, d’une part et, d’autre part,
en l’air et, accompagnées de cris sauvages et de
soi-même ou l’imagination de son corps dissous dans les autres,
cliquetis, se mettent à se déhancher le bassin de
control et des normes corporelles. »
165
se trouve comme noyée dans la danse. »
manière lubrique. Les spectateurs les accompagnent avec plaisir et vivacité, rient, se laissent charmer et
Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre consacré aux
imitent le même déhanchement. »
peuplades primitives et aux sociétés traditionnelles, la musique, la danse et le cérémonial sont étroitement liés. Les désirs
Ce n’est ni une Rave ni une Love Parade, qui nous est ici décrite,
acoustiques et corporels s’unissent dans un jeu hautement
mais la danse Hula-Hula sur l’île d’Hawaï, par un chercheur du
166
sensuel. Selon Desiderius Mosonyi , les fêtes orgiaques étaient
XIXe siècle.167
soumises à deux conditions alternatives : « La réduction du sens critique ou de sa prépondérance au moyen de l’augmentation de
Le rythme est le facteur dynamique de la musique. Il est, selon
l’énergie instinctive ; la prise d’alcool ou d’autres psychotropes
Erich Haisch168, l’élément primitif de la musique qui stimule ce
enfin, ouvraient la voie pour que la musique et la danse excitent
qu’il y a de « primitif » en l’homme. C’est la raison pour laquelle
la libido jusqu’à son extase. »
la vieille musique de messe, de laquelle les influences de tous
Allen Jones, Perfect Match (Partenaire idéal), 1966-1967.
230
Les Vibrations électroniques
horizons avaient été consciencieusement bannies, ne connaissait pas de cadence. Pour Nietzsche, la musique et la danse étaient « l’expression de la libération de l’instinct interdit ». Le philosophe marxiste Ernst Bloch a aussi accordé une signification centrale au corporel et au sensuel dans l’intermédiation entre la pensée et le passage à l’acte et attribue, de ce fait, à la danse une place centrale, dans son ouvrage Le Principe espérance. Et pourtant, il est dégoûté par les danses sauvages des années 1930 et 1940. « À dire vrai, là où tout tombe en ruine, les corps se tordent sans peine dans tous les sens. On n’a rien vu de plus cru, de plus banal et de plus stupide, que les danses Jazz depuis 1930. Le Jitterbug et le Boogie-Woogie sont d’une débilité qui se change en déchaînement, accompagnée de hurlements qui sont supposés servir d’accompagnement musical. »169 Il ne parvenait pas à reconnaître le plaisir lié aux mouvements effrénés et furieux, ce qui distinguait justement ces danses des danses conventionnelles. Comme pour les Raves, ces danses ont été montrées du doigt comme étant barbares et primitives. La peur de perdre son moi raisonnable s’oppose à la compréhension. « Danser, nous dit Gabriele Klein, est toujours une expérience corporelle, à savoir que, même si une mise en scène du corps se joint à la danse, il n’en demeure pas moins que celle-ci constitue une expérience intérieure et pas seulement extérieure, aussi compliqué cela soit-il de l’exprimer avec des mots. Des mots comme bonheur, extase, transe caractérisent cette tentative d’approximer, avec des mots, un ressenti strictement corporel. » 170
Allen Jones, Diptyque homme et femme, 1965.
231
234
Final « De faire du beau sexe le sexe faible, Voilà le plus fier triomphe qu’un compositeur puisse atteindre. » Piotr Tchaïkovski
L’
érotisme n’est pas quelque chose à objectiver, il
contre, puisque l’efficacité de chaque aspect subjectif dépend de
est hautement subjectif. À l’instar de l’érotisme,
l’histoire individuelle, il n’y a en vérité aucune recette miracle, en
l’art vit aussi de cette tension entre l’instinct et
vertu de laquelle on pourrait deviner un effet.
la raison, entre les sentiments et l’intellect. Les deux, l’art et l’érotisme sont enracinés dans le sensuel, et en même temps, ils
Mais le contexte d’efficacité, comme nous l’avons vu auparavant,
offrent au sensuel qui les expérimente un plaisir élevé. Certes, ils
est infiniment plus polymorphe. Éros peut être à l’origine d’une
s’abreuvent aussi aux sources instinctives, mais ils ne sont
composition ; jouer peut, pour un musicien, qu’il soit soliste ou
nullement censés accomplir les desseins des instincts sexuels et
dans un orchestre, se changer en expression érotique ;
sensuels. Le corporel se mélange avec le spirituel.
l’instrument lui-même peut endosser l’habit de l’objet d’amour ; un aspect érotique particulier peut atteindre un membre de
En aucun cas, il ne doit s’agir du sujet érotique en lui-même, qui
l’orchestre, au delà du « rythme cardiaque partagé » par tous les
rend érotique l’œuvre d’art, tableau d’une scène d’amour ou
membres. Tout un chacun ayant déjà chanté dans le cadre d’une
opérette frivole. La simple force sensuelle du parcours fiévreux
chorale, connaît ce sentiment puissant qui engendre une
d’une ligne dans un dessin, de la modulation d’une mélodie
respiration commune.
dans une musique, peut engendrer un effet érotique. L’effet érotique devient tout à fait possible lorsque la Comment la musique parvient-elle à exprimer et à exciter les
représentation
sensations sexuelles ? Avec l’expression de Wagner de « l’effet sans
très érogène. Qu’il s’agisse d’un de ces antiques cultes religieux
la cause », le vieux magicien peut essayer de garder son secret.
à la déesse de la fécondité, d’une bacchanale grecque, d’une
Mais il est des paramètres inhérents à la musique, comme le
orgie dans un bordel ou d’un festival de rock. Un concert de
rythme, le tempo, la mélodie, les sons, qui parviennent à
rock peut bien se transformer en une fête dionysiaque, au cours
provoquer une imagerie érotique. De gros contrastes dynamiques,
de laquelle l’érotisme grimpe jusqu’à ce que le chanteur
des extases rythmiques, des suites appuyées d’accords peuvent
provoque un acte sexuel symbolique avec le public. « Pour moi,
engendrer l’expression d’une tension passionnelle. Le vibrato
le beat a la même signification que le battement cardiaque, qui
d’une basse ne s’adresse pas seulement à l’oreille, mais transporte
se trouve ensemble avec un autre pour des plaisirs corporels »,
le corps entier en mouvement. Le principe de montée, qui entraîne
disait Éric Burton. De cette manière, les fêtes ancestrales
une mélodie ou un rythme jusqu’à son point culminant, est un
continuent de nos jours à se perpétuer.
musicale
se
tient
dans
une
ambiance
principe orgiaque. Un adagio qui s’étire lentement peut aussi nous transposer dans des rêveries sensuelles, de même que le tapis
La musique offre l’accès le plus direct au siège des émotions. En
sonore infini de la minimal music, qui ne conduit à aucun
cette qualité, elle peut immédiatement déclencher des réactions
sommet, peut susciter un état de transe aux sentiments mêlés. Par
corporelles et émotionnelles. La musique peut être à la fois
Caricature de Jacques Offenbach, 1863.
235
Final
couché sur papier. Les mots et les phrases ne vivent que lorsqu’ils résonnent en nous, lorsqu’ils déclenchent en nous la ronde des souvenirs inconscients. (C’est peut-être une des raisons pour laquelle on lit moins de nos jours : lorsque plus aucun sentiment profond ne parvient à se développer, lorsque plus rien ne peut déclencher cette ronde des souvenirs, qui nous attachait à la lecture. Ainsi, le texte demeure vide de sens, à l’image de notre for intérieur…) Il en va de même avec la musique : lorsqu’un morceau éveille en nous une sensation érotique, c’est parce qu’il nous a conduits à la source de notre passé, laquelle se tenait cachée. La musique ne pourra jamais produire du sentiment, elle ne pourra que rendre audible cette voix intérieure déjà présente à l’état de désir latent. Elle a le pouvoir de rendre le latent manifeste, sans pour autant parvenir à le retenir sous forme de médium planant. Finalement, cela ne dépend-il pas de la « réalité du phantasme » ? Une réalité spirito-sentimentale, qui, à l’instar des rêves, dispense, pour un instant seulement, le sentiment d’accomplissement. Cette réalité profonde surenchérit sur la réalité empirique. Il en va de même en amour, entendu dans le sens de la vie commune, avec un partenaire sexuel, où l’érotisme ne s’enflamme que lorsque le corporel pur se change résultat et origine de tensions érotiques, qu’elle entraîne sur les
en un plaisir mêlé de spirituel et de sensuel. Sans quoi demeure
chemins illusoires d’une conciliation.
une « sexualité pure », qui bien sûr conserve sa propre valeur en dehors de l’érotisme. Est-ce cela ce que nous appelons la réalité,
La musique n’entraîne-t-elle pas aussitôt une poussée
que d’éveiller chez celui qui prend du plaisir, autre chose que
d’émotions, si quelque chose de subjectif vibre à l’unisson avec
des points de rencontre et des opportunités, en des régions
elle, quelque chose qui vient de notre passé ? Bien sûr. Et un
hautement spirituelles ? On ne doit pas ici craindre sa situation
phénomène dans le domaine du sensible ne se transforme-t-il
structurellement matérielle, mais la sauvegarder, lorsqu’on
pas lui aussi en émotion, si, au-delà de la concrétisation de ce
prend conscience que le spirituel ne jaillit pas de lui-même, mais
sensible, quelque chose de spirituel vient s’en mêler ? Nous
qu’il se sert bien des « expériences premières ».
regardons un tableau, et voilà que nos sentiments sont actualisés
236
en nous, nos souvenirs : cela nous émeut par l’évocation d’un
Le son de la flûte de Pan devait atteindre l’amante perdue. La
fantasme ou plutôt d’un imaginaire. Ou bien cela nous laisse de
nymphe a disparu à jamais, mais est restée présente sous forme
marbre. La littérature : un désert de plomb en noir et blanc
de musique. L’amante absente est présente dans la musique.
Anonyme,
Aubrey Beardsley,
illustration pour Chansons de salles de garde, 1938.
Pan et nymphe des bois, 1895.
Anonyme,
Aubrey Beardsley,
illustration pour Chansons de salles de garde, 1938.
Danse avec la flûte de Pan, 1895.
237
238
239
Intermède n°13 : E. Th. A. Hoffmann Sœur Monika
«M
alchen, allongez-vous sur cette chaise ! Et vite ! J’hésitais…
– Malchen ! crièrent courroucées, ma mère et ma tante. J’obéis. La Chaudeluze vint dans le cabinet, et à peine fut elle partie que la porte
s’ouvrit, laissant entrer un homme assez maigre. – Votre serviteur, Monsieur Piano ! cria une des demoiselles. Obéissant, Monsieur Piano changea de place. « Quelle étrange danse se jouait donc ici demanda-t-il ? » Mais à peine eut-il posé sa question que la Chaudeluze fit son apparition, avec, comme je l’imaginais, un horrible bâton. – Comme c’est bon de vous voir, Maestro Piano ! dit elle ; dénudez-moi le derrière de cette jeune fille, elle doit apprendre à connaître les notes a posteriori, peut-être y trouverez-vous une certaine philosophie de la musique. – Hem ! Madame ! s’écria le maître de musique, consterné : les touches de la nature ne doivent pas être frappées ni soufflées, mais puis que c’est ici le cas, où l’on puisse chasser la soufflée et la soufflante avec le frappant et le frappé, alors je veux bien avec une ouverture commencer stemperare.
240
Intermède n°13 : E. Th. A. Hoffmann
Je reçus le premier coup si violemment, que je ne pus m’empêcher de crier très fort. S’en suivirent inexorablement encore vingt-quatre, et en sang je me tordais sous l’ouverture du Maestro Piano, et à la saisissante construction périodique de cet interminable forte que jouait la sévère maîtresse de vertu. Entre-temps, je supportais la plaisanterie avec un courage de héros. Piano avait ouvert son pantalon et me montra un accordoir d’une taille et d’une capacité sonore supposée si extraordinaire, que j’aurais certainement dû, pendant l’exécution, me frotter les jambes l’une sur l’autre et certainement parvenir à l’objectif de volupté, si cette fois la douleur ne l’eut pas emporté… Lorsque je reçus le septième coup, je poussais un cri, et ainsi de suite jusqu’au dernier. – Ah ! Madame ! commença Maestro Piano, qui me baissa les jupes et les chemises comme un vulgaire souffleur. Ah ! Madame ! Ce fut une prime au-dessus de la moyenne, de 24 / 25 – pour la pauvre petite – une virgule diatonique ou pythagoricienne, ce dont on n’a pas besoin pour un harmonica, juste pour un petit monocorde – in filza questa riflixione a fine ! – parce que j’ai certainement devant moi l’artiste de ce monocorde, et que je voudrais bien vous remettre mon accordoir pour un petit exercice surveillé. » Pendant que ce Maestro Piano parlait à ma mère, la prenait par la main, la conduisait à une fenêtre, soulevait ses jupes et ses chemises pour y introduire son accordoir jusqu’au corps de résonance, ses mains se promenant sur le plus joli clavier de la nature humaine, Madame Chaudeluze m’avait soulevée avec l’aide de deux demoiselles et m’avait appuyée contre la table.
241
242
Coda : L'Éloge du silence e même que la lumière est la somme de différents
« À l’heure de midi, le vieux piquait un somme, ce depuis le jour
spectres de couleurs, pouvons-nous considérer le
de sa croisade, si bien que Blanche avait les mains libres et se
silence comme une somme de sons et de bruits ?
souvint de consacrer ces heures silencieuses à l’éducation de son
Chaque performance musicale ne se compose pas seulement
page. »173 Le silence est favorable à l’amour secret, il accompagne
de sons audibles, mais aussi d’interstices qui lui confèrent
l’interdit qui pèse sur Blanche. On se rencontre en toute
relief, rythme et tension. Les sensations que la musique éveille
discrétion, loin des gens bruyants. Cette discrétion semble lui
en nous peuvent, grâce aux pauses, être amplifiées jusqu’à
être fortement profitable.
D
atteindre des sommets silencieux et haletants, jusqu’à ce qu’enfin, la musique retombe, se mette à baisser de manière
« Satisfait que j’étais de l’aimer en silence, je profitais pleinement
infinitésimale, jusqu’au néant absolu du silence le plus complet.
de mon amour. Et ce sentiment d’une pureté absolue, qui n’avait
Si nous n’avons, jusqu’à présent, fait qu’évoquer l’effet érotique
pas encore été abîmé par l’idée qu’elle puisse souffrir, suffisait à
de la musique, nous devons désormais considérer celui
ma béatitude. »174 Le désir qui nourrit cet amour est silencieux. Il
du silence.
va lui faire atteindre des sommets insoupçonnés. On a comme l’impression que cette envie de silence pourrait le priver
« On ne dit rien d’autre des paysages nocturnes qu’ils sont
d’adhérence au sol. Aucune musique ne parvient à propulser
silencieux, et que rien ne leur serait plus fatal que le son du cor ;
l’âme dans de telles dimensions que le fait le silence.
mais, et c’est un paradoxe, le son du cor ne tue pas le silence de la nuit, mais c’est celui-ci qui, par son aura, le change en silence et
« Elle endossa le silence de la forêt, puis passa des heures à se
171
l’emporte vertigineusement au-delà de ce que l’on connaît. »
taire, au cours desquelles, bercée par cette magie, elle se noya
Ainsi la musique offre-t-elle une possibilité d’expérimenter le
dans l’ivresse du silence. »175 Le silence n’est pas le vide, il se
silence. Chacun a en mémoire comment, en pleine chaleur
remplit ici de valeurs dionysiaques ; et cet état va bien au-delà
estivale, le bourdonnement d’une seule mouche, engendre
de tout ce que la musique pourrait apporter. Il ne s’agit pas
d’abord la sensation de silence. Peut-on de cette manière,
seulement d’un sentiment d’unité avec le monde extérieur. La
chanter le silence ?
magie évoquée provient du fait de ressentir à nouveau cette fusion narcissique avec l’univers, propre à l’enfance précoce.
« La cour de cette maison était très sombre. De gros arbres ombrageaient le jardin. Le silence et la discrétion
« Ils se regardèrent longtemps et silencieusement dans les
étaient de mise, dans cette maison choisie par les prêtres. »172
yeux. » La musique peut aider les amants à exprimer leurs
La violation des interdits a lieu dans l’obscurité et le silence.
sentiments. La musique expose le sentiment dans une
Ce que l’obscurité est pour les yeux, le silence l’est pour
dimension temporelle, de telle sorte qu’elle ancre les amants un
les oreilles.
peu plus dans le présent. Le silence, quant à lui, agit comme
Alexandre Séon, La Lamentation d’Orphée, 1896.
243
Coda : L'Éloge du silence
une déchirure temporelle, à travers laquelle, des confins de
dans son étude sur l’inquiétude et y répond en ces termes :
l’univers jusqu’au moment présent, l’infini coule comme un
« L’inquiétude apparaît lorsque des complexes infantiles
courant. Ce qui se passe, dans l’esprit de ces deux amoureux a
refoulés rejaillissent, ou lorsque des convictions primitives,
quelque chose de naturel. Ce silence, cette musique d’Éon, peut
autrefois surmontées, réapparaissent comme confirmées. » Les
être appréhendée de manière tellement monstrueuse, qu’elle en
peurs d’enfants persistantes sont liées au silence. Il peut soudain
arriverait à devenir angoissante. Comme il est bon à celui qui ne
s’ouvrir comme un trou dans le tapis continuel de bruit, trou par
peut supporter ce silence, de l’étouffer en mettant un disque
lequel on tombe sur un long passé oublié.
romantique… Le temps finit toujours par retrouver un rythme, même avec des pauses ; il reste appréhendable, et les
« Je flânais tranquillement dans les rues d’Istanbul, et
sentiments trouvent toujours un langage dans la musique. Peut-
me retrouvais sans m’en rendre compte dans une rue
être que cette saillie durable de la musique dans notre temps
adjacente exclusivement fréquentée par des hommes.
trouve justement sa signification dans la suppression de ce
Comme si le bruit qui emplissait les rues jusqu’à
silence digne d’Éon.
présent avait été arrêté en appuyant sur un bouton, voilà que soudain on n’entendait plus que du silence.
« Un silence pénible emplissait la demeure. Emma était inquiète.
Comme dans un film muet, les hommes passaient et
Elle tâchait de s’occuper. Ses mains ne cessaient de trembler »176
repassaient ; on n’entendait même pas le bruit de leurs
D’où provient cette pénibilité ? Les mots et les sons établissent
pas, comme s’ils marchaient sur des coussins d’air. Je
des ponts, quand bien même demeurent des zones de
n’arrive pas à savoir, si ce sont mes sens qui se sont
non-dit. Ils autorisent un contrôle, si minimal soit-il, de l’échange
d’un coup éteints, ou si la réalité avait subitement
réciproque. Lorsque le fil du dialogue se casse, la communauté
choisi de se taire. Il s’agissait en fait d’une rue, où
d’esprit se retrouve visiblement abandonnée. C’est alors que
s’enchaînent les bordels, dans laquelle régnait un
s’ouvre un espace de projections, qui ne se remplit que de
silence inquiétant. »
suppositions, de possibles, voire de suspicions. Cette pause enfle jusqu’à devenir insupportable. Ce champ des possibles
« Je pénétrais dans la salle. C’était une très belle femme de
peut tout englober, de l’amour jusqu’aux desseins mortels.
trente-cinq ans qui présidait ; elle était nue et ne portait qu’une
C’est ainsi que le silence devient inquiétant. Au mieux, on peut
parure dans les cheveux. Ceux qui étaient assis au bureau
passer un disque dans son lecteur CD. La musique est ici en
étaient nus aussi, deux hommes et une femme. On ne comptait
mesure de fournir un canevas pour nos émotions et de guider les
pas moins de trois cents personnes. Ça baisait dans le vagin, ça
sentiments des deux sur une même voie.
se branlait, ça se flagellait, ça sodomisait, ça éjaculait et tout ça dans le plus grand silence. »177 Sade décrit une image très
« D’où provient ce sentiment inquiétant lié au silence, à la solitude,
vivante. Les images ne s’adressent qu’aux yeux, à l’imagination
à l’obscurité ? Ces moments ne présagent-ils pas de la fonction du
visuelle. Est-ce le silence de la Bastille qui résonne dans cette
danger, dans l’apparition de l’inquiétude, bien que les conditions,
description ? La seule chose, en tout cas, que l’on puisse
dans lesquelles les enfants expriment le plus fréquemment leurs
entendre de cette description d’orgies sauvages est le
peurs soient les mêmes ? » Sigmund Freud pose cette question
grattement de la plume sur le papier.
Man Ray (Emanuel Radnitszky), Le Violon d’Ingres, 1924.
244
245
246
Coda : L'Éloge du silence
« Il ne bougea pas, mais se contenta de humer, les sens attentivement déployés, cette odeur de fleur et de viande. C’était indiciblement bon ; il ne s’était rien imaginé de meilleur. Il aurait juste aimé boire plus, jusqu’à la lie. Il se tenait dans le plus grand silence. »178 Le temps est suspendu, l’instant est fascinant. On aurait bien imaginé un coup d’arrêt à cette musique animée, à un endroit particulièrement réjouissant. Mais rien d’autre qu’un énervant bruit de fond n’était perceptible ! Il n’y a que la pause qui puisse, comme lorsqu’on retient sa respiration, représenter l’éternité pour un court instant… « Elle se disait que ce qu’il y avait de plus beau chez elle était la courbe de ses hanches, qui tombait lentement depuis le creux de son dos, ainsi que la rondeur assoupie et silencieuse de ses fesses. »179 Ceci nous rappelle l’expression de Winckelmann, « noble simplicité, grandeur tranquille », utilisée pour caractériser l’expression des sculptures de la Grèce antique. Ce silence attire l’attention sur le recueillement devant la beauté parfaite. Même un fessier peut respirer l’esprit du classicisme… « Et puis elle le toucha, et c’était comme le fils de Dieu avec la fille de l’homme. Comme il était beau, quelle pureté dans la texture ! Comme c’était merveilleux, bon et fort, et pourtant si
quelque chose de planétaire qui colle au silence. Soit dans l’idée
pur et si tendre, le silence de ce corps qui se mettait à
d’une fusion cosmique avec le monde extérieur, ou bien, comme
frissonner ! Ce silence parfait fait de force et de chair tendre ! »
180
ici, dans l’idée d’une solitude universelle.
Ce silence laisse apercevoir une intensité qui fait ressentir la présence de quelque chose de divin. Quelque chose
« L’amour n’est pas simplement le désir silencieux de quelque
d’inexprimable s’articule dans ce silence, bien au-delà des
chose d’infini ; c’est aussi le plaisir très vivant d’un joli
bruits habituels.
présent. »182 L’origine se fait but à atteindre aussi en amour. Dans l’univers narcissique, chaque hiatus entre présent et futur est
« Notre maison était gris clair, toutes les lumières étaient éteintes. Le
aplani. L’amour n’est plus qu’un présent accompli.
silence s’enroula autour de nous, comme une boule sans fin. À ce moment précis, chacun était seul, elle s’assit sur son étoile féminine,
Le silence absolu c’est la mort : « La mort, ce garde malade,
et moi sur ma planète masculine. Pas du tout animés de mauvaises
chantait pendant mon sommeil / Là se tenait le bonheur
181
intentions, mais loin, très loin, l’un de l’autre. »
Il y a toujours
silencieux, le… bonheur… silencieux… devint mien. »183
Jean-Auguste-Dominique Ingres,
Wilhelm von Kaulbach,
Baigneuse, 1864.
illustration pour Nudités, vers 1840.
247
Notes 1.
Ovid, Metamorphosen, I, p. 694-712.
2.
Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung. Frankfurt 1959, p. 1245.
3.
A. Elster, Musik und Eros, Bonn, 1925.
4.
G.Simmel, Psychologische und ethnologische Studien über Musik.
5.
En Français dans le texte, N.d.T.
6.
Jacobowski, Die Anfänge der Poesie, 1891.
7.
En Français dans le texte, N.d.T.
8.
Dalton, Descriptive Ethnology of Bengal, 1872 ; cité d’après Iwan Bloch, Die Prostitution, Berlin, 1912.
9.
Paris, 1883 ; cité d’après Bloch.
10.
En Français dans le texte, N.d.T.
11.
Erman, Ägypten und das ägyptische Leben im Altertum, 1885 ; cité d’après Iwan Bloch, Die Prostitution.
12.
En Français dans le texte, N.d.T.
13.
Hans Kistemaecker, La Danse du ventre, 1900 ; cité d’après Iwan Bloch, Die Prostitution, p. 127.
14.
« Gutta cavat lapidem non vi, sed saepe cadendo », proverbe latin signifiant « La goutte creuse la pierre non pas par la force, mais en tombant fréquemment. », N.d.T.
15.
Max Dauthendey, Die geflügelte Erde, Munich, 1910.
16.
Pierre Dufour, Geschichte der Prostitution, Berlin, vers 1920.
17.
Courtisanes d’un rang élevé dans l’Antiquité grecque, N.d.T.
18.
Angelika Dierichs, Erotik in der Kunst Griechenlands, Mayence,1993.
19.
On utilisait deux à deux des instruments comme des cymbales.
20.
En Français dans le texte, N.d.T.
21.
Dufour, Geschichte der Prostitution, Berlin.
22.
Voir Aristophane, Les Grenouilles.
23.
Iwan Bloch, Die Prostitution. Bd.1.
24.
Max Dauthendey, Die geflügelte Erde, Munich, 1910.
25.
Th.W.Adorno, Dissonanzen. Ges. Schriften, vol. 14, Francfort, 1973.
26.
David Tame, Die geheime Macht der Musik, Zurich, 1991.
27.
Voir Heiner Gembris, Wirkungen der Musik – Musikpsychologische Forschungsergebnisse, in: H.Hofmann, Mensch und Musik, Cl. Trübsbach, Augsbourg, 2002.
248
28.
Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, 1872.
29.
Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, troisième livre, 1819.
30.
Ibid.
31.
Ibid., p.363.
32.
Ibid., p.372.
33.
Friedrich Nietzsche, Werke , vol.2, p.332.
34.
Rüdiger Safranski, Nietzsche, Vienne, 2000.
35.
Arnold Hauser, Sozialgeschichte der Kunst und Literatur, vol. I, Munich, 1958, p. 219.
36.
En Français dans le texte, N.d.T.
37.
En Français dans le texte, N.d.T.
38.
Cité d’après Anna Lüderitz, Die Liebestheorie der Provençalen bei den Minnesängern der Stauferzeit, Berlin-Leipzig 1904, p. 70.
39.
e
Les chants d’amour courtois sont principalement disponibles en ouvrage collectifs. Déjà à la fin du XIII siècle, on mentionne la collection du conseiller Rüdiger Manesse, laquelle réunit plus de 140 poèmes. Ce manuscrit célèbre, agrémentés de miniatures, d’images et des armoiries des chevaliers, se trouve aujourd’hui à Paris. Tout aussi significatif est le grand manuscrit d’Heidelberg, datant de la première moitié du XIVe siècle, le petit manuscrit d’Heidelberg, datant du XIIIe siècle, ainsi que le manuscrit de Weingarten de Stuttgart (autour de 1300) ou enfin le manuscrit de Iéna (autour de 1310, annoté).
40.
Helmut Brackert, Minnesang, Francfort, 1983, p. 259.
41.
Peter Wapnewski, Waz ist minne. Studien zur Mittelhochdeutschen Lyrik, Munich, 1979, p.74.
42.
A. Hauser, op. cit., p. 224.
43.
Helmut Brackert, op. cit., p. 263.
44.
Peter Wapnewski, op. cit., p.74.
45.
Jeffrey Ashcroft, Als ein wilder valk erzogen, in: Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik, année 1989, Cahier 74 : Konzepte der Liebe im Mittelalter, Göttingen, 1989, p. 58-74.
46.
A. Hauser, op. cit., p. 228.
47.
J. Ashcroft, op. cit., p. 61.
48.
H.Brackert, op. cit., p.271.
49.
A.Hauser, op. cit., p. 227.
50.
Renée Meyer zur Capellen, Die Hohe Frau im Minnesang und im Parzival, in: R. Meyer zur Capellen, A.Werthman, M.Widmer-Perrenoud, Die Erhöhung der Frau. Psychoanalytische Untersuchungen zum Einfluss der Frau in einer sich transformierenden Gesellschaft, Francfort, 1993, p. 98 et suivantes.
51.
Ibid., p.87
52.
Ibid., p.98
53.
Ibid.
54.
Tanja Weiß, Minnesang und Rock – Die Kunstgattung Aufgeführtes Lied in ihrer Ästhetik und Poetik, Neustadt, 2007.
55.
Friedrich Nietzsche, op. cit.
56.
S.Kierkegaard, Einleitung zu : Die Stadien des unmittelbar Erotischen oder das Musikalisch-Erotische, Munich, 1926.
57.
Ibid.
58.
Bernd Oberhoff, Wolfgang A. Mozart, Don Giovanni. Ein psychoanalytischer Opernführer, Giessen, 2004, p. 16.
59.
Ibid., p. 44.
60.
Romain Rolland, Beethovens Meisterjahre, Leipzig 1930, p.27.
61.
Ibid., p. 33.
62.
Ibid., p.37.
63.
Klaus Kropfinger, Beethoven, Cassel-Bâle-Londres-New York-Prague, 2001, p.123 et s.
249
64.
Romain Rolland, Ludwig Van Beethoven, Erlenbach-Zurich 1927, p. 28 et suivantes.
65.
Harry Goldschmidt, Um die Unsterbliche Geliebte, Leipzig, 1977, p. 432.
66.
Ibid., p.439.
67.
Ibid., p.441.
68.
Voir K. R. Eissler, Goethe. Eine psychoanalytische Studie, Francfort, 1983.
69.
H. Goldschmidt, op. cit., p. 442.
70.
Ibid., p. 444.
71.
Ibid., p. 462.
72.
Cité d’après Döpfner-Garms, Erotik in der Musik, Francfort-Berlin 1986, p. 57
73.
Peter Gay, Die zarte Leidenschaft. Liebe im bürgerlichen Zeitalter, Munich, 1987, p. 277.
74.
Ibid., p. 270.
75.
Ibid., p. 272.
76.
Bilderlexikon der Erotik.
77.
Friedrich Nietzsche, Der Fall Wagner, vol.2, p. 905 et suivantes.
78.
Thomas Mann, Die Buddenbrooks, Francfort, 1960, p. 498.
79.
Ibid., p. 748.
80.
Ibid., p. 743.
81.
Frieda Teller, Musikgenuss und Phantasie, 1917.
82.
Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, 1872.
83.
K. R. Eissler, Notizen über einen Aspekt von Goethes Beziehung zur Musik, in : Goethe, Eine psychoanalytische Studie, Francfort, 1985.
84.
Max Graf, op. cit., 1910, p. 30.
85.
Jean Paul, Wahrheit aus Jean Pauls Leben, vol. II, p. 102 et suivantes.
86.
Goethe, in : Eissler, op. cit., p.100.
87.
Karl Abraham, Gesammelte Schriften , vol.1, Francfort, 1982, p. 184 et suivantes.
88.
Mantagazza, Die Physiologie der Liebe, Jena, 1877.
89.
Iwan Bloch, Das Sexualleben unserer Zeit, Berlin, 1909.
90.
Bernd Nitzschke, Frühe Formen des Dialogs, in : Psychoanalyse und Musik, Giessen, Bernd Oberhoff, 2002, p. 322.
91.
Paul Hindemith, A Composer’s World, New York, 1952.
92.
K. R. Eissler, Goethe. Eine psychoanalytische Studie, Francfort, 1985.
93.
Peter Kutter, Affekt und Körper. Göttingen, 2001.
94.
Hegel, Vorlesungen über Ästhetik.
95.
Bernd Oberhoff, op. cit., p. 9.
96.
Freud, Der Moses des Michelangelo, GW X, p. 172-201.
97.
Peter Gay, Sigmund Freud, Francfort, 1989.
98.
Bernd Nitzschke, op. cit., p. 308.
99.
Emanuel Eckhardt, Der Zauber des perfekten Klangs. Sir Simon Rattle führt die Berliner Philharmoniker zu neuen Höhen. Ein Weihnachtsmärchen, 2002.
250
100.
Thomas Mann, Die Buddenbrooks, Francfort, 1960, p. 505 et suivantes.
101.
Karin Nohr, Der Musiker und sein Instrument, Tübingen, 1997.
102.
W. Heine, Der Kampf um den Reigen. Vollständiger Bericht, Berlin, 1922.
103.
En Français dans le texte, N.d.T.
104.
Mel Gordon, Voluptuous Panic. The Erotic World of Weimar Berlin, Venice (CA, USA), 2000.
105.
En Français dans le texte, N.d.T.
106.
Cité d’après Lothar Fischer, Anita Berber. Tanz zwischen Rausch und Tod, Berlin, 1988, p.7.
107.
Cité d’après Lothar Fischer, op. cit., p.8.
108.
F.-P. Kothes, Die theatralische Revue in Berlin und Wien 1900-1938, Wilhelmshaven, 1977 ; cité d’après Fischer, p.25
109.
Fritz Giese, Die Girlkultur, Munich, 1923 ; cité d’après Fischer p.27.
110.
« Une fois que la paix fut déclarée, Berlin trouva son exutoire dans la dissipation la plus furieuse envisageable. L’immoralité de l’Allemand est grossière, il aime son « Halb-Welt (Demimonde) » ou ses plaisirs ombrageux dénués de culture et de raffinement, il apprécie l’obscénité dans une forme que même le Parisien ne supporterait pas.» Mel Gordon, op. cit., p. 1.
111.
Stefan Zweig, Die Welt von gestern, Francfort, 1970, p. 356 et suivantes.
112.
« La vie nocturne de Berlin, mon dieu, le monde n’a jamais vu une telle chose ! Nous avions une armée excellente, aujourd’hui nous avons des perversions excellentes.» Klaus Mann, The Turning Point, 1942 ; cité d’après M. Gordon, op. cit., p.51.
113.
Cité d’après Lothar Fischer, op. cit., p. 28.
114.
Siegfried Geyer, Der Tod einer exzentrischen Tänzerin, in : Die Bühne, année 5,1928, H. 211 ; cité d’après Lothar Fischer, op. cit., p. 29.
115.
Leo Lania, Der Tanz ins Dunkel. Anita Berber. Ein biographischer Roman, Berlin, 1929 ; cité d’après Lothar Fischer, p. 29.
116.
Béla Balázs, Der sichtbare Mensch,1924, d’après Lothar Fischer, p. 49.
117.
Geyer ; cité d’après Lothar Fischer, p. 63.
118.
« Même les catégories standards du désir – masculin, féminin, homo, hétéro, normal, anormal, latent, public – ont été secouées d’une telle manière qu’elles étonnent toujours. » Mel Gordon, op. cit.
119.
« [Anita] hantait le quartier de Friedrichstadt à Berlin, apparaissant dans les halls d’hôtels, dans les boîtes de nuit et les casinos, nue et d’un air radieux sauf un châle de zibeline élégant qui ombrageait ses épaules décharnées et une paire d’escarpins vernis. Une année, Berber faisait ses entrées après minuit ressemblant à une Ève droguée, portant uniquement des chaussures, un singe domestique effrayé suspendu à son cou, et une broche en argent, un bijou de famille, qui était pleine de cocaïne.» Mel Gordon, op. cit.
120.
Otto Conzelmann, Vom Porträt zum Menschenbild – Otto Dix, der Menschenbildner ; in : Otto Dix – Menschenbilder. Katalog der Galerie der Stadt Stuttgart, 1982, p. 21.
121.
Johann-Karl Schmidt, Otto Dix – Der Maler der seelenharten Gesellschaft, in: Dix. Otto Dix zum 100. Geburtstag 1891 – 1991. Katalog der Galerie der Stadt Stuttgart, 1991, p. 35.
122.
Ibid. p. 35.
123.
Leo Lania ; cité d’après Lothar Fischer, p.90.
124.
Cité d’après Lothar Fischer, p.91.
125.
D’après Suzanne Zahnd, Popmusik hat mit Sex zu tun. Immer, in : Zeitschrift du Nr. 776 : Madonna. Mein Leben ist Ehrgeiz. Nr.4/2007, p. 27.
126.
Ibid.
127.
Peter Haffner, « Time is money and the money is mine » in : Zeitschrift du, p. 34.
128.
Ibid., p. 32.
251
129.
Sonia Mikich, Und ewig bockt das Weib. Est-elle un homme ou une femme ? Réponse : En vérité, elle est libre, elle copie les hommes comme les poses des petites filles, la grande Domina du féminisme hédonique, du post-féminisme et du néo-féminisme, in : Zeitschrift du, p. 38.
130.
Jeu de mot entre le film Apocalypse Now et le mot Frau, qui signifie femme en Allemand, N.d.T.
131.
Ursula März, Die Tellerwäscherin, in : Zeitschrift du, p. 62.
132.
Jean Baudrillard, The Madonna Deconnection, in : www.egs.edu/faculty/baudrillard/baudrillard-the-madonnadeconnection.html
133.
Jorge Luis Borges, Evaristo Carriego, in : J. L.Borges, Kabbala und Tango. Essays 1930-1932, Francfort ,1991, p. 104.
134.
D’après Ruegg - Birkenstock, Tango – Geschmähtes Kind am Stadtrand, 1955, in : luzdetango.ch.
135.
Ibid.
136.
Ibid.
137.
J.L.Borges, op. cit., p. 300.
138.
Peter Altenberg, Der Tango, in : Die Schaubühne,10/1, 1914, p. 25.
139.
Jörg Krummenacher, Von Academia bis Zauber. Vollständig unvollständiges Alphabet des Tango, in : Du. Cahier 11, Zurich, 1977, p. 26
140.
Dieter Reinhardt, Tango – Verweigerung und Trauer, Francfort, 1984, p. 21.
141.
Gloria und Rodolfo Dinzel, Tango. Eine heftige Sehnsucht nach Freiheit. Editorial Abrazas, 1999, p. 122.
142.
Melina Sedo, Geschlechterrollen im argentinischen Tango. Diplomarbeit in der Fachrichtung Psychologie der Universität des Saarlandes (Les Rôles sexuels dans le tango argentin. Travail de fin d’études en psychologie), Sarrebruck, Université de la Sarre, 2003.
143.
Du reste, l’intérêt des Argentins pour le tango et pour la psychanalyse repose sur les mêmes racines. Etonnée, Helena Ruegg rapporte, à l’occasion d’un séjour à Buenos Aires : « La plupart des gens ici sont lacaniens, répond son chauffeur, comme si tout cela était évident, si vous voulez en savoir plus, il faut vous rendre dans les kiosques de l’avenue Corrientes, ou dans le métro. Là-bas, on y vend des livres de Freud et de Lacan. » Petit à petit, vous rencontrez des autochtones, qui se font analyser, la femme de ménage d’une copine, le mécanicien du coin de la rue, le violoniste d’un grand orchestre de tango. Et tout le monde raconte librement ce qui se passe en thérapie. « C’est assez étrange comment l’on se comporte avec la psychanalyse à Buenos Aires, commente le psychanalyste Carlos Pérez. C’est pas seulement qu’il y a d’innombrables pratiquants et patients, mais c’est que l’on y parle aussi très volontiers de son expérience, bien que la psychanalyse soit un processus très intime. » « Notre intérêt pour la psychanalyse repose sur les mêmes phénomènes que ceux qui ont engendré le tango », affirme le psychanalyste argentin Luis Frau, qui a obtenu son diplôme en étudiant les liens entre tango et psychanalyse. « Au tournant du siècle, de très nombreux Européens, avant tout des Espagnols et des Italiens, mais aussi de Français, des Allemandes, des Suisses, des Polonais et des Russes se sont tournés vers l’Argentine. Ils se sont liés à leur promesse de trouver ici une vie meilleure et de pouvoir vivre des revenus du travail de leur terre. Il se trouve que les tangeros ont toujours abordé ces thèmes, qui occupaient les immigrés. La perte, la perte de la jeunesse, de la bien-aimée et de la mère, une façon de parler de la perte de sa patrie. Les enfants et petits-enfants des immigrés européens héritent du désir de leurs ancêtres de retrouver leur patrie perdue. Mais comme ils ne l’ont jamais connue, cette patrie, elle est à plus forte raison perdue, leur désir se change en quelque chose d’inaccessible. Et c’est là que commencent ces générations en quête d’identité, qui s’intéressent à la psychanalyse, un intérêt qui ne s’amenuise pas. » Et comme il y a des consultations gratuites dans les hôpitaux de Buenos Aires, les pauvres aussi peuvent y avoir recours. Voir Helena Ruegg, Der Tango, Lacan und die unstillbare Sehnsucht, http://www.matices.de/13/13spsych.htm
252
144.
Alfredo French, Las de Wison,1918 ; cité d’après Monika Elsner, Das vier-beinige Tier. Bewegungsdialog und Diskurse des Tango argentino. Dissertation. Europäischer Verlag der Wissenschaften, Francfort-Berlin-New York, 2000, p. 193.
145.
Ralf Sartori, Petra Steidl, Tango. Die einende Kraft des tanzenden Eros, Munich, 1999, p. 34.
146.
Dinzel, op. cit., p. 49.
147.
Sartori + Steidl, p. 12.
148.
Dinzel, op. cit., p. 9.
149.
Sartori + Steidl, p. 72
150.
Tony Palmer, All You Need Is Love, Munich-Zurich, 1977, p. 224.
151.
Döpfner et Garms, Erotik in der Musik, Francfort-Berlin, 1986, p.175.
152.
Günter Hegele, Heisse Liebe und heiße Musik, Munich, 1961, p. 52 et suivantes.
153.
Ibid., p.225.
154.
Döpfner et Garms, p.175.
155.
Philip Roth, op. cit., p. 64.
156.
Tony Palmer, op. cit., p. 266.
157.
Cité d’après Palmer, p. 269.
158.
Döpfner et Garms, p. 187.
159.
Ibid., p. 190.
160.
Gabriele Klein, Electronic vibrations. Pop-Kultur Theorie, Hambourg, 1999.
161.
Ibid., p.176 et suivantes.
162.
Ibid., p.177.
163.
Ibid.
164.
Ibid., p. 186.
165.
Ibid.
166.
Desiderius Mosonyi, op. cit., p.74.
167.
D’après E. Laurent et P. Nagour, Okkultismus und Liebe, Berlin, 1903.
168.
Erich Haisch, op. cit., p.160.
169.
Ernst Bloch, op. cit., vol.1, p. 457.
170.
Gabriele Klein, op. cit., p. 268.
171.
Theodor W. Adorno, Notes littéraires : À la mémoire d’Eichendorff.
172.
Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, 1845.
173.
Balzac, Les cent contes drôlatiques, 1832-1837.
174.
Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782.
175.
Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1874.
176.
Hermann Conradi, Adam Mensch (L’Homme Adam), 1887.
177.
Marquis de Sade, Justine et Juliette.
178.
Hermann Bahr, Die gute Schule (La Bonne École), 1890.
179.
D.H. Lawrence, L’Amant de lady Chatterley, 1928.
180.
Ibid.
181.
Kurt Tucholsky, Un Été en Suède : Vacances au château de Gripsholm, 1931.
182.
Friedrich Schlegel, Lucinde, 1799.
183.
Otto Julius Bierbaum, Irrgarten der Liebe (Le Jardin de dupes de l’amour), 1901.
253
Index A Album chinois de la période Qing (1644-1911) . . . . . . . . . . . . . . . .66 Amphore grecque (détail) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .82-83 Anonyme Gravure française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .122 Illustration pour Chansons de salles de garde . . . . . . . . . .236, 237 Illustration pour L’École des filles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .100 Illustration pour Phalloidea . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .76 Lithographie française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .214-215 Pan enseignant la flûte à Daphnis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11 Rudolfo Valentino . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .206, 207 Anonyme (artiste hongrois) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .177 Illustration pour Le Cirque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .176 Assiette (détail) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .86, 87 Attila, Sassy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .212 Avril, Paul Illustration pour De Figuris Veneris . . . . . . . . . . . . . . . . .62, 90-91 Illustration pour Les Mois amoureux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .144 B Banquet grec (détail) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .80, 84-85 von Bayros, Franz Ex-libris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .108 Illustration pour Bavardages à la coiffeuse . . . . . . . . . . . . . . . .132 Illustration pour La Grenouillère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .121 Beardsley, Aubrey Danse avec la flûte de Pan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .239 Pan et nymphe des bois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .238 Bécat, Paul Émile Illustration pour Huit Images avec leur texte . . . . . . . . . . .124-125 Illustration pour Verlaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .141 Berend-Corinth, Charlotte Illustration pour Anita Berber . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .194, 197 Blaine, Mahlon Illustration pour Venus Sardonica . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .78, 79 Boris, Laszlo Illustration pour Fantaisies érotiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .157 Boucher, François Ménade jouant de la flûte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .20-21 C Caravage (Michelangelo Merisi) L’Amour vainqueur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .152 Caricature de Jacques Offenbach . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .234 La Chanson d’amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .46 Corrège (Antonio Allegri) Leda et le cygne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .12-13 Cratère grec (détail) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .56-57 Cratère romain (détail) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .59
254
D Dix, Otto Anita Berber . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .188 La Grande Ville (panneau central) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .191 Dürer, Albrecht Saint Antoine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .75 E Erbert, A. Ivresse de tango . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .204 Tingeltangel à Tunis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .28 Erler, Fritz Illustration pour Le Saint Priapus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .178 Erler, Georg . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .162 Extrait de la série Bigarrure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .136-137 F Famin, César Illustration pour Musée royal de Naples . . . . . . . . . . . . . . . . .64-65 Faïence gréco-égyptienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .27 Fendi, Peter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .95, 96, 131 Fingesten, Michel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .179 Ex-libris. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .156 Fragonard, Jean-Honoré L’Amant couronné . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .116 G/H Gerhard, Ernst Illustration pour La Lanterne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .210 Graf, Urs Fou et femme au violon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .77 Hrdlicka, Alfred Ludwig et Richard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .154 von Hugo, Le Violoniste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .181 I/J Ingres, Jean-Auguste-Dominique Baigneuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .246 Le Bain turc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .8 Odalisque à l’esclave . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .36-37 Janowski, Fritz Illustration pour Les Heures d’amour . . . . . . . . . . . . . . . .182, 185 Jones, Allen Diptyque homme et femme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .232-233 Perfect Match (Partenaire idéal) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .231 Playtime . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .218 Sheer Magic (Pure Magie) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .228 Le Joueur de flûte enchantée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .52-53
K von Kaulbach, Wilhelm Illustration pour Nudités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .128, 247 Kora, Ferdinand Soirée joviale entre hommes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .192-193 Kügler, Martina Jouer ensemble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .164
Robida Figures de French cancan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .147 Rouleau chinois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .69 Rowlandson, Thomas Le Concert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .168-169 Rubesch, Frank La Musique séductrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .112
L Le Poitevin Illustration pour Diableries . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .72 Le Sueur, Eustache Les Muses Melpomène, Erato et Polymnie . . . . . . . . . . . . . . . . .158 Lithographie française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .148-149 Lithographie romantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .135 Lossow, Heinrich Les Sirènes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .16
S Salischev, Vsevolod Ouverture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .155 Sirène . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .22 Sirène (détail) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .23 Violoncelliste en extase . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .172 Satyre jouant de la flûte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .88 Schlichter, Rudolf Tingeltangel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .209 Schoff, Otto Illustration pour Orgies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .167 Séon, Alexandre La Lamentation d’Orphée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .242 Severin, Mark Ex-libris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .54 Skyphos avec groupe érotique (détail) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .60-61 Stika, Jarka . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .163 La Flûte enchantée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .180 Székely, Alex . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .92
M Man Ray (Emanuel Radnitszky) Le Violon d’Ingres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .245 Mercure expliquant que le mariage doit être fondé sur l’Amour (Vénus au centre) et les Trois Grâces . . . . . . . . . . . .99 Merènyi, Rudolf . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .102 Illustration pour La Volupté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .165 Miniature indienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .50-51 Miniature perse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .39, 42-43 Mouton, Georges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .160-161 Murphy, Julian Calling the Tune . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .40 Gender Guitar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .221, 222, 225, 226-227 O/P Okrassa, Marek La Muse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .142-143 Le Pianiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .174-175 Pellar, Hans Le Flamant amoureux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .32-33 Picasso, Pablo La Danseuse orientale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .34 Faune aux cymbales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .24 Prince Murad Bakhsch et son harem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .48 Princesse Mogul dans le harem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .49 R Reisenbichler, Karl Le Joueur de flûte de Hamelin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .114-115 Reunier, Eugene Illustration pour Autour de l’Amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .111
T Ter Brugghen, Hendrick Le Duo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .19 Théâtre parisien pour soupirants. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .104-105 Titien (Tiziano Vecellio) Concert champêtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .118-119 de Toulouse-Lautrec, Henri Jane Avril . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .138 U Utamaro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .70-71 V Van Maele, Martin Illustration pour La Grande Danse macabre des vifs. . . . .103, 186 Vertès, Marcel Violoncelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .211 W Willette, Adolphe Léon Le Gourmand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .31
255
«C
omment une sonorité pure peut-elle se transformer en un violent désir ? Comment est-il possible de s’adresser à la sensualité par le simple truchement de l’ouïe ? Pourquoi la musique joue-t-elle en amour un rôle si remarquable ? Nous nous retrouvons là à questionner l’origine de la profonde impression érotique qu’exercent le chant, la danse et la musique. » Expliquer la magie des sonorités musicales et des rythmes sur le corps humain, c’est mettre en évidence que la sexualité bouleverse l’ensemble des sens. Hans-Jürgen Döpp, l’auteur, est psychiatre et fut professeur à l’Université Goethe de Francfort pendant de très nombreuses années. Son nom est associé à sa célèbre collection d’art érotique qui fait autorité dans le monde. Cet essai s’appuie tant sur des analyses de textes que sur des pièces uniques de ses archives personnelles, peintures, dessins, objets surprenants. Un long voyage entre les plaisirs des yeux, ceux des mots et d’une musique intérieure, celle des sens.