Mourir pour Haïti, ou, les croisés d'Esther
 2858021589, 9782858021581

Citation preview

Roger Dorsinville \

Mourir

pour

Haïti

ou les croisés d'Esther

rmattan/Collection Encres noires

BOSTON PUBLIC L1BRARY

ROGER DORSINVILLE

MOURIR POUR HAÏTI OU les croisés

d'Esther

Éditions L'Harmattan 5-7, rue

de l'École-Polytechnique 75005 PARIS

THIS

BOOK CAN

BE

ORDERED FROM

INTERNATIONAL UNIVERSITY BOOK

EXCHANGE SERVICES 80 EAST

NEW

11th

STREET

YORK, N.Y. 10003

ISBN ISSN

:

:

2-85802-158-9 0223-9930

Contre V injustice qui toujours il faut planter partout des jardins du souvenir.

tente de renaître

MARIA

Cette mise à mort bruyante, qui était son oeuvre, choquée presque hors de ses sens. Elle ne vivait plus que par ses yeux fixés sur ces deux corps; l'un confondu dans une immédiate immobilité avec l'asphalte de la rue, l'autre raclant du talon ce qui aurait pu être du gazon mais n'était, semée de gravillons sales, qu'une herbe jaunâtre et rase oubliée par les saisons. Les signes de la vie tenace en ce grand corps la fascinaient, mais elle secoua l'envoûtement, et connaissant bien l'héritage en soi d'une formation à extirper, elle eut ce geste qui le lendemain grimperait à la une des l'avait surprise,

journaux: méthodiquement, elle acheva les morts. Quatre courtes rafales régulières, égales, mêmement espacées, enfoncèrent les poitrines, firent voler en éclats la tête, les traits, les vertèbres cervicales de ce qui avait été Désir Chérenfant et Chérilus Saint-Marc, macoutes du roi fou.

première rafale, un vent de panique avait bade Mars tout ce qui pouvait courir sur des pieds ailés ou s'enfuir dans un tumulte d'avertis-

Dès

layé du

la

Champ

Mais ce coeur de la ville, alimenté par quatre grandes avenues et dix rues en pourtour, pompait tout le jour le sang de la cité et, pour une vague emportée par la peur, s'était aussitôt rempli de mille autres passants, à pied, à vélo, en voiture qui, n'ayant pas compris la bruseurs.

yante déroute qui

les avait pris à

contre-pied, s'interro-

geaient et furent aussitôt cloués sur place par les quatre La plupart sentirent leur coeur rafales méthodiques.

s'effondrer et se dirent

que habiter cette ge

kk

Cà y

Depuis

est!".

le

temps

d'un pièrefermait tous les tranquillement, ou

ville c'était vivre à l'intérieur

qui pouvait se refermer, qui se

jours sur l'un, sur l'autre,

ici

ou

bruyamment, aujourd'hui "çà y

là,

était"

pour eux.

Para-

grands coups de cloches sourdes, l'esprit comme des rats fous, les muscles mous frappés d'absence, témoins tous, en la vivant comme depuis une autre vie. d'une abjection de cinéma, ils ne bougeaient pas. ne pensaient pas, de peur de se trouver fourvoyés en quelque action. S'enfuir? Trop tard. Ils le constataient avec une sorte de morne amertume. Heureux ceux qui avaient vidé les lieux à la première seconde pendant que eux-mêmes innocemment plongeaient dans la ratière. C'était devenu trop tard. Si près de tout ce qui tue: Palais, Casernes, Police, Quartier Général, ils

lysés, le

coeur battant

à

Le moindre devaient être déjà cernés. mouvement pouvait condamner à mort un, dix, tous. La plupart ne savaient même pas ce qui s'était passé. Une exécution par les tontons macoutes semblait probable. C'était pain quotidien qu'ici et là éclatent allaient

être,

coups de feu réglant des comptes. Ces quatre rafales pourtant avaient eu un caractère singulier, mais personne n'avait imaginé Chérenfant et Saint-Marc au bout leurs

de

la ligne

de mire.

Quand

ils

sauraient ce qui les avait ou cent mètres

arrêtés et qu'ils avaient été à cinquante 8

des chiens égorgés, de ces deux-là, la bouche dans l'herbe et les gravillons, ils en auraient les tripes ballantes et leurs diarrhées les garderaient de se vanter d'avoir été là. Valait

mieux

oublier.

Quelques-uns, naturellement, savaient. C'étaient les plus proches des cadavres, et ils en avaient été atteints dans leur coeur le plus bas. Les uns faisaient des vents rampants, chargés, malodorants, d'autres se sentaient sollicités par d'étranges urines, leurs vessies moins lourdes que secouées de spasmes; les esprits chaviraient ou chassaient sur leurs erres à ne pas croire en la réalité du vent, du soleil, du jour. "Et nom de Dieu que foutait là cette folle avec sa carabine? Qu'est-ce qu'ils foutaient tous, ces jeunes? Marx, Mao, la radio de Castro et puis voici!

Quel pétrin!

n'y pas croire." abattu.

Ils

Sous ce

soleil, le

même,

à

n'osaient pas regarder Chérenfant

C'était peut-être

un

jeu, supposez qu'il se re-

bouche tétant l'asphalte. Ainsi pensaient des avocats, des employés, des professeurs, la garde montante du travail de 8 heures, la relève du matin, ainsi pensait même le Midresse et s'asseye et vous trouve regardant sa

si tôt à cause d'un malade à visiter (foutu malade, qu'il crève!) et tous, ministres, professeurs et avocats, médecins, la relève des bureaux, se trouvaient paralysés au garde-à-vous devant deux cadavres, de peur de ce qui pouvait s'ensuivre si un seul vivant bougeait. Et une sorte de gémissement se mit à monter de

nistre de la santé enfouraillé là

un hurlement blessé comme si on pleurait deux fils très chers dans une immense nef sans plafond avec mille bouches de chagrin, mais c'étaient mille bouches de peur gémissant sur elles-mêmes pour apaiser comme par magie les chiens du soleil; cette prise de deuil, un acte sur place collectif et spontané de cette panique des âmes,

désengagement, de reniement de blanchissement; ne pouvant courir ou fuir de peur des mitraillettes, c'était une fuite sans bouger dans une grande psalmodie, une fuite dénonçant celle-là seule tranquille et muette (vous la voyez froide sans contrition, un assassin sans coeur). Elle était surtout sans peur, mais ils ne se le diraient pas, ils la diraient plutôt dans leurs journaux un monstre aux yeux secs, sans dieu. Tandis que eux faisaient appel à Dieu dans une longue psalmodie de chien malade. Peutêtre que s'ils avaient, s'il y avait eu un meneur de jeu, ils auraient entonné un "carré", meringue du roi-fou, ou une marche patriotique, quelque chant national, mais un tel chant eût paru séditieux et une meringue un affront devant les cadavres. La foule choisit bien dans l'abject, sans meneur. Le meneur, c'est pour indiquer et préciser les chemins montants. Sans meneur, la foule choisit un chemin creux, une plainte de chien malade, et la tendait aux chiens lâchés du roi fou comme un signe d'alliance. Une dame ronde, bien en chair et montée en bijoux au volant de sa Ford, masquée à cette heure de poudre et de fards comme une putain de nuit sous les armes, mais elle n'était pas une putain de ruelle, son amant étant ministre et ce ministre étant prêtre, c'était si l'on veut une sorte de pute de Dieu qui sortait de manger avec sa gélatine salée et des crackers sans sel et du café

au lait épais comme çà, une épaisse tranche de jambon piquée de girofle. Or c'était une ancienne beauté prolétaire mangeuse de biscuits-manchette avec "dix centimes de morue", et qui, le soir se calait l'estomac de chocolatJérémie épais et tout en graisse jusqu'à ce que son estomac se tût. De se voir si près ou de sa fin ou de retomber aux "manchettes" si cette folle et les siens réussissaient leurs

voix 10

la

coups de

mitraillettes, elle psalmodiait de sa

plus haute l'insulte la plus sincère: Salope! salo-

pel

Elle chantait salope salope et façon à elle de repousser, de tenir à bout de bras sa propre mort qu'elle sentait déjà fouiller son ventre puisque on avait commencé à estourbir les Chérenfant. Et qu'est-ce que je suis venue foutre ici? Pourquoi ne suis-je pas descendue par Lalue comme tous les jours? Et pourquoi être sortie si tôt? Elle conjurait le destin tout en n'admettant pas de destin, car admettre le destin c'était admettre une prochaine mortelle minute sans force, bras, mains, ni calculs pour parer les coups, une minute où se soumettre à tout, à n'importe quoi: blessure ou mort. Elle hurlait pour éloigner sa mort et comme pour montrer du doigt la coupable, la désigner, elle seule, au destin. Elle n'aurait pas osé descendre de voiture pour lui courir sus. Elle avait bien une arme dans sa sacoche, comme toutes les maîtresses de ministres, un 38 Coït Baby de jour, un 6.35 de réticule en soirée, mais Elle criait salope.

c'était sa

comment

défourailler ici?

Ici

n'était pas le

champ de

macoutes des deux sexes folâtraient sous prétexte d'excercices. Ici une mitraillette venait de parler avec une insoutenable éloquence. Comment défourailler et tomber sous le feu de la dingue, et presque aussi sûrement sous le feu des macoutes qui allaient tirer sur tout ce qui bouge, si bien que le sachant tous avaient tir



les

pris racine.

S'arrachant au centre des lamentations,

femme

à la mitraillette tendit le pied

la

jeune

pour descendre de

butte qu'elle occupait, quitter cet endroit qui n'était pas beau, gagner le coin vert, tout près, qu'elle eût choisi si elle avait pu choisir, porteur du signe d'un arbre dur, sévère et rassurant comme le devoir. C'est alors qu'elle vit, posant sur elle l'interrogation effarée de ses yeux, celui qu'elle appelait son "innocent Aldo". C'éla

tait

naguère: c'était hier, c'était en vérité ce matin

il

y 11

la vie. au temps du "toi et Bien qu'elle se dît "je n'aime pas", bien qu'elle se fût croisée d'une croix unique, bien qu'affirmant "je passe seulement", ayant accepté une mission brutale et sans lendemain.

une heure, au temps de

avait

moi".

On la

lait-il

avait

beaucoup discuté, épilogue,

calculé.

Fal-

couvrir pendant l'attaque, tenter de l'enlever

La conclusion inexorable: partout ailleurs peutmais pas là dans l'embouteillage certain à deux cents mètres du palais, des casernes, de tout ce qui était armes, munitions et assassins. Or il n'y avait que cet endroit proche des chefs-lieux d'assassins où on pouvait trouver les deux chiens sortant euphoriques et désarmés du café où ils avaient pris des habitudes (oeufs au bacon, pancakes, café clair et jus d'orange) après leur patrouilaprès?

être,

du

Se sauver seule semblait aussi bien imL'embouteillage serait le même, excluant qu'une voiture pût l'attendre à deux pas. S'enfuir à pied? En arme, elle devenait une cible immédiate, immanquable. Sans arme et feignant la panique des innocents, filant vers un taxi tenu à deux cents mètres par Charli? Il faudrait avoir bien vite jeté le fusil, presque en tirant, presque avant de tirer, et donc rater le coup. Il fallait la détermination de jouer vie pour vie, presque sans recours, se sauvant par miracle, Charli dans son coin ayant le

petit matin.

possible.

l'air

d'attendre

le

miracle.

avait pris des habitudes dans le coin; on l'y vue souvent avec son grand sac, son petit chapeau, et l'attentat pouvait s'imposer n'importe quel matin à l'entrée, à la sortie, à l'intérieur. Le moment, c'était Elle

avait

l'occasion, l'instant rapide et juste pour rejeter le sac et braquer l'arme. Le reste était entre la mécanique et

Dieu. 12

Une foutue

mitraillette peut toujours s'enrayer

ou une foutue mouche faire bouger la cible au moment où on tire. La mission s'annonçant sans retour, il fallut que des mois avant elle entreprît de se séparer de tout ce qui lui était cher et associé. Elle l'avait fait bruyamment, scandalisant ses amis et sa famille, les protégeant d'autant s'il y avait une logique chez les macoutes, bien

une simplifiante moment-là qu'elle

qu'elle sût qu'il y en avait peu, excepté

logique de l'amalgame. avait pris

perdue. re", et

Aldo

et

C'est à ce

qu'aux yeux de sa famille elle s'était appartement, sa "garçonniè-

Elle avait loué son

on pouvait tout imaginer.

Tous

les fils familiers

avaient été rompus, et "voyez-la maintenant avec ce type, ce métèque on ne sait d'où il vient, et riche, qui l'a

achetée, la salope, est-ce pour cela que nous l'avions élevée?...

C'est à partir de l'Annexe, et puis, bien sûr,

Lycée Va

finie.

le

L'école laïque..."

Elle n'avait pas choisi

Aldo pour

le sacrifier,

mais

sachant en un sens qu'elle le sacrifiait, qu'il n'échapperait pas après le coup à la loi de l'amalgame. Mais n'était-elle pas elle même livrée sur cet autel attendant le couteau et le feu? Au niveau où on vit chaque jour son propre sacrifice, une fois la vie perdue, on ne fait plus la petite bouche, on accepte comme fatal l'amalgame. Une sorte de solide égoïsme assure la santé mentale. Sinon quoi? Attendre en silence et dans une solitude traquée la décrépitude en soi de l'enthousiasme, attendre dans une sécheresse monastique et devenir fou de lubies, de visions, finalement devenir une folle qui déconne et rate tout? Jamais elle n'avait été plus heureuse qu'avec Aldo, plus équilibrée, ayant décielle l'avait pris

dée de visiter un bon coup dans toutes les dimensions sa vie (et pas même la pilule puisque inexorablement elle serait morte avant). Parmi ceux empressés à dire 13

'Viens" à toutes les filles elle avait pris celui-là au mot hors de son monde, de ses alliances, de ses amitiés, un homme qu'elle ne pourrait jamais aimer, étranger, riche, situé loin de ses racines à elle, loin de cette petite cour de la rue des Césars où avait été mis en terre son "nombril"' entre un cerisier nain et le séchoir de galets bleuis par l'indigo des lessives. Elle l'avait choisi pour jouer un rôle, comme elle avait choisi le rôle de vivre double-

ment, une vie soucieuse, inquiète, serrée sur un seul secret, tendue vers un seul éclat, et une vie de folle livrée au corps: alcools et danses et le reste, ce que font et font faire les hommes aux madeleines. Maintenant, d'un trottoir à l'autre, et de plus loin encore, d'un monde à l'autre le regardant, elle pouvait dire, avouer, (sinon à quoi bon être libre et justement de cette liberté si hautement achetée si ce n'est pour enfin silencieusement s'avouer): "Ta venue transformait le matin, ma banquise craquelait, tu passais au travers, il y avait un glissement, un échouage et j'attendais comme une anse tranquille l'étrave du navigant." D'un trottoir à l'autre les yeux d'Aldo interroSes yeux à elle disaient le signe coupant son ciel et ce n'était pas une réponse, seulement des fragments arrachés à une mosaïque de souvenirs. 'Va-t-en!" cria-t-elle; mais elle n'avait pas ouvert la bouche, redoutant soudain, renard pris au piège, ce qui pouvait sortir du plus secret, de l'inavoué de soi. Or elle avait besoin d'un sens de tragique et solennel accomplissement au moment de tomber. Elle n'irait plus nulle part, Aldo ne pouvait-il le comprendre? L'instant était la minute prochaine et le cadre, cette rue Capois grise filant le long des clôtures,

geaient: Qu'as-tu fait?

du

feu, l'éclair

k

des 14

embryons de

jardins,

des façades, quelques-unes

sans jardins, toutes grisaillantes ramenées depuis long-

temps de l'éclat des couleurs par les dents du soleil. Sous ses pieds cette longue butte éternellement surélevée faisant digue au bord du Champ de mars; derrière elle

ne

un grand se

vide qui la happait de dos, vers lequel elle

retournait pas, hectares de gazon, de haies, d'ave-

nues, d'asphalte, d'allées de ciment, d'arbres, de kiosques, de passants figés, piétons et voitures figés dans

l'es-

pace on eût dit dans le temps par un Duffaut, un Castera Bazile, pinceaux primitifs pour ces visages hideux décomposés par leur commune peur. Du haut d'un tricycle immobile un porteur se délivra de la pensée véhémente, basse et lâche de tous les mâles piégés en ce matin: ''Quand on est si belle!" Comme si la beauté était un mandat seulement de se coucher, de se laisser monter.

Elle portait un fourreau de lainage verdâtre arrêté au genou sur des bas clairs; "chair" disaient les filles comme des perroquets. Seulement qu'était-ce que des "bas chair" pour les négresses puisqu'ils étaient d'un

crème

rosé, (et cela les faisait rager elle et son groupe de 12 ou 15, rejetant ces mots-là qui un à un lavent les cerveaux). Un petit chapeau pointu du Tyrol sans le

sourire d'une plume, ses fer,

cheveux

ras,

sans l'éclair d'un ruban, coiffait pelouse tondue parce qu'elle refusait le

ce qui lui faisait une tête "petit

Afro" quand on

la

voyait sans chapeau et Aldo l'appelait androgyne, mais ses seins ronds, ses cuisses lisses et l'amphore de ses han-

ches ne devaient rien aux garçons. Dans sa main gauche elle tenait, l'ayant ramassé comme si cela avait encore un sens, comme si elle allait partir, se retirer d'ici, son grand sac de toile écrue brodé de tulipes multicolores, souvent si lourd quand il avait fallu le charger de 15

brochures de propagande, ou d'armes

comme

aujour-

d'hui.

montre. Deux minutes. Seulement c'était long deux minutes de soElle le savait, l'ayant vécu quelquefois, mais jalitude. mais autant, jamais aussi longuement et aussi solitairement qu'en ce jour sans lendemain ni retour. Pourtant dans la raideur tragique inévitablement assumée comme protection de soi une sorte de joie sourdait. Tout avait bien marché. L'arme ne s'était pas enrayée. Ainsi irait-elle jusqu'au bout imaginé mille fois et devenu sans effroi. Comme tous les clandestins, elle n'avait qu'une peur: la torture. Pour la dégradation sans limite de la viande agonisante, triturée, déchiquetée, écartelée, avilie baignant dans le sang les déjections, personne ne sait, avant, s'il est —ou pas— équipé, et elle avait dit "je me tuerai plutôt". Mais elle n'aimait pas, Elle regarda sa

Comme

deux minutes.

disait-elle, l'idée

du cyanure, "comme

s'il

avait été ques-

tion dit brutalement Serge de choisir entre

deux

itiné-

de tourisme, ou entre deux bonbons au chocolat." "Nous ne sommes pas ici pour jouer" avait hurlé Serge, leur chef qui se voulait professionnel et dur mais aujourd'hui délirait de colère, délirant avant tout à l'idée de raires

tuer, lui, cette

dans ce

travail

fille précise et droite qui était devenue de taupe en des boyaux obscurs sa mère,

"Cyanure ou rien!" dit-il espérant que ce serait rien et qu'on briserait là et qu'un autre moins aimé prendrait le poste tragique. Finalement ils n'avaient pas trouvé de cyanure et n'avaient pas rejoué au sort l'aller simple sans camouflage de retour, et elle dit avoir une balle blindée "et ne vous en faites pas, ma boite crânienne n'y résistera pas si dure que vous la disiez." Serge en était pâle, fébrile, insomniaque, lui le chef de toutes les opérations; cette fille avait un drôle sa soeur, son enfant.

16

de talent de les réduire tous, et elle même, en gosses, ce se prendre trop au sérieux. C'était au bout du compte très sain de l'avoir avec eux, et qu'allaient-ils devenir après elle? Elle le savait mais ne le diqui les empêchait de

sait pas.

serait plus là.

condamnés

massacrer un à un vraiment parce qu'elle ne

allaient se faire cueillir et

Ils

ou d'un coup

et ce n'était pas

C'est en

un sens parce

qu'elle les savait

qu'elle avait pris la mission sans retour; au-

tant finir dans la gloire

du

soleil

que mordu

à petits

chiens du supplice dans des caves. Aucune conspiration ne vaut que portée vers son accomplis-

coups par

les

sement; aucun groupe ne résiste s'il ne grandit et prolifère, cancer à métastasses. Mais ils restaient 12 ou 15, un noyau dur, fini, isolé, sans répondant, sans complices, sans relais. Le reste du corps social était en haut fermé dur sur son rejet et sur sa peur, en bas une gélatine tremblante. Ils n'étaient portés par rien, mais engloutis dans une immense résignation-reniement-peur ("allez-vous-en, vous-en"), au point qu'on touchait en passant l'épaule d'un homme il tremblait, recroquevillé, l'épaule d'une femme et elle fermait les yeux relevait sa jupe sans savoir pour qui (paroles de Serge). Des assassins tuaient sous le soleil ou dans les caves, une escorte de morts les suivait étiquetés à leurs noms et pas un vivant ne demandait compte; des rires sales et baveux, des sourires tordus restaient en pancarte sur les faces. Il n'y avait pas d'aide, fussent-ils cent au lieu de quinze. C'est pour cacher leur nudité, leur défaite, qu'ils avaient résolu de faire du bruit, au moins quelque grand bruit pour troubler en face "leur" sécurité sauvage. L'histoire ne se raconte jamais vraie; l'héroïne y monte en fleur, à partir d'un germe certain, un humus de grandeur et de simplicité enrobant ses racines. Or c'est par mépris de l'humus, fumier de l'histoire, qu'elle 17

allait

se

faire

tuer.

La psalmodie indécente ne de

l'avait

d'un avorton de trottoir. Elle s'inquiétait plutôt maintenant d'avoir tant fait gronder Serge sans être finalement sûre de ne pas rater sa sortie. Elle avait parié sur la rage aveugle de soudards ivres de leurs propres coups de feu; voici que seule et nue. offerte de loin sur une butte trop haute, il pouvait suffire du plus petit de tous les projectiles, d'un calibre 22 au coude ou au plexus et elle serait servie impuissante à leurs mains, à leurs électrodes; ils la regarderaient nue se tordre jusqu'à ce qu'elle pisse et défèque et devant ses excréments, pris d'un rire orgiastique ils crieraient: Elle a rendu le jackpot! Rageusement elle jeta son sac au sol et en sortit de la main gauche son calibre 38, le Coït à nez court où il y avait en tête une balle au plomb scié et refendu, ce qu'elle avait appelé sa balle dum-dum. "Le canon dans ma bouche, avait-elle dit, je pars en morceaux" et Serge avait pas surprise ni

la litanie

la salope, ni le sale cri

pâli.

Maintenant, pour quelque étrange raison il lui semincongru de lever l'arme et de tirer sur elle-même. Une Passionaria doublement armée d'une mitraillette et d'un Coït ne se tue pas comme un banquier ruiné ou un joueur décavé. Elle allait se battre, continuer jusqu'au dernier souffle, emporter avec elle, par chance, un blait

ou deux autres chiens. La rue cependant et la place s'étaient mises à frémir et trembler sous le commandement tendu de sifflets de police entrecroisés tandis qu'on entendait approcher la

menace haute de plusieurs sirènes. "Vite!" cria Aldo et il s'efforçait d'ouvrir

la portiè-

de sa voiture, oubliant d'en utiliser la clef. "Ma nouvelle Ferrari!" avait-il annoncé, promettant la vitesse vers Montrouis, des griots à Mer Frappée, des martinis re

18

Furcy ou des glaces tout bêtement sur

le boulevard du promettait des paysages: Bassin Zim, Ondes vertes, Anse d'Azur, Lagon Bleu, Saut Mathurine, Baie des Flamants, des paysages qui étaient des mots (des mots d'Aldo), endroits inaccessibles en Ferrari. "En jeep peut-être, Aldo!" Et Aldo se fâchait, à l'Ai do, sans jamais se fâcher. Elle sourit à ce souvenir (son Aldo était fou), sachant bien que le sourire ne monterait pas jusqu'à ses lèvres. La sirène approchait. "Vite!" criait Aldo; mais elle choisissait des yeux l'endroit de sa chute sur l'étroite bande de ciment longeant le bête monticule autrement tout pelé, s'exprimant vaguement le regret qu'il n'y eût pas eu pour cet endroit un urbaniste, un Jeanton comme à Pétionville pour vraiment y mettre l'ordre du paysagiste, ou ce même Villejoint qui avait ordonné la zone basse du Champ de Mars, distribuant des massifs entre des monuments à des héros nègres assassins de blancs... et de nègres, baignés de sang nègre, et je m'en fous de vous le cracher avant de mourir, roi-Kristof ak lanprè, nous n'avons eu que trop d'assassins de nègres jusqu'au roi fou. "Le vrai héros est bon." C'est pour cela qu'il fallait faire enrager les Serge, pour les rendre plus humains, moins mécaniques, moins sûrs d'eux, bons jusqu'au fond d'eux mêmes comme du pain, "même quand j'ai tué avec une dure justice et tant d'éclat deux chiens, en dedans de moi infiniment bonne et friable comme une brioche infiniment lisse, souple et craquelante comme une pâte feuilletée". Pas même donc le Villejoint, personne n'avait vraiment urbanisé cette espèce de digue qui longeait le champ de mars, celui-ci en bas de la butte comme un plateau de gazon et de massifs et de bancs et de kiosques et de héros, cette butte qui n'avait jamais été un vrai trottoir et était devenue un terrassement, parking

à

front de mer.

Ou

bien

il

19

si

Ton

commodité en face des cinémas un vrai quelque chose une définition dans un lexique d'urbanisa-

veut, laissé là par

et des cafés et n'avait jamais été

répondant

à

excepté que jadis cela avait été une voie surélevée que longeaient des rails au temps où Port-au-Prince avait eu un tramway avec ses bruits de ferraille et ses clochettes, ses receveurs à casquette galonnée et boutons de cuivre. Et puis l'Américain était venu, c'est ce que racontent les vieux qui avaient connu le chemin de rails, et l'américain, consommateur par excellence de trams et de chemins de fer qui ont chez lui leurs légendes de clous d'or, quand il a bien mis la main sur les autres et qu'il a commencé à te dominer, à te "fucker" comme disait Serge qui parlait l'américain, à t'enculer pour le dire en bon français, il ne te vend pas des chemins de fer et des trams, pas même de vieux wagons et de vieilles locomotives qui après vingt ans chez eux pourraient se faire encore une longue vie chez les nègres, ils nous vendent des autos et du pétrole parce qu'ils sont pressés de gagner de l'argent et qu'ils te vendent ce qui se casse vite et s'use vite, qu'ils te vendent de la fumée et ce qu'ils te vendent aujourd'hui est déjà sous des dehors brillants la carcasse de demain. C'est pour cela qu'ils te donnent des crédits pour des routes calculées sans soubassement juste ce qu'il faut pour acheter et transporter leur asphalte de Maracafbo jusqu'à chez toi où il s'étale en pellicule sur la poussière. Comme ça les routes ne sont jamais finies, pour ainsi dire à peine il y a la route qu'il n'y en a plus et les voitures s'y cassent "les boudins" disait Aldo, et Serge brutal "la gueule", ce qui est la même chose, et il faut toujours en acheter et acheter des pneus et acheter des pièces de rechange et le capital américain, il est content, il porte un nom sacré: holder (porteur de titres). Si bien que dans nos enfances, à les tion,

20

entendre nommer répétitivement nous prenions les Holders pour des espèces de géants, une famille de gens de huit pieds leur nom gravé sur le front ou sur le dos, des espèces d'hommes granit et nous sommes tout surpris quand nous avons grandi de trouver que les Holders ce sont les mêmes directeurs de journaux, acteurs de ci-

néma,

les

mêmes bonnes femmes,

à cellulite et à caméras.

Voilà:

et les

ils

mêmes

touristes

sont contents de nos

pays quand nous avons bien cassé dix mille voituTan sur nos routes en nids de poule, ils nous appelent good risks, pourvu qu'on ne vienne pas leur parler de petits res

moratoire et c'est contre les moratoires et autres risques qu'ils ont fait garantir nos difficultés par leur propre gouvernement, en bon anglais: qu'ils ont fait garantir par leur gouvernement tous les "risques" qu'ils prennent chez nous (et où est la libre entreprise?) et le gouvernement U.S. s'est fait sous-garantir par les fonds de nos Etats. Tout de même engagé, le gouvernement U.S. ne plaisante plus et nous tient le nombril dans les pinces du père, du fils et de la mère de Dieu, chiens du soleil. On devrait les tuer, on va peut-être tuer un jour le soleil et ses chiens, et les Chinois, ils ont bien raison: que les salauds soient cassés à coups de bombes atomiques, et nègres et jaunes et quelques bons blancs nous resterons et referons le monde, mais les salauds s'arrangent pour se sauver la gueule et nous en sommes là que, ne pouvant éteindre les Ike Johnson Nixon, soleil américain, ni même abattre le roi fou derrière ses tanks USA. nous tuons les petits chiens.

Sous

ses pieds, là

où avaient été jadis

les rails s'éti-

mystérieuse pour qui ne savait pas le tout de ce rien, une piste de ciment qui il fut un temps faisait à peu près le tour de la place, ceinture cassée par les avenues traversières, et le long du mince ciment sur la

rait, étroite et

21

butte

n'y avait autrement ni gazon ni fleurs mais les

il

gravillons et l'herbe sale et elle se souvenait, ayant habité dans son enfance le bas Lalue et longtemps hanté l'annexe de l'école Normale au bout de l'ancien parcours du petit tram derrière les tribunes en face de la pièce

montée

glacée

non sucrée

qu'était le club des bourgeois

Port-au-Princiens que c'était tout plein de gravier par-

tout où

même

il

n'y avait pas d'asphalte, et de gravillons ronds

sur l'asphalte, de petites pierres inévitablement

shootées par

les

garçons et qui faisaient mal aux

filles à

travers les semelles amincies de leurs sandales, en sorte

que c'étaient les gravillons qui disaient aux collégiennes que leurs sandales avaient vieilli, et les collégiennes disaient: "maman, mes souliers ont un an" et les mères répondaient: "Et puis après? Marche à côté des pierres" jusqu'à ce qu'il fût évident que des semelles trouées exposaient non plus seulement les pieds des filles mais la dignité des familles. Elle se souvenait bien que si elle marchait les yeux baissés ce n'était pas intimidée par les jeunes garçons, comme pédants ils le croyaient et s'en vantaient, mais pour compter les pierres en tout cas pour marcher à côté. Et ce type d'Alcindor, derrière ses lunettes rondes de myope qui n'y voyait pas plus loin que son nez, mais qui n'avait pas besoin vraiment d'y voir puisqu'il aimait toutes les filles belles ou laides

noms de cinéma, l'avait Maria Dalbafcin d'après une actrice brune à larges bandeaux sur des joues pâles et tragiques; l'Alcindor, la dépassant sur ses pieds rapides dans son pantalon caca d'oie trop court, lui jetait dans un souffle: "Ma-

et leur donnait en passant des

nommée

Dalbaïcin, beaux yeux toujours baissés!" C'était un temps d'enfance, où on ne le savait pas, c'était bon de ria

vivre et

il

faudrait

lettes: c'est

22

le dire à tous les garçons toutes les filton meilleur temps! (Et voilà tu n'es qu'une

poule bourgeoise qui ratiocine parce que tu as eu un père et qui fabule comme une niaise sur l'enfance heureu"Oui je suis une niaise, mais comme c'est drôle la se.) vie!" En cet endroit précis où Maria Dalbaïcin était née sur les lèvres d'un myope naïf elle avait déchiré de traits de feu le voile clair du matin et tué deux chiens. Le nom choisi par elle dans la clandestinité était Maria Dalbai'cin. Les quinze la connaissaient ainsi. Pas Aldo. La sirène approchait, et tout de même n'était-il pas temps vraiment qu'on donnât à cette ville, entre autres choses, un urbaniste qui connût son affaire, un peu prophète aussi, prévoyant tout, et qui eût mis juste en cet endroit un massif d'hortensias pour la chute d'un long pétale. Elle se pensait en termes de pétale flottant. A qui a vécu jusqu'à ce point sa dure vérité on peut pardonner de fuir la vérité d'une image grossière qui l'aurait angoissée. Elle avait vu pourtant sa propre rafale ramasser deux chiens et les jeter en arrière comme à grands coups de poing. Ils n'étaient pas tombés doucement comme des pétales mais emportés comme par un vent d'orage, à six pieds des points d'impact vers leur point de chute. Mais elle rêvait d'être pétale et c'était bien ainsi. Aldo courut vers elle, seule silhouette un instant fugacement bougeante dans l'espace transi. Comme on voit en un film un paysage glacé traversé d'un mouvement qui est peut-être un ours, peut-être un chasseur Et on se blessé, peut-être un traîneau de mort lente. demande qui quoi? Qui quoi? C'était Aldo brisant la convention d'un paysage effrayé où se cassaient maintenant les psalmodies à mesure que pénétraient dans l'enceinte à ciel ouvert de la peur les macoutes en bleu bardés d'armes à feu. Les voix se cassaient une à une à leur vue et restaient tues en sorte qu'il n'y avait plus 23

de cris qu'en avant des chiens, au centre de leur cercle qui de partout se refermait. Une voix seule dominait la forêt des hommes peu à peu saisie de silence; c'était l'imprécation rauque de la putain du prêtre, folle de peur, braquée dans un seul cri haut et monotone "SaloD'autres hommes en kaki surgissaient en pe! salope!" roulant, pénétrant le millier aux vagues cassées gelées, et eux aussi entendaient de loin la voix haute le disque éraillé bloqué dans un sillon unique: salope! salope! alors que même les sirènes maintenant avaient lâché, tombant dans un ronron plus sinistre que leur éclat.

Elle cependant la bien-aimée d'Aldo avait failli menacer de son arme le bien-aimé pour le rendre à lui-même, le renvoyer à ce qu'elle croyait être sa vie: tennis,

cocktails et ferraris, mais c'était tard, bien trop tard

pour autre chose que la plus basse abjection comme de fuir en rampant, ou le plus haut sommet. Aldo s'empressait vers elle et elle vit ses yeux acceptants passés avec elle de l'autre côté du décor, et c'était étrange Aldo fiévreux, les traits tirés, les yeux exaltés,. le crâne soudain modelé en bosses inconnues, comme s'il avait mis ou rejeté un masque, une perruque. A l'avancée du triangle pâle de son visage l'arc brillant des dents s'of-

dans un rictus nerveux. "Aldo à l'heure de notre mort!" Si nu, si frêle, si inconnu et grand, qu'elle en frait

sanglota.

— Non! dit Aldo, élevant sa paume droite. Et cet incroyant semblait indiquer le ciel. Puis il saisit la mitraillette de la jeune fille, se retourna et fut emporté par le grand vent d'une salve. Elle se dit: "C'est l'heure!" mordant durement le canon de son pistolet. Et elle ne sut jamais, entrant dans son silence qu'elle avait été portée par une rafale jusqu'à Aldo 24

et

que leurs deux corps, devenus

la cible

d'un feu rou-

lant, tressautaient, sinistrement accouplés.

-

Assez!

la salope du ministre, s'achetant autrement nommée. Délirante, elle portière, pour rien, ouvrant des yeux in-

hurla

ainsi le droit d'être

avait ouvert sa

crédules sur ces corps agités, bousculés, ces corps désossés,

déchiquetés, cette bouillie de deux corps, et elle "Assez pour l'amour de Dieu!" Mais l'amour

hurlait:

de Dieu ne se percevait pas dans les rafales. Alors la femme du prêtre cria un dernier sanglot et sa tête retomba sur le volant coinçant l'avertisseur qui s'éleva soulignant le sinistre d'un rauquement insupportablement haut et tragique.

"Fermez sa gueule!" cria un officier et un homme en bleu braqua sa mitraillette dont l'officier eut tout juste le temps de relever le canon. C'était comme s'ils jouaient mais une longue rafale érafla le toit de la Ford et s'en fut tuer Dieu dans son ciel. Surprise la femme du prêtre bougea, débloquant l'avertisseur. L'officier et le macoute rirent en se congratulant.

***

Le Chef décréta que les deux corps resteraient exposés sur place et sans couverture. La radio dit que le défilé des élèves des écoles devant ces corps témoins du crime de Brejnev, de Mao, de Castro, de L'indignité du communisme international, commencerait à onze heures par les primaires, comme il se doit, sous la conduite 25

des maîtres, les secondaires à midi, les employés publics

dès midi

menés par

Un peu

leurs chefs de bureaux.

plus tard, un nouveau Décret annonça l'or-

ganisation de funérailles nationales pour Désir Chérenfant et Chérilus Saint-Marc

A

tombés au champ d'honneur.

l'occasion de ces funérailles

le

lendemain après-midi,

y aurait vacances du commerce, des écoles, de l'administration. Tous les participants porteraient le brassard il

noir.

26

ALDO

Pendant une semaine Aldo creva tous

les plafonds, de la mythologie. Et Dieu sait qu'il y en avait là où tous vivent de mythes, où chacun porte un masque en sorte que personne ne se définit tel qu'il paraît, s'il est un professionnel, par ce qu'il écrit s'il est écrivain, par ce qu'il enseigne s'il est enseignant ou par ce qu'il pratique s'il va à l'Eglise ou est franc maçon, mais par un double de lui-même, supposé, subodoré, souvent fictif mais réel dans la mesure où on y croit et parfois les gens se mettent à vivre le second personnage, le faux, ayant oublié le premier. Le silence ne dit pas que l'homme silencieux ne sait pas, ce serait trop simple; il compose un personnage mystérieux. Des hommes politiques vides se sont assuré les parois, les

par

le

parquets et

les sous-sols

silence d'incroyables carrières.

Peut-être était-ce

une certaine façon de porter la tête ou de sourire en se taisant. Des députés ont traversé silencieux cinq législatures, occupé leurs sièges vingt ans sans perdre leur audience. "11 prépare son coup..." et chacun avait l'air d'y croire, chacun en vérité y croyait, ajoutant à la légende 27

sa pierre. Le silencieux a-t-il une petite amie, si elle est une bonniche. on dit: "voyez comme il est de goûts simples" si elle est une "dame", on dit qu'il se ménage dans ;

milieux bourgeois des alliances. L'intelligence a perdu toute autorité. Peut-être estce parce que le pays est une île, ne balisant la juste route d'aucun messager, excepté des holders, des prêtres et des touristes. Peut-être parce que ce peuple a perdu l'Afrique et ne sait plus aucune vérité. Peut-être parce que les mots, ni dès lors les choses, n'ont plus de sens quand la langue initiale est perdue et que les mots ne sont plus que des jouets pour servir un mental devenu invinciblement enfantin et ludique plutôt qu'une vision concrète du monde et des hommes. Jamais en aucun les

autre endroit, dans aucune autre cellule des

même

au pays d'Alice

il

hommes

pas

n'y a eu telle facilité à croire

massivement l'incroyable, à se prêter massivement à la légende. Ainsi Aldo le play-boy tombé l'arme au poing déroutait la logique même de l'imaginaire. Le gouvernement le premier se trouva en panique. "Qui est Aldo?"

L'homme avait eu des passeports et des visas, pas d'acte de naissance ni de certificat de naturalisation. A l'occasion d'une transaction immobilière, il y avait eu un acte de notoriété; on apprenait maintenant que le juge s'était contenté de copier une vague carte d'identité. Quant aux deux témoins l'un était mort, l'autre avait été payé cent gourdes pour signer n'importe quoi. C'était chose courante, mais on ne le crut pas. il s'agissait d'un Aldo aux dimensions conspiratives devenues immenses. On tua le témoin, on révoqua le juge, puis on tua son fils sans raison, sans bagarre, dans un café. Son autre fils journaliste, thuriféraire du régime, redoubla de louanges et de vigueur dans la mythologie d'Aldo-homme-mystère.

28

"Qui

est cet

homme?''



Donnez-le-moi!

dans son palais tout Donnez-le-moi: son nom, son vrai nom, son métier, son pays et ce qu'il foutait ici, nom de Dieu. Ce "donnez-le-moi" répercuté de palais en bureaux faisait saisir ici et là entre des pinces cent nombrils de pauvres gens. Quelques-uns périrent: une cuisinière, plus de peur, elle, que de coups, avant d'être battue, un garçon de cour, de coups de brodequins cloutés, de poing et d'une pendaison par les orteils; un chauffeur et deux employés de l'agence vins-liqueurscigares d'Aldo périrent par l'eau, les électrodes, l'explosion à la poudre de l'anus, et un mécanicien disparut. Il était devenu l'ami d'Aldo à force de touiller les tripes de sa Buick le vendredi en prévision des week-ends (c'était avant la Ferrari). Le malheur des garçons, cuisinière, employés était d'être des gens de rien de l'innombrable valetaille, piétaille et banc d'essai de bourreaux, marchandise de négriers, dans la tradition africaine des rois. Le malheur du garagiste, petit bourgeois, homme déjà "de famille" était d'être un peu mulâtre et rien qu'un peu, (pas un vrai, établi, respectable, intoublanc

le

un peu métèque

chable), et c'était

un

hurlait

fou délirant.

sur les bords; à la vérité

seul bord, par son grand-père, petit

commis

français, l'autre versant de la famille étant nègre bien

comme taire

il faut depuis le temps que le nom figurait signade l'acte d'Indépendance; le nom de l'Indépendan-

ce s'était perdu par les chette, l'un de et

ses

nom

créole et

ceux qui

si

femmes ne peu nègre.

laissant

que ce Fré-

L'ironie était que

allaient l'exécuter, et les frères d'icelui

soeurs, tous feudataires du régime, ayant su

choisir à temps, étaient encore plus

le

métèques que Fré-

chette, le père Branchette étant un français de Martinique venu s'établir rue Pavée dans une boutique de salaisons où il vendait le beurre à la cuiller et le hareng-saur

29

par morceaux. Malheur de Fréchette d'avoir été un royaLes rois et leurs chiens s'en foutent de la jus-

liste tiède.

tendus vers leur seule survie. Ils embarquèrent Fréfemme et ses enfants dont un bébé; on n'en entendit plus parler. Et ce n'était pas fini. Un Charmaine ministre, anciennement pauvre et hargneux, qui s'était fait depuis une spécialité des femmes, mit la main sur une femme qui avait vaguement connu Aldo, c'était le prétexte, mais au vrai parce qu'elle était une grande dame très fine, et distinguée munie d'un petit mari aussi court qu'elle, et aussi clair et aussi fin, deux mulâtres-Jérémie pleins d'antécédents comme on dirait de quartiers de noblesse et qui n'aimaient pas les Charmaines grossiers de Port-au-Prince. Le tortionnaire avait en vain courtisé la dame et ne lui pardonnait pas Aldo, à condition que ce fût vrai, et pourquoi pas, Aldo étant tout cd que n'é-

tice,

chette. sa

.pas le tortionnaire vainement élégant vainement beau cavalier trahi par une mine chafouine et une transtait

pirante grossièreté. Il mit nue la femme et la fouetta, puis il la questionna doucement ironiquement en la caressant avec son nerf de boeuf sur les seins le nombril le pubis, de temps à autre transformant la caresse en un raide coup de fouet. Il la mit à genoux et chevaucha son sexe en fouettant à petits coups son dos, ses épaules rondes, puis il sortit d'elle pour éjaculer sur ses fesses et sur son dos. Il lui remit sa chemise en disant: "Mon sperme te collera

peau et sentira sur ta peau jusqu'à ce que tu m'aies donné Aldo", avouant son sperme une ordure; hélas, la pauvre n'y pouvait rien, sachant peu d'Aldo. A bout de souffle, on s'adressa au FBI, à la CIA

à la

qui ne dirent rien, à la Séguridad dominicaine qui ne dit pas plus, sinon qu'Aldo avait vécu là, était né là, peut-

30

on n'en était pas sûr. Puis on Venezuela parce qu'il y avait dans les papiers d'Aldo un diplôme insoupçonné d'ingénieur des mines d'une Faculté Vénézuélienne et la Faculté dit que Aldo San Juan avait été inscrit comme citoyen Haïtien et avait fait en son temps le voyage de Santiago de Macoris à Caracas; on n'en pouvait pas dire plus. Ces imêtre citoyen dominicain,

s'adressa au

demi lumières n'éclairant rien firent croire à une conspiration internationale. Il valait donc mieux y aller doucement, et cela freina un peu la manie tuatoire des bourreaux, de peur d'un os un peu gros portant viande américaine ou dominicaine. Par commodité, les milieux gouvernementaux étiquetèrent Aldo FBI étant de leurs manies furieuses de se croire de temps à autre ou anti-américains ou persécutés par le caïman étoile. Le mythe servit les quinze, Maria Dalbaïcin ayant pour un temps disparu sous Aldo et servit aussi un temps la famille de la jeune femme. Les père, tantes, précisions,

cousins et autres consanguins, tout surpremier jour de se trouver encore vivants, s'étaient empressés d'acheter de grandes pages dans les quotidiens pour y cracher leur reniement et prêter serment de suivisme et de fidélité au père fou de la nation. Personne n'en avait vomi, pas même ce "père" fait aux encens les plus nauséabonds. Quant aux fils, cinq millions d'un père qu'on ne voyait plus, ils étaient faits à ça et préparaient la prose de leurs palinodies en cas de malheur. On se braqua finalement sur la version dominicaine des origines d'Aldo. Ses relations avec la frontière étaient évidentes. Bien avant son passeport haïtien des récentes années, (mais quel métèque n'en avait pas un) le jeune homme avait utilisé un passeport dominicain qui lui assignait toutefois, de même que le diplôme véd'ailleurs, frères,

pris après le

31

nézuélien. avec

la

nationalité haïtienne, en petits carac-

nom

espagnol, celui de Saint-Jean, traduction française, autant dire haïtienne, de San Juan. Or il y avait des Saint-Jean au pays, bourgeoisie noire méticuleuse et croyante d'instituteurs, d'avocats, leur dernier double avatar heureux étant d'avoir donné un inspecteur des finances en même temps que le frère aîné accédait à la direction du Lycée. Aucun rapport avec le métèque libre et riche, sans profession, danseur mondain, vendeur d'alcool, tombeur de filles, qui parlait français assez bien mais finalement si mal que pour une bonne moitié de ses propos, les plus légers, il préférait utiliser l'Espagnol: Hombre que va! Buen, Aciiosf

après son

pasa bien! Des mots comme ça. Le service des recherches criminelles passa tout de même par les St. Jean, mais sans conviction, d'avance persuadé de faire chou blanc et, de plus, interrogea le mauvais client, celui des frères qui. ne sachant rien, ne

que

le

eût-on

un détecteur de men-

pouvait

se troubler,

songes.

C'était l'inspecteur des finances parce qu'on

utilisé

l'a-

main, à deux pas des policiers, au bureau des Contributions. On l'avait prié de passer. "Qui? Aldo? Je le connais comme tout le monde, pour Tavoir vu passer. Une espèce de flambeur! SaintJean? Lui? Mais c'est un Espagnol, un dominicain, un Vénézuélien, dit-on, un Latino-américain en tout cas. Saint-Jean? vraiment, je ne vois pas..." Troublé tout de même, parce qu'il y avait une vieille histoire de son père disparu grattant soudain sa mémoire pendant que sa bouche disait: "Parle même pas

vait sous la

français,

j'I'ai

entendu une

fois faisant l'article à la ra-

dio...'* -

lent,

32

Parle pas bien français, mais son créole est excel-

quasiment sans accent.

- Ah! Il

ne

en parlerait en famille, mais le directeur d'école ne dirait pas qu'il savait.

lui dirait rien,

***

quarante

ans plus

tôt. Saint-Jean père, de boissons gazeuses, (six cents bouteilles par jour) parlait à un ami: "Je fous le camp. La femme, les enfants, ils ne vivront pas plus mal après mon départ. Déjà c'est elle qui fait chauffer la marmite avec sa machine à coudre. Heureusement avec ce que m'a laissé la vente du matériel j'ai payé les dernières dettes sur la maison. Pas de loyer, c'est déjà ça. D'ici que la maison ait besoin d'être refaite les enfants auront grandi."

C'était

ayant fermé

— —

sa petite fabrique

Les enfants, grandi? Ton aîné Je pars tout de bon.

a sept ans!

Si je vais ailleurs, ce n'est

un peu d'argent et revenir le perdre ici et ce n'est pas pour revenir ici chercher la famille et m'en encombrer dans un nouveau pays. Il faut savoir pas pour

aller faire

c'qu'on veut...

— Mais personne n'a jamais fait ça... — Personne? Je serai donc le premier. — Tu as un métier? — J'avais une entreprise, c'est différent,

on vient

Ecoute moi: la boisson gazeuse, c'est quoi? Un peu d'eau, un peu de sucrant, une goutte de colorant, un soupçon de parfum, c'est aussi simple. La grosde

la tuer.

gaz carbonique, les bouteilles, les étiquettes, mais il y a une chose qui à elle seule paie toutes les dépenses, les couvre, et c'est le secret des petites fabriques, une seule chose, la saccharine. se

dépense, c'est

le

33

-

Saccharine? un sucrant qui sucre plus de cent fois son poids. Tu prends une livre de sucre de canne, cinq cents grammes. Tu as autant de sucrant dans deux grammes de saccharine. Au même poids, même plus cher, tu gagnes cinquante fois le prix du sucre. Voilà assez pour payer le gaz, l'étiquetage, les parfums, les bouteilles... - Saccharine? Je comprends maintenant... - Tu comprends pourquoi le Service d'Hygiène contrôlé par l'Américain accuse la saccharine d'être une menace pour la santé publique. Le décret d'interdiction est prêt; j'I'ai comme lu. La saccharine va être bannie et tous les usagers industriels du sucre devront acheter le sucre de la Hasco. compagnie américaine. Nous n'y pouvons rien, c'est la loi de l'Occupation, et vas la suC'est

bir.

- Moi? - La loi sur l'alcool... - On ne la votera pas;

c'est toute la

population ru-

rale...

- On la votera, et c'est toute la campagne atteinte, massacrée, toutes les guildives, et la tienne, condamnées à fermer pour que la Hasco se mette dans la mélasse et l'alcool. C'est la loi de l'occupation. As-tu vu le wharf de Hasco'? Non! - J'I'ai vu,

moi, avec ses énormes tuyaux de dix pouces courant tout au long, destinés à une unique denrée, la mélasse directement des chaudières aux cales des transporteurs. Il faut que toute la canne du pays passe par les moulins de la Hasco. Tout le pays devient une énorme plantation à une seule fin, alors je fous le camp. On m'a offert une place de contremaître à la Hasco. j'ai refusé. J'irai être contremaître ailleurs. Ils feront bien34

tôt des boissons gazeuses,

du rhum...

- Tout le monde ne peut pas partir... - Ca vaudrait mieux; tout le monde va

être

domes-

tiqué sur place.

— — tireront

Et tes enfants? Je ne vois que l'aujourd'hui.

mieux sans un père vaincu.

Ils

Mes enfants

s'en

apprendront

à se

battre tôt.



ont besoin de toi... a besoin de qui? prétentieux. Ils vont vivre." Ils

- Qui

Il

Nous sommes de foutus

était parti, et les fils avaient vécu.

Assez pour

devenir chauves ou ventrus, tous marqués d'inquiétude, excepté la mère admirable: aucun d'entre eux n'avait

un combattant; ils étaient conformistes et réussis. y avait eu depuis le père trois ou quatre pignons SaintJean sur rue. Pas de grand luxe mais à la mesure du milieu, des toits de zinc, des murs de parpaing, hors loyers. Et puis Aldo, une nuit, était venu, se glissant comme une carte de visite entre les battants serrés d'une porte, et ce "roulant" était venu à pied. "Voilà, avait-il dit au professeur; vous êtes des gens vraiment admirables, incroyables. Vous vivez, vous progressez, vous avez fait votre chemin, à partir de la machine à coudre de votre mère. Le vieux le disait; il disait: "Je ne veux pas savoir, j'n'ai jamais demandé, jVai jamais écrit, mais j'suis sûr qu'elle a fait quelque chose "Quelque chose de de bien de mes foutus enfants. bien", insistait-il, savez-vous ce qu'est quelque chose de fait

Il

bien dans nos foutus pays de misère?

Elle devrait leur

apprendre plutôt à tuer quelqu'un." Paroles du père: je vous les dis comme il les disait. Puis il disait: "A chacun son métier." Lui a tué des gens, je vous dirai comdiment. Il n'a jamais épousé ma mère, vous savez, il

35

sait:

"Tu comprends,

je

marié déjà

suis

là-bas. et bien

ne doive jamais y retourner. Dieu le sait, ce ne "Ce ne serait pas moral ', disait-il. et il riait de lui-même, car il ne croyait pas à la morale. Seulement il n'a jamais volé le bien d'un pauvre, d'un travailleur. C'est ma morale, disait-il. Pour le reste..." Après avoir longtemps travaillé et économisé en usine, il a monté trois fabriques là-bas; une de dulces... turones, une de boissons gazeuses, une autre de liqueurs à

que

je

1

serait pas bien."

Il a revendu chaque fois, à la limivous savez, quand une entreprise prospère et que les gens commencent à maudire le "maldito Haïtiano que vino sin nada y ahora... " Il riait et vendait, faisant payer cher, le double du prix. "Idiots, qu'il disait, le maldito haïtiano leur vendait bon marché; ils vont se faire plumer." Trois fois il a construit, trois fois vendu, trois fois il a vu les entreprises vendues faire faillite et les gens Père disaient: "El maldito haïtiano nos embrujo... "

partir d'un alambic. te,

riait; ils



ne l'ont jamais aimé;

il

est resté.

Pourquoi?

Pourquoi tu ne construis pas une comprenait bien que je parlais d'Haïti. Il disait: Tu le feras, toi. Je crois qu'il avait honte d'être resté si longtemps parti sans un signe de vie. Il se figurait peut-être des choses; moi je sais que vous l'auriez aimé, accepté, même s'il était rentré les mains vides. C'est Haïti où on accepte tout pas par amour, dévotion, principe, ou pour Dieu, mais parce que c'est comme ça: on accepte. Mais il n'était pas cet homme-là. Il était tout droit, un homme à se charger des conséquences même de ses folies, vous comprenez? Lors du massacre des haïtiens par Trujillo, vingtsix mille morts, douze mille blessés, cent mille chassés les mains vides, il avait déjà douze ans dans le pays; il ne - Je lui disais:

fabrique là-bas?

36

Il

fut jamais inquiété parce qu'il ne travaillait pas

dans

les

champs mais était un contremaître d'usine, tout comme un vrai dominicain et il pouvait dire perejil autant qu'un autre,

il

disait

que

aux haïtiens rescapés que l'on

n'assassi-

américains avaient protégés, mais qui se sentaient accablés dans leur peau, il leur disait: "Notre ennemi n'est pas le peuple dominicain. Les pauvres couillons... leur ennemi et le nôtre, c'est le même Trujillo", et les haïtiens disaient qu'ils ne le comprenaient pas, parce qu'ils avaient vu des dominicains les poursuivre, des amis dominicains se détourner, des mains dominicaines se tendre pour les piller. "Oui, les peuples font ça, disait Père quand ils ont de mauvais nait plus,

les usiniers

chef."

Mais tout de

ment

et avec ruse

même

il

main, subrepticeParce que ceux ci

a tué de sa

deux des

tueurs.

n'avaient pas seulement tué, mais volé et violé et qu'ils s'en vantaient,

mo

todo"

promettant de tuer encore. "Lo matere-

disaient-ils, illettrés et grossiers.

Alors père

"pour l'exemple et le respect", me dit-il "sino que va, nos mataran todos de verdad". Il les a tués froidement, moi seul sais comment, empoisonnés par une bouteille, et les gens qui avaient entendu les vantards disaient: "Les morts se sont vengés" et ils ont eu peur: les a tués

"Es tan brujos todos los malditos" disaient-ils. Il n'avait jamais été facile pour un Haïtien de vivre là. Tous ces saisonniers qui n'étaient jamais repartis, au fond ils servaient le boom américain du sucre là-bas, ils ne servaient pas le Dominicain qui se serait lui-même

contenté d'un développement progressif. Mais le capital américain était exigeant et pressé, d'où ces importations brutales de travailleurs Haïtiens, en République dominicaine, et à Cuba pour les mêmes raisons; c'était une nouvelle traite des noirs organisée par l'Américain, vous fa37

comprendre. Mon père disait que "les une spécialité de son vieux pays: ne jamais rien comprendre. Je sais que votre élite est cultivée plus que quiconque, mais quelle est cette foutue cul7 ture' C'est vrai que vous vivez dans les nuages et ne comprenez rien. Nous des bateys sans livres, on a vite compris que l'Américain avait amené l'Haïtien pour ses propres usines à sucre et que l'Haïtien était haï parce que des deux, l'un ayant amené l'autre, l'Haïtien était plus facile à haïr et Cuba et la République Dominicaine se sont mis à vous haïr d'abord. Une chose désespérait mon père. L'Haïtien avait appris à se battre, à coups de poing, à coups de machettes: une fois les premiers mois, les premières années passés, il ne se laissait plus bousculer et pouvait défendre sa maison, mais y a une chose qu'ils n'ont jamais apprise, qu'ils n'ont jamais voulu apprendre: s'organiser. Ni syndicats, ni groupes d'initiatives, ni coopératives, ni journaux, rien qui fût de l'Haïtien pour l'haïtien, et c'était important puisqu'ils étaient des milliers. Mais ils se sont alliés à des syndicats, à des groupes où leurs provez vécue sans

yeux

fermés*', c'est

il

pres intérêts jouaient des rôles secondaires. C'était

me

minicain,

comme

s'ils

avaient peur d'être dans les syndi-

cats strictement haïtiens. térêts

com-

sentaient rassurés d'être dans un syndicat do-

s'ils se

très

Ils

avaient cependant des

spécifiques puisque

le

in-

syndicat dominicain

lui-même pouvait exploiter la main d'oeuvre haïtienne autant que n'importe quel patron et la traitait comme une caste intouchable. Mon père n'en revenait pas. "Cabrones! disait-il jamais ils ne s'organiseront. Que cobardes! Impossible de leur faire faire un groupe excepté pour danser Vaudou." Même sous Trujillo vous savez c'était possible. Et depuis Trujillo naturellement, mais jamais on ne 38

l'a fait.

Vous

avez noté que finalement père disait: "Ils" maudits haïtiens" et encore "dans leur pays". Il en était venu à réagir en dominicain par une sorte de honte de ce que l'élément haïtien restait incapable de faire face aux nécessités concrètes de son organisation pour résister. Il aurait lui-même monté un houmfor, un pérystile pour prendre l'argent des dominicains superstitieux, il ne comprenait pas que les Haïtiens se cachent la tête dans le vaudou et dansent en délire pour ne pas regarder la vie. "Cojones!" disait-il "un pueblo maldito desde siempre. " Vous ne me croyez pas, n'estce pas? Peut-être bien que si on m'avait raconté l'histoire de Père je ne la croirais pas non plus. Et peut-être que si j'étais vous je ne croirais pas non plus que je suis votre frère. Pourtant vous savez bien, au moins vous l'aîné, qu'un jour quand vous aviez sept ans votre père a disparu et que quelques jours après les mots "nan pangnol" ont éclaté chez vous, et ont dû hanter toute votre enfance comme un cauchemar. "Nan pangnol où est-ce? Et qu'est-ce que fait papa? puis "Est-il mort?" Votre famille, même votre milieu ont dû en être bouleversés. Un homme des villes ne partait pas comme ça nan pangnol levant le pied. Il y eut des hommes des lisières des villes, mais leurs fils ne sont pas devenus avocats, et de toutes façons ce n'est pas important. Ce qui est important, c'est autre chose, c'est ce que j'appelle la permanence d'une certaine histoire à laquelle tout professeur que vous soyez, vous êtes resté complètement fermé et aveugle. Parce que, finalement, il importe peu, quoi que cela vous touche, vous, de près, qu'un Saint-Jean des villes soit un jour parti; ce qui est important c'est la camet "ces

pagne qui s'est vidée et pourquoi. A combien estimezvous les gens qui sont partis desCayes, de Port-de-Paix? Combien de Petit Goâve, Jacmel, Tiburon, Anse d'Haï39

Combien de Hinche, Las Cahobas? MilDix mille? Cinquante mille? Y avez-vous jamais pensé? Cent mille, deux cent mille? Je suis fou? J'exagère? Plus près de cinq cent mille ruraux que de cent Naissances incontrôlées, mille, entre 1920 et 1933. érosion des surfaces, irrigation incomplète, charbon de bois et déboisement, ça, c'était l'imprévoyance nègre, et puis la chimie est venue avec ses colorants fermer vos coupes de campêche, l'Américain est venu avec ses lois fermer vos guildives tandis qu'il ouvrait ses complexes sucriers à Cuba, en République dominicaine où les ponault, les Irois? le?

pulations étaient insuffisantes, créant l'appel, l'organiVos lacous, vos parcelles n'y ont pas résisté et au

sant.

même moment dépossédé, vétiver. civil

avançaient

les latifundia

ici

sous les pieds du paysan

américains, sucre,

sisal, fruits,

Le déclin du paysan commencé avec un droit

absurde imité des français était

consommé

par

la

création d'une armée de dépossédés, ilotes crève-la-faim,

exterminer à l'insecticide avant Amériques. Un jour, moi fils d'Haïtien, je me suis réveillé en terre dominicaine, m'apercevant que j'étais devenu un hors-la-loi parce que personne ne voulait de nègres et le qu'il ne

reste plus qu'à

qu'elle n'ait recouvert les Caraïbes, les

nègre sans patrie est un

pou

à exterminer.

Nous

étions

des centaines de milliers, cinq cent mille et leurs descendants,

un million peut-être dispersés

à

Cuba

et chez

nous

sans un vrai consul pour dire: celui-ci est à moi. Je n'étais rien.

Je ne pouvais rien être, je n'avais le droit de

Et puis il y eut un grand coup de tonnerre: Castro, faisant des malditos haïtianos cinq cent mille citoyens de Cuba sans une ride, sans un pli, sans un rien être.

bruit, tout naturellement, cinq cent mille cubains.

Vous

êtes là à vivre prisonniers d'une dictature imbécile qui

vous interdit

40

même

à

vous directeur de penser,

je

ne dis

pas de penser juste, de penser tout court. Avez-vous pensé au miracle Castro donnant d'un coup une partie et un avenir à cinq cent mille des vôtres? Pouvez-vous mesurer la portée de çà, humaine, économique, révolutionnaire? Cinq cent mille d'un coup, comme si des mendiants nus et grelottants avaient vu pousser sur eux, autour d'eux, la sécurité d'un toit, d'une maison. A toutes les frontières depuis mon adolescence je n'ai fait que produire de faux documents. Si j'avais été chez

Castro en 1959, j'étais aujourd'hui un Cubain honoré; n'oublierai jamais cela. Ne l'oubliez pas non plus quand on vous dira du mal de Castro, quand on vous demandera d'enseigner contre Castro. Si votre père était à Cuba en 1959 il serait aujourd'hui un Cubain honoré. République dominicaine, un vieillard Il est encore en aveugle et sans patrie après avoir travaillé toute sa vie avec un rêve: jeter un pont sur le Massacre; je n'expliquerai pas cela. Croiriez-vous que c'est pour cela qu'il a voulu faire de moi un ingénieur? A cause du mot pont et d'un rêve. Mais ça ne vaut pas la peine. Pas plus que ça ne vaut la peine d'être ingénieur où vous avez donné le pouvoir à un fou délirant, où au fou vous dites: Monsieur le Président à vie. Ici en Haïti c'est pire pour le citoyen que là-bas pour le maldito haïtiano. Trujillo en Combien ont été a tué vingt six mille en trois jours.

je

tués ici par un fou, et combien sont autrement morts de faim, de maladies, d'absence de soins, d'absence du moindre souci pour la détresse de l'homme. Deux cent mille, directeur? Vous le savez bien: plus près d'un million. Et combien sont partis pour aller être des ilotes, des poux aux Bahamas, aux USA, au Canada, les poux de l'Amérique. Cent mille, deux cent? Vous le savez bien: ans,

Encore vingt plus près d'être un autre million. Il restera finira bien par en exterminer la race.

on

41

qui? Quelques directeurs de lycées qui se seront tus? Quelques intellectuels malpropres ayant abandonné les Mais ils livres pour le commerce des soutiens-gorge? mourront aussi d'ennui, ou de honte, ou d'indigestion, ou de silence. Pour l'honneur nègre que leurs silences

même

en tuent quelques-uns. se tut et le Directeur de lycée dit: "J'ai bien envie de vous demander qui vous êtes." Le jeune homme émit un rire ironique et sans gafté... "Je suis Aldo, et je vous l'ai dit, votre frère. Je vends du whisky, je vends des armes, je vends des drogues à l'occasion; ça dépend de qui achète. Autrement je ne suis lié à rien, pas même à l'argent. J'aurais fait une révolution ici s'il y avait eu un peuple pour ça, étant venu pour le rêve d'un pont. Je n'ai trouvé qu'un troupeau miné par un étrange mal, ignorance et solitude comme au pire Moyen-Age. Je n'ai pas de respect pour Il

l'ignorance, la superstition, la résignation.

respecter ce peuple

même

Comment

son Histoire? Et peut-être va-t-il falloir relire celle Histoire. Vous pouvez vous fâcher; c'est aussi mon peuple, tombé si vite d'une si haute histoire. Peut-être qu'en ré-étudiant cette histoire,

vera

comment

le joint, la

je respecte

vraiment faite, on troupour faire renaître les nécessaires Je vous aime beaucoup, ces Saintelle a été

recette

haines et les héros. Jean.

si

de vous, à cause de Père. Je Qu'est-ce que ce respect de vous-même? Qu'est-ce que ces têtes que vous portez comme des ostensoirs? Serviteurs, domestiques, esclaves d'un fou! Quelle moquerie! Vous ne devriez sentir que la honte et marcher tête basse jusqu'au jour de votre révolte. Qu'est-ce que cette ville qui danse et va au cinéma? On devrait tous être occupés à fourbir des armes. Qu'est-ce que ce peuple où J'étais nostalgique

suis venu, je

42

vous

ai

regardés vivre de loin.

chaque famille compte des morts, des gens assassinés ne se lève pas pour nettoyer ce foutu palais? Il n'y avait devant vous rien, strictement rien qu'un foutu tigre de papier que vous avez vous-mêmes coulé en méVous avez été décoré l'autre jour, je l'ai lu dans le tal. journal: Honneur et mérite! Honoré! Il n'y a qu'un honneur, mon frère, c'est de détruire le monstre. Mais direz-vous le mot qui demain jetterait vos mille élèves sur les pelouses du palais? Il en mourrait cent, le reste prendrait entre ses mains le faux tigre. Mais vous ne direz pas les mots, et vous avez raison, vous seriez dénoncé. Si vous le disiez* entre trois, vous seriez dénoncé par le troisième. La peur a rongé la fibre des êtres. Si vous le disiez à votre femme, elle vous dénoncerait peut-être, craignant pour sa fille et son fils. Ainsi tout s'en va par la voie des petites lâchetés vers une immense lâcheté abyssale. Est-ce que nous ne sommes pas fous? On va nous tuer tous, physiquement, déjà morts dans nos consciences, nos âmes, nos volontés, notre liberté. Vous, moi, vos filles, vos nièces, cette jeunesse, nous attendons tous le fossoyeur. A moins qu'on ne se résigne à se lever d'abord et à mourir au grand jour. Une fois, vingt fois, cent fois, jusqu'à ce qu'un coup réussisse. Je suis marchand d'armes, je vous l'ai dit. Je vends des armes au gouvernement, naturellement. Il m'en reste de chaque livraison c'est pour cela que je suis destiné à mourir demain, il suffit d'une erreur, la plus mince, d'un domestique tombant sur une cache et je suis fusillé dans l'heure. J'ai des armes, je n'ai pas contacté un seul conspirateur; quelqu'un de chez eux m'aurait aussitôt vendu pour se protéger, dans sa méfiance de moi. Je connais deux noms; ne me demandez pas comment. Je suis le playboy, un peu espion forcément sous un tel régime, c'est ce qu'on croit. En ce moment j'ai un message pour et qui

43

quelqu'un, un seul message pour une seule personne, un nommé Serge. Dites à votre fils Michel de dire à Serge qu'Aldo a des armes et qu'il les donnera. Et dites leur:

quoi que ce soit qu'ils veuillent faire, qu'ils fassent vite; eu deux noms, d'autres pourraient les avoir. Je vous le dis parce que vous y êtes mêlé, malgré vous, par votre fils. S'il est pris, vous êtes tous liquidés. Quant aux conséquences pour vous, si vous jouez le jeu et dites seulement sept mots, il n'y en aura pas. Sept mots. Et si vous deviez en mourir, que va, Directeur, de toutes façons vous êtes mort. Et si vous me trahissiez vous deviez en mourir, que val Directeur... De toutes façons nous sommes morts. Et si vous me trahissiez... Le Directeur leva une main, la paume tournée vers Aldo. Il ne souriait pas; il ne semblait pas ému. Une longue habitude de contrôle de soi lui avait appris à maîtriser les muscles de son visage. "Si je vous trahissais, il me faudrait expliquer bien trop de choses et j'irais frire dans la poêle que votre entrée ici a mise au feu pour moi." — Pas moi, Directeur, pas moi, Michel, votre fils. N'était-ce Michel, je ne serais pas ici. Je ne suis pas venu vous dire: "Allô, je suis Aldo, votre frère..." je suis venu mettre des armes aux mains de Michel et de Serge; il me fallait d'abord vous dire qui est Aldo. — Combien d'armes? — Six mitraillettes, trente pistolets automatiques, des minutions pour et six caisses de grenades. — Les mitraillettes, démontées? — Naturellement. — Aux dimensions d'une caisse de whisky?

j'ai

-Oui.

— Suffit. Ce sera bientôt notre fête annuelle. Nous placerons dans quelques jours une commande de whisky 44

chez vous, tout ce qu'il y a de plus régulier, on vous demandera une' facture pro forma. Cassez les prix pour justifier ma préférence. Marquez les caisses d'armes d'un point rouge, imperceptible excepté par moi. L'aune panne afin de ne livrer qu'à la brune. Aldo se mit debout. Le cynique paraissait étrange-

vant-veille de la fête, simulez

ment ému,

et c'est à ce

moment-là, peut-être, que Saint-

Jean Faîne vraiment le crut. Il scrutait du regard la face de cet homme qui avait grandi à côté de son père. Il aurait voulu poser mille questions, mais déjà Aldo disait: "Je pars et vous ne me reverrez plus; j'attendrai votre lettre

demandant

la

facture."



Pas ma lettre, celle du comptable, une circulaire sollicitant votre maison et quelques autres.

Aldo sourit: "Vous avez déjà pensé à tout." Il ajouta toutefois: "Pas un mot, naturellement à personne."

— Pour

qui me prenez-vous, Aldo Saint-Jean? Le Aldo sursauta à s'entendre ainsi nommer. Vieux avait fait exprès; c'était, en quelque sorte, sa main

tendue, mais il n'irait pas plus mettant debout, lui aussi: "Pas

loin.

Déjà

même

à Michel.

remettrai les armes, c'est tout. Moins



il

il

disait,

Je

se lui

en saura..."

lui parliez de faudra tout de même quelqu'un, Directeur, un homme qui doit disparaître avant que les armes n'entrent ici, un nommé Lombard. Le Directeur parut surprit, même décontenancé. "Lombard? Lequel? Ils sont deux." — Celui des deux qui s'étonnera demain de ce que vouz ayez veillé si tard; il vous dira qu'il passait. Je vous livre votre espion, le macoute en chef de votre établisse-

que vous

Il

ment. Son prénom — Siméon? Le

est

Siméon.

faire disparaître?

Comment? 45

— Donnez

fils et ne vous préoccuson groupe et lui ne peuvent pas... neutraliser un homme si proche de vous, et d'eux, alors qu'ils abandonnent la conspiration. Ce n'est pas un jeu d'enfants. Et maintenant, vous allez éteindre, gagner votre chambre, me laissant ici dans le noir. Là-haut, éclairez votre chambre, laissez les battants ouverts, allez et venez comme à l'ordinaire, puis donnez vous l'air de lire, on sait que vous lisez au lit... une heure de lumière làhaut, puis vous éteindrez et reviendrez ici fermer la porte d'entrée. Je serai parti. Au revoir, Directeur, nous ne

pez pas du

l'espion à votre

reste.

Si

reverrons pas.

Le Directeur blait tâtonner, tait

et

se dirigea vers l'interrupteur;

Aldo eut

pitié

du sexagénaire

il

sem-

qu'il é-

venu troubler. "Mais ce n'est pas moi, me dit-il... il faut que tous combattent." A haute voix il "Il faut que tous combattent!" Le Directeur, qui,

Et puis dit:

juste à ce la

moment

main sans

là, se

parler.

De

trouvait à sa hauteur, lui tendit l'autre

teur.

Aldo

46

s'assit

dans

le

noir.

il

manoeuvra

l'interrup-

VICTOR

La porte tourna sur ses gonds sans un soupir, démasquant une pièce rectangulaire tout en longueur et sombre. "Le bureau", disait-on. Bureau de tous. Il y des livres sur les étagères: livres d'affaires, livres avait des il y

avait

de droit, livres d'enfants et de cuisine, et

papiers, des livres scolaires et des cahiers sur les tables

en coin au fond, fait leurs



pensums



les

enfants de cinq lustres avaient que la grande

et leurs devoirs tandis

une sorte de coudoyer autour de sa

table au milieu en acajou massif invitait à

promotion l'adolescent appelé surface patinée

mes qui

le

à

père, les oncles et les tantes elles-mê-

écrivaient là leurs recettes de cuisine, leurs chaî-

prières, leurs neuvaines, recettes pour piéger Cette pièce était presque toujours brillament éclairée de jour par une large fenêtre donnant sur la véranda en pourtour. C'était un signe des temps qu'elle fût aujourd'hui si sombre qu'on n'y voyait guère, com-

nes de Dieu.

me

la famille s'enterrait.

si

entra "comme un justicier" (allons, il trop de romans, vu trop de mauvais films et me

Silencieux j'ai lu

47

Mandrin, Sartana ou un mafioso, mais je n'ai pas fumeux concile). Pendant ce temps, la porte se refermait doucement, balayant le parquet derrière lui d'un éventail de lumière qui allait se rétrécissant. Le Conseil de famille montrait un croissant de faces anxieuses autour de la fameuse table ronde. Il y avait là encadrant le père et une douzaine de bourgeois bien vêtus deux hautes vieilles pas si vieilles, mais maigres, tantes-vieille s- fille s sans âge, en jupes longues, corsages montants et manches tirées jusqu'au poignet, grises filles de Marie se déplaçant dans un bruit de rosaire. Leurs lèvres pincées disaient la méchanceté des sacristies, mais c'est peut-être parce qu'il connaissait ses voici

inventé ce

soeurs depuis toujours qu'il

lisait

leur peau, leurs gestes, leurs yeux.

leurs

Un

âmes

à travers

autre s'y serait

deux vieilles potiches d'une ère dépassée. Elles encadraient le frère aîné, boudha gras, incroyablement croulant d'étages de chair depuis le cou jusqu'à la ceinture, qu'aucun tailleur ne parvenait plus à dissimuler, aucun savon de toilette à rendre indemne d'un relent rance de suif qu'il combattait à coups d'o-do-ro-no, dont le parfum était devenu sa marque, comme qui dirait sa transpiration, et si son lard n'avait pas rendu l'odorono répugnant, l'odorono certes ne l'avait pas rendu plaisant. Mais c'en était fait, il ne maigrirait plus. Et c'était moins le fait de la table qu'il aimait encore d'un amour rancuneux, que de glandes déviées de leurs fonctions et qui lui fabriquaient plus de graisse qu'il n'en pourrait jamais brûler sous l'écorce du tanneur commerçant-bureaucrate marchand de cuirs et peaux, fabricant de souliers; sa graisse s'entassait à lui étouffer le coeur; ses bras à panneaux tombants, ses doigts boudinés n'arrivaient plus à fermer le cercle autour de son ventre, à se retrouver au nombril. On lui peut-être trompé, voyant en elles

48

moment-là comme celui de sa mort, il vu venir inquiet puis l'avait dépassé, ricanant d'un souffle court à la barbe des prophètes de malheur. Les deux vieilles filles maigres évitaient de le combattre pour ne pas le tuer raide et remettre en question avant le temps un équilibre encore fragile malgré vingt ans d'épargne, et même elles ne se battaient pas entre elles, ayant à combattre tout le reste de l'armée, jeunes et avait prédit ce

l'avait

moins jeunes, jeunes de tous âges, entre quarante-cinq et quinze, chaque degré descendant marquant un barreau vers l'enfer; "la terre est devenue le royaume du diable."

Bien sûr les jeunes étaient mal élevés parce qu'une espèce de sécurité avait été trop vite atteinte après la rue des Césars et le bas Lalue, depuis qu'ils habitaient, et ça faisait vingt-cinq ans, une maison à étage bien à eux, en bois, à façade ajourée, entre un jardin vaguement fruitier (sapotilles, orangers, quénépier) et une cour au gazon mal arrosé, à l'allée de graviers tournant autour d'un frangipanier, une allée dépierrée repierrée dans un combat pluriel continu sans un jardinier qui fût vraiment et seulement jardinier, uniquement branché sur sa lance à eau ou maniant uniquement serpette et sécateur, privilège d'une bourgeoisie plus assise que celle de la ruelle Carméleau entre le haut Lalue et le Bois Verna. Médiocre, somme toute, bien qu'il n'y ait pas de médiocrité en soi, que la médiocrité exprime une notion de rapport et qu'on puisse toujours croire sa médiocrité superbe, valant d'être

die

comme

assumée, revendiquée, bran-

dignité: la dignité Dubuisson.

Ainsi elle avait été Dubuisson, la morte des gravildu gazon ras, de la ceinture de ciment sur la butte, l'écolière de l'annexe beaux-yeux-toujours-baissés: MaSainte Esther. Le Jusria Dalbaïcin-Esther Dubuisson.

lons,

49

en pleurait presque des yeux, tout baigné de larEsther laissée nue deux jours deux nuits sur la butte et les vers et les mouches en faisaient leur repas, n face qui n'osaient fermer leurs fenêtres, leurs portes, de peur de sembler protester ou prendre le deuil. N'en pouvant plus de la vue ni de l'odeur, lôtel, restaurants étaient restés ouverts pour éviter les questions, les sommations, les mi-macoute. et la sainte n'avait été priée par personne, bénie d'aucune eau. éclairée d'aucune chandelle. Puis les vampires étaient venus et avaient emporté les corps vers on ne sait quel trou ou quel bûcher, et le Justicier ne se pardonnait pas d'avoir été lâche, plus lâche qu'une jeune fille de seize ans jadis appelée Antigone. et de n'avoir pas été se faire tuer en enterrant ou tentant d'enterrer, au moins en tentant de couvrir d'un drap de nce la sainte et son bien-aimé exposés à tous les vents, toutes les poussières, tous les soleils, tous le gards. tous les crachats, toutes les vomissures, à un million de sales yeux, d'yeux lâches sur ses seins, sa croupe, ticier

intérieures.

c

(O Dieu Tout Puissant. Dieu maudit d'avoir née l'homme!) sur la fleur de son sexe ravagée de vers et d^ sur...

mouches rant.

Et

vertes sous

le

par l'ordre d'un fou rendue — pas lui — s'y

soleil

la famille s'était

.

déli-

était

rendu - pas tous mais les deux filles de Marie et un oncle véreux cagneux porter au nom de Dieu leurs crachats jusqu'à la butte. Et jamaiux vieilles filles n'avaient été si près d'être folles, hantées les vieilles par ce et ces vers,

mouches dans

par l'agitation des vers et

la

ce sexe rongé, hantées par cet

course des

homme

nu

sous la fille nue embrassant de bras verdis déchiré^ guinolents puants leur fille nue. une Dubuisson. "Ne lui pardonnez pas. Seigneur, ce qu'elle a fait a notre famille honorable, ne lui pardonnez pas une Dubuisson expo-

50

jambes, ce sein, ce couple d'elle et de son mort exposés. Non seigneur, ne pardonnez pas à Esther." Et elles avaient mis son nom à lui, l'oncle, Victor Dubuisson, dans leur placard de journal, mis son nom quatrième et épelé les noms de tous les enfants même nés hier et ceux des vieux, de gagas retombés en enfance, leurs noms à tous pour faire mesure de troupe, de foule, de famille massive massivement dressée dans un seul refus-reniement-protestation-déclaration d'amour pour le fou délirant. Et il n'avait rien dit, Victor, mais ce n'était pas faute d'avoir essayé: il n'arrivait à rien faire entendre de ce qu'il aurait voulu dire. Il n'y avait plus dans le milieu de respect de soi, ou de Dieu ou de la vérité. Pas un journal n'accepta sa protestation, pas une imprimerie ne consentit à en faire un tract, pas une station de radio ne voulut lui prêter un micro cinq secondes pour dire seulement: "Je n'ai pas signé ça." Puis il avait fait ce qu'il pouvait, demandant une messe au huitième jour pour la prise de deuil, et le prêtre en annonçant la messe n'avait pas dit que c'était pour Esther Dubuisson, le prêtre aux lèvres torves avait annoncé seusée, déchirée, ces

lement une messe

à une intention spéciale, et c'est tout ce qu'il pouvait annoncer, dit-il "mon maximum! Je n'aurais même pas dû accepter, j'aurais dû vous dénon-

cer."

Tous ces gens qui faisaient de la peur une loi, de la un devoir, lui parlaient comme s'il devait com-

lâcheté

prendre à paroles, demi-mot, ces sans toutes prendre à demi-mot, sans toutes ces paroles. Qu'avait dit le journaliste à qui il avait proposé une annonce payée de sa messe pour Esther Dubuisson? "Vous êtes fou." Sans autre explication il lui avait montré la porte. De quotidien en quotidien, il s'en était trouvé un, peut-être deux, peut-être tous, pour téléphoner à la po51

lice,

et la police avait

demandé: "Qui?" Puis

elle avait

"Bah, c'est Victor, un poète et un fou, inoffensif... conteur de riens, d'histoires drôles. Merci quand même, on y veillera, mais Victor tout de même... Bon, on lui fera peur!" Les Dubuisson ayant refusé sa messe, l'avaient contré. C'est le dernier coup de téléphone qu'avait reçu la police les vieilles filles annonçant qu'elles avaient convoqué ce même jour un conseil de famille pour très précisément renier Esther, la supprimer de leur généalogie, la débaptiser solennellement Dubuisson, faire en sorte qu'elle n'eût jamais existé. disant:

ri,

— un peu

Jamais existé? avait dit l'officier de police. C'est tard pour Cherenfant, mais enfin mieux vaut

tard, je suppose.

un

on ne sait pourquoi, en avaient été outrées: il y avait des imbéciles partout qui ne comprenaient pas la portée C'était

et les

deux

officier ironique,

vieilles filles

des intentions et'des actes. Victor revenait de sa messe où touré de mitraillettes, et il l'avait

il

avait été seul, en-

même

servie, faute

d'enfant de choeur, servi le prêtre bégayant ses pater noster comme s'il avait avalé son dentier et ne nommant

aucun moment, pas

même

en latin Esther-Maria. Mais venu non pas assister à leur conseil mais leur dire que sauver sa vie était laid, que rien ne pouvait être plus laid que des familles, des prêtres, des journalistes dégradés par l'urgence de sauver leur vie. Leurs bouches torves, leurs yeux fuyants, leurs mains tremblantes, rien ne pouvait être plus laid et malpropre. Et qu'il fallait une nouvelle vie, un nouveau genre de vie, une nouvelle éducation... pour la mort au lieu d'éduquer pour la vie, parce que c'était si à

rien n'importait plus.

52

Il

était

laid

et

que finalement ceux

seuls qui jouaient brave-

ment pour la mort gagnaient leur vie. La porte s'ouvrit derrière lui et

il ne se retourna pas mais put voir l'inquiétude des visages, le sursaut qui avait en face de la porte ouverte parcouru les corps

d'une décharge presque panique, démontrant, s'il en encore besoin, comment sauver sa vie est laid. Devant une porte ouverte, pour peu que s'y encadrât an était

uniforme

ils

étaient prêts à s'agenouiller, prier, plaider,

Même les jeunes. Or il y avait de jeunes garçons et des fillettes un fusil à la main au Vietnam, depuis quinze ans croissant en armes. Il n'y avait eu personne à la porte; personne n'était entré. C'était un fort coup de vent repoussant le lourd battant. Les vieilles se signèrent en silence persuadées qu Esther, Victor joua le jeu, murmurant: errante, était entrée. lécher, pisser, déféquer.

Sainte Esther.

Nous nous disions braOù? Quand? Comment?" Ce n'était pas

''Quand a commencé ça? ves et

fiers.

seulement

la

condition de

la ville et

de ses frustrés avec

leurs gains incertains, leurs ersatz, leurs rognures, c'était aussi bien le cas

que

le

dans

la

province déglinguée attendant campagnes en recul de

désert la recouvre, dans les

force et de la signifiance. Où avaient commencé ces diarrhées de débiles, ces peaux de fiévreux, ces âmes sécrétant la peur? Effrayés de mourir, effrayés de vivre,

la

muscles atteints d'absence, les nerfs démolis. Lui, le poète et le fou, l'écrivain sans éditeur, foralien disait-on qui, n'ayant rien publié, assiégeait ses amis aux veillées et aux fêtes, payant en mots son écot, voici qu'il était devenu un brave, un héros dangereux, compromettant, parce qu'il s'était, en ce huitième jour mis un brassard noir proclamant son deuil. La loi non écrite était devenue de nier les disparus, bien qu'on ne pût les

les

53

montrer, de nier qu'ils fussent morts, qu'ils ne fussent pas simplement partis faire un tour ou pour jouer un tour peut-être à la famille. Des veuves bien veuves portaient le vert, le rire et des minis.

nuit au plus

sombre de

leurs

Elles pleuraient la

chambres

et

on

s'en

émou-

comme

d'une tragédie. Or la tragédie n'est pas dans les larmes cachées mais dans le faux devoir de vivre le jour en dissimulant son deuil. Mais pour qu'une simple femme vive simplement son deuil sans y ajouter le carnaval des grimaces, il faut que la foule des hommes la laisse vivre avec juste ce qu'il faut de sympathie et peu de paroles. Mais un peuple de bavards courant après les échos de ses propres paroles est une écharde dans la chair. Car finalement qu'est-ce qui tient la veuve prisonnière des faux semblants sinon les autres, la ville entière des autres qui s'en seraient allés piaillant vait

"Elle a pris

le deuil, elle

a pris le deuil!",

provoquant

la

colère des chiens.

Distraitement il dit, suivant plutôt sa propre penqu'aucun dialogue qui appartînt à cette pièce sombre: "... le courage de mourir" et tâta son brassard. A ce moment seulement les vieilles filles virent qu'il l'avait porté et leurs deux visages prirent une cusée

rieuse

expression de stupéfaction et de froideur enne-

"Vous êtes fou?" et il se sentit parcouru d'un froid de petite mort. "Vous?..." (Et qu'attendait-il? N'était-il pas là pour cela, pour revendiquer sa différence, son éloignement, et le courage de mourir?) "Vous" pour la première fois de ses propres soeurs, "sa chair et son sang" comme on disait. "Vous!" Il n'avait jamais entendu "vous" d'elles jusqu'à ce jour du roi fou. La peur d'un brassard venait de tirer un gros trait, de dresser un mur, de préciser une distance infranchissable, et tout devenait possible. La peau de deux vieux visages mie.

54

Elles dirent:

s'était raidie, les muscles de leurs mâchoires se tendaient rassemblant des dents serrées, leurs lèvres tannées s'étaient crispées et leurs glottes dansaient la danse de la salive sèche, leurs petits yeux brillants cherchaient comme des rats à travers Victor une issue vers la vie. Elles cher-

chaient, cherchaient, elles trouveraient. Elles lui devaient

un

discours,

que ce n'était pas vraiment à mettre en ordre et bien au

ment

lui

mais

clair

il

le

savait et savait

à elles-mêmes

comme un

leurs raisons précises et nettoyées de

bêtes.

Elles se grattaient la gorge et

il

pour

beau

le livrer

régi-

aux

leur dit: "Assez!

"Je vais mourir. Livré ou point par vous, vous me livrez, vous, vous sauvez peut-être votre vie, mais à quel prix et pour combien de temps? C'est votre problème." Il se reprochait d'avoir trop parlé. Esther n'avait pas employé pour lui tant de phrases. Elle l'avait transpercé et brûlé avec ses yeux de flamme. La famille l'avait délégué, lui, pour la morigéner et lui reprocher sa conduite libre, elle avait dit: 'Tonton Victor, pas toi!" Elle avait ajouté: "Je vais mourir, tu comprends?" Il n'avait pas compris, mais curieusement cela avait suffi. Il

dit encore:

c'est fait.

Si

Puis elle était partie, droite et sans se retourner.

Elle

il s'en souvenait, dans sa main gauche un grand sac de toile bise brodé de grandes tulipes. O sainte Esther! Maintenant il pleurait, cherchant de ses yeux embués sur le mur de gauche, entre les vingt ou trente encadrements en rangs serrés et inégaux le visage d'Esther où il aurait dû être dans la rangée du bas. Quelqu'un avait retourné contre le mur cette photo. Quelle salope avait fait ça, donné Esther au mur et à la nuit? Laquelle des deux avait d'une main sèche choisi l'envers d'Esther, un cadre qui, retourné n'était plus cuir mais un vague carton rougi et élimé.

portait,

55

Il fit un pas, et plus brutalement qu'il n'eût voulu, retourna le cadre et aussitôt pointa sa main tremblante, son doigt à l'ongle rude comme un bec d'épervier vers les yeux de la photo que Ton avait crevés. - Et ça? rugit-il. C'était comme s'il avait tapé du pied, frappé sa canne contre le parquet, crié en trépignant de rage. Puis il articula doucement: "Ni l'ivoire ni les roses n'atteignaient son éclat. Elle était fleur et abreuvoir, fruit et vent léger, arbre aux racines courantes, ses mains saisissaient des harpes invisibles..." L'une des vieilles filles, scandalisée, se dressa. Ses cheveux poivre et sel tirés vers l'arrière en une seule masse s'achevaient en un court chou sous l'ondulation d'un haut peigne de Séville. Sa mâchoire tremblait ainsi que ses lèvres tâchées de larges gouttes de sueur. Elle ne cria pas, elle dit d'une voix rauque: "C'est indécent!". L'aîné eut un geste tout court de ses doigts boudinés comme pour demander la paix. Ses lèvres se pressèrent, se tordirent, mais ne s'ouvrirent pas, comme si tous les mots étaient devenus trop lourds. Ses petits yeux perdus dans la graisse comme des yeux de goret émettaient à peine un mince éclat. L'autre soeur dit: "Des harpes?..." Et comme elle était vive et d'esprit sarcastique: "Des orgues de Staline!"

-

Elle vivait, dit le poète. Elle VIVAIT. Que savez-vous de vivre? Il ajouta, les regardant: Un crapaud et deux fleurs sèches de sacristie. Le crapaud ne réagit pas. Il semblait placé hors de toute atteinte. Les tiges sèches des deux filles se dressèrent, brandies. Elle ne dirent pas un mot de plus et sortirent en ramassant leurs jupes pour ne pas le frôler. Alors il dit: "Elles ont été appeler la police." Puis il dévisagea l'assistance. Curieusement il se sentait un peu ivre et divaguant, pas vraiment ému, avec une légè-

56

re sensation

de faim, une faim pas

à

tordre l'estomac,

vous griser "comme ça", à vous faire monter la tête la première dans l'air, l'éther, quittant le sol. Ils étaient devant lui, autour de la table, le boudha maintenant entre deux chaises vides, une bonne douzaine, des gens de son âge ou à peu près, vêtus pas comme pour une fête sous prétexte de sortir, vêtus seulement comme il se doit entre gens habitués au vêtement, et tous leurs noms étaient au calendrier des saints: Félix, Julie, Maria, Eve, Lucien, Luc, noms de gens déjà sûrs de leurs choix quand ils nomment leurs fils; ni Aurélus ou Accélhomme fuyant vers la mythonimie, ni Lysistrate ou Antigone comme des lettrés de première génération, mais Pierre, Jean, Jacques, Edna, Dubuisson tous ou alliés: Dufrene, Duchene (avait-on assez ri de ces alliances entre petites tiges et bois d'oeuvre?), le Dubuisson perdu par les femmes. Tous n'étaient pas là, Grand Dieu non; il y en avait de trop vieux, car on durait déjà dans la famille et il y avait leurs enfants à la maison ou à l'école, filles à la marelle, garçons aux billes (surtout-surtout ne rien changer à vos habitudes surtoutsurtout) au Petit Séminaire, à Saint-Louis de Gonzague, les Dubuisson et leurs alliés étant, les hommes-anticlérifaim d'après

caux, les

la

messe

femmes

à

pieuses, tous contre l'école laïque, et

"vous voyez bien, Esther qui avait tant insisté après l'Annexe, insisté, crié, hurlé, exigé que ce fût le Lycée L'imagination des enfants se blodes filles, voyez...". quait sur ce "voyez", ce qu'on leur avait dit et ce qu'on n'avait pas pu leur dire des feux roulants déchirant le tissu du ciel et le tissu précieux qui enrobait des vies.

Aucun

d'entre eux, enfants et adultes, n'avait été

véreux cagneux doyen de tous, aucun n'avait été voir sur la butte pourrir la honte des Dubuisson, étant de ces gens-là, respectables

voir, sauf les tantes et le vieillard

57

et dignes qui n'élèvent pas la voix et

public pas

même

aux

géographique séparant

ne pleurent pas en

une subtile ligne déjà hurlements plébéiens, les com-

funérailles, les

plaintes interminables des pleureuses, des sanglots étouffes,

des reniflements dans les mouchoirs, leur paroisse

étant

le

Sacré-Coeur

Sainte Rose de

Antoine sur

et

du Dimanche bonnes Soeurs ou Saintà vestons où les jeunes gé-

leurs chapelles

Lima chez

les

la colline, églises

la note nouvelle de leurs gens ne se donnent pas en spectacle et pour les amener sur la butte du champ de Mars le fou délirant aurait eu à les contraindre (en caraco, pieds nus, la hart au col comme des pénitents d'Ancien Moyen-A.ge, tout étant de cet âge-là dans les joies sadiques de l'homuncule imaginairement bloqué sur des estampes défénestrant à Prague, arquebusant Coligny, pourfendant Guise, sur des estrapades, brodequins, crocs, chevaux d'écartèlement, pendaisons, chutes, dégoulinement d'entrailles, poix, plomb fondu); c'est sans un battement de sourcils qu'il aurait ordonné une procession Dubuisson, un incendie Dubuisson, une mitraillade Dubuisson si ne l'avaient ramolli d'encens les "pères de la patrie", "émanation des ancêtres", "l'incarnation de l'esprit saint", dans les mea culpa, les défloquements écrits radio-et-TV-diffusés des Dubuisson. Plus d'un imbécile pensant au poète cherchaient dans ces textes de subtiles malices, ceci étant un jeu commun aux moines moinillons nonnes et reclus créés par les couvre-feu du fou délirant de se livrer à l'exégèse des lisibles indécences pour y déceler une subtilité de résistant. Mais le poète n'avait pas écrit ça, on ne l'avait même pas sollicité. Après tout il y avait deux générations de Dubuisson discursifs, diserts écrivassiers (Dieu

nérations apportaient tout juste

chemises voyantes.

De

telles

veuille qu'ils n'eussent pas appris) et les

58

deux

vieilles su-

gomme puis pétaradant sur une antique Underwood No. 5 y avaient suffi. Des jeunes Dubuisson il n'y avait présent à ce Conseil qu'un seul quinze-ans, Robert, qui avait été très proche d'Esther et s'était trouvé catastrophé, "déboussolé" disait-on par l'événement. Il ne comprenait pas... non qu'il fût au-dessus de ce brillant élève de Première de comprendre, mais parce qu'il s'était fermé et avait jeté çant un crayon à

la clef de l'intelligence; or en lui depuis des jours cela montait, montait, prenant des proportions énormes, et les bourgeois imbéciles n'avaient pas eu un instant le droit sens de le faire chimiquement assomer. Au seul mot de psychiatre les Dubuisson toujours se rebellent comme contre une indécence, une exposition de secrets, de squelettes cachés; au lieu du psychiatre on ne lâchait plus le jeune homme d'un pas, le seul qui ne fût pas retourné à l'école, tenu pour ainsi dire par la ceinture, et cela pourrait aller tant qu'il n'ouvrirait pas lui-même la fenêtre pour regarder en face sa peur.

L'enfant n'avait rien dit jusqu'ici. Personne en

fait

n'avait dit grand chose, sauf les tantes qui semblaient

avoir jusque là tout

mené,

et cela

demande

sans doute

explication, n'étant pas vraiment typique d'un milieu



sont tôt marginales, sans emque nourrices sèches, gardiennes d'enfants, nênes, ninnin-n, marraines, bonnes à tout faire. C'est qu'à ces deux tantes-ci pas comme les autres était attachée une partie non négligeable du prestige et des revenus de la famille. Tante Yvonne basanée comme un les tantes-vieilles-filles

ploi autre

vieux cuir froid sans patine d'usage et sans souplesse, était pharmacienne "tout ce qu'il y a de plus diplômé" d'un temps où la pharmacie virait déjà vers le drug store mais restait encore fort valablement pharmacie d'ordon-

nances où prenaient leur sens mortiers, balances mesu59

Yvonne

avait été une curiosité que les puis un succès, cependant mâles, loi assez commune là où ils ne sont assez sûrs ni de leurs fortunes ni

rettes et tubes gradués.

de leur savoir, s'abstenaient d'aller

se frotter à sa

barbe,

l'ayant une fois pour toutes étiquetée masculine et déplaisante parce qu'elle en avait trop là-haut. "En bas zéro degré!". Qu'est-ce qu'ils en savaient? Les médiocres prenaient plaisir à l'étiqueter, la mesurer, la ranger vieille fille. C'était leur victoire; ils l'eurent, plus comAyant tué la plète encore qu'ils ne l'avaient voulue.

femme, les

ils

créaient la sorcière.

En

justice elle aurait



tuer tous, paralysant de philtres et de poisons leurs

menTrop déontologiquement équipée pour mésuser cornues, elle dosait juste, se réservant le fiel. La

langues, leurs bouches à gros rires, leurs cerveaux teurs.

de ses

pharmacie prospéra, astiquée, vernie, éclatante de bocaux, elle y rayonnait comme une fleur, comme un beau fruit, doucement se fanant, lentement mûrissant, à longueur de temps atteinte d'irrémédiable grisaille, aussi pleine de regrets que ses herbiers de feuilles sèches. D'un poing inflexible elle tint sa soeur Virginie plus jeune qu'elle de deux ans, dans les sentiers d'une âpre vertu et de sacrifice. Virginie faillit se faire nonne, renonça juste à temps à prononcer ses voeux sur les âpres conseils, "sur l'ordre" dirait-elle plus tard, d'une

mère supérieure qui avait bien favorisé la prise de voile de quelques paysannes ignorantes destinées à être dans le couvent des domestiques éternelles, mais redoutait pour l'avenir d'un Ploermel breton fournisseur de vocations antillaises l'entrée à part entière d'une brillante

Dubuisson dans son troupeau. Ce genre d'histoires se chuchotent, on les voit moins se vivre. Virginie avait vécu son expérience, amère et résignée, croyante tout de même, n'ayant pas rejeté sur Dieu l'hypocrisie de ses 60

servantes.

Mais

avait été l'alliée d'Esther

dans son

combat pour entrer au Lycée: "Tant qu'à

faire...".

elle

C'est l'unique occasion où elle n'avait pas suivi

autrement obéie

d'elle

comme

Or

sous

le

Yvonne

voile elle aurait

une fille de talents dibrodeuse de chasubles, et poète si elle l'eût daigné, un poème d'elle ayant honoré les Dubuisson — et le pays - aux Jeux Floraux de Toulouse, mais tous ses talents avaient été mis à tourner à l'intérieur d'un seul sanctuaire de renoncement. Elle s'était faite l'aide d'Yvonne et sa préparatrice dans la pharmacie qui lui dut bientôt autant qu'à la pharmacienne en titre. On le savait bien en ville où l'on disait, ceux qui étaient de leur milieu, "la pharmacie des demoiselles Dubuisson" et les autres "la pharmacie des deux vieilles filles". Finalement "la boutique" eut raison de la pharmacie d'ordonnances. Faute de raisons de s'adapter, les obéi à la supérieure.

elle était

vers: belle voix soutien des chorales,

vieilles

de

filles

lâchèrent progressivement puis retirèrent

commerçante une de ses références pittoresvouant désormais uniquement à la maison de Yvonne en pilote inflexible, Virginie suivant

la ville

ques, se famille,

sans vraiment suivre, plutôt absente, devenue nulle pour

tout effort, quasiment pour toute pensée, basculant entre de menues gourmandises, des programmes de condi-

tionnement: purges et bains de pieds, et des neuvaines à Bernadette et Thérèse qui commandaient sa fidélité éternelle.

Devant le garçon de quinze ans qui lui semblait résumer dans sa vie non commencée et la tragédie qui déjà l'accablait la déroute des Dubuisson fonctionnaires et professionnels tissant le temps sur des trames ordonnées et subitement contestés, bousculés, Oncle Victor moins des adultes qui avaient un peu joui

prenait pitié

61

de vacances, de voyages, d'adultères, et de tout petits qui s'adapteraient aux temps nouveaux, quels qu'ils fussent, que de cet innocent placé entre deux âges comme

on est entre deux chaises. Une horde sans grâce s'était abattue sur l'ordre social des Dubuisson; cireurs à revolboss-peintres, boss-maçons et boss-plombiers lâchés des faubourgs et parachutés en ville pour y caser leurs familles in aeternum, ne jouaient pas des épaules mais de leurs machines à faire le vide, et ce petit Dubuisson trop protégé pour qui tout hors la famille n'était que folklore était entré dans un drôle de cauchemar par la porte d'Esther. Fallait-il lui asséner d'autres vérités. Victor revoyait justement cet enfant "On joue, tonton?" demandait-il. C'étaient les après-midi d'été à Pétionville dans quelque caravansérail à grande cour loué pour abriter tous les Dubuisson pendant les vacances et c'était la règle d'y être heureux. On en rêvait pendant dix mois d'école et puis la montagne était là. "On joue, tonton?". Victor ne disait jamais non, que ce fût aux dames, à l'échiquier chinois, au football: "Victor tu es fou, tu y laisseras tes genoux!" (paroles des gens sages) ou à la corde à sauter des boxeurs. On disait Victor fou de sauter en récitant des poèmes pour le garçonnet, pour Esther qui semblait à peine plus grande, garçon elle aussi tondue et en blue jeans, et pour vingt autres frères et cousins dont le caravansérail regorgeait; des Francis, Gérard, Alberte, maintenant — aujourd'hui - dispersés entre quatre et cinq cours-et-jardins de cette ville, pleurant à cette heure ou angoissés par le présent et par l'avenir, bloqués sur Esther devenue une ligne immense d'horizon, une frontière impossible à ignorer ou à fran-

vers,

dans l'indifférence, qu'on ne pouvait approcher qu'avec le froid du coeur serré et une forte douleur endedans venant d'aimer ou de haïr.

chir

62

— Votre acte de reniement, dit enfin Victor, est indécent et inutile. Inutile car il ne vous sauve pas. Quoi que vous fassiez, partant pour les Etats-Unis, les Bahamas, l'Afrique ou vous suicidant demain, les Dubuisson nous n'échapperons pas à Esther. — —

C'est à elle qu'il fallait le dire, avant. Elle a fait ce qu'elle a pu, s'éloignant de vous,

avant, prenant ses distances et de plusieurs manières,

mais désormais nul n'y peut rien, les jeux sont faits et... ce n'est même pas à cause d'Esther... — Comment ça, pas à cause d'elle? — Il faut que la machine broie, broie, broie. Elle ne peut pas s'arrêter, elle a été faite pour ça, rien que pour ça. 11 y a eu mille assassinés par erreur, sans personne aussi proche des victimes qu'Esther des Dubuisson. Sans raison, sans cause. Un Benoît devant le palais de justice... vous vous souvenez? Sans raison, seulement son nom. Des Benoît, toute une famille passée à la flamme, sans raison: pour cause de ressemblance avec un tueur. Cela suffit. Un peu plus tôt un peu plus tard, vous, moi, avec ou sans Esther... vous m'avez compris? Toute cette indécence, il va être bien difficile de nous la pardonner quand elle se montrera finalement inutile.

Un

silence se

fit.

re se présentait mal.

tants et

Des gorges

On

se grattèrent.

L'affai-

était venu, d'avance consen-

honteux (mais qu'y

faire?)

pour effacer Esther,

prétendant contraint d'acheter à ce prix l'avenir. Or c'est cette contrainte qui était remise en discussion, l'opportunité de ça: se salir pour rien et voir en face ce qu'on avait refusé à tout prix de voir, qu'il y avait une autre voie, un autre choix et que le salut de tous pouvait bien n'être qu'au bout de ce choix-là chaque jour se

Victor éveillait en eux des souvenirs qui n'étaient plus des souvenirs de soi mais de rêves de ce par chacun.

63

qu'on aurait aimé être et

vivre.

Tous ces Dubuisson "Qu'au moins di-

étaient passés par l'école secondaire.

qu'au moins, servent à quelquechose les hé"notre" culture, au carrefour du choix choisissant, contre l'infamie, de vivre éternellement." — Vivre éternellement? (Qui avait dit ça avec ce reniflement ironique des naseaux?)

sait l'oncle,

ros morts de

— Dans

les coeurs, dit

avec force Victor, tant qu'il

y aura un vivant, dans l'histoire et la légende tant qu'il y aura un conteur. Ou comment croyez-vous que soient entrés dans l'histoire Roland, François Capois? En vivant sans honneur? Qui connaissait Charlotin Marcadieu avant l'heure de sa mort? L'heure de sa mort suffit... tant qu'il y aura des hommes. — Ganelon aussi, tonton, vit éternellement. C'était la logique de l'enfant de quinze ans, insis-

tant pourvoir



Il

Ganelon y

y

a,

clair.

dit Victor, plusieurs portes à l'Histoire.

une poterne, en se baissant, puis y a eu Garât tirant sur son empereur, Conzé livrant Charlemagne Péralte. La question est: Qui voudrait être leur petit-fils, mais qui ne voudra être dans vingt ans la petite nièce d'Esther? L'honneur des Dubuisson. Je ne parlerai plus. Yvonne, qui tient tant à nos vies qu'elle nous fait tous ramper, n'entrera pas dans l'Histoire par sa trahison mais avec tous les Dubuisson, par Esther. est entré par

il

— Tante Yvonne; qu'a-t-elle fait? On regarda l'enfant, tous sans répondre. qu'un enfant et n'avait pas compris. Alors

Il

n'était

bondit hors de la salle. A sa suite, comme s'il les avait secoués, tous se mirent debout excepté le Boudha qui resta assis, ses yeux de goret fermés, son groin de goret remuant, ses petits doigts boudinés essayant vainement de poser plus

64

il

qu'une phalange sur

la table

ronde dont son ventre

l'é-

cartait. Ils

étaient

debout

certains de la suite.

et s'étaient

Ils

un peu déplacés,

in-

comme

les

étaient, ces pieux,

grains dispersés d'un dizainier cassé, attentifs malgré

aux

bruits, à tous les bruits.

plus rien à faire

Il

fallait partir, ils

D'évidence

eux

n'avaient

ne retourneVictor avait en un sens gagné: ils ne pourraient plus se mettre à décider de quelque communiqué de reniement. Et qu'y dire: "Avons décidé que... Telle, morte tel jour dans l'infamie que l'on sait, n'est jamais née?" Un peu tard pourCheraient pas, et

ici.

même

renfant, avait dit

si

les tantes

elles revenaient

même

le

lieutenant.

Il

fallait s'en aller,

pas jusqu'au soleil dehors et retrouver les premiers yeux curieux, tous ceux qui se demandaient, à voir quatre voitures dans l'allée autour du frangipanier, ce qui se passait: "dernière prière ou quoi? Les Dubuisson allaient-ils oser porter le deuil?" Il fallait sortir, retrouver les gendarmes, le car de police qui depuis huit jours n'avait pas débloqué du carrefour, faisant quoi? Les gens disaient photographier ceux qui entraient. Ils n'avaient pas dû photographier beaucoup. C'est la loi du milieu de déserter vite et sans demander son reste ceux que frappe le Pouvoir. Il fallait s'en aller du deuil assourdi, non osé, de cette maison, de cette cour, tourner le dos aux bras tordus de ce frangipanier, aux petites mains de l'arbre tordu offrant au bout de moignons de doigts ses fleurs lourdes et douceâtres. A ce moment-là éclatèrent les cymbales du destin comme en quelque "Cinquième" orchestrée. Le quinze faire dix

ans avait dans le grand salon de l'autre côté de la cloison arraché son téléphone à Tante Yvonne qui pour la ennième fois, la lèvre tordue, composait 9-9-9 (façon de dire à l'Anglaise une réalité moins romanesque), et l'a-

65

dans un grand bruit que multiplia tendait vers l'autre pièce une oreille anxieuse et pour cela n'entendit pas s'ouvrir la porte d'entrée. Pas même la lumière ne fut immédiate-

vait fracassé sur le sol

aussitôt

le silence.

ment perçue,

Chacun

et elle s'était déjà repliée à moitié sur son

du moment. Ils La porte avait été ouverte sans bruit, sans façon, comme par un familier et un homme en uniforme kaki se tenait à l'intérieur. Il ne salua pas

éventail

quand

fut sensible l'étrangeté

n'étaient plus seuls.

mais

dit à l'intention

"Dans

de Victor qui avait

le

dos tourné:

les ballons dirigeables..."

C'était

un gag vieux de trente ans

et plus.

y avait eu ce mulâtre fou, alcoolique et cultivé qui, au bout du rouleau, gardait juste assez de dignité pour se saouler en Français. (On prend les distances qu'on peut avec la plèbe où on s'encanaille). De son quartier au haut de la ville, dans un périple quotidien qui l'amenait à passer par Lalue, il allait de groupe à groupe, d'oreille à oreille, chuchotant des mots qui étaient devenus une scie parmi Il

"Dans les ballons dirigeables..." et après un temps de battement, sur un ton renforcé de confidence "... les liquides sont essentiels'', mots agréablement fous, mystérieux et prestigieux, en sorte que le vieux bonhomme n'était vraiment pas pour les enfants n'importe quel ivrogne de n'importe quel quartier, mais un fou les enfants:

bien spécial.

Combien étaient-ils encore d'anciens, dispersés du bas-Lalue, pour se souvenir de la scie du vieil ivrogne que les liquides avaient finalement dirigé vers le cimetière.

et

Combien. Et qui était celui-ci? Victor se retourna reconnut "le Major!". On le disait méchant comme

un serpent, et ivrogne aussi, bien sûr, à ses heures. Il avait été un enfant "du quartier", pas tout à fait un petit voyou, mais pas non plus du type Dubuisson, empê66

ché de l'être par sa naissance de père inconnu. Puissance écrasante du vocabulaire: père inconnu, bâtard,

illé-

pour un enfant innocent d'être La mère, invincible normalienne déchue du droit

gitime, sur né.

le

simple

fait

d'enseigner se colletait d'usine à huilerie à finalement l'école des gardes-malades avec la réalité de faire grandir

petit mulâtre non souhaité, mal aimé, de père trop connu. Le major avait déjà fait disparaître en prison, en exil ou sous terre le quart légitime de son sang, cousins, cousines au nez haut, et se trouvait en bonne voie de décimer la famille tout entière. Ils se procuraient des passeports payés cher, des visas usuraires compliqués de licences de sortie et de listes spéciales d'agréés. "Désolé, la prochaine fois!" une prochaine fois débouchant sur rien. Personne n'avait pu arrêter le major dans sa guerre privée qui amusait le fou délirant. La famille aux abois avait fait proposer à son persécuteur de porter légitimement son nom; il leur avait fait dire qu'il chiait dessus; ils l'avaient invité à Desprès, Kenscoff, Furcy il avait dit: "Merde, j'ai pas besoin de les voir de près, chaque fois que je bois je retrouve leurs gueules au fond de mon verre." Il les voyait au fond de son verre et fonçait sur quelqu'un. Le major était devenu un assassin. Mais Victor et lui avaient plus ou moins grandi ensemble en des temps plus frais, subi ensemble leurs colles, trébuchant sur les mêmes examinateurs à problèmes et à complexes, et cela faisait des souvenirs en gui-

un

se

d'amitié.

Puis l'un avait

beaucoup de fils par erreur. puis le temps de la cueillette

vers l'armée comme y avait piétiné un temps était venu avec le Fou-Défilé

Il

lirant.

dex

- Tu n'as pas répondu, Victor, dit-il, comme dans un jeu de société. — A quoi joue-t-on? demanda Victor.

agitant

l'in-

67

— pas.

Il

Je ne pose pas de questions et je n'y réponds paraît qu'un juge veut te voir. On m'a dit: C'est

ton ami, va le chercher. — Allons vite, dit Victor.

pas

— Pourquoi la vitesse? — Tu es mon ami! je peux te le dire. que mon neveu me voie partir. — Pourquoi? Il est méchant? Comme

Je ne veux sa soeur, sa

cousine, eh?

— Tu as eu quinze ans... — Ne me les rappelle pas, caraï! — Comment ne pas se souvenir, si,

et de

"Caraï" aus-

tant que je serai Victor.



Allons, dit

le

Major presque violemment. Mais

à

retourna: "Dites au neveu de se tenir tranquille, jeta-t-il à personne en particulier. C'est sa tante

la

porte

il

se

Et le vieux a dit: "Si c'est sa tante!..." Alors nous, vous savez!... — Le juge? demanda Victor. Le major ne se troubla qu'une seconde: "Oui, nous tous, le juge aussi." Ils franchirent la porte. Dehors le soleil cru tombait sur l'immobilité des êtres. Des fleurs jonchaient le gazon vague sous le frangipanier. L'allée était plus dépierrée, dépenaillée, en quête de jardinier, que jamais. — Quelle salope, votre tante dit le Major. (Curieusement Victor en fut choqué). Le major ajouta: j'ai toujours hai' les bourgeois. Victor ne répondit pas. Curieux que le major avec qui a appelé.

deux voitures dans son garage, deux frigos dans sa cuisisi on les comptait, quatre téléviseurs dans sa maison de soixante mille dollars et sa résidence secondaire se sentît si peu bourgeois. Ce n'était donc pas dans la maison; peut-être parce que le quartier ne, six radios peut-être

68

rassemblant

était neuf, lirant;

si

les

nouveaux riches du Fou-Dé-

c'étaient les manières, qui l'empêchait de les

acquérir? Le nom? Tous les noms se valent dans cette mouture de traite et il avait bien eu raison de chier sur celui de son père. Alors quoi? Les femmes? Il pouvait s'acheter toutes les belles créoles distinguées et salir leur

bouche ou leur peau au

lieu de se libérer là où il faut. Et pourtant il avait bien raison de ne pas aimer les bourgeois. Quel foutu monde mal emmanché donnant raison au foutu ivrogne et assassin. — Où me menez-vous? — Vous voulez vraiment le savoir?

— —

Je suis

un homme, major.

Appelez-moi Frédéric.

Je vous

emmène

au Pa-

lais.

— —

Les caves? Je vous livre au poste, Victor. Le reste... Ils étaient dans l'allée marchant vers la barrière. Victor hésita un instant. "La ley de fuga? Frédéric?" — Je n'ai pas à comploter cela avec toi; tu fais à ta guise.

— Bon! fuis.

tu sors les menottes, je te repousse et m'en-

Mais pas dans

la

cour, aussitôt que nous aurons

franchi la barrière; ça va?

Et protège

le

''quinze ans"

si

tu peux.

— Je ne tirerai pas. Victor réagit vivement: tu as promis. — Je veux que tu saches que moi je ne tirerai pas. Ils étaient arrivés à la barrière. Victor se retourna, regarda la maison Dubuisson semblable à une vieille fille fanée, flétrie, mal poudrée et maigre dansant immobile dans la lumière crue de midi. Il n'y avait personne sur les balcons, tait

mieux

sous

les

vérandas.

Aucun de

la famille.

C'é-

ainsi.

69

— Un

dernier mot, Frédéric, emportez-moi vite, ne

mon corps. — Amigo, comme tu parles.

leur laissez pas voir

tira les

C'était

menottes de

Allons!

La scène fut brève dans sa violence concertée. Le major glissa, tomba, Victor fut fauché par plusieurs rafales. cria "Carai!". Il

un midi

sa

poche.

plein de hautes lumières.

Les ténè-

bres ne se refermèrent pas sur la maison Dubuisson ou

même, pas une porpas une fenêtre ne s'y étant ouverte. Dans le bureau, des oncles forts se battaient dans un grand tremblement de meubles à maintenir tranquille le ''quinze ans" que finalement ils assomèrent. Les voiles étaient depuis longtemps déchirés et ce jour-là les Dubuisson se virent dans leurs beaux habits, abjects, lamentables et nus. peut-être s'y épaissirent-elles tout de te

70

SERGE

C'était une maisonnette que ses occupants voyaient nue mais qui ne l'était pas tellement; faut s'entendre. Ils ne parlaient pas du caractère monacal de l'ameublement, juste ce qu'il fallait: pour se coucher d'étroits lits de camp, pour manger une table et des couverts d'aluminium (du luxe!), et des chaises de paille comme on les fait dans les campagnes, plus grossières que vraiment so-

de cordelettes limant avant d'être adoucis, élimés. Ils parlaient de leur maisonnette isolée sous de grands arbres sans un voisin à moins de deux cents mètres; un isolement voyant, disaient-ils. Dès lors lides,

leurs

sièges

qu'on savait la maison habitée, on devait se demander qui. Qui? C'était Serge. Son nom était sur les factures d'électricité et d'eau, mais on devait se demander encore qui est Serge. Marié, pas marié? Professeur? Ah! Retourné de? "Europe?" Ouille! "Mais quel Serge? Charpentier? Il y en a partout. Dans l'Artibonite, dans le Nord, dans l'Ouest, dans le Sud aussi? Ah!" Serge était bien couvert. Trop! 71

- Typique!

disait Charles,

pelait Charli, naturellement. sait Charli,

que tout

le

monde

ap-

("Chali, s'il-vous-plaît, di-

pas Char..."). de quoi?

- Typique

demandait Serge, trouvant que Charli abusait du mot. Charli était resté à l'étranger plus longtemps que Serge, plus qu'aucun des autres; son image du pays était d'enfance, d'âge tendre, incomplète, plus faite de récits de copains sur les bords de la Seine et de la Moscova que de vrais souvenirs, et mainil trouvait typique ce qui voulait peut-être dire "accordés à ses souvenirs", leur maisonnette, la marchande d'acassan, le vendeur de lait, les robes paysannes vues au marché, quelques-unes faites de morceaux 'Typiracollés, rapiécés comme des courtes-pointes. que" sans doute pour ne pas dire "bizarre", ce qui n'était pas du tout la même chose, excepté peut-être dans son esprit. Leur maison: sur une fondation haute pour compenser la déclivité du terrain, trois pièces dont deux en enfilade, l'autre en L et la véranda dans le creux de l'L fermant le carré. (Typique!). Il n'y avait qu'un autre style aussi typique des vieilles maisons construites par les anciens, c'étaient les "trois pièces en enfilade sans véranda". "Mais c'est mieux ainsi, expliquait Charli; dans la maison toute longue il aurait été difficile de garder une

tenant

temps fermée; ici il est normal que ce dans l'L reste close; du moins il me semble." Des grognements lui répondaient. - Typique! disait-il. - Quoi encore? pièce tout

En naient

72

le

la piè-

Les grognements! fait,

le

quatre,

difficile,

était

d'y

dans cette maison où paraître toujours les

ils

te-

mêmes

deux, et de sembler garder la maison ouverte tout en ne l'ouvrant pas. C'était déjà ça qu'il n'y eût pas de maison proche et que leur isolement fût renforcé par les barbelés (typiques) tout couverts de lianes autour d'un de ces vergers du vieux Pétionville dont leurs pères gardaient la nostalgie, comme tous les vieux de leur âge d'or. Des maisons simples, comme ils disaient, "en maçonnerie de tuffeau badigeonnée de chaux, mais quels jardins: des manguiers, des quénépiers, des citronniers, cirouelliers,

sapotilliers,

caîmitiers,

pommes

cannelle,

anones; les vergers sauvages défilaient les troncs pris dans des lianes, à fruits elles aussi; oranges et mangues ramassaient dans les touffes de citronnelle et de vétiPar les fenêtres entr'ouvertes le soir, seulement entrouvertes, ils respiraient les jardins de leurs pères, revenus, eux, de l'asphalte ou des pavés des grandes villes, des vivoirs sans jardins, vers cet autre quartier du monde, et le plus étonnant, déroutant, était que vivre pour eux dût y commander une attente, une suspension audessus des choses, une non-jouissance, une non-intégration aux choses. "Affolant! disait Etienne; être dans se

ver.

son pays et ne pas y être." — Qu'est-ce que ton pays? répliquait Serge, professeur à formules. La terre entière... — Ouais! A lui et à Edmond, embastillés en permanence, il semblait que s'ils sortaient dans cette cour seulement y allaient autrement que furtifs la main et verraient s'y tendraient et frileux le soir, ils poser un oiseau, ils remueraient les doigts et le soleil y

entrevue et humée,

ferait éclore

un

s'ils

arc-en-ciel.

— Qui m'a

foutu ces types-là?

se plaignait Serge.

Des poètes! Il

les

aimait bien, mais grondait,

se

rendant insup73

portable, ne voulant s'attacher à personne d'amitié désespérée.

La nature de

ses rapports avec Esther (c'était, héInquiétude de mère et lutte, en logique, pour ne pas s'attacher. Des rapports très hauts, très tendres, mais amers, désespérés. Chaque fois qu'elle partait, il pleurait sans larmes. Esther si douce avait été son disciple, et les yeux ouverts il l'avait envoyée à la mort. Il ne voulait plus de ça, souhaitant à l'avenir n'avoir à ses côtés que des professionnels endurcis. Mais où les auOn ne pouvait confier ce combat ni raient-ils trouvés? "S'endurcir donc aux Cubains ni aux Vietnamiens. des professionnels." comme — Que veux-tu de plus, disait Charli. Nous ne sommes même pas des patriotes dans le sens de ce mot. Nous sommes des socialistes avec une patrie à aimer et tout désorientés par elle. — Vous êtes des Saint-Cyriens en pantalon garance, la fleur au fusil, disait Serge. Les deux autres se taisaient. Ils étaient bien sûr, du côté de Charli. Charli était unique, gouailleur, moqueur, petit soldat, petit tambour, Fanfan la tulipe et Poulbot. Il n'y avait pas dans "notre histoire" disaientNotre histoire intense et ils, de précédent de Charli. tragique a été mise en formule, sans gouaille, par les Boisrond Tonnerre à l'alcool lyrique. Serge professionnel! Charli, riait. Qui c'est qui, une nuit, avait — presque — perdu la tête, parce que deux grandes voitures noires s'étaient silencieusement arrêtées de l'autre côté de la rue, face à leur maison obscure. Un homme en uniforme était descendu d'une des voitures et avait brièvement joué avec leur barrière cadenassée. Le "professionnel" avait aussitôt réagi, voulant mitrailler les deux voitures. "Ensuite dispositif 4: on se las, hier!):

74

disperse dans

la

Abandon

nature.

des armes sauf un

pis-

tolet..."

Tout

cela avait déjà été prémédité, étudié en cas

La maison était en permanence nue, les sacoches prêtes. Rendez-vous demain soir à... Passé qua-

d'attaque.

rante-huit heures, à..." C'était le canevas, mais était-on attaqué? Cela aus-

comment savoir? Leur laisseronspremier feu? Ca pouvait être dangereux, la maison n'étant pas bien solide avec ses murs de tuffeau."

si

avait été débattu:

nous

le

"Pour peu

qu'ils

amènent un bazooka ou un canon

Serge avait bien ri: "Ca, c'est les armes de renfort, et nous serons alors morts ou loin. Leur première

de 37..." attaque avant."

se fera à la mitraillette;

nous

les

aurons

cueillis

les

Bon! Mais était-ce l'attaque? La tentative cadenas n'avait été suivie d'aucun autre effort et voitures restaient silencieuses et sombres. Il avait fal-

lu

qu'Edmond rampât

Avant?

sur

le

dire qu'il s'agissait de

jusqu'à

deux

la

clôture et revînt leur

officiels

en vadrouille avec

leurs nanas.



Mais

ils

ont toutes sortes de maisons; pourquoi

ici

C'était après quelque fête les,

comme

ils

ou entre deux

patrouil-

en faisaient tous, ministres ou pas; ces

messieurs devaient être pressés. La tentative sur la barrière, c'était routine, pour essayer sans doute de placer

un chauffeur armé dans

le

jardin de

la

seule maisonnette

Les deux des environs, si la barrière eût été ouverte. chauffeurs, Edmond les avait devinés à leurs cigarettes, au carrefour, attendant le plaisir ou la fin du plaisir de leurs patrons. dit rien; il ne rit pas jaune, Les autres n'en pensaient pas moins "Pro-

Le "professionnel" ne étant

le

chef.

75

fessionnel

mon

oeil!"

dans un mélange d'affection

et

d'irritation.

Serge n'était pas plus professionnel qu'eux;

longuement

été peut-être plus

et plus

il

avait

scientifiquement

le sentiment d'être prêt pour toutes les circonstances renforçant ses convictions, son zèle missionnaire et son sens des responsabilités. Dans la longue suite d'entreprises montées ici et là contre le Fou-Délirant, sa mission avait été conçue en fonction d'une analyse concluant qu'il était temps d'avoir sur place des groupes de guérilla urbaine prêts pour n'importe quel coup de main. "Tout est devenu trop tranquille, il faut les empêcher de dormir; ça aussi c'est une tactique et éventuellement offre un joint, une ouverture/' Il fallait recruter, former des groupes disponibles pour des coups de main. Quelques-uns étaient rentrés au pays à visage découvert; d'autres avaient de faux passeports, mais le mi-

entraîné,

lieu était restreint et

dire

du Nord

si

on

ils

était

se sentaient piégés.

du Sud;

or, à

un

Il

fallait se

certain niveau

groupes d'âge du Nord ou du Sud se connaissent. Ou s'inventer un totalement faux curriculum: parti depuis l'enfance. "Puis rencontrer à un carrefour un camarade avec qui on avait fait son "bac"?

de scolarité, tous

les

Cauchemar familier. En théorie on devait pouvoir recruter

assez d'isolés

dans chaque quartier pour en faire à leur tour des recruteurs en attendant les consignes d'action et les armes. L'hypothèque au départ était que plusieurs aient dû rentrer au pays dans une clandestinité totale et ne pouvaient prendre le risque de se montrer publiquement. De ceux du groupe de Serge, deux étaient vraiment terrés. Serge enseignait dans une école privée. Le plus noir et le plus vilain du groupe, "Chali", à la dégaine de pay76

du professeur. Cela s'était fait ainsi. On n'aurait pas pu mettre Serge, un fin tiers-de-sang aux chevaux vaguement ondulés, à servir Charli, à courir les marchés en agitant l'anse d'un panier et baragouinant un créole de marchande, sans avoir la san, était le

domestique

à tout faire

Sûreté sur le dos dans la semaine, posant des questions. Tel quel, tout était dans l'ordre naturel (Charli disait Charli jouait fort bien "l'ordre national") des choses. son rôle sans le surfaire, ne circulant que ce qui était at-

tendu du domestique d'un maître d'école, modeste

cé-

libataire.

Le milieu ayant ses routines, certaines denrées ne quéraient pas mais venaient s'offrir à domicile: l'acassan du matin promené en touques par les marchandes, se

même

vache menée à la laisse de cour en cour, en barquettes, les légumes en paniers. Dès qu'une maison était occupée elle tombait dans le le lait

à

la

les fruits offerts

C'était peut-être 1970 après des revendeuses. la lune; ce n'en était pas moins Pétionville dont le nom et l'image ne décollaient pas d'une ancienne tradition de vacances, hier village aujourd'hui

circuit

l'homme dans

de montagne sans une seule rue plane. Le rythme y était tranquille, les yeux braqués sur tout passant, et un professeur qui ne se fût fourni qu'au supermarché serait vite devenu l'objet des commentaires, même vivant sur cette route de "Frères" censément éloignée de tout, et même sans un seul voisin apparent à moins de deux cents mètres. Les marchandes auraient tenu en suspicion cet indigène bizarre refusant la "pratique".

ville

Le chef de quartier et celui de la milice auraient vite de le porter sur leurs tablettes: "Type bizarre et solitaire probablement riche, n'achetant qu'en boutique." La barrière toujours cadenassée et le silence des lieux déjà ennuyaient pas mal les autorités, et la maison n'afait

77

vait été sauvée de leur curiosité agressive que par son ouverture quotidienne aux marchandes qui se confiaient à voix haute: "Le maître ne parle pas beaucoup mais il

un numéro..." Les jeanfoutres raspeuple, avaient soufflé. Autrement ne manquaient pas de nez; c'est le moins qu'on puis-

est gentil; Chali est

surés par ils

le

menu

se attendre des chiens.

Or

Vérité, chef de la milice

exerçait sans loi

un pouvoir

macoute de

très réel.

Il

Pétionville,

avait d'ailleurs

surnommé Vérité parce que rien ne lui échappait. Il ne digérait pas que ses deux collègues fussent tombés si infantilement dans ce qui n'avait même pas été une embuscade. Lui Vérité se méfiait à toute heure. Ses collègues s'étaient relâchés, faisant les mêmes circuits à heures fixes, de plus faisant seuls "chaque matin" leur dernière étape jusqu'au "même café" après avoir déposé leur chauffeur. "Et inutile maintenant de molester le propriétaire de l'endroit: il est des nôtres. Deux chefs volontaires ont été négligents, mais comment les punir maintenant? Ils sont morts. Moi..." Vérité avait quadrillé Pétionville, pas sur une carte mais dans sa tête, cet oralien sans lettres, ancien plombier formé sur le tas sans apprentissage théorique en portant la boîte d'outils d'un technicien, suivant des yeux tous ses gestes, ramassant les pièces usées, faussées, et les étudiant. Il avait tout appris en se faisant la main, puis était remonté aux causes et pouvait parler fort intelligemment de flotteurs et de siphons. Sa tête de chef était toute pleine d'anciens résidents étiquetés et de nouveaux en voie d'étiquetage. Pas méchant, dur seulement. Il pouvait alerter un père de famille: "Votre fils a de bien mauvaises fréquentations!" Il en connaissait, des fils; il les avait vus naître et grandir, des fils de bourgeois à "confort moderne", depuis le été

78

temps qu'il débloquait en se bouchant le nez leurs canaux engorgés. Beaucoup de pères étaient partis; plusieurs il avait fait partir, les y pressant un peu; c'étaient les anciens mauvais payeurs, ou les méprisants, dont les filles ou les épouses insolentes avaient eu le cou trop Il les long ou les sourcils trop constamment froncés. Pétionvilavait aidés à partir un peu vite, déménagés de Ceux qui étaient restés, mainle, quelques-uns du pays. tenant que ses fils, à lui Vérité, étaient devenus les compagnons de Fac de leurs fils ou dansaient avec leurs filles ces nouvelles meringues qu'il fallait apprendre chaque saison, il les "avertissait" et si leurs fils ne restaient pas tranquilles, il tapait dessus, durement, exemplairement, pour ne pas avoir à recommencer. A ce compte, il ne s'était fait qu'un tout petit cimetière de quelques tombes, sans croix comme de juste, connues de lui seul. Il fallait bien rester dans la tradition des commandants d'arrondissement de jadis, des sergents Trois-Pas d'hier. Quel Charmaine, quel Boss-Peinte, quel Bobo, sous le Fou-Délirant, n'avait à son loisir appliqué la le y de fuga, fusillé pour l'exemple ou fait succomber sous la torture? Bien des coins de brousse déserte soudain donnaient des feuilles vertes, la clef du miracle aux mains des Bobo, des Charmaine; tel manguier à demi mort d'une plaine désolée un jour refleurirait. Il n'était que d'attendre la décomposition entre les racines de ce qui avait été un

"opposant." Si cette

maison

isolée sur la route de Frères avait

intrigué Vérité sans l'inquiéter encore, ses locataires, de leur côté, n'étaient pas sans inquiétudes sur l'image qu'elle offrait par son silence et son allure de

un peu

tombe excepté aux

petites heures

cuit des revendeuses.

Ils

du matin dans

le cir-

s'étaient dès l'abord pas

cassé la tête sur ce problème, acceptant finalement

mal que 79

l'endroit était

bon pour quelques semaines,

quitte à dé-

ménager pour la grande ville. "Où peut-on être plus perdu que dans une grande ville?" C'était l'argument. Valable, à la différence que Port-au-Prince n'était qu'une fausse grande ville, plutôt une juxtaposition de quartiers provinciaux où l'étranger était aussi vite et plus vite même repéré qu'à Pétionville où existaient encore ces grands jardins derrière leurs clôtures de lianes. Bien sûr, les camarades se seraient sentis mieux protégés dans une grande maison bourgeoise à multiples pièces. Mais où était la famille pour remplir une telle maison? Un huit-pièces pour un seul professeur et un seul Charli? Leur clandestinité était donc, dans les circonstances du milieu, une sorte de quadrature du cercle, "Si on avait su, on aurait envoyé seulement des réguliers pouvant vivre à visage découvert." Débats théoriques pour l'avenir, un autre combat: Ils rêvaient: "Celle-ci "Contre une autre dictature?" doit être la dernière. Plutôt périr tous!" En attendant, c'est avec une prudence extrême qu'ils avaient eu leurs contacts. C'était leur troisième maison en près d'un an, et ils pouvaient se demander comment en quelques mois ils étaient devenus quinze, quatre enfouis ou presque, les autres vivant comme tout le monde mais plus lourds que tout le monde de ce qu'ils portaient de secrets, inquiets des assemblées qu'ils tenaient "comme si l'on dansait." L'expression était d'Esther qui aimait dire aussi: "On te parle, c'est

comme

si

Ton

chantait."

Dans

la

conspira-

tion, elle disait "danser" pour "se réunir", danse et bal pour "réunion" et "discothèques 1, 2 et 3" pour leurs lieux de réunion. Le "3" avait longtemps été une salle de classe du Lycée à la barbe du vieux St-Jean. "On dansera demain". Serge convenait que cela pouvait même s'écrire "pourvu que ce ne soit pas un

80

Jeudi Saint".

La mort d'Esther et ment rendu inconfortables

ses suites avaient naturelle-

commensaux de

maiPlus un instinct d'ailleurs qu'une décision raisonnée, mais qui pouvait s'appuyer sur la raison. 'Tour peu qu'Esther ait été vue descendant d'une camionnette, d'un taxi sur l'as-

son Serge.

phalte là-bas, ou route.

Ils

ait été

il

va

une seule

la

falloir quitter!"

fois

reconnue sur cette

naviguaient entièrement dans

d'observateurs. Il

les

"Quitter, quitter,

le

noir, privés

Postés où, d'ailleurs, ces observateurs?

y avait une centrale:

le

du Fou, nom.

Palais

chefs assassins opérant en son

et vingt petits

"Bon, très bien, on partira mais où?" Turgeau, Bois Verna? Trop sur le passage du Fou-Délirant, maintenant propriétaire à Després. Lalue? Trop de passants et ça grouille sans vraiment grandes maisons ou grandes Sous-bourgeoisie cours. Bois-Patate, Bois Schultz? craintive: on serait signalés à peine installés. Poste-Marchand? Morne-à-Tuf? Trop populaire, restreint, serré, l'un dans l'autre, et la terreur des Bobos y règne. Finalement il faudrait trouver à loger à la Grand-Rue, tout commerce en bas, et aux étages va-t -en-savoir; c'est tout ciment, tout fermé, personne ne regarde en haut comme On si ces maisons c'était seulement le rez-de-chaussée. pourrait rester là tout le temps qu'il faudrait. Et c'était renforcer le fameux dicton. Où se cacher mieux qu'à Port-au-Prince par une nouvelle évidence: où mieux qu'aux étages de sa rue la plus passante?" Pendant ce temps, Vérité s'agitait. On lui avait rapporté au sujet de l'attentat un propos du chef: "Ca ne serait jamais arrivé à Vérité". (Et qu'est-ce que le chef en savait?

que Vérité

Peut-être avait

nant servi sur de

faisait-il

lui-même la

l'informé et répétait-il ce mainte-

dit et qui lui revenait

porcelaine.)

"Ca ne

serait

jamais

ar-

81

rivé à Vérité".

C'était au soir d'un conseil des ministres

fort abrégé d'ailleurs, réduit à

un non conseil par

la fu-

reur du Délirant.

Le ministre du commerce, en arrivant, avait été un macoute à la porte de la salle. Or, il avait déjà remis son arme de poche à l'officier de garde en bas, qui l'avait en outre, mais en s'excusant et avec des doigts légers, palpé de haut en bas. L'intervention supplémentaire du macoute était une innovation à laquelle le ministre, non préparé, se soumit avec d'autant moins de bonne grâce que le malotru l'avait quelque peu bousculé, puis avait dérangé les papiers de son maroquin d'un rude pouce d'illettré. Au fur et à mesure que ses autres collègues entraient dans la salle du Conseil, ennuyés ou effarés selon leur tonus, l'un porteur de chapeau plutôt échevelé fouillé par

après avoir senti des doigts épais palper sous

le

feutre

son cuir chevelu, le ministre du Commerce, Docteur en Sorbonne, porteur de hauts faux-cols, de boutons de manchettes et muni d'une épouse blanche, se trouva vexé, gonflé et prêt à beaucoup sinon à tout sur le chemin de la protestation. Quand le Président arriva, après le garde-à-vous, les courbettes, salamalechs et murmures pieux,

le

demanda la parole et protesta. Fou se mit à délirer méthodiquement

ministre

et Alors le en mesure, ce pourquoi quelques-uns disaient "pas si fou... il y a de la méthode dans sa folie..." Pour la première fois, de mémoire de ministre, tout courbé, voûté, comme il s'en donnait l'air, le visage impassible, les yeux

vitreux derrière ses lunettes, et ses lèvres pelées rose à

coup leur derme, le FD fila vers le gifla une fois, deux fois, trois fois. "C'est grâce à eux que je suis là, dit-il d'une voix de chèvre, pas grâce à vous; c'est eux qui meurent force de perdre à tout le

82

ministre protestataire et

sous les balles des camoquins, pas les gens comme vous. Celui qui vous a molesté à ma porte je vais le décorer." fit

Il

nance et

appeler

lui

le

malotru par son officier d'ordonsa paume. son idée de décorer. Elle en valait

compta deux cents gourdes dans

Peut-être était-ce



une

dit:

le

autre.

Puis

il

"Allez-vous faire foutre, ministre;

conseil est ajourné."

Le ministre se mordait les lèvres et se trouvait tout performance difficile pour un nègre, même mulâtre. Ses joues avaient été marquées par la bague à tête de mort que portait en signe d'on ne sait quoi le père de la patrie. Le ministre balbutia sa démission; alors le FD dit "foutre et merde" pour sa démission. "Quand je n'aurai plus besoin de toi, je te casserai, ministre." Le ministre, soulagé d'avoir démissionné et d'être encore en place, se retira, voûté. A sa sortie, il serra la main du malotru. C'est alors que aux autres ministres qui n'avaient pas bougé bien que giflés autant que leur collègue, tous confondus et balbutiants, tous suant de sales sourires, le FD parla des macoutes, qu'il appelait ses volontaires, étant un familier des abus de vocabulaire. pâle,

"Que

ce petit ministre

aille se faire

merde"

dit-il.

Les autres ministres, s'en concluant sans doute grands, ricanèrent bêtement. "Les Volontaires sont mon rempart et

le

vôtre.

Enlevez-les, sur qui puis-je

compter?

pointant vers le chef de sa maison militaire, un homme, lui, de l'armée, illettré, fils de personne, qu'il avait hissé à dialoguer avec les grands de la terre, "celui-ci, puis qui d'autre que mes Volontaires entre vous et votre fin?" "Mes volontaires, dit-il encore, Il

y a

sont

si

celui-ci, dit-il,

braves qu'ils en sont devenus insouciants.

Voyez

mentionna

Vérité,

ce qui est arrivé..."

C'est alors qu'il

disant que celui-là n'était pas

moins brave mais plus pru-

dent." 83

Ce

fut tout; c'était assez.

Puis

il

avait parlé d'autre

pas loin d'ailleurs du même sujet, demandant "qu'est-ce qu'on avait fait des Dubuisson?" On lui rappela que Victor avait été tué et que les autres s'étaient mis à genoux. Il demanda alors au sous-ministre de l'Inchose,

térieur

s'il

y

avait

du nouveau sur

"le

Dominicain". Le

sous-ministre, Charmaine, éjaculateur sur peau

du dos, pourvoyeur de cimetière à son propre droit, aussitôt, pour dire quelquechose, qu'il "suivait les

assassin et dit

Saint-Jean".

Le fou leva les yeux et fit: "Ah!" une étrange lueur d'intérêt

ses prunelles

battirent.

battre chez

Il

y avait dans

et ses paupières

C'était d'ailleurs tout ce qui pouvait encore le

moribond

glacé.

pas perdu pour Charmaine.

Ce

signe d'intérêt ne fut

Servir au

Fou

famille respectable, trop tranquille et qui, sait rien, n'offrait

quelle inspiration!

rien Il

non

ne refu-

plus, gardant ses distances,

avait lancé le

au hasard; l'intérêt manifesté par

mandat. Cependant,

Délirant une

si elle

nom

le

des Saint-Jean

Fou

lui dictait

un

Charmaine n'était pas seul à savoir Quand, le lendemain matin, le présenta au Lycée à la tête d'un escale

interpréter les signes.

sous-ministre se

dron tout salivant d'anticipation, le directeur était absent ainsi que sa femme et ses enfants les plus jeunes, ses aînés étant "à l'étranger, excepté Monsieur Michel, avocat, célibataire, mais qui ne dort pas ici tous les jours." Information volontaire du garçon de cour qui fut emballé pour aller en dire plus où il se doit. Des trois autres chefs de famille dispersés aux quatre coins d'un quadrilatère de classe moyenne, de Lalue au Bois Verna par les ruelles, deux étaient à l'étranger en des vacances qui se prolongeaient. On saisit les collègues, un dentiste et un avocat, à qui ils avaient confié 84

cabinets et clientèle, afin d'avoir les adresses St-Jean, ce qui ne justifiait pas tout cet effort, mais aussi les in-

tentions des exilés, qu'ils ne pouvaient connaître, ce qui fit passer un fort mauvais moment.

leur

Quant au Saint-Jean des Finances,

sa

maison

était

extérieurement dans la serrure, les armoires pleines, les restes du dîner de la veille dispersés entre la table et la desserte. Ils s'étaient, mari, épouse, enfants, perdus dans la nuit. Au cours de la journée, les ambassades du Mexique et du Brésil annoncèrent à la Chancellerie avoir favorablement répondu à la demande d'asile du Directeur du Lycée et de son frère et les avoir reçus, eux et leurs familles. Les Saint-Jean avaient été avertis et Charmaine en était furieux. "Un type d'entre nous! Combien étions-nous à savoir?" Bah! Il se doutait bien d'où venait le coup. Un certain boulanger, manieur de mitraillettes et bien posté pour tout savoir, était familier de ces fuites in extremis. Ses barbouzes festoyaient alors sur les restes bourgeois, s'installant dans les maisons abandonnées. Le boulanger nettoyait par le vide. Quant aux bourgeois, ils avaient sauvé leurs vies, ce qui valait un poids de biens perdus. Dans la logique de leur situation, Saint-Jean et Dubuisson allaient se retrouver dans un commun deuil. C'était fatal. Ayant laissé le tigre de papier se couler en métal, le prix pour l'abattre, ou seulement pour rérailler, augmentait chaque jour. Par un cheminement qu'il serait impossible de reconstituer, non qu'il fût illogique, au contraire, Michel Saint-Jean, quinzième des Serge, et Robert, le ''quinze ans" des Dubuisson, se rencontrèrent et Robert devint le seizième Serge dans le même temps que par des voies plus mystérieuses, le groupe acquérait un nommé Salimi, fermée,

la clef

85

les dehors d'un beau jeune homme, une crapule, un espion, chien du fou-délirant.

dix-septième, sous

Les Serge avaient déménagé de Pétionville, et faute Grand-Rue, aux étages tenus mordicus par les syrio-libanais commerçant au rez-de-chaussée, n'étaient pas loin. Ce n'était tout de même "pas ça." A la Grand Rue, on ne savait pas s'il y avait des étages ni tant de familles d'importation les habitant, excepté les jours de fête - Dieu quand les balcons se mettaient à chatoyer de draps de Rouen piqués de fleurs, de couvre-lits ajourés, de tapis du Proche-Orient.

de

la

L'étage des Serge au contraire était bien voyant à

un carrefour, mais

ils

disaient:

c'est la lettre

d'Edgar

Poe, qui croirait ça? Bientôt ils y furent trois puis quatre permanents. Plus hermétiquement bouclés qu'à Péils voyaient plus souvent leurs compagnons itiLes va-et-vient de ceux-ci avec leurs livres, leurs discussions aimables, leurs suites parfois d'étudiants questionneurs auraient pu éveiller des suspicions mais la maison s'en était lavée par son air bonasse, son rez-dechaussée ouvert, ses danses de week-end où s'invitaient quelques filles et garçons qui n'avaient rien à voir avec

tionville,

nérants.

la

politique, cependant

que dans leur chambre

les clan-

destins étouffaient "fort bien" disaient-ils, malgré

ventilateurs (la ce, et le

montagne

deux

était loin; c'était Port-au-Prin-

four de son bord de mer). Tout cela constituait

un risque fou mais

restait une façade si naturelle que des réunions de discussions pouvaient avoir lieu tous les jours, pas entre les quinze d'un coup mais tantôt les uns tantôt les autres, et quelques-uns avaient même souhaité une réunion plénière, mais Serge avait sèchement dit: Non. "Pourquoi? Pour compter nos têtes? Nos rési-

dents forcés rencontrent tout

86

le

monde,

c'est

bien assez.

une loi ancienne que dans la clandestinité on ne doive pas se connaître plus que quatre chacun." Serge avait raison. Le dix-septième qu'ils avaient accueilli, et qui les avait vendus, attendit vainement que le groupe opérât à sa vue pour compter toutes les têtes. Il ne vit jamais que les résidents de Serge et des "passants", chaleureux mais non identifiés, n'allant jamais

C'est

de compagnie et habiles à se démarquer aussitôt qu'ils se trouvaient deux dans la même rue. C'étaient les conEt le Salimi disait à ceux qui l'avaient acheté, signes. "Attendez, attendez, un jour ils seront tous ensemble" et il était de ceux qui avaient sollicité une réunion plénière, coupé aussitôt par un "Non" sec et impoli de Serge.

De

guerre lasse,

fou délirant donna l'ordre de

le

"faites serrer sur eux".

Il

aimait ainsi les mots à l'em-

porte-pièce, les formules qui se tenaient toutes seules,

ayant un sens complet en soi sans autre effort discursif. Il aimait le "search and destroy" des Américains mais ne pouvait l'employer avec ses monophones illettrés, le "faites séré, mâché pran yo, kouri ak yo du créole impliquait assez de violence au centre, de décision, et de "Faites serrer, je n'ai que faiCet ancien médecin n'était pas vraiment un scientifique pensant en termes d'éradication, mais un terroriste ne tendant qu'à l'exemple. C'est pourquoi au quinzième jour l'ordre fut donné, et pendant la nuit, sans bruit ("en silence,. en silence, foutre!"), des policiers en civil firent évacuer par leurs arrières les maisons voisines ("pas sur la rue, pas par devant, foutre!"), et au matin, avant que personne ne l'eût quittée, un feu roulant s'abattit sur la maison Serge. Des mitraillettes, mais aussi des bazookas, ces armes dont Serge avait plutôt prédit qu'elles seraient de la deuxième vague. finalité,

re

pour

le satisfaire.

de seize."

87

Aucun des résidents n'y échappa; ils étaient sept, Robert Dubuisson parmi eux. La police crut un temps que Michel Saint-Jean en avait été aussi, parce que ses effets étaient entreposés à l'étage où il avait élu résidence depuis l'asile de ses parents. C'était un monsieur qui ne rentrait pas à la maison tous les soirs, au dire de son domestique. Il persévérait donc. On le perdit de vue. Il aurait pu s'asiler, mais ne le fit pas. Ou tenter de fuir, gagnant la frontière ou les îles.

Les petits bourgeois n'ont pas

l'art

clandestins, des combinaisons obscures.

des contacts Michel, pour

en mains. Mais la maîdû son salut, ayant entrepris de le cacher, après quelques jours craqua. Michel quitta sa maison, pensant gagner la campagne, mais personne ne l'y espérait, ni allié ni répondant. Il n'avait pas même un nom de référence, Serge ayant disparu avec la clef d'une possible liaison avec une cellule rurale. Finalement Michel se rendit au curé de la paroisse St-Joseph lui demandant de négocier avec les chiens sa reddition contre la garantie d'un procès. — Pure folie, dit le prêtre. Un engagement de ces gens envers moi? envers Dieu? Aussitôt que je me serai adressé à eux, ils viendront avec leurs canons détruire ma cure. Je peux vous garder ici jusqu'à ce que vous entriez dans une ambassade. Michel refusa l'ambassade. Le prêtre lui dit: "Seule cela, aurait

eu besoin d'être

tresse à qui,

pris

inconsciemment

il

avait

une ambassade pourrait négocier pour vous un procès au lieu d'un exil." Le jeune homme alors accepta "pourvu que ce ne fût pas une des ambassades où se trouvaient ses parents." Le prêtre lui proposa celle du Chili; c'était avant les

Pinochet.

puis

88

le

Il

dit oui et le prêtre l'abrita trois jours

remit au Chili.

Mais

le

Fou

délirant dit

"non

qu'il n'accorderait pas

ternational."

Qu'on

une tribune au communisme indonne un visa à lui, à sa famille,

lui

débarrassez-moi de cette racaille. Michel dit OK, le temps de laisser partir les siens qui au Mexique, qui au Brésil, puis il refusa le visa pour le Chili disant qu'il voulait son procès. L'ambassadeur, en quelque sorte compromis, et s'estimant déshonoré, le suppliait en vain. "La seule manière, dit Michel, de me faire partir, serait de me droguer et de m'embarquer à

mon

insu."

prenant à son compte fou délirant, fatigué de se voir en proie à la curiosité internationale, dit "oui", il aura son procès", et aux siens "arrangez moi ça, pourvu qu'en fin de compte ce soit douze balles dans la peau." (Encore une de ces formules qui lui tenaient lieu d'analyse, de logique, d'imagination).

Le Pérou soulagea

la

le Chili,

victime volontaire, et

le

Le ministre des Affaires Etrangères dit à l'ambassadeur qu'on voulait bien réceptionner le client et lui faire son procès, pourvu qu'aucune puissance amie ne se mît en tête de dicter des procédures. L'ambassadeur du Pérou dit que c'était bien entendu, son pays tenant seulement à ce que tout se passât devant un tribunal normal. Sur quoi le ministre, se méprenant sur le sens des mots, rétorqua avec hauteur: Nous prenez-vous pour des fous?

L'ambassadeur qui pensait ce

qu'il pensait dit sans

"Je connais votre logique. Je voulais dire seulement que mon pays ne peut livrer un asile qu'à une juridiction de droit commun." "De toutes façons, dirait-il à Michel plus tard, j'espère bien que tu ne te fais pas d'illusions; cette affaire a rire:

89

été trop loin, nous t'aurons peut-être épargné la torture, mais tu seras fusillé et tu n'auras pas eu de tribune." — Le procès en soi, ma condamnation et mon exé-

cution suffiront

du

comme

tribune.

Ce qui manque,

c'est

bruit autour de ce régime.

— Qui — On

écoute? n'écoutera pas, on entendra quand même qu'un assassinat judiciaire a eu lieu. — Et puis?... Des assassinats judiciaires dans tout le sud de ce fichu univers, qui s'en soucie? Pour que cela ait un sens, il faut qu'on tue les Rosenberg chez les civilisés du Nord. Des assassinats judiciaires nos pays en consomment treize à la douzaine. Vous allez mourir

pour

rien.

— Pour Dubuisson



Ambassadeur? Croyez-vous qu'Esther morte pour rien?

rien,

soit

Pobre, pobre! dit l'Ambassadeur. Je me soula butte. Pobre joven! Que maldiîos!

viens d'elle sur

(Son

esprit s'égarait.)



Sa mort bruyante a dénoncé le régime. Mon procès les entachera d'infamie. "Pobre! Pobre!" L'ambassadeur, cette fois, pensait à Michel. "Sa mort a surtout tué deux chiens. Quant à votre "marque d'infamie", le monde s'en fout." Michel cependant insistait: "C'est important, le bruit..."

— Ca dépend

de quel. Vous faites tout pour moupas assez pour tuer. Vous êtes prêt à mourir et laisser vivre ce Salimi. Il n'y a pas de pire mort que d'être exécuté par l'appareil de la loi; l'assassinat en prend aussitôt un air de légitimité. Mourir pour mourir, au lieu de leur poteau, il aurait mieux valu que ce fût comme rir,

Esther, en emportant Salimi.

Une

chance d'avancer qu'en exécutant ses

90

révolution n'a de traîtres; c'est

une

logique, c'est une pratique. Sinon ils encombrent le chemin; pour toutes sortes de raisons: cupidité, vengeance, lassitude des meilleurs. C'est un mental étrange que celui acquis dans la clandestinité. Susceptibilités, méfian-

ces y font des ravages, sans compter d'étranges lubies, des fixations, la peur taraudante ou un besoin d'éclat, tout cela peut conduire à des sottises.

C'est pour cela qu'il n'y a qu'un salut: l'action.

Toute

cellule

plans dans

qui s'arrête

à

longuement des

fignoler

palabre est malade et

chef doit savoir vous allez mourir en littéraire, pour rien. Je vous livre demain au tribunal avec regret. C'est le combat de qui? Celui d'un poète? J'aurais mieux aimé vous remettre ce soir une mitraillette et vous conduire ruelle Chrétien près de la maison de Salimi. Un f.eu d'artifice, ça vaut la peine d'y mourir s'il était gardé. Même si vous le ratiez, les chiens prendraient peur. C'est ça le combat des peuples. Choisir l'ennemi et choisir l'heure; c'est ce qu'elle a fait. la

qui renvoyer et comment.

Il

Quant

le

à vous,

Elle?

Esther, se tut

dit-il.

Votre Esther.

un moment, comme pour regarder au-delà "Et des fleurs, reprit-il doucement, vont

du temps. pousser là où elle est tombée. Si ce pays n'est pas fou, s'il mérite un avenir, des fleurs et des monuments partout où seront tombés les guérilleros de son combat. Contre l'injustice qui toujours tente de renaître il faut planter partout des jardins du souvenir.

- Un

jardin d'Esther!

- Un tre et

bassin rond, la vie d'un jet d'eau en son cendes tulipes tout autour.

- Ambassadeur! Mais voix.

celui-ci

n'écoutait

"C'est peut-être

ma

pas;

il

méditait à haute

dernière mission.

Ou on 91

m'envoie en Europe ou je démissionne. Je n'en peux plus des terres où Ton tue, de ce Tiers-Monde qui massacre sa jeunesse militante. Je ne veux plus. — Où que vous soyez je vous enverrai des fleurs. — Hn? Quoi? L'ambassadeur rêvait: puis il pensa: "Pobre, pobre! tu n'enverras plus de fleurs à personne." A haute voix il dit: "Je les ai reçues; merci." — Les tulipes d'Esther. Elles étaient hautes et droites sur son sac de toile bise. Hautes et droites comme elle.

Ambassadeur? — Oui?



Je ne vais pas mourir pour rien.

journaliste,



seul,

ai assez.

un

de chez vous.

Qu'ainsi soit ou j'y perdrai

façons j'en

92

un

Qu'il y ait

ma

place.

De toutes

MICHEL

Le procès s'annonçait singulier et le fut. Le régine s'encombrait généralement pas de tribunaux et, quant à ce procès-ci, qui avait pour cause un entêtement et pour moteur un engagement diplomatique, seuls quelques méticuleux de la chancellerie en soutenaient l'exigence, se basant d'ailleurs moins sur le Droit, monnaie

me

sans valeur,

que sur des

chatouilleux sur

l'asile,

nécessités: les latino-américains,

pouvaient s'agiter et

même

l'On-

Sam, sensible à ses neveux latins, rappeler son ambassadeur pour quelque consultation temporaire. Or, l'Oncle était grossier: quand l'ambassadeur partait, le cle

compte-gouttes de l'aide s'arrêtait net. Le roi fou dit qu'il se foutait du compte-gouttes, mais ce n'était que vent et bruit de savates. Quand, au cours d'une visite de routine à la chancellerie, l'ambassadeur des USA laissa entendre qu'il se pourrait qu'il partît bientôt et que "cela dépendait", le ministre lui de-

manda

puis

le

pria puis le

rer sa lanterne. res judiciaires!"

"Mais

je

somma ne peux

puis

me

le

supplia d'éclai-

mêler de vos

protesta l'ambassadeur.

Il

affai-

avait bien

93

dit

"judiciaires", lâchant

cente et

il

le

mot dans une phrase

inno-

s'en félicitait.

Le ministre ne don: ça?"

dit pas: **J*m'en fous",

il

dit:

"Ces:

utu nègre! rien d'un Talleyrand". pensa l'Ambassadeur qui, lui-même n'était pas un Talleyrand mais un marchand de cochons de Chicago qui. ayant financé la campagne de son parti, avait mérité un **kudo". Il regrettait qu'il y eût dans les dialogues de cours désormais Talleyrand n'aurait pas émis Dette rési peu de finesse. flexion, cette demi-question maladroite, le forçant, lui, à apesantir son silence, à formuler le blâme de ses serrées. Talleyrand et lui auraient joué du fleuret en I

souriant.

"Oh. mais vous avez bien fait ça!" lui dirait plus politique, son mentor et le vrai cerveau "Très bien fait même: nous en ferons ambassade. ie circuler le Verbatim de bouche à oreille et nos latinos seront contents. Bien que, entre nous le conseiller

tard

se regardèrent sans rire, ni même sourire: il n'y .tait au crédit du jeueut pas d'autres me: ne mentor, bien parti, lui. pour être un Talleyrand. excepté qu'on ne devient Talleyrand qu'en manoeuvrant entre ians le danger. Ici c'était trop facile: il n'y g que de vagues bru::s de .::sscs suivis de bruits de sébiles Une heure par jour ils se mettaient ensemble, Ambassadeur et conseille: et, sous prétexte de potasser ^mpagnie le manuel du protocole et le guide des :

-

Si par malheur vous faivous de en apercevoir, contisiez un pet, n'ayez pas l'air ou encod'ex. proférer nuez la conversation sans nappe la sur Si par malheur vous laissiez tomber :te de vin rouge, jetez aussitôt par-dessus deux L'ambassadeur avait renoncé à :n blanc." goût:

vins,

M

le

conseille-

iQaifl

poser des questions incongrues telles que: "Et si c'est l'autre qui pète avant" ou bien: "Et si c'est le vin blanc qui tombe avant..." C'était un bon élève, sensible à l'ironie même d'un regard et donc moins épais que la couenne de ses cochons. Si bien qu'après une revue en trois leçons de l'histoire de la diplomatie, l'ambassadeur s'était trouvé engoué de Talleyrand, dont une litho décorait désormais son bureau, en symétrie avec le bonhomme Richard. L'intervention du fantoche avait certainement eu

du poids, mais les macoutes que ne hantaient pas les fantômes de machiavels défunts enrageaient de trouver dans leur chemin un Saint-Jean et de ne pouvoir "courir avec lui" (leur langage pour "faire disparaître".) Ils ne comprenaient pas qu'un avocat insignifiant, camoquin conspirateur, pose des conditions. Qu'on le leur livre seulement! Et le fou avait promis qu'ils l'auraient, comme on promet un jouet, qu'il le leur donnerait. Il serait ne manquerait pas le mole jackpot. "Mais la vie internationale a ses exigences, vous comprenez; cet ambassadeur..." — Ah! donnez-le nous aussi. Pas publiquement, nous savons bien, mais nous lui fabriquerons un accident d'auto ou de piscine et le FBI lui-même n'y verra là

en personne, ce jour-là;

ment où

le

il

petit salaud leur rendrait

que du feu. Cependant l'ambassadeur, philosophiquement, préparait ses bagages. Les journalistes de son pays étaient venus et avaient eu un grand succès, l'un auprès des filparce qu'il était beau, les écolières se passant des imaentendre ressemblantes, à la vérité fort laides, de dieux incas, l'autre auprès des artistes de la galerie les

ges, à les

Brochette, parce qu'il était photographe d'art et passait ses journées à mettre sur diapositives leurs tableaux. Ils 95

n'auraient pas pu être plus innocents,

le

gouvernement

péruvien, inquiet de l'activisme de son ambassadeur, ne

ayant pas envoyé des boute-feu mais un reporter judiciaire totalement apolitique et un Indio basané fou de lui

couleurs.

L'Indio devait réaliser un extraordinaire portrait du juge de Saint-Jean, sous une toque si large tombant sur ses oreilles que d'évidence le singe n'entendait rien, ses lunettes-loupes renvoyant de tels feux que sa vue s'indiquait amoindrie,

et

tant de sang que l'issue

dont

la

robe écarlate coulait

du procès s'annonçait décidée.

Quel acte d'accusation avait ainsi rédigé l'innocent Indio dès le premier jour. Cependant, quand la photo sanglante parut dans un magazine péruvien, elle ne dénonçait plus un coquin sinistre mais faisait partie d'un obituaire, le juge étant rapidement mort du procès à peine entamé.

que maître Saint-Jean lui dise: "Mavous ai connu honnête!" C'était pendant les premières escarmouches, quand le magistrat avait essayé de museler une fois pour toutes l'accusé au sujet de qui le fou avait dit qu'il ne donnerait pas une tribune au communisme international. Le juge voulait donc infliger à Michel, dans son propre intérêt, disait-il, un avocat d'office. Michel en avait ri. "Qui plaidera pour moi, monsieur le Président, dans cette maison où je n'ai fait que plaider pour les autres?" Il

avait suffi

gistrat, je

Le juge balbutiait: "Mon devoir... la loi..." C'est que Michel lui avait asséné son "Je vous ai connu honnête...", obtenant le droit de plaider pour lui-même. Le fou ne pardonna pas au juge. Des macoutes allèrent donner une sérénade de longs tirs à blanc devant sa maison et Charmaine s'en fut l'avertir amicalement qu'il alors

96

avait

de bien jolies

filles.

Le coeur du

petit juge n'y ré-

sista pas.

Et pourquoi donc avait-il accepté sa mission (s'éporté volontaire, disait-on), étant finalement si faible. C'est peut-être parce qu'il avait de jolies filles, ou une maîtresse en trop, ou les dents trop longues, escomptant d'un bon service un bon salaire. Il n'avait toutefois pas su être une crapule tout du long, comme le veulent les fous et les chiens. Il aurait dû mourir plus tôt, et d'une autre mort que celle qui le conduisit "vitevite", disait le peuple, à travers une église vide et un libétant

même

ra bâclé vers

une fosse commune, l'administration du

ci-

metière ayant prétendu ne pouvoir, pour des raisons techniques, autoriser l'ouverture du caveau de la famille. Pas de demi-mesure, magistrat, pour les demi-salauds. Le régime savait punir même les cadavres. On lui trouva un successeur, plus apte à oublier la Faculté, les codes et les manuels de procédure. Un rustaud de petite province, arpenteur, juge de paix puis juge "assis", complice à ces titres depuis vingt ans des féodaux terriens, protecteur sinon gardien de leurs cimetières privés. Un homme sans idées, sans lettres, de cour-

de violences qualifiées. trouva qu'en un quelconque 18 Mai, ce rustaud avait prononcé un discours sur le drapeau et la liberté. Il avait payé pour le faire imprimer à Port-auPrince où on en riait encore, à l'occasion. C'est des choses qui arrivent, mais il arrive moins souvent, du moins aux avocats, que l'auteur de telles proses devienne leur juge, et Michel réagit en lançant au sien, sans raison et contre toute discipline de cour, une de ses "citations". tes vertus et

Or

il

se

- Faites taire le condamné, rugit le juge. "Le condamné?" Les avocats présents à ce se regardèrent, ahuris.

Même

les

l'audien-

macoutes, ceux qui 97

pouvaient comprendre, trouvèrent le café plutôt fort. atinos du Pérou n'avaient d'abord pas compris, puis mirent, l'un à faire voltiger son crayon, l'autre a mitrailler en noir et blanc) juges et ju: Ceux-ci d'ailleurs somnolaient, peu concernés. Michel avait, peu avant, choisi de ne récuser aucun d'entre "Monsieur, le juge, à quoi bon?" Sur quoi on eux. pourrait arguer que si l'accusé n'avait pas inspiré son juge, il avait peut-être contribué à façonner son vocabulai.

(

re.

A la lecture de l'acte d'accusation, quand le greffier en fut aux mots "association de malfaiteurs". Michel, les "Monsieur le juge, des malyeux sur l'assistance voyez..." Il indiquait la salle, en qu'ici; a faiteurs, il n'y uant le vrai macou remplie de macoutes armés, nu sans

"Des malfaiteurs à peine cachés, magisque dans un tribunal on au-

arsenal.

C'est la première fois

trat.

un homme en face de son peloton d'exécution.'' L'avocat général, qui s'était jusque là tu. expliqua nt ouverte à tous, l'assistance s'était que l'audier. ainsi constituée de par le zèle des amis des victimes à ra jugé

c

voir juger

un de

leurs assassins.

- Présumé, - Quoi

commissaire.

- Présumé

Inassassin, prévenu si vous y preuve du contraire et décision des jurés. corrige dans son proce Je demande que le g gouvernement. du corn: du e prose la bal n'avait jamais vu ça dans un tribunal. Pas de-

;nt jusqu'à

pas depuis Jacques Roumain. s'inquiétait de se voir jouant comMichel Mais déjà peut-être trop, et s'en amusant. jouant n un théâtre: la ligne de bie faisait et il se demandait s'il argumeilleur un été pas -it sa ca

puis...

98

Mais, dans un débat à sens unique et sans issue,

ment. le

meilleur choix n'était-il pas

la liberté

de jouer, plan-

tant des banderilles dans les couennes épaisses. être

alors

commettraient-ils quelque erreur

Peut-

monumen-

tale, qui ferait du bruit, comme de le faire enchaîner, museler, frapper, pas dans leurs caves, mais ici, chez

Thémis,

comme

Jacques Roumain, gouverneur de

En attendant

sée.

il

la ro-

enregistrait cette victoire inatten-

due d'entendre le rustaud mot présumé".

dire: "Greffier, ajoutez à as-

sassin le

Le problème n'en demeurait pas moins: Une victoipourquoi, cette espèce de victoire? Sur un point, l'ambassadeur avait eu raison. Il aurait mieux valu faire sauter dans cette salle douze grenades et partir avec cinquante chiens. Cinquante de moins sur le dos du peuple. Il n'y a dans ce combat qu'une justice et qu'une morale: l'action, et qu'elle soit efficace. Se faire prendre avant d'avoir agi est une faute, peut-être un crime. re

le juge nettoya la salle de ses macoude ses journalistes. "Vu les circonstances et après en avoir délibéré... Huis clos..." Michel bondit: "Délibéré avec qui? La défense a-t-elle été consultée? La défense, c'est moi." Mais la salle se vidait; il se rassit. Le juge mit alors sous serment de silence ce qui restait dans la salle de fonctionnaires judiciaires: greffier et gardeschiourmes.

Le lendemain,

tes et

Michel se récria: "Tout cela concerne tout de même quelqu'un, un nommé Michel Saint-Jean." Alors le juge dit: "Faites le taire!" — Je plaide pour l'accusé! cria Michel qui, aussitôt, fut traversé d'une secousse intense qui le courba, le tordit, paralysé, la

bouche ouverte,

soudain de détresse

ses

yeux arrondis

pleins

et d'angoisse.

99

On

conduit dans la salle menotte et les pieds Lui ayant enlevé les menottes, on lui avait laissé les chaînes, qui à son insu avaient été branchées sur des électrodes manipulées de loin par un homme en uniforme trop fin et aux doigts trop habiles pour être n'importe quel garde-chiourme. Le juge dit, sans rire: "L'accusé est-il malade? Nous n'avions pas été informés qu'il était sujet à des cril'avait

entravés de chaînes.

ses d'épilepsie.

Y

a-t-il

un médecin

ici?"

Il s'en trouva un, sans hasard, un médecin en uniforme. Il s'approcha de Michel, l'aida à se redresser et lui plaça sur les temporaux deux plaques montées en casque d'écoute, qui étaient — aussi — des électrodes. Puis il parla doucement à Michel: 'Tu as compris? On ne te permettra pas un mot, un seul. Tu n'as pas le Deux décharges sur tes tempes et tu pars fou choix.

d'ici

ou meurs

ici

d'un coup,

c'est le

même

prix."

Michel n'était pas sûr d'avoir compris, pas sûr d'avoir une vraie conscience de lui-même et des choses. Une force brutale l'avait courbé. A peine était-il maintenant en lui-même un existant tâtonnant. L'intelligence même de son identité lui échappait, comme dans un retour à l'enfance celui qui se sent, mais ne se sait pas. Il ne sentait d'ailleurs pas grand'chose, excepté deux pôles de douleur qui le tenaient et le gardaient comme suspendu.

— Tu

as

compris?

"Oui, non".

Comment

non"? Qu'estnon? C'étaient des

dit-on "oui,

ce qu'il devrait dire d'ailleurs: Oui,

seulement, sans évidence. Un là-bas, fit se raidir ses jambes, tressauter sa tête. Avait-il dit oui? Le médecin regarda le juge.

mots qui

se suggéraient

léger choc,

100

manipulé de



L'accusé

est-il

en mesure de prendre part à son

procès?

Le médecin leur affaire.

disent

ne

mot

le

dit oui, se retira.

même plus riches (on heureux (ils étaient sans à coup sûr délivrés de leur

et s'en aillent, pas

les paierait

pas) pas

même

haine), seulement délivrés,

peur, jusqu'à

Les jurés n'avaient

Trop ignorants; trop peu concernés; pas Leur affaire était qu'on en finisse, qu'ils

rien compris.

la

prochaine

fois.

L'avocat-général n'avait peut-être pas plus compris

que les jurés, mais ici (dans cette maison, dans ce pays) quand on ne comprenait pas on ne posait pas de questions, on ne regardait même pas de peur de comprendre et d'être provoqué à choisir. Aussi l'avocat-général ne demanda-t-il pas pourquoi ces espèces d'écouteurs, ni pourquoi l'accusé s'était tordu, pourquoi maintenant il restait debout et comme hébété. Il consulta seulement du regard le médecin qui le rassura d'un geste. Alors il cambra, tendit le bras vers l'accusé et dit: ne dit pas: Vous bourgeois, Vous Saint-Jean, Vous riche, Vous légitime, ni même dans le vocabulaire du jour: Vous camoquin, Vous communiste; seulement VOUS. Puis il parla et ses paroles refermèrent sur eux deux, Michel et lui, le silence comme un oeuf. La foule, ce qui en restait, suppléants déjuge, chiourmes, jurés et médecin assassin du juste, restaient en dehors de leur dialogue qui formulait un contrat de mise à mort.

se leva,

se

VOUS!

Il

Le juge rustaud

était un fonctionnaire dangereux de l'appareil; celui-ci était un inventeur et un artiste, dangereux parce qu'il créait le mal, et que croyant penser avec sa tête il pensait avec une haine de laid, de barbon raté, de mal aimé greffée sur le mépris de soi.

par

Il

le fait

dit

VOUS comme

on crache.

Il

y a un crachat lumi101

neux du mépris; il y a un crachat venimeux vénéneux un poison amer salivé par la haine de la grâce. L'avocat général était petit et

laid.

comme Michel comprenait maintenant, rentrant peu en lui-même, comme il comprenait que cet homme sale petit et laid ne pouvait que le haïr; à travers les yeux de l'homme petit et laid il se voyait grand fort et jeune, statue d'Eros animée de rire insolent que le juge petit et laid ne pouvait que haïr. Et

peu

à

Comme même au

comprenait, donnant à chacun sa distanfou placé dans une perspective lointaine, fou délirant, chef de peuple comme il y en a tant, pantins pas pour rire, pinnochios tragiques, l'instant précis où il fallait les casser sinon ils devenaient maîtres d'une ménagerie d'homoncules petits et laids, de cancrelats. ce,

il

L'avocat général parlait et les mots sortaient de sa bouche comme coule une source. Michel immobile en sentait le tiède visqueux à ses chevilles paralysées, et cela

montait.

cette lente et

Des mots lourds en tombant devenaient sombre marée. Au-dessus des mots, de la

source des mots, de

la

grotte d'où tombaient les mots,

yeux disaient, et cela le juste l'entendait comme siffle une lanière, ou un serpent, ses yeux disaient: Je VOUS hais. Un procès dans un procès. Tous ces bourses

reaux qu'il faut au fou, qui expliquent et tiennent vivant le fou, étaient ennemis d'abord pour leur propre compte, pour leur propre haine, de pauvres, de laids, de bâtards, pour leur propre cause. "Je vous hais" disaient ses yeux tandis que coulait un flot interminable de mots n'ayant de sens que pour

Tout

était

devenu

la loi.

clair:

ces commissaires qu'il faut

d'odeur rance, miteux, chafouin, sans prise sur soi ni sur la vie, agressé, cocu sans le au fou, celui-ci petit et

102

laid,

respect des siens; sa grandeur, sa valeur, sa vengeance seulement dans l'instant où, dressé, il disait VOUS.

On

n'échappe pas, Michel, aux

Pas par leur

loi.

hommes

tordus.

Pas à travers un procès. La torche d'a-

bord aux cancrelats, puis le salut d'Adam: faire renaître l'homme. Maintenant le médecin aurait pu aussi bien retirer ses électrodes. Il ne parlerait plus. La bouche de l'Avocat-général disait: "lâche abrité par une femme", répétait "caché dans les jupes d'une femme...", mais ses yeux douloureux suivaient une autre image: cet homme jeune dans l'anneau de jambes frêles, à son cou le collier de bras clairs, sa nuit semée d'étoiles, et le mal-aimé écumait "Je vous hais!" ses yeux disant la nuit sans étoiles en dedans de soi. Tout était devenu clair: cet homme si vieux, l'immense pouvoir des laids. "Tous les juges devraient être beaux, avoir vingt ans et être heureux." Les yeux de celui-ci disaient de vieux rêves impuissants patines de grisaille.

Tout

était

devenu

enfermé dans l'oeuf d'un quoi bon? C'est ainsi! Les

clair,

instant sans appel. Crier?

A

juges sont vieux et tuent par désespoir d'aimer, les chefs fous par désespoir d'être aimés. Contre les armes de l'as-

Pas même crier; cela comblerait Défier peut-être, disant les yeux dans les yeux: L'homme brave! Mais il ne parlerait plus, décidé à ne plus parler, même sans électrodes. sassin,

quel recours?

leur joie.

L'homme brave? Contre lui le juge comme une sombre marée. "Rien

disait Tordre de plus inutile au monde, avait dit l'Ambassadeur, qu'un assassinat judiciaire." Il avait dit encore: "L'assassinat prend L'avocat-général, le juge, alors un air de légitimité." assassins du Juste, accomplissaient un devoir.

et la loi

103

Un tuée,

à un, l'audience était revenue, s'était reconsti-

même

les journalistes

étaient

là,

tous subjugués

pénombre par la majesté de la loi: des jurés somnolents, un rustaud, un orateur petit et laid.

dans

la

L'avocat général disait la loi comme une sombre marée et c'est dans l'huile montante et rance de la loi que le Juste enfin s'effondra, renversé, ayant ouvert la

bouche, aspiré le comme une épée

flot,

puis craché:

"L'homme

brave!"

d'atomes lumineux, comme les enfants crachent près des sources de montagnes l'arc-enfaite

cria: L'homme brave! et le reste se passa dans le L'eau noire l'avait recouvert, ne laissant flotter que sa main, qu'il avait levée et qui semblait demander du fond de l'abîme la parole. ciel.

Il

noir.

Il

se réveilla entre

deux gendarmes qui

saient vers la guillotine de l'aurore.

Une

le

foule

condui-

compac-

en deux murailles invisibles, disait dans le gris fugitif des mots de tous les jours, sans une prière osée, sans un sanglot, sans une croix. Les cloches catholiques qui sonnaient de chapelle en chapelle l'angelus du mate,

tin obéissaient à leurs fonctions,

comme

des coqs indif-

un glas pour lui. Et les gendarmes durent non que la peur eût disjoint ses genoux, mais

férents, sans le

porter,

parce qu'il ne voulait point coopérer avec des pas glorieux à la boucherie du Juste.

Dans

la salle

il

avait

entendu vaguement

dire:

"A

mort!", entendu répéter: "condamné à mort." Douze balles dans la peau lui étant promises, le même jour ou le lendemain, il avait décidé la grève des muscles, bien en ligne d'ailleurs avec leur guerre des électrodes qui avait failli l'anéantir. Aussi durent-ils le porter en fin d'audience, au petit matin, de la salle au panier à salade et de là à la prison puis aux caves du Palais, résidence 104

du de

roi fou qui cris

en hantait

les couloirs la nuit

en quête

de bêtes. le roi fou dit à ses hompromis, prenez-le, mais je le veux

Là, c'était fini de jouer et

mes: "Je vous entier après,

il

l'avais

faut qu'il parle."

105

DOCTEUR LEGROS

Le docteur Joseph Legros était un monsieur tranet un "bon médecin" à l'âge solide, trente-cinq où on les sait bons ou mauvais, déjà établis dans

quille

ans,

leurs routines et leurs manières. la vérité le

trouver

C'était

Les manières-Legros à

n'étaient pas toujours rassurantes;



bon

aller

au-delà,

il

fallait

pour

avoir pratiqué l'homme.

à sa largeur d'armoire antique, à son allure

abruptement taillés - d'un paysan coups de serpe" - en pleine épaisseur de chair, à sa peau jaunâtre de "grimaud" reflétant vaguement un huitième de sang blanc, où tous les boutons d'enfance semblaient avoir laissé un trou, une gravelure, une peau rugueuse pas pour caresses "excepté là et là", disait son Edna qui, à force, avait fini par connaître toutes ses coutures, mais c'était "histoire d'Edna" et le docteur Legros ne se déshabillait pas devant ses clientes pour leur faire palper "là et là" ses aisselles lisses ou la gaine douce de son avant-bras. Il était tout entier dans son visage et c'était celui d'un guerrier, ou d'un catcheur, ou d'un boxeur qui aurait beaucoup boxé. d'ours, à ses traits

on

aurait dit "à

107

Puis tant les

il

y avait sa sécheresse toute de culture, dérou-

normes d'un milieu où

l'on se cultive

souplir et se polir, mais bien typique d'un

pour

homme

s'as-

déci-

dé à être mal poli quant aux détails, disant (et le caractère désuet, "fin-de-1'autre-siècle" de son vocabulaire était tout un programme) qu'il "ne daignait pas." Toutefois le "pas daigner" était récent, quand l'ours était déjà devenu "docteur-Joseph"/"doc Legros", et que cela avait pris un sens de refuser les choses maintenant qu'elles ne se refusaient plus, mais ses camarades pouvaient se rappeler l'époque où il cachait dans ses poches pour ne pas les exposer aux regards ses mains qu'il avait rougeaudes, grandes comme des battoirs, épaisses comme des gants de boxe. "Jamais vous ne ferez un chirurgien", disait le professeur Argan, aristocrate mulâtre tirant sur l'Hindou, aussi heureux de sa finesse de traits que fier de sa maison de Pétionville, et qui avouait son père noir comme si c'était un exploit personnel de se trouver tiré si loin de l'obscur. Et maintenant que par son propre mariage — blanc comme celui du père — il avait encore dilué l'hindou et trouvé dans ses fils ses traits si bien raffinés qu'il ne craignait plus de voir les Argan retourner au noir, il s'octroyait de dire avec condescendance aux Legros "Mon pauvre ami, vos doigts ne tiendront jamais l'aiguille", et c'est comme s'il leur avait conseillé de renvoyer l'aiguille aux fils après avoir mis du lait dans leur café. Legros s'était entêté et avait "bien fait voir" à cet Argan, l'ayant pris consciemment en cible ou, si l'on veut, en paramètre des progrès qu'il fallait se prouver, devenant meilleur chirurgien que le patron et liant les "Des catguts les plus fins avec un métier d'araignée. mains de soie" disaient ses opérées. Il est vrai qu'elles n'en savaient rien revenant de l'éther, pas même celles 108

des interventions de ces dernières années "à ventre ouvert" sous "aloc" (jargon de carabin pour anesthésie locale); qu'est-ce

qu'elles en savaient vraiment?

avait travaillé à cela, Dr. Legros, travaillé à ce

Mais

que

il

ses

mains

épaisses, les grosses saucisses de ses doigts en viennent à voltiger sur les ventres, dans les ventres, comme des papillons de la Saint-Jean; et bien sûr que derrière un faux froncement de sourcils et un faux haussement d'épaules il aimait s'entendre appeler "mains de soie"; ce à quoi les maris de ses malades, stupides et jaloux, réagissaient disant qu'il avait l'air d'un maître d'abattoir et portait des pattes d'étrangleur. Mais il avait peu affaire aux maris, étant gynécologue et accoucheur, excepté pour les convoquer à l'examen de leurs spermes (pour "Masturbezstérilité supposée, ces mâles bravaches). vous!" leur commandait-il, les laissant dans une petite pièce avec un petit bocal, et quand ils en avaient eu l'air soufflé: "L'infirmière au besoin pourrait vous aider." Nul n'avait à sa connaissance sollicité l'aide de l'infirmière, et il faisait, à l'occasion, revenir pour gonhorrées et syphilis résiduelles ces gens sérieux estomaqués. "Protéger l'enfant, disait Legros, tout savoir avant sa naissance..." et les pères s'en allaient, répétant la formule pieuse, trouvant très fort le docteur de leurs épouses. Docteur Legros, qui ne riait jamais, car il ne s'amusait pas du carnaval offert par les petits bourgeois, fonctionnaires prévaricateurs, nouveaux messieurs à hauts pignons et deux maîtresses, prébendiers de contrats, corrompus de l'immobilier, profiteurs ayant tout avalé jusqu'aux racines de leur vieux vocabulaire révolutionnaire, se faisait payer cher les césariennes, curetages et lavements des épouses écervelées, des femelles de cette faune historique et il était devenu un symbole de statut. Avoir Legros était signe de pèze. Mais n'importe qui

109

s'il était trop pauvre pour payer envoyait sa compagne en salle publique d'hôpital. Legros enrageait seulement de ce qu'il n'y eût jamais à l'hôpital de remèdes, de ce que les patientes y fussent tête bêche à deux par lit, des troisièmes traînaillant sur des nattes de couloirs, de ce que les draps — et la lessive — fussent inexistants, les matelas nauséabonds, les repas au mais un vieux rite constipant et la salle d'opérations si misérablement équipée que Toute la cales transfusions s'y faisaient à la seringue. pacité soignante du milieu médical s'étant réfugiée dans les cliniques privées, Legros avait fait comme les autres, soignant longuement dans son cabinet et essayant de faire assez dans le secteur public pour garder bonne

pouvait avoir Legros

un médecin

et

conscience. Ce n'était ni simple ni facile pour qui, relevant encore de l'ancienne morale, se trouvait pris dans une nouvelle société où n'était pas offert d'autre choix que de suivre la ligne de pente des urbains hier pauvres nantis soudain qu'elle

du pouvoir de

régir.

"La

classe", telle

s'appelait jadis, sous l'Empire, gouvernait sans

lumière, et sans pitié.

brement

et

Le pauvre

était

devenu un encomun

l'hôpital des pauvres avait cessé d'être

de soins pour devenir un sinistre garage dans l'attensouffle. Ce n'était pas tout nouveau dans l'histoire de ce pays-là, mais on ne l'avait jamais tant étalieu te

du dernier

lé.

On

avait

dans

le

passé quelquefois fait mieux, déver-

sant des bennes d'infirmes dans les ravins; c'étaient les actes de pointe d'un égoi'sme exacerbé par les circons-

Maintenant l'égoisme s'était installé dans une cruauté de croisière. L'hôpital était aux mains, non des Argan, administrateurs professionnels, mais de quelques macoutes et de leurs maîtresses. Du peu de crédits alloués ils détournaient la plus grande part. L'administrateur, coincé, signait tous les justificatifs qu'on lui tances.

110

Les médicaments, ce qu'on obtenait des fondations Ford, Care et autres sources de secours, se revendaient par caisses entières aux cliniques privées. Tous complices, médecins à faux-cols et maîtresses hauten-couleur, le prolétaire succombant entre leurs avidités présentait.

conjuguées. Quant au prolétaire des campagnes, il ne donnait pas lieu à la comédie médicale: il n'y avait pas d'hôpitaux de brousse. Or ce n'était même pas une politique malthusienne; une politique se fût instaurée dans C'était l'impuissance d'organiser et la

l'ordre.

marée

haute des appétits sous un fou délirant. Et il n'y avait aucune joie pour un Legros à voir les Argan filer doux devant leurs infirmières macoutes, ni d'honneur à être ce qu'on appelait un "bon médecin" quelque peu zélé mais impuissant et bâillonné. Il se taisait, mais attendait. Bon! Du moins se donnait-il l'air — ou le théâtre - d'attendre, ayant en

son choix contre le roi fou. Ce choix ne difficile, bien que sous le roi fou il parût plus normal aux Legros d'être assassins et voleurs. Bâtards nés de liaisons irrégulières, C'était leur règne. frères, fils ou pères de prostituées, époux cocufiés consentant par misère, étaient "montés" avec leur chef de file rendu fou depuis toujours par sa bâtardise, sa fem-

lui-même lui avait

fait

pas été

mêmement folle et pour les mêmes raisons en que tous les bâtards avaient mis bas le masque et trouvé une voix, montrant leurs haines — légitimes — de classes, mais aussi les envies, l'avidité ignoble accumu-

me

aussi

sorte

lées,

leurs vraies ambitions

consommer librement

le

de nager dans

le

beurre et

sexe.

Même à un niveau professionnellement, - déontologiquement - réglé, un Caillasse né comme Legros au creux de la Vague urbaine, désormais tiré à quatre épingles, en col semi dur et chemise rayée, comme si cela 111

un sens depuis sa bourse d'étudiant à Paris, ne rêvait que de devenir membre de clubs fermés et d'y épouser quelque fée translucide; et en un sens le cas de Caillasse c'était pire que d'être plongé de sa propre main dans le massacre, c'était le justifier en lui donnant avait encore

des fins apparemment esthétiques et noblement sociales. "Bonne chance, Caillasse!" Legros n'eût pas mis les pieds dans ces clubs ni épousé une de "leurs" femmes. Témoin Edna, de son milieu (une infirmière) et de sa classe, ce qui n'était pas étonnant, excepté qu'il ne l'eut pas épousée.

Curieux que

les

mères de

Caillasse et

de Legros eus-

sent été des amies assez tenacement pour se voir et se revoir,

si

bien qu'à trente-cinq ans leurs deux garçons

avaient l'un de l'autre des souvenirs plus que fugitifs.

Au

niveau où s'étaient situées leurs vies jusqu'aux premières bourses d'études et aux diplômes, les itinéraires se croisaient à des carrefours perdus plutôt qu'ils ne se côtoyaient longuement; c'étaient des itinéraires de l'insécurité et de la faim, passages de cuisinières, de lavandières-repasseuses, de trieuses de café, toutes plus ou moins prostituées à plein, demi ou quart de temps, les dents serrées, le rire rare. L'enfant porté dans leurs ventres pour un bourgeois y faisait figure de coup de chance sans établir

une certitude sur

Elles s'étaient



les

l'avenir.

deux mères — rencontrées

maternité publique de Chancerelles, sées dans des lits jumeaux, délivrées

mêmement

visitées,

milles et qui ne se

mêmement le

non par des pères compromettaient

même déjà

pas,

à la

angois-

jour, puis

munis de

fa-

mais par leurs

messagers porteurs d'enveloppes. Un tel bonheur crée des souvenirs. C'est beaucoup de découvrir à deux l'abîme devant soi puis la passerelle pour le franchir. Elles 112

proclamées amies-de-chance et juré un revoir tels serments tiennent peu même quand on Elles l'avaient tenu à leur manière qui était de croit. y carrefours des revoirs. fête aux faire se Elise Caillasse, menue, toute violette et dans sa fine enveloppe juteuse comme une cai'mite, avait les yeux s'étaient

De

éternel.

brillants derrière des paupières et

un

heureux

rire

long du jour;

elle

constamment

battantes,

et des lèvres qui piaillaient tout le respirait la vie et la rendait aussitôt

éparpillée touchant l'un touchant l'autre, rendant tout

plus léger de s'en être approchée, plus légère l'heure per-

due

à l'entendre causer, les

l'écume des

lessives.

Caillasse lui disaient:

Au

vrai, ces

deux mains ballantes dans

Vingt ans plus tard,

"Comme

ta

mère

a



les

amis de

être belle!"

étudiants à peine délivrés de leurs pucelages

la mère de leur camarade, bavarde, tendre et coquette, consciente de les

étaient travaillés au fond de leur sang par attirer

comme

elle

"les" avait toujours attirés tous, heu-

reuse encore de vérifier, malgré ce grand garçon qui vieillissait,

qu'elle était encore

"moi-même

la

Et

Elise."

ce grand garçon en enrageait, parce qu'il conservait de

son enfance des souvenirs de couples furtifs auxquels étaient mêlée sa mère, et qu'il était assez idiot, formé par la société des bourgeois, pour avoir honte d'une certaine Elise, ce qui était avoir honte d'un certain soi. Et

beaucoup d'ingratitude si le lit d'Elise la jolie de lui un médecin. C'était aussi un bien triste emploi de sa honte de soi, que, devenu Dr. c'était

avait finalement fait

Caillasse,

neurologue

à faux-col,

il

lui avait fallu

encore

mondains jusqu'aux cuisses de Caque pour ne pas sortir des cercles ou

passer par les cercles roline Dufay, et

des cuisses claires de sa grande bringue,

il

était prêt, lui

médecin, à bénir, légitimer et faire inhumer sous sa gnature un himalaya de cadavres.

si-

113

Joseph Legros n'avait pas eu de tels problèmes afdu côté de sa mère qu'aucun homme n'eût regardée deux fois ou admirée autrement que de dos par où elle offrait de belles épaules de lavandière, une taille fine et les hanches libres et roulantes d'une grande Vénus; mais une face de pierre sur une encolure romaine faisait d'elle un Trajan, un Néron de bas-relief aux narines pétrifiées en de larges cratères, contrastant avec deux petits yeux à peine coupés sous de lourdes paupières. Bonne Julie, pensait son fils, personne n'avait porté un tel coeur et une patience si grande derrière un masque si ingrat que, se sachant laide, elle avait renoncé tôt aux baisers même de son fils, exigeant de lui un comportement de soldat. "Personne n'a été aussi bonne". Legros pouvait se dire cela, mais ne se serait pas risqué à le dire fectifs

à Julie, n'aurait d'ailleurs pas su

comment

le dire,

n'a-

yant pas été préparé par elle aux minuties du sentiment. Elle avait embrassé la vie sans amour, on pourrait dire presque sans joie, comme un immense et incompréhensible devoir au sein duquel figurait un devoir précis: élever ce

fils.

Elever ce

connu" la

fils,

avait aidé,

mère, encline à

en étant partie battue.

Le père

"in-

un peu, pas beaucoup, "assez" disait ne voir que l'aujourd'hui de la réussi-

comptant pour peu ses bras, ses reins, sa propre lutte. Mais son fils disait que les pauvres ont toujours trop peu de mémoire, n'ayant d'ailleurs, quant à lui, voué à ce commerçant vendeur de vin et de lard nulle haine, rien qu'une indifférence sans bons souhaits ni malédiction. Elise qui n'avait su prendre qu'un avocat beau parleur au coeur racorni fut lâchée tôt, d'où le défilé des faux-pères qui allaient hanter Caillasse de leurs silhouettes blessantes, tandis que Legros trouvait possible d'équilibrer son affection sur une mère respectée. te,

114

Docteur Legros, les mains entre des cuisses musou décharnées, lamentables de filles des faubourgs à la peau cendreuse, palpait doucement, retournait, tirait au jour ces promesses de misère qui allaient être des fils et chaque fois s'effrayait de son propre chemin en le reconstituant. Il disait "jamais plus" au moment même de mettre au monde ces êtres promis au même chemin et qui allaient être moins chanceux que lui. Des larves aveugles qu'il avait été tenté cent fois de laisser mourir, et leurs mères aussi bien, vivant pour quel destin. Docteur Legros, enfant-miracle échappé au tétanos, à la typhoïde, aux entérites, en avait-il vu mourir à cette étape-ci, à cette étape-là, des enfants clées de paysannes,

de Julie, lui fils de Julie, docteur-miracle, par quel miracle de Julie? Il regardait naître les avortons et pleurait sur Julie. "Ma mère, quel chemin!" Et puis un jour, en pleine salle d'opération, au milieu d'une césarienne, une infirmière était venue le quérir, empressée, effrayée, obséquieuse. La femme d'un grand macoute avait été prise chez elle de soudaines douleurs d'enfantement et on avait envoyé deux voitures officielles et une jeep armée chercher le docteur Legros. "Aussitôt que j'aurai fini" dit le docteur Legros. Alors un macoute était entré dans la salle de travail sur ses brodquins malpropres, avec sa mitraillette malpropre et sa bave malpropre et ses poussières de grand chemin et le Dr. Legros dit: "C'est interdit; n'entrez pas, ne restez pas ici." Le macoute avait braqué son arme et le Docteur avait dit: "Je suis en pleine opération; si j'abandonne cette femme elle va mourir." "Mais non, docteur, dit le macoute, vous vous trompez, elle est morte." Et il avait tiré. A deux pas du docteur il avait tiré, tuant Le docteur avait la femme et l'enfant dans son ventre.

bondi en hurlant, on

l'avait

assommé, puis menotte

et

115

lit macoute où il avait délivré la femdans des bois de noyer ciré, au milieu de draps bordés de dentelles et d'effluves d'encens sortant d'un brûle-parfum à deux pas d'une salle d'eau aux dimensions de piscine toute briquetée rouge et noir. Les serviettes qu'on lui apportait étaient rouges bordées de noir. Etourdi, il faisait des gestes d'automate, pleurant intérieurement sur une morte, se répétant "Mère, mère," comme si Julie était morte en essayant de mettre au monde docteur Legros. La parturiente cependant se disait: "Ce docteur a des mains de soie."

entraîné jusqu'au

me

- Où

médecin traitant? demanda le docteur. On ne lui répondit pas. "Qui est le médecin traitant?" Aucun nom ne lui fut offert et il se tut. C'était une loi non écrite, une règle en tout cas dans le pays que "celui qu'on ne voyait pas on ne demandait pas pour lui." Le lendemain, il eut — peut-être — sa réponse, le gouvernement ayant pris un Décret soumettant les déest le

placements à l'étranger des professionnels, nommément des médecins, à des formalités presque prohibitives. Les commentaires des journaux étaient éloquents et pieux: huit cents médecins Haïtiens au Canada, autant sinon plus aux Etats-Unis, "qui soignera les Haïtiens?" Brain drain des nantis plus réflexe d'avidité des professionnels pauvres, les journaux accusaient tout le monde excepté les assassins au pouvoir. Le "médecin traitant" inavouable était peut-être parti, ce n'était pas si sûr. Décret et brocards de plumitifs n'étaient peut-être qu'une mise en scène, couverture de quelque massacre. Depuis qu'un assassin

connu

et

impuni

avait écrabouillé à

docteur de tous les docteurs, le directeur de la Santé, plus de vingt esculapes étaient passés tranquillement ou bruyamment par la casserolle macoute; les autres s'enfournaient dans des avions et parmi la mitraillette le

116

camarades de promotion du délirant, ceux qui ri de ses balourdises ou qui lui avaient ravi une bonne amie ou une orange, ceux qui lui avaient rectifié ses copies ou soufflé à l'oral ses réponses; premiers tous à ne pas s'étonner de le trouver cruel, s'étant souvenus de la sûreté froide de son scalpel d'étudiant sur le cadavre d'un ami présumé la veille être aimé comeux

les

avaient jadis

me un

frère.

La semaine suivant Julie la repasseuse était

sa césarienne tragique, le

devenu

fils

de

l'un des quinze Serge,

même temps

que son collègue, le fils d'Elise, inéquipe de médecins malfaisants qui n'avaient plus qu'une tâche essentielle: protéger contre les souhaits de mort de quatre millions de sujets l'enveloppe menacée du fou délirant. L'ironie - si c'est bien le mot qui convient plutôt dans

le

tégrait la petite

que

la sottise, la

bêtise

ou

la fatalité

-

était

que Legros,

compagnon de route

jusqu'à cette fourche de Caillasse avec qui il n'avait eu de commun que leur manière de naître, fût resté socialement éloigné d'Esther dont il partageait les soucis, distant même au sein des quinze

dont la règle était de ne se connaître que par quatre et de s'ignorer si le hasard les révélait indûment l'un à l'auRien n'était plus dangeureux que les parlotes, les tre. amitiés particulières, les "chui-chui-chui" et "confiolo", disait le pontifiant et il avait bien raison; rien de plus dangereux que les ''t'en souvient-il". Et d'ailleurs Le-

gros et Dubuisson n'avaient rien à partager qui leur fît honneur ou disposât à l'amitié. Des souvenirs peut-être

même

mais Esther ignorait que le docteur avait jadis traîné ses orteils de fils de Julie dans sa cour, jouant à se cacher puis à retrouver en pivotant vivement son ombre solitaire, et les garçons Dubuisson le regardant de loin disaient "c'type est fou!", ne sachant pas d'un

lieu,

117

qu'on joue avec les compagnons qu'on peut et que quand on ne peut pas on joue avec l'inséparable que seulement la nuit efface. Parfois il se risquait à renvoyer du bout des doigts aux fils de famille leurs balles égarées, et cela déjà c'était

un

lien

que n'acceptaient

qu'après en avoir établi les hiérarchies. est c'type? demandaient, hautains et distants, les jeunes voisins venus jouer là, assurés de ne pas connaître ce garçonnet en savates, autant dire pieds nus, les fils

- Qui

cette "tête-crotte" en vêtements propres mais rapiécés,

autant dire ce petit vagabond. - C'est le fils de Julie, disaient

- Ah! - Ca me

les

Dubuisson.

souvenir que j'ai oublié de dire à mama chemise sous l'aisselle. Le fils de Julie écoutait. Il se souvenait d'avoir entendu sa mère se plaindre de ce que ''cet enfant doive être malade et il faudrait le purger, sa sueur caille sous l'aisselle et brûle sa chemise tout jaune avec la bile."

man

fait

qu'elle a brûlé

Plus tard

il

dit à Julie: "Il dit

que ton

fer a brûlé

ses aisselles."

- Quoi? - Les aisselles de sa chemise. - Merde pour lui, dit Julie,

qui avait

le

langage

Et merde encore; tous

ces bonnes consciences. garçons Dubuisson sont mal élevés. Elle assurait sur sa tête ou sur ses flancs son ballot de linge à emporter au lavoir (qui était parfois la lointaine rivière quand les robinets sans préavis fichaient le camp), passait chez une autre pratique. Il y en avait dont le petit Joseph ne pouvait franchir le portail ("pas question!"), ce qui lui laissait un faible pour ces Dubuisfort des

son qui toléraient sa station dans leur cour, avait l'impression d'y avoir joué avec eux. 118

si

bien qu'il

Esther était une dernière née qu'il n'avait qu'entraperçue flottante sur des jambes mal sûres, qui ne pouvait se souvenir du masque léonin de Julie et n'aurait su deviner à qui renvoyait le faciès gravelé de Legros. Curieux que Joseph Legros n'eût jamais, comme tel autre, éprouvé le besoin de haïr, ce qui s'appelle haïr, les enfants de bourgeois. Bien sûr il aurait quelquefois, tout comme un autre, aimé leur flanquer une raclée, casser quelque nez, ouvrir une veine bleue pour en voir la couleur du sang. Mais aussi loin qu'il se souvînt (c'était, il le savait, facile à inventer les "aussi loin que", les fausses identifications avec le juste ou le christ, mais il était prêt à jurer que c'était vrai qu'aussi loin qu'il se souvînt) il avait toujours eu le sentiment de valoir ces gens-là, d'être en réserve en quelque sorte mais invincible, appe-

une file à leur hauteur. C'éune certitude de valoir autant qu'eux sans une malédiction contre une trop longue marche, mais parfois l'impatience de voir courir le temps.



à prendre l'avenir dans

tait

y a des gens comme ça; le fils de Julie disait autrement que tous les gens sont "nés" comme ça, mais que quelques-uns, la plupart, se laissent en cours de route corrompre par la haine. Il jugeait la haine non à partir d'une morale mais d'une nécessité; la haine, disait-il est incapable d'intelligence, de patience, de jugement, "Moi, le jour où je me suis elle embrouille tous les fils. trouvé en face de mon père, j'aurais pu de mes doigts dénouer tout le temps du dialogue les noeuds les plus compliqués des catguts les plus fins." Exagération de Legros, sans doute, mais toute sa vie n'avait-elle pas été Il

une préparation à cette rencontre d'égal à égal. Il s'était étonné de trouver le vieil homme embrouillé dans une étrange combinaison de sentiments où dominait la fierté, comptant pour beaucoup son intelligence héritée par 119

médecin

pour peu l'indomptable et teagréablement au fils des choses fort irritantes. Legros en l'écoutant, l'effaçait doucement de sa conscience comme un pensum accompli. Le docteur Legros croyait devoir ce qu'il appelait sa sérénité à sa mère, se fiant au marbre du visage, oubliant les imprécations parfois hautes, le "merde!" favori trahissant le bouillonement intérieur, oubliant le poids dans leur maisonnette branlante des talons de Julie tombant fortement, férocement, de sa structure ossue, massive, comme pour dépenser la colère. C'est ce qu'il appelait sérénité: qu'elle pût se taire, ayant chaque matin, au saut du lit, pris à la gorge l'ange rebelle et s'étant mis à serrer. Se souvenait-il de cette face du matin? La première coiffure Afro qu'il eût vue avant la mode Afro, le

nace

et visiblement

Julie, disant

c'était Julie

dépeignée, sa tignasse vaguement roussâtre filant dans toutes les directions. Séréni-

une broussaille té? Le fils s'y rein" de

la

était

même

trompé, devenant à son tour un "se-

espèce.

Elise la babillarde, sautant d'une émotion à l'autre, remplissant sa maison de l'éclat des rires ou de larmes superficielles, avait inspiré à Caillasse d'autres comportements: des ambitions plus acérées, l'esprit de résoudre les querelles plutôt que de se colleter, silencieux et tous muscles grippés: "Je ne te laisserai pas aller que tu ne m'aies béni." Caillasse était devenu médecin des officiels, des Libanais, des nababs affairistes. On ne l'aurait pas surpris à l'hôpital à moins que quelque millionnaire ne s'y fût égaré. Il roulait Mercedes, sa Caroline une Floride puis une Alpine bruyante, tandis

en vitesse

qu'Elise convertissait l'inutile Peugeot qu'il lui avait of-

un terrain cent sur cent à Delmas et s'y rendait en taxi tous les jours pour compter les pierres de fondation qui s'y entassaient déjà. ferte en

120

Mais l'argent finalement

et

les

brimborions

qu'il

acquiert, y compris Caroline sont d'une telle insuffisance à justifier la vie que le docteur Caillasse s'était mis à

dur pour devenir le meilleur neurologue du "un nom de référence" ambitionnait-il. Il se teau courant, bûchant textes et diagrammes des re-

travailler

pays, nait

vues spécialisées, premier peut-être des Antilles à entreprendre l'hibernation par le froid puis par la drogue, filant tous les deux ans vers un refresher course au Harlem Hospital où son vieux maître disait, en lui faisant livrer une blouse: "C'est la tienne, la même, personne ne l'a portée" son désir d'amitié faisant le mensonge presque vrai. Caillasse était devenu un des fleurons du régime. Nonobstant leurs macoutes aux faims grossières, aux coeurs calleux, ou peut-être à cause d'eux, les pires régimes ont besoin d'honneur. Caillasse et quelques autres: un champion de tir, une équipe de football, une galerie de peinture, deux faux écrivains placés sous l'enseigne d'une négritude de filous, quelques orchestres de Or jazz constituaient l'honneur international du fou. lâchait pas les brides en se contentant de saluts il ne lointains; il avait l'argent prompt, puis, ayant acheté, l'honneur exigeant. De plus, pouvant acheter, son honneur était soupçonneux de tout ce qui ne se vendait pas. Or il arriva que Caillasse et Legros se retrouvèrent devant le pré-cadavre de Michel Saint-Jean. Legros, appelé d'urgence en cette caserne, se demandait devant le corps enflé, pétant de jus sous sa peau meurtrie comme une mangue pétrie, quel ennemi avait tendu à lui méde"Quel ennecin des femmes le piège de l'amener ici.

mi?" Et puis

Caillasse était entré.

Michel était méconnaissable. Quand le Volontaire de garde leur eût dit son nom, Legros resta impassible, 121

s'était subtilement raidi. Le corps avait longuement et patiemment frappé avec une matraque de sable ou un marteau de caoutchouc et n'était plus qu'une seule boursouflure. Du talon au front, un

mais Caillasse été

travail

minutieux,

nulle part

un

répétitif, d'expert.

Il

n'y avait plus

seul petit vaisseau qui n'eût éclaté sous la

peau; partout des globes, des eccymoses roulaient leurs eaux. Plus d'arc entre les fesses et les reins, plus de finesse athlétique aux hanches; tout avait été mouliné, trituré, explosé sous le cuir et l'homme lové sous cette enveloppe grognait par inconscientes saccades. Il n'était pas sûr qu'il eût aucune conscience d'être un homme avec une identité et un savoir, de pouvoir imaginer sa forme autrement qu'une saucisse ballonnée. Et on voulait, dit le macoute présent dans la pièce, qu'il récupérât vite, qu'il reprit ses sens sans délai, sans délai une apparence humaine et une conscience. "Peut-être à cause de l'ambassadeur du Pérou", pensait Legros. Mais la diplomatie s'étant arrêtée à la porte du tribunal, c'était plus sûrement qu'on désirait rendre à Michel la faculté de souffrir pour reprendre l'interrogaDans la maison foudroyée on avait compté huit toire. morts. Michel devenant neuvième, il restait, aux dires du traître, sept conspirateurs flottant dans la nature; il fallait que quelqu'un les donnât et le fou avait décidé

que ce serait Michel. On maintenant c'était fini: il rait

parler.

avait bien joué avec lui, allait

être retapé et

L'ordre avait été donné: Qu'on

sur pied au plus vite, et qu'il parle.

On

on

mais le fe-

remette pris bien avait

soin de ne toucher à aucune de ses artères,

le

même

à au-

cune veine; ses nerfs devaient être en lambeaux? PossiAppelez le spécialiste des nerfs. Mais qui donc ble. avait fait venir là le docteur Legros, médecin des femmes. Quel ennemi, et pour quel piège? 122

Legros et Caillasse dans un tête-à-tête au-dessus d'un pré-cadavre. Ce n'était pas nouveau depuis la Faculté; c'était devenu plus rare depuis qu'ils ne traitaient plus

la

même

clientèle.

Non que

Caillasse eût refusé à

Legros d'accourir vers le plus humble de ses malades, mais Legros n'avait pas demandé, et c'était sans doute une indication suffisante. N'empêche: ce corps étendu entre eux restait dans la norme sinon dans la pratique courante de leur métier. Devant ce corps en gelée sous la peau, il n'y avait accueil ni sourire. Legros, le premier arnvé, après ni eu d'hésitation, avait continué à sortir de sa seconde une fioles et des ampoules, les assortissant. Puis trousse des nouveau dans sa trousse la plus grande paril en rangea à tie, laissant à découvert trois ou quatre d'entre elles. Caillasse, s'étant approché, souleva les ampoules, en lut les étiquettes, les

étaient tous

deux

replaça sur

la

table sans

mot

dire.

Ils

étrangement silencieux, et ce n'était

pas seulement qu'ils ne disaient rien; leurs mouvements aussi semblaient feutrés bien qu'ils fussent en tenue de rue.

s'adressa au volontaire, qui était resté avec sa mitraillette, son chapeau tordu et ses "Il faudra bien que tu sortes, dit-il, et que tu crasses. nous laisses faire notre travail." — J'ai l'ordre de ne pas le perdre de vue. — Où veux-tu qu'il aille? Il va mourir. Caillasse

planté



— Le boss le veut vivant. — Nous ne pouvons pas

faire de miracle; autant boss le sache; on lui a trop tapé dessus. Dites à votre chef qu'il dise au boss. — Pas besoin de chef, je vois le boss.

que

le

— Bon! Tu

vois

le

boss, tu lui dis

que Dr.

Caillasse

a dit.

123

— —

C'est grave!

Oui, de

lui

avoir tant tapé dessus.

Vas-y, et

n'oublie pas de lui dire: Dr. Caillasse.

Le volontaire

partit et Caillasse se retourna:

"Vas-

y, dit-il; vite."

Legros n'hésitait pas; après tout,

le

choix des am-

ne pouvait se permettre le luxe d'hésiter, mais il parut tâtonner: "Allons!" dit Caillasse. Pendant qu'il cassait des cols, remplissait une seringue, Legros, que cela semblait préoccuper, demanda: "Pourquoi moi?" Caillasse ne pouvant répondre à cela, Legros enchaîna: "Et d'où sors-tu, toi?" — Quelqu'un a dû penser tout de même qu'il ne s'agissait pas d'accoucher le moribond. poules était

le

sien et

il

— Donc... — Donc moi, heureusement pour

Imagine-toi toi. bouillon que tu prépares. Drôle de bouillon: opium liquide, atropine et démérol à des doses telles qu'un éléphant en eût été aussi-

un autre tombant sur

tôt

le

assomé sans espoir de réveil. — Pendant que tu y es, dit

Caillasse, ajoute

n'y aura pas d'autopsie, et quant à vois toi-même... poison.

Il

la

un

vrai

couleur,

Legros n'avait pas besoin de lever les yeux pour le corps était marbré. Il obéit comme un automate, ajoutant à son mélange une fiole de curarisant. A bout d'imagination il tendait vers une seule issue. Achever Michel dans cette conjoncture était humain; achever un Serge était son devoir de militant, mais il ne se demandait même pas ce que vou-

voir les plaques multicolores dont

lait

Caillasse.

En logique

celui-ci devrait plutôt faire

prendre quinze Serge, y compris Legros, pour garder CaQu'allait faire Caillasse après? Le livrer? Il ne roline. se posait pas de questions. "Quelle mixture, se disait-il 124

seulement. sera

Cela devrait faire explosion aussitôt, explo-

pour sûr." Il

ne voyait pas plus

loin,

ne prévoyait pas

vrai-

ment de se suicider ensuite, bien que l'idée lui en fût vaguement venue. "Amené ici pourquoi? Et Caillasse aussitôt après,

pourquoi?"

sa propre arrestation.

erreurs

du

destin.

Il

L'addition semblait promettre

ne croyait pas à

Ayant étudié sous

la fatalité,

les

aux

réverbères et

couché mille fois avec les livres et sa faim, il savait trop que le destin de chacun est modelé selon sa vérité profonde. Sa vérité, c'était Michel et lui membres des SerQue faisait-il ici, et qu'était venu y faire Caillasse? ge. Il avait fini de remplir sa seringue, énorme, la plus grosse de sa trousse. "Ca va être coton pour trouver une veine, dit-il".

— Une artère, dit Caillasse, cela devrait se trouver même dans cette bouillie. La fémorale... d'un coup ton bouillon dans le système. Puis il ajouta: "Donne!" tendant

la main. Legros, prendre la seringue. "Tiens-moi cette jambe, dit Caillasse; tourne-la... ferme! Il piqua; l'artère résista; il poussa et l'artère céda, avec un bruit qu'il perçut, que Legros devina, comme celui d'une toile à voile qui se déchire. Alors il leva la tête et regarda Legros: "Elise, dit-il, adorait les SaintJean; ne me demande pas pourquoi, c'est le mystère du

sans

mot

dire, se laissa

passé." Il

baissa la tête, tira sur

le

poussoir, faisant

monter

sang qui s'engouffra dans le cylindre; il y en avait trop, alors aussitôt il poussa fermement, violemment. Quand il releva la tête il ne riait pas comme à son ordinaire; il était en sueur et pâle. "Pourquoi ne parstu pas? dit-il en colère. Va en Amérique, en Afrique, le

125

Tu Tas vu? C'est toi demain. Pourquoi amené ici? Et pourquoi moi après toi? Fous le camp. Tu déranges trop de gens et quelqu'un va te

n'importe où. t'a-t-on

tuer." Il

la

ouvrit la porte et appela, tenant encore à

"Je

seringue.

lui ai fait

une piqûre,

dit-il;

il

la

main

est mort.

Envoyez-moi l'infirmier de garde." Le volontaire parti, il rafla sur la table les ampoules vides qu'il enfouit dans sa poche et couvrit de son mouchoir. L'infirmier entra. "Prenez note, dit-il. Le patient a succombé pendant l'injection de trois centimètres cubes de démérol donnés pour alléger ses douleurs en préparation d'une longue aspersion à l'eau de aromatisée. Préparez cela, je signerai."

L'infirmier tendait la

tiè-

main vers la seringue. "Laismoi-même, préparez votre

sez, dit le docteur, je laverai

papier de suite." — Bien docteur;



Je

il

y a un évier

là.

sais.

*** L'un

était

fin

comme un

fleuret, l'autre

balourd

comme une

armoire antique. Le fin bouscula le lourd; "Votre seringue, il avait repris possession de lui-même. docteur"; il l'avait lavée. L'autre tendit la main pour la saisir; il divaguait encore sur les traces de quel cau"Joseph!" dit Caillasse et Legros sursauta. chemar. Personne ne l'avait appelé Joseph depuis longtemps. Pas même Julie, pas même Edna; tous l'appelaient Doc. "Si j'étais toi, dit Caillasse, je ne m'arrêterais pas avant l'aéroport."

Ainsi un avion entra-t-il dans les préoccupations de

Doc 126

Legros.

Quand

il

en parla à ses femmes, Julie se

si-

mon Dieu!" et Edna sortit d'un tiroir des prospectus d'hôpitaux américains anxieux d'enrôler des infirmières noires. Elle n'en avait jamais parlé et le gna, disant "Merci

docteur Legros se trouva tout bête. Les Serge, ce qui en restait, dirent d'abord "non", que c'était déserter, fuir. C'était le "non" de panique d'une équipe décimée. — Ma découverte devant le corps de Michel ne peut avoir qu'un sens, dit Legros; c'est l'avertissement d'un ami inconnu qui me croit repéré ou sur le point de l'être. Je ne peux continuer à vivre comme si "çà" n'avait pas eu

Je ne peux surtout pas continuer à conspirer

lieu.

on n'était pas sur mes traces. A plus ou moins brève échéance je vous donnerais tous. Quant à m'en-

comme

si

fouir dans quelque chambre, à quoi cela servirait-il?

Le groupe se reprocha alors d'avoir réagi en croupion affolé. "Bien! dirent-ils, où que tu sois, tu nous aideras et de là. De toutes façons, nous, pour un temps on ralentit." Ils vivaient tous à découvert, apparemment innocents. La perspective de couver à nouveau des clandestins insortables répugnait désormais.

"Toute clandes-

tinité doit être provisoire, en quelque sorte minutée, et

déboucher à temps sur l'action, sinon elle devient un piège et on ne s'en évade plus." Finalement, Legros prit une décision et fit des plans où ne figurait pas son départ. Il embarquerait "ses femmes", et quant à lui, jouerait le jeu jusqu'au bout, obtenait l'autorisation de partir, achetant son ticket,

et

puis "pfuitt... je disparaîtrai."



Mais pour où qu'une chambrette ne

et

comment?

servirait

qu'à

Toi-même

as dit

te faire cueillir

un

jour.

— Ce offre

ne sera pas une chambrette. Notre situation une inconnue dont il faut trouver la valeur, sinon 127

rien n'est fait et nos guérillas urbaines, livrées à elles-mêEst-il possible à un homme des de vivre clandestinement dans le monde rural, tel qu'il est, sans solidarité de cause avec la ville, méfiant, et de plus, quadrillé sans effort, l'étranger y étant vite repéré? Si je passe un mois dans un village, j'en passerai six, et dans six mois une cellule aura été créée en attente de solidarité et d'armes. — Aucune campagne ne donnera six heures à un conspirateur des villes. — Je suis fils de Julie, dit-il, souriant, comme s'il parlait à Caillasse et devait être compris, mais ceux à qui il parlait n'étaient pas Caillasse, et savaient-ils qui était

mes sont condamnées.

villes

Julie.

— De

plus je suis médecin d'hôpitaux et

quelques vies

ici et là.

Je sais

où je

j'ai

sauvé

vais.

— Tu sais, ou tu crois savoir? — C'est la même chose, s'il y

a un sens à avoir, dans sauvé des vies. — Quel sens cela a-t-il dans ce merdier? Legros réagit avec vivacité. Il avait, dans son merdier d'hôpital, après y être né, palpé trop de ventres, trop vu d'yeux anxieux scruter sa face, trop vu sur des faces exangues le fameux sourire rayonnant de la mère au premier cri de l'enfant, pour ne pas croire en tel village,

l'homme.



Il

y a des hommes,

dit-il

âprement, puis, plus

doucement: "des hommes dans ce merdier." Enrôlé il n'y avait pas si longtemps, Legros n'avait pas l'habitude des jeunes du groupe et y était peu connu. Il ne leur avait jamais tant parlé et ils n'auraient pas pu imaginer sous son écorce massive cette qualité de l'a-

mour, cette dévotion

à

une certaine idée de l'homme.

Les quatre jeunes gens à qui 128

il

parlait crurent avoir en-

tendu Serge, et, souriant tristement, dirent: "Bon, Doc, vous avez gagné!" Ainsi Legros ne partit-il pas pour l'exil. Il embarqua "ses femmes", ayant apparemment fixé son départ à Puis, après avoir vu l'avion s'envola semaine suivante. ler, sans rentrer chez lui, sa maison ayant été louée et son compte de banque transformé en Travelers' chèques aux mains des partantes, il disparut. Six mois plus tard, après que le régime eut traîné jusqu'à Cazale ses canons, ses mitrailleuses, ses bazookas, contre une cellule rurale, on découvrit sous les débris d'un case où s'étaient battus les derniers résistants les restes calcinés d'un géant. Les doigts réduits à l'os de ses

"mains de soie" étaient désespérément

crispés sur

la

crosse d'une mitraillette tordue.

FIN

\i*

TABLE Maria

Aldo

27

Victor

47

Serge

71

Michel

93

Docteur Legros

107

131

EDITIONS L'HARMATTAN Afrique

et

océan Indien

Roland Pichon, Le drame rhodésien, Résurgence de Zimbabwe. Sylvain Urfer, Socialisme et Église en Tanzanie. Robert Archer, Madagascar depuis 1972, La Marche d'une révolution.

Ph. Leveau et J.-L. Paillet, L'alimentation en eau de Caesarea de Maurétanie. Daniel Boukman, Et jusqu'à la dernière pulsation de nos veines.

Marcel Roger, Timor Oriental : hier la coloniation portugaise, aujourd'hui la résistance à l'agression indonésienne. Patrick Mérand, La vie quotidienne en Afrique noire à partir de la littérature africaine d'expression française. Samora Machel, Le processus de la révolution démocratique populaire au Mozambique. Collectif, Palestine et Liban, promesses et mensonges de l'Occident.

Cléophas Kamitatu-Massamba, Zaïre

:

le

pouvoir à

la

portée du

peuple.

Zimbabwe. Le troisième congrès du Frelimo

Collectif, Dossier

(3-7 février 1977) (3

brochu-

res).

Dominique M'Fouilou, La soumission (roman congolais). M.L. Lambert, La Guinée-Bissau sur la lancée d'Amilcar Cabrai : La reconstruction nationale. Hervé Derriennic, Famines et dominations en Afrique noire : paysans et éleveurs du Sahel sous le joug. Julius Nyéréré, La déclaration d'Arusha dix ans après. Oumar Ba, Le Foûta Tôro au carrefour des cultures (Peuls du J.-Cl. Andréini et

Sénégal

et

de

la

Mauritanie).

133

Gérard Meyer, Devinettes bambara. J.M. Ducroz et M. -Cl. Charles, Lexique songay -français. H. Schissel et B. Cohen, L'Afrique australe de Kissinger à Carter. (Le rapport Kissinger sur l'Afrique australe et ses prolongements français.) Collectif, La France et l'apartheid en Afrique du Sud. Yves Emmanuel Dogbé, Fables africaines. J. Audouin et R. Deniel, L'Islam en Haute-Volta à l'époque

coloniale.

D. Van der Weid et G. Poitevin, Inde : les parias de l'espoir. Collectif, Sahara occidental, un peuple et ses droits. Cl. Collot et J.-R. Henry, Le mouvement national algérien 1912-1954). (Textes Benoît Verhaegen, L'enseignement universitaire au Zaïre. Collectif, Zaïre, le dossier de la recolonisation. Buana Kabue, Lettre ouverte au Président Mobutu et aux autres (comment éviter une troisième guerre du Shaba ?). Collectif, Théologies du tiers-monde. Collectif, Chrétiens d'Afrique du Sud face à l'apartheid. Nabil Farès, Chants d'histoire et de vie pour un peuple sah:

rawi.

Dominique Desjeux, La question paysanne à Madagascar.

Omar

Yagla, L'édification de la nation togolaise. et Sewanou Dabla, Guide de littérature africaine. Roger Dorsinville, Renaître à Dardé. Abdoulaye Mamani, Sarraounia. P.

Mérand

Antilles, Réunion... Collectif,

La

traite silencieuse, les

Alain Lorraine, Tienbo lampe.

le rein et

émigrés des

D.O.M.

beaux visages cafrines sous

la

Bébel-Gisler et Laènnec Hurbon, Cultures et pouvoir dans Caraïbe. Michel Robert, La Réunion, combats pour l'autonomie. Collectif, Djibouti, Antilles, Guyane, Mayotte, Tahiti... Encore

Dany la

la

Dany

France coloniale.

Bébel-Gisler, Le créole, force jugulée. Gauvin, Défense de la langue réunionnaise : du créole opprimé au créole libéré. Anne Cheynet, Les Muselés (roman réunionnais). Joseph Polius, Martinique debout (poésie antillaise). Claude Souffrant, Une négritude socialiste, religion et développement chez Roumain, Alexis et Hughes.

Axel

134

Germain Saint-Ruf, L'épopée Delgres,

la Guadeloupe sous la Révolution française (1789-1802). Roselène Dousset-Leenhardt, Colonialisme et contradictions en Nouvelle-Calédonie, Les causes de l'insurrection de 1878. L.-Ch. William, Le Foliloque en ou dièze mineur (récit antillais).

Quel avenir pour les que, Réunion, Guyane).

Collectif,

H. A. Dani

Seitu,

D.O.M.

?

(Guadeloupe, Martini-

Agodôme-dachine (roman martiniquais).

Kèk prinsip pou ékri kréyôl. Françoise Ega, Lettres à une noire. Max Jeanne, Western, ciné-poème quadeloupéen. Rosan-Girard, Pour un sursaut quadeloupéen dans l'unité. Edouard de Lépine, La crise de février 1935 à la Martinique. Bébèl-Jislé,

Quatre-vents

Charles Foubert, Portugal 1974-1975, les années de l'espoir. M. Rochard, A. -P. Lentin, G. Arroyo, Les dominations sociopolitiques dans le monde. Colette Humbert, Conscientisation. Michel Séguier, Critique institutionnelle et créativité collective.

Des femmes immigrées parlent. Pierre Erny, L'enseignement dans les pays pauvres, propositions.

Collectif,

modèles

et

Michel Clévenot, L'almanach des hommes sans nom. René Bureau, Péril blanc, propos d'un ethnologue sur l'Occident.

Marxisme vivant, pratiques et réflexions de militants. Bertrand Hervieu et Nicole Eizner, Anciens paysans, nouveaux ouvriers dans l'ouest de la France. Collectif, Femmes et politique autour de la Méditerranée. Collectif,

Poésie/Prose africaine

Antoine Abel, Une tortue se rappelle. Antoine Abel, Coco sec. Antoine Abel, Contes et poèmes des Seychelles. Fernando d'Almeida, Au seuil de l'exil. Joseph Anouna, Les matins blafards. J.B. Bilombo-Samba, Témoignages.

Massa Makan Diabaté,

L'aigle et l'épervier,

La

geste de Sun-

jata.

135

Ce ACHEVE D'IMPRIMER PAR L'IMPRIMERIE CH. CORLET 14110

CONDÉ-SUR-NOIREAU

N° d'Imprimeur Dépôt

légal

:

:

5854 1980

3 e trimestre

BOSTON PUBLIC LIBRARY

3 9999 02041 953 5

WITHDRAWN No

longer tho property of the

Boston Public

Library.

Sale of this material beneflted the Library.

Boston Public Library

COPLEY S GENERAL L

The Date Due Card in" dicates the date on or before which this book should be returned to the Library. Please do not remove cards from this

pocket.

C'est une nationalité noire, fière et glorieuse

arrachée à l'Histoire avant le temps. Pour la punir, on a entrepris de l'effacer de la carte civique du monde. Contre cette entreprise de ravir à l'Histoire ses conquêtes, quelques-uns ont protesté les armes à la main, afin que, s'il se peut, il y ait toujours une Haïti. C'est ici, en partie, l'histoire de leur révolte, de leur écrasement par des Haïtiens dévoyés à l'ombre

de

la «

démocratie »

étoilée.

Roger Dorsin ville est né à Haïti en 1911. Il réside au Sénégal depuis une dizaine d'années après avoir séjourné au Libéria. Écrivain et ethnologue, Roger Dorsin ville a publié une douzaine d'ouvrages depuis 1946.

hditions l'Harmattan