Michel Foucault 9782081266704, 2081266709

À sa parution en 1989, cinq ans après la mort de Foucault, cette biographie fut internationalement saluée comme un événe

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Michel Foucault
 9782081266704, 2081266709

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DIDIER ERIBON

Michel ^■Foucault Champs biographie

Didier ERIBON

MICHEL FOUCAULT

Champs biographie

Didier Eribon

Michel Foucault ■

II

CENTRE ■ ■ NATIONAL ■ DU LIVRE

www.centrenationaldulivre.fr

Champs biographie Édition revue et enrichie, 2011. © Édition originale, Flammarion, 1989.

ISBN Epub : 9782081266704 ISBN PDF Web : 9782081266711 Le livre a été imprimé sous les références : ISBN : 9782081218000 Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)

Présentation de l’éditeur

À sa parution en 1989, cinq ans après la mort de Foucault, cette biographie fut internationalement saluée comme un événement. Explorant les archives inédites, Didier Eribon y restituait magistralement les mille visages, connus et inconnus, d’un philosophe dont toute l’oeuvre peut se lire comme une insurrection contre la violence des normes et de la normalité. Captant la singularité d’un homme énigmatique et d’une pensée passionnément critique, il la réinscrivait dans ses différentes époques et dans ses multiples dimensions - philosophique, politique, sexuelle... - pour proposer une vaste fresque de la vie intellectuelle française de la deuxième moitié du xxe siècle. Cette nouvelle édition, entièrement remaniée, est largement augmentée de nombreux éléments concernant les relations positives ou négatives - de Foucault avec Georges Dumézil, Louis Althusser, Jacques Derrida, Pierre Bourdieu, ou encore Simone de Beauvoir... Elle revient également sur les rapports de Foucault à la sexualité ou aux drogues. Qu’est-ce qu’une existence philosophique ? Comment un geste théorique s’ancre-t-il dans l’expérience vécue ? Telles sont les questions que cet ouvrage entend à nouveau poser, afin de rendre au geste foucaldien et à son héritage leur radicalité.

Didier Eribon est professeur à la Faculté de philosophie, sciences humaines et sociales de l’université d’Amiens. Il est l’auteur de nombreux ouvrages considérés comme des

classiques, parmi lesquels Réflexions sur la question gay (Fayard, 1999), Une morale du minoritaire (Fayard, 2001), et Retour à Reims (Fayard, 2009, Champs-Flammarion, 2010).

Michel Foucault

Pour Olivier Séguret

PRÉFACE À LA TROISIÈME ÉDITION (2011)

La première édition de ce livre a paru en 1989. Elle fut suivie, un an et demi plus tard, d'une réédition dans la collection de poche « Champs-Flammarion », avec quelques modifications mineures et l'ajout, sous forme d'annexes, de plusieurs documents inédits. L'ouvrage fut bientôt traduit dans de nombreuses langues. Et, depuis lors, il a vécu et continue de vivre sa vie à l'échelle internationale. Quand on m'informa, il y a quelque temps déjà, que, après de multiples réimpressions, il se trouvait encore une fois sur le point d'être épuisé et qu'on allait procéder à un nouveau tirage, je fus pris d'un désir, doublé d'une hésitation : devaisje profiter de l'occasion pour mettre à jour ce texte écrit entre le milieu et la fin des années quatre-vingt ? Une première raison me le dictait : dans mon travail ultérieur, j'avais été amené à compléter, préciser, reformuler ce que j'avais établi dans cette biographie, en tenant compte de témoignages publiés après celle-ci et qui permettent de mieux connaître ou contribuent à éclairer certaines périodes dont je m'étais efforcé de rendre compte - je pense par exemple à l'autobiographie ou aux correspondances de Louis Althusser. C'est le cas dans mon Michel Foucault et ses contemporains, en 1994 ou dans la troisième partie de mes Réflexions sur la question gay, consacrée aux « Hétérotopies de Michel Foucault », en 1999. Ne pouvais-je au moins réintégrer

quelques-uns de ces apports dans une version remaniée de mon livre ancien ? Oh, certes ! je n'envisageais pas de le refaire intégralement : je ne suis plus le même qu'autrefois, et l'activité biographique est désormais derrière moi. D'autant qu'il aurait fallu y passer plusieurs années, et que d'autres tâches m'appelaient (j'étais engagé dans la rédaction de ce qui allait devenir Retour à Reims et dans ce qui découlera, un jour prochain, de cet « essai d'auto-analyse »). Non : simplement garder l'armature, la cohérence interne du récit, et le nourrir d'éléments nouveaux. Une autre raison, également évidente, se présentait à moi : Foucault, lui aussi, a beaucoup changé en vingt ans ! En tout cas, son œuvre s'est épaissie ; elle a proliféré : les volumes des Dits et écrits ont rassemblé des textes auparavant dispersés et parfois inconnus ; les publications posthumes se succèdent à un rythme soutenu, avec notamment la série des Cours au Collège de France... Fallait-il que je me lance dans la mise au point d'une version « revue et augmentée » ? J'hésitai. Tergiversai. Puis me décidai. En me demandant : cela va-t-il me conduire à modifier le regard que j'avais porté sur Foucault ? Allais-je devoir présenter un autre Foucault, dont la silhouette et le visage se seraient dégagés de ce chantier qui devait m'entraîner un peu plus loin et s'avérer un peu plus long et un peu plus complexe que je n'avais prévu ? Je suis frappé au contraire par le fait que le portrait que j'avais proposé, à la fois de l'homme et de l'œuvre, sort non seulement confirmé mais renforcé par la documentation aujourd'hui disponible. Sans doute parce que la fréquentation - brève, mais assez étroite - de Foucault lui-même m'avait permis d'acquérir une perception, une intuition de ce qui avait sous-tendu sa démarche intellectuelle, des pulsions et des passions qui avaient présidé à son projet d'écriture, et que mon livre avait, je crois, réussi à restituer.

Foucault n'a cessé d'ancrer ses élaborations théoriques dans son expérience personnelle (allant jusqu'à déclarer que chacun de ses livres pouvait se lire comme un « fragment d'autobiographie »). Dans une conférence de 1978, où il traite du développement de 1'« art de gouverner », il explique qu'on a assisté, aux xve et xvie siècles, en Occident, à la généralisation de la question : « Qu'est-ce que gouverner ? » Or, ajoute-t-il, cette question ne peut être dissociée d'une autre interrogation qui lui fait face : « Comment ne pas être gouverné ? » Ce qu'il convient de ne pas entendre au sens de : ne pas être gouverné du tout. Mais : ne pas être gouverné comme cela, pas au nom de ces principes-là, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés... C'est, dit Foucault, ce qu'on peut désigner sous le nom d'« attitude critique ». Et il commente : « Si la gouvernementalisation, c'est bien ce mouvement par lequel il s'agissait, dans la réalité même d'une pratique sociale, d'assujettir les individus par des mécanismes de pouvoir qui se réclament de la vérité, je dirai que la critique, c'est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d'interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité ; la critique, cela sera l'art de l'inservitude volontaire, de l'indocilité réfléchie. La critique aurait essentiellement pour fonction le désassujettissement dans le jeu de ce qu'on pourrait appeler, d'un mot, la politique de la vérité \ » Cette idée d'une inservitude volontaire, d'une indocilité réfléchie, c'est-à-dire d'une indocilité qui se prend elle-même pour objet d'analyse, nous permet de mieux comprendre ce que Foucault voulait dire quand il soulignait l'intensité du rapport entre ses expériences personnelles et son travail

théorique. Car il ne fait aucun doute que c'est son propre projet, son propre engagement qu'il décrit quand il parle de la « pensée comme activité critique », et plus encore quand il caractérise la critique non comme une théorie ou une doctrine, mais comme un « éthos ». L'insoumission au monde tel qu'il est, la rétivité face aux pouvoirs et aux normes qui enserrent la liberté et les possibilités de la subjectivité constituent le point de départ - et la nécessité existentielle de l'analyse historique et politique. La notion d'« indocilité réfléchie » n'est donc, pour Foucault, qu'une autre manière d'affirmer que chacun de ses livres est un fragment d'autobiographie. Et l'on comprend pourquoi il peut définir le rôle du philosophe comme celui qui fait le « diagnostic du présent » et entreprend, pour changer ce présent, l'investigation historico-critique, qui permet de montrer que ce que nous sommes est un produit de l'histoire et peut être transformé par l'histoire. Aussi, lorsqu'il évoque le long détour par l'érudition et la plongée dans les archives que requiert cette « ontologie de nous-mêmes », on ressent immédiatement que la magnifique formule qu'il emploie le contient lui-même tout entier : « Un labeur patient qui donne forme à l'impatience de la liberté2 ». Paris, le 22 novembre 2010.

PREMIERE PARTIE LA PSYCHOLOGIE AUX ENFERS

1 « La ville où je suis né »

Quelques lignes, au dos d'une carte postale : « Telle est la ville où je suis né : des saints décapités, le livre dans la main, veillent que la justice soit juste, que les châteaux soient forts et que les enfants ne trouvent pas le secret des jardins tranquilles. Voilà l'hérédité de ma sagesse1. » C'est ainsi que Michel Foucault aimait à parler de Poitiers, où il avait passé les premières années de sa vie et son adolescence. Une ville de province repliée sur ses églises romanes et son palais de justice du xve siècle, dont les statues ont en effet perdu la tête. Une ville qu'on pourrait croire sortie d'un roman de Balzac. Belle. Étouffante sans doute, mais belle. L'ancienne cité est perchée sur un promontoire et semble défier le temps qui passe et les bouleversements qu'il apporte. Conjurer le temps qui passe : c'est peut-être à cette fin que la famille Foucault donne aux garçons le même prénom de père en fils : Paul Foucault le grand-père, Paul Foucault le père, Paul Foucault le fils... Mais Mme Foucault n'a pas voulu abdiquer totalement devant les traditions imposées par la famille de son mari. Son fils doit s'appeler Paul. Soit ! Mais elle y ajoute un trait d'union et un deuxième prénom : Michel. Pour les papiers officiels comme pour les registres scolaires, il s'appelle Paul. C'est tout. Pour l'intéressé lui-même, ce sera bientôt le contraire : Michel, simplement. Pour Mme Foucault, il sera toujours Paul-Michel, et c'est sous ce

prénom qu'elle évoquait encore le souvenir de son fils, peu avant de s'éteindre. Toute la famille parle encore aujourd'hui de « Paul-Michel ». Pourquoi a-t-il changé de prénom ? « Parce que ses initiales faisaient P.-M. F., comme Pierre Mendès France », disait Mme Foucault. C'est l'explication que son fils lui avait donnée. À ses amis, il avait présenté les choses d'une tout autre manière : il ne voulait plus porter le prénom de son père, qu'adolescent il haïssait. Paul Foucault. C'est le nom du père. Il est chirurgien à Poitiers et professeur d'anatomie à l'École de médecine. Il est fils d'un chirurgien de Fontainebleau. Il a épousé Anne Malapert. Fille d'un chirurgien de Poitiers, professeur à l'École de médecine. Ils vont habiter la grande maison blanche, sans cachet particulier, mais proche du centre-ville, que le Dr Malapert a fait construire en 1903. Elle donne à la fois sur la rue Arthur-Ranc et sur le boulevard de Verdun qui dévale de la ville haute vers la vallée du Clain. Le Dr Paul Foucault et sa femme auront trois enfants : Francine l'aînée, puis Paul, quinze mois plus tard. Le 15 octobre 1926, très exactement. Un second fils naîtra quelques années après : Denys. Trois enfants qui vont vivre la vie des enfants de la bonne bourgeoisie de province. La famille est aisée. Mme Foucault possède une maison à vingt kilomètres de la ville, à Vendeuvre-du-Poitou. Une superbe bâtisse, entourée d'un parc. Elle possède aussi des terres, des fermes et des champs. Le Dr Foucault est un chirurgien très réputé, qui opère toute la journée, dans les deux cliniques de Poitiers. C'est un notable de la région. Bref : on ne manque pas d'argent chez les Foucault. Une nurse s'occupe des enfants, une cuisinière s'occupe de la maison, il y aura même un chauffeur... L'éducation sera plutôt rigoureuse, encore que Mme Foucault ait fait sienne la maxime de son père, le Dr Malapert : « L'important est de se gouverner soi-même. »

Elle évitera de diriger ou d'orienter les lectures de ses enfants. Quant à la religion, il ne semble pas qu'elle ait hanté la famille. Certes, tout le monde va à la messe le dimanche, à l'église Saint-Porchaire, au cœur de la ville. Mais Mme Foucault néglige plus d'une fois de s'y rendre et c'est sa mère, la grand-mère de Francine, Paul-Michel et Denys, qui les y mène. Paul-Michel servira la messe comme enfant de chœur pendant quelque temps. Tradition oblige. Plus tard, bien plus tard, Michel Foucault dira même dans une interview que sa famille était plutôt anticléricale. Sans doute les deux aspects coexistaient-ils : respect des convenances et éloignement de la croyance. Si Paul-Michel commence sa scolarité à l'ombre des Jésuites, c'est donc le seul fait du hasard. Ou de l'histoire, ce qui est souvent la même chose. Car le lycée Henri-IV, qui comprend des classes maternelles et primaires et accueille par conséquent de très jeunes enfants, est installé rue LouisRenard dans un antique bâtiment qui avait appartenu à la Compagnie de Jésus. Lycée public, mais adossé à une chapelle, qui tient plutôt de l'abbaye, par sa taille et son allure imposante. Le fils du Dr Foucault a moins de quatre ans quand il entre pour la première fois dans la cour carrée de l'établissement. Au-dessus du portail intérieur, des siècles d'histoire contemplent les enfants qui passent : un portrait d'Henri IV, « fondateur », un autre de Louis XIV, « bienfaiteur » sont gravés dans la pierre. Des rois en effigie qui doivent tout de même impressionner les plus jeunes des élèves. Paul-Michel, d'ailleurs, n'a pas encore l'âge légal pour être admis dans l'établissement. Mais il ne veut pas qu'on le sépare de sa sœur. Mme Foucault en a parlé à l'institutrice qui lui a fort gentiment répondu : « Vous pouvez nous l'amener, nous le mettrons au fond de la classe avec des crayons de couleur. » Et le 27 mai 1930, il se retrouve en effet au fond de la classe, avec des crayons de couleur. « Mais il en a profité

pour apprendre à lire », commentait Mme Foucault. Il fera deux années de « classes enfantines »Jusqu'en 1932. Et suivra les classes primaires jusqu'en 1936. Date à laquelle il devient un élève du lycée proprement dit : les classes secondaires. Il quittera le lycée Henri-IV à la rentrée de l'année 1940. Après avoir réalisé une mauvaise année. Et il entrera alors au collège Saint-Stanislas. Car jusque-là, il n'y avait guère eu de problèmes. PaulMichel Foucault n'était pas très brillant en mathématiques. Mais ses notes en français, en histoire, en grec ou en latin compensaient largement ce handicap et lui permettaient de rafler régulièrement les « prix d'excellence ». Que s'est-il passé en classe de troisième, pour que ses notes chutent à ce point ? Mme Foucault avançait une explication : le proviseur du lycée avait subi une attaque cérébrale et ne pouvait plus s'occuper de son établissement, dans la situation nouvelle créée par la guerre. Il est vrai que les conditions ont soudainement changé. La population s'est gonflée des afflux successifs de réfugiés et les écoles et lycées de la ville doivent accueillir élèves et professeurs arrivés de Paris. Le lycée Henri-IV héberge en partie le lycée parisien Janson-de-Sailly qui s'est replié à Poitiers. Aussi la sérénité tranquille et assurée des études poitevines se trouve-t-elle sérieusement perturbée. Et les hiérarchies installées également : Michel Foucault parlera un jour à un de ses amis du désarroi qui avait été le sien lorsqu'il s'était vu dépassé, supplanté par les nouveaux venus, lui qui avait toujours été parmi les premiers, sinon le premier de la classe... Une autre explication est donnée par certains camarades de Foucault à cette époque : le professeur de français l'avait pris en grippe. M. Guyot n'aimait pas beaucoup les enfants de la bourgeoisie. Radical et voltairien, ce professeur très « Troisième République » ne prenait guère la peine de cacher son mépris pour les fils de notables. Tout le portait à détester les enfants des beaux

quartiers parisiens qui débarquaient dans sa classe. Et il englobe dans sa haine redoublée les quelques représentants de cette race honnie qu'il croit déceler parmi les rejetons de sa bonne ville de Poitiers. Perturbé, désorienté, Paul-Michel Foucault sent le sol de l'évidence scolaire se dérober sous ses pieds. Ses résultats s'en ressentent très durement. Dans toutes les matières, sauf la version latine. À la fin de l'année, la décision du chef d'établissement tombe comme un verdict inacceptable aux yeux de Mme Foucault : « Examen de passage à repasser en octobre. » Mme Foucault préfère prendre les devants : elle inscrit son fils dans un collège religieux, Saint-Stanislas, situé en ces temps-là à l'angle des rues Jean-Jaurès et de l'Ancienne-Comédie. Ce n'est pas l'établissement religieux le mieux considéré de la ville. Le collège Saint-Joseph a bien meilleure réputation : tenu par les Jésuites, il accueille plutôt des élèves issus de la haute bourgeoisie et de la noblesse terrienne de la région. Le collège Saint-Stanislas se situe un cran en dessous : ce sont plutôt les fils de gros commerçants et de petits industriels qui forment son public. La qualité de l'enseignement est loin d'atteindre le niveau que tout le monde reconnaît à Saint-Joseph. Le collège Saint-Stanislas est entre les mains des Frères des Écoles chrétiennes depuis 1869. On les appelle aussi les Frères ignorantins. Lorsque Paul-Michel Foucault y fait son entrée, nous sommes en septembre 1940. À cette date, la ville est occupée par les Allemands depuis quelques semaines. La zone libre se trouve à vingt kilomètres de Poitiers. De l'autre côté de la ligne de démarcation, c'est presque un autre monde : il faut un sauf-conduit pour y accéder. Trop jeunes pour être enrôlés dans le Service du travail obligatoire en Allemagne, les élèves de seconde peuvent continuer leurs études. Tout au plus sont-ils requis pour le « service rural » : six semaines d'agriculture pendant les vacances d'été, avec la tâche notamment de détruire les doryphores... Parmi les

professeurs marquants, tous les anciens du collège ont en mémoire l'étrange professeur d'histoire, le père de Montsabert. C'est un moine bénédictin de l'abbaye de Ligugé, et il est curé de Croutelle, un petit village des environs. Il fait tous ses trajets à pied et il n'est pas rare de l'apercevoir sur la route qui mène de Poitiers à Ligugé, bâton de pèlerin à la main, robe de bure ample et crasseuse. Les gens s'arrêtent pour le prendre en voiture, malgré sa saleté repoussante : « Je l'ai pris une fois, racontait Mme Foucault, et après cela, la voiture était pleine de puces. » Cet original est aussi un érudit, qui se promène toujours avec une besace bourrée de livres en bandoulière. Son cours est un grand moment de la vie du collège. Voici ce qu'en dit un des anciens élèves, dans un livre de souvenirs paru en 1981 : « Ses cours étaient inoubliables. Partant d'une connaissance étonnante des événements et des hommes, il portait des jugements taillés à l'emporte-pièce d'où la gaillardise n'était pas exclue. Se laissant emporter par son sujet et par la fougue de sa pensée comme par le pittoresque de ses images, il déclenchait inévitablement une explosion de rires qui dégénéraient en une véritable foire. Se sentant alors débordé, incapable de rétablir l'ordre, il quittait la salle en pleurant, comme un enfant, déclarant : “Mes pauvres enfants, j'peux plus, j'peux plus.” Mais sur la promesse que c'était fini, qu'on ne recommencerait plus, il revenait, reprenait tout doucement son cours, dans le plus parfait silence. Se laissant emporter de nouveau par son sujet et par sa verve, le ton montait progressivement et il déclenchait, par quelque formule extraordinaire, une nouvelle fois le rire2. » Il semble bien, selon Mme Foucault, que ce soit le seul professeur qui ait quelque peu marqué Paul-Michel, qui s'intéressait à l'histoire depuis son plus jeune âge. Il avait lu avec passion V Histoire de France de Jacques Bainville et avait été très frappé par les illustrations qui l'accompagnent. Un personnage surtout

fascinait le jeune enfant : Charlemagne. Dès l'âge de douze ans, racontait Mme Foucault, il faisait des cours d'histoire... à l'usage de son frère et de sa sœur. Bref, l'enseignement du père de Montsabert est destiné à lui plaire. D'ailleurs, cet apprentissage de l'histoire, émaillé d'anecdotes et de bons mots, enthousiasme tous les élèves. Le témoin déjà cité conclut son récit par cette appréciation : « L'histoire enseignée de telle manière ne pouvait pas ne pas retenir. » Paul-Michel suit donc ses classes de seconde, première et terminale au collège de la rue Jean-Jaurès. Ses résultats sont plus que satisfaisants. Il est toujours classé à un très bon rang lorsque les prix sont décernés en fin d'année : en seconde, par exemple, il obtient le troisième prix de composition française, le deuxième prix d'histoire de la littérature française, le deuxième prix de grec, le deuxième prix d'anglais, le deuxième prix de version latine, le premier prix de littérature latine, le premier accessit d'histoire... Mais dans presque chaque matière, il est devancé par un de ses camarades et ami, qui s'appelle... Pierre Rivière. Le philosophe s'amusera-til quand, trente-cinq ans après, il exhumera des archives où il dormait le fabuleux mémoire d'un « parricide du xixe siècle » et le publiera accompagné d'un commentaire, dans l'ouvrage aujourd'hui célèbre Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère ? Qui pourrait le dire ? En tout cas, bien que rivaux en classe, les deux garçons sont très liés. Tous deux partagent une grande soif de savoir et de lectures. Ils vont s'approvisionner chez un personnage original de la ville, l'abbé Aigrain, surnommé le Pic de la Mirandole de Poitiers. Il est professeur à l'Université catholique d'Angers, il collabore à plusieurs revues en tant que critique musical, et dispose chez lui d'une bibliothèque remarquable. Il reçoit des étudiants, des lycéens, à qui il recommande et prête des livres, principalement d'histoire et de philosophie. « Foucault était, comme je l'étais moi-même, très assidu, chez l'abbé

Aigrain », raconte Pierre Rivière, « et cette bibliothèque de l'abbé comptait beaucoup pour nous parce que c'étaient des lectures en dehors de tout programme scolaire, » Des lectures hors programme, et ô combien attirantes ! C'est peut-être ce qu'offrira aussi à Paul-Michel Foucault un ami de sa famille, René Beauchamp : un freudien de la première heure, et qui a beaucoup œuvré à l'introduction de la psychanalyse en France. En classe de première, Paul-Michel Foucault obtient d'excellents résultats. Et, en 1942, il entre en terminale et s'apprête à faire connaissance avec la philosophie. Le professeur qui doit la lui enseigner est considéré comme une figure éminente que les professeurs de la faculté n'hésitent pas à consulter. Tous les élèves attendent beaucoup de l'année qu'ils doivent passer avec lui. Mais le chanoine Duret, qui appartenait à un réseau de résistance, est arrêté par la Gestapo le matin même de la rentrée. On ne le reverra jamais. Il est remplacé par un autre professeur, qui tombe malade quelques jours plus tard. C'est donc un moine de l'abbaye de Ligugé qui va exercer les fonctions de professeur de philosophie. Le Dr Foucault connaît bien plusieurs moines de l'abbaye, avec qui il a servi dans l'armée d'Orient, pendant la Première Guerre mondiale,,. Aussi Mme Foucault n'a-t-elle pas hésité à faire appel à eux pour qu'ils envoient à SaintStanislas quelqu'un qui pourrait assurer l'enseignement de la philosophie. Le Père supérieur charge Dom Pierrot de cette mission. Ce dernier se contente de commenter le manuel, pour rester au plus près du programme : il doit préparer sa classe au bac, et il n'entend pas faire autre chose. Mais il aime aussi à parler avec les élèves en dehors des heures de cours. Lorsqu'il aura terminé son « remplacement », Dom Pierrot recevra encore la visite du « jeune Foucault, qui vient le voir en vélo jusqu'à Ligugé. Ils parlent de Platon, de Descartes, de Pascal, de Bergson,,. Dom Pierrot se souvient fort bien de son

élève : « Les jeunes étudiants en philosophie que j'ai connus, je les classais en deux catégories : ceux pour qui la philosophie serait toujours un objet de curiosité et qui voudraient s'orienter vers la connaissance des grands systèmes, des grandes œuvres, etc. Et ceux pour qui elle serait plutôt une question d'inquiétude personnelle, d'inquiétude vitale. Les premiers sont marqués par Descartes, les seconds par Pascal. Foucault appartenait à la première catégorie. On sentait chez lui une formidable curiosité intellectuelle. » Comme l'enseignement de la philosophie a tout de même été très perturbé au collège Saint-Stanislas, Mme Foucault a demandé à un professeur de la faculté des lettres de lui envoyer un étudiant pour donner des leçons particulières à son fils. Louis Girard est en deuxième année de philosophie, et un beau jour, il sonne à la porte des Foucault, au 10 de la rue Arthur-Ranc : « Je venais trois fois par semaine, racontet-il. La philosophie que je recevais à la fac était une sorte de kantisme assez vague, arrangé à la mode du xixe siècle, à la Boutroux, et c'est ce kantisme que je lui ressortais. Je le faisais avec un certain entrain, parce que j'avais vingt-deux ans, mais je n'avais pas fait énormément de philosophie moimême. » Quel souvenir a-t-il gardé de son élève ? « Il était très exigeant. J'ai eu des élèves par la suite qui m'ont paru plus doués, mais pas qui aient été capables de saisir l'essentiel aussi rapidement, et d'organiser leur pensée avec cette rigueur. » À la fin de l'année scolaire - le père Lucien, professeur au grand séminaire, ayant pris en main l'enseignement de la philosophie, avant de rejoindre le chanoine Duret dans son destin tragique -, Paul-Michel Foucault obtiendra le deuxième prix de philosophie. Le premier revenant à Pierre Rivière, qui deviendra plus tard membre du Conseil d'État. Foucault aura le premier prix en géographie, en histoire, en anglais, en sciences naturelles...

Il ne faudrait pas imaginer, à évoquer les deux professeurs de philosophie déportés par les Allemands, que le collège Saint-Stanislas fut un « bastion de la Résistance », Le portrait du maréchal Pétain y était affiché, comme c'en était l'obligation pour tous les établissements scolaires. En outre, les élèves devaient se rassembler dans la cour pour chanter « Maréchal, nous voilà », et se faisaient houspiller quand ils n'y mettaient pas assez d'ardeur. Certains parlent d'un « vichysme ambiant » qui régnait dans le collège, même si certains réseaux de la Résistance semblent l'avoir parfois utilisé comme un lieu de rencontre, où s'échangeaient des cartes d'identité ou des certificats de démobilisation. Plusieurs élèves seront arrêtés. Michel Foucault évoquera un jour cette époque difficile, dans un des entretiens où il s'est livré à la confidence autobiographique sur ses années de jeunesse : « Ce qui me frappe aujourd'hui, lorsque j'essaie de faire revivre ces impressions, c'est que presque tous mes souvenirs émotionnels sont liés à la situation politique. Je me souviens très bien avoir éprouvé l'une de mes premières grandes terreurs lorsque le chancelier Dollfuss fut assassiné par les nazis. C'était en 1934, je crois. Tout cela est très loin de nous maintenant. Rares sont les gens qui se souviennent du meurtre de Dollfuss. Mais j'ai le souvenir d'avoir été terrorisé par cela. Je pense que j'ai ressenti là ma première grande frayeur quant à la mort. Je me souviens aussi de l'arrivée des réfugiés espagnols à Poitiers ; et de m'être battu en classe à propos de la guerre éthiopienne. Je pense que les garçons et les filles de ma génération ont eu leur enfance façonnée par ces grands événements historiques. La menace de la guerre était notre toile de fond, le cadre de notre existence. Puis la guerre vint. Bien plus que les scènes de la vie familiale, ce sont ces événements concernant le monde qui sont la substance de notre mémoire. Je dis “notre” mémoire, parce

que je suis presque sûr que la plupart des jeunes Français et Françaises de l'époque ont vécu la même expérience. Il pesait une vraie menace sur notre vie privée. C'est peut-être la raison pour laquelle je suis fasciné par l'histoire et par la relation entre l'expérience personnelle et les événements dans lesquels nous nous inscrivons. C'est là, je pense, le noyau de mes désirs théoriques3. » En juin 1943 arrivent les épreuves finales du baccalauréat qui, à l'époque, s'obtenait en deux parties. À la fin de la classe de première, les élèves passaient les épreuves de français, de latin et de grec... L'année suivante, celles de philosophie, de langues, d'histoire et de géographie... Foucault réussit la première partie avec la mention « assez bien », en juin 1942. Il réussira la seconde avec la même mention. Il obtient 8/10 en histoire, 7/10 en sciences naturelles, mais seulement 10/20 en philosophie. Que faire après les études secondaires ? Le Dr Foucault a choisi la voie dans laquelle il veut que son fils s'engage : celle qu'il a lui-même suivie. Paul-Michel doit être médecin. Le problème, c'est que Paul-Michel ne veut pas. Il a décidé depuis longtemps de décevoir son père. Il se passionne pour l'histoire, la littérature et l'idée de faire des études de médecine lui fait horreur. La discussion sera quelque peu orageuse, le jour où il annoncera sa décision. Son père ne cache pas sa déconvenue et il essaie de ramener le jeune homme à la raison. Mais Mme Foucault se veut toujours fidèle à l'adage de son père, « se gouverner soi-même », et elle intervient auprès de son mari : « S'il vous plaît, n'insistez pas. C'est un enfant qui travaille bien, il faut le laisser faire ce qu'il veut. » Le Dr Foucault n'insistera pas longtemps. Il se consolera en voyant son deuxième fils commencer des études médicales. Il deviendra chirurgien. Paul-Michel peut alors s'engager sur le chemin qu'il a choisi : préparer le concours

d'entrée à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, à Paris. Pour cela, il doit suivre l'enseignement dispensé dans les « classes préparatoires » dont la vocation est de donner aux élèves la formation nécessaire pour passer les épreuves de ce concours : une année d'hypokhâgne et une année de khâgne. L'idéal, évidemment, serait de pouvoir suivre cet enseignement dans les classes abritées par l'un des grands lycées parisiens réputés pour leurs taux élevés de réussite au concours. Mais c'est la guerre, et il est bien difficile pour Mme Foucault d'envoyer son fils de dix-sept ans dans la capitale. Il va donc s'inscrire au lycée de Poitiers, qu'il va retrouver après trois années d'un intermède religieux dont il gardera un souvenir déplorable. Il a détesté l'atmosphère qui régnait dans l'établissement catholique, il a détesté les cours qu'il y a reçus. Il a détesté la religion et les religieux. « Il en parlait avec beaucoup de révolte et d'antipathie », dit un de ses proches de l'époque.

Ainsi, à la rentrée de septembre 1943, Paul-Michel Foucault revient-il dans les bâtiments du lycée de la ville. Il entre en classe d'hypokhâgne et commence la préparation du concours d'entrée à la rue d'Ulm. Ils sont une trentaine d'élèves, dans les deux classes confondues de khâgne et d'hypokhâgne et, pendant deux années, Foucault va écouter avec un grand intérêt les cours de Gaston Dez, le professeur d'histoire, et de Jean Moreau-Reibel, le professeur de philosophie. Moreau-Reibel a été élève de la rue d'Ulm, il a été professeur au lycée de Clermont-Ferrand et, en même temps, il a donné des cours à la faculté des lettres de Strasbourg, repliée dans la capitale de l'Auvergne. Son propos déroute quelque peu ses élèves, au départ, par son manque d'organisation, l'absence de plan, un aspect un peu bavard et décousu. Lucette Rabaté se souvient d'avoir été déconcertée par ses premiers cours suivis en septembre 1943. Mais peu à

peu les élèves commencent à mieux apprécier leur professeur et à mieux comprendre son enseignement. Cet aspect désordonné n'a évidemment pas échappé à l'inspecteur général qui est venu écouter le cours de Moreau-Reibel. Dans son rapport du 2 mars 1944, il parle en termes assez sévères du professeur de Foucault : « La leçon que j'entends fait partie d'une série sur “le vouloir social et les valeurs”, titre un peu obscur auquel répond une certaine confusion du développement. M. Moreau-Reibel a la parole facile et peutêtre se laisse-t-il entraîner par cette facilité. On aimerait une construction plus vigoureuse, plus rigoureuse ; les idées directrices apparaissent noyées dans le développement. Insuffisante netteté des détails. Trop d'allusions à des théories insuffisamment caractérisées. M. Moreau-Reibel gagnerait à être plus sévère pour lui-même et à improviser un peu moins. » Quoi qu'il en soit, Foucault commence à se prendre au jeu, il s'intéresse de plus en plus à la discipline qu'enseigne ce professeur un peu brouillon, et se met à lire les auteurs dont il parle : Bergson, que M. Moreau-Reibel apprécie tout particulièrement, Platon, Descartes, Kant, Spinoza... Et comme Moreau-Reibel aimait bien faire son cours sous forme de dialogue, raconte Lucette Rabaté, il choisit pour interlocuteur celui qui s'entend le mieux à lui donner la réplique : Paul-Michel Foucault. « Les autres étaient un peu perdus », ajoute-t-elle. L'autre professeur qui compte beaucoup pour Foucault, c'est Gaston Dez. Il a collaboré au manuel Mallet-Isaac pour les classes de sixième, il écrit régulièrement des articles pour le bulletin de la Société des antiquaires de l'Ouest et, en 1942, il a participé à un ouvrage collectif qui s'intitule Visages du Poitou. Sa méthode d'enseignement est radicalement différente de celle de son collègue de philosophie : il dicte ses cours. Il dicte très lentement. Et comme il n'y a pas de programme, le résultat est qu'il ne traite qu'une faible

portion du vaste ensemble sur lequel les candidats sont susceptibles d'être interrogés. Aussi les élèves cherchent-ils à se procurer les cours des années précédentes. Foucault, non seulement se les est procurés, mais il les a recopiés, et les prête volontiers.

La période 1943-1945 est évidemment une période difficile et troublée. Pendant l'hiver, les problèmes de chauffage rendent la vie très dure dans les classes du lycée. Des internes ont pris le risque d'aller, pendant la nuit, voler du bois dans les locaux de la Milice qui jouxtent le lycée. Pour les protéger des soupçons qui pèsent sur eux, Lucette Rabaté et PaulMichel Foucault se rendent chez le proviseur et signent un papier certifiant qu'ils ont eux-mêmes fourni le bois. L'affaire en restera là. « Heureusement, dit Lucette Rabaté, on ne nous a pas demandé où nous avions trouvé ce bois. Je ne sais pas ce que nous aurions pu répondre. » Malgré les conditions de vie souvent pénibles, il règne dans la classe une certaine « gaieté étudiante ». Les élèves vont aux « matinées classiques » données tous les mois dans le théâtre de la ville. Les pièces étaient-elles si mal jouées, ou les élèves avaient-ils à ce point envie de s'amuser ? Toujours est-il que les tragédies provoquent des fous rires. « Pendant la représentation d'Andromaque, se souvient Lucette Rabaté, Foucault n'arrêtait pas de faire des plaisanteries et de rire. » Une gaieté un peu factice, peut-être, mais en tout cas, ajoute-t-elle, « nous évitions de parler des sujets importants, nous évitions d'aborder les questions politiques, car les élèves venaient de milieux très différents : parmi nos camarades de classe, il y avait par exemple une jeune fille dont le père et le frère sont morts en déportation, et un autre élève dont le père a été fusillé à la Libération. Donc tout le monde se méfiait un peu de tout le monde. » Et puis, surtout, Foucault était assez solitaire : il travaillait tout le temps et se liait assez peu aux

autres. « Un jour, peu de temps avant le concours, je suis allée avec lui pour demander des renseignements dans les locaux de la faculté. Nous avons marché pendant un quart d'heure, et il m'a dit : “C'est la première récréation que je m'accorde cette année.” » Une récréation d'un quart d'heure ! Le plus grave, le plus dangereux et le plus effrayant, ce sont les bombardements, qui n'épargnent pas la ville de Poitiers. L'aviation anglaise vise la gare et la voie ferrée. Pendant les alertes, les élèves courent se réfugier dans les abris. En juillet 1944, plusieurs des quartiers proches de la gare devront être évacués, par mesure de précaution. La rue Arthur-Ranc fait partie des zones concernées. Aussi toute la famille Foucault s'installe-t-elle à Vendeuvre pour l'été. D'ailleurs, cette année-là, les cours se sont arrêtés très tôt au lycée : le 6 juin 1944, le concierge a parcouru les couloirs du lycée en criant : « Ils ont débarqué, ils ont débarqué. » Les troupes alliées venaient de prendre pied sur les plages de Normandie. Les élèves sont sortis des classes, dans une explosion de joie. Évidemment, plus personne ne pense aux cours. Quelques jours plus tard, la guerre fait rage dans toute la région et l'enseignement est suspendu dans tous les établissements scolaires. L'année suivante est à peine moins troublée. Les élèves ont tout de même préparé le concours et quatorze candidats de l'Académie de Poitiers se présentent devant les portes de l'hôtel Fumé, rue de la Chaîne, dans les locaux de la faculté de droit pour passer les épreuves qui se déroulent entre le 24 mai et le 5 juin 1945. L'épreuve de français sera annulée deux fois en raison d'irrégularités diverses. La première fois parce que, à Paris, un professeur de la Sorbonne aurait dévoilé le sujet à ses étudiants quelques jours avant le concours. La seconde, parce que les feuilles officielles ne sont pas arrivées partout en même temps. Tous

les candidats devront recommencer cette épreuve : en tout, trois fois six heures. Les résultats de l'écrit sont connus le 16 juillet. Deux élèves de Poitiers sont admissibles. Mais Michel Foucault ne l'est pas. Il est cent unième à l'issue de l'écrit. Et seuls cent candidats peuvent se présenter à l'oral. Paul-Michel n'entrera pas à l'École normale de la rue d'Ulm. Il a travaillé comme un damné, mais cela n'a pas suffi. Il est affreusement déçu. Mais pas découragé. Il compte bien se présenter une nouvelle fois, l'année suivante. Mais ici s'achève sa scolarité à Poitiers. La rentrée de 1945 va marquer un tournant très important dans son existence : il quitte sa ville natale pour s'installer dans la capitale.

* Poitiers : une ville étouffante. C'est le mot qui revient dans tous les témoignages sur cette époque. « Je pense que cela devait être affreux d'avoir passé toute son enfance dans cette atmosphère », dit un ami de Foucault arrivé à Poitiers en 1944. « Une ville étroite, mesquine », ajoutent d'autres qui ont voulu la fuir. Foucault quitte donc Poitiers à l'automne de 1945. Mais il ne rompra jamais totalement avec la ville de ses années de jeunesse. Tout simplement parce qu'il ne va pas rompre totalement avec sa famille. Il n'aime guère son père, on l'a vu. Le Dr Foucault semble d'ailleurs avoir consacré assez peu de temps à ses enfants. Il travaillait toute la journée et une bonne partie de la soirée, et sa présence au domicile familial était assez rare. Si rupture il y eut, c'est donc avec le père qu'elle s'est produite. Michel Foucault en parlera un jour, évoquant le souvenir de « rapports conflictuels sur des points précis, mais qui représentaient un foyer d'intérêt dont on n'arrivait pas à se détacher », même lorsqu'on avait quitté sa famille4. En revanche, il restera pendant toute sa vie très attaché à sa mère. Pendant ses années d'étude, il rentre à

Poitiers à chaque congé scolaire, et par la suite, il continuera de rendre visite très régulièrement à ses parents. Après la mort du Dr Foucault, en 1959, lorsque sa mère se sera retirée au Piroir, sa maison de Vendeuvre, il viendra la voir chaque année pendant les vacances. « Il me donnait toujours son mois d'août », disait-elle. Et souvent plus : à Noël, ou au printemps, il lui arrivait de venir passer quelques jours. Il avait sa chambre, au rez-de-chaussée de la maison. Une sorte de petit appartement isolé où il aimait à travailler. Il venait seul, la plupart du temps, ou accompagné d'un ami, en de très rares occasions. Mme Foucault se souvenait d'avoir ainsi reçu Roland Barthes. En 1982, Michel Foucault songera à acheter une maison dans les environs. Il parcourt alors la campagne à bicyclette, avec son frère, s'arrêtant dans les villages, visitant toute maison qui pourrait être « à vendre ». Son choix se porte sur une jolie bâtisse située à Verrue, à quelques kilomètres de Vendeuvre. C'est l'ancienne demeure du curé. « La cure de Verrue » comme disait Foucault en riant. Ce nom l'amusait beaucoup. Il l'achètera et commencera même les réparations nécessaires. Mais il n'aura pas le temps de l'habiter.

2

La voix de Hegel

Derrière le Panthéon, à côté de l'église Saint-Étienne-duMont, un autre lycée Henri-IV, l'un des plus prestigieux lycées de France, accueille au fil des ans l'élite des khâgneux. Mme Foucault a rencontré un professeur de l'université de Poitiers qui lui a dit les choses sans ambages : « A-t-on déjà vu quelqu'un entrer à Normale Sup en venant d'un établissement de la ville ? » La décision est rapidement arrêtée : Paul-Michel tentera une nouvelle fois sa chance, mais il mettra tous les atouts de son côté. À l'automne de l'année 1945, il arrive à Paris pour rejoindre ce sanctuaire qui domine le Quartier latin de toute la hauteur de sa tour et de ses succès réitérés au concours d'entrée de la rue d'Ulm. Le jeune « provincial » - c'est ainsi que le perçoivent ses camarades de classe - est fagoté comme l'as de pique et chaussé d'invraisemblables galoches : il débarque dans le Paris de l'immédiat après-guerre où la vie est loin d'être facile et les problèmes matériels - la nourriture toujours obsédants. D'ailleurs, ce n'est pas avec un enthousiasme débordant que Foucault s'installe dans la capitale. Les conditions de vie y sont trop difficiles pour que la nouvelle existence qui l'attend puisse lui sembler séduisante. Mme Foucault n'a pas réussi à acheter un appartement, ni même à en louer un. Après avoir été hébergé pendant quelques jours par Maurice Rat, un ami de la famille,

originaire de Vendeuvre et professeur de lettres au lycée Janson-de-Sailly, Paul-Michel Foucault s'installe donc dans une chambre que lui loue la directrice d'une école sur le boulevard Raspail. Ce qui lui donne un statut plutôt bizarre aux yeux des autres élèves. À l'époque, comme le rappelle Le Roy Ladurie, les élèves des classes préparatoires à Paris se répartissent en deux « catégories fondamentales » : les externes, fils de la bourgeoisie parisienne qui regagnent chaque soir le domicile familial, et les internes, venus de province, qui n'imaginent même pas qu'il soit possible de louer une chambre en ville \ Paul-Michel va bénéficier de ce privilège : ses parents en ont les moyens et veulent éviter à l'adolescent fragile et instable le choc d'une vie en commun qu'il déclare détester par-dessus tout. Certes, il aura parfois du mal à chauffer correctement les quelques mètres carrés de son logement. Mais du moins sera-t-il seul. Ce qui renforce cette image, présente dans tous les témoignages, d'un garçon sauvage, énigmatique, fermé sur lui-même. D'ailleurs ses activités parisiennes, au cours de cette année-là, seront, il faut bien le dire, assez limitées : tout au plus ira-t-il quelquefois au cinéma avec sa sœur, qui vient elle aussi de s'installer à Paris. Ils ont une passion pour les films américains dont la guerre les a sevrés. Le reste du temps, il travaille comme un fou pour réussir le concours.

Ce concours, ils seront cinquante à le préparer dans la « Kl » de « H-IV ». Cinquante ! C'est plus que le nombre des postes disponibles : la rue d'Ulm n'admettra que trente-huit élèves littéraires au total, et il faudra compter avec les élèves de la « K2 », la deuxième classe de khâgne du lycée, tout aussi nombreux. On le voit, les places devront être âprement disputées, d'autant que l'autre grand lycée parisien, le voisin et rival Louis-le-Grand, entend bien caser lui aussi son contingent traditionnel de reçus. Combien, parmi les

quarante-neuf garçons qui se retrouvent avec Michel Foucault en ce début d'année devant les portes de l'établissement de la petite rue Clovis, pourront figurer sur la liste définitive des admis, l'été prochain ? Une pléiade d'excellents professeurs s'attelle à la tâche pour leur assurer une préparation efficace. Emmanuel Le Roy Ladurie, qui entrait en hypokhâgne cette même année, a décrit le professeur d'histoire, qui sera aussi celui de Foucault : André Alba, qui affiche son « républicanisme bon teint, bourgeoisement anticlérical » et séduit les élèves de gauche et d'extrême gauche, c'est-à-dire une large majorité. L'homme semblait être « un grand blessé de 1914-1918 ; une impressionnante cicatrice creuse lui barrait le front ». En fait, « cette balafre venait d'un traumatisme juvénile2 ». C'est tout juste si on ne « voyait pas son cerveau palpiter », racontent ses anciens élèves. Foucault suit aussi l'enseignement de M. Dieny, le professeur d'histoire ancienne. C'est par lui que les jeunes auditeurs entendent parler pour la première fois d'un certain Dumézil, dont la réputation commençait à peine à dépasser les cercles de spécialistes. Il y a aussi Jean Boudout, le professeur de lettres, qui fait profiter ses ouailles d'une érudition considérable, évoquant aussi bien le Moyen Âge que le xxe siècle, en tout cas jusqu'aux poèmes d'Apollinaire, car on n'enseigne guère les auteurs contemporains à cette époque. Mais le professeur qui va marquer le plus fortement cette assemblée, c'est celui qui est chargé de préparer la classe à l'épreuve de philosophie. Il se nomme Jean Hyppolite et l'on va rencontrer son nom plus d'une fois sur la route que Michel Foucault vient tout juste d'emprunter. Jean d'Ormesson, qui a fréquenté le lycée deux ans auparavant, a peint le portrait de cet homme « arrondi derrière son pupitre », à la parole « souriante, encombrée, rêveuse, timide, allongeant ses fins

de phrases de pathétiques aspirations, éclatant d'éloquence à force de la refuser3 », de ce maître prestigieux qui s'attache à expliquer Hegel « à travers La Jeune Parque et Un coup de dés jamais n'abolira le hasard4 ». Et d'Ormesson de commenter : « Je ne comprenais rien du tout. » Sans doute étaient-ils nombreux dans ce cas. Mais Hyppolite éblouit ses élèves et après les ternes leçons que Foucault eut à subir à Poitiers, cette rhétorique plutôt grandiloquente, ésotérique et inspirée, qui jaillit en cascade des lèvres du professeur, lui paraît fulgurante et géniale. La philosophie fascine, c'est l'époque qui le veut. Nous sommes en 1945, il ne faut pas l'oublier, et comme l'écrit Jean d'Ormesson, « tout de suite après la guerre, et pendant plusieurs années, le prestige de la philosophie fut incomparable. Ce qu'elle représentait pour nous, je ne sais pas s'il est possible de le dire du dehors et à froid. Le xixe siècle avait peut-être été le siècle de l'histoire, le milieu du xxe siècle apparaissait consacré à la philosophie... La littérature, la peinture, les études historiques, la politique, le théâtre, le cinéma étaient aux mains de la philosophie5. »

Hyppolite commente pour ses élèves la Phénoménologie de l'esprit de Hegel et la Géométrie de Descartes. Mais c'est bien le cours sur Hegel qui a frappé les auditeurs et s'est gravé dans les mémoires. Foucault n'a pas échappé à cette attraction, tout au contraire : lui qui se passionnait pour l'histoire, le voici, pour la première fois peut-être, taraudé par la tentation philosophique. On lui expose justement une philosophie qui fait le récit de l'histoire et raconte le patient cheminement de la Raison vers son avènement. Toute l'histoire est embrassée. Et une histoire qui aurait un sens. Jean Hyppolite fut à n'en pas douter l'initiateur de Foucault à ce qui allait devenir son destin. Foucault lui-même n'a cessé de proclamer sa dette envers cet homme qu'il allait retrouver quelques années plus tard dans le cadre de l'École normale et à qui il succédera au

Collège de France. À la mort de Jean Hyppolite, en 1968, Foucault reviendra sur ce moment de « découverte » : « Ceux qui étaient en khâgne au lendemain de la guerre se souviennent des cours de M. Hyppolite sur la Phénoménologie de l'esprit : dans cette voix qui ne cessait de se reprendre comme si elle méditait à l'intérieur de son propre mouvement, nous ne percevions pas seulement la voix d'un professeur : nous entendions quelque chose de la voix de Hegel et peut-être encore la voix de la philosophie elle-même. Je ne pense pas qu'on ait pu oublier la force de cette présence, ni la proximité que patiemment il invoquait6. » La voix de Hegel, la voix de la philosophie ! Que ce professeur inspiré et brillant ait pu ainsi susciter l'exaltation de ses jeunes élèves se conçoit aisément. En cela d'ailleurs, il s'inscrit dans la grande tradition des professeurs de khâgne, dont la figure d'Alain reste la plus célèbre incarnation : des « éveilleurs », comme dit Jean-François Sirinelli dans son étude sur les « khâgneux et normaliens dans l'entre-deuxguerres », en insistant à juste titre sur le rôle très important que jouent ces professeurs d'un type très particulier, dans cette institution bien française qu'est la « classe préparatoire aux grandes écoles7 ». Mais la dette que Foucault proclamera par la suite pour son ancien maître ira beaucoup plus loin que la simple gratitude pour la découverte d'une vocation au sortir de l'adolescence. Lorsqu'il achèvera sa thèse, en 1960, Foucault placera sous l'invocation de quelques personnes cet ouvrage que l'on connaît aujourd'hui sous le titre d'Histoire de la folie à l'âge classique. Ces inspirateurs qu'il remerciera, ce sont Georges Dumézil, Georges Canguilhem et Jean Hyppolite8. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, dix ans après la rédaction de ce livre, Foucault rendra un nouvel hommage, plus appuyé encore, à son professeur de khâgne. Certains ont

voulu voir dans ce propos clôturant un discours officiel le simple respect des conventions académiques : Foucault succédait à Hyppolite et la tradition veut que le nouvel arrivant fasse l'éloge de son prédécesseur, décédé ou parti à la retraite. Mais Foucault consacre à Hyppolite toute la fin de cette leçon, alors qu'il aurait pu se contenter de dire quelques mots, quelques phrases. Et plus encore, il affirme placer son travail à venir « sous son signe9 ». En 1975, sept ans après la mort d'Hyppolite, il enverra à sa femme un exemplaire de Surveiller et punir avec cette dédicace : « À Madame Hyppolite, en souvenir de celui à qui je dois tout. » Et même s'il convient de se défier des exagérations que comporte souvent le langage des dédicaces - et notamment quand elles sont de la main de Foucault -, la réalité de la dette exprimée dans celleci n'est guère contestable. On peut s'étonner aujourd'hui de la place que Foucault a toujours accordée à son ancien professeur, qui d'ailleurs ne le fut que très brièvement puisqu'il n'enseigna à Henri-IV que les deux premiers mois de cette année scolaire 1945-1946. Certes, Hyppolite est un contemporain et un ami de Sartre et Merleau-Ponty : il est né en 1907, Sartre en 1905 et de Merleau-Ponty en 1908. Ils furent condisciples à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, où Sartre est entré en 1924 (avec Aron, Nizan, Canguilhem...), Hyppolite en 1925 et Merleau-Ponty en 1926. Mais la stature de ces trois personnalités n'est guère comparable : Hyppolite n'est pas un « philosophe » au sens où Sartre et Merleau-Ponty le furent, c'est-à-dire qu'il ne fut pas un créateur, un producteur dans le domaine des idées, mais plutôt un historien de la philosophie, un passeur, un « intercesseur ». Mais à y regarder de plus près, il faut admettre que son influence fut beaucoup plus importante qu'il n'y paraît. Tout simplement parce qu'Hyppolite avait donné une version française de cette Phénoménologie de l'esprit qu'il enseigne à ses élèves, à une

époque où le nom de Hegel était très peu prononcé dans les cours de philosophie en France ; et qu'il s'était fait depuis lors le commentateur et le porte-parole du penseur de Heidelberg, ou plutôt de léna, puisque ce sont les œuvres de jeunesse du philosophe allemand qui l'intéressaient avant tout. Sa traduction de la « Phéno », parue en deux volumes en 1939 et 1941 chez Aubier, avait ouvert à un public qui jusque-là l'avait largement ignorée l'accès à une œuvre appelée à devenir l'une des références centrales des recherches philosophiques en France. Et sa thèse intitulée Genèse et structure de la « Phénoménologie de l'esprit », soutenue et publiée en 1947, fera figure d'événement. Lorsqu'il en donnera un compte rendu dans Les Temps modernes, en 1948, Roland Caillois insistera sur l'importance de l'ouvrage : « Il ne manque pas de penseurs persuadés que l'hégélianisme est la grande question : la question de la vie ou de la mort de la philosophie. C'est la philosophie elle-même qui est en question. C'est pourquoi la thèse de Jean Hyppolite mérite qu'on y prenne garde. Il ne s'agit pas seulement d'un travail d'historien scrupuleux... Il s'agit aussi d'un problème crucial : l'entreprise philosophique est-elle légitime10 ? » En effet, au sortir de la guerre, il ne « manque pas de penseurs », comme dit Caillois, pour ériger une statue à Hegel. En l'espace d'une décennie, la place de l'hégélianisme en France a changé du tout au tout. Hyppolite, bien sûr, n'a pas été l'unique acteur de ce renversement. Dès 1929, Jean Wahl avait attiré l'attention sur Hegel en publiant un livre sur La Conscience malheureuse dans la philosophie de Hegel, où il présentait un « Hegel mystique », comme le dit Roland Caillois. Et, en 1938, Henri Lefebvre a édité les Cahiers de Lénine sur la dialectique de Hegel. Autant d'étapes de cette lente « rumination », selon l'expression d'Élisabeth Roudinesco, qui compare l'introduction de l'hégélianisme en France à celle de la psychanalyse, avec sa

succession d'avancées et de résistances11. Les deux mouvements d'ailleurs se croisent en un moment capital de leurs percées respectives lorsque commence le séminaire d'Alexandre Kojève à l'École pratique des hautes études. On a souvent cité les noms qui allaient devenir prestigieux parmi ceux qui composent son auditoire, entre 1933 et 1939 : Alexandre Koyré, Georges Bataille, Pierre Klossowski, Jacques Lacan, Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty, Éric Weil et, d'une manière moins assidue, André Breton12. En 1947, l'année où Hyppolite soutient sa thèse, Raymond Queneau, qui faisait lui aussi partie de ce public de choix, édite les notes qu'il a prises en écoutant Kojève, sous le titre d'introduction à la lecture de Hegel. Ce texte de Kojève composé de leçons transcrites par un de ses « élèves » marquera durablement l'interprétation de Hegel en France. Le mouvement autour de l'hégélianisme est si fort que Georges Canguilhem peut écrire en 1948 : « À l'âge de la révolution mondiale, de la guerre mondiale, la France découvre, au sens propre, une philosophie contemporaine de la Révolution française et qui en est en grande partie la prise de conscience13. » Jean Hyppolite est donc l'une des figures de proue de ce triomphe de l'hégélianisme en France dans les années qui suivent la guerre. Un triomphe renforcé par la vogue de l'existentialisme, dont Hyppolite se dit très proche. Il le rappellera notamment en décembre 1955, lors d'une conférence à la Maison de France d'Uppsala, en Suède, dont le directeur sera alors Michel Foucault. Thème de la conférence : « Hegel et Kierkegaard dans la pensée française contemporaine14 ». Car c'est bien là le point crucial de cette explosion hégélienne dans un pays qui resta pendant si longtemps étranger à « cette philosophie monstrueuse qui posait trop de questions » : on ne lit plus Hegel comme le « professeur des professeurs », le « faiseur de systèmes »,

mais comme l'auteur d'une œuvre que l'on confronte à sa postérité : Feuerbach, Kierkegaard, Marx, Nietzsche... Bref, on lit Hegel comme l'instaurateur de la modernité philosophique. Maurice Merleau-Ponty l'exprime bien, qui écrit en commentant justement une conférence de Jean Hyppolite sur l'existentialisme chez Hegel, prononcée en février 1947 : « Hegel est à l'origine de tout ce qui s'est fait de grand en philosophie depuis un siècle - par exemple du marxisme, de Nietzsche, de la phénoménologie et de l'existentialisme allemand, de la psychanalyse ; il inaugure la tentative pour explorer l'irrationnel et l'intégrer à une raison élargie qui reste la tâche de notre siècle15. » Et il poursuit : « Il se trouve que les successeurs de Hegel ont insisté, plutôt que sur ce qu'ils lui devaient, sur ce qu'ils refusaient de son héritage » ; Merleau-Ponty conclut qu'il n'est pas de travail plus urgent, dans l'ordre de la culture, que de « relier à leur origine hégélienne les doctrines ingrates qui cherchent à l'oublier16. » Pour comprendre encore mieux l'importance capitale de cette « découverte » de Hegel, il faut donc la mettre en connexion avec l'une des branches de sa descendance, selon les filiations qui se mettent en place dans le regard de l'époque : il s'agit bien sûr du marxisme. Jean Hyppolite a luimême proclamé ce double processus lors d'une autre conférence, donnée elle aussi à la Maison de France d'Uppsala, en décembre 1955 : « Nous venions tardivement à un hégélianisme qui avait envahi toute l'Europe sauf la France, mais nous y venions par la Phénoménologie de l'esprit, l'œuvre de jeunesse la moins connue, et par la relation possible de Marx et Hegel. Il y avait bien eu des socialistes et des philosophes en France, mais Hegel et Marx n'étaient pas encore entrés dans la philosophie française. C'est aujourd'hui

chose faite. La discussion sur le marxisme et l'hégélianisme est à l'ordre du jour17. » Cette transformation radicale du champ philosophique va être lourde de conséquences : le marxisme y conquiert son droit de cité, avant de devenir d'une manière fulgurante 1'« horizon indépassable de notre époque », comme le dira Sartre dans la Critique de la raison dialectique et en tout cas l'horizon de bon nombre d'intellectuels pendant les trois décennies qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Hyppolite incarnait par conséquent l'ouverture sur tout ce qui allait passionner la génération de Foucault : Marx, mais aussi Nietzsche, Freud... Et au fond, Michel Foucault n'est pas si loin de Merleau-Ponty, lorsqu'il déclare, en 1970, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, pour évoquer la mémoire de son professeur : « Toute notre époque, que ce soit par la logique ou par l'épistémologie, que ce soit par Marx ou par Nietzsche, essaie d'échapper à Hegel... Mais échapper réellement à Hegel suppose d'apprécier exactement ce qu'il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu'où Hegel, insidieusement peut-être, s'est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu'il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs. Or, si nous sommes plus d'un à être en dette à l'égard de Jean Hyppolite, c'est qu'infatigablement il a parcouru pour nous et avant nous ce chemin par lequel on s'écarte de Hegel, on prend distance, et par lequel on se trouve ramené à lui, mais autrement, puis contraint à le quitter à nouveau18. » Plus de vingt ans se sont écoulés entre le moment où Merleau-Ponty assigne comme tâche à la philosophie de rattacher des pensées ingrates à leur source hégélienne et cette année 1970 où Foucault évoque ce travail qu'a effectivement mené Hyppolite sous les yeux d'une

génération d'apprentis philosophes qu'il a largement contribué à former. Michel Foucault, dans un hommage prononcé peu après la mort d'Hyppolite, en octobre 1968, à l'occasion d'une cérémonie organisée rue d'Ulm par Louis Althusser, et publié en 1969 dans la Revue de métaphysique et de morale, déclarera encore : « Tous les problèmes qui sont les nôtres - à nous ses élèves du temps passé ou ses élèves d'hier -, tous ces problèmes, c'est lui qui les a établis pour nous ; c'est lui qui les a scandés [...], c'est lui qui les a formulés dans ce texte, Logique et existence, qui est un des grands livres de notre temps. Au lendemain de la guerre, il nous apprenait à penser les rapports de la violence et du discours ; il nous apprenait hier à penser les rapports de la logique et de l'existence ; à l'instant encore, il nous a proposé de penser les rapports entre le contenu du savoir et la nécessité formelle. Il nous a appris finalement que la pensée philosophique est une pratique incessante ; qu'elle est une certaine façon de mettre en œuvre la non-philosophie, mais en demeurant toujours au plus près d'elle, là où elle se noue à l'existence19. » Michel Foucault écrira un autre texte pour rendre hommage à Hyppolite, dans un volume collectif qu'il éditera et présentera et auquel participeront Martial Gueroult, Michel Serres, Georges Canguilhem, Jean Laplanche, Suzanne Bachelard, Jean-Claude Pariente20... Sa contribution, devenue célèbre, porte, on ne s'en étonnera pas, sur Nietzsche, la généalogie, l'histoire.

* Cette « voix de Hegel » qui résonne tout à coup aux oreilles des cinquante garçons du lycée Henri-IV, en cet automne de l'année 1945, produit sur eux l'effet d'un véritable choc intellectuel - il faudrait dire existentiel. Mais « Hippal », « le

maître Hippal » comme aimera à le surnommer Foucault par la suite, est appelé à la faculté des lettres de Strasbourg, où enseigne Georges Canguilhem. Ses élèves l'auront entendu pendant deux mois à peine, et voilà déjà qu'il les quitte et les abandonne à leur émerveillement. Foucault devra attendre quelques années avant de le retrouver, à la Sorbonne et à l'École normale. Hyppolite est remplacé par un homme qui sait fort bien qu'il ne sera pas facile de soutenir la comparaison avec son prédécesseur qui a fait parcourir dans les travées le grand frisson de l'épopée philosophique. Les cinquante élèves, avec une certaine cruauté et beaucoup d'injustice sans doute, se gaussent de cet enseignant qui, selon plusieurs témoins, ne parvient guère à tirer de ses notes autre chose que de longues heures d'ennui. Il cite volontiers Boutroux et Lachelier et l'on est bien loin de la modernité philosophique en train de se réinventer. Le résultat est inévitable : un chahut permanent. Un jour, M. DreyfusLefoyer s'effondre littéralement : « Je sais que je ne vaux pas Hyppolite, s'exclame-t-il, la voix brisée par l'émotion et la rage impuissante, mais je fais tout ce que je peux pour vous permettre de passer le concours. »

Foucault, quant à lui, s'est pris au jeu philosophique et il s'y adonne avec passion. Ses résultats scolaires font un bond en avant : à la fin du premier trimestre, il avait obtenu 9,5 lors de la composition de contrôle en se situant au vingt-deuxième rang de la classe (avec pourtant ce commentaire : « Vaut beaucoup mieux que sa note - devra s'affranchir d'une tendance à l'hermétisme - c'est un esprit rigoureux ; notes de dissertation : 14 et 14,5 »). Il se trouve toujours au vingtdeuxième rang à la fin du deuxième trimestre, avec la même note, à l'examen blanc ; mais se retrouve premier en obtenant 15 à la fin de l'année scolaire. Avec cette appréciation élogieuse de son professeur : « Élève d'élite. »

« D'élite » en philosophie, mais également en histoire : il est septième au premier trimestre avec un 13 qui lui vaut cette appréciation : « Bon travail. Résultats très encourageants », et il passe au premier rang à la fin de l'année, avec 16 et ce commentaire : « Très bons résultats. » Les professeurs se rejoignent tous sur le cas Foucault. « C'est un esprit actif, écrit sur le livret M. Boudout, le professeur de français, il fait preuve de goût littéraire. » En thème latin, Foucault passe du trente et unième rang, « résultats passables », au dixième, « excellent élève ». En grec, il est quatrième. Si bien que le proviseur, pour résumer cette série d'appréciations portées sur le livret, peut donner ce jugement final : « Mérite de réussir. »

3

Rue d'Ulm

Cette fois l'obstacle est franchi sans problème : les épreuves écrites n'ont été qu'une formalité. Paul-Michel Foucault est admissible. Il peut donc se présenter, un beau jour de juillet 1946, devant les deux examinateurs qui font passer l'oral de philosophie, dans la salle des Actes, au premier étage de la rue d'Ulm : Pierre-Maxime Schuhl, professeur à la faculté des lettres de Toulouse, et Georges Canguilhem, figure éminente de la philosophie universitaire française, qui enseigne l'histoire des sciences à la faculté des lettres de Strasbourg. C'est la première fois que Foucault se trouve face à ce petit homme dont les manières bourrues font un étrange contraste avec un accent méridional qui laisserait plutôt supposer un caractère affable et chaleureux. C'est la première fois, mais loin d'être la dernière. Car Michel Foucault n'avait pas seulement rendez-vous ce jour-là avec la rue d'Ulm et les promesses que cette vénérable institution semble offrir à ceux qu'elle accueille, mais il avait en quelque sorte rendezvous avec son avenir : il faisait connaissance avec l'un des personnages appelés à jouer un rôle clé dans son parcours et dans son histoire. Foucault retrouvera Canguilhem quelques années plus tard, lorsqu'il passera l'oral de l'agrégation. Il gardera d'ailleurs un très mauvais souvenir de ces deux premiers contacts. Il retrouvera surtout Canguilhem lorsqu'il lui faudra choisir un directeur pour sa thèse sur ['Histoire de la

folie. C'est ce dernier épisode qui sera le point de départ d'une profonde amitié et d'une profonde estime entre les deux hommes. Mais nous n'en sommes pas là. Pour l'instant, en cette année 1946, Canguilhem n'est pour Foucault qu'une des deux personnes dont dépend l'issue de l'examen, un professeur à la présence impressionnante, « l'œil ouvert et presque écarquillé comme pour tout capter », comme le décrira l'un de ses élèves1. Il a la réputation d'être terrible avec les candidats. Foucault n'a pas encore vingt ans et il a moins d'une heure pour convaincre ses juges qu'il mérite d'être normalien. Quelques jours plus tard, une foule de candidats, accompagnés de parents ou d'amis, se bouscule devant la porte de l'École, rue d'Ulm, pour consulter la liste des admis. La tension est presque démentielle. Pour des garçons de dixneuf ou vingt ans, qui ont travaillé comme des fous pendant deux ou trois ans, qui ont tout investi, tout misé dans l'attente de ce jour, c'est plus qu'un moment de vérité, c'est presque une question de vie ou de mort. Les ombres de Jaurès, Blum, Herriot, de Jules Romains et de Jean-Paul Sartre... planent au-dessus des têtes et chacun a le sentiment que va se jouer en un seul instant son existence sociale et intellectuelle : c'est tout ou rien. Les rectangles de papier blanc sont apposés sur la vitre du concierge : premier, Raymond Weil ; deuxième, Guy Palmade ; troisième, JeanClaude Richard. Quatrième : Paul Foucault... Foucault regarde à peine les noms qui suivent le sien. Il est tout à sa joie et il a bien le temps de savoir qui seront ses autres camarades de promotion : Maurice Agulhon, Paul Viallaneix, Robert Mauzi, Jean Knapp, etc., dont il va partager la vie pendant plusieurs années et qui, pour certains, joueront par la suite leur petit ou leur grand rôle dans le théâtre de sa carrière. Ils sont trente-huit au total à s'installer à l'automne dans les vieux bâtiments de l'École normale supérieure, aux allures

de couvent républicain. Six des « conscrits » venus du lycée Henri-IV élisent domicile dans une « thurne » du rez-dechaussée : un long rectangle où s'alignent de la porte à la fenêtre Jean Papon, Guy Degen, Guy Verret d'un côté, Robert Strehler, Maurice Vouzelaud et Michel Foucault de l'autre. C'est une nouvelle vie qui commence pour lui. Une vie qu'il aura bien du mal à supporter. C'est un garçon solitaire, sauvage, dont les rapports avec les autres sont très compliqués, souvent conflictuels. Il est évidemment assez peu à l'aise dans cette situation de promiscuité imposée par l'École. D'autant que la rue d'Ulm est par elle-même un milieu pathogène, un foyer d'épanouissement de tous les comportements les plus absurdes, les plus excentriques, tant au niveau personnel qu'au niveau intellectuel ou politique. Car l'École, c'est d'abord l'injonction de briller, de se singulariser ; et pour cela, pour jouer à l'être exceptionnel, pour prendre les poses de la gloire future, tous les moyens sont bons. Nombreux sont ceux qui, trente ou quarante ans après, évoquent leurs années normaliennes avec rancœur ou dégoût. « À l'École, tout le monde se montre sous son plus mauvais jour », dit Jean Deprun, qui deviendra plus tard professeur à la Sorbonne. « Tout le monde avait sa névrose », ajoute Guy Degen, qui sera pendant plusieurs années le cothurne de Michel Foucault. Ce dernier ne réussira pas à s'adapter à la vie en commun, à se plier à ce type de sociabilité exigé par l'organisation interne de l'École. Il confiera un jour à Maurice Pinguet que ces années passées rue d'Ulm avaient été « parfois intolérables ». Foucault se renferme dans sa solitude et n'en sort que pour railler les autres. Il se moque d'eux avec une férocité qui devient vite célèbre. Il ricane, ironise en permanence sur certains de ses compagnons qu'il a pris en grippe, qu'il affuble de surnoms injurieux, sur lesquels il s'acharne en public, notamment lors du « pot » de l'École, au réfectoire où se prennent en commun

les déjeuners et les dîners. Il se dispute avec tout le monde, il se fâche, il déploie tous azimuts une formidable agressivité qui s'ajoute à une tendance assez marquée pour la mégalomanie. Foucault aime à mettre en scène le génie dont il se sait porteur. Si bien que, très vite, il est presque unanimement détesté. Il passe pour être à moitié fou. Mais derrière ce personnage à la fois agressif et fragile, insupportable et émouvant que dépeignent les récits concordants de ceux qui l'ont connu à l'époque, ne faut-il pas voir, tout simplement, un exemple, certes poussé à l'extrême, de l'attitude typique d'un jeune gay mal dans sa peau ? Bien des anecdotes circulent sur ses comportements bizarres : un jour, un enseignant de l'École le retrouve étendu à terre dans une salle où il vient de se lacérer la poitrine à coups de rasoir. Une autre fois, on l'aperçoit en pleine nuit poursuivre un de ses condisciples avec un poignard à la main. Et lorsqu'il tente de se suicider en 1948, la plupart de ses camarades voient dans ce geste la confirmation de ce qu'ils pensaient : son équilibre psychologique est plus que fragile. Quelqu'un qui l'a fort bien connu dès cette époque pense qu'il a « durant toute sa vie côtoyé la folie ». Ce que confirme, en tout cas pour cette période normalienne, l'autobiographie posthume de Louis Althusser, L'avenir dure longtemps, parue en 1992, deux ans après sa mort : il y évoque la proximité qui s'est nouée entre lui et Foucault dans leur cheminement commun aux abords de la folie, et raconte comment, alors que lui-même allait s'enfoncer peu à peu dans la nuit de la déraison, au point de devenir un « disparu », Foucault allait plus ou moins s'en sortir, et même, plus tard, se sentir « guéri »2. Deux ans après son entrée à l'École, Foucault se retrouve donc à l'hôpital Sainte-Anne, dans le bureau du Pr Delay, une des sommités de la psychiatrie française. C'est le Dr Foucault, son père, qui l'y mène. Premier contact avec l'institution psychiatrique. Première approche aussi de cette ligne instable

qui partage peut-être moins radicalement qu'on ne le croit le « fou » du « bien-portant », le malade mental du sain d'esprit. Toujours est-il que cet épisode pénible va donner à Foucault un privilège que beaucoup lui envieront : une chambre à l'infirmerie de l'École. Ce qui l'isole et lui procure le calme dont il a besoin pour travailler. Cette chambre à l'infirmerie, il la retrouvera plus tard, lorsqu'il préparera l'agrégation pour la seconde fois, pendant l'année 1950-1951, puis lorsqu'il donnera des cours : ce sera cette fois par commodité. Entre­ temps, il y aura eu plusieurs tentatives ou mises en scène de suicide : « Foucault était obsédé par cette idée », selon le témoignage d'un de ses amis. Un jour qu'il demandait à Foucault : « Où vas-tu ? », un autre normalien eut la surprise de s'entendre répondre : « Je vais au BHV, acheter une corde pour me pendre. » Le médecin de l'École se borne à dire, en se réfugiant derrière le secret médical, que « ces troubles venaient d'une homosexualité très mal vécue et très mal assumée ». Et de fait, quand il rentre de ses fréquentes expéditions nocturnes dans les lieux de drague ou les bars homosexuels, Foucault reste prostré pendant des heures, malade, anéanti par la honte. Et le Dr Étienne doit bien souvent s'occuper de lui pour éviter qu'il ne commette l'irréparable. En 1976, interrogeant un jeune homme de 20 ans, Thierry Voeltzel, sur sa manière de vivre son homosexualité, et alors que ce dernier lui offre un tableau quelque peu mythifié, en tout cas enjolivé, de la « liberté sexuelle » d'après 1968, il lui demande, en se référant de toute évidence à son propre passé : « Mais dis-moi, est-ce que tu as vu quelquefois des garçons qui avaient ce qu'on appelle des problèmes, c'est-àdire qu'ils présentaient ce qu'un psychologue, un psychiatre, un psychanalyste pourrait considérer comme des signes de névrose, de dépression... liés à leur vie sexuelle, ou des conduites suicidaires, est-ce que tu as rencontré des cas

comme ça et comment ça se passait ? Prenons le cas simple, un type a une vie sexuelle, un amour, une liaison, ça ne marche pas, ça casse, il fait ce qu'on appelle un épisode dépressif, comment ça se passait3 ? » C'est qu'il n'était pas facile de vivre son homosexualité à cette époque. Dominique Fernandez, qui est entré rue d'Ulm en 1950, a fait le récit de ce que pouvait avoir de pathétique la situation des homosexuels en ces années-là. « Époque de la honte et de la clandestinité », où chacun devait repousser dans les zones d'ombre de la vie nocturne les plaisirs de la faute que le grand jour ne pouvait admettre. Fernandez résume ainsi les sentiments qu'il a éprouvés au sortir de l'enfance : « Je devinais que : 1) je grandirais à part des autres, intéressé par des choses dont je ne pourrais parler à personne autour de moi ; 2) que cette situation serait une source de tourment sans fin ; 3) mais aussi le signe d'une secrète et merveilleuse élection. L'orgueil et l'effroi mêlés, d'entrer dans une franc-maçonnerie exposée à la réprobation publique, soulevèrent mes années d'adolescence4. » En évoquant la bibliothèque qu'il voulait à tout prix rassembler sur la « condition » qui était la sienne, il écrit : « En 1950, et pendant les dix ans ou quinze ans qui suivirent, les livres que j'ai amassés ne me parlèrent que de trauma, névrose, infériorité naturelle, vocation au malheur. Le portrait que je pouvais tracer de moi-même à travers les innombrables cas que je voyais défiler dans ces textes était celui d'un sous-être condamné à souffrir5. » Combien furent victimes de cette violence répressive, aussi bien sociale que discursive ? Combien durent mentir, parfois se mentir ? Et parmi eux, Michel Foucault, dont bien des normaliens n'apprirent qu'après coup qu'il était homosexuel, ou confient l'avoir seulement soupçonné, voire découvert par hasard. Ou l'avoir su parce qu'ils l'étaient eux-mêmes. Mais tous, qu'ils aient ou

non connu la raison profonde de ses troubles, ont gardé le souvenir d'un Foucault jamais loin de basculer dans la folie. Et tous se sont expliqué de cette manière son intérêt obsessionnel pour la psychologie, la psychanalyse et la psychiatrie. « Il voulait comprendre ce qui avait un rapport avec le privé et avec le privatif », dit l'un. « Son intérêt très marqué pour la psychologie tenait sans doute aux éléments de sa biographie personnelle », dit un autre. Ou encore : « Quand VHistoire de la folie est sortie, tous ceux qui le connaissaient ont bien vu que c'était lié à son histoire personnelle. » Et l'un de ses proches de l'époque : « J'ai toujours pensé qu'un jour il écrirait sur la sexualité. Il fallait qu'il donne à la sexualité une place centrale dans son œuvre, puisqu'elle était centrale dans sa vie » ; ou bien : « Ses derniers livres sont un peu son éthique personnelle, conquise sur lui-même. Sartre n'a jamais écrit sa Morale, mais Foucault l'a fait » ; ou encore : « Avec son retour à la Grèce antique dans VHistoire de la sexualité, Foucault a trouvé son propre socle archéologique... » Bref, tout le monde s'accorde pour ancrer l'œuvre de Foucault, sa recherche elle-même, dans cette situation qu'il a si dramatiquement vécue pendant ses années normaliennes. Foucault lui-même soulignera plus tard à quel point son Histoire de la folie avait été liée à ses difficultés à vivre sa sexualité. En 1976, dans son dialogue avec Thierry Voeltzel, sur la manière dont la nouvelle génération vit sa sexualité, il déclare, en évoquant sa propre expérience : « Pour les générations précédentes, la découverte qu'on était homosexuel était toujours un moment solennel dans la vie, une espèce d'illumination et de rupture à la fois, c'était une espèce d'enchantement, le jour où on s'apercevait que c'était ça, le plaisir, et en même temps le sentiment qu'on était marqué, qu'on était un mouton noir, que jusqu'à la fin de nos jours, ça serait comme ça. » Et il décrit alors ce que signifiait l'entrée dans l'homosexualité, « quand, à vingt ans on

commençait effectivement à faire l'amour avec des gens qui menaient une vie d'homosexuel, le fait de faire l'amour avec un type qui avait dix, quinze, vingt ans de plus que vous, c'était déjà encore un pas extraordinairement difficile à franchir et qui, alors là, vous inscrivait dans une francmaçonnerie à la fois close, secrète, un peu maudite ». Et Foucault, qui semble fasciné par le discours que lui tient le jeune homme, ajoute : « Ce qui m'a frappé, c'est un rapport à la sexualité qui, pour quelqu'un d'une génération plus ancienne que toi, paraît tellement, je ne dis pas plus simple, mais... tellement plus clair, tellement plus heureux en tout cas6. » Dans une interview de 1975, il déclare également, en réponse à une question sur la naissance de son Histoire de la folie : « Dans ma vie personnelle, il se trouve que je me suis senti, dès l'éveil de ma sexualité, exclu, pas vraiment rejeté, mais appartenant à la part d'ombre de la société. C'est tout de même un problème impressionnant quand on le découvre pour soi-même. Très vite, ça s'est transformé en une espèce de menace psychiatrique : si tu n'es pas comme tout le monde, c'est que tu es anormal, si tu es anormal, c'est que tu es malade7. » Élargissant la portée de cette remarque, il ajoutera, en 1981 : « Chaque fois que j'ai essayé de faire un travail théorique, ça a été à partir d'éléments de ma propre expérience : toujours en rapport avec des processus que je voyais se dérouler autour de moi. C'est parce que je croyais reconnaître dans les choses que je voyais, dans les institutions auxquelles j'avais affaire, dans mes rapports avec les autres, des craquelures, des secousses sourdes, des dysfonctionnements, que j'entreprenais un tel travail quelque fragment d'autobiographie8. » Il ne s'agit évidemment pas de chercher à « expliquer » toute l'œuvre de Foucault « par » son homosexualité, comme certains adeptes de la philosophie d'institution me l'ont stupidement reproché

(eux pour qui une œuvre théorique ne saurait avoir de rapport avec la vie de son auteur ni, d'ailleurs, avec la vie en général) ! Simplement, on peut apercevoir comment est né un projet intellectuel, dans une expérience qu'il faudrait peutêtre qualifier d'existentielle sinon d'originaire : comment s'est inventée une aventure intellectuelle dans les combats de la vie individuelle et sociale, non pas pour y rester engluée, mais pour les penser, les dépasser, les problématiser sous forme de renvoi ironique de la question à ceux - notamment les psychiatres et les psychanalystes - qui l'adressaient : savez-vous bien ce que vous êtes ? Êtes-vous si sûr de votre raison ? De vos concepts scientifiques ? De vos catégories de perception ? Foucault a lu les psychiatres. Il a travaillé avec les psychologues. Il aurait pu devenir l'un d'eux. Peut-être son homosexualité lui a-t-elle barré cette voie ? Comme l'écrit encore Dominique Fernandez : « C'était l'âge de la psychiatrie et de la psychanalyse. Les médecins, ayant succédé aux prêtres et aux policiers, rendaient sur la condition homosexuelle des sentences d'autant plus écoutées qu'elles émanaient d'une autorité en apparence “scientifique” et respiraient une certaine bienveillance paternelle. Chaque fois qu'un psychanalyste écrivait : “Je n'ai jamais rencontré d'homosexuel heureux”, je tenais ce jugement pour une vérité indubitable et me recroquevillais un peu plus dans la conscience de mon infortune9. »Jusqu'aujour où le « paria » s'insurge, où s'élève la voix du refus. Un refus qui pour Foucault a dû passer par le double détour de la littérature et de la théorie. D'une part sa fascination pour les écrivains de la « transgression », de 1'« expérience limite », de l'excès et de la dépense ; l'exaltation qu'il va ressentir à lire Bataille, Blanchot, Klossowski et à découvrir la « possibilité du philosophe fou », dont la parole de feu calcine la dialectique et les positivités comme il le dira dans « Préface à la transgression »10. Et d'autre part, l'interrogation historique

sur le statut scientifique des disciplines psychologiques, du regard médical, puis de l'ensemble constitué des sciences humaines.

Le malaise de Foucault peut également expliquer ses volontés d'exil (là encore selon un schéma caractéristique de nombre de vies gays), pour fuir les impasses dans lesquelles il se sentait enfermé : cela semble évident, en tout cas, aux témoins qui évoquent les raisons de son départ en Suède, en 1955. Il faudra attendre les années soixante, et la décolonisation des esprits qui s'inaugure à ce moment-là, pour que Foucault se libère peu à peu des filets normatifs de la répression. Peut-être pas assez aux yeux de Dominique Fernandez qui reproche sévèrement à Barthes et à Foucault d'avoir toujours fait silence sur leur homosexualité, à un moment où ce silence ne leur était plus imposé. Que Roger Martin du Gard ait voulu se dissimuler au point de ne pas publier, lui le prix Nobel, un roman dont les personnages étaient homosexuels, ce pouvait être « prudence légitime ». Mais Barthes ! Qui consacre, en 1975, un seul paragraphe de son Roland Barthes par Roland Barthes à la « déesse H. », dont il dit d'une manière fort neutre : « Le pouvoir de jouissance d'une perversion (en l'occurrence celle des deux H. : homosexualité et haschisch) est toujours sous-estimé. » Quelle lâcheté ! commente Fernandez, qui réserve le même sort à Foucault : « Lui non plus ne s'est jamais décidé à donner son témoignage personnel11. » Ce qui est loin d'être vrai. Mais, sur le fond, il est évident que pour ceux qui avaient vécu la situation précédente, il a souvent été difficile de suivre la « révolution culturelle » qu'opéraient les générations de l'après-68. Un seul exemple peut servir de symbole : en 1981, déboussolé par le militantisme tapageur des « mouvements gays », André Baudry décide de saborder la revue Arcadie et le mouvement du même nom qu'il animait

depuis 1954, et qui avaient incarné pendant trois décennies l'espoir de faire « accepter » l'homosexualité à force de discrétion, de respectabilité et de ce qu'il appelait la « dignité ». Le tout couvert par l'utilisation de pseudonymes. On conçoit que, sommés de dire tout haut et à tout le monde ce qu'ils avaient dû taire pendant tant d'années, plus d'un aient pu se sentir assez désorientés. On entend l'écho pathétique de ces troubles de la conscience, quand Jean-Paul Aron, aux portes de la mort, veut proclamer à la « une » du Nouvel Observateur qu'il est atteint du sida, et faire en même temps 1'« aveu » public de son homosexualité12. Lorsqu'il critique Foucault pour avoir caché la nature de sa maladie, il lui reproche par la même occasion d'avoir voulu échapper aussi à cet « aveu »-là. Mais n'est-ce pas précisément à cette idée même d'« aveu » que Foucault sera allergique ? Une allergie qu'on pourrait interpréter comme la résistance d'une identité du passé projetée dans un nouveau contexte (celui de l'après-1968), et dont on trouve la trace dans tout l'effort déployé par ses textes des années soixante-dix pour refuser l'injonction de dire, de parler, de faire parler. Comme si, là encore, on retrouvait les expériences brutales de la vie quotidienne à l'origine d'une mise en perspective historique et d'une recherche théorique13. Si ses camarades de promotion sont unanimes à évoquer un Foucault bizarre et déroutant, ils le sont également à décrire le travailleur acharné qu'il est déjà. Il lit tout le temps, et il ne se contente pas de lire : il fait des fiches, qu'il range dans des boîtes, avec méthode et minutie. Il a même déniché des notes manuscrites reliées, prises par des élèves... aux cours qu'avait donnés Bergson sur l'histoire de la philosophie. Il apparaît aux yeux de ses condisciples comme quelqu'un d'exceptionnel par sa culture, sa capacité de travail, la multiplicité de ses centres d'intérêt. Il lit tout : les

philosophes classiques, bien sûr, Platon, Kant... et Hegel, sur lequel il soutient, en juin 1949, son diplôme d'études supérieures. Titre du mémoire : « La constitution d'un transcendantal historique dans la Phénoménologie de l'esprit de Hegel. » Il lit Marx, c'est évident, puisque tout le monde le lit. Un peu plus tard, il lira aussi Husserl et surtout Heidegger. En 1942 a paru le livre d'Alphonse de Waelhens et les jeunes philosophes s'initient à la pensée de Heidegger à travers ses commentaires. Foucault va se lancer dans l'étude de la langue allemande pour pouvoir lire les textes eux-mêmes. La lecture de Heidegger sera très importante pour lui : « J'ai commencé à lire Hegel, puis Marx et je me suis mis à lire Heidegger en 1951 ou 1952 ; et en 1953 ou 1952, je ne me souviens plus, j'ai lu Nietzsche, racontera-t-il à la fin de sa vie, en évoquant ses années de formation. J'ai encore ici les notes que j'avais prises sur Heidegger au moment où je le lisais - j'en ai des tonnes et elles sont autrement plus importantes que celles que j'avais prises sur Hegel ou sur Marx. Tout mon devenir philosophique a été déterminé par ma lecture de Heidegger. Mais je reconnais que c'est Nietzsche qui l'a emporté [...]. Ma connaissance de Nietzsche est bien meilleure que celle que j'ai de Heidegger ; il n'en reste pas moins que ce sont les deux expériences fondamentales que j'ai faites. Il est probable que si je n'avais pas lu Heidegger, je n'aurais pas lu Nietzsche14. » Sa passion nietzschéenne interviendra en effet un peu plus tard. Pour l'instant, il s'intéresse beaucoup à la psychanalyse et à la psychologie : il lit Freud, et pendant très longtemps, ce sera un de ses auteurs de prédilection, un de ses sujets de conversation favori, un de ses centres d'intérêt les plus importants ; mais aussi Krafft-Ebing, Marie Bonaparte... Il fait grand cas d'un livre qui a marqué toute cette génération : la Critique des fondements de la psychologie de Politzer, un ouvrage de 1938, épuisé, et dont les normaliens se prêtent avec ferveur l'unique exemplaire disponible. D'autres ouvrages

vont compter pour lui : L'Individu et sa société et Les Frontières psychologiques de la société d'Abram Kardiner, dont la notion de « personnalité de base » et les thèses sur le rapport entre les conduites individuelles et les cultures dans lesquelles elles s'inscrivent vont nourrir sa réflexion ultérieure. Foucault s'intéresse également à Margaret Mead et à la division des sexes dans les sociétés primitives ; au rapport Kinsey sur les comportements sexuels. Il lit Bachelard, bien sûr, qui aura une très grande importance pour lui. Mais il est aussi un grand consommateur de littérature : Kafka, que toute une génération découvre avec enthousiasme et qu'il lit en allemand, parce qu'il veut se familiariser avec la langue, Faulkner, Gide, Jouhandeau, et Genet. On imagine d'ailleurs quel vent de tempête devaient faire souffler les romans de Genet, et quel bonheur devait apporter au début des années cinquante le monumental et magnifique commentaire de Sartre, dans son Saint Genet, pour qui l'on était passé, de Proust à Genet, d'une homosexualité vécue comme une malédiction de la nature à une homosexualité vécue comme un choix jeté à la face du monde. Foucault lit Sade aussi, avec délectation, allant jusqu'à proclamer bien haut son mépris pour ceux qui n'en sont pas des adeptes.

* Rares sont les cours que les normaliens vont suivre en Sorbonne. Et Foucault ne va pas déroger. Il leur faut, certes, passer leur licence dans la vieille faculté toute proche, mais ils évitent en général de suivre les enseignements qu'elle dispense. Ils se contentent de se présenter aux examens de fin d'année. Foucault se déplace pourtant pour entendre Daniel Lagache et Julian Ajuriaguerra, qui exposent les acquis du savoir psychiatrique. Il assiste aussi à certaines séances du cours de Henri Gouhier sur la philosophie du xviie siècle. Et, à

partir de 1949, bien sûr, il retrouvera l'enseignement de Jean Hyppolite, qui est nommé cette année-là à la faculté des lettres de Paris. Foucault s'attache surtout aux quelques enseignements qui sont proposés par la rue d'Ulm. Il va écouter régulièrement Jean Beaufret, le destinataire de la Lettre sur l'humanisme de Martin Heidegger. Beaufret commente Kant et notamment la Critique de la faculté de juger mais parle aussi beaucoup de Heidegger, dont il est l'un des plus fidèles disciples et l'un des introducteurs de France. Foucault sera assez marqué par les prestations de Beaufret. Il en parlera souvent à ses amis. Il y a aussi le cours de Jean Wahl, qui explique le Parménide devant trois étudiants : Gardies, Knapp et Foucault. Et puis il y a les cours de Jean-Toussaint Desanti, communiste fervent, qui s'efforce à cette époque de concilier le marxisme et la phénoménologie. C'est l'un des grands problèmes de la philosophie française d'après-guerre : Tran Duc Thao publiera, dans la même optique, un livre qui aura un retentissement assez considérable dans les milieux philosophiques. Desanti est un professeur très brillant : il exercera une très grosse influence sur les normaliens et il contribuera à rendre séduisante l'adhésion au Parti communiste. Mais bien sûr, le cours qui impressionne le plus fortement les jeunes étudiants, c'est celui de Merleau-Ponty. L'existentialisme et la phénoménologie sont au sommet de leur gloire, mais à l'École, « la mode était d'affecter de mépriser Sartre, qui était à la mode, et semblait régner de haut sur toute pensée possible », comme l'écrira Louis Althusser dans L'avenir dure longtemps, son autobiographie posthume qui apporte un témoignage essentiel sur l'atmosphère intellectuelle de cette époque. Les élèves admirent plutôt Merleau-Ponty, plus universitaire, plus rigoureux, moins « mondain » et, surtout, perçu comme plus

audacieux dans sa tentative d'ouvrir la philosophie aux apports des sciences humaines. Althusser restitue bien la manière dont étaient perçus, dans les parages de la rue d'Ulm, d'un côté Sartre et, de l'autre, Merleau-Ponty (« philosophe d'une tout autre profondeur », dit-il) : « On reconnaissait à Sartre des qualités de publiciste et de mauvais romancier, et de la bonne volonté politique, une grande honnêteté et indépendance, cela va sans dire : “notre Rousseau”, du moins un Rousseau à la taille de notre temps. On tenait Merleau-Ponty en plus grande estime philosophique, bien qu'il fût idéaliste transcendantal, cette manie religieuse de laïc. » Ce qui n'empêche pas Althusser de nuancer ses éloges : « Mais il faisait terriblement universitaire, au point que pour réussir une dissertation d'agrégation, on était sûr de réussir son affaire si on l'écrivait dans le style et avec la componction de la Phénoménologie de la perception »15. Foucault ne manque aucune des conférences que Maurice Merleau-Ponty donne à l'École normale tout au long des années 1947-1948 et 1948-1949. Elles portent sur L’Union de l'âme et du corps chez Malebranche, Maine de Biran et Bergson16, mais aussi sur le langage. Merleau-Ponty se passionne pour les problèmes du langage et il tente d'exposer aux normaliens les travaux de Saussure. Il y a beaucoup de monde : c'est, à ce moment-là, le seul endroit à Paris où l'on peut entendre l'auteur de la Phénoménologie de la perception, alors professeur à Lyon. Mais Merleau-Ponty va être nommé à la Sorbonne, sur une chaire de psychologie de l'enfant, à la rentrée de 1949. Ses fidèles auditeurs se pressent alors à ses cours dans les amphis de la faculté. Merleau-Ponty parle de « la conscience et l'acquisition du langage », ou bien traite des rapports entre « les sciences de l'homme et la phénoménologie ». Ses cours sont publiés presque immédiatement après avoir été prononcés dans le Bulletin de psychologie et il ne fait aucun doute que Foucault en a fait son

profit17. Le cours sur « les sciences de l'homme » par exemple, professé pendant l'année 1951-1952 et qui expose longuement les théories de Husserl, Koffka et Goldstein, sera à n'en pas douter d'un intérêt majeur pour Michel Foucault, qui commence à enseigner à ce moment-là et sur des thèmes tout à fait identiques.

Autre figure marquante pour les jeunes normaliens de la rue d'Ulm : un camarade d'École, qui est nommé « caïman » de philosophie en 1948, c'est-à-dire chargé de préparer les candidats à l'agrégation. Il remplace Georges Gusdorf qui occupait cette fonction jusque-là et qui part enseigner à Strasbourg. Je viens à l'instant de citer son autobiographie, parue en 1992, peu de temps après sa mort (en 1990) : il s'appelle Louis Althusser, et en ces années-là - comme ce sera le cas jusqu'au milieu des années soixante - son nom n'évoque rien à personne en dehors du Quartier latin. Mais sur le petit cercle de ses élèves, il va exercer une influence considérable. Louis Althusser a passé l'agrégation en 1948. Il est alors âgé de trente ans. Il était entré à l'École normale bien longtemps auparavant, puisqu'il avait été reçu au concours de 1939. Mais il a été mobilisé et fait prisonnier. Il a passé cinq ans dans un stalag. Ce n'est qu'à la fin de la guerre qu'il réintègre l'École et passe l'agrégation. Il est reçu second. Le premier est Jean Deprun. Sur la liste des admis : Gilles Deleuze, François Châtelet... Dès la rentrée 1948, Althusser prend ses fonctions de caïman et tout le monde vante ses qualités pédagogiques. Il fait travailler ses élèves sur Platon, la première année, mais, en fait, il donne assez peu de cours. Très vite, en effet, il subit le contrecoup de ses graves problèmes psychologiques et son enseignement devient très irrégulier. Il lui arrive fréquemment de déserter l'École pour plusieurs semaines. Mais il noue des relations personnelles avec les jeunes gens dont il a la charge. Il les reçoit

longuement dans son bureau, un par un, les écoute, leur donne des conseils, des recettes techniques fort utiles pour se présenter devant le jury d'un concours aussi codifié et ritualisé que l'agrégation. Michel Foucault va se lier d'une profonde amitié avec Louis Althusser. Lorsqu'il est malade, c'est Althusser qui lui conseille de refuser l'hospitalisation psychiatrique. Mais aussi, et surtout, c'est en grande partie sous l'influence d'Althusser que Foucault va adhérer au Parti communiste. Lorsqu'il prend ses fonctions de caïman, Althusser n'est pas encore communiste. Il assiste même aux réunions du groupe catholique de l'École. Il a en effet été très catholique, l'est un peu moins. Il a été l'élève des philosophes chrétiens Jean Lacroix et de Jean Guitton et a gardé d'excellentes relations avec eux. Althusser glisse vers le marxisme et le communisme à un moment où presque toute l'École normale et de larges fractions du milieu intellectuel français accomplissent le même mouvement. Le marxisme et l'adhésion au Parti communiste sont les questions qui hantent la conscience des universitaires français. On a souvent remarqué qu'en France la philosophie et les questions intellectuelles sont toujours fortement travaillées par l'instance politique. Cela n'a sans doute jamais été aussi vrai que dans les années qui suivirent la Libération. Et bien sûr, l'École normale, loin de rester à l'écart du phénomène, ne fait que le démultiplier et le pousser à son paroxysme. Dès l'année 1945, mais surtout à partir de 1948, le Parti communiste s'installe rue d'Ulm. Emmanuel Le Roy Ladurie cite un témoignage de JeanFrançois Revel, qui est passé par l'École dans l'immédiat après-guerre et qui signale qu'en 1945 l'influence communiste restait encore limitée. Mais quand la guerre froide commence à battre son plein, lorsque se déclenchent les grèves insurrectionnelles de 1947, chacun est sommé de

« choisir son camp » et l'École se politise à toute allure, ce qui revient à dire qu'elle choisit le « camp des travailleurs » et donc celui du Parti communiste18. Paul Viallaneix raconte qu'il a assisté à de « véritables phénomènes de conversion », où des gens qu'il avait connus apolitiques en khâgne se lançaient avec passion et avec rage dans l'activisme révolutionnaire. Les avertissements de Jacques Le Goff, qui a passé quelque temps en Tchécoslovaquie, ne réussissent pas à tempérer les ardeurs marxistes de ses camarades. À tel point que les historiens peuvent aujourd'hui s'interroger sur cette « génération communiste » de normaliens19. Combien le furent ? Il est assez difficile de le dire de manière précise puisque 1'« adhésion » pouvait aller de la sympathie lointaine et informelle jusqu'au militantisme le plus échevelé et le plus sectaire. Emmanuel Le Roy Ladurie, entré à l'École en 1949, et qui devint presque aussitôt secrétaire de la cellule, parle d'un normalien sur quatre ou cinq : soit « une quarantaine ou une cinquantaine d'élèves sur un total de deux cents » qui étaient membres du Parti. Il ajoute pourtant que seule une vingtaine venait aux réunions. Personnalités marquantes du communisme ulmiste : Michel Crouzet, Pierre Juquin, Maurice Caveing... Pourquoi tant d'intellectuels adhéraient-ils au Parti communiste ? D'abord, il faut dire que cinq millions de Français votaient pour ce parti aux scrutins nationaux, en ces années-là. Ce qui représentait plus de 25 % du nombre total d'électeurs. Et puis, comme le dit Maurice Agulhon, « les gens qui n'ont pas vécu cette époque ne peuvent pas imaginer l'ampleur, l'insistance, la force et, osons le dire, l'impudeur de la propagande communiste sur le thème de la Résistance : “Nous avons été les plus nombreux, disait-elle, les plus actifs, les seuls efficaces, les seuls sincères dans le combat patriotique, notre martyrologe est le plus long, nous avons mérité le beau nom de Parti des fusillés...” Le Parti était le gardien farouche de la pureté patriotique. Avouons-le : notre

esprit critique a été submergé. L'esprit critique n'est pas au reste ce qu'on a de plus développé à dix-huit ou vingt ans, surtout quand joue en sens contraire le vague remords de n'avoir pas combattu dans la Résistance et par conséquent l'envie de se rattraper en rejoignant celle des politiques qui se présente comme son prolongement20 », Les jeunes normaliens adhèrent donc assez massivement, même si ce n'est pas aussi massivement que ne l'affirme l'imagerie véhiculée par un parti qui s'est longtemps présenté comme le lieu de regroupement des intellectuels, le « parti de l'intelligence », et qui prétendait surtout contrôler, régenter, enrégimenter la totalité de ce qui se produisait dans la recherche et la pensée, La réalité est loin d'être aussi univoque. Mais tout de même : un normalien sur quatre ou cinq, pendant près d'une dizaine d'années, cela représente pas mal de monde. Toute la vie de l'École est imprégnée par la politique et les querelles y sont extrêmement vives. Le climat de « terreur intellectuelle » que font régner les membres du Parti communiste est particulièrement lourd. Tout ce qui n'entre pas dans la ligne est excommunié, dénoncé. Emmanuel Le Roy Ladurie, le secrétaire de la cellule, est l'un des plus virulents. C'est un véritable inquisiteur qui donne des ordres, juge de tout, tout le temps, et principalement de l'orthodoxie des normaliens. Il y a certes un petit groupe socialiste, mais qui paraît bien vieillot et ne regroupe pas grand-monde : on y trouve Jean Erhard, qui sera plus tard maire de Riom, Marcel Roncayolo, Guy Palmade... D'autres vont adhérer à l'éphémère Rassemblement démocratique révolutionnaire lancé par JeanPaul Sartre et David Rousset en 1948, Une organisation qui fut présentée un peu vite comme le « parti des normaliens », alors qu'en fait les normaliens qui s'y rallièrent ne furent pas

si nombreux. Il faut dire que le RDR n'a jamais rassemblé beaucoup de monde, en dehors justement de ces quelques normaliens. Les chrétiens sont regroupés dans le « groupe tala » (c'est-à-dire ceux qui vont-t-à la messe) et ils sont divisés entre une aile gauche et une aile droite, très minoritaire. Les plus nombreux, les « chrétiens progressistes », subissent l'attraction du Parti communiste. Ils défendent l'idée d'une Église missionnaire qui devrait aller vers les plus pauvres. François Bédarida est « prince tala », celui qui dirige le groupe catholique, dès sa deuxième année d'École, en 1947. Il est de la même promotion que Foucault. Il a participé très jeune à la Résistance et il est proche de Témoignage chrétien. Il est « progressiste » et donc séduit par le communisme, car, dit-il, « le progressisme, c'est-à-dire le communisme, était dans l'air du temps ». Chrétien procommuniste : c'est le cas aussi de Roger Fauroux, futur ministre de l'industrie après avoir été directeur de l'ENA. On trouve bien sûr à l'intérieur de l'École une « poignée » de normaliens qui appartiennent à l'autre bord, à cette droite vilipendée, et qui ressentent l'atmosphère de la rue d'Ulm comme étouffant sous le « conformisme de gauche ». Ils font un peu figure de « bêtes curieuses » et sont systématiquement traités de « fascistes » par tous les autres. Ils s'appellent Jean d'Ormesson, Jean Charbonnel, qui deviendra ministre du général de Gaulle, Robert Poujade, qui deviendra maire de Dijon... Ce petit groupe milite au RPF et s'intéresse « au tout premier chef à la revue des intellectuels gaullistes, Liberté de l'esprit, où écrivent Claude Mauriac et Maurice Clavel21 ».

En 1948, Louis Althusser adhère au PCF. Dans une lettre à Maria-Antonietta Macciochi, il a expliqué les raisons de son « entrée » au Parti : « Lycéen et étudiant, j'ai été militant d'Action catholique. L'Église avait mis sur pied dans les années trente ses propres organisations de jeunesse pour

faire face à l'influence des idées “socialistes”. Elle nous a rendu un sacré service. Nous étions des enfants de petitsbourgeois, Notre aumônier nous parlait de la “querelle sociale”. Cela nous a fait gagner du temps. C'est une “ruse de l'histoire” : la plupart de mes camarades catholiques de l'époque sont devenus communistes. Le Front populaire, la guerre d'Espagne, la guerre contre le fascisme, la Résistance nous ont fait voir de près la “querelle sociale” et nous ont appris son vrai nom : la lutte des classes. En 1948, je suis devenu professeur de philosophie et j'ai adhéré au Parti communiste français. Depuis cette date, j'enseigne la philosophie à l'École normale. À Pâques 1949, je suis venu en Italie [,„]. Je faisais mon métier et j'essayais d'être communiste. Être communiste en philosophie, c'est être un philosophe marxiste-léniniste. Ce n'est pas facile de devenir un philosophe marxiste-léniniste22 ». Louis Althusser ne deviendra que bien plus tard le philosophe marxiste-léniniste qui « relit » Le Capital et mobilise autour de son nom les talmudistes de la « théorie révolutionnaire » ainsi rénovée, avant, pendant et après 1968, Mais son emprise est déjà suffisamment forte pour pousser quelques normaliens à le suivre dans l'acte d'adhésion. Foucault est de ceux-là en 1950. En 1950, ce qui signifie tout de même qu'il a passé quatre années à l'École sans faire le geste qu'accomplissaient bon nombre de ses camarades. Il faut pourtant préciser qu'il avait voulu adhérer dès sa première année d'École, au printemps 1947. Maurice Agulhon se souvient de cette tentative de Foucault pour rejoindre les rangs communistes, qui s'est heurtée à une difficulté : Foucault veut bien militer à la cellule du Parti, mais pas au syndicat des élèves. Ce qui semble impensable aux communistes chargés d'examiner sa demande d'adhésion et qui, par conséquent, la rejettent. Durant toute sa scolarité, Foucault restera donc non engagé

politiquement, en tout cas hors de tout cadre organisationnel. Proche du PCF, cependant, précise Jacques Proust, qui le fréquentait beaucoup à cette époque. Proche, tout en étant très critique à l'égard des personnalités intellectuelles dominantes du Parti, comme Roger Garaudy, D'ailleurs Foucault, à ce moment-là, est plus hégélien que marxiste. Il travaille beaucoup sur la Phénoménologie de l'esprit pour son diplôme, et il partage cet intérêt avec Louis Althusser qui a lui aussi soutenu un diplôme sur Hegel, quelques années avant, tout comme son ami Jacques Martin, à qui sera dédié Pour Marx, ou encore Jean Laplanche,

L'année 1950 n'est pas seulement l'année où Foucault adhère au Parti communiste. C'est aussi l'année où il échoue à l'agrégation. Il a pourtant choisi de préparer son concours en quatre ans, comme l'École en offre la possibilité, au lieu de trois, comme le font la plupart des normaliens. Au printemps de l'année 1950, il se présente aux épreuves écrites et doit se pencher sur le problème suivant : « L'homme est-il une partie de la nature ? », avant de disserter sur l'œuvre d'Auguste Comte. Il ne réussit pas trop mal et se retrouve sur la liste des candidats admis à passer l'oral. Avec soixante-treize autres candidats sur les deux cent dix-neuf qui se sont présentés au départ. Ce qu'il ne sait pas, c'est qu'il n'est situé qu'au vingtneuvième rang, et que cela constitue un handicap bien difficile à surmonter pour rejoindre le groupe des quinze premiers qui seront admis définitivement. L'oral se passe à cette époque en deux temps : d'abord un « petit oral » qui consiste en une leçon sur un sujet tiré au sort, puis un « grand oral » avec quatre nouvelles épreuves : une leçon et trois explications de textes, en français, latin et grec. Mais le premier oral est éliminatoire. Et Foucault va succomber à ce stade de la compétition. Il tombe sur un sujet qui ne l'inspire guère : « L'hypothèse ». Sujet traditionnel dont les chemins

sont balisés. Mais il se lance dans de longues considérations sur les hypothèses dans le Parménide et néglige totalement la notion d'hypothèse dans les sciences. Le verdict tombe : Michel Foucault ne fait pas partie de la vingtaine de candidats retenus pour la seconde série d'épreuves orales. Le jury, où siègent le doyen de la Sorbonne, Georges Davy, PierreMaxime Schuhl et l'inspecteur général Bridoux, lui reproche de ne pas avoir cité Claude Bernard. « J'ai oublié de mentionner le pipi de lapin », ironisera Foucault par la suite, en référence à une expérience célèbre - et attendue par le jury - de Claude Bernard. Le rapport du président du jury sur ce candidat refusé est assez éloquent. Voici ce qu'on peut lire, écrit de la main du doyen Davy : « Candidat certainement cultivé et distingué et dont l'échec peut être considéré comme un accident. Mais déjà mal placé à l'écrit, il a eu le tort à l'oral et sur une leçon très classique de se préoccuper beaucoup plus de faire montre d'érudition que de traiter le sujet proposé. » Parmi ceux qui seront reçus cette année-là : Pierre Aubenque, Jean-Pierre Faye, Jean-François Lyotard, Jean Laplanche... Parmi ceux qui échouent : Michel Tournier, Michel Butor... Cet échec de Foucault fait tout de même scandale. Tout le monde était persuadé qu'il serait reçu parmi les tout premiers. Il passe pour l'un des plus brillants normaliens et personne ne comprend comment il a pu se faire « coller » de la sorte. Certains avancent même l'idée qu'il aurait été refusé pour des raisons politiques. Mais cette vision des choses est loin de faire l'unanimité des témoins. Il est vrai que beaucoup d'interprétations de cet ordre circulaient à l'époque. En 1951 par exemple, La Nouvelle Critique rapportera ce propos attribué à un membre du jury de philosophie : « Cette année, aucun communiste ne sera reçu. » Une chose est sûre : Foucault a été douloureusement affecté par son échec. Au point que Louis Althusser charge Jean Laplanche et sa jeune

femme de s'occuper de lui et surtout de le surveiller, pour éviter qu'il ne fasse une « bêtise ». Foucault va traverser une nouvelle période de crise. Elle sera de courte durée. Il se remet assez vite au travail, pour préparer le concours de l'année suivante. Il fait équipe avec Jean-Paul Aron, qui n'est pas normalien, mais qui est venu suivre des cours à l'École et avec qui il s'est lié d'amitié. Foucault fait des dizaines de plans de leçons, sur tous les sujets possibles. Il sait que l'oral est pour lui le cap difficile. En juin 1951, il est prêt à affronter une nouvelle fois les épreuves écrites de l'agrégation. Il doit disserter pendant sept heures sur le problème suivant : « L'expérience et la théorie : quelles conséquences philosophiques résultent de la façon de les définir et de concevoir leurs rapports », puis sept heures encore sur « L'activité perceptive et l'intelligence ». Enfin, pendant six heures, pour la dernière épreuve, il doit imaginer que Bergson et Spinoza se rencontrent « au pays endormi du souvenir pur » et « engagent un dialogue sur le temps et l'éternité en vue de définir le genre de considération que la philosophie doit accorder à ces deux notions ». Il s'en sort très bien, se retrouve à nouveau sur la liste des admissibles, et se présente donc devant un jury qui n'est plus tout à fait le même que l'année précédente. Le président en est toujours Georges Davy, mais y participent aussi Jean Hyppolite et, en tant que vice-président, Georges Canguilhem, qui est devenu inspecteur général de l'enseignement secondaire. Il a voulu moderniser un peu les sujets proposés aux candidats. Il a dû batailler, mais il a réussi à imposer des thèmes comme la « sexualité ». « Ils lisent tous Freud. Et, de toute façon, ils ne parlent que de ça », a-t-il fait valoir au président du jury un peu récalcitrant. Et c'est précisément ce sujet-là que le sort va attribuer à Foucault. Jean Deprun, qui est allé assister à cette leçon, parce que Foucault jouissait déjà d'une certaine notoriété parmi les normaliens, se souvient d'un exposé très

classique en trois points : la sexualité comme nature, la sexualité comme culture et la sexualité comme histoire. Histoire étant pris ici au sens d'histoire individuelle, car Foucault est très fortement marqué par ses lectures dans les domaines de la psychologie et de la psychanalyse. Cette fois, Foucault est reçu. Il est troisième, ex aequo avec Jean-Paul Milou, un de ses camarades de l'École. Le premier est Yvon Brès, un des normaliens de sa promotion, qui vient s'excuser auprès de Foucault de l'avoir devancé, ce qu'il ressent comme une injustice. Le rapport du jury fait d'ailleurs état du malaise que Foucault devait éprouver : « Candidat très certainement cultivé et distingué mais qui semblait aborder pour la deuxième fois l'agrégation avec crainte et peut-être prévention », écrit le doyen Davy. Après la proclamation des résultats, Foucault, furieux de n'être pas reçu premier, ira se plaindre à Canguilhem du sujet sur lequel il a dû parler. Quelle idée vraiment, lui dit-il en substance, d'interroger les agrégatifs sur la sexualité ! Après l'agrégation, il faut enseigner. Puisque ce concours conduit théoriquement à l'enseignement secondaire, et doit, du moins à cette époque, ouvrir les portes de l'enseignement supérieur, après un temps plus ou moins long passé dans un lycée, considéré par les normaliens comme un inévitable purgatoire. Et puisque Foucault a été exempté du service militaire, en raison d'un état de santé très précaire, la question se pose à lui avec une certaine urgence. Les nouveaux agrégés doivent demander une affectation dans un lycée, et pour cela, ils sont reçus par l'inspecteur général. Foucault va donc parler à Canguilhem. Pour lui dire qu'il ne veut pas enseigner : reçu à un très bon rang, il peut espérer entrer à la fondation Thiers. C'est une institution très particulière, qui a été créée en 1893 par la belle-sœur et héritière d'Adolphe Thiers. Chaque année, quelques étudiants - des garçons seulement - y sont accueillis, avec une bourse

mensuelle, pour préparer leur thèse dans de bonnes conditions. Après la guerre, le statut de la fondation a été un peu modifié : l'argent du legs qui assurait son existence s'est beaucoup dévalorisé et elle s'est placée sous la tutelle du CNRS. C'est donc cet organisme d'État qui verse les mensualités aux pensionnaires, qui doivent en reverser la moitié à la fondation, puisqu'elle offre le gîte et le couvert. Les pensionnaires obtiennent en entrant le titre d'attaché de recherche au CNRS, qu'ils ne conservent que pendant leur séjour à la fondation. Pendant longtemps, les recrues ont été au nombre de cinq chaque année : des littéraires, des juristes ou des médecins. À l'automne 1950, la fournée d'admis a été de six personnes, dont Robert Mauzi, Paul Viallaneix, JeanLouis Gardies. En 1951, il y en aura dix. Parmi eux, outre Michel Foucault : Jean Charbonnel, Pierre Aubenque, Guy Degen, Jean-Bernard Raimond... Comment entre-t-on dans cette étrange maison, grande bâtisse du xixe siècle, située sur l'actuelle place du ChancelierAdenauer, dans le 16e arrondissement de Paris, près de la porte Dauphine ? D'abord, il faut être recommandé par le directeur de l'établissement universitaire dont on sort. Puis se présenter au directeur de la fondation. À l'époque, c'est l'helléniste Paul Mazon. Et enfin, dans la mesure où la fondation, bien que sous tutelle du CNRS, continue comme par le passé d'être administrée par les académies qui composent l'institut de France, il faut aller voir les représentants de chacune d'entre elles qui siègent au conseil d'administration. L'Académie française est représentée par Georges Duhamel. Jean Charbonnel, qui est arrivé à la fondation la même année que Foucault, a raconté sa visite à l'écrivain : « Quand j'étais allé me présenter à lui, selon la coutume en vigueur, il m'avait dit, de sa petite voix à la Mauriac : “Écoutez, jeune homme, je ne sais pas si un jour vous connaîtrez la gloire, mais je puis vous dire qu'un des

moments où j'ai eu le sentiment de l'avoir connue, c'est lorsqu'un de mes petits-fils est arrivé à la maison en criant : “J'ai eu du grand-père en dictée”23. » Tous les postulants ont droit à la même histoire de la part du romancier. Après cette série de démarches et de visites, les heureux élus peuvent enfin s'installer dans « cette auguste maison, comme la décrit Jean Charbonnel, vieillotte et désuète mais vouée au culte de l'intelligence et au total charmante. Il y a un valet de chambre, de jolis meubles, un billard, un piano et un grand parc. Le décor était somptueux, mais nos ressources modestes... On entrait alors dans la science moderne comme on entre en religion. Il fallait faire vœu de pauvreté et... de célibat24 ». Michel Foucault a parlé à Paul Mazon, lors de sa visite, de deux sujets de recherche : d'une part, « Le problème des sciences humaines chez les postcartésiens » (on sent l'influence de Merleau-Ponty sur le jeune Foucault !) et, d'autre part, « La notion de culture dans la psychologie contemporaine ». « Le premier m'avait paru particulièrement intéressant, écrira Paul Mazon dans son rapport d'activité, au moment où Foucault quittera la fondation, il s'agissait de savoir comment avait évolué le cartésianisme sous les influences étrangères, italiennes et hollandaises, et quels avaient été les résultats de ce mouvement chez Malebranche et Bayle25. » Michel Foucault était en effet allé voir Henri Gouhier pour lui demander de bien vouloir diriger sa thèse complémentaire sur Malebranche. La thèse principale devant porter, comme l'indique Paul Mazon, sur le problème de la culture tel qu'il est analysé par la psychologie contemporaine. Et Foucault commence à y travailler avec son habituel acharnement. C'est à ce moment-là qu'il prend l'habitude d'aller chaque jour à la Bibliothèque nationale. Une habitude qu'il conservera pendant des années, jusqu'à son départ en Suède, et qu'il retrouvera dès son retour en France. La BN est

sans doute l'un des endroits où Foucault a passé le plus grand nombre d'heures de son existence. Mais Foucault ne va rester qu'une année à la fondation Thiers, au lieu des trois prévues par les statuts. Il a beaucoup de mal à supporter cette vie en commun qui lui répugnait déjà rue d'Ulm. Certes, chacun y dispose d'une chambre à soi, et peut donc vivre dans une relative indépendance. Mais malgré tout, il s'agit d'un pensionnat où il faut cohabiter avec une vingtaine de personnes, puisque, outre les dix personnes recrutées pour l'année 1951, il y a les pensionnaires des promotions précédentes. Il faut prendre tous les repas avec ce groupe. Là encore, Foucault se fait assez unanimement détester. Il agresse verbalement tout le monde, fait des histoires, provoque des disputes. Ses relations avec les autres pensionnaires sont placées sous le signe du conflit permanent. Ce qui va provoquer le drame, c'est une aventure amoureuse qui tourne mal avec l'un des pensionnaires. Foucault est soupçonné de voler le courrier dans les casiers à lettres... Il n'a guère envie de rester et la maison n'a guère envie qu'il reste. À la rentrée de 1952, il va trouver un nouveau point de chute : il devient assistant à l'université de Lille.

4 Le carnaval des fous

Lorsque Foucault est arrivé rue d'Ulm, c'est Georges Gusdorf qui était caïman de philosophie. On connaît aujourd'hui la série de ses ouvrages sur l'histoire de la pensée occidentale. Mais à l'époque, il n'avait pour ainsi dire rien publié. Gusdorf s'intéressait beaucoup à la psychologie et, en 1946 et 1947, il a organisé, avec son ami Georges Daumézon, une initiation à la psychopathologie pour ses élèves : avec des présentations de malades à l'hôpital Sainte-Anne et un cycle de conférences pour lequel il a fait venir à l'École, outre Daumézon lui-même, des psychiatres qui ont nom Lacan ou Ajuriaguerra... Gusdorf pousse plus loin l'expérience qu'il propose à ses étudiants. Comme il est très lié à Daumézon « nous étions tous deux protestants » -, il profite de cette amitié pour emmener chaque année un groupe de normaliens à l'hôpital psychiatrique que dirige ce dernier à Fleury-lesAubrais, près d'Orléans. Pendant une semaine, les jeunes gens écoutent les explications des médecins et de leurs assistants. Et ils se promènent dans l'enceinte de l'hôpital. Fleury-lesAubrais n'a pas du tout l'allure d'une prison : ce sont des pavillons dispersés dans une forêt, sur un vaste espace. Quand il succède à Gusdorf, Louis Althusser emmène lui aussi ses élèves à Sainte-Anne. Ils assisteront là aux leçons d'un autre psychiatre de tout premier plan : Henri Ey. Avec Georges Daumézon et Henri Ey, Michel Foucault s'est trouvé

très tôt au contact des courants réformateurs de la psychiatrie ; en présence des hommes qui essayaient, autour du groupe et de la revue Évolution psychiatrique, de repenser dans un sens très libéral le savoir et les pratiques de leur discipline. Et ce qu'il a pu apercevoir de la psychiatrie, à ce moment-là, ne revêtait aucun caractère « répressif » ou « punitif ». Rien de rétrograde, au contraire... Et pourtant ! C'était peut-être l'exemple même de ce qu'il désignera plus tard comme le monologue de la « science » sur la folie.

Dès ses premières années à l'École normale, Michel Foucault a commencé de s'intéresser de très près à la psychologie. Après la licence de philosophie, qu'il obtient en Sorbonne en 1948, il entreprend de passer une licence de psychologie. Il suit donc les cours de Daniel Lagache, qui assure l'enseignement de psychologie générale et de psychologie sociale à la faculté des lettres. Il lui faut également suivre les enseignements du certificat de psycho­ physiologie qui sont donnés à la faculté des sciences. Mais là, il est moins assidu : il fait équipe avec André Vergez et Louis Mazauric pour aller prendre des notes à tour de rôle. Foucault obtient en 1949 sa licence à laquelle il ajoute, en juin de la même année, un diplôme de l'institut de psychologie de Paris, encore une fois avec Daniel Lagache. Lagache est un des grands noms de la science psychologique de l'après-guerre. Il a fait partie de la promotion de 1924 de la rue d'Ulm, avec Aron, Canguilhem, Nizan et Sartre. Il a passé l'agrégation de philosophie mais il a préféré s'orienter vers la psychologie clinique. Il a enseigné assez longtemps à Strasbourg, avant d'être nommé en 1947 à la Sorbonne, où il a prononcé une leçon inaugurale qui a fait grand bruit, sur « L'unité de la psychologie », s'efforçant d'intégrer la psychanalyse dans la science clinique. Elle sera

éditée en 1949. Dans le même temps, il a commencé de donner des cours à l'institut de psychologie. Foucault suit l'enseignement de Lagache avec une certaine ferveur. Car la psychologie, c'est la voie qu'il a choisie. À tel point qu'il envisage désormais de suivre des études médicales. Foucault va consulter Lagache : faut-il être médecin pour se spécialiser en psychologie ? Lagache n'est pas étonné par la question. « À l'époque, bien des philosophes qui se tournaient vers la psychologie, la psychiatrie ou la psychanalyse se débattaient avec ce problème », explique Didier Anzieu, qui s'orientait pour sa part vers la psychanalyse. Lui-même n'a pas franchi le pas. Jean Laplanche semble être l'un des seuls à l'avoir fait. Foucault restera lui aussi sur le seuil : Lagache le lui déconseille, comme il a l'habitude de le déconseiller à tous ceux qui l'interrogent sur ce point : « Si nous étions aux États-Unis, il faudrait assurément le faire, lui dit-il, mais en France, non. » Foucault profite de l'entrevue pour poser d'autres questions au grand psychiatre : il voudrait le consulter à propos de ses propres troubles psychiques. Mais Lagache refuse de mélanger les choses. Il ne veut pas être à la fois le professeur et le psychothérapeute d'un étudiant. Aussi se contente-t-il de donner à Foucault l'adresse d'un psychanalyste. Mais cette recommandation restera provisoirement lettre morte. Plus tard, Foucault se lancera dans cette aventure de la « cure », mais elle ne dépassera pas trois semaines. Ce sera l'un des problèmes qui vont l'obséder pendant des années : faut-il ou non se faire psychanalyser ? Foucault ne va pas interrompre sa formation scientifique après avoir passé l'agrégation. Pendant qu'il séjourne à la fondation Thiers, il entreprend de passer un nouveau diplôme à l'institut de psychologie. En 1952, il obtient donc le diplôme de psychologie pathologique, au terme d'un cursus qui

comporte des enseignements des Prs Poyer et Delay, et notamment des « leçons cliniques » avec « présentations de malades » dans le grand amphithéâtre de Sainte-Anne, ainsi qu'un cours de « psychanalyse théorique » par le Pr Benassy, toujours à l'hôpital Sainte-Anne car l'institut de psychologie ne possède pas de locaux propres. Pierre Pichot, qui assure les « travaux pratiques » pour l'obtention de ce diplôme, se souvient de cet élève qu'il n'appréciait guère. Il veut familiariser ses étudiants avec la technique des tests, mais il juge Foucault trop « normalien », trop théoricien et plutôt rétif au caractère expérimental de la psychologie. Foucault fait allusion, d'une manière assez virulente, à ses démêlés avec les tenants d'une psychologie purement « scientifique », dans un de ses tout premiers articles, écrit en 1953. Il y évoque la question qui lui a été adressée, à peine était-il arrivé dans cet antre de la psychologie expérimentale : voulez-vous faire de la psychologie scientifique ou de la psychologie comme M. Merleau-Ponty ? Et Foucault d'ironiser : « Ce qui mérite attention, ce n'est pas tant le dogmatisme avec lequel on définit la “vraie psychologie” que le désordre et le scepticisme fondamental que pose la question. Étonnant biologiste, celui qui dirait : vous voulez faire de la recherche biologique, scientifique ou non ? » Et Foucault ajoute, en inversant le problème : « On ne peut interroger la recherche psychologique comme on interroge telle ou telle autre forme de recherche à partir de son insertion dans le développement d'une science ou les exigences d'une pratique : il faut demander compte à la recherche du choix de sa rationalité ; il faut l'interroger sur un fondement dont on sait déjà qu'il n'est pas l'objectivité constituée de la science1... » Pourtant, Foucault se passionnait depuis fort longtemps pour les techniques et les expérimentations de la psychologie, il a même acheté le matériel pour faire passer le test de

Rorschach, Il faut dire qu'il a été à bonne école : Daniel Lagache a été l'un des tout premiers adeptes de cette méthode et il en est l'un des introducteurs en France, Lorsque se fondera le Groupement français du Rorschach, il en deviendra le président d'honneur. À l'École normale, Foucault se plaît à soumettre ses camarades à cette « épreuve » : il s'agit de réagir librement à des taches d'encre sur des cartons de couleurs différentes. À partir des réponses obtenues, Foucault propose une interprétation de la personnalité profonde de celui qui s'est prêté au jeu. « Comme ça, je saurai ce qu'ils ont dans la tête », dit-il à Maurice Pinguet, qui échappe à l'expérience. Nombreux sont les normaliens qui se souviennent d'avoir été « testés » de la sorte par Foucault, qui gardera cette passion pour le Rorschach pendant des années et des années, puisque aussi bien à Clermont-Ferrand qu'à Tunis, il consacrera de longues heures de cours à ce qui n'était apparu à ses camarades que comme un divertissement. Le Rorschach, c'est aussi l'une des passions de Jacqueline Verdeaux. Cette femme va jouer un rôle capital dans les années de formation de Michel Foucault. Elle connaît la famille Foucault depuis fort longtemps. Ses parents sont des amis de longue date des Foucault. Pendant la guerre, son père l'a envoyée avec son frère se réfugier à Poitiers. Jacqueline Verdeaux est peu à peu devenue l'assistante-anesthésiste du Dr Foucault, qui continuait ses activités de chirurgien de la ville tout en s'occupant de l'hôpital de fortune installé dans le grand collège des Jésuites pour accueillir les blessés de guerre, lorsque a déferlé l'invasion allemande sur le nord de la France. Quand les troupes allemandes sont arrivées à Poitiers, la jeune femme a quitté la ville. Quelques années plus tard, une fois la paix revenue, Mme Foucault lui demande de bien vouloir s'occuper de son fils qui s'installe à Paris, Foucault dîne régulièrement chez Georges et Jacqueline

Verdeaux, au n° 6 de la rue de Villersexel, une petite rue qui donne sur le boulevard Saint-Germain, non loin de l'Assemblée nationale. Jacqueline Verdeaux s'est tournée vers la psychologie et travaille avec son mari, qui vient de soutenir sa thèse avec Jacques Lacan. Ils ont mis sur pied un laboratoire d'électro-encéphalographie à Sainte-Anne. Jean Delay leur a procuré les locaux : quelques pièces dans les greniers de l'hôpital où ils s'installent avec André Ombredane, un ancien élève de Georges Dumas. Ombredane venait justement de traduire un livre sur le psycho-diagnostic et il a demandé à Jacqueline Verdeaux, qui est germaniste, de bien vouloir soumettre cette traduction à un psychiatre suisse alors assez renommé : Roland Kuhn. Dans le même temps, Ombredane lui prête un livre de Kuhn sur La Phénoménologie du masque. Jacqueline Verdeaux lit le livre et part en Turgovie, à Munsterlingen, sur le bord du lac de Constance. Elle montre à Kuhn la traduction d'Ombredane, mais elle lui adresse également une requête personnelle : elle voudrait traduire, pour sa part, cette Phénoménologie du masque qu'elle a trouvée fascinante. Il accepte, en ajoutant une suggestion : pourquoi ne pas traduire également un livre d'un autre psychiatre installé à trois kilomètres de là : Ludwig Binswanger, qui dirige la clinique Bellevue à Kreuzlingen. Il est le neveu d'Otto Binswanger, qui dirigeait la clinique d'Iéna où fut soigné Nietzsche. Ludwig Binswanger accueille Jacqueline Verdeaux, qui est émerveillée par l'organisation de cet « asile », dont les bâtiments cossus sont disséminés dans un grand parc, coloré par des massifs de roses. Il lui pose beaucoup de questions avant de se décider et va enfin chercher dans les rayons de sa bibliothèque le texte qu'il aimerait voir paraître en priorité en français : c'est un long article. Cela s'appelle Le Rêve et l'existence. Binswanger a développé depuis longtemps l'idée de ce qu'il a nommé 1'« analyse existentielle ». Il a été l'ami de Freud, de

Jung, de Jaspers, de Heidegger, et il a été tout particulièrement marqué par ce dernier. Aussi Foucault n'estil pas dérouté lorsque son amie rentre à Paris et lui demande de l'aider pour la traduction, car l'ouvrage de Binswanger fourmille de termes philosophiques. En fait, ils vont travailler ensemble pour établir la version française. Elle vient le voir tous les jours à l'École normale, où il a un bureau, puisqu'il a commencé à donner des cours, à la demande d'Althusser nous sommes en 1952 -, et ils discutent du meilleur moyen de transposer certaines notions d'une langue à l'autre. Un soir, à la fin d'une journée de travail, Jacqueline Verdeaux emmène son jeune collaborateur rendre visite à Gaston Bachelard, qui est un lecteur fervent de Binswanger et entretiendra plus tard une correspondance avec lui. Jacqueline Verdeaux et Michel Foucault font également le voyage en Suisse, à plusieurs reprises, pour rencontrer Kuhn et Binswanger et leur montrer les différentes étapes de la traduction en cours. Les discussions portent notamment sur le lexique heideggérien. Ils s'interrogent pendant des heures pour transcrire Dasein. Au bout du compte, ils choisiront de parler tout simplement de « présence au monde », en lieu et place de l'habituel « être-là ». Quand la traduction du texte de Binswanger est terminée, Jacqueline Verdeaux dit à Foucault : « Si ce livre vous plaît, faites-en la préface. » Il ne recule pas devant la difficulté et se met bien vite à écrire. Quelque temps après, Jacqueline Verdeaux, qui passe ses vacances de Pâques en Provence avec son mari, reçoit un pli assez épais. « Voici votre œuf de Pâques », dit le petit mot de Foucault qui accompagne un très long texte. C'est la préface. Jacqueline Verdeaux est d'abord étonnée : vu le nombre de feuillets, il se pourrait que cet avant-propos soit plus long que l'ouvrage lui-même. Et c'est le cas. Puis elle lit. Et s'enthousiasme. « C'est génial », pense-t-elle.

Ils vont retourner ensemble voir Binswanger pour lui montrer le texte traduit et la préface réunis. Le psychiatre est fort satisfait des deux. Encore faut-il convaincre l'éditeur, qui est pour le moins réticent à publier cet agrégat bizarre d'une préface si longue, signée d'un inconnu, et d'un livre si court, de quelqu'un qui l'est presque autant, en tout cas en France. Mais Jacqueline Verdeaux se bagarre et, finalement, obtient gain de cause. L'ouvrage paraît en 1954, aux éditions Desclée de Brouwer, dans la collection « Textes et études anthropologiques ». En ouverture du livre, Foucault a placé un extrait du Partage formel de René Char : « À l'âge d'homme, j'ai vu s'élever et grandir sur le mur mitoyen de la vie et de la mort, une échelle de plus en plus nue, investie d'un pouvoir d'évulsion unique : le rêve... Voici que l'obscurité s'écarte, et que VIVRE devient, sous la forme d'un âpre ascétisme allégorique, la conquête des pouvoirs extraordinaires dont nous nous sentons profusément traversés mais que nous n'exprimons qu'incomplètement faute de loyauté, de discernement cruel et de persévérance. » Si l'étude de Foucault s'ouvre sur le poème de Char, elle s'achève également sur de longues citations du Partage formel, qui lui semble offrir la meilleure clé pour comprendre le rêve. Le texte de Foucault est d'une écriture forte et flamboyante. Ce qui l'attire dans Binswanger, c'est la manière dont il a réconcilié et dépassé les apports de Freud et de Husserl. Mais Foucault propose surtout sa propre vision du rêve : « Dans tous les cas, la mort est le sens absolu du rêve », écrit-il, et c'est dans le rêve de mort que « l'existence peut apprendre le plus fondamental sur elle-même2 ». D'où l'idée que « le primat du rêve est absolu pour la connaissance anthropologique de l'homme concret ». Mais Foucault conclut aussi sur la nécessité - « une tâche éthique et une nécessité d'histoire » - de dépasser ce primat. À noter au passage que Foucault cite les travaux de Minkowski, L'Air et les songes de

Bachelard, Mélanie Klein et... le Dr Lacan. Foucault, dès cette époque, était un lecteur de Lacan, et il avait par exemple vivement conseillé à Jean-Claude Passeron, qui commençait un diplôme sur le « spéculaire », de se procurer le texte de Lacan sur Les Complexes familiaux paru dans L'Encyclopédie française en 1938. Jacqueline Verdeaux et Michel Foucault ont donc rencontré à plusieurs reprises Roland Kuhn et Ludwig Binswanger, en Suisse, au cours des années 1952 et 1953. Lors de leur premier voyage, ils sont arrivés chez Kuhn, à l'hôpital de Munsterlingen, à la veille du mardi gras. La tradition veut qu'à cette date, les malades préparent des costumes et des masques. Et médecins, infirmières et malades se retrouvent déguisés dans la salle des fêtes. À la fin de la soirée, tout le monde jette son masque dans un grand feu où l'on immole le personnage de Carnaval. Foucault a été très frappé par cette étrange cérémonie : « Cette fête des fous ressemble plutôt à une fête des morts », confie-t-il à son amie. Foucault et celle qu'il appelle - humour gay ! - « ma femme » vont encore voir Binswanger, à un moment où il passe ses vacances dans le Tessin, au bord du lac de Brisago. Les deux complices se sont retrouvés à Florence, et après avoir passé quelques jours à Venise, ils partent en voiture pour rejoindre la résidence d'été du psychiatre. Auparavant, ils ont pris le temps de visiter les églises et les musées. « Il adorait la peinture, raconte Jacqueline Verdeaux, c'est lui qui m'a fait comprendre les fresques de Masaccio à Florence. » En revanche, et le souvenir de Jacqueline Verdeaux est tout aussi net, il détestait la nature. Lui montre-t-elle un paysage superbe, un lac étincelant sous le soleil, qu'il se met à marcher avec ostentation vers la route en disant : « Moi, je lui tourne le dos. » Ils restent quelques jours en compagnie du psychiatre qui les emmène à plusieurs reprises prendre le thé chez un de ses amis, Szilazyi, un philosophe heideggérien que

Foucault cite dans son Introduction. Les discussions portent sur Heidegger, sur la phénoménologie, sur la psychanalyse avec cette grande question : est-elle une science ? C'est ce que Binswanger s'est efforcé de montrer sa vie durant. Foucault sera plus sceptique !

La fréquentation de Binswanger, de l'homme et de l'œuvre, va jouer un rôle très important pour Foucault. Certes, il se détachera de cette forme de « psychiatrie phénoménologique ». Mais les analyses de Binswanger lui font découvrir une sorte de réalité profonde de la folie. « La lecture de ce que l'on a défini comme “analyse existentielle” ou “psychiatrie phénoménologique” a eu indéniablement une importance pour moi, dira-t-il par la suite ; c'était l'époque où je travaillais dans les hôpitaux psychiatriques et où je cherchais quelque chose de différent des grilles traditionnelles du regard médical, un contrepoids. Assurément, ces superbes descriptions de la folie comme expériences fondamentales uniques, incomparables, furent déterminantes. Je crois d'ailleurs que Laing a lui aussi été impressionné par tout ceci : il a lui aussi pendant longtemps pris l'analyse existentielle comme référence (lui, plus sartrien, moi plus heideggérien)... Je crois que l'analyse existentielle m'a servi à délimiter et à mieux cerner ce qu'il pouvait y avoir de lourd et d'oppressant dans le savoir psychiatrique académique3. » En tout cas, les cent vingt pages de l'introduction écrite par Foucault sont le meilleur reflet de ses orientations intellectuelles de l'époque. Mais plus profondément, c'est un texte essentiel pour saisir les préoccupations qui sont les siennes, les problèmes qu'il se pose et se posera, pour saisir peut-être, en son point d'origine, la genèse de son œuvre. En 1983, dans une première version, publiée aux États-Unis, de sa préface pour L'Usage des plaisirs, Foucault rappellera tout ce qu'il doit à Binswanger, et

comment il s'en est écarté : « Étudier ainsi, dans leur histoire, des formes d'expérience est un thème qui m'est venu d'un projet plus ancien : celui de faire usage des méthodes de l'analyse existentielle dans le champ de la psychiatrie et dans le domaine de la maladie mentale. Pour deux raisons qui n'étaient pas indépendantes l'une de l'autre, ce projet me laissait insatisfait : son insuffisance théorique dans l'élaboration de la notion d'expérience et l'ambiguïté de son lien avec une pratique psychiatrique que tout à la fois il ignorait et supposait. On pouvait alors chercher à résoudre la première difficulté en se référant à une théorie générale de l'être humain ; et traiter tout autrement le second problème par le recours si souvent répété au “contexte économique et social” ; on pouvait accepter ainsi le dilemme alors dominant d'une anthropologie philosophique et d'une histoire sociale. Mais je me suis demandé s'il n'était pas possible, plutôt que de jouer sur cette alternative, de penser l'historicité même des formes de l'expérience. » Et après un long développement qui expose le parcours qui lui a permis de se donner pour tâche de « mettre au jour le domaine où la formation, le développement, la transformation des formes d'expérience peuvent avoir leur lieu ; c'est-à-dire une histoire de la pensée », il ajoute : « On devine comment la lecture de Nietzsche, au début des années cinquante, a pu donner accès à ce genre de questions, en rompant avec la double tradition de la phénoménologie et du marxisme4. »

Avec Jacqueline Verdeaux, Michel Foucault travaille également comme psychologue à l'hôpital Sainte-Anne. Son statut est assez flou : il est « stagiaire », ce qui ne veut pas dire grand-chose, si ce n'est qu'il n'a pas de fonctions officielles et qu'il n'est pas payé. Mais à cette époque, il est pensionnaire de la fondation Thiers, puis assistant à l'université de Lille, et ce n'est donc pas pour gagner sa vie

qu'il fait ce « stage » au laboratoire d'électro­ encéphalographie. Il aide Jacqueline Verdeaux à pratiquer les tests et les expériences. La grande affaire, ici, c'est de mesurer : on mesure les ondes cérébrales, on mesure la résistance cutanée palmaire, on mesure le rythme de la respiration. Le sujet sur lequel on pratique l'expérimentation doit s'asseoir dans un fauteuil et il se retrouve harnaché, ficelé, avec des électrodes sur la tête, sur les pieds, sur les mains... Cet attirail permet au psychologue d'enregistrer les réactions nerveuses de tout l'organisme. Foucault sert parfois de « sujet ». Mais le plus souvent, il aide à la préparation des expériences et à leur lecture. Robert Francès, psychologue et musicologue, vient au laboratoire pour organiser des tests sur l'audition musicale. Et quelle ne sera pas la surprise de Jean Deprun, à qui il a demandé de jouer le rôle du cobaye, lorsqu'il découvrira Foucault parmi les expérimentateurs et les aides techniques. Le laboratoire n'est évidemment pas destiné aux recherches pures et aux expérimentations ludiques : placé sous l'autorité de Jean Delay, il est intégré aux services de l'hôpital, et Georges et Jacqueline Verdeaux sont avant tout chargés d'établir des « tracés » et de proposer des diagnostics sur les malades internés à Sainte-Anne. En 1982, dans une interview, Foucault évoquera ce travail en ces termes : « Il n'y avait pas de statut clair pour un psychologue dans un hôpital psychiatrique. Aussi comme étudiant en psychologie, j'avais là un statut très étrange. Le chef de service était très gentil avec moi et me laissait faire ce que je voulais [...]. J'occupais une position intermédiaire entre les malades et les médecins, et ce n'était pas du fait d'un mérite particulier ou à cause d'une attitude spéciale, c'était la conséquence de cette ambiguïté de mon statut qui me forçait à garder une distance envers les médecins. Je sais que cela ne tenait pas à un mérite personnel parce que, à ce moment-là,

je ressentais tout cela comme une sorte de malaise. C'est seulement quelques années après quand j'ai commencé à écrire un livre sur l'histoire de la psychiatrie que ce malaise, cette expérience personnelle, a pris pour moi la forme d'une critique historique ou d'une analyse structurale. » Et à la question : « L'hôpital Sainte-Anne donnait-il à un employé une impression particulièrement négative de la psychiatrie ? », Michel Foucault répond : « Ah, non. C'était un grand hôpital aussi typique que vous pouvez l'imaginer et je dois dire qu'il était meilleur que la plupart des grands hôpitaux de province que j'ai pu visiter par la suite. C'était l'un des meilleurs de Paris. Non, il n'avait rien de terrible. C'était précisément là le point important. Peut-être que si j'avais fait ce genre de travail dans un petit hôpital de province, j'aurais pensé que ces manques résultaient de sa situation géographique ou de ses problèmes particuliers5. » Foucault n'a pas seulement travaillé comme psychologue dans un hôpital psychiatrique. Il a fait la même chose dans une prison. Car, en 1950, le ministère de la Santé avait demandé à Georges et Jacqueline Verdeaux d'ouvrir un laboratoire d'électro-encéphalographie à la prison de Fresnes où est installé l'Hôpital général des prisons françaises. Le laboratoire a deux fonctions : examiner les détenus malades, à la demande des médecins, pour détecter d'éventuels traumatismes crâniens, des épilepsies larvées, des troubles neurologiques... Et procéder à des séries de tests pour diriger les détenus vers les prisons-écoles comme l'imprimerie de Melun. Jacqueline Verdeaux s'y rend toutes les semaines et elle emmène avec elle son ami Foucault. Pendant deux années, elle va lui apprendre à pratiquer des examens légers, elle l'initie au déchiffrement des résultats, elle lui confie des tâches d'assistance... Ensemble, ils discutent des cas, rédigent des fiches pour chaque personne examinée...

Pendant toute cette période, Foucault baigne donc dans l'atmosphère professionnelle de la psychologie expérimentale. Son apprentissage a désormais quitté les cadres strictement universitaires et Foucault se trouve sur le « terrain » comme dirait un ethnologue : il est confronté à la réalité de la maladie et à la présence des malades. Il est immergé dans la réalité de deux formes d'internement : celui des « fous » et celui des « délinquants ». Et il est lui-même parmi ceux qui « regardent », « examinent », « constatent », même si son statut incertain et mal défini lui donne une distance par rapport au métier de psychologue qu'il apprend à exercer.

5 Le cordonnier de Staline

Avant d'être nommé à Lille, Michel Foucault a déjà commencé d'enseigner la psychologie à l'École normale supérieure. À la demande de Louis Althusser, bien sûr, qui l'a sollicité dès qu'il a obtenu l'agrégation. Foucault donne un cours le lundi soir, dans la petite salle Cavaillès, entre l'automne 1951 et le printemps 1955. Le public est assez fourni pour l'École : entre quinze et vingt-cinq personnes alors que d'ordinaire la fréquentation des cours dépasse rarement les cinq ou six auditeurs. Un public nombreux, donc, et très enthousiaste. « C'est génial », s'exclame un jour Jean-Claude Passeron en sortant d'une de ces conférences. Paul Veyne commente aujourd'hui : « Son cours était célèbre, on y allait comme au spectacle. » Et Jacques Derrida : «J'étais frappé, comme beaucoup, par sa faculté de parole. C'était impressionnant d'éloquence, d'autorité, de brillance. » Les grands thèmes des exposés de Foucault se retrouveront dans les textes qu'il écrira à cette époque : dans le panorama de la psychologie entre 1850 et 1950, qu'il rédige en 1953, à la demande de Denis Huisman qui veut rajeunir {'Histoire de la philosophie d'Alfred Weber, et aussi dans son premier livre, Maladie mentale et personnalité, mis au point presque en même temps. Foucault observe la tradition et emmène, lui aussi, ses élèves à Sainte-Anne pour suivre des présentations de

malades. Jean-Claude Passeron, par exemple, a assisté à des explications de Daumézon. Et Jacques Derrida a gardé un souvenir très vif de ces séances assez pathétiques : « Foucault nous emmenait à trois ou quatre. On allait dans le cabinet de Daumézon, qui faisait faire des exercices de clinique à ses étudiants. On faisait venir un malade et il était interrogé, examiné, par un jeune médecin. Nous assistions à cela. C'était bouleversant. Le médecin se retirait ensuite et après avoir rédigé ses observations, il venait faire une sorte de leçon devant Daumézon. »

Pendant cette période, Foucault va devenir le centre, pour ne pas dire le chef, d'une petite bande de normaliens communistes. Le groupe se compose de Paul Veyne, JeanClaude Passeron, Gérard Genette, Maurice Pinguet, Jean Molino et Jean-Louis Van Regemorter, qui passe pour être l'âme damnée du jeune professeur. Ils ont trois ou quatre ans de moins que lui et lui vouent une sorte de culte. Ils sont communistes, mais pas vraiment dans la ligne. Les autres normaliens communistes, les orthodoxes, les désignent comme « le groupe folklorique » ou encore « le SaintGermain-des-Prés marxiste ». Pendant des heures, ils discutent dans le hall d'entrée ou dans la cour de l'École. Et « le Fouk's » - c'est ainsi qu'ils ont surnommé leur aîné (Fuchs veut dire « renard » en allemand) - le Fouk's, donc, passe de longs moments avec eux lorsqu'il se trouve rue d'Ulm. Il s'est aménagé un bureau dans l'ancienne discothèque désaffectée, au-dessus de la salle Dussane. Il a baptisé cette pièce « laboratoire de psychologie ». Mais en fait d'équipement, il n'y a guère qu'une souris dans une boîte à chaussures. « Voilà le laboratoire », dit-il en riant à ses visiteurs, en montrant la boîte. Sur les murs, les rayons sont encore pleins de disques 78 tours poussiéreux et rendus inutiles par la diffusion du microsillon. Il reçoit ses étudiants et ses amis. Et bavarde

beaucoup avec son confident de l'époque : Maurice Pinguet, qui écrira bien des années après un beau livre sur La Mort volontaire au Japon. Comme les membres du « groupe folklorique », Foucault a lui aussi adhéré au Parti communiste. Il n'a guère commenté cet épisode par la suite. Voici par exemple ce qu'il dit de la situation politique de cette époque dans ses entretiens avec Ducio Trombadori, en 1978 : « Pour ceux qui avaient vingt ans au lendemain de la guerre, pour ceux qui avaient davantage subi cette tragédie qu'ils n'y avaient participé, que pouvait bien représenter la politique quand il s'agissait de choisir entre l'URSS de Staline et l'Amérique de Truman ? Ou bien entre la vieille SFIO française et la démocratie chrétienne, etc. ? Beaucoup de jeunes intellectuels, dont j'étais, jugeaient intolérable un avenir professionnel de type bourgeois : professeur, journaliste, écrivain ou autre... L'expérience même avait démontré la nécessité et l'urgence de réaliser une société radicalement différente de celle dans laquelle nous avions vécu : une société qui avait laissé passer le nazisme, qui s'était prostituée à lui, et puis qui était passée en bloc avec de Gaulle. Face à tout cela, une grande partie de la jeunesse française avait eu une réaction de rejet total1... » Pour Foucault, ces propos ne sont pas destinés à expliquer pourquoi il a adhéré au Parti communiste, mais pourquoi... il s'est intéressé à Nietzsche et à Bataille en se détachant des formes traditionnelles de la philosophie que représentaient pour lui l'hégélianisme et la phénoménologie. Et lorsque son interlocuteur s'étonne de cette réponse et insiste tout de même sur la culture marxiste de l'époque, Foucault répond : « Pour beaucoup d'entre nous, jeunes intellectuels, l'intérêt pour Nietzsche, ou pour Bataille, ne représentait pas une façon de s'éloigner du marxisme ou du communisme. C'était au contraire l'unique voie de communication et de passage vers ce que nous croyions devoir attendre du communisme.

Cette exigence de rejet total du monde dans lequel nous avions dû vivre n'était assurément pas satisfaite par la philosophie hégélienne. D'autre part, nous étions à la recherche d'autres voies intellectuelles pour arriver justement là où il semblait que prenait corps ou existait quelque chose de totalement autre : c'est-à-dire le communisme. Ce fut ainsi que, sans bien connaître Marx, refusant l'hégélianisme, me sentant mal à l'aise en raison des limites de l'existentialisme, je décidai d'adhérer au Parti communiste. On était en 1950 : être alors “communiste nietzschéen” ! Une chose vraiment à la limite du vivable et si l'on veut, peut-être un peu ridicule ; je le savais moi-même2. » Il semble évident que Foucault reconstruit beaucoup et même réinvente son itinéraire intellectuel et politique, car ce n'est certainement pas par nietzschéisme qu'il a adhéré au Parti communiste. Sa lecture de Nietzsche interviendra plus tard, et en tout cas l'influence déterminante de Nietzsche sur lui se situera plutôt vers 1953, comme le soulignent les témoins de l'époque. Maurice Pinguet a raconté cette découverte de Nietzsche par Foucault sur les plages italiennes, au cours des vacances de l'été 1953 : « Hegel, Marx, Freud, Heidegger, tels étaient en 1953 ses axes de référence, lorsque se produisit la rencontre avec Nietzsche : je revois Michel Foucault, lisant au soleil, sur la plage de Civitavecchia, les Considérations intempestives3. » Paul Veyne confirme : il eut en 1983 de longues conversations avec Foucault qu'il a notées dans son journal. Foucault lui a précisé la date à laquelle il s'était mis à lire Nietzsche : 1953. Tout comme il lui a déclaré : « Quand j'étais au Parti communiste, le marxisme me semblait une doctrine de bon sens. » Il suffit d'ailleurs de lire les textes publiés par Foucault à cette époque pour voir que le « nietzschéisme » en est totalement absent, tandis que le vocabulaire et la thématique

marxistes en forment souvent l'horizon, même s'il est impossible de définir Foucault comme étant purement et simplement marxiste. Que l'on se reporte, par exemple, à la première édition de Maladie mentale et personnalité pour le constater. Nous y reviendrons dans quelques instants. Il faut remarquer cependant que l'adhésion de Michel Foucault au Parti communiste n'a jamais été similaire à celle de bon nombre de ses camarades de l'École. Il assistait assez rarement aux réunions de cellule. « Je me rappelle pourtant, écrit Maurice Pinguet, qu'un soir, il était là, au premier étage de ce petit café de la place de la Contrescarpe : il se lança tout à coup dans une intervention véhémente contre le pacte charbon-acier4. » Mais Foucault ne prenait jamais part aux activités militantes. Personne ne l'a jamais vu vendre L'Humanité, ni participer à des distributions de tracts, ou à des manifestations. Sauf une fois, précise Jean-Louis Gardies, qui s'est retrouvé, un jour où L'Humanité avait été saisi, avec Foucault et quelques autres, devant le siège du quotidien communiste pour aller en diffuser des exemplaires au Quartier latin. « Mais, ajoute-t-il, ni lui ni moi n'étions faits pour cela. Nous n'avions pas l'âme de militants. » Et surtout, ni politiquement ni intellectuellement, il n'est possible de ranger Foucault parmi ceux qui se désignaient eux-mêmes comme « staliniens ». Le Roy Ladurie, qui sait de quoi il parle, puisqu'il fut l'un des plus véhéments de ceux-ci, note dans son livre de souvenirs : « Michel Foucault donnait bien moins que d'autres à cette époque dans les excès du stalinisme5. » Pourtant, Jean-Claude Passeron et Alexandre Matheron se souviennent que Foucault a participé à une série de conférences à la Maison des Lettres, rue Férou, près de la place Saint-Sulpice : « Les communistes agrégatifs de philosophie avaient alors constitué un groupe de travail, raconte Alexandre Matheron, où un certain nombre de philosophes membres du Parti (Desanti, Vernant, etc.) avaient

accepté de venir parler. Et Foucault, qui était alors assistant à Lille et donnait des cours à la rue d'Ulm, est venu un jour parler de Pavlov », dans le cadre d'un exposé sur la psychiatrie, qui allait devenir le chapitre VII de Maladie mentale et personnalité. Certes, ajoute Passeron, son exposé ne fut pas situé dans le droit fil de l'orthodoxie marxiste de l'époque, mais tout de même : Foucault y a cité Staline. Sa conférence se termine en effet sur la référence à une phrase de Staline à propos du pauvre cordonnier alcoolique qui bat sa femme et ses enfants, pour expliquer que les pathologies mentales sont fruits de la misère et de l'exploitation et que seule une transformation radicale des conditions d'existence pourra y mettre un terme. Faut-il voir là un « clin d'œil » au « groupe folklorique » qui assistait à la séance, comme le suggère Passeron ? Ou tout simplement le fait qu'il n'était pas pensable d'omettre le nom de Staline dans une conférence organisée par le Parti, quel qu'en fût le sujet ? Même si Foucault bénéficiait d'un statut un peu particulier : personne ne lui reprochait son absentéisme aux réunions de la cellule, ni même, ce qui était beaucoup plus grave, ses persiflages avec Jean-Louis Van Regemorter sur les articles de L'Humanité à propos de l'Union soviétique. À entendre tous les témoignages de l'époque, Foucault n'a pas été un militant très ardent. On peut même dire qu'il ne l'a été que d'assez loin. Comment expliquer alors cette étrange conversation rapportée par Claude Mauriac dans son journal ? La scène se passe en 1971 et Foucault dit à JeanClaude Passeron : « Tu te souviens quand nous servions de nègres à La Nouvelle Critique ? Et ce fameux article dont il fut longtemps question : “Il faut régler son compte à MerleauPonty”, c'était la formule employée. Je crois bien que cet article ne fut jamais écrit. Mais il y a bien d'autres pages de La Nouvelle Critique dont nous fûmes les auteurs. » Et Claude Mauriac, intervenant dans ce dialogue, ajoute : « Je demande :

est-ce que, par hasard, elles n'étaient pas signées Kanapa6 » ? Foucault aurait donc écrit des articles de Jean Kanapa, le rédacteur en chef de La Nouvelle Critique, l'apparatchik stalinien que Sartre traitera de « crétin » dans Les Temps modernes en 1954 ? Foucault, en tout cas, n'a pas démenti ce propos. Il a simplement précisé, selon le récit donné par Claude Mauriac dans un volume ultérieur du Temps immobile : « Je n'écrivais pas “les” textes de Kanapa. Tout au plus deux ou trois de ces textes. Il convient pour être vrai de dire... » La phrase de Foucault reste en suspens. Car Claude Mauriac l'interrompt, précisément pour lui faire remarquer qu'il avait laissé passer sans réagir la phrase rapportée dans le volume publié précédemment7. Dès qu'il s'agit d'entrer dans le détail de cette histoire, les choses deviennent difficiles à préciser. D'abord parce que les proches de Kanapa déclarent tous que ce dernier n'était pas homme à avoir recours à des nègres pour écrire ses articles. Pierre Daix, qui participait au comité de rédaction de la revue, l'affirme avec une grande netteté : Kanapa écrivait ses articles avec beaucoup de soin et de précision dans le détail de l'expression et personne ne pouvait intervenir sur sa production. Tout au plus « était-il possible de lui faire modifier telle ou telle formule, mais après des heures de discussion ». Le fils de Jean Kanapa a rencontré Foucault, dans les années soixante-dix, et Foucault, sachant qui il était, n'a fait aucune allusion à cet épisode. Plus encore : Jérôme Kanapa a raconté à son père cette rencontre avec Foucault, mais Jean Kanapa n'a évoqué aucun lien, ni aucune rencontre passée avec le philosophe. Quant à Desanti, il éclate de rire quand on lui pose la question : « Cela ne peut être qu'un canular de Foucault. » Une autre hypothèse leur sembleraitelle plus plausible : Foucault aurait-il écrit des articles sous pseudonymes ? Aucun des membres du comité de rédaction ou des collaborateurs de la revue de cette époque, que ce soit

Annie Kriegel, Jean-Toussaint Desanti, Francis Cohen, Victor Leduc ou Gilberte Rodrigues, qui était secrétaire de la rédaction et collaboratrice de chaque instant de Kanapa, n'a le souvenir d'avoir vu Foucault ou entendu parler de lui. Et il ne s'en trouve pas un seul pour croire possible sa participation à la revue. Michel Verret, normalien philosophe de la promotion 1948, qui travaillait régulièrement pour La Nouvelle Critique, abonde dans ce sens : cela lui semble impensable. D'autant que la pratique du pseudonyme était, précise-t-il, réservée aux cadres de l'administration, hauts fonctionnaires ou militaires. Lui-même y signait généralement de son nom ses propres articles, comme par exemple, en 1949, l'éloge des Communistes de Louis Aragon et la défense du pacte germano-soviétique, rédigée et signée avec Alexandre Matheron et François Furet (ce dernier fut en effet, il n'est pas sans intérêt de le signaler, un fervent stalinien, et l'on peut dire qu'il conservera toute sa vie, après être devenu l'homme de droite que l'on sait, les structures mentales dogmatiques et sectaires et le goût pour les méthodes politiques autoritaires et violentes qu'il avait acquis à l'école du Parti). Une autre figure de proue du communisme normalien, Maurice Caveing, exclut l'idée que Foucault ait pu ainsi écrire dans la revue intellectuelle du Parti, en ajoutant que, de toute façon, cela ne cadrerait guère avec le tempérament de Foucault lui-même. Michel Crouzet, qui fut secrétaire de la cellule, avoue lui aussi ne pas être au courant. Reste alors à interroger la personne à qui s'adressait la phrase rapportée par Claude Mauriac : Jean-Claude Passeron. Il dit n'avoir jamais écrit pour La Nouvelle Critique, ni à un titre ni à un autre, et il ne croit pas vraisemblable que Foucault l'ait fait. Il évoque seulement des petites notes que les normaliens pouvaient rédiger, des drafts qui pouvaient servir pour les articles des grands signataires de la revue. Il y a aussi des petits textes, non signés, figurant à la fin des

numéros de La Nouvelle Critique de cette époque, et qui relatent des faits se déroulant au Quartier latin ou à l'École normale. Et la plupart du temps, sans signature. Mais, ni dans un cas ni dans l'autre, Passeron ne pense que Foucault ait pu en être l'un des auteurs. Absolument exclu : c'est aussi ce qu'affirme de manière catégorique Louis Althusser : « Je pense, précise-t-il, que Foucault a voulu dire : nous avons été responsables du “kanapisme”. » Alors ? Claude Mauriac répond simplement que Foucault a bien prononcé ces paroles devant lui. D'ailleurs, Jean-François Sirinelli, interrogeant Foucault en 1981, pour une étude sur les normaliens communistes d'après-guerre, raconte que Foucault lui a dit au passage que les normaliens écrivaient pour La Nouvelle Critique, et semblait s'inclure dans le groupe (on ne félicitera certes pas cet historien qui a alors omis de lui demander des précisions !). Et dans le cours d'un entretien enregistré en 1975 et publié en 2004, Foucault lui-même mentionne bel et bien cette pratique sur laquelle le récit de Mauriac a attiré l'attention, lorsqu'il évoque les similitudes entre le fonctionnement de l'université et celui du Parti communiste, avec « les mêmes hiérarchies, les mêmes contraintes, les mêmes orthodoxies » : « Rédiger une dissertation pour un président de jury d'agrégation, ou écrire, comme ça m'est arrivé, des articles que signait un dirigeant du Parti, c'était exactement le même exercice8 ! » Mais de quels articles s'agit-il ? Et par quelles voies passaient les contributions des normaliens avant de se transformer en articles signés par les responsables de la revue ? On ne le saura peut-être jamais. Seul semble donc certain le fait que Foucault a collaboré à la revue intellectuelle du Parti communiste. Et le fait, également, qu'il a écrit un article sur Descartes pour Clarté, le journal des étudiants communistes, à la demande de Michel Verret qui en était le directeur. Mais, ce texte « éblouissant », selon le témoignage d'Alexandre

Matheron, membre du comité de rédaction, a été jugé « trop difficile pour les masses étudiantes ». Et n'a donc pas été publié, malgré les avis favorables de Matheron et Verret. Reste que, selon tous les témoins, l'adhésion de Foucault a été plutôt « marginale », comme il le dira lui-même à JeanFrançois Sirinelli. Et d'assez courte durée, ajoutera-t-il. Mais pour avoir été bref, le séjour de Foucault chez les communistes a pourtant été plus significatif et en tout cas plus long qu'il ne voudra bien le dire par la suite quand il l'estimera, selon les interlocuteurs, à trois mois, six mois, dixhuit mois.... Toujours est-il que Foucault a quitté le Parti en 1953. Les raisons de ce départ sont multiples, bien sûr. Tout d'abord, et il ne faut pas négliger ce point : Foucault devait se sentir très mal à l'aise dans un parti qui rejetait et condamnait l'homosexualité comme un vice de la bourgeoisie et comme un signe de décadence. Foucault a eu le sentiment que son homosexualité le plaçait à l'écart. D'autres, au même moment, étaient exclus de leur cellule pour cette raison. Un témoin privilégié donne de la force à cette interprétation : Louis Althusser lui-même. À la question : pourquoi Foucault a-t-il quitté le Parti communiste, il répond sans hésiter : « À cause de son homosexualité. » Foucault a également avancé une autre raison : le trouble qu'il a ressenti après l'affaire dite « des blouses blanches ». En 1952, les médecins de Staline ont été accusés de comploter contre la vie du « génial petit père des peuples ». La dénonciation empeste l'antisémitisme. Mais tous les membres du PCF, et Foucault parmi eux, s'efforcent de croire à la version soviétique officielle. Voici comment Foucault a vécu cette histoire, telle qu'il l'a racontée à Ducio Trombadori : « Quand j'ai quitté le PCF, ce fut après le fameux complot des médecins de Staline, dans l'hiver 52, et cela se produisit en raison d'une persistante impression de malaise. Peu de temps avant la mort de Staline, s'était répandue la nouvelle selon

laquelle un groupe de médecins avaient attenté à sa vie. Ce fut André Wurmser qui tint une réunion dans notre cellule d'étudiants pour expliquer comment se serait déroulé le complot. Bien que nous ne fussions pas convaincus, nous nous efforçâmes tous de croire ce qu'on venait de nous dire. Ceci aussi faisait partie d'une attitude que je qualifierais de désastreuse mais qui était la mienne ; c'était ma façon d'être dans le Parti : le fait d'être obligé de soutenir un fait qui était totalement opposé à la crédibilité, cela faisait justement partie de cet exercice de “dissolution du moi” et de la recherche d'une façon d'être “autre”. Ainsi, nous accordâmes du crédit au discours de Wurmser. Cependant, trois mois après la mort de Staline, on apprit que le complot des médecins était une pure invention. Que s'était-il passé ? Nous écrivîmes à Wurmser en lui demandant plus ou moins de venir nous voir pour nous expliquer ce qu'il en était de ce complot. Nous ne reçûmes pas de réponse. Vous me direz : pratique courante, petit incident de parcours... Le fait est qu'à partir de ce moment-là, je me suis éloigné du PCF9. » Comme Staline est mort le 5 mars 1953 on peut dater la désaffection dont parle Foucault de l'été ou de l'automne de la même année. Jean-Paul Aron raconte une anecdote qui montre qu'en avril 1953, Foucault était encore membre du PCF : à cette date, le même André Wurmser tient une réunion à Lille. L'objet de sa diatribe, cette fois : dénoncer le portrait de Staline par Picasso, publié en couverture des Lettres françaises, journal culturel du PCF, dirigé par Louis Aragon. À la réunion assistent notamment Michel Simon et Michel Foucault. Wurmser déclare à ses auditeurs que, « condamné par Thorez, ce portrait s'autodétruit, meurt de son erreur, ou, ce qui revient au même, de sa malfaisance ». Selon Jean-Paul Aron, Foucault « commence » à « être ébranlé » par de tels arguments10. Commence ! En tout cas, il assiste encore aux réunions où parle Wurmser. Et puisqu'il a adhéré en 1950, il

est donc resté au Parti communiste environ trois ans. Quant au marxisme, Foucault va s'en détacher encore plus lentement. Michel Simon se souvient d'avoir entendu Foucault déclarer, devant un cercle d'étudiants communistes, en 1954, que « le marxisme n'est pas une philosophie, mais une expérience sur le chemin qui conduit à une philosophie ». Et Étienne Verley, communiste de l'École normale, a participé avec Foucault à une réunion, organisée par Althusser, pour constituer un groupe chargé d'élaborer un manuel de psychologie marxiste. C'était, dit-il, juste après la parution de Maladie mentale et personnalité, c'est-à-dire au printemps de l'année 1954. Ce qu'on peut dire : Foucault avait quitté le PCF et s'était détaché du marxisme avant son départ pour la Suède, à l'été 1955. Mais il est resté très lié avec Louis Althusser. « Quand j'ai quitté le Parti communiste, il n'y a eu aucun anathème de sa part, il n'a pas voulu rompre ses rapports avec moi11. » Cette relation avec Althusser a sans doute joué un très grand rôle pour les deux hommes. En 1965, quand paraîtra Lire Le Capital, Althusser rendra hommage à Foucault, en évoquant «ces maîtres à lire les œuvres du savoir que nous furent G. Bachelard et J. Cavaillès, que nous sont aujourd'hui G. Canguilhem et M. Foucault ». Althusser, « le Tuss » ou « le vieil Alt » comme l'appelait Foucault, avait réagi avec enthousiasme aux premiers livres de son élève. Lui-même n'avait presque rien publié lorsque ont paru Folie et déraison et Naissance de la clinique en 1961 et 1963. Il écrit à Foucault des lettres chaleureuses, dans lesquelles il parle d'« œuvre pionnière » et de « libération ». Mais les coups de griffe de Foucault contre le marxisme dans Les Mots et les choses en 1966 ne laisseront pas indifférent le caïman de la rue d'Ulm, dont les travaux viennent de commencer à paraître en volumes et à connaître dès lors un certain retentissement. Lorsque Foucault ironise sur les tempêtes théoriques qui agitent le

bassin des enfants, tout le monde comprend qu'il s'agit de la cour de l'École normale12. Althusser ajoutera donc une note concernant Foucault, qui ressemble à une mise en garde, dans l'édition anglaise de Lire Le Capital, en 1970 : « Il fut l'un de mes élèves et quelque chose de mes recherches est passé dans les siennes, y compris certaines de mes formulations. Mais dans sa pensée et sous sa plume, même le sens des termes qu'il m'a empruntés est transformé en quelque chose de profondément différent de celui que je leur attribuais13. » Malgré ces désaccords théoriques, manifestés avec discrétion et fermeté, Althusser et Foucault resteront amis. Foucault gardera toujours une très grande estime et un très grand respect pour Althusser. Et il n'aura pas de mots assez durs pour fustiger ceux qui ricaneront de son professeur lorsque le vent aura tourné et que le marxisme aura passé de mode14. Si Foucault peut dire qu'il a été un « communiste nietzschéen », c'est parce qu'il était encore à l'intérieur de l'espace théorique défini par la phénoménologie et le marxisme quand il a découvert les grands écrivains contemporains qui vont le fasciner, auxquels il va s'identifier, qu'il va citer en toute occasion : Bataille et Blanchot, grâce auxquels il va justement rompre les attaches qui le retiennent encore dans les lieux établis de la philosophie et de la politique. Même si la découverte de ces auteurs passe à l'époque par l'intermédiaire de Sartre, dont Situations I a paru en 1948, avec les longs commentaires qu'il leur consacre. « On venait à Bataille et à Blanchot par Sartre, et on les lisait contre Sartre », expliquait Jacques Derrida. En tout cas, pour Foucault, ils vont être la véritable voie d'accès au « nietzschéisme », comme il le dira à plusieurs reprises par la suite. Il découvre aussi René Char (qui remplace dans son cœur Saint-John Perse qu'il avait adulé jusque-là) et l'œuvre

de Beckett. En 1953, en effet, on joue En attendant Godot, « un spectacle à vous couper le souffle15 ». S'ouvre alors pour Foucault la période de la fascination littéraire, qui gardera sa force jusqu'à la fin des années soixante, pour céder la place à ce moment-là à une perception plus politique des choses. Parlant des années cinquante, Foucault dira un jour à Paul Veyne : « À cette époque, je rêvais d'être Blanchot », lui racontant qu'il avait lu avec passion les chroniques que l'écrivain publia régulièrement à partir de janvier 1953 dans la Nouvelle Revue française. À signaler, notamment : en octobre 1953, Blanchot consacre un long commentaire à L'Innommable de Samuel Beckett et analyse la dissolution du « je » et de « l'auteur » dans ce texte16. C'est peut-être par Blanchot que Foucault a découvert ce roman qu'il citera bien souvent par la suite : dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1970, par exemple. Il le citera entre guillemets, mais, bien sûr, sans mentionner aucun nom d'auteur. En 1953 toujours, un texte de Blanchot sert de préface à la traduction du livre de Karl Jaspers, sur Strindberg, Van Gogh, Hölderlin, Swedenborg. Foucault est depuis longtemps un lecteur attentif de Jaspers et dans ses premiers articles, il mentionne souvent sa Psychopathologie générale, dont on sait à quel point elle avait déjà influencé Sartre. Dans l'ouvrage sur Strindberg, Van Gogh..., Jaspers trace à grands traits une histoire des formes de la folie : « On serait tenté de parler d'une affinité particulière entre l'hystérie et l'esprit régnant avant le xvme siècle, affinité qui existerait entre la schizophrénie et l'esprit de notre temps17. » La préface de Blanchot s'intitule La Folie par excellence. Et l'on peut y lire : « Ce que la science explique par des causes, n'est pas pour autant compris. La compréhension cherche ce qui lui échappe, elle s'avance fortement et constamment vers le

moment où comprendre n'est plus possible, où le fait, dans sa réalité absolument concrète, devient l'obscur et l'impénétrable18. » Blanchot est assurément l'une des sources fondamentales pour appréhender le travail de Foucault dans les années qui vont suivre. Quant aux poèmes de Char, on en retrouvera la trace dans de nombreux écrits de Foucault, depuis les tout premiers jusqu'aux derniers : dès son introduction, on l'a vu, au texte de Binswanger, Le Rêve et l'existence, en 1953, puis dans la préface à Folie et déraison en 1961, où il déclare : « De règle et de méthode, je n'en ai retenu qu'une, celle qui est contenue dans un texte de Char, où peut se lire aussi la définition de la vérité la plus pressante et la plus retenue : “Je retirai aux choses l'illusion qu'elles produisent pour se préserver de nous et leur laissai la part qu'elles nous concèdent”19. » La préface se termine sur une autre citation de Char. Trois lignes placées entre guillemets, mais, cette fois, Foucault ne donne pas de référence, pas même le nom de l'auteur : « Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime20. » On retrouvera René Char en 1984, sur la couverture des derniers livres de Foucault, L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi. Paul Veyne raconte que Foucault connaissait par cœur des poèmes de Char, au début des années cinquante, et citait tout le temps Le Requin et la Mouette. Quelques années plus tard, en Suède, Foucault demandera à ses étudiants et à ses amis de réciter des poèmes de Char avant d'entrer chez lui. Mais bizarrement, Foucault qui a connu, ou croisé, tant de monde par la suite, n'a jamais rencontré ses idoles. Bataille est mort peu après le retour de Foucault en France. Et ni avec Blanchot ni avec Char, il n'aura de liens. Dans son Michel Foucault tel que je l'imagine, paru après la mort du philosophe,

Blanchot raconte qu'ils n'ont parlé qu'une seule fois ensemble : « Je suis resté avec Michel Foucault sans relations personnelles. Je ne l'ai jamais rencontré, sauf une fois dans la cour de la Sorbonne pendant les événements de mai 68, peutêtre en juin ou juillet (mais on me dit qu'il n'était pas là), où je lui adressai quelques mots, lui-même ignorant qui lui parlait21. » Blanchot commentera VHistoire de la folie, à sa parution, puis le Raymond Roussel, deux ans après, dans ses chroniques de la NRF. Foucault analysera l'œuvre de Blanchot dans un long article de 1966, La Pensée du dehors. Leur seul dialogue sera donc ce qui circulera de l'un à l'autre, d'article à article, de livre à livre. « Nous nous sommes manqués », dit encore Blanchot22. Mais peut-être ont-ils, au fond, souhaité qu'il en soit ainsi ? Quant à René Char, Foucault ne l'a jamais rencontré non plus. Il ne lui a pas même téléphoné, précise Paul Veyne, qui fut lié à l'un et à l'autre. Veyne et Foucault, un beau jour de 1980, « comploteront » pour faire entrer Char au Collège de France. Le complot n'ira pas bien loin : ils s'aperçoivent aussitôt que le poète a... passé l'âge de la retraite. René Char, de son côté, avait une grande estime pour le philosophe et admirait son Histoire de la folie. Il dédiera même un de ses derniers poèmes « à Michel Foucault », à la mort de ce dernier. Mais ce poème, Demi-jour en Creuse, n'a pas été écrit pour Foucault. Il est daté du 21 juin 1984, quatre jours avant sa mort. Char en a simplement offert l'autographe à Veyne, qui habite tout près de chez lui, à la campagne, dans le midi de la France. Un cadeau pour le consoler de sa peine, à la mort de son ami. Mais lorsque Paul Veyne lit : Un couple de renards bouleversait la neige, Piétinant l’orée du terrier nuptial ; Au soir le dur amour révèle à leurs parages la soif cuisante en miettes de sang.

il est ému jusqu'aux larmes et raconte au poète : « On appelait Foucault “le Fuchs”. » D'où la dédicace ajoutée par Char. Et la lecture de ce quatrain aux obsèques de Foucault à Vendeuvre-du-Poitou. Il n'y eut pas d'autre proximité entre Char et Foucault que cette coïncidence post mortem, contrairement à une légende déjà bien établie. « Il me serait doux d'y croire », dit Paul Veyne dans son ouvrage sur René Char. Mais « il est honnête d'y couper court23 ».

6 Les dissonances de l'amour

À l'aube des années cinquante, l'université de Lille ne compte que trois ou quatre professeurs de philosophie. Le corps enseignant dans les facultés françaises n'est pas encore ce qu'il deviendra quinze ou vingt ans plus tard. Mais comme aucun d'entre eux n'a le goût ni l'envie d'enseigner la psychologie, Raymond Polin, Olivier Lacombe, Yvon Bélaval ont décidé de recruter quelqu'un qui se chargerait - et les déchargerait - de la besogne. Ils définissent le profil idéal de la personne qu'ils cherchent : un philosophe qui s'intéresse à la psychologie plutôt qu'un technicien de cette discipline. Un jour, à Paris, Raymond Polin évoque le problème devant un de ses collègues, Jules Vuillemin, qui lui suggère le nom de Foucault. Vuillemin jouera un rôle important dans la carrière de Foucault et nous aurons l'occasion de le retrouver. Pour l'instant, il suffit de savoir qu'il est un ami d'Althusser et qu'il donne des cours rue d'Ulm. C'est là qu'il a fait la connaissance de Foucault. Il donne aussi des cours dans l'autre École normale supérieure de garçons, à Saint-Cloud, et c'est là qu'il a rencontré Polin, qui y enseigne aussi. La boucle est bouclée : Polin prend contact avec Foucault et le reçoit. Foucault lui explique qu'il prépare une thèse sur « la philosophie de la psychologie ». Ce qui enchante le professeur, très favorablement disposé en raison de l'excellente réputation dont jouit Foucault et dont les échos

lui sont parvenus. Et cela en dépit des inquiétudes qu'il peut nourrir à cause des rumeurs qu'il a également entendues quant à la santé psychologique fragile du postulant. Michel Foucault est donc nommé assistant de psychologie à l'université de Lille et prend ses fonctions en octobre 1952. Mais il ne va pas « résider » dans la ville. Comme les professeurs, il bloque ses cours sur deux ou trois jours, fait le voyage chaque semaine et descend dans un petit hôtel près de la gare. La faculté des lettres occupe un vaste bâtiment de pierre grise, au centre de la ville, rue Auguste-Angelier, derrière le palais des Beaux-Arts. La façade est ornée d'un fronton et le hall d'entrée s'ouvre sur deux rangées de colonnes. Le lieu est imposant, pompeux et sinistre. Foucault y enseigne la psychologie et son histoire. Il explique les théories, passe en revue les auteurs, parle de la psychopathologie aussi bien que de la Gestalt ou des tests de Rorschach... Il déroute ses étudiants en commentant Peau d'âne en guise d'introduction à la psychanalyse. Mais ensuite, il s'arrête très longuement sur Freud et recommande à ses auditeurs de lire les Cinq Psychanalyses... Il s'attarde tout autant sur l'étude de la « psychiatrie existentielle » et sur les travaux de Kuhn et Binswanger. Et puis, il conclut ses exposés annuels en évoquant les physiologistes soviétiques qui travaillent dans la lignée de Pavlov. « Ce que j'ai entendu était très nettement d'orientation marxiste », dit Gilles Deleuze, qui a assisté à l'un de ses cours. Un seul et par hasard. Il enseignait au lycée d'Amiens et il avait rendu visite à Lille à son ami Jean-Pierre Bamberger. Ce dernier l'a emmené écouter Foucault. Ce sera leur première rencontre : Jean-Pierre Bamberger les invite tous les deux à dîner, chez lui. La soirée n'est pas une grande réussite. Entre Deleuze et Foucault, le courant ne passe pas. Et plusieurs années devront s'écouler avant que leurs chemins se croisent à nouveau.

Foucault enseigne en toute liberté. Raymond Polin se contente de lui demander en début d'année quels sujets il entend traiter et lui laisse ensuite toute latitude pour mener à bien son programme. Cela vaut mieux, car il semble que les rapports aient été plutôt tendus entre les professeurs de la section et leur assistant de psychologie. Pourtant, l'enseignement de Foucault est suffisamment efficace et remarqué pour lui valoir cette appréciation officielle du doyen de la faculté des lettres, en avril 1954 : « Jeune assistant plein de dynamisme. Organise avec talent l'enseignement de la psychologie scientifique. Mérite vraiment une promotion. » Jeune assistant, en effet : il ne faut pas oublier que Foucault avait vingt-six ans quand il a été nommé, et qu'il en aura vingt-neuf quand il quittera son poste pour partir en Suède. Foucault a retrouvé à Lille quelques amis de ses années d'École : Michel Simon, philosophe de la promotion 47, qui a été nommé au lycée Faidherbe de Lille, Jean-Paul Aron, qui se voit attribuer un poste au lycée de Tourcoing. En 1954 arrivera, également au lycée Faidherbe, Marcel Neveux, avec qui Foucault était en khâgne au lycée Henri-IV. Tout ce petit monde prend l'habitude de déjeuner ensemble : des déjeuners où l'on parle beaucoup de politique - Neveux et Simon sont membres du Parti communiste -, mais aussi de littérature Simon se sent porté vers Stendhal, Foucault et Aron préfèrent Balzac... Tous ont gardé en mémoire le souvenir d'un autre auteur que Foucault défendait à cor et à cri, Jacques Chardonne. « Claire est un chef-d'œuvre », répète-t-il à ses amis. À la fin de cette période lilloise, qui s'étend d'octobre 1952 à juin 1955, Foucault parlera aussi beaucoup de Nietzsche et du livre qu'il aimerait consacrer à sa nouvelle passion philosophique. Mais avant ce coup de foudre, ses centres d'intérêt restent essentiellement orientés vers la psychologie.

Foucault psychologue ? Foucault philosophe de la psychologie ? La liste qu'il remet pour justifier des travaux qu'il a menés dans le courant de l'année 1952-1953 montre bien quel est l'horizon de ses recherches : celles qu'il mène aussi bien que celles qu'il envisage. Voici cette liste, telle qu'elle figure, de la main de Foucault, dans les archives de l'université de Lille : « Travaux de l'année 52-53 : 1) Maladie mentale et personnalité. Ouvrage achevé (sous presse. PUF). 2) Éléments pour une histoire de la psychologie. Article pour la refonte de {'Histoire de la philosophie de A. Weber. Achevé. Sous presse. 3) Psychiatrie et analyse existentielle (thèse complémentaire). Ouvrage achevé (sous presse. Desclée). 4) Traduction du Gestaltkreis de von Weizsàcker. À paraître en juillet. 5) Introduction à Traum und Existenz. Étude qui doit paraître en juillet chez Desclée. » Les deux feuillets que comporte cette liste ne sont pas datés : ils ont été rédigés, selon toute vraisemblance, à la fin de l'année scolaire 1952-1953, c'est-à-dire en mai ou juin 1953 ou, au plus tard, à la rentrée suivante, c'est-à-dire en septembre ou octobre de la même année. Quoi qu'il en soit, les dates de parution indiquées n'ont pas été respectées : Maladie mentale et personnalité a été publié en 1954, tout comme Le Rêve et l'existence de Binswanger, avec l'introduction de Foucault. Mais la traduction du Cycle de la structure de von Weizsàcker attendra l'année 1957 pour voir le jour, de même que l'article sur l'histoire de la psychologie. Quant au n° 3 de la liste, il n'a jamais été publié, et personne n'a jamais entendu parler de cette « thèse complémentaire », bien qu'elle soit annoncée comme étant « sous presse ». Dans son Introduction au livre de Binswanger, Foucault évoque bien un

« ouvrage ultérieur qui s'efforcera de situer l'analyse existentielle dans le développement de la réflexion contemporaine sur l'homme1 », mais cette « suite » n'a jamais vu le jour. D'ailleurs, il ne soutiendra sa thèse complémentaire qu'en 1961, lorsqu'il aura terminé la thèse principale sur Folie et déraison, et elle ne portera pas sur des questions de psychologie et de psychiatrie, mais sur V Anthropologie de Kant. Alors ? Sans doute faut-il prendre ce genre de liste avec beaucoup de circonspection. Peut-être Foucault a-t-il compté deux fois le même texte, V Introduction à Binswanger, pour allonger artificiellement la liste, et il est vrai que cette longue préface constitue bel et bien une étude générale sur le thème : « Psychiatrie et analyse existentielle », écrite « en marge de Traum und Existenz2 ». Même s'il faut soustraire de la liste lilloise l'un des livres qu'elle annonce comme achevé, la somme des textes rédigés en si peu de temps reste assez impressionnante et montre suffisamment l'énorme capacité de travail de Michel Foucault : il lit, écrit, enseigne... À cet égard, il ne changera plus guère au cours de sa vie. D'autres idées de livres vont d'ailleurs naître bientôt, outre l'ouvrage sur Nietzsche, déjà évoqué. Et, lorsqu'il part pour la Suède, il est porteur d'un nouveau projet. Jacqueline Verdeaux, encore elle, toujours elle, a emmené le jeune philosophe chez Colette Duhamel, qui travaille aux éditions de la Table Ronde et qui lui passe commande d‘un petit ouvrage sur l'histoire de la psychiatrie.

* Fin juillet 1951 : à l'abbaye de Royaumont, reconvertie depuis quelques années en centre culturel, s'était tenue une décade musicale, à laquelle avait participé un jeune compositeur, Pierre Boulez. Un soir, il s'était mis au piano et

avait joué une sonate de Mozart. Le petit groupe qui l'entourait avait été très impressionné. Boulez était déjà considéré comme un personnage important dans les cercles de musiciens à Paris. Assistaient à la scène : Michel Foucault et Jean-Paul Aron. Ils étaient là avec Louis Althusser et quelques normaliens. Parce que le caïman de l'École normale avait pris l'habitude d'emmener ses élèves dans ce lieu idéal pour le travail, leur permettant ainsi de préparer dans d'excellentes conditions l'oral de l'agrégation, une fois passées les épreuves écrites. Foucault venait pour la seconde fois préparer les épreuves finales du concours. Jean-Paul Aron avait été collé, lui aussi, et bien que n'étant pas normalien, il avait été admis à faire partie du groupe, grâce à l'amitié de Foucault. Il a raconté dans Les Modernes cette première rencontre entre Boulez et Foucault : « J'entends un jeune homme, très entouré, traiter de littérature avec des accents furieux. Il parle surtout de Gide, mort l'année d'avant, et l'insulte. Je m'informe sur cet irascible, tranchant comme un couperet, assuré comme un prophète et mal élevé de surcroît. On me dit qu'il s'appelle Boulez, qu'il est fameux parmi les siens, qu'il a publié au berceau un Livre pour quatuor et deux sonates pour piano, que Messiaen le déclare le meilleur des meilleurs. Il est vrai que dans l'explosion de l'École de Paris qui revendique après 1945 la succession de celle de Vienne et draine vers la France le suc de la musique européenne, Stockhausen et Xenakis entre bien d'autres, Boulez, à vingtsept ans, est fondé à se sentir élu [...]. Comme il est naturel dans une période de remise en cause, il invoque, à Royaumont, les nouveaux guides : Char et Mallarmé. Bientôt, il leur dédie deux partitions majeures ; en 1955 Le Marteau sans maître, sur un ancien poème du premier, en 1960, Pli selon pli, sur un poème fameux du second. Ce contact a de grandes conséquences sur l'itinéraire de Foucault. La musique fut toujours son faible. Il la rejoint au travers des discours.

Boulez lui sert de médiateur avant qu'il ne se lie avec Jean Barraqué, prématurément disparu, et Michel Fano, Gilbert Amy, la bande à Boulez, plus tard désagrégée par les vicissitudes du Domaine musical3. » En fait, Jean-Paul Aron exagère considérablement le rôle de Boulez dans la formation de Foucault, sans doute pour les besoins de sa démonstration, plus inspirée par l'acrimonie et la rancœur que par le souci de l'exatitude. Car Boulez ne s'est pas lié avec Foucault avant la fin des années soixante-dix, c'est-à-dire près de trente ans plus tard. Et encore : ce ne fut jamais une relation étroite. Certes, Foucault sera à l'origine de l'élection de Boulez au Collège de France, en 1975 - mais quand Foucault l'appelle pour lui faire la proposition, ils ne se sont pas vus depuis vingt ans. Et c'est Le Roy Ladurie qui fera le rapport officiel de candidature. Boulez organisera en 1978 un colloque auquel participeront Barthes, Deleuze et Foucault. Et, en 1983, Boulez et Foucault publieront un dialogue sur la musique dans la revue de Beaubourg4. Mais c'est à peu près tout. Et, en tout cas, au début des années cinquante, ils ne se sont guère fréquentés. L'image d'une amitié ancienne entre Boulez et Foucault est une fiction pure et simple, même si elle est partout et sans cesse remise en circulation. Boulez, d'ailleurs, ne fait rien pour alimenter cette idée : « Nous nous sommes vus, croisés, plutôt que rencontrés », dit-il quand il évoque cette période. Il se souvient très bien de la scène de Royaumont rapportée par Jean-Paul Aron. Mais ce fut à peu près la seule. Il ne revit plus guère Michel Foucault, si ce n'est par l'intermédiaire de Jean Barraqué, en quelques rares et fugaces occasions, et s'il a lu Le Rêve et l'existence à sa parution, c'est parce que Barraqué lui a prêté son exemplaire de l'ouvrage. Car le compositeur qui a énormément compté pour Foucault, ce n'est pas Boulez, c'est Jean Barraqué, un autre élève de Messiaen, souvent présenté au début de sa carrière comme le rival de Boulez.

Jean Barraqué est né en 1928. À l'âge de vingt ans, il a commencé à suivre le cours d'analyse musicale de Messiaen au Conservatoire de Paris. Entre 1951 et 1954, il a suivi un stage au Groupe de recherches sur la musique contemporaine, aux côtés de Boulez et d'Yvette Grimaux. En 1952, il a achevé sa Sonate pour piano. C'est au cours de l'année 1952 qu'il a rencontré Michel Foucault. Il semble que leur relation ait d'abord été d'amitié avant d'évoluer peu à peu vers la relation amoureuse vécue sur le mode de la passion orageuse. En mai 1952, alors qu'ils viennent de se connaître, Foucault le décrit ainsi, dans une lettre à un ami : « Adorable, laid comme un pou, follement spirituel, son érudition en fait de mauvais garçon touche à l'encyclopédie. Me voici tout décontenancé à me sentir convié par lui à explorer un monde que j'ignorais encore, où je vais promener ma souffrance5. » De 1952 à 1955, une petite bande se forme autour d'eux, avec notamment Michel Fano et sa femme. Foucault vient les chercher à la fin du cours de Messiaen, véritable cérémonie liturgique pour ces jeunes musiciens, et ils vont déjeuner ou dîner ensemble. Leurs discussions ne portent guère sur des questions sérieuses : elles ne sont que plaisanteries, bons mots, rires, jeux... « On vivait un théâtre permanent », raconte Michel Fano, qui se souvient aussi que Foucault n'était guère attiré par cette nouvelle musique qu'ils incarnaient. Il préférait Bach, comme le rappelle aussi Jacqueline Verdeaux, avec qui il allait régulièrement au concert. Mais la relation qui se noue entre le jeune musicien et le jeune philosophe va les marquer profondément tous les deux dans leur travail autant que dans leur vie. Ils semblent avoir une vision du monde assez semblable. Car la musique, pour Barraqué, « c'est le drame, c'est le pathétique, c'est la mort. C'est le jeu complet, le tremblement jusqu'au suicide. Si la musique n'est pas cela, si elle n'est pas le dépassement

jusqu'aux limites, elle n'est rien6 ». Foucault fait lire à Barraqué La Mort de Virgile de Hermann Broch, dont la traduction française paraît au début de l'année 1955. Barraqué va écrire plusieurs compositions qui lui seront inspirées par ce livre : Le Temps restitué, dont une première version est achevée en 1957 puis Discours, en 1961, et Chant après chant en 1966. Il mettra en chantier par la suite, toujours sur les thèmes de Hermann Broch, une œuvre lyrique, L'Homme couché, que sa mort viendra interrompre. C'est également Foucault qui lui a donné les poèmes de Nietzsche qu'il insère dans Séquence en 1955 : Tu t'arrêtes figé, tu regardes en arrière, depuis combien de temps. Es-tu donc fou de fuir le monde... avant l'hiver ?

Le monde... une porte ouverte sur mille déserts muets et froids. Celui qui a déjà perdu ce que je perdis ne s'arrête nulle part. Tu t'arrêtes tout pâle, condamné à errer en plein hiver Pareil à la fumée qui cherche sans cesse des cieux plus froids [...]

Pour Foucault, l'influence de la musique qu'il découvre à ce moment-là sera tout aussi déterminante. Dans l'entretien avec Stephen Riggins, paru dans Ethos en 1983, il déclare : « J'avais un ami qui était un compositeur, et qui est mort maintenant. À travers lui, j'ai connu toute la génération de Boulez. Cela a été une expérience très importante pour moi7. » Et de renvoyer à ce qu'il a écrit « à propos de Boulez » en 1982. Le texte sur Boulez, rédigé, en 1982, pour les dix ans du Festival d'automne de Paris, parle de Barraqué à chaque ligne, même si cette présence reste dans l'ombre, puisqu'il n'est pas nommé. Mais, par exemple, tout le début de l'article évoque la figure de Jean Barraqué et non celle de Boulez,

comme on a pu le croire. Qu'on en juge : « Vous me demandez ce qu'a été d'avoir aperçu, par le hasard le privilège d'une amitié rencontrée, un peu de ce qui se passait dans la musique il y a maintenant presque trente ans ? Je n'étais là qu'un passant retenu par l'affection, un certain trouble, de la curiosité, le sentiment étrange d'assister à ce dont je n'étais guère capable d'être le contemporain [...]. Pas plus qu'alors, je ne suis capable de parler de la musique. Je sais seulement que d'avoir deviné - et par la médiation d'un autre, la plupart du temps - ce qui se passait du côté de chez Boulez, m'a permis de me sentir étranger dans le monde de pensée où j'avais été formé, auquel j'appartenais toujours et qui, pour moi comme pour beaucoup, avait encore son évidence [...]. À l'époque où on nous apprenait les privilèges du sens, du vécu, du charnel, de l'expérience originaire, des contenus subjectifs ou des significations sociales, rencontrer Boulez et la musique, c'était voir le xxe siècle sous un angle qui n'était pas familier : celui d'une longue bataille autour du “formel” ; c'était reconnaître comment en Russie, en Allemagne, en Autriche, en Europe centrale, à travers la musique, la peinture, l'architecture, la philosophie, la linguistique et la mythologie, le travail du formel avait défié les vieux problèmes et bouleversé les manières de penser8. » La musique, en ce qu'elle fracturait son adhésion aux valeurs culturelles dans lesquelles il était à l'aise jusqu'ici, aurait donc été pour Foucault le déclencheur d'une prise de distance généralisée, qui allait lui permettre d'échapper à l'influence de la phénoménologie et du marxisme. C'est en ce sens qu'il peut répondre à Paolo Caruso, en 1967, que la musique a joué pour lui un rôle aussi important que la lecture de Nietzsche. Et il signale, à ce moment-là, pour donner chair à ce propos, qu'il avait d'ailleurs procuré les poèmes de Nietzsche à Jean Barraqué, « l'un des musiciens les plus géniaux et les plus méconnus de la génération actuelle9 ».

Pendant les deux ou trois années que dure sa relation avec Barraqué, Foucault baigne donc dans ce climat quelque peu exalté d'innovation artistique, dans cette atmosphère excitante de remise en cause où les personnalités commencent à s'affirmer et les œuvres à se dessiner. Il ne fait aucun doute qu'il est devenu fou amoureux de Barraqué, et l'on retire également l'impression, à lire les lettres qu'il lui adresse, qu'il a trouvé en lui un partenaire sexuel qui correspond à sa volonté d'être soumis à l'autre. Peu avant son départ pour la Suède, en août 1955, évoquant la « dernière semaine » qui approche et qu'il redoute, il lui écrit pour lui dire qu'il passe tout son temps à le désirer, et qu'il sait maintenant ce que c'est que d'appartenir à un autre, d'être possédé par un autre, d'être le plaisir d'un autre. Il lui dit encore que toute sa vie s'est glissée « dans la trame » de ses bras, comme « un fil de laine rouge dans la grande tapisserie » de son bonheur, de sa beauté et de sa force. Et il termine en affirmant qu'il s'est tellement donné qu'il ne peut plus s'offrir : tu n'as qu'à me prendre, pour ton plaisir, pour ton seul plaisir, sans un regard pour mon désir. C'est là « mon secret », ajoute-t-il, qu'il lui a livré une fois pour toutes et dont il aimerait qu'il ne l'oublie pas. Le 27 août, le lendemain de son arrivée à Uppsala, Foucault lui écrit pour évoquer « le bonheur » de leur « dernière nuit », et il lui dit : « Tout est plein de ton absence ici. » Le 29 août, il lui écrit que son seul espoir est d'avancer suffisamment sa thèse pour pouvoir rentrer en France. « Nous n'avons qu'une seule vie, lui dit-il, et c'est peut-être la même. Nous avons deux fois moins le droit de la perdre, deux fois moins le droit de la gâcher. » Et le 1er septembre, il lui déclare que les lettres envoyées et reçues (« elles arrivent ensemble, tellement sœurs, tellement jumelles qu'elles sont la même ») sont déjà devenues « pour moi une cérémonie, les seules prières de la semaine ». Puis, si Barraqué le souhaite, il souligne qu'il peut rentrer

définitivement en France dès le mois de mai suivant. En octobre, il clame qu'il 1'« aime terriblement ». Des lettres, des lettres... tant de lettres si belles, si émouvantes. Elles sont, comme toujours, rédigées dans un style assez ésotérique, étrange même. Le sentiment de 1'« exil » (en de multiples sens du terme) les hante, comme la peur de « partir à la dérive », et l'angoisse, pendant la nuit, de « repartir vers les vieux cauchemars » s'il n'a pas à côté de lui la « solidité » de Barraqué à laquelle s'accrocher. En décembre 1955 et janvier 1956, Foucault revient en France pour les vacances d'hiver. Il passe une partie de son temps chez ses parents à Poitiers, puis rentre à Paris. Mais quand il revoit Barraqué, les choses tournent assez mal. Quelques semaines plus tard, après la présentation de Séquence, au Petit Marigny, les 10 et 11 mars 1956, à laquelle Foucault se désole de n'avoir pu assister, Barraqué lui adresse une lettre de rupture : «Je ne veux plus de “décembre” ; je ne veux plus être l'acteur ou le spectateur de cet avilissement. Je suis sorti de ce vertige de folie. » Et en réponse à une lettre adressée à l'un de ses proches, Barraqué reçoit comme conseil, de la part de celui-ci : « Vous vous posez de faux problèmes ou plus exactement des problèmes qui ne vous concernent pas. Ce sont les problèmes de Foucault, qui est philosophe, pas les vôtres, qui êtes musicien. Ne laissez pas cet homme vous détruire après s'être détruit lui-même. Je ne le crois pas susceptible de vous détruire parce que vous êtes fort. » En mai 1956, Michel Foucault fait une ultime tentative : il annonce qu'il reviendra en France pour les vacances et demande à Barraqué : passerons-nous ensemble l'été que nous nous étions promis ? La réponse est non10. Pourtant, Barraqué n'oubliera pas Foucault. L'une des rares photos de lui le montre en 1966, dans son appartement parisien. Sur les rayons de sa bibliothèque, on voit un journal déployé, avec

une grande photo de Foucault, publiée à l'occasion d'un compte rendu sur Les Mots et les choses. Sans doute a-t-il gardé en souvenir bien des propos de son ancien ami. Comment ne pas entendre la voix lointaine de Foucault, quand Barraqué déclare dans une interview, en 1969 : « On m'a répété un jour ce mot de Genet : “Le génie, c'est la rigueur dans le désespoir” n. »

* Où en est Michel Foucault en ce milieu de l'année 1955, quand il s'apprête à quitter la France pour une période de plusieurs années ? Il a écrit deux longs articles pour des volumes collectifs, une Introduction au livre de Binswanger et il a publié son premier livre : Maladie mentale et personnalité. Un ouvrage assez modeste au demeurant : il paraît en 1954, dans la collection « Initiation philosophique » que dirige Jean Lacroix, aux Presses universitaires de France. C'est en fait Louis Althusser, lié au penseur catholique, qui a passé la commande. C'est le douzième volume de la série. Le premier était signé de Georges Gusdorf et portait sur La Parole, et l'on trouve par exemple une Introduction à l'esthétique par Maurice Nédoncelle - le n° 6 - ou une étude sur Caractère et personnalité par Gaston Berger - le n° 8. Selon les règles de la collection, le livre ne dépasse pas les cent quatorze pages. « Nous voudrions montrer, écrit Foucault au début du livre, que la pathologie mentale exige des méthodes d'analyse différentes de la pathologie organique et que c'est seulement par un artifice de langage qu'on peut prêter le même sens aux “maladies du corps” et aux “maladies de l'esprit”12. » Ce qu'il faut entendre comme une critique des théories de Goldstein, dont s'inspirent à l'époque aussi bien Maurice Merleau-Ponty que Georges Canguilhem. Foucault s'arrête ensuite assez longuement sur

1'« analyse existentielle », qu'il traite avec un peu plus de sympathie, et qui, à ses yeux, a permis à la psychiatrie d'accomplir un grand pas. En revanche il critique assez sévèrement la psychanalyse, à laquelle il reproche d'« irréaliser » les « rapports de l'homme et de son milieu ». C'est alors à Pavlov et au pavlovisme d'entrer en scène. Un chapitre entier leur est consacré. Ce qui constitue beaucoup plus qu'une référence à des données physiologiques en vogue à l'époque. C'est un véritable marqueur politique. Car Pavlov, en ces années-là, sert de drapeau à toutes les tentatives pour édifier la « science psychologique matérialiste » que le Parti communiste appelle de ses vœux. La Raison. Cahiers de psychopathologie scientifique, revue fondée par des psychologues marxistes - le comité de rédaction est présidé par Henri Wallon et le rédacteur en chef en est Louis Le Guillant - exprime bien cette tendance, en grande partie dirigée contre la psychanalyse. Au sommaire du premier numéro, on trouve notamment la traduction d'un texte de Pavlov sur « La psychiatrie et l'enfance » et une étude de Sven Follin sur « L'apport de Pavlov à la psychiatrie ». L'éditorial de ce premier numéro est publié dans La Nouvelle Critique, en 1951, et on peut y lire un éloge des « remarquables travaux de Pavlov et de ses continuateurs », précédant des formules comme celles-ci : « L'homme est un être social et sa vie sociale ne peut à aucun moment être étrangère à ce qui lui arrive et en particulier à sa maladie. » Avec la précision suivante sur ce qu'il faut entendre par vie sociale : « les réalités matérielles et idéologiques », c'est-à-dire « le pain plus cher, les salaires plus bas, la guerre plus certaine13 »... Les formulations de Foucault dans son livre se rapprochent de manière étonnante de cet éditorial. Voici par exemple ce qu'il écrit dans le chapitre « La psychologie du conflit », après avoir présenté les thèses de Pavlov : « Lorsque les conditions du milieu ne permettent plus la dialectique normale de

l'excitation et de l'inhibition, il s'instaure une inhibition de défense [...]. La maladie est une des formes de la défense14. » Ce qui revient à dire que « ce n'est pas parce qu'on est malade qu'on est aliéné, mais parce qu'on est aliéné qu'on est malade ». Quelques pages plus tôt, il avait avancé, en évoquant les études de cas proposées par Kuhn et Binswanger et comme pour les réinscrire dans une perspective marxiste : « Si la maladie trouve un mode d'expression privilégié dans cet entrelacement des conduites contradictoires, ce n'est pas parce que les éléments de la contradiction se juxtaposent comme une nature paradoxale, dans l'inconscient humain ; c'est seulement que l'homme fait de l'homme une expérience contradictoire ; les rapports sociaux que détermine l'économie actuelle, sous les formes de la concurrence, de l'exploitation, des guerres impérialistes et des luttes de classe, offrent à l'homme une expérience de son milieu humain que hante sans cesse la contradiction15. » D'où cette définition de la maladie mentale : « la conséquence des contradictions sociales dans lesquelles l'homme s'est historiquement aliéné16 ». D'où la nécessité, également, d'orienter la thérapeutique vers des voies nouvelles : on peut « supposer que le jour où le malade ne subira plus le sort de l'aliénation, il sera possible d'envisager la dialectique de la maladie dans une personnalité humaine17 ». Et Foucault de conclure : « Il n'y a de guérison que celle qui réalise des rapports nouveaux avec le milieu [...]. La vraie psychologie doit se débarrasser du psychologisme s'il est vrai que, comme toute science de l'homme, elle doit avoir pour but de le désaliéner18. » Signalons au passage qu'apparaît pour la première fois le terme d'« archéologie », en référence à ce que la psychanalyse appelle les « stades archaïques » de l'évolution de l'individu : « La psychanalyse a cru pouvoir écrire une

psychologie de l'enfant en faisant une pathologie de l'adulte. [...] Tout stade libidinal est une structure pathologique virtuelle. La névrose est une archéologie spontanée de la libido19. » Foucault ne voudra pas qu'on réédite ce livre. Et, en 1962, après la parution de Folie et déraison, il en donnera une nouvelle version, sous le titre Maladie mentale et psychologie. Une version dans laquelle toute la fin sera modifiée. Pavlov passe à la trappe, au profit d'un résumé du gros livre écrit en Suède et qui vient d'être soutenu comme thèse de doctorat. La deuxième partie du livre, qui s'intitulait « Les conditions réelles de la maladie », deviendra « Folie et culture ». Et les chapitres de cette seconde partie, « Le sens historique de l'aliénation » et « La psychologie du conflit », deviendront « La constitution historique de la maladie mentale » et « La folie, structure globale »20. Mais cette nouvelle édition formera un livre tellement bâtard que Foucault interdira également qu'on le réimprime, et il essaiera, mais sans succès, d'empêcher qu'il soit traduit en anglais. Foucault reniera totalement ce livre : quand il parlera, par la suite, dans les interviews, de son « premier livre », il s'agira toujours de V Histoire de la folie, envoyant ainsi l'opuscule de 1954 et sa réédition de 1962 aux oubliettes de l'histoire... ou plutôt circonscrivant désormais le champ de leur existence au catalogue des bibliothèques (du moins le croyait-il, puisque l'éditeur fera paraître une édition de poche de Maladie mentale et psychologie, quelques années après sa mort21). En 1954, quand le livre paraît, Foucault discute souvent avec Jean Hyppolite, qui devient cette année-là directeur de l'École normale, des problèmes de la psychologie, sur lesquels ce dernier réfléchit beaucoup, comme de nombreux philosophes à ce moment-là. Car le thème de 1'« aliénation » qui est au cœur de l'ouvrage de Foucault est en fait un thème

qui domine les discussions philosophiques. Hyppolite se passionne tellement pour la psychiatrie qu'il va suivre pendant toute une année les consultations du Pr Baruk à l'asile de Charenton. Dans une conférence de 1955, le traducteur de Hegel raconte que cette expérience l'a « confirmé dans l'idée que l'étude de la folie - l'aliénation au sens profond du terme - était au centre d'une anthropologie, d'une étude de l'homme. L'asile est le refuge de ceux qui ne peuvent plus ou qu'on ne peut plus faire vivre dans notre milieu interhumain. C'est donc un moyen de comprendre indirectement ce milieu et les problèmes qu'il pose incessamment à l'homme dit normal22 ». Hyppolite assiste aussi au séminaire de Lacan, qui a commencé dans l'appartement du psychiatre dès 1951, avec quelques auditeurs seulement, mais qui vient de s'installer, en 1953, à l'hôpital Sainte-Anne et s'ouvre donc à un public plus large. À deux reprises, une discussion publique va s'engager entre Lacan et Hyppolite, en 1954, sur la philosophie hégélienne et la linguistique. Des moments qui seront importants pour l'élaboration de la théorie lacanienne de la maturité23. Selon Maurice Pinguet, Michel Foucault allait « chaque semaine » écouter le psychiatre qui, à l'époque, n'était pas encore célèbre. Dans ses entretiens avec Ducio Trombadori, Michel Foucault semble dire qu'il n'a pas assisté aux séminaires de Lacan. En fait, si l'on se reporte à l'enregistrement original, il dit plutôt qu'il ne l'a pas suivi suffisamment pour être en mesure de bien comprendre Lacan, au moment où on lui pose la question, en 1978. Et tout nous incite à nous fier au témoignage de Pinguet. En tout cas, Foucault connaissait dès 1953 le nom de Lacan, il le lisait, et le citait... Ce qui d'ailleurs n'est pas étonnant, puisqu'il fréquentait Sainte-Anne à cette époque, comme on l'a vu précédemment. Et lorsqu'il publiera Folie et déraison, en 1961, il mentionnera le nom de Lacan, avec

ceux de Blanchot, Roussel et Dumézil parmi les influences qui se sont exercées sur lui. Revenons à Jean Hyppolite : pour concrétiser cet intérêt pour la psychiatrie et la psychanalyse, il essaiera de mettre sur pied une équipe de réflexion comprenant des philosophes et des psychologues. La réunion a lieu à l'École normale, le 5 février 1955. Yvon Brès se souvient de la date : c'était le jour de la chute du gouvernement Mendès France. Y assistent : Ombredane, Francès, Foucault... Mais Foucault est sur le point de quitter la France. Il ne sait peut-être pas encore qu'il va accomplir le programme qu'il a fixé à la psychologie dans son article pour le recueil collectif Des chercheurs s'interrogent, contemporain de Maladie mentale et personnalité mais d'une tonalité tout à fait différente. Contre la psychologie positiviste qui croit avoir atteint l'âge scientifique parce qu'elle a multiplié les tests et les méthodes d'investigation, il rappelle que ce raffinement technologique n'est que « le signe, au contraire, qu'elle a oublié la négativité de l'homme, qui est sa patrie d'origine ». Elle a oublié que « si la pathologie mentale a toujours été et demeure une des sources de l'expérience psychologique, ce n'est pas parce que la maladie dégage des structures cachées [...], ce n'est pas, en d'autres termes, parce que l'homme y reconnaît plus aisément le visage de sa vérité, mais au contraire parce qu'il y découvre la nuit de cette vérité et l'élément absolu de sa contradiction. La maladie est la vérité psychologique de la santé, dans la mesure même où elle en est la contradiction humaine ». À cette science psychologique oublieuse de ses origines, il faut rappeler sa vocation « éternellement infernale ». Foucault conclut donc que « la psychologie ne se sauvera que par un retour aux Enfers24 ».

7 Uppsala, Varsovie, Hambourg

« De quand date votre baccalauréat ? » demande Georges Dumézil en parodiant la cérémonie rituelle au cours de laquelle on « abat les titres ». Et après avoir constaté que son diplôme était sensiblement antérieur à celui de son interlocuteur (de plus de trente ans), il déclare à son cadet : « Je te propose que nous nous disions tu. » Et Michel Foucault de lever son verre de schnaps, à défaut d'hydromel : « Tack ska du ha », « Sois remercié ». Il a vingt-neuf ans et le grand spécialiste de la mythologie indo-européenne en a près de soixante. Mais en Suède, on pouvait se tutoyer (cela se passait avant la réforme instaurant le tutoiement généralisé), dès lors que l'on appartenait à l'université, et quel que soit l'âge et le grade de chacun. Il suffisait que le plus « ancien » en prenne l'initiative. Nous sommes en Suède, en effet. La scène se passe à Uppsala, à soixante-dix kilomètres au nord de Stockholm, au printemps de l'année 1956 et elle inaugure, entre le célèbre savant, professeur au Collège de France et le futur philosophe de Y Histoire de la folie, une relation de complicité qui ne se démentira jamais. C'est par l'entremise de Dumézil que Foucault s'est retrouvé à la fin du mois d'août 1955 dans la petite ville universitaire suédoise. En fait, l'origine de ce voyage remonte à un temps bien lointain. Il faut se reporter à l'année 1934. Oui, 1934. Foucault avait à peine huit ans, mais

Dumézil venait déjà de publier son troisième livre : OuranosVaruna. Sylvain Lévi l'a invité à présenter son travail à l'institut de civilisation indienne où se déroule chaque jeudi une séance de discussion. Dans la salle se trouvent d'éminents représentants des disciplines historiques, philologiques ou linguistiques : Jules Bloch, Marcel Granet, Émile Benveniste... Ce dernier est à l'époque très hostile aux thèses duméziliennes, qui d'ailleurs seront reniées par Dumézil luimême quelques années plus tard. Le débat prend une tournure assez vive lors de cette confrontation. À la fin, lorsque les étudiants quittent la salle, l'un d'eux s'arrête pour parler au conférencier. Il s'appelle Raoul Curiel et deviendra un archéologue très réputé. Pour l'heure, il bavarde avec l'auteur sur quelques-uns des points qui ont fait l'objet de la contestation dans l'après-midi. Et comme tous deux sont homosexuels, ils se « reconnaissent » assez vite et vont se lier d'une amitié étroite et durable. Dumézil revient d'un long périple à l'étranger. Il a vécu six ans en Turquie et deux ans en Suède, où il a occupé le poste de lecteur de français à l'université d'Uppsala, entre 1931 et 1933. Il a gardé le contact avec ses amis du Grand Nord. Après la Seconde Guerre mondiale, il retournera fréquemment en Suède, où ses travaux ont réalisé une percée spectaculaire. Aussi n'est-il pas surprenant que vingt ans après son premier séjour là-bas, le Pr Falk, qui dirige l'institut de langues romanes, lui écrive pour lui demander conseil : pourrait-il recommander quelqu'un qui saurait s'acquitter avec bonheur des tâches du lectorat de français ? Nous sommes en octobre 1954 et Dumézil, qui ne connaît guère les nouvelles générations de normaliens, n'aurait pu répondre que par la négative si Raoul Curiel ne lui avait parlé d'un jeune philosophe qu'il venait de rencontrer et avec qui il avait vécu une brève relation. « C'est la personne la plus intelligente que je connaisse », a-t-il déclaré à Dumézil. Qui s'en souvient alors

et, se fiant à ce jugement - selon un geste caractéristique des phénomènes d'entraide que l'on retrouve souvent dans la « subculture gay » - écrit à Paul Falk : j'ai déniché l'homme de la situation. Et il envoie un mot à Foucault : « Monsieur et cher camarade [car ils sont tous deux anciens élèves de l'École normale supérieure], voici copie de la lettre que je reçois ce matin du professeur de langues romanes d'Upsal, Paul Falk. Ne me demandez pas pourquoi je pense à vous. Des amis m'ont parlé de vous avec beaucoup de sympathie et ce qu'ils m'ont dit de vous me fait croire que vous seriez extrêmement heureux à Upsal » (on dit Upsal en français et Uppsala en suédois). Il lui vante les conditions matérielles d'existence (« un bel appartement dans la Maison de France »), la bibliothèque (« la Carolina Rediviva, une des meilleures d'Europe »), le paysage (« la forêt à deux cents mètres de la ville ») et, en une formule codée dont la signification sexuelle se laisse aisément déchiffrer, 1'« admirable jeunesse suédoise »\ Foucault lui répond assez rapidement. S'adressant à « Monsieur le professeur », il se déclare séduit par la description d'Upsal et poursuit : « La seule question que je me pose encore est celle des conditions de travail (non pas les livres, puisque vous parlez de la bibliothèque, mais le temps libre). Ma thèse est déjà maintenant assez avancée pour que j'aie le désir de l'achever. Ce problème mis à part, tout le reste me paraît magnifique2. » Dumézil était à ce moment-là en train de « rôder », comme il aimait à dire, au pays de Galles : il note sur la lettre : « Reçu à Bangor le 25/10. Répondu le 25 en demandant trois curriculum vitae et rassurant sur le temps libre ». Et Foucault lui écrit en retour, le 29 octobre : « Comment pourrais-je encore avoir la moindre réticence à l'égard d'Upsal et de la Suède après ce que vous m'écrivez ? Je n'ai plus qu'une seule crainte : celle d'être affreusement déçu si les Relations culturelles ne consentent pas à m'y nommer. » Et il joint un curriculum vitae

en trois exemplaires : il y indique que sa thèse principale (celle dont il a dit qu'elle était bien avancée) s'intitule : « Étude sur la notion de “Monde” dans la phénoménologie et son importance pour les sciences de l'homme » ; et la thèse complémentaire : « Étude sur la psycho-physique du signal et l'interprétation de la perception ». Il semble bien que Dumézil - contrairement à ce que lui dicteront ses souvenirs lorsqu'il évoquera cet épisode à la mort de Foucault - l'ait vu avant son départ et reçu chez lui, au moins une fois, peut-être deux, afin de lui décrire Uppsala et la vie suédoise, et surtout 1'« orienter sur l'échiquier universitaire qui est complexe », comme il le lui disait en l'invitant à lui rendre visite3. Enfin, en février 1955, Foucault écrit à Dumézil pour lui annoncer qu'il a été nommé. Il y avait bien sûr d'autres candidats ! Et parmi eux : Roland Barthes4. Mais l'influence de Dumézil aura été déterminante. Et puis, Foucault correspond parfaitement au profil recherché : il a les « titres » requis par la première lettre de Paul Falk (« Agrégation, par exemple... ») et, de surcroît (« qu'il soit relativement jeune : de 30 à 35 ans environ »), il n'a alors que 28 ans. Il rejoindra sa nouvelle affectation le 26 août 19555. « J'ai toujours eu du mal à supporter certains traits de la vie sociale et culturelle française. C'est la raison pour laquelle j'ai quitté la France en 1955... La liberté en matière de vie personnelle y était terriblement restreinte », dira-t-il beaucoup plus tard pour expliquer son départ. Ajoutant : « La Suède passait à cette époque pour un pays plus libre. Je découvris bien vite que certaines formes de liberté ont les mêmes effets restrictifs qu'une société répressive6. » Et en effet, s'il a voulu se retrouver loin de la France pour échapper au malaise, au mal d'être, qui était le sien, les trois années qu'il va passer à Uppsala vont être assez difficiles pour lui. D'abord à cause du climat. Il a beaucoup de mal à s'habituer

au froid glacial de l'hiver Scandinave : « Je suis le Descartes du xxe siècle, disait-il à ses compagnons de glaciation, je vais crever ici. Heureusement qu'il n'y a pas de reine Christine, par-dessus le marché. » Et puis, il y a la nuit, qui tombe à trois heures de l'après-midi en novembre, à deux heures en décembre... et qui provoque un sentiment de désarroi chez tous ceux qui n'y ont pas été accoutumés dès l'enfance, un cafard dont on n'arrive pas à se débarrasser. Et aussi la vie à l'université d'Uppsala, qui, pour être l'une des plus prestigieuses de l'Europe du Nord, n'en est pas moins désespérément petite, à l'image de la ville elle-même : soixante-dix mille habitants à l'époque et six à sept mille étudiants. L'atmosphère y est très rigide, guindée même : le puritanisme luthérien pèse de tout son poids. Quelque temps après son installation, Foucault écrit à Jean Barraqué : « La vie à Uppsala est péniblement semblable à celle d'une université. » Car s'il a pu rêver qu'il allait trouver là une ouverture d'esprit qui n'existait pas encore en France, il doit déchanter : l'homosexualité n'est pas mieux acceptée à Uppsala qu'à Paris ; peut-être encore moins. Foucault se sent mal, mais il reste. Et quelques mois après son arrivée, il va donc avoir l'occasion de mieux faire connaissance avec ce très grand chercheur qu'est Georges Dumézil. Chaque année depuis 1947, Dumézil vient travailler deux ou trois mois en Suède, après avoir terminé son cours au Collège de France. L'université met à sa disposition un petit appartement. Foucault le verra très longuement, très régulièrement, pendant ces trois années qu'il passera à Uppsala. Il avait déjà une profonde admiration pour l'œuvre de Dumézil, et il va parfaire sa connaissance de celle-ci en lisant avec une attention systématique les ouvrages que Dumézil a multipliés dans la période récente. Il va concevoir une admiration tout aussi grande pour l'homme. C'est un peu un modèle pour lui : modèle de rigueur et de patience dans le travail ; modèle

aussi par la diversité de ses centres d'intérêt, par l'attention minutieuse portée aux archives. Il ne fait aucun doute que Dumézil aura une importance capitale pour le développement de la pensée de Foucault. Dès 1957, il évoque les travaux de son mentor, dans un texte sur « L'anthropologie », destiné à être lu dans le cadre d'une émission de la radio allemande sur « La science française » : certes, il y parle beaucoup plus longuement de Lévi-Strauss, mais il souligne, à la fin de son exposé que « Georges Dumézil restitue la grande architecture des mythes indo-européens et a ainsi édifié une œuvre qui a apporté à l'anthropologie une contribution beaucoup plus considérable que celle de Merleau-Ponty sur la physiologie du réflexe7 ». Il ne cessera, par la suite, de dire et redire tout ce qu'il lui doit. Il le proclame dans la préface à Folie et déraison : « Dans cette tâche qui ne pouvait manquer d'être un peu solitaire, y écrira-t-il, tous ceux qui m'ont aidé ont droit à ma reconnaissance. Et M. Georges Dumézil le premier, sans qui ce travail n'aurait pas été entrepris8. » Cela pourrait s'entendre comme une simple dette de circonstance : Dumézil a été celui grâce à qui Foucault a bénéficié des conditions qui ont permis à ce livre d'être mis en chantier. Mais lorsque l'ouvrage paraîtra, il insistera sur sa dette intellectuelle profonde dans une interview donnée au journal Le Monde et publiée le 22 juillet 1961. En réponse à une question sur les influences qui se sont exercées sur lui et après avoir parlé de Blanchot, de Roussel puis de Lacan, il ajoute : « Mais aussi et principalement Dumézil. » Son interlocuteur s'étonne : « Comment un historien des religions a-t-il pu inspirer un travail sur l'histoire de la folie ? » Et Foucault explique : « Par son idée de structure. Comme Dumézil le fait pour les mythes, j'ai essayé de découvrir des formes structurées d'expérience dont le schéma puisse se retrouver avec des modifications à des niveaux divers9. » Foucault rappellera cette dette, avec

bien plus de force encore, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « Je crois que je dois beaucoup à M. Dumézil, puisque c'est lui qui m'a incité au travail à un âge où je croyais encore qu'écrire est un plaisir. Mais je dois aussi beaucoup à son œuvre (...). C'est lui qui m'a appris à analyser l'économie interne d'un discours tout autrement que par les méthodes de l'exégèse traditionnelle ou par celles du formalisme linguistique ; c'est lui qui m'a appris à repérer d'un discours à l'autre, par le jeu des comparaisons, le système des corrélations fonctionnelles ; c'est lui qui m'a appris comment décrire les transformations d'un discours et les rapports à l'institution10... » Jusqu'à la fin de sa vie, Foucault lira attentivement les écrits de Dumézil. En janvier 1983, il commente longuement l'ouvrage de Dumézil Apollon sonore dans son cours au Collège de France. Et, en 1984, dans ce qui allaient être deux des dernières séances de son enseignement, il adossera ses analyses au texte que Dumézil venait de publier sur « les dernières paroles de Socrate » n. Une forte influence intellectuelle donc, mais aussi une amitié indéfectible, qui durera pendant près de trente ans, « sans ombre et sans déchirure », comme le dira Dumézil, et que seule la mort du philosophe viendra interrompre. Cette amitié aura son rôle - et quel rôle ! - dans le déroulement de la carrière universitaire de Foucault, notamment lors de l'élection au Collège de France. C'est dans les locaux de la Maison de France d'Uppsala qu'eut lieu la première rencontre suédoise entre les deux hommes. Le lecteur de français a aussi la charge d'animer cet institut culturel en modèle réduit qui existe depuis fort longtemps dans cette ville universitaire. Sa fonction est la même que celle de tout institut culturel : faire connaître la langue et la culture françaises, par le moyen de conférences, de débats, d'activités récréatives... Mais à Uppsala, la Maison de France tient tout entière dans un appartement situé au

quatrième étage d'un immeuble bourgeois du xixe siècle, au 22 de la rue Saint-Johannes, une rue patricienne, à deux pas de la rivière Fyris qui partage la ville en deux : d'un côté la partie universitaire, de l'autre la partie résidentielle. La façade de l'immeuble est en pierre rouge pour le rez-dechaussée puis en pierre rose pour les étages. Un lion surmonte le porche d'entrée. L'appartement du quatrième est divisé en deux : quelques pièces publiques qui constituent la Maison de France à proprement parler, c'est-à-dire une bibliothèque, une discothèque, une salle de réunion. Et deux pièces « privées » qui sont réservées à l'usage du directeur : c'est là que Foucault va habiter pendant son séjour suédois. Malgré la tristesse de la ville, minuscule Cambridge du Nord, Foucault va s'installer peu à peu dans sa nouvelle vie et s'aménager une existence aussi agréable que possible. Dès les premiers jours, il a fait la connaissance d'un jeune biologiste français, Jean-François Miquel, arrivé en même temps que lui, et, très rapidement, ils ont décidé de prendre tous leurs repas ensemble. Se joint à eux un troisième larron, Jacques PapetLépine, un physicien qui travaille sur les orages et les éclairs et prépare une thèse qui portera un titre superbe : Contribution mathématique à une théorie du coup de foudre. Ils font la cuisine à tour de rôle, rue Saint-Johannes. Avec eux, très souvent, il y aura aussi la lectrice d'italien, Costanza Pasquali, qu'ils appellent « Mimi », et Peter Fyson, le lecteur d'anglais, spécialiste de la poésie européenne et grand amateur d'opéra. Tout ce petit monde se transporte deux fois par semaine, le vendredi soir et le dimanche midi, dans un restaurant de la ville qu'ils apprécient particulièrement : le Forum. Un jour, ils y recevront Maurice Chevalier. Michel Foucault et Jean-François Miquel sont allés écouter le chanteur qui donnait un récital à Stockholm. Après le spectacle, ils vont lui parler dans sa loge... et se retrouvent, quelques instants plus tard, en train de dîner avec lui. Pour

lui « rendre » son invitation, Foucault et Miquel demandent à la star de venir à Uppsala. Ils lui font alors les honneurs de la ville et le prient à déjeuner au Forum. C'est là aussi qu'ils fêteront les arrivées et les départs de leur maître spirituel, Georges Dumézil, une fois que celui-ci aura fait son apparition dans leur petit univers. C'est une véritable vie en commun qui se met en place et, pour la première fois, Foucault l'accepte. Plus, il la suscite autour de lui. Car c'est bien lui le centre de ce cercle d'amis. La Maison de France devient très vite un lieu de convivialité, où les uns et les autres aiment à se retrouver après le travail ou pendant les week-ends. Deux personnages nouveaux vont faire, peu de temps après la constitution du groupe, une entrée tonitruante dans leur vie commune et semer un vent de joyeux désordre. Pour le plus grand bonheur de Michel Foucault, ravi de leur présence. Le premier est un jeune étudiant suédois, qui arrive de France. Son père travaille à l'ambassade de Suède à Paris et il a donc fait ses études au lycée Janson-de-Sailly. Il vient à Uppsala pour faire son droit, avec le projet arrêté d'entrer dans la diplomatie. Ce qu'il fera puisqu'il deviendra l'une des figures éminentes de la politique extérieure suédoise, notamment lorsqu'il sera ambassadeur à Hanoi en pleine guerre du Vietnam. Jean-Christophe Oberg sera ensuite ambassadeur à Alger puis à Varsovie. À ce moment-là, il a tout juste dix-huit ans. Il devient le secrétaire de Foucault à la Maison de France. L'année suivante, il fera venir une de ses amies françaises. Elle s'appelle Dani. Foucault va tout de suite adopter, adorer cette jeune fille. Elle devient, elle aussi, la secrétaire de la Maison de France. Car Jean-Christophe lui cède peu à peu sa place. Foucault s'amuse beaucoup avec eux. Un jour, il part à Stockholm pour acheter une voiture, avec Jean-Christophe. Ils reviennent avec une somptueuse Jaguar beige, qui va ébahir la bonne société uppsalienne, habituée à

plus d'austérité et surtout interloquée de voir un lecteur - le dernier rang dans une hiérarchie universitaire très stricte faire un tel étalage de richesse. Dumézil d'ailleurs aimait à le rappeler : Foucault ne manquait pas d'argent (car sa famille continuait de l'aider), et il n'était pas du tout cet ascète, ce moine qu'on décrira souvent par la suite. Il gueuletonnait volontiers dans les restaurants, il aimait boire, et ses proches de l'époque racontent quelques-unes de ses « cuites » mémorables, comme ce jour où, se levant pour porter un toast en fin de dîner, il est tombé par terre, ivre mort. Il lui arrive aussi de se déguiser en chauffeur pour emmener Dani faire des courses dans la ville. Sa Jaguar est devenue une légende chez tous les Uppsaliens qui l'ont connue. Tout le monde raconte qu'il conduisait comme un fou. Dumézil se souvenait de s'être un jour retrouvé dans le fossé. Les uns et les autres ont gardé en mémoire une multitude d'incidents de ce genre, d'accidents jamais vraiment graves, heureusement, mais qui, la neige et la glace aidant, auraient pu tourner au drame.

Mais Uppsala, pour Foucault, c'est avant tout le travail. Ses activités professionnelles se divisent en trois catégories. Tout d'abord, il doit s'acquitter de sa tâche de lecteur de français. Ce qu'il réussit à merveille. Dumézil, lorsqu'il a retrouvé en Suède le jeune homme qu'il avait contribué à faire nommer, a été très impressionné par son succès : ses cours publics attirent une assistance nombreuse et enthousiaste. Toute la société cultivée de la ville s'y pressait et, disait-on, les dames y amenaient leurs filles en âge d'être mariées. Pourtant, cette série de conférences qui se tiennent tous les jeudis à dix-huit heures, dans le grand bâtiment central de l'université, en face de la cathédrale de pierre rouge, n'est pas d'une totale orthodoxie. Il y parle, en effet, de « L'amour dans la littérature française du marquis de Sade à Jean Genet ». Ce

qui, on s'en doute, ne manque pas de perturber l'esprit rigoureusement protestant de la communauté universitaire (c'est l'année même où, en France, Jean-Jacques Pauvert est poursuivi en justice pour avoir réédité l'œuvre de Sade). Au fil des semestres, Foucault y traitera également du « Théâtre français contemporain » et de « L'expérience religieuse dans la littérature française de Chateaubriand à Bernanos »12. Foucault donne six heures d'enseignement par semaine (auxquelles il faut ajouter quatre heures de « conversation »). Trois sont des cours destinés aux débutants et aux étudiants de toutes les disciplines qui veulent s'initier au français. Trois autres sont consacrées à la littérature. Ce sont, outre le fameux cours public, deux heures organisées, dans le cadre de l'institut de langues romanes, en séminaires destinés aux seuls étudiants qui ont choisi le français comme spécialité. Entre 1956 et 1958, ils seront consacrés au « théâtre français contemporain », à la « littérature française au xvme siècle », à la « littérature française de 1850 à 1900 », à la « littérature contemporaine ». Ses « explications de textes » portent sur Racine et Andromaque - c'est sans doute de là que viennent les pages de {'Histoire de la folie sur la démence d'Oreste -, sur Le Tartuffe de Molière... Si le cours public du jeudi peut atteindre ou dépasser la centaine d'auditeurs, les cours pour les étudiants attirent évidemment beaucoup moins de monde. Mais le fait est certain, qui revient dans tous les témoignages : bien peu nombreux sont les auditeurs qui comprennent quelque chose aux propos du lecteur-philosophe, trop philosophe sans doute pour être un bon lecteur. Si les enseignants apprécient leur jeune collègue, si la présidente de l'Alliance française parle de la « joie intellectuelle » qu'elle retire des conférences du jeudi, certains étudiants ressentent en revanche l'enseignement de Foucault comme un long discours hermétique. Il faut imaginer en effet des étudiants de dix-huit ou vingt ans, qui ne possèdent que des rudiments

de français et se voient assener des interprétations vertigineuses de l'œuvre de Sade ou de la folie chez Racine ! Plusieurs étudiants de l'époque ont encore aujourd'hui de la colère dans la voix quand ils évoquent ces séances. « C'était à vous dégoûter du français », « C'était vraiment pénible d'aller en cours », disent quelques-uns d'entre eux. D'autres, au contraire, sont encore sous le choc et parlent de Foucault avec des élans d'admiration. Reste que les cours et les séminaires voient leurs effectifs se réduire considérablement pendant l'année, tant les élèves sont déroutés. Les collègues de Foucault ont un peu honte de le voir ainsi boudé par leurs élèves, mais ils n'y peuvent pas grand-chose. Foucault luimême en éprouve une certaine gêne et un certain agacement. Mais cela ne l'incite pas à changer son fusil d'épaule. En fait, il ne s'intéresse qu'aux rares auditeurs qui peuvent le suivre. Aux autres, il réserve son lot habituel de sarcasmes.

Mais l'activité de Foucault ne se borne pas à l'enseignement. Il doit aussi faire vivre la Maison de France. Lorsqu'il est arrivé à Uppsala, Foucault a indiqué les grandes lignes de son programme au représentant du journal local Uppsala Nya Tidning (sa première interview ! accompagnée d'une photo sur laquelle on le voit porter un nœud papillon) et quelque temps après, en février 1956, il expose plus longuement ses projets dans un rapport de plusieurs feuillets qu'il transmet à l'ambassade. Il y dresse d'abord l'état des lieux et indique ensuite les directions dans lesquelles il compte orienter son action. Alors qu'au début du semestre, écrit-il, à peine quelques étudiants venaient chaque semaine à la Maison de France, on peut compter désormais sur trente à trente-cinq habitués. Mais comme ce chiffre lui semble encore très insuffisant par rapport au nombre total d'étudiants, il suggère :

1) d'accroître l'intérêt des étudiants pour la Maison de France en multipliant les séances récréatives (projections de films, auditions de disques...), ce qui implique que soient adressées au ministère des demandes de matériel (disques, livres...) ; 2) d'installer dans la Maison de France une sorte de foyer pour étudiants : une pièce a été transformée en salle de travail et des abonnements plus nombreux ont été souscrits à des journaux ou revues. La Maison de France sera ouverte plusieurs soirs par semaine, et, dans la mesure du possible, les étudiants suédois seront invités à des discussions en français après les conférences et les séances récréatives ; 3) de développer la bibliothèque. Foucault ajoute que la Maison de France devrait toucher dans Uppsala un public qui ne se limiterait pas à celui de l'institut de langues romanes de l'université. S'il est vrai, ditil, que la culture française a perdu de son influence dans les milieux scientifiques ou dans les disciplines non philosophiques, cet état de fait n'est peut-être pas irrémédiable. D'où sa proposition d'ouvrir dans le cadre de la Maison de France des cours de français élémentaire destinés par exemple à des étudiants ou jeunes chercheurs, de toutes spécialités, qui peuvent avoir besoin du français pour leurs travaux ou leurs voyages. On le voit, Foucault est loin de se désintéresser de ses fonctions administratives et gestionnaires. Encore moins de celles d'animateur. Il organise donc des soirées dans cette Maison de France dont il veut faire un des pôles culturels de la vie uppsalienne. Il diffuse des films qu'il commente. Dumézil aimait à évoquer une improvisation brillante sur une adaptation filmée des Mains sales de Sartre. Foucault ne savait pas, à quatre heures de l'après-midi, quel film il allait recevoir. Et le soir, il en parlait avec brio devant une

assistance subjuguée. Et puis, il y a le théâtre. Non plus celui qu'on analyse, mais celui qu'on joue. Avec Jean-Christophe Oberg, il a mis sur pied une petite troupe, qui monte des pièces et les représente en public. En français bien sûr. Se succéderont La Grammaire de Labiche, Le Cantique des Cantiques de Giraudoux, Les Caprices de Marianne de Musset et Le Bal des voleurs de Jean Anouilh. Foucault assure la mise en scène, Jean-Christophe Oberg joue. Avec quelques autres étudiants. Les pièces sont d'abord données à Uppsala, puis « en tournée » à Stockholm, à Sundvall... Des tournées pendant lesquelles Foucault porte les valises, s'occupe des costumes... D'ailleurs les voyages à Stockholm sont assez nombreux car Foucault collabore également à l'institut culturel français de la capitale, où il donne beaucoup de conférences (par exemple, en octobre 1955, sur « Jacques Copeau et la nouvelle harmonie théâtrale »). Il s'y rend en voiture, ou bien, lorsque le groupe qui l'accompagne est trop nombreux, en train. Un train qu'il a surnommé « le soûlographe » - c'est dire l'état dans lequel ils sont quand ils rentrent. « On riait tout le temps », raconte aujourd'hui Erik Nilsson qui s'est lié d'amitié avec Foucault à ce moment-là. Il faisait son service militaire à Uppsala et il est venu emprunter des livres à la Maison de France. Il a vite été adopté par le groupe et il a notamment participé aux activités théâtrales. Foucault s'est pris d'affection pour le jeune homme et lorsque Folie et déraison paraîtra, quelques années plus tard, le livre lui sera dédié. Foucault doit accueillir à Uppsala les conférenciers invités par l'ambassade de France. Il a le plaisir de recevoir son ancien professeur, Jean Hyppolite, et des écrivains qui deviendront célèbres : Marguerite Duras, Claude Simon... Ou des hommes politiques, comme Pierre Mendès France. Il lui faut également accueillir Albert Camus. « Nous voilà avec Camus sur les bras », écrit-il à Georges Dumézil. L'écrivain

français reçoit en effet le prix Nobel de littérature en 1957. La traditionnelle conférence à Uppsala du lauréat se déroule dans une atmosphère un peu tendue : deux jours auparavant, à Stockholm, Camus a été pris à partie par un Algérien qui lui a reproché ses silences sur le colonialisme. C'est là qu'est intervenue sa fameuse réponse : « J'ai toujours condamné la terreur, je dois condamner aussi un terrorisme qui s'exerce aveuglément dans les rues d'Alger, par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » À Uppsala, tout se passe pour le mieux : les étudiants ne posent pas de questions politiques. Mais tout le monde, bien sûr, avait en tête l'incident de Stockholm. Et Jean-Christophe Oberg sera très étonné que, lors de la réception qui se déroule à la Maison de France après la conférence, Foucault ne fasse état d'aucune réserve concernant les propos controversés de Camus. Car il connaissait jusqu'ici un Foucault résolument anticolonialiste, qui partageait plutôt les vues de Mendès France. Mais le directeur de la Maison de France se devait évidemment de rester neutre. Et s'interdire de laisser transparaître son véritable sentiment, surtout en accueillant une personnalité aussi célèbre. Voici comment Oberg raconte cet épisode : « Quant à l'Algérie, Foucault ne s'était jamais engagé à part entière, mais nous parlions souvent des prises de positions de Camus ou plutôt du refus de Camus de prendre position sur le problème algérien... Quand Camus a fait sa conférence à Uppsala, selon mes notes, Michel a été très discret. Moi un peu moins, ce que, toujours selon mes notes, Michel m'avait reproché, non parce qu'il n'était pas d'accord avec moi, mais parce qu'il craignait que cela ait gêné Camus. Avis que je ne partageais pas. Michel a dit à Camus devant moi que les Suédois attachaient beaucoup d'importance à ce problème et que l'intervention de l'étudiant algérien à Stockholm ne reflétait qu'un climat

politique que le gouvernement suédois encourageait, ce qui était vrai. Camus ne fit aucun commentaire à cette 13

remarque . » Il y aura aussi, à deux reprises, la visite de Roland Barthes. Cette fois, c'est Foucault qui l'a fait inviter. Ils se sont connus à la fin de l'année 1955, alors que Foucault était rentré à Paris pour les vacances de Noël : Robert Mauzi, son ancien condisciple de la rue d'Ulm, avec qui il était resté très lié, les a mis en contact. Barthes n'a pas encore beaucoup publié : seulement Le Degré zéro de l'écriture, en 1953. Foucault luimême n'a pour le moment qu'un seul livre à son actif, Maladie mentale et personnalité. Une amitié mêlée de réserve va se nouer immédiatement entre Barthes et Foucault. Ils dîneront souvent ensemble dans les restaurants du Quartier latin, ils sortiront dans les boîtes de Saint-Germain, chaque fois que Foucault sera à Paris. Ils passeront des vacances ensemble au Maroc... Mais cette amitié sera d'emblée empoisonnée par une certaine rivalité intellectuelle et personnelle qui va rendre difficiles leurs rapports. Les deux hommes sont de caractères trop différents et les points de friction vont être nombreux. Et au début des années soixante, c'est une brouille durable qui s'installe entre eux. Sans doute décrétée par Foucault, pour des raisons qui restent assez obscures14. Foucault fera tout de même élire Barthes au Collège de France, en 1975. Plus peut-être par fidélité à une amitié ancienne que par véritable admiration pour son œuvre, disent ceux qui les connaissaient bien tous les deux. Fut-il à l'origine de cette candidature ? Pierre Nora se souvient qu'un jour, Foucault lui a dit : « Je suis très embêté, je dois voir Barthes qui veut se présenter au Collège de France. Je ne l'ai pas vu depuis longtemps. Est-ce que vous pouvez m'accompagner ? » Tout se passera très bien, ajoute Nora, qui les laissera seuls au bout de dix minutes. Mais François Wahl, ami et éditeur de Barthes, conteste cette

version : « J'ai un souvenir très précis de Roland me disant : “Foucault veut que je me présente au Collège”, et il avait assez d'intimité avec moi pour que je puisse exclure toute fausse pudeur. Au demeurant, les rapports entre Michel Foucault et Roland Barthes s'étant plus que distendus, et Roland ayant toujours souffert de ce que Michel ne lui avait jamais fait le moindre commentaire sur ce qu'il écrivait, on l'imagine mal allant retrouver Michel pour ça, alors que le geste contraire se conçoit fort bien15. » Quoi qu'il en soit, Foucault fera lui-même l'éloge du postulant : il rédigera les deux rapports officiellement nécessaires pour présenter Barthes à ses collègues. À la fin de l'un d'eux, il s'attache à répondre aux critiques qui se sont fait jour dans la vénérable institution sur le côté « mondain » du candidat : « J'ajouterai que son audience peut bien passer pour de la mode, comme on dit. Mais à quel historien fera-ton croire qu'une mode, un enthousiasme, un engouement, des exagérations même ne trahissent pas, à un moment donné, l'existence d'un foyer fécond dans une culture. Ces voix, ces quelques voix qu'on entend et qu'on écoute actuellement un peu au-delà de l'université, croyez-vous qu'elles ne font pas partie de notre histoire d'aujourd'hui ; et qu'elles n'ont pas à faire partie des nôtres16 ? » Sa voix à lui, en tout cas, sera entendue, et Barthes sera élu. Et, de cet épisode très important dans la vie de Barthes naîtra, bien sûr, une nouvelle séquence de leur amitié, plus sereine et cette fois sans ombre. Mais de courte durée : Barthes est renversé par une camionnette, rue des Écoles, le 26 mars 1980. Deux jours plus tard, Foucault assistera à la levée du corps, à la morgue de la Salpétrière, aux côtés d'André Téchiné ou d'Italo Calvino. Et il prononcera au Collège de France le traditionnel éloge funèbre devant l'assemblée des professeurs : « Il y a quelques années, dira-t-il en ce dimanche d'avril 1980, quand je vous proposais de l'accueillir parmi

vous, l'originalité et l'importance d'un travail qui s'était poursuivi pendant plus de vingt ans dans un éclat reconnu, me permettaient de n'avoir pas recours, pour appuyer ma demande, à l'amitié que j'avais pour lui. Je n'avais pas à l'oublier. Je pouvais en faire abstraction. L'œuvre était là. Cette œuvre est seule désormais. Elle parlera encore ; d'autres la feront parler et parleront sur elle. Alors permettez-moi, cet après-midi, de faire jour à la seule amitié. L'amitié qui, avec la mort qu'elle déteste, devrait avoir au moins cette ressemblance de n'être pas bavarde. Quand vous l'avez élu, vous le connaissiez. Vous saviez que vous choisissiez le rare équilibre de l'intelligence et de la création. Vous choisissiez et vous le saviez - quelqu'un qui avait le paradoxal pouvoir de comprendre les choses telles qu'elles sont et de les inventer dans une fraîcheur jamais vue. Vous aviez la conscience de choisir un grand écrivain, je veux dire un écrivain tout court, et un étonnant professeur, dont l'enseignement était, pour qui le suivait, non pas une leçon mais une expérience [...]. Le destin a voulu que la violence bête des choses - la seule réalité qu'il était capable de haïr - mît un terme à tout cela, et sur le seuil de cette maison où je vous avais demandé de le faire entrer. L'amertume serait insupportable, si je ne savais qu'il avait été heureux d'être ici, et si je ne me sentais en droit de porter, de lui à vous, à travers le chagrin, le signe, un peu souriant, de l'amitié17. »

* À Uppsala, Foucault prend très à cœur ses activités officielles. Il s'y épuise même. Dans le rapport qu'il transmet au ministère des Affaires étrangères, l'inspecteur général Santelli écrit le 26 janvier 1956 : « C'est une tâche très lourde qu'il mène avec une conscience et un dévouement dont sa mauvaise mine porte témoignage car j'ai l'impression que

M. Foucault se surmène et ne prend pas le repos indispensable. » Un an plus tard, M. Gouyon, conseiller culturel, transmet l'appréciation suivante : « M. Foucault impose très brillamment son rayonnement, tant à Uppsala qu'à Stockholm où Institut et École civique se disputent ses très brillantes conférences. Mais on peut craindre que, victime de son succès et de sa constante disponibilité, il ne se tue littéralement à la tâche : la création d'un poste à l'institut (qu'il y soit affecté et relevé de ses fonctions à Uppsala ou que le futur titulaire le relève au contraire de son travail à Stockholm) est pour lui une nécessité absolue » (6 mai 1957). Et en mai 1958, le conseiller culturel, M. Cheval, transmet ce rapport sur le directeur de la Maison de France d'Uppsala : « M. Foucault est un très brillant représentant de la culture française à l'étranger. Il réussit magnifiquement à Upsal, où il a su gagner la confiance des professeurs et des étudiants. À ce poste, il est indispensable, et on se demande qui pourrait le remplacer si, ce qui est hélas prévisible, il finissait par se lasser du climat nordique. De toute façon, M. Foucault est du très petit nombre de ceux à qui l'on pourrait confier sans crainte un poste plus important à l'étranger » (25 mars 1958).

Mais pour Michel Foucault, le séjour à Uppsala sera surtout lié à la rédaction de sa thèse. Car c'est là qu'il entreprend {'Histoire de la folie. « L'envie d'écrire ne m'a pris que vers ma trentième année, déclarera-t-il plus tard dans un entretien. Pour arriver à découvrir le plaisir possible de l'écriture, il a fallu que je sois à l'étranger. » Dans une telle situation en effet, où l'on se trouve contraint de parler des langues qu'on maîtrise fort mal (en l'occurrence le suédois ou l'anglais) « la seule patrie réelle, le seul sol sur lequel on puisse marcher, la seule maison où l'on puisse s'arrêter et s'abriter, c'est le bien le langage, celui qu'on a appris depuis l'enfance. J'ai décidé de réanimer ce langage, de me bâtir une petite maison de

langage, dont je serais le maître et dont je connaîtrais les recoins18 ». Et quand il partira, en 1958, le manuscrit sera presque achevé, selon les dires de plusieurs de ses amis. Avec Maladie mentale et personnalité, Foucault avait voulu cerner ce qu'était 1'« aliénation » pour la pensée psychiatrique contemporaine, et proposer la critique des théories médicales et psychologiques à la lumière d'un marxisme coloré de Binswanger. Il travaillait, à l'époque, on l'a vu, dans des hôpitaux psychiatriques. Des médecins lui ont suggéré de rédiger une histoire de leur discipline, mais, lui, ce sont plus les fous que les psychiatres qui l'ont fasciné, ou plus exactement, le rapport entre les médecins et leurs malades, c'est-à-dire, au fond, le rapport de la raison à ce dont elle parle : la folie. Et puis, il y a eu cette commande de Colette Duhamel. Tous les éléments sont donc réunis pour que son regard soit attiré par le trésor qui se trouve dans la grande bibliothèque d'Uppsala, la Carolina Rediviva. Un trésor en effet ! Qu'on en juge : en 1950, un collectionneur, le Dr Erik Waller, a fait don des collections qu'il a rassemblées au fil des ans. Ce sont des pièces qui vont du xvie siècle jusqu'au début du xxe. Il y a en tout vingt et un mille documents : lettres, manuscrits, livres rares, grimoires... Et surtout, il y a le fonds considérable que cet amateur avait constitué sur l'histoire de la médecine. Presque tout ce qui s'est publié d'important avant 1800 et une bonne partie de ce qui s'est publié après. Le catalogue de cette « bibliotheca Walleriana » a été édité en 1955. On peut dire que ça tombe bien. Lorsque Foucault découvre cette véritable mine, il va l'explorer systématiquement et en nourrir la thèse qu'il met en chantier. Tous les jours, après avoir travaillé une heure avec son ou sa secrétaire à la Maison de France, Jean-Christophe ou Dani, il part à dix heures pour la Carolina. Et il reste à la bibliothèque jusqu'à trois heures ou quatre heures de l'aprèsmidi. Il écrit des pages et des pages. Le soir, il continue à

écrire. En musique toujours. Il ne se passe pas une soirée sans qu'il écoute les Variations Golberg. Car la musique, pour lui, c'est Bach. Ou Mozart. Il écrit, récrit ses pages, il les met soigneusement au propre, il les retouche sans cesse : à gauche une pile de feuillets à refaire, à droite la pile montante des feuillets remaniés... Une lettre de Michel Foucault à Jacqueline Verdeaux, datée simplement « 29 décembre », et probablement de l'année 1956, écrite lors du passage de Foucault à Paris, pendant les vacances de Noël, nous fait assister presque en direct à la naissance du projet de VHistoire de la folie. En réponse à la proposition que lui avait faite Jacqueline Verdeaux de lui adresser un certain nombre d'ouvrages venant de la bibliothèque de l'hôpital SainteAnne, Foucault explique : « Livres de Sainte-Anne : merci, j'aurai sans doute deux ou trois choses à vous demander, mais il y a là-bas une magnifique bibliothèque. » Et il ajoute aussitôt : « J'ai rédigé à peu près 175 pages. À 300, je m'arrêterai. Finalement, il me semble qu'on ne peut rien dire d'utile - en dehors de l'anecdote - sur les Zoulous et les Nambikwara. Alors pourquoi ne pas prendre le sujet par le biais : la folie et l'expérience de la Déraison dans l'espace ouvert par la réflexion grecque. Après tout, l'Europe aux anciens parapets... Plus particulièrement, ce glissement, dans l'expérience de la déraison, entre l'Éloge de la folie et la Phénoménologie de l'esprit (Éloge de la déraison) - entre le Jardin des Délices et la maison du Sourd -, comment l'Occident, au bout de son rationalisme et de son positivisme, a rencontré ses propres limites, sous la forme ambiguë d'un pathos, qui est à la fois l'élément de son pathétique et le lieu de naissance de la pathologie. D'Érasme à Freud, de l'humanisme à l'anthropologie, la folie a touché au fond de notre ciel : c'est cet écart qu'il faut mesurer, avec quel compas ? Vous allez être déçue : vous qui espériez de la tragédie grecque, et quelque fumée magique sortie des

bouilloires de Macbeth, Mais que voulez-vous, comme rien, semble-t-il, n'a été fait dans ce sens, il faut prendre les choses un peu en détail pour ne pas dire trop de bêtises. Trois cents ans, qui sont la genèse de notre folie, c'est déjà bien. » Foucault demande ensuite à son amie si le livre ainsi conçu peut entrer dans le cadre de la commande qui lui avait été passée : « Pensez-vous que l'éditeur acceptera un livre comme celui-là, au bout duquel il y aura 25 à 30 pages de notes latinoérudites ? Après tout, c'est sérieux, la déraison. » Et il conclut sa lettre par cette interrogation : « Je voudrais vous soumettre ce que j'ai fait, mais quel grimoire. Il faut le réécrire pour la dactylo. Ou bien magnétophone ? Si c'est prêt en juin ou septembre prochain, est-ce que ça pourrait paraître en décembre [57] ou janvier 58 ? » Peu à peu, le livre prend tournure. Et Foucault envisage alors de le soutenir comme thèse en Suède. Il espère trouver là un groupe d'examinateurs plus compréhensifs que ceux qu'il redoute d'affronter dans l'université française. Il a justement rencontré à la bibliothèque le Pr Lindroth qui occupe la chaire d'histoire des idées et des sciences. C'est une personnalité très importante de l'université d'Uppsala. Ils ont des centres d'intérêts communs : Stirn Lindroth a travaillé sur la médecine et la philosophie à la Renaissance, sur Paracelse. Ils ont bavardé ensemble et Lindroth a invité Foucault à dîner. Foucault lui demande de bien vouloir lire ce qu'il est en train d'écrire et il lui apporte quelques chapitres déjà rédigés. Foucault fait part de ses projets à Dumézil, en mai 1957 : « Actuellement, je travaille beaucoup : mise au net de 100-150 pages de thèse pour Lindroth, à titre d'essai. Pour voir ce qu'il va dire. S'il est content, ça sert de thèse de Licenuat en septembre, et je termine le reste pendant les vacances19. » Il transmet donc à Lindroth une épaisse liasse de feuillets manuscrits, sur du papier très fin. Las ! Le professeur est un positiviste bon teint et n'est pas très ouvert

aux grandes spéculations. Aussi est-il tout simplement effrayé par le style et la teneur des pages qui lui sont soumises. Il ne voit là que littérature « alambiquée » et il n'imagine pas un instant que ce livre dont il vient de lire des extraits puisse être présenté pour l'obtention d'un doctorat. Il écrit à Foucault pour lui communiquer ses impressions. Fort défavorables. Foucault essaiera bien de préciser, d'expliciter son projet. Mais c'est peine perdue. Rien n'y fera. Voici les quelques explications qu'il propose dans une lettre datée du 10 août 1957 : « Votre lettre m'a été fort utile pour prendre conscience des défauts de mon travail et je vous en suis fort reconnaissant. Mon premier tort, je dois vous le dire tout de suite, est de ne pas vous avoir suffisamment prévenu qu'il ne s'agissait pas d'un “fragment de livre” mais seulement d'un brouillon, d'une première rédaction que je compte de toute façon reprendre ultérieurement. Je vous concède bien volontiers que le style est insupportable (j'ai le défaut de ne pas être spontanément clair). Bien entendu, je compte chasser toutes les expressions “alambiquées” qui ont pu m'échapper. Je vous avais soumis cet essai, malgré le style, pour avoir votre opinion, à laquelle je tiens beaucoup, sur la qualité de l'information et sur les idées directrices. Il est clair que c'est ce dernier point qui fait difficulté. Là encore, j'ai eu tort de ne pas définir mon projet, qui n'est pas d'écrire une histoire des développements de la science psychiatrique. Mais plutôt une histoire du contexte social, moral et imaginaire dans lequel elle s'est développée. Car il me semble que jusqu'au xixe siècle, pour ne pas dire jusqu'à maintenant, il n'y a pas eu de savoir objectif de la folie, mais seulement la formulation, en termes d'analogie scientifique, d'une certaine expérience (morale, sociale, etc.) de la Déraison. D'où cette manière, si peu objective, si peu scientifique, si peu historique de prendre la question. Mais peut-être cette entreprise est-elle absurde et condamnée à l'avance.

« Enfin, mon troisième grand tort a été de préparer d'abord les pages portant sur les théories médicales, alors que le domaine des “institutions” n'est pas clair et m'aurait aidé à être plus clair dans les autres domaines. Puisque vous voulez bien m'y autoriser, je vous montrerai ce que j'ai fait pendant les vacances à propos des institutions... On est là dans un domaine beaucoup plus facile à définir et qui donne les conditions sociales des débuts de la psychiatrie... » Le professeur ne se sentira guère plus éclairé et Foucault ne soutiendra pas sa thèse à Uppsala. Il est vrai qu'il semble un peu submergé par sa matière, et qu'il a bien du mal à construire son livre. Dumézil, qui surveille son travail et lui en demande constamment des nouvelles, qui lit et commente les pages déjà écrites, lui a d'ailleurs conseillé de ne pas s'obstiner à vouloir soutenir sa thèse en Suède : « Publie ça en France », lui a-t-il dit. Il sait quelles sont les réticences des Suédois, qu'il connaît mieux que quiconque. Il sait aussi que le Pr Hasselroth avait raison de dire à Foucault, en parlant de ses collègues : « Jamais vous n'arriverez à leur faire accepter ça. » Selon Jean-Christophe Oberg, Foucault n'a jamais pris vraiment au sérieux cette éventualité de soutenir sa thèse en Suède. Selon Jean-François Miquel, au contraire, il était navré du refus de Lindroth et il faudrait voir là l'une des raisons essentielles de son départ. Quoi qu'il en soit, les Suédois sont restés insensibles à l'œuvre naissante de Foucault. Une polémique s'est développée par la suite en Suède au cours de laquelle le malheureux Pr Lindroth a été particulièrement accablé : comment a-t-il pu ignorer ainsi les signes du génie ? Peut-être la tradition de l'histoire des sciences dans laquelle il s'inscrivait interdisait-elle à ce professeur très germanique, assez réticent devant la « littérature », de percevoir la portée du livre, encore embryonnaire et ancré dans une tout autre tradition intellectuelle, qu'on lui donnait à juger. Certains ont décerné le blâme, d'autres plaidé les circonstances

atténuantes. Mais le fait est là : Foucault devra attendre quelques années pour soutenir sa thèse. Lorsqu'il quitte en 1958 ce pays qu'il juge décidément bien peu accueillant, son travail est pour ainsi dire terminé. En tout cas pour ce qui est de son aspect documentaire. Il restera encore beaucoup à faire pour la rédaction et la mise en ordre du texte.

Peut-être les pages d'un autre livre se sont-elles élaborées pendant le séjour uppsalien. À quelques kilomètres de la petite ville se trouve en effet la maison de Linné. Une maison de bois, perdue dans une des plus belles natures qu'il puisse être donné de voir. Foucault entraîne souvent son petit monde dans des pèlerinages vers ce haut lieu de l'histoire des sciences. Le chapitre des Mots et les choses consacré à Linné doit certainement beaucoup à ces longues marches exténuantes. Foucault a bien d'autres occasions de manifester son intérêt pour la science. L'université d'Uppsala ne compte pas moins de deux prix Nobel : le chimiste Theodor Svedberg et son élève Arne Tisélius, couronnés respectivement en 1926 et 1948. Foucault s'est lié d'amitié avec eux et Svedberg guide Foucault au troisième sous-sol du centre d'expérimentation d'Uppsala, pour lui expliquer, une semaine durant, le fonctionnement du cyclotron. Et Michel Foucault de commenter auprès de Jean-François Miquel : « Mais pourquoi n'ai-je pas fait des études scientifiques plutôt que de la philosophie ? »

* Pourquoi Foucault a-t-il décidé de quitter Uppsala ? Son premier contrat prévoyait une durée de deux ans, et il avait été renouvelé pour deux autres années. Selon Gunnar Brôberg, la raison est assez simple : l'obligation d'enseigner

avait été portée à 12 heures par semaine. Il aurait alors été impossible pour Foucault de travailler à sa thèse. Et comme il sait en outre qu'il ne pourra pas la soutenir en Suède, il préfère donner sa démission, après sa troisième année. L'annuaire de l'université annonce pourtant les cours de Michel Foucault pour la rentrée d'octobre 1958. La conférence du jeudi doit porter à nouveau sur « L'expérience religieuse dans la littérature française de Chateaubriand à Bernanos », le séminaire sur « La littérature française au xixe siècle » et le cours d'explication de textes sur le Don Juan de Molière.... Ils n'auront pas lieu : Foucault quitte Uppsala. Dont il gardera, selon de nombreux témoignages, un assez mauvais souvenir, malgré les amitiés nouées (il conservera notamment des liens avec Jean-François et Christina Miquel, avec Jean-Christophe Oberg, avec Erik Nilsson...) et malgré la thèse presque achevée. La prochaine étape de son périple sera la Pologne. « Dans huit jours, je serai sans doute de l'autre côté des grilles », écrit-il à Georges Dumézil, le 28 septembre 1958.

* Ce départ pour Varsovie, Michel Foucault a eu tout le temps d'en organiser les modalités lors d'un long séjour qu'il fit à Paris en juin 1958. Un séjour un peu bizarre, presque improvisé. Qui se décide un beau soir de mai, où Michel Foucault et Jean-Christophe Oberg assistent, en smoking, à une réception dans un château, près d'Uppsala. Ils ont été invités par l'héritière de l'une des plus grandes fortunes de Suède, qui est tombée amoureuse du jeune lecteur de français. Pendant le dîner, Jean-Christophe Oberg s'isole pour écouter les informations à la radio. Quand il revient, il dit à Foucault : « Il se passe des choses en France. » C'est le moins qu'on puisse dire : porté par les partisans de l'Algérie française, le général de Gaulle est sur le point de revenir au

pouvoir. En quelques minutes, presque sans hésiter, ils se disent : « On y va, » Ils rentrent donc à Uppsala, le temps de se changer et les voilà partis vers la France, dans la Jaguar, bien sûr. Jean-Christophe Oberg raconte ainsi cette équipée : « Michel et moi sommes partis le mercredi 28 mai 1958. Nous avons passé la nuit dans un petit hôtel au Danemark, à Tappernôje. Nous avons pris un ferry le lendemain matin 29 mai entre Gedser au Danemark et Grossenbrode en Allemagne. Nous avons passé la deuxième nuit en Belgique, à La Calamine, dans un tout petit hôtel, le Select. Puis nous avons continué vers Paris, le 30 mai donc, où nous sommes arrivés vers trois heures de l'après-midi. Paris était en pleine effervescence. Sans raison apparente, car la partie était déjà jouée. Nous nous sommes dirigés vers les Champs-Élysées en y accédant par la rue de Bassano qui était bloquée par la police au niveau du métro George-V. Nous avions laissé la Jaguar sur l'avenue Marceau. Nous nous sommes glissés à travers les cordons de police et nous avons commencé à marcher sur les Champs-Élysées. Nous avons très rapidement été happés par une vague de manifestants : je me suis retrouvé juché sur le toit d'une voiture qui remontait vers l'Arc de triomphe, tandis que Michel suivait, entouré de jeunes gens qui agitaient des drapeaux bleu-blanc-rouge. La place de l'Étoile était également bloquée par la police et la voiture dut faire demi-tour. J'en ai profité pour sauter à terre, mais Michel avait disparu dans la foule. Nous nous sommes retrouvés devant la Jaguar pour dîner ensemble à SaintGermain-des-Prés. Puis nous nous sommes séparés : je suis rentré à l'ambassade de Suède, où m'attendaient mes parents, inquiets de ne pas savoir où nous étions, ni si nous étions arrivés, et Michel a rejoint son frère, chez qui il habitait. » Michel Foucault restera un bon mois à Paris. Quand il rentrera à Uppsala, ce sera pour boucler ses valises, après un

repas bien arrosé en compagnie du petit groupe avec lequel il a passé les trois années qui viennent de s'écouler. Pourquoi Varsovie ? Il faut encore voir la main de Dumézil derrière cette affectation. Le professeur de grand renom a des amis partout ! C'est le cas, entre autres, au Quai d'Orsay où Philippe Rebeyrol, un ancien normalien, travaille comme chef du service de l'enseignement français à l'étranger. Le gouvernement vient de négocier par son intermédiaire une convention culturelle avec le gouvernement polonais qui prévoit la création d'un Centre culturel français à l'intérieur même de l'université de Varsovie. Ce qui implique la présence d'un lecteur, mais aussi que celui-ci dispose d'un bureau, d'une bibliothèque et puisse organiser des manifestations culturelles. Ce qui, à l'époque, est assez exceptionnel. Et considéré comme un beau succès diplomatique rendu possible par l'embellie que connaissent les rapports Est-Ouest après des périodes très tendues. Mais il ne suffit pas de créer un poste de lecteur, encore faut-il trouver quelqu'un qui soit en mesure de l'occuper : la tâche risque d'y être délicate. Dumézil demande à Philippe Rebeyrol de le confier à Foucault. Ce qu'il fait. D'abord parce qu'il a une totale confiance dans le jugement de Dumézil ; ensuite parce que les appréciations officielles sur le travail de Foucault en Suède sont particulièrement élogieuses. En octobre 1958, Michel Foucault s'envole donc pour Varsovie et va se présenter à l'ambassadeur de France, nouvellement nommé dans la capitale polonaise, Étienne Burin des Roziers. « J'ai gardé le souvenir, raconte ce dernier, d'un jeune homme souriant, aimable, détendu, heureux d'entreprendre une tâche dont il mesurait d'emblée l'intérêt, l'importance et la grande difficulté20. » Il s'installe d'abord à l'hôtel Bristol, dans une chambre assez minable, tout près de l'université, constellation de bâtiments situés sur l'avenue de Cracovie. Tout lui semble

sinistre : « Tu avais épouvantablement raison ; seulement tort de n'avoir pu avoir assez raison, écrit-il à Dumézil, le 16 novembre 1958. Seule merveille : n'avoir rien à faire (et ne rien chercher à faire) pour le “travail culturel”. Donc, s'il était humainement possible de travailler 12 heures par jour à une thèse dans une chambre d'hôtel, je le ferais ; étant homme (malgré tout), je me contente de 6. À Noël, il ne restera plus que quelques chapitres à refaire, plus les notes, etc. » Et il ajoute : « Tout n'est qu'épouvante, ici : misère, saleté, muflerie, désordre, incurie. Et une solitude comme je la croyais impossible. » Quelque temps après, il emménage dans un appartement, également proche de son lieu de travail. D'un côté, il termine la rédaction de sa thèse. De l'autre, il remplit la mission universitaire et administrative qu'on lui a confiée : les premières mesures à prendre consistent à faire exister matériellement ce « Centre de civilisation française ». Il faut faire venir les tables et les chaises aussi bien que les livres et les revues. Foucault donne également des cours et des conférences à l'université, où il est rattaché à l'institut de langues romanes de la faculté de philosophie moderne. Il reprend le cours qu'il a rodé à Uppsala, sur le théâtre français contemporain. Tout de suite, il séduit ses étudiants et ses collègues par son intelligence, son sérieux et sa gentillesse. Tout le monde évoque aujourd'hui l'exquise courtoisie dont il faisait preuve à chaque instant. Il va également se lier d'amitié avec le président de l'Académie des sciences, le Pr Kotarbinski, figure éminente de l'université polonaise, mais qui passe aux yeux des autorités pour un « philosophe bourgeois » puisqu'il s'inspire des théories du Cercle de Vienne. Peu à peu, le rôle de Foucault va se transformer. Car le conseiller culturel de l'ambassade, Jean Bourilly, demande à prendre quelques vacances pour pouvoir préparer sa thèse de doctorat. Et comme Foucault s'entend à merveille avec Burin

des Roziers, il va remplir de facto les fonctions de conseiller culturel pendant presque une année. C'est à ce titre qu'il donne une série de conférences sur Apollinaire, au cours d'une tournée qui le mène de Gdansk à Cracovie, et au cours de laquelle il présente l'exposition conçue par le Pr Zurowski pour le quarantième anniversaire de la mort du poète. « Il se prêtera à ce rôle [de conseiller culturel] avec beaucoup de bonne grâce et, me semblait-il, continue Burin des Roziers, sans déplaisir, payant de sa personne, faisant acte de présence dans des manifestations culturelles aux quatre coins de la Pologne, observant avec une certaine indulgence et un certain amusement les rites un peu vains du train-train diplomatique21. » Aussi est-ce tout naturellement que l'ambassadeur lui propose de remplacer Jean Bourilly lorsque celui-ci fait savoir qu'il désire définitivement quitter son poste, puisque sa thèse est terminée et qu'il compte obtenir une chaire en Sorbonne. Mais Foucault pose quelques conditions avant d'accepter : « Il considérait, raconte Burin des Roziers, que le Quai d'Orsay avait fait fausse route en mettant sur pied un cadre d'agents de notre action culturelle à l'étranger, polyvalents en quelque sorte, comme si un attaché culturel ou un lecteur avait vocation à servir indifféremment en Amérique du Sud, dans les pays Scandinaves, dans le monde slave ou en Extrême-Orient. Pour s'en tenir à la Pologne, Michel Foucault n'acceptait d'y demeurer comme chef de file que si on lui permettait de recruter, comme il se faisait fort d'y parvenir, les jeunes slavisants qui le seconderaient à Varsovie, Cracovie et dans l'ensemble du territoire22. » Ce projet n'eut pas de suite car Foucault dut quitter précipitamment le territoire polonais. L'histoire est assez embrouillée, mais, semble-t-il, banale dans les pays de l'Est : il a rencontré un garçon, avec qui il a commencé à vivre des jours heureux dans ce pays triste et étouffant. Mais le jeune

homme travaille pour la police, qui essaie d'infiltrer les services diplomatiques occidentaux. Un matin, Burin des Roziers alerte Foucault : « Vous devez quitter la Pologne », lui dit-il. « Quand ? » demande Foucault. « Dans les heures qui viennent », répond l'ambassadeur. Cette fois encore, Michel Foucault part en bénéficiant d'un rapport dithyrambique, rédigé par Jean Bourilly : « Esprit clair, précis et pénétrant, riche d'une grande culture, Michel Foucault possède le sens de l'autorité : il est capable de remplir de la façon la plus satisfaisante d'importantes fonctions à l'étranger soit à un poste d'enseignement soit à un poste comportant des responsabilités administratives. Dans la direction du Centre d'études auprès de l'université, qu'il a assumée en 1958-1959, il a eu à faire face à de nombreuses difficultés, tant en ce qui concerne les conditions matérielles (absence de local pour le Centre et d'appartement pour lui-même pendant de longs mois) qu'en ce qui concerne la nature et les buts propres de l'activité même du centre. Il a su cependant assurer un heureux départ à ce nouvel organisme de coopération franco-polonaise. » Michel Foucault retourne voir Philippe Rebeyrol au Quai d'Orsay. Pour lui dire qu'il aimerait bien aller en Allemagne. Foucault s'était initié à l'allemand lorsqu'il était à l'École normale pour pouvoir lire Husserl et Heidegger. Puis il s'était passionné pour Nietzsche. On conçoit aisément que l'Allemagne puisse exercer sur lui un attrait particulier. Il va donc emprunter le chemin que Sartre et Aron avaient suivi avant la guerre : passer un an dans une grande ville allemande. Philippe Rebeyrol lui propose plusieurs possibilités : Munich, Hambourg... Le réseau des Instituts culturels français en Allemagne est assez dense. Foucault choisit Hambourg.

Les fonctions de Michel Foucault à Hambourg seront à peu près identiques à celles qu'il a déjà exercées à Uppsala et Varsovie : il s'agit de diriger l'institut culturel, de recevoir les conférenciers (c'est ainsi qu'il fera la connaissance d'Alain Robbe-Grillet, à qui il fait visiter Sankt Pauli, le quartier « chaud » de la ville) et de donner des cours au département de langues romanes de la faculté de philosophie, l'équivalent de notre ancienne faculté de lettres. Ses étudiants se souviennent de ses cours qui portent sur la littérature française, comme il se doit, et où il parle, bien sûr, du théâtre des xviie et xvme siècles, mais aussi du théâtre contemporain : il commente notamment Sartre et Camus. Comme son cours a un statut d'« enseignement complémentaire » et n'est donc pas sanctionné par un examen, le public n'y est pas très nombreux : dix à quinze personnes assistent aux séances. Ce sont des étudiants vraiment passionnés par la littérature et cette situation lui convient mieux que celle qu'il a vécue à Uppsala. Et surtout, il n'enseigne que deux heures par semaine. En fait, il s'occupe essentiellement de l'institut français dont les locaux sont situés au 55 de la Heidemer Strasse. L'appartement du directeur s'étend sur presque tout le deuxième étage. C'est là que Foucault passera cette année 1959-1960. Outre le directeur, l'institut compte quatre professeurs qui donnent des cours de français dans la ville ou dans les locaux de l'institut. Parmi eux, Jean-Marie Zemb, aujourd'hui professeur au Collège de France sur une chaire de civilisation allemande, et Gilbert Kahn, neveu de Léon Brunschwicg et qui fut lié à Simone Weil. Comme à Uppsala, Foucault consacre une partie de son temps au théâtre avec la petite troupe que Gilbert Kahn a réunie. Il suggère notamment que l'on joue la pièce de Cocteau, L'École des veuves - la représentation aura lieu en juin 1960 - et parle très longuement de Cocteau aux quelques

étudiants dont il a fait son cercle d'amis, tels Jurgen Schmidt et Irene Staps, deux piliers du groupe théâtral. Et puis, ce n'est pas une surprise, il passe beaucoup de temps à la bibliothèque de l'université. Il a terminé sa thèse principale, sur Folie et déraison, et c'est pendant son séjour hambourgeois qu'il se rend à Paris pour la faire lire à Jean Hyppolite qu'il voudrait choisir comme « directeur de thèse ». Foucault s'attache alors à la rédaction de sa thèse complémentaire : la traduction de VAnthropologie de Kant qu'il compte faire précéder d'une longue introduction historique. Lorsque ses deux thèses sont en passe d'être achevées et prêtes à subir l'épreuve de la soutenance, Foucault va trouver un poste dans l'enseignement supérieur français. Pas avec le titre de « professeur », puisqu'il faut pour cela que la soutenance ait eu lieu. Mais comme « chargé d'enseignement » sur une chaire vacante, avec un grade qui correspond à peu près à ce que nous appelons aujourd'hui maître de conférence. La proposition est arrivée de ClermontFerrand, et Foucault a décidé de mettre un terme, provisoirement, à son exil hors de France.

* Il n'occupera plus jamais de fonctions administratives ou culturelles comme celles qu'il s'apprête à quitter. À plusieurs reprises pourtant, il sera fortement question qu'il renouvelle l'expérience. En 1967, lorsque Étienne Burin des Roziers deviendra ambassadeur à Rome, il téléphonera à Foucault qui se trouve alors en Tunisie - pour lui proposer de devenir son conseiller culturel. Foucault se laisserait volontiers tenter. Mais le projet tournera court car le Collège de France se profile déjà à l'horizon. Auparavant, en 1963, il avait accepté de s'occuper de l'institut culturel français de Tokyo. Mais le doyen de la faculté de Clermont-Ferrand a supplié le

ministre de ne pas lui enlever un professeur indispensable à la bonne marche de son établissement. Bien plus tard, on parlera de nommer Foucault comme conseiller culturel à New York : en 1981, quand la gauche arrivera au pouvoir en France. Mais les discussions n'aboutiront pas. C'est sous d'autres modalités que Foucault continuera son œuvre d'« ambassadeur de la culture française dans le monde », comme disent les rapports administratifs : en devenant professeur à Tunis, en donnant des conférences dans des dizaines de pays, et surtout grâce à ses livres et à leur énorme succès international.

* Foucault s'était éloigné de la France avec le sentiment profond que sa vie serait placée désormais sous le signe du voyage, pour ne pas dire de l'exil. Être ailleurs, toujours ailleurs, telle semblait être son obsession. Ne plus jamais être en France ? Si, peut-être, mais utiliser ce pays avec lequel il entretient des relations conflictuelles comme base stratégique pour organiser des séjours plus ou moins longs dans d'autres régions du monde. Quand il retournera en Suède, en 1968, pour une série de conférences, il dira dans une interview qu'il avait eu, en quittant la France, en 1955, la ferme intention de passer le reste de sa vie « entre deux valises », de voyager dans le monde entier, « et surtout de ne jamais toucher à un porte-plume » : « L'idée de consacrer ma vie à écrire me semblait alors complètement absurde et je n'y avais jamais songé. C'est en Suède, dans la longue nuit suédoise, que j'ai contracté cette manie, cette sale habitude d'écrire pendant cinq à six heures chaque jour. » Il se sentait alors « une sorte de touriste dans le monde, inutile et superflu ». Et il ajoute - nous sommes au début de l'année 1968 : « Je continue à me sentir tout aussi inutile, à la

différence que je ne suis plus un touriste. Maintenant, je suis cloué à ma table de travail23. » Michel Foucault en 1955, un touriste qui n'aurait jamais eu l'idée d'écrire ? Peut-être estce exagéré, puisqu'il avait déjà publié un certain nombre de textes. Mais il est vrai qu'il a considéré durant toute sa vie que ce métier de l'écriture, il ne l'avait jamais vraiment choisi. Lorsqu'il travaillera à ses derniers livres, avec beaucoup de difficultés, d'hésitations, de repentirs, et au fond de lui-même, peut-être, une certaine lassitude, une envie de tout laisser tomber, ce thème reviendra très souvent dans ses conversations avec ses amis. Un jour, il m'a dit : « Je me suis mis à écrire par hasard. Et une fois qu'on a commencé, on devient prisonnier de cette activité ». Il aura bien la tentation de fuir cet ensemble de contraintes et répétera qu'il pourrait tout aussi bien changer de métier (« Ce n'est pas parce que j'ai écrit des livres que je dois continuer toute ma vie »). Mais échappe-t-on si facilement aux rôles dans lesquels on a coulé son existence entière ? Et en éprouvait-il réellement le désir ? Foucault a quitté la France en août 1955. Il s'y réinstalle pendant l'été de l'année 1960. Il n'a pas encore trente-quatre ans. Quels auront été les faits marquants de sa vie pendant cette absence ? Deux choses essentielles : d'abord l'absence elle-même. Car Foucault est ainsi resté en dehors de toutes les transformations politiques qui affectaient la scène française, au moment de la guerre d'Algérie et de la prise du pouvoir par le général de Gaulle. Il s'est trouvé à l'écart de tous les bouleversements qui vont travailler la gauche, avec l'émergence d'un puissant mouvement syndical étudiant, l'apparition de mouvements extérieurs à l'influence communiste, essentiellement dans les milieux universitaires, autant de phénomènes qui seront déterminants dans le déclenchement et le déroulement des événements de Mai 68. C'est pendant le séjour de Foucault à l'étranger que se

produisent les fissures qui vont finir par ébranler violemment la société française quelques années plus tard. Mais là encore, Foucault sera absent. Pendant les luttes qui déchirent la France autour de la guerre d'Algérie, il est en Suède, en Pologne, en Allemagne. Quand mars, avril et mai 1968 vont faire exploser les cadres sociaux, politiques et institutionnels du pays, il sera en Tunisie. Le second point d'importance, c'est évidemment que Michel Foucault a commencé, rédigé et terminé sa thèse, Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique. L'ouvrage aurait dû s'appeler L'Autre Tour de folie, en référence à la citation de Pascal sur laquelle Foucault ouvre sa préface. Mais comme il s'agissait d'une thèse, qui devait être soumise à soutenance, Foucault a finalement opté pour un titre plus universitaire, (il amusa un de ses amis en lui disant : « Je ne vais pas appeler mon livre L'Autre Tour de folie parce que, sinon, on va dire : « C'est plutôt un autre tour de folle. ») Le livre commence ainsi : « Pascal : “Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n'être pas fou.” Et cet autre texte, de Dostoïevski, dans le Journal d'un écrivain : “Ce n'est pas en enfermant son voisin qu'on se convainc de son propre bon sens.” Il faut faire l'histoire de cet autre tour de folie - de cet autre tour par lequel les hommes, dans le geste de raison souveraine qui enferme leur voisin, communiquent et se reconnaissent à travers le langage sans merci de la non-folie ; retrouver le moment de cette conjuration, avant qu'elle n'ait été définitivement établie dans le règne de la vérité, avant qu'elle n'ait été ranimée par le lyrisme de la protestation. Tâcher de rejoindre, dans l'histoire, ce degré zéro de l'histoire de la folie, où elle est expérience indifférenciée, expérience non encore partagée du partage lui-même. Décrire, dès l'origine de sa courbure, cet

“autre tour”, qui, de part et d'autre de son geste, laisse retomber, choses désormais extérieures, sourdes à tout échange, et comme mortes l'une à l'autre, la Raison et la Folie. » Pour pouvoir parcourir cette « région incommode », Foucault annonce d'entrée de jeu qu'il va falloir « renoncer au confort des vérités terminales », c'est-à-dire se déprendre des concepts élaborés par la psychopathologie contemporaine : « Est constitutif le geste qui partage la folie, et non la science qui s'établit, ce partage une fois fait, dans le calme revenu. » Et c'est ce geste - et ce moment - du partage qu'il va falloir retrouver : les catégories médicales isolent le fou dans sa folie, mais la césure a d'abord été, un bon siècle plus tôt, morale et institutionnelle : « De langage commun, il n'y en a pas ; ou plutôt il n'y en a plus ; la constitution de la folie comme maladie mentale, à la fin du xvme siècle, dresse le constat d'un dialogue rompu, donne la séparation comme déjà acquise et enfonce dans l'oubli tous ces mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu balbutiants, dans lesquels se faisait l'échange de la folie et de la raison. Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n'a pu s'établir que sur un tel silence. » Suit la superbe déclaration, souvent citée, où Foucault définit son projet : « Je n'ai pas voulu faire l'histoire de ce langage ; plutôt l'archéologie de ce silence24. » Faire l'archéologie de ce silence, cela conduit à sonder toute la culture occidentale. Puisque « l'homme européen depuis le fond du Moyen Âge a rapport à quelque chose qu'il appelle confusément : Folie, Démence, Déraison », il faut peut-être admettre que le rapport Raison-Déraison constitue pour cette culture « une des dimensions de son originalité », qu'elle se définit par cette profondeur qui la menace. C'est vers cette profondeur que Foucault entend nous entraîner, vers cette « région où il serait question plutôt des limites que

de l'identité d'une culture ». Il faut « faire une histoire des limites - de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu'accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l'Extérieur ; et tout au long de son histoire, ce vide creusé, cet espace blanc par lequel elle s'isole la désigne tout autant que ses valeurs. [...] Interroger une culture sur ses expériences-limites, c'est la questionner, aux confins de l'histoire, sur un déchirement qui est comme la naissance même de son histoire ». Ici, Foucault ancre son travail dans la descendance de Nietzsche : « Au centre de ces expériences-limites du monde occidental éclate, bien entendu, celle du tragique même Nietzsche ayant montré que la structure tragique à partir de laquelle se fait l'histoire du monde occidental n'est pas autre chose que le refus, l'oubli et la retombée silencieuse de la tragédie. » Mais « bien d'autres expériences gravitent » autour de cette expérience centrale, et chacune trace aux frontières de notre culture « une limite qui signifie en même temps un partage originaire ». Foucault voudrait se faire l'archéologue de toutes ces expériences menaçantes mais refusées, refoulées, oubliées, et toujours présentes. Il annonce une série d'études qui se déploieront sous « le soleil de la grande recherche nietzschéenne » et qui essaieront de raconter les autres partages sur lesquels s'est édifiée notre culture. Il y a d'abord, dans « l'universalité de la ratio occidentale », ce « partage qu'est l'Orient [...] L'Orient offert à la raison colonisatrice de l'Occident, mais indéfiniment inaccessible, car il demeure toujours à la limite ». Et puis il y a « le partage absolu du rêve, que l'homme ne peut s'empêcher d'interroger sur sa propre vérité - que ce soit celle de son destin ou de son cœur - mais qu'il ne questionne qu'au-delà d'un essentiel refus qui le constitue et le repousse dans la dérision de l'onirisme ». Et aussi « l'histoire, et pas seulement en termes d'ethnologie, des interdits sexuels : dans notre

culture elle-même, parler des formes continuellement mouvantes et obstinées de la répression, et non pas pour faire la chronique de la moralité ou de la tolérance, mais pour mettre à jour, comme la limite du monde occidental et origine de sa morale, le partage tragique du monde heureux du désir ». Mais il y avait une tâche primordiale à accomplir : « Parler de l'expérience de la folie », la retrouver avant sa capture par le savoir et le discours scientifique, et plus intensément encore, la laisser s'exprimer elle-même, la laisser se dire avec « ces mots, ces textes qui viennent d'en dessous du langage et qui n'étaient pas faits pour accéder jusqu'à la parole25 ».

Tel est le projet qu'annonce Foucault dans cette préface longue d'une dizaine de pages et qu'il supprimera dans la réédition de 1972, ne reconnaissant plus comme sienne cette quête de « l'expérience originaire ». Il ira même jusqu'à parler, à propos de ce texte des « beautés un peu ridicules d'une petite fille encore verte qui, pour faire grande dame, se met un pied de fard sur les joues » : « Je portais perruque », ironisera-t-il26. Voilà pour la préface ! Mais qu'en est-il du livre lui-même ? Il est évidemment impossible d'en restituer toutes les analyses qui courent sur plus de six cents pages imprimées, si riches, foisonnantes, touffues, déroutantes parfois, contradictoires aussi, et qui passent d'un registre à un autre, invoquant aussi bien le niveau économique (très présent dans les livres à caractère historique de Foucault dont la démarche se fonde même assez souvent, comme c'est le cas ici, sur un économisme - héritage de sa formation marxiste - assez marqué) que le niveau juridique ou artistique, pour déployer la ligne-force de l'argumentation. Essayons simplement de dégager quelques articulations de cette vaste démonstration, en donnant à entendre surtout la

voix de Foucault, dont le style est assez différent de ce qu'il deviendra. Quand la folie a encore droit de cité dans la société, c'est-àdire en pleine Renaissance, il y a déjà un mouvement de scission qui s'opère entre deux formes de folie. Celle des tableaux de Bosch, Breughel ou Dürer d'un côté, inquiétante, obsédante, menaçante, qui semble révéler le secret profond dans lequel va s'abolir la vérité de notre monde d'apparence, une folie qui a partie liée avec les forces du mal et des ténèbres, une folie qui ressemble à la victoire de Satan. De l'autre, comme chez Érasme, dans son Éloge de la folie, une folie avec laquelle la raison dialogue, mais une folie déjà mise à distance, prise dans l'univers du discours, et qu'on n'évoque que pour diriger sa force critique contre l'illusion humaine et sa prétention. D'un côté une folie profondément tragique. De l'autre une folie presque apprivoisée, dont la violence s'atténue sous le regard ironique de l'humaniste. L'écart est déjà là, qui ne cessera de se creuser au fil des siècles. Et c'est ici, peut-être, que se joue le partage entre deux voies. L'une, la seconde, celle de la conscience critique, qui va aboutir à la science médicale. L'autre, la première, celle des figures tragiques, qui devra se taire, et qui pourtant resurgira dans les œuvres de Goya, de Van Gogh, de Nietzsche et d'Artaud. Mais en tout cas, et malgré tout, la folie est encore présente et familière en ce moment où déjà la rupture s'opère. Ce qui change avec le xviie siècle, c'est que la folie va se trouver rejetée et bannie. Ce mouvement que Foucault appelle 1'« événement classique » comporte deux « aspects >>27. D'une part la folie est récusée par un geste souverain de la raison, qui l'exclut et la voue au silence, avec la formule paradigmatique de Descartes, « mais quoi, ce sont des fous », dans la première Méditation, quand il évoque puis congédie les fondements d'un doute possible sur les vérités que la pensée croit percevoir avec évidence. Un homme peut

bien être fou, les droits de la pensée ne sont plus en péril. D'autre part, la folie est enfermée, internée. Ici, les motifs économiques, politiques, moraux et religieux pèsent de tout leur poids : dans ce « grand renfermement » qui traverse le xviie siècle, les pauvres, les oisifs, les mendiants, les vagabonds, auxquels vont venir s'adjoindre les débauchés, les vénériens, les libertins, les homosexuels vont se retrouver avec les insensés derrière les murs de l'hôpital général. « C'est peut-être là, écrit Foucault, que va se nouer pour des siècles cette parenté de la déraison et de la culpabilité que l'aliéné éprouve de nos jours comme un destin, et que le médecin découvre comme une vérité de nature28. » On est en quelque sorte passé de la folie à la déraison, de l'époque où la folie avait sa spécificité, à l'époque où elle se fond dans le groupe des internés, de ceux qu'il faut « corriger ». Car c'est la punition et le châtiment que cet internement organise plutôt que la médicalisation pour ceux qui sont envoyés là, tous ensemble. Mais en définissant ainsi le visage de ce qui doit être réprouvé, et en le bannissant radicalement de la société, le « grand renfermement » n'a pas seulement joué un rôle négatif. Il a aussi joué un « rôle positif d'organisation ». Ses pratiques et ses règles ont « constitué un domaine d'expérience », en rapprochant « dans un champ unitaire des personnages et des valeurs entre lesquels les cultures précédentes n'avaient perçu aucune ressemblance ; il les a imperceptiblement décalés vers la folie, préparant une expérience - la nôtre - où ils se signaleront comme intégrés déjà au domaine d'appartenance de l'aliénation mentale29 ». D'autre part, la déraison est « localisée » et « cernée » dans sa présence concrète. Elle peut donc devenir désormais « objet de perception ». Et c'est sans doute ici un moment crucial dans le livre de Foucault : « Sur quel horizon a-t-elle été perçue ? Sur celui d'une réalité sociale, c'est évident. À

partir du xviie siècle, la déraison n'est plus la grande hantise du monde ; elle cesse d'être aussi la dimension naturelle des aventures de la raison. Elle prend l'allure d'un fait humain, d'une variété spontanée dans le champ des espèces sociales. Ce qui était jadis inévitable péril des choses et du langage de l'homme, de sa raison et de sa terre, prend maintenant figure de personnage. De personnages plutôt. Les hommes de déraison sont des types que la société reconnaît et isole : il y a le débauché, le dissipateur, l'homosexuel, le magicien, le suicidé, le libertin. La déraison commence à se mesurer selon un certain écart par rapport à la norme sociale [...]. Voilà donc le point essentiel : que la folie ait été brusquement investie dans un monde social, où elle trouve maintenant son lieu privilégié et quasi exclusif d'apparition ; qu'on lui ait attribué presque d'un jour à l'autre (en moins de cinquante ans dans toute l'Europe) un domaine limité où chacun peut la reconnaître et la dénoncer - elle qu'on avait vu rôder à tous les confins, habiter subrepticement les lieux les plus familiers ; qu'on puisse dès lors, et dans chacun des personnages où elle s'incarne, l'exorciser d'un coup, par mesure d'ordre et précaution de police. » Et Foucault pose à ce moment la question : « N'est-il pas important pour notre culture que la déraison n'ait pu y devenir objet de connaissance que dans la mesure où elle a été au préalable objet d'excommunication ? »30 Mais à l'intérieur de cette constellation qui forme la déraison, la figure de la folie va peu à peu reconquérir une place particulière. Parce qu'on a fini par s'interroger sur la valeur même de l'internement d'un point de vue économique et qu'on est parvenu à la conclusion qu'il était de meilleure politique de rendre au marché du travail tous ceux qui en étaient capables. Comment traiter la pauvreté par l'incarcération ? Dans ce mouvement, la folie va se trouver de nouveau séparée des autres formes qui cohabitaient avec elle

dans l'ensemble de la Déraison. Et elle va rester seule à occuper ces lieux d'enfermement qu'elle partageait avec elles. Les insensés se retrouvent seuls, avec les médecins qui s'occupent d'eux. C'est la naissance de l'asile, la médicalisation de l'internement et les conditions données pour la constitution de la folie en « maladie mentale ». Les aliénés vont être débarrassés de leurs chaînes, mais il faut se garder d'accepter naïvement la mythologie positiviste qui chante les vertus de cette libération et s'en attribue les honneurs : « L'asile de l'âge positiviste, tel qu'on fait gloire à Pinel de l'avoir fondé, n'est pas un libre domaine d'observation, de diagnostic et de thérapeutique ; c'est un espace judiciaire où on est accusé, jugé et condamné, et dont on ne se libère que par la version de ce procès dans la profondeur psychologique, c'est-à-dire par le repentir. La folie sera punie à l'asile, même si elle est innocentée audehors. Elle est pour longtemps, et jusqu'à nos jours au moins, emprisonnée dans un monde moral. » Et Foucault ajoute : « On croit que Tuke et Pinel ont ouvert l'asile à la connaissance médicale. Ils n'ont pas introduit une science, mais un personnage dont les pouvoirs n'empruntaient à ce savoir que leur déguisement, ou tout au plus, leur justification [...]. Si le personnage médical peut cerner la folie, ce n'est pas qu'il la connaisse, c'est qu'il la maîtrise ; et ce qui pour le positivisme fera figure d'objectivité n'est que l'autre versant, la retombée de cette domination31. »

Pourtant, la science médicale a beau chanter ses victoires, elle n'a pas gagné la partie pour autant. Car pour Foucault, l'asile construit par Pinel n'aura pas servi à protéger le monde moderne de la folie. Si la folie n'est plus posée comme la nuit face à la lumière du jour, mais comme une réalité observable dont l'homme normal dit la vérité, il faut admettre en retour que cette vérité, elle-même, est enchaînée à la folie : « L'homme, de nos jours, n'a de vérité que dans

l'énigme du fou qu'il est et n'est pas ; chaque fou porte et ne porte pas en lui cette vérité de l'homme qu'il met à nu dans la retombée de son humanité. » Bref : « L'homme et le fou sont liés dans le monde moderne [...] par ce lien impalpable d'une vérité réciproque et incompatible. » Et puis surtout, il faut entendre, au moment où la déraison semble vouée à la disparition, ceux qui reprennent son flambeau. Flambeau de ténèbres, et de nuit, de négation infinie. Voici Goya et « cette folie si étrangère à l'expérience qui lui est contemporaine » : « Ne transmet-elle pas, pour ceux qui sont capables de l'accueillir - Nietzsche et Artaud - ces paroles, à peine audibles, de la déraison classique, où il était question du néant et de la nuit, mais en les amplifiant jusqu'au cri et à la fureur ? mais en leur donnant, pour la première fois, une expression, un droit de cité, et une prise sur la culture occidentale, à partir de laquelle deviennent possible toutes les contestations, et la contestation totale ? en leur rendant leur primitive sauvagerie ? » Voici Sade, chez qui, comme chez Goya, « la déraison continue à veiller dans sa nuit ». Mais « par cette veille, elle noue avec de jeunes pouvoirs ». À travers Goya et Sade, « le monde occidental a recueilli la possibilité de dépasser dans la violence sa raison, et de retrouver l'expérience tragique par-delà les promesses de la dialectique ». Le livre de Foucault s'achève sur cette proclamation : « Ruse et nouveau triomphe de la folie : ce monde qui croit la mesurer, la justifier par la psychologie, c'est devant elle qu'il doit se justifier ; puisque dans son effort et ses débats, il se mesure à la démesure d'œuvres comme celles de Nietzsche, de Van Gogh, d'Artaud. Et rien en lui, surtout pas ce qu'il peut connaître de la folie, ne l'assure que ces œuvres de folie le justifient32. »

DEUXIEME PARTIE

L'ORDRE DES CHOSES

1 Le talent d'un poète

« Entrepris au cours de la nuit suédoise » et achevé « au grand soleil têtu de la liberté polonaise1 », Folie et déraison est devenu un énorme manuscrit de près de mille pages. Neuf cent quarante-trois exactement, précise Georges Canguilhem, auxquelles il faut ajouter les annexes et la bibliographie. La préface, rédigée après le texte lui-même, est ainsi datée : « Hambourg, 5 février 1960. » À cette époque l'obtention du doctorat d'État exige la présentation de deux thèses et l'ouvrage doit constituer la thèse principale. La traduction de V Anthropologie de Kant, annotée et précédée d'une longue introduction de cent vingt-huit feuillets dactylographiés, servira de thèse complémentaire. Avant même de se réinstaller en France, Foucault a cherché un « patron » qui veuille bien jouer le rôle du « directeur de recherches », en l'occurrence être simplement le « rapporteur » pour la soutenance, puisqu'il n'y a plus rien à diriger : les deux travaux sont déjà terminés. Lors d'un bref voyage à Paris, il rend visite à Jean Hyppolite et lui demande de le parrainer. Hyppolite, à ce moment-là directeur de l'École normale supérieure, accepte pour la thèse complémentaire : il connaît bien la pensée allemande et l'histoire de la philosophie, c'est son domaine. Mais pour la thèse principale, qu'il lit « avec admiration2 », il préfère

envoyer son ancien élève à Georges Canguilhem. Celui-ci

enseigne depuis quelques années l'histoire des sciences à la Sorbonne et Hyppolite considère qu'il est mieux placé que lui pour prendre sous son autorité universitaire cette vaste fresque sur la folie à travers les âges qui n'a guère l'allure d'une thèse classique de philosophie. Canguilhem devrait s'y intéresser : n'a-t-il pas soutenu une thèse de médecine sur Le Normal et le pathologique ? Michel Foucault va donc retrouver l'homme qui a déjà officié lors des deux premiers rites de passage qui ont marqué ses débuts dans la carrière universitaire : le concours d'entrée à l'École normale supérieure et l'oral de l'agrégation. La rencontre a lieu dans le vestibule d'un amphithéâtre de la vieille Sorbonne où Canguilhem est sur le point de donner son cours. Foucault lui expose à grands traits ce qu'il a voulu faire : montrer comment s'est instauré le partage qui a mis hors jeu la folie à l'avènement du rationalisme classique, et comment c'est à partir de cette césure que le savoir psychiatrique a inventé, façonné, découpé son objet, la maladie mentale. Canguilhem l'écoute et commente d'une seule phrase laconique, de cette voix bourrue qu'il affectionne : « Si c'était vrai, ça se saurait. » Mais il lit l'ouvrage et il ressent « un véritable choc ». Il est convaincu qu'il a sous les yeux un travail de tout premier plan et il accepte sans hésiter d'en être le rapporteur. Il suggère simplement à Foucault de modifier ou d'atténuer quelques formules qu'il juge trop péremptoires. Mais Foucault semble très attaché à la forme littéraire qu'il a donnée à son livre et préfère n'y rien changer. La thèse sera soutenue et l'ouvrage paraîtra sous cette forme initiale que Canguilhem vient de lire. Il faut peut-être s'arrêter un instant sur le personnage qui va de nouveau interroger et juger Foucault, lors de l'ultime obstacle de ce parcours institutionnel qui conduit au rang de « professeur d'université ». Foucault avait conçu quelque acrimonie à l'égard du « Cang », comme on l'appelait à l'École

normale, après leurs deux premières rencontres, mais il finira tout de même par lire ses travaux et en faire son profit. Comment aurait-il pu les ignorer totalement, alors qu'Althusser ne manquait pas une occasion d'attirer l'attention de ses élèves sur ce héraut de la philosophie des sciences, à une époque où triomphaient les existentialistes ? Foucault a donc surmonté son agacement personnel et il a lu Le Normal et le pathologique, ou les articles que Canguilhem fait paraître de temps à autre dans des revues spécialisées. Car Canguilhem est avant tout un professeur et, comme le dit Desanti, « un organisateur de la tribu philosophique ». Il ne publie guère : pas de gros volumes, mais des contributions délimitées ; il construit par petites touches ce qui ne composera qu'après coup des volumes qui vont devenir assez célèbres dans les milieux professionnels : La Connaissance de la vie, Études d'histoire et de philosophie des sciences, Idéologie et rationalité dans les sciences de la vie... Michel Foucault citera Canguilhem comme un de ses maîtres, dans la préface à Folie et déraison, et il réitérera cet hommage dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en décembre 1970. Mais au fond, l'influence de Canguilhem sur lui s'est sans doute exercée principalement entre ces deux textes et ces deux moments, et donc plutôt sur Naissance de la clinique que sur Folie et déraison. Foucault semble le dire dans une lettre adressée à Canguilhem en juin 1965 : « Quand j'ai commencé à travailler, il y a dix ans, je ne vous connaissais pas - pas vos livres. Mais ce que j'ai fait depuis, je ne l'aurais pas fait, certainement, si je ne vous avais pas lu. [Mon travail] porte, en creux, votre marque. Je ne sais pas très bien vous dire comment, ni en quels lieux précis, ni en quels points de “méthode” ; mais vous devez vous rendre compte que même et surtout mes “contre-positions” - sur le vitalisme par exemple - ne sont possibles qu'à partir de ce que vous avez fait, de cette couche d'analyse que vous avez introduite, de

cette “éidétique épistémologique” que vous avez inventée. Réellement, la Clinique et la suite viennent de là et peut-être s'y logent entièrement. Il faudra qu'un jour j'arrive à saisir au juste ce rapport. » Pour « saisir au juste ce rapport » et peut-être comprendre l'influence de ce professeur discret sur toute une génération de philosophes, il faut se reporter à la longue préface que Foucault a rédigée pour l'édition américaine du Normal et le pathologique, en 1977. Dans ce texte, il insiste sur le rôle de Canguilhem dans les débats qui ont traversé la pensée française dans les années soixante et soixante-dix : « Cet homme dont l'œuvre est austère, écrit-il, volontairement bien délimitée et soigneusement vouée à un domaine particulier dans une histoire des sciences qui, de toute façon, ne passe pas pour une discipline à grand spectacle, s'est trouvé d'une certaine manière présent dans les débats où lui-même a bien pris garde de jamais figurer3. » Il y figurera pourtant, une fois, au moins : lorsqu'il commentera Les Mots et les choses, dans un article très vigoureux et très remarqué4. « Parce que j'étais agacé par les critiques des sartriens contre Foucault », affirme Canguilhem. Après la mort de Foucault, il rendra également hommage à son ami disparu, dans un magnifique article qui restitue la cohérence de la pensée foucaldienne, depuis l'Histoire de la folie jusqu'aux derniers volumes de VHistoire de la sexualité5. En janvier 1988, il présidera encore le colloque qui se tiendra à Paris et rassemblera des chercheurs du monde entier sur le thème « Foucault philosophe ». Georges Canguilhem est né en 1904 à Castelnaudary, dans le sud-ouest de la France. Il a fait partie de la fameuse promotion de 1924 à l'École normale supérieure, avec Aron, Sartre et Nizan. Après avoir passé l'agrégation de philosophie, il s'est lancé dans des études médicales et il a soutenu sa thèse en 1943. C'est-à-dire en pleine guerre et dans la France

occupée. L'université de Strasbourg, où il enseigne, est à ce moment-là repliée sur Clermont-Ferrand. Canguilhem y assure normalement son enseignement, tout en participant activement aux réseaux de la Résistance. Après la Libération, il reprend ses cours à Strasbourg, avant de devenir inspecteur général de l'Éducation nationale. Pendant cette période, il va s'attirer la profonde hostilité des professeurs de l'enseignement secondaire dont il a la charge d'évaluer les compétences pédagogiques. Ses colères, ses manières brutales le font craindre, voire détester. Combien d'histoires peu amènes circulent encore aujourd'hui sur ses comportements et ses propos dans l'exercice de cette fonction d'« inspecteur » dont la simple dénomination attire déjà la méfiance. Mais, en 1955, il est nommé à la Sorbonne, où il succède à Gaston Bachelard, et c'est très certainement à partir de cette date que son influence va s'imprimer profondément dans le paysage philosophique français : une influence souterraine, presque invisible ; une influence qui restera dans l'ombre jusqu'à ce que Foucault justement la dévoile au grand jour. Car Canguilhem a réfléchi, sa vie durant, aux problèmes de la pratique scientifique, dans la voie tracée par Bachelard, mais en se concentrant, pour sa part, sur les sciences de la vie, laissant de côté la physique. Il s'est intéressé surtout aux rapports entre l'idéologie et la rationalité, aux processus de la découverte, au rôle de l'erreur dans la recherche de la « vérité », notion qu'il interroge également... Et ce faisant, comme le montre bien Foucault dans son texte de 1977, il s'est inscrit dans cette lignée de philosophes du concept, incarnée par Bachelard, Cavaillès, Koyré, qui s'oppose fondamentalement et comme depuis la nuit des temps à la lignée adverse de la philosophie de l'expérience et du sens, incarnée par Sartre et Merleau-Ponty, les existentialistes et les phénoménologues.

Canguilhem a donc servi de point de ralliement et son nom est devenu comme un slogan, un mot d'ordre militant, pour tous ceux qui cherchaient à sortir des sentiers battus de la philosophie du sujet, alors prédominante, c'est-à-dire pour tous ceux qui, des années cinquante aux années quatre-vingt, ont essayé de rénover le discours théorique de la philosophie, de la sociologie ou de la psychanalyse... Canguilhem, si l'on ose dire, fut en quelque sorte un précurseur du structuralisme ou, plus exactement, il a acclimaté de nombreux jeunes chercheurs au structuralisme qui était en train de s'imposer dans le champ des sciences humaines, en leur exposant ce qu'on pourrait appeler une histoire structurale des sciences.

* Pour qu'une thèse puisse être soutenue, il faut, à cette époque, qu'elle soit imprimée. Et le doyen de la faculté appelée à décerner le titre de docteur doit en accorder l'autorisation. Canguilhem se charge donc de rédiger le « rapport en vue de l'obtention du permis d'imprimer comme thèse principale au doctorat ès lettres ». Le 19 avril 1960, il écrit plusieurs feuillets dactylographiés, d'une frappe très serrée, pour résumer l'ouvrage sur lequel il porte une appréciation fort élogieuse. Qu'on en juge par cet extrait du long texte qu'il a conservé dans ses archives personnelles : « On voit quel peut être l'intérêt de ce travail. Comme M. Foucault n'a jamais perdu de vue la variété des usages que la folie, depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, offre à l'homme moderne, dans les miroirs des arts plastiques, de la littérature et de la philosophie ; comme il a tantôt démêlé, tantôt emmêlé une multiplicité de fils conducteurs, sa thèse se présente comme un travail simultané d'analyse et de synthèse dont la rigueur ne rend pas toujours la lecture aisée,

mais qui récompense toujours l'effort d'intelligence. » Canguilhem ajoute : « Quant à la documentation, M. Foucault a d'une part relu et revu, mais d'autre part lu et exploité pour la première fois, une quantité considérable de pièces d'archives. Un historien professionnel ne manquera pas d'être sympathique à l'effort fait par un jeune philosophe pour accéder aux documents de première main. Par contre, aucun philosophe ne pourra reprocher à M. Foucault d'avoir aliéné l'autonomie du jugement philosophique dans la soumission aux sources de l'information historique. Dans la mise en œuvre de sa documentation considérable, la pensée de M. Foucault a conservé de bout en bout une vigueur dialectique qui lui vient en partie de sa sympathie pour la vision hégélienne de l'histoire et de sa familiarité avec la Phénoménologie de l'esprit. L'originalité de ce travail consiste essentiellement dans la reprise, au niveau supérieur de la réflexion philosophique, d'une matière jusqu'à présent abandonnée par les philosophes et par les historiens de la psychologie, à la seule discrétion de ceux des psychiatres qu'intéressaient, le plus souvent pour des questions de mode ou de convention, l'histoire ou la préhistoire de leur spécialité. » Et Georges Canguilhem termine son exposé par une formulation qui répond aux réquisits officiels : « Je crois donc pouvoir conclure, dans la conviction où je suis de l'importance des recherches de M. Foucault, que son travail mérite de venir à soutenance devant un jury de la faculté des lettres et sciences humaines et je propose à M. le doyen, pour ce qui me concerne, d'en autoriser l'impression6. » (Voir annexe 1.) L'autorisation est accordée, cela va sans dire. Mais il faut encore trouver un éditeur. Michel Foucault a fixé son choix depuis fort longtemps : il rêve d'être publié chez Gallimard, où sont publiés les grands noms de la génération précédente : Sartre et Merleau-Ponty, notamment. Il propose donc son

manuscrit à Brice Parain, qui siège au comité de lecture de la rue Sébastien-Bottin. Brice Parain est un ami de Georges Dumézil. Les deux hommes se sont connus rue d'Ulm, après la Première Guerre mondiale, lorsque toutes les promotions se sont retrouvées confondues dans l'École, une fois la paix revenue et les soldats démobilisés. Entre 1941 et 1949, Parain a édité plusieurs ouvrages de Dumézil. Mais les collections qu'il avait lancées ont tourné court, pour cause de vente insuffisante7. Est-ce au souvenir de cet échec que Brice Parain est devenu méfiant à l'égard de tout ce qui ressemble à un travail universitaire ? Toujours est-il qu'il a refusé au début des années cinquante le recueil d'articles que voulait publier un ethnologue, alors auteur d'un seul livre sur les Structures élémentaires de la parenté. Claude Lévi-Strauss, car c'est bien de lui qu'il s'agit, a dû attendre plusieurs années avant de pouvoir faire paraître ce recueil, chez Plon, sous un titre appelé à faire fortune : Anthropologie structurale8. De la même manière et malgré la protection bienveillante de Dumézil, qui ne cesse d'accompagner Foucault dans toutes les démarches de sa carrière, Brice Parain va refuser le livre que le jeune philosophe lui propose. « Nous ne publions pas de thèses », explique-t-il en substance à l'auteur qui en est fort dépité, et qui, pendant des années, racontera souvent l'histoire à ses amis en ces termes : « Ils ne voulaient pas de mon livre parce qu'il y avait des notes en bas de pages. » Pourtant, ce détour par les éditions Gallimard n'aura pas été inutile. Car un autre lecteur de la maison a été consulté : Roger Caillois. Il a lui aussi des liens avec Dumézil. Il a été son élève à la cinquième section de l'École pratique des hautes études. Caillois fait partie du jury du « Prix des critiques » et il décide de faire lire cet imposant manuscrit à un autre membre du jury. Il aimerait avoir son avis : un tel ouvrage a-t-il une chance d'être couronné ? Maurice Blanchot n'a pas le temps de lire tout le livre. Mais il en lit suffisamment pour en mesurer la

portée. Il dit son enthousiasme à Caillois. Il le redira publiquement, lorsque le volume paraîtra, l'année suivante. L'avis favorable de Blanchot ne suffira pas pour qu'il obtienne le « Prix des critiques ». Celui de Caillois n'a pas suffi pour que le livre soit accepté chez Gallimard. Qu'à cela ne tienne. Foucault va trouver une solution. Jean Delay lui a déjà proposé d'accueillir son livre dans une collection qu'il dirige aux Presses universitaires de France. Mais Foucault aimerait justement que son livre échappe au ghetto des thèses. Il a été impressionné par la réussite de Claude Lévi-Strauss, et il le confiera volontiers par la suite : il admirait la manière dont ce dernier avait su faire voler en éclats la frontière qui séparait le public spécialisé des travaux universitaires et le large public cultivé. Or, après le refus de Gallimard, Lévi-Strauss avait trouvé refuge chez Plon, où il avait publié Tristes Tropiques en 1955 puis Anthropologie structurale en 1958. Il se trouve que Michel Foucault connaît bien Jacques Bellefroid, conseiller littéraire à la Librairie Plon. Il l'a rencontré à Lille. Bellefroid était alors lycéen et très lié à Jean-Paul Aron. Depuis cette époque, Bellefroid s'est installé à Paris, où il a commencé une carrière éditoriale et littéraire. Il suggère à Foucault de déposer son manuscrit chez l'éditeur qui a fait connaître le travail de Lévi-Strauss. Foucault a luimême raconté cet épisode plus de vingt ans après : « Sur les conseils d'un ami, j'ai apporté mon manuscrit chez Plon. Pas de réponse. Au bout de quelques mois, je suis allé le rechercher. On m'a fait comprendre que pour me le rendre, il allait d'abord falloir le retrouver. Et puis, un jour, on l'a retrouvé dans un tiroir, et on s'est même aperçu que c'était un livre d'histoire. On l'a fait lire à Ariès. C'est ainsi que j'ai fait sa connaissance9. » Philippe Ariès dirige en effet une collection intitulée « Civilisation d'hier et d'aujourd'hui ». La Librairie Plon avait voulu se rénover et promouvoir des collections de prestige :

Éric de Dampierre s'occupe donc de la sociologie et publie notamment des traductions de Max Weber. Jean Malaurie a lancé la collection « Terre humaine » dont Tristes Tropiques a été l'un des tout premiers titres. Ariès, de son côté, s'attache aux domaines historiques. Dans sa collection ont déjà paru Classes laborieuses, classes dangereuses de Louis Chevalier, et un livre dont il est lui-même l'auteur sur L'Enfant et la famille sous 1'Ancien Régime. Et puis un beau jour, écrit-il dans son livre de souvenirs, « un gros manuscrit m'est arrivé : une thèse de philosophie sur les relations entre la folie et la déraison à l'époque classique, d'un auteur inconnu de moi. À le lire, j'ai été ébloui. Mais il m'a fallu la croix et la bannière pour l'imposer10. » Car le vent d'ouverture qui a soufflé chez Plon n'a pas duré très longtemps et les nouveaux patrons qui ont repris la maison d'édition voient d'un mauvais œil ces collections certes prestigieuses mais évidemment fort peu rentables. Poussé par Bellefroid (dont le rôle ne doit pas être sous-estimé, car l'histoire de la publication de Folie et déraison a été quelque peu enjolivée ou plutôt mythologisée par ses protagonistes au point d'en faire disparaître un de ses acteurs essentiels !), Ariès se bagarre. Et il obtient gain de cause. Folie et déraison sera donc publié sous le label de la Librairie Plon. Foucault gardera à tout jamais une immense reconnaissance à cet homme que tout semblait disposer à lui être hostile. Car la rencontre de ces deux personnages n'est pas banale. Ils sont comme la nuit et le jour, le diable et le bon Dieu. Ariès est catholique, intégriste, il a longtemps été monarchiste, et affiche toujours des idées de droite, pour ne pas dire d'extrême droite. Il est difficile d'imaginer quelqu'un de plus traditionaliste. Et pourtant ! Cet historien sans chaire, cet homme marginal, tenu à l'écart des institutions universitaires et qui se définit lui-même comme un « historien du dimanche », était peut-être justement le plus apte, en dépit des apparences, à reconnaître la force

d'innovation qui parcourt l'ouvrage inclassable, rétif aux catégorisations universitaires qu'on vient de lui soumettre. À la mort d'Ariès, Michel Foucault écrira : « Philippe Ariès était un homme qu'il aurait été difficile de ne pas aimer : il tenait à aller à la messe de sa paroisse, mais en prenant soin de mettre des boules Quiès, pour n'avoir pas à affronter les turlupinades liturgiques de Vatican II... » Et il ajoutait, parlant des livres de l'historien : « Tour à tour, il étudia les faits démographiques, non pas comme l'arrière-plan biologique d'une société, mais comme une manière de se conduire vis-à-vis de soi-même, de sa descendance, de l'avenir ; puis l'enfance qui était pour lui une figure de la vie que découpent, valorisent et façonnent l'attitude et la sensibilité du monde adulte ; la mort enfin, échéance universelle que les hommes ritualisent, mettent en scène, exaltent et parfois, comme aujourd'hui, neutralisent et annulent. “Histoire des mentalités” - il a lui-même employé le mot. Mais il suffit de lire ses livres : il a fait plutôt une “histoire des pratiques”, de celles qui ont la forme d'habitudes humbles et obstinées, comme de celles qui peuvent créer un art somptueux ; et il a cherché à déceler l'attitude, la manière de faire ou d'être, d'agir et de sentir qui pouvait être à la racine des unes et des autres. Attentif au geste muet qui se perpétue pendant des millénaires comme à l'œuvre singulière qui dort dans un musée, il a fondé le principe d'une « stylistique de l'existence » - je veux dire d'une étude des formes par lesquelles l'homme se manifeste, s'invente, s'oublie ou se nie dans sa fatalité d'être vivant et morteln. » Ce texte écrit en février 1984 traduit évidemment le sentiment de Foucault dans un lexique particulier : celui du travail qu'il est en train de terminer à ce moment-là sur ce qu'il appellera, dans la préface à L'Usage des plaisirs, qui paraîtra quatre mois plus tard, au moment de sa propre mort,

« les formes et les modalités du rapport à soi par lesquelles l'individu se constitue et se reconnaît comme sujet ». Mais on y décèle très bien les motifs qui ont présidé à la relation durable et au premier abord insolite entre les deux hommes. On y voit surtout quelle admiration vraie, sincère, fidèle, Foucault avait pour Ariès, et à quel point il était attaché à dire et redire la « dette personnelle » dont il lui était « redevable »12.

* Samedi 20 mai 1961 : « Pour parler de la folie, il faudrait avoir le talent d'un poète », conclut Michel Foucault après avoir ébloui son jury et l'auditoire par la présentation éclatante de son travail. « Mais vous l'avez, monsieur ! » lui répond Georges Canguilhem. Il s'est passé un peu plus d'un an entre le moment où les deux hommes se sont retrouvés pour parler de cette soutenance dans le vestibule d'un amphithéâtre de la Sorbonne et cette après-midi de printemps au cours de laquelle l'impétrant expose, comme le veut le rituel, les grandes lignes de sa recherche aux membres de son jury, avant que ceux-ci ne le soumettent au jeu d'une interrogation serrée. La séance a commencé à treize heures trente, dans la salle Louis-Liard : un lieu réservé aux thèses importantes, et dont l'aspect solennel impressionne, avec son estrade surélevée et la longue chaire de bois qui la surmonte tout du long, ses boiseries ancestrales, ses rangées de bancs installées en surplomb de chaque côté, comme le balcon d'un théâtre à l'italienne, son éclairage terne et feutré - il fait presque sombre... L'affluence est considérable. Oh, certes, ce n'est pas encore la foule qui se pressera dix ans plus tard pour la leçon inaugurale au Collège de France. Mais tout de même, la salle est pleine, ce qui fait presque une centaine de

personnes, et chacun est venu là en sachant qu'il allait assister à un petit événement. C'est Henri Gouhier qui préside le jury. Il est historien de la philosophie, professeur à la Sorbonne depuis 1948 et il a été désigné comme « président » parce qu'il est, parmi les membres du jury, « le titulaire le plus ancien dans le grade le plus élevé ». C'est la règle. Gouhier est un homme affable, ouvert, un érudit à la compétence polyphonique et toujours minutieuse. Il est réputé pour ses travaux sur Descartes, Malebranche et Maine de Biran, mais aussi pour ses volumes sur Auguste Comte et la naissance du positivisme. Il est connu également pour sa passion du théâtre. En 1952, il a publié un essai sur Le Théâtre et l'existence et un autre, en 1958, sur L'Œuvre théâtrale. D'ailleurs, il assure à cette époque une chronique dramatique dans la revue La Table Ronde. Autour de lui sont réunis Georges Canguilhem, bien sûr, et Daniel Lagache, avec qui Foucault a étudié la psychologie et qui occupe désormais la chaire de psychopathologie de la Sorbonne. Canguilhem et Lagache sont de vieux complices. Ils se sont connus rue d'Ulm, et non seulement ils enseignent tous les deux à la Sorbonne mais ils ont enseigné ensemble pendant la guerre. Lagache a été mobilisé comme médecin légiste en 1939. Fait prisonnier, il s'est évadé et a rejoint l'université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand. Il a retrouvé dans cette ville Georges Canguilhem qui venait assister à ses cours et à ses présentations de malades. Lorsque Canguilhem publie sa thèse de médecine, Lagache en donne un compte rendu dans le Bulletin de la Faculté des lettres de Strasbourg, un article repris dans la Revue de métaphysique et de morale quelques mois plus tard13. En 1946, il a soutenu sa thèse d'État sur La Jalousie amoureuse, et il a donc été nommé à la Sorbonne, l'année suivante, nous l'avons vu. En 1953, il a été l'un des fondateurs de la Société française de psychanalyse avec Jacques Lacan, malgré les divergences qui,

déjà, opposent les deux hommes. En 1958, il publie un ouvrage sur La Psychanalyse et la structure de la personnalité et met en chantier un vaste projet de « Vocabulaire de la psychanalyse » pour lequel il fait appel à deux jeunes collaborateurs : Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis. Gouhier, Canguilhem, Lagache. On l'aura compris : la joute ne va pas être de tout repos pour le candidat qui doit affronter ce trio d'éminents spécialistes. Surtout si l'on considère que la soutenance procède autant du rite initiatique, avec ses épreuves obligées et ses pièges nécessaires, que du débat intellectuel. Mais le public devra patienter avant de se délecter des allocutions et des échanges sur Folie et déraison. Foucault doit d'abord répondre sur sa traduction de V Anthropologie de Kant et sur la longue introduction qu'il a rédigée pour la présenter, car une soutenance doit commencer par la « petite thèse ». Et là, il a devant lui Jean Hyppolite et Maurice de Gandillac, professeur à la Sorbonne, grand connaisseur du Moyen Âge et de la Renaissance et traducteur de nombreux textes allemands. L'Introduction s'intitule « Genèse et structure de l'Anthropologie de Kant ». Foucault y explique que, pour comprendre ce texte de Kant, écrit, remanié, transformé pendant près de vingt-cinq ans, il est nécessaire de croiser l'analyse structurale et l'analyse génétique. Comment cette œuvre terminale s'est-elle élaborée, de quels sédiments successifs s'est-elle nourrie : analyse génétique. Quel est le statut de cette œuvre dans l'agencement global et interne du système kantien, quel est le rapport de cette Anthropologie au mouvement « critique » déployé par Kant : analyse structurale. Foucault utilise abondamment un vocabulaire qui deviendra célèbre. Il parle de faire 1'« archéologie du texte kantien », il s'interroge sur les « couches » de sa « géologie profonde », etc. Dans sa présentation devant les membres du jury, selon les notes prises par Henri Gouhier tout au long de

ce long après-midi, Foucault parle avec « beaucoup d'aisance, de clarté », et son exposé est « très animé ». Il commence en indiquant qu'il voulait « savoir ce qu'est l'anthropologie, en partant de l'anthropologie allemande de la fin du xixe et de la phénoménologie ». D'où « l'idée d'interroger l'anthropologie des Allemands de la fin du xvme et du début du xixe », en la confrontant aux « “Traités de l'homme” des Français ». Son Introduction doit donc se lire comme « une étude non sur VAnthropologie de Kant mais sur la possibilité d'une anthropologie dans la philosophie critique ». La thèse, c'est donc son Introduction et non sa traduction. Il conclut en citant René Char, on n'en sera pas surpris ! Jean Hyppolite prend alors la parole et, après avoir remarqué qu'il y avait « une multiplicité d'intentions dans cette thèse », il reproche à sa traduction d'être « un peu rapide » - il conviendra de « la réviser », dit-il -, et à son Introduction de « dépasser et de solliciter le texte de Kant ». Il s'étonne du contraste entre le ton du texte et celui de l'introduction. À la question posée par Hyppolite, « Qu'est-ce qu'une anthropologie ? », Foucault répond que « c'est l'analyse empirique de la finitude de l'homme », et qu'il est « impossible d'y rester ». Gouhier note (en résumant sans doute les réponses de Foucault) : « Son maître est plus Nietzsche que Heidegger... La critique tombe dans l'anthropologie et Nietzsche l'en tire. » Maurice de Gandillac, de son côté, regrette que Foucault n'ait pas donné l'édition critique que l'on attendait du texte de Kant, c'est-àdire qu'il n'ait pas présenté une « traduction publiable » (celle proposée par Foucault lui semble « rapide, pas très rigoureuse... rien de grave mais beaucoup de négligences », commente-t-il), accompagnée de notes explicatives. Et il souligne, pour lui en faire grief - mais Foucault l'a reconnu par avance - que l'introduction n'est pas une introduction au texte de Kant, mais une étude sur le « problème général de l'anthropologie ». On voit combien est grand le décalage

entre les attentes des membres du jury, qui auraient aimé se trouver devant un travail classiquement universitaire et semblent décontenancés par ce qu'ils ont sous les yeux et, de l'autre, la démarche de Foucault, pour qui, en effet, le commentaire du texte de Kant n'a pas beaucoup d'intérêt en lui-même, mais n'est que le point de départ ou d'appui d'une réflexion sur l'anthropologie et son dépassement. Quand Gandillac qualifie de « sommaire » la critique par Foucault de la phénoménologie, et se demande si « cela avait sa place ici », on se demande comment il a pu ne pas voir que cette critique de Husserl (et de Sartre et Merleau-Ponty) constituait le cœur même du projet de Foucault. Au fond, les professeurs ont peut-être raison : il ne s'agit pas d'une thèse, au sens académique du terme, mais d'une pensée en train de s'élaborer. D'où le hiatus entre ce qu'on pourrait désigner, d'un côté, comme la « logique de la création » et, de l'autre, comme les « règles de l'université »14. Cette « petite thèse » ne sera jamais publiée (du moins du vivant de Foucault). Seule la traduction du texte de Kant paraîtra chez Vrin en 1963, bien que Foucault ait déclaré d'entrée de jeu qu'elle n'était pas destinée à être publiée telle quelle. Pour le reste, Foucault préférera laisser dormir les cent trente pages dactylographiées de son introduction dans les archives de la Sorbonne. Mais qu'on ne s'y trompe pas : elles ne vont pas rester lettre morte. Les membres du jury ont vu juste en soulignant que ce texte ressemblait à l'ébauche d'un livre plus général et plus ambitieux sur l'anthropologie. On verra par la suite quelle est, en effet, l'importance réelle de cet essai et tout ce qui allait en sortir. Car on y trouve assurément l'origine de bien des passages qui figureront plus tard dans Les Mots et les choses15. Mais, pour l'heure, ces pages ne sont que la « petite thèse », le hors-d'œuvre de la cérémonie. On peut désormais passer au plat de résistance : la « grande thèse ».

Après quelques minutes d'entracte, le spectacle reprend. Le président du jury donne la parole au candidat. La voix de Foucault s'élève, tendue, nerveuse, elle se déroule en séquences rythmées, saccadées ; les formules sont ciselées comme des diamants : à l'origine de cette recherche, explique-t-il (toujours selon les notes prises par Gouhier), il y a d'abord eu l'idée d'un livre sur les fous plus que sur leurs médecins. Mais comme il s'agissait d'une histoire sans dates ni chronologie, c'était un livre impossible à faire. « D'où les recherches alors entreprises dans les archives ». En effet, dans la mesure où « la folie n'est pas un fait de nature » mais un « fait de civilisation », dans la mesure où la folie, c'est toujours, dans une société donnée, « une conduite autre », « un langage autre », il ne peut y avoir d'histoire de la folie » sans une histoire de la culture qui la dit folie, qui la persécute ». C'est pourquoi la méthode consistera à aborder toujours « la folie dans son rapport à la non-folie, à ce qui la tient captive ». D'où (le style télégraphique que je restitue ici est évidemment lié au fait que Gouhier prenait des notes en écoutant Foucault) : 1) « Inutilité des concepts de la psychiatrie actuelle », puisque « la médecine n'intervient que comme une des formes du rapport de la raison à la folie ». 2) « Problème de langage : recueillir des signes d'un perpétuel débat de la raison avec la folie ; faire parler ce qui n'avait pas encore de langage ». Foucault évoque ensuite l'expérience de la folie et les rapports d'opposition, d'affrontement avec la raison, de capture par celle-ci. Puis l'espace social et ses lieux interdits. Il s'agit de se demander « ce qu'une culture risque dans son débat avec la folie ». Il refuse donc une méthode historique stricte, au profit d'une « méthode structurale qui ne supprime pas l'histoire mais la fait apparaître en relief ». Après cet exposé préliminaire, la discussion s'engage. On a souvent évoqué depuis lors les objections soulevées par

Lagache, On a coutume aujourd'hui d'ironiser sur l'incompréhension manifestée par le représentant de la tradition française de la médecine psychiatrique confronté, à l'aube des années soixante, au dynamiteur des certitudes du savoir et de l'institution psychopathologiques. D'ailleurs, Canguilhem, dans son pré-rapport, à bien des égards prémonitoire, avait déjà souligné ce point : « La remise en cause des origines du statut scientifique de la psychologie ne sera pas la moindre des surprises provoquées par cette étude. » Et en effet Lagache a soulevé beaucoup d'objections et manifesté bien des réticences. Mais il faut aussi rappeler qu'il est resté d'un bout à l'autre d'une extrême prudence, si l'on en croit les notes prises par Henri Gouhier pendant la discussion. Ses critiques ont porté surtout sur des points de détail, ses remarques n'ont jamais été agressives et, au fond, il faut bien reconnaître qu'il n'a pas vraiment contesté et encore moins condamné le projet de Foucault. Ses interventions se sont finalement bornées à mettre en cause les défaillances de l'information proprement médicale, psychiatrique ou psychanalytique du livre, à souligner aussi que l'auteur n'a pu « se détacher totalement », comme il le prétendait, des « concepts contemporains ». Mais il ne semble pas avoir ouvertement dénoncé la vision globale de Foucault, qui devait pourtant lui être assez largement étrangère (encore qu'il se soit intéressé très tôt et de très près aux travaux des auteurs qui ont beaucoup compté pour Foucault au cours des années précédentes : Minkowski, Binswanger, Jaspers.,.), À la fin de son intervention, il demande à Foucault s'il a voulu restituer à la folie sa dignité, sa liberté, et Foucault lui a répondu qu'il s'était agi en effet pour lui de « restituer sa dignité à l'expérience de la folie ». Georges Canguilhem loue « l'érudition » du candidat, son « originalité, son talent littéraire, sa puissance dialectique (qui devient parfois rhétorique) », avant de lui poser la

question : « Est-ce une histoire ou une dialectique des structures ? Vous avez voulu que ce soit la même chose, mais tantôt ce sont plutôt des infrastructures (économiques) tantôt des superstructures (idéologiques). » Et Foucault de répondre qu'il « n'y a rien de causal » et donc « peu importent les niveaux » : « il n'y a aucun privilège causal ici ou là ». Canguilhem objecte alors (et l'on remarquera qu'il énonce ici, avec quelques années d'avance, l'objection qui sera avancée, et notamment par Sartre, contre Les Mots et les choses) : « Si toute causalité est éliminée, où est l'histoire dans cette succession de structures ? » Et Foucault : « Dans les successions chronologiques, il y a des fils, des liens, mais aucun élément n'a un pouvoir causal plus fort que d'autres. » Canguilhem conclut l'échange : « Il y a donc une histoire par glissements plus que par filiations : l'histoire est sous les structures. » Il faut cependant rappeler que le principal contradicteur lors de cette séance mémorable fut peut-être le président du jury lui-même. Non par hostilité envers le candidat. Ni envers son travail. Mais tout simplement par scrupule intellectuel et professionnel. « On m'avait demandé de participer au jury en tant que spécialiste d'histoire de la philosophie, explique-t-il, et c'est le rôle que je devais jouer. » Gouhier avait donc une fonction bien précise à remplir dans la mise en œuvre du cérémonial, et il est vrai qu'il a joué son rôle avec une belle application. Il est certain que l'importance de l'ouvrage qu'il vient de lire ne lui a pas échappé : il s'agit, souligne-t-il dans son propos introductif d'une thèse « à mettre dans ce petit groupe d'ouvrages qui, tout en recevant extérieurement la même sanction universitaire que d'autres, sont pourtant d'un autre ordre ». Et il insiste sur « la culture, la maîtrise de la construction, l'ampleur des perspectives... bref, un livre qui apporte quelque chose parce que l'auteur a vraiment “inventé”, “créé” un sujet même si d'autres avaient pu penser

déjà à ce sujet ». Et donc « si vives qu'elles soient, les réserves ou les critiques ne pourraient être faites que sur un certain plan, à un certain niveau, une fois entendu que nous sommes au niveau des thèses qui existent ». Et il poursuit : « Cette impression explique pourquoi je peux, sans contradiction, dire deux choses : 1) J'approuve l'intention, c'est-à-dire la volonté d'écrire une histoire des idées vécues dans la conscience commune, chercher à connaître aux diverses époques l'image que l'homme se fait de l'homme. 2) Dans l'exécution : votre “structuralisme” m'a un peu caché la ligne que dessine l'histoire de l'homme pensant la folie - que cette ligne soit droite ou en zigzags ». Gouhier distingue ce qu'il définit comme trois niveaux, ou, selon ses mots, « trois plans » : « 1) Ce qui correspond au titre : Histoire de la folie à l'âge classique : histoire des notions médicales, du traitement, des notions juridiques, des institutions - histoire qui ne peut être séparée d'analyses découvrant les postulats moraux, philosophiques qui imprègnent les représentations, bref de l'histoire de l'idée que les hommes se sont faite de la folie. 2) Mais, je crois, la fin du livre n'est pas historique : ici il s'agit moins d'une histoire que d'une sociologie. Il s'agit de “structures” à l'intérieur desquelles les faits historiques sont les matériaux et si j'ai bien compris, le sujet est ici l'étude de l'apparition, de la constitution, de la disparition de certains schèmes collectifs de pensée. 3) Enfin, il y a une finalisation, liée à une certaine vision personnelle de l'histoire, une philosophie de l'histoire, liée à une valorisation d'œuvres de notre temps, Artaud, notamment, et à laquelle correspondent en général, des morceaux de bravoure, avec recherche d'effets, surcharge d'ornementation (prétentieux, tout simplement)... » Et il poursuit : « Ce que je préfère : les chapitres où nous restons à peu près au premier plan - 2ème partie, ch. III et IV, par exemple. Ce que j'aime le moins, ce sont les morceaux du troisième plan, à commencer par la

Préface. Au second plan, ce qui m'intéresse, c'est tout ce par quoi ce deuxième plan communique avec le premier, là où la sociologie colle à l'histoire. Ce qui m'intéresse le moins, c'est tout ce par quoi ce second plan communique avec le troisième. » Gouhier va alors multiplier les questions, les commentaires, les objections. Il reproche d'abord à Foucault de « penser par allégories ». Parlant d'une « sociologie mythologisante », il souligne : « Il y a d'abord une impression curieuse dans cette partie sociologique ou phénoménologique : on a le sentiment d'entrer dans un drame où les personnages sont des allégories. Et ce sont ces personnifications allégoriques qui vont permettre une sorte d'invasion métaphysique dans l'histoire et qui vont en quelque sorte transformer le récit en épopée, l'histoire en drame allégorique, animant une philosophie. La Folie est personnifiée, elle évolue à travers des concepts mythologiques : le Moyen Âge, la Renaissance, l'Âge classique, l'Homme occidental, le Destin, le Néant, la mémoire des hommes... » Ce que nous avons sous les yeux, c'est donc la « structure d'une mythologie historique plus que d'une sociologie ». Or, cette « mythologie structurante conduit à des systématisations si cohérentes qu'il faut ensuite les démolir. Par exemple, le candidat « n'a-t-il pas exagéré “l'unité de la déraison” à l'âge classique ? » Gouhier récuse ensuite certaines interprétations des textes ou des œuvres : « Nombreux cas où l'interprétation déborde les faits : c'est très frappant dans le cas du Neveu de Rameau, où la folie dit la vérité : a) Ce n'est pas, dites-vous, parce qu'elle communique avec un savoir mystérieux. D'accord ! b) C'est, dit Diderot, par hasard : elle tombe sur la vérité par hasard, c) Votre interprétation ajoute : “erreur” à “hasard” et le texte extrêmement clair devient un étonnant : “ce qui veut sans doute dire...” Toutes ces pages 419-421 frappent par un contraste entre les textes cités et l'ampleur métaphysique des

commentaires - entre les citations qu'on doit croire choisies à cet effet et la transfiguration du Neveu de Rameau devenant un événement, un avènement métaphysiques. » Il convient donc de « savoir si on donne la philosophie d'un texte ou si on fait de la philosophie sur un texte », lance-t-il. En de nombreuses occasions, Gouhier rectifie l'information historique, la complète, la précise, la nuance... Il n'est pas possible de restituer ici toutes les objections avancées par le professeur, ni de mentionner toutes les références que son immense érudition mobilise pour porter la contradiction à son interlocuteur. Ses remarques portent sur tous les aspects du livre. Ses critiques vont encore aux pages consacrées aux Écritures : « Je ne suis pas sûr de votre interprétation, dit-il. Les textes que vous citez des Écritures et de saint Vincent de Paul les commentant ne disent pas que Jésus s'est fait fou, mais qu'il a voulu prendre les apparences de certaines passions, voire de la frenesis, qu'il a voulu qu'on pût le prendre comme tel. » Et de continuer : « Je crois que c'est une erreur d'avoir traité de “la folie de la Croix” dans le chapitre sur les insensés, car il y a toujours l'idée d'une sagesse supérieure. » Gouhier discute aussi le thème de la « danse macabre », en refusant l'approche de Foucault selon laquelle la dérision de la folie aurait pris la place de la mort dans les représentations littéraires ou picturales. « On voit pourquoi : il y a pour vous continuité philosophique : la folie, c'est encore la mort. Et vous transposez : continuité en histoire de l'art. » Et aux yeux de Gouhier, il n'en est rien. Il n'est pas d'accord non plus sur la description des tableaux de Bosch. Gouhier s'étonne aussi de certains oublis : « Vous citez Shakespeare, mais il faudrait citer aussi John Ford, la folie de Penthea dans Le Cœur brisé. » Il en vient à Descartes, et c'est l'un des points les plus développés de l'argumentation de Gouhier. Par exemple, sur l'hypothèse du « malin génie » dans les Méditations : « Le malin génie symbolise l'hypothèse

d'un monde absurde, où je verrais 3 + 2 = 5 alors que ce serait une erreur. Mais je ne vois là en aucune façon un symbolisme de la folie : l'idée est fabriquée en associant la notion de malice à la notion de toute-puissance. La psychologie du personnage est esquissée au début de la quatrième Méditation : c'est l'idée de la toute-puissance, suggérée par une imagerie teintée de machiavélisme, qui se trouve au principe de l'existence. Vous y voyez une menace de la déraison. Non, c'est seulement la possibilité d'une raison autre. Là est le fondement métaphysique de cette hypothèse. » Gouhier refuse également de voir dans la formule de Descartes, dans la première Méditation, « Mais quoi, ce sont des fous », le geste instaurateur du grand partage qui va isoler la raison de la déraison : « À ce que dit Descartes, vous substituez une autre interprétation : la raison classique postule un choix éthique entre raison et déraison et, dans la lreMéditation, Descartes renonce donc au chemin qui conduira à Nietzsche et Artaud. Il y a un refus de la folie, un pari éthique. » Si Gouhier insiste autant sur Descartes, c'est parce qu'il considère que ces pages de Foucault sont au cœur même de son édifice. Et pour conclure, le professeur et président du jury déclare à l'auteur : « Je ne comprends pas ce que vous avez voulu dire lorsque vous définissez la folie comme absence d'œuvre. » Foucault admettra sans doute la validité de cette dernière remarque, puisqu'il écrira peu de temps après un long article pour expliciter cette formule16, qu'il qualifiera dans la deuxième édition de V Histoire de la folie de « phrase dite par moi un peu à l'aveugle17 ». La cérémonie est terminée. Par la voix de son président et devant l'assistance, le jury accorde au candidat le titre de docteur ès lettres, avec la mention « très honorable ». Quelques jours plus tard, Henri Gouhier rédige un rapport officiel pour donner le compte rendu de la soutenance. En

voici le texte qui vaut d’être cité dans son intégralité puisqu’il exprime les toutes premières réactions à l’œuvre naissante de Foucault : « Le 20 mai, M. Michel Foucault, chargé d’enseignement à la faculté des lettres et des sciences humaines de Clermont-Ferrand, a présenté sa thèse en vue du doctorat : — Kant : Anthropologie. Introduction, traduction et notes. Thèse complémentaire, rapportée par M. Hyppolite. — Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique. Thèse principale rapportée par M. Canguilhem et en seconde lecture par M. Lagache. Au jury siégeaient aussi M. de Gandillac pour la thèse complémentaire et le président pour la thèse principale. Les deux ouvrages présentés par M. Foucault sont très différents et cependant éloges et critiques seront assez sensibles. Grande culture, forte personnalité, richesse intellectuelle, telles sont les qualités évidentes de M. Foucault. La soutenance ne pourra que confirmer ces jugements : ses deux exposés seront remarquables par la clarté, l’aisance, la précision élégante d’une pensée qui sait où elle va, qui avance sans hésiter, que l’on sent maîtresse d’elle-même. Mais ici et là, on aperçoit une certaine indifférence aux besognes qui accompagnent toujours les travaux les plus relevés : traduction exacte mais un peu rapide, pas “raffinée” du texte de Kant, idées séduisantes mais rapidement élaborées à partir de quelques faits seulement : M. Foucault est plus philosophe qu’exégète ou historien. Les deux juges de la thèse complémentaire feront ressortir en elle la juxtaposition de deux ouvrages : 1) Une introduction historique qui est l’esquisse d’un livre sur l’anthropologie, plus inspiré par Nietzsche que par Kant, remarque M. Hyppolite. 2) La traduction du texte de Kant, qui, réduite au rôle de prétexte, devrait être révisée. M. de Gandillac conseille au candidat, pour la publication, de séparer ces deux morceaux en donnant toute son étendue au livre esquissé sous le nom d’introduction et en offrant, ailleurs, une édition vraiment critique du texte de Kant. Les trois examinateurs qui s’occupent spécialement de la thèse principale reconnaissent l’originalité de l’œuvre. L’auteur a cherché dans la conscience l’idée que les hommes d’une époque se font de la folie et il détermine plusieurs “structures” mentales à l’“âge classique”, c’està-dire au xviie, au xvme et au début du xixe siècle. On ne saurait rappeler ici toutes les questions que son œuvre fait surgir. Signalons seulement

celles-ci : est-ce une dialectique ou une histoire des structures ? demande M. Canguilhem. L’auteur a-t-il pu vraiment se libérer des concepts élaborés par la psychiatrie contemporaine pour définir ses structures et dessiner sa fresque historique ? demande M. Lagache. Le président amène le candidat à s’expliquer sur la métaphysique sousjacente à sa recherche : une certaine “valorisation” de l’expérience de la folie à la lumière de cas comme celui d’Antonin Artaud, de Nietzsche ou de Van Gogh. Ce qu’il faut surtout retenir de cette soutenance, c’est un curieux contraste entre l’incontestable talent que chacun reconnaît au candidat et la multiplication des réserves qui sont formulées d’un bout à l’autre de la séance. M. Foucault est certes un écrivain, mais M. Canguilhem parle de rhétorique pour certains morceaux et le président le trouve trop soucieux de chercher “l’effet”. L’érudition est certaine, mais le président cite des cas révélant une tendance spontanée à dépasser les faits : on a le sentiment que les critiques de ce genre auraient pu être encore plus nombreuses si le jury avait pu comprendre un historien de l’art, un historien de la littérature, un historien des institutions. La compétence psychologique de M. Foucault est réelle : M. Lagache trouve cependant que l’information psychiatrique est un peu limitée, les pages sur Freud un peu rapides. Ainsi, plus on y réfléchit, plus on constate que ces deux thèses ont provoqué des critiques nombreuses et sérieuses. Cependant, il reste qu’on se trouve en présence d’une thèse principale vraiment originale, d’un homme que sa personnalité, son “dynamisme” intellectuel, son talent d’exposition qualifient pour l’enseignement supérieur. C’est pourquoi, malgré les réserves, la mention très honorable fut décernée à l’unanimité. Henri Gouhier, le 25 mai 1961. »

« Malgré les réserves », comme le dit le rapport du président du jury, Folie et déraison obtient également une médaille du CNRS. Tous les ans, une médaille d'or récompense l'ensemble d'une œuvre, une médaille d'argent des travaux postérieurs à la thèse, et vingt-quatre médailles de bronze sont attribuées à la meilleure thèse dans chaque discipline. Pour la philosophie, cette médaille de bronze est décernée à Michel Foucault. Et comme Foucault est désormais « docteur », il va pouvoir être nommé « professeur titulaire » à l'université de Clermont. Ce sera chose faite à l'automne de

l'année 1962. Reste au livre à trouver ses lecteurs, au travers d'un cheminement étrange et chaotique ; à trouver aussi son statut, ou plutôt ses statuts, au travers des commentaires qui vont venir se poser sur lui et faire de cet « événement18 », de ce surgissement, le point de départ de mille autres événements, tant les lectures vont peu à peu se multiplier, proliférer... et diverger.

2

Le livre et ses doubles

Dans les années soixante-dix, Foucault s'est plaint à plusieurs reprises de l'accueil qui avait été réservé à Folie et déraison au moment de sa parution. Par exemple, en 1975, il déclare dans une interview : « Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à ces sujets qui étaient un peu les bas-fonds de la réalité sociale, un certain nombre de chercheurs comme Barthes, Blanchot et les antipsychiatres anglais y ont porté intérêt. Mais il faut bien dire que ni la communauté philosophique, ni même la communauté politique ne s'y sont intéressées. Aucune de ces revues institutionnellement affectées à enregistrer les moindres soubresauts de l'univers philosophique n'y a prêté attention1. » Dans une autre interview, il mentionne plus précisément Les Temps modernes et Esprit, qu'il n'a jamais portées dans son cœur : « Aucune revue intellectuelle digne de ce nom n'aurait accepté de parler d'un livre sur un sujet pareil : Les Temps modernes et Esprit, vous pensez bien, n'allaient pas s'occuper de cela2. » Il y eut en réalité un article dans Les Temps modernes, sous la signature du psychanalyste Octave Mannoni. Son compte rendu est plutôt sévère : il trouve le livre « obscur » et surtout, il reproche à l'auteur de ne pas tenir compte des problèmes tels qu'ils se posent aujourd'hui. Il est exact, en revanche, que l'ouvrage est passé inaperçu du grand public cultivé. Mais Foucault s'attendait-il vraiment à le toucher ?

Pour expliquer les raisons qui, à ses yeux, peuvent expliquer ce qu'il considère comme un demi-silence autour de son livre, Foucault incriminera la chape de plomb que faisait peser la puissance du Parti communiste et la prégnance de l'idéologie marxiste sur les comportements des intellectuels et donc sur leur capacité de percevoir la force critique d'un livre qui échappait à ce cadre rigidement délimité3. Il semble bien, d'ailleurs, que cette déception ait été plutôt éprouvée de manière rétrospective. En septembre 1961, en effet, il écrit à Georges Dumézil : « Ma Folie ne marche pas trop mal. Et les gens de la NRF viennent de me demander si, par hasard, je n'aurais pas quelque chose pour eux ! Moi, de rire et de laisser couler. Braudel aussi, pour Flammarion ; cette fois, je n'ai pas dit non. Mais il faudra que tu m'expliques un jour qui est cette personne4. » On voit en tout cas, à travers les quelques éléments mis en avant dans cette lettre à Dumézil, que l'écho du livre ne fut pas aussi faible qu'il se complaira à l'affirmer plus tard. Il est difficile, en tout cas, de le suivre quand il affirme que seules quelques personnalités marginales ont su mesurer l'importance de son travail. Aux articles de Blanchot5 et de Barthes6 auxquels Foucault fait allusion, il convient d'ajouter un article de Michel Serres7 et un long commentaire dans les Annales signé de Robert Mandrou, qui en était le secrétaire de rédaction8. Il faut aussi préciser que ce dernier article est suivi - ce n'est pas sans importance - d'une « note » de Fernand Braudel dans laquelle le grand maître de la nouvelle recherche historique donne sa bénédiction à l'auteur du livre9. Après les jugements officiels - et confidentiels, car ces rapports n'étaient même pas communiqués à l'intéressé rédigés par Georges Canguilhem et Henri Gouhier au moment de la soutenance de thèse, cette belle gerbe de comptes rendus qui viennent saluer la parution du livre constitue la

première réaction publique à l'œuvre de Foucault et il n'est donc pas inintéressant d'en citer quelques passages. Car Foucault est encore un inconnu et les lectures ne sont pas déformées par le filtre d'une image déjà constituée. Michel Serres rattache le livre de Foucault à l'œuvre de Dumézil : « En effet, écrit-il, l'histoire de la folie ne sera jamais comprise comme une genèse des catégories psychiatriques, comme une recherche dans l'âge classique des prémonitions des idées positives... On décrit plutôt les variations des structures [...] : structure de séparation, de rapport, de fusion, de fondement, de réciprocité, d'exclusion10. » Mais Serres n'ignore pas l'autre inspiration du livre : « Vaine serait cette rigueur de l'architecture si, au-delà de la compréhension structurale, une vision plus secrète, une attention plus fervente ne se livrait : l'ouvrage serait précis sans être tout à fait vrai. C'est pourquoi, au sein même de l'argumentation logique, au sein de la minutieuse érudition de l'enquête historique, circule un amour profond, non point vaguement humaniste mais presque pieux, pour ce peuple obscur en qui est reconnu l'infiniment proche, l'autre soi-même. Ainsi ce livre est aussi un cri. [...] Ainsi cette géométrie transparente est le langage pathétique des hommes qui subissent le supplice majeur du retranchement, de la disgrâce, de l'exil, de la quarantaine, de l'ostracisme et de l'excommunication 11. » Bref, « voici le livre de toutes les solitudes12 ». Serres n'oublie pas non plus de célébrer l'ombre de Nietzsche : « Le livre de Michel Foucault est à la tragédie classique (et plus généralement à la culture classique) ce qu'est la démarche nietzschéenne à la tragédie et à la culture helléniques : il met en évidence les dionysismes latents sous la lumière apollinienne13. » Roland Barthes de son côté se plaît à imaginer que Lucien Febvre eût aimé le livre de Foucault, « puisqu'il rend à l'histoire un fragment de “nature” et

transforme en fait de civilisation ce que nous prenions jusqu'alors pour un fait médical : la folie14 », et il ajoute, un peu plus loin : « En fait, Michel Foucault ne définit jamais la folie ; la folie n'est pas objet d'une connaissance, dont il faut retrouver l'histoire ; si l'on veut, elle n'est rien d'autre que cette connaissance elle-même : la folie n'est pas une maladie, c'est un sens variable et peut-être hétérogène, selon les siècles ; Michel Foucault ne traite jamais la folie que comme une réalité fonctionnelle : elle est pour lui la pure fonction d'un couple formé par la raison et la déraison, le regardant et le regardé15. » Mais Barthes sait bien, lui aussi, que ce gros volume de Foucault « est autre chose qu'un livre d'histoire », qu'il est « quelque chose comme une question cathartique posée au savoir, à tout le savoir, et non seulement à celui qui parle de la folie16 ». Et il conclut, évoquant ce que sera l'autre thème de la recherche foucaldienne des années à venir, à côté justement de cette interrogation sur le savoir, en insistant sur ce « vertige du discours que Michel Foucault vient de porter dans une lumière éblouissante, qui ne se lève pas seulement au contact de la folie, mais bien chaque fois que l'homme, prenant ses distances, regarde le monde comme autre chose, c'est-à-dire chaque fois qu'il écrit17 ». Les articles de Barthes et de Serres, dans des styles et sous des angles très différents, sont de remarquables lectures de Folie et déraison, éclatantes d'intelligence et d'acuité. Mais, dira-t-on, Barthes était un ami de Foucault, et Serres son collègue à Clermont. Certes, mais ce n'était pas le cas de Blanchot qui, rappelant qu'il s'agit d'une thèse et se délectant, par conséquent, de ce « heurt de l'université et de la déraison », parle d'un « livre extraordinaire, riche, insistant et, par ses nécessaires répétitions, presque déraisonnable », et qui termine son commentaire en évoquant Bataille18. Ce n'était pas le cas non plus de

Mandrou, ni de Braudel. Mandrou indique d'abord un moyen d'entrer dans le livre. Plus que par ses « formules trop brillantes », il conseille de s'y glisser en faisant le détour par la préface au livre de Binswanger, « où le rêve est étudié comme moyen de connaissance, selon une démarche parallèle pour ainsi dire à celle de la raison éveillée... Or, de même que le rêve, la folie est considérée par lui comme un moyen de connaissance, une vérité autre et non autre ; et qu'elle ne trouve plus sa place dans notre monde contemporain si ce n'est sous une formulation lyrique, de Nerval à Artaud, est bien ce qui heurte notre auteur. Il prend violemment parti contre cette exclusion19 ». Et Mandrou se réfère lui aussi à Dumézil, en rappelant la mention qu'en fait Foucault dans son interview au Monde, et il cite cette phrase de Í Histoire de la folie, à la tonalité particulièrement dumézilienne : « La déraison serait la grande mémoire des peuples, leur plus grande fidélité au passé20. » Il conclut son article par ce jugement sur Foucault lui-même : « Son livre le classe à la pointe des recherches qui le passionnent et nous .21

passionnent . » Suit la « note » de Braudel : « J'ajoute quelques lignes au compte rendu qui précède pour souligner, écrit-il, l'originalité, le caractère pionnier du livre de Michel Foucault. Je n'y vois pas seulement une de ces études de psychologie collective si rarement abordée par l'historien et qu'après Lucien Febvre nous appelons de nos vœux. J'y reconnais et j'y admire une aptitude singulière à aborder un problème par trois ou quatre biais différents, dans une ambiguïté qui a le tort parfois de se refléter dans la démarche matérielle (il faut être attentif à en suivre le fil), mais qui est l'ambiguïté même de tout phénomène collectif. Une vérité de civilisation plonge dans l'obscurité de motivations contradictoires, conscientes et inconscientes. Ce livre

magnifique essaie de poursuivre, à propos d'un phénomène particulier, la folie, ce que peut être le cheminement mystérieux des structures mentales d'une civilisation, comment elle doit se déprendre, se détacher d'une partie d'elle-même et faire le partage dans ce que lui tend son propre passé, entre ce qu'elle entend conserver et ce qu'elle souhaite repousser, ignorer, oublier. Pour cette poursuite difficile, il fallait un esprit capable d'être tour à tour et de n'être pas seulement historien, philosophe, psychologue, sociologue... On ne saurait proposer la méthode en exemple : elle n'est pas à la portée de n'importe qui, il y faut plus que du talent22. » Un livre passé inaperçu, Folie et déraison ? On pourrait mentionner d'autres témoignages encore, qui traduisent un accueil plutôt bienveillant. Par exemple la lettre fort aimable que Bachelard adressa à Foucault, qui lui avait envoyé un exemplaire de l'ouvrage. Le 1er août 1961, le célèbre philosophe, qui est particulièrement bien placé pour comprendre l'entrecroisement de l'histoire des sciences et de la vision « poétique », lui écrit : « J'achève aujourd'hui la lecture de votre grand livre... Les sociologues vont bien loin pour étudier des peuplades étrangères. Vous leur prouvez que nous sommes un mélange de sauvages. Vous êtes un véritable explorateur. J'ai pris bonne note de votre projet (p. 624) d'aller explorer le xixe siècle... » Il conclut sa lettre par cette invitation : « Je vais être obligé de quitter le merveilleux Paris. Mais en octobre, il faudra venir me voir. Je veux vous féliciter de vive voix, vous dire et redire toutes les joies de finesse que j'ai eues à lire vos pages, bref ma plus sincère estime23. » Et l'on a déjà signalé plus haut l'accueil fort chaleureux réservé à ce livre par Louis Althusser, qui le citera à plusieurs reprises dans Lire Le Capital. Parmi les réactions, il faut faire un sort particulier à celle d'un tout jeune philosophe, qui fut l'élève de Foucault rue

d'Ulm, et qui est devenu entre-temps l'assistant de Jean Wahl à la Sorbonne : Jacques Derrida. Lui faire un sort particulier car elle sera de forte conséquence sur le paysage philosophique français dans les années qui vont suivre. Jean Wahl a demandé à son assistant de venir parler au Collège de philosophie qu'il dirige. Ce sera la fameuse conférence sur « Cogito et histoire de la folie », que Derrida prononce le 4 mars 1963. Peu de temps avant cette conférence, Foucault et Derrida se sont écrit. Le 27 janvier, en effet, Foucault remercie Derrida de lui avoir envoyé un exemplaire de L'Origine de la géométrie de Husserl, qu'il vient de traduire et de publier avec une longue introduction, appelée à faire date : « Je suis dans l'admiration. Je savais bien quel parfait connaisseur de Husserl tu es ; j'ai eu l'impression en te lisant que tu faisais affleurer des possibilités de philosopher encore, que la phénoménologie n'avait cessé de promettre mais aussi de stériliser ; et que ces possibilités, elles étaient entre tes mains, elles passaient en tes mains. Sans doute l'acte premier de la philosophie est-il pour nous - et pour longtemps - la lecture : la tienne justement se donne avec évidence pour un tel acte. » Et, après lui avoir dit : « J'aimerais vraiment te voir. Si tu as un moment, fais-moi signe », il termine sa lettre par ce post-scriptum : « Deguy t'a-t-il dit que si tu voulais honorer Critique de toutes les études que tu voudras, nous serions ravis24 ? » En effet, après la mort de Georges Bataille, en 1962, c'est son beau-frère Jean Piel qui a repris la direction de la revue Critique (fondée par Bataille en 1946) et il a réuni autour de lui un comité de rédaction auquel participent notamment Barthes et Foucault (j'y reviendrai plus loin). Et Derrida lui répond : « Je te remercie de ta lettre. Tu sais que ton jugement et ton sentiment sont de ceux qui comptent le plus pour moi. » Et il poursuit : « Je serais, moi aussi, très heureux de te voir si tu avais un moment. À vrai dire, je suis beaucoup “avec toi” en ce moment. Jean Wahl m'ayant

demandé de faire une conférence au Collège de philosophie, j'ai choisi de parler de Y Histoire de la folie, et surtout des quelques pages que tu consacres à Descartes. Je t'ai relu pendant les vacances de Noël avec une joie sans cesse renouvelée et j'essaie maintenant de fabriquer cette conférence. Je commence seulement, mais je crois que j'essaierai - en gros - de montrer que ta lecture de Descartes est légitime et illuminante à un niveau de profondeur qui ne me paraît pas pouvoir être immédiatement signifié ou signalé par le texte que tu utilises et que, je crois, je ne lirais peutêtre pas tout à fait comme toi. Mais il me reste beaucoup à faire, c'est très difficile et malheureusement, il faut aller vite25. » Un an auparavant, Derrida avait déjà exprimé à Foucault et la forte impression qu'avait produite sur lui Folie et déraison et une certaine réticence, ou plutôt, « tout au fond, une protestation un peu sourde, informulable ou encore informulée » et une envie d'écrire « quelque chose comme un éloge de la raison qui serait fidèle à ton livre26 ». Et donc, en mars 1963, Derrida a en effet choisi de commenter Folie et déraison à partir du passage du livre qui porte sur Descartes, puisqu'il considère que « tout le projet de Foucault peut se concentrer en ces quelques pages allusives et un peu énigmatiques » et que « la lecture qui nous est proposée de Descartes et du cogito cartésien engage en sa problématique la totalité de cette Histoire de la folie, dans le sens de son intention et les conditions de sa possibilité »27. Dès les premiers mots, il rappelle à quel point il est délicat de se lancer dans la discussion de ce « livre puissant dans son souffle et dans son style » et, ajoute-t-il, « d'autant plus intimidant pour moi que je garde, d'avoir eu naguère la chance de recevoir l'enseignement de Michel Foucault, une conscience de disciple admiratif et reconnaissant »28. Or, « La conscience du disciple, quand celui-ci commence je ne dirai

pas à disputer, mais à dialoguer avec le maître, ou plutôt à proférer le dialogue interminable et silencieux qui le constituait en disciple, la conscience du disciple est alors une conscience malheureuse29 ». Et d'évoquer « le malheur interminable du disciple » qui ne peut engager ce dialogue sans que celui-ci soit « entendu - à tort - comme une contestation »30. À tort, peut-être, mais il est bien difficile de faire autrement : le ton de la conférence est assez vif, dur parfois. Malgré l'admiration qu'il porte à son livre « monumental31 », le « disciple » n'est guère disposé à ménager le « maître ». Comme Henri Gouhier lors de la soutenance de thèse, Derrida refuse de voir dans l'exclamation de Descartes : « Mais quoi, ce sont des fous », l'affirmation brutale d'un ostracisme jeté à l'encontre de la folie. C'est à ses yeux une lecture bien « naïve » du texte cartésien. Mais aussi une lecture dangereuse, qui prétend réinscrire un texte dans une « structure historique », dans un « projet historique total », et qui va opérer une violence, à son tour, « à l'égard des rationalistes et à l'égard du sens, du “bon” sens ». En prenant quelques précautions oratoires, Derrida va jusqu'à risquer la formule suivante : « Le totalitarisme structuraliste opérerait ici un acte de renfermement du cogito qui serait de même type que celui des violences de l'âge classique. » Il est étonnant que Derrida n'ait pas vu que ce « panstructuralisme » du livre, selon le mot plus juste qu'emploiera Althusser, venait en ligne directe de la méthode dumézilienne32. Mais surtout, l'on se demande quel a pu être le sentiment de Foucault en entendant ces propos ? Le mot « totalitarisme », même employé en un sens dérivé reste très fort, et ce d'autant plus que Derrida prend soin de préciser que, certes, il utilise « “totalitaire” au sens structuraliste de ce mot » - c'est-à-dire, peut-on imaginer, comme renvoyant à l'idée de « totalité structurale » ou de

« système » -, mais qu'il n'est pas « sûr que les deux sens de ce mot ne se fassent pas signe dans l'histoire »33. Il semble bien, comme le confirment plusieurs témoins, que, à ce moment-là, la légendaire susceptibilité de Foucault soit restée en sommeil et qu'il n'ait pas tenu trop rigueur à son ancien élève de cette critique argumentée. Tout au plus s'interroget-il, dans une correspondance privée, sur la portée théorique des remarques de Derrida : « Pourquoi faut-il que l'historicité soit toujours pensée comme oubli34 ? » Non seulement Foucault ne se fâche pas, mais il écrit à Derrida, quelques jours plus tard, pour le remercier : « L'autre jour, tu le penses bien, je n'ai pu te remercier comme je l'aurais voulu : non pas tellement, ou seulement, de ce que tu as dit de trop indulgent sur mon compte, mais de l'énorme et merveilleuse attention que tu m'as prêtée. J'ai été impressionné - jusqu'à être décontenancé et bien maladroit dans ce que j'ai dû dire - par la rectitude de ton propos qui est allé, sans accroc, au fond de ce que j'aurais voulu faire, et au-delà. Le rapport du Cogito et de la folie, je l'ai sans aucun doute traité trop exclusivement dans ma thèse : par Bataille et par Nietzsche. J'y reviendrai lentement, et par mille détours. Tu as montré, royalement, le droit chemin. Je te dois une très profonde reconnaissance. J'aurais un plaisir infini à te revoir35... » Le texte de la conférence de Derrida paraîtra l'automne suivant dans la Revue de métaphysique et de morale, dirigée elle aussi par Jean Wahl36. Là non plus, Foucault ne semble pas s'en offusquer. Au contraire ! Il écrit à Derrida, avant la publication : « Que ton texte soit publié, je pense finalement que c'est bien (je parle ici égoïstement) : seuls les aveugles te trouveront sévères37. » Et à nouveau, après que le texte aura été publié : il dit l'avoir « relu avec passion » et se déclare « convaincu qu'il va au fond des choses et d'une manière si radicale, si contournant qu'à la fois il me laisse absolument

dans l'aporie et qu'il m'ouvre toute une pensée que je n'avais pas pensée >>38. Il ne s'offusquera pas davantage lorsque Derrida republiera ce texte, en 1967, dans L'Écriture et la différence39. Foucault lui enverra même une nouvelle lettre

amicale pour accuser réception du volume. L'incident éclatera pourtant. Mais d'une manière différée. Pour quelles raisons ? Il est bien difficile de le savoir. Foucault a-t-il été, finalement, exaspéré de voir rééditer dans un livre cette conférence qui ne s'était jusqu'alors adressée qu'à des publics assez limités ? Derrida, qui restera à jamais traumatisé par cette mésaventure, avançait une hypothèse. Livrons-la comme telle, sans essayer de déterminer si elle peut à elle seule expliquer ce qui apparaît chez Foucault comme un brusque changement de comportement. Quand paraît L'Écriture et la différence, Foucault et Derrida sont tous deux, à ce moment-là, membres du comité de rédaction de la revue Critique (jean Piel a demandé à Derrida de rejoindre le comité peu de temps auparavant). Arrive au siège de la revue un article de Gérard Granel sur le recueil de Derrida. Plein d'éloges envers ce dernier, mais plein de fiel envers Foucault : il affirme en effet que la critique portée par Derrida aux pages que Foucault a consacrées à Descartes permet non seulement de « pénétrer » et de « déjouer » l'implicite de V Histoire de la folie, mais de voir aussi les « insuffisances » de l'ouvrage suivant, Les Mots et les choses (paru en 1966), dues à « l'indétermination essentielle de la notion d'archéologie qui commande toute l'entreprise »40. Foucault est furieux. Il demande à Derrida d'empêcher l'article de paraître. Derrida refuse d'intervenir, préférant, en tant que membre du comité de rédaction, ne pas se prononcer sur un article qui le concerne. L'article paraîtra. Et Foucault va rédiger peu après une réponse d'une très grande violence à la conférence prononcée par Derrida en 1963. L'occasion lui en est donnée

en 1970 alors qu'il se trouve au Japon pour une série de conférences. La revue japonaise Paideia qui prépare un numéro sur sa pensée, souhaite y inclure le texte de Derrida. Ce qui incite Foucault, agacé sans doute de voir les objections de Derrida le poursuivre jusqu'au Japon et inquiet, peut-être, que cela ne fasse obstacle à la réception de son œuvre, à proposer au directeur de la revue un article dans lequel il répondrait à Derrida41. Le numéro paraît en 1972, avec cette « Réponse à Derrida ». Une quinzaine de pages, d'une grande sévérité, et dans lesquelles, outre une relecture serrée des Méditations métaphysiques pour justifier l'interprétation qu'il avait avancée des passages qui ont fait l'objet de la réplique de Derrida, on voit Foucault définir sa démarche comme « extérieure » à la philosophie. En effet, après avoir indiqué qu'il considère l'analyse de Derrida comme « remarquable par sa profondeur philosophique et la méticulosité de sa lecture », et annoncé qu'il n'entendait pas y « répondre », mais simplement « y joindre quelques remarques », il ajoute : « Remarques qui sembleront sans doute bien extérieures, et qui le seront, dans la mesure même où Î Histoire de la folie et les textes qui lui ont fait suite sont extérieurs à la philosophie, à la manière dont en France on la pratique et on l'enseigne. » Il s'agit pour lui, bien sûr, de renvoyer Derrida à cette philosophie académique et aux postulats de celle-ci dont son travail veut justement se déprendre : « Je m'efforce en tout cas de m'en affranchir, dans la mesure où il est possible de se libérer de ceux que, pendant si longtemps, les institutions m'ont imposés. » Après avoir souligné que « Derrida pense pouvoir ressaisir le sens de mon livre ou de son “projet” dans les trois pages, dans les trois seules pages qui sont consacrées à l'analyse d'un texte reconnu par la tradition philosophique », il se moque de celui avec qui il correspondait si amicalement quelques années plus tôt : « Parce que la faute contre la philosophie est de l'ordre du

péché chrétien, il suffit qu'il y en ait une, et mortelle, pour qu'il n'y ait plus de salut possible. C'est pourquoi Derrida suppose que, s'il montre dans mon texte une erreur à propos de Descartes, d'une part, il aura montré la loi qui régit inconsciemment tout ce que je peux dire sur les règlements de police au xviie siècle, le chômage à l'époque classique, la réforme de Pinel et les asiles psychiatriques du xixe ; et d'autre part, s'agissant d'un péché non moins que d'un lapsus, il n'aura pas à montrer quel est l'effet précis de cette erreur dans le champ de mon étude (comment elle se répercute sur l'analyse que je fais des institutions ou des théories médicales) ; un seul péché suffit à compromettre toute une vie... sans qu'on ait à montrer toutes les fautes majeures ou mineures qu'il a pu entraîner. » Le principal « postulat » qu'il attribue à Derrida, c'est que, au fond, « la philosophie est au-delà et en deçà de tout événement. Non seulement rien ne peut lui arriver à elle, mais tout ce qui peut arriver se trouve déjà anticipé ou enveloppé par elle [...] Si bien que pour Derrida il est inutile de discuter l'analyse que je propose de cette série d'événements qui ont constitué pendant deux siècles l'histoire de la folie ; et, à vrai dire, mon livre est bien naïf, selon lui, de vouloir faire cette histoire à partir de ces événements dérisoires que sont l'enfermement de quelques dizaines de milliers de personnes ou l'organisation d'une police d'État extrajudiciaire ; il aurait suffi, et plus qu'amplement, de répéter une fois de plus la répétition de la philosophie par Descartes, répétant lui-même l'excès platonicien ». Et la dernière phrase tombe comme un couperet : « C'est bien sous les espèces de l'interlocuteur naïf que la philosophie s'est représentée ce qui lui était extérieur. Mais où est la naïveté42 ? »

Au moment même où ce texte va paraître en japonais, dans une revue, et donc de manière assez confidentielle, Foucault en publie une autre version en annexe de la réédition de ['Histoire de la folie chez Gallimard, qui a racheté les droits de ce livre à Plon : « Mon corps, ce papier, ce feu43 ». Les dernières phrases sont encore plus brutales, méchantes même, comme si toute une rancœur accumulée se donnait soudain libre cours. Les rôles se sont renversés et c'est au tour du maître de juger son ancien élève : « Je suis bien d'accord sur un fait au moins : ce n'est point par un effet de leur inattention que les interprètes classiques ont gommé, avant Derrida et comme lui, ce passage de Descartes. C'est par système. Système dont Derrida est aujourd'hui le représentant le plus décisif, en son ultime éclat : réduction des pratiques discursives aux traces textuelles, élision des événements qui s'y produisent pour ne retenir que des marques pour une lecture ; inventions de voix derrière les textes pour n'avoir pas à analyser les modes d'implication du sujet dans les discours ; assignation de l'originaire comme dit et non-dit dans le texte pour ne pas replacer les pratiques discursives dans le champ des transformations où elles s'effectuent44. » Et Foucault de laisser tomber ce verdict final, se moquant, sur le ton d'une féroce ironie, du vocabulaire théorique de Derrida : « Je ne dirai pas que c'est une métaphysique, la métaphysique ou sa clôture qui se cache en cette “textualisation” des pratiques discursives. J'irai beaucoup plus loin : je dirai que c'est une petite pédagogie historiquement bien déterminée qui, de manière très visible, se manifeste. Pédagogie qui enseigne à l'élève qu'il n'y a rien hors du texte [...]. Pédagogie qui donne à la voix des maîtres cette souveraineté sans limite qui lui permet indéfiniment de redire le texte45. » Voici la « déconstruction » derridienne renvoyée à une activité de « restauration » de la tradition

universitaire et de l'autorité professorale. Foucault envoie la réédition de son livre à Derrida, avec ces quelques mots d'une dédicace ironique qui lui demande de « pardonner cette trop lente et partielle réponse46 ». À partir de ce moment-là, la rupture entre les deux philosophes sera totale, absolue, radicale, et durera près de dix années. Il faudra pour que des liens s'établissent à nouveau entre eux que Derrida soit arrêté à Prague, fin 1981, sous l'accusation de « trafic de drogue », alors qu'il était allé participer à un séminaire organisé par des dissidents. En France, l'émotion sera considérable et pendant que les milieux gouvernementaux interviennent auprès des autorités tchèques, les appels de protestation se multiplient dans les milieux intellectuels français. Foucault sera parmi les tout premiers signataires et il ira parler à la radio pour soutenir l'action de Derrida. À son retour à Paris, quelques jours plus tard, Derrida téléphonera à Foucault pour le remercier. Ils se reverront par la suite en quelques occasions : par exemple, lorsque Foucault donne en 1982 une petite réception chez lui en l'honneur de Léo Bersani, qu'il a invité au Collège de France. Il y convie, entre autres, Gérard Genette, Jean-François Lyotard et Jacques Derrida, qui assistent à la série de conférences du professeur de Berkeley (elles seront publiées sous le titre Théorie et violence). Mais il n'y aura jamais de véritable réconciliation. Quand Derrida a pris l'initiative de créer, en dehors de l'université, et grâce au soutien du gouvernement socialiste de l'époque, un Collège international de philosophie, Foucault n'a pas caché qu'il était ulcéré que Deleuze et lui-même aient pu être tenus à l'écart de cette nouvelle institution et il n'a pas mâché ses mots contre les responsables de ce projet et de... son exclusion. Et lorsque, au cours d'une assemblée des professeurs du Collège de France, le physicien Jean-Claude Pecker s'est inquiété : « Est-ce que ce Collège international de philosophie va être un contre-Collège de France ? », Foucault

a répondu de manière dédaigneuse : « Non, c'est un collège au sens traditionnel, qui cherche des appuis officiels47. » Foucault regretta-t-il d'avoir répliqué si férocement à Derrida en 1972 ? Toujours est-il que je me souviens fort bien d'une conversation que j'eus avec lui lorsque le philosophe américain John Searle attaqua violemment Derrida et le « déconstructionnisme » dans la New York Review ofBooks, en 198348 : alors que je lui demandais s'il avait lu cet article, il me répondit qu'il détestait ce genre de choses : « La polémique, ça ne sert à rien, me dit-il alors : on ne convainc que ceux qui sont déjà convaincus. Et on renforce les autres dans ce qu'ils pensent. » Et dans une interview de 1984, après avoir déclaré ne pas aimer « participer à des polémiques », il décrira le polémiste comme celui qui voit en l'autre un « ennemi » plutôt qu'« un partenaire dans la recherche de la vérité ». Et il dira alors son refus de cet état de « guerre » dans la vie intellectuelle49. Quant à Derrida, il reviendra sur VHistoire de la folie, lors d'un colloque en 1991 et tentera d'en donner une nouvelle lecture, après avoir, en préambule à son propos, rappelé l'admiration qu'il avait toujours portée à ce livre, l'amitié qui l'avait uni à Foucault, la brouille qui les avait rendus « l'un à l'autre invisibles pendant près de dix ans, l'un pour l'autre insociables (jusqu'au 1er janvier 1982, quand je revenais d'une prison tchèque50) ». Et puisque je viens d'évoquer un souvenir personnel, je puis y adjoindre celui-ci : quand j'ai publié Réflexions sur la question gay, en 1999, Derrida me dit, après avoir lu les pages que je consacre à Foucault dans cet ouvrage (et notamment à ses difficultés à vivre son homosexualité dans sa jeunesse) : « Je n'avais pas mesuré à quel point il avait souffert. Toute cette souffrance explique sans doute beaucoup de choses, notamment dans ses rapports avec les autres et, je ne peux pas m'empêcher de le penser, dans ses rapports avec moi. »

Comment, en effet, ne pas être persuadé que la sensibilité à fleur de peau, pour ne pas dire quasi-maladive, qui caractérisa Foucault tout au long de sa vie, et jusqu'à sa mort, était profondément et intensément liée à la « souffrance » qui avait été la sienne ?

Mais revenons à V Histoire de la folie, ou plutôt à Folie et déraison, puisque c'est sous ce titre que l'ouvrage paraît en mai 1961. Outre les comptes rendus évoqués à l'instant, il convient d'ajouter que Foucault sera interviewé par Le Monde51 et aura même droit à un article dans le Times Literary Supplément52. Or le livre est tout de même difficile à lire. Tous les lecteurs, même ceux qui accueillent l'ouvrage avec chaleur et bienveillance, soulignent son aspect touffu, complexe, parfois alambiqué, voire hermétique. Foucault luimême dira à Claude Mauriac, au moment de la réédition de 1972 : « Si j'avais à récrire ce livre aujourd'hui, j'y mettrais moins de rhétorique53. » En septembre 1964 une édition considérablement abrégée va paraître, dans la collection de poche « 10/18 » chez Plon, qui deviendra l'une des voies d'accès à l'œuvre de Foucault pour de très nombreux lecteurs, pendant les huit années qui vont précéder la réédition du texte intégral, en 1972. Foucault qui, au départ, avait été assez content que son livre soit publié en format de poche (et donc à un prix abordable pour un public étudiant), déchantera quand Plon refusera de rééditer la version complète. Et il rompra avec Plon. C'est malheureusement cette édition abrégée qui sera traduite en anglais en 1965, sous le titre de Madness and Civilization. Mais cette publication en langue anglaise démontre en tout cas, comme le souligne Foucault dans les propos où il se plaint du faible écho rencontré par son livre en France, l'intérêt que les « antipsychiatres » lui ont rapidement porté. En effet, l'ouvrage paraît, avec une préface

de David Cooper, dans la collection que dirige Ronald Laing, intitulée, ce qui, rétrospectivement, ne manque pas de piquant, « Studies in Existentialism and Phenomenology » (mais il est vrai que la thèse de Foucault est encore imprégnée de son intérêt pour la psychiatrie existentielle et donc le paradoxe n'est qu'apparent). Laing et Cooper sont en train d'inventer 1'« antipsychiatrie », dont l'histoire commence à Londres, au début des années soixante. Un groupe de psychiatres, des cliniciens, des psychanalystes confrontent leurs expériences. Pour eux, la schizophrénie, entendue de manière extensive, est la conséquence de tout un dispositif répressif déployé par la famille et la société. À cette « violence originaire » font suite les processus de relégation qui conduisent à l'institution psychiatrique. Et à leurs yeux, la psychiatrie classique représente l'aboutissement de la chaîne, l'ultra-répression. Les références des antipsychiatres : Nietzsche, Kierkegaard, Heidegger, mais aussi et surtout Sartre, à qui Laing et Cooper ont consacré un livre (Raison et violence). Cooper est le premier à tenter une expérience en milieu psychiatrique traditionnel. Il travaille dans un hôpital du nord de Londres et il commence à regrouper ses patients dans un seul pavillon. Mais l'expérience doit assez vite s'interrompre, en raison de l'hostilité du milieu hospitalier. Et à partir de ce moment-là, les antipsychiatres vont fonder la Philadelphia Association afin de pouvoir créer des lieux d'accueil originaux. Ils vont donc ouvrir plusieurs de ces « households », dont le fameux Kingsey Hall, en 1965. Dans le même temps, ils ont développé une réflexion politique, nettement engagée à gauche, qui aboutira par exemple à l'organisation, en 1967, d'un « Congrès international de dialectique de la libération ». Laing et Cooper sont parmi les organisateurs. Mais y participent également Gregory Bateson et Herbert Marcuse54... En tout cas, le livre de Foucault n'a pas échappé à l'attention de Laing et Cooper. Et c'est un

projecteur nouveau qu'ils vont braquer sur l'ouvrage, lui conférant un sens assez différent de la manière dont il avait été lu jusqu'ici en France. Faut-il reconnaître dans ces nouvelles lectures politiques du livre une actualisation des virtualités et des potentialités qu'il contenait ? Lorsqu'il réédite son ouvrage en 1972, Foucault supprime la préface rédigée en 1960, et après avoir longtemps hésité à en écrire une nouvelle, pour faire le point sur son rapport avec le mouvement antipsychiatrique, il se décide finalement à la remplacer par une très brève « non-préface », et justifie son refus de reformuler sa parole liminaire par le fait qu'un auteur n'a pas à prescrire l'usage conforme d'un livre : « Un livre, dit-il dans ce texte superbe, se produit, événement minuscule, petit objet maniable. Il est pris dès lors dans un jeu incessant de répétitions ; ses doubles, autour de lui, et bien loin de lui, se mettent à fourmiller ; chaque lecture lui donne, pour un instant, un corps impalpable et unique ; des fragments de lui-même circulent qu'on fait valoir pour lui, qui passent pour le contenir presque tout entier et en lesquels il lui arrive de trouver refuge ; les commentaires le dédoublent, autres discours où il doit enfin paraître luimême, avouer ce qu'il a refusé de dire, se délivrer de ce que bruyamment il feignait d'être. » Et par conséquent, il vaut mieux ne pas chercher « à justifier ce vieux livre ni à le réinscrire aujourd'hui ; la série des événements auxquels il appartient et qui sont sa vraie loi est loin d'être close55 ». Peut-on mieux dire qu'un livre change, quand il est lu par de nouveaux lecteurs ? Tout comme va changer d'ailleurs l'accueil que les médecins-psychiatres français lui ont réservé. Car ils ne furent pas unanimes à le condamner à son apparition, à le vouer au bûcher. Écoutons ce que Foucault lui-même en a dit : « Parmi les médecins et les psychiatres, il y eut des réactions diverses : un certain intérêt manifesté par quelques-uns,

d'orientation libérale et marxiste, un rejet total, en revanche, venant d'autres, plus conservateurs56. » Foucault avait, on l'a vu, approché, lorsqu'il était étudiant, les milieux de cette psychiatrie progressiste, qui tentait depuis les années d'après-guerre de renouveler discours et pratiques. Mais son livre, bien sûr, ne coïncidait guère avec cette tentative. Comme l'indique un historien de la psychiatrie, « les psychiatres les plus progressistes de l'époque disposaient, ou croyaient disposer, de leur propre formule de renouvellement de leurs pratiques. En mettant en place la “politique de secteur”, ils prétendaient opérer une “troisième révolution psychiatrique” (après celle de Pinel et celle de Freud) qui réconcilierait la psychiatrie avec son siècle en abattant les murs de l'asile et en réorganisant l'assistance aux malades mentaux dans la communauté au ras des besoins exprimés par la population57 ». Cette conception est incompatible avec les thèses de Foucault qui voit au contraire dans un tel optimisme progressiste un nouvel avatar du positivisme, toujours attaché à nier l'altérité fondamentale de la folie, à la vouer au silence. Mais en tout cas, les médecins du groupe Évolution psychiatrique semblent avoir accordé un accueil plutôt sympathique à Folie et déraison. Leur condamnation allait venir, à son heure, c'est-à-dire à l'heure précisément où le livre commence à circuler plus largement et à prendre un autre sens et une autre portée, en servant de « boîte à outils », comme Foucault aimera à le dire, pour des mouvements qui justement y cherchent et y prennent les instruments d'une critique radicale des institutions psychiatriques. Dès lors, même ceux qui avaient regardé avec une certaine sympathie l'effort de Foucault vont réviser leur jugement. Quand déferle depuis l'Angleterre, avec plusieurs années de retard, la vague antipsychiatrique, ceux qui sont visés se raidissent dans l'hostilité et prennent pour cible le livre qu'on leur présente comme le dynamiteur de leurs

certitudes et de leurs attitudes. Ainsi de Lucien Bonnafé, membre du Parti communiste, cité justement par Foucault comme l'un de ceux qui avaient bien réagi à son livre au moment de sa parution, et qui pourtant participera aux Journées annuelles de l'Évolution psychiatrique qui vont se tenir à Toulouse les 6 et 7 décembre 1969 pour excommunier littéralement la « conception idéologique de l’Histoire de la folie ». Mais Foucault n'est pas au rendez-vous que lui ont pourtant fixé ses détracteurs. Au premier rang desquels Henri Ey, qui déclare : « Il s'agit là d'une position psychiatricide si lourde de conséquence pour l'idée même de l'homme que nous eussions beaucoup désiré la présence de Michel Foucault parmi nous. Tout à la fois pour lui rendre le juste hommage de notre admiration pour les démarches systématiques de sa pensée et pour contester que la “maladie mentale” puisse être considérée comme la merveilleuse manifestation de la folie ou plus exceptionnellement comme l'étincelle du génie poétique, car elle est autre chose qu'un phénomène culturel. Si certains d'entre nous, gênés par la vulnérabilité de leurs propres positions ou séduits par les brillants paradoxes de M. Foucault, eussent souhaité ne point affronter ce débat, quant à moi, je regrette l'absence de ce face-à-face. Michel Foucault, invité par mes soins, le regrette autant que nous, comme il me l'a écrit, en s'excusant de ne pouvoir être à Toulouse ces jours-ci. Nous ferons donc comme s'il était là. À un débat d'idées importe peu la présence physique de ceux qui, précisément, ne s'affrontent que par leurs idées58. » Vont s'abattre également sur Foucault les foudres du Pr Baruk. Ce dernier ne cessera de dénoncer, de livres en articles, et de colloques en conférences, le rôle néfaste de Foucault, qu'il ne considérera plus que comme l'instigateur, le père fondateur de l'antipsychiatrie, de tout un courant de gens « incompétents », qui travaillent à détruire la médecine humaniste et libératrice mise en place par Pinel59.

Foucault va assumer le nouveau statut de son livre. Il va se rapprocher des mouvements antipsychiatriques après 1968, parfois les côtoyer. Même s'il a souvent été agacé par l'infantilisme de certains de leurs représentants les plus extrémistes. Ce rapprochement se fera d'ailleurs essentiellement dans le sillage d'une autre préoccupation de Foucault : quand il aura fondé le Groupe d'information sur les prisons, en 1971. Mais jamais son engagement dans l'activisme militant qui va se développer autour de l'asile ne revêtira les formes qu'il donnera à ses interventions sur la question pénitentiaire. Il ne prendra pas vraiment part aux mouvements et se contentera de les accompagner d'un peu loin, de les encourager tout au plus60. Il va tout de même fréquenter des gens comme Cooper ou Basaglia. En 1976, il fera inviter Cooper au Collège de France pour une série de conférences. Il participera également à un débat avec lui, en 1977, organisé par Jean-Pierre Faye, sous l'égide de la revue Change61. Il soutiendra les traductions françaises des livres de Thomas Szasz, fera partie d'un groupe de critique institutionnelle fondé par des psychiatres radicaux italiens, et écrira une contribution pour le volume collectif Crimini di pace pour soutenir Basaglia dans ses démêlés avec la justice italienne. Autres participants à ce volume : Sartre, Goffman, Chomsky62... En tout cas, Foucault s'est, peu ou prou, reconnu dans de tels combats, puisqu'il pourra quelques années après, à l'heure des bilans, porter au crédit des « luttes locales et spécifiques » les « résultats importants obtenus en psychiatrie63 ». C'est pourquoi il peut avancer l'idée que, au fond, ce n'est pas lui ni son livre qui ont changé, mais plutôt la définition de la politique. Et quand on lui pose la question, au cours d'un entretien, en 1974 : « L'Histoire de la folie est politique ? », il répond : « Oui, mais maintenant. » En effet, explique-t-il, « la frontière politique a changé son tracé et des

sujets comme la psychiatrie, l'internement, la médicalisation d'une population sont devenus des problèmes politiques. Après ce qui s'est passé lors des dix dernières années, les groupes politiques ont été obligés d'intégrer ces domaines à leur action, et ainsi, nous nous sommes rejoints, eux et moi, non pas parce que j'avais changé - je ne m'en vante pas, je voudrais changer - mais parce que dans ce cas, je peux dire avec fierté que c'est la politique qui est venue vers moi ou plutôt qui a colonisé ces domaines qui étaient déjà quasi politiques, mais n'étaient pas reconnus comme tels »64. Les nouvelles significations désormais attachées à ce livre de Foucault vont alors servir de point d'ancrage à la cohérence qu'il va entreprendre, dans les années soixantedix, de donner à sa recherche passée et présente autour de la notion de « pouvoir » et du couple « savoir-pouvoir ». Tel est le principe d'unification sous lequel il reconsidérera sa démarche antérieure : dans la nouvelle configuration, dit-il à Ducio Trombadori, « tout cela émergeait comme quelque chose écrit à l'encre sympathique et qui se met à apparaître sur une feuille quand on met le bon réactif : c'était le mot POUVOIR65 ».

3

Le dandy et la réforme

La thèse de Michel Foucault n'a pas attendu d'être imprimée pour trouver des lecteurs attentifs. Le manuscrit a d'abord circulé dans le cercle des amis et parmi ceux-ci, Louis Althusser a évidemment été l'un des tout premiers à en prendre connaissance. Il a lu, aimé, approuvé. Et il prête l'ouvrage à Jules Vuillemin, qui dirige à cette époque le département de philosophie à l'université de ClermontFerrand. Althusser et Vuillemin se connaissent depuis fort longtemps. Ils ont été reçus dans la même promotion de l'École normale supérieure, en 1939. Leur rencontre fut très brève à ce moment-là, puisque Althusser, plus âgé de deux ans, a été immédiatement mobilisé et a passé cinq ans dans un stalag. Mais les deux hommes se sont retrouvés après la guerre. Et quand Althusser a pris les fonctions de caïman, il a invité à plusieurs reprises Vuillemin à donner des conférences. On l'a vu : Foucault avait déjà obtenu son poste de Lille grâce à cette amitié entre Althusser et Vuillemin. Ce dernier est un familier de Merleau-Ponty. Jusqu'au début des années cinquante, il a été proche de l'existentialisme et du marxisme. Ses deux thèses, soutenues en 1948, portent la marque de cette double influence puisqu'elles s'intitulent : Essai sur la signification de la mort et L'Être et le travail. Il a collaboré aux Temps modernes où il a publié des études sur l'esthétique. Depuis cette époque, tout en restant lié à

Merleau-Ponty, Vuillemin a beaucoup changé. Intellectuellement d'abord : il a commencé à s'intéresser de près à la philosophie des sciences, aux mathématiques, à la logique... Politiquement aussi, sans doute. Mais l'estime réciproque qui lie Althusser et Vuillemin n'a pas souffert de leurs évolutions radicalement divergentes. Nous sommes dans les années qui précèdent 1968 et l'université française n'est pas encore coupée en deux par les clivages politiques et idéologiques comme elle le deviendra par la suite. En 1951, Jules Vuillemin a été nommé à Clermont-Ferrand. C'est grâce à Merleau-Ponty qu'il a obtenu ce poste. L'auteur de Humanisme et terreur aurait aimé que son disciple et ami lui succède à Lyon, ville qu'il quittait pour venir enseigner à la Sorbonne. Mais des rivalités universitaires ont empêché le projet de se réaliser. Merleau-Ponty s'est alors déplacé personnellement au ministère pour demander qu'on trouve une chaire à Vuillemin. Quelque temps après, ce dernier est reçu par le directeur des enseignements supérieurs qui lui déclare : « Il y a un poste pour vous à Clermont-Ferrand. C'est une chaire de psychologie. Mais avec une condition : vous devez résider sur place. » Vuillemin accepte et s'installe dans la capitale de l'Auvergne. Il arrive en même temps que quelques autres professeurs envoyés là par le ministère qui voudrait réveiller une université passablement assoupie. L'historien Jacques Droz, l'helléniste Francis Vian sont du voyage. Vuillemin assure pendant quelques années l'enseignement de la psychologie avant d'être affecté à l'enseignement de la philosophie et de se retrouver, par la suite, responsable de toute la section. Universitaire rigoureux, hanté par l'exigence de sérieux et aspirant avant tout à la qualité de l'enseignement, il entreprend alors de s'entourer d'une équipe brillante pour faire de son département de philosophie une sorte de laboratoire expérimental. Il appelle à ses côtés de jeunes collègues qu'il

va chercher dans le vivier de la rue d'Ulm. Il recrute Michel Serres, Maurice Clavelin, Jean-Claude Pariente, Henri Joly, Jean-Marie Beyssade... Tous feront de belles carrières : Serres, Clavelin et Beyssade enseigneront à la Sorbonne et à Nanterre... Joly, aujourd'hui décédé, enseignera longtemps à Grenoble et deviendra un spécialiste respecté de la philosophie antique. Foucault le consultera souvent lorsqu'il écrira ses derniers livres. Pariente, qui restera à Clermont, présidera le jury d'agrégation. Jules Vuillemin envisageait aussi de faire venir Althusser, mais celui-ci préfère rester dans l'espace protégé de l'École normale, en raison de sa santé psychologique plus que fragile. Et, en 1960, le choix de Vuillemin s'est porté sur Michel Foucault. Il vient de lire le manuscrit de Folie et déraison et il écrit à l'auteur, à Hambourg : « Accepteriez-vous de prendre en charge l'enseignement de la psychologie à Clermont ? » Foucault répond tout de suite : c'est oui. Il a envie de trouver un point de chute en France après son long périple à l'étranger. Il accepte d'autant plus volontiers qu'il n'aura pas l'obligation de « résider » et qu'il pourra donc habiter Paris. Il y a bien quelques formalités à remplir, mais tout se passe très vite et très bien. Pour pouvoir être nommé sur un poste de l'enseignement supérieur, il faut d'abord avoir été inscrit sur une « liste d'aptitude ». C'est le philosophe Georges Bastide qui a été chargé de rédiger le rapport sur la candidature de Foucault. Le 15 juin 1960, il écrit : « Michel Foucault a déjà produit quelques œuvres mineures : traductions d'ouvrages allemands, essentiellement d'histoire et de méthode de la psychologie, vulgarisation. Tout cela est d'ailleurs de bon aloi. Mais il est certain que ce sont les thèses de ce candidat qui constituent ses meilleurs titres. » Et de conclure : « Nous inscrivons M. Michel Foucault sur la liste large (y a-t-il lieu de le classer en psychologie ? En histoire des sciences ?). Cela serait à débattre \ » Pour appuyer la candidature de Foucault,

Canguilhem ajoute à ce rapport de Bastide celui qu'il vient tout juste de rédiger pour obtenir le permis d'imprimer de Folie et déraison, et Hyppolite une lettre de recommandation. Voilà, l'affaire a été rondement menée et Foucault peut être nommé à Clermont, « à compter du 1er octobre 1960 » comme « chargé d'enseignement sur la chaire de philosophie en remplacement de M. Cesari en congé de longue durée », selon la notification officielle du ministère. Puis, après le décès du professeur, il sera promu « titulaire de la chaire de philosophie vacante », le 1er mai 1962. Tous les actes administratifs disent « philosophie ». Parce que, à l'époque, la psychologie n'a pas encore conquis son statut autonome comme discipline universitaire et elle est, tout comme la sociologie, rattachée aux sections de philosophie. Mais c'est bien la psychologie que Foucault devra enseigner, comme le faisait son prédécesseur dans la chaire. Le rapport du doyen qui demande en 1962 sa nomination comme titulaire le précise bien : « Sa spécialité est la psychopathologie. » Et durant tout le temps qu'il va passer à Clermont-Ferrand, Michel Foucault sera officiellement chargé de l'enseignement de la psychologie même si dans la réalité il s'en échappe assez souvent (mais moins qu'on ne pourrait le croire). C'est une vie nouvelle qui commence pour lui : de l'automne 1960 jusqu'au printemps 1966, il fera le voyage entre Paris et Clermont chaque semaine que compte le calendrier universitaire, en bloquant ses cours sur une seule journée, pour n'avoir qu'une nuit à passer à l'hôtel. Le trajet dure six heures, et les conditions de confort sont assez rudimentaires dans les trains de l'époque : les wagons du « Bourbonnais » secouent tellement les passagers que les enseignants qui viennent de Paris - on les appelle les « spoutniks », car le terme de « turbo-prof » n'a pas encore été inventé - ont mis au point un petit jeu qui les fait

beaucoup rire : il s'agit de réussir à boire son café sans le renverser. Foucault a trouvé un « truc », en bloquant sa petite cuiller, et il excelle dans cet exercice périlleux. En ces années-là, l'université de Clermont tient tout entière dans un immeuble de pierre blanche de l'avenue Carnot, non loin du grand lycée Blaise-Pascal où enseigna Bergson. Le bâtiment date de 1936, et il ressemble, époque oblige, à un Palais de Chaillot de taille réduite. Les façades intérieures font plutôt grise mine : dès qu'on pénètre dans la cour, tout est triste, sombre, comme recouvert de cette poussière noire qui semble s'être posée sur une grande partie de la ville, avec sa cathédrale de pierre noire, ses maisons blanchâtres ornées de bordures noires, en lave de Volvic, ce qui leur donne l'allure de « faire-part de deuil », comme le dira Foucault quand il les verra pour la première fois. Le département de philosophie est installé au rez-de-chaussée du bâtiment de l'avenue Carnot et occupe la totalité d'un petit couloir : quelques pièces, une dizaine au plus, où sont réunis bureaux et salles de cours. Ce couloir « appartient » à la philosophie depuis toujours. Georges Canguilhem se souvient d'y avoir travaillé pendant la guerre. Mais en 1963, l'équipe de philosophes devra abandonner son territoire et émigrer dans un baraquement préfabriqué, une de ces constructions hideuses annoncées comme provisoires mais destinées à durer. C'est dans cette sinistre casemate que Foucault exposera à ses étudiants les linéaments de ce qui deviendra Les Mots et les choses. Des étudiants qui ne sont pas très nombreux. La section de philosophie ne compte pas plus d'une dizaine d'inscrits. L'auditoire de Foucault sera un peu plus fourni, puisque aux dix apprentis philosophes viennent s'ajouter des étudiants qui veulent simplement suivre les cours de psychologie, pour obtenir par exemple des diplômes d'infirmière ou d'assistante sociale. Ce qui fera une trentaine de personnes en tout.

Pendant les deux premières années de cette existence clermontoise, Foucault va se lier d'une amitié assez étroite avec Jules Vuillemin. Ils font de longues promenades ensemble dans les rues de la vieille ville, ils déjeunent souvent tous les deux ou bien avec leurs collègues du département de philosophie. Les déjeuners et les dîners à dix ne sont pas rares. Vuillemin et Foucault s'entendent à merveille et évoluent comme des poissons dans l'eau dans le petit milieu des philosophes clermontois où régnent des rapports de sympathie et de confraternité chaleureuse. Pourtant, beaucoup de choses devraient séparer les deux professeurs. Vuillemin, on l'a vu, s'est orienté vers la philosophie des sciences, il regarde vers la tradition analytique anglo-saxonne, s'intéresse aux écrits de Bertrand Russell, à la logique, aux mathématiques... Il publie, pendant ces années-là, les deux volumes de sa Philosophie de l'algèbre. Politiquement, la distance est également assez grande : Vuillemin évolue peu à peu vers la droite, Foucault est resté, peu ou prou, un homme de gauche. Ils discutent beaucoup et Foucault conclut souvent leurs échanges par cette remarque : « Au fond, tu es un anarchiste de droite, et moi un anarchiste de gauche. » Que peut-il y avoir de commun entre cet homme de droite qui s'intéresse à la logique et cet homme de gauche qui écrit sur Blanchot, Roussel et Bataille ? Foucault et Vuillemin partagent la même exigence de rigueur et l'estime intellectuelle qu'ils se portent l'un à l'autre passe avant toutes leurs divergences. Ils sont sur la même longueur d'onde sur bien des points. Ce lien va durer et va avoir des conséquences très importantes pour la carrière de Foucault. Car, en 1962, Jules Vuillemin quitte Clermont. Maurice Merleau-Ponty a été emporté brutalement par une crise cardiaque et Vuillemin est appelé à lui succéder au Collège de France. Michel Foucault a d'ailleurs aidé à cette élection : il a demandé à Dumézil de

soutenir son collègue clermontois et lui a ainsi gagné les voix que l'influence du mythologiste pouvait mobiliser. Vuillemin a donc été élu. Contre Raymond Aron, qui devra attendre plusieurs années avant de pouvoir renouveler sa candidature. Un an après Vuillemin, ce sera au tour de Jean Hyppolite d'entrer au Collège de France. Les deux philosophes vont rapidement commencer les travaux d'approche et les démarches destinées à faire accepter Foucault dans la prestigieuse institution de la rue des Écoles. Avec l'appui, estil besoin de le préciser, de Georges Dumézil. Le vote aura lieu en 1969. Mai 68 aura pourtant passé par là et durci les oppositions entre Vuillemin et Foucault. Mais Vuillemin, violemment hostile à la révolte étudiante - il le dira dans un livre qui paraîtra à la fin de 1968 et qui s'intitule Rebâtir l'université - se refusera toujours à faire passer la dissension politique avant l'évaluation de l'œuvre. Mais avant 68, qu'est-ce qui aurait bien pu les conduire à la brouille ? Ou simplement à la mésentente ? Ils parlent de politique assez souvent, c'est vrai. Mais ni l'un ni l'autre n'appartient à un parti, ils n'ont pas d'engagement militant et la politique est loin de structurer leurs existences et leurs pensées. Il faut se garder, surtout, de projeter sur le Foucault d'alors l'image du Foucault d'après. Ses collègues de l'époque s'accordent en général pour le situer « plutôt à gauche », encore que cette définition ne fasse pas l'unanimité. Mais ils le décrivent d'abord comme assez éloigné de tout engagement militant, même s'il s'intéresse beaucoup à la politique, et tous seront très étonnés, pour ne pas dire plus, de son basculement vers l'extrême gauche et de ses prises de position radicales dans les années soixante-dix. « Je n'ai jamais réussi à y croire vraiment », dit aujourd'hui Francine Pariente, qui fut son assistante pendant quatre ans, de 1962 à 1966. Une chose est sûre : rien ne laissait supposer une telle évolution.

Parmi ceux qui l'ont bien connu à ce moment-là, certains n'hésitent pas à lui accoler une autre étiquette politique : Foucault était gaulliste, disent-ils. Jules Vuillemin récuse cette idée. Il a suffisamment bavardé avec Foucault pour savoir qu'il n'en est rien. Mais si certains ont pu le croire, c'est que Foucault était resté en très bons termes avec Étienne Burin des Roziers. L'ambassadeur de France à Varsovie avait quitté la Pologne peu après Foucault, pour devenir secrétaire général de l'Élysée. Un poste politique de toute première importance : une sorte de Premier ministre de l'ombre. Foucault ne manque pas cette occasion d'approcher les coulisses du pouvoir et d'être reçu rue du Faubourg-SaintHonoré, dans le palais présidentiel. « Quand il me rendit visite dans le courant de l'année 62, écrit Burin des Roziers, l'avenir de notre enseignement supérieur lui tenait à cœur. Il accepta avec empressement de rencontrer Jacques Narbonne qui, au sein du secrétariat général, était chargé des dossiers ayant trait à l'université2. » Jacques Narbonne le reçoit en effet et lui demande son opinion sur une éventuelle réforme des universités. Mais cet échange reste informel et ne donne lieu à aucun rapport officiel. Ni officieux d'ailleurs. Ces contacts avec le pouvoir gaulliste iront un peu plus loin dans les années qui suivent. Quand il va être question, par exemple, de nommer Foucault sous-directeur des enseignements supérieurs au ministère de l'Éducation nationale. L'affaire semble conclue et plusieurs recteurs d'académie envoient des lettres de félicitations au nouveau promu. Lettres prématurées ! Car la nomination de Foucault se heurte à un front du refus. Les opposants, au premier plan desquels le très influent doyen de la Sorbonne, Marcel Durry, et la non moins influente Marie-Jeanne Durry, sa femme, directrice de l'École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres, ont mis en avant le caractère « particulier » de la personnalité pressentie. Entendez par là : son homosexualité.

« Vous imaginez un directeur de l'enseignement supérieur qui serait homosexuel », s'exclament les détracteurs de Foucault, qui n'hésitent pas à rappeler sa mésaventure polonaise. Et Foucault n'est pas nommé. Mais l'anecdote n'est pas sans importance. Elle dit bien quel homme était Foucault en ces années-là : un universitaire au sens le plus classique du terme, à qui ne répugnaient pas les fonctions politiques et administratives de sous-directeur de l'enseignement supérieur. Foucault, homme « académique » ? Cela peut surprendre. Mais il ne faut pas oublier qu'il lui est arrivé de siéger, à cette même époque, au jury d'entrée de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, et au jury de sortie de l'ENA. Oui, de l'ENA ! Cependant, on aperçoit également de manière fort claire le rôle qu'a dû jouer l'homosexualité dans l'écart qu'il a toujours maintenu avec l'institution, ou que l'institution a toujours maintenu avec lui. C'est peut-être tout l'itinéraire philosophique et politique de Foucault qui s'est joué là. Qu'aurait donc été un Foucault haut fonctionnaire dans un ministère ? Ou directeur de l'ORTF comme on le lui proposera quelques années plus tard ? N'essayons pas d'écrire le passé au conditionnel. Et revenons plutôt à l'histoire réelle de ces années-là : en 1965, Foucault va participer à l'élaboration de la réforme universitaire mise en chantier par Christian Fouchet, le ministre de l'Éducation nationale. Cette réforme a été l'un des grands projets du gaullisme et tout particulièrement de Georges Pompidou, le Premier ministre. Un projet qui a déchaîné les passions pendant des années. « La réforme Fouchet-Aigrain, écrit Jean-Claude Passeron, est mise en chantier en 1963, sur des principes de spécialisation scientifique et professionnelle des filières, de révision des cursus et des programmes, de contrôle du nombre et des flux d'étudiants par la sélection à l'entrée des facultés. Ce qui en filtre en 1964 donne le branle à un débat où entrent

immédiatement les syndicats enseignants et l'UNEF, les cénacles de pensée (Club Jean Moulin), les revues (numéro spécial d'Esprit de mai-juin 1964), et qui ira désormais en s'amplifiant. C'est donc autour du projet Fouchet que se nouera à partir de 1965 le débat qui fait entrer l'université sous les feux de l'actualité3. » Christian Fouchet avait en effet institué une Commission d'étude de l'enseignement supérieur pour réfléchir sur les problèmes d'ensemble. Ce groupe, dit « Commission des dixhuit », s'était réuni entre les mois de novembre 1963 et de mars 1964. C'est là que furent définis les grands principes de la réforme. Restait à les appliquer. Et pour cela, on créa donc une nouvelle commission, baptisée cette fois « des enseignements littéraires et scientifiques » et mise en place en janvier 1965. Son but : préparer les modalités concrètes de la réforme. Parmi les membres de cette nouvelle commission figurent des professeurs du Collège de France, Fernand Braudel, André Lichnérowicz et Jules Vuillemin, qui démissionnera après la première séance, plusieurs doyens, Georges Vedel, de la faculté de droit de Paris, Marc Zamansky, de la faculté des sciences... Il y a aussi Robert Flacelière, le directeur de l'École normale supérieure, et des professeurs d'université de toutes disciplines. Et parmi eux, Michel Foucault. Comment a-t-il atterri là ? Sur la suggestion de Jean Knapp, conseiller technique du ministre et qui fut de la même promotion que Foucault rue d'Ulm. En 1962, Jean Knapp était conseiller culturel à Copenhague et il avait invité Foucault à donner une conférence sur Folie et déraison. L'ambassadeur de France au Danemark était alors Christian Fouchet, qui avait donc entendu des échos de la forte impression produite par l'exposé de Foucault. Quand Christian Fouchet est nommé ministre de l'Éducation, il nomme Jean Knapp à son cabinet et ce dernier lui suggère le nom de Foucault pour participer à la commission. Cela n'a pas de quoi surprendre : ce n'est ni la

première ni la dernière fois que l'on constate l'importance des solidarités et des réseaux normaliens dans la vie universitaire, culturelle et politique française. Foucault accepte mais demande que Jules Vuillemin y participe également. La première réunion de la commission se tient le 22 janvier 1965. Il y en aura environ une par mois, dans la bibliothèque du cabinet ministériel, jusqu'au début de l'année 1966. Foucault assiste avec beaucoup d'assiduité à toutes ces séances de travail. Les procès-verbaux de la commission gardent la trace de certaines de ses interventions. Celle-ci, par exemple, le 5 avril 1965, à propos des contenus de l'enseignement secondaire : « M. Foucault demande que dans l'organisation des enseignements, l'accent soit mis sur les disciplines à caractère formateur plutôt que sur des enseignements préfigurant des enseignements supérieurs. Il souhaite que soient approfondies les matières fondamentales. » Ou ce jugement sur l'agrégation : elle « n'apporte pas d'élément en ce qui concerne l'aptitude des candidats à la recherche. Elle est essentiellement un test de vivacité intellectuelle » ; il est cependant « d'accord pour qu'elle conserve la forme d'un concours ». La dernière réunion se tiendra le 17 février 1966, en présence du ministre. À lire les comptes rendus de séance, on ne voit pas que Foucault ait manifesté de désaccord profond avec les orientations générales de la réforme ni avec les solutions de synthèse adoptées après les travaux, et François Chamoux, helléniste qui participait à la commission, confirme cette impression qui ressort des sources écrites. Bien plus : Foucault a rédigé plusieurs rapports pour préparer les travaux de la commission. L'un d'eux, écrit avec François Chamoux et daté du 31 mars 1965, s'interroge sur plusieurs problèmes d'organisation des facultés et notamment sur le système de la thèse de doctorat, jugé trop lourd et dépassé et qu'il s'agirait de remplacer par un système de publications

échelonnées dans le temps : « L'achèvement de la thèse principale ne risquerait plus d'être, ce qu'il est parfois actuellement, le couronnement d'un si long effort que l'auteur en est épuisé pour le reste de ses jours. » Un autre rapport, rédigé par Foucault seul, porte sur le cursus des études de philosophie. Foucault propose un plan détaillé de ce qui devrait être enseigné dans les différentes années de l'enseignement supérieur. Il suggère également un programme en deux temps pour l'enseignement secondaire : l'étude de la philosophie commencerait en classe de première, avec une initiation à la psychologie et se poursuivrait en classe de terminale avec une initiation aux questions philosophiques proprement dites et aux apports contemporains des sciences humaines (psychanalyse, sociologie, linguistique...). Parallèlement à ces réunions de la commission dans les locaux du ministère, de très nombreuses assemblées universitaires se tiennent un peu partout pour que la discussion soit la plus large possible. Car les débats sont intenses. Si tout se passe bien et dans un apparent consensus pour les secteurs scientifiques, le projet de réforme se heurte à de très nombreuses oppositions dans les autres disciplines. Henri Gouhier se souvient d'un Foucault rappelant ses collègues au réalisme, lors d'une réunion rue d'Ulm à laquelle assistent des représentants de toutes les universités de France : « N'oubliez pas, lance-t-il, que nous allons vers une situation où il y aura une université par département. » Il pense en effet qu'il conviendrait d'articuler ces facultés de façon complémentaire dans le cadre des régions, plutôt que de laisser se multiplier les universités locales sans moyens4. Foucault a donc pris très au sérieux sa participation à la mise en place de la réforme. Pendant cette année-là, il parle beaucoup à ses étudiants des discussions qui se déroulent à Paris. Souvent, avant le début d'un cours, il demande à ses

auditeurs : « Voulez-vous savoir où en est la réforme ? » Et pendant vingt bonnes minutes, il leur explique quels sont les enjeux, les problèmes soulevés, les réponses apportées. La réforme est entrée en vigueur en 1967. Dès le mois de décembre 1964, l'UNEF tenait meeting pour en dénoncer les grandes lignes. En mars 1966, le SNESup organise trois jours de grève pour protester contre les conclusions des commissions et du ministère. Un mouvement largement suivi, selon les comptes rendus du Monde. Doit-on voir dans cette « réforme Fouchet », comme on l'a souvent dit par la suite, l'un des principaux déclencheurs de mai 68 ? L'explication est assurément trop simple pour rendre compte d'un phénomène aussi complexe. Mais il est assez amusant de penser que Foucault a participé à son élaboration.

* Il y a pourtant une étiquette politique sur laquelle tout le monde s'accorde : Foucault était violemment anticommuniste. Depuis qu'il a quitté le Parti communiste et surtout depuis qu'il a vécu en Pologne, Foucault a développé une haine féroce de tout ce qui peut évoquer le communisme, de près ou de loin. Les avatars de la vie universitaire clermontoise vont lui donner l'occasion de le manifester. Lorsque Jules Vuillemin est élu au Collège de France, il se demande qui pourrait le remplacer. Foucault suggère le nom de Deleuze. Foucault et Deleuze ne se sont pas vus depuis le dîner lillois, presque dix ans auparavant. Mais Deleuze vient de publier un livre qui a évidemment attiré l'attention de Foucault. Deleuze est à l'époque un historien de la philosophie d'un style assez classique, même si l'on voit déjà poindre l'originalité qui éclatera dans son œuvre ultérieure. Il n'a publié qu'un petit livre sur Hume quand paraît son étude sur Nietzsche et la philosophie, fort remarquée dans les milieux

professionnels et qui passionne Foucault. Vuillemin est parfaitement d'accord avec cette suggestion ; il écrit à Deleuze, qui se remet d'une grave maladie à la campagne, dans le Limousin tout proche. Quelque temps après, le voilà qui arrive à Clermont pour passer la journée avec Foucault et Vuillemin. La rencontre se passe très bien, et tout le monde est très content. La candidature de Deleuze a fait l'unanimité au département de philosophie, Vuillemin la fera également approuver par un vote unanime du Conseil de faculté... Mais le poste va pourtant échapper au candidat ainsi plébiscité. Un autre postulant a le soutien du ministère : la chaire sera attribuée à Roger Garaudy, membre du Bureau politique du Parti communiste. Il a été pendant très longtemps le gardien de l'orthodoxie théorique marxiste aux plus beaux temps de la vulgate stalinienne. Pourquoi le ministre intervient-il en sa faveur et l'impose-t-il aux Clermontois qui n'en veulent pas ? À la demande expresse du Premier ministre, Georges Pompidou, affirment les rumeurs. Pour le prix de quelles tractations ? Mystère. Le doyen de la faculté proteste officiellement. Rien n'y fera. Garaudy est nommé et s'installe à Clermont. Pour son malheur ! Car il doit affronter l'hostilité intransigeante de Foucault. Après le départ de Vuillemin et l'échec de Deleuze, Foucault cherche à quitter Clermont, mais auparavant, il se lance dans une guerre d'usure contre Garaudy, une guerre d'autant plus efficace qu'il a pris la relève de Vuillemin comme directeur de la section de philosophie. Il se saisit de toutes les occasions, de tous les prétextes pour laisser libre cours à sa haine. Une haine féroce. Inlassable. Garaudy essaie d'arranger les choses. Un soir, il sonne chez Foucault, à Paris, et lui demande une entrevue. Foucault veut lui claquer la porte au nez. Garaudy la retient du pied et insiste. La confrontation se termine dans un flot d'injures. Les motivations de Foucault sont de deux ordres. D'une part, il tempête contre la « nullité

intellectuelle » du nouveau professeur. « Ce n'est pas un philosophe, répète-t-il à qui veut l'entendre, nous n'avons pas besoin de lui ici. » C'est la raison officielle qu'il met en avant dans ses vitupérations publiques. D'autre part, il ne cache pas à ses proches l'autre raison qui le fait agir ainsi : le dégoût profond que lui inspire ce triste représentant du stalinisme à la française, qui officiait déjà au premier plan lorsque luimême avait été pour un temps capté par l'influence marxiste et le mouvement d'adhésion au Parti communiste. Foucault a un compte à régler avec Garaudy. Et il va le régler. Garaudy doit subir tous les sarcasmes, toutes les imprécations que le génie de son directeur invente contre lui. Il doit supporter ses colères aussi. Fait-il une faute d'orthographe dans une bibliographie ? Il se voit immédiatement convoqué par Foucault qui fustige son incompétence. La vie du département de philosophie est émaillée d'incidents de ce genre. Le conflit atteint son point culminant lorsque Garaudy se trompe assez grossièrement en donnant un sujet de recherche à une étudiante : il lui demande de traduire du latin les Pensées de Marc Aurèle. Qui sont en grec. La scène a eu un témoin, puisque Michel Serres partage le bureau de Garaudy. Il raconte l'histoire à Foucault, qui se déchaîne littéralement, traite Garaudy de tous les noms, le menace même du tribunal administratif pour faute professionnelle... Et l'apparatchik stalinien, qui a pourtant dû en voir bien d'autres au cours de sa vie militante, cède devant les assauts répétés et de plus en plus violents de Foucault. Il demande sa mutation sur « tout autre poste équivalent ». Deux ans après le coup de force du ministère, il quitte la ville pour aller enseigner à Poitiers. Foucault jubile. Il a gagné contre un ennemi. Dans le même mouvement, il a gagné un ami. Car c'est de ce moment-là que datent ses relations avec Deleuze, qui a finalement été nommé à Lyon. Ils se voient régulièrement quand Deleuze vient à Paris. Et sans pour

autant devenir des intimes, leurs liens sont assez forts pour que Foucault prête à plusieurs reprises son appartement à Deleuze et à sa femme lorsqu'il est absent. Pendant ses années clermontoises, Foucault se lie également d'amitié avec Michel Serres. Ce dernier travaille sur Leibniz et possède une culture scientifique peu courante chez les philosophes. Il discute avec Foucault de bien des passages qui s'élaborent pour Les Mots et les choses. Foucault lui soumet ses hypothèses, ses découvertes, ses intuitions... Et Serres les examine, les commente, les critique. Ils passent des heures à travailler ainsi. Ils se perdront de vue quand Foucault quittera Clermont et ne se retrouveront qu'en 1969 à Vincennes.

* C'est un « dandy » - le mot peut surprendre, mais il revient sans cesse dans les témoignages des collègues et des étudiants -, c'est un dandy qui vient chaque semaine donner ses cours à Clermont. Il est habillé d'un costume de velours noir, de pulls à col roulé blancs... Ceux qui l'ont côtoyé à l'époque de l'École normale ne reconnaissent pas l'adolescent tourmenté, maladif, mal dans sa peau dont ils avaient gardé le souvenir. Cinq ou six années ont passé, pendant lesquelles ils ont perdu de vue leur ancien camarade. Ils savaient qu'il était à l'étranger, qu'il préparait sa thèse, s'apprêtait à la soutenir... et ils retrouvent après cette longue absence un Foucault transformé, un homme épanoui, détendu, rieur. Un homme qui a gardé son goût du sarcasme et de la provocation, mais qui l'a intégré dans un personnage qui, pour être toujours énigmatique aux yeux de beaucoup, paraît au moins réconcilié avec lui-même et avec les autres. Michel Foucault a organisé son travail afin d'éviter toutes les choses qui l'ennuient. En 1962, il a recruté deux

assistantes, Nelly Viallaneix et Francine Pariente, les « Foucault's sisters » comme on va bientôt les appeler à la fac, qui vont se charger des cours de psychologie sociale et de psychologie de l'enfant, deux matières que Foucault déteste enseigner. Il a gardé le cours de « psychologie générale ». Un terme assez vague dans lequel il fait entrer ce que bon lui semble. N'a-t-il pas prévenu ses étudiants d'entrée de jeu : « La psychologie générale, comme tout ce qui est général, ça n'existe pas. » Aussi peut-il parler très longuement du langage et de l'histoire des théories linguistiques aussi bien que de la psychanalyse. Un jour, il déclare à Francine Pariente : « Cette année, je ferai cours sur l'histoire du droit », et il mènera à bien ce projet. Son travail sur la folie est encore tout proche et il est déjà engagé sur la voie de ses livres futurs. De 1960 à 1966, ses cours portent en permanence la marque de cette tension entre ce qui a été fait et ce qui le sera, entre le passé et l'avenir, entre la recherche publiée et l'œuvre en gestation. Ce qui pourrait indiquer que l'intuition profonde de sa pensée est fortement unitaire, même si les expressions successives ont trouvé des formes différenciées. Il donne aussi un cours sur la sexualité, à partir d'un exposé sur Freud et la théorie de la sexualité infantile. Il ne cache pas qu'il envisage d'écrire un ouvrage sur la question dans la lignée de son Histoire de la folie. Lorsqu'il publiera, en 1976, le volume inaugural d'une vaste entreprise annoncée sous le titre général d'Histoire de la sexualité, immédiatement après avoir publié Surveiller et punir, de nombreuses questions lui seront posées sur le passage d'une recherche à l'autre, et sur ce qui les lie entre elles. En fait, ces préoccupations cohabitent déjà dans les années soixante. Ses cours en sont la manifestation, qui passent de la sexualité au droit et du droit à la sexualité. L'enseignement de Foucault donne une large place à la psychanalyse. Foucault a renié Marx, depuis fort longtemps, mais il reste très attaché à

Freud, Il commente toujours les Cinq Psychanalyses et VInterprétation des rêves. Il cite souvent Lacan et recommande à ses étudiants de lire ses articles parus dans la revue Psychanalyse. Mais comme il est professeur de psychologie, il n'oublie pas d'offrir à ses élèves un long apprentissage des tests de Rorschach, auxquels il consacre, pendant plusieurs années, une à deux heures de cours par semaine. De même qu'il s'arrête longuement sur les « théories actuelles de la perception et de la sensation », Il faut insister sur un point : tous les cours de Foucault sont extrêmement pédagogiques. Il ne faut pas imaginer de grandes tirades inspirées survolant la tête des auditeurs, ni même des propos trop difficiles pour eux. Nous ne sommes plus à Uppsala ! Cela n'a rien à voir non plus avec ce que seront les cours du Collège de France, dont la fonction est justement d'exposer, de mettre au banc d'essai, une recherche nouvelle. À Clermont, Foucault suit presque toujours le programme fixé, il définit les notions, il présente les différentes théories, donne des résumés synthétiques. Il suffit de lire les notes prises par ses étudiants pour s'en convaincre : tout est organisé en paragraphes, avec des petits schémas explicatifs. Son cours est scolaire, au bon sens du terme, et malgré la distance qu'il affiche avec le rôle du professeur, malgré les libertés qu'il prend avec les normes universitaires, il reste un enseignant assez traditionnel. C'est un véritable travail d'initiation qu'il offre à ses élèves, de manière simple et précise. Certes, il utilise le matériau qu'il manipule pour les livres en chantier, et par exemple son cours sur les « problèmes contemporains du langage » mobilise bien des thèmes que l'on retrouvera dans Les Mots et les choses, mais il ne mélange pas les deux activités, il ne confond pas les publics de ses deux registres de discours : l'enseignement et l'écriture.

Michel Foucault a la réputation d'être souvent absent. Quand il demande au secrétariat d'afficher que son cours aura lieu tel jour, une main malicieuse ajoute : « Exceptionnellement »5. Mais il est un enseignant qui fascine. Il marche de long en large sur l'estrade, il parle sans s'arrêter et ne revient que rarement au paquet de fiches qu'il a posé sur le bureau : un bref coup d'œil, et sa voix s'élève à nouveau, reprend son rythme rapide, saccadé, avec des fins de phrase où elle semble s'envoler sur la courbe mélodique d'une interrogation, pour redescendre avec les inflexions assurées de la réponse aux problèmes évoqués. Foucault aime à déconcerter ses étudiants. Pendant le cours, il s'interrompt tout à coup et leur demande : « Voulez-vous savoir ce qu'est le structuralisme ? » Et comme personne n'ose répondre, il laisse passer quelques minutes de silence et se lance dans une longue explication qui laisse ses auditeurs ébahis. Puis il reprend le fil de son propos, abandonné vingt minutes plus tôt. Le cours que redoutent le plus les étudiants - car ils sont fascinés, mais toujours un peu inquiets - c'est celui que leur professeur consacre au Rorschach, qui a lieu le soir - le matin, il a parlé sur le droit ou la sexualité, et au début de l'aprèsmidi, sur la psychanalyse, le langage ou les sciences humaines. Foucault répartit ses élèves en groupes de sept. Et comme il reste toujours deux ou trois personnes en surnombre, il les installe à l'écart. Et tout au long du cours, sur ces exilés qu'il appelle les « bédouins », il s'ingénie à faire pleuvoir des rafales de questions. En ricanant lorsque la réponse est fausse. En approuvant, lorsque la réponse est juste, de ce commentaire narquois : « Un susucre pour mademoiselle Unetelle. » Pour les étudiants, la chose est claire et le salut tout indiqué : il faut tout faire pour échapper à la condition de « bédouin ». Mais comment échapper aux sujets de dissertation ? Dieu sait qu'ils ne sont pas faciles. Par exemple celui-ci : « La famille névrotique, c'est-à-dire la

famille tout court. » Personne n'osera s'aventurer sur ce terrain instable et Foucault n'aura aucun devoir à corriger : tout le monde s'est dérobé. Plus redoutée encore est l'épreuve orale pour l'examen de fin d'année. À une étudiante déjà paralysée par la timidité, il demande - c'est le sujet de l'interrogation : « Qu'est-ce que vous voulez faire quand vous serez grande ? » L'étudiante commence à élaborer une réponse et Foucault l'interrompt au bout de quelques minutes : « Pouvez-vous me citer cinq cas de névrose décrits par Freud ? » Elle s'exécute et l'examen est terminé. Malgré tout, les étudiants aiment et admirent leur professeur. Ils viennent bavarder avec lui après les cours, ils le raccompagnent à la gare, prennent un dernier verre au café avant de le laisser partir... Lors de sa dernière année clermontoise, Foucault est applaudi à la fin de chaque heure. Ce que, de mémoire d'Auvergnat, on n'avait jamais vu. Et qu'on n'a pas revu depuis.

Les manières de Foucault, son allure, ses rapports bizarres avec les étudiants, ses notations qu'on soupçonne d'être à la tête du client... n'ont pas l'heur de plaire à tous ses collègues. S'il est très apprécié au département de philosophie, Foucault n'a pas que des amis dans le reste de la faculté. Pour certains, il est l'incarnation du « diable », ni plus ni moins. Et, comme on peut l'imaginer, tel qu'on le connaît, il ne se prive pas de jouer de cette image : à son côté « dandy » déjà évoqué, il faut ajouter le rire « sardonique », 1'« arrogance » toujours et partout affichée, les comportements « excentriques » aussi ce sont les témoins qui parlent ainsi -, tout contribue à dérouter la petite faculté très provinciale, à focaliser sur lui une rancœur contre les « intellectuels parisiens ». « Intellectuel parisien » ! Voilà bien le problème. Il habite Paris - il s'est installé rue du Docteur-Finlay, dans le 15e arrondissement -, il fréquente les milieux littéraires

d'avant-garde, collabore à différentes revues, Critique, Tel Quel, la NRF... dans lesquelles il écrit sur Bataille, Blanchot, Klossowski... En fait, il ne semble pas être vraiment la personne idoine pour venir enseigner dans cet endroit retiré, lointain. Peut-être ses étudiants, les autres professeurs seraient-ils moins étonnés si les choses se passaient aujourd'hui ? Mais avant 1968, la présence de Foucault choque autant qu'elle séduit. En dehors d'un petit groupe de collègues et d'amis, Foucault est assez mal vu, voire sévèrement critiqué, et même, souvent, détesté.

* Est-ce parce qu'il en avait assez d'enseigner la psychologie ? Est-ce parce qu'il se sentait mal à l'aise dans ce monde un peu étriqué ? Ou tout simplement, comme le dit un de ses amis, « parce qu'il ne tenait pas en place » ? Toutes ces raisons se confondent peut-être pour aboutir à son départ de Clermont, à la fin de l'année scolaire 1965-1966. En tout cas, il avait déjà essayé d'échapper à plusieurs reprises à ce cadre universitaire un peu étouffant. En 1963, il était sur le point d'être nommé directeur de l'institut culturel français de Tokyo. Mais il a cédé aux exhortations du doyen de la faculté qui lui a demandé de rester. Ce dernier a écrit au ministère, le 2 septembre, pour qu'on ne le prive pas de son professeur : « Le départ de M. Foucault causerait actuellement un très grave préjudice à notre faculté. Non seulement il ne serait pas possible de le remplacer pour la prochaine rentrée universitaire mais la situation extrêmement critique de la section de philosophie de Clermont - situation dont j'ai eu à vous rendre compte plusieurs fois - exige le maintien du directeur de la section pour l'année prochaine. J'ajoute subsidiairement que M. Foucault en sa qualité de psychologue est le seul qui puisse mener à bien la réorganisation de

l'institut de psychologie appliquée que nous avons entreprise. Dans ces conditions, j'ai pris la responsabilité de presser très vivement M. Foucault de décliner l'offre qu'il a reçue. Avec un désintéressement dont je lui suis très reconnaissant, il a bien voulu admettre le bien-fondé des arguments que je lui ai donnés. » En 1965, Foucault envisage à nouveau de quitter Clermont : le sociologue Georges Gurvitch lui a suggéré d'être candidat à la Sorbonne et se propose de le soutenir. Mais Canguilhem conseille à Foucault de n'en rien faire car la situation se présente plutôt mal : Foucault aura contre lui la majorité de la section de philosophie, qui regroupe aussi bien les philosophes que les sociologues et psychologues. D'une part, la Sorbonne ne semble guère prête à accueillir Foucault et, d'autre part, Gurvitch n'est pas tellement apprécié de ses collègues qui ne détesteraient pas lui jouer un mauvais tour en refusant le candidat qu'il mettrait en avant. Foucault renonce à poser sa candidature. Et il envoie une longue lettre à Georges Canguilhem pour le remercier de lui avoir ouvert les yeux : « Vous m'avez rendu profondément “service”, comme on dit d'un mot curieux, en m'empêchant de faire la bêtise à laquelle Gurvitch me poussait. C'est pour moi, maintenant, et grâce à vous, d'une clarté aveuglante. » Foucault restera donc à Clermont. Mais il ira demander à plusieurs reprises à Jean Sirinelli, le chef du service de l'enseignement français à l'étranger, de lui dénicher un poste. Foucault a connu Sirinelli rue d'Ulm, quand tous deux donnaient des cours, au début des années cinquante. Sirinelli est, en outre, un ami de Barthes. Tout se passe donc sans problème. Simplement, Sirinelli ne voit pas quel public Foucault pourrait trouver au Congo-Kinshasa, dont l'université est toujours sous la coupe des professeurs catholiques de Louvain, et il déconseille très vivement à Foucault de s'y installer, comme il semble en avoir le désir.

Foucault n'ira pas vivre non plus au Brésil : il y séjourne deux mois, en 1965, à l'invitation de Gérard Lebrun, qui a été son élève rue d'Ulm en 1954, et qui s'est installé depuis lors à Sâo Paulo. Foucault y donne une série de conférences. Non, décidément, Foucault ne tient pas en place. En 1966, il obtient son détachement pour Tunis. Les Mots et les choses viennent de paraître et connaissent un succès retentissant et tout à fait inattendu. C'est dans le vacarme qui accompagne la sortie de ce livre dont ses étudiants clermontois auront eu la primeur que Michel Foucault fait ses adieux à la ville.

4 Ouvrir les corps

Accaparé par la rédaction de Folie et déraison, Michel Foucault n'avait rien fait paraître pendant les quelques années qu'ont duré ses séjours en Suède, en Pologne et en Allemagne. À peine réinstallé en France, il multiplie les livres et les projets de livres, les articles et les préfaces... Un mouvement multiforme et ascendant, qui va connaître son apothéose avec Les Mots et les choses en 1966, juste avant son départ pour Tunis. D'abord, il y a les projets. Ils furent nombreux. Le premier d'entre eux était une suite directe à son Histoire de la folie. Pierre Nora, qui travaillait à l'époque aux éditions Julliard, voulait lancer une nouvelle collection, « Archives », en demandant à des historiens de réunir et commenter des documents sur un sujet ou une époque donnés. Il a lu Folie et déraison et il a écrit à Foucault. Pierre Nora se souvient de leur première rencontre : Foucault est « habillé tout en noir », il « porte un chapeau de notaire », des « boutons de manchette en or » (le même homme que l'on regarde comme un « dandy » à Clermont-Ferrand ne produit évidemment pas la même impression sur ce représentant typique de la bourgeoisie parisienne et mondaine qu'est Nora)... Toujours est-il que Foucault accepte la suggestion de l'éditeur. Il envisage de présenter des textes sur les « embastillés ». L'ouvrage est annoncé, dans la liste des titres « à paraître »

qui figure dans les premiers volumes de la série : « Les Fous. Michel Foucault raconte du xvne au xixe siècle, de la Bastille à Sainte-Anne, le voyage au bout de la nuit. » « À paraître »... Mais il ne paraîtra pas. D'autres projets naîtront, qui s'évanouiront eux aussi, avant de resurgir plus tard, sous d'autres formes. Comme cette Histoire de l'hystérie, pour laquelle il signe un contrat, en février 1964, avec les éditions Flammarion et la « Nouvelle Bibliothèque scientifique » qu'y dirige Fernand Braudel. Le grand historien, on l'a vu, n'avait pas été long à reconnaître le talent du jeune philosophe. Date prévue pour la remise du manuscrit : automne 1965. Mais très vite, Foucault modifie son projet et signe un nouveau contrat, pour un tout autre livre : cette fois, il s'agit d'étudier L'Idée de décadence. Seul point commun entre ces deux textes : aucun des deux ne verra le jour. Pourtant, Foucault ne ménage pas sa peine. En 1963, il publie deux ouvrages fort différents. Il s'agit de son étude sur Raymond Roussel, qui paraît chez Gallimard, dans la collection « Le Chemin » qu'y dirige Georges Lambrichs, et de Naissance de la clinique. Il est heureux de les faire paraître en même temps. Pour manifester l'égale importance des deux centres d'intérêt qui mobilisent son attention ? Ou plus profondément pour montrer qu'il parle ici et là de la même chose ? Le livre sur Roussel fait partie d'un ensemble. On pourrait même parler d'un « cycle littéraire », comme il y aura, dans les années soixante-dix, un « cycle carcéral », avec, rayonnant autour d'un livre, une constellation d'articles, préfaces, interviews... : entre 1962 et 1966, Foucault publie une série de textes sur des écrivains. Mais s'il est impossible d'isoler le « cas Roussel » de cette succession d'études, c'est tout de même le seul auteur auquel il ait jamais consacré un livre. Et non seulement cet auteur n'est pas un philosophe, mais il est le moins philosophe des écrivains qu'il admire. Et assurément

le plus énigmatique, le plus ésotérique. Un poète et dramaturge presque inconnu à l'époque, et que les romanciers d'avant-garde redécouvraient comme un de leurs précurseurs, guidés en cela par les Biffures de Michel Leiris. Dans le premier volume de son autobiographie, paru en 1948, celui-ci évoque longuement le souvenir de Roussel, qu'il a très bien connu. Mais Foucault, pourquoi et comment a-t-il découvert Roussel ? Par hasard, expliquera-t-il, dans une interview destinée à servir de postface à l'édition américaine de son livre, en 1983 : « Je me souviens de la manière dont je l'ai découvert : c'était à une époque où je vivais en Suède et je venais en France pendant l'été simplement pour les vacances. Un jour, je me suis rendu à la librairie José-Corti pour acheter je ne sais quel livre. José Corti en personne était là, assis derrière une grande table, superbe vieillard. Il était en train de parler avec un ami. Alors que j'attendais patiemment qu'il ait fini sa conversation, mon regard a été attiré par une série de livres dont la couleur jaune, un peu vieillotte, était la couleur traditionnelle des vieilles maisons d'édition de la fin du siècle dernier, bref des livres comme on n'en fait plus. Il s'agissait d'ouvrages publiés par la librairie Lemerre. J'ai pris un de ces livres par curiosité pour voir ce que José Corti pouvait bien vendre de ce fonds Lemerre, aujourd'hui bien vieillot, et je suis tombé sur un auteur dont je n'avais jamais entendu parler : Raymond Roussel. Le livre s'appelait La Vue. Dès les premières lignes, j'y perçus une prose extrêmement belle et étrangement proche de celle de Robbe-Grillet, qui à l'époque venait juste de commencer à publier. J'ai fait une sorte de rapprochement entre La Vue et Robbe-Grillet en général, surtout Le Voyeur. Quand José Corti a fini sa conversation, je lui ai demandé timidement qui était ce Raymond Roussel. Alors il m'a regardé avec une générosité apitoyée et il m'a dit : “Mais enfin, Roussel...” J'ai compris que j'aurais dû savoir qui était Raymond Roussel et je lui ai

demandé toujours aussi timidement si je pouvais acheter ce livre, puisqu'il le vendait. J'ai été surpris ou déçu de voir que c'était tout de même très cher. Je crois d'ailleurs que José Corti a dû me dire ce jour-là : “Mais vous devriez aussi lire Commentj'ai écrit certains de mes livres.” Par la suite, j'ai acheté un peu systématiquement, mais lentement, les livres de Raymond Roussel et cela m'a prodigieusement intéressé : j'ai été envoûté par cette prose, à laquelle j'ai trouvé une beauté intrinsèque, avant même de savoir ce qu'il y avait derrière. Et quand j'ai découvert les procédés et les techniques d'écriture de Raymond Roussel, sans doute un certain côté obsessionnel en moi a été une seconde fois séduit \ » Raymond Roussel était né en 1877, à Paris. Il avait commencé des études musicales, quand il a tout abandonné, à dix-sept ans, pour s'enfermer avec de l'encre et du papier, et se lancer dans l'écriture. En laissant rayonner autour de lui la gloire solaire et brûlante qu'il éprouvait en lui, sans nul besoin des autres pour la reconnaître, comme il ne cessera de le proclamer. Son cas fascine l'éminent psychiatre Pierre Janet qui analyse les illuminations de Roussel dans son livre De l'angoisse à l'extase, et compare cette exaltation littéraire à une extase religieuse. En 1897, Roussel a publié La Doublure, un long poème qui raconte la vie d'un acteur de remplacement. Puis ce sera La Vue, qui décrit un paysage visible seulement de celui qui approche son œil de la surface sur laquelle il est gravé. Comme le dit Hubert Juin dans sa présentation de Commentj'ai écrit certains de mes livres, Roussel est seul face à son poème, qui ne doit plus rien au monde extérieur2. Seul aussi, avec ses romans, écrits grâce aux procédés dont il donnera la clé dans cet ouvrage posthume : le premier s'intitule les Impressions d'Afrique, en 1910 ; puis, il y aura les Nouvelles Impressions d'Afrique écrites au cours d'un voyage vers l'Australie et la Nouvelle-Zélande, pendant lequel Roussel refusera obstinément de regarder les paysages,

enfermé dans la cabine du bateau, tous les rideaux baissés. Il écrit aussi pour le théâtre, et ses pièces connaissent des échecs retentissants ou bien provoquent des chahuts monstres, qui lui valent le soutien des surréalistes... Après sa mort, il tombera dans un oubli presque total, jusqu'au jour où Leiris rallumera cette flamme trop vite éteinte. Jusqu'au jour aussi où les « rayonnements de la gloire » ont attiré le regard d'un jeune philosophe, exilé en Suède et de passage à Paris, en train d'écrire un livre dans lequel il veut rendre la parole à tous ceux qui ont traversé l'expérience de la folie. Quelle fascination dut éprouver Foucault en apprenant que Roussel avait été le patient de Pierre Janet. Et qu'il avait choisi, en 1933, pour y suivre une cure de désintoxication et s'y faire soigner, la clinique de Binswanger à Kreuzlingen, mais que, avant d'aller en Suisse, il avait voulu s'arrêter à Palerme, où on l'avait retrouvé mort, dans sa chambre d'hôtel. S'est-il suicidé, comme le dira la version officielle ? Ou fut-il assassiné par un amant de passage, comme le pensent certains ? Foucault, pour sa part, admet la thèse du suicide (ou, en tout cas, celle de la volonté de mourir, dans la mesure où, s'il évoque au passage un possible assassinat, c'est en l'interprétant comme une variante du suicide : Roussel se serait installé à Palerme, dit-il, « pour se tuer ou se faire tuer3 ») et son livre s'ouvre et se referme précisément sur le cérémonial imaginé par Roussel : se préparer à la mort et envoyer à son éditeur un ouvrage qui explique comment il a écrit ses livres. Foucault parle aussi du suicide de Roussel dans l'article qu'il fera paraître dans Le Monde en 19644. D'ailleurs, hormis ce commerce de l'écriture avec la mort, mis en scène par Roussel dans ce geste étrange, le livre de Foucault s'intéresse fort peu aux données biographiques. Seuls le retiennent les mécanismes littéraires, les procédés et les jeux de langage mis en œuvre par Roussel. Toute cette machinerie décrite dans Comment j'ai écrit... et qui pourrait

faire proliférer le langage à l'infini. « Roussel a inventé des machines à langage, qui n'ont sans doute, en dehors du procédé, aucun autre secret que le visible et profond rapport que tout langage entretient, dénoue et reprend avec la mort5. » Avant de commencer ce livre, Michel Foucault a rendu visite à Michel Leiris, pour lui demander des informations sur l'auteur et sur l'œuvre. Mais Leiris ne sera guère convaincu par les analyses du philosophe : « Il prête trop d'idées philosophiques à Roussel, qui n'en avait aucune », commentera-t-il dans l'entretien que j'eus avec lui pour préparer le présent ouvrage. En ajoutant que c'est pour se démarquer de ce Roussel imaginé par Foucault qu'il a donné pour titre au recueil de ses propres articles : Roussel l'ingénu 6. Robbe-Grillet ne sera guère plus enthousiaste. Il écrira un long article sur Roussel, à l'occasion de la sortie du livre de Foucault, mais il s'arrange pour ne rien dire du « passionnant essai » de celui-ci, mentionné en une seule phrase comme un des signes de l'intérêt porté à cet « ancêtre direct du roman moderne », et avant d'avancer son propre commentaire sur l'œuvre de Roussel7. Il admet volontiers qu'il n'avait pas beaucoup aimé les analyses de Foucault. En revanche, Blanchot évoque « l'œuvre de Roussel, telle que nous l'a rendue à nouveau parlante le livre de Michel Foucault ». Et il cite avec admiration cette phrase de Foucault, où il retrouve l'écho et le miroir des thèmes qui ont traversé sa propre recherche : « Ce creux solaire est l'espace du langage de Roussel, le vide d'où il parle, l'absence par laquelle l'œuvre et la folie communiquent et s'excluent. Et ce vide, je ne l'entends pas par métaphore : il s'agit de la carence des mots qui sont moins nombreux que les choses qu'ils désignent, et doivent à cette économie de vouloir dire quelque chose8. »

Mais pour avoir célébré Roussel, Foucault n'oublie pas les écrivains qui ont précédé dans son cœur l'auteur des Impressions d'Afrique. Il écrira par exemple un très long article à la mort de Bataille, « Préface à la transgression », qui paraît dans un numéro spécial de la revue Critique. Bataille avait été le fondateur de la revue, et l'on retrouve au sommaire pour lui rendre hommage, à l'invitation de Jean Piel : Michel Leiris, Alfred Métraux, Raymond Queneau, Maurice Blanchot, Pierre Klossowski, Roland Barthes, Jean Wahl, Philippe Sollers, André Masson... Dans ce texte, Foucault réaffirme les raisons profondes de son intérêt - de sa passion - pour ses écrivains de prédilection découverts dix ou quinze ans auparavant : « Pour nous éveiller du sommeil mêlé de la dialectique et de l'anthropologie, il a fallu les figures nietzschéennes du tragique et de Dionysos, de la mort de Dieu, du marteau du philosophe, du surhomme qui approche à pas de colombe, et du Retour. Mais pourquoi le langage discursif se trouve-t-il si démuni de nos jours, quand il s'agit de maintenir présentes ces figures et de se maintenir en elles ? Pourquoi est-il devant elles réduit, ou presque, au mutisme, et comme contraint, pour qu'elles continuent à trouver leurs mots, de céder la parole à ces formes extrêmes de langage dont Bataille, Blanchot, Klossowski ont fait les demeures, pour l'instant, et les sommets de la pensée9 ? » Pour Foucault, la force et la violence libératrice de l'œuvre de Bataille, c'est d'avoir dynamité le langage philosophique traditionnel en pulvérisant l'idée de sujet parlant : « C'est l'inverse exactement du mouvement qui a soutenu, depuis Socrate sans doute, la sagesse occidentale : à cette sagesse le langage philosophique promettait l'unité sereine d'une subjectivité qui triompherait en lui, s'étant par lui et à travers lui entièrement constituée. » Tandis que Bataille définit peutêtre « l'espace d'une expérience où le sujet qui parle, au lieu de s'exprimer, s'expose, va à la rencontre de sa propre

finitude et sous chaque mot se trouve renvoyé à sa propre mort10 ». Il n'est pas accessoire de souligner que, dans cet article écrit par Foucault en 1963, apparaissent les esquisses d'une archéologie de la sexualité. Mais nous sommes loin de ce qui deviendra La Volonté de savoir, puisque Foucault pense encore dans les termes de l'interdit et de la transgression : « La découverte de la sexualité, le ciel d'irréalité indéfinie où Sade, d'entrée de jeu, l'a placée, les formes systématiques d'interdit où on sait maintenant qu'elle est prise, la transgression dont elle est dans toutes les cultures l'objet et l'instrument, indiquent d'une façon assez impérieuse l'impossibilité de prêter à l'expérience majeure qu'elle constitue pour nous un langage comme celui millénaire de la dialectique n. » Foucault rédigera aussi la « présentation » des Œuvres complètes de Bataille, dont le premier volume paraîtra en 1970 chez Gallimard. « Bataille, écrit-il au début de cette courte préface, est l'un des écrivains les plus importants de son siècle : VHistoire de l'œil, Madame Edwarda ont rompu le fil des récits pour raconter ce qui ne l'avait jamais été ; la Somme athéologique a fait entrer la pensée dans le jeu - dans le jeu risqué - de la limite, de l'extrême, du sommet, du transgressif. L'Érotisme nous a rendu Sade plus proche et plus difficile. Nous devons à Bataille une grande part du moment où nous sommes... Mais ce qui reste à faire, à penser et à dire, cela sans doute lui est dû encore, et le sera longtemps12... » En juin 1966 paraîtra, dans Critique également, un texte sur Blanchot intitulé La Pensée du dehors. Foucault y déclare : « La percée vers un langage d'où le sujet est exclu, la mise au jour d'une incompatibilité peut-être sans recours entre l'apparition du langage en son être et la conscience de soi en son identité, c'est aujourd'hui une expérience qui s'annonce en des points bien différents de la culture : dans le seul geste

d'écrire, comme dans les tentatives pour formaliser le langage, dans l'étude des mythes et dans la psychanalyse... Voilà que nous nous trouvons devant une béance qui longtemps nous est demeurée invisible : l'être du langage n'apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet13. » Il faut mentionner aussi l'article sur Klossowski, puisque Foucault n'a cessé de lier ces trois noms : Blanchot, Bataille, Klossowski. « La prose d'Actéon » paraît en mars 1964, dans la NRF. Foucault ne se contentera pas de commenter Klossowski : il va aussi le fréquenter. Il l'a rencontré par l'intermédiaire de Barthes, en 1963. À plusieurs reprises, ils dînent tous les trois ensemble, tant que la brouille n'a pas éclaté entre Foucault et Barthes, puis sans Barthes, par la suite. Klossowski lit à Foucault des passages d'un livre qu'il est en train d'écrire : Le Baphomet. Un roman qui sortira en 1965 et qui lui sera dédié : « Parce qu'il en avait été le premier auditeur et le premier lecteur », précise Klossowski. À la même époque, Klossowski travaille sur Nietzsche. Il rédige ce qui deviendra Nietzsche ou le cercle vicieux et prépare le volume qui rassemble ses traductions du Gai savoir et de ses variantes, et doit inaugurer l'édition des Œuvres complètes de Nietzsche chez Gallimard. Une édition « placée sous la responsabilité de Gilles Deleuze et Michel Foucault », comme on peut le lire sur la page de garde. Ce premier volume - qui constituera le tome V dans l'organisation générale des parutions - est accompagné d'une brève préface des deux philosophes. Car le monde est petit ! Deleuze est lui aussi assez lié à Klossowski, à cette époque, et il lui consacrera également un article, qu'il reprendra dans Logique du sens. Foucault gardera toujours une très grande admiration pour Klossowski, comme en témoignent les lettres qu'il lui adresse, en 1969 et 1970, à propos du Cercle vicieux et de La Monnaie vivante (même s'il convient de ne pas prendre à la lettre les compliments hyperboliques dont Foucault semble avoir

toujours eu et toujours gardé l'habitude de truffer sa correspondance) : « C'est le plus grand livre de philosophie que j'aie lu, avec Nietzsche lui-même », écrit-il en juillet 1969, sur le premier. Et, pendant l'hiver 1970, sur le second : « On a l'impression que tout ce qui compte d'une façon ou d'une autre - Blanchot, Bataille, Par-delà le b. et le m. aussi - y conduisait insidieusement : mais voilà, c'est dit maintenant... C'était cela qu'il fallait penser : désir, valeur et simulacre triangle qui nous domine et nous a constitués, depuis des siècles sans doute, dans notre histoire. S'y acharnaient au ras de leur taupinière ceux qui disaient, et disent, Freud-etMarx : on peut en rire maintenant et on sait pourquoi. Sans vous, Pierre, nous n'aurions plus qu'à rester contre cette butée que Sade avait marquée une bonne fois et que nul autre avant vous n'avait contournée - dont nul, à vrai dire, ne s'était approché14. » En 1981, lorsque la gauche arrivera au pouvoir, Jean Gattegno, qui aura été son collègue à Tunis et à Vincennes, sera nommé directeur du livre au ministère de la Culture. Il téléphonera peu de temps après à Foucault pour lui demander : « À qui estimez-vous que nous devrions attribuer le Grand Prix national des lettres ? » Et Foucault de répondre : « À Klossowski, s'il accepte. » Klossowski acceptera.

La référence à Nietzsche traverse tous les textes foucaldiens de cette période. C'est d'ailleurs à ce moment-là que Foucault prononce à Royaumont, dans le cadre du colloque sur Nietzsche qui se tient du 4 au 8 juillet 1964, sous la présidence de Martial Guéroult, sa conférence devenue célèbre : « Nietzsche, Marx, Freud ». Foucault ne dissimule pas sa préférence pour le premier des trois. Son exposé est suivi d'une discussion, au cours de laquelle intervient cet étrange dialogue : M. Demonbynes : « À propos de Nietzsche, vous avez dit que l'expérience de la folie était le point le plus proche de la

connaissance absolue... Est-ce vraiment ce que vous avez voulu dire ? » M. Foucault : « Oui. » M. Demonbynes : « Vous n'avez pas voulu dire “conscience” ou “prescience” ou pressentiment de la folie ? Croyez-vous vraiment qu'on puisse avoir... que de grands esprits comme Nietzsche puissent avoir “l'expérience de la folie” ? » M. Foucault : « Oui, oui. »15 Quelques années plus tard, en 1971, paraîtra le texte de Foucault sur « Nietzsche, la généalogie, l'histoire », publié dans le volume d'hommage à Jean Hyppolite.

Dans cette période « littéraire », Foucault écrit aussi sur Robbe-Grillet (avec qui il a noué des liens depuis leur rencontre à Hambourg), sur les écrivains d'avant-garde regroupés autour de Philippe Sollers et de Tel Quel (il participe en 1963 au colloque sur le roman et la poésie qu'organise la revue), sur Roger Laporte, sur Butor et Le Clézio, etc., mais aussi sur des auteurs classiques : il préface cette œuvre de folie que sont les Dialogues de Rousseau, commente Flaubert, Jules Verne, Nerval, Mallarmé. Le premier texte de cette longue série est un article sur Hölderlin, « Le Non du père », qui paraît dans Critique en 1962. Jean Piel qui animait la revue a beaucoup aimé {'Histoire de la folie et il a pris contact avec Foucault pour lui demander des articles. Il connaissait la famille Foucault depuis fort longtemps : à la Libération, il avait été adjoint au commissaire de la République à Poitiers. Il a même été opéré par le Dr Foucault. Après la mort de Georges Bataille, son beaufrère, en 1962, Jean Piel, qui ne souhaite pas assumer seul la charge d'une revue, demande à Foucault, on l'a vu, de constituer un comité de rédaction avec Roland Barthes et Michel Deguy. Les réunions du comité auront lieu chez Jean Piel, sous forme de déjeuners. Parmi les initiatives de

Foucault : il demande à Jules Vuillemin, Pierre Kaufmann et André Green des articles sur le livre posthume de MerleauPonty, Le Visible et l'invisible, pour un numéro qui paraîtra en décembre 1964. Le comité de rédaction de la revue s'élargira par la suite, pour accueillir notamment Jacques Derrida, en 1967. Le dernier article de Foucault pour Critique paraîtra en 1970. Il s'intitule « Theatrum philosophicum » et porte sur deux livres de Gilles Deleuze. Il se termine par ces mots : « Dans la guérite du Luxembourg, Duns Scot passe la tête par la lunette circulaire ; il porte des moustaches considérables ; ce sont celles de Nietzsche, déguisé en Klossowski16. »

* En 1963, paraît Naissance de la clinique. Le père de Michel Foucault est mort en 1959. Faut-il voir dans cette plongée dans l'archive médicale un moyen pour Foucault de faire retour sur son propre passé ? D'inscrire sa démarche dans une sorte d'ancrage familial ? Dans un entretien enregistré (mais resté inédit) en 1969, il rattache sa manière d'écrire à cette hérédité médicale : il rappelle qu'il est « fils de chirurgien » et déclare qu'il a dû garder de son enfance « un certain nombre de filiations qu'on doit pouvoir retrouver ». Si les lecteurs ont parfois l'impression que son écriture est sèche, agressive, c'est sans doute, dit-il, parce qu'il a « remplacé le bistouri par le porte-plume ». Mais il va plus loin et tient à lier, de façon plus générale, l'écriture et la mort : « La mort est l'envers de mon écriture », puisque ce dont il s'occupe, ce sont les hommes « en tant qu'ils sont déjà morts », pour chercher à retrouver « ce qui a caractérisé leurs vies ». Il se trouve donc dans la position d'un « anatomiste qui pratique une autopsie ». Aussi peut-il se décrire en ces termes : «Je suis médecin, disons que je suis diagnosticien. Je veux faire un diagnostic et mon travail consiste à mettre au

jour, par l'incision même de l'écriture, quelque chose qui soit la vérité de ce qui est mort17. » La préface du livre de 1963 s'ouvre sur ces mots : « Il est question dans ce livre du langage, de l'espace et de la mort ; il est question du regard18. » Étrange écho des thèmes et du vocabulaire qui obsédaient les textes sur la littérature. Pourtant, il s'agit ici d'histoire des sciences. L'ouvrage paraît dans la collection « Galien » que dirige Georges Canguilhem aux Presses universitaires de France, et porte comme soustitre : Une archéologie du regard médical. Ce n'est pas Canguilhem qui a commandé le livre, comme on l'a écrit parfois : « Je n'ai jamais rien “commandé” à Foucault, répondait-il en riant, Foucault me l'a proposé après l'avoir terminé. » Mais tout de même ! Quel rapport peut-il y avoir entre Klossowski et Canguilhem ? Peut-être ce rapport vientil d'une origine commune : Nietzsche. À ceux qui ont manifesté leur étonnement devant la coexistence de ces deux voies divergentes dans la recherche de Foucault, à ceux aussi qui voyaient une contradiction entre son inspiration nietzschéenne et la tradition de l'histoire des sciences, Foucault a répondu de manière très nette : ne savez-vous pas que Canguilhem lui-même a souvent placé sa recherche dans la descendance de Nietzsche ? Ce que confirme Canguilhem. Mais au fond, à relire Naissance de la clinique à côté des textes sur la littérature, ce qui frappe, comme déjà dans V Histoire de la folie, d'ailleurs, ce n'est pas la contradiction entre deux directions de recherche, mais au contraire l'étonnante convergence des deux registres. L'évidence de cette parenté éclatera quelques années plus tard, dans Les Mots et les choses. Naissance de la clinique est à la fois une suite directe à Folie et déraison et une transition vers les livres suivants. Suite directe, parce qu'il étend à la médecine en général les analyses pratiquées sur les concepts de la médecine mentale : interroger leur naissance, leurs conditions de possibilité... À

la différence de Folie et déraison qui embrassait plusieurs siècles tout au long de plus de six cents pages, Naissance de la clinique est un petit livre - deux cents pages - qui limite son propos aux dernières années du xvme siècle et au tout début du xixe : quand se réorganise la médecine, comme pratique et comme science, avec l'apparition de l'anatomie pathologique. Mais là encore, on retrouve les principes de 1'« histoire structurale », au sens dumézilien, où sont mis en relation des registres différents - économique, social, politique, idéologique, culturel - afin de porter au jour les transformations qui ont affecté l'ensemble des manières de dire et de voir, et plus profondément ce qu'il est possible de dire et de voir à une époque donnée, le visible et le dicible. Réorganisation du domaine hospitalier, bouleversement de l'enseignement médical, théories et pratiques scientifiques, préoccupations économiques, tout concourt à la rupture qui se prépare... Le grand tournant se produit quand on éprouve le besoin de disséquer les cadavres. Pour que le « regard » du médecin puisse déchiffrer les symptômes dans toute leur profondeur, il faut qu'il aille en rechercher la source à l'intérieur du corps. C'est la déclaration faite par Bichat, et à laquelle Foucault donne tout son éclat : « Ouvrez quelques cadavres : vous verrez aussitôt disparaître l'obscurité que la seule observation n'avait pu dissiper. » Foucault commente ces propos de Bichat avec une de ces formules magnifiques dont ce livre, comme tous les autres, foisonne : « La nuit vivante se dissipe à la clarté de la mort19. » Dès lors, « la vie, la maladie et la mort constituent une trinité technique et conceptuelle. La vieille continuité des hantises millénaires qui plaçaient dans la vie la menace de la maladie, et dans la maladie, la présence approchée de la mort est rompue : à sa place, une figure triangulaire s'articule dont le sommet supérieur est défini par la mort. C'est du haut de la mort qu'on peut voir et analyser les dépendances organiques et les

séquences pathologiques20 ». Une autre mutation s'opère, dans l'ordre du langage cette fois : Foucault retrouve là les textes de Pinel, et leur volonté proclamée d'aboutir à la description exacte et exhaustive des maladies et des corps qui en sont porteurs. Dans ce double mouvement, il ne s'agit pas seulement d'une transformation des technologies médicales, c'est toute la médecine qui se réorganise, et par-delà, toute la perception de la vie et de la mort, et les fondements mêmes du savoir : « Cette structure où s'articule l'espace, le langage et la mort - ce qu'on appelle en somme la méthode anatomo­ clinique - constitue la condition historique d'une médecine qui se donne et que nous recevons comme positive21... » C'est en ce point que Naissance de la clinique ouvre sur les recherches à venir de Foucault. Il montre en effet comment s'est instituée la possibilité d'un « savoir de l'individu » : « Il restera sans doute décisif pour notre culture, dit Foucault, que le premier discours scientifique tenu par elle sur l'individu ait dû passer par ce moment de la mort. C'est que l'homme occidental n'a pu se constituer à ses propres yeux comme objet de science, il ne s'est pris à l'intérieur de son langage et ne s'est donné en lui et par lui une existence discursive qu'en référence à sa propre destruction : de l'expérience de la Déraison sont nées toutes les psychologies et la possibilité même de la psychologie ; de la mise en place de la mort dans la pensée médicale est née une médecine qui se donne comme science de l'individu22. » Ouverture sur Les Mots et les choses, en ce sens que Foucault aperçoit dans ce moment qu'il vient de décrire le socle sur lequel toutes les sciences humaines vont prospérer : cette possibilité pour l'homme d'être à la fois le sujet et l'objet de sa propre connaissance. Mais qu'on ne s'y méprenne pas, ajoute-t-il. Cette naissance de la médecine positive, de toute la scientificité qui fait

échapper la pratique médicale à l'empire des chimères, cet avènement d'un savoir neuf est contemporain et solidaire d'un mouvement plus général qui installe, dans toute la culture contemporaine, la mort au cœur de l'individu : « L'expérience de l'individualité dans la culture moderne est liée à celle de la mort : de l'Empédocle de Hölderlin à Zarathoustra puis à l'homme freudien, un rapport obstiné à la mort prescrit à l'universel son visage singulier et prête à la parole de chacun le pouvoir d'être indéfiniment entendue [...]. D'une manière qui peut paraître étrange au premier regard, le mouvement qui soutient le lyrisme au xixe siècle ne fait qu'un avec celui par lequel l'homme a pris une connaissance positive de lui-même ; mais faut-il s'étonner que les figures du savoir et celles du langage obéissent à la même loi profonde, et que l'irruption de la finitude surplombe, de la même façon, ce rapport de l'homme à la mort qui, ici, autorise un discours scientifique sous une forme rationnelle, et là ouvre la source d'un langage qui se déploie indéfiniment dans le vide laissé par l'absence des dieux23 ? »

* Naissance de la clinique ne rencontre guère d'écho. Mais il n'a pas échappé à Jacques Lacan qui en parle longuement lors d'une séance de son séminaire. Dans les jours qui suivent, plusieurs dizaines d'exemplaires du livre sont achetés. Foucault ira plusieurs fois dîner chez les Lacan, sans que des liens étroits s'établissent entre eux. Sylvia Lacan a gardé en mémoire une phrase lancée par Foucault, un soir chez elle, rue de Lille : « Il n'y aura pas de civilisation tant que le mariage entre hommes ne sera pas admis. »

5 Les remparts de la bourgeoisie

Août-septembre 1965 : Michel Foucault est au Brésil, à Sâo Paulo. Il donne à lire un gros manuscrit à Gérard Lebrun. C'est presque une consultation d'expert : Lebrun est spécialiste de Kant et Hegel. Mais c'est aussi un excellent connaisseur de la phénoménologie et de l'œuvre de MerleauPonty... Il lit le texte que lui montre Foucault. Ils en discutent... Quand le livre paraît, quelques mois plus tard, Lebrun a la surprise d'y découvrir un premier chapitre qui ne figurait pas dans la version qu'il a eue sous les yeux. Une « ouverture » où s'annoncent les thèmes du livre : Foucault analyse un tableau de Vélasquez, Les Ménines. Ce morceau de bravoure ajouté au dernier moment jouera sans doute un grand rôle dans le succès de l'ouvrage. Il s'agit d'un article que Foucault avait publié dans Le Mercure de France. Il a beaucoup hésité avant de l'insérer, raconte Pierre Nora. « Il trouvait cet article trop littéraire pour figurer dans son livre, mais moi, je trouvais ça très bien. » Foucault aurait aimé donner comme titre à son ouvrage ce qui deviendra le titre de son deuxième chapitre : La Prose du monde. Mais c'est ainsi que Merleau-Ponty avait souhaité intituler un texte qui a été retrouvé dans ses tiroirs après sa mort \ Et Foucault ne tient pas à apparaître comme trop marqué par l'influence du philosophe qu'il a admiré pendant si longtemps. Il songe alors à L'Ordre des choses. Mais le titre est déjà pris. Ce sera donc Les

Mots et les choses. La traduction anglaise reviendra au titre prévu : L'Ordre des choses, et Foucault dira dans plusieurs interviews qu'au fond, ce titre convenait mieux.

* « Foucault comme des petits pains. » C'est un article que Le Nouvel Observateur consacre aux meilleures ventes de l'été 19662. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Les Mots

et les choses rencontrent un énorme succès. L'auteur et l'éditeur en sont les premiers surpris. Il s'agit d'un ouvrage très ardu, destiné à un public restreint qui s'intéresse à la pensée philosophique et à l'histoire des sciences. Le livre paraît en avril 1966 chez Gallimard, où Foucault a publié son étude sur Roussel. Il a proposé ce nouveau livre à Georges Lambrichs. Comme Pierre Nora vient de quitter les éditions Julliard pour lancer chez Gallimard une « Bibliothèque des sciences humaines », il est entendu que Les Mots et les choses vont devenir le premier titre de sa collection. Tous les livres de Foucault vont désormais paraître sous ce label ou sous le label jumeau de la « Bibliothèque des histoires » (ce qui, on va le voir, n'ira pas sans quelques heurts entre l'auteur et son éditeur). Le tirage initial de trois mille cinq cents exemplaires est très vite épuisé. Dès le mois de juin, il faut procéder à une réimpression : cinq mille. Puis de nouveau trois mille en juillet. Et encore trois mille cinq cents en septembre. Autant en novembre. Le mouvement continue l'année suivante : quatre mille en mars 1967 et cinq mille en novembre. Six mille en avril 1968, six mille en juin 1969, etc. Il est assez rare qu'un livre de philosophie atteigne de tels chiffres. En 1989, le tirage dépassait les cent dix mille exemplaires. Le succès vient d'abord des milieux philosophiques, bien sûr : en novembre 1966, Jean Lacroix rapporte dans Le Monde

que les deux noms les plus cités dans les copies d'agrégation sont ceux d'Althusser et de Foucault. Mais c'est aussi un succès beaucoup plus large. Selon les descriptions publiées par les journaux de l'époque, on lit l'ouvrage de Foucault sur les plages, ou du moins on l'emporte, on le laisse traîner sur les tables de café pour montrer au grand jour qu'on n'a pas ignoré un tel événement... Les Mots et les choses connaissent un tel retentissement qu'on en retrouvera l'écho aussi bien dans Blanche ou l'Oubli de Louis Aragon, publié en 1968, que dans La Chinoise de Jean-Luc Godard, en 1967, où l'on voit Anne Wiazemsky, dans le rôle d'une étudiante maoïste, lancer des tomates sur le livre... Jean-Luc Godard déclare même dans une interview que c'est contre des gens comme « le Révérend Père Foucault » qu'il veut faire des films. « Si je n'aime pas tellement Foucault, c'est parce qu'il nous dit : “À telle époque, les gens pensaient ceci ou cela, et puis à partir de telle date, on a pensé que...” Moi, je veux bien, mais est-ce qu'on peut en être aussi sûr. C'est justement pour ça que nous tentons de faire des films : pour que des Foucault futurs ne puissent affirmer de telles choses avec autant de présomption3. »

* On l'a vu : en 1961, Foucault avait préféré ne pas publier son introduction à V Anthropologie de Kant. Toute la fin de ce long texte dactylographié attaque vivement - dans un style assez obscur - les tentatives contemporaines pour fonder une « anthropologie » - au sens de Sartre et Merleau-Ponty, non pas au sens de Lévi-Strauss -, il en récuse les « illusions » et s'étonne qu'on puisse les laisser prospérer sans tenter d'en faire la « critique ». Pourtant, concluait-il, « de cette critique, nous avons reçu le modèle depuis plus d'un demi-siècle. L'entreprise nietzschéenne pourrait être comprise comme point d'arrêt

enfin donné à la prolifération de l'interrogation sur l'homme. La mort de Dieu n'est-elle pas en effet manifestée dans un geste doublement meurtrier qui, en mettant un terme à l'absolu, est en même temps assassin de l'homme lui-même. Car l'homme, dans sa finitude, n'est pas séparable de l'infini dont il est à la fois la négation et le héraut : c'est dans la mort de l'homme que s'accomplit la mort de Dieu ». À la question kantienne « Qu'est-ce que l'homme ?» et à toutes ses retombées dans la pensée contemporaine, de Husserl à Merleau-Ponty, il fallait donc opposer « une réponse qui la récuse et la désarme : Der Uebermensch ». Le surhomme4. Les dernières pages de cette « petite thèse » semblent tout d'un bloc dirigées contre la Critique de la raison dialectique de JeanPaul Sartre - publié en 1960, mais qui avait commencé de paraître dès 1958 dans Les Temps modernes - et plus certainement encore contre les travaux de Merleau-Ponty. Elles sont au point de départ du livre que Foucault intitule, en 1966, Les Mots et les choses. Et d'ailleurs, elles y sont reprises presque inchangées : « Plus que la mort de Dieu - ou plutôt dans le sillage de cette mort et selon une corrélation profonde avec elle, ce qu'annonce la pensée de Nietzsche, c'est la fin de son meurtrier ; c'est l'éclatement du visage de l'homme dans le rire, dans le retour des masques5... » Gérard Lebrun a rappelé à quel point Les Mots et les choses était hanté par la présence négative de Merleau-Ponty. Le livre de Foucault est d'un bout à l'autre inspiré, animé par une polémique contre la pensée de Husserl et l'interprétation qu'en a donné Maurice Merleau-Ponty. Les Mots et les choses, c'est d'abord un geste de refus, de rejet de la phénoménologie. L'éclat d'une « rupture » ! Et puisque ce temps est déjà lointain, déclare Lebrun dans sa conférence de 1988, que la vague phénoménologique s'est depuis longtemps retirée, Les Mots et les choses ont à l'évidence beaucoup perdu de leur « saveur polémique » : « le lecteur d'aujourd'hui est porté à ignorer ou

à oublier - selon son âge - qu'il s'agit d'abord d'un livre de combat et d'un livre philosophique ». Il faut donc rappeler ce point essentiel, qui permet de comprendre pourquoi ce livre « ne fut pas perçu comme l'essai d'une méthode nouvelle, mais comme une agression6 ». Lors de la discussion qui a suivi cet exposé prononcé au colloque sur Foucault, à Paris, en janvier 1988, Raymond Bellour a raconté qu'il avait lu les épreuves du livre peu avant la parution : il comportait de nombreuses attaques contre Sartre que Foucault a supprimées dans la version définitive. Cet ouvrage qui allait provoquer tant de vacarme se présente - c'est le sous-titre - comme Une archéologie des sciences humaines. Il s'agit de repérer à quel moment est apparue, dans la culture occidentale, l'interrogation sur l'homme ; à quel moment a surgi l'homme comme objet de savoir. S'enchaînent alors les superbes descriptions des formes de savoir à travers les siècles, depuis le début du xvie jusqu'à nos jours. Quatre cents pages pendant lesquelles Foucault déploie une érudition à couper le souffle. Essayons ( !) de résumer son propos : chaque époque est caractérisée par une configuration souterraine qui dessine sa culture, une grille du savoir qui rend possible tout discours scientifique, toute production d'énoncés. Foucault désigne cet « a priori historique » sous le nom d’épistémé : des socles profonds qui définissent et délimitent ce qu'une époque peut penser - ou ne peut pas penser. Toute science se développe dans le cadre d'une épistémè, et a donc partie liée avec les autres sciences qui lui sont contemporaines. Le regard de Foucault s'est porté essentiellement sur trois domaines de connaissances qui se sont développées dans Vépistémé classique : la grammaire générale, l'analyse des richesses et l'histoire naturelle. Ces trois domaines cèdent la place, au xixe, à trois autres qui trouvent leur lieu de formation dans la nouvelle grille du

savoir qui s'instaure à ce moment-là : la philologie, l'économie politique et la biologie. Foucault montre comment vient se loger dans leurs élaborations la figure de l'homme comme objet de connaissance : l'homme qui parle, l'homme qui travaille, l'homme qui vit. C'est dans cette redistribution globale de Vépistémé que les « sciences humaines » trouvent leur lieu de naissance. Mais du fait de cette proximité, elles perdent toute possibilité d'accéder à un véritable statut scientifique : « elles sont hors d'état d'être des sciences », dit Foucault, puisque seule les rend possibles cette situation de « voisinage » à l'égard de la biologie, de l'économie ou de la philologie (ou de la linguistique) : « Elles n'existent que dans la mesure où elles se logent à côté de celles-ci - ou plutôt en dessous, dans leur espace de projection7. » Pourtant, et c'est la contradiction qui les mine, leur enracinement archéologique dans Vépistémé moderne les oblige à se vouloir scientifiques : « La culture occidentale a constitué, sous le nom d'homme, un être qui, par un seul et même jeu de raisons, doit être domaine positif du savoir et ne peut pas être objet de science6. » Dans cette mise en question généralisée des « sciences humaines », Foucault reconnaît une place à part à la psychanalyse et à l'ethnologie, en tout cas telles que leurs développements - structuralistes - récents les ont redéfinies, et leur accorde un statut privilégié de « contre-sciences » : elles prennent les autres sciences humaines à « contrecourant » ; elles « ne cessent de “défaire” cet homme qui dans les sciences humaines fait et refait sa positivité ». Foucault ajoute : « On peut dire de toutes deux ce que Lévi-Strauss disait de l'ethnologie : qu'elles dissolvent l'homme. » Et audessus de ces deux contre-sciences, ou plutôt à côté d'elles, une troisième viendrait inquiéter le champ constitué des sciences humaines, en former la contestation la plus générale : la linguistique. « À elles trois, elles risquent, en

“l'exposant”, cela même qui a permis à l'homme d'être connu. Ainsi se file sous nos yeux le destin de l'homme, mais il se file à l'envers ; sur ces étranges fuseaux, il est reconduit aux formes de sa naissance, à la patrie qui l'a rendu possible. Mais n'est-ce pas une manière de l'amener à sa fin ? Car la linguistique ne parle pas plus de l'homme lui-même que la psychanalyse ou l'ethnologie9. » Ce privilège accordé à la linguistique nous ramène à des problèmes que Foucault n'a cessé d'évoquer depuis le début des années soixante, dans ses articles sur la littérature : « Par un chemin beaucoup plus long et beaucoup plus imprévu, on est reconduit à ce lieu que Nietzsche et Mallarmé avaient indiqué lorsque l'un avait demandé : Qui parle ? et que l'autre avait vu scintiller la réponse dans le Mot lui-même. » L'interrogation sur le langage s'ouvre donc sur deux horizons. D'un côté, les tentatives pour formaliser la pensée, et, à l'autre extrémité de la culture, la littérature moderne : « Que la littérature de nos jours soit fascinée par l'être du langage - ce n'est là ni le signe d'une fin, ni la preuve d'une radicalisation : c'est un phénomène qui enracine sa nécessité dans une très vaste configuration où se dessine toute la nervure de notre pensée et de notre savoir. » Et réapparaissent alors sous la plume de Foucault, dans l'ordre d'entrée en scène : Artaud, Roussel, Kafka, Bataille et Blanchot10. Ces expériences opposées et solidaires de la culture contemporaine : la formation des savoirs sur le modèle linguistique et la violence, l'excès, le cri, « le langage réduit en poudre » de la littérature, ces expériences annoncent peut-être la fin de Vépistémé qui a marqué l'avènement de l'homme dans le savoir. La dernière page du livre a été tellement souvent citée qu'on hésite à la reproduire à nouveau : « Une chose en tout cas est certaine : c'est que l'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant

qui se soit posé au savoir humain. En prenant une chronologie relativement courte et un découpage géographique restreint - la culture européenne depuis le xvie siècle - on peut être sûr que l'homme y est une invention récente. Ce n'est pas autour de lui et de ses secrets que, longtemps, obscurément, le savoir a rôdé (...). L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine n. »

Ce livre à l'écriture scintillante et complexe connaît donc à sa parution un succès immédiat et retentissant. On n'en finirait pas de recenser les comptes rendus, les articles, les critiques, les polémiques qui surgissent de tous les côtés. Il n'est pas un journal, pas une revue qui ne veuille apporter sa touche au tableau. Foucault est même invité à la télévision pour l'émission de Pierre Dumayet, « Lecture pour tous ». Voici quelques extraits de la presse de l'époque : « L'œuvre de Foucault est une des plus importantes de ce temps », écrit Jean Lacroix dans sa chronique philosophique du Monde12. Les Mots et les choses sont une « œuvre impressionnante », commente Robert Kanters dans Le Figaro13. Et Gilles Deleuze, dans Le Nouvel Observateur, après avoir fait briller les mille facettes de l'ouvrage, conclut son article en ces termes : « À la question : qu'est-ce qui se passe de nouveau en philosophie ? les livres de Foucault apportent par eux-mêmes une réponse profonde, la plus vivante, la plus probante aussi. Nous croyons que Les Mots et les choses sont un grand livre, sur de nouvelles pensées14. » François Châtelet a précédé le mouvement en écrivant, dès le mois d'avril, dans La Quinzaine littéraire : « La rigueur, l'originalité, l'inspiration de Michel Foucault sont telles qu'immanquablement, de la lecture de son dernier livre naissent un regard radicalement nouveau

sur le passé de la culture occidentale et une conception plus lucide de la confusion de son présent15. »

Un tel accueil tient en partie au paysage culturel dans lequel le livre surgit : en 1966, la querelle du « structuralisme » bat son plein. L’Anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss est apparue en 1958 comme le manifeste d'une nouvelle école, d'un nouveau courant de pensée (même si, bien sûr, l'histoire du structuralisme ne commence pas avec ce livre ni avec les travaux antérieurs de Lévi-Strauss, mais remonte loin en amont, dans les recherches de Troubetzkoy et Jakobson et, en France, dans celles de Dumézil et Benveniste). En 1962, Lévi-Strauss a mis les choses au net : il attaque Sartre assez durement à la fin de La Pensée sauvage, ramenant la philosophie de son adversaire à l'état d'une mythologie contemporaine. Pour la première fois, la domination presque sans partage que Sartre a exercée pendant près de vingt ans sur le champ intellectuel français se trouve sérieusement mise à mal. Combien de jeunes chercheurs ont perçu cette contestation comme une libération ! Pierre Bourdieu, par exemple, évoque dans la préface au Sens pratique l'exaltation qu'a suscitée dans sa génération l'œuvre de Lévi-Strauss et surtout la « nouvelle manière de concevoir l'activité intellectuelle » qu'elle a imposée à toute une génération16. On pourrait mentionner mille témoignages du choc qu'ont représenté les livres de Lévi-Strauss dans toutes les sphères de la culture. Et ce d'autant plus que l'ethnologue a importé en France, à son retour des États-Unis, la linguistique de Jakobson, offrant à son ami Lacan quelques chaînons essentiels de sa théorie en gestation. Lacan, dont les Écrits paraissent en 1966, réunissant des textes publiés au fil des ans... Depuis le début des années soixante, toutes les revues intellectuelles parlent du structuralisme dans chacune de leurs livraisons, quand elles

n'y consacrent pas des dossiers ou des numéros spéciaux. Structuralisme et marxisme, structuralisme contre marxisme, structuralisme et existentialisme, structuralisme contre existentialisme... Il y a les pour, il y a les contre, il y a ceux qui s'efforcent de faire la synthèse... Dans tous les lieux du champ intellectuel, chacun est sommé d'adopter une position, ou plutôt s'empresse de la faire connaître. Rarement bouillonnement culturel aura été plus intense17. Le décor est en place pour que le rideau se lève sur une nouvelle bataille où la « mort de l'homme » déchaîne les passions. Foucault donne plusieurs interviews qui sont très remarquées. Notamment dans La Quinzaine littéraire, le 16 mai 1966. Il y évoque les « gens qui n'avaient pas vingt ans pendant la guerre » et il déclare : « Nous avons éprouvé la génération de Sartre comme une génération certes courageuse et généreuse, qui avait la passion de la vie, de la politique, de l'existence. Mais nous, nous nous sommes découvert autre chose, une autre passion : la passion du concept et de ce que je nommerai le “système”. » Question : « En tant que philosophe, à quoi s'intéressait Sartre ? » Réponse : « En gros, confronté à un monde historique que la tradition bourgeoise, qui ne s'y reconnaissait plus, voulait considérer comme absurde, Sartre a voulu montrer qu'au contraire, il y avait partout du sens. [...] » Question : « Quand avez-vous cessé de croire au “sens” ? » Réponse : « Le point de rupture s'est situé le jour où LéviStrauss pour les sociétés et Lacan pour l'inconscient nous ont montré que le sens n'était probablement qu'une sorte d'effet de surface, un miroitement, une écume, et que ce qui nous traversait profondément, ce qui était avant nous, ce qui nous soutenait dans le temps et l'espace, c'était le système. »

Ce système, Foucault le définit en se référant, explicitement ou implicitement, aux travaux de Dumézil et de Leroi-Gourhan, puis en invoquant de nouveau Lacan : « L'importance de Lacan vient de ce qu'il a montré comment, à travers le discours du malade et les symptômes de sa névrose, ce sont les structures, le système même du langage - et non pas le sujet - qui parlent... Avant toute existence humaine, toute pensée humaine, il y aurait déjà un savoir, un système, que nous redécouvrons... Question : « Mais alors, qui sécrète ce système ? » Réponse : « Qu'est-ce que c'est que ce système anonyme sans sujet, qu'est-ce qui pense ? Le “je” a explosé (voyez la littérature moderne) - c'est la découverte du “il y a”. Il y a un on. D'une certaine façon, on en revient au point de vue du xviie siècle, avec cette différence : non pas mettre l'homme à la place de Dieu, mais une pensée anonyme, du savoir sans sujet, du théorique sans identité. »18 Autre entretien, en juin 1966 et toujours Sartre dans la ligne de mire : « La Critique de la raison dialectique est le magnifique et pathétique effort d'un homme du xixe siècle pour penser le xxe siècle. En ce sens, Sartre est le dernier hégélien et je dirai même le dernier marxiste19. » Au cours de ces interviews, Foucault expose très clairement l'espace théorique dans lequel il situe son livre. On retrouve toujours les mêmes noms brandis comme des oriflammes : Lacan et Lévi-Strauss, principalement, et Dumézil aussi, bien sûr, ainsi que la « littérature contemporaine » dont on voit bien ici comment elle peut s'articuler dans la pensée de Foucault aux œuvres spécialisées dans la psychanalyse, l'ethnologie ou l'histoire des religions. Il ajoute parfois Russell et la « raison analytique », la logique formelle, la théorie de l'information, Canguilhem et l'histoire des sciences, Althusser et ses « courageuses tentatives » pour dépoussiérer un marxisme christianisé à la sauce Teilhard de

Chardin... Bref, il est évident que Foucault s'installe de plainpied dans la galaxie « structuraliste ». Les réactions ne vont pas tarder. Les marxistes passent à la contre-offensive. Le livre de Foucault est excommunié par les intellectuels du Parti communiste. On ne lui pardonne pas d'avoir affirmé que « le marxisme est dans la pensée du xixe siècle comme un poisson dans l'eau, c'est-à-dire que partout ailleurs il cesse de respirer. » Jacques Milhau écrit dans les Cahiers du communisme : « Le préjugé anti-historique de Michel Foucault ne tient que sous-tendu par une idéologie néo-nietzschéenne qui sert trop bien, qu'il s'en rende compte ou non, les desseins d'une classe dont tout l'intérêt est de masquer les voies objectives de l'avenir20. » Jeannette Colombel attaque elle aussi Foucault dans La Nouvelle Critique. Elle lui reproche de négliger la temporalité et l'histoire et de privilégier le statu quo par sa vision « de l'apocalypse » et l'annonce « d'une dissolution de l'homme » : « Foucault présente le monde comme un spectacle et comme un jeu. C'est à une attitude magique qu'il nous convie (...). Le structuralisme ainsi compris aura contribué au maintien de l'ordre établi21. » En revanche, Les Lettres françaises, sous l'impulsion de Pierre Daix, font un accueil chaleureux à cet ouvrage perçu comme diabolique dans presque tous les autres cercles de la gauche marxiste. Dès le mois de mars 1966, Raymond Bellour a interviewé Foucault pour la revue. Il poursuivra son questionnement l'année suivante, dans un « deuxième entretien »22. Les catholiques participent également au débat. Jean-Marie Domenach, le directeur de la revue Esprit, s'interroge sur cette « nouvelle passion » et commente : « La provocante interview que Michel Foucault a donnée à La Quinzaine littéraire sonne comme le manifeste d'une nouvelle école, et l'on n'a pas fini de s'y référer. [...] Que de questions nous

aurions à poser ! Que de questions nous poserons ! En attendant, il fallait saluer l'événement23. » Ces questions, Jean-Marie Domenach les adressera en effet à Michel Foucault, qui retiendra l'une d'elles, la onzième et dernière : « Une pensée qui introduit la contrainte du système et la discontinuité dans l'histoire de l'esprit n'ôte-t-elle pas tout fondement à une intervention politique progressiste ? N'aboutit-elle pas au dilemme suivant : ou bien l'acceptation du système, ou bien l'appel à l'événement sauvage, à l'irruption d'une violence extérieure, seule capable de bousculer le système ? » Foucault répondra en explicitant ce que peut être à ses yeux une « politique progressiste » : « Une politique qui reconnaît les conditions historiques et les règles spécifiées d'une pratique, là où d'autres politiques ne reconnaissent que des nécessités idéales, des déterminations univoques, ou le libre jeu des initiatives individuelles... » Retour à l'envoyeur. Mais ce texte important passera quelque peu inaperçu. Il faut dire qu'il paraît dans le numéro de... mai 1968. Foucault reprendra les principaux éléments de sa réponse dans L'Archéologie du savoir24. François Mauriac commente lui aussi l'engouement général pour les thèses de Foucault dans son fameux Bloc-notes du Figaro littéraire : « Mais si elle a été, cette conscience, qu'est-ce qui pourrait faire qu'elle ne fût plus ? Sartre, qui fut l'adversaire, vous finirez par me le rendre fraternel25. » Et Sartre justement ? Sartre aux prises avec mille difficultés pour écrire le deuxième volume annoncé de sa Critique, et montrer l'efficacité de la synthèse qu'il essaie d'opérer entre l'existentialisme et le marxisme ? Eh bien, Sartre répond. C'est le titre de l'entretien qui paraît dans le numéro spécial que lui consacre la revue L'Arc. Oui : « Sartre répond. » Et avec une férocité qui est à la mesure des attaques de Foucault.

Question de Bernard Pingaud : « Dans l'attitude de la jeune génération à votre égard, voyez-vous une inspiration commune ? » Réponse de Sartre : « Une tendance dominante au moins, car le phénomène n'est pas général : c'est le refus de l'histoire. Le succès qu'on a fait au dernier livre de Michel Foucault est caractéristique. Que trouvons-nous dans Les Mots et les choses ? Non pas une “archéologie” des sciences humaines. L'archéologue est quelqu'un qui recherche les traces d'une civilisation disparue pour essayer de la reconstruire. Il étudie un style qui a été conçu et mis en œuvre par des hommes. Ce style a pu par la suite s'imposer comme une situation naturelle, prendre l'allure d'un donné. Il n'en est pas moins le résultat d'une praxis dont l'archéologue retrace le développement. Ce que Foucault nous présente, c'est, comme l'a bien vu Kanters, une géologie : la série des couches successives qui forment notre “sol”. Chacune de ces couches définit les conditions de possibilité d'un certain type de pensée qui a triomphé pendant une certaine période. Mais Foucault ne nous dit pas ce qui serait le plus intéressant : à savoir comment chaque pensée est construite à partir de ces conditions, ni comment les hommes passent d'une pensée à une autre. Il lui faudrait pour cela faire intervenir la praxis, donc l'histoire, et c'est précisément ce qu'il refuse. Certes sa perspective reste historique. Il distingue des époques, un avant et un après. Mais il remplace le cinéma par la lanterne magique, le mouvement par une succession d'immobilités. Le succès de son livre prouve assez qu'on l'attendait. Or une pensée vraiment originale n'est jamais attendue. Foucault apporte aux gens ce dont ils avaient besoin : une synthèse éclectique où Robbe-Grillet, le structuralisme, la linguistique, Lacan, Tel Quel sont utilisés tour à tour pour démontrer l'impossibilité d'une réflexion historique. »

Et bien sûr, Sartre opère le rapprochement entre ce congé donné à l'histoire et le rejet du marxisme : « C'est le marxisme qui est visé. Il s'agit de constituer une idéologie nouvelle, le dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser contre Marx26. » Simone de Beauvoir n'est pas en reste ! Elle publie en 1966 un roman intitulé Les Belles Images (sans doute un de ses plus mauvais livres). Elle y moque la vogue « structuraliste » et « antihumaniste ». Par exemple, quand elle décrit deux personnages qui « sont d'accord (ils ont les mêmes lectures), l'idée d'homme est à réviser, et sans doute va-t-elle disparaître, c'est une invention du xixe siècle, aujourd'hui périmée. Dans tous les domaines - littérature, musique, peinture, architecture - l'art répudie l'humanisme des générations précédentes27 ». À cette occasion, elle donne une interview au Monde. À la journaliste qui lui demande : « On relève en passant quelques traits satiriques décochés à la littérature et à la pensée modernes, à celle de Foucault notamment. Est-ce votre opinion personnelle que vous exprimez ? », Beauvoir répond : « Pas tout à fait. Bien sûr, j'ai pensé à Foucault. J'ai même ajouté quelques lignes sur les dernières épreuves parce que je venais de le lire... Mais ce sont surtout les snobs que j'attaque, ceux qui créent les modes à partir de cette littérature et de cette pensée... ne disons pas d'avant-garde. Je crois Foucault poussiéreux comme tout. » Et elle ajoute : « Cette littérature et Foucault en particulier fournissent à la conscience bourgeoise ses meilleurs alibis. On supprime l'histoire, la praxis, c'est-à-dire l'engagement, on supprime l'homme, alors il n'y a plus ni misère ni malheur. Il n'y a que des systèmes. Les Mots et les choses est pour la bourgeoisie technocratique un instrument des plus utiles. Cette pensée était attendue. Mieux, elle était

appelée comme l'a dit Sartre dans l'interview qu'il a donnée à L'Arc28. » Il semble d'ailleurs évident que Les Mots et les choses, au moment de sa parution, a souvent été perçu comme un livre « de droite ». Robert Castel le présente comme tel dans la préface qu'il rédige en mars 1968 pour l'édition française du livre de Marcuse, Raison et révolution. La phrase de Foucault ne lui a pas échappé, qui oppose le rire philosophique et silencieux à « tous ceux qui veulent encore parler de l'homme, de son règne, de sa libération... toutes ces formes de réflexion gauches et gauchies ». Castel y a décelé, à juste titre probablement, une attaque directe contre Marcuse29.

Pauvre bourgeoisie, qui n'aurait d'autre rempart que mon livre, ironisera Foucault par la suite. Et interrogé, au début de l'année 1968, par un journaliste de l'ORTF, Foucault fait remarquer que, par un étrange bégaiement de l'histoire, Sartre a tout simplement reproduit contre lui le vocabulaire que les communistes avaient utilisé quinze ans auparavant pour excommunier l'existentialisme. Et Foucault de répliquer très sèchement aux attaques de Jean-Paul Sartre : « Sartre est un homme qui a une œuvre trop importante à accomplir, œuvre littéraire, philosophique, politique, pour qu'il ait eu le temps de lire mon livre. Il ne l'a pas lu. Par conséquent, ce qu'il a dit ne peut pas me paraître pertinent. » Et comme le journaliste évoque la formule de Sartre sur le « refus de l'histoire », Foucault répond : « Ce reproche ne m'a été fait par aucun historien. Il y a une sorte de mythe de l'Histoire pour philosophes. Vous savez, les philosophes sont, en général, fort ignorants de toutes les disciplines qui ne sont pas les leurs. Il y a une mathématique pour philosophes, une biologie pour philosophes, eh bien, il y a aussi une histoire pour philosophes. L'Histoire pour philosophes, c'est une espèce de grande et vaste continuité où viennent

s'enchevêtrer la liberté des individus et les déterminations économiques ou sociales. Quand on touche à quelques-uns de ces grands thèmes, continuité, exercice effectif de la liberté humaine, articulation de la liberté individuelle sur les déterminations sociales, quand on touche à l'un de ces trois mythes, aussitôt les braves gens se mettent à crier au viol ou à l'assassinat de l'Histoire. En fait, il y a beau temps que des gens aussi importants que Marc Bloch ou Lucien Febvre, les historiens anglais, etc., ont mis fin à ce mythe de l'Histoire. Ils pratiquent l'histoire sur un tout autre mode, si bien que le mythe philosophique de l'Histoire, ce mythe philosophique que l'on m'accuse d'avoir tué, eh bien, je suis ravi si je l'ai tué. C'est précisément cela que je voulais tuer : non pas du tout l'histoire en général. On ne tue pas l'histoire, mais tuer l'Histoire pour philosophes, ça oui, je veux absolument la tuer. » La publication intégrale de cet enregistrement choc dans La Quinzaine littéraire fera grand bruit, et Foucault écrira à la revue pour dire qu'il n'avait pas autorisé cette parution et qu'il ne s'y reconnaît en rien. Les commentaires sur Sartre, dira-t-il, ayant été prononcés en apartés, et non pas pour être diffusés ou publiés. Et il rend hommage à Sartre : « Depuis dix-huit mois, je me garde de toute réplique, car je travaille à donner une réponse à des questions qui m'ont été posées, à des difficultés que j'ai rencontrées, à des objections qui ont été formulées, et entre autres à celles de Sartre [...] Je pense que l'œuvre de Sartre, que son action politique marqueront une époque. Il est vrai que plusieurs aujourd'hui travaillent dans une autre direction. Je n'accepterai jamais que l'on compare - même pour les opposer - le petit travail de déchiffrement historique et méthodologique que j'ai entrepris avec une œuvre comme la sienne30. » Sans doute tenait-il à replacer la discussion sur le terrain théorique, comme il s'apprêtait à le faire avec son Archéologie du savoir, c'est-à-dire dans un cadre et à un niveau où il est

possible de critiquer une œuvre, une pensée, tout en la respectant et en l'estimant au plus haut point. Et échapper ainsi aux brutalités de la polémique dans laquelle il avait été et s'était un peu trop laissé - entraîné et dont il regrettait la tonalité et, surtout dont il craignait qu'elle ne vienne brouiller l'image et la portée de son entreprise philosophique en cours d'élaboration.

Un an auparavant, en janvier 1967, Les Temps modernes avait publié deux articles sur Les Mots et les choses, signés de Michel Amiot et de Sylvie Le Bon. C'est pour réagir à cette mobilisation des sartriens que Canguilhem s'était décidé à sortir de sa réserve habituelle. Il publie dans Critique une longue étude sur Foucault. Sans doute l'une des meilleures qui ait jamais été écrite. « Faut-il perdre tout sang-froid comme semblent l'avoir fait quelques-uns de ceux que nous comptions parmi les meilleures têtes d'aujourd'hui ? » se demande l'historien des sciences, s'étonnant de l'attitude de Sartre, son ancien camarade d'École normale. « Faut-il se comporter, quand on a refusé de vivre selon la routine universitaire, comme un universitaire aigri par l'imminence de sa relève magistrale ? » Il s'en prend - en termes assez misogynes d'ailleurs - à l'interview de Beauvoir : « On a parlé de “poussière”. C'est juste. Mais comme la couche de poussière sur les meubles mesure la négligence des femmes de ménage, la couche de poussière sur les livres mesure la frivolité des femmes de lettres. » Et après ces répliques personnelles, il contre-attaque sur le fond : « Malgré ce qu'en ont dit la plupart des critiques de Foucault, le terme d'archéologie dit bien ce qu'il veut dire. C'est la condition d'une autre histoire, dans laquelle le concept d'événement est conservé, mais où les événements affectent des concepts et non pas des hommes. » Canguilhem conclut son article sur l'aspect politique de la polémique. On a dit que Foucault était

réactionnaire parce qu'il voulait remplacer l'homme par le « système » ? Mais n'était-ce pas la tâche que Jean Cavaillès, le logicien, l'éminent épistémologue, avait assignée à la philosophie, vingt ans plus tôt : « Substituer au primat de la conscience vécue ou réfléchie, le primat du concept, du système ou de la structure » ? Cavaillès, le grand résistant, fusillé par les Allemands. Cavaillès, « qui se disait spinoziste et ne croyait pas à l'histoire au sens existentiel » et qui a pourtant « réfuté d'avance, par l'action qu'il a conduite en se sentant mené, par sa participation à l'histoire tragiquement vécue jusqu'à la mort, l'argument de ceux qui cherchent à discréditer ce qu'ils appellent le structuralisme en le condamnant à engendrer, entre autres méfaits, la passivité devant l'accompli31 ». Cet article de Canguilhem est d'une importance historique qu'on aurait tort de sous-estimer. Car il rend public le rôle souterrain mais capital qu'a joué ce philosophe des sciences dans la pensée française. Au fond, on pourrait dire, en forçant un peu le trait, que la véritable opposition qui a traversé les milieux spécialisés de la philosophie, dans les années cinquante et soixante, s'est organisée entre ces deux pôles incarnés par Sartre et Canguilhem. Il ne faut pas oublier que Canguilhem eut un nombre considérable de disciples qui ont précisément forgé leurs instruments théoriques contre l'existentialisme et le personnalisme. On voit bien la place centrale occupée par l'ancien inspecteur général lorsque des élèves d'Althusser et de Lacan organisent à l'École normale supérieure un « Cercle d'épistémologie » et commencent à publier, en 1966, la série des Cahiers pour l'analyse : cette revue affiche en exergue de chacun de ses numéros une citation de Canguilhem32. Car s'il est renvoyé « à droite » par une bonne partie de l'opinion de gauche, le structuralisme prospère malgré tout dans certains des groupes qui gravitent autour de Louis

Althusser et qui deviendront bien souvent les noyaux fondateurs des mouvements de l'extrême gauche maoïste, peu avant 1968 et dans les années qui suivent. On a du mal à imaginer aujourd'hui ce qu'a été l'influence d'Althusser sur les élèves de l'École normale supérieure pendant les années soixante et soixante-dix. Dès la parution de Pour Marx et de Lire Le Capital en 1965, Althusser fait l'objet, comme l'écrit une historienne, « d'une passion, d'un engouement, d'un mimétisme qu'aucun contemporain n'a provoqués33 ». Une passion théorique et politique à la fois, qui se situe résolument à gauche, et souvent à l'extrême-gauche, dans les mouvements maoïstes. Foucault insiste sur ce point dans une importante interview publiée en Suède, en mars 1968 : au marxisme « mou, fade, humaniste » défendu par Garaudy, il oppose le marxisme dynamique et rénovateur des disciples d'Althusser qui représentent, dit-il, 1'« aile gauche du Parti communiste » et sont très favorables aux thèses structuralistes. « Vous comprenez en quoi consiste la manœuvre de Sartre et Garaudy, explique Foucault à son intervieweur, quand ils prétendent que le structuralisme est une idéologie typiquement de droite. Cela leur permet de désigner comme complices de la droite des gens qui se trouvent en réalité sur leur gauche. Ce qui leur permet aussi de se présenter comme les seuls représentants de la gauche française et communiste. Mais ce n'est qu'une manœuvre. » Foucault essaie aussi de redéfinir, d'une manière plus générale, les liens de l'action politique et de la réflexion théorique menée en termes de structures : « Je crois qu'une analyse théorique rigoureuse de la façon dont fonctionnent les structures économiques, politiques et idéologiques est une des conditions nécessaires de l'action politique, dans la mesure où l'action politique est une façon de manipuler et éventuellement changer, bouleverser et transformer des structures. [...] Je ne considère pas que le structuralisme soit

une activité exclusivement théorique pour intellectuels en chambre ; je pense qu'il peut et doit s'articuler à des pratiques. » Et un peu plus loin : « Je crois que le structuralisme doit pouvoir donner à toute action politique un instrument d'analyse qui est indispensable. La politique n'est pas forcément vouée à l'ignorance34. » Très vite, Foucault refusera d'être désigné comme structuraliste et il finira par prendre pour une agression le simple fait qu'on lui accole cette étiquette. Que faut-il penser de toutes les polémiques qui se sont déroulées autour de cette appellation mal contrôlée, et de l'implication de Foucault dans ces controverses aussi violentes qu'insaisissables ? Étaitil ou n'était-il pas structuraliste ? Claude Lévi-Strauss affirme que, à ses yeux, Foucault a eu raison de refuser l'assimilation, car rien ne rapprochait leurs œuvres. Et que tout ce tapage mené sur la place publique, autour d'un groupe de chercheurs, n'était qu'un phénomène de mode passager. Ce qui est sûr, c'est que Foucault fut allègrement intégré à la « tribu structuraliste » par tous les commentateurs. Le fameux dessin de Maurice Henry, dans La Quinzaine littéraire35, où l'on voit Lévi-Strauss, Lacan, Barthes et Foucault en train de deviser en costume d'Indien, n'est que l'expression d'un fait plus général : les journaux et les revues de l'époque parlent du « structuralisme » comme d'un courant de pensée et des « structuralistes » comme d'un groupe, même et surtout quand ils posent la question de ce qui peut les réunir ou les différencier. Qu'en est-il sur le fond ? On peut constater : 1° Que Foucault semble bien s'être reconnu dans ce terme, et même avoir revendiqué l'étiquette (et les profits symboliques qu'elle apportait) en allant jusqu'à se donner le rôle de celui qui généralise la pensée structuraliste née dans des champs de recherche spécialisés et en dégage la

philosophie. Dans un entretien qui paraît dans un journal de Tunis, le 2 avril 1967, il s'explique longuement sur cette question. On lui demande : « Pour le grand public, vous êtes le prêtre du structuralisme, pourquoi ? » Il répond : « Je suis tout au plus l'“enfant de chœur” du structuralisme. Disons que j'ai secoué la sonnette, que les fidèles se sont agenouillés, que les incroyants ont poussé des cris. Mais l'office avait commencé depuis longtemps. » Plus sérieusement, il continue en définissant deux formes de structuralisme : d'une part une méthode féconde dans des domaines particuliers comme la linguistique, l'histoire des religions, ou l'ethnologie... Et d'autre part, un structuralisme, « qui serait une activité par laquelle des théoriciens, non spécialistes, s'efforcent de définir les rapports actuels qui peuvent exister entre tel ou tel élément de notre culture, telle ou telle science, tel domaine pratique et tel domaine théorique, etc. Autrement dit, il s'agirait d'une sorte de structuralisme généralisé, et non plus limité à un domaine scientifique précis ». Ce serait aussi un structuralisme qui « concernerait notre culture à nous, notre monde actuel, l'ensemble des relations pratiques ou théoriques qui définissent notre modernité. C'est en cela que le structuralisme peut valoir comme une activité philosophique, si l'on admet que le rôle de la philosophie est de diagnostiquer ». Le philosophe structuraliste, ce serait donc celui qui fait le diagnostic de « ce qu'est aujourd'hui ». Texte prémonitoire, déclaration annonciatrice de bien des définitions que proposera Foucault du rôle de l'intellectuel quand son chemin aura de nouveau croisé la politique. Mais, en tout cas, texte où il apparaît à l'évidence qu'il se définit comme un « structuraliste »36. 2° Deuxième point : Foucault a été largement considéré comme tel. Et pas seulement par ses « ennemis ». Pour ne

prendre qu'un exemple : dans un texte écrit en 1967, et qui essaie de répondre à la question suivante : « Qu'est-ce que le structuralisme ? », Gilles Deleuze évoque aussi bien Althusser et Foucault que Lévi-Strauss et Lacan. Il sait bien qu'il existe entre eux de très grandes différences. C'est pourquoi il centre son article autour du thème : « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », et il définit un certain nombre de critères formels qui permettent de retrouver, dans des œuvres d'orientations et de préoccupations hétérogènes, les lignes directrices qui fondent l'appartenance à ce courant37. 3° Il est vrai que Foucault a très vite refusé l'étiquette, et d'une manière de plus en plus vigoureuse. « C'est à ceux qui utilisent pour désigner des travaux divers, répond-il dans une interview en 1969, cette même étiquette de “structuralistes” de dire en quoi nous le sommes. Vous connaissez la devinette : quelle différence y a-t-il entre Bernard Shaw et Charlie Chaplin ? Il n'y en a pas car ils ont tous les deux une barbe, à l'exception de Chaplin, bien entendu38 ! » En 1981, il dira à Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, qui préparaient un livre sur lui, que non seulement il n'a jamais été structuraliste, mais qu'il avait pensé donner comme sous-titre à son ouvrage : « Une archéologie du structuralisme », se situant comme un observateur extérieur plutôt que comme un praticien des sciences humaines (on notera cependant que « archéologie du structuralisme » n'aurait pas nécessairement signifié qu'il n'était pas structuraliste, mais qu'il cherchait à diagnostiquer - et saluer - le présent comme émergence d'une nouvelle épistémé). Tout au plus concède-t-il aux deux auteurs américains qu'il n'a pas suffisamment « résisté à la séduction du vocabulaire structuraliste ». Ce qui n'empêche pas Dreyfus et Rabinow de consacrer tout un chapitre à sa période structuraliste et à 1'« échec »

auquel elle l'a mené39. Il convient d'ailleurs de souligner que, au début des années soixante-dix, aussi bien Georges Dumézil, agacé par l'omniprésence de cette désignation, que Louis Althusser, soucieux de reformuler son approche théorique dans le contexte nouveau, s'efforceront de prendre leurs distances par rapport au « structuralisme ». Au fond, le refus de Foucault s'apparente dans un premier temps - la fin des années soixante - à celui de Dumézil, et dans un deuxième temps - le début des années soixantedix - à celui d'Althusser. Le geste de ce dernier ne sera pas isolé : la politisation de l'après-68 conduira en effet nombre de ceux qui s'étaient intéressés au renouveau de la pensée qu'avait incarné le structuralisme à s'en éloigner pour répondre aux appels de la rue (à commencer par Deleuze, qui passera de Logique du sens à L'Anti-Œdipe, inversant alors son regard sur la psychanalyse structurale, et par Foucault, qui passera, en un mouvement aussi radical, de L'Archéologie du savoir à Surveiller et punir). Un peu plus tard, Foucault essaiera cependant d'analyser, avec le recul du temps, l'hostilité soulevée en France par le courant structuraliste : il y verra, en retournant la formule de Sartre, la dernière tentative du marxisme pour résister à la marche des idées. Le structuralisme sonnait le tocsin du dogmatisme marxiste, et la culture française sous influence communiste en a bien senti la force corrosive. Ce qui n'est pas surprenant, expliquera Foucault : le structuralisme, c'est d'abord un mouvement qui nous est venu de l'Est (par Jakobson, qui était russe, par les formalistes, etc.), et toute la tradition stalinienne a travaillé à le refouler et à le détruire sur son lieu de naissance. Pour donner corps à ce propos, Foucault raconte l'anecdote suivante : en 1967, il est allé donner des conférences en Hongrie. Tout se passait très bien et il y avait beaucoup de monde dans les amphis, jusqu'au jour où il a voulu parler du structuralisme. Le recteur de

l'université lui dit que la conférence devait se tenir dans son bureau, en petit comité, parce que c'était un sujet trop difficile pour les étudiants. Qu'est-ce qui faisait si peur, dans ce mot, dans ces thèmes, dans cette idée, se demande Foucault ? Ces commentaires sont donnés à Ducio Trombadori en 197840.

* Le succès sied à Foucault, Tous ceux qui le rencontrent en ce printemps de l'année 1966 décrivent un homme heureux. Il est visiblement ravi de sa réussite et de sa gloire naissante. Est-il aussi content de son livre ? Une fois l'euphorie passée, il regardera avec plus de froideur ce volume qui lui aura apporté la notoriété et qu'il semble pourtant considérer comme le moins bon qu'il ait écrit. On a vu que Foucault avait décidé de ne plus laisser diffuser Maladie mentale et personnalité. Il en a donné une seconde version complètement remaniée, qu'il a fini par frapper d'interdiction elle aussi. Pour {'Histoire de la folie, l'attitude autocritique de Foucault suivra un autre chemin : lors de la deuxième édition, onze ans après la parution du livre, il supprime la première préface, qui insistait trop sur une « expérience originaire » de la folie. Pour Les Mots et les choses, il faudra l'apport d'un autre ouvrage pour faire la mise au point. Pour répondre aux mauvaises lectures dont il estime avoir été l'objet, pour dissiper certains malentendus, pour préciser des notions qui ont fait problème, pour se démarquer du « structuralisme », Foucault écrira tout un livre, L'Archéologie du savoir, qui paraîtra en 1969. Et, en 1972, à l'occasion d'une réédition de Naissance de la clinique, il procédera également à quelques modifications lexicales. Par exemple, il corrigera la phrase : « on voudrait essayer ici une analyse structurale d'un signifié - celui de l'expérience

médicale - à une époque... », qui deviendra : « on voudrait essayer ici l'analyse d'un type de discours - celui de l'analyse médicale - à une époque... ». La notion d'étude structurale disparaîtra également à la page suivante41. À chaque étape, Foucault semble donc procéder par remaniements successifs. Il travaille et il change. Il en revendique le droit dans la préface à V Archéologie du savoir : « Eh quoi, vous imaginez que je prendrais à écrire tant de peine et tant de plaisir, croyez-vous que je m'y serais obstiné, tête baissée, si je ne préparais - d'une main un peu fébrile - le labyrinthe où m'aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains, l'enfoncer loin de lui-même, lui trouver des surplombs qui résument et déforment son parcours, où me perdre et apparaître finalement à des yeux que je n'aurais jamais plus à rencontrer. Plus d'un, comme moi sans doute, écrivent pour n'avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c'est une morale d'état civil ; elle régit nos papiers. Qu'elle nous laisse libres quand il s'agit d'écrire42. »

* Parmi toutes les réactions qu'a suscitées Les Mots et les choses, il en est une qui va droit au cœur de Foucault. C'est une lettre de René Magritte. Le 23 mai 1966, le peintre lui adresse quelques remarques sur les notions de ressemblance et de similitude. Il joint à son envoi une série de ses dessins, dont une reproduction de Ceci n'est pas une pipe. Foucault le remercie aussitôt et lui demande un renseignement concernant une de ses toiles qui détourne Le Balcon de Manet, à qui Foucault s'intéresse tout particulièrement. Et Magritte lui répond : « Votre question (à propos de mon tableau “Perspective. Le Balcon de Manet”) demande ce qu'elle contient déjà : ce qui m'a fait voir des cercueils là où Manet

voyait des figures blanches, c'est l'image montrée par mon tableau où le décor du “Balcon” convenait pour y situer des cercueils. » Et il ajoute, en conclusion : « J'aime que vous reconnaissiez une ressemblance entre Roussel et ce que je peux penser qui mérite d'être pensé. » De cet échange de lettres naîtra une étude de Foucault sur Magritte, intitulée Ceci n'est pas une pipe, qui paraîtra en 1968, dans les Cahiers du Chemin, et qui deviendra par la suite un petit volume. Quant à la réponse de Magritte sur Manet, Foucault compte l'utiliser dans un livre qu'il commence alors à écrire43.

6 La mer au large

C'est auréolé par la gloire que lui a value Les Mots et les choses que Michel Foucault arrive à Tunis. Comment s'est-il retrouvé à nouveau loin de la France ? Certes, il n'avait plus envie d'enseigner à Clermont-Ferrand. Mais trouver un poste ailleurs, on l'a vu, n'était pas une mince affaire. Pourquoi Tunis ? Ce fut encore une fois un étrange concours de circonstances. La section de philosophie était dirigée à cette époque par un Français, Gérard Deledalle, spécialiste des auteurs anglo-saxons. Il est arrivé en Tunisie en 1963 et a créé la licence de philosophie qui n'existait pas jusqu'alors. En 1964, il a invité son ancien professeur, Jean Wahl, à donner une série de conférences sur Wittgenstein. Il profite de l'occasion pour lui demander de venir enseigner à Tunis, à ses côtés. Jean Wahl accepte, mais pour des raisons familiales, et parce qu'il ressent durement le mal du pays, il décide de revenir à Paris au bout d'un semestre. « Quelques mois ou peut-être moins après son retour, il m'écrivit, raconte Gérard Deledalle, qu'il avait rencontré Jean d'Ormesson dans une réception et que ce dernier lui avait dit que Michel Foucault n'avait pas envie de continuer à enseigner à ClermontFerrand. Jean d'Ormesson se demandait si le poste était toujours libre. » Oui, il l'était. Mais les choses ne sont pas si simples ! Il faut d'abord consulter les autorités tunisiennes. Et lorsqu'elles ont donné leur accord, Deledalle écrit à Foucault

pour lui demander de présenter officiellement sa candidature \ Côté français, il n'y a pas de problème : Jean Sirinelli s'occupe de tout. Foucault va donc être administrativement « détaché » de Clermont-Ferrand, par les bons soins du ministère des Affaires étrangères. Contrat prévu : trois ans. Mais pour Foucault, ce nouvel exil volontaire relève plutôt de la position d'attente. Ce qu'il veut : un poste à Paris. Fin septembre 1966, il arrive en Tunisie. « Un pays béni par l'histoire et qui pour avoir vu vivre Hannibal et saint Augustin mérite de vivre à jamais », dira-t-il à Jelila Hafsia2, un jour de promenade dans les vestiges de Carthage, un site archéologique d'une beauté vertigineuse, avec la mer au large, le soleil aveuglant, qui donnent l'irrépressible sentiment de s'enfoncer dans la profondeur du temps et du monde. Mais avant Carthage, Foucault va découvrir la splendeur d'un autre paysage. Gérard Deledalle et sa femme sont venus l'attendre à l'aéroport et le conduisent à Sidi Bou Saïd où ils habitent : ils l'installent d'abord au Dar Saïd, petit hôtel dont les chambres sont disposées autour d'une cour carrée, baignée par l'odeur des jasmins et des oranges. C'est dans ce village que Foucault habitera pendant les deux années qu'il va passer en Tunisie. Un village perché sur une colline qui surplombe la baie, à quelques kilomètres de Tunis. Un endroit de rêve où il occupera successivement trois maisons presque identiques : avec les mêmes murs blancs, les mêmes volets bleus. « Dans ce village où il était heureux, écrira le journaliste Jean Daniel qui a rencontré Foucault à ce momentlà, personne ne le connaissait pour autre chose que son habitude à travailler dès l'aube devant les fenêtres de sa villa qui donnaient sur la baie, et pour sa gourmandise à vivre et à aimer au soleil. À chacun de mes voyages, j'allais le chercher pour une promenade qu'il aimait longue, rapide, nerveuse. Il me faisait entrer dans une pièce soigneusement maintenue

dans la fraîcheur et l'obscurité, au bout de laquelle il y avait une sorte de grande dalle surélevée où il mettait la natte qui lui servait de lit, natte que, comme les Arabes et les Japonais, il repliait dans la journée [...] Il arrivait que mon séjour à Tunis coïncidât avec celui de Daniel Defert, son intime. Nous allions alors tous trois sur une plage en forme de presqu'île que les dunes protégeaient de toute humanité. Dans ce désert imaginaire, une lumière à la fois ocre et lunaire rappelait à Foucault Le Rivage des Syrtes. La dernière fois que je fus en ce lieu, Foucault évoqua Julien Gracq et Gide que son ami Roland Barthes redécouvrait avec complaisance. Dans ce décor, il paraissait fuir la philosophie, la littérature lui était un refuge3... » Mais c'est pour enseigner la philosophie que Foucault est venu en Tunisie. Il va s'y employer avec un réel succès. La faculté des lettres et sciences humaines est située dans un grand bâtiment des années cinquante, sur le boulevard du 9Avril. C'est l'ancien lycée de la ville qui a été transformé en université. Il surplombe la Casbah et le lac Sijoumi. Au début de son séjour, Foucault se déplace en train de Sidi Bou Saïd à Tunis. Il aime marcher : traverser la Médina, remonter l'avenue Bourguiba. Plus tard, il achètera une voiture, que Gérard Deledalle décrit comme une « luxueuse 404 blanche décapotable » (et donc un peu l'équivalent de la Jaguar uppsalienne). Ses cours sont suivis avec une certaine avidité par les étudiants. Les thèmes en sont très divers, car il enseigne dans les trois années que comprend la licence. Il parle aux uns de Nietzsche, aux autres de Descartes, lu à travers les Méditations cartésiennes de Husserl. Il consacre un cours à l'esthétique, et analyse l'évolution de la peinture, de la Renaissance jusqu'à Manet, en commentant des tableaux qu'il présente sur diapositives. Il ne néglige pas pour autant la psychologie : un cours porte sur la « projection » et il expose à la fois les données de la psychologie, de la psychiatrie et de

la psychanalyse. Avec arrêt obligatoire sur le Rorschach, on s'en doute. Et puis, il y a le fameux cours public que ses anciens étudiants évoquent encore aujourd'hui avec admiration, sur 1'« homme dans la pensée occidentale ». Les Mots et les choses ne sont pas loin ! Le public est très nombreux - plus de deux cents personnes chaque vendredi - et très varié : comme à Uppsala, cette série de conférences est très prisée par la société cultivée de la ville, et tous les âges, toutes les professions y sont représentés. Si les jeunes gens qui assistent aux cours de Foucault sont enthousiasmés par son enseignement, ils sont beaucoup plus réservés sur ses options politiques. Selon leur témoignage aujourd'hui, il fut longtemps perçu comme un pur « représentant du technocratisme gaulliste », « trop occidental pour comprendre la Tunisie », etc. Son hostilité au marxisme déconcerte ses élèves qui le rangent d'autant plus volontiers « à droite » qu'ils n'apprécient guère de l'entendre citer Nietzsche à tout bout de champ, ce qu'ils perçoivent parfois comme une provocation à leur égard. Deledalle dépeint un Foucault toujours au bord de la panique avant d'entrer en cours : « Il n'aimait pas enseigner. Il faut l'avoir vu avant d'entrer dans une salle de cours pour comprendre. Il avait le trac absolu, transpirant, se tordant les mains. Et puis une fois entré, il était tout à son sujet4. » Foucault participe activement à la vie de l'université et à la vie intellectuelle de Tunis. Il côtoie, bien sûr, les enseignants français qui sont en poste dans la ville, se lie d'amitié avec Gérard Deledalle et sa femme, avec Jean Gattegno aussi, qu'il retrouvera par la suite à Vincennes... Il collabore au club philosophique qu'organisent des étudiants de la faculté. Et il donne des conférences au Club Tahar Hadad sur le boulevard Pasteur, dirigé par Jelila Hafsia, qui se prend de passion pour le philosophe français. Il y donnera deux conférences : la première, « Structuralisme et analyse littéraire », en

février 1967, la seconde, « Folie et civilisation », en avril de la même année. En 1967 aussi, il fait inviter Jean Hyppolite par la faculté. Fatma Haddad, qui était à l'époque l'assistante de Foucault, se souvient de son émotion lorsqu'il a présenté son ancien maître à l'auditoire. Hyppolite doit parler sur « Hegel et la philosophie moderne ». Avant de commencer, il dit, en désignant Foucault assis à côté de lui : « On a dû se tromper en m'invitant, parce que la philosophie moderne, elle est là. » Foucault vient de présenter le sujet de la conférence en ces termes : « Toute réflexion philosophique aujourd'hui est un dialogue avec Hegel et faire l'histoire de la philosophie de Hegel, c'est pratiquer la philosophie moderne. » En revanche, la « rencontre » avec Paul Ricœur a laissé un souvenir moins glorieux aux Tunisiens qui s'attendaient, en pleine querelle du structuralisme, à une confrontation passionnante entre le penseur du personnalisme chrétien et l'auteur des Mots et les choses. Ricœur a été invité par le Centre culturel de Carthage pour une série de conférence sur la philosophie du langage. Foucault accompagne Gérard Deledalle pour assister à l'une d'elles : « Il était assis à côté de moi, raconte Deledalle, et il n'arrêtait pas de faire des remarques humoristiques. Ricœur s'en aperçut. » Mais quand la discussion s'engage, après l'exposé, Foucault ne dit pas un mot. Deledalle comprend à ce moment-là que l'idée n'était peut-être pas très bonne de convier les deux philosophes à dîner chez lui, le soir même. Ricœur sait que ça ne va pas être un moment agréable et dit à Deledalle, qui l'emmène à Sidi Bou Saïd dans sa voiture : « Quand le vin est tiré, il faut le boire. » Ils sont quatre à table : Deledalle et sa femme, Ricœur et Foucault. Et Deledalle a gardé en mémoire l'atmosphère déplaisante et tendue qui a empoisonné la soirée. Impossible d'aborder le moindre sujet intellectuel. Quand Ricœur quitte Tunis, peu de temps après, il aperçoit Foucault qui s'apprête à prendre le même vol que

lui. Il dit à l'animatrice du Centre de Carthage qui l'a accompagné à l'aéroport : « Nous allons discuter dans l'avion, » Il lui écrira quelques jours plus tard pour la remercier de son accueil et lui raconte que la discussion annoncée n'a pas eu lieu : Foucault a fait semblant de ne pas le voir et s'est placé à l'autre bout de l'appareil. Mais s'il a refusé de jouer le jeu du « débat d'idées », Foucault ne se gêne pas pour exprimer ce qu'il pense devant ses étudiants. « Je vais résumer ce qu'a dit Ricœur », leur dit-il. Il leur demande point par point si son résumé est fidèle. Et quand ils ont acquiescé, il leur dit : « Eh bien maintenant, nous allons démolir tout ça. » Si Foucault parle beaucoup de l'histoire de la peinture dans ses cours, c'est peut-être parce qu'il y expose les premières ébauches d'un livre qu'il voudrait écrire sur Manet. Avant son départ pour Tunis, le 15 juin 1966, c'est-à-dire quelques mois à peine après la parution des Mots et les choses, il a signé un contrat avec Jérôme Lindon, le directeur des Éditions de Minuit, pour un « essai sur Manet » dont le titre devait être Le Noir et la surface. En 1970, dans un entretien (resté inédit), il déclare à propos de ce projet en cours : « Tout comme j'essaie de voir comment est construit le discours littéraire, mais sans en chercher la loi dans la pensée de l'écrivain, j'essaie de retrouver dans un tableau donné non pas tant la technique mise en en œuvre, mais comment “ça” peut exister comme tableau. Pourquoi une ligne, un visage représenté d'une certaine manière peuvent parvenir à fonctionner comme un tableau. » Et il poursuit en expliquant qu'il a choisi Manet parce qu'il représente un « phénomène de rupture » dans la mesure où « son œuvre est apparue à l'intérieur d'une histoire de la peinture qui était lyrique, représentative, spatiale, volumineuse et qu'il s'est mis à peindre, sans avoir conscience de son étrangeté ou à peine, de grandes figures

plates et laides. Et c'est cette destruction de la peinture reconnue comme telle par les gens de son temps, qui, quinze ans plus tard, va devenir le signe même de la modernité pour des peintres, les Impressionnistes, qui, du reste, ne sont pas fidèles à Manet. C'est étonnant...5 ». Le livre n'a jamais été publié, mais Foucault prononcera plusieurs conférences, notamment à Tokyo et à Tunis, en 1971, où il expliquera longuement ce qui a retenu son attention dans les toiles de Manet et présentera une esquisse de ce qu'il est en train d'écrire à son sujet. Ce qui l'intéresse chez l'auteur du Bal à l'Opéra, du Bar des Folies-Bergères ou du Balcon, ce n'est pas le peintre qui a rendu possible l'impressionnisme, mais plutôt celui qui a rendu possible, par-delà l'impressionnisme, toute la peinture moderne. Parce que Manet a rompu avec une règle établie depuis le Quattrocento qui imposait au peintre de faire oublier, de masquer, d'esquiver le fait que la peinture était déposée, inscrite sur un certain fragment d'espace, mur ou tableau. Manet a brisé cet ensemble de conventions : il a inventé le tableau-objet, la toile qui représente sa propre matérialité. Il a fait jouer dans la représentation les éléments matériels fondamentaux de la toile, il a intégré la physique picturale dans la scène représentée : la lumière qui vient de l'extérieur, les grandes lignes verticales et horizontales qui redoublent le format du tableau, la trame du tissu. Il a supprimé la profondeur, et le tableau est devenu un espace concret devant lequel le spectateur peut et doit se déplacer. Certes Manet n'a pas inventé la peinture non représentative. Tout chez lui est représentatif. Mais il a libéré la peinture des conventions qui pesaient sur la représentation, offrant ainsi les conditions d'une rupture avec la représentation. Grâce à lui, la peinture allait pouvoir jouer avec les propriétés de l'espace : avec ses propriétés matérielles, pures, données pour elles-mêmes6.

Foucault lit beaucoup, bien sûr, pendant cette période tunisienne : il lit Panofsky et publie dans le Nouvel Observateur un compte rendu de deux ouvrages du grand historien de l'art qui paraissent en français ; il projette d'écrire un texte sur la réédition du livre de Braudel sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II ; il s'enthousiasme pour La Révolution permanente de Trotski, au point d'aller jusqu'à se qualifier parfois lui-même de « trotskiste »... Et bien sûr, il continue à s'intéresser de très près à l'œuvre proliférante de Dumézil. Il lira également les textes des Black Panthers, dont il écrit dans une lettre qu'ils « développent une analyse stratégique affranchie de l'analyse marxiste de la société »7. Mais ce qui ce qui va l'occuper le plus, c'est la rédaction de L'Archéologie du savoir. Il écrit avec acharnement et s'attache à mettre en place ou préciser les concepts d'énoncé, de formation discursive, de régularité... Tout un vocabulaire qu'il essaie d'établir et de fixer ; tout un jeu de notions qu'il s'efforce de définir et d'articuler. Il présentera son travail en ces termes, sur la couverture du livre : « Expliquer ce que j'avais voulu faire dans les livres précédents où tant de choses encore étaient restées obscures ? Pas seulement, pas exactement, mais en allant un peu plus loin, revenir, comme par un nouveau tour de spirale, en deçà de ce que j'avais entrepris ; montrer d'où je parlais ; repérer l'espace qui rend possible ces recherches, et d'autres, peut-être, que je n'accomplirai jamais ; bref donner signification à ce mot d'archéologie que j'avais laissé vide. (...) Et là où l'histoire des idées cherchait à déceler, en déchiffrant les textes, les mouvements secrets de la pensée (sa lente progression, ses combats et ses rechutes, les obstacles contournés), je voudrais faire apparaître, dans sa spécificité, le niveau des “choses dites” : leur condition d'apparition, les formes de leur cumul et leur enchaînement, les règles de leur transformation, les discontinuités qui les scandent. Le

domaine des choses dites, c'est ce qu'on appelle l'archive ; l'archéologie est destinée à en faire l'analyse8. » Foucault sait que les enjeux sont considérables. On l'a présenté comme le successeur de Sartre, et le maître contesté a durement contre-attaqué. La partie est engagée et Foucault sait qu'il ne doit pas décevoir les attentes du public intellectuel qui vient d'accueillir Les Mots et les choses comme un événement dans la pensée. Mais il veut aussi, par une écriture volontairement aride, échapper aux effets de « mode » qui ont brouillé la réception de son ouvrage précédent9. Il est au travail : chez lui, à sa table, tôt le matin ; à la Bibliothèque nationale - à Tunis aussi ! - l'après-midi. Et évidemment, il discute beaucoup avec son directeur de section car son livre porte sur des problèmes qui recoupent les intérêts de celui-ci pour la linguistique et la philosophie du langage. Foucault le consulte comme un expert des philosophies anglo-saxonnes, qu'il connaît assez mal. Gérard Deledalle lui prête des livres de sa bibliothèque personnelle (« Russell, Wittgenstein, et bien d'autres », précise Deledalle) et il lui donne à lire, sur épreuves, la Logique de John Dewey qu'il vient de traduire et qui paraîtra en 1967 (quand il rééditera cet épais volume, en 1994, il écrira au dos du livre : « Le lecteur français, qu'il soit philosophe, logicien, linguiste, historien, psychologue, sociologue ou pédagogue y trouvera matière à réflexion et y lira, avec quelque étonnement peut-être, quelques-unes des thèses qui firent la fortune de Michel Foucault10. »). Sa femme et lui viennent saluer Foucault presque tous les jours, au cours de leurs promenades dans Sidi Bou Saïd, et ils voient la pile de feuillets noircis s'élever à chacune de leurs visites. Foucault cisèle ses formules, avec la ferveur méticuleuse d'un orfèvre. Le livre s'élabore. Il sera terminé quand Foucault quittera la Tunisie. Il paraîtra au début de l'année 1969.

Mais pour Foucault, la Tunisie ne sera pas seulement la combinaison idéale des plaisirs du soleil et de l'ascèse philosophique. Depuis le temps qu'il s'est mis en retrait de la politique, il fallait bien qu'un jour la politique le rattrape. Et les hasards de la vie ont voulu que ce soit là, à Tunis, au moment même où les intellectuels français allaient être jetés dans le tourbillon de « Mai 68 », dont Foucault n'aura presque rien vu : il n'est retourné à Paris que quelques jours, à la fin du mois de mai. Le temps d'assister au meeting du stade Charléty, où les groupes gauchistes communient avec Pierre Mendès France dans l'espoir d'une chute prochaine du pouvoir gaulliste. Foucault se promène dans les rues parisiennes, avec Jean Daniel : « Ils ne font pas la révolution, ils sont la révolution », dit-il au directeur du Nouvel Observateur, en voyant passer un cortège d'étudiants. Foucault rentrera à Tunis avec la certitude que l'ère gaulliste est sur le point de s'achever, que la gauche va prendre le pouvoir, et que Mendès France ou Mitterrand vont être appelés à jouer un grand rôle dans les destinées du pays. Mais s'il est persuadé que le gouvernement français va basculer, il sait qu'il n'en sera pas de même pour le régime tunisien. À l'université de Tunis l'agitation a commencé en décembre 1966 : un étudiant a été passé à tabac par des policiers pour avoir refusé de payer un ticket d'autobus. Cet incident a mis le feu aux poudres et la révolte s'est emparée des facultés. Mais les problèmes seront beaucoup plus graves en juin 1967. Après la déroute des armées arabes face aux troupes israéliennes pendant la « guerre des Six Jours », une flambée de violence va parcourir la capitale tunisienne : des manifestations pro-palestiniennes dégénèrent en émeutes antisémites. Foucault sera très choqué par ces événements déplorables. Il exprime son dégoût dans une lettre à Georges Canguilhem, le 7 juin 1967 : « Ici, il y a eu lundi dernier une journée (une demi-journée) de pogrom. Ce fut bien plus grave

que l'a dit Le Monde : une bonne cinquantaine d'incendies, 150 ou 200 boutiques - les plus misérables, bien sûr - mises à sac, spectacle immémorial de la synagogue éventrée, les tapis traînés dans la rue, piétinés et brûlés, des gens courant dans les rues, se réfugiant dans un immeuble auquel la foule veut mettre le feu. Et depuis, le silence, les rideaux de fer baissés, personne ou presque dans le quartier, des enfants qui jouent avec des bibelots cassés. La réaction du gouvernement a été vive, ferme - sincère, semble-t-il. Or c'était manifestement organisé. Tout le monde a compris que depuis des semaines, des mois sans doute, “ça” travaillait en profondeur, à l'insu du gouvernement, contre lui. En tout cas, nationalisme + racisme, c'est au total bien affreux. Et si on ajoute à cela que les étudiants, par “gauchisme”, ont prêté la main (et un peu plus) à tout cela, eh bien, on est assez profondément triste. Et on se demande par quelle étrange ruse (ou stupidité) de l'histoire, le marxisme a pu donner occasion (et vocabulaire) à cela. » En 1978, dans son dialogue avec Thierry Voeltzel, il évoque encore cette journée tunisienne : « J'étais dans un pays arabe en 1967, au moment de la guerre des Six Jours et il y a eu des manifestations antisémites très violentes, des pillages de magasins, des incendies de maisons... un début de petit pogrom. J'étais dans une grande ville quand ça s'est produit et j'ai rencontré dans la rue, où tout le monde s'était amassé, des étudiants qui étaient des gens très, très bien, et comme tout de même j'étais estomaqué et que je leur disais : “Mais vous êtes sûrs que c'est bien de faire ça ?”, ils m'ont répondu : “Ben quoi, c'est tout normal, on est en guerre avec eux...” C'est-à-dire que tout le discours qui était tenu sur le thème “Israël, ce n'est pas les Juifs, les Juifs, ce n'est pas Israël, il faut distinguer l'antisionisme et l'antisémitisme”, tout ça cesse de fonctionner même dans un pays comme celui-là, qui

n'était pas très tendu à ce point de vue-là, et immédiatement, la perception raciale se met à jouer n. » Dans les jours qui vont suivre, Michel Foucault ne cherchera pas à dissimuler à ses étudiants la répugnance que lui inspirent de tels actes. Mais les émeutes de juin 1967 ne sont que le point de départ d'une vague d'agitation qui va maintenir l'université dans un état de tension permanente pendant plus d'un an. Regroupés dans le mouvement Perspectives, les étudiants marxistes d'abord majoritairement trotskistes, puis de plus en plus attirés par le maoïsme - se mobilisent en faveur de leurs « frères palestiniens », mais dans le même temps, ils s'engagent dans une opposition radicale au gouvernement et au régime du président Bourguiba. Entre mars et juin 1968, après un regain d'agitation provoqué par la visite en Tunisie du viceprésident américain Humphrey, la répression va s'abattre très durement sur eux. Parmi les emprisonnés, il y a plusieurs élèves de Foucault. Les enseignants français se réunissent pour protester contre les arrestations et les tortures. Mais cette réaction paraît bien timorée aux yeux de certains d'entre eux qui préconisent des actions plus visibles et plus fermes pour marquer leur solidarité. Lors de l'assemblée générale des enseignants français, convoquée par 1'« association syndicale », Michel Foucault et Jean Gattegno sont mis en minorité par leurs collègues qui invoquent l'obligation de réserve dans un pays étranger. Foucault ira également voir l'ambassadeur de France pour lui demander d'intervenir. Le diplomate répond qu'il lui est évidemment impossible de se mêler des affaires intérieures de la Tunisie. Foucault, Gattegno et quelques autres ne se résignent pas à la passivité. Ils aident les étudiants qui ont échappé aux rafles, les hébergent chez eux. Foucault, par exemple, va cacher la ronéo du groupe et plusieurs tracts seront imprimés dans son jardin. Après les vacances de l'été 1968, Foucault

voudra témoigner au procès des étudiants. Il a préparé une déclaration qu'il veut lire à l'audience en faveur d'Ahmed Ben Othman. Mais il n'y sera pas autorisé, et les débats se dérouleront à huis clos. L'obstination de Foucault lui vaudra d'être menacé à plusieurs reprises par des policiers en civil ou supplétifs de la police ? - et une fois même, il sera sérieusement malmené et frappé, après avoir été intercepté sur la route qui mène à Sidi Bou Saïd. Ce sont des avertissements qui lui sont adressés de manière fort peu protocolaire par les autorités tunisiennes. Mais il n'est pas officiellement inquiété : son prestige est trop grand ; il serait bien difficile pour le gouvernement de s'en prendre à lui. Georges Lapassade a été expulsé, et il reprochera à Foucault d'avoir agi trop mollement. Mais Foucault préférait l'action discrète et efficace à ce qu'il considérait comme un comportement irresponsable et surtout voué à l'échec. Jean Gattegno, pour sa part, a vu son contrat résilié à la fin du mois de juillet 1968 et il sera condamné à cinq années de prison par contumace. Les étudiants seront condamnés à de lourdes, à d'effarantes peines de prison. Lorsqu'il reviendra en Tunisie, en 1971, Foucault essaiera à nouveau d'intervenir auprès du ministre de l'intérieur, à qui il demandera audience, et qui acceptera de le recevoir. En pure perte. Il conservera longtemps de cette période un souvenir aigu. Une chose est sûre : Foucault a été très ébranlé par ces événements. Il le dit avec force, dans ses entretiens avec Ducio Trombadori, en retraçant son itinéraire et ses expériences politiques : «J'ai eu de la chance dans ma vie : j'ai vu en Suède un pays social-démocrate fonctionnant “bien” et une démocratie populaire, la Pologne, fonctionnant “mal”. J'ai vu l'Allemagne au moment où elle était en train de prendre son essor économique dans les années soixante. Puis un pays du tiers monde, la Tunisie. J'y ai vécu pendant deux ans et demi. Ce fut impressionnant : j'ai assisté à des émeutes

étudiantes très fortes, très intenses, précédant de plusieurs semaines ce qui s'est passé en mai en France. C'était en mars 68. L'agitation a duré toute l'année : grèves, suspensions de cours, avec des arrestations. Et en mars, grève générale des étudiants. La police est entrée dans l'université, a matraqué les étudiants, blessé grièvement plusieurs d'entre eux et procédé à des arrestations. Il y a eu des procès, au cours desquels certains étudiants ont eu huit, dix, jusqu'à quatorze ans de prison. Sur l'enjeu de tout ce qui se passait dans les universités du monde, j'ai eu une idée directe, précise, d'autant que le fait d'être français constituait une certaine protection vis-à-vis des autorités et m'a permis de faire (ce que beaucoup de mes collègues ont fait) un certain nombre de choses, de voir ce qui se passait, de voir aussi comment les autorités, le gouvernement français réagissaient à tout cela..., ce n'était pas très beau. Je dois dire que ces garçons et ces filles qui prenaient des risques formidables en rédigeant un tract, en le distribuant ou en lançant un appel à la grève... qui prenaient réellement le risque d'être privés de liberté ! cela m'a prodigieusement impressionné. C'était pour moi une expérience politique. De mon passage au Parti communiste, de ce que j'avais pu voir en Allemagne, de la manière dont les choses s'étaient déroulées pour moi, quand j'étais rentré en France, par rapport aux problèmes que j'avais voulu poser à propos de la psychiatrie..., de tout cela j'avais gardé une expérience politique un peu amère, un peu de scepticisme très spéculatif, je ne le cache pas... Là, en Tunisie, j'ai été amené à apporter une aide concrète aux étudiants [...]. J'ai dû en quelque sorte entrer dans le débat politique. » Parmi les traits saillants de cette révolte tunisienne qui s'est déroulée sous ses yeux, Foucault a été particulièrement sensible au rôle joué par l'idéologie politique. Il déclare à propos des étudiants : « Tous se réclamaient du marxisme,

avec une violence, une intensité, une passion tout à fait remarquable. Pour eux, cela constituait non seulement la meilleure analyse des choses, mais en même temps une sorte d'énergie morale, d'acte d'existence tout à fait remarquable. » Et il ajoute (l'entretien est enregistré à la fin de l'année 1978, c'est-à-dire au moment même où il exalte la portée de la révolution iranienne) : « Qu'est-ce qui dans le monde actuel peut donner à quelqu'un l'envie, le goût, la capacité, la possibilité d'un sacrifice absolu ? Sans qu'un bénéfice quelconque, une ambition quelconque, une soif de pouvoir, puissent être soupçonnés ? J'ai vu tout cela en Tunisie. L'évidence de la nécessité du mythe... Une idéologie politique ou une perception politique du monde, des rapports humains, des situations était absolument indispensable pour engager la lutte. En revanche, la précision de la théorie, sa valeur scientifique étaient tout à fait secondaires et constituaient dans les discussions beaucoup plus un leurre qu'un véritable principe de conduite juste et correcte12... » On conçoit que Foucault puisse poursuivre son propos, dans cet entretien, en parlant de sa surprise, de sa stupeur, en rentrant en France, à la fin de l'année 1968, et en découvrant 1'« hypermarxisation » des discours : « Un déchaînement de théories, de discussions, d'anathèmes, d'expulsions, de groupuscularisation, qui m'a complètement déconcerté... Ce que j'ai vu en France en 1968-1969, c'est exactement l'inverse de ce qui m'avait intéressé en Tunisie en mars 1968. » C'est ainsi qu'il expliquera sa volonté de mener des luttes toujours concrètes, ponctuelles, précises, loin du verbiage et des arguties proliférantes, mais aussi des grandes théories « totalisantes ».

À la fin du mois de juin 1968, Foucault regagne la France. Il peut donc participer à la fin du mouvement de « Mai » : il se rend à la Sorbonne (où Blanchot lui adresse « quelques

mots », mais sans lui dire - et sans que Foucault sache - qui il est13). Il retourne ensuite passer l'été en Tunisie. Foucault avait trouvé un point de chute à Paris pour la rentrée de l'automne 1968. Ou plutôt près de Paris : Didier Anzieu l'a sollicité pour rejoindre le département de psychologie qu'il a récemment créé à Nanterre. Foucault hésite. Pour plusieurs raisons : la première, c'est qu'il éprouve beaucoup de gêne à être candidat contre Pierre Kaufmann, un psychanalyste lacanien, dont on sait qu'il a combattu dans la Résistance, pendant la guerre. Quand il raconte à Canguilhem les émeutes antisémites auxquelles il a assisté, Foucault conclut sa lettre en disant qu'il lui est « insupportable physiquement d'être contre un juif », même si cette opposition se déroule simplement dans un « jeu universitaire régulier ». Sans doute y a-t-il d'autres raisons : Foucault n'a plus très envie d'enseigner la psychologie : « La psychologie, ce n'est pas pour moi », dit-il à Robert Francès, l'un des professeurs de ce département de Nanterre, qui parle d'une véritable « valsehésitation » de Foucault. Et puis, Foucault a plusieurs fers au feu. Une chaire se libère à nouveau à la Sorbonne. Il est question également de l'École pratique des hautes études... Et surtout, les démarches de Vuillemin et Hyppolite suivent leur bonhomme de chemin au Collège de France. Mais finalement, il a accepté la proposition d'Anzieu : il a donc été nommé à Nanterre. Où il n'ira pas puisqu'il choisira de rejoindre le groupe fondateur de l'université de Vincennes. Le 18 novembre 1968, il préviendra donc le doyen de Nanterre qu'il renonce à son « détachement » auprès de la faculté que le ministère lui a notifié seulement trois jours auparavant, car le Centre expérimental de Vincennes vient de lui « proposer, écrit-il, d'occuper la chaire de philosophie qui s'y trouve créée ». Ce qui sera l'occasion d'un étrange problème bureaucratique et financier : qui doit payer Foucault entre le 1er octobre 1968, date à laquelle expire son détachement pour

Tunis, et le 1er décembre 1968, date effective de sa nomination à Vincennes ? Le ministère de l'Éducation nationale adresse une lettre très officielle au doyen de Nanterre : c'est à vous de verser le salaire de Michel Foucault, puisque c'est chez vous qu'il était administrativement en poste à la date en question même s'il n'a jamais exercé. Si Foucault avait fini par accepter l'offre de Didier Anzieu, et s'il a par la suite opté pour Vincennes, c'est assurément parce que les choses se passaient plutôt mal du côté de la Sorbonne, où sa nouvelle tentative ne rencontre guère plus de succès que la précédente. Le toujours fidèle Georges Canguilhem s'en est ouvert à un de ses collègues de la section de philosophie : Raymond Aron. Ce dernier avait invité Foucault dans son séminaire quelques mois plus tôt. « Je serai ravi, lui avait écrit Aron le 27 février 1967, de vous offrir un public d'une cinquantaine d'auditeurs, dont le niveau moyen est élevé et auquel vous parlerez librement de ce qui vous intéresse, par exemple de votre conception des sciences humaines comme savoir. Je m'engage à l'avance à m'abstenir de toute polémique et de vous livrer pacifiquement aux jeunes loups, s'il y en a. » Et Foucault a répondu, le 7 mars : « Puisque vous avez la bonté de bien vouloir me donner la parole, j'en accepte le risque avec une grande reconnaissance. J'essaierai de lever quelques-unes des ambiguïtés de cette description du “savoir” que j'ai essayé de faire. Et, ma foi, si je suis taillé en pièces par vos jeunes loups, je prendrai de toute façon grand plaisir à les entendre. » La séance aura lieu le 17 mars et se passera très bien. « Foucault était comme un petit garçon devant Aron », raconte un témoin de la scène. Raymond Aron semble donc prêt à accueillir avec une certaine sympathie la demande de Canguilhem. Et le 28 avril 1967, il adresse à Foucault, à Sidi Bou Saïd, la lettre suivante : « Mon cher ami, Nous avons causé Georges Canguilhem et moi de vos chances d'obtenir pour l'année prochaine une chaire à

Paris. À la Sorbonne, comme il a dû vous le dire, les chances sont réduites. J'ai donc pensé à une direction à l'École pratique des hautes études. Heller m'affirme que Braudel serait tout à fait disposé à vous accueillir, mais qu'il craint de compromettre vos chances ultérieures au Collège de France en vous faisant entrer à la sixième section [de l'École des hautes études] qui, paraît-il, est mal vue au Collège de France en raison de la prédominance de la quatrième section. Bien entendu, il vous appartient de choisir et je ne prendrai aucune initiative avant que vous m'ayez fait part de vos sentiments et de vos affaires. Je ne prends pas au sérieux la carrière universitaire, mais je souhaite, dans l'intérêt même de votre œuvre, que vous puissiez ignorer ce genre de souci et ne pas connaître l'hostilité agissante de collègues qu'indisposent talent et succès trop éclatants. Bien entendu, je vous crois capable de supporter avec légèreté cette sorte d'hostilité. Mais il est préférable pour l'équilibre intérieur et pour la paix du travail scientifique de n'avoir pas à surmonter des réflexes de défense. » Il termine par une allusion à leur discussion de mars ou, peut-être, à l'enregistrement d'un entretien radiophonique qui sera diffusé le 8 mai : « J'ai pris grand plaisir à notre dialogue et j'espère que vous ne m'avez pas tenu rigueur de mes taquineries. À bientôt j'espère et bien sympathiquement vôtre. » Mais cette lettre qui semble en effet empreinte de « sympathie », Foucault la perçoit comme une fin de non-recevoir. Il écrit à Canguilhem, quelques jours plus tard : « J'ai scrupule à vous faire perdre du temps et à vous mêler à toute cette cuisine. Il me semble plus simple de vous joindre la lettre que ce matin j'ai reçue de M. Aron. Elle me paraît fort claire et, ma foi, fort honnête puisqu'elle me demande si oui ou non, Sorbonne ou Collège. » Et Foucault ajoute : « Le Collège me paraît un bien trop gros morceau pour moi, je n'ai pas assez travaillé pour y prétendre. Quant à la Sorbonne, si je ne suis pas soutenu par

la grande majorité des philosophes, il est clair que je n'ai pas de chances. De là une certaine tentation de rester là où je suis - et où je ne suis pas mal, vraiment, M. Hyppolite a pu vous le dire. » La lettre est datée du 2 mai 1967. Clemens Heller confirme en tout cas la version des faits donnée par Raymond Aron, concernant la position de Braudel : celui-ci avait beaucoup d'estime pour Foucault et il ne voulait pas gâcher ses chances au Collège de France. D'ailleurs, il y soutiendra très activement sa candidature, comme l'atteste la lettre que Foucault lui adressera, le 27 décembre 1969, pour le remercier de son aide, une fois l'élection réussie.

* Fin 1968. Foucault quitte la Tunisie. Il quitte Sidi Bou Saïd, où il ne reviendra que pour de courts séjours, et laisse derrière lui la faculté sur les collines qui dominent la Casbah, et le soleil et la mer qu'il aimait tant et dont il gardera longtemps la nostalgie. C'est peut-être pour profiter de la lumière qui lui manque que, peu de temps après son retour, il s'installe dans un grand appartement de la rue de Vaugirard, au huitième étage d'un immeuble moderne du 15e arrondissement, devant le square Adolphe-Chérioux. De grandes baies vitrées lui offrent une vue magnifique sur tout l'Ouest parisien. Il prendra souvent des bains de soleil sur le balcon qui court le long du salon et du bureau. Derrière lui, il n'y aura plus les hauteurs de Sidi Bou Saïd, mais le mur droit des rangées de livres et de revues.

TROISIEME PARTIE « MILITANT ET PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE... »

1 L'intermède de Vincennes

La nuit est tombée, en ce 23 janvier 1969, quand les groupes compacts de CRS s'avancent vers l'étrange corps de bâtiments qui a poussé en quelques mois à l'orée du bois de Vincennes. La nouvelle université vient tout juste d'ouvrir ses portes. Quelques jours à peine : le temps d'organiser sa première grève, sa première occupation des locaux... et sa première bataille avec la police. 23 janvier 1969 : cette nuit-là, Michel Foucault va faire son entrée dans la geste gauchiste. Il la rejoint sur le tard, car elle a déjà son histoire, ses traditions, ses figures. Il la rejoint pour la côtoyer, la croiser plus que pour y adhérer sans réserve. Mais le fait est là : il la rejoint, et il va y inscrire une bonne part de son propre parcours dans la première moitié des années soixante-dix. Après la grande peur de Mai 68, le gouvernement a voulu colmater les brèches et entrepris très rapidement de « réformer l'enseignement supérieur ». D'où la fameuse « loi d'orientation » présentée dès la rentrée par Edgar Faure, le tout nouveau ministre de l'Éducation, et votée le 10 octobre 1968. Les universités seront désormais régies par des principes d'autonomie, de pluridisciplinarité et de participation des usagers. Mais sans attendre le vote de la loi qui portera son nom, le ministre a déjà commencé d'innover : il a décidé de faire construire dès le mois d'août de nouveaux

bâtiments pour accueillir des « centres expérimentaux », près de la porte Dauphine et dans le bois de Vincennes. Dans le premier cas, sur des terrains libérés par l'OTAN, dans le second sur des espaces qui appartenaient à l'armée depuis plus de cent ans. C'est là, sur quatre hectares et demi, que vont être construits les baraquements modernes en préfabriqué, destinés à abriter le « Centre expérimental de Vincennes ». Edgar Faure a chargé le doyen de la Sorbonne, Raymond Las Vergnas, un angliciste réputé, de procéder à l'installation de cette nouvelle université à la périphérie immédiate de Paris et d'organiser sa mise en orbite. Autour de lui est donc réunie au début du mois d'octobre 1968 une Commission d'orientation - c'est son appellation officielle où siègent une vingtaine de personnalités. Parmi celles-ci : Jean-Pierre Vernant, Georges Canguilhem, Emmanuel Le Roy Ladurie, Roland Barthes, Jacques Derrida... Leur tâche sera de désigner la première équipe d'enseignants à qui il reviendra, par la suite, de coopter l'ensemble des professeurs, maîtresassistants et assistants qui exerceront dans la nouvelle faculté. À peine installée, cette commission est dénoncée par la presse de droite et les journaux populaires comme un rassemblement de gauchistes. « Les recruteurs de la faculté expérimentale de Vincennes sont en majorité gauchistes », titre Paris-Presse1. Et de ranger allègrement sous cette étiquette aussi bien Roland Barthes, « un des chefs de l'école structuraliste et extrême-gauchiste », que Vladimir Jankélévitch, « grand signataire de manifestes ultragauchistes »... Le ton est donné et la polémique ne fait que commencer ! Mais pour l'heure, la commission se réunit malgré ce climat d'hostilité pour arrêter la liste des enseignants qui vont former le « noyau cooptant ». L'affaire est menée tambour battant : une douzaine de personnes sont désignées dans les semaines qui suivent. JeanClaude Passeron et Robert Castel en sociologie, Jean Bouvier

et Jacques Droz en histoire, Jean-Pierre Richard en français... Et en philosophie, le choix s'est porté sur Michel Foucault, à la demande de Georges Canguilhem. La nouvelle fait sensation car Foucault est déjà fort célèbre, et son nom va focaliser l'attention. Celle des gauchistes notamment, auprès desquels sa réputation n'est guère brillante. Foucault ne passe pas pour être un homme très engagé, péché suprême aux yeux des activistes de toutes les obédiences qui affluent pour investir ce qui va devenir le « bastion rouge » de l'après-68. On raconte qu'il est « gaulliste », on lui reproche beaucoup de n'avoir « rien fait » en mai 68. Ce qui est vrai, puisqu'il n'était pas en France. Et lorsque se tient le 6 novembre, dans les locaux de la Sorbonne - car ceux de Vincennes ne sont pas encore ouverts -, une vaste assemblée générale qui doit envisager les modalités de la mise en route du Centre expérimental, Foucault est directement confronté à ses accusateurs. Il murmure à Jean Gattegno, que le doyen Las Vergnas a chargé d'organiser les inscriptions des étudiants dans la nouvelle faculté : « Je vais leur dire : “Pendant que vous vous amusiez sur vos barricades au Quartier latin, moi, je m'occupais de choses sérieuses en Tunisie.” » Mais son ancien collègue de Tunis le dissuade de répliquer : « Cela ne servirait à rien. » Foucault se tait. Mais il sait désormais ce qui l'attend. Il le sait d'autant mieux que le « comité d'action », qui regroupe les éléments les plus extrémistes, parmi lesquels Jean-Marc Salmon, André Glucksmann, un ancien élève de Raymond Aron qui a viré au gauchisme le plus extravagant et le plus sectaire, et quelques autres, vient de diffuser sa « plate-forme » dans le numéro de novembre du journal Action, texte précédé d'un chapeau de présentation où l'on peut lire : « Edgar Faure commence à jeter de la poudre aux yeux : “la nouvelle faculté sera une université pilote”, “université du xxe siècle”. Des nominations de professeurs célèbres sont annoncées, ainsi celle de Michel Foucault, une

des étoiles du “structuralisme”, qui dirigera la section de philosophie. Le ministère espère ainsi occuper l'opinion par des querelles d'école ou de chapelle : de même qu'il a parlé de la suppression du latin en sixième mais pas des libertés dans les lycées, France-Soir fera ses titres pour ou contre le structuralisme dans l'espoir de faire oublier le reste. » La diatribe se termine par ces mots : « Ce n'est pas ce qui intéresse le mouvement étudiant2. » Ce qui intéresse le mouvement étudiant est assez simple. Lors de l'assemblée générale, l'un des rédacteurs de la plate-forme fait cette déclaration, rapportée par Le Monde : « Nous devons imposer que l'enseignement de Vincennes développe la réflexion et la formation politique de façon à en faire une base d'action pour l'extérieur3. » Mais Foucault s'est déjà mis au travail et il cherche à réunir autour de lui les gens qui représentent à ses yeux « ce qu'il y a de mieux en philosophie en France aujourd'hui », comme il le dit à quelques-uns de ses proches. Un peu comme Vuillemin avait voulu le faire dix ans auparavant à Clermont-Ferrand. Il commence par solliciter Deleuze. Mais celui-ci est à nouveau très malade et il lui est impossible d'accepter la proposition de Foucault. Quand il viendra à Vincennes, deux ans plus tard, Foucault sera déjà parti. En revanche, Michel Serres le rejoint tout de suite. Il fait même officiellement partie du « noyau cooptant », mais il préfère rester à l'écart du processus effectif des nominations. Foucault s'attache ensuite à recruter dans la jeune génération, chez les élèves d'Althusser et de Lacan, notamment dans le groupe qui avait fondé les Cahiers pour l'analyse. Du moins quand c'est possible : car plusieurs de ceux qu'il aurait aimé recruter font leur service militaire, comme Alain Grosrichard. « Si j'ai été nommée, dit Judith Miller en riant, c'est parce que ce problème ne se posait pas pour moi ! » Outre la fille de Lacan, arriveront également Alain Badiou, Jacques Rancière, François Régnault et quelques

autres. Mais aux critères intellectuels se surimposent en permanence les critères politiques. Pour enseigner à Vincennes, en philosophie en tout cas, il faut avoir « fait » mai 68, appartenir à l'un des groupuscules qui prolifèrent et s'affrontent après le reflux de la grande vague de liberté. C'est d'ailleurs pour équilibrer un peu les choses, c'est-à-dire pour que le département de philosophie ne soit pas entièrement phagocyté par les maoïstes, ultra-majoritaires dans l'équipe de philosophes regroupée par ses soins, que Foucault fait appel à Henri Weber, alors dirigeant trotskiste. Étienne Balibar, recruté lui aussi, n'aura pas la vie facile, en raison de son appartenance au Parti communiste. Enfin, pour jouer le rôle de modérateur dans ce milieu agressivement militant, Foucault fait appel à un sage, reconnu pour ses compétences pédagogiques comme pour ses qualités de fédérateur : François Châtelet. Foucault ne s'occupe pas seulement de son propre département. Il participe aux réunions préparatoires à l'ouverture du Centre, qui se tiennent à la Sorbonne, autour du doyen Las Vergnas, ou de Jean-Baptiste Duroselle, l'historien qui a été choisi comme « délégué » du noyau cooptant mais qui démissionnera bien vite, effaré par la tournure gauchiste que prennent les événements. Des réunions se tiennent aussi chez Hélène Cixous, une jeune angliciste proche de Las Vergnas (et également amie de Derrida). Elle est l'auteur d'un essai sur James Joyce (qui avait d'abord été sa thèse de doctorat), paru en 1968, et elle est au tout début d'une carrière littéraire dont on sait quelle sera la suite. Elle a joué un rôle très important dans le projet de l'université vincennoise et dans sa mise en chantier (c'est elle qui a suggéré les noms et contacté nombre des personnalités appelées à constituer le premier comité d'experts - avec le souci de pouvoir mettre en avant leur « légitimité savante » et sollicité plusieurs des enseignants qui formeront le noyau

cooptant pour assurer l'ouverture de la nouvelle structure). L'un des grands soucis de Foucault : écarter les psychologues et la psychologie pour allouer les postes et les crédits à une section de psychanalyse. Avec l'appui de Castel et Passeron, il milite pour la nomination de Serge Leclaire. Les discussions aboutiront à un compromis : deux départements psychologie et psychanalyse - seront créés. Mais tout le monde a remarqué ses talents de « stratège » dans les discussions, son « art de la manœuvre », et, selon certains, de la « manipulation ». Il faut encore que Foucault lui-même soit officiellement nommé. Alors que tout se passe normalement dans les autres disciplines, la section de philosophie du Comité consultatif des universités, organisme officiel chargé de la carrière des enseignants du supérieur, fait valoir que Foucault ne peut être recruté comme titulaire de la chaire de philosophie puisqu'il est lui-même recruteur. Le 9 novembre 1968, le doyen Las Vergnas écrit au ministre de l'Éducation nationale : « Sur avis de la Commission d'orientation, réunie le 25.10.68, je vous avais proposé d'appeler Michel Foucault à faire partie du “noyau cooptant” de Vincennes et de le nommer dans la chaire de philosophie. À la suite de la décision défavorable prise par le CCU au cours de sa séance du 5 novembre 68, Michel Foucault m'a fait part de sa décision de se retirer du “noyau cooptant” pour pouvoir faire l'objet d'un vote de cooptation par ses futurs collègues. Ce vote a eu lieu le 16 novembre 68. Les professeurs titulaires ayant reçu notification de leur affectation au Centre universitaire de Vincennes en date du 15.11.68 sont au nombre de onze. Il a donné le résultat suivant : « Votants : dix (un absent). Michel Foucault : dix voix. « J’ai donc l’honneur de renouveler ma proposition de désigner Michel Foucault pour occuper la chaire de philosophie du CUE de Vincennes et

de vous demander de bien vouloir soumettre son cas à nouveau au CCU. »

Cette fois, les choses se passent sans encombre. La nomination de Foucault prend effet au 1er décembre.

L'université de Vincennes ouvre ses portes administrativement parlant en tout cas - en décembre 1968. Les premiers cours commencent en janvier 1969. Mais le véritable démarrage aura lieu en février et mars. « L'atmosphère de Vincennes est celle d'une ruche bruyante où chacun cherche sa place », écrit Le Monde, le 15 janvier. Mais le bourdonnement de la ruche va bientôt laisser la place au chaos le plus total. Ce climat de tension n'est d'ailleurs pas limité au bois de Vincennes. Dès la rentrée de l'automne 1968 et pendant tout l'hiver 1968-1969, Le Monde consacre chaque jour une, deux, parfois trois pages entières à la rubrique « agitation universitaire », et l'on n'en finirait pas d'énumérer les grèves et les meetings qui submergent les lycées et les facultés, à Paris ou en province, les incidents permanents et les affrontements plus ou moins violents avec la police. Les Vincennois ne vont pas tarder à entrer dans la danse. Le 23 janvier, le comité d'action du lycée Saint-Louis avait décidé d'organiser une réunion au cours de laquelle devaient être projetés des films sur mai 68. Le rectorat a interdit le rassemblement et fait couper le courant. Mais trois cents lycéens sont entrés dans l'établissement munis d'un groupe électrogène. Ils ont projeté les films puis sont sortis en cortège, pour éviter les interpellations, rejoignant alors un meeting qui commençait, à quelques mètres de là, dans la cour de la Sorbonne, de l'autre côté du boulevard SaintMichel. Un mot d'ordre circule très vite : l'occupation du rectorat, dont les bureaux sont situés dans les bâtiments de la vieille Sorbonne. Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais la police intervient et fait évacuer les lieux. Tandis que des bagarres

éclatent au Quartier latin. Par solidarité, quelques centaines d'étudiants de Vincennes, quelques professeurs aussi, décident d'occuper leur faculté et se retranchent derrière des barricades de fortune. Tout est bon : les tables, les chaises, les bureaux, les armoires, les télévisions... tout le matériel flambant neuf qui vient d'être installé. Et lorsqu'on pleine nuit la police intervient - deux mille hommes en tout -, Vincennes connaît sa première bataille. Grenades lacrymogènes d'un côté, pierres et projectiles divers de l'autre. Les forces de police investissent peu à peu les locaux et rassemblent les étudiants et les professeurs dans le grand amphithéâtre. Michel Foucault figure parmi les derniers à être interpellés. Ils arrivent les yeux rouges de larmes à cause des gaz. Et Foucault dit à Passeron : « Ils ont tout cassé dans ton bureau. » Puis tout le monde est emmené dans des cars et « embarqué » à Beaujon, le centre de contrôle de la police parisienne. Deux cent vingt personnes en tout. Comme les autres, Michel Foucault sera relâché au petit matin. Les réactions du gouvernement et de la presse vont être assez dures : Edgar Faure dénonce 1'« absurdisme » de ces incidents et déplore l'étendue des dégâts et des déprédations commis dans les locaux universitaires. Tandis que les milieux conservateurs reprochent au ministre son « libéralisme » et lui imputent la responsabilité des désordres et de la « casse ». Les graffitis qui ont détérioré ce jour-là à la Sorbonne le fameux portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne vont devenir le symbole inlassablement évoqué de ce « vandalisme gauchiste ». Après ces incidents, 34 étudiants seront exclus de l'université et 181 autres menacés de poursuite. Le 10 février 1969, un grand meeting se tient à la Mutualité pour protester contre ces mesures disciplinaires. Y prennent la parole, devant une salle archi-comble, Jean-Paul Sartre et Michel Foucault qui fut, selon Le Monde, l'un des orateurs les plus virulents, dénonçant la provocation des

forces de l'ordre et la « répression calculée », Sartre et Foucault paraissent donc à la même tribune. Mais pas en même temps : ce soir-là, ils ne se croiseront pas. Leur rencontre se produira effectivement sous le signe de la politique, mais ce sera deux ans plus tard. Après cette inauguration quelque peu tonitruante, Vincennes va vivre au rythme des assemblées générales, des manifestations, des heurts avec la police, des batailles rangées entre communistes et gauchistes ou entre chapelles gauchistes. Mais malgré tout, les cours se tiennent, même s'ils tournent souvent au psychodrame, à la joute verbale, à la discussion sans fin, à l'échange d'arguties débridées sur la révolution, la lutte des classes, le prolétariat... Michel Serres quittera Vincennes aussitôt après cette première année, et il a gardé de cette période un souvenir sinistre : « J'ai eu l'impression, raconte-t-il, d'être plongé dans la même atmosphère de terrorisme intellectuel que celle que faisaient régner les staliniens quand j'étais élève de la rue d'Ulm. » Pourtant, il se fait un devoir d'assurer son cours, de faire passer les examens. Michel Foucault fait office de « directeur » du département de philosophie, bien que l'idée de « direction » n'ait pas grand sens dans un tel contexte. En tout cas, un programme des cours est affiché. Cette liste des enseignements est d'ailleurs assez édifiante sur l'atmosphère intellectuelle de l'époque et sur la vision du monde des « Vincennois ». Voici quelques exemples des intitulés de cours, pour l'année 1968-1969 : « Révisionnisme-gauchisme » par Jacques Rancière, « Sciences des formations sociales et philosophie marxiste » par Étienne Balibar, « Révolutions culturelles » par Judith Miller, « Lutte idéologique » par Alain Badiou... Certes, quelques enseignants essaient de faire un travail plus classique et plus conforme aux normes universitaires : Michel Serres expose les théories positivistes de la science et les

rapports entre la rationalité grecque et les mathématiques ; François Châtelet enseigne « La pensée politique grecque » ou « L'identité et la contradiction dans la philosophie grecque ». Tandis que Michel Foucault, pour sa part, analyse « Le discours de la sexualité » et « La fin de la métaphysique ». L'année suivante (1969-1970), les intitulés restent dans la même tonalité et l'on y trouve pêle-mêle : « Théorie de la deuxième étape du marxisme-léninisme : le stalinisme » par Jacques Rancière et « Troisième étape du marxismeléninisme : le maoïsme » par Judith Miller ; une « Introduction au marxisme du xxe siècle : Lénine, Trotski et le courant bolchevique » par Henri Weber ; « La dialectique marxiste » par Alain Badiou... tandis que François Châtelet continue stoïquement d'étudier la pensée antique avec une « Critique de la pensée spéculative grecque » ou bien d'aborder « Les problèmes épistémologiques des sciences historiques ». Les cours de Foucault portent sur « L'épistémologie des sciences de la vie » et sur Nietzsche. Ce dernier cours fournira la matière de son texte sur Nietzsche, la généalogie, l'histoire, dans le volume d'hommage à Jean Hyppolite qu'il éditera en 1971. La première année, l'affluence à son cours est telle - plus de 600 personnes - qu'il essaiera l'année suivante de limiter le nombre des inscriptions. « Pas plus de vingt-cinq », a-t-il dit à Assia Melamed, secrétaire de la section. Ce qui n'empêchera pas une bonne centaine de personnes de venir l'écouter bien qu'il ait choisi une salle plus petite. Comme on l'a vu, les sujets de cours ont de quoi surprendre, en dehors de quelques-uns d'entre eux, et en effet, ils surprennent. Le 15 janvier 1970, Olivier Guichard, le ministre de l'Éducation qui a remplacé Edgar Faure, déplore les conditions dans lesquelles l'enseignement s'est déroulé pendant l'année 1969 en philosophie ; il dénonce le caractère « marxiste-léniniste » des enseignements donnés et décide de

supprimer 1'« habilitation nationale » des diplômes décernés par Vincennes dans cette discipline. En clair : les étudiants ne pourront plus se présenter aux concours de recrutement de l'enseignement secondaire (CAPES et agrégation). Les propos du ministre ont fait mouche, surtout lorsqu'il a cité à la radio quelques exemples de cours. Michel Foucault lui répond le 24 janvier, lors d'une conférence de presse organisée par les enseignants : puisque la vocation de Vincennes, explique-t-il, est d'étudier le monde contemporain, comment la section de philosophie pourrait-elle éviter d'être une « réflexion sur la politique » ? Quelques jours plus tard, il monte à nouveau au créneau pour défendre « son » département : « Comment donner un enseignement développé et diversifié quand on a 950 étudiants pour huit enseignants ? » déclare-t-il dans une interview publiée par Le Nouvel Observateur. « Qu'on me dise clairement, ajoute-t-il, ce qu'est la philosophie et au nom de quoi, de quel texte, de quel critère, de quelle vérité, on rejette ce que nous faisons. » Puis il passe à la contre-offensive : « L'essentiel dans ce qu'a dit le ministre, ce ne sont pas les raisons qu'il avance ; c'est la décision qu'il veut prendre. Elle est claire : les étudiants qui auront fait leurs études à Vincennes n'auront pas le droit d'enseigner dans le secondaire. Je pose à mon tour des questions : pourquoi ce cordon sanitaire ? Qu'est-ce que la philosophie (la classe de philosophie) a de si dangereux pour qu'il faille avec tant de soins la protéger ? Et qu'y a-t-il chez les Vincennois de si dangereux ? » Il dénonce alors le « piège » que les autorités universitaires et politiques ont tendu au département de philosophie de Vincennes en lui promettant la plus totale liberté, et en réprimant celle-ci dès qu'elle a voulu s'exercer4. Mais Foucault n'est pas au bout de ses peines. Car peu de temps après éclate une autre affaire qui attire à nouveau les regards sur l'université de Vincennes et sa section de philosophie. Car, autant que les cours eux-mêmes, les

modalités de contrôle pédagogique et les procédures d'examen ont déjà suscité la colère des autorités ministérielles. L'attribution des « unités de valeur », c'est-àdire des certificats sanctionnant chaque cours à la fin de l'année, se déroule de la manière la plus fantaisiste. Il n'est pas question pour les enseignants de faire passer des examens. L'ancienne secrétaire du département de philosophie raconte les faits de la manière suivante : la première année, les enseignants s'enfermaient dans une salle et les étudiants glissaient un petit bout de papier sous la porte avec leur nom. On les inscrivait sur la liste des reçus. La deuxième année, on a dactylographié une liste de reçus, mais il suffisait de le demander pour en faire partie. Quand Judith Miller raconte à Madeleine Chapsal et Michèle Manceaux, dans une interview pour leur livre, Des professeurs pour quoi faire ?, qu'elle distribue les « unités de valeur » dans l'autobus, quand elle ajoute que « l'université est un morceau de la société capitaliste » et qu'elle fera de son mieux pour qu'elle fonctionne « de plus en plus mal », le scandale n'est pas loin d'éclater à nouveau. Le détonateur : un extrait du livre paraît dans L'Express. Pour le ministère, trop, c'est trop. Le 3 avril 1970, la fille de Jacques Lacan, militante en vue du mouvement maoïste Gauche prolétarienne, reçoit une lettre du ministre qui lui apprend qu'il se voit contraint de « mettre fin à son affectation dans l'enseignement supérieur » et de la renvoyer dans l'enseignement secondaire dont elle était détachée. Cette décision ministérielle provoque évidemment un regain de tension à Vincennes. Occupation des locaux, évacuation par la police... De tels incidents ne sont que des éléments parmi tant d'autres qui défraient la chronique vincennoise et nourrissent les polémiques autour de l'université de Vincennes et de son existence même. Dès le 8 octobre 1969, le président de l'université, Jacques Droz, avait lancé cette mise

en garde : « Si des agissements irresponsables ne trouvent pas une opposition de la part des étudiants, je crains que Vincennes n'aille à une catastrophe et qu'on ne soit obligé de la fermer. » Les titres de la presse reviennent d'ailleurs, de manière lancinante, pendant plusieurs années, sur cette question. Selon leur option politique, les journaux s'interrogent : va-t-on (ou doit-on) fermer Vincennes ? « Vincennes en sursis », « Vincennes doit vivre », etc., peuton lire au fil des mois, comme une litanie éternellement ressassée après chaque incident. Vincennes vivra. Mais ce sera - et pour longtemps - dans ce climat de violence instauré dès le départ. Selon tous les témoins, le département de philosophie a été à la pointe de ces désordres permanents. Un enseignant qui a participé à la fondation de la faculté estime que cette section a été « saisie dès le départ d'un vertige autodestructeur ». Et tout cela avec, sinon l'accord profond, du moins la participation ou la caution de Michel Foucault, qui évolue avec une certaine aisance dans cette contestation ultragauchiste et paraît, à l'occasion, s'en donner à cœur joie dans les manifestations diverses qu'elle invente chaque jour. Au début, en tout cas. Car il semble aussi qu'il se soit fatigué rapidement. Certains pensent même qu'il a été assez traumatisé par son expérience vincennoise, par les mises en cause permanentes dont les enseignants faisaient l'objet. Bien sûr, on l'a vu la barre de fer à la main, prêt à en découdre avec les militants communistes, bien sûr, on l'a vu lancer des cailloux sur les policiers... Mais le climat de Vincennes n'était sans doute pas fait pour lui plaire durablement. « J'en avais assez d'être entouré par des demi-fous », dira-t-il peu après son départ à l'un de ses amis. En tout cas, il n'aimait pas trop le contact des étudiants. Et semble n'avoir guère apprécié non plus les comportements de certains de ses collègues (il parlera plus tard avec dédain des anciens militants gauchistes

devenus « les petits chefs de Vincennes5 »). Et il s'arrangeait pour passer le moins de temps possible sur le campus afin de pouvoir continuer ses explorations à la Bibliothèque nationale. Au fond, il va être très heureux de quitter cet endroit où il savait d'ailleurs que sa présence serait transitoire. Car c'est dans le même temps qu'il mène sa campagne pour l'élection au Collège de France : il rédige sa plaquette de candidature, rend visite aux professeurs en place et se plie aux rituels exigés par la prestigieuse institution de tous ceux qui veulent y être admis. Foucault est resté deux années à Vincennes. Deux années mouvementées, qui seront essentielles dans sa vie, dans sa carrière, dans son œuvre. Car c'est là qu'il revient vraiment à la politique, qu'il rencontre l'histoire, « comme un scaphandre déposé au fond de la mer et que la tempête soulève soudain jusqu'au rivage », selon l'image qu'il a luimême employée et que Jules Vuillemin rappellera dans son éloge funèbre au Collège de France6. Une remontée à la surface, une entrée en politique qui doit sans doute beaucoup à Daniel Defert qui évolue dans la mouvance maoïste de la Gauche prolétarienne. Foucault l'a rencontré en octobre 1960, par l'intermédiaire de Robert Mauzi, et, en 1963, il est devenu son compagnon et le restera jusqu'à sa mort7. Foucault s'est arrangé pour le faire recruter comme assistant à Vincennes, au département de sociologie (il y sera ensuite maîtreassistant puis maître de conférences). En fait, c'est un tout autre Foucault qui va naître en ce moment crucial. Nous sommes loin de l'universitaire qui participait aux commissions ministérielles ou faisait passer l'oral de l'ENA. Cet homme-là va peu à peu s'évanouir, se laisser oublier, et de l'alambic vincennois va émerger le philosophe engagé, dont l'intervention se déploiera sur tous les fronts, ceux de l'action et ceux de la réflexion. À partir de 1969, Foucault va

commencer d'incarner la figure même de l'intellectuel militant. C'est là que s'invente le Foucault que tout le monde connaît, celui des manifestations et des manifestes, celui des « luttes » et de la « critique », auxquelles la chaire du Collège de France donnera une solidité et une force plus grandes encore. Sans d'ailleurs que cette « entrée en politique » ait pour l'instant imprimé sa marque sur le registre proprement intellectuel : à Vincennes, Foucault fait cours sur Nietzsche, et sa leçon inaugurale au Collège de France, en décembre 1970, reste plus proche des intérêts exprimés dans L'Archéologie du savoir que des élaborations ultérieures sur le pouvoir. Ou, pour être plus exact : les deux moments - le passé et le futur - se chevauchent, s'imbriquent dans ce présent instable que constituent pour lui les années 1969 et 1970. Les articles qu'il publie ou les conférences qu'il donne pendant cette période restent d'ailleurs étonnamment marqués par ses préoccupations théoriques et son style antérieurs. Comme cette conférence devant la Société française de philosophie, le 22 février 1969, appelée à devenir célèbre : « Qu'est-ce qu'un auteur ?» À partir de la formulation de Beckett, bien entendu : « Qu'importe qui parle, quelqu'un a dit, qu'importe qui parle. » Une indifférence, dit Foucault, dans laquelle « s'affirme le principe éthique le plus fondamental peut-être de l'écriture contemporaine ». À cette indifférence, Foucault ajoute un second thème, « la parenté de la mort et de l'écriture ». La discussion qui va suivre l'exposé sera mémorable : elle commence par un échange assez vif entre Lucien Goldmann et Foucault. Le sociologue marxiste critique le « structuralisme » et termine en citant cette phrase écrite par un étudiant, au mois de mai 1968, sur un tableau noir dans une salle de la Sorbonne : « Les structures ne descendent pas dans la rue. » Et il ajoute : « Ce ne sont jamais les structures qui font l'histoire, mais les hommes, bien que l'action de ces

derniers ait toujours un caractère structuré et significatif. » Foucault réplique assez sèchement : « Je n'ai jamais, pour ma part, employé le mot de structure. Cherchez-le dans Les Mots et les choses, vous ne le trouverez pas. Alors j'aimerais bien que toutes les facilités sur le structuralisme me soient épargnées. » Puis il commente « la mort de l'homme » : « C'est un thème qui permet de mettre au jour la manière dont le concept d'homme a fonctionné dans le savoir [...]. Il ne s'agit pas d'affirmer que l'homme est mort, il s'agit de voir [...] de quelle manière, selon quelles règles s'est formé et a fonctionné le concept d'homme. J'ai fait la même chose pour la notion d'auteur. Retenons nos larmes. » Un autre intervenant vient au secours de Foucault : Jacques Lacan. « Je ne considère pas, déclare le psychanalyste, qu'il soit d'aucune façon légitime d'avoir écrit que les structures ne descendent pas dans la rue, parce que, s'il y a quelque chose que démontrent les événements de mai, c'est précisément la descente dans la rue des structures. Le fait qu'on l'écrive à la place même où s'est opérée cette descente dans la rue ne prouve rien d'autre que, simplement, ce qui est très souvent, et même le plus souvent, interne à ce qu'on appelle l'acte, c'est qu'il se méconnaît lui-même8. »

Pourtant, à ce moment-là, Les Mots et les choses et la « mort de l'homme » sur lesquels il doit encore répondre dans les discussions publiques sont d'ores et déjà en train de glisser dans ce que Foucault considère comme son passé et ce mouvement va bientôt s'accentuer. Dès le mois d'août 1970, il écrit dans une lettre : « J'avais promis une postface à la réédition de Les Mots et les choses, mais maintenant ce sont pour moi des choses sans intérêt9. » Il ira jusqu'à déclarer par la suite que Les Mots et les choses, « ce n'est pas mon vrai livre » et que ceux qu'il regarde comme tels sont les ouvrages

qui sont sous-tendus par la « passion », c'est-à-dire ceux qui parlent de la folie, du crime, de la sexualité10...

Que restera-t-il de la présence de Foucault à Vincennes ? Ce fut pour lui l'occasion de mettre en place certaines dispositions qui allaient avoir des effets durables dans le paysage intellectuel français. Car, malgré les turbulences, Vincennes allait prendre sa vitesse de croisière et sa section de philosophie connaître un rayonnement certain, puisque allaient s'y retrouver Deleuze, Lyotard, Scherer... Aussi l'ambition de Foucault d'y accueillir « ce qu'il y a de mieux » n'aura-t-elle pas été totalement vaine... Et le département de psychanalyse va très vite devenir l'un des foyers du rayonnement lacanien. En juillet 1969, Foucault avait d'ailleurs invité Lacan lui-même à venir poursuivre son séminaire à Vincennes, lorsque l'École normale s'était refusée à l'accueillir plus longtemps. Finalement, le séminaire trouvera refuge à la faculté de droit, place du Panthéon, mais Lacan acceptera de venir à Vincennes pour une série de conférences. Un cycle qui tournera court dès la première séance, le 3 décembre 1969. Chahuté et pris à partie par les étudiants, Lacan leur a lancé sa célèbre apostrophe : « Ce à quoi vous aspirez, comme révolutionnaires, c'est à un maître. Vous l'aurez. » Et puis il s'est levé et a quitté la salle. Il téléphonera simplement au département de philosophie pour dire qu'il « mardigratisera » la conférence suivante, prévue au début de février, et qu'il annule toutes les autres. En laissant le département de philosophie de Vincennes entre les mains de François Châtelet, Michel Foucault sait qu'il lui laisse un héritage assez difficile à gérer. Il sait qu'il lui laisse un foyer de conflits. Mais aussi un lieu d'effervescence intellectuelle n.

2 La solitude de l'acrobate

« Monsieur l'administrateur, mes chers collègues, mesdames, messieurs... » Le silence s'est fait dans la salle et la voix a commencé de s'élever, sourde, tendue par l'émotion, presque déformée par le trac, une parole murmurée plutôt que projetée : « ... dans ce discours qu'aujourd'hui je dois tenir, et dans ceux qu'il me faudra tenir ici, pendant des années peut-être... » Nous sommes le 2 décembre 1970 et Michel Foucault prononce sa leçon inaugurale au Collège de France. Plusieurs centaines de personnes se sont entassées dans le grand amphithéâtre où se déroule traditionnellement cette cérémonie et qui semble n'avoir pas changé depuis des lustres - c'était avant la rénovation et la modernisation des locaux -, avec ses vieux bancs de bois et son atmosphère un peu sombre. Ce jour-là, comme c'est fréquemment le cas en ces années très agitées, le Quartier latin est en état de siège. Tous les auditeurs ont dû traverser, dans les rues proches de la Sorbonne, des barrages formés par des cars de police et des rangées de CRS, casque à visière rabattue et matraque au poing, dressant un étrange décor pour le discours qui allait bientôt résonner dans cette enceinte. La police n'est pas là pour Foucault, bien sûr ! Mais tout le monde opère le rapprochement. Lorsqu'il parlera, quelques jours plus tard, dans Les Lettres françaises, de « la grande foule » qui se

bousculait pour écouter le philosophe, Pierre Daix ne manquera pas de faire allusion à ces « travées pleines de gens debout, en majorité des jeunes gens, comme si mai 68 avait envoyé de solides délégations dans une assemblée plus rassise1 ». Des délégations de mai qui se font reconnaître d'emblée, en accueillant d'un murmure railleur la petite allocution prononcée par l'administrateur du Collège de France, Étienne Wolff, qui a voulu souhaiter la bienvenue au nouvel arrivant dans ce « pays de la liberté » qu'est l'imposante bâtisse de la place Marcelin-Berthelot... Puis Foucault commence à lire - car il lit son texte, comme le veut la règle - sous le regard figé de Bergson, dont le profil en bronze domine la salle : « J'aurais aimé qu'il y ait derrière moi une voix qui parlerait ainsi : “il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut dire des mots tant qu'il y en a, il faut les dire jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent - étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c'est peutêtre déjà fait, ils m'ont peut-être porté jusqu'au seuil de mon histoire, devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire, ça m'étonnerait si elle s'ouvre.” » En se coulant ainsi dans les phrases du Beckett de L'Innommable, Foucault subjugue son auditoire. Parmi ceux qui l'écoutent : Georges Dumézil, bien sûr, Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel, François Jacob, Gilles Deleuze... Michel Foucault vient de faire son entrée dans le saint des saints de l'institution universitaire française. La même cérémonie avait eu lieu la veille, avec un public assez différent : il s'agissait d'accueillir Raymond Aron. Deux jours plus tard, le 4 décembre, le Collège recevra Georges Duby. La coïncidence des dates pour les leçons de Michel Foucault et de Raymond Aron n'est pas tout à fait le fruit du hasard. Ils ont été élus le même jour, lors d'une même assemblée des professeurs. Et sans que les choses se soient passées d'une manière aussi explicite, il en est plus d'un pour penser qu'il

s'agissait, entre les partisans de l'un et de l'autre, d'une sorte d'arrangement : donnant-donnant. Mais il faut se reporter quelques années plus tôt pour rendre compte de cette élection de Michel Foucault. À son amitié avec Dumézil d'abord. Dumézil a quitté le Collège au moment du vote, puisqu'il a atteint l'âge de la retraite. Il se contentera donc de solliciter, depuis les États-Unis où il est parti enseigner, l'appui de ceux de ses anciens collègues qu'il a senti réticents, ou un peu inquiets de la réputation sulfureuse du candidat, et qu'il espère pouvoir convaincre. « Mon rôle se borna, indique-t-il dans son article nécrologique de 1984, à écrire de Chicago à six collègues électeurs que, quoi qu'on dît, Foucault n'était pas le diable. Plutôt le contraire2. » C'est ainsi, par exemple, qu'il essaie d'obtenir le suffrage de Claude Lévi-Strauss : « Vous pouvez imaginer tout ce qui me sépare de Foucault, philosophiquement, politiquement, lui glisse-t-il au détour d'une longue lettre qu'il lui adresse en avril 1969. Mais si j'étais encore vivant [Dumézil veut dire : si j'étais encore en activité au Collège], je me battrais pour lui. Mon problème d'électeur, devant plusieurs candidats, a toujours été le même : juger non pas des opinions, ni même des méthodes mais mesurer des tailles, observer des puissances. Celui-là bouillonne3. » Cela ne suffira pas à faire changer Lévi-Strauss d'avis : il n'a pas aimé Les Mots et les choses et il ne votera pas pour Foucault (il ne votera d'ailleurs pour aucun des candidats en présence). Et les autres destinataires ? « Mes lettres ont-elle servi, je ne sais pas », déclarera Dumézil, lorsqu'il évoquera cet épisode4. Dans la mesure où il disposait d'un énorme capital de prestige, on peut penser que ses interventions n'ont pas toutes été inutiles. Mais surtout, il avait commencé d'évoquer, puis de soutenir, la candidature de Foucault bien avant son départ.

Car, dès 1966, Jean Hyppolite avait profité de l'énorme succès rencontré par Les Mots et les choses pour mettre l'élection de Foucault à l'ordre du jour. Il a entrepris les démarches nécessaires pour mener à bien son projet ; il a commencé de parler aux uns et aux autres de l'éventualité d'une telle candidature, de tester les réactions. Qui sont assez diverses. Il est épaulé dans cette tâche par Jules Vuillemin, le titulaire de l'autre chaire de philosophie. Dumézil, Hyppolite, Vuillemin : le trio des supporters ne manque pas d'allure. Et il faut y ajouter Fernand Braudel, qui ne ménage pas sa peine. Hélas, Hyppolite ne verra pas aboutir son entreprise : il meurt le 27 octobre 1968. Et lorsqu'il est question de pourvoir la chaire laissée vacante par sa disparition, c'est tout naturellement vers Foucault que les regards se tournent. Vuillemin va donc présenter officiellement la candidature de son ancien collègue clermontois. Ou plus exactement, proposer à l'assemblée des professeurs la création d'une chaire qui serait ensuite attribuée à Foucault. Car les élections au Collège de France se déroulent en deux étapes : dans un premier temps, on vote pour une chaire, sans que le nom de son titulaire apparaisse, même si ce n'est là qu'une fiction, et dans un deuxième temps, on désigne la personne qui viendra occuper cette chaire5. Le 30 novembre 1969, les professeurs se réunissent pour décider de la création de deux chaires : l'une de sociologie, l'autre de philosophie. Pour cette dernière, trois propositions sont en concurrence. Car deux autres philosophes sont entrés en lice pour la succession de Jean Hyppolite : Paul Ricœur et Yvon Bélaval. Michel Foucault a rédigé, comme il se doit, une plaquette pour exposer ses Titres et travaux, esquisser les grandes lignes de son programme d'enseignement et justifier l'intitulé qu'il a choisi pour la chaire qu'il souhaite occuper : « Histoire des systèmes de pensée ». Cette plaquette d'une dizaine de pages est adressée à tous les professeurs du Collège

(Voir annexe 2). Foucault y décline d'abord son identité universitaire : ses études, ses diplômes, les postes occupés... Puis il donne la liste de ses publications : livres, articles, préfaces, traductions... Il résume ensuite ses recherches antérieures, depuis V Histoire de la folie jusqu'à L'Archéologie du savoir. Voici comment il présente la logique de sa recherche dans ce document d'un intérêt exceptionnel et qui mérite d'être cité longuement : « Dans {'Histoire de la folie à l’âge classique, j’ai voulu déterminer ce qu’on pouvait connaître de la maladie mentale à une époque donnée. Un tel savoir se manifeste bien sûr dans les théories médicales qui nomment et classent les différents types pathologiques, et qui essaient de les expliquer ; on le voit apparaître aussi dans des phénomènes d’opinion dans cette vieille peur que suscitent les fous, dans le jeu des crédulités qui les entourent, dans la manière dont on les représente au théâtre ou dans la littérature. Ici et là, des analyses faites par d’autres historiens pouvaient me servir de guides. Mais une dimension m’a paru inexplorée : il fallait chercher comment les fous étaient reconnus, mis à part, exclus de la société, internés et traités ; quelles institutions étaient destinées à les accueillir, et à les retenir - à les soigner parfois ; quelles instances décidaient de leur folie et selon quels critères, quelles méthodes étaient mises en œuvre pour les contraindre, les châtier ou les guérir ; bref dans quel réseau d’institutions et de pratiques le fou se trouvait à la fois pris et défini. Or, ce réseau, lorsqu’on examine son fonctionnement et les justifications qu’on en donnait à l’époque, apparaît très cohérent et très bien ajusté : tout un savoir précis et articulé se trouve engagé en lui. Un objet s’est alors dessiné pour moi : le savoir investi dans des systèmes complexes d’institutions. Et une méthode s’imposait : au lieu de parcourir, comme on le faisait volontiers, la seule bibliothèque des livres scientifiques, il fallait visiter un ensemble d’archives comprenant des décrets, des règlements, des registres d’hôpitaux ou de prisons, des actes de jurisprudence. C’est à l’Arsenal ou aux Archives nationales que j’ai entrepris l’analyse d’un savoir dont le corps visible n’est pas le discours théorique ou scientifique, ni la littérature non plus, mais une pratique quotidienne et réglée. « L’exemple de la folie m’a paru toutefois insuffisamment topique ; au xviie et au xvme siècle, la psychopathologie est encore trop

rudimentaire pour qu’on puisse la distinguer d’un simple jeu d’opinions traditionnelles ; il m’a semblé que la médecine clinique, au moment de sa naissance, posait le problème en termes plus rigoureux ; au début du xixe siècle, elle est liée en effet à des sciences constituées ou en cours de constitution, comme la biologie, la physiologie, l’anatomie pathologique ; mais elle est liée d’autre part à un ensemble d’institutions comme les hôpitaux, les établissements d’assistance, les cliniques d’enseignement, à des pratiques aussi, comme les enquêtes administratives. Je me suis demandé de quelle manière, entre ces deux repères, un savoir avait pu prendre naissance, se transformer et se développer, proposant à la théorie scientifique de nouveaux champs d’observations, des problèmes inédits, des objets jusque-là inaperçus ; mais comment en retour des connaissances scientifiques y avaient été importées, avaient pris valeur de prescription et de normes éthiques. L’exercice de la médecine ne se borne pas à composer, en un mélange instable, une science rigoureuse et une tradition incertaine ; elle est charpentée comme un système de savoir qui a son équilibre et sa cohérence propres. « On pouvait donc admettre des domaines de savoir qui ne sauraient s’identifier exactement avec des sciences, sans être pourtant de simples habitudes mentales. J’ai tenté alors dans Les Mots et les choses une expérience inverse : neutraliser, mais sans abandonner le projet d’y revenir un jour, tout le côté pratique et institutionnel, envisager à une époque donnée plusieurs de ces domaines de savoirs (les classifications naturelles, la grammaire générale et l’analyse des richesses, aux xviie et xviik siècles) et les examiner à tour de rôle pour définir le type de problèmes qu’ils posent, de concepts dont ils ont joué, de théories qu’ils mettent à l’épreuve. Non seulement, on pouvait définir 1’“archéologie” interne de chacun de ces domaines pris un à un ; mais on percevait de l’un à l’autre des identités, des analogies, des ensembles de différences qu’il fallait décrire. Une configuration globale apparaissait : elle était loin, certes, de caractériser l’esprit classique en général, mais elle organisait d’une façon cohérente toute une région de la connaissance empirique. « J’étais donc en présence de deux groupes de résultats bien distincts : d’une part, j’avais constaté l’existence spécifique et relativement autonome de “savoirs investis” ; de l’autre, j’avais noté des relations systématiques dans l’architecture propre à chacun d’eux. Une mise au point devenait nécessaire. Je l’ai esquissée dans L’Archéologie du savoir : entre l’opinion et la connaissance scientifique, on peut reconnaître l’existence d’un niveau particulier, qu’on propose d’appeler celui du

savoir. Ce savoir ne prend pas corps seulement dans des textes théoriques ou des instruments d'expérience, mais dans tout un ensemble de pratiques et d'institutions ; il n'en est pas toutefois le résultat pur et simple, l'expression à demi consciente ; il comporte en effet des règles qui lui appartiennent en propre, caractérisant ainsi son existence, son fonctionnement et son histoire ; certaines de ces règles sont particulières à un seul domaine, d'autres sont communes à plusieurs ; il se peut que d'autres soient générales pour une époque ; le développement enfin de ce savoir et ses transformations mettent enjeu des relations complexes de causalité6. »

Après avoir ainsi exposé ses « travaux antérieurs », Foucault présente son « projet d'enseignement ». Un enseignement qui sera, dit-il, soumis à deux impératifs : « Ne jamais perdre de vue la référence d'un exemple concret qui puisse servir de terrain d'expérience pour l'analyse ; élaborer les problèmes théoriques qu'il m'est arrivé de croiser ou que j'aurai l'occasion de rencontrer7. » L'exemple concret qui doit l'occuper « pendant un certain temps », c'est le « savoir de l'hérédité8 ». Et les problèmes théoriques seront les suivants : « Chercher à donner statut à ce savoir : où le repérer, entre quelles limites, et quels instruments choisir pour en faire la description... » Ensuite, il faudra s'interroger sur 1'« élaboration de ce savoir en discours scientifique », c'est-à-dire sur ce qu'est « la constitution d'une science quand on veut l'analyser non pas en termes transcendantaux, mais en termes d'histoire9 ». Et le troisième registre théorique concernera « la causalité dans l'ordre du savoir : [...] déterminer comment - par quels canaux et selon quels codes - le savoir enregistre, non sans choix ni modification, des phénomènes qui lui étaient jusquelà demeurés extérieurs, comment il devient réceptif à des processus qui lui sont étrangers10 »... Foucault conclut ainsi sa présentation : « Entre les sciences constituées (dont on a fait souvent l'histoire) et les phénomènes d'opinion (que les historiens savent traiter), il

faudrait entreprendre l'histoire des systèmes de pensée. » Ce qui conduira aussi, plus généralement, à « réinterroger la connaissance, ses conditions et le statut du sujet qui connaît11 ». Foucault ne suivra pas le programme qu'il indique ici. Mais peu importe, pour l'instant. Le rapport est rédigé, imprimé, adressé à tous les professeurs... Il revient à Jules Vuillemin de plaider pour la création de la chaire devant les professeurs assemblés. Pour préparer son argumentation, il reçoit Foucault chez lui, plusieurs soirs de suite, dans le petit appartement qu'il occupait alors dans le Marais. Ils discutent des aspects qu'il convient de mettre en évidence. Et comme Vuillemin a le souci de présenter un rapport très clair et compréhensible par ses collègues de toutes les disciplines, il demande à Foucault de préciser et d'expliciter plusieurs points qui lui semblent mal définis. Tous se passe à merveille, jusqu'au moment où il est question de la notion d'« énoncés », telle qu'elle est proposée dans L'Archéologie du savoir. Là, le candidat et son « parrain » vont s'accrocher assez sérieusement. Foucault a beau expliquer et réexpliquer ce qu'il a voulu dire, Vuillemin continue de trouver cette notion obscure. Foucault se met en colère et part en claquant la porte, accusant Vuillemin de mauvaise foi. Il faudra « une cérémonie de réconciliation » pour que les deux hommes puissent se remettre au travail et que Vuillemin termine son rapport. Sept feuillets dactylographiés, d'une frappe serrée : le rapport de Jules Vuillemin est très impressionnant par sa rigueur et son efficacité. Il offre un aperçu synthétique de la pensée de Foucault, marque ses temps forts et son évolution. Il se termine par cette définition de la tentative foucaldienne, telle qu'elle peut apparaître après Les Mots et les choses et L’Archéologie du savoir, mais toujours sans nommer l'auteur de ces livres, ni les livres eux-mêmes, puisqu'il s'agit seulement

de définir les principes généraux d'une chaire à créer : « L'histoire des systèmes de pensée n'est donc point l'histoire de l'homme ou des hommes qui les pensent. En fin de compte, c'est parce qu'il reste pris dans les termes de cette dernière alternative que le conflit entre matérialisme et spiritualisme oppose des frères ennemis, c'est-à-dire partagés sur la même question : comme sujet des pensées, on choisit des individus ou des groupes, mais on choisit toujours des sujets. Pour ceux qui tenteraient d'en douter, qu'ils relisent ce mot de Marx, souvent cité, distinguant de l'abeille l'architecte, si borné soit-il, parce qu'il construit la maison d'abord dans sa tête. L'abandon du dualisme et la constitution d'une épistémologie non cartésienne, on le voit, exigent plus : éliminer le sujet en gardant les pensées, et tenter de construire une histoire sans nature humaine12. » (Voir annexe 3.) L'assemblée des professeurs s'ouvre, en ce dimanche 30 novembre 1969, à quatorze heures trente. Deux autres chaires sont donc proposées concurremment à celle de Foucault : une chaire de « philosophie de l'action » défendue par Pierre Courcelle, professeur de littérature latine, destinée à Paul Ricœur ; et une chaire d'« histoire de la pensée rationnelle », appuyée par Alfred Fessard, professeur de neurophysiologie, destinée à Yvon Bélaval. Ce dernier est activement soutenu par un professeur à la retraite, qui s'est déplacé pour l'occasion : Martial Gueroult, qui ne se résigne pas à voir entrer Foucault au Collège, bien que ce soit son ami Vuillemin qui le parraine. Les trois « présentateurs » parlent à tour de rôle : le tirage au sort a donné la parole, dans l'ordre, à Pierre Courcelle, Jules Vuillemin, puis à Alfred Fessard. Enfin on en vient au scrutin. Il y a quarante-six votants. Au premier tour, le résultat est le suivant : — Pour une chaire de philosophie de l'action : 11 voix — Pour une chaire d'histoire des systèmes de pensée : 21 voix — Pour une chaire d'histoire de la pensée rationnelle : 10 voix

— Bulletins blancs marqués d'une croix (c'est-à-dire qui refusent explicitement les candidats en présence) : 4 La majorité requise étant de vingt-quatre voix (majorité absolue plus une voix), il faut procéder à un deuxième tour. Les résultats en seront les suivants : — Philosophie de l'action : 10 — Histoire des systèmes de pensée : 25 — Histoire de la pensée rationnelle : 9 — Bulletin blancs marqués d'une croix : 2 Vuillemin a gagné. Foucault est élu. Il a quarante-trois ans. Et lui qui avait imaginé sa carrière comme un perpétuel voyage de poste en poste, une errance de ville en ville, le voilà désormais attaché, en plein cœur de Paris, à l'un des plus glorieux temples du savoir. Il ne reste plus à l'assemblée des professeurs qu'à le désigner officiellement comme titulaire de la chaire ainsi créée. Le 12 avril 1970, un nouveau scrutin est donc organisé. Vuillemin fait à nouveau un long rapport, analysant cette fois chacun des livres de Foucault et donnant les directions majeures de l'enseignement qu'il projette de donner, en reprenant les indications portées par Foucault lui-même dans sa plaquette de Titres et travaux (voir annexe 4.) Le vote intervient aussitôt après : il y a trente-neuf votants. Foucault obtient vingt-quatre voix et il y a quinze bulletins blancs marqués d'une croix, ce qui signifie l'hostilité irréductible d'une forte minorité de professeurs. Il faut encore que le Collège sollicite l'approbation de l'une des académies qui constituent l'institut de France, avant de soumettre son choix à la décision du ministre. C'est à l'Académie des sciences morales et politiques qu'il revient de donner son avis sur cette élection. Un avis purement consultatif, comme le veut la tradition, puisque le ministre s'en tient toujours au vote des professeurs du Collège. Heureusement pour Foucault. Car sur un total de vingt-sept votants, il ne recueille aucun suffrage :

vingt-deux bulletins sont marqués d'une croix et cinq sont simplement blancs. Pierre Clarac, le secrétaire perpétuel de 1 'Académie des sciences morales et politiques, justifie ce vote étrange dans un rapport adressé au ministère en ces termes : « L'Académie a constaté la présence de 15 bulletins blancs marqués d'une croix, soit plus d'un tiers des votants [lors du deuxième vote du Collège]... Dans ces conditions, elle a décidé de ne présenter aucun candidat pour cette chaire. » Le ministre, bien entendu, décide de nommer Michel Foucault malgré ce refus. Et donc, le 2 décembre 1970, devant les professeurs du Collège de France et de nombreuses personnalités du monde culturel et universitaire, mais aussi devant une foule de jeunes admirateurs anonymes, Michel Foucault prend la parole de cette voix sourde et retenue qui stupéfie l'auditoire. C'est cette leçon inaugurale que Foucault publiera peu de temps après sous le titre devenu célèbre, L'Ordre du discours, en y rétablissant les passages qu'il avait dû éluder, pour ne pas déborder l'horaire imparti. Le thème de ce discours, c'est le discours lui-même, et Foucault commence, en une sorte de rappel ironique de la situation, par évoquer la peur de parler, l'inquiétude devant le commencement, et l'institution qui est là pour rassurer, pour rendre « les commencements solennels » et apaiser les craintes de l'orateur : « Mais qu'y at-il donc de si périlleux dans le fait que les gens parlent, demande Foucault, et que leurs discours indéfiniment profilèrent ? Où est donc le danger13 ? » Et il propose une réponse : « Voici l'hypothèse que je voudrais avancer ce soir [...] : je suppose que dans toute société, la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité14. » Ce sont tous ces dispositifs de

contrôle et de maîtrise des discours que Foucault va passer en revue pendant cette « leçon ». Et ce n'est pas d'histoire qu'il s'agit, ou alors de notre propre histoire : « Quelle civilisation, en apparence, a été plus que la nôtre, respectueuse du discours ? Où l'a-t-on mieux et plus honoré ? Où l'a-t-on, semble-t-il, plus radicalement libéré de ses contraintes et universalisé ? Or il me semble que sous cette apparente vénération du discours, sous cette apparente logophilie, se cache une sorte de crainte. Tout se passe comme si des interdits, des barrages, des seuils et des limites avaient été disposés de manière que soit maîtrisée, au moins en partie, la grande prolifération du discours, de manière que sa richesse soit allégée de sa part la plus dangereuse et que son désordre soit organisé selon des figures qui esquivent le plus incontrôlable ; tout se passe comme si on avait voulu effacer jusqu'aux marques de son irruption dans les jeux de la pensée et de la langue. Il y a sans doute dans notre société, et j'imagine dans toutes les autres, mais selon un profil et des scansions différentes, une profonde logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces événements, contre cette masse de choses dites, contre le surgissement de tous ces énoncés, contre tout ce qu'il peut y avoir là de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours15. » Les systèmes de la contrainte, érigés par la société pour pacifier ce grand bouillonnement du discours, Foucault les regroupe en trois catégories. D'abord, les procédures externes de l'exclusion : l'interdit et le tabou (on ne peut pas tout dire), le partage et le rejet (qui relèguent par exemple la parole du fou), et enfin la volonté de vérité, « prodigieuse machinerie destinée à exclure », qui n'a cessé de se renforcer au fil des siècles et qui est pourtant le dispositif de la contrainte dont on parle le moins. « Tous ceux, proclame Foucault, qui, de point en point

de notre histoire, ont essayé de contourner cette volonté de vérité, et de la remettre en question contre la vérité, là justement où la vérité entreprend de justifier l'interdit et de définir la folie, tous ceux-là, de Nietzsche à Artaud et à Bataille, doivent maintenant nous servir de signes, hautains sans doute, pour le travail de tous les jours16. » Deuxième groupe des principes de limitation : ceux qui s'exercent à l'intérieur même du discours. Le commentaire, qui redouble le texte ou la parole pour en annuler le caractère fortuit ; la notion d'auteur, qui en ramène l'étrange singularité à l'identité reconnaissable du moi et de l'individualité ; les disciplines enfin, scientifiques ou autres, qui rangent et classent le savoir et repoussent sur leurs marges tout ce qu'elles ne peuvent s'assimiler. Dernier groupe : les règles d'effectuation, qui s'imposent au discours. Rituels de sa mise en jeu dans la société, exigences auxquelles il faut satisfaire avant d'être en droit ou en mesure de parler : « Qu'on songe au secret technique ou scientifique ; qu'on songe aux formes de circulation du discours médical, qu'on songe à ceux qui se sont appropriés le discours économique ou politique17. » Ou encore, au rôle de l'école : « Tout système d'éducation est une manière politique de maintenir ou de modifier l'appropriation des discours, avec les savoirs et les pouvoirs qu'ils emportent avec eux18. » Redonner ses pleins droits au désordre ? Telle est peut-être la tâche que s'est donnée Foucault, dans la lutte qu'il entend mener contre le réseau serré de la contrainte qui institue 1'« Ordre du discours ». Et sinon défaire cet ordre, du moins l'analyser et le rendre visible, lui ôter le masque de l'évidence derrière lequel il se dissimule. Et puisque les philosophies, celles notamment qui ont dominé l'après-guerre, n'ont fait que redoubler et renforcer les jeux de l'exclusion, par l'idée d'un sujet fondateur, d'une expérience originaire ou encore

d'une médiation universelle, Foucault en appelle à un véritable renversement de la table des valeurs philosophiques. Et pour mener à bien ce travail qui va être le sien, dans ce théâtre de son enseignement, pour les années qui viennent, il évoque une double méthode. La démarche critique, d'abord, qui doit dénouer la trame des interdits, des exclusions et des limitations dans laquelle le discours se trouve enfermé. La démarche généalogique ensuite, pour retrouver le discours en son surgissement même, là où il apparaît malgré ou avec les systèmes de contraintes. Le programme que Foucault assigne alors à sa recherche s'organise selon plusieurs directions : analyser dans un premier temps l'un des maillons forts de ces principes d'exclusion : la volonté de vérité et la volonté de savoir. Et, dans ce cadre, également, étudier « l'effet d'un discours à prétention scientifique - discours médical, psychiatrique, discours sociologique aussi - sur cet ensemble de pratiques et de discours prescriptifs que constitue le système pénal. C'est l'étude des expertises psychiatriques et de leur rôle dans la pénalité qui servira de point de départ et de matériel de base à cette analyse ». Ce serait l'aspect critique. Pour l'aspect généalogique, encore que la distinction soit difficile à établir, il évoque cette analyse du « discours concernant l'hérédité » qu'il avait déjà suggérée dans sa plaquette de candidature, et « les interdits qui frappent le discours de la sexualité », étude généalogique autant que critique, car « il serait difficile et abstrait de mener cette étude sans analyser en même temps les ensembles des discours littéraires, religieux, ou éthiques, biologiques et médicaux, juridiques également, où il est question de la sexualité, et où celle-ci se trouve nommée, décrite, métaphorisée, expliquée, jugée19 »... Foucault termine en rendant hommage à Jean Hyppolite : « Je sais ce qu'il y avait de si redoutable à prendre la parole,

puisque je la prenais en ce lieu d'où je l'ai écouté et où il n'est plus, lui, pour m'entendre. » Jean Lacouture rendra compte, le lendemain, dans Le Monde, de cette « cérémonie initiatique » à laquelle le philosophe « s'est plié avec l'aisance d'un diacre des temps d'hérésie20 ».

Leçon inaugurale, cela veut dire l'ouverture d'un enseignement : le cours que Foucault donnera chaque semaine, jusqu'en 1984, va devenir l'un des événements de la vie intellectuelle parisienne. Chaque mercredi, en fin d'aprèsmidi dans les premiers temps, puis le matin à neuf heures, à partir de 1976, pour essayer en vain de limiter l'affluence, Foucault va déployer toutes les ressources de son savoir, de son travail, de son talent pédagogique, devant les foules toujours aussi nombreuses et ferventes qui vont se presser dans la salle 8 et dans des salles sonorisées. Voici ce qu'en disait un reportage sur les grands professeurs de l'université française, en 1975 : « Quand Foucault entre dans l'arène, rapide, fonceur, comme quelqu'un qui se jette à l'eau, il enjambe des corps pour atteindre sa chaise, repousse les magnétophones pour poser ses papiers, retire sa veste, allume une lampe et démarre, à cent à l'heure. Voix forte, efficace, relayée par des haut-parleurs, seule concession au modernisme d'une salle à peine éclairée par une lumière qui s'élève de vasques en stuc. Il y a trois cents places et cinq cents personnes agglutinées, bouchant le moindre espace libre. Un chat n'y risquerait pas une patte. J'ai commis l'imprudence d'arriver à peine quarante minutes avant le début du cours. Résultat : j'ai mal partout. Passer près de deux heures assis sur une rambarde de fenêtre, c'est dur. En plus, on étouffe [...]. Aucun effet oratoire. C'est limpide et terriblement efficace. Pas la moindre concession à l'improvisation. Foucault a douze heures par an pour

expliquer, en cours public, le sens de sa recherche pendant l'année qui vient de s'écouler. Alors, il serre au maximum et remplit les marges comme ces correspondants qui ont encore trop à dire lorsqu'ils sont arrivés au bout de leur feuille. 19 h 15. Foucault s'arrête. Les étudiants se précipitent vers son bureau. Pas pour lui parler, mais pour stopper les magnétophones. Pas de questions. Dans la cohue, Foucault est seul. » Foucault avoue au journaliste qui le rejoint après ce cours : « Il faudrait pouvoir discuter ce que j'ai proposé. Quelquefois, lorsque le cours n'a pas été bon, il faudrait peu de chose, une question, pour tout remettre en place. Mais cette question ne vient jamais. En France, l'effet de groupe rend toute discussion réelle impossible. Et comme il n'y a pas de canal de retour, le cours se théâtralise. J'ai un rapport d'acteur ou d'acrobate avec les gens qui sont là. Et lorsque j'ai fini de parler, une sensation de solitude totale21... » Car le Collège de France est une institution bien particulière : les professeurs n'ont pas à proprement parler d'étudiants. Ils ont des auditeurs, à qui ils ne décernent pas de diplômes, à qui ils ne font passer aucun examen, avec qui, par conséquent, ils n'ont pas de dialogue, pas de contact. Seulement cette étrange confrontation hebdomadaire de l'équilibriste et des spectateurs qui viennent applaudir sa prouesse. Ce cours du Collège sera pour Foucault, dans une très large mesure, le banc d'essai des ouvrages qu'il fera paraître à partir de ce début des années soixante-dix. La tradition du Collège le veut. On doit y exposer une recherche en cours, « la science se faisant », selon la formule de Renan. Avec obligation d'innover chaque année. Foucault expose donc le matériau sur lequel il travaille, il met en forme les hypothèses sur lesquelles il réfléchit. Certes, beaucoup de chantiers resteront inachevés, beaucoup de pistes inexplorées. Mais cela sera souvent fécond et débouchera notamment sur Surveiller et punir ou La Volonté de savoir, ou encore sur les

deux derniers volets de son Histoire de la sexualité. En tout cas, cette activité professorale lui demande un effort gigantesque de préparation. Et il dira souvent, dans les dernières années de sa vie, son désir d'en finir avec ce fardeau dont il ressent de plus en plus durement le poids. Mais pour l'heure, en ce 2 décembre 1970, c'est plutôt le moment de la joie, pas encore celui de la lassitude.

3

La leçon des ténèbres

La brochure est d'un format bizarre, tout en hauteur. Son titre : Intolérable. Au dos, on peut lire cette liste des institutions qui tombent sous son couperet : « Sont intolérables : les tribunaux les flics, les hôpitaux, les asiles, l'école, le service militaire la presse, la télé, l'État. »

Mais sa véritable cible, c'est la prison. Car ce petit fascicule de quarante-huit pages qui paraît en mai 1971 se présente comme le premier numéro d'une série que souhaite publier un nouveau mouvement : le Groupe d'information sur les prisons \

Ce mouvement est né à l'initiative de Michel Foucault. Il en a lui-même annoncé la naissance, le 8 février 1971, dans la chapelle Saint-Bernard, sous la gare Montparnasse : « Nul de nous n'est sûr d'échapper à la prison. Aujourd'hui moins que jamais », déclare-t-il ce jour-là. Avant de continuer en ces termes : « Sur notre vie de tous les jours, le quadrillage policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des étrangers et des jeunes ; le délit d'opinion est réapparu ; les mesures anti-drogues multiplient l'arbitraire. Nous sommes

sous le signe de la “garde à vue”. On nous dit que la justice est débordée. Nous le voyons bien. Mais si c'était la police qui l'avait débordée ? On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c'était la population qui était suremprisonnée ? Peu d'informations se publient sur les prisons ; c'est une des régions cachées de notre système social, une des cases noires de notre vie. Nous avons droit de savoir. Nous voulons savoir. C'est pourquoi, avec des magistrats, des avocats, des journalistes, des médecins, des psychologues, nous avons formé un Groupe d'information sur les prisons, « Nous nous proposons de faire savoir ce qu’est la prison : qui y va, comment, et pourquoi on y va, ce qui s’y passe, ce qu’est la vie des prisonniers et celle, également, du personnel de surveillance, ce que sont les bâtiments, la nourriture, l’hygiène, comment fonctionnent le règlement intérieur, le contrôle médical, les ateliers ; comment on en sort et ce qu’est, dans notre société, d’être l’un de ceux qui en sont sortis. « Ces renseignements, ce n’est pas dans les rapports officiels que nous les trouverons. Nous les demandons à ceux qui, à un titre quelconque, ont une expérience de la prison ou un rapport avec elle. Nous les prions de prendre contact avec nous et de nous communiquer ce qu’ils savent. Un questionnaire a été rédigé qu’on peut nous demander. Dès qu’ils seront assez nombreux, les résultats en seront publiés2... »

Le texte de cet appel est signé de trois noms : Michel Foucault, Pierre Vidal-Naquet, historien spécialiste de la Grèce ancienne, qui s’est fait connaître pendant la guerre d’Algérie en dénonçant les tortures pratiquées par l'armée française, et Jean-Marie Domenach, alors directeur de la revue chrétienne Esprit. L’adresse donnée comme « boîte aux lettres » du GIP n’est autre que le 285, rue de Vaugirard, le domicile de Michel Foucault. D’ailleurs l’appel a été rédigé par Foucault. On y perçoit très clairement quels foyers d’intérêt ont pu le retenir. Comme pour la folie, la ligne de partage qui sépare l’homme « normal » de l’homme incarcéré

est plus incertaine qu'on ne croit, et c'est là qu'il faut installer son observatoire pour déceler comment se déploient les mécanismes du pouvoir. Pourtant, le point de départ de Foucault, dans cette affaire, n'aura pas été d'ordre théorique. Il a d'abord surgi dans l'action, dans la lutte au jour le jour. Comme il semble éloigné, ce texte fondateur du GIP, de la leçon inaugurale au Collège de France, prononcée... deux mois auparavant. Les vagues d'agitation qui ont suivi mai 68 se sont souvent traduites par des manifestations violentes et ont provoqué de nombreuses arrestations et condamnations de militants gauchistes. Certains ont été poursuivis pour incitation à la violence, atteinte à la sûreté de l'État, ou publication et diffusion de journaux interdits comme La Cause du peuple (ce journal était l'organe du groupe maoïste Gauche prolétarienne, et après la dissolution de celui-ci, en 1970, le simple fait d'en vendre des exemplaires sur la voie publique exposait à être poursuivi pour « reconstitution de ligue dissoute »). Parmi les « maos » emprisonnés : Alain Geismar, Michel Le Bris, Jean-Pierre Le Dantec... En septembre 1970, vingt-neuf de ces militants incarcérés entament une grève de la faim pour obtenir un « régime spécial » en tant que détenus politiques. Car jusque-là, ils ont été considérés comme des prisonniers de « droit commun » et soumis aux mêmes conditions de détention que tous les autres. Le mouvement dure près d'un mois mais n'aboutit qu'à des résultats très partiels : ceux dont l'affaire est explicitement politique, c'est-à-dire les militants qui doivent être jugés par la Cour de sûreté de l'État, vont bénéficier d'un certain assouplissement : visites, livres et journaux... Les autres, ceux qui sont considérés, dans le vocabulaire de l'époque, comme de simples « casseurs » - une loi a été votée contre eux, qu'on appelle la « loi anticasseurs » -, ceux-là resteront soumis à un

Statut de droit commun. Mais le mouvement s'est provisoirement interrompu. Il reprend en janvier 1971, soutenu de l'extérieur par des grévistes de la faim, qui s'installent dans la chapelle SaintBernard, à la gare Montparnasse, rejoints par d'autres groupes, à la Sorbonne ou à la Halle-aux-Vins. Plusieurs personnalités viennent apporter leur soutien aux jeûneurs : Yves Montand et Simone Signoret, Vladimir Jankélévitch, Maurice Clavel... Tandis qu'à l'Assemblée nationale, le député de la Nièvre, François Mitterrand, interpelle le ministre de la Justice, René Pleven, en dénonçant la manière dont on traite des militants politiques, « dont les actes, fussent-ils critiquables, n'en relèvent pas moins d'un choix idéologique ». Le 8 février, René Pleven amorce un recul. Il annonce la mise en place d'une commission chargée d'examiner les mesures d'assouplissement demandées par les grévistes. Le Secours rouge, une organisation créée pour lutter contre la répression, convoque malgré tout une manifestation pour le lendemain. Le rassemblement est immédiatement interdit par la préfecture de police et il sera violemment réprimé : des dizaines d'interpellations, de nombreux blessés, dont un jeune homme défiguré par une grenade lacrymogène reçue en plein visage. Le 8 février toujours, une conférence de presse se déroule à la chapelle Saint-Bernard. Les avocats des militants gauchistes, Georges Kiejman et Henri Leclerc, tiennent à souligner que leurs « clients » ont obtenu satisfaction sur l'essentiel. Ensuite Pierre Halbwachs, le porte-parole du Secours rouge, passe le micro à Michel Foucault, qui lit le manifeste du GIP. Au départ, il avait été question de créer une commission d'enquête sur les prisons, constituée d'experts. Mais Foucault a infléchi le projet pour le transformer en un groupe qui se donnerait pour tâche de produire des informations, en donnant notamment la parole aux détenus, quel que soit leur

Statut, ainsi qu'aux autres personnes ayant un rapport avec la prison. En effet, le mouvement des prisonniers gauchistes a fait naître une interrogation plus générale sur la condition pénitentiaire. Dès le mois de septembre, lors de leur premier mouvement, les grévistes de la faim, conscients qu'il pouvait être paradoxal pour des militants gauchistes de demander un statut spécial, avaient publié un communiqué « écrit dans les prisons de France », daté du 1er septembre et qui précisait : « Nous réclamons la reconnaissance effective de nos qualités de détenus politiques. Nous ne revendiquons pas pour autant des privilèges par rapport aux autres détenus de droit commun : à nos yeux, ils sont des victimes d'un système social qui, après les avoir produits, se refuse à les rééduquer et se contente de les rejeter. Bien plus, nous voulons que notre combat, dénonçant le scandaleux régime actuel des prisons, serve à tous les prisonniers. » À tous les prisonniers ! Michel Foucault n'allait pas rester insensible à de telles déclarations qui devaient éveiller en lui le souvenir halluciné de ces voix qu'il avait jadis entendues à travers la poussière épaisse des archives, à travers l'écran plus épais encore des concepts psychiatriques, économiques et juridiques. Au fond, tout ce qui va l'intéresser dans les années soixante-dix bouillonnait déjà dans Folie et déraison. Et, on l'a vu, la question du système pénal et des institutions judiciaires le préoccupait depuis longtemps (comme en portent témoignage ses cours à Clermont-Ferrand au début des années I960). Il est étrange de voir comment l'œuvre de Foucault a évolué, comment elle s'est transformée, radicalement, depuis le début des années soixante jusqu'aux années soixante-dix puis dans les années quatre-vingt. Comment son vocabulaire et les thématiques ont changé. Mais aussi, comment tout ce qui arrive de neuf, tout se qui s'invente dans le travail, la recherche et l'action, comment

tout cela semble naître d'une nécessité interne. Il suffit de lire les Résumés des cours rédigés par Foucault pour VAnnuaire du Collège de France, à la fin de chaque année d'enseignement3 : les thèmes s'enchaînent les uns aux autres, et chaque remaniement semble, à un regard rétrospectif, appelé par ce qui précédait et prémonitoire de ce qui suit. Les ruptures - et il y en eut -, les difficultés - elles n'ont pas manqué -, les repentirs - ils ont joué leur rôle -, tout conspire à donner au bout du compte l'impression d'une cohérence organisatrice. Peu de temps après son appel initial, le GIP lance l'enquête annoncée. Des questionnaires sont distribués aux familles de détenus qui font la queue devant les prisons à l'heure des visites. Michel Foucault recherche ce contact direct où il recueille des témoignages et des récits sur les conditions de vie des prisonniers, sur leur passé. Il se passionne pour ces fragments d'histoire individuelle, pour ces trajectoires pathétiques, pour toute cette vie, d'une réalité brutale, qu'il découvre aux marges de la société. Le questionnaire est accompagné d'un petit commentaire dénonçant la situation des prisons : « On traite les détenus comme des chiens. Le peu de droits qu'ils ont n'est pas respecté. Nous voulons porter ce scandale en plein jour, » Et pour cela, il n'y a qu'une seule solution, mener l'enquête et accumuler les témoignages : « Pour nous aider à recueillir ces renseignements, il faudrait remplir avec les détenus ou les ex-détenus le questionnaire ci-joint. » La première brochure paraît donc en mai 1971 : Enquête dans 20 prisons. Elle est publiée par les éditions Champ libre. Avec la liste de ce qui est « intolérable », citée plus haut, et cette brève proclamation, sur la quatrième de couverture, pour présenter les objectifs du mouvement : « Le GIP ne se propose pas de parler pour les détenus des différentes prisons : il se propose au contraire de leur donner la

possibilité de parler eux-mêmes, et de dire ce qui se passe dans les prisons. Le but du GIP n'est pas réformiste, nous ne rêvons pas d'une prison idéale : nous souhaitons que les prisonniers puissent dire ce qui est intolérable dans le système de répression pénale. Nous devons répandre le plus vite possible et le plus largement possible ces révélations faites par les prisonniers eux-mêmes. Seul moyen pour unifier dans une même lutte l'intérieur et l'extérieur de la prison, le combat politique et le combat judiciaire. » La brochure s'ouvre sur un texte (écrit par Foucault et signé « Le Groupe d'information sur les prisons »), qui explicite plus longuement les objectifs du GIP : « Les tribunaux, les prisons, les hôpitaux, les hôpitaux psychiatriques, la médecine du travail, les universités, les organismes de presse et d'information : à travers toutes ces institutions et sous des masques différents, une oppression s'exerce qui est à sa racine une oppression politique. Cette oppression, la classe exploitée a toujours su la reconnaître ; elle n'a jamais cessé d'y résister ; mais elle a bien été contrainte de la subir. Or voilà qu'elle devient intolérable à de nouvelles couches sociales - intellectuels, techniciens, juristes, médecins, journalistes, etc. [...] Ceux qui sont chargés de distribuer la justice, la santé, le savoir, l'information commencent à ressentir, dans ce qu'ils font eux-mêmes, l'oppression d'un pouvoir politique. Cette intolérance nouvelle vient à la rencontre des combats et des luttes menées depuis longtemps par le prolétariat. Et ces deux intolérances jointes retrouvent les instruments que le prolétariat, au xixe siècle, avait formés : en premier lieu, les enquêtes faites sur la condition ouvrière par les ouvriers euxmêmes. Ainsi se situent les enquêtes intolérance qu'on entreprend maintenant. 1) Ces enquêtes ne sont pas destinées à améliorer, à adoucir, à rendre plus supportable un pouvoir oppressif. Elles sont

destinées à l'attaquer là où il s'exerce sous un autre nom celui de la justice, de la technique, du savoir, de l'objectivité. Chacune doit donc être un acte politique. 2) Elles visent des cibles précises, des institutions qui ont un nom et un lieu, des gestionnaires, des responsables, des dirigeants - qui font des victimes, aussi, et qui suscitent des révoltes, même chez ceux qui les ont en charge. Chacune doit donc être le premier épisode d'une lutte. 3) Elles regroupent autour de ces cibles des couches diverses que la classe dirigeante a tenues séparées par le jeu des hiérarchies sociales et des intérêts économiques divergents. Elles doivent faire tomber ces barrières indispensables au pouvoir en rassemblant détenus, avocats et magistrats ; ou encore médecins, malades et personnel hospitalier. Chacune doit, en chaque point stratégiquement important, constituer un front, et un front d'attaque. 4) Ces enquêtes sont faites non pas de l'extérieur par un groupe de techniciens ; les enquêteurs, ici, sont les enquêtés eux-mêmes. À eux de prendre la parole, de faire tomber le cloisonnement, de formuler ce qui est intolérable et de ne plus le tolérer. À eux de prendre en charge la lutte qui empêchera l'oppression de s'exercer4. » Suivent les résultats de l'enquête menée auprès des détenus de vingt prisons. Et parmi les propositions concrètes, il est envisagé notamment de lancer une campagne pour 1'« abolition du casier judiciaire ». Il y aura quatre brochures au total. La deuxième sera éditée également chez Champ libre. C'est une enquête sur une « prison modèle » : celle de Fleury-Mérogis. Les deux suivantes seront publiées chez Gallimard. La troisième porte sur « l'assassinat de George Jackson », le 21 août 1971, dans la prison de Saint-Quentin, aux États-Unis. Elle comporte une longue préface de Jean Genet (qui inaugure ici une relation militante avec Foucault, comme on le verra plus loin)5. La

quatrième et dernière brochure paraîtra en janvier 1973 et sera consacrée aux suicides de détenus pendant l'année 1972 : Michel Foucault et ses amis entendent montrer qu'au sursaut désespéré des actions collectives a succédé le refus individuel dans sa forme la plus dramatique. De nombreux cas sont évoqués, mais les pages les plus marquantes de ce fascicule sont certainement les lettres écrites, peu avant son suicide, à l'automne 1972, par un jeune homme, désigné par ses initiales H.M. Il a trente-deux ans, il en a passé une quinzaine en prison, après plusieurs condamnations pour vol et cambriolage. Missive après missive, H.M. ressasse ses obsessions et ses angoisses, affirme sa volonté de ne pas se « laisser abattre », raconte sa lecture d'un livre de Cooper sur l'antipsychiatrie, demande qu'on lui fasse parvenir le Saint Genet de Sartre... Il a été mis à l'isolement - au « mitard » pour « flagrant délit » d'homosexualité (alors qu'il ne s'était jamais caché d'être homosexuel) et là, il s'est pendu6. « Né de la solitude, le besoin d'écrire à des proches, à des amis, nourrit cette réflexion politique d'un genre nouveau où tendent à s'effacer les distinctions traditionnelles du public et du privé, du sexuel et du social », commente un beau texte non signé qui accompagne la reproduction des lettres. « Cette correspondance est exemplaire parce que, à travers les qualités d'âme et de pensée, elle dit justement ce à quoi pense un prisonnier », poursuivent les auteurs, qui s'indignent : « On se demande de quel droit la prison se permet déjuger et de punir l'homosexualité. » Avant de conclure : « Un certain nombre de gens sont directement et personnellement responsables de la mort de ce détenu7. » Le GIP, ce sera la grande affaire de Michel Foucault au début des années soixante-dix. C'est vraiment son mouvement. Le sien, et celui de Daniel Defert. Bon nombre de Vincennois vont venir les rejoindre, de manière assez

informelle, puisque ce n'est pas un parti, et qu'il n'y a ni adhésion ni carte de membre : Jean-Claude Passeron, Jean Gattegno, Robert Castel, Gilles Deleuze... et aussi Jacques Rancière et sa femme Danièle, Jacques Donzelot... Puis, un peu plus tard, Claude Mauriac, le plus inattendu dans cette histoire, mais pas le moins important. Claude Mauriac est le fils de François Mauriac. Il a été le secrétaire particulier du général de Gaulle, juste après la guerre. En 1971, à un moment où Foucault est déjà bien engagé dans la mouvance de l'extrême gauche, Claude Mauriac est journaliste au Figaro. Rien ne semble annoncer leur « rencontre », au sens fort du terme, que l'écrivain racontera dans son journal avant d'en évoquer les conséquences sur sa vie pendant plusieurs centaines de pages (les volumes du Temps immobile constituent donc la chronique d'une amitié en même temps que le récit au jour le jour des activités militantes d'une poignée d'intellectuels dans les années soixante-dix8). Tout a commencé par un incident comme il s'en produisait fréquemment au cours des manifestations : le 29 mai 1971, Alain Jaubert, journaliste au Nouvel Observateur, a été sévèrement tabassé dans un car de police, alors qu'il voulait accompagner un manifestant blessé à l'hôpital. Jaubert a ensuite été inculpé de rébellion et violence envers des agents de la force publique. Comme il est journaliste, l'affaire fait grand bruit. Michel Foucault, Gilles Deleuze, un avocat, Denis Langlois, le Dr Timsitt et quelques journalistes se sont réunis pour mener une « contreenquête » et rétablir la vérité. Ils ont donné une première conférence de presse. Claude Mauriac y assistait, représentant Le Figaro, et sa présence a été très remarquée. Michel Foucault lui téléphone : voulez-vous vous joindre à notre commission d'enquête ? Claude Mauriac accepte. Il rapporte la discussion qu'il aura avec Foucault, quelques jours plus tard, dans un café de la Goutte d'Or, le quartier

arabe de Paris : « Si on m'avait montré ce café, il y a seulement huit jours, et si l'on m'avait dit que l'on m'y verrait aujourd'hui assis avec Michel Foucault et discutant avec lui, j'aurais eu du mal à le croire. Et il [Foucault] répond : Je vous demande pardon de vous avoir entraîné dans ce traquenard9. » Un traquenard qui allait retenir Claude Mauriac pendant des années, et dont il gardera toujours un souvenir ému. L'affaire Jaubert aura d'autres suites que cette relation personnelle surgie entre deux hommes que rien ne prédisposait à se connaître un jour. L'exigence de vérité, la volonté de réunir les informations, de les rediffuser, la difficulté aussi de trouver un écho auprès des grandes agences de presse et des journaux seront à l'origine de la création de l'APL, l'Agence de presse Libération, mise sur pied par Maurice Clavel et qui jouera un rôle capital dans le lancement du quotidien Libération. Les réunions du GIP se tiennent souvent dans l'appartement d'Hélène Cixous, près du parc Montsouris. Elle se souvient de leurs discussions « tout entières orientées vers l'action » : « Foucault était vraiment quelqu'un de très pragmatique, il visait toujours à l'efficacité. » Chacun reconnaissait en lui le « chef » de ce petit groupe. Et JeanMarie Domenach évoque de son côté l'incroyable énergie dépensée par Foucault, sa disponibilité permanente : « Je ne sais pas comment il réussissait à tout organiser, raconte-t-il, il s'occupait de tout, avec Daniel Defert, il envoyait le courrier, prenait les contacts, donnait mille coups de téléphone, il était toujours là quand il fallait... » Et il le fallut souvent, car les occasions d'action ne manquèrent pas : une série de révoltes se développe dans les prisons françaises, dès le mois de novembre 1971. La situation devient vite explosive et débouche sur les violents incidents qui embrasent la centrale Ney, à Toul, les 5 et 13 décembre 1971. La police

donne l'assaut. Une quinzaine de détenus sont blessés. Michel Foucault et le GIP vont se mobiliser pour dénoncer la répression et aussi, bien sûr, les conditions de détention qui sont à l'origine de la révolte. Un « comité Vérité-Justice » s'est mis en place dans la ville et organise des réunions d'information. Les séances sont parfois houleuses : quand les gardiens de prison viennent faire entendre leur voix. Foucault participera à plusieurs reprises aux conférences de presse. La première d'entre elles se tient le 16 décembre, deux jours après que le ministre a nommé une commission d'enquête pour examiner les faits, leurs causes et les remèdes possibles. Temps fort dans la polémique : le rapport que le médecin-psychiatre de la prison, le Dr Édith Rose, a adressé au ministre de la Justice et au président de la République. Un texte accablant, qui décrit dans le détail les conditions de vie de détenus, la manière dont ils sont traités lorsqu'ils sont malades, etc. C'est tout simplement terrifiant. La lecture, par Foucault, de ce document, pendant la réunion de Toul, a fait sensation. Foucault, qui reconnaît en cette « voix qui dit “je” » une incarnation exemplaire de « l'intellectuel spécifique » dont il est en train de formuler la théorie, en présentera des extraits quelques jours plus tard dans Le Nouvel Observateur : « Dans les simples faits qu'elle expose, qu'est-ce qui se dissimule - ou plutôt qui éclate ? La malhonnêteté d'Untel ? Les irrégularités d'un autre ? À peine. Mais la violence des rapports de pouvoir. Or la société prescrit avec soin de détourner les yeux de tous les événements qui trahissent les vrais rapports de pouvoir. L'administration ne parle que par tableaux, statistiques et courbes : les syndicats en termes de conditions de travail, de budget, de crédits, de recrutement. Ici et là, on ne veut attaquer le mal qu'“à la racine”, c'est-à-dire là où personne ne le voit ni ne l'éprouve - loin de l'événement, loin des forces qui s'affrontent et de l'acte de domination. Or voilà que

la psychiatre de Toul a parlé. Elle a bousculé le jeu et franchi le grand tabou. Elle qui était dans un système de pouvoir, au lieu d'en critiquer le fonctionnement, elle a dénoncé ce qui venait de s'y passer, tel jour, en tel endroit, dans telles circonstances. [...] Le discours de Toul sera peut-être un événement important de l'histoire de l'institution pénitentiaire et psychiatrique10. » Le 5 janvier 1972, Foucault prend à nouveau la parole : après avoir exposé les résultats de l'enquête menée par le GIP auprès des détenus, il insiste sur « la nécessité de tenir l'opinion publique informée de ce qui se passe dans les prisons » et met « au défi M. Pleven de dire la vérité ». Au cours de la même réunion, un message de Sartre est lu à la tribune, qui décrit dans la révolte de Toul « le commencement de la lutte contre le régime répressif qui nous maintient tous dans un univers concentrationnaire ».

D'autres mutineries éclatent à Lille, à Nîmes, à FleuryMérogis, à Nancy... Le garde des Sceaux, René Pleven, dénonce l'action du GIP et des groupes gauchistes : « Il est clair, déclare-t-il, que certains éléments subversifs s'efforcent actuellement d'utiliser les détenus, qui risquent d'en supporter les conséquences, pour provoquer ou relancer une agitation dangereuse dans divers établissements pénitentiaires. » Tandis que le journal communiste La Marseillaise de l'Essonne demande au pouvoir de mettre fin aux agissements de ce « syndicat de voyous ». Le GIP continue pourtant sur sa lancée : pour protester contre l'intervention brutale des forces de l'ordre à la prison Charles-III de Nancy, il décide d'organiser une conférence de presse au ministère de la Justice. Et le 18 janvier 1972, devant l'hôtel Intercontinental, rue de Castiglione, se retrouvent Claude Mauriac, Jean-Paul Sartre accompagné de Michelle Vian, Gilles et Fanny Deleuze, Michel Foucault et quelques dizaines d'autres personnes. Le groupe s'avance vers la place

Vendôme et entre sous la voûte du ministère. Une barrière leur interdit d'aller plus loin. Michel Foucault donne alors lecture d'un rapport rédigé par des détenus de la prison de Melun. Lorsque les manifestants commencent à scander « Pleven démission » et « Pleven assassin », les CRS entrent en scène et, selon le récit de Claude Mauriac, « poussent dehors sans ménagement tout ce beau monde intellectuel, que je vois, du dehors, résister à la pression - Foucault en tête, rouge et les muscles gonflés par l'effort11 ». Sur la place, une brève bousculade a suivi l'expulsion. Plusieurs personnes ont été interpellées : Alain Jaubert, Marianne Merleau-Ponty... Sartre et Foucault ont essayé de s'interposer. En vain. Claude Mauriac, déclinant son identité et son appartenance au Figaro, aura plus de succès. Il promet que le groupe se dispersera dès que les deux manifestants auront été relâchés. Ce qui fut fait. La conférence de presse se transporte alors dans les locaux de l'APL, où Foucault lit à nouveau le rapport de Melun et évoque les affrontements de Nancy. Trois jours après, le GIP appelle à manifester boulevard de Sébastopol et réunit près d'un millier de personnes. D'autres actions, moins spectaculaires, furent organisées par le GIP. Des rassemblements devant les prisons le soir de Noël ou de la Saint-Sylvestre, avec pétards et feux de Bengale, cris et messages diffusés par haut-parleurs, pour faire savoir aux détenus qu'ils ne sont pas coupés du monde : Foucault y participe, par exemple, le 31 décembre 1971, à Fresnes. Ou encore des petits sketches joués devant les portes des établissements pénitentiaires, par les comédiens du Théâtre du Soleil qu'anime Ariane Mnouchkine : quelques minutes à peine avant d'être dispersés par la police... Car les coups de matraque pleuvent sur les militants du GIP, à Paris, à Nancy, ou ailleurs. « À Nancy, j'ai été littéralement assommée par la police », raconte Hélène Cixous. Michel Foucault n'échappe pas à la règle : ils est interpellé et conduit au poste de police

avec une douzaine d'autres personnes, le 1er mai 1971, alors qu'ils distribuaient des tracts pour l'abolition du casier judiciaire devant la prison de la Santé à Paris. En sortant du commissariat, Foucault sera frappé dans le dos par un policier. Il portera plainte pour « arrestation illégale, atteinte aux libertés publiques, injures publiques et violences légères avec préméditation ». Une action judiciaire qui se terminera par un non-lieu en faveur des policiers12. Le GIP ne cesse d'inventer de nouvelles formes d'action. Lorsque six des insurgés de Nancy passent en jugement, en juin 1972, le GIP veut donner de la publicité aux débats : à la Cartoucherie de Vincennes, après les représentations de 1793, le spectacle donné par la troupe d'Ariane Mnouchkine, les spectateurs sont invités à rester dans la salle pour assister à une brève reconstitution. Le texte en est tout simplement la sténotypie du procès. Foucault et Deleuze y jouent des rôles de policiers13. Pour assurer l'assistance judiciaire dont les détenus peuvent avoir besoin, Foucault préconise aussi la création d'une association : il se rend avec Gilles Deleuze chez la veuve de Paul Eluard, qui acceptera d'héberger et de parrainer cette Association de défense des droits des détenus, dont le président sera l'écrivain Vercors. Le GIP a rencontré un succès considérable : des comités se sont créés un peu partout en France. Et si l'initiative vient la plupart du temps des militants maoïstes, l'écho dépasse largement les cercles « gauchistes » : des avocats, des médecins, des religieux s'investissent dans ce mouvement qui regroupe de manière informelle jusqu'à deux ou trois mille personnes. Mais ce succès n'aura qu'un temps. Fidèle au principe de départ, Foucault veut laisser la parole aux détenus et aux anciens détenus. Dès le mois de décembre 1972, le Comité d'action des prisonniers publie sa première brochure. Le CAP est animé notamment par Serge

Livrozet, qui a passé plusieurs années de prison à Melun et dont Foucault préface le livre-témoignage, De la prison à la révolte : « Le livre de Serge Livrozet, écrit-il, fait partie de ce mouvement qui, depuis des années, travaille les prisons. Je ne veux pas dire qu'il “représente” ce que pensent les détenus dans leur totalité, ou même forcément dans leur majorité. Je dis qu'il est un élément de cette lutte ; qu'il est né d'elle et qu'il y jouera un rôle. Il est l'expression individuelle et forte d'une certaine expérience et d'une certaine pensée populaires de la loi et de l'illégalité. Une philosophie du peuple14. » Le CAP ne tardera pas à revendiquer son indépendance totale vis-à-vis de ses prestigieux parrains. Serge Livrozet réplique très brutalement à une interview que Michel Foucault a fait paraître de manière anonyme dans Libération, sur la délinquance et l'illégalisme. « Les spécialistes de l'analyse nous emmerdent, s'exclame Livrozet le 19 février 1974, je n'ai besoin de personne pour prendre la parole et expliquer ce que je suis15. » À ce moment-là, le GIP a déjà passé la main. Mais la dynamique a sans doute été brisée. « Ils continuent, mais avec quel écho ? » s'interrogent, un peu amers, Daniel Defert et Jacques Donzelot, en parlant des militants du CAP, dans un article-bilan qui paraît en 197616. Amertume, sentiment d'échec, c'est sans doute ce qu'a ressenti Foucault après l'autodissolution du GIP. « Michel avait le sentiment que tout cela n'avait servi à rien », déclare Gilles Deleuze dans une interview publiée en 198617. Deleuze souligne aussi l'importance pour Foucault de cette « aventure », de cette « expérience » qui mettait à l'épreuve une conception nouvelle de l'engagement des intellectuels : une action qui n'est plus menée au nom de valeurs supérieures, mais d'un regard porté sur des réalités inaperçues. Montrer l'intolérable, et ce qui dans une situation intolérable fait qu'elle est vraiment intolérable. Mais le GIP,

ajoute Deleuze, ce fut aussi une manière de « produire des énoncés ». C'est pourquoi à ses yeux, et contrairement à ce que Foucault a pu en penser lui-même, le GIP a été un succès : « Il y a maintenant un nouveau type d'énoncés sur la prison, qui est tenu naturellement par des prisonniers mais parfois par des non-prisonniers, et qui auraient été informulables .18

auparavant . » *

Dans son cours du Collège de France, Michel Foucault concentre son regard sur les questions de justice et de droit pénal... Avec un petit groupe de recherche, il publie en 1973 un livre sur Pierre Rivière, un jeune assassin, jugé et condamné au début du xixe siècle pour avoir tué sa mère, son frère et sa sœur. « Nous voulions étudier l'histoire des rapports entre psychiatrie et justice pénale. Chemin faisant, nous avons rencontré l'affaire Rivière », écrit-il dans la préface19. Michel Foucault décide de publier le récit couché sur le papier par l'assassin lui-même de ses propres crimes et tout le dossier de l'instruction judiciaire, des consultations médico-légales, de la condamnation, de l'emprisonnement et du suicide. Il explique ce qui a retenu son attention : « Des documents comme ceux de l'affaire Rivière doivent permettre d'analyser la formation et le jeu d'un savoir (comme celui de la médecine, de la psychiatrie, de la psychopathologie) dans ses rapports avec des institutions et les rôles qui y sont prescrits (comme l'institution judiciaire, avec l'expert, l'accusé, le fou-criminel, etc.). Ils permettent de déchiffrer les relations de pouvoir, de domination et de lutte, à l'intérieur desquelles les discours s'établissent et fonctionnent ; ils permettent donc une analyse du discours (et même des discours scientifiques) qui soit à la fois événementielle et politique, donc stratégique. On peut enfin y saisir le pouvoir

de dérangement propre à un discours comme celui de Rivière et l'ensemble des tactiques par lesquelles on essaie de le recouvrir, de l'insérer et de lui donner statut comme discours d'un fou ou d'un criminel20. » D'autres publications vont suivre : préfaces, articles, interviews, débats, colloques, sur la justice, la prison. Contre la peine de mort également, un combat dans lequel Foucault s'engage activement. Il refusera par exemple en 1976 d'assister à un déjeuner avec Valéry Giscard d'Estaing, parce qu'il a refusé de grâcier Christian Ranucci, qui a été condamné pour le meurtre d'une fillette et qui sera donc exécuté.

* L'un des plus beaux livres de Foucault, peut-être le plus beau, le plus important, Surveiller et punir, paraît en 1975. Avec pour sous-titre Naissance de la prison. Foucault a déplacé le terrain de son intervention. Nous ne sommes plus aux portes des prisons. Mais sur la scène de la recherche historique, qu'il va opposer aux habitudes et aux facilités de pensée. Ce livre est né du présent, plus que de l'histoire, dit-il au début du livre. Et son projet est justement de « faire l'histoire du présent21 ». Ce qui était en question, dans les luttes autour des prisons, c'était toute la technologie du pouvoir qui s'exerce sur les corps. Qu'est-ce que la prison ? Comment passe-t-on de l'éclat des supplices d'antan au silence actuel de la réclusion ? « Un vieil héritage des cachots du Moyen Âge ? Plutôt une technologie nouvelle : la mise au point, du xvie au xixe siècle, de tout un ensemble de procédures pour quadriller, contrôler, mesurer, dresser les individus, les rendre à la fois “dociles et utiles”. Surveillance, exercices, manœuvres, notations, rangs et places, classements, examens, enregistrements, toute une manière d'assujettir les corps, de maîtriser les multiplicités humaines

et de manipuler leurs forces, s'est développée au cours des siècles classiques dans les hôpitaux, à l'armée, dans les écoles, les collèges ou les ateliers : la discipline. Le xvme siècle a sans doute inventé les libertés ; mais il leur a donné un sous-sol profond et solide - la société disciplinaire dont nous relevons toujours. La prison est à replacer dans la formation de cette société de surveillance. » Foucault s'attache à mettre en évidence le rôle joué par les « sciences humaines » dans ce processus : « La pénalité moderne n'ose plus dire qu'elle punit des crimes ; elle prétend réadapter des délinquants. Voilà deux siècles bientôt qu'elle voisine et cousine avec les “sciences humaines”. C'est sa fierté, sa manière en tout cas de n'être pas trop honteuse d'elle-même : “Je ne suis peut-être pas encore tout à fait juste ; ayez un peu de patience, regardez comme je suis en train de devenir savante.” Mais comment la psychologie, la psychiatrie, la criminalité pourraient-elles justifier la justice d'aujourd'hui, puisque leur histoire montre une même technologie politique, au point où elles se sont formées les unes et les autres ? Sous la connaissance des hommes et sous l'humanité des châtiments, se retrouvent un certain investissement disciplinaire des corps, une forme mixte d'assujettissement et d'objectivation, un même “pouvoirsavoir”. Peut-on faire la généalogie de la morale moderne à partir d'une histoire politique des corps22 ? » Comme dans V Histoire de la folie ou Naissance de la clinique, Foucault a délaissé les textes canoniques de la tradition philosophique pour aller « fureter » dans la littérature policière ou les projets réformateurs. « Ce n'est ni chez Hegel ni chez Auguste Comte, explique-t-il dans une interview, que la bourgeoisie parle de façon directe. À côté de ces textes sacralisés, une stratégie absolument consciente, organisée, réfléchie, se lit en clair dans une masse de documents inconnus qui constituent le discours effectif d'une action

politique23. » Surveiller et punir a rencontré un succès considérable. On a souvent cité les pages sur le supplice de Damiens et la férocité des châtiments au xvme siècle, sur lesquels s'ouvre le livre. On a souvent cité aussi l'idée-force sur le rôle de la prison, qui produit la délinquance comme un milieu fermé sur lui-même que le pouvoir s'efforce de contrôler. Le « panoptisme », c'est-à-dire l'organisation, longuement décrite par Foucault, de la prison imaginée par Jeremy Bentham comme une architecture dessinée autour d'un point central d'où il serait possible de tout voir en permanence, est devenu le symbole de cet « œil du pouvoir », du quadrillage institutionnel que les « luttes sectorielles » ne vont cesser de dénoncer pendant les années soixante-dix. Mûri et pensé dans les aléas du combat, Surveiller et punir doit en retour servir celui-ci : « Tous mes livres, dit Foucault dans l'interview déjà citée, que ce soit l'Histoire de la folie ou celuilà, sont, si vous voulez, des petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, de telle idée, telle analyse comme d'un tournevis ou d'un desserre-boulon, pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes livres sont issus... eh bien, c'est tant mieux24. » À la page 315, le livre s'arrête, comme suspendu : « J'interromps ici, explique une note en bas de page, ce livre qui doit servir d'arrière-plan historique à diverses études sur le pouvoir de normalisation et la formation du savoir dans la société moderne25. »

4 La justice populaire et la mémoire ouvrière

« Tiens, voilà Foucault », et tout le monde se retourne pour le voir passer. La silhouette de Foucault, son physique reconnaissable entre mille sont devenus l'une des images que les mémoires et les photos retiennent des manifestations. En ce début des années soixante-dix, la vie de Foucault s'est transformée du tout au tout. Et ce sont peut-être les années les plus difficiles à évoquer. La difficulté tenait, pour les périodes antérieures, à l'absence de sources : documents dont personne ne connaissait l'existence, et qu'il fallait découvrir, exhumer ; moments de la carrière universitaire que seuls de rares témoins pouvaient raconter, etc. Il fallait tout trouver, tout établir (j'ai constaté, d'ailleurs, que tout ce que j'avais trouvé et établi, au terme de longues recherches, pouvait ensuite être tout simplement recopié - je devrais dire pillé par d'autres auteurs qui, se présentant comme « biographes », semblent avoir considéré qu'ils étaient en droit de se l'approprier sans avoir à citer leur source, au point de reproduire entre guillemets, mais sans références, des extraits d'entretiens avec des gens que j'avais interviewés mais qu'ils n'avaient, pour leur part, jamais rencontrés ni interrogés). Les choses changent à partir de 1970 : Foucault est devenu un personnage public. Il est connu, reconnu et son nom apparaît fréquemment dans les journaux, dans les livres... Les mémoires, les chroniques, les ouvrages sur

l'histoire contemporaine le mentionnent abondamment. À commencer, bien sûr, par le journal de Claude Mauriac, document précieux s'il en est. Pourtant, cette abondance de sources pose un autre problème. Ces témoignages privilégient le personnage public, le militant... Ce personnage auquel, justement, Dumézil ne « croyait » pas. Car l'existence de Foucault s'est, à cette époque, « fragmentée », si l'on ose dire. Par exemple : le cercle de ses relations s'est considérablement élargi, et surtout - ce qui est essentiel -, il s'est diversifié. Au point de faire tenir ensemble les pôles les plus extrêmes du milieu intellectuel et culturel. Tenir ensemble : l'expression ne convient pas. Foucault maintenait un cloisonnement assez strict entre les différentes personnes et entre les différents groupes qu'il fréquentait. Et, comme le remarquait un jour Jean Daniel, Foucault avait l'art de donner à chacun de ses interlocuteurs l'impression qu'il était le seul avec qui il entretenait des rapports privilégiés. Ce qui entraîne souvent, dans les récits sur cette époque, des perspectives déformées ou déformantes, puisqu'elles tendent à réduire Foucault à une seule de ses dimensions, à un seul de ses personnages. D'ailleurs l'étanchéité des différents cercles relationnels était sans doute la condition pour qu'ils puissent continuer d'exister : on imagine, par exemple, ce que Dumézil pouvait penser d'un Glucksmann et on sait quel jugement Canguilhem portait sur Clavel, qui l'a lui-même raconté. Cette « dispersion » et cette « fragmentation » que l'on constate dans le domaine des relations personnelles se retrouvent à tous les niveaux. D'où la deuxième difficulté. Les cours au Collège de France, la publication des livres, les activités militantes, les voyages à l'étranger... tout se mêle, s'imbrique, s'emboîte, se recoupe ou se chevauche dès qu'il s'agit de situer dans le temps tel ou tel phénomène ou de le réinscrire dans une séquence qui lui donne sens. La forme du récit qui s'ouvre ici doit tenir compte de cet aspect

fragmentaire. La narration sera parfois décousue, et la chronologie bousculée. J'ai choisi de traiter des ensembles de thèmes ou de problèmes, au détriment d'un récit par trop linéaire. Je n'ai pas voulu articuler d'une manière artificielle des faits qui n'ont d'autres liens que la simultanéité. Ni, à l'inverse, dissocier des séries d'événements qui s'enchaînent les uns aux autres par-delà la distance des années.

* Nous sommes le 27 novembre 1971, à la Maison Verte, un local animé par le pasteur Hedrich, rue Marcadet, dans le 18e arrondissement de Paris, quartier populaire où se sont massivement installés les travailleurs immigrés. Dans la salle sont déjà installés Jean Genet, « non rasé, le poil blanc et très dru », et Michel Foucault. Claude Mauriac raconte : « Et, dans cette salle de la rue Marcadet où nous nous réunissons, vers quatorze heures, pour mettre au point les derniers détails de notre manifestation, l'arrivée d'un petit homme vieilli, discret, qui ne dira presque rien : Jean-Paul Sartre. Il s'assoit en face de moi qui suis entre Genet et Foucault. Ai-je mal vu, ai-je mal compris ? Mais il me semble qu'on les présente l'un à l'autre, qu'ils se voient pour la première fois, Jean-Paul Sartre et Michel Foucault1... » La scène qui se déroule le 27 novembre 1971 ne manque pas de grandeur : « Ainsi ai-je vu face à face Jean-Paul Sartre et Jean Genet, l'hagiographe et le saint. Ainsi ai-je assisté à la première rencontre du vieux grand philosophe et du jeune grand philosophe, Jean-Paul Sartre et Michel Foucault. » Certes, Sartre et Foucault avaient tous deux participé au meeting du 10 février 1969, à la Mutualité, après l'évacuation de Vincennes, mais sans se parler ni se croiser. Et Claude Mauriac peut donc écrire que c'est la première fois qu'« ils » se « rencontrent » effectivement.

Cinq années ont passé depuis la polémique qui a opposé les deux penseurs et focalisé l'attention du monde intellectuel. Cinq années qui peuvent sembler un siècle. Mai 68 a fait souffler sur la société française un tel vent de chambardement que tous les points de repère précédents sont devenus caducs. D'ailleurs, Claude Mauriac serait-il le mémorialiste de toute cette histoire si cela n'avait pas été le cas, lui l'ancien gaulliste, qui se retrouve au coude à coude dans les manifestations avec les étudiants gauchistes, qui milite au premier rang sur le « front des luttes », comme on disait à l'époque, aux côtés des intellectuels qui prônent la subversion radicale de l'ordre établi ? La rencontre entre Sartre et Foucault n'est donc pas surprenante : elle s'accomplit dans le cadre d'une action « contre le racisme ». Djellali Ben Ali, un jeune Algérien, a malmené la gardienne d'un immeuble, à la Goutte d'Or, le quartier arabe de Paris. L'ami de cette dernière s'est emparé d'un fusil. Le coup de feu est parti accidentellement, et le jeune homme est mort. Un fait divers triste et banal comme dira Le Monde, quelques années plus tard, au moment du procès. Mais le drame fut ressenti différemment quand il se produisit. Plusieurs milliers de personnes ont manifesté « contre le crime raciste » et Michel Foucault a pris l'initiative d'une commission d'enquête sur les conditions de vie dans le quartier. Gilles Deleuze, Jean Genet, Claude Mauriac, JeanClaude Passeron et quelques autres participent à ce comité Djellali. Le 27 novembre 1971, quelques instants après la scène de la rencontre rapportée par Claude Mauriac, de petits groupes se rassemblent au coin de la rue Polonceau et de la rue de la Goutte-d'Or. Le quartier a été investi par la police. Mais les policiers ont, comme toujours, la consigne de ne pas toucher à Sartre ; les manifestants peuvent donc à loisir sortir leurs pancartes. Ils y ont reproduit leur « Appel aux travailleurs du

quartier », dénonçant les menaces que font peser sur la Goutte-d'Or les « réseaux organisés de racistes appuyés par le pouvoir »... Le texte est signé par : Gilles Deleuze, Michel Drach, Claire Etcherelli, Michel Foucault, Jean Genet, Monique Lange, Michel Leiris, Michèle Manceaux, Marianne MerleauPonty, Thierry Mignon, Yves Montand, Jean-Claude Passeron, Jean-Paul Sartre, Simone Signoret. Quelques-uns des signataires et une forte équipe de maoïstes évoluent dans des rues presque désertes, surveillées par des pelotons de CRS. C'est la célèbre série de photos où l'on voit Sartre aux côtés de Foucault, ce dernier parlant dans un mégaphone. Ils annoncent qu'ils tiendront une permanence dans la salle de patronage de l'église Saint-Bruno, dès le lendemain. Leur but est d'offrir une assistance juridique à tous ceux qui pourraient en avoir besoin, ou simplement de les aider à remplir les papiers administratifs, les formulaires, les dossiers que les immigrés doivent constamment fournir, etc. Très fatigué, déjà malade, Sartre part presque aussitôt après le petit rassemblement, tandis que le groupe se réunit à nouveau à la Maison Verte où les accueille le pasteur Hedrich. Le lendemain, Foucault racontera à Claude Mauriac : « Je suis resté hier soir pour dîner dans un restaurant du quartier et quand je suis entré quelqu'un a crié : “Voilà Jean-Paul Sartre.” » Et Foucault ajoute : « Je ne suis pas sûr qu'il s'agissait d'un compliment. » Jean-Claude Passeron, Claude Mauriac, Michel Foucault, Jean Genet... assurent à tour de rôle la permanence. Le comité Djellali ne tarde pas à s'élargir pour donner naissance à un Comité de défense des droits des immigrés, qui organise plusieurs manifestations. Par exemple le 31 mars 1973, lorsque plusieurs milliers de personnes défilent sur les boulevards de Belleville et de Ménilmontant pour protester contre la « circulaire Fontanet » qui limite les possibilités

d'obtenir les cartes de séjour et de travail. Michel Foucault et Claude Mauriac sont en tête du défilé. Les réunions du comité sont parfois tendues : les travailleurs arabes qui y participent sont presque tous membres des « comités Palestine » et souhaitent que la dénonciation du racisme soit élargie à une dénonciation d'Israël. Mais Foucault, comme Sartre d'ailleurs, a toujours été fermement pro-israélien. Et il le restera toujours. Ce fut sans doute l'un de ses points de divergence essentiels avec le mouvement maoïste, activement propalestinien, et qui souvent cherche à « manipuler » le comité et le sens de ses actions. Si cette mobilisation contre le racisme a été l'occasion de la rencontre entre Sartre et Foucault, elle est aussi l'occasion d'une brève association entre Foucault et Genet. Foucault admire l'écrivain depuis longtemps. En Suède, déjà, il évoquait son œuvre sulfureuse dans ses cours d'Uppsala. Depuis toujours, Genet soutient les minorités raciales et il est violemment écœuré par tout ce qui ressemble à du racisme. En 1970, il a passé deux mois aux États-Unis, avec les Black Panthers. Il est très engagé dans le soutien aux Palestiniens et il a déjà séjourné plusieurs fois dans des camps de réfugiés. Cet intérêt, cette passion même, ne se démentira pas, puisque son dernier livre, Un captif amoureux, qui paraîtra quelques semaines après sa mort, en 1986, est largement consacré à ses séjours dans les camps palestiniens. Comment s'est-il retrouvé au côté de Foucault, dans ce comité Djellali ? C'est Catherine Von Bülow qui a été l'intermédiaire (elle avait mis Genet et Foucault en contact au moment de la brochure du GIP sur « L'assassinat de George Jackson »). Elle est allemande, elle a longtemps vécu aux États-Unis, où elle était danseuse dans la troupe du Metropolitan Opéra de New York. Elle s'est installée en France et a trouvé du travail chez Gallimard. Elle y fait la connaissance à la fois de Foucault et

de Genet. Elle est même, pendant un temps, très proche de Genet et elle s'occupe de lui quand il vient à Paris. Elle milite au Secours rouge et à La Cause du peuple, et elle est donc sur le « terrain » quand se déclenchent les actions autour du comité Djellali. Elle a raconté son itinéraire dans un livre de souvenirs fort émouvant et fort étonnant2. Foucault et Genet se promènent dans les rues de la Goutte d'Or, ils vont s'asseoir dans les cafés. Genet peut-être plus à l'aise que Foucault. Comme le dit Catherine Von Bülow, Genet était fasciné par le monde arabe. D'ailleurs, c'est sans doute la raison pour laquelle il va bientôt se retirer de la scène agitée des manifestations parisiennes : « La seule chose qui l'intéressait, dit encore Catherine Von Bülow, c'est la lutte des Palestiniens. » Personne ne savait jamais où il habitait. À Paris, au Maroc ou ailleurs. Il apparaissait, disparaissait. On ne savait jamais quand, ni pour combien de temps. Alors parfois, il était là, vêtu de son éternelle veste de cuir. Et puis, il « plongeait », et personne ne pouvait savoir où il était parti, ni s'il allait revenir. Il y eut à ce moment-là une certaine complicité entre Foucault et Genet. Au moins dans leurs engagements, car, selon Catherine Von Bülow, ils n'avaient pas grand-chose à se dire et guère de points communs en dehors de leurs actions militantes. Mais Foucault appréciait Genet. Signe suprême de l'estime qu'il porte à l'écrivain : Foucault voudrait qu'il rencontre Dumézil. Genet est d'accord. Mais Dumézil ne veut pas. Il n'aime pas le personnage, et il n'aime pas ses livres. Alors, pourquoi rencontrer l'homme ? répond-il à Foucault. Les liens entre Genet et Foucault se distendront bien vite et ils ne se verront plus après ces quelques épisodes militants : Genet, en fait, ne se privait pas, selon plusieurs témoignages, de tenir des propos assez sarcastiques sur Foucault, à cette époque où il leur arrivait de se côtoyer, et, de son côté, Foucault ne

conservera pas l'admiration qu'il avait éprouvée dans sa jeunesse pour l'auteur du Journal du voleur3.

* Samedi 16 décembre 1972, à seize heures, devant le Rex, sur les grands boulevards, des cris retentissent : « Flics, racistes, assassins... » Quelques dizaines de personnes tentent de se rassembler devant le métro Bonne-Nouvelle... Cent trente-six intellectuels ont appelé à une manifestation « en signe de deuil et de protestation » : un travailleur algérien, Mohamed Diab, a été tué quelques jours plus tôt dans un commissariat de police dans des conditions particulièrement douteuses. Le rassemblement a été interdit par la préfecture de police, et les charges de CRS se déchaînent aussitôt pour disperser le cortège qui essaie de se former. Ce tourbillon de violence ne dure que quelques minutes. Les policiers évitent de s'en prendre aux personnalités présentes. Mais comme Foucault et Claude Mauriac ne cessent de s'interposer et d'arracher quelques-unes des personnes interpellées des mains des policiers, ils finissent par subir le sort réservé aux autres. Frappés, injuriés, malmenés, Claude Mauriac, Michel Foucault et Jean Genet sont emmenés au centre Beaujon pour contrôle d'identité. Claude Mauriac note dans son journal : « Nous nous retrouvons dans une cage, seuls, Michel Foucault et moi, après être passés devant plusieurs autres cages bondées de jeunes camarades... Passe Jean Genet, allant sous bonne garde on ne sait où, et avec qui nous échangeons quelques mots4. » Tout le monde sera libéré à minuit. Mais, dans les jours qui suivent, l'affaire fait grand bruit dans les journaux.

* Foucault n'adhère à aucun mouvement politique. Mais pendant toute cette période, il est très proche des maoïstes de

La Cause du peuple auxquels Daniel Defert est très étroitement lié. Dans toutes les actions menées par Foucault, la présence des maoïstes est très marquée, que ce soit dans le cadre du GIP ou du comité Djellali. Et lui-même n'hésite pas à participer aux réunions des « comités Vérité-Justice » créés un peu partout en France par les « maos ». Il assiste par exemple au meeting du comité Vérité-Justice de Grenoble, qui rassemble mille cinq cents personnes à la fin du mois de novembre 1972. Il s'agit de dénoncer les responsabilités de l'administration dans l'incendie d'un dancing de la région, le 5/7, à Saint-Laurent-du-Pont, où près de cent cinquante personnes ont trouvé la mort, en 1970. Foucault prend la parole et évoque la situation des jeunes travailleurs, à qui l'on n'offre que des emplois de manœuvre ou de manutentionnaire et des salaires dérisoires. Il ajoute : « Ce jeune, comme il n'a pas de logement, il faut bien qu'il sorte. Alors il va sortir et c'est à nouveau le matraquage : il lui faut 12 ou 15 francs pour entrer dans un dancing, il se commande un jus d'orange, ça vaut 8 ou 10 francs, etc. Eh bien moi je dis que ces garçons-là et ces filles-là, on les exploite et on les vole... » Et après avoir dénoncé le vol organisé que représente 1'« impôt des truands », c'est-à-dire le système du racket auquel sont soumises les boîtes de nuit, il s'en prend aux liens qui existent entre les hommes politiques et ces formes de corruption. Et il conclut : « À travers le pays se met en place, discrètement ou indiscrètement, bruyamment ou à bas bruit, tout un quadrillage : le député avec sa cocarde, les cadres UDR, le SAC, les polices parallèles ou pas parallèles : tout ceci est en train d'encadrer la population et se charge de la faire marcher au pas ou de la réduire au silence. Quant à l'Administration, dans tout cela, qu'est-ce qu'elle fait ? Elle n'a qu'une chose à faire et elle le fait bien : elle ferme les yeux et elle laisse faire. Elle laisse construire, ouvrir et brûler le

5/7 [..J î elle laisse faire partout et chaque fois que quelqu'un veut faire du profit5. » En 1972, Foucault publie dans Les Temps modernes un long dialogue avec Pierre Victor, sur la justice populaire, dans le cadre d'un numéro spécial, « réalisé par des militants maoïstes » et auquel participent André Glucksmann, JeanPierre Le Dantec, Alain Geismar... Pierre Victor, de son vrai nom Benny Lévy, est l'un des leaders du mouvement maoïste et il deviendra, à partir de 1973, le dernier secrétaire de Sartre. Il est notamment son interlocuteur, avec Philippe Gavi, dans le volume intitulé On a raison de se révolter et sera l'auteur des entretiens publiés par Sartre en 1980, peu de temps avant sa mort, et qui susciteront la stupeur des proches et la colère affligée de Simone de Beauvoir qui y verra la pensée de Sartre dériver vers des thèmes qu'elle ne reconnaîtra plus6. Il faut dire que Pierre Victor, après avoir quitté les phalanges combattantes du maoïsme à la française, entrera en religion et se convertira au judaïsme orthodoxe, avec la même ferveur et le même besoin paroxystique et fanatique de croire. Les trajectoires des anciens militants gauchistes des années soixante et soixante-dix pourront, on le sait, être assez souvent stupéfiantes, et même plus que stupéfiantes (et sans doute faut-il considérer que les excès, parfois délirants, de ces années-là ne pouvaient que conduire aux reconversions aussi radicales qu'hallucinantes auxquelles on a assisté au cours des années ultérieures). Mais, en 1972, nous n'en sommes pas là : Victor est encore le « chef charismatique », comme disent tous les témoins, d'une petite armée de « résistants » : c'est ainsi que se pensent et se vivent les militants maoïstes au début des années soixante-dix. Résistants dans un pays occupé par le pouvoir patronal et ses milices policières. L'idée d'un dialogue avec Foucault est née en juin 1971, après la contre-

enquête sur l'affaire Jaubert dans laquelle Foucault a joué un rôle de tout premier plan. Les maoïstes souhaitent créer un tribunal populaire pour juger la police comme ils l'ont fait à Lens, en 1970, pour juger la Compagnie des Houillères, après la mort de plusieurs mineurs. Sartre avait été l'un des principaux acteurs de ce contre-procès qui avait connu un certain retentissement. C'est d'ailleurs sur la notion de tribunal populaire que s'ouvre le dialogue entre Victor et Foucault dans Les Temps modernes. Foucault déteste la notion même de tribunal : « Il faut se demander, déclare-t-il, si ces actes de justice populaire peuvent ou non s'ordonner à la forme d'un tribunal. Or mon hypothèse est que le tribunal n'est pas comme l'expression naturelle de la justice populaire, mais qu'il a plutôt pour fonction historique de la rattraper, de la maîtriser et de la juguler, en la réinscrivant à l'intérieur d'institutions caractéristiques de l'appareil d'État. » Évoquant les massacres de septembre 1792, pendant la Révolution française, il ajoute : « Les exécutions de septembre étaient à la fois un acte de guerre contre les ennemis intérieurs, un acte politique contre les manœuvres des hommes au pouvoir, et un acte de vengeance contre les classes oppressives. Est-ce qu'au cours d'une période de lutte révolutionnaire violente, ce n'était pas cela un acte de justice populaire, en première approximation, du moins : une réplique à l'oppression, stratégiquement utile et politiquement nécessaire ? Or les exécutions n'avaient pas plutôt commencé en septembre que des hommes issus de la Commune de Paris ou proches d'elle sont intervenus et ont organisé la scène du tribunal : juges derrière une table, représentant une instance tierce entre le peuple qui “crie vengeance” et les accusés qui sont “coupables” ou “innocents” ; interrogatoires pour établir la “vérité” ou obtenir l'“aveu” ; délibérations pour savoir ce qui est “juste” ; instance qui est imposée à tous par voie autoritaire. Est-ce

qu'on ne voit pas réapparaître là l'embryon même fragile d'un appareil d'État ? La possibilité d'une oppression de classe ? Est-ce que l'établissement d'une instance neutre entre le peuple et ses ennemis, et susceptible d'établir le partage entre le vrai et le faux, le coupable et l'innocent, le juste et l'injuste, n'est pas une manière de s'opposer à la justice populaire ? Une manière de la désarmer dans sa lutte réelle au profit d'un arbitrage idéal ? C'est pourquoi je me demande si le tribunal, au lieu d'être une forme de la justice populaire, n'en est pas la première déformation. » Réponse de Pierre Victor : « Oui, mais prends des exemples tirés non pas de la révolution bourgeoise, mais d'une révolution prolétarienne. Prends la Chine : la première étape, c'est la révolutionnarisation idéologique des masses, les villages qui se soulèvent, les actes justes des masses paysannes contre leurs ennemis : exécutions de despotes, ripostes de toutes sortes à toutes les exactions subies pendant des siècles, etc. Les exécutions d'ennemis du peuple se développent et on sera d'accord pour dire que ce sont des actes de justice populaire. Tout cela, c'est bien : l'œil du paysan voit juste et tout va très bien dans les campagnes. Mais quand arrive un stade ultérieur, au moment de la formation d'une Armée rouge, il n'y a plus simplement en présence les masses qui se soulèvent et leurs ennemis, mais il y a les masses, leurs ennemis et un instrument d'unification des masses qui est l'Armée rouge. À ce moment-là tous les actes de justice populaire sont soutenus et disciplinés. Et il faut des juridictions pour que les différents actes possibles de vengeance soient conformes au droit, à un droit du peuple qui n'a plus rien à voir avec les vieilles juridictions féodales. Il faut être sûr que telle exécution, tel acte de vengeance ne seront pas un règlement de compte, donc purement et simplement la revanche d'un égoïsme sur tous les appareils d'oppression également fondés sur l'égoïsme. Dans cet

exemple, il y a bien ce que tu appelles une instance tierce entre les masses et leurs oppresseurs directs. Est-ce que tu maintiendrais qu'à ce moment-là le tribunal populaire non seulement n'est pas une forme de justice populaire mais est une déformation de la justice populaire ? » Foucault : « Es-tu sûr que dans ce cas une instance tierce est venue se glisser entre les masses et leurs oppresseurs ? Je ne pense pas : au contraire, je dirais que ce sont les masses elles-mêmes qui sont venues comme intermédiaire entre quelqu'un qui se serait détaché des masses, de leur volonté, pour assouvir une vengeance individuelle, et quelqu'un qui aurait bien été l'ennemi du peuple mais ne serait visé par l'autre qu'en tant qu'ennemi personnel... » Tout au long de ce dialogue d'une quarantaine de pages, Foucault propose une histoire du système judiciaire et de la forme-tribunal. Ce qui frappe le plus, dans les propos des deux interlocuteurs, c'est l'opposition de deux attitudes profondes : Pierre Victor est un homme d'ordre, un homme d'organisation, d'appareil... Foucault semble viscéralement rétif aux institutions, et aux retombées dans l'institution qui guettent tout mouvement et tout soulèvement. Qu'on lise par exemple cette description par Foucault de ce qu'est, physiquement, matériellement, un tribunal : « Regardons un peu méticuleusement ce que signifie la disposition spatiale du tribunal, la disposition des gens qui sont dans ou devant le tribunal. Cela implique à tout le moins une idéologie. Qu'estce que cette disposition ? Une table ; derrière cette table qui les met à distance des deux plaideurs, des tiers qui sont les juges ; leur position indique premièrement qu'ils sont neutres par rapport à l'un et à l'autre, deuxièmement, ça implique que leur jugement n'est pas déterminé par avance, qu'il va s'établir après enquête par l'audition des deux parties, en fonction d'une certaine norme de vérité et d'un certain nombre d'idées sur le juste et l'injuste, et, troisièmement, que

leur décision aura force d'autorité. Voilà ce que veut dire, finalement, cette simple disposition spatiale. Or cette idée qu'il peut y avoir des gens qui sont neutres par rapport aux deux parties, qu'ils peuvent juger en fonction d'idées de justice qui valent absolument, et que leurs décisions doivent être exécutées, je crois que ça va tout de même très loin et cela paraît très étranger à l'idée même d'une justice populaire. Dans le cas d'une justice populaire, tu n'as pas trois éléments, tu as les masses et leurs ennemis. » Et pour répondre aux objections de Victor, qui évoque toujours la Chine et l'idée du tribunal révolutionnaire, Foucault explique sa position de cette manière : « Dans les sociétés comme la nôtre, l'appareil de justice a été un appareil d'État extrêmement important, dont l'histoire a toujours été masquée. On fait l'histoire du droit, on fait l'histoire de l'économie, mais l'histoire de la justice, de la pratique judiciaire, de ce qu'a été effectivement un système pénal, de ce qu'ont été les systèmes de répression, cela, on en parle rarement. Or, je crois que la justice comme appareil d'État a eu une importance dans l'histoire absolument capitale [...]. À partir d'une certaine époque, le système pénal qui avait essentiellement une fonction fiscale au Moyen Âge, s'est adonné à la lutte antiséditieuse. La répression des révoltes populaires avait surtout été jusque-là une tâche militaire. Elle a été ensuite assurée, ou plutôt prévenue, par un système complexe justice-police-prison [...]. Voilà pourquoi la révolution ne peut que passer par l'élimination radicale de l'appareil de justice, et tout ce qui peut rappeler l'appareil pénal, tout ce qui peut en rappeler l'idéologie, et permettre à cette idéologie de s'insinuer subrepticement dans les pratiques populaires doit être banni. » Ce dialogue en dit long sur l'horizon politique et idéologique du gauchisme français au début des années soixante-dix. On peut également constater que Foucault, s'il

s'inscrit avec un enthousiasme déroutant dans un tel cadre, est loin d'adhérer totalement à la pensée politique du groupe auquel il s'est allié. On peut lire, par exemple : Foucault « Quand tu dis : c'est sous le contrôle de l'idéologie du prolétariat, là, je te demande ce que tu entends par l'idéologie du prolétariat ? » Victor : «J'entends par là : la pensée de Mao Tsé-toung. » Foucault : « Bon. Mais tu m'accorderas que ce que pensent les prolétaires français dans leur masse, ce n'est pas la pensée de Mao Tsé-toung et ce n'est pas forcément une idéologie révolutionnaire pour normaliser cette unité nouvelle constituée par le prolétariat et la plèbe marginalisée. » (Il convient de souligner l'insistance de Foucault, tout au long de ce débat, sur la « plèbe non prolétarisée » comme acteur du soulèvement populaire et du processus révolutionnaire.) En fait, ce que Foucault voit dans le tribunal, c'est la reproduction de l'idéologie bourgeoise : « Le tribunal implique aussi qu'il y ait des catégories communes aux parties en présence (catégories pénales comme le vol, l'escroquerie ; catégories morales comme l'honnête et le malhonnête) et que les parties en présence acceptent de s'y soumettre. Or, c'est tout cela que la bourgeoisie veut faire croire à propos de la justice, de sa justice. Toutes ces idées sont des armes dont la bourgeoisie s'est servie dans son exercice du pouvoir. C'est pourquoi me gêne l'idée d'un tribunal populaire. Surtout si des intellectuels doivent y jouer les rôles du procureur ou du juge, car c'est précisément par l'intermédiaire des intellectuels que la bourgeoisie a répandu et imposé les thèmes idéologiques dont je parle. » Aussi, quand Pierre Victor, pour récapituler la discussion, avance une formule comme celle-ci : « Au premier stade de la révolution idéologique, je suis pour le pillage, je suis pour les “excès”. Il faut tordre le bâton dans l'autre sens, et l'on ne peut pas renverser le monde sans casser des œufs », Foucault

peut-il objecter tout simplement : « Il faut surtout casser le bâton7. » En plusieurs occasions, Foucault tiendra des propos identiques à ceux que l'on trouve dans ce « dialogue avec les maos » à propos de la « justice populaire ». Par exemple, lorsque, en cette même année 1971, il débat avec Noam Chomsky pour une émission de la télévision néerlandaise. Tout le début de l'échange porte sur l'idée de « nature », sur ce qu'est une « théorie scientifique », etc. Chacun des deux penseurs est amené à préciser sa position par rapport à celle de son interlocuteur, ce qui fait de cette discussion un document de toute première importance. On y voit un Foucault qui adhère toujours à ce qu'il a écrit au milieu et à la fin des années soixante, quand il s'agit de l'histoire des sciences : « Il n'y a de créativité qu'à partir d'un système de règles », avance-t-il. Mais, s'opposant aux conceptions développées par Chomsky, il arrime à nouveau l'analyse des transformations, comme dans V Histoire de la folie, aux dimensions économiques et sociales : « Je me demande si le système de régularité, de contrainte qui rend possible la science ne se trouve pas ailleurs, hors même de l'esprit humain, dans des formes sociales, des rapports de production, les luttes de classes, etc. Par exemple, le fait qu'à une certaine époque la folie est devenue un objet d'étude scientifique et de savoir en Occident me paraît lié à une situation économique et sociale particulière. » Lorsque arrivent les questions politiques, Chomsky semble débordé par le radicalisme de Foucault. Quand le premier parle de « justice » et veut situer sa démarche critique sous l'idéal d'une « justice plus juste », le second réplique : « Vous avez dit que si vous ne considériez pas que la guerre que vous faites à la police était juste, vous ne la feriez pas. Je vous répondrai dans les termes de Spinoza. Je vous dirai que le prolétariat ne fait pas la guerre à la classe dirigeante parce

qu'il considère que cette guerre est juste. Le prolétariat fait la guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois dans l'histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu'il veut renverser le pouvoir de la classe dirigeante, il considère que cette guerre est juste. » Et quand Chomsky tente d'objecter : « Je ne suis pas d'accord », Foucault insiste : « On fait la guerre pour gagner et non parce qu'elle est juste. » Au fil de ses interventions, Foucault multiplie les assertions qui déroutent le linguiste américain : « Quand le prolétariat prendra le pouvoir, il se peut qu'il exerce à l'égard des classes dont il vient de triompher un pouvoir violent, dictatorial et même sanglant. Je ne vois pas quelle objection on peut faire à cela. Maintenant, vous me direz : si le prolétariat exerce ce pouvoir sanglant, tyrannique et injuste à l'égard de luimême ? Alors je vous répondrai : ça ne peut se produire que si le prolétariat n'a pas réellement pris le pouvoir, mais une classe extérieure au prolétariat, ou un groupe de gens à l'intérieur du prolétariat, une bureaucratie ou les restes de la petite-bourgeoisie. » Chomsky semble décontenancé et marque ses distances : « Cette théorie de la révolution ne me satisfait pas8. » Quelques années plus tard, il reviendra sur ce débat et rappellera son argument : alors que Foucault paraissait décrire les notions de justice ou de « réalisation de l'essence humaine » comme de simples produits de la société bourgeoise et de notre système de classes, il avait, de son côté, insisté pour maintenir qu'une lutte sociale ne peut se justifier que si elle s'appuie sur l'idée qu'elle va déboucher sur une société plus juste. Et c'est encore plus vrai lorsqu'il est question de la violence : on ne peut la justifier que si l'on montre qu'elle va contribuer à accroître les droits humains. Et il résumera alors le désaccord qui l'opposa à Foucault lors de cette émission : « Je parlais de justice, il parlait de . 9 pouvoir .»

Dans une interview qu'il accorde en 1973 à une revue belge, Jean-Paul Sartre commente la position de Foucault sur la justice populaire, telle que dernier l'a développée dans Les Temps modernes (il ne connaissait pas le dialogue avec Chomsky, qui ne sera publié qu'en 1974). Sept ans après l'entretien dans lequel il répondait au Foucault « structuraliste » des Mots et les choses, l'accusant d'être le dernier rempart de la bourgeoisie, Sartre discute cette fois les thèses d'un Foucault qui semble l'avoir débordé sur sa gauche : le point de vue de Foucault l'amène, explique-t-il, à « concevoir la justice populaire comme de simples actes de violence là où ils se produisent ». Et il ajoute : « Nous ne sommes pas d'accord, les maos et moi, d'un côté, et lui de l'autre. Nous considérons que le peuple peut fort bien créer une cour de justice. [...] Foucault, lui, est radical : toute forme de justice bourgeoise ou féodale suppose le tribunal, la cour, les juges qui sont derrière une table, donc on le supprime. La justice implique d'abord un immense mouvement qui renverse les institutions. Mais si, au cours de ce grand mouvement, la forme de justice révolutionnaire apparaît, c'est-à-dire qu'on demande aux gens, au nom de la justice, quels préjudices ils ont subis, je ne vois pas le mal qu'il y a à ce que ça se fasse avec des gens assis derrière une table ou 10

pas . » Étant donné le contexte et les préoccupations de Foucault, on comprend qu'il puisse s'intéresser de près à un fait divers qui se produit deux mois après cette discussion avec Pierre Victor et occupe le devant de l'actualité pendant toute l'année 1972 : le crime de Bruay-en-Artois. Dans une petite cité minière du nord de la France, une jeune fille de seize ans a été assassinée, la nuit, sur un terrain vague. Le juge d'instruction oriente ses soupçons sur l'un des notables de la ville, le notaire qui est chargé des transactions immobilières engagées par la Compagnie des Houillères. Il inculpe donc

Pierre Leroy et le fait écrouer. Quand le parquet demande la liberté provisoire pour l'inculpé, le « petit juge » refuse la requête de ses supérieurs hiérarchiques. Et toute la population ouvrière de la ville soutient sa résistance contre les volontés d'une « justice de classe ». Le juge Pascal parle beaucoup. Il parle trop ? Toujours est-il qu'il sera accusé de bafouer le secret de l'instruction et dessaisi du dossier, le 20 juillet 1972, par la Cour de cassation11. Évidemment, les maoïstes se sont emparés de l'affaire, bien avant cette date. Dès le 4 mai, un comité Vérité-Justice a été créé pour dénoncer 1'« information de classe fabriquée par la bourgeoisie », comme le dit le journal ronéotypé, Le Pirate, publié par des militants et des journalistes. Le comité organise des rassemblements, des manifestations, des meetings, une grève de la faim... Les tracts rédigés par les militants maoïstes du Nord donnent le ton : « Une fille d'ouvrier qui venait paisiblement voir sa grand-mère a été mise en charpie. C'est un acte de cannibalisme. Quel que soit le verdict de la justice bourgeoise, Leroy devra subir celui de la justice populaire. » Le numéro de La Cause du peuple qui paraît au début du mois de mai annonce l'affaire avec ce titre, en couverture : « Et maintenant, ils massacrent nos enfants. » Et dans les pages intérieures, on peut lire cette déclaration : « Il n'y a qu'un bourgeois pour avoir fait ça. » Dans ce texte signé (mais pas écrit) par les habitants de « Bruay en colère », les propos de la rue sont rapportés avec une certaine exaltation : « Il faut le faire souffrir petit à petit », ou encore : « Je le lierai derrière ma voiture et je roulerai à cent à l'heure12. » Mais Sartre, qui est le directeur de publication de La Cause du peuple, ne veut pas couvrir de tels propos. Dans le numéro suivant, il s'interroge : « Lynchage ou justice populaire ? » Et après avoir donné toutes les garanties préliminaires quant à son adhésion profonde aux principes de la « haine de classe », « sentiment fondamental que

l'exploitation suscite chez tout exploité », il met fermement les choses au point et refuse que l'on puisse désigner un coupable sans preuves. Sartre écrit : « Il aurait fallu montrer que la haine légitime du peuple s'adresse au notaire pour ses activités sociales, comme ennemi de classe caractérisé, et non à Leroy, assassin de la petite Brigitte, pour la raison qu'on n'a pas encore prouvé qu'il l'ait tuée13. » Les tentatives de Sartre pour ramener ses « camarades » à la raison restent sans effet. Pierre Victor répond à Sartre, dans une mise au point signée collectivement La Cause du peuple, et qui paraît à côté du texte de Sartre, dans le même numéro : « À notre tour de poser la question : si Leroy (ou son frère) est confondu, la population aurait-elle le droit de s'emparer de sa personne ? Nous répondons oui. Pour renverser l'autorité de la classe bourgeoise, la population humiliée aura raison d'installer une brève période de terreur et d'attenter à la personne d'une poignée d'individus méprisables, haïs. Il est difficile de s'attaquer à l'autorité d'une classe sans que quelques têtes de membres de cette classe se promènent au bout d'une pique14. » Un autre numéro consacré à Bruay paraîtra en août 1972, et l'orientation du journal n'y est absolument pas modifiée. Sartre se rendra malgré tout sur place, à l'invitation du comité Vérité-Justice. Foucault fera lui aussi le voyage. Dans cette mobilisation de toute une ville autour des problèmes de la justice, il voit un geste exemplaire de la lutte populaire : pour la première fois, le peuple politise un fait divers. La lutte politique ne passe plus seulement par la revendication salariale mais aussi par la mise en question de tout le système judiciaire15. Il est bien difficile de déterminer exactement quel a été le degré d'implication de Foucault dans l'affaire de Bruay. Selon François Ewald, par exemple, qui à cette époque enseignait au lycée de Bruay et était l'un des animateurs maoïstes les plus

extrémistes du comité Vérité-Justice (il figure en tête des cortèges, sur les photos publiées dans La Cause du peuple), ce serait une lourde erreur d'associer le nom de Foucault à l'affaire de Bruay. Selon lui, Foucault est simplement venu se rendre compte sur place, et, pour ainsi dire, comme tout le monde, puisque Sartre et Clavel étaient venus « voir » le tristement célèbre terrain vague. Philippe Gavi confirme cette version : il voyait beaucoup Foucault à cette époque, et il se souvient que Foucault était extrêmement critique vis-à-vis des maoïstes. Claude Mauriac évoque de manière fort différente la position de Foucault dans son journal. Dans une conversation datée du 23 juin 1972, il s'étonne du radicalisme de Foucault, qui lui répond : « J'ai été là-bas. Il suffit de voir les lieux - et cette haie, non pas d'aubépines, comme on l'a dit, mais de charmes, très haute, coupée juste en face de l'endroit où fut trouvé le corps... » Claude Mauriac objecte que le problème n'est pas de savoir si le notaire et son amie sont ou non coupables (« il est possible qu'il, ou qu'elle, ou qu'ils le soient », dit-il), mais de condamner les interventions extérieures qui décident sans preuves de cette culpabilité. Et Foucault lui dit : « Sans ces interventions, Leroy aurait été libéré. Le juge Pascal aurait dû céder aux pressions du parquet. C'est la première fois que la bourgeoisie du Nord, toujours protégée, cesse de l'être et c'est en cela que ce qui s'est passé à Bruay-en-Artois a une telle importance16. » Claude Mauriac rapporte une autre conversation avec Foucault sur Bruay. Elle a lieu beaucoup plus tard, en février 1976 : Claude Mauriac : « Alors vous ne considérez plus le notaire comme coupable. — Non. — Vous vous souvenez pourtant de vos déductions, après une visite sur les lieux. — Oui, et j'avais aussitôt bâti toute une théorie17... »

On peut donc conclure que, s'il a été longtemps persuadé de la culpabilité du notaire et s'il s'est intéressé d'assez près à l'affaire de Bruay, Foucault n'a certainement pas éprouvé beaucoup de sympathie pour les articles parus dans La Cause du peuple, et sur ce point, il était sans doute sur la même longueur d'onde que Jean-Paul Sartre. C'est d'ailleurs l'un des points qu'il souligne lors des discussions qui préparent le lancement du journal Libération. Notre projet, avait dit l'un des participants à une réunion, est d'écrire des articles « sous contrôle populaire ». Et Foucault s'interroge sur la signification de ce « contrôle », en invoquant justement le contre-exemple des articles de La Cause du peuple sur Bruay. Il faut, dit-il, que le problème de la rédaction ultérieure de l'article soit préalablement et honnêtement exposé à ceux que l'on va interroger. Ils doivent savoir qu'on va les écouter dans l'intention de reproduire leurs paroles entre guillemets : « L'écoute, oui : chacun doit savoir qu'il participe à la rédaction, par le fait même qu'il parle, tandis qu'à La Cause du peuple, on a l'impression que vous vous réservez la possibilité du tri. Alors moi, je dis : non18. » Pourquoi évoquer si longuement l'affaire de Bruay ? Parce que les dissensions qu'elle a fait naître ont été, au dire des témoins, le point de rupture qui allait entraîner la fin d'une certaine forme de gauchisme. C'est l'analyse qu'en donne Serge July, qui a été lui aussi l'un des militants maoïstes les plus engagés dans la bataille de Bruay, et l'un des inspirateurs des articles incriminés (avant de devenir le responsable du quotidien Libération, se transformant peu à peu, au fil des ans, en une figure caricaturale de patron de presse et menant peu à peu ce journal né des « luttes » sur la voie du néo­ conservatisme à la française et de l'hostilité militante à la pensée critique et aux penseurs critiques).

On se souvient qu'au moment de l'affaire Jaubert, en juin 1971, Foucault avait constitué une commission d'enquête avec Claude Mauriac notamment. Et une vaste mobilisation des journalistes s'était développée pour défendre les droits de leur profession. Quelques-uns d'entre eux ont eu l'idée de fonder une agence de presse. Evelyne Le Garrec, Claude-Marie Vadrot, Jean-Claude Vernier... ont demandé à Maurice Clavel d'être le directeur-gérant de cette Agence de presse Libération, née le 18 juin 1971, et très vite connue sous le nom d'APL. Maurice Clavel, comme Claude Mauriac, est un ancien gaulliste qui a rejoint la mouvance gauchiste après 1968. Il était collaborateur de la revue Liberté de l'esprit, dans les années d'après-guerre, quand le marxisme stalinien régnait dans les milieux intellectuels. À une époque où Claude Mauriac pourfendait dans cette revue les intellectuels de gauche, « qui tablent sur leur réputation pour se permettre mauvaise foi et bêtise19 ». Clavel a écrit des romans, des pièces de théâtre... Il a également été professeur de philosophie dans le secondaire, mais son manque de sérieux lui a valu l'irréductible hostilité d'un inspecteur général qui se nomme, on l'a deviné, Georges Canguilhem. Clavel a quitté l'enseignement, et vécu d'expédients, trouvant aide et refuge auprès d'un conseiller technique du général de Gaulle, un de ses anciens amis de khâgne. Cette personne est d'ailleurs l'un de ceux qui se sont opposés à la nomination de Foucault au poste de sous-directeur des enseignements supérieurs. Et puis, un beau jour, en 1966, rompant avec le général de Gaulle à propos de l'affaire Ben Barka, Clavel est entré dans l'équipe du Nouvel Observateur, dont il devient très vite l'un des chroniqueurs vedettes. Dès la parution des Mots et les choses, il a porté aux nues l'œuvre de Foucault : « C'est Kant », répètet-il dans ses articles20. Ensuite, Clavel a, comme tant d'autres, subi le choc de 1968, et ce catholique fervent développe alors des thèses poético-gauchistes qu'il exprime dans un petit film

tourné pour l'émission de télévision « À armes égales ». Le face-à-face doit l'opposer, le mercredi 13 décembre 1971, à Jean Royer, député-maire de Tours, connu pour son ultraconservatisme. Dans le commentaire exalté qui accompagne les images de son film, Clavel évoquait 1'« aversion » du président Pompidou pour la Résistance. La formule a choqué les animateurs de l'émission, qui l'ont supprimée. En direct, aussitôt après la diffusion du court métrage, devant des millions de téléspectateurs, Clavel s'est levé en criant : « Messieurs les censeurs, bonsoir ! », et il a quitté le plateau, provoquant un beau tintamarre dans la presse des jours suivants. Le but de l'APL : regrouper, diffuser les informations sur les luttes, sur les mouvements, diffuser les photos et les communiqués, qui ont bien des difficultés à passer à travers le filtre des autres agences et à trouver leur place dans les colonnes des journaux. Foucault a dès le départ des liens avec cette agence de presse : avec Clavel et Sartre, par exemple, il veut mener l'enquête sur la mort de Pierre Overney, militant maoïste, tué le 25 février 1972 devant les usines Renault de Billancourt. Il s'y rend avec Sartre, qu'il emmène dans sa voiture (comme on aimerait savoir ce qu'ils se sont dit pendant les trajets !). Mais la tension qui règne à ce momentlà est telle que toute discussion avec des ouvriers est impossible. L'APL va très vite opérer la jonction avec un autre projet : les maoïstes de La Cause du peuple ont bien senti qu'ils s'étaient trop repliés sur eux-mêmes et qu'il leur fallait trouver d'autres solutions que l'isolement sectaire et l'aventure violente. Le Secours rouge avait déjà joué ce rôle : réunir des « personnalités démocratiques », pour élargir la lutte contre la répression qui s'abat sur tous les mouvements gauchistes. Foucault y a d'ailleurs pris une part assez active. Le projet qui s'élabore à la fin de l'année 1972 est à la fois très

simple et très ambitieux : lancer un quotidien populaire, qui serait le reflet des luttes, sans être l'organe d'un courant politique. Sartre a accepté d'en prendre la direction. Et malgré son état de santé, il s'implique beaucoup dans la longue et difficile gestation de ce qui va devenir l'un des principaux quotidiens français21. Sartre a même accepté l'invitation de Jacques Chancel pour son émission « Radioscopie » du 7 février 1973. Il n'avait pas parlé sur une chaîne d'État depuis le Manifeste des 121, en 1960, pendant la guerre d'Algérie. Mais pour donner le plus large écho possible à la naissance du journal, il va dialoguer pendant une heure, jouant le jeu des questions et des réponses sur sa vie et son œuvre, s'efforçant toujours d'en venir au seul problème qui lui semble à l'ordre du jour : Libération. Le manifeste de fondation présente le nouveau journal comme « une embuscade dans la jungle de l'information » : un quotidien qui donnera enfin « la parole au peuple ». Dans les derniers mois de l'année 1972 et au début de l'année 1973, des réunions se tiennent rue de Bretagne, dans le 3e arrondissement, pour discuter des formes à donner à un journalisme qu'il faut inventer. Sont présents Pierre Victor et Serge July pour les maoïstes ; Philippe Gavi, qui représente justement l'ouverture vers les courants non maoïstes ; et un groupe d'intellectuels : Jean-Paul Sartre, Claude Mauriac, Michel Foucault, Alexandre Astruc... Ces intellectuels ne se contentent pas de donner de l'argent. Ils veulent également participer réellement à l'élaboration du journal. Foucault, par exemple, propose de donner un rôle essentiel aux « comités Libération » qui se mettent en place un peu partout en France. Chaque comité ne se bornerait pas à diffuser le journal mais se chargerait aussi de recueillir l'information, de la faire remonter, jouant ainsi le rôle d'un écrivain public. Et surtout, à ses yeux, le fameux « contrôle populaire » doit s'exercer par l'entremise des groupes extérieurs, tels les

mouvements d'anciens détenus, d'homosexuels, de femmes, etc. Foucault aimerait également s'occuper d'une « chronique de la mémoire ouvrière ». Et dans l'un des numéros 0022, il dialogue avec un ouvrier de la Régie Renault, prénommé José, et évoque cette rubrique qu'il voudrait développer comme une sorte de feuilleton régulier dans les colonnes du quotidien : « Il existe, dit-il, dans la tête des ouvriers, des expériences fondamentales, issues des grandes luttes : le Front populaire, la Résistance... Mais les journaux, les livres, les syndicats ne retiennent que ce qui les arrange quand ils n'“oublient” pas, tout simplement. À cause de tous ces oublis, on ne peut pas donc profiter du savoir et de l'expérience de la classe ouvrière. Il serait intéressant, autour du journal, de regrouper tous ces souvenirs, pour les raconter et surtout pour pouvoir s'en servir et définir à partir de là des instruments de luttes possibles23. » Le « feuilleton » pourrait remonter le cours du xixe siècle et même plus loin et restituer l'histoire des luttes populaires. Un mois plus tard Michel Foucault s'entretient à nouveau avec l'ouvrier portugais de Renault. Dans le titre de l'article, le philosophe est présenté comme « militant et professeur au Collège de France » : José : « Le rôle d'un intellectuel qui se met au service du peuple peut être de renvoyer plus largement la lumière qui vient des exploités. Il sert de miroir. » Michel Foucault : « Je me demande si tu n'exagères pas un peu le rôle des intellectuels. Nous sommes d'accord, les ouvriers n'ont pas besoin d'intellectuels pour savoir ce qu'ils font, ils le savent très bien eux-mêmes. Pour moi, l'intellectuel, c'est le type qui est branché, non pas sur l'appareil de production, mais sur l'appareil d'information. Il peut se faire entendre. Il peut écrire dans les journaux, donner son point de vue. Il est également branché sur

l'appareil d'information ancien. Il a le savoir que lui donne la lecture d'un certain nombre de livres, dont les autres gens ne disposent pas directement. Son rôle, alors, n'est pas de former la conscience ouvrière puisqu'elle existe, mais de permettre à cette conscience, à ce savoir ouvrier d'entrer dans le système d'informations, de se diffuser et d'aider, par conséquent, d'autres ouvriers ou des gens qui n'en sont pas à prendre conscience de ce qui se passe. Je suis d'accord avec toi pour parler de miroir, en entendant miroir comme un moyen de transmission. [...] On peut dire ceci : le savoir d'un intellectuel est toujours partiel par rapport au savoir ouvrier. Ce que nous savons de l'histoire de la société française est entièrement partiel par rapport à toute l'expérience massive que la classe ouvrière, elle, possède24. » Foucault n'entend pas être seulement un « parrain » prestigieux du journal, ni même se contenter de donner un article de temps à autre. Il voudrait participer activement : en réalisant des reportages, en assistant aux réunions, en prenant part aux décisions... Il s'apercevra bien vite que cette conception de son engagement journalistique n'aurait de sens que s'il était là tous les jours. Or, il lui est évidemment impossible de passer sa vie entière dans les locaux de la rédaction, comme doivent le faire ceux qui assurent effectivement la parution du journal. Et puis, il faut bien dire que ces derniers n'ont pas tellement envie que les intellectuels soient trop présents. Ils avaient, comme le dit aujourd'hui Philippe Gavi, une conception beaucoup plus « manipulatrice » que Foucault ne semble l'avoir imaginé. Aussi la collaboration de Foucault à Libération ne dépasserat-elle pas ce stade des proclamations préliminaires. En dehors d'un ou deux articles, dont le texte anonyme sur l'illégalisme qui lui valut, en 1974, la violente réplique de Serge Livrozet, Foucault n'a pas écrit dans Libération. D'ailleurs, la vie à Libération n'est pas vraiment de tout repos. Comme l'écrira

plus tard Maurice Clavel : « Je me souviens d'avoir pris une part modeste à la création d'un journal gauchiste, Libération, avec une équipe marxiste, unie, courageuse, enthousiaste. Or ils cessèrent vite de s'aimer les uns les autres. Au bout de quelques mois, munis du bras séculier, ils se fussent exterminés25. » Et, pendant les années 1975-1980, Michel Foucault s'exprimera plus volontiers dans Le Nouvel Observateur. Il ne commencera une collaboration régulière à Libération que vers 198026. Claude Mauriac rapporte d'ailleurs quelques conversations avec Foucault concernant Libération, dans les années 1975-1976 : Foucault dit sa tristesse de voir ce journal mentir tous les jours, autant que la presse de droite la plus acharnée à dénaturer les faits. À cette époque, un thème apparaît dans les propos de Foucault sur la politique : si l'on veut être crédible, si l'on veut être efficace, il faut d'abord connaître et surtout dire la vérité. Le dire-vrai, la « véridiction » doit être le principe fondateur d'un journalisme d'intervention. Foucault conservera des liens assez forts avec Maurice Clavel. Lorsque celui-ci organise, en 1976, une émission de télévision tournée dans sa maison de Vézelay, il demandera à Foucault d'y participer. Foucault accepte. Sont présents Christian Jambet, Guy Lardreau, André Glucksmann... Les options politiques ont basculé : le gauchisme est mort et les anciens maoïstes s'interrogent sur Dieu ou sur la nature des totalitarismes. Mais les liens constitués à l'époque gauchiste, et notamment dans les mouvements maoïstes, vont continuer de fonctionner comme ont continué - et continuent toujours - de fonctionner les liens tissés par les staliniens des années d'après-guerre, après leur virage à droite : réseaux d'amitié, d'entraide, de cooptation. Clavel a une véritable passion pour Foucault. Il en parle tout le temps. Il lui consacre plusieurs dizaines de pages de

son livre intitulé Ce que je crois, publié en 1975. Il y cite une lettre que Foucault lui a envoyée en avril 1968, pour le remercier d'avoir si bien compris ce qu'il voulait faire dans Les Mots et les choses et si bien analysé son travail théorique27. Clavel se confesse de son obsession foucaldienne dans un de ses articles de 1976, lorsque paraît La Volonté de savoir : « On connaît ma monomanie à l'égard de Michel Foucault que je tiens pour Kant, pour l'homme “après lequel on ne peut plus penser comme avant”. Et encore, je crois avoir établi que Kant s'est rendormi assez vite, cependant que Foucault ne cesse d'aiguiser et d'entretenir notre éveil par ses secousses croissantes28. » À la mort de Clavel, en 1979, Foucault rendra un hommage ému à ce compagnon de luttes : il publie dans Le Nouvel Observateur un bref article où il le compare à Blanchot - et on sait ce que cela signifie pour lui ! - : « Blanchot : diaphane, immobile, guettant un jour plus transparent que le jour, attentif aux signes qui ne font signe que dans le mouvement qui les efface. Clavel : impatient, sursautant au moindre bruit, clamant dans la pénombre, appelant l'orage. Ces hommes - comment en concevoir qui soient plus différents ? - ont introduit dans le monde sans orient où nous vivons la seule tension dont nous n'ayons pas ensuite à rire ou à rougir : celle qui rompt le fil du temps. » Et il conclut : « Il était au cœur de ce qu'il y a sans doute de plus important à notre époque. Je veux dire : une très large et très profonde altération dans la conscience que l'Occident peu à peu s'est formée de l'histoire et du temps. Tout ce qui organisait cette conscience, tout ce qui lui donnait une continuité, tout ce qui lui promettait un achèvement se déchire. Certains voudraient recoudre. Il nous dit, lui, qu'il faut, aujourd'hui même, vivre autrement le temps. Aujourd'hui surtout29. »

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« Qu'avons-nous fait ? Mon Dieu qu'avons-nous fait ? » Un professeur du Collège de France (il s'agit de Jules Vuillemin !) téléphone à Georges Dumézil, un beau jour de 1971, pour lui dire son effarement. Il a beaucoup contribué à l'élection de Foucault, et il est assez déconcerté en lisant les journaux qui rapportent les faits et gestes du nouveau promu : Foucault, aux côtés de Sartre et des gauchistes, Foucault en tête des cortèges d'immigrés, Foucault aux portes des prisons... « Qu'avons-nous fait ? » s'exclame le professeur, peut-être pour avoir l'avis de Dumézil, que tout le monde considère comme une autorité morale et scientifique. Mais Dumézil s'emploie à rassurer son collègue : « Nous avons très bien fait », répond-il. Et pourtant, il est loin de partager les options politiques de Foucault. Simplement, il ne prend pas au tragique les « débordements » de son protégé. On pourrait même dire qu'il ne les prend pas au sérieux. Pour lui, c'est une de ces comédies que chacun joue pour soi et pour les autres. Et puis, il a dépassé les soixante-dix ans, et il ne veut pas mettre en cause une amitié si profonde pour des questions politiques. Il y a bien longtemps que lui-même en est revenu. Quand Foucault lui rend visite, ils évitent le sujet. Tout au plus Dumézil lui lance-t-il, de temps à autre, des boutades telles que : « Mais qu'est-ce que tu as encore été faire à la porte d'une prison ! » Pas de quoi mettre en cause l'accord profond, essentiel, noué entre les deux hommes quinze ans auparavant, sur les routes glacées du Grand Nord, ou dans les couloirs de la Carolina Rediviva. L'histoire a montré que Dumézil avait raison. Et que le professeur qui s'inquiétait des activités bien peu universitaires de Michel Foucault avait tort : non seulement Michel Foucault est un très grand enseignant, mais surtout, il participe à la vie de l'institution au même titre que tous ses collègues. « Il y avait deux Foucault, commente Le Roy Ladurie : celui des manifestations et celui des assemblées du

Collège. Foucault prenait son rôle universitaire très au sérieux. » Foucault joue le jeu académique jusqu'au bout, essayant simplement de pousser l'institution de temps à autre à un petit écart : par exemple, quand il suggère la candidature de Boulez. Il prend part aux discussions, donne son point de vue sur les postulants que le Collège pourrait élire. Il sait éliminer des candidats dont il ne veut absolument pas ou se mobiliser pour ceux vers qui va son suffrage. En 1975, on l'a vu, il présente la candidature de Barthes. En 1981, il vote pour Bourdieu. Il n'avait pu, sans doute, que se sentir très proche des remarques avancées par Bourdieu dans sa plaquette « Travaux et projets », rédigée pour présenter sa candidature : « Aurait-il fallu parler de reproduction ? Non, à coup sûr, si l'on pense à une capacité quasi biologique de se reproduire identique. Mais il s'agissait en fait de ce “second système d'hérédité”, proprement social, qui tend à assurer, par la transmission consciente ou inconsciente du capital accumulé, la perpétuation des structures sociales ou, si l'on veut, des relations d'ordre qui font l'“ordre social”. Cela à travers le changement incessant, et le renouvellement permanent, des individus bien sûr, mais aussi des manifestations de la différence, qui fait crier sans cesse à la “mutation”. La vieille distinction académique entre la dynamique sociale et la statique sociale porte trop souvent à oublier que la vie sociale, la vie du monde social, n'est autre chose que l'ensemble des actions et des réactions tendant à conserver ou à renverser la structure, c'est-à-dire la distribution des pouvoir qui, à chaque moment, détermine les forces et les stratégies engagées dans les luttes pour renverser ou conserver et par là, les chances qu'ont ces luttes de transformer ou perpétuer la structure30. » Non seulement Foucault lui apporte son suffrage, mais à Boulez qui, arrivé en retard, se penche vers lui et lui demande : « Pour qui faut-il voter ? », il répond « Pour

Bourdieu », et il aimera à se vanter par la suite d'avoir ainsi gagné au sociologue la voix du compositeur31. Bourdieu remerciera Foucault en le citant dès les premières minutes de sa « Leçon inaugurale », le 23 avril 1982 : « Seule l'histoire peut nous débarrasser de l'histoire, dira-t-il. C'est ainsi que l'histoire de la science sociale, à condition qu'elle se conçoive aussi comme une science de l'inconscient, dans la grande tradition d'épistémologie historique illustrée par Georges Canguilhem et Michel Foucault, est un des moyens les plus puissants pour s'arracher à l'histoire, c'est-à-dire d'un passé incorporé qui se survit dans le présent ou, comme celui des modes intellectuelles, est déjà passé au moment de • •

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son apparition . » Au Collège, Foucault donne son cours le mercredi. La première année, il porte sur « La volonté de savoir », qui n'est pas encore le titre d'un livre mais le thème d'une étude où il s'agit de « situer la place » et de « définir le rôle » de cette « volonté » dans une « histoire des systèmes de pensée » et où il oppose notamment deux modèles philosophiques : le modèle aristotélicien et le modèle développé par Nietzsche dans le Gai savoir. Puis sur « Les théories et institutions pénales » en 1971-1972, et sur « La société punitive » en 19721973. Sur « Le pouvoir psychiatrique » en 1973-1974 et sur « Les Anormaux » l'année suivante. Enfin, en 1975-1976, il traitera de l'utilisation des schémas de la guerre dans la pensée politique, dans un cours au titre suggestif, placé entre guillemets bien sûr : « “Il faut défendre la société” », dans lequel il se pose la question : « Pour faire une analyse non économique du pouvoir, actuellement, de quoi dispose-ton ? » Avant de suspendre son enseignement pour une année en 1976-1977. il le reprend en 1977-1978, avec une analyse de la « gestion des populations » tout au long d'un cours intitulé « Sécurité, territoire, populations », avant de passer à l'étude

de la « gouvernementalité libérale » dans le cours qu'il intitule « Naissance de la biopolitique », en 1978-1979. Après cette date, sa recherche se déplace selon les directions tracées par son Histoire de la sexualité : il opère peu à peu une remontée dans le temps historique et oriente désormais son regard vers les premiers siècles du christianisme, avec « Du gouvernement des vivants », en 1979-1980, où il s'intéresse à la confession et aux techniques de « l'aveu », puis vers la philosophie antique, avec « Subjectivité et vérité » en 19801981, où il entend « commencer une enquête sur les modes institués de la connaissance de soi » qui se poursuivra avec une investigation sur le « souci de soi » et la « culture de soi » dans « L'herméneutique du sujet » en 1981-1982, et avec une réflexion sur le « dire-vrai » (parrhesia) et sa relation à la politique et à la vie philosophique dans la Grèce ancienne dans « Le gouvernement de soi et des autres », en 1982-1983 suivi - et ce sera son dernier cours - du « Courage de la vérité » en 1983-1984. Jusqu'à la fin des années 1970, Foucault assure également une heure de séminaire le lundi. Il annonce pendant son cours qu'il souhaite n'y admettre que ceux qui préparent effectivement des travaux. Mais, à chaque séance, il trouve en face de lui plus de cent personnes. Il essaiera bien d'instaurer une délimitation plus stricte du « droit d'entrée », mais il sera rappelé à l'ordre par l'administration du Collège. L'établissement repose, en effet, sur un principe : les enseignements doivent y être ouverts à tous. Il finira par renoncer à son séminaire et il choisira de donner, à partir de janvier 1981, deux heures de cours, le mercredi matin. En 1984, il évoque à nouveau le problème : « En principe, on n'a pas le droit de faire un séminaire fermé. Et lorsqu'il m'est arrivé de faire un séminaire fermé - celui qu'on avait fait sur Pierre Rivière, par exemple - il y a eu des plaintes [...] Seulement, pour certains types de travaux, demander aux

professeurs de donner publiquement un état de leur recherche, en les empêchant d'avoir un séminaire fermé, où ils puissent, avec des étudiants, faire ces recherches, je crois qu'il y a là une contradiction [...] Alors, ce que je voudrais, c'est obtenir le droit de partager l'enseignement en deux : un enseignement public qui est statutaire, mais aussi un enseignement, ou une recherche, en groupe fermé, qui est je crois la condition pour pouvoir mener ou en tout cas renouveler l'enseignement public qu'on donne33. » Il réunit néanmoins dans son bureau ou dans un café le petit cercle des gens avec qui il entend mener cette recherche collective. Il est bien difficile d'établir une liste précise et exhaustive des membres de cette petite « tribu foucaldienne » dont les contours ont été largement fluctuants. Il semble même que les conflits n'y aient pas manqué, ni les brouilles, quelquefois suivies de ruptures tapageuses. Un tel cercle, on ne s'en étonnera pas, a parfois l'allure d'une « cour », et son fonctionnement implique des rivalités, des luttes pour le rang et la préséance. C'est le cas de tout séminaire autour d'un « maître ». Et l'on voit mal comment celui de Foucault aurait pu échapper à cette loi. Foucault n'ignorait pas cette situation et il s'en inquiétait fréquemment, se demandant en substance : que se passe-t-il entre eux quand je ne suis pas là? À la fin de chaque année, Foucault rédigeait, comme le veut la règle, un résumé de son cours pour ['Annuaire du Collège. Il signale, en général, en quelques lignes le thème du séminaire et le nom des personnes qui y ont prononcé des exposés. En 1970, le séminaire porte sur la « pénalité » en France au xixe siècle ; en 1971-1972, sur le « cas » de Pierre Rivière (et parmi les participants mentionné par Foucault figure notamment Gilles Deleuze). En 1972-1973, il s'agit de préparer la publication du volume consacré à ce dossier sur Pierre Rivière. En 1973-1974, le séminaire se partage en deux

thèmes : « L'expertise médico-légale en matière psychiatrique » et « L'histoire de l'institution et de l'architecture hospitalière au xvme siècle ». Cette dernière recherche a donné lieu à une autre publication collective, Les Machines à guérir34. En 1974-1975, la recherche se poursuit sur l'expertise médico-psychiatrique. Et en 1975-1976, sur la notion d'« individu dangereux » dans la psychiatrie criminelle. En 1977-1978, le séminaire analyse « tout ce qui tend à augmenter la puissance de l’État », et « principalement le maintien de l'ordre, la discipline, les règlements... ». L'année 1978-1979 se passe à étudier la pensée juridique à la fin du xixe siècle. En 1979-1980, le séminaire est consacré à certains aspects de la pensée libérale au xixe siècle35. Foucault aimait le travail en équipe, la recherche collective. C'est certainement l'un des aspects qui l'attirera le plus dans l'université américaine : la possibilité qu'elle lui offrait de constituer des séminaires tels qu'il les affectionnait. Il en a parlé bien souvent à Paul Rabinow.

* On a vu que Foucault avait gardé, par-delà la période gauchiste, certaines des amitiés qui y avaient trouvé naissance. Il en est une pourtant, qui ne va pas survivre à la réorganisation de ses options politiques après 1975 : aussi bizarre que cela puisse paraître, c'est l'une des plus anciennes et certainement l'une des plus authentiques. Mais le fait est là. On ne peut même pas dire qu'il y eut rupture. Simplement ils cessèrent de se voir. Ou plutôt, Foucault voulut mettre à distance cette relation qui avait tellement compté pour lui. Celle qui le liait à Gilles Deleuze depuis 1962. Cette amitié est née à Clermont-Ferrand, à l'ombre de Nietzsche. Elle s'est développée, solidifiée, se manifestant au grand jour au fil des ans dans des séries d'articles croisés où

chacun des deux philosophes salue les publications de l'autre. Deleuze rend compte avec enthousiasme du livre de Foucault sur Roussel dans le magazine Arts36. Puis il donne un compte rendu des Mots et les choses dans Le Nouvel Observateur, en 196637. Il écrira plus longuement encore sur V Archéologie du savoir, en 1970, dans la revue Critique. Le titre de son article est devenu célèbre : « Un nouvel archiviste »38. Dans Critique toujours, en 1975, il donne un compte rendu de Surveiller et punir : « Écrivain non : un nouveau cartographe »39 Foucault lui donne la réplique : « Ariane s'est pendue », salue Différence et répétition dans Le Nouvel Observateur en 196940. Et il commente beaucoup plus longuement, dans Critique, en 1970, Logique du sens et Différence et répétition, dans un article intitulé « Theatrum philosophicum ». « Il me faut, écrit-il au début de ce texte, parler de deux livres qui me paraissent grands parmi les grands. Si grands sans doute qu'il est difficile d'en parler et que peu l'ont fait. Longtemps, je crois, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes, en résonance énigmatique avec celle de Klossowski, autre signe majeur et excessif. Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien41. » Il employait évidemment le mot « siècle » au sens augustinien du terme : le monde d'ici-bas, celui dans lequel nous vivons. Il soulignera un peu plus tard, que, dans le contexte où il l'avait utilisé, « siècle » devait s'entendre de manière péjorative : l'opinion commune opposée à l'élite. Dans un entretien au Japon, en 1978, au moment où il déclare que Deleuze est évidemment quelqu'un de « très important » pour lui et qu'il le considère comme « le plus grand philosophe français actuel », son interlocuteur lui demande s'il pense toujours que « le siècle va devenir deleuzien » et Foucault tient à faire cette mise au point : « Je me souviens très bien dans quel sens j'ai employé cette phrase. Mais la phrase est celle-ci : actuellement - c'était en 1970 - très peu

de gens connaissent Deleuze, quelques initiés comprennent son importance, mais un jour viendra peut-être où “le siècle sera deleuzien”, c'est-à-dire le “siècle” au sens chrétien du terme, l'opinion commune opposée à l'élite, et je dirais que ça n'empêchera pas que Deleuze est un philosophe important. C'était dans son sens péjoratif que j'ai employé le mot “siècle”42. » Foucault-Deleuze : ce fut donc d'abord une amitié philosophique. Puis une amitié politique. En 1971, quand Foucault crée le GIP, Deleuze est évidemment l'un des tout premiers à le rejoindre. Il participe à la commission d'enquête sur l'affaire Jaubert. Il milite activement dans le comité Djellali. Un long entretien sur le rôle des intellectuels témoigne de leur accord profond à ce moment-là. Ce dialogue porte sur « Les intellectuels et le pouvoir » et il paraît dans le numéro de la revue L'Arc consacré à Deleuze, en 1972. Foucault et Deleuze y définissent le nouveau rapport des intellectuels à ce que la génération précédente avait appelé 1'« engagement ». Il n'est plus question désormais de « totaliser » les luttes, d'en faire la théorie, d'en dire la signification. À1'« intellectuel total » à la Sartre, ils opposent 1'« intellectuel spécifique ». Intellectuel spécifique : cela veut dire que les luttes ne se mènent que sur des points précis, en des lieux déterminés. Des luttes locales qui, pourtant, font « partie du mouvement révolutionnaires », à condition « d'être radicales », dit Foucault, c'est-à-dire « sans compromis ni réformisme, sans tentative pour aménager le même pouvoir avec tout au plus un changement de titulaire. Et ces mouvements sont liés au mouvement révolutionnaire du prolétariat lui-même dans la mesure où il a à combattre tous les contrôles et contraintes qui reconduisent partout le même pouvoir ». Ce qui produit l'unité, la généralité des luttes partielles, c'est « le système même du pouvoir, ajoute Foucault, toutes les formes d'exercice et d'application du

pouvoir ». Et Deleuze répond : « On ne peut rien toucher à un point quelconque d'application sans qu'on se trouve confronté à cet ensemble diffus que, dès lors, on est forcément amené à vouloir faire sauter, à partir de la plus petite revendication qui soit. Toute défense ou attaque révolutionnaire partielle rejoint de cette façon la lutte .X 43 ouvrière . » 1975, 1976, 1977 : les choses ont changé dans le paysage politique. Et aucun des deux protagonistes de ce dialogue n'emploierait plus le même vocabulaire. Encore que les livres de Foucault qui paraissent à ce moment semblent toujours imprégnés de certains éléments de cette thématique, notamment Surveiller et punir. Mais, par définition, un livre exprime, au moment où il sort, ce que pensait l'auteur au moment où il l'a conçu et écrit. Il y a un retard constitutif de la publication sur la recherche. C'est peut-être ce décalage qui explique la « crise » que Foucault va traverser en 1976 et 1977, après la parution de La Volonté de savoir. Faut-il imputer à cette crise l'éloignement qui va le séparer de Deleuze à ce moment-là ? Car ils ne se reverront pas. Il semble que la raison réelle soit plus directement politique. Deleuze et Foucault militent en 1977 contre l'extradition de Klaus Croissant, l'avocat de la « bande à Baader » qui a demandé l'asile politique à la France, et qui risque d'être condamné en Allemagne pour avoir outrepassé les droits de la défense en apportant un soutien matériel aux accusés. Il est sur le point d'être extradé et Foucault s'insurge, avec une grande véhémence. Évoquant la « conception actuelle » de la politique, « née de l'existence des régimes totalitaires » et « centrée autour d'un personnage qui n'est pas tellement le “futur gouvernant” mais le “perpétuel dissident” », il écrit, dans Le Nouvel Observateur, le 14 novembre 1977, pour défendre le « droit des gouvernés », et notamment le droit de ceux qui sont « en désaccord

global » avec le système dans lequel ils vivent, à « être défendu en justice » : « C'est un droit d'avoir un avocat qui parle pour vous, avec vous, qui vous permette de vous faire entendre et de garder votre vie, votre identité et la force de votre refus. » Ce droit, « n'est pas une abstraction juridique, ni un idéal de rêveur », c'est un « droit, qui fait partie de notre réalité historique et ne doit pas en être effacé44 ». Lorsque Klaus Croissant est tiré de sa cellule pour être expulsé, Michel Foucault se retrouve devant la prison de la Santé avec quelques dizaines de personnes pour former un barrage symbolique. Ils sont violemment dispersés par la police et Foucault a même une côte fracturée. Quelques jours plus tard, toujours dans Le Nouvel Observateur, il interpelle avec énergie les leaders de la gauche et leur demande de prendre des positions plus fermes, et notamment de défendre les deux femmes poursuivies en justice pour avoir « caché » Klaus Croissant avant son arrestation à Paris45. Lorsque le ministre de la Justice, Alain Peyrefitte, essaie de répondre à son ancien camarade de l'École normale, Foucault réplique avec une extrême dureté46. Après l'extradition, Foucault appellera, avec plusieurs personnalités dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Marguerite Duras, à une manifestation, place de la République, le 18 novembre. On le voit : Foucault n'a pas ménagé son soutien à l'avocat allemand. Il s'est vraiment engagé. Mais il a voulu limiter son combat à un strict problème juridique. Il veut bien soutenir l'avocat mais pas ses clients. Pas question pour lui de soutenir ceux qu'il considère comme des « terroristes ». Or, c'est justement ce qu'il semble reprocher à Deleuze. Ce dernier a pris lui aussi la défense de Klaus Croissant. Mais les deux philosophes ont signé des textes différents. Celui de Foucault se limite aux droits de la défense et au refus de l'extradition. Celui que Deleuze signe avec Félix Guattari présente

l'Allemagne de l'Ouest comme un pays dérivant vers la dictature policière. C'est sans doute de ce moment que date la « brouille » entre Foucault et Deleuze. Ou plus exactement de Foucault à l'égard de Deleuze. Car il n'y eut pas d'éclat, pas de dispute, pas d'explication. Simplement, leur longue complicité s'est dénouée. Cette interprétation est confirmée par un passage du journal de Claude Mauriac, daté du 10 mars 1984. Claude Mauriac et Foucault cherchent, à ce moment-là, à intervenir en faveur de travailleurs immigrés expulsés de leur logement à la Goutte d'Or. Ils se demandent qui ils peuvent solliciter pour signer la lettre qu'ils envoient au maire de Paris : « X... Ce serait très bien » (c'est Foucault qui parle). Mais non, il ne peut pas le lui demander. Et comme Claude Mauriac, s'étonne, Foucault répond : « Nous ne nous voyons plus... Depuis Klaus Croissant. Je n'acceptais pas le terrorisme et le sang, je n'approuvais pas Baader et sa bande47... » Claude Mauriac qui donne toujours les noms, a préféré ne pas nommer la personne désignée par Foucault. Mais celui qu'il appelle « X », c'est évidemment Gilles Deleuze. Et je puis moi-même témoigner des motivations profondément politiques de cette volonté délibérée d'éloignement de la part de Foucault, qui m'en a parlé à plusieurs reprises au début des années 1980. En tout cas, Foucault et Deleuze, en effet, ne se voient plus. Leurs chemins se séparent. Chacun continuant de lire les livres ou les articles de l'autre : leur seul moyen de contact désormais. Est-ce en raison de cette distance installée entre eux que Foucault se refusa à envisager l'élection de Deleuze au Collège de France ? Quand, en 1982, peu après son entrée son entrée effective dans l'institution, Bourdieu évoque devant lui cette possibilité, Foucault lui répond : « Non, c'est impossible. J'ai promis à Jules Vuillemin de ne jamais faire entrer Deleuze. » Bourdieu en tira la conclusion qu'il voulait surtout éviter d'avoir un concurrent. Le sociologue se plaira alors à décrire

un Foucault obsédé par sa position dans le champ intellectuel et l'œil rivé sur ses rivaux potentiels (ce qui n'était sans doute pas faux, mais pourrait valoir aussi bien pour Bourdieu). Peut-être Foucault s'était-il réellement engagé auprès de celui à qui il avait dû son élection en 1969 et se sentait-il tenu d'honorer cette promesse ? (Et quand, quelques années plus tard, après le décès de Foucault, Bourdieu avancera le nom de Deleuze dans les réunions du Collège comme candidat éventuel et commencera les démarches nécessaires à la présentation officielle de sa candidature, il se heurtera à une hostilité si violente qu'il devra y renoncer avant même d'en arriver à ce stade. Deleuze, qui s'était pris à y croire, en sera fort déçu. Amer, je crois, même. Il remerciera chaleureusement Bourdieu d'avoir pensé à lui, et d'avoir au moins essayé48. La même mésaventure se reproduira, à l'identique, quand Bourdieu proposera, au début des années 1990, le nom de Derrida49).

Foucault a vécu, un mois après l'extradition de Klaus Croissant, une bien étrange mésaventure en Allemagne. En décembre 1977, il est à Berlin avec Daniel Defert. Ils veulent aller à Berlin-Est. Et se trouvent confrontés à une bureaucratie policière très peu amène qui fouille leurs papiers, photocopie leurs notes, leur demande des comptes sur des références de livres inscrites dans des carnets... Ils éprouvent « une impression effrayante », comme le dira Foucault. Deux jours plus tard, à Berlin-Ouest cette fois : ils sortent de leur hôtel quand trois voitures de police s'arrêtent devant eux. Ils sont entourés par des policiers armés de mitraillettes. Ils sont fouillés, les mains en l'air. Ils ont eu le tort de parler d'un livre sur Ulrike Meinhof pendant le petit déjeuner et quelqu'un les a dénoncés. Ils sont alors conduits dans les bâtiments de la police pour vérification d'identité. Nous n'avions rien fait, commente Foucault dans le Spiegel.

Nous avions simplement une allure d'intellectuels, donc de suspects potentiels. Les intellectuels : ces gens qui, pour tous les pouvoirs, appartiennent à « une sale espèce50 ». Un mois après, Foucault défile dans les rues glaciales de Hanovre pour défendre Peter Bruckner, un professeur radié de l'université pour avoir soutenu un livre interdit (Foucault écrira plus tard une préface pour l'édition française du pamphlet de Bruckner, Ennemi de l'État51). Mais à ce moment-là, c'est une Allemagne plus souriante que celle des « interdictions professionnelles » qu'il est venu rencontrer. Il participe en effet avec Catherine Von Bülow au grand rassemblement TUNIX, qui se tient à Berlin-Ouest à la fin du mois de janvier 1978. Pendant trois jours, trente mille personnes débattent dans l'enthousiasme de toutes les possibilités de luttes qui s'ouvrent aux mouvements « alternatifs ».

Les appréciations fort différentes portées par Deleuze et Foucault sur l'affaire Croissant n'étaient, en fait, que la traduction de leurs évolutions radicalement divergentes sur les questions politiques en général. Leur opposition est apparue très nettement lors de la querelle des « nouveaux philosophes ». Deleuze a assassiné Glucksmann et consorts dans un petit fascicule où il démolit les concepts vides et creux de ceux qu'il considère comme des bateleurs pour émissions de télévision. Il clame 1'« horreur » que lui inspirent leurs palinodies, leur « martyrologie » : « Ils vivent de cadavres », dit-il dans une des formules violentes dont son texte fourmille. Ces propos très durs sont datés du 5 juin 197752. Deleuze n'ignore pas que Foucault, un mois plus tôt, a fait l'éloge du livre de Glucksmann sur Les Maîtres-Penseurs dans les colonnes du Nouvel Observateur. Glucksmann, l'ancien ultra-maoïste, a opéré en 1974 un retournement spectaculaire, et il a commencé depuis lors une entreprise de dénonciation systématique du Goulag, des totalitarismes et

des philosophies qui y conduisent. Foucault le remercie de faire entendre dans le discours philosophique « ces fuyards, ces victimes, ces irréductibles, ces dissidents toujours redressés - bref ces “têtes ensanglantées” et autres formes blanches, que Hegel voulait effacer de la nuit du monde53 ». Il ne fait aucun doute que le choix de Foucault, à ce moment-là, a été dicté par des considérations plus politiques que philosophiques (au sens où il ne tenait sans doute pas Glucksmann en très haute estime philosophique54 !) Foucault s'était donc radicalement éloigné du gauchisme exacerbé de son dialogue avec Pierre Victor - un gauchisme qui n'aura donc duré que quelques années. Désormais, il ne parlait plus le langage de la « révolution » et du « prolétariat » et, surtout, son antisoviétisme, son anticommunisme forgés autrefois au contact de la Pologne de Gomulka se réaffirmaient en lui avec une virulence accrue (« Je suis un anticommuniste “primaire”, aimait-il à plaisanter, car lorsqu'on est un anticommuniste “secondaire”, c'est trop tard »). D'où sa méfiance nouvelle à l'égard de Deleuze, Il m'a dit un jour (au début des années 1980) : « Vous avez remarqué : toutes les prises de position de Deleuze se situent du côté soviétique, » (J'avais rapporté cette conversation à Bourdieu, qui avait commenté : « C'est vrai mais il faudrait ajouter que toutes celles de Foucault se situent du côté américain. ») Ce qui n'empêchait nullement Foucault de répéter que Deleuze était « le seul esprit philosophique en France » (tout en avouant trouver assez incompréhensible son livre sur Francis Bacon, Logique de la sensation, paru en 1981). Et l'un de ses plus chers désirs, juste avant sa mort, sera de se réconcilier avec lui, Daniel Defert le savait bien, qui allait demander à Deleuze de parler aux obsèques de Foucault, Et ce devait être aussi le souhait de Deleuze qui allait, deux ans après, en 1986, consacrer à l'œuvre de Foucault un livre magnifique, vibrant d'intelligence et d'affectivité. Pourquoi ce livre ? « Par

nécessité pour moi, répondait Deleuze. Par admiration pour lui, par émotion de sa mort, de cette œuvre interrompue55. »

5 « Nous sommes tous des gouvernés »

22 septembre 1975. Dans le bar d'un grand hôtel de Madrid, Yves Montand lit une déclaration. « Onze hommes et femmes viennent d'être condamnés à mort. Ils l'ont été par des tribunaux d'exception et ils n'ont pas eu droit à la justice. Ni à celle qui réclame des preuves pour condamner. Ni à celle qui donne aux condamnés le pouvoir de se défendre. Ni à celle qui leur assure, si grave que soit l'incrimination, la garantie des lois. Ni à celle qui interdit les sévices sur des prisonniers. On s'est toujours battu, en Europe, pour cette justice. Il faut aujourd'hui encore lutter pour elle chaque fois qu'elle est menacée. Nous ne voulons pas affirmer des innocences, nous n'en avons pas les moyens. Nous ne demandons pas une indulgence tardive, le passé du régime espagnol ne nous permet plus cette patience. Mais nous demandons que les règles fondamentales de la justice soient respectées pour les hommes d'Espagne comme pour ceux d'ailleurs. » Autour du célébrissime acteur sont assis Régis Debray, Costa-Gavras, Jean Lacouture, le RP Laudouze, Claude Mauriac et Michel Foucault... C'est d'ailleurs Foucault qui a rédigé ce texte. Quelques jours plus tôt, Catherine Von Bülow lui a téléphoné : « Il faut faire quelque chose. On ne peut pas laisser la dictature franquiste exécuter ces jeunes militants... » Foucault est d'accord : il faut « faire quelque

chose ». Mais quoi ? D'abord réfléchir. Mais réfléchir vite. Une réunion est fixée pour le lendemain matin, chez Catherine Von Bülow. Y participent Claude Mauriac, Jean Daniel, le père Laudouze, qui représente Témoignage chrétien, Régis Debray et Costa-Gavras. Le cinéaste suggère d'aller en Espagne pour témoigner par une présence physique, effective, cette solidarité que les pétitions, les manifestes et les manifestations ne suffisent plus à exprimer. « Foucault a été aussitôt séduit par cette idée un peu folle, il m'a vite convaincu, raconte Claude Mauriac. Nous avons l'accord d'Yves Montand qui n'est pas là mais sera des nôtres \ » Michel Foucault n'est guère enthousiasmé en revanche par la suggestion avancée par Régis Debray, Jean Daniel et CostaGavras, de tenir une conférence de presse : « Ce qui nous manque, dit-il, c'est l'idée qui permettrait de théâtraliser notre action. Notre présence physique, en Espagne, avec les risques qu'elle implique (pas considérables, peut-être, mais ils existent), cela est important, cela est nouveau, cela ne s'est jamais fait. Si c'est pour aboutir à une conférence de presse2... » Foucault serait plutôt partisan d'une distribution de tracts, dans la rue. Après bien des discussions et des hésitations, les différents protagonistes se mettent d'accord : une conférence de presse, soit, mais aussi un texte à diffuser, signé par des personnalités éminentes, dont ils établissent la liste : Sartre, bien sûr. Aragon, malgré tout. Claude Mauriac est chargé de demander à André Malraux. Catherine Von Bülow prononce le nom de Simone de Beauvoir et elle s'attire une explosion de colère de Foucault, dont elle sourira après coup, mais qui l'avait étonnée à l'époque : « Ah, non, pas cette bonne femme. Sinon, moi, je n'irai pas. » Il n'a pas encore digéré les attaques de l'auteur des Mandarins contre lui au moment de la parution de Les Mots et les choses. Claude Mauriac obtiendra la signature de Malraux. Foucault celle d'Aragon... Finalement, cinq noms vont figurer

au bas de l'appel : André Malraux, Pierre Mendès France, Louis Aragon, Jean-Paul Sartre, François Jacob. Et sept personnes se chargent d'aller porter ce message aux Espagnols. Jean Daniel a mis la logistique du Nouvel Observateur au service de cette action fort délicate à organiser de Paris. Il ne peut cependant se joindre au groupe : il lui est impossible d'être libre un lundi, jour de « bouclage » de son journal. Mais Jean Lacouture se joindra à eux et fera un reportage sur cette fugace équipée dans le pays du fascisme agonisant et toujours meurtrier. Sept heures. Ils ne pourront pas rester plus de sept heures. Ce qui est déjà un bel exploit. Ils n'ont pas l'espoir de sauver les condamnés. Mais ils veulent dire leur indignation dans la capitale de l'Espagne. À l'aéroport, au moment de prendre l'avion, Foucault dit à Claude Mauriac et à sa femme Marie-Claude qui est venue les accompagner : « André Malraux, je l'admirais tellement, lorsque j'étais étudiant, que je connaissais par cœur des pages et des pages de ses livres... » L'arrivée à Madrid se déroule sans problème. La conférence de presse commence et Yves Montand a le temps de lire devant les journalistes le texte en français. « Nous sommes venus à Madrid, conclut-il, pour porter ce message. La gravité des choses nous y appelait. Notre présence veut montrer que l'indignation qui nous secoue nous rend, avec tant d'autres, solidaires de ces existences menacées. » Quand il veut laisser la parole à Régis Debray, qui doit lire la traduction espagnole, des policiers en civil font irruption dans la salle et leur donnent l'ordre de rester assis, de ne pas bouger. CostaGavras sert d'interprète. Foucault demande : « Sommes-nous en état d'arrestation ? » Réponse des policiers : « Non, mais tout le monde doit rester assis. » Foucault a gardé dans la main quelques exemplaires de l'appel et refuse de les remettre au policier qui veut les prendre. Un bref affrontement s'ensuit entre le philosophe rebelle et l'homme

de l'ordre. L'un des mille visages de Foucault : « Pâle, tendu, frémissant, raconte Claude Mauriac, prêt à bondir, à jaillir, à passer à l'attaque, la plus inutile, la plus dangereuse, et la plus belle, d'autant plus admirable dans son refus, son agressivité, son courage que l'on sent (que l'on sait) qu'il s'agit chez lui d'une réaction physique et d'un principe moral : l'impossibilité charnelle de subir le contact d'un policier et de recevoir un ordre de lui3... » Foucault commentera l'incident dans Libération quelques jours plus tard : « Je considère que le métier de flic est d'exercer une force physique. Celui qui s'oppose aux flics n'a donc pas à leur permettre l'hypocrisie de la masquer sous des ordres auxquels on aurait à obéir tout de suite. Il faut qu'ils aillent jusqu'au bout de ce qu'ils représentent4. » Foucault ne cédera que sur l'intervention pressante de Claude Mauriac... à qui il murmure, car la violence ne lui fait pas perdre le sens de l'humour : « S'il avait eu une mitraillette, j'aurais cédé plus vite, naturellement5. » C'est également l'un des plus vifs souvenirs de cette expédition espagnole qu'ait gardé Yves Montand : le courage physique de Foucault. D'ailleurs, ce trait revient dans tous les récits et les témoignages sur les actions militantes de Foucault : cette force de refus, cette volonté de s'insurger contre l'acte répressif, contre le fait policier. Contre la « discipline ». Quelques instants plus tard, une escouade de policiers en uniforme, armés de mitraillettes, procède à l'arrestation de tous les journalistes présents, étrangers pour la plupart. Ils seront emmenés, menottes aux poignets, et relâchés deux heures après pour certains, à la nuit tombée pour les autres6... Sous la même escorte, mais sans les menottes, les sept « mercenaires » français, comme les appellera le lendemain le journal franquiste Arriba, quittent l'hôtel. Foucault a relaté la scène dans Libération : « Yves Montand est

sorti le dernier. Il est arrivé en haut des marches de l'hôtel, des policiers armés étaient disposés de part et d'autre de l'escalier ; en bas, la police avait fait le vide et leurs cars se trouvaient beaucoup plus loin. Derrière les cars, plusieurs centaines de personnes regardaient la scène. C'était un peu la répétition de la scène de Z où le député de gauche Lambrakis est frappé à coups de matraque. Montand, très digne, la tête un peu en arrière, est descendu très lentement. C'est là que nous avons ressenti la présence du fascisme. Cette façon qu'ont les gens de regarder, sans voir, comme s'ils avaient vu cette scène des centaines de fois. Cette tristesse en même temps [...] Et ce silence7. » Les porteurs de message sont reconduits à l'aéroport et après une fouille minutieuse, longue, interminable, ils se retrouvent dans un avion en partance pour Paris. Un incident éclate à ce moment. Un policier insulte en espagnol le père Laudouze. Et Costa-Gavras répond en criant : « Abajo fascismo, abajo Franco... » Le policier se précipite vers lui, lui ordonne de le suivre. Costa-Gavras refuse. L'avion ne peut pas décoller. L'attente recommence. Enfin les choses s'arrangent, l'avion roule sur la piste, puis vole vers Paris où des dizaines de journalistes et de photographes attendent... Quelques jours plus tard, quand les exécutions semblent imminentes, Michel Foucault et Claude Mauriac vont manifester devant l'ambassade d'Espagne, avenue Georges-V. Ils participeront encore, le 29 septembre 1975, mais cette fois séparément, à l'immense défilé qui partira de la République pour marcher vers la Bastille, lorsque les premières exécutions auront eu lieu. C'est sur ce défilé que s'achève le volume de son journal que Claude Mauriac voulait intituler De Gaulle, Malraux, Foucault : à la fin de cette manifestation, lorsque les grenades lacrymogènes commencent à éclater, quand les groupes de CRS commencent à charger, l'ancien

gaulliste, l'ancien secrétaire du général de Gaulle... lève le poing, avec des milliers de militants d'extrême gauche... Lorsque, devant l'ambassade d'Espagne, un jeune militant a demandé à Foucault s'il voudrait bien venir parler de Marx, devant les cercles de son organisation, Foucault s'est emporté : « Qu'on ne me parle plus de Marx ! Je ne veux plus jamais entendre parler de ce monsieur. Adressez-vous à ceux dont c'est le métier. Qui sont payés pour cela. Qui sont des fonctionnaires de cela. Moi, j'en ai totalement fini avec Marx8. » Il faut dire que le moment était mal choisi pour adresser une telle demande au philosophe. Mais l'incident rapporté par Claude Mauriac est loin d'être une simple anecdote : le marxisme est au cœur de bien des discussions dans la vie intellectuelle française. Le livre de Soljénitsyne, L'Archipel du Goulag, paru en France en 1974, a commencé son immense travail de sape, que rien ne pourra arrêter. Au milieu des années soixante-dix, le marxisme français, omniprésent pendant les trente années qui ont précédé, point de passage obligé de toute réflexion théorique ou politique, horizon indépassable de l'époque, etc., le marxisme est tout simplement en train de s'effondrer et de disparaître - et pour une longue période - de la scène intellectuelle. Foucault a été très marqué par le livre de Soljénitsyne. Dans son dialogue avec Thierry Voeltzel, en 1976, il demande à son interlocuteur : « “As-tu lu Soljénitsyne ?” Parce que là, on touche au problème de la littérature de camp qui est devenu très important. D'une part, parce que c'est la seule littérature lisible qui nous vient d'Union soviétique, d'autre part parce qu'elle a une espèce de cohérence et qu'elle se réfère à une réalité politique qui nous pose toute la question du fonctionnement du socialisme [...] C'est le grand phénomène littéraire - entre guillemets - des vingt dernières années9. » Un an auparavant, Foucault avait donné pour titre à un

chapitre de Surveiller et punir : « L'archipel carcéral ». Pour désigner, « et à cause de Soljénitsyne », dit-il dans un entretien « cette dispersion et en même temps le recouvrement universel d'une société par un type de système punitif10 ».

* Comment naissent les amitiés ! Celle qui commence entre Foucault et Montand durera jusqu'à la mort du philosophe. Et elle va bientôt se doubler pour Foucault d'une autre relation, encore plus intense, avec Simone Signoret. Ils se verront souvent. Ils se parleront beaucoup au téléphone. « Ma copine », comme l'appelait Foucault quand il parlait de l'actrice. Quand il disait : « J'ai déjeuné avec ma copine » ou « Je dois téléphoner à ma copine », on savait qu'il parlait de « la Simone », l'autre nom qu'il lui donnait. En 1982, Michel Foucault et Simone Signoret iront en Pologne avec Bernard Kouchner, pour manifester là aussi leur solidarité à ceux qui résistent au cœur même d'un pays opprimé. Yves Montand avait bien du mal à réprimer son émotion quand il parlait de ses liens avec le philosophe, après la mort de celui-ci, ou quand il montrait la lettre que Foucault avait envoyée à Simone Signoret, après le récital qu'il avait donné à l'Olympia, à l'automne de 1981. Une lettre chaleureuse, dans laquelle Foucault les remerciait pour cette soirée formidable et profitait de l'occasion pour leur adresser une véritable déclaration d'amitié : « Tant de perfections offertes à de simples mémoires, c'est extraordinaire et bouleversant, écrit Foucault le 14 octobre 1981, à propos du spectacle de Montand. Et puis, continue-t-il, il y a eu toute l'amitié d'hier : la nôtre a été merveilleuse. Depuis plusieurs années, elle compte beaucoup pour moi. Depuis hier, vous m'avez permis,

avec Montand, d'aimer beaucoup plus de choses dans mon passé et dans mon présent. Je vous embrasse. » Entre 1975 et 1984, ils vont signer ensemble bien des pétitions et bien des manifestes, ils vont programmer, organiser des actions, avec Bernard Kouchner, notamment, un des animateurs de l'organisation Médecins du Monde. Le seul désaccord dont se souvenait Montand intervint à la fin de l'été 1983 : « Le jour où Glucksmann, Kouchner et moi avons rédigé un texte pour demander au gouvernement français de montrer plus de fermeté au Tchad contre Kadhafi. Foucault n'a pas voulu le signer. Et Simone l'a suivi. Ils ne voulaient pas que les gens aient l'impression qu'ils demandaient qu'on fasse la guerre. » Yves Montand, Simone Signoret, Michel Foucault : toujours prêts à dénoncer une injustice, toujours prompts à se mobiliser pour une cause. Lorsque Roger Knobelspiess clame son innocence depuis le fond des cachots où il est enfermé, le groupe s'émeut et organise la défense du prisonnier, condamné, en 1972, à quinze ans de prison pour un hold-up qu'il nie purement et simplement. Quinze ans pour un holdup dont le butin fut de huit cents francs. Il y avait de quoi émouvoir. Lors d'une permission de sortie, transformée en « cavale », il commet une série de hold-up, qu'il reconnaît et pour lesquels il sera jugé en 1981. Mais Knobelspiess est un détenu rebelle, un de ceux qui hurlent et dénoncent l'appareil judiciaire. Un détenu voué aux quartiers de haute sécurité. Et qui écrit des livres pour faire entendre sa voix : l'un d'eux paraît en 1980. Il s'appelle QHS, justement, et il est publié, comme de dit la première page du livre, « à la demande d'un comité de défense composé entre autres de : Michel Foucault, Jean Genet, André Glucksmann, Claude Mauriac, Yves Montand, Simone Signoret, Paul Thibaud, et avec le soutien du Syndicat de la magistrature, du Syndicat des avocats de

France, de l'Association française des juristes démocrates ». Le livre s'ouvre sur une préface de Michel Foucault. « Voici un rude document », écrit Foucault : « Depuis dix bonnes années s'est instauré en France - mais dans d'autres pays aussi - un débat à voix multiples. Certains s'en impatientent : ils aimeraient que l'institution propose d'elle-même, et au milieu du silence des profanes, sa propre réforme. Il est bon qu'il n'en soit pas ainsi. Les transformations réelles et profondes naissent des critiques radicales, des refus qui s'affirment et des voix qui ne se cassent pas. Le livre de Knobelspiess appartient à cette bataille. » Et Foucault de démonter la logique implacable de l'incarcération et du cachot : « Il a été condamné pour un crime qu'il nie farouchement. Pouvait-il s'accorder à la prison sans se reconnaître de lui-même coupable ? Mais on voit le mécanisme : puisqu'il résiste, on le fait passer au Q.H.S. S'il est au Q.H.S., c'est qu'il est dangereux. “Dangereux” en prison, donc plus encore s'il était en liberté. Il est par conséquent capable d'avoir commis le crime dont on l'accuse. Peu importe qu'il le nie, il aurait pu l'avoir fait. Le Q.H.S. relaie les preuves ; la prison montre ce que l'instruction avait peut-être insuffisamment démontré11. » Un second livre de Roger Knobelspiess, L'Acharnement, sera présenté par Claude Mauriac. Lorsqu'il est jugé en 1981, pour les six hold-up avoués de 1976 et 1977, il s'agit plutôt, comme l'écrit Le Monde, de réparer l'erreur judiciaire de 1972 : il est condamné à cinq années de prison, mais la cour d'assises demande que lui soit accordée la grâce présidentielle. Ce qui fut fait. Par François Mitterrand. Lorsque, redevenu libre, il est soupçonné en 1983 d'avoir participé à l'attaque d'un fourgon blindé et de nouveau arrêté près de Honfleur, la presse de droite ironise et donne des leçons : où sont passés les signataires de manifestes, qui défendaient ce bandit ? La réponse ne tarde pas : Simone Signoret et Michel Foucault

montent au créneau. Dans Libération, Foucault déclare : « Pour être surpris, j'ai été surpris. Non par ce qui s'est passé, mais par les réactions, et la physionomie qu'elles ont donnée à l'événement. Ce qui s'est passé ? Un homme est condamné à quinze ans de prison pour un hold-up. Neuf ans après, la cour d'assises de Rouen déclare que la condamnation est manifestement exagérée. Libéré, il vient d'être inculpé à nouveau pour d'autres faits. Et voilà que toute la presse crie à l'erreur, à la duperie, à l'intoxication. Et elle crie contre qui ? Contre ceux qui avaient demandé une justice mieux mesurée, contre ceux qui avaient affirmé que la prison n'était pas de nature à transformer un condamné. Posons quelques questions simples. Où est l'erreur ? Ceux qui ont essayé de poser sérieusement le problème de la prison le disent depuis des années : la prison a été instaurée pour punir et pour amender. Elle punit ? Peut-être. Elle amende ? Certainement pas. Ni réinsertion, ni formation, mais constitution et renforcement d'un “milieu délinquant”. Qui entre en prison pour un vol de quelques milliers de francs a bien plus de chances d'en sortir gangster qu'honnête homme. Le livre de Knobelspiess le montrait bien : prison à l'intérieur de la prison, les quartiers de haute sécurité risquaient de faire des enragés. Knobelspiess l'a dit, nous l'avons dit et il fallait que ce soit connu. Les faits, autant que nous pouvons le savoir, risquent de le confirmer. » Et à tous ceux qui ont parlé des intellectuels irresponsables, Foucault réplique durement : « Quant à vous, pour qui un crime d'aujourd'hui justifierait une punition d'hier, vous ne savez pas raisonner. Mais pis, vous êtes dangereux pour nous et pour vous-mêmes, si du moins, comme nous, vous ne voulez pas vous trouver un jour sous le coup d'une justice endormie sous ses arbitraires. Vous êtes aussi un danger historique. Car une justice doit toujours s'interroger sur elle-même tout comme une société ne peut

vivre que du travail qu'elle exerce sur elle-même et sur ses institutions12. »

* Paru au printemps 1975, Surveiller et punir a reçu un accueil assez retentissant. La double page centrale du Monde, ou le numéro spécial du Magazine littéraire, consacrés au livre de Foucault en sont deux indices parmi tant d'autres. À peine la clameur des vivats s'est-elle apaisée que Foucault revient à l'avant-scène. Un an et demi après ce maître ouvrage sur la « naissance de la prison », il entreprend de publier une Histoire de la sexualité. Quel rapport entre les deux, pourrait-on se demander ? Le rapport est évident et proclamé d'emblée par Foucault : dans les deux cas, il nous parle du « pouvoir » et des modalités de son exercice. Et puisqu'il a montré dans Surveiller et punir que le pouvoir traverse l'ensemble de la société par des procédures de « discipline » qui contraignent les corps, il n'est pas tellement surprenant qu'il s'interroge sur les mécanismes qui lient la sexualité aux réseaux du pouvoir, ou, plus exactement, sur la façon dont la « sexualité » représente une forme d'expérience et d'individuation spécifique au monde moderne et qui s'est mise en place avec lui comme l'un de ses dispositifs de fonctionnement du pouvoir. Cette Histoire de la sexualité est née à la croisée de deux types de préoccupations : un projet ancien et 1'« actualité ». Un projet ancien, on l'a vu. Dès la préface de Folie et déraison, rédigée en 1960, Foucault annonçait un ouvrage sur ce thème (et d'ailleurs, Folie et déraison comporte un long chapitre sur l'invention du personnage de 1'« homosexuel » au xviie siècle, chapitre dont l'enjeu est à ce point crucial dans l'économie du livre, comme je l'ai montré dans Réflexions sur la question gay, qu'on peut se demander s'il ne nous offre pas l'une des clés

pour percevoir les motivations profondes qui sont à l'origine de ce projet, comme Foucault l'a d'ailleurs lui-même souligné dans un entretien resté longtemps inédit13). On en trouve l'écho, en 1963, dans son article sur Bataille, « Préface à la transgression ». À cette époque, il pensait encore la sexualité dans les termes de l'interdit et de la transgression qui en définissent et la réalité et les possibilités. Il mentionne également ce projet à Gérard Lebrun, lorsqu'il donne des conférences au Brésil, en 1965. Foucault montre à son ami de Sâo Paulo le manuscrit des Mots et les choses et lui confie qu'il aimerait écrire ensuite une histoire de la sexualité. Ajoutant : « C'est presque impossible à faire : on ne pourra jamais trouver les archives. » Nouvel écho dans L'Archéologie du savoir en 1969, dans L'Ordre du discours, en 1970 ... Cette idée remonte donc très loin dans le souci théorique (et personnel) de Foucault et elle n'a cessé d'accompagner sa démarche. Elle va enfin aboutir, au contact de l'actualité de l'après-68 et du début des années 1970, mais le regard que Foucault porte alors sur ces questions n'est plus le même qu'au cours de la décennie précédente : ce ne sont plus l'interdit, le tabou, la répression, l'exclusion, le silence qui se trouvent au cœur de ses analyses, mais au contraire l'injonction à la parole, la mise en discours et en catégories discursives, et il va désormais jusqu'à considérer (ce qu'il convient de lire comme une sorte d'autocritique) que les thèmes de la « répression » et du « tabou » pourraient bien, finalement, n'être que des rouages du dispositif de la sexualité, comme si, par l'effet d'une ruse efficace du pouvoir, la prise de parole qui se veut « transgressive » participait du bon fonctionnement des technologies de l'assujettissement (c'est-à-dire de la production des sujets assujettis dans les processus de l'individuation sexuelle). À l'époque où prolifèrent les idéologies de la libération sexuelle, inspirées de Reich et Marcuse (on a du mal aujourd'hui à mesurer à quel point la

référence à leurs œuvres fut importante en ces années-là) et où tous les modes de penser et d'agir sont envahis par la vulgate psychanalytique, Foucault se lance dans une critique radicale de ces deux courants de pensée. Car ces deux phénomènes, constate-t-il, ont un point commun : une parole omniprésente et ininterrompue sur la sexualité. Tout le monde parle en permanence du sexe, pour dire que du sexe on ne peut pas parler tant il est refoulé, réprimé par la morale bourgeoise, le modèle conjugal et familial... De cette morale, disent les uns, Freud peut-être nous aurait quelque peu délivrés. Mais si mollement, ajoutent les autres, si prudemment, d'une manière si conformiste, qu'il faudrait aussi dénoncer les fonctions normalisatrices de la psychanalyse elle-même. Mais tous, quels que soient l'art ou la manière, veulent que l'on parle du sexe, de la sexualité : afin de dévoiler la vérité essentielle de l'homme ou de lui offrir la perspective de son bonheur futur. De cette « répression », dit Foucault, « nous n'en parlons plus sans prendre un peu la pose : conscience de braver l'ordre établi, ton de voix qui montre qu'on se sait subversif, ardeur à conjurer le présent et à appeler cet avenir dont on pense bien contribuer à hâter le jour. Quelque chose de la révolte, de la liberté promise, de l'âge prochain d'une autre loi passe aisément dans ce discours sur l'oppression du sexe. Certaines des vieilles fonctions de la prophétie s'y trouvent réactivées. À demain le bon sexe14 ». Dès les premières pages, Foucault multiplie les sarcasmes sur cette « hypothèse répressive » et sur les formulations théoriques ou politiques qui prospèrent autour d'elle. Ce qu'il a voulu faire ? « Interroger le cas d'une société qui depuis plus d'un siècle se fustige bruyamment de son hypocrisie, parle avec prolixité de son propre silence, s'acharne à détailler ce qu'elle ne dit pas, dénonce les pouvoirs qu'elle exerce et promet de se libérer des lois qui l'ont fait

fonctionner. [...] La question que je voudrais poser n'est pas : pourquoi sommes-nous réprimés, mais pourquoi disons-nous avec tant de passion, tant de rancœur contre notre passé le plus proche, contre notre présent, et contre nous-mêmes, que nous sommes réprimés ? Par quelle spirale en sommes-nous arrivés à affirmer que le sexe est nié, à montrer ostensiblement que nous le cachons, à dire que nous le taisons -, et ceci en le formulant en mots explicites, en cherchant à le faire voir dans sa réalité la plus nue, en l'affirmant dans la positivité de son pouvoir et de ses effets ? Il est légitime à coup sûr de se demander pourquoi pendant si longtemps on a associé le sexe et le péché [...] mais il faudrait se demander aussi pourquoi nous nous culpabilisons si fort aujourd'hui d'en avoir fait autrefois un péché15 ? » Mais refuser d'admettre comme une évidence cette « hypothèse répressive » ne signifie pas qu'il faut l'inverser purement et simplement. Le travail de Foucault, une fois de plus, se veut historique et critique, archéologique et généalogique : « Il s'agit de déterminer, dans son fonctionnement et dans ses raisons d'être, le régime de pouvoir-savoir-plaisir qui soutient chez nous le discours sur la sexualité humaine. De là le fait que le point essentiel (en première instance du moins) n'est pas tellement de savoir si au sexe on dit oui ou non, si on formule des interdits ou des permissions, si on affirme son importance ou si on nie ses effets, si on châtie ou non les mots dont on se sert pour le désigner ; mais de prendre en considération le fait qu'on en parle, les lieux et points de vue d'où on en parle, les institutions qui incitent à en parler, qui emmagasinent et diffusent ce qu'on en dit, bref, le “fait discursif’ global, la mise en discours du sexe. » L'important n'est donc pas « de savoir si ces productions discursives et ces effets de pouvoir conduisent à formuler la vérité du sexe, ou des mensonges au contraire destinés à l'occulter, mais de

dégager la “volonté de savoir” qui leur sert à la fois de support et d'instrument16 ». Foucault, qui avait examiné dans L'Archéologie du savoir puis dans L’Ordre du discours les principes de « raréfaction » des discours, a donc complètement transformé son approche. Ce qui l'intéresse désormais, c'est cette « mise en discours du sexe », l'injonction de parler et les formes qu'elle revêt ; c'est l'histoire de cette prolifération, des principes qui la fondent, et des instances sur lesquelles elle s'appuie, dans la mesure où il s'efforce d'établir que, depuis le xviie siècle, le sexe, loin d'être victime d'un processus de restriction de la parole, est plutôt soumis à « un mécanisme d'incitation » : « La volonté de savoir ne s'est pas arrêtée devant un tabou à ne pas lever » mais « elle s'est acharnée à constituer une science de la sexualité17. » Et l'attaque contre la psychanalyse est directe : force est de constater, en effet, que « nous sommes la seule civilisation où des préposés reçoivent rétribution pour écouter chacun faire confidence de son sexe18 ». La Volonté de savoir est un petit ouvrage : à peine plus de deux cents pages, dans un format qui rejoint presque celui d'une collection de poche. Mais le nombre des thèmes et des problèmes abordés est tel qu'il y faudrait un livre entier pour en faire l'analyse19. Foucault y réinvestit ses recherches sur l'hérédité, annoncées dans la plaquette de candidature au Collège de France, il verse aussi dans son alambic quelques ébauches de son travail sur le libéralisme et la gestion des populations, sur la « bio-politique ». On retrouve, bien sûr, l'inlassable questionnement sur ce qui sépare le normal du pathologique, l'évocation du « pervers » soumis au regard de la psychiatrie. On est ébloui par les quelques pages sur le droit, la loi et la norme. On y trouve des formules chocs mille fois commentées, comme celle-ci : « Le pouvoir vient d'en bas. » À propos de cette phrase et des malentendus qu'elle fit

naître, Foucault devra beaucoup insister sur un point : on ne peut la lire sans les phrases qui la suivent : « Le pouvoir vient d'en bas, c'est-à-dire qu'il n'y a pas, au principe des relations de pouvoir, et, comme matrice générale, une opposition binaire, et globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas, et sur des groupes de plus en plus restreints jusque dans les profondeurs du corps social. Il faut plutôt supposer que les rapports de force multiples qui se forment et jouent dans les appareils de production, les familles, les groupes restreints, les institutions, servent de supports à de larges effets de clivage qui parcourent l'ensemble du corps social20. » Dans la lignée de Surveiller et punir, Foucault cherche ainsi à désagréger les théories du pouvoir liées à la tradition marxiste, dans leurs différentes versions, qui continuaient d'être très présente au moment où il a entrepris d'écrire ces livres, et commencent seulement à vaciller quand ils paraissent. Et, tout comme sa critique de l'hypothèse répressive peut valoir comme une autocritique de la thématique qui animait ses travaux antérieurs et notamment l'Histoire de la folie, l'idée selon laquelle le « pouvoir vient d'en bas » pourrait bien être pour lui le moyen de rompre avec le « spontanéisme » de ses années gauchistes et avec ses proclamations sur le « savoir du peuple ». Mais ce qui constitue sans doute le point de départ et le ressort du livre, c'est la rupture qu'opère Foucault avec la psychanalyse. Et particulièrement avec la psychanalyse lacanienne. Foucault sait qu'on va lui adresser l'objection : vous confondez les adversaires. Vous confondez ceux qui parlent de répression et de censure, et pensent qu'il faut libérer la sexualité de ces carcans (les freudo-marxistes), et ceux qui parlent en termes de « loi » et pensent au contraire que « la loi est constitutive du désir et du manque qui l'instaure » (c'est la formulation de Foucault derrière laquelle

tout le monde aura reconnu Lacan). Mais, en fait, explique Foucault, ces deux formes sont solidaires : bien qu'elles aboutissent à des conclusions et des options inverses, elles partagent une même « représentation du pouvoir », une conception juridico-politique, hantée par le modèle monarchique d'un pouvoir unique et centralisé. Il faut couper la tête du roi ! Quel chemin parcouru depuis Les Mots et les choses ! Trois sciences humaines échappaient alors à la critique foucaldienne : l'ethnologie, la linguistique et la psychanalyse, dans leurs versions structuralistes, c'est-à-dire, pour la psychanalyse, sa version lacanienne. C'est même à partir de Lacan (et de Lévi-Strauss) que Foucault avait pu mener toute son entreprise archéologique dans cet ouvrage qui lui a apporté la célébrité. Aujourd'hui, c'est contre Lacan qu'il entreprend la quête généalogique de La Volonté de savoir. À tel point qu'il peut présenter la série d'études qu'il s'apprête à publier comme « une archéologie de la psychanalyse21 ». Rupture avec Lacan, donc, en même temps qu'avec tous ceux qui s'opposent aux analyses de celui-ci : idéologies de la libération, freudo-marxisme, théories du désir, retombées de Sade et Bataille... Ce sont peut-être des doctrines contradictoires entre elles, explique Foucault, mais elles sont solidaires les unes des autres : elles sont prises dans les mêmes « dispositifs » de savoir et de pouvoir. Au fond, Foucault reprend ici, après la parenthèse des Mots et les choses, la mise en question radicale de la psychanalyse qu'il avait développée dans ['Histoire de la folie22.

Vers quel point d'ancrage historique Foucault veut-il reconduire ces discours opposés sur lesquels il entend poser son regard généalogique ? Il annonce que cette remontée dans le temps nous fera voyager vers les doctrines chrétiennes de l'aveu et de la confession. « L'aveu a été, et

demeure encore aujourd'hui, la matrice générale qui régit la production du discours vrai sur le sexe. Il a été toutefois considérablement transformé. Longtemps, il était resté solidement encastré dans la pratique de la pénitence. Mais peu à peu, depuis le protestantisme, la Contre-Réforme, la pédagogie du xvme siècle et la médecine du xixe, il a diffusé23... » Du confessionnal au divan, il n'y a que le parcours des siècles, pourra commenter Maurice Blanchot, mais toujours le même acharnement à faire parler sur le sexe et à décrypter dans le sexe le secret - et donc la vérité - des individus24. Et finalement, on retrouve dans La Volonté de savoir cette interrogation sur les concepts de la science, qui semble hanter tous les livres de Foucault depuis le début. Car la pratique unique et simple de l'aveu telle qu'elle est décrite dans les manuels de pénitence du Moyen Âge et du xvie siècle a laissé la place à « une explosion de discursivités distinctes, qui ont pris forme dans la démographie, la biologie, la médecine, la psychiatrie, la psychologie, la morale, la pédagogie, la critique politique25 »... Et il s'agit de « repérer, dit Foucault, les procédés par lesquels cette volonté de savoir relative au sexe, qui caractérise l'Occident moderne, a fait fonctionner les rituels de l'aveu dans les schémas de la régularité scientifique : comment est-on parvenu à constituer cette immense et traditionnelle extorsion d'aveu sexuel dans des formes scientifiques26 ? » Ce qui est enjeu, dans l'examen qu'il veut entreprendre de « tout cet appareillage » de pouvoir qui fait fonctionner l'aveu dans les formes nouvelles de la science : montrer quel a été le formidable travail d'assujettissement des hommes accompli par la culture occidentale à travers les siècles. Assujettissement, c'est-à-dire constitution des « sujets », aux deux sens du terme. On voit que nous ne sommes pas très loin de Surveiller et punir.

La Volonté de savoir est un livre très mince, où tout Foucault semble pourtant se retrouver, se rassembler. Mais il n'est à ses yeux qu'un prélude, le prologue à une série d'investigations historiques qui doivent venir vérifier l'hypothèse de départ. Quand le livre paraît, la liste suivante figure au dos de la couverture : HISTOIRE DE LA SEXUALITÉ

1. La Volonté de savoir À PARAÎTRE :

2. La Chair et le corps 3. La Croisade des enfants 4. La Femme, la mère et l'hystérique 5. Les Pervers 6. Populations et races Et pour compléter le tout, il annonce, dans une note à l'intérieur du livre, un ouvrage à paraître sur Le Pouvoir de la vérité. Ces investigations historiques, comme toujours, Foucault entend les mener lui-même. Telle est sa pratique de l'histoire. Ne pas se contenter de lire les travaux déjà écrits sur telle ou telle question, sur telle ou telle période. Mais aller voir par soi-même. C'est sans doute l'une des plus grandes ruptures introduites par Foucault dans la pensée philosophique. « Pendant longtemps, déclare-t-il dans une interview, la philosophie, la réflexion théorique ou la “spéculation” ont eu à l'histoire un rapport distant et peut-être un peu hautain. On allait demander à la lecture d'ouvrages historiques, souvent de très bonne qualité, un matériau considéré comme “brut” et donc comme “exact” ; et il suffisait alors de le réfléchir, ou d'y réfléchir, pour lui donner un sens et une vérité qu'il ne possédait pas par lui-même. Le libre usage du travail des autres était un genre admis. Et si bien admis que nul ne songeait à cacher qu'il élaborait du travail déjà fait ; il le citait sans honte. Les choses ont changé, me semble-t-il. » Peut-être

à cause de ce qui s'est passé « du côté du marxisme, du communisme, de l'Union soviétique », il n'a plus semblé « suffisant de faire confiance à ceux qui savaient et de penser de haut ce que d'autres étaient allés voir là-bas ». En tout cas, le même type de changement que celui qui « rendait impossible de recevoir ce qui venait d'ailleurs a suscité l'envie de ne plus recevoir tout fait, des mains des historiens, ce sur quoi on devait réfléchir. Il fallait aller chercher soi-même, pour le définir et l'élaborer, un objet historique. C'était le seul moyen pour donner à la réflexion sur nous-mêmes, sur notre société, sur notre pensée, notre savoir, nos comportements, un contenu réel. C'était inversement une manière de n'être pas, sans le savoir, prisonnier des postulats implicites de l'histoire. C'était une manière de donner à la réflexion des objets historiques au profil nouveau [...] Ce n'était plus une réflexion sur l'histoire, c'était une réflexion dans l'histoire. Une manière de faire faire à la pensée l'épreuve du travail historique ; une manière aussi de mettre le travail historique à l'épreuve d'une transformation des cadres conceptuels et théoriques ». En tout cas, et c'est là le point le plus important peut-être, « c'est un travail qu'il faut faire soi-même. Il faut aller au fond de la mine ; ça demande du temps ; ça coûte de la peine ». La réaction des historiens face aux incursions de Foucault sur leur territoire sera très diversifiée : de l'enthousiasme des uns au scepticisme des autres, du travail en commun au rejet catégorique28.

La suite de V Histoire de la sexualité est annoncée, les dossiers sont déjà prêts. Sur sa table, pour chacun des titres prévus, une volumineuse chemise attend l'heure de son élaboration définitive, le moment où la prose de Foucault, cette prose si belle, si particulière, qu'il travaille avec tant de minutie, va s'emparer du matériau qu'elle contient, pour le transfigurer.

Un manuscrit de Foucault : c'est d'abord un graphisme à peu près indéchiffrable. Et surchargé de rajouts, de ratures. « Commencer et recommencer », comme il dit. Mais il a bon espoir d'aboutir assez vite. Il donne même un calendrier à un de ses amis : un volume tous les trois mois. La Volonté de savoir - le seul titre explicitement nietzschéen qu'il ait donné à un de ses ouvrages, sauf si l'on considère que Naissance de la clinique fait référence à Naissance de la tragédie est un texte coupant, brûlant, plein d'ironie. Celui peut-être dans lequel Foucault, avec une étonnante économie d'écriture, fait le plus « bouger la pensée ». C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles il reçoit un accueil que Foucault juge mitigé, réservé. Le livre entend affronter l'idéologie gauchiste de l'après-mai 68. Foucault a voulu aller à contre-courant, heurter de front les idées dominantes de 1'« actualité », dire aux uns et aux autres la vérité historique de leurs gestes et de leurs paroles. Il a réussi au-delà de toute espérance. Mais devait-il attendre de ceux qu'il malmenait ainsi qu'ils viennent lui dire merci ? L'accueil de la presse est plutôt favorable. Très favorable même. Foucault s'explique dans un très grand nombre d'interviews, il est commenté dans des dizaines d'articles. Tout au plus peut-on y déceler quelques réserves. Mais il sent partout autour de lui une certaine déception. Et beaucoup d'incompréhensions. Il s'en est peut-être ouvert à Gilles Deleuze - nous sommes au début de l'année 1977, et ils ne se sont pas encore éloignés l'un de l'autre -, qui écrit, comme pour lui-même, une « note » d'une quinzaine de feuillets, qu'il lui communique afin de lui dire tout ce que ce livre apporte de neuf à ses yeux, ce qui en fait la force et la fécondité, et aussi comment il se situe par rapport à ces nouvelles élaborations et quelles seraient ses divergences. Deleuze y rapporte une conversation avec Foucault : « La dernière fois que nous nous sommes vus, Michel me dit, avec beaucoup de gentillesse et affection, à peu

près : je ne peux pas supporter le mot désir ; même si vous l'employez autrement, je ne peux pas m'empêcher de penser ou de vivre que désir = manque, ou que désir se dit réprimé. Michel ajoute : alors moi, ce que j'appelle “plaisir”, c'est peutêtre ce que vous appelez “désir” ; mais de toute façon, j'ai besoin d'un autre mot que désir. » Et Deleuze de commenter : « Évidemment, encore une fois, c'est autre chose qu'une question de mot. Puisque moi, je ne supporte guère le mot “plaisir”. Mais pourquoi ? Pour moi, désir ne comporte aucun manque [...] Je ne peux donner au plaisir aucune valeur positive, parce que le plaisir me paraît interrompre le procès immanent du désir ; le plaisir me paraît du côté des strates et de l'organisation29... » Malgré ce geste de soutien, Foucault semble abattu. Bien sûr, quand les attaques les plus ouvertes vont se manifester, il aura encore l'énergie de se cabrer et d'assassiner d'une phrase l'essayiste réactionnaire qui a cru qu'on pouvait en cinquante pages faire « oublier Foucault30 ». Quand paraît sous ce titre un livre de l'ignoble Jean Baudrillard (qui tiendra par la suite sur la mort de Foucault et plus généralement sur le sida des propos si nauséabonds qu'il est étonnant que l'auteur de ces infamies fascistoïdes - et de bien d'autres puisse encore trouver quelques thuriféraires31), il l'évacue d'un geste souverain, accompagné d'un éclat de rire : « Moi, mon problème, ce serait plutôt de me rappeler Baudrillard. » Il y voit même le signe de son importance et de son influence : « Il suffit de mettre n'importe quel mot à côté de mon nom, et n'importe qui fait un succès de librairie. » Il aura la même réaction pour le livre de Jean-Paul Aron et de Roger Kempf, Le Pénis ou la démoralisation de l'Occident. Tous les critiques le présentent comme l'anti-Foucault32, ce qui lui assure un certain retentissement. Foucault a le sarcasme mordant (de Jean-Paul Aron, qu'il a bien connu quand ils préparaient

ensemble l'agrégation, il aime à dire en éclatant de rire : « Celle-là, elle est authentiquement ridicule ! »). Mais au fond, il est blessé. Désabusé en tout cas. Qu'est-ce qui a bien pu le fragiliser ainsi ? Ce n'est pas seulement l'effet de ces ouvrages et de ces attaques. Peut-être des réticences plus proches de lui ? En tout cas, il regrette d'avoir donné ce premier volume sans les études dont il ne constituait que l'avant-propos. Il le dit dans la préface à l'édition allemande : « Je sais qu'il est imprudent d'envoyer d'abord, comme une ftisée éclairante, un livre qui fait sans cesse allusion à des publications à venir. Le danger est grand qu'il donne l'apparence de l'arbitraire et du dogmatique. Ses hypothèses pourraient avoir l'air d'affirmations qui tranchent la question, et les grilles d'analyse proposées conduire à un malentendu et être prises pour une nouvelle théorie. C'est ainsi qu'en France, des critiques subitement convertis aux bienfaits de la lutte contre la répression (sans avoir jusqu'alors manifesté un grand zèle en ce domaine) m'ont reproché de nier que la sexualité ait été réprimée. Mais je n'ai nullement prétendu qu'il n'y avait pas eu de répression de la sexualité. Je me suis seulement demandé si, pour déchiffrer les rapports entre le pouvoir, le savoir et le sexe, l'ensemble de l'analyse était obligé de s'orienter sur le concept de répression ; ou bien, si on ne pouvait pas mieux comprendre en insérant interdits, prohibitions, forclusions et dissimulations dans une stratégie plus complexe et plus globale, qui ne soit pas ordonnée sur le refoulement comme but principal et fondamental33. » Foucault éprouve l'amer sentiment d'avoir été mal lu, mal compris. Mal aimé, peut-être. « Vous savez pourquoi on écrit ? avait-il dit à Francine Pariente, lorsqu'elle était son assistante à Clermont-Ferrand. Pour être aimé. » Est-il vraiment « mal aimé » en 1976, en 1977 ? La Volonté de savoir est un énorme succès de librairie. C'est un des livres de

Foucault qui a atteint les plus forts tirages : en juin 1989, le chiffre des ventes approchait les cent mille exemplaires. Une édition de semi-poche lui assure aujourd'hui une diffusion régulière et importante. Et c'est peut-être le livre de Foucault qui allait connaître, au fil des ans, le plus grand rayonnement mondial et exercer l'influence la plus considérable. Mais le succès peut aussi être nocif : celui-ci conduit Foucault vers une « crise ». Crise personnelle, crise intellectuelle...

Aucun des titres annoncés par Foucault ne verra le jour. La liste qui figure sur la couverture restera lettre morte. Peutêtre s'est-il trop enfermé dans ses analyses du pouvoir, comme le suggère Deleuze, et il lui faudra d'abord échapper à ce face-à-face avant de réussir à donner une suite à ce premier volume, une fois qu'il aura remanié son projet ? Il a pourtant commencé à travailler sur tous les thèmes mis en avant et plusieurs publications en portent la trace. Par exemple, il édite les Souvenirs d'un hermaphrodite français, Herculine Barbin, dite Alexina B.34. Pour l'édition américaine, il rédigera un long commentaire - résolument antipsychanalytique - sur le thème « Avons-nous besoin d'un vrai sexe ? »35 Ce livre paraît en France en 1978, dans une nouvelle collection que Foucault lance chez Gallimard : « Les Vies parallèles ». Il la présente ainsi : « Les Anciens aimaient à mettre en parallèle les vies des hommes illustres ; on écoutait parler à travers les siècles ces ombres exemplaires. Les parallèles, je sais, sont faites pour se rejoindre à l'infini. Imaginons-en d'autres qui, indéfiniment, divergent. Pas de point de rencontre ni de lieu pour les recueillir. Souvent, elles n'ont eu d'autre écho que celui de leur condamnation. Il faudrait les saisir dans la force du mouvement qui les sépare ; il faudrait retrouver le sillage instantané et éclatant qu'elles ont laissé lorsqu'elles se sont précipitées vers une obscurité

ou “ça ne se raconte plus” et où toute “renommée” est perdue. Ce serait comme l'envers de Plutarque : des vies à ce point parallèles que nul ne peut plus les rejoindre36. » Il rédige également une préface pour My Secret Life, le texte de ce libertin anglais du xixe siècle évoqué à plusieurs reprises dans La Volonté de savoir37. Et il publie, dans les Cahiers du Chemin, un long article intitulé « La vie des hommes infâmes », destiné à servir d'introduction à un livre qui doit porter le même titre. Il annonce qu'on y verra défiler des personnages étranges, des existences « quasi fictives », dont il voudrait « rassembler quelques rudiments pour une légende des hommes obscurs38 ». Ce livre n'a jamais paru. Du moins sous la forme annoncée. Puisque à ces ombres pathétiques entr'aperçues derrière les textes qu'il évoquait et qui représentent les uniques traces de ces « vies infimes devenues cendres », il va, d'une certaine manière tout de même rendre la parole. Cette seule parole par laquelle ou derrière laquelle on peut encore les entendre ou les deviner : celle qu'ils échangeaient avec le pouvoir, dans un geste de rage ou de désespoir ou celle dont ils étaient l'objet et la victime dans cet échange ; c'est-à-dire lorsque des « malheureux » s'adressaient au roi pour lui demander d'intervenir contre d'autres « malheureux », de mettre de l'ordre dans tout ce qui semblait déréglé au sein de leur univers : la famille, le voisinage... (Et l'on conçoit que Foucault ait pu écrire que le « pouvoir vient d'en bas » !) On retrouvera donc certains de ces documents dans Le Désordre des familles, un ensemble de « lettres de cachet » tirées des « Archives de la Bastille », publiées et présentées en collaboration avec Arlette Farge, en 198239. Vingt ans après son projet d'un livre sur les « embastillés », pour cette même collection « Archives » dans laquelle finalement ce volume paraît.

Le 17 décembre 1976, sur le plateau d'« Apostrophes », exceptionnellement installé au musée du Louvre, Bernard Pivot s'étonne : « Alors vous ne voulez vraiment pas parler de votre livre ? » « Non, répond Michel Foucault : d'abord on écrit des choses un peu parce qu'on les pense et aussi pour ne plus y penser. Terminer un livre, c'est aussi ne plus pouvoir le voir. Tant qu'on aime un peu son livre, on y travaille. Une fois qu'on a cessé de l'aimer, on cesse de l'écrire. » Et puis surtout : il y a un autre livre qui mérite plus l'attention. « Un livre comme je les aime : fait avec des fragments de réalité, des choses dites, des gestes, des documents, des tristesses, des misères... » L'auteur ? N'en cherchez pas. Ce sont simplement les bandes magnétiques d'un procès en Union soviétique, qui ont pu passer en Occident grâce au courage des enfants de l'inculpé : le Dr Stern. Un « procès ordinaire » comme dit le titre du recueil. Cet homme avait deux fils, qui voulaient émigrer en Israël. Le KGB a demandé au Dr Stern, communiste depuis la guerre, de leur interdire cet exil, et comme il refusait, il a été traduit en justice, si l'on ose dire. Accusé d'avoir touché des pots-de-vin. C'est ce qu'auraient dû confirmer devant le tribunal des dizaines de témoins à charge. Mais pendant l'audience, ils se sont rétractés, pour établir l'innocence du Dr Stern, qui a pourtant été condamné... à huit ans de travaux forcés40. Voilà le livre dont Foucault veut parler : un document extraordinaire, sur la réalité « ordinaire » de l'Union soviétique. L'émission n'estelle pas consacrée à 1'« avenir de l'homme » ? Et si, bien sûr, il est important de parler des premiers pas de l'homme sur la lune, comme venait de le faire l'un des invités, il ne faut pas oublier « les pas de ces hommes et de ces femmes qui viennent dire ce qu'est la vérité ». Ne pas oublier que face au

pouvoir de l'État sur les corps, il y a aussi la résistance des individus qui savent dire non.

À La Nouvelle Critique qui lui demandait de participer à un débat autour de Moi, Pierre Rivière..., Foucault avait fait cette réponse : je ne veux pas débattre de ce livre, mais je veux bien faire un article sur le cas du Dr Stern. La proposition ne reçut pas de réponse. Michel Foucault ne ménage pas ses efforts pour aider les « dissidents des pays de l'Est ». En juin 1977, lorsque Leonid Brejnev vient à Paris, il veut comme toujours « faire quelque chose » : avec Pierre Victor, ils ont l'idée de réunir les intellectuels français et les dissidents soviétiques. Foucault organise tout avec une remarquable efficacité. L'invitation est signée de douze noms, parmi lesquels ceux de Sartre, François Jacob, Roland Barthes... : « Au moment où Leonid Brejnev est reçu en France, nous vous invitons à une rencontre amicale avec des dissidents des pays de l'Est, au théâtre Récamier, le 21 juin, à 20 h 30. » À l'heure dite, Ionesco est déjà dans la salle quand arrive Sartre, au bras de Simone de Beauvoir. C'est la scène qui a le plus marqué tous les témoins : un vieil homme, malade, presque aveugle, avançant lentement, guidé par cette femme légendaire. De nombreux dissidents sont présents : Léonid Pliouchtch, André Siniavski, André Amalrik, Vladimir Boukovski. Et Mikhaïl Stern, qui a enfin réussi à quitter l'Union soviétique. C'est Foucault qui accueille les personnalités à l'intérieur du théâtre. La foule est considérable. Et nombreuses sont les caméras des télévisions, françaises ou étrangères. Foucault participe également à une réunion salle Pleyel et à une manifestation de rue pour soutenir le cinéaste arménien Andreï Paradjanov, condamné par un tribunal soviétique à

plusieurs années de prison pour « commerce illicite d'objets art et homosexualité ».

* En mars 1979, Foucault prête son appartement pour le colloque israélo-palestinien que Les Temps modernes organisent en 1979, à l'initiative de Pierre Victor. « La salle de séjour de Foucault fut équipée de tables, de chaises, d'un magnétophone, écrit Simone de Beauvoir. Malgré quelques difficultés techniques, la première réunion put avoir lieu le 14 mars. Sartre ouvrit la séance par un petit discours41... » Mais Foucault n'assiste pas à la réunion : « Il voulait bien nous héberger, mais pas participer aux discussions », raconte Edward Saïd42. D'ailleurs, ce colloque fut un « désastre » si l'on en croit aussi bien Simone de Beauvoir qu'Edward Saïd.

* Foucault-Sartre. Une nouvelle fois réunis, le 20 juin 1979. Cette fois, il s'agit de sauver les boat people. Bernard Kouchner et une équipe de médecins ont réussi à ancrer devant l'île de Poulo Bidong un bâteau nommé L'île de lumière, pour venir en aide aux Vietnamiens qui essaient de fuir leur pays. Mais Kouchner et ses amis voudraient désormais installer un pont aérien entre les camps de Malaisie et de Thaïlande et des camps de transit dans les pays occidentaux. Une conférence de presse se tient à l'hôtel Lutétia. À la tribune, ce sont les retrouvailles de Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, que Glucksmann « présente » l'un à l'autre. Après trente ans de séparation. Et surtout dix ans après la charge féroce (et fort justifiée) que Sartre a lancée en 1968 contre son ancien camarade de l'École normale. Quelques jours plus tard, Sartre et Aron font partie du groupe d'intellectuels reçu par le président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, qui leur

fait « des promesses qui n'étaient que mots en l'air », comme l'écrit Simone de Beauvoir, (qui ajoute par ailleurs que Sartre n'a accordé « aucune importance à cette rencontre avec Aron sur laquelle des journalistes ont longuement épilogué43 »). Lors de la conférence de presse, dans les salons de l'hôtel Lutétia, Michel Foucault est dans la salle, avec Yves Montand et Simone Signoret, et prend la parole pour qu'on « exige de M. Giscard d'Estaing que soit augmenté le nombre des réfugiés autorisés à s'installer en France ». C'est encore lui qui accueillera Aron et Sartre au Collège de France, pour une nouvelle conférence de presse, lorsqu'ils sortiront, un peu déçus, de leur visite à l'Élysée. Foucault s'est beaucoup investi dans cette action. Il a fait partie du comité initial « Un bateau pour le Vietnam », en novembre 1978. En 1981, Foucault sera à Genève pour une conférence de presse « contre la piraterie ». Il y rédige et lit une déclaration, une sorte de charte des droits de l'homme : il existe une citoyenneté internationale qui a ses droits, qui a ses devoirs et qui engage à s'élever contre tout abus de pouvoir, quel qu'en soit l'auteur, quelles qu'en soient les victimes. Après tout, nous sommes tous des gouvernés, et à ce titre solidaires. « Parce qu'ils prétendent s'occuper du bonheur des sociétés, les gouvernements s'arrogent le droit de passer au compte du profit et des pertes le malheur des hommes que leurs décisions provoquent ou que leurs négligences permettent. C'est un devoir de cette citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux et aux oreilles des gouvernements les malheurs des hommes dont il n'est pas vrai qu'ils ne sont pas responsables. Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il fonde un droit absolu à se lever et à s'adresser à ceux qui détiennent le pouvoir. Il faut refuser le partage des tâches que, très souvent, on nous propose : aux individus de s'indigner et de parler ; aux gouvernements de réfléchir et

d'agir. C'est vrai, les bons gouvernements aiment la sainte indignation des gouvernés, pourvu qu'elle reste lyrique. [...] La volonté des individus doit s'inscrire dans une réalité dont les gouvernements ont voulu se réserver le monopole, ce monopole qu'il faut arracher peu à peu et chaque jour44. »

* Le samedi 19 avril 1980, dans la matinée, Catherine Von Bülow téléphone à Foucault : est-ce que vous allez aux obsèques de Sartre ? « Cela va de soi », répond Foucault. Quelques heures après, dans cet immense cortège, ils marchent tous les deux. Vingt, trente mille personnes suivent le fourgon jusqu'au cimetière du Montparnasse. « La dernière manif de Mai 68 », comme on l'a dit souvent. Foucault bavarde avec Catherine Von Bülow. Avec Claude Mauriac aussi. « Nous avons parlé de Sartre, raconte Catherine Von Bülow. Et il m'a dit : quand j'étais jeune homme, c'est de lui, de tout ce qu'il représentait, du terrorisme intellectuel des Temps modernes que j'ai voulu me détacher45. »

6 La révolte aux mains nues

Dans l'avion qui les emmène à Téhéran, Michel Foucault et Thierry Voeltzel commencent à s'inquiéter. Quel pays vont-ils trouver en arrivant quelques jours après le « Vendredi noir »? Le 8 septembre 1978, l'armée a tiré sur la foule. Il y a eu près de quatre mille morts. Les massacres perpétrés par la monarchie vacillante ont soulevé la stupeur et l'indignation du monde entier. À Paris, une manifestation de protestation a été organisée par la Ligue des droits de l'homme, les syndicats et les partis de gauche. Foucault accomplit ce voyage en Iran dans le cadre d'un projet journalistique. En 1977, le directeur du quotidien italien Corriere délia sera lui a proposé de tenir une chronique dans ses colonnes. Mais Foucault n'avait aucune envie d'écrire des articles culturels ou philosophiques. Il a donc suggéré de remplacer cette formule par des enquêtes sur le terrain. Était-ce une manière pour lui d'éluder la demande, comme le disent certains ? Ou éprouvait-il simplement, comme d'autres le croient, le besoin de bouger et d'échapper à Paris, après ce qu'il considérait comme l'échec de La Volonté desavoir ? Toujours est-il que le Corriere délia sera a accepté le projet tel que Foucault l'a présenté. L'expérience du journalisme n'est pas nouvelle pour Foucault : il s'était intéressé de très près, on l'a vu, au lancement de Libération, il collabore depuis longtemps, et assez régulièrement, au Nouvel

Observateur. Quant aux « enquêtes », Foucault s'y est initié dans sa période « gauchiste », notamment pendant l'activité du GIP. Première chose à faire, car il tient à l'aspect collectif de l'entreprise : mettre sur pied une petite équipe. Il charge Thierry Voeltzel d'assurer la coordination. Outre Voeltzel, Foucault fait appel à quelques personnes à qui il était lié à cette époque. Parmi ceux-ci : André Glucksmann, le jeune essayiste Alain Finkielkraut (un ancien maoïste lui aussi) \ Voici comment Foucault décrit sa conception du reportage, dans le Carrière : « Le monde contemporain, écrit-il, fourmille d'idées qui naissent, s'agitent, disparaissent ou réapparaissent, et qui secouent les gens et les choses. Cela ne se produit pas seulement dans les cercles intellectuels ou dans les universités de l'Europe de l'Ouest, mais aussi à l'échelle du monde, et, notamment chez des minorités à qui l'histoire jusqu'à présent n'avait guère donné l'habitude de parler ou de se faire entendre. » Et il ajoute : « Il y a plus d'idées sur la terre que ne l'imaginent les intellectuels. Et ces idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes, plus passionnées que ne le pensent les “politiques”. Il faut assister à la naissance des idées et à l'explosion de leur force : non pas dans les livres qui les énoncent, mais dans les événements où leur force se manifeste, dans les luttes qui se mènent autour des idées, pour ou contre elles. Ce ne sont pas les idées qui mènent le monde. Mais c'est parce que le monde a des idées (et parce qu'il en produit continuellement) qu'il n'est pas mené passivement par ceux qui le dirigent ou ceux qui voudraient lui enseigner ce qu'il faut penser une fois pour toutes. Tel est le sens que nous voudrions donner à ces “reportages” où l'analyse de ce que l'on pense sera liée à celle de ce qui se passe. Les intellectuels travailleront avec des journalistes au point de croisement des idées et des événements2. »

Avant son voyage, Foucault a vu à plusieurs reprises Ahmad Salamatian, un Iranien exilé à Paris depuis 1965. Il appartient au mouvement du Front national, un parti de centre-gauche, laïque et libéral, très « Troisième République ». « Radicalsocialiste, dans un cadre de libération nationale », comme le définit lui-même Salamatian. C'était le parti de Mossadegh, lors de l'expérience démocratique avortée de 1953. Foucault et Salamatian se sont rencontrés grâce à Thierry Mignon, un avocat, et à sa femme Sylvie. Ils ont connu Foucault au moment du GIP et des luttes pour la défense des immigrés, auxquelles ils ont pris une part active. Ils participent aussi au Comité pour la défense des prisonniers politiques iraniens et, dans ce cadre, Me Mignon a effectué plusieurs missions d'information en Iran pour la Ligue des droits de l'homme. Depuis 1971, Foucault est devenu l'un des signataires des textes de ce comité. Il n'y participe pas directement, mais il appose son nom au bas des pétitions, au côté de celui de JeanPaul Sartre notamment, qui en a été le fondateur en 1966. Le 4 février 1976, par exemple, un texte paraît dans Le Monde, pour protester contre « le silence des autorités françaises face aux violations flagrantes des droits de l'homme en Iran », où dix-neuf « militants révolutionnaires antifascistes » viennent d'être exécutés. Parmi les signataires, on trouve aussi bien Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir que François Mitterrand, Michel Rocard, Lionel Jospin, Jean-Pierre Chevènement ou encore Yves Montand, Claude Mauriac, Gilles Deleuze et Michel Foucault... Tout au long de l'année 1978, le soulèvement contre le régime du shah a pris une ampleur considérable et au début du mois de septembre, la répression a tourné au carnage. Ahmad Salamatian procure à Foucault des livres et de la documentation, il lui fournit des adresses, des points de contact, une liste de personnes à voir. Et quelques jours plus tard, Foucault est sur le sol iranien : « Si vous arrivez à

l'aéroport après le couvre-feu, un taxi vous emmènera à toute allure à travers les rues de la ville : elles seront vides. La voiture ne ralentira qu'aux barrages établis par des hommes qui pointent leurs fusils-mitrailleurs. Malheur si le chauffeur ne les voit pas : ils tireront. Dans la grande enfilade de l'avenue Reza Shah, réduite au silence, aussi loin que portera votre regard, les feux rouges ou verts clignoteront inutilement, comme la montre qui bat au poignet d'un mort. C'est le règne sans partage du shah3. » Foucault se met au travail dès le lendemain pour commencer son enquête. Mais il est bien difficile d'entrer en contact avec l'opposition religieuse. Il voit donc d'abord des militants de l'opposition démocratique, il rencontre également des militaires, pour essayer de comprendre le rôle que va jouer l'armée dans l'épreuve de force qui s'annonce. « Des amis, écrit-il, m'ont arrangé, dans un lieu hautement aseptisé de la banlieue de Téhéran, une rencontre avec quelques officiers supérieurs, tous d'opposition. Plus les troubles se développent, m'ont-ils dit, plus le gouvernement est contraint de faire appel pour maintenir l'ordre à des troupes qui n'y sont ni préparées, ni portées. Et elles ont vite l'occasion de découvrir qu'elles n'ont pas affaire au communisme international, mais à la rue, aux commerçants du bazar, aux employés, à des chômeurs comme le sont leurs frères ou comme ils le seraient eux-mêmes s'ils n'étaient pas soldats4. » Foucault continue son travail de reporter. En bavardant avec un des leaders de l'opposition, qui dénonce le « régime » c'est-à-dire 1'« ensemble modernisation-despotismecorruption », il se souvient d'une promenade qu'il a faite deux ou trois jours plus tôt : « Il m'est revenu soudain à l'esprit un tout petit détail qui m'avait frappé lorsque j'avais visité le bazar, à peine rouvert après plus de huit jours de grève : par dizaines s'alignaient sur les éventaires d'incroyables machines à coudre, hautes et contournées,

comme on peut en voir sur les réclames des journaux du xixe siècle : elles étaient historiées de dessins en forme de lierre, de plantes grimpantes et de fleurs en bouton, imitant de façon grossière de vieilles miniatures persanes. Ces occidentalités hors d'usage marquées du signe d'un Orient désuet, portaient toutes l'inscription : made in South Corea. J'ai eu alors le sentiment de comprendre que les événements récents ne signifiaient pas le recul des groupes les plus retardataires devant une modernisation trop brutale ; mais le rejet, par toute une culture et tout un peuple, d'une modernisation qui est en elle-même un archaïsme. Le malheur du shah, c'est de faire corps avec cet archaïsme. Son crime, c'est de maintenir par la corruption et le despotisme ce fragment de passé dans un présent qui n'en veut plus. » Foucault tire alors la leçon de tout ce qu'il a vu et entendu : « La modernisation comme projet politique et comme principe de transformation sociale est en Iran une chose du passé [...]. Avec l'agonie actuelle du régime iranien, on assiste aux derniers moments d'un épisode qui s'est ouvert il y a bientôt soixante ans : une tentative pour moderniser à l'européenne les pays islamiques. » Foucault conclura cet article par ces phrases : « Alors, je vous en prie, ne nous parlez plus en Europe des heurs et malheurs d'un souverain trop moderne pour un trop vieux pays. Ce qui est vieux ici en Iran c'est le shah : cinquante ans, cent ans de retard. Il a l'âge des souverains prédateurs, il porte le rêve vieillot d'ouvrir son pays par la laïcisation et l'industrialisation. L'archaïsme aujourd'hui, c'est son projet de modernisation, ses armes de despote, son système de corruption5. » Foucault ne se contente pas de rencontrer les leaders de l'opposition et les hommes politiques. Il veut aussi se mettre à l'écoute des étudiants, des hommes de la rue, des jeunes islamistes qui se déclarent prêts à mourir. Il se promène dans les cimetières, seuls lieux de réunion autorisés, ou encore à l'université, aux

portes des mosquées. Il prend la route avec Thierry Voeltzel, pour aller voir l'ayatollah Shariat Madari, dont la résidence de Qhom sert de refuge à bien des militants des « Comités de défense des droits de l'homme »6. Il y parle avec l'ayatollah Madari, mais aussi avec Mehdi Bazargan, qui deviendra Premier ministre, après le retour de l'ayatollah Khomeyni en Iran. La maison de l'ayatollah Madari n'est pas très facile d'accès. Des soldats, pistolet-mitrailleur au poing, surveillent la rue. Pendant toute une semaine, Foucault se renseigne, écoute, regarde... Il prend tout le temps des notes, il marche sans cesse, de tous côtés, il veut tout voir, tout comprendre. Thierry Voeltzel se souvient de la fatigue qui s'abattait sur eux, après des journées aussi harassantes. Quelques jours avant leur arrivée, des cérémonies de deuil, pour honorer les victimes de la répression, ont eu lieu dans toutes les mosquées du pays. Les imprécations lancées ce jour-là par les mollahs circulent sous forme de cassettes enregistrées et Foucault peut entendre l'écho de leurs voix, « terribles comme ont dû l'être dans Florence celle de Savonarole, celles des anabaptistes à Münster ou celle des presbytériens au temps de Cromwell7 ». À tous ceux qu'il rencontre, Foucault pose la même question : « Que voulezvous ? » Et invariablement, il obtient la même réponse : « Un gouvernement islamique. » Foucault reste une semaine en Iran. Et il rédige, à son retour à Paris, quatre articles à l'écriture splendide, qui mêlent les détails et les anecdotes marquantes à la réflexion profonde et qui paraîtront dans le Corriere délia serra entre le 28 septembre et le 22 octobre 19788. Il en publiera, dans Le Nouvel Observateur du 16 octobre, une version condensée qui se termine ainsi : « À l'aurore de l'histoire, la Perse a inventé l'État et elle en a confié les recettes à l'Islam : ses administrateurs ont servi de cadres au califat. Mais de ce

même Islam, elle a fait dériver une religion qui a donné à son peuple des ressources indéfinies pour résister au pouvoir de l'État. Dans cette volonté d'un “gouvernement islamique”, faut-il voir une réconciliation, une contradiction, ou le seuil d'une nouveauté ? [...] Ce petit coin de terre dont le sol et le sous-sol sont l'enjeu de stratégies mondiales, quel sens, pour les hommes qui l'habitent, à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme : une spiritualité politique. J'entends déjà des Français qui rient. Mais je sais qu'ils ont tort9. »

* Un vieux dignitaire religieux s'avance lentement et vient s'asseoir sous le large pommier, au milieu du jardin. Autour de lui, quelques dizaines de personnes font cercle et écoutent ses paroles prononcées d'une voix presque sereine mais dont les échos mille fois répercutés ébranlent le monde. Neauphles-le-Château est un petit bourg des environs de Paris, et l'ayatollah Khomeyni s'y est installé le 7 octobre 1978, après quatorze années d'exil passées en Irak. De l'Europe entière, des étudiants ou des exilés iraniens viennent voir l'ayatollah, toutes tendances de l'opposition confondues. Il y a quelques Européens : des journalistes surtout. Parmi les tout premiers à être venus : Pierre Blanchet et Claire Brière, à l'époque journalistes à Libération. Et avec eux : Michel Foucault. D'ailleurs, lorsque l'ayatollah est arrivé à Paris, quelques jours plus tôt, Pierre Blanchet et Claire Brière ont tout de suite été avertis par Aboi Hassan Bani Sadr, l'un des leaders de l'opposition en exil, un des « fils spirituels » de Khomeyni, installé en France depuis fort longtemps et qui habitait à l'époque à Cachan, dans la banlieue parisienne. Il deviendra dans la suite des événements un éphémère

président de la République islamique avant d'être destitué par l'ayatollah Khomeyni et de revenir vivre à nouveau près de Paris, Pierre Blanchet et Claire Brière ont téléphoné à Foucault, qu'ils ont connu pendant son voyage en Iran, où ils étaient également en reportage. Et ils vont avec lui à Cachan, chez Bani Sadr, pour attendre l'ayatollah. Foucault parle avec Bani Sadr et lui demande d'expliquer à l'ayatollah qu'il vaudrait mieux éviter les déclarations trop fracassantes contre le shah, car il risquerait d'être expulsé immédiatement. Ce soir-là, Foucault ne fera qu'apercevoir la silhouette de l'ayatollah. Tout comme le lendemain, à Neauphles, où les journalistes sont arrivés pour essayer de lui parler. Ils devront attendre quelques jours pour être reçus. Après ce qu'il avait vu en Iran, on imagine avec quelle ardeur Michel Foucault pouvait souhaiter voir ce personnage, dont le seul nom mettait en mouvement des millions de personnes dans les villes iraniennes, des marées humaines que rien ne semblait pouvoir arrêter, pas même les mitrailleuses de la dictature, À peine installé, l'ayatollah Khomeyni a « cassé la baraque », comme l'écrit Foucault dans son article du Nouvel Observateur. Il a dit non. Non à toutes les tentatives de conciliation. Non à tous les compromis. Pas d'élection, pas de gouvernement mixte. Le shah doit partir, c'est tout. Et il a menacé d'exclure du mouvement tous les hommes politiques qui seraient prêts à se rallier aux solutions avancées par le shah pour sauver son régime. L'agitation autour de Neauphles, les allées et venues d'« Iraniens importants » ont montré cette évidence : l'intransigeance de l'ayatollah ne l'a pas marginalisé. Bien au contraire, tout le monde croit « à la force du courant mystérieux qui passe entre un vieil homme exilé depuis quinze ans et son peuple qui l'invoque ». La situation en Iran « semble être suspendue à une grande joute entre deux personnages aux blasons traditionnels : le roi et le saint, le souverain en armes et

l'exilé démuni ; le despote avec en face de lui l'homme qui se dresse les mains nues, acclamé par un peuple. Cette image a sa propre force d'entraînement mais elle recouvre une réalité à laquelle des milliers de morts viennent d'apporter leur

signature ». Lors d'une autre visite de Foucault à Neauphles, cette fois avec Ahmad Salamatian et Thierry Mignon, il y eut un petit incident : un mollah de l'entourage de Khomeyni voulait empêcher une journaliste allemande d'entrer dans le jardin parce qu'elle n'était pas voilée. Ahmad Salamatian proteste : « Est-ce là l'image que vous voulez donner de notre mouvement ? » demande-t-il. Le fils et le gendre de l'ayatollah interviennent et reprochent au mollah de faire du zèle. La journaliste peut entrer. Pendant le trajet du retour, dans la voiture, Ahmad Salamatian, Thierry Mignon et Michel Foucault commentent l'incident. Foucault raconte à quel point il a été frappé, lorsqu'il était en Iran, de voir que le port du voile était un geste politique : des femmes qui n'avaient pas coutume de le porter tenaient à le mettre pour participer aux manifestations.

* Peu de temps après, Foucault décide de retourner en Iran. Auparavant, il consulte longuement Bani Sadr. « Michel Foucault est venu chez moi à Cachan, raconte ce dernier, et on a fait des séances de travail. Il voulait comprendre comment pouvait se produire cette révolution qui se déroulait sans référence à une puissance étrangère et qui soulevait toute une nation malgré la distance qui sépare les villes, les difficultés de communication. Il voulait réfléchir à la notion de pouvoir. » Un mois après son premier séjour, Foucault arrive une seconde fois à Téhéran. Toujours accompagné de Thierry

Voeltzel. Et il reprend son enquête. Il interroge des représentants de diverses catégories de travailleurs en grève : des « privilégiés » des classes moyennes, comme ce pilote d'Iran Air, dans son appartement moderne de la capitale, ou encore, mille kilomètres plus au sud, des ouvriers du pétrole à la raffinerie d'Abadan. Au terme de cette nouvelle série de reportages - quatre articles qui paraissent en novembre 1978, dans le Corriere11 -, Foucault s'interroge sur le rôle de Khomeyni, ce « personnage presque mythique » : « Aucun chef d'État, aucun leader politique, même appuyé sur tous les médias de son pays ne peut aujourd'hui se vanter d'être l'objet d'un attachement aussi personnel et aussi intense. Ce lien tient sans doute à trois choses : Khomeyni n'est pas là : depuis quinze ans, il vit dans un exil dont lui-même ne veut revenir qu'une fois le shah parti ; Khomeyni ne dit rien, rien d'autre que non - au shah, au régime, à la dépendance ; enfin Khomeyni n'est pas un homme politique : il n'y aura pas de parti de Khomeyni, il n'y aura pas de gouvernement Khomeyni. Khomeyni est le point de fixation d'une volonté collective. » Et Foucault de définir ainsi le mouvement iranien : « C'est l'insurrection d'hommes aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous, mais plus particulièrement sur eux, ces laboureurs du pétrole, ces paysans aux frontières des empires : le poids de l'ordre du monde tout entier. C'est peutêtre la première grande insurrection contre le système planétaire, la forme la plus moderne de révolte. Et la plus folle12.» Mais la controverse n'a pas attendu la seconde série de reportages pour s'installer dans les colonnes des journaux français : Le Nouvel Observateur publie la lettre d'une lectrice iranienne qui s'indigne de l'article publié par Foucault, le 16 octobre, dans l'hebdomadaire : « Après vingt-cinq ans de silence et d'oppression, le peuple iranien ne pourrait-il donc

choisir qu'entre la Savak [la police secrète] et le fanatisme religieux ? » Et elle continue : « Spiritualité ? Retour aux sources populaires ? L'Arabie Saoudite s'abreuve, elle, à la source de l'Islam. Les mains et les têtes tombent pour les voleurs et les amants. On dirait que pour la gauche occidentale en mal d'humanisme, l'Islam est souhaitable... chez les autres ! Beaucoup d'iraniens, comme moi, sont désemparés et désespérés à l'idée d'un “gouvernement islamique”. Ils savent de quoi ils parlent. Partout, autour de l'Iran, l'Islam sert de paravent à l'oppression féodale ou pseudo-révolutionnaire. Souvent, aussi, comme en Tunisie, au Pakistan, en Indonésie et chez nous, l'Islam - hélas - est le seul moyen d'expression des peuples muselés. La gauche libérale d'Occident devrait savoir quelle chape de plomb peut devenir, sur des sociétés avides de bouger, la loi islamique et ne pas se laisser séduire par un remède peut-être pire que le mal. » Foucault lui répond immédiatement et sa mise au point paraît dans le numéro suivant, le 13 novembre 1978. Il écrit : « Puisqu'on a manifesté et qu'on s'est fait tuer en Iran au cri de “gouvernement islamique”, c'était un devoir élémentaire de se demander quel contenu était donné à ce terme et quelle force l'animait. J'ai indiqué, d'ailleurs, plusieurs éléments qui me paraissaient peu rassurants. Il n'y aurait eu, dans la lettre de Mme H., qu'une erreur de lecture, je n'y aurais pas répondu. Mais elle contient deux choses intolérables : 1) Confondre tous les aspects, toutes les formes, toutes les virtualités de l'Islam dans un même mépris pour les rejeter en bloc sous le reproche millénaire de “fanatisme”. 2) Soupçonner tout occidental de ne s'intéresser à l'Islam que par mépris pour les Musulmans (que dire d'un Occidental qui mépriserait l'Islam ?). Le problème de l'Islam comme force politique est un problème essentiel pour notre époque et pour les années qui vont venir. La première condition pour

l'aborder avec tant soit peu d'intelligence, c'est de ne pas commencer à y mettre de la haine13. » Foucault continuera à s'intéresser à l'Iran. Quand l'ayatollah Khomeyni quitte Paris, le 1er février 1979, plusieurs journalistes prennent l'avion avec lui. Parmi eux Serge July et Claire Brière. Foucault est présent à l'aéroport, pour assister à ce qui est tout de même un événement de portée mondiale. Le 13 février, il donne un nouvel article au Corriere délia sera. Le shah est parti, l'ayatollah Khomeyni est revenu. Des millions d'iraniens se pressent sur la route qui conduit de l'aéroport de Téhéran jusqu'au cœur de la ville, des millions d'hommes et de femmes qui crient « Khomeyni, enfin tu es revenu ». Foucault s'interroge sur l'avenir. Il a dit dans un précédent article : « Je ne sais pas faire l'histoire du futur. Et je suis un peu maladroit à prévoir le passé. J'aimerais cependant essayer de saisir ce qui est en train de se passer, car ces jours-ci rien n'est achevé et les dés sont encore en train de rouler. C'est peut-être cela, le travail du “journaliste”, mais il est vrai que je ne suis qu'un néophyte14. » Dans son dernier texte, il conclut sa longue série d'articles par cette interrogation sur le mouvement qu'il a vu se dérouler sous ses yeux : « Son importance historique ne tiendra peut-être pas à sa conformité à un modèle “révolutionnaire” reconnu. Il la devra plutôt à la possibilité qu'il aura de bouleverser les données politiques du Moyen-Orient, donc l'équilibre stratégique mondial. Sa singularité, qui a constitué jusqu'ici sa force, risque bien de faire par la suite sa puissance d'expansion. C'est bien, en effet, comme mouvement “islamique” qu'il peut incendier toute la région, renversant les régimes les plus instables, et inquiétant les plus solides. L'Islam - qui n'est pas seulement une religion mais un mode de vie, une appartenance à une histoire et à une civilisation -, risque de constituer, à l'échelle de centaines de

millions d'hommes, une gigantesque poudrière. Depuis hier, tout État musulman peut être révolutionné de l'intérieur, à partir de ses traditions séculaires15. » Cette incursion de Foucault dans le journalisme pour suivre et tenter d'analyser la révolution iranienne a fait, sur le moment et depuis lors, couler beaucoup d'encre. Mais à l'époque, parmi ceux qui commentèrent cet « engagement » de Foucault, bien peu avaient lu l'ensemble de ces textes : parus dans un journal italien, ils ne furent pas publiés en français avant leur insertion dans les volumes des Dits et écrits, en 1994. Et les versions originales dormirent longtemps dans les archives du Corriere délia sera (c'est là que je les trouvai, quand je préparais la première édition de ce livre, en 1989, et les extraits que j'en donnai alors faisaient presque figure d'inédits). Foucault s'était même opposé à ce qu'ils soient réunis en volume en Italie. Il s'agissait à ses yeux de reportages et non pas de textes destinés à former un ouvrage. À les lire aujourd'hui, on perçoit l'extraordinaire fascination qu'a exercée sur lui la révolution iranienne : une révolution qui échappait à la politique, ou en tout cas aux catégories de la politique occidentale. C'était d'ailleurs un mouvement qui fascinait tous les observateurs. À la mort de Foucault, Jean Daniel évoquera cette « erreur que nous avons partagée », et Serge July ne cache pas qu'il pensait - et écrivait - la même chose que Foucault. Et pourtant, ajoute-t-il, « on pouvait déjà pressentir tous les signes de ce qui allait se passer ». Il faut se souvenir que le régime du shah inspirait une profonde répulsion et que la répression inimaginable qui ensanglantait les cortèges avait suscité un large courant de sympathie en faveur du peuple iranien. Tout le monde souhaitait que le shah perde la bataille et quitte l'Iran. Sans trop se demander ce qui pourrait se produire après. Foucault a bien vu que ce pays ne reviendrait pas aux formes traditionnelles de la

politique et que l'élan religieux qui avait donné toute sa force à l'insurrection n'allait pas disparaître une fois la victoire obtenue. Non, les mollahs n'allaient pas regagner sagement leurs mosquées. Foucault le dit très explicitement. C'est d'ailleurs ce qu'il mettra en avant par la suite, pour faire face à ses détracteurs : j'avais prédit ce qui allait se passer. A-t-il dit autre chose que ce simple constat lucide ? S'est-il contenté d'observer et d'essayer de comprendre ce qui était en train de se passer ou son intérêt pour ce soulèvement l'a-t-il conduit à s'aventurer un peu plus loin dans un soutien imprudent, manifestant ainsi un manque de clairvoyance quant à ce qui se dessinait dès le départ ? Il est très délicat de faire, rétrospectivement, la part des choses et d'opérer le tri, dans des reportages journalistiques, entre la fièvre de l'instant historique et le jugement politique profond, entre la volonté de saisir un événement en train de se produire, d'en capter la logique et d'en restituer les significations, et une adhésion à des phénomènes dont on imagine mal comment Foucault aurait pu les accueillir sans la moindre distance critique. Foucault voulait être un simple journaliste, dit Thierry Voeltzel. Il accompagnait toujours le groupe des reporters présents dans le pays. Il se déplaçait avec eux. Notamment Claire Brière et Pierre Blanchet, les envoyés spéciaux de Libération, à qui il accordera, peu de temps après, un long et important entretien pour leur livre sur l'Iran (et il allait d'ailleurs être violemment mis en cause dans le compte rendu de cet ouvrage par un critique de L'Express, qui l'accusera d'être un exemple typique de l'intellectuel qui s'illusionne sur les lendemains d'une révolution16). Simple journaliste ? L'eûtil été que personne ne songerait plus aujourd'hui à lui faire reproche de ce qu'il a écrit. Mais Foucault ne l'était pas. Peutêtre avait-il oublié, voulait-il oublier, qu'il était, justement, Michel Foucault ?

D'autres se font fort de le lui rappeler. Dès que le nouveau pouvoir a montré son vrai visage, c'est-à-dire très vite après le retour de l'ayatollah Khomeyni, en février 1979, quand commencent les arrestations, les exécutions, la litanie renouvelée des actes sanglants de la répression, Michel Foucault va devenir la cible d'une série d'attaques parfois brutales. Claudie et Jacques Broyelle, anciens maoïstes reconvertis - selon une trajectoire assez typique - dans la leçon de morale, s'en prennent à lui dans les colonnes du Matin. « À quoi rêvent les Iraniens ? » s'était demandé Foucault. « À quoi pensent les philosophes ? » l'interpellent les Broyelle. Foucault réplique assez durement en refusant de répondre à leur interpellation : « On me somme de “reconnaître mes erreurs”. L'expression et la pratique qu'elle désigne me rappellent quelque chose et bien des choses. Contre elles je me suis battu. Je ne me prêterai pas, même par “voie de presse” à un jeu dont la forme et les effets me paraissent détestables. » Il se déclare néanmoins « désireux de débattre de cette question d'Iran » dès lors que les conditions d'une vraie discussion seront remplies17. Quelques jours plus tard, il publie dans Le Nouvel Observateur une lettre ouverte à Mehdi Bazargan, le Premier ministre du « gouvernement islamique ». Il évoque leur rencontre à Qhom, en septembre 1978, et lui dit : « Nous parlions de tous les régimes qui ont opprimé en invoquant les droits de l'homme. Vous exprimiez un espoir : dans la volonté, si généralement affirmée alors par les Iraniens, d'un gouvernement islamique, on pourrait trouver à ces droits une garantie réelle. Vous en donniez trois raisons. Une dimension spirituelle, disiez-vous, traversait la révolte d'un peuple où chacun, en faveur d'un monde tout autre, risquait tout (et pour beaucoup ce “tout” n'était ni plus ni moins qu'euxmêmes) ; ce n'était pas le désir d'être régi par “un gouvernement de mollahs” - vous avez bien employé, je crois,

cette expression. Ce que j'ai vu, de Téhéran à Abadan, ne démentait pas vos propos, loin de là. Vous disiez aussi que l'islam dans son épaisseur historique, dans son dynamisme d'aujourd'hui, était capable d'affronter, sur ce point des droits, le redoutable pari que le socialisme n'avait pas mieux tenu - c'est le moins qu'on puisse dire - que le capitalisme. “Impossible”, disent aujourd'hui certains, qui estiment en savoir long sur les sociétés islamiques ou sur la nature de toute religion. Je serai beaucoup plus modeste qu'eux, ne voyant pas au nom de quelle universalité on empêcherait les musulmans de chercher leur avenir dans un Islam dont ils auront à former, de leurs mains, le visage nouveau. » Et il lui dit son inquiétude à propos des procès qui se déroulent partout dans le pays : « Rien n'est plus important dans l'histoire d'un peuple que les rares moments où il se dresse tout entier pour abattre le régime qu'il ne supporte plus. Rien n'est plus important pour sa vie quotidienne que les moments, si fréquents en revanche, où la puissance publique se retourne contre un individu, le proclame son ennemi et décide de l'abattre : jamais elle n'a davantage de devoirs à respecter ni de plus essentiels. Les procès politiques sont toujours des pierres de touche18. » Un mois plus tard, Foucault revient sur la « question d'Iran » dans un long article qui figure à la une du Monde : « Inutile de se soulever ? » Après y avoir réaffirmé que, à ses yeux, « est toujours périlleux le pouvoir qu'un homme exerce sur un autre » et que « au pouvoir, il faut toujours opposer des lois infranchissables et des droits sans restrictions », il réplique à ceux qui l'ont attaqué, en justifiant sa démarche et en maintenant les principes qui l'ont guidée. L'article se termine par une définition du rôle des intellectuels et de la morale qui le fonde : « Les intellectuels, ces temps-ci, n'ont pas très bonne “presse” : je crois pouvoir employer ce mot en un sens assez précis. Ce n'est donc pas le moment de dire

qu'on n'est pas un intellectuel. Je ferais d'ailleurs sourire. Intellectuel, je suis. Me demanderait-on comment je conçois ce que je fais, je répondrais : si le stratège est l'homme qui dit : “Qu'importe telle mort, tel cri, tel soulèvement par rapport à la grande nécessité de l'ensemble et que m'importe en revanche tel principe général dans la situation particulière où nous sommes”, eh bien il m'est indifférent que le stratège soit un politique, un historien, un révolutionnaire, un partisan du shah ou de l'ayatollah ; ma morale théorique est inverse. Elle est “antistratégique” : être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l'universel. Choix simple, ouvrage malaisé : car il faut tout à la fois guetter, un peu au-dessous de l'histoire ce qui la rompt et l'agite, et veiller un peu en arrière de la politique sur ce qui doit inconditionnellement la limiter. Après tout, c'est mon travail : je ne suis ni le premier ni le seul à le faire. Mais je l'ai choisi19. » Michel Foucault s'efforcera par la suite d'aider Ahmad Salamatian, qui est devenu en 1979 vice-ministre des Affaires étrangères, mais qui doit fuir le pays en 1981, après avoir passé quelques mois dans la clandestinité. Quant à l'intervention politique et journalistique, Foucault s'y refusera pendant une longue période, à de très rares exceptions près. Serge July se souvient de lui avoir soumis quelques propositions qu'il a toutes refusées : on ne s'improvise pas journaliste, lui répond-il en substance, il faut travailler plus, connaître mieux... Le long article que Foucault écrit à ce moment-là sur L'Ère des ruptures de Jean Daniel n'est pas seulement l'hommage rendu aux liens de l'amitié : il résonne surtout comme la confession d'une vocation avortée, comme l'aveu d'une admiration pour ceux qui maîtrisent un métier qui consiste bien souvent à réviser des certitudes, sans renoncer aux convictions, à opérer la conversion du jugement

tout en restant fidèle à soi-même. Hommage rendu à ceux qui réalisent, au jour le jour, la leçon de Merleau-Ponty, qui invitait à « ne jamais consentir à être tout à fait à l'aise avec ses propres évidences ». Le titre de l'article : « Pour une morale de l'inconfort »20. Ajoutons un mot encore : à relire ces textes (en septembre 2010), pour la nouvelle édition de cette biographie, je suis frappé, troublé même, par leur actualité : les passages que je viens de citer semblent avoir été écrits il y a quelques semaines et non voici plus de trente ans. Si on laisse de côté le ton exalté qui anime cette série d'articles - mais l'on conçoit que Foucault ait pu être ébahi par ce qu'il avait sous les yeux -, il est évident que son interprétation de la révolution iranienne comme la première insurrection d'ampleur contre le système planétaire, son insistance sur le rôle politique que l'Islam allait être appelé à jouer sur la scène internationale, etc., traduisent une lucidité presque prémonitoire, au rebours en tout cas de cette cécité qu'on lui a imputée. Et surtout, le souci qu'il exprime à chaque instant, contre le rejet global du monde musulman qui caractérisait souvent les attaques dont son propos fut la cible, de penser la possibilité d'un Islam qui puiserait dans son passé pour inventer un avenir ouvert, sur ses traditions pour enclencher une dynamique novatrice, sur ses règles pour protéger les droits des individus, paraît faire écho aux questionnements qui sont les nôtres aujourd'hui (et notamment ceux de nombre d'intellectuels dans les pays musulmans). Sans doute Foucault s'est-il trompé en imaginant que des processus qu'il estimait possibles - et souhaitables - étaient déjà en train ou, en tout cas, sur le point de se réaliser. Ce n'était pas le cas ! Et son excès d'optimisme allait être cruellement démenti, et pour très longtemps. Il n'en reste pas moins qu'un retour à ses analyses, qui sont moins datées qu'il n'y paraît, pourrait

s'avérer fort utile : car ce à quoi il a tant voulu croire correspond précisément à ce que nous aimerions voir se dessiner désormais. Un retour à ses analyses qui serait un retour critique, cela va de soi. À condition de ne pas oublier c'est ce qu'il demandait dans une de ses répliques à ses accusateurs - que « la critique », comme l'enseigne Blanchot, « commence par l'attention, la présence et la générosité »21.

* Nombreux sont ceux qui pensent que Foucault a été profondément atteint par les mises en cause et les sarcasmes qui se déchaînèrent contre lui après cette « erreur » sur l'Iran. Et qu'il eut bien du mal à surmonter cette nouvelle épreuve personnelle qui s'ajoutait à la crise traversée après l'accueil critique réservé à La Volonté de savoir. C'est indéniable. Il poursuivit pourtant son travail. Certes, pas sous la forme annoncée au dos du premier volume de son Histoire de la sexualité. En fait, il bouleverse totalement son projet. La série d'études thématiques qu'il avait prévue ne verra pas le jour. Il s'est lancé dans une immense entreprise de déchiffrement de la littérature des premiers temps du christianisme. Et pour ce faire, il quitte son lieu de prédilection : la Bibliothèque nationale. Le service y est tellement dégradé qu'il ne peut plus supporter les attentes interminables pour obtenir un livre, les obstacles et les formalités qui se multiplient pour consulter le moindre document... Il a trouvé un lieu d'accueil où il peut disposer de tous les livres qui l'intéressent : la bibliothèque du Saulchoir, rue de la Glacière, dans le 13e arrondissement. C'est la bibliothèque des Dominicains de Paris, et elle est dirigée par Michel Albaric, que Foucault avait connu en juin 1979, un soir qu'ils dînaient ensemble chez l'écrivain Roger Stéphane, à qui ce prêtre est lié. Quelques temps après, Foucault croise

Michel Albaric à la BN et se plaint des difficultés qu'il y rencontre. « Venez donc au Saulchoir », lui dit le religieux. Le « Saulchoir », c'est une toute petite salle de lecture, dont les baies vitrées donnent sur une cour carrée. Foucault aime à s'y installer, près de la fenêtre, et il y passe des journées entières. Mais Foucault ne s'interroge pas seulement sur la matière et le contenu des livres qu'il est en train d'écrire. Il se préoccupe également de leur forme, de la manière dont ils circulent et, plus généralement, de tout ce qui concerne les transformations de l'édition des livres savants. À ce momentlà, au début des années 1980, c'est même un de ses soucis essentiels. Les raisons en sont multiples : il pense que la trop grande diffusion des livres de recherche est néfaste à leur bonne réception et entraîne une multitude d'incompréhensions. Dès qu'un ouvrage dépasse le cercle de ses destinataires réels, c'est-à-dire les chercheurs qui connaissent les problèmes dont il traite et les traditions théoriques auxquelles il se réfère, ce livre risque de se trouver pris dans des « effets d'opinion » qui viennent brouiller les « effets de savoir » qu'il cherchait à produire, selon les expressions que Foucault se plaisait alors à employer. Fuir les « effets d'opinion » et s'attacher aux seuls « effets de savoir », telle semble être sa principale préoccupation. Son mot d'ordre : le travail, le sérieux, le travail sérieux. Il envisage un moment de publier désormais chez Vrin, la très universitaire maison d'édition et librairie de la place de la Sorbonne, spécialisée dans les thèses et les ouvrages d'érudition. Cette interrogation sur les problèmes de l'édition devient plus aiguë et plus centrale lorsque Foucault rompt brutalement ses liens avec Pierre Nora. Leurs rapports ont été ceux d'une bonne entente cordiale, depuis la parution des Mots et les choses en 1966. Mais Pierre Nora lance au début de l'année 1980 une revue qui s'intitule Le Débat. Et Foucault

n'apprécie guère, c'est le moins qu'on puisse dire, l'éditorial de Nora en tête du premier numéro, qui semble attaquer tous les auteurs de ses propres collections, la « Bibliothèque des sciences humaines » et la « Bibliothèque des histoires », aux éditions Gallimard. Foucault lui-même se sent visé par plusieurs passages de ce texte. De surcroît, Nora publie un livre du secrétaire de rédaction de la revue, qui attaque violemment Foucault22. C'est l'occasion d'une explication assez brutale entre les deux hommes. L'éditeur implore au téléphone, Foucault jubile de lui manifester son mépris et de l'humilier. Foucault tient alors des propos très durs sur celui qui avait été son éditeur pendant si longtemps, le qualifiant de « traître » et expliquant ses comportements par le fait qu'il n'était qu'un « historien par procuration » qui, au fond, détestait les auteurs qu'il publiait et grâce auxquels il pouvait « passer pour un historien ». Et il décide de donner ailleurs la suite de V Histoire de la sexualité. Il prend contact avec plusieurs éditeurs et, comme la nouvelle a très vite circulé, plusieurs éditeurs prennent contact avec lui. Son choix se porte sur les éditions du Seuil. L'accord est conclu avec François Wahl, éditeur et ami de Barthes. On le sait : les ouvrages de Foucault paraîtront tout de même chez Gallimard. Que s'est-il passé ? Pourquoi ce revirement de Foucault, alors que Le Seuil annonçait déjà la parution des livres ? La raison en est assez simple : Claude Gallimard a reçu Foucault et lui a rappelé que sa maison d'édition avait aidé financièrement le film de René Allio, adaptation de Moi, Pierre Rivière... (dans la version longue, non commercialisée, duquel Foucault jouait le rôle d'un juge). En échange Foucault s'était engagé à publier tous ses livres chez Gallimard. Rien jusqu'ici n'avait pu faire fléchir Foucault. Sa décision de quitter Gallimard était irrévocable. Il était lié par un contrat ? « Qu'ils me fassent un procès », répétait-il à qui voulait l'entendre. Mais cette fois, il se sent lié moralement :

il donnera donc ses livres à Pierre Nora, avec qui, cependant, il ne se réconciliera jamais réellement. La fureur de Foucault, une fois déclenchée, n'était pas de nature à s'apaiser facilement. Il y avait de la « sagesse antique » chez Foucault, c'est vrai, mais il y avait aussi de la passion et des ressources de colère dignes des grandes tragédies grecques. C'est un des traits permanents de son existence : Foucault s'est très souvent brouillé avec des gens auxquels il était lié. Il demandait une fidélité absolue dans l'amitié (ce devrait être un pléonasme ! l'amitié n'est-elle pas fondée sur la fidélité et sur la loyauté ?) et il ne pardonnait jamais ce qu'il considérait comme des trahisons ou des traîtrises. La rupture avec Pierre Nora (et les propos assassins que Foucault ne cessa de tenir sur celui-ci en toute occasion) en fournit un des exemples les plus significatifs dans les dernières années de sa vie. Mais Nora est loin d'être le seul à avoir subi les effets des légendaires orages foucaldiens. Il y a bien des noms qu'il ne fallait pas prononcer devant Foucault. Foucault fera donc paraître ses livres chez Gallimard, et il lui arrivera même (parce que cela l'arrangeait) de collaborer au Débat pour un entretien avec le secrétaire national de la CFDT, Edmond Maire, en 1983. il y aura aussi le projet d'un dialogue avec Robert Badinter. Pourtant, les contacts et les discussions avec François Wahl aux éditions du Seuil ne restent pas sans effet. Foucault souhaitait que ses nouveaux livres soient le point de départ d'une collection qui rendrait leur plein droit aux recherches rigoureuses, étouffées par la situation de l'édition et de la circulation des idées. Cette collection va naître. Elle porte un titre qui sonne comme une proclamation : « Des travaux ». Elle est placée sous la direction de François Wahl, Paul Veyne et Michel Foucault. « L'édition française, expliquent-ils dans leur texte de présentation (rédigé par Foucault), ne reflète pas, actuellement, de façon adéquate le travail qui peut se faire

dans les universités et dans les différents lieux de recherche. Elle ne reflète pas non plus ce qui, dans le même ordre, est entrepris à l'étranger. Il y a à cela des raisons économiques coûts de production, coûts de traduction et donc prix de vente des livres. Il y a aussi la place occupée par les livres d'opinion et l'écho qu'ils peuvent rencontrer dans la presse. Le but de cette collection n'est pas de prendre cette place. Il n'est pas d'imposer des livres savants dans les circuits de la grande consommation. Il est d'établir des relations entre éléments homogènes : de ceux qui travaillent à ceux qui travaillent. Il est bon que la lecture se généralise, mais il ne faut pas que les différents modes d'édition soient confondus. Trois ordres de textes seront publiés ici : des travaux de longue haleine, devant lesquels les éditeurs souvent reculent ; des travaux brefs qui scandent, en quelques dizaines de pages, une recherche et lui permettent de se développer en série ; des traductions d'ouvrages étrangers dont nous avons besoin pour désenclaver la recherche en France23. » Le premier titre est publié en février 1983. C'est un livre de Paul Veyne, Les Grecs ont-il cru à leurs mythes ? À la fin du volume, on trouve une liste d'ouvrages « à paraître dans la même collection ». Deux ouvrages sont annoncés : La Reine et le Graal de Charles Mêla et Le Gouvernement de soi et des autres, de Michel Foucault24. Tous ceux qui ont côtoyé Foucault au début des années quatre-vingt se souviennent de l'avoir entendu parler de manière presque obsessionnelle de ces problèmes. Il était hanté par les conditions du travail intellectuel et par la situation faite à la recherche. Il s'interrogeait beaucoup sur le rôle des journaux dans la mise en circulation des idées, et surtout sur la confusion généralisée des valeurs qu'ils contribuaient à installer : « Je ne suis pas certain, déclare-t-il dans une interview, que les conditions dans lesquelles se déroulent actuellement les débats dans la théorie et la

politique soient très satisfaisantes. Je suis même sûr qu'elles pourraient être meilleures et il serait important qu'elles le soient. Car nous sommes à un moment où la vie et la vivacité du débat théorique et politique sont plus que jamais nécessaires. Car, contrairement à ce que l'on entend dire fréquemment, j'ai l'impression que les mouvements qui se produisent aujourd'hui en France dans un certain nombre de domaines sont extrêmement intéressants. Il y a une vie, une prolifération, une jeunesse tout à fait extraordinaires. C'est le cas en littérature. C'est le cas aussi dans le domaine de la recherche, que ce soit dans les sciences humaines ou dans la philosophie. Toute cette génération qui a aujourd'hui entre vingt et trente ans fait des choses remarquables, tant par le sérieux, la qualité du travail que par sa nouveauté. Je crois que nous sommes enfin débarrassés des gens qui n'avaient que leur haine pour escalader leur avenir. Et il me paraît nécessaire que les chercheurs un peu plus âgés que les autres se préoccupent de ménager une place pour que tous ces courants nouveaux puissent exister vraiment. » C'est pourquoi, ajoute-t-il, « il faut débattre sur les conditions du débat. C'est un fait : tout un travail sérieux qui s'accomplit dans les universités rencontre les plus grandes difficultés pour se faire éditer. Les éditeurs qui pouvaient assez facilement publier, voici quelques années encore, des ouvrages de recherche ne le peuvent plus aujourd'hui. C'est assez grave. Parce que le devant des vitrines est occupé par des livres hâtifs qui de mensonges en pataquès racontent à peu près n'importe quoi sur l'histoire du monde depuis sa fondation ou reconstituent des histoires plus récentes à coup de slogans et de phrases toutes faites. C'est assurément l'une des raisons pour lesquelles les vrais débats ne peuvent voir le jour ». Michel Foucault déplore alors le dépérissement de la « fonction critique » : « Les échanges, les discussions, éventuellement le débat assez vif entre des idées différentes

n'ont plus de lieu pour s'exprimer. Songez aux revues. Elles sont soit des revues de chapelles, soit les supports d'un éclectisme fade. C'est la fonction même du travail critique qui a été oubliée. Dans les années cinquante, avec Blanchot, Barthes, la critique était un travail. Lire un livre, parler d'un livre, c'était un exercice auquel on se livrait en quelque sorte pour soi-même, pour son profit, pour se transformer soimême. Parler bien d'un livre qu'on n'aimait pas ou essayer de parler avec suffisamment de distance d'un livre qu'on aimait un peu trop, cet effort faisait que d'écriture à écriture, de livre à livre, d'ouvrage à article, passait quelque chose. Ce que Blanchot et Barthes ont introduit dans la pensée française des années cinquante a été considérable. Or la critique a, semblet-il, oublié cette fonction pour se rabattre sur des fonctions politico-judiciaires : dénoncer l'ennemi politique, juger et condamner, ou bien juger et tresser des couronnes. Ce sont là les fonctions les plus pauvres, les moins intéressantes qui soient. Je ne blâme personne. Je sais trop que les réactions des individus sont étroitement mêlées aux mécanismes des institutions pour me permettre de dire : voilà qui est responsable. Mais il est évident qu'il n'existe plus aujourd'hui aucun type de publication pour assumer une véritable fonction critique. » Quels peuvent être les remèdes à cette situation d'appauvrissement ? « Plusieurs choses sont liées, répond Foucault, dans le même entretien. Il faudrait repenser ce que peut être l'université, ou du moins cette partie de l'université que je connais le mieux et où l'on fait des lettres, des sciences humaines, de la philosophie, etc. Le travail qui y a été effectué au cours des vingt dernières années est tout à fait considérable. Il ne faut pas le laisser se stériliser. Deuxièmement, il faut repenser la question des éditions universitaires, des éditions de recherche et d'étude. Troisièmement, il faut œuvrer à l'existence de lieux de

publication, de revues, de brochures, etc.25. » Et Foucault de dénoncer au passage l'absurdité de la formation dispensée à l'université et liée au système des concours. À la question de savoir si ce qu'il propose ne participerait d'un « repli » général sur l'université qui pouvait sembler caractériser la situation intellectuelle française au début des années 1980 (une question qu'il se posait évidemment lui-même et à luimême avec une certaine acuité et une grande inquiétude, et sur laquelle il revenait sans cesse dans les conversations privées), il répond ici : « Je ne souscris pas au mot de repli. Je crois que ce serait au contraire vivifier l'université et la formation universitaire que de la mettre en communication avec le travail réel. L'université est encore engluée dans des exercices scolaires souvent ridicules ou désuets. Quand on voit ce qu'est le travail d'un candidat à l'agrégation de philosophie, c'est à pleurer. C'est du faux travail, absolument étranger à ce que sera, à ce que devrait être la recherche. » N'avait-il pas confié à Gérard Deledalle, au milieu des années 1960, que, pour écrire sérieusement, il lui avait fallu « désapprendre l'agrégation26 » ? Aussi peut-il suggérer, dans le cours de cet entretien, d'autres modalités de l'apprentissage intellectuel : « Je connais un certain nombre d'étudiants qui pourraient parfaitement se former réellement à l'édition de textes, à l'édition commentée, à la traduction d'ouvrages étrangers, à la présentation de travaux étrangers ou même français... C'est-à-dire faire du travail qui pourrait être utile à eux-mêmes et aux autres. Vous comprenez pourquoi je considère que rapatrier une partie des activités d'édition dans l'université, ou faire en sorte que l'université y participe directement, ce serait plutôt une densification du travail universitaire. » Et Foucault conclut sur cette confidence : « Vous savez à quoi je rêve ? Ce serait créer une maison d'édition de recherche. Je suis éperdument en quête de ces possibilités de faire apparaître le travail dans son

mouvement, dans sa forme problématique. Un lieu où la recherche pourrait se présenter dans son caractère hypothétique et provisoire. » Ce qui permet à Foucault de faire une mise au point sur ce qu'il considère comme l'apport des années 1960 et 1970 dans le domaine de la pensée, qui commençait à cette époque d'être violemment remis en cause par les promoteurs de la révolution conservatrice qui allait bientôt déferler, et dont l'objectif proclamé était d'éradiquer tout ce qu'avait produit l'effervescence théorique à laquelle « Mai 68 » servait simplement d'appellation commode et de symbole. « — En commençant cet entretien, vous avez parlé de débat théorique et politique. Est-ce que vous pensez que les conditions de l'un et de l'autre sont les mêmes ? — Je vous répondrai que le paysage politique n'a été si profondément renouvelé depuis vingt ans que parce qu'il y a eu un travail intellectuel sur des problèmes qui n'apparaissaient pas comme politiques et dont l'analyse a montré à quel point ils étaient en connexion avec la politique. Un des résultats les plus féconds de ce travail a été justement que la fameuse catégorie du “politique” dont on nous avait rebattu les oreilles à l'Université a été balayée. Ce n'est pas à travers la définition du politique qu'ont pu être posés nombre de problèmes qui étaient des problèmes à la fois d'existence, d'institutions et de pensée. La mise en communication des mouvements de pensée, de l'analyse des institutions et de la problématisation de la vie quotidienne, personnelle, individuelle, tout cela a permis que soit crevé l'écran que formaient des catégories comme “la politique”, ou “le politique”. C'est cette mise en communication qui donne de la force au mouvement qui fait changer les idées, les institutions et l'image que l'on a de soi-même et des autres. Si on code à l'avance, si on détermine ce qu'est la politique, on stérilise et la vie intellectuelle et le débat politique27»

7 Les rendez-vous manqués

La place de la Bastille est noire de monde. On y chante L'Internationale, les drapeaux rouges sont déployés... Le « peuple de gauche », selon une expression qui va faire florès, fête bruyamment la victoire de son candidat à la présidence de la République. François Mitterrand l'a emporté sur Valéry Giscard d'Estaing. Michel Foucault n'avait pas voulu signer les appels en faveur du candidat socialiste : « Il faut considérer que les gens sont assez grands pour se décider tout seuls au moment du vote, et pour se réjouir ensuite, s'il le faut1. » Et justement, le 10 mai 1981, dans la douceur du printemps parisien, il se promène avec quelques amis au milieu de la foule joyeuse qui a déferlé dans les rues dès l'annonce de la victoire. Quelques jours plus tard, considérant que « maintenant le temps est venu de réagir à ce qui commence à être fait2 », il apporte un soutien public et spectaculaire au nouveau gouvernement dans une interview qui paraît dans Libération : « Trois choses me frappent, déclare-t-il. Depuis une bonne vingtaine d'années, une série de questions ont été posées dans la société elle-même. Et ces questions longtemps n'ont pas eu droit de cité dans la politique “sérieuse” et institutionnelle. Les socialistes semblent avoir été les seuls à saisir la réalité de ces problèmes, à y faire écho - ce qui n'a sans doute pas été étranger à leur victoire. Deuxièmement, par rapport à ces problèmes (je pense surtout à la justice ou à

la question des immigrés), les premières mesures ou les premières déclarations sont absolument conformes à ce qu'on pourrait appeler une “logique de gauche”. Celle pour laquelle Mitterrand a été élu. Troisièmement, ce qui est le plus remarquable, les mesures ne vont pas dans le sens de l'opinion majoritaire. Ni sur la peine de mort, ni sur la question des immigrés, les choix ne suivent l'opinion la plus 3

courante . » Mais, comme inspiré par une étonnante prescience de ce qui allait se produire, il ajoutait : « Il me semble que cette élection a été éprouvée par beaucoup comme une sorte d'événement-victoire, c'est-à-dire une modification du rapport entre gouvernants et gouvernés. Non pas que les gouvernés ont pris la place des gouvernants. Après tout, il s'est agi d'un déplacement dans la classe politique. On entre dans un gouvernement de parti, avec les dangers que cela comporte et cela, il ne faut jamais l'oublier. Mais ce qui est en jeu à partir de cette modification, c'est de savoir s'il est possible d'établir entre gouvernants et gouvernés un rapport qui ne sera pas un rapport d'obéissance, mais un rapport dans lequel le travail aura un rôle important. [...] Il faut sortir du dilemme : ou on est pour, ou on est contre. Après tout, on peut être en face et debout. Travailler avec un gouvernement n'implique ni sujétion ni acceptation globale. On peut à la fois travailler et être rétif. Je pense même que les deux choses vont de pair4. » Mais ce n'est pas ce « travail » en commun que le gouvernement socialiste va proposer à Foucault. On lui offrira certes des postes : conseiller culturel à New York, ou administrateur général de la Bibliothèque nationale. Il semble bien que dans le premier cas, ce soit lui qui ait décliné. Il aurait sans doute accepté d'être ambassadeur, mais il considérait que le statut de conseiller culturel n'était plus de son âge et en tout cas ne correspondait pas à ce qu'il pouvait

espérer d'un gouvernement qui voulait l'honorer. En revanche, il aurait très certainement accepté la direction de la BN. Il évoquait déjà - en plaisantant, bien sûr, mais cela prouve qu'il envisageait la chose comme possible - le superbe appartement de fonction et le bureau impressionnant qui auraient été mis à sa disposition. Mais c'est un proche de François Mitterrand qui sera nommé. Et quand le poste sera de nouveau disponible, deux ans après, il ne sera plus question de désigner Foucault pour l'occuper. C'est son collègue du Collège de France, André Miquel, qui sera choisi. Pourquoi les rapports de Foucault et du gouvernement socialiste se sont-ils si rapidement détériorés ? Parce que Foucault, qui s'était un peu tenu à l'écart de la politique depuis l'affaire iranienne, va faire une rentrée tonitruante sur la scène pétitionnaire au moment du coup d'État en Pologne. En manifestant avec éclat ce qu'il appelait sa « rétivité » à l'égard du pouvoir, fût-il de gauche. Le 13 décembre 1981, le monde entier apprend avec stupeur que le rêve polonais est en train de s'écrouler et que le général Jaruzelski vient de mettre un terme brutal à plusieurs mois d'agitation et de développement du mouvement syndical Solidarité. Les leaders de l'opposition sont arrêtés et les chars patrouillent dans les rues des grandes villes. La réaction du ministre français des Affaires étrangères, le socialiste Claude Cheysson, choque violemment tous ceux qui avaient regardé avec espoir l'instauration d'un processus démocratique à Varsovie et à Gdansk. Il déclare en effet qu'il s'agit là d'une affaire purement intérieure à la Pologne et que le gouvernement français n'entend pas s'en mêler. Le lendemain matin, le téléphone sonne très tôt chez Michel Foucault. Il est à peine huit heures. C'est Pierre Bourdieu qui l'appelle. Pour lui proposer de réagir à cette déclaration qu'il juge scandaleuse. Foucault est d'accord. Sans

la moindre hésitation. Et quelques instants plus tard, rue de Vaugirard, le sociologue et le philosophe rédigent un appel de protestation. Les deux hommes se connaissent relativement bien. Ils se sont côtoyés rue d'Ulm, où Bourdieu est arrivé en 1951. Ils n'ont pas eu beaucoup de relations depuis, mais bien des points les rapprochent. Comme par exemple la grande estime qu'ils portent à Canguilhem, dont ils se disent tous deux les disciples. Foucault vient d'ailleurs de contribuer à l'élection de Bourdieu au Collège de France, au début de l'année 1981. Et de ce moment date sans doute un rapprochement entre les deux penseurs, que leurs carrières et leurs centres d'intérêt avaient tenus éloignés l'un de l'autre. C'est sans doute la première fois qu'ils se lancent ensemble dans une action. En effet, Bourdieu est resté plutôt en retrait des mouvements de l'après-mai 68. Il n'a pas été militant et a toujours gardé ses distances avec les groupes gauchistes des années soixante et soixante-dix, comme il l'avait fait, dans les années cinquante, avec le Parti communiste, auquel, à la différence de bien d'autres, il n'a jamais adhéré. En tout cas, en ce matin du 14 décembre, Foucault et Bourdieu sont tout de suite sur la même longueur d'onde. Le texte de leur appel est très rapidement mis au point, et la tonalité en est assez violente. Foucault est également conquis par la suggestion de Bourdieu : prendre contact avec la CFDT, avec l'idée, bien sûr, de développer entre un syndicat ouvrier et des intellectuels des liens comparables à ceux qui ont existé en Pologne entre Solidamosc et les milieux culturels et universitaires. Mais il faut encore rassembler quelques signatures au bas du texte qu'ils viennent de rédiger, et ensuite le faire publier. L'affaire est rondement menée et quelques heures plus tard, l'appel est transmis à Libération et à l'AFP, appuyé par plusieurs noms qui représentent des symboles pour la gauche française : Marguerite Duras, connue comme une proche de

François Mitterrand, le metteur en scène Patrice Chéreau, Simone Signoret et Yves Montand, chez qui déjeunaient ce jour-là le cinéaste Claude Sautet et l'écrivain Jorge Semprun, qui signent d'un même élan. Gilles Deleuze, contacté, préfère s'abstenir, car il ne veut pas mettre dans l'embarras un gouvernement socialiste qui vient tout juste de s'installer5. L'appel paraît donc dans Libération le 15 décembre, sous le titre « Les rendez-vous manqués » : « Il ne faut pas que le gouvernement français, comme Moscou et Washington, fasse croire que l'instauration d'une dictature militaire en Pologne est une affaire intérieure qui laissera aux Polonais la faculté de décider eux-mêmes de leur destin. C'est une affirmation immorale et mensongère [...]. En 1936, un gouvernement socialiste s'est trouvé confronté à un putsch militaire en Espagne ; en 1956, un gouvernement socialiste s'est trouvé confronté à la répression en Hongrie. En 1981, un gouvernement socialiste est confronté au coup de Varsovie. Nous ne voulons pas que son attitude soit celle de ses prédécesseurs. Nous lui rappelons qu'il a promis de faire valoir contre les obligations de la Realpolitik les obligations de la morale internationale. » Suit la liste des premiers signataires, assez brève, mais très prestigieuse : « Pierre Bourdieu, professeur au Collège de France ; Patrice Chéreau, metteur en scène ; Marguerite Duras, écrivain ; Bernard Kouchner, Médecins du Monde ; Michel Foucault, professeur au Collège de France ; Claude Mauriac, écrivain ; Yves Montand, acteur ; Claude Sautet, réalisateur ; Jorge Semprun, écrivain ; Simone Signoret, actrice6. » Dans le numéro de Libération du 15 décembre, cet appel est quelque peu relégué au bas d'un coin de page. On ne peut pas dire que la direction du journal ait voulu le mettre en évidence. Personne, d'ailleurs, pas même les signataires, ne pouvait s'attendre à l'énorme retentissement que ces quelques lignes suivies de quelques noms allaient rencontrer.

Pourtant, le journaliste Ivan Levai, qui officie le matin sur Europe 1, à une heure de très grande écoute, invite aussitôt Michel Foucault et Yves Montand à venir expliquer leur démarche, le 16 décembre. Le lendemain, Libération publie à nouveau le texte de la protestation, accompagné de nouvelles signatures : le comédien Guy Bedos, le sculpteur Ypoustéguy, le cinéaste Jean-Louis Comolli, l'historien Pierre VidalNaquet... Avec une adresse : celle de la sociologue Jeaninne Verdès-Leroux, une élève de Pierre Bourdieu, à laquelle peuvent être envoyées les signatures et les soutiens. C'est un véritable déluge. En quelques jours, plusieurs centaines de lettres arrivent. Libération, qui avait annoncé que les nouvelles listes de signataires seraient publiées chaque jour, doit très vite y renoncer, tant est impressionnant le courrier qui afflue. Des noms connus du monde artistique et universitaire : Claude Roy et Loleh Bellon, Suzanne Flon, René Allio, Georges Canguilhem, Jean Bollack, Paul Veyne... Et des dizaines de chercheurs, d'étudiants, de lycéens, de syndicalistes qui envoient des pages entières de paraphes, récoltés dans les amphis, les classes, les labos, les bureaux... Souvent des lettres accompagnent les signatures : elles vont du simple témoignage de sympathie à l'offre de service pour d'éventuelles initiatives. L'écho de cette pétition est d'autant plus sensible qu'elle semble l'expression directe du courant de sympathie qui a fait descendre cinquante mille personnes dans les rues de Paris pour protester contre le coup d'État polonais, manifestation au cours de laquelle les dirigeants socialistes ont été hués et sifflés, accueillis par les cris « Chacun chez soi, merci Cheysson ». Une mobilisation considérable va en effet se développer en France autour des événements de Pologne, et l'ensemble de la presse y consacre chaque jour de très nombreuses pages. Les ventes de Libération, qui se fait le porte-parole de tout ce mouvement, s'envolent littéralement et le quotidien publiera même un

numéro spécial pour réunir les articles et commentaires parus au jour le jour. La réaction du Parti socialiste et du gouvernement va être à la mesure de l'accueil reçu par ce manifeste d'indignation rédigé à la hâte par Foucault et Bourdieu. Lionel Jospin, alors premier secrétaire du Parti, s'en prend très violemment à Yves Montand lors d'une émission de radio, pour rappeler qu'en 1956 le chanteur-acteur avait effectué une tournée en URSS. Yves Montand réplique le lendemain dans une lettre publique : « C'est parce que je suis allé en 1956 en URSS qu'on ne m'a plus jamais fait avaler des mots comme “contrerévolution” ou “non-ingérence dans les affaires des partis frères” ou “il n'y a rien à faire”7. »Jack Lang, le ministre de la Culture, n'est pas le dernier à monter au créneau pour organiser la contre-attaque. « Quels clowns, quelle malhonnêteté », s'étrangle-t-il d'indignation contre les signataires de la pétition dans Les Nouvelles littéraires8, avant d'agresser, dans une interview qui paraît dans Le Matin, ce groupe d'intellectuels qui a fait preuve, à ses yeux, d'« une inconséquence typiquement structuraliste » (on voit que, en politique, le ridicule ne tue pas !). Et il ajoute : « On est obligé de constater que les signataires veulent d'abord disloquer la majorité politique française avant de porter secours au peuple polonais9. » Il est vrai que 1'« union de la gauche » est au bord de l'implosion et que la droite réclame à cor et à cri la démission des ministres communistes du gouvernement. Mais le ton outrancièrement polémique adopté par Jack Lang surprend tous les observateurs. En fait, la virulence de ses propos s'explique assez bien par l'atmosphère qui règne en France à l'époque, après l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Jack Lang s'est considéré comme le ministre des intellectuels, comptable de leurs faits et gestes, et surtout, il a cru un peu rapidement que tous ceux

qui étaient acquis à la gauche allaient chanter à l'unisson les louanges de ce nouveau pouvoir qui venait de balayer la droite et d'abolir 1'« ancien régime » selon la rhétorique qu'il s'efforça de mettre en circulation à ce moment-là. Le ministre de la Culture décrivait volontiers l'arrivée de la gauche au pouvoir comme le passage des « ténèbres » à la « lumière ». Dans ce contexte, une pétition de personnalités de gauche, adressée à un pouvoir que, à ses yeux, elles auraient dû considérer comme étant le leur, cela lui semble inadmissible, impensable, impossible. Et, pourtant, c'est bien ce qui vient de se produire. Il va donc mettre en œuvre tous les moyens dont il dispose pour organiser un « contre-feu », comme le dit une de ses anciennes collaboratrices, et montrer que les intellectuels sont massivement rangés derrière lui et le président qu'il vénère et que tous devraient, comme lui, vénérer. Ce sera d'abord une autre pétition qui paraît - sous forme de publicité, payée avec de l'argent fourni par le ministère - sur une demi-page du Monde. Elle a été rédigée par un proche de Jack Lang, l'écrivain Jean-Pierre Faye, qui s'est chargé de réunir des signatures autour d'un texte qui dénonce la répression en Pologne tout en soutenant de manière appuyée l'action de François Mitterrand. Cet appel reçoit l'approbation d'un grand nombre de personnalités, la plupart ignorant d'ailleurs dans quelle stratégie s'inscrit le texte qu'on leur demande de signer. Il y a là François Jacob et Jean Lacouture, Alfred Kastler et Vladimir Jankélévitch, Antoine Vitez... Il y a aussi Pierre Vidal-Naquet, qui démentira avoir donné son accord. Et Gilles Deleuze... Puis Jack Lang et Jean-Pierre Faye organisent également une vaste manifestation de soutien au peuple polonais à l'Opéra de Paris, le 22 décembre, où se pressent deux mille invités. Michel Foucault, Simone Signoret, Yves Montand, Patrice Chéreau décident de s'y rendre et ils se donnent rendez-vous dans un café tout proche pour arriver en groupe. Foucault,

contrairement aux autres, n'a pas reçu de carton d'invitation. « C'est en vain, raconte Claude Mauriac, que Costa-Gavras et moi lui avions proposé de lui donner l'une de nos invitations. Il s'était récrié, jamais de la vie, il n'en était pas question, si on exigeait de lui ce carton et si on lui refusait l'entrée, il s'en irait aussitôt (et nous partirions avec lui, disions-nous, Simone Signoret, Costa-Gavras, Chéreau, moi) et il téléphonerait. Où ? mais à Libération, on imagine le scandale, à aucun prix il ne raterait ça. Il en jubilait d'avance, alors que nous, nous étions bien décidés à nous solidariser avec lui sans être très sûrs, bien au contraire, que ce serait opportun10. » Mais il n'y eut aucun incident. Foucault n'eut aucun problème pour entrer à l'Opéra.

Pendant ce temps, la polémique continue : Pierre Bourdieu, au nom des protestataires, renvoie sèchement Jack Lang et Lionel Jospin dans les cordes. Il revendique l'indépendance des intellectuels à l'égard de tous les pouvoirs, avant de plaider pour un retour à « la tradition libertaire de la gauche » étouffée par la gauche des appareils politiques et des apparatchicksn. Après de tels échanges d'amabilités, la rupture est consommée entre le gouvernement socialiste et quelques-uns des plus éminents représentants de la culture française. Pourtant, malgré les apparences et la virulence de leur réaction, les socialistes n'avaient pas été sourds aux protestations : lorsque Michel Foucault et Yves Montand étaient intervenus à la radio, un motard de l'Élysée était venu chercher la cassette de l'émission. Et de fait, aussi bien Lionel Jospin que Jack Lang, tout en répliquant agressivement aux signataires, se sont efforcés de rectifier très vite le tir, refusant d'assumer les déclarations de Claude Cheysson et insistant sur le fait qu'elles n'engageaient que leur auteur et non pas tous les socialistes.

Mais le mal était fait et Michel Foucault n'oubliera pas de sitôt cet épisode. Il ne voudra jamais se réconcilier avec le Parti socialiste et son gouvernement, malgré les multiples tentatives de ces derniers. Jack Lang l'invitera-t-il à venir s'expliquer avec lui dans son bureau ? Michel Foucault se déplacera et ressortira en disant à ses amis : « Je l'ai traité d'imbécile. » La conversation fut sans doute moins brutale (il lui a dit : « Vous vous êtes comporté comme un imbécile »), mais une chose est sûre : les ponts vont être presque totalement rompus, même si Foucault assiste en septembre 1982 à un déjeuner organisé par François Miterrand, avec Simone de Beauvoir, Pierre Vidal-Naquet et Jean Daniel. Un déjeuner auquel il n'a « pas réussi à échapper » comme il le confie à ses proches. Foucault n'aura pour ainsi dire plus d'autres relations avec les socialistes. À quelques exceptions notables près, on va le voir. Foucault décide aussi de ne plus jamais lire Le Monde, dont le directeur, Jacques Fauvet, a critiqué les intellectuels qui « ont tant de mal à assumer le 10 mai ». Il ne rate pas une occasion de rappeler qu'il ne lit plus ce journal et invite ses amis et ses étudiants à en faire autant. Finalement, cette « pétition », qui aurait pu n'être qu'une simple péripétie, va devenir un fait politique de toute première importance. Pour les socialistes d'abord. Pour Michel Foucault, ensuite. Car l'idée de Pierre Bourdieu a suivi son chemin et le rapprochement avec la CFDT a été opéré sans tarder. Le jour même où se rassemblaient les signatures pour l'appel des « rendez-vous manqués », Bourdieu, bien décidé à ne pas rater ce rendez-vous-là, avait téléphoné aux collaborateurs d'Edmond Maire. Le secrétaire général du syndicat fait allusion à ces premières conversations dans un entretien paru dans Libération le 15 décembre, c'est-à-dire dans le même numéro que celui où figure la protestation de « Foucault-Bourdieu », selon l'autre appellation de cette

pétition qui fit tant de bruit : « Nous avons eu ce matin contact avec un certain nombre d'intellectuels qui n'avaient pas de rapports particuliers avec la CFDT jusqu'ici. Ils souhaitent que se manifeste en France le lien ouvriersintellectuels qui a été une des trames et une des forces de Solidarité12. » Une première rencontre est organisée, le 16 décembre à dix-huit heures, dans les locaux de la CFDT, rue Cadet, dans le 9e arrondissement de Paris, Plusieurs dirigeants de la centrale syndicale y assistent, parmi lesquels Edmond Maire, qui ne restera pas très longtemps : il doit être reçu quelques instants plus tard par le Premier ministre. Sont présents Michel Foucault, Pierre Bourdieu et le mathématicien Henri Cartan, ainsi que des universitaires proches de la CFDT, Alain Touraine, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon... Bourdieu insiste sur la nécessité de mettre en place une liaison permanente entre le syndicat et le groupe des intellectuels rassemblés pour l'occasion, afin de pouvoir réagir rapidement en cas d'urgence. Foucault insiste pour sa part sur la création d'un centre d'information ou d'une agence de presse qui serait chargée de réunir, filtrer, rediffuser les informations de toute nature, politique, judiciaire, etc., sur la situation en Pologne. Une autre réunion se tiendra le lendemain au cours de laquelle sera rédigé un texte commun, destiné à être rendu public quelques jours plus tard. Et le 22 décembre, c'est au siège principal du syndicat, square Montholon, toujours dans le 9e arrondissement, que se tient le rassemblement. Car il ne s'agit plus simplement d'une réunion en comité restreint. Une centaine de personnes se trouvent dans la salle. À la tribune, côte à côte : Edmond Maire, Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Jacques Chérèque... C'est le mathématicien Laurent Schwartz qui lit la motion rédigée quelques jours auparavant : « Il ne suffit pas de condamner le coup de force... Il faut s'associer au combat du peuple polonais. » Puis est annoncée

l'opération « badges » : des petits rectangles blancs frappés en lettres rouges du sigle de Solidamosc vont bientôt fleurir sur les revers des vestes et des manteaux. Foucault portera le sien pendant plusieurs mois. Il va prendre la parole longuement au cours de cette matinée : « Nous avons à travailler dans le long terme et d'une manière continue. Le premier problème est celui de l'information. Il ne faut pas que la voix de Solidamosc soit étouffée. Il faut donc attacher beaucoup d'importance à l'initiative qui consiste à mettre à la disposition de Solidarité une agence de presse qui pourrait donner tous les jours un bulletin d'information. » Il propose également l'envoi d'une mission de juristes et médecins en Pologne et évoque les projets de l'organisation Médecins du Monde et ses opérations « Varsovivre ». Cette manifestation dans les locaux de la CFDT sera suivie par une série de réunions qui se tiendront à la faculté de Jussieu et qui déboucheront sur une « journée d'étude » sur la Pologne, le 20 février, avec pour thème central : « faire le point sur les rapports Est-Ouest ». Michel Foucault assiste avec une belle assiduité aux séances de préparation puis à la journée elle-même qui rassemblera plusieurs centaines de personnes. Mais quelques-uns des participants aux groupes de réflexion vont pourtant s'interroger sur la nature de leurs rapports avec la CFDT, parfois les mettre sérieusement en question (le syndicat, ont-ils remarqué, a un peu trop tendance à se comporter comme n'importe quelle autre organisation ou n'importe quel parti, c'est-à-dire à tenter d'instrumentaliser ceux avec qui il mène des actions, réduits au rôle de soutiens aux stratégies qu'il élabore pour son propre compte). Le malaise éclate brutalement peu avant la journée d'étude : « On ne veut pas devenir des compagnons de route de la CFDT », déclarent-ils ; « vous êtes là en tant qu'organisation, disent-ils aux représentants du syndicat,

nous sommes là en tant qu'individus, nous allons être satellisés ». Michel Foucault s'emploie à calmer les esprits, et il conclut l'échange assez vif qui a éclaté, par ces paroles conciliatrices : « Il ne s'agit pas de devenir des compagnons de route. Il ne s'agit pas de marcher à côté, mais de travailler avec. » Formule qui définit très bien l'optique dans laquelle il a voulu mener cette action. Il finira malgré tout par abandonner les réunions de Jussieu, un peu fatigué de leur aspect « folklorique », et surtout de leur totale absence d'efficacité et d'utilité. Bourdieu, pour les mêmes raisons, a décroché depuis longtemps. D'ailleurs, le mouvement ne survivra pas très longtemps à leur départ feutré. Pendant plusieurs mois, Foucault continuera néanmoins de participer au comité de Solidamosc, mis en place par les Polonais de Paris. Son responsable, Seweryn Blumsztajn, a fait le portrait de ce philosophe « qui, avec un dévouement exceptionnel, consacrait des heures entières à nous aider dans les tâches les plus bureaucratiques et les plus répétitives. On pouvait toujours compter sur lui. J'avais l'impression de l'obliger à gaspiller un temps précieux. Il était, par exemple, membre de notre commission de contrôle financier. Je me souviens de ses longs comptes rendus bourrés de chiffres. Je ne pouvais me défendre de l'idée qu'il avait mieux à faire13. » Mieux à faire ? En tout cas, Foucault prend très au sérieux son engagement en faveur des Polonais et ne ménage pas sa peine. En septembre 1982, par exemple, il partira avec Simone Signoret pour accompagner Bernard Kouchner dans la dernière mission « Varsovivre » organisée par l'association Médecins du Monde. Deux autres médecins sont du voyage : Jean-Pierre Maubert et Jacques Lebas. « Nous conduisions chacun à notre tour, nous chantions, nous riions aux anges et faisions des bilans personnels », racontera Bernard Kouchner. Un parcours de trois mille kilomètres ! Pour apporter aux Polonais des médicaments dont ils

« n'avaient pas vraiment besoin ». Mais ces convois étaient « le seul moyen de ne pas abandonner ceux qui portaient l'espoir de cette grande moitié de l'Europe encagée »14. Ils transportaient également, mais d'une manière plus discrète, du matériel d'impression. À Varsovie, ils rencontrent des militants, des intellectuels, des étudiants... « Nous restâmes longuement plantés devant les croix de fleurs et les bougies de Solidamosc à la porte des églises, continue Kouchner. Puis, comme nous passions devant les bâtiments condamnés de l'hôtel Bristol, Michel nous indiqua une fenêtre murée de planches. C'était une chambre où, à la lumière d'une bougie, délégué culturel de la France, il avait écrit ['Histoire de la folie à l’âge classique. » Le petit groupe forme le projet de rendre visite à Lech Walesa dans sa prison. Mais l'autorisation ne leur sera pas accordée. Moment d'émotion intense pendant ce bref séjour : la visite à Auschwitz. « Nous nous isolâmes pour descendre, raconte Bernard Kouchner, pour attendre chacun son tour un moment, un petit instant si long, que le four crématoire, là, devant nous, devienne une évidence dans sa simplicité thermique15. » À son retour de Pologne, Foucault expliquera les raisons de ce voyage qu'il vient d'accomplir : « Les Polonais ont besoin qu'on leur parle, qu'on y aille. J'y suis allé pour cela. Mais aussi, au retour, pour parler de la Pologne. Il n'y a pas à l'heure actuelle de débat en France sur la Pologne, sur l'aide qu'on lui apporte et sur le financement de ses dettes. Le problème permanent de la Pologne pose le problème de l'Europe du bloc soviétique, du partage de l'Europe. Or, hormis lors de brèves périodes - celles des invasions ou des coups d'État - on n'en parle pas [...]. “Non seulement vous nous lâchez, disent les Polonais, mais vous vous lâchez vous-mêmes”, comme si en les lâchant, nous renoncions à une part de nous-mêmes16. »

Cette action menée pour la Pologne sera la dernière manifestation politique de Michel Foucault. Elle l'a conduit sur les traces de son propre passé, dans cette ville de Varsovie où il avait vécu et travaillé vingt-cinq ans plus tôt, dans ce pays qu'il avait dû quitter précipitamment, et où il est revenu pour rendre une fois de plus un hommage à ce qu'il avait appelé, dans la préface de Folie et déraison, « le grand soleil têtu de la liberté polonaise ». Foucault conservera des liens avec la CFDT et avec Edmond Maire. Il publiera notamment avec ce dernier un long dialogue, intitulé d'ailleurs « La Pologne, et après ? », une réflexion commune sur le syndicalisme, les mouvements populaires, la politique, la gauche et son histoire... « Le problème était donc la Pologne, dit Foucault au début de cet entretien. Ce qui se passait là-bas donnait l'exemple d'un mouvement qui était de part en part un mouvement syndical, mais dont tous les aspects, toutes les actions, tous les effets avaient les dimensions politiques ; ce qui se passait là-bas posait (posait à nouveau, mais pour la première fois depuis bien longtemps) le problème de l'Europe ; et c'était en même temps, ici, un test pour savoir ce que pouvait être le poids de la présence communiste au gouvernement. La rencontre avec la CFDT s'est faite à ce point, tout naturellement ; vous le savez bien. Nous ne nous sommes pas “cherchés” ; l'“alliance” avec une poignée d'intellectuels était sans valeur stratégique pour vous ; et le poids d'un syndicat d'un million d'adhérents n'était pas forcément rassurant pour nous. Nous nous sommes retrouvés en ce même point, surpris seulement que ce ne soit pas arrivé plus tôt : depuis le temps que certains intellectuels se coltinaient avec ce genre de problèmes, depuis le temps que la CFDT était un des lieux où la réflexion politique, économique et sociale était la plus active17... » Il ne faut pas cacher ici que Pierre Bourdieu sera quelque peu irrité par ce dialogue paru dans cette revue où il venait

d'être insulté, et par la manière dont Foucault lui semblera avoir cherché à tirer un profit symbolique personnel de ce qui avait été au départ une initiative collective (ou plus exactement une initiative que lui, Bourdieu, avait prise et qu'il avait souhaitée collective). En fait, j'ai eu l'impression, tout au long de cet épisode, que chacun jouait ses propres cartes : la stratégie de Bourdieu, qui jouissait alors d'une célébrité moins grande que celle de Foucault, consistant à tenter d'allier systématiquement leurs deux noms (« Foucault et Bourdieu » ou « Bourdieu et Foucault ») pour apparaître comme son égal, et celle de Foucault à casser cette association des deux noms, soit pour la dissoudre dans un ensemble plus large (un « groupe d'intellectuels », sans autre précision) soit pour se muer en l'interlocuteur unique du dirigeant syndicaliste. « Il joue son jeu personnel au lieu de jouer collectif » me dira Bourdieu à plusieurs reprises. Ce qui n'était sans doute pas faux. Mais Bourdieu, de son côté, jouait peut-être « collectif » à des fins d'intérêt « personnel ». En tout cas, je me souviens qu'ils se méfiaient l'un de l'autre et s'épiaient en permanence. Ce qui, d'ailleurs, ne les empêchait pas d'évoquer des projets communs. En tout cas, ce « travail avec » qui n'a pas eu lieu avec la gauche institutionnelle, Foucault va essayer de le mener avec la CFDT. Ce qui débouchera par exemple sur sa participation au volume collectif édité par le syndicat sur les problèmes de la Sécurité sociale18. La CFDT se souviendra de cette collaboration et rendra hommage au philosophe peu après sa mort, en organisant une exposition et en publiant un volume dans lequel on retrouvera des articles d'Edmond Maire, Bernard Kouchner, Pierre Bourdieu19... Autre retombée de cette ferveur militante, Foucault envisage pendant l'été 1983 d'écrire un petit livre sur contre - les socialistes. Il a été stupéfait et agacé par tout le

tapage orchestré pendant les mois de juillet et d'août sur le thème du « silence des intellectuels de gauche ». Un vaste débat s'est en effet organisé dans les colonnes du Monde sur la disparition des signataires de pétition de gauche. Le point de départ a été un article de Max Gallo, journaliste et écrivain (il était de gauche à l'époque, avant de se rallier à la droite souverainiste dans les années 2000) devenu porte-parole du gouvernement socialiste. Un article très pondéré d'ailleurs, et qui ressemble fort à une offre de réconciliation. À ceux qui se demandent où sont les Gide, les Malraux, les Alain, les Langevin d'hier, à ceux qui scrutent les estrades de meetings pour y compter le nombre d'intellectuels présents, Max Gallo répond par une tentative d'analyse : « Mai-juin 81, dont le lien avec mai 68 est pourtant évident, peut apparaître comme une victoire de la gauche à laquelle les intellectuels en tant que groupe emblématique ont relativement peu participé, au moins activement. De là les difficultés qui ont pu apparaître entre ce groupe des intellectuels et le nouveau pouvoir. Incompréhensions réciproques, frustrations et appels des institutions aux créateurs qui s'étaient formellement engagés dans le soutien politique et qui n'étaient pas toujours les plus “avancés” en ce qui concerne leurs travaux. De là, le sentiment de nombreux intellectuels d'avoir été oubliés ou méconnus, ou appelés simplement à célébrer et à louanger. Cette situation est lourde de conséquences. » Et il termine par cette phrase qui semble donner raison aux intellectuels - et tout particulièrement à Bourdieu et Foucault - que le Parti socialiste attaquait avec tant de véhémence un an et demi auparavant : « Ce n'est pas de grands noms sur les tribunes de l'engagement politique que le pays a d'abord besoin, mais d'implications concrètes dans la réflexion, en toute indépendance, en toute vérité20. » Une longue série d'articles - sollicités par Le Monde, qui a envoyé une lettrequestionnaire à des dizaines de personnes - et une longue

controverse vont suivre cette prise de position. Mais ni Bourdieu, ni Foucault, n'y participeront. Au rédacteur en chef qui lui a écrit, Bourdieu a répondu à la main, sur une petite carte, d'une simple phrase, bien dans sa manière : « Le silence des intellectuels fait beaucoup parler, et surtout ceux qui feraient mieux de se taire. » Foucault, lui, ne dit rien. Il ironise en privé : « Quand j'ai voulu parler, en décembre 1981, on m'a dit de me taire. Quand je me tais, on s'étonne de mon silence. Ce qui signifie une seule chose : ils ne m'accordent le droit à la parole que si je suis d'accord avec eux. » Plus sérieusement, il met en avant son travail avec la CFDT : « Pendant qu'on s'interroge sur le silence des intellectuels, moi je réfléchis avec des syndicalistes sur la Sécurité sociale. » Mais au fond, il n'apprécie guère ce qu'il interprète comme une véritable injonction : un rappel à l'ordre médiatique (un thème tel que celui du « silence des intellectuels » étant évidemment de nature à ravir les directeurs de journaux qui y voient matière au genre de « débats » et de « dossiers » qu'ils affectionnent) et un rappel à l'ordre politique, dans lequel il décèle l'expression d'un « pétainisme larvé », selon une formule qu'il emploiera à maintes reprises (« Mitterrand, c'est Pétain », dit-il à qui veut l'entendre). Il s'exprimera quelque temps après sur cette controverse, dans une de ses dernières interviews, publiée un mois avant sa mort : « Quand nous vous pressions de changer de discours, vous nous avez condamnés au nom de vos slogans les plus usagés. Et maintenant que vous changez de front, sous la pression d'un réel que vous n'avez pas été capables d'apercevoir, vous nous demandez de vous fournir, non la pensée qui vous permettrait de l'affronter, mais le discours qui masquerait votre changement. Le mal ne vient pas, comme on l'a dit, du fait que les intellectuels ont cessé d'être marxistes au moment où les communistes arrivaient au pouvoir, il tient au fait que les scrupules de votre alliance

vous ont empêchés, en temps utile, de faire avec les intellectuels le travail de pensée qui vous aurait rendus capables de gouverner. De gouverner autrement qu'avec vos mots d'ordre vieillis et les techniques mal rajeunies des

autres . » C'est donc sur ce thème du « gouverner autrement » que Foucault avait envisagé, à la fin de l'été 1983, comme réplique aux propos concernant son silence, mais en choisissant luimême les modalités et le moment de sa réponse, de publier un petit opuscule (sous la forme d'un livre d'entretien que j'aurais réalisé avec lui), dans lequel il souhaitait analyser les raisons profondes des échecs successifs des gouvernements de gauche en France. Ce qui manquait aux socialistes, c'était précisément 1'« art de gouverner », pensait-il, et il voulait le montrer en remontant dans le temps de l'histoire. Il s'était mis à lire ou à relire les textes de Jaurès, de Blum. Il avait même trouvé le titre (en tout cas le titre provisoire) de l'ouvrage : La Tête des socialistes (« C'est peut-être un peu vulgaire, non ? me demanda-t-il. On verra si on le conserve ou si on en trouve un autre, meilleur »). Car c'était bien l'exploration des structures mentales des hommes de parti qu'il entendait mener à bien. D'autant plus qu'il était exaspéré, d'un point de vue plus général, par toutes les analyses sommaires qui avaient fleuri ici et là, dans les années précédentes, sur le phénomène totalitaire. Il disait : « Cette notion de “totalitarisme”, ce n'est pas un concept pertinent. Avec un instrument aussi grossier, on ne peut rien comprendre. Ce qu'il faut étudier, ce sont les partis, la fonction-parti. » Les partis lui semblaient être, en effet, une des inventions les plus néfastes du xixe siècle, et en tout cas une des institutions les plus dangereuses de la vie politique. Ce petit livre devait paraître aux éditions Paul OtchakovskyLaurens (l'éditeur lui avait même envoyé un documentaliste pour l'aider dans ses recherches en bibliothèque). Mais, au

bout de quelques séances de travail, Foucault préféra renoncer à ce projet. Il s'était aperçu qu'il n'était pas possible d'aborder un sujet si complexe et si brûlant, et sur lequel tant de volumes avaient déjà été écrits, sans y consacrer plusieurs années. D'autres tâches l'attendaient. Plus essentielles. L’Histoire de la sexualité était à nouveau sur la bonne voie et il ne désespérait pas d'y mettre le point final dans les mois qui allaient suivre.

* Avec Bernard Kouchner et quelques autres, tels André Glucksmann, Pierre Blanchet, Claire Brière, Michelle Beauvillard, Michel Foucault organise à l'automne de l'année 1983 un groupe de réflexion, qu'ils baptisent, un peu par autodérision, l'Académie Tarnier, du nom de l'hôpital qui accueille leurs réunions. Il s'agit d'une tentative pour rassembler, en dehors des partis, des gens qui veulent reprendre les tâches que Foucault avait imaginées au moment de son action pour la Pologne : faire à la fois le travail de l'information et chercher les possibilités de l'action. Chaque réunion porte sur un problème précis : le Liban, l'Afghanistan, la Pologne (réunion à laquelle assiste Yves Montand), etc. L'un des points sur lequel Foucault souhaiterait consacrer un jour une de ces réunions : la gauche en France. Michel Foucault et Bernard Kouchner envisagent même de publier leurs réflexions et leurs discussions dans une revue qu'ils baptiseraient tout simplement : Académie Tarnier. Le groupe ne continuera pas longtemps d'exister après la mort de Foucault : « C'était vraiment autour de lui qu'on se réunissait, dit Claire Brière. Il était l'autorité intellectuelle et morale de ce petit groupe. Après sa mort, cela n'avait plus de

sens de continuer. D'ailleurs, pour moi, la question ne s'est même pas posée. »

D'autres projets vont naître des longues conversations que Foucault eut avec Pierre Bourdieu à cette époque-là. « Si nous n'agissons pas, on nous le reprochera sévèrement si la droite revient au pouvoir », disait sans cesse Michel Foucault, selon le récit de Bourdieu. Tous deux s'accordent pour tirer la réflexion politique le plus possible vers une « logique de gauche », en soulignant tous les points sur lesquels les socialistes ne font rien, ou trop peu, ou si mal. De leurs discussions va naître l'idée d'un « livre blanc », qui serait rédigé par un collectif de spécialistes et qui décrirait le malaise et les problèmes dans un certain nombre de domaines, en apportant des esquisses de solutions et des propositions d'action. Culture, éducation, recherche... devaient être au centre de ce livre-intervention, qui lui non plus ne verra pas le jour.

Ce sont ces mêmes questions qu'aurait dû aborder la commission de réflexion que Michel Rocard, alors ministre du Plan, souhaitait mettre sur pied, sous la présidence de Simon Nora, et à laquelle Pierre Bourdieu et Michel Foucault avaient accepté de participer. Michel Rocard est d'ailleurs l'un des seuls hommes d'État socialistes avec lequel les liens n'ont pas été rompus. Plusieurs déjeuners vont avoir lieu, organisés par Jean Daniel, et qui réuniront, dans un restaurant proche de la place des Victoires, Michel Rocard et Michel Foucault, Edmond Maire et Pierre Bourdieu, ainsi que quelques responsables du Nouvel Observateur, comme Franz-Olivier Giesbert ou Jacques Julliard. Il faudra d'ailleurs attendre que Michel Rocard devienne Premier ministre en mai 1988, après deux années de retour au pouvoir de la droite, pour que la réconciliation se produise vraiment entre les

« pétitionnaires » de 1981 et le gouvernement socialiste : Bernard Kouchner est devenu secrétaire d'État à l'Action humanitaire, Pierre Bourdieu préside une commission de réflexion sur les contenus de l'enseignement mise en place par Lionel Jospin, ministre de l'Éducation. Peut-être parce que, comme le pensa un temps Pierre Bourdieu - pas longtemps d'ailleurs : il déchanta bien vite -, cette histoire des « rendez-vous manqués » avait marqué un douloureux déchirement dans la conscience des dirigeants du Parti socialiste et avait profondément transformé leur image des rapports qu'un pouvoir peut entretenir avec les intellectuels ? Parce qu'ils avaient su entendre la leçon qui leur avait été administrée ? Qui peut dire si Michel Foucault ne serait pas devenu le président d'une commission de réforme du Code pénal ? N'avait-t-il pas essayé de constituer un « Centre de recherches juridiques », avec l'appui de Robert Badinter, alors garde des Sceaux, qu'il continua de rencontrer jusqu'à l'extrême fin de sa vie ?

* En 1984, Foucault demande à Bernard Kouchner de lui confier une mission : ils discutent, évoquent plusieurs possibilités, et finalement le médecin lui propose d'être l'organisateur et le responsable du prochain « bateau pour le Vietnam ». Foucault accepte : il partira dès qu'il aura terminé V Histoire de la sexualité.

8 Le Zen et la Californie

« Le cardinal, en robe rouge, présidait la cérémonie, raconte Michel Foucault, il s'est avancé devant les fidèles, et il les a salués en criant : “Shalom, shalom.” Alors qu'il y avait tout autour de la place des policiers en armes et dans l'église des policiers en civil. La police a reculé ; elle n'a rien pu faire contre ça. Je dois dire que ça a une grandeur, une force ; il y a là un poids historique gigantesque. » Foucault était au Brésil, en octobre 1975, pour une série de conférences, quand un journaliste, membre du Parti communiste clandestin, a été tué dans les locaux de la police. Il était juif, « mais la communauté juive, ajoute Foucault, n'a pas osé faire des obsèques solennelles. Et c'est l'archevêque de Sâo Paulo qui a fait faire une cérémonie, d'ailleurs interculte, à la mémoire du journaliste dans la cathédrale Saint-Paul ; ça a attiré des milliers et des milliers de gens dans l'église, sur la place, etc.1 ». Au Brésil, c'est une période de répression avec son cortège d'arrestations, de violences... Foucault ne veut pas continuer ses cours dans cette atmosphère et il fait une déclaration publique à l'université pour faire savoir qu'il refuse d'enseigner dans ce pays où la liberté n'existe pas. « À ce moment-là, nous avons été surveillés par la police », dit Gérard Lebrun, chez qui il habitait. Foucault quittera assez vite le pays.

Il y était déjà venu en 1965, à Sâo Paulo, puis à nouveau en 1973, à l'invitation cette fois de l'Université catholique de Rio ; en 1974, encore, à l'institut de médecine sociale de la faculté de médecine de Rio. Il a voyagé à l'intérieur et s'est rendu à Belo Horizonte... Assurément, le Brésil est un pays que Foucault adore et où il se plaît énormément. Après les incidents de 1975, Foucault sait qu'il y est désormais indésirable. C'est sans doute pour braver cette interdiction officieuse qu'il accepte en 1976 de donner une série de conférences dans le cadre de l'Alliance française, à Salvador, la capitale de l’État de Bahia, à Recife, à Belém... Mais il ne rencontrera aucun problème.

Si Foucault s'est installé définitivement en France, après son retour de Tunisie, il est loin d'avoir renoncé à parcourir le monde. Ses cours au Collège de France accaparent une bonne partie de son temps : ils exigent un énorme effort de préparation, une intense dépense d'énergie. Mais les professeurs ne sont tenus qu'à vingt-quatre heures d'enseignement annuel (douze heures de cours, douze de séminaire). Ce qui représente, à raison de deux heures par semaine, une charge de trois mois environ. Foucault se donne beaucoup de mal pour satisfaire ses auditeurs. Mais cela lui laisse le temps de voyager. Entre 1970 et 1983, il séjourne à plusieurs reprises au Brésil, au Japon, au Canada, et, bien sûr, aux États-Unis... Au Japon, en avril 1978, il fait une expérience curieuse. Il souhaite s'initier à la pratique du Zen et le maître Omori Sogen, qui dirige la salle internationale de méditation zen au temple Seionji, à Uenohara, lui offre d'y partager pendant quelques jours la vie des moines. Christian Polac, attaché culturel à l'ambassade de France, et un journaliste de la revue Shunjuu accompagnent Foucault. Ils publieront ensuite un reportage sur ce voyage du philosophe dans l'univers

religieux. « Je suis très intéressé par la philosophie du bouddhisme, déclare Michel Foucault au bonze qui l'accueille, mais ce n'est pas pour cette raison que je suis venu. Ce qui m'intéresse le plus, c'est la vie elle-même au temple zen, à savoir la pratique du Zen, ses entraînements et ses règles. » Et lorsque le bonze lui demande quels sont à ses yeux les rapports du Zen et du mysticisme chrétien, Foucault lui répond : « Ce qui est très impressionnant dans la spiritualité chrétienne et sa technique, c'est qu'on recherche toujours plus d'individualisation. On tente de faire saisir ce qu'il y a au fond de l'âme de l'individu. “Dis-moi qui tu es”, voilà la spiritualité du christianisme. Dans le Zen, il me semble que toutes les techniques liées à la spiritualité ont tendance, au contraire, à faire s'effacer l'individu. » Après cette discussion préliminaire et la visite des bâtiments, il faut passer à l'acte : Foucault s'efforce de pratiquer le Zen, mais, comme il le dira après, « c'est bien difficile ». Le bonze lui explique comment s'asseoir, comment respirer... Jusqu'au moment où se fait entendre la petite cloche qui marque la fin de l'exercice de méditation2. Foucault s'intéresse beaucoup au Japon, c'est certain : pour quelqu'un qui s'interroge sur la rationalité occidentale et ses limites, explique-t-il, comment éviter le détour par cette civilisation, qui constitue à cet égard une sorte « d'énigme, très difficile à déchiffrer » ? Mais son regard intrigué sur le Japon ne se transformera pas en passion amoureuse, comme ce sera le cas pour Barthes ou LéviStrauss. Le pays avec lequel Foucault noue la relation la plus intense, ce sont les États-Unis. Il est invité à plusieurs reprises par le département de français de l'université de Buffalo, au nord de l'État de New York, près des chutes du Niagara. Il s'y rend en 1969, puis en 1970 et 1972. Il lui arrivera d'avoir quelques problèmes pour obtenir son visa, lorsque, à la question qui figure sur les formulaires, « Avez-vous

appartenu à une organisation communiste », il tiendra à répondre « Oui ». Les services culturels de l'ambassade de France devront intervenir pour qu'il lui soit possible d'entrer malgré tout sur le territoire américain. Lors de ses premières séries de conférences, sa notoriété est encore toute fraîche sur les campus américains et le nombre des auditeurs ne dépasse pas la centaine. Il faut dire qu'il s'exprime en français. En 1970, il parle sur l'échange et la monnaie et, en 1972, sur l'histoire de la vérité, à partir d'une analyse de la justice en Grèce antique. Lors de ses premiers séjours, il est logé au « club » de l'université, un endroit assez guindé, où on lui demande de porter une cravate pour dîner. Ce qu'il n'apprécie guère : sa prédilection va au col roulé ; l'éternel pull à col roulé blanc rendu célèbre par des dizaines de photos. En 1972, John K. Simon, l'un des professeurs du département de français, organise, par l'intermédiaire d'un professeur de droit spécialisé dans la réforme des prisons, une visite d'Attica, situé à soixante kilomètres de Buffalo. Un an auparavant, l'établissement pénitentiaire a été le théâtre de très violentes émeutes et d'une sanglante répression : il y a eu près d'une cinquantaine de morts. Foucault est très frappé par cette énorme forteresse, dont l'aspect extérieur ressemble à un château du Moyen Âge. Il est frappé, comme il le dit dans l'entretien qu'il accorde à John Simon, par ce côté « Disneyland » de l'entrée, derrière laquelle se dissimule une « immense machine », « une machinerie » de couloirs propres, nets, qui déterminent, pour ceux qui les empruntent, des trajectoires directes, efficaces, observables. Dans cet entretien, Foucault évoque évidemment l'intérêt qu'il porte au système pénitentiaire : « La sociologie traditionnelle, c'està-dire la sociologie de type durkheimien, se posait plutôt le problème en ces termes : comment la société peut-elle créer une cohésion entre les individus ? Quelle est la forme de

rapport, de communication symbolique ou affective qui s'établit entre les individus ? Quel est le système d'organisation qui permet à la société de constituer une totalité ? Je me suis, quant à moi, intéressé, en quelque sorte, au problème inverse, ou si vous préférez, à la réponse inverse : à travers quel système d'exclusion, en éliminant qui, en créant quelle division, à travers quel jeu de négation et de rejet, la société peut-elle fonctionner ? Or c'est maintenant dans les termes contraires que je me pose le problème : la prison est une organisation trop complexe pour qu'on la réduise à des fonctions négatives d'exclusion ; son coût, son importance, le soin qu'on prend à l'administrer, les justifications qu'on essaie de lui donner, tout cela semble indiquer qu'elle possède des fonctions positives. Le problème devient alors de découvrir quel rôle la société capitaliste fait jouer à son système pénal, quel but est recherché, quels effets produisent toutes ces procédures de châtiment et d'exclusion. Quelle place elles occupent dans le processus économique, quelle importance elles ont dans l'exercice et le maintien du pouvoir ; quel rôle elles jouent dans le conflit des classes3... » Pendant ce séjour à Buffalo, en 1972, Foucault donne également une conférence sur Manet au musée de HalbrightKnox. À partir de cette date, les voyages de Foucault aux ÉtatsUnis vont devenir assez fréquents. Il fait des conférences à New York en 1973. Au printemps de l'année 1975, il est invité par Léo Bersani, qui dirige le département de français de l'université de Berkeley. Il présente à une centaine d'auditeurs des grandes lignes de ce qui deviendra La Volonté de savoir. Premiers pas de Foucault dans une Californie qui s'apprête à lui faire un accueil triomphal dans les années qui vont suivre. En novembre 1975, Foucault participe à un colloque « contre-culturel » à New York, sous l'égide de la revue

Semiotext(e), qu'anime Sylvère Lotringer, professeur à Columbia University. Mille personnes assistent à l'événement. Foucault fait un exposé sur la sexualité. Et il dialogue avec Ronald Laing, l'un des pères fondateurs du mouvement antipsychiatrique, devant un public très « radical », c'est-àdire hyper-gauchiste, ce qui explique peut-être la tonalité et la teneur de ses propos. Il y fait des déclarations tonitruantes, mais toujours pour maintenir les droits de l'analyse et du regard théorique : « Je pense que ce qui s'est passé depuis 1960, c'est l'apparition à la fois de nouvelles formes de fascisme, de nouvelles formes de conscience du fascisme, de nouvelles formes de description du fascisme et de nouvelles formes de lutte contre le fascisme. Et le rôle de l'intellectuel, depuis les années soixante, c'est bien précisément de se situer selon ses expériences, sa compétence, ses choix personnels, son désir, de se situer à un certain point qui soit tel qu'il puisse à la fois faire apparaître des formes de fascisme qui sont malheureusement non aperçues ou trop facilement tolérées, décrire ces formes de fascisme, essayer de les rendre intolérables et définir quelle est la forme spécifique de lutte que l'on peut entreprendre contre le fascisme. » Foucault prend l'exemple de la psychiatrie et de la prison et conclut : « Je crois que le problème : “est-ce que vous écrivez ou est-ce que vous militez” est un vieux problème qui est maintenant entièrement ont of date et en tout cas la spécificité de ce qui est entrepris récemment exclut que l'analyse théorique ou historique soit séparée de la lutte précise4. » Un incident met Foucault dans une colère noire : quelqu'un s'est levé, à la suite de sa conférence sur la sexualité - lue en anglais par la personne qui l'avait traduite - et a accusé Foucault d'appartenir à des organismes gouvernementaux sur les prisons et d'être venu à New York pour informer les autorités françaises sur les activités radicales américaines. Au cours de la table ronde avec Laing, quelqu'un criera : « Laing comme

Foucault est payé par la CIA. » Cette fois Foucault garde son calme et répond : « Oui, tout le monde est payé par la CIA, sauf moi qui suis payé par le KGB. » Malgré tout, ce colloque est un moment important dans la percée américaine du philosophe français. Autre grand moment, mais cette fois, selon des canons universitaires plus classiques : Foucault prononce, en octobre 1979, les Tanner lectures à Stanford, où il traite du « pouvoir pastoral ». Les conférences s'intitulent « Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique ». Plus de trois cents personnes viennent l'écouter. L'absence de la grande majorité des professeurs de philosophie y est d'autant plus remarquée : ce n'est pas qu'ils boudent Foucault, mais ils ne s'intéressent guère à cette « pensée française » qu'ils jugent trop peu « argumentative ». C'est aussi à ce moment-là que Foucault fait la connaissance de Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, deux professeurs de Berkeley qui préparent un livre sur son œuvre. Dreyfus est philosophe, spécialiste de Heidegger, mais aussi de l'intelligence artificielle et des ordinateurs, Rabinow est ethnologue et enseigne au département d'anthropologie. Ils ont téléphoné à Foucault, lui ont demandé un rendez-vous et il a tout de suite accepté. « Voici mes assassins », leur dit-il quand ils viennent le voir dans son hôtel à San Francisco. Mais il travaillera avec eux pendant huit heures et ce sera le début d'une collaboration suivie, faite d'échanges intellectuels et de relations amicales. Le livre des deux auteurs américains comporte plusieurs dialogues avec Foucault5. D'autres interviews paraîtront dans le Foucault Reader édité un peu plus tard par Rabinow : un choix de textes qui comprend des extraits d'ouvrages, des articles, des conférences et des préfaces inédites6... En octobre 1980, Foucault est de nouveau à Berkeley. Toujours invité par le département de français, comme « visiting professer ». Il y donne également les prestigieuses

Howison lectures. Il a choisi pour thème : « Vérité et subjectivité ». Ces conférences sont largement commentées sur le campus où l'accueille déjà ce que Keith Gandal et Stephen Kotkin appellent « la fanfare7 ». D'ailleurs, il y avait tellement de monde pour assister à ces véritables meetings que la police a dû intervenir pour fermer les portes. En novembre 1980, Foucault revient à New York, dans le cadre de l'Institute of Humanities de la New York University et il parle devant un public assez nombreux : six à sept cents personnes. Sa présence attire l'attention bien au-delà des cénacles universitaires : Time Magazine consacrera deux pages - fait rarissime - au véritable « culte » qui se développe autour du philosophe français et ironise sur ses théories « opaques ». Le portrait n'est pas tendre (la bêtise et la vulgarité anti­ intellectuelles de cette grande presse américaine est un fait bien connu de tous), et le journaliste souligne de manière insistante que Foucault ne manque pas d'ennemis acharnés dans l'université américaine, que son œuvre y est souvent sévèrement jugée, durement attaquée8. L'historien Peter Gay ou l'ethnologue Clifford Geerz, parmi bien d'autres, ne ménagent pas leurs efforts pour essayer d'endiguer la vogue foucaldienne. Les conservateurs lui reprochent ses positions radicales et les marxistes le « nihilisme » désespéré qu'ils lui attribuent. Foucault devra plus d'une fois ferrailler pour mettre les choses au point, rectifier les faits contre des lectures souvent aberrantes de ses écrits, protester contre ce qu'il appellera, dans une de ses répliques les plus cinglantes, des « monstruosités dans la critique9 ». On lui reprochera même d'être responsable, par son analyse des institutions asilaires, de la présence de tant de clochardes (bag ladies) dans les rues de New York ! Pourtant, tout le monde doit admettre l'évidence : le nom de Foucault sur une affiche attire désormais des foules

d'étudiants, dans des amphithéâtres bondés, comme cela s'est produit, en novembre 1981, à l'université de Californie du Sud, à Los Angeles, une semaine avant l'article de Time. Trois jours de débats y étaient consacrés aux recherches de Foucault, et notamment une table ronde avec des historiens, à laquelle participait Michel de Certeau. En 1982, Foucault passe six semaines à Burlington, dans le Vermont, une université perdue dans les forêts du Nord. Et au printemps de 1983, il retrouve Berkeley. Cette fois, il est au sommet de sa gloire américaine : sa conférence publique sur « La culture de soi » fait à nouveau salle comble. Et ce n'est pas une métaphore. Comme en 1980, il doit parler dans le théâtre et non pas dans une salle de l'université et s'y pressent plusieurs centaines de personnes. Seul Lévi-Strauss, dit-on, fera mieux, avec près de trois mille auditeurs. Foucault s'exprime désormais en anglais et en dehors de ce genre de « shows » qu'il n'apprécie que très modérément, il s'efforce d'installer des équipes de travail, des groupes de recherche. Dernier voyage : à l'automne de 1983. Toujours à Berkeley. Foucault y est invité par les départements de français et de philosophie. Bien qu'il reste presque totalement ignoré par la plupart des philosophes locaux, dont les recherches se situent à des années-lumière des siennes. « Frogfog », dit l'un des plus célèbres d'entre eux pour parler de la pensée française. Formule admirable de concision et qu'il est bien difficile de traduire. Essayons tout de même. Cela pourrait signifier : « le brouillard des mangeurs de grenouilles ». Bref : c'est « continental », c'est brumeux, et les spécialistes de la logique ou des théories du langage n'ont que faire de cette « littérature » qu'ils rangent dans la tradition bien française des Bergson et des Sartre, et qu'ils balaient d'un revers de main. Les auditeurs de Foucault sont surtout des étudiants en histoire, ceux par exemple qui avaient suivi les

enseignements de Peter Brown, l'historien de l'Antiquité tardive, dont Foucault admire le livre magistral sur saint Augustin. Ou des élèves de Rabinow, venus du département d'anthropologie. Foucault donne un cours sur le libéralisme et met en place un séminaire plus restreint sur les « arts de gouverner » dans les années 1920. Ses étudiants se répartissent les périodes et les pays : l'Allemagne, l'Angleterre, les États-Unis, l'URSS, etc. Il fait un autre cours sur l'importance du « dire-vrai » dans la Grèce antique : problème de la « véridiction » analysé dans ses rapports avec le « souci de soi » et avec l'éthique, pour suivre l'évolution de la notion de « vérité » à travers les âges. Il a développé cette étude dans son cours du Collège de France et c'est sans doute une des orientations majeures de ses dernières recherches10. Les étudiants adorent ce professeur si prestigieux qui aime à parler avec eux. Foucault n'est pas du tout d'un abord difficile : il assure ses office hours comme tout professeur a l'obligation de le faire, les « heures de bureau ouvert » où les étudiants peuvent venir discuter avec lui. Il est toujours disponible, dans son bureau à Dwinelle Hall, au département de français, toujours prêt à accueillir une question, une demande, toujours prêt à donner un conseil, un éclaircissement. « Les premiers jours, on n'osait pas y aller, raconte David Horn, mais ensuite, on s'est décidé et tout s'est formidablement bien passé. On allait même déjeuner ou dîner avec lui... » Foucault passe beaucoup de temps à la bibliothèque. À chacun de ses retours en France, il exalte ces formidables lieux de travail que sont les bibliothèques américaines, riches de mille trésors, merveilleusement organisées, avec un personnel nombreux et compétent. C'est la Carolina Rediviva d'Uppsala portée à la puissance dix. Foucault reste des heures à travailler, à lire, à prendre des notes, à faire des provisions de fiches et de documents. Il termine son Histoire de la

sexualité, mais il a formé d'autres projets : il entend poursuivre son travail sur le libéralisme et remettre en chantier un livre dont il a déjà, comme il le dit à Dreyfus et Rabinow, « écrit plus qu'une esquisse » et qui doit porter sur la morale sexuelle au xvie siècle et le rôle des « techniques de soi », de l'examen de conscience et du soin de l'âme dans les Églises catholique et protestante.

Les États-Unis, pour Michel Foucault, c'est le plaisir du travail. Mais c'est aussi le plaisir tout court. Il goûte cette liberté qui existe à New York et à San Francisco, avec leurs quartiers gays, leurs bars et boîtes... La communauté gay y est innombrable, organisée et bien décidée à imposer sa présence et ses droits (même si tout ceci s'est largement développé depuis lors en Europe et notamment en France, ça n'était pas encore le cas au moment où Foucault s'enthousiasmait, à la fois personnellement et intellectuellement, pour ce monde gay qui s'était développé aux États-Unis et dans lequel il se plut à s'immerger tout en s'attachant à en nourrir sa réflexion sur l'invention de nouveaux modes de vie, de nouveaux types de rapports entre les individus, c'est-à-dire sur 1'« esthétique » et la « stylisation » de l'existence, sur la fabrication individuelle et collective de soi). Foucault veut désormais vivre pleinement cette homosexualité qu'il a eu tant de mal à accepter, à assumer et qu'il découvre alors comme un mode de vie et une culture étalés au grand jour. Dans une interview réalisée en 1982 pour une revue canadienne et publiée peu de temps après sa mort dans le journal gay américain The Advócate, il déclare sans détour : « La sexualité fait partie de nos conduites. Elle fait partie de la liberté dont nous jouissons dans ce monde. La sexualité est quelque chose que nous créons nous-mêmes elle est notre propre création, bien plus qu'elle n'est la découverte d'un aspect secret de notre désir. Nous devons

comprendre qu'avec nos désirs, à travers eux, s'instaurent de nouvelles formes de rapports, de nouvelles formes d'amour et de nouvelles formes de création. Le sexe n'est pas une fatalité ; il est une possibilité d'accéder à une vie créatrice [...]. Nous n'avons pas à découvrir que nous sommes homosexuels... Nous devons plutôt créer un mode de vie gay11. » Tout en soutenant les batailles pour le droit à vivre librement sa sexualité (« les droits de l'individu concernant la sexualité sont importants, et il est bien des endroits encore où ils ne sont pas respectés ») et tout en déclarant très bénéfiques les « processus de libération au début des années 1970 », il ajoute que « nous devons faire, encore, un pas en avant ». Et ce pas en avant consiste en la « création de nouvelles formes de vie, de rapports, d'amitiés, dans la société, l'art, la culture, de nouvelles formes qui s'instaureront à travers nos choix sexuels, éthiques et politiques ». C'est pourquoi, dit-il, « il faut non seulement nous défendre, mais aussi nous affirmer, et nous affirmer non seulement en tant qu'identité, mais en tant que force créatrice ». Il évoque ensuite assez longuement la « subculture SM » (sado-masochiste) : « La pratique du SM est la création du plaisir et le SM est vraiment une subculture. Il est un processus d'invention, il utilise un rapport stratégique comme source de plaisir physique. » Oui, cette « possibilité d'utiliser notre corps comme une source possible de nombreux plaisirs, c'est vraiment quelque chose de très important ». Il s'adonne sans retenue à cette sexualité SM et passe des nuits entière dans les clubs de Folsom Street à San Fransciso (« Je fais tout ce qu'on me demande », confie-t-il à Léo Bersani). On le voit désormais habillé d'un blouson de cuir « perfecto », qu'il porte également à Paris, parfois la journée, mais plus souvent le soir, quand il se rend au Keller (un bar situé dans la rue du même nom, près de la place de la Bastille : mais il craint toujours de ne pouvoir s'y perdre dans

l'anonymat qu'il recherche et qu'il trouve plus facilement aux États-Unis : ce qu'il aime dans cette sexualité qui se pratique entre hommes dans les établissements gays, c'est précisément qu'on y laisse sa carte d'identité au vestiaire, comme il le dira à propos de sa fréquentation des saunas12). Il évoque aussi, dans cette même interview, ce que la drogue peut ajouter à cette culture du plaisir : « Nous devons essayer les drogues... Les drogues font maintenant partie de notre culture. De même qu'il y a de la bonne et de la mauvaise musique, il y a de bonnes et de mauvaises drogues. Et donc, pas plus que nous ne pouvons dire que nous sommes « contre » la musique, nous ne pouvons dire que nous sommes « contre » les drogues ». Il semble d'ailleurs que l'expérience des « bonnes drogues » ne se soit pas limitée pour Foucault aux quelques « plants de marijuana » qu'il fait pousser sur son balcon à Paris et que décrit l'article de Time Magazine mentionné plus haut. Claude Mauriac rapporte une conversation avec lui en 1975, et commente : « L.S.D., cocaïne, opium, il a tout essayé, sauf bien sûr l'héroïne, mais n'y cédera-t-il pas, dans son vertige actuel13. » Et selon Paul Veyne, à qui Foucault l'a raconté, il se trouvait sous l'emprise de l'opium lorsqu'il a été renversé par une voiture en juillet 1978, rue de Vaugirard, devant chez lui, à Paris. Conduit à l'hôpital, il avait alors demandé qu'on avertisse Simone Signoret, à qui il devait remettre le texte d'une pétition. Quel ne fut pas l'étonnement de l'actrice lorsqu'un policier lui dit au téléphone, en s'excusant de la déranger : « Il y a un M. Foucault qui voudrait qu'on vous prévienne qu'il a eu un accident. » « Vous ne savez pas qui il est ? s'exclame-telle. C'est le plus grand philosophe français ! » De son côté, Edmund White rapporte, dans son autobiographie, Mes vies, que deux de ses amis durent aller chercher Foucault dans un sauna de New York, une nuit, à 4 heures du matin, où il avait « fait un mauvais trip » au LSD. Ils le retrouvèrent « sifflant et

délirant, en boule dans le coin d'une cabine », ayant oublié tout son anglais et ne se souvenant que du numéro de téléphone de l'un de ceux qui vinrent à son aide. Ils le ramenèrent à son appartement, lui donnèrent des tranquillisants, et « restèrent avec lui pendant les quatorze heures suivantes »14. Dans son dialogue avec Thierry Voeltzel, Foucault et son jeune interlocuteur parlent longuement de la drogue qui « désanatomise la localisation du plaisir » : « L'apologie de l'orgasme, comme ils la font chez les reichiens, me paraît être encore une manière de localiser dans le sexuel les possibilités de plaisir que les choses comme les yellow pills ou la cocaïne permettent de faire éclater et de diffuser dans tout le corps, le corps devient alors le lieu global d'un plaisir global, et dans cette mesure-là, il faut se débarrasser de la sexualité. » La drogue est donc l'opérateur de cette « multiplication et intensification » du plaisir que Foucault entend pratiquer et développer et qui nous renvoie, bien sûr, à cet ars erotica qu'il oppose dans La Volonté de savoir à la scientia sexualis15. L'un des aspects les plus importants de l'interview parue dans The Advocate est peut-être la thématisation de l'histoire de l'amitié homosexuelle : « S'il y a une chose qui m'intéresse aujourd'hui, c'est le problème de l'amitié. Au cours des siècles qui ont suivi l'Antiquité, l'amitié a constitué un rapport social très important : un rapport social à l'intérieur duquel les individus disposaient d'une certaine liberté, d'un certain type de choix (limité, bien entendu) et qui leur permettait aussi de vivre des rapports affectifs très intenses. L'amitié avait aussi des implications économiques et sociales - l'individu était tenu d'aider ses amis, etc. Je pense que, aux xvie et xviie siècles, on voit disparaître ce genre d'amitiés, du moins dans la société masculine [...], L'une de mes hypothèses - je suis sûr qu'elle se vérifierait si nous entreprenions cette tâche - est que l'homosexualité (par quoi j'entends l'existence de

rapports sexuels entre les hommes), est devenue un problème à partir du xvme siècle. Nous la voyons devenir un problème avec la police, le système judiciaire, etc. Et je pense que si elle devient un problème, un problème social, à cette époque-là, c'est parce que l'amitié a disparu. Tant que l'amitié a représenté quelque chose d'important, tant qu'elle a été socialement acceptée, personne ne s'est aperçu que les hommes avaient, entre eux, des rapports sexuels. On ne pouvait pas dire non plus qu'ils n'en avaient pas, mais simplement, ça n'avait pas d'importance. Cela n'avait aucune implication sociale, la chose était culturellement acceptée. Qu'ils fassent l'amour ou qu'ils s'embrassent n'avaient aucune importance. Absolument aucune. Une fois l'amitié disparue en tant que rapport culturellement accepté, la question s'est posée : “Mais que fabriquent donc les hommes ensemble ?” C'est à ce moment-là que le problème est apparu. Et de nos jours, lorsque les hommes font l'amour ou ont des rapports sexuels, c'est perçu comme un problème. Je suis sûr, en fait, d'avoir raison : la disparition de l'amitié en tant que rapport social et le fait que l'homosexualité ait été déclarée comme problème social, politique, médical font partie du même 16

processus . » Bonheur américain de Foucault : la réconciliation avec soimême enfin réalisée. Il est heureux dans son travail. Il est heureux dans les plaisirs du corps. Depuis le début des années quatre-vingt, il envisage très sérieusement de quitter la France et Paris qu'il supporte de plus en plus difficilement pour s'installer aux États-Unis. Il rêve à voix haute de vivre dans ce paradis californien. Ensoleillé, magnifique... Il n'en aura pas le temps : une nouvelle peste commençait à répandre ses odieux ravages et Foucault en sera bientôt l'une des victimes.

9 « La vie comme une œuvre d'art »

« Cette série de recherches paraît plus tard que je n'avais prévu et sous une tout autre forme1. » Huit années se sont écoulées entre La Volonté de savoir, qui devait servir de prélude à un ensemble de cinq études, et la parution, au mois de juin 1984, des deux volumes intitulés L'Usage des plaisirs et Le Souci de soi. Huit années pendant lesquelles Foucault a totalement bouleversé son entreprise. Il l'a même remaniée et réorganisée plusieurs fois, et il a eu beaucoup de mal à surmonter les difficultés rencontrées depuis qu'il s'est lancé dans ce projet d'une Histoire de la sexualité. Il a d'abord suivi le programme qu'il avait annoncé : d'un côté, il travaille sur la psychiatrie et surtout sur ceux qu'elle arraisonne de son regard diagnostiquant, s'intéressant par exemple au cas d'Herculine Barbin, hermaphrodite du xixe siècle, dont il publie et présente les mémoires ; et de l'autre, il s'efforce de faire apparaître dans le christianisme et la doctrine de l'aveu le lieu de naissance du « discours sur la sexualité ». Il s'agissait, on s'en souvient, de faire une « archéologie de la psychanalyse ». Il se met donc à lire les manuels de confession, se plonge dans la littérature chrétienne. Il s'aperçoit alors qu'il lui faut remonter beaucoup plus loin dans le temps qu'il ne l'avait envisagé, lorsqu'il évoquait une investigation qui couvrirait « trois bons siècles » et sa recherche se déplace vers les premiers temps du

christianisme. Son cours de l'année 1979-1980 porte sur « Le gouvernement des vivants » et il est essentiellement, indiquet-il dans son Résumé pour V Annuaire du Collège de France, « consacré aux procédures de l'examen des âmes et de l'aveu dans le christianisme primitif ». La question posée est celleci : « Comment se fait-il que, dans la culture occidentale chrétienne, le gouvernement des hommes demande de la part de ceux qui sont dirigés en plus des actes d'obéissance et de soumission, des “actes de vérité” qui ont ceci de particulier que non seulement le sujet est requis de dire vrai, mais de dire vrai à propos de lui-même, de ses fautes, de ses désirs, de l'état de son âme, etc. Comment s'est formé un type de gouvernement des hommes où on n'est pas requis simplement d'obéir mais de manifester, en l'énonçant, ce qu'on est. » Foucault y analyse la codification de 1'« examen de conscience » dans les monastères, celui-ci étant conjugué au devoir de tout dire sur soi à l'ancien ou au maître : « Il s'agit donc, dans l'aveu ainsi entendu, d'une extériorisation permanente par les mots des “arcanes” de la conscience. L'obéissance inconditionnée et l'aveu exhaustif forment donc un ensemble dont chaque élément implique les deux autres ; la manifestation verbale de la vérité qui se cache au fond de soi-même apparaît comme une pièce indispensable au gouvernement des hommes les uns par les autres, tel qu'il a été mis en œuvre dans les institutions monastiques2. » Cette recherche prend forme et Foucault termine à cette époque un livre qu'il appelle Les Aveux de la chair. Mais dans ce long faceà-face avec la morale chrétienne, il s'est aperçu qu'il était bien difficile de réfléchir sur les premiers temps du christianisme sans s'interroger sur ce qui avait précédé (il ne cesse en effet de distinguer ce qui s'est produit dans l'institution monastique de ce qui existait dans les écoles philosophiques de l'Antiquité, vers lesquelles il va désormais tourner son regard) ; et sans essayer de voir d'où venaient les

formes de « rapport à soi » que les « doctrines de la chair » réélaborent et infléchissent dans le sens d'une théorie de la faute et du péché. Car ce qu'a découvert Foucault dans son analyse du christianisme, c'est l'apparition d'une nouvelle forme de la « technique de soi » plutôt que, comme il le croyait au départ, la mise en place d'un mode de vie plus austère et plus rigoureux. Il lui faut donc abandonner P Introduction qu'il avait écrite pour Les Aveux de la chair et dans laquelle il évoquait rapidement la philosophie antique et la morale païenne. Parce que, au fond, il se contentait d'y reproduire des « lieux communs » trouvés dans des livres consacrés à cette période et où l'on attribuait à la culture païenne une morale sexuelle beaucoup plus libre et tolérante que les documents ne permettent de l'affirmer : en réalité, le thème chrétien de 1'« austérité » y est déjà largement présent. Mais aussi et surtout, parce que, dans cette culture du paganisme, le problème principal n'est pas celui des règles plus ou moins rigoureuses de l'austérité, mais celui de la « technique de soi », de la « formation de soi »... D'où cette nouvelle aventure : aller chercher dans la philosophie antique les thèmes du « souci de soi » et de 1'« usage des plaisirs », pour voir comment les morales du paganisme avaient constitué ces « modes d'assujettissement » (de constitution du sujet) à la veille du développement du christianisme. Le cours du Collège de France pour l'année 1980-1981 s'intitule « Subjectivité et vérité » : « Il s'agit de commencer, écrit Foucault dans son Résumé, une enquête sur les modes institués de la connaissance de soi et sur leur histoire : comment le sujet a-t-il été établi, à différents moments et dans différents contextes institutionnels, comme un objet de connaissance possible, souhaitable ou même indispensable ? Comment l'expérience qu'on peut faire de soi-même et le savoir qu'on s'en forme ont-ils été organisés à travers certains schémas ? Comment ces schémas ont-ils été définis,

valorisés, recommandés, imposés ? » Il poursuit : « On a étudié ce qui dans la culture hellénique et romaine avait été développé comme “technique de vie”, “technique d'existence” chez les philosophes, les moralistes, et les médecins dans la période qui s'étend du premier siècle avant J.-C. au deuxième siècle après. Ces techniques de vie n'ont été envisagées que dans leur application à ce type d'actes que les Grecs appellent aphrodisia ; et pour lequel on voit bien que notre notion de “sexualité” constitue une traduction bien inadéquate. » Maintenant ainsi le lien entre sa démarche nouvelle et son projet initial, Foucault ajoute : « On voit combien on est loin d'une histoire de la sexualité qui serait organisée autour de la bonne vieille hypothèse répressive et de ses questions habituelles (comment et pourquoi le désir est-il réprimé ?). Il s'agit des actes et des plaisirs, et non pas du désir. Il s'agit de la formation de soi à travers des techniques de vie, et non du refoulement par l'interdit et la loi. Il s'agit de montrer non pas comment le sexe a été tenu à l'écart, mais comment s'est amorcée cette longue histoire qui lie dans nos sociétés le sexe et le sujet3. » En 1981-1982, Foucault remonte un peu plus haut dans l'histoire. Son cours porte sur « L'herméneutique du sujet » : « Le point de départ d'une étude consacrée au souci de soi est tout naturellement l’Alcibiade [le dialogue de Platon]. Trois questions y apparaissent, concernant le rapport du souci de soi avec la politique, avec la pédagogie et avec la connaissance de soi. » Et Foucault confronte ensuite les recommandations de Socrate à Alcibiade aux textes plus tardifs de la morale stoïcienne. Ce qui a changé de Platon au stoïcisme : « Alcibiade se rendait compte qu'il devait se soucier de soi, dans la mesure où il voulait par la suite s'occuper des autres. Il s'agit maintenant de s'occuper de soi, pour soi-même. On doit être pour soi-même, et tout au long de son existence, son propre objet4... »

On peut le constater : au fil des ans, le projet de Foucault s'est transformé au gré des aléas d'une « logique de la découverte », où les hésitations et les erreurs, les impasses et les repentirs jouent leur rôle, avant d'être surmontés et dépassés par de nouvelles intuitions et de nouvelles trouvailles. L’Histoire de la sexualité devient une histoire des techniques de soi, une généalogie du « sujet » et des modes selon lesquels il s'est constitué à l'aube de la culture occidentale. Au printemps de l'année 1983, Foucault répond à une série de questions que lui posent Hubert Dreyfus et Paul Rabinow. Les deux professeurs de Berkeley essaient de se repérer dans les multiples titres d'ouvrages qu'il écrit et annonce. Il leur explique la chose très simplement. Il y aura deux volumes d'une Histoire de la sexualité. Le premier doit s'intituler L'Usage des plaisirs, et il portera sur la morale du paganisme et les techniques de soi qu'elle prescrit en relation avec l'éthique sexuelle, juste avant le christianisme. Le second volume s'appellera Les Aveux de la chair, et il sera consacré au christianisme primitif. Et puis, il y aura un autre livre qui ne fera pas partie de L'Histoire de la sexualité : il regroupera une série d'études sur le « soi » (the self), et notamment un commentaire sur l'Alcibiade, le texte antique dans lequel on trouve, dit-il, la première élaboration d'un thème du souci de soi. Raison pour laquelle il souhaite intituler ce recueil : Le Souci de soi. Et lorsque Rabinow demande à Foucault si c'est ce livre-ci qui doit paraître aux éditions du Seuil et les deux autres chez Gallimard, la réponse est : oui5. Il s'agit évidemment du livre présenté comme « à paraître » dans la collection « Des travaux », sous le titre Le Gouvernement de soi et des autres. La première version de la préface que Foucault rédige pour L'Usage des plaisirs et qu'il donne à Paul Rabinow pour son Foucault Reader porte la marque de ce programme : L'Usage des plaisirs va porter, écritil, sur « l'Antiquité tardive » : « Plutôt que me placer au seuil

de formation de l'expérience de la sexualité [comme il se le proposait dans La Volonté de savoir], j'ai essayé d'analyser la formation d'un certain mode de relation à soi, dans l'expérience de la chair ; cela appelait un déplacement chronologique considérable, parce qu'il fallait étudier cette période de l'Antiquité tardive où on peut voir se former les éléments principaux de l'éthique chrétienne de la chair6. » Il n'est pas question de la Grèce antique dans cette présentation générale de la suite de l'Histoire de la sexualité. Mais, peu après, le programme se transforme à nouveau : Foucault décide d'intégrer et de fondre ses deux projets. Il opère alors une permutation des titres : l'étude sur Platon s'est amplifiée, au point d'ailleurs de laisser l'Alcibiade sur la touche (il n'est cité qu'une fois), et cette réflexion sur l'Antiquité grecque devient le centre du volume qu'il intitule L’Usage des plaisirs. Tandis que Plutarque, Épictète, Sénèque et Galien se retrouvent dans le volume suivant qui récupère le titre du Souci de soi. Vient enfin le dernier tome, dont le titre ne change pas : Les Aveux de la chair. Parvenu à ce stade, Foucault s'interroge sur la nécessité du découpage en volumes. Il se demande : ne serait-il pas plus simple de tout réunir dans un seul gros livre, qui comporterait alors plus de huit cents pages ? Mais il faudrait attendre que l'ensemble soit totalement achevé. Car un problème se pose : le volume qui doit clore l'ensemble a été écrit bien avant les autres, et surtout, à une époque où le projet n'avait pas du tout été conçu sous cette forme. Foucault souhaite donc le retravailler pour procéder aux ajustements qui s'imposent. Et comme il veut éviter le moindre retard, comme il veut donner à lire le plus rapidement possible ce qui est déjà écrit, il opte pour une « distribution simple » en trois volumes qui respecteront l'ordre chronologique des périodes abordées. Cela n'est pas gênant, puisque l'ouvrage qui n'est pas terminé, et qu'il veut reprendre à la lumière de ce qui a été rédigé par la suite,

porte sur la période qui se situe à la fin de cet enchaînement des différentes séquences historiques analysées. Et au mois de mai 1984, alors qu'il a fini de corriger les épreuves des deux volumes qui vont paraître en juin, il croit pouvoir affirmer (c'est ce qu'il m'a dit à plusieurs reprises) qu'il lui reste « un mois ou deux de travail » sur Les Aveux de la chair pour que tout soit terminé. Il pense même que le dernier tome pourra paraître à la rentrée, au mois d'octobre. L'Histoire de la sexualité s'organise donc ainsi, selon le « prière d'insérer » diffusé en juin 1984 : tome 1 : La Volonté de savoir (paru en 1976) ; tome 2 : L'Usage des plaisirs ; tome 3 : Le Souci de soi ; tome 4 : Les Aveux de la chair (à paraître). Et voici comment ce « prière d'insérer » (rédigé, bien sûr, par Foucault lui-même) présente cette somme qui lui a coûté tant de peine : « Le projet initial de cette série d’études, exposé dans La Volonté de savoir, n’était pas de reconstituer l’historique des conduites et des pratiques sexuelles, ni d’analyser les idées (scientifiques, religieuses ou philosophiques) à travers lesquelles on s’est représenté ces comportements ; c’était de comprendre comment, dans les sociétés occidentales modernes, s’était constitué quelque chose comme une “expérience” de la “sexualité”, notion familière et qui n’apparaît pourtant guère avant le début du xixe siècle. « Parler de sexualité comme d’une expérience historiquement singulière supposait d’entreprendre la généalogie du sujet désirant et de remonter non seulement aux débuts de la tradition chrétienne mais à la philosophie ancienne. « En remontant ainsi de l’époque moderne, au-delà du christianisme, jusqu’à l’Antiquité, Michel Foucault se heurtait à une question à la fois très simple et très générale : pourquoi le comportement sexuel, pourquoi les activités et les plaisirs qui en relèvent font-ils l’objet d’une préoccupation morale ? Pourquoi ce souci éthique, qui, selon les moments, paraît plus ou moins important que l’attention morale qu’on porte à d’autres domaines de la vie individuelle ou collective, comme les conduites alimentaires ou l’accomplissement des devoirs civiques ?

Cette problématisation de l’existence, appliquée à la culture grécolatine, a paru à son tour liée à un ensemble de pratiques qu’on pourrait appeler les “arts de l’existence” ou les “techniques de soi” d’une importance assez considérable pour y consacrer toute une étude. « D’où finalement, un recentrement général de cette vaste étude sur la généalogie de l’homme du désir, depuis l’Antiquité classique jusqu’aux premiers siècles du christianisme. Et sa distribution en trois volumes qui forment un tout : « - L'Usage des plaisirs étudie la manière dont le comportement sexuel a été réfléchi par la pensée grecque classique comme domaine d’appréciation et de choix moraux, et les modes de subjectivation auxquels elle se réfère : substance éthique, types d’assujettissement, formes d’élaboration de soi et de téléologie morale. Comment aussi la pensée médicale et philosophique a élaboré cet “usage des plaisirs” chrèsis aphrodision - et formulé quelques thèmes d’austérité qui allaient devenir récurrents sur quatre grands axes de l’expérience : le rapport au corps, le rapport à l’épouse, le rapport aux garçons et le rapport à la vérité. « - Le Souci de soi analyse cette problématisation dans les textes grecs et latins des deux premiers siècles de notre ère, et l’inflexion qu’elle subit dans un art de vivre dominé par la préoccupation de soi-même. « - Les Aveux de la chair traiteront enfin de l’expérience de la chair aux premiers siècles du christianisme, et du rôle qu’y jouent l’herméneutique et le déchiffrement purificateur du désir. »

Foucault a beaucoup travaillé pour mettre enfin la dernière main à cette série annoncée depuis si longtemps. Son retrait, son « silence », son « absence » ont alimenté maintes rumeurs, souvent malveillantes : Foucault est fini, il n'a plus rien à dire, il est dans l'impasse... Les journaux et les magazines, toujours prêts à chercher la faille, à débusquer la défaillance, à proclamer l'échec, les adversaires jubilants mais aussi les admirateurs impatients ou les amis inquiets, tout le monde se posait la question : quand lirons-nous la suite ? Foucault a eu l'impression d'être traqué. Une véritable « chasse à l'esprit (assez proche d'une chasse à l'homme) », dit Blanchot7. La formule peut sembler exagérée. Mais en tout cas, Foucault a bien souvent ressenti les choses de cette manière. Je me souviens d'une conversation avec lui, au

printemps de l'année 1984, quand il redoutait - et même, il semblait parfois pris de panique - un accueil hostile à ce qui lui avait coûté tant de peine : « Vos livres sont très attendus », lui avais-je dit. « On m'attend plutôt comme au coin d'un bois », m'avait-il répondu. C'est l'époque où il veut quitter le Collège de France. « Une chose est sûre, je ne recommencerai pas mon cours l'année prochaine, dit-il au début de l'année 1984 à Pierre Bourdieu, qui se demanda après coup comment il fallait entendre cette formule. Foucault parle aussi, et à de nombreuses reprises, d'abandonner l'écriture. Au fond, dit-il à Paul Veyne et à quelques autres (dont je suis), on commence à écrire par hasard, et puis on continue par la force des choses. Il répète que l'écriture n'est pas une activité qu'il a vraiment choisie. Il est tout le contraire de Sartre, qui s'y sentait appelé dès son plus jeune âge, comme il l'a raconté dans Les Mots. Et puis surtout, Foucault trouve que le prix à payer pour la « gloire » est beaucoup trop élevé. Mais que faire ? Comment changer sa vie, quand on approche de soixante ans ? Il songe au journalisme. Il aimerait tenir une chronique de géopolitique. Mais il y a sans doute une inertie du passé dont on ne peut se déprendre aussi facilement. Et puis il voulait terminer ces livres auxquels il avait consacré dix années de sa vie, dix années de labeur ininterrompu. « Il lui fallait finir ses livres, écrit Hervé Guibert qui fut l'un de ses plus proches amis, dans une nouvelle qui évoque l'agonie et la mort d'un philosophe. Ce livre qu'il avait écrit et réécrit, détruit, renié, redétruit, repensé, refabriqué, raccourci et rallongé pendant dix ans, ce livre infini, de doute, de renaissance, de grandiose modestie. Il était tenté de le détruire à jamais, d'offrir à ses ennemis leur triomphe imbécile, qu'ils puissent colporter le bruit qu'il n'était plus capable d'écrire un livre, que son esprit depuis longtemps était mort, que son silence n'était que l'aveu de l'échec8... »

Mais voilà, l'entreprise touche à son terme. L'incroyable ambition de déchiffrer la naissance de l'homme moderne et de sa conscience de soi, cette ambition démesurée a porté ses fruits. Les livres vont bientôt paraître et Foucault ne se prive pas d'assener une volée de bois vert à tous ceux qui ironisaient sur sa retraite : « Quant à ceux, écrit-il au début de L'Usage des plaisirs, pour qui se donner du mal, commencer et recommencer, essayer, se tromper, tout reprendre de fond en comble, et trouver encore le moyen d'hésiter de pas en pas, quant à ceux pour qui, en somme travailler en se tenant dans la réserve et l'inquiétude vaut démission, eh bien nous ne sommes pas, c'est manifeste, de la même planète9. »

* Des trois volumes qui font suite à La Volonté de savoir, c'est donc le dernier qui a été écrit le premier. Raison pour laquelle il ne paraîtra pas. Foucault s'était mis à retravailler sur Les Aveux de la chair. « Encore un mois, deux mois peut-être... et ce sera fini », répétait-il. D'autres projets attendaient, dans ses dossiers, dans ses tiroirs, et avaient commencé de prendre forme dans ses séminaires de Berkeley... Et puis, surtout, il voulait se reposer : « Quand j'aurai fini mes livres ? Je vais d'abord m'occuper de moi », avait-il répondu à Dreyfus et Rabinow en avril 1983. Mais l'affreuse maladie a poursuivi son affreuse besogne, et Foucault doit être hospitalisé au début du mois de juin 1984. il a lutté, il lutte jusqu'au bout. Mais, cette fois, la bataille était perdue d'avance. Et comme il semble avoir manifesté le désir qu'il n'y ait pas de « publication posthume », ce volume reste pour l'instant inédit, car la famille tient à respecter cette volonté. Georges Dumézil, le vieil ami, le vieux complice, ne partageait pas ce point de vue : « Il suffit de mettre un “avertissement au lecteur” pour expliquer quel est le statut de ce livre », disait-il. Il trouvait

assez incompréhensible qu'on ne le publie pas et il estimait (il est mort en octobre 1986) qu'il était important de le rendre disponible le plus rapidement possible puisque c'est là que se trouvait la clé de toute l'entreprise. Paul Veyne partage toujours cet avis. Il faut ajouter que, plus généralement, Dumézil ne fixait aucune limite à la publication des inédits et que Paul Veyne continue de penser, lui aussi, qu'il faut « tout publier ». Un texte ancien de Michel Foucault semble leur donner raison. Il s'agit de la préface écrite en 1965 et publiée en 1967, par Gilles Deleuze et lui-même, pour les Œuvres complètes de Nietzsche que Gallimard commençait de faire paraître. Les deux philosophes y plaident pour la publication de tous les écrits posthumes, le libre accès aux manuscrits et aux notes, etc. : « Personne ne peut préjuger de la forme ni de la matière qu'aurait eues le grand livre (ni les autres formes que Nietzsche aurait inventées s'il avait renoncé à son projet). Tout au plus le lecteur peut-il rêver : encore faut-il lui en donner les moyens10. » Il convient d'ailleurs de remarquer que, depuis une dizaine d'années, une bonne partie des cours de Foucault au Collège de France a été publiée, que ceux qui ne l'ont pas encore été sont sur le point de l'être ou sont annoncés comme « à paraître »... Et même le texte de sa « thèse complémentaire », VIntroduction à VAnthropologie de Kant, dont il n'avait jamais envisagé la publication, a vu le jour, aux éditions Vrin, en 2004. Ne s'agit-il pas de publications posthumes ? À l'évidence ! Ce dont, d'ailleurs, nul ne songerait à se plaindre. Mais si l'on s'est affranchi aussi aisément de ce qui nous est présenté comme la loi rigoureuse des « prescriptions testamentaires » dans le cas de ce qui avait été simplement prononcé devant quelques centaines de personnes au Collège de France ou d'un dactylogramme qui dormait dans les archives de la bibliothèque de la Sorbonne, pourquoi continue-t-on de les invoquer quand il s'agit d'un volume que

Foucault disait avoir quasiment terminé ? Ne pourrait-on faire valoir ici un droit des lecteurs à disposer des textes, qui l'emporterait sur le droit des héritiers à les maintenir inédits ou à en contrôler arbitrairement l'accès ? Et le désir sans parler du plaisir - de tous ceux qui, dans le monde entier, travaillent sur ou avec les textes de Foucault ne devrait-il pas prévaloir ? (À la date où j'écris ces lignes, Foucault est mort depuis plus de 26 ans et cela ne serait en rien offenser sa mémoire - bien au contraire ! - que de rendre enfin accessible cet ouvrage qui lui tenait tant à cœur et qu'il s'acharnait à mettre au point quand la maladie l'a emporté !)

* Le 2 juin 1984, Michel Foucault est pris de malaise et s'évanouit dans son appartement de la rue de Vaugirard. Il est transporté dans une clinique du 15e arrondissement, où il reste quelques jours, avant d'être admis, le 9 juin, à la Salpêtrière, l'hôpital dont il avait si longuement décrit les rôles et l'évolution dans son Histoire de la folie. Depuis plusieurs mois, Michel Foucault n'a cessé de se plaindre d'une « mauvaise grippe » qui le fatigue beaucoup et entrave son travail. Il tousse sans arrêt, il souffre parfois de migraines violentes.

On parle, depuis l'année 1981, d'une nouvelle maladie, mortelle, qui frappe la communauté homosexuelle et qu'on appelle dans les journaux le « cancer gay ». On n'en connaît pas les causes : on ignore tout, alors, de la réalité épidémiologique, des modes transmission, etc. On ne sait pas qu'il s'agit d'un virus et on va jusqu'à mettre en cause les « poppers », un aphrodisiaque contenu dans de petits flacons et qui s'utilise par inhalation. Partageant l'étonnement et même l'incrédulité de presque tout le monde à l'annonce des

premiers décès en série, Foucault se moque d'Edmund White lorsque ce dernier crée avec Larry Kramer le Gay Men Health Crisis pour faire face à cette situation inexplicable et inquiétante : « Oh non ! Edmund, lui dit-il. Laisse le soin aux Américains puritains d'inventer une maladie qui touche - qui tue ! - seulement les gays. C'est trop parfait. Peut-être que ça vous débarrassera de vos Noirs aussi... » Et comme Edmund White veut lui répondre que, justement, « à ce propos... », Foucault continue de le « taquiner » : « Non, non ! C'est trop parfait. Les gays et les Noirs11 ! » Il s'esclaffe également, à la même époque, au cours d'une conversation avec Hervé Guibert : « Un cancer qui toucherait exclusivement les homosexuels, non, ce serait trop beau pour être vrai, c'est à mourir de rire12. » En 1982, il a pris conscience de la tragédie en cours, mais - dans la mesure où l'on ne sait toujours rien sur ce qu'est cette maladie ni sur comment elle se transmet il déplore les campagnes qui se développent aux États-Unis contre la liberté sexuelle : « La communauté homosexuelle américaine est traversée par une grave crise et un double mouvement de reculpabilisation. De l'extérieur, de nouvelles législations répressives apparaissent dans plusieurs États. De l'intérieur, à partir d'un phénomène mondial indéniable, le “cancer gay”, tout le mouvement et ses supports journalistiques, toute la dynamique qui a fonctionné pendant dix ans comme le moteur d'une intensification des rapports sexuels, se sont mis à tourner en sens inverse et deviennent le principal instrument de diffusion, volontaire et organisé, de slogans sur la monogamie et le couple, sur la nécessité de pratiquer le sport plutôt que le sexe, etc. Et nombreux sont ceux qui vivent et pensent le problème en termes de châtiment divin13. »

A l'automne 1983, et plus encore au début de l'année 1984, Foucault se sent épuisé. La maladie, tapie en lui, sans doute,

depuis longtemps, fait sentir ses douloureux effets. « Je suis comme dans un brouillard », répète-t-il. Pourtant, il continue à corriger les épreuves de L'Usage des plaisirs et du Souci de soi, à remanier le manuscrit des Aveux de la chair. Il refuse de s'interrompre, de prendre un peu de repos. Il veut aller jusqu'au bout de sa recherche et achever enfin le vaste chantier, ouvert près de dix ans auparavant, d'exploration historique et théorique de la naissance de la « sexualité » dans la culture occidentale et de l'avènement de « l'homme de désir ». La conscience du « temps compté », comme l'écrit Hervé Guibert, soutient sa volonté14. Il savait donc qu'il était aux portes de la mort ? Qu'il était atteint du sida ? Un des chefs de service de l'hôpital où se tenaient les réunions de l'Académie Tarnier auxquelles Foucault assistait régulièrement l'avait convaincu de se soumettre à quelques examens médicaux et il eut rapidement, selon le récit d'Hervé Guibert, « le moyen de déduire la nature de la maladie ». Informa-t-il Foucault qu'il s'agissait du sida ? « J'en doute », ajoute Guibert, dans un roman magnifique et terrible où il décrit comment le virus s'empare de son propre corps, de sa propre vie au moment même où Foucault est sur le point de succomber. « Le médecin principal de Michel avait compris qu'il ne voulait pas que soit formalisé un diagnostic, l'urgence étant de lui laisser du temps pour finir d'écrire », estimera plus tard Daniel Defert, qui racontera également qu'il avait envisagé avec Foucault, fin 1983, la possibilité que ce soit le sida, mais qu'ils avaient ensuite écarté cette hypothèse. Au point que Foucault avait pu signaler dans une lettre à un ami qu'il avait cru avoir le sida, mais que, finalement, ça n'était pas ça15. Mais Foucault avait probablement déchiffré, au moins partiellement, le « discours diffus » que lui avait tenu le médecin, et il avait compris qu'il était condamné : « Combien de temps ? » lui aurait-il simplement demandé, selon le récit,

certes romancé mais, je suppose, assez fiable, d'Hervé Guibert. On ignore quelle fut la réponse. Vague, imprécise, incertaine, peut-on imaginer. Mais c'est cela qui lui importait : la durée du sursis. Serait-il en mesure de terminer ses livres ? Il se vit prescrire des doses massives d'antibiotiques. Et il se remit au travail. Sans rien dire de ce verdict à ses amis, à ses proches. Essayant peut-être luimême, par intermittence, de ne pas savoir ce qu'il savait. Bien qu'affaibli, il donne son cours au Collège de France, en février et mars 1984, après avoir été contraint néanmoins de repousser de trois semaines la première séance. Il s'en explique le 1er février, devant ses auditeurs : « Je n'ai pas pu commencer, comme à l'habitude, mon cours au début de janvier. J'ai été malade, réellement malade. Des bruits ont couru disant que c'était pour me débarrasser d'une partie de mon auditoire que j'avais brouillé les dates. Non, non, j'étais réellement malade. Et par conséquent, je vous demande de

m î excuser 16 .» Hervé Guibert, qui n'apprit qu'après coup ce qu'il raconte dans son livre, loue le courage qu'exigeait un tel silence sur soi : « Comme Muzil [le nom sous lequel il désigne Foucault dans ce texte], j'aurais aimé avoir la force, l'orgueil insensé, la générosité aussi de ne l'avouer à personne, pour laisser vivre les amitiés libres comme l'air et insouciantes et éternelles17. » Foucault s'était néanmoins confié à Georges Dumézil, alors âgé de 86 ans. Pendant l'hiver qui précéda sa mort, au début de l'année 1984, il téléphona à son vieil ami, pour le consulter sur une question d'étymologie grecque, alors même qu'il commentait ses deux derniers livres dans ses cours du Collège de France18. Au détour de cette conversation, il dit à celui qu'il considérait un peu comme son « maître spirituel » et qui avait si souvent joué pour lui le rôle du « directeur de conscience » : « Je crois bien que j'ai attrapé le sida. » Cette

formulation - « Je crois bien... » - avait frappé Dumézil. Qui en tira, par la suite, la conclusion que Foucault, dont il savait qu'il n'était pas homme à se mentir à lui-même, avait vécu les derniers mois de sa vie habité par cette terrifiante certitude19. Lorsque Paul Veyne écrira un article pour le numéro spécial de Critique, en septembre 1986, il voudra y inclure une conversation qu'il eut en février 1984 avec Foucault. Jean Piel, le responsable de la revue, a préféré ne pas publier tels quels ces deux feuillets. Voici ce récit de Paul Veyne : « Foucault n'éprouvait pas de peur de la mort : il le disait parfois à ses amis, lorsque la conversation en revenait au suicide, et les faits ont prouvé, quoique d'une autre manière, qu'il ne se vantait pas. La sagesse antique lui était devenue personnelle d'une autre manière encore ; durant les huit derniers mois de sa vie, la rédaction de ses deux livres a joué pour lui le rôle que l'écriture philosophique et le journal intime jouaient dans la philosophie antique : celui d'un travail de soi sur soi, d'une auto-stylisation. Ici se place un incident dont le souvenir me brûle comme un trait héroïque. Pendant ces huit mois, donc, Foucault travaillait à écrire et récrire ces deux livres, à liquider cette longue dette envers lui-même ; il me parlait sans cesse de ces livres, me faisait parfois vérifier une de ses traductions, mais il se plaignait d'une toux tenace et d'une légère fièvre incessante qui le ralentissaient ; il me faisait par courtoisie demander des conseils à ma femme qui est médecin et qui n'en pouvait mais. “Tes médecins vont sûrement croire que tu as le sida”, lui dis-je un jour en plaisantant (les plaisanteries mutuelles sur la différence de nos goûts amoureux étaient un des rituels de l'amitié). “C'est précisément ce qu'ils pensent, me répondit-il en souriant, et je l'ai bien compris aux questions qu'ils m'ont posées.” Les lecteurs d'aujourd'hui auront peine à croire qu'en ce mois de février 1984 une fièvre et une toux

ne donnaient encore de soupçons à personne : cette maladie était encore un fléau si lointain et ignoré qu'il en devenait légendaire et peut-être imaginaire. Aucun de ses familiers ne s'est douté de rien : nous n'avons appris qu'après, “Tu devrais te reposer une bonne fois, continuai-je, tu as trop fait de grec et de latin, ça t'a vidé.” “Oui, répondit-il, mais après. Je veux d'abord en finir avec ces deux bouquins.” “Au fait, lui demandai-je par simple curiosité (car l'histoire de la médecine n'est pas ma passion dominante), ça existe vraiment, le sida, ou c'est une légende moralisante ?” “Eh bien, écoute, me répondit-il tranquillement, et après une seconde de réflexion, j'ai étudié de près la question, j'ai lu pas mal de choses là-dessus : oui, ça existe ; ce n'est pas une légende. Les médecins américains ont étudié ça de très près.” Et il me donna des détails techniques, que j'ai oubliés, en deux ou trois phrases. Après tout, lui était historien de la médecine et, comme philosophe, pensai-je, il s'intéresse à l'actualité. Car des entrefilets de sources américaines sur le “cancer des homosexuels” (ainsi disait-on alors) paraissaient régulièrement dans les journaux. Rétrospectivement, son sang-froid lors de ma sotte question me coupe le souffle ; luimême a dû penser qu'un jour il en serait ainsi, méditer la réponse qu'il me fit et compter sur ma mémoire, par une amère consolation minuscule ; donner de vivants exempla était une autre tradition de la philosophie antique20... »

* L'été brille déjà sur Paris et le bâtiment de l'hôpital est situé au milieu d'un vaste parc. Il faut marcher assez longtemps pour y accéder. Foucault reçoit les visites de ses amis dans une apparente bonne humeur. Il rit, plaisante. Il commente les premiers articles qui paraissent sur ses deux livres qui viennent tout juste d'être mis en vente. Il a l'air

d'aller mieux. Il forme des projets de voyage : il aimerait retourner en Andalousie, où il a fait avec Daniel Defert, l'année précédente, un séjour qui l'a enthousiasmé. Les journaux se sont d'ailleurs fait l'écho de cette amélioration de son état de santé. Il y a quelques personnes que Foucault aimerait voir et il demande qu'on les prévienne : Gilles Deleuze, Georges Canguilhem... Mais il est trop tard. En quelques jours, son état de santé se dégrade. Et le 25 juin, en milieu d'après-midi, une dépêche de l'AFP provoque la stupeur dans les salles de rédaction puis dans la communauté intellectuelle lorsque les radios et la télévision auront donné l'information : « Michel Foucault est mort. » Le Monde publie le communiqué des médecins : « Le professeur Paul Castaigne, chef du service de neurologie de l'hôpital de la Salpêtrière et le docteur Bruno Sauron ont publié, en accord avec la famille de M. Michel Foucault, le communiqué suivant : “Monsieur Michel Foucault est entré le 9 juin 1984 à la clinique des maladies du système nerveux de la Salpêtrière pour que soient pratiqués des examens complémentaires rendus nécessaires par des manifestations neurologiques venues compliquer un état septicémique. Ces explorations ont révélé l'existence de foyers de suppuration cérébrale. Le traitement antibiotique a eu d'abord un effet favorable ; une rémission a permis à M. Michel Foucault de prendre connaissance des premières réactions consécutives à la parution de ses derniers livres. Une brutale aggravation a enlevé tout espoir de thérapeutique efficace et le décès s'est produit le 25 juin à 13 h 15. » « Michel Foucault est mort. » Ce sera le titre principal des journaux le lendemain. Une photo occupe toute la une de Libération, qui consacre huit pages à la disparition du philosophe. Avec un éditorial de Serge July, des articles d'hommage, une série de témoignages (Edmond Maire, Pierre Boulez, Jack Lang, Robert Badinter...). Avec également une

stupéfiante mise au point. Un petit encadré, au bas d'une page, s'efforce de récuser la « rumeur » qui court déjà, selon laquelle Foucault serait mort du sida. « On reste confondu, dit l'article non signé, de la virulence de cette rumeur. Comme s'il fallait que Foucault fût mort dans la honte21. » On ne connaîtra jamais le nombre exact des lettres de protestation que le quotidien a reçues les jours suivants, mais ce fut un véritable déluge : comment un journal qui s'appelle Libération, s'indignaient les lecteurs, pouvait-il parler de la « honte » qu'il y aurait à mourir du sida ? Le lendemain de la mort de Foucault, Le Matin accorde lui aussi toute sa page de « une » à la triste nouvelle. Et Le Monde, un large titre à la « une », avec un article de Pierre Bourdieu et deux pleines pages intérieures dans lesquelles plusieurs collaborateurs du journal racontent l'épopée foucaldienne sur la scène de la théorie ou de la politique, tandis que Paul Veyne évoque l'œuvre de son ami disparu : « L'œuvre de Foucault, proclame-t-il, me semble être l'événement de pensée le plus important de notre siècle22. » De son côté, Bourdieu écrit : « Rien n'est plus dangereux que de réduire une philosophie, surtout aussi subtile, complexe, perverse, à une formule de manuel. Je dirai toutefois que l'œuvre de Foucault est une longue exploration de la transgression, du franchissement de la limite sociale qui tient inséparablement à la connaissance et au pouvoir. » Le sociologue termine son article par ces phrases : « J'aurais voulu mieux dire cette pensée acharnée à conquérir la maîtrise de soi, c'est-à-dire la maîtrise de son histoire, histoire des catégories de pensée, histoire du vouloir et des désirs. Et aussi ce souci de rigueur, ce refus de l'opportunisme dans la connaissance comme dans la pratique, dans les techniques de la vie comme dans les choix politiques qui font de Foucault une figure

irremplaçable23. » Bourdieu écrira également un long article pour la revue italienne L'Indice (voir annexe 5). Quelques jours plus tard, le visage anxieux de Michel Foucault occupe toute la couverture du Nouvel Observateur. Le directeur du journal, Jean Daniel, consacre son éditorial à la « passion de Michel Foucault >>24. L'hebdomadaire publie plusieurs articles et témoignages. Fernand Braudel parle de « deuil national » : « La France perd un des esprits les plus éblouissants de son époque, un de ses intellectuels les plus généreux25 ». Mais surtout, on peut lire dans ce numéro de VObservateur l'article le plus émouvant qui ait jamais été écrit sur Foucault. Georges Dumézil avait l'habitude de dire : « Quand je disparaîtrai, Michel fera ma notice nécrologique. » Mais l'ordonnance des âges de la vie n'a pas été respectée et la prévision du mythologue se trouve inversée. Le vieil homme, brisé et bouleversé, a rédigé à la hâte quelques feuillets dans lesquels il raconte comment il a connu Foucault, comment ils ont noué cette relation de complicité qui a su traverser les décennies sans jamais s'assombrir, sans que jamais le moindre orage, le moindre nuage ne vienne la perturber. Puis, il parle de l'œuvre du philosophe dont il a accompagné les premiers pas, dans la bibliothèque d'Uppsala. « L'intelligence de Foucault était littéralement sans borne, même sophistiquée. Il avait installé son observatoire sur les zones de l'être vivant où les distinctions traditionnelles du corps et de l'esprit, de l'instinct et de l'idée, paraissent absurdes : la folie, la sexualité, le crime. De là, son regard tournait comme un phare sur l'histoire et sur le présent, prêt aux découvertes les moins rassurantes, capable de tout accepter, sauf de s'arrêter à une orthodoxie. Une intelligence à foyers multiples, à miroirs mobiles, où le jugement naissant se doublait aussitôt de son contraire sans cependant se détruire ni reculer. Tout cela, comme il est usuel à ce niveau,

sur un fond d'extrême bienveillance, de bonté. » Et Dumézil de conclure : « Notre amitié fut une facile réussite. Michel Foucault en se retirant me laisse un peu plus démuni, et non seulement des ornements de la vie : de sa substance a

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meme . » *

Il est très tôt en cette matinée de juin, et le soleil n'a pas encore fait son apparition sur Paris. Mais dans la petite cour derrière l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, plusieurs centaines de personnes sont déjà rassemblées pour rendre un dernier hommage à Michel Foucault. Une longue attente. Un grand silence. Puis une voix cassée, voilée, altérée par le chagrin s'élève tout à coup : « Quant au motif qui m'a poussé, il était fort simple. Aux yeux de certains, j'espère qu'il pourrait par lui-même suffire. C'est la curiosité - la seule espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille la peine d'être pratiquée avec un peu d'obstination : non pas celle qui cherche à s'assimiler ce qu'il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l'acharnement du savoir s'il ne devait assurer que l'acquisition des connaissances, et non pas, d'une certaine façon et autant que faire se peut, l'égarement de celui qui connaît ? Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu'on ne pense et percevoir autrement qu'on ne voit est indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir. [...] Qu'est-ce donc que la philosophie - je veux dire l'activité philosophique - si elle n'est pas le travail critique de la pensée sur elle-même. Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu'on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu'où il serait possible de penser autrement. » Ce sont des mots de Foucault : un fragment de la préface à L'Usage des plaisirs. C'est Gilles Deleuze qui les lit. La foule

écoute. Une foule composite où se mêlent tous ceux qui ont croisé les mille chemins de Michel Foucault, qui ont connu l'un de ses mille visages : dans la carrière universitaire, dans les luttes politiques, ou les deux à la fois, dans l'amitié, dans l'affection... Tout au fond, contre le mur, on peut reconnaître Georges Dumézil et Georges Canguilhem, aussi émus que discrets. Quelques professeurs du Collège de France assistent également à la cérémonie : Paul Veyne, Pierre Bourdieu, Pierre Boulez... Tout le monde remarque la présence de Simone Signoret et d'Yves Montand, ou de Robert Badinter, le ministre de la Justice. Il y a là aussi Alain Jaubert, Jean Daniel, Bernard Kouchner, Claude Mauriac et tant d'autres, célèbres ou anonymes : ceux qui signaient avec lui les pétitions et ceux qui allaient simplement écouter ses cours, chaque mercredi... Quelques heures plus tard, dans l'après-midi du 29 juin, le cercueil sera mis en terre, dans le petit cimetière de Vendeuvre. Loin de la foule cette fois. Seule la famille est présente. Et quelques amis. Sur la bière est posée une gerbe de roses, qui n'a pas bougé pendant tout ce long voyage depuis Paris. Elle est signée de trois prénoms : Mathieu, Hervé, Daniel. Comme Mme Foucault tenait à ce qu'une célébration religieuse ait lieu, il reviendra à Michel Albaric, le frère dominicain qui dirige la bibliothèque du Saulchoir, de prononcer une brève homélie. Et puis tout est fini.

* Il faut pousser une grille qui grince. Avancer dans l'allée, bordée de cyprès. Quelques mètres seulement. Une pierre tombale. Une simple dalle de marbre gris. On peut y lire : PIERRE GIRAUDEAU

ÉPOUX DE MARIE BONNET 1800-1848

Et en dessous, gravé dans les mêmes lettres dorées :

PAUL MICHEL FOUCAULT PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE 1926-1984

De l'autre côté de la route, on aperçoit la vieille bâtisse du Piroir. Michel Foucault y était venu, une dernière fois, deux mois avant sa mort, pour corriger les épreuves du Souci de soi.

* Dans ses deux derniers livres, l'écriture de Foucault a beaucoup changé : elle est devenue calme, dépassionnée, « apaisée27 », dit Maurice Blanchot, plus sobre, dit Gilles Deleuze28. Presque neutralisée. On est bien loin des flamboiements d'antan, de l'écriture « brûlante » d'autrefois29. Comme si l'approche de la mort et le pressentiment qu'il en avait depuis plusieurs mois avaient conduit Foucault sur la voie de la sérénité, selon le modèle de la « vie philosophique » telle que pouvait la valoriser Sénèque, dont il a fait sa lecture de prédilection. Foucault semble avoir à ce point intériorisé la sagesse antique qu'elle s'est imposée à son style même : le style de l'écrivain comme le style de l'homme. Car le problème qui est devenu le sien, c'est la « stylisation de l'existence », 1'« esthétique de la vie ». Problème historique, bien sûr, et qu'il formule, comme toujours, à travers des documents. Mais problème que l'on sent, comme toujours également, très étroitement lié à ce qu'il éprouve personnellement. Gilles Deleuze le souligne fort justement : ce qui intéresse Foucault, à ce moment-là, ce n'est pas le retour à l'Antiquité, mais « nous aujourd'hui30 ». Foucault n'avait-il pas déclaré à Dreyfus et Rabinow : « Ce qui m'étonne, c'est que, dans notre société, l'art n'ait plus de rapport qu'avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie... La vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d'art31 ? »

Le 28 mars 2004, trois mois avant sa mort, Foucault a prononcé son dernier cours au Collège de France. Lors de cette ultime séance, il n'a pas eu le temps d'exposer à ses auditeurs tout ce qu'il avait préparé. Mais son année d'enseignement est terminée. Alors il leur dit simplement, et ce seront les mots d'un adieu définitif (en avait-il le pressentiment ?) : « Voilà. Écoutez, j'avais des choses à vous dire sur le cadre général de ces analyses. Mais enfin, il est trop tard. Alors, merci ».

ANNEXE 1

Rapport de M. Canguilhem sur le manuscrit déposé par M. Michel Foucault, directeur de l'institut français de Hambourg, en vue de l'obtention du permis d'imprimer comme thèse principale de doctorat ès lettres.

Folie et Déraison. Histoire de la folie à l'époque classique, tel est le sujet que M. Foucault traite au cours d'un travail dont la densité le dispute à l'ampleur (943 pages dactylographiées, plus 40 pages d'appendices documentaires et de bibliographie). Malgré l'importance de la documentation mise en œuvre (pièces d'archives, témoignages, ouvrages de doctrine), les idées directrices de cette élaboration sont toujours rigoureusement dégagées. Le style est incisif, ne recherchant pas la formule pour elle-même, mais ne reculant pas, à l'occasion, devant elle. Nous sommes vraiment en présence d'une thèse, qui renouvelle non seulement les idées, mais aussi les techniques de saisie et de présentation des faits, en matière d'histoire de la psychiatrie.

* Par époque classique, M. Foucault désigne, dans l'histoire de l'Europe, les xviie et xvme siècles, ou plus exactement la période qui s'étend de la fin du xvie siècle jusqu'à la constitution, dans le premier tiers du xixe siècle, d'une médecine mentale et d'une pratique psychiatrique qui prétendent l'une à la dignité de science et l'autre à l'efficacité d'une application de théorie. Comme M. Foucault remonte au-

delà et descend en deçà des limites extrêmes de la période étudiée en vue de saisir des significations d'institutions, d'attitudes et de concepts par le moyen de différences ou de contrastes, son tableau des structures sociales et son analyse des structures mentales s'étendent finalement de la Renaissance des Lettres jusqu'à la naissance de la psychanalyse. M. Foucault s'efforce essentiellement de montrer que la folie est un objet de perception dans un « espace social » diversement structuré au cours de l'histoire, objet de perception suscité par des pratiques sociales, plutôt que saisi par une sensibilité collective, plutôt surtout que décomposé analytiquement par un entendement spéculatif. La folie a d'abord occupé l'espace social laissé vacant par un fléau progressivement réduit. La perception de la folie a d'abord participé de la terreur inspirée par le mal qu'on parquait dans les léproseries, lorsque celles-ci furent affectées à l'hospitalisation des insensés. L'« invention » propre à l'âge classique est celle de l'internement (1657, en France) où le fou, parce que incapable de travail, rejoint le mendiant, le vagabond et le chômeur, qu'on tente de récupérer pour un travail obligatoire, quand la crise économique les prive de travail libre. Cette pratique administrative et policière est aussi une conduite éthique. L'internement confond dans les mêmes limites spatiales de réprobation les oisifs, les prodigues, les libertins. La folie perd ici son individualité dans l'indistinction de ce que la raison classique (valeur indistinctement logique et sociale) s'oppose à elle-même sous le nom collectif de déraison. L'internement des « insensés » ne vise longtemps que leur neutralisation ou leur « amendement » mais non leur guérison. Cependant, dès le milieu du xvme siècle, et bien avant les réformes de Tuke en Angleterre, de Pinel en France, de Reil en Allemagne, la folie a reconquis une certaine spécificité. Il ne faut pourtant pas

considérer l'apparition de maisons d'internement réservées aux fous comme une saisie pré-scientifique de la folie en tant que fait de psychopathologie. Il apparaît plutôt que c'est la protestation de certaines catégories d'internés qui aboutit à un nouveau partage de l'espace d'internement. L'époque précédente avait confondu la folie dans la déraison. C'est dans l'espace de ce premier partage opéré par la raison que la déraison se scinde, en délimitant l'espace spécifique de la folie. Dans la mesure aussi où de nouvelles structures économiques et de nouvelles exigences d'ordre démographique (peuplement des colonies) conduisent à la révision des concepts de pauvreté et d'assistance, l'évidence massive, et illusoirement inconditionnée, de l'internement s'effrite, et dans l'espace indifférencié de la réclusion, la folie surgit comme un problème social spécifique parmi bien d'autres. Bref il a fallu des pratiques de police et de justice et la constitution historique d'une expérience sociale de l'internement pour que surgissent, comme réalités désormais offertes à la connaissance, des catégories de l'anormal. La connaissance médicale, d'intention scientifique, de la folie repose, sans s'en douter, sur une expérience active de ségrégation sociale à base d'anathème. Toute l'histoire des débuts de la psychiatrie moderne se révèle faussée par une illusion de rétroactivité selon laquelle la folie était déjà donnée - quoique inaperçue - dans la nature humaine. Le vrai, selon M. Foucault, c'est que la folie a dû être d'abord constituée comme une forme de la déraison, tenue à distance par la raison, condition nécessaire pour qu'elle tombât enfin sous le regard comme un objet d'étude. Ce regard de la raison, froid, impartial, objectif, croit-elle, est donc en fait secrètement orienté par une réaction d'écartement. Cette réaction qui apparut déraisonnable aux yeux de la psychiatrie naissante, discipline positiviste et attitude philanthropique, est la raison profonde de l'intérêt

scientifique pour la folie. Dans l'histoire de la civilisation, la peur a découpé l'objet de l'observation. Entre la folie de la Renaissance - symptôme de la scission ontologique, de l'apparition du néant à l'intérieur même de l'existence (et non plus à son terme, comme dans la mort) -, et la folie de l'état positif - phénomène empirique de maladie mentale s'intercale un processus historique de moralisation. C'est l'éthique sociale qui fait la transition entre le concept magique et le concept scientifique de la folie.

* Mais on ne peut résumer ni même symboliser toute l'expérience classique de la folie par la pratique de l'internement. M. Foucault ne peut pas ignorer que la folie a toujours été, à quelque degré, un objet du souci médical. Toutefois ce souci médical ne connaissait pas d'autonomie. Si l'internement résultait d'une décision administrative presque jamais appuyée sur une expertise médicale, restait que les problèmes Juridiques de l'interdiction, qui ne recouvrent pas ceux de l'internement, obligeaient à la définition médicale de critères dont l'élaboration anticipe sur les analyses ultérieures de la psychopathologie. Dans la préhistoire de la psychiatrie, l'homme sujet de droit est plus important que l'homme débile ou malade. C'est par la voie de l'aliénation juridique que la médecine s'est approchée de la connaissance des aspects et formes de l'aliénation. De sorte que, jusqu'au xixe siècle, la connaissance médicale concernant la folie n'a pu être une conscience autonome, dans la mesure exacte où elle acceptait de l'univers du droit ses modes de repérage. La nosologie mentale s'est donc d'abord embarrassée et perdue dans une entreprise de classification dont les cadres étaient imités des classifications de naturalistes, mais dont le contenu se trouvait provenir en fin de compte de l'expérience

sociale. La folie se trouvait toujours partagée entre la nature et la société. Il n'est donc pas étonnant qu'au moment de la « libération des internés », à l'époque de la Révolution française, quand se sont enfin consolidées les institutions et les techniques de l'internement purement « asilaire », la folie, devenant objet théorique pour le jugement médical, soit restée objet de comportement éthique, et que le couple malade-médecin ait continué à relever davantage d'une « situation » existentielle que d'une relation de connaissance. Les réformes et l'enseignement de Tuke et de Pinel expriment davantage une évolution dans l'attitude pratique de la raison à l'égard de la folie qu'une révolution conceptuelle qui ferait enfin apparaître, dans la vérité de la nature, ce que les xviie et xvme siècles obscurcissaient sous les mœurs d'une société. Et les trois aspects fondamentaux de la folie, dans la première moitié du xixe siècle : paralysie générale, moral insanity, monomanie, dissimulent plus encore qu'ils ne la recouvrent la structure d'une expérience de la folie que l'âge positiviste hérite, sans s'en rendre compte, du xvme siècle. C'est donc la signification des débuts de la psychiatrie positiviste - avant la révolution freudienne - qui est en question dans le travail de M. Foucault. Et à travers la psychiatrie, c'est la signification de l'avènement de la psychologie positive qui se trouve révisée. Ce ne sera pas le moindre sujet de surprise, provoqué par cette étude, que la remise en question des origines du statut « scientifique » de la psychologie.

* On voit déjà quel peut être l'intérêt de ce travail. Comme M. Foucault n'a jamais perdu de vue la variété des visages que la folie, depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, offre à

l'homme moderne dans les miroirs des arts plastiques, de la littérature et de la philosophie ; comme il a tantôt démêlé tantôt emmêlé une multiplicité de fils conducteurs, sa thèse se présente comme un travail simultané d'analyse et de synthèse dont la rigueur ne rend pas toujours la lecture aisée, mais qui récompense toujours l'effort d'intelligence. Quant à la documentation, M. Foucault a d'une part relu et revu, mais d'autre part lu et exploité pour la première fois, une quantité considérable de pièces d'archives. Un historien professionnel ne manquera pas d'être sympathique à l'effort fait par un jeune philosophe pour accéder aux documents de première main. Par contre, aucun philosophe ne pourra reprocher à M. Foucault d'avoir aliéné l'autonomie du jugement philosophique dans la soumission aux sources de l'information historique. Dans la mise en œuvre de sa documentation considérable, la pensée de M. Foucault a conservé de bout en bout une vigueur dialectique qui lui vient en partie de sa sympathie pour la vision hégélienne de l'histoire et de sa familiarité avec la Phénoménologie de l'Esprit. L'originalité de ce travail consiste essentiellement dans la reprise, au niveau supérieur de la réflexion philosophique, d'une matière jusqu'à présent abandonnée par les philosophes et par les historiens de la psychologie, à la seule discrétion de ceux des psychiatres qu'intéressaient - le plus souvent pour des questions de mode ou de convention l'histoire ou la préhistoire de leur « spécialité ». Ayant enrichi sa culture philosophique d'agrégé par des études ultérieures de psychologie, par l'enseignement de la psychologie (il a été assistant de psychologie à la faculté des lettres de Lille, et moniteur de psychologie à l'École normale supérieure), M. Foucault s'est toujours électivement intéressé à la psychopathologie et à son histoire. Je ne sais si M. Foucault avait, en écrivant sa thèse, la moindre intention ou la moindre conscience de contribuer à

une histoire de ce qu'on appellerait aujourd'hui « la psychologie sociale de l'anormal ». Il me semble pourtant qu'il l'a fait. Il me semble aussi que, ce faisant, il a contribué à renouer un dialogue fructueux entre psychologie et philosophie, à un moment où beaucoup de psychologues acceptent de couper leurs techniques d'une interrogation sur les origines et le sens de ces techniques. Je crois donc pouvoir conclure, dans la conviction où je suis de l'importance des recherches de M. Foucault, que son travail mérite de venir à soutenance devant un jury de la faculté des lettres et sciences humaines et je propose à M. le Doyen, pour ce qui me concerne, d'en autoriser l'impression. Georges Canguilhem le 19 avril 1960

ANNEXE 2

Ce texte, « Titres et travaux » © Éditions Gallimard (tiré de Dits et Écrits, tome 1, 1954-1969), est publié avec l'aimable autorisation des ayants droit de Michel Foucault et des éditions Gallimard.

TITRES ET TRAVAUX DE MICHEL FOUCAULT

Plaquette rédigée pour la candidature au Collège de France Dans ¡'Histoire de la folie à l'âge classique, j'ai voulu déterminer ce qu'on pouvait connaître de la maladie mentale à une époque donnée. Un tel savoir se manifeste bien sûr dans les théories médicales qui nomment et classent les différents types pathologiques, et qui essaient de les expliquer ; on le voit apparaître aussi dans des phénomènes d'opinion - dans cette vieille peur que suscitent les fous, dans le jeu des crédulités qui les entourent, dans la manière dont on les représente au théâtre ou dans la littérature. Ici et là, des analyses faites par d'autres historiens pouvaient me servir de guides. Mais une dimension m'a paru inexplorée : il fallait chercher comment les fous étaient reconnus, mis à part, exclus de la société, internés et traités ; quelles institutions étaient destinées à les accueillir, et à les retenir - à les soigner parfois ; quelles instances décidaient de leur folie et selon quels critères ; quelles méthodes étaient mises en œuvre pour les contraindre, les châtier ou les guérir ; bref, dans quel réseau d'institutions et de pratiques le fou se trouvait à la fois

pris et défini. Or ce réseau, lorsqu'on examine son fonctionnement et les justifications qu'on en donnait à l'époque, apparaît très cohérent et très bien ajusté : tout un savoir précis et articulé se trouve engagé en lui. Un objet s'est alors dessiné pour moi : le savoir investi dans des systèmes complexes d'institutions. Et une méthode s'imposait : au lieu de parcourir, comme on le faisait volontiers, la seule bibliothèque des livres scientifiques, il fallait visiter un ensemble d'archives comprenant des décrets, des règlements, des registres d'hôpitaux ou de prisons, des actes de jurisprudence. C'est à l'Arsenal ou aux Archives nationales que j'ai entrepris l'analyse d'un savoir dont le corps visible n'est pas le discours théorique ou scientifique, ni la littérature non plus, mais une pratique quotidienne et réglée. L'exemple de la folie m'a paru toutefois insuffisamment topique ; au xviie et au xvme siècle, la psychopathologie est encore trop rudimentaire pour qu'on puisse la distinguer d'un simple jeu d'opinions traditionnelles ; il m'a semblé que la médecine clinique, au moment de sa naissance, posait le problème en termes plus rigoureux ; au début du xixe siècle, elle est liée en effet à des sciences constituées ou en cours de constitution, comme la biologie, la physiologie, l'anatomie pathologique ; mais elle est liée d'autre part à un ensemble d'institutions comme les hôpitaux, les établissements d'assistance, les cliniques d'enseignement, à des pratiques aussi comme les enquêtes administratives. Je me suis demandé de quelle manière, entre ces deux repères, un savoir avait pu prendre naissance, se transformer et se développer, proposant à la théorie scientifique de nouveaux champs d'observations, des problèmes inédits, des objets jusque-là inaperçus ; mais comment en retour des connaissances scientifiques y avaient été importées, avaient pris valeur de prescription et de normes éthiques. L'exercice de la médecine ne se borne pas à composer, en un mélange instable, une

science rigoureuse et une tradition incertaine ; elle est charpentée comme un système de savoir qui a son équilibre et sa cohérence propres. On pouvait donc admettre des domaines de savoir qui ne sauraient s'identifier exactement avec des sciences, sans être pourtant de simples habitudes mentales. J'ai tenté alors dans Les Mots et les choses une expérience inverse : neutraliser, mais sans abandonner le projet d'y revenir un jour, tout le côté pratique et institutionnel, envisager à une époque donnée plusieurs de ces domaines de savoir (les classifications naturelles, la grammaire générale et l'analyse des richesses, aux xviie et xvme siècles) et les examiner à tour de rôle pour définir le type de problèmes qu'ils posent, de concepts dont ils ont joué, de théories qu'ils mettent à l'épreuve. Non seulement on pouvait définir 1'« archéologie » interne de chacun de ces domaines pris un à un ; mais on percevait de l'un à l'autre des identités, des analogies, des ensembles de différences qu'il fallait décrire. Une configuration globale apparaissait : elle était loin, certes, de caractériser l'esprit classique en général, mais elle organisait d'une façon cohérente toute une région de la connaissance empirique. J'étais donc en présence de deux groupes de résultats bien distincts : d'une part, j'avais constaté l'existence spécifique et relativement autonome de « savoirs investis » ; de l'autre, j'avais noté des relations systématiques dans l'architecture propre à chacun d'eux. Une mise au point devenait nécessaire. Je l'ai esquissée dans V Archéologie du savoir : entre l'opinion et la connaissance scientifique, on peut reconnaître l'existence d'un niveau particulier, qu'on propose d'appeler celui du savoir. Ce savoir ne prend pas corps seulement dans les textes théoriques ou des instruments d'expérience, mais dans tout un ensemble de pratiques et d'institutions ; il n'en est pas toutefois le résultat pur et simple, l'expression à demi consciente ; il comporte en effet des règles qui lui

appartiennent en propre, caractérisant ainsi son existence, son fonctionnement et son histoire ; certaines de ces règles sont particulières à un seul domaine, d'autres sont communes à plusieurs ; il se peut que d'autres soient générales pour une époque ; le développement enfin de ce savoir et ses transformations mettent en jeu des relations complexes de causalité.

PROJET D'ENSEIGNEMENT Le travail à venir se trouve soumis à deux impératifs : ne jamais perdre de vue la référence d'un exemple concret qui puisse servir de terrain d'expérience pour l'analyse ; élaborer les problèmes théoriques qu'il m'est arrivé de croiser ou que j'aurai l'occasion de rencontrer. 1. Le secteur choisi comme exemple privilégié et auquel, pendant un certain temps, je me tiendrai, c'est le savoir de l'hérédité. Il s'est développé tout au long du xixe siècle depuis les techniques de l'élevage, les tentatives faites pour l'amélioration des espèces, les essais de culture intensive, les efforts pour lutter contre les épidémies animales et végétales jusqu'à la constitution d'une génétique dont la date de naissance peut être fixée au début du xxe siècle. D'un côté ce savoir répondait à des exigences économiques et à des conditions historiques très particulières : les changements dans les dimensions et les formes d'exploitation des propriétés rurales, dans l'équilibre des marchés, dans les normes requises de rentabilité, dans le système de l'agriculture coloniale, ont profondément transformé ce savoir ; ils ne modifiaient pas la seule nature de son information, mais sa quantité et son échelle. D'un autre côté, ce savoir était réceptif à des connaissances qui pouvaient être acquises par des sciences comme la chimie ou la physiologie

animale et végétale (témoins l'utilisation des engrais azotés ou la technique de l'hybridation qui avait été rendue possible par la théorie de la fécondation végétale, définie au xvme siècle). Mais cette double dépendance ne lui ôte pas ses caractéristiques et ses formes de régulation interne ; il a donné lieu aussi bien à des techniques adaptées (comme celles des Vilmorin pour l'amélioration des espèces) qu'à des concepts épistémologiquement féconds (comme celui de trait héréditaire, précisé, sinon défini par Naudin). Darwin ne s'y est pas trompé qui a trouvé dans cette pratique humaine de l'hérédité le modèle permettant de comprendre l'évolution naturelle des espèces. 2. Quant aux problèmes théoriques qu'il faudra élaborer, il me semble qu'on peut les rassembler en trois groupes. Il faudra d'abord chercher à donner statut à ce savoir : où le repérer, entre quelles limites, et quels instruments choisir pour en faire la description (dans l'exemple proposé, on voit que le matériau est énorme, allant d'habitudes presque muettes et transmises par la tradition, jusqu'à des expérimentations et des préceptes dûment transcrits) ; il faudra aussi chercher quels ont été ses instruments et ses canaux de diffusion, et s'il s'est répandu de façon homogène dans tous les groupes sociaux et dans toutes les régions ; enfin, il faudra essayer de déterminer quels peuvent être les différents niveaux d'un tel savoir, ses degrés de conscience, ses possibilités d'ajustement et de rectification. Le problème théorique qui apparaît alors, c'est celui d'un savoir social et anonyme qui ne prend pas pour modèle ou fondement la connaissance individuelle et consciente. Un autre groupe de problèmes concerne l'élaboration de ce savoir en discours scientifique. Ces passages, ces transformations et ces seuils constituent en un sens la genèse d'une science. Mais au lieu de rechercher, comme on l'a fait dans certains projets de type phénoménologique, l'origine

première d'une science, son projet fondamental et ses conditions radicales de possibilité, on essaiera d'assister aux commencements insidieux et multiples d'une science. Il est parfois possible de retrouver et de dater le texte décisif qui constitue pour une science son acte de naissance et comme sa charte initiale (dans le domaine qui me servira d'exemple, les textes de Naudin, de Mendel, de De Vries ou de Morgan peuvent tour à tour prétendre à ce rôle) ; mais l'important est de déterminer quelle transformation a dû être accomplie avant eux, autour d'eux ou en eux, pour qu'un savoir puisse prendre statut et fonction de connaissance scientifique. D'un mot, il s'agit du problème théorique de la constitution d'une science quand on veut l'analyser non pas en termes transcendentaux mais en termes d'histoire. Le troisième groupe de problèmes concerne la causalité dans l'ordre du savoir. On a sans doute établi depuis longtemps des corrélations globales entre des événements et des découvertes, ou entre des nécessités économiques et le développement d'un domaine de connaissances (on sait par exemple de quelle importance ont été les grandes épidémies végétales du xixe siècle dans l'étude des variétés, de leur capacité d'adaptation et de leur stabilité). Mais il faut déterminer de façon beaucoup plus précise comment - par quels canaux et selon quels codes - le savoir enregistre, non sans choix ni modification, des phénomènes qui lui étaient jusque-là demeurés extérieurs, comment il devient réceptif à des processus qui lui sont étrangers, comment enfin une modification qui s'est produite en une de ses régions ou à l'un de ses niveaux peut se transmettre ailleurs et y prendre son effet. L'analyse de ces trois groupes de problèmes fera sans doute apparaître le savoir sous son triple aspect : il caractérise, regroupe et coordonne un ensemble de pratiques et d'institutions ; il est le lieu sans cesse mouvant de la

constitution des sciences ; il est l'élément d'une causalité complexe dans laquelle se trouve prise l'histoire des sciences. Dans la mesure où, à une époque donnée, il a des formes et des domaines bien spécifiés, on peut le décomposer en plusieurs systèmes de pensée. On le voit : il ne s'agit aucunement de déterminer le système de pensée d'une époque définie, ou quelque chose comme sa « vision du monde ». Il s'agit tout au contraire de repérer les différents ensembles qui sont porteurs chacun d'un type de savoir bien particulier ; qui lient des comportements, des règles de conduite, des lois, des habitudes ou des prescriptions ; qui forment ainsi des configurations à la fois stables et susceptibles de transformation ; il s'agit aussi de définir entre ces différents domaines des relations de conflit, de voisinage ou d'échange. Les systèmes de pensée, ce sont les formes dans lesquelles à une époque donnée, les savoirs se singularisent, prennent leur équilibre et entrent en communication. Dans sa formulation la plus générale, le problème que j'ai rencontré n'est peut-être pas sans analogie avec celui que la philosophie s'est posé, il y a quelques dizaines d'années. Entre une tradition réflexive de la conscience pure et un empirisme de la sensation, la philosophie s'était donné pour tâche de trouver non pas la genèse, non pas le lien, non pas même la surface de contact, mais une tierce dimension : celle de la perception et du corps. L'histoire de la pensée exige peut-être aujourd'hui un réajustement du même ordre ; entre les sciences constituées (dont on a fait souvent l'histoire) et les phénomènes d'opinion (que les historiens savent traiter), il faudrait entreprendre l'histoire des systèmes de pensée. Mais en dégageant ainsi la spécificité du savoir, on ne définit pas seulement un niveau d'analyse historique jusqu'ici négligé ; on pourrait bien être contraint de réinterroger la connaissance, ses conditions et le statut du sujet qui connaît.

ANNEXE 3 Collège de France

Assemblée des professeurs du 30 novembre 1969 Rapport de M. Jules Vuillemin pour la création d'une chaire d'Histoire des systèmes de pensée (crédit Jean Hyppolite). Monsieur l'Administrateur, mes chers Collègues,

Il y a quelque deux ans, Jean Hyppolite s'était ouvert à plusieurs d'entre nous, et publiquement, d'un projet, sur lequel je lui avais donné mon plein accord. Le sort fait que je suis seul aujourd'hui, et à l'occasion même de sa mort, à le reprendre, en vous proposant de créer une chaire d'Histoire des systèmes de pensée.

I Avant d'exposer ce qui, à mes yeux, recommande cette création pour la nouveauté et l'originalité de l'entreprise qu'elle instituerait, permettez-moi de le replacer d'abord dans la tradition de la philosophie, en général et, plus particulièrement au Collège de France. On saisira plus clairement la nature de cette tradition si l'on revient à la raison principale par laquelle, avec une insistance singulière, les modernes critiquent le dualisme que Descartes avait établi entre l'âme et le corps, la pensée à l'étendue.

Mais d'abord, comme le rappelle un livre à présent classique et que nous devons à l'un de nos collègues, réduire Descartes à ce dualisme ce serait le méconnaître. Ce serait ignorer la théorie de l'union substantielle entre cette même pensée et cette même étendue. Tout ce qu'a prétendu l'auteur des Méditations, c'est que si chaque substance, séparément considérée, est apte à être connue par une idée claire et distincte, leur union, parce que les sensations et les sentiments qui en résultent et qui l'expriment ne sont que des « guides de vie » et non pas des représentations véritablement objectives, reste par principe réfractaire à la lumière de l'intelligence, et qu'il est de sa nature de nous émouvoir sans nous éclairer. Est-ce à dire que c'est par ignorance ou mauvaise foi que la tradition philosophique dans laquelle s'inscrit le projet que je rapporte rejette la théorie cartésienne de l'union ? On se convaincra aisément que non. En effet, la dichotomie que Descartes établit entre la distinction des idées et l'obscurité du sens ne peut que répugner à tous ceux qui refusent de considérer le fait de l'union, c'est-à-dire la vie même, comme étranger au développement concret de la connaissance, et qui s'efforcent de retrouver, en deçà de la séparation entre idée et matière, l'unité de l'expérience qui les supporte toutes deux. Un tel effort est caractéristique, en général, de la philosophie contemporaine sur notre continent. Il l'est, plus particulièrement, d'une tendance qui s'est épanouie au Collège de France. Ainsi, des Données immédiates de la conscience aux Deux sources de la morale et de la religion, la métaphysique bergsonienne n'a cessé de délimiter et de décrire l'intuition de la durée, inaccessible aussi bien à ceux qui l'éparpillent et la matérialisent dans l'espace qu'à ceux qui la réfléchissent et l'épurent dans l'éternité des idées. Qu'on relise, de même, Maurice Merleau-Ponty. D'emblée, la

Phénoménologie de la perception installait le philosophe dans l'expérience du corps propre, qui n'est ni le paquet de réflexion auquel croit pouvoir le réduire le physiologiste dans son laboratoire, ni la conscience transcendantale dans laquelle le sublime l'idéalisme philosophique. Un livre posthume, publié ce mois même, rappelle le thème, unique dans de multiples variations. « Le pensé, dit l'auteur, n'est pas le perçu, la connaissance n'est pas la perception, la parole n'est pas un geste parmi tous les gestes, mais la parole est le véhicule de notre mouvement vers la vérité, comme le corps est le véhicule de l'être au monde. » Rappellerai-je enfin que, dans son projet d'enseignement d'histoire de la pensée philosophique, Jean Hyppolite rapporterait ses méditations au mot du jeune Hegel « penser la Vie », et terminait son exposé en se promettant de « mesurer le sens de la Vérité dans le contexte de l'expérience humaine ».

* La chaire d'Histoire des systèmes de pensée dont j'ai l'honneur de vous proposer la création continuerait, en la renouvelant, la tradition non cartésienne dont j'ai parlé, et dont je n'ai pas besoin de montrer l'importance, m'étant référé à des philosophes l'ayant pareillement illustrée. Il faudrait maintenant que, pour procéder selon la forme, je montre comment l'enseignement proposé se distinguerait du vitalisme, de la phénoménologie et du hégélianisme. Mais c'est ce que fera apparaître suffisamment l'analyse positive du projet. Je n'entrerai pas dans l'exposé des thèmes qui constituent la matière de ce projet non plus que des méthodes particulières qu'on leur appliquerait : formation d'une science de l'hérédité, criminalité et criminologie. Je me

bornerai à en décrire l'intention philosophique générale et à en faire voir l'esprit.

II Qu'entendrait-on d'abord par des « pensées » ? Entre la psychophysique ou la psychophysiologie d'une part, la réflexion de l'autre, la phénoménologie de la perception avait défini un objet propre au niveau de l'expérience que nous avons de notre corps. De même, entre les annales qui recensent les opinions des hommes et l'histoire traditionnelle des sciences qui étudie la formation des idées en tant qu'elles sont exprimées dans un langage spécifique et bien défini, prend place la description des pensées. Il s'agit de comportements et conduites non encore objectivés ou réfléchis dans la représentation que s'en font la théorie scientifique ou l'art et la littérature, et leur description a pour fin de montrer à quelle expérience individuelle et sociale donne lieu leur liaison étroite à des institutions, des techniques et des pratiques. Ainsi, l'étude de l'emprisonnement jetterait sur la liberté des lumières qui ne se trouvent ni dans l'histoire selon Michelet ni dans la métaphysique selon Kant. De même, l'étude des hôpitaux, et de la façon dont on y traite les malades, fait voir de la vie et de la mort ce que ne montrent ni la philosophie ni l'histoire de la médecine. Nous sommes tellement habitués aux institutions dans lesquelles nous vivons que nous tendons à les regarder comme des faits de nature d'ailleurs sans incidence sur notre façon de concevoir l'univers. Quant aux concepts, les livres théoriques nous les décrivent si abstraitement que leur date et leur origine nous paraissent étrangères à leur nature au point qu'il nous est facile de les imaginer entièrement préformés dans un ciel

d'idées, attendant patiemment qu'un savant les produise sur la scène du monde. Les pensées, elles, au sens qu'on donne ici à ce mot, sont d'abord ces relations, vivantes et vécues, entre la pratique et la théorie, entre l'institution et le concept. On voit aussi comment les pensées, par leurs attaches institutionnelles, se distinguent des réalités intermédiaires ou des recherches d'origines dont le vitalisme et la phénoménologie faisaient leur objet. Pour les distinguer des figures hégéliennes, il suffira de faire apercevoir, d'un trait, la méthode que requiert leur étude. Celle de Hegel, parce qu'elle prétend concilier l'individualité historique avec la totalité rationnelle, risque toujours d'anéantir dans celle-ci ce que celle-là peut avoir de spécifique ou de singulier. Les pensées, au contraire, sont des formations pluralistes et contingentes. Comment en irait-il autrement quand on se propose d'analyser des types de comportements plutôt que des enchaînements de concepts ou que ces vastes unités de civilisation dans lesquelles, selon Hegel, s'incarnait, suivant des lois nécessaires, l'esprit du temps ? Les pensées sont liées à des archives diverses et périssables. Cette liaison assujettit la philosophie qui les étudie à une méthode nouvelle. Pour l'établissement des documents, cette méthode nouvelle est celle de l'histoire. Tout autant que dans les écrits et les discours, ses archives se trouvent dans les registres d'hôpitaux, de police, d'asiles. Par là les pensées se trouvent associées à des contenus empiriques déterminés dont la formation et l'évolution s'accommodent au-dessus des changements brusques des opinions et de l'histoire brève des concepts, de rythmes profonds et lents.

III

Considérons-les, soit là où elles sont le plus engagées dans les pratiques et les institutions, soit là où, savoirs plutôt que sciences, elles se rapprochent des concepts théoriques sans pour autant se confondre avec eux. Dans aucun cas, les pensées ne sont des entités qu'on pourrait appréhender à l'état isolé. Elles forment des systèmes et ce sont ces systèmes qu'il faut maintenant examiner de plus près. L'histoire classique des sciences était absorbée par l'étude des continuités. Aussi croyait-elle avoir tracé le développement d'une notion quand elle en avait repéré l'origine dans l'Antiquité classique ou préclassique, et qu'elle avait subi ses éclipses, ses renaissances et ses transformations jusqu'au moment de lui faire prendre place dans le corps constitué d'une science. Ainsi, une histoire de l'atomisme part généralement de Leucippe et de Démocrite, et range sur une même lignée un ensemble de spéculations, d'observations, de calculs, d'expérimentations et de théories, qui recouvre des données aussi hétéroclites que le matérialisme philosophique, la théorie antique et alchimique des éléments, la notion euclidienne de corps réguliers, le calcul des indivisibles, la théorie chimique des éléments, bref aussi bien le clinamen d'Épicure que le saut quantique. On voit immédiatement ce qu'il y a de dangereux à interpréter les atomes des Anciens à travers les idées des Modernes comme si ces dernières pouvaient éclairer brusquement les données confuses et tâtonnantes du passé et assurer à celles qu'elles éliraient un fondement objectif et un statut scientifique. On voit moins ce même danger quand on compare deux états parfois très voisins de ce qu'on regarde comme une même discipline, et l'on cède alors, par un mouvement naturel de l'esprit, à ce que Bergson appelait justement les illusions rétrospectives. C'est qu'avec de tels procédés nous risquons constamment de franchir les bornes d'un système discursif donné, en faisant dire à un mot ou à

une idée plus qu'ils ne pouvaient contenir étant donné l'ensemble des mots et des idées dans lequel ils se trouvaient définis ou du moins situés. Il est très difficile de prendre conscience de ces bornes quand nous vivons et pensons à l'intérieur du système qu'elles délimitent encore. Elles constituent un horizon familier et pour cela presque imperceptible, et elles assignent un cours réglé quoique non immédiatement visible aux pratiques et aux spéculations des hommes. Ressaisir mots et idées dans ces liaisons de système et donc dans les lois qui les groupent et les distinguent, c'est les apercevoir comme pensées. En d'autres termes, pratiques institutionnalisées ou savoirs empiriques dessinent, au point de vue où nous nous plaçons, de véritables a priori historiques qu'on ne saurait d'ailleurs ramener à un canon unique et dont l'enquête seule montrera, spécifique pour chaque époque et pour chaque groupement de savoirs, les liaisons internes et les rapports avec d'autres groupements. Lorsqu'elle prend pour objet des savoirs empiriques relativement dégagés des institutions, cette étude des systèmes de pensée donne lieu, en particulier, à une épistémologie comparée qui fait mieux ressortir la nature des relations qui les gouvernent. Il arrive en effet entre plusieurs systèmes différents, disons la grammaire générale, l'histoire naturelle et l'analyse des richesses au xvme siècle, que ces relations soient analogues bien que les éléments qui leur servent d'arguments spécifiques n'aient rien de commun dans leur substance. On peut alors repérer des corrélations et des décalages entre ces systèmes, qui précisent leur individualité. Il arrive encore que par-delà les règles taxinomiques permettant de classer les éléments, nous ressaisissions des règles de dérivation dont les termes ne sont pas donnés au niveau des éléments, bien qu'ils soient nécessairement utilisés pour aboutir à eux. La syntaxe propre

à de tels systèmes peut être conçue comme une suite ordonnée d'opérations, sur le modèle, repris par la science quand la pédagogie l'abandonne, de ce que nous faisions quand, à l'école, nous apprenions à analyser grammaticalement une phrase. Alors c'est par exemple l'ensemble et l'ordre de ces règles abstraites qui changeront, et par où l'on complétera la comparaison faite sur les relations entre éléments concrets et superficiels. Si l'on veut des exemples plus proches de nous, qu'on observe le développement actuel d'un certain groupe de sciences humaines. Qu'on examine l'usage que la linguistique, l'ethnologie, la mythologie, l'histoire des religions font de concepts comme ceux d'opposition différentielle, de système d'oppositions, de comparaison entre systèmes. On apercevra dans cet usage une nouvelle illustration de ce que sont les systèmes de pensées qu'on se proposerait d'étudier, avec peut-être cette différence que ceux qui se constituent aujourd'hui sous nos yeux prennent conscience beaucoup plus clairement que ne l'avaient fait leurs ancêtres de leur nature et des affinités qui les rapprochent les uns des autres.

IV Il reste à considérer ces systèmes de pensées dans le temps, à décrire leur façon d'apparaître, de s'établir, de tomber en désuétude, et à comparer entre elles ces histoires spécifiques. Par exemple, les systèmes plus étroitement liés et comme asservis aux pratiques institutionnelles se développeront tout autrement que ceux qui disposent de plus de liberté par rapport à ces pratiques. Alors même que des corrélations et des analogies se révéleront entre eux, ils vivront, du fait de leur asservissement ou de leur liberté, des temps qui leur seront propres. Les premiers pourront attendre longtemps,

avant que le savoir pratique, qui les constituait d'abord, se trouve systématisé ou légitimé dans des ouvrages théoriques ; pour les seconds, on n'observera pas un tel écart entre ces deux moments. De même, si l'on examine comment un système de pensées en remplace un autre, comment par exemple la biologie s'est substituée à l'histoire naturelle, on aperçoit à l'œuvre des seuils de rupture, des façons de briser, de conserver, de réinterpréter et d'emprunter qui paraissent spécifiques de ces systèmes et dont rien a priori n'assure ou même ne suggère qu'on les retrouvera dans d'autres successions étudiées pourtant sur des systèmes voisins et pour ainsi dire homologues. Par l'ensemble de ses propos relatifs au temps, une histoire des systèmes de pensées évoque les autres histoires. Et elle paraît d'abord ne se distinguer de ces dernières que par son domaine et l'attention scrupuleuse qu'elle prête à un découpage singulier de la chronologie et des rythmes. Mais à s'y tenir, ces différences en cacheraient une autre, plus profonde et révélatrice d'un projet philosophique original. Un bref aperçu à son sujet me permettra de conclure en revenant d'ailleurs à mon propos de départ. Lorsque l'historien interprète ses documents, il tente généralement au moment même où il en fixe la signification pour ainsi dire interne - ceci est une inscription tombale, ceci est un contrat de mariage, ceci est une promesse de vente, etc. -, d'inférer et de reconstituer l'intention humaine qu'ils expriment et, par là, la signification sociale du comportement de l'individu, du type d'individus, du groupe, de la classe sociale, etc., dont ces documents sont révélateurs. Suivant la nature du document choisi comme caractéristique, l'histoire changera de style, insistant ici sur des individus et des événements, là sur des collectivités et des périodes longues. Mais dans tous les cas, on partira de la supposition qu'un document exprime le mouvement d'un

sujet qu'il faut déchiffrer. Ainsi l'homme est toujours en tiers entre les mots et les choses, et si quelque idée nouvelle fait son apparition on sera en droit de se demander : qui l'a inventée ? quel individu ou quel groupe ? qui l'a répandue et exploitée ? en sorte que ce n'est pas parce qu'on étend à des collectivités la responsabilité des innovations qu'on se débarrasse pour autant de la notion de sujet créateur. Pour l'histoire des systèmes de pensée, en revanche, les acteurs qui croient la faire ne tiennent plus le devant de la scène. Parler, discourir, « c'est agir assurément ; ce n'est ni exprimer ce qu'on pense, ni traduire ce qu'on sait, ni faire jouer les structures d'une langue ». Dès lors, « un changement dans l'ordre du discours ne suppose de la part des locuteurs ni idées neuves, ni invention, ni créativité », mais seulement des transformations repérables au niveau même du discours et survenant dans une pratique anonyme. L'histoire des systèmes de pensées n'est donc point l'histoire de l'homme ou des hommes qui les pensent. En fin de compte c'est parce qu'il reste pris dans les termes de cette dernière alternative que le conflit entre matérialisme et spiritualisme oppose des frères ennemis, c'est-à-dire partagés sur la même question : comme sujets des pensées on choisit des individus ou des groupes, mais on choisit toujours des sujets. Pour ceux qui tenteraient d'en douter, qu'ils relisent ce mot de Marx souvent cité, distinguant de l'abeille l'architecte si borné soit-il parce qu'il construit la maison d'abord dans sa tête. L'abandon du dualisme et la constitution d'une épistémologie non cartésienne, on le voit, exigent plus : éliminer le sujet en gardant les pensées, et tenter de construire une histoire sans nature humaine.

ANNEXE 4 Collège de France

Assemblée des professeurs du 12 avril 1970 Rapport de M. Jules Vuillemin pour la présentation des titres de M. Michel Foucault à la chaire ¿'Histoire des systèmes de pensée. Monsieur l'Administrateur,

Mes chers Collègues, M. Michel Foucault se présente en première ligne pour la chaire, que vous avez décidé de créer, ¿'Histoire des systèmes de pensée. Il vous a rendu visite. Il vous a remis une notice biographique, une notice bibliographique et un rapport d'enseignement. Je me bornerai donc à retracer devant vous, brièvement, sa carrière intellectuelle, en analysant chronologiquement les œuvres principales qui la marquent. Puis, j'examinerai quelques aspects de l'enseignement qui est proposé à vos suffrages.

I

C'est un épisode de l'histoire de la pensée qu'il y a une quinzaine d'années M. Foucault s'est proposé de retracer dans l'Histoire de la folie aux xviie et xvme siècles. Ce livre l'a rendu célèbre. Les lecteurs ont d'emblée senti que l'auteur avait, sur

un certain nombre de points fondamentaux, modifié ou bouleversé la tradition de cette histoire. Il avait dû d'abord reconsidérer le choix des matériaux analysés. Lorsqu'on se contentait de faire l'histoire d'un concept ou d'une théorie, on se reportait aux traités scientifiques et à la littérature philosophique ou religieuse. Mais, avant d'être un concept médical, la folie est dans une société un certain mode de partage entre les individus, une exclusion qui possède ses critères, ses rites et ses sanctions. La médecine n'intervient que d'une manière seconde pour justifier, expliquer et éventuellement rectifier les effets de ce partage. Il a donc fallu rechercher comment à l'époque classique on décelait et on reconnaissait les fous, quels étaient leur statut, leur régime, leurs institutions. Les archives de la police et des maisons d'internement, les réglementations légales ou coutumières, les actes de justice fournirent à l'auteur ses sources. Il étudia les impératifs économiques et sociaux auxquels répondait le « renfermement », puisqu'on rangeait à côté des malades mentaux et au même titre qu'eux des chômeurs, des oisifs, des vieillards indigents ; les maisons d'internement faisaient voir comment la société classait, contraignait, réprimait et soignait. Une histoire de la pensée, ainsi conçue, a pour matériaux principaux les archives plus que les textes, les institutions et les techniques plus que les théories. En conséquence, on découvre la pensée dans ses formes collectives, dépouillées des variantes individuelles. Dans cette perspective, les transformations lentes tendent à se détacher des inventions originales et le jeu des déterminations économiques, politiques et sociales importe plus que la cohérence logique. On pouvait alors se demander si de telles analyses restaient valables lorsqu'on quitte des notions aussi vagues que celle de « folie », pour les appliquer à des formes de pensée plus

systématiques. Cette extension conduisit l'auteur à apporter une seconde modification à l'histoire traditionnelle de la pensée : modification, cette fois, dans le domaine de l'analyse. Tel fut l'objet du livre : Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical [1963]. D'ordinaire, l'intérêt se partage entre les phénomènes d'opinion et les sciences rigoureuses, en abandonnant le domaine intermédiaire des connaissances empiriques, qui, pour ne pouvoir prétendre au rang de science, n'en présentent pas moins, au cours de leur histoire, une certaine régularité. Pour cet objet, la médecine clinique fournissait un exemple privilégié. Au premier regard, deux faits frappent l'historien. La médecine clinique paraît sujette à tout un ensemble d'éléments extérieurs ; liée qu'elle est dans son existence et son développement à des institutions et à des conditions économiques ou sociales. Elle dépend, d'autre part, du progrès de sciences comme la chimie, la physiologie, la biochimie, et recourt constamment aux techniques de laboratoire. Elle semble donc être le lieu de rencontre de sciences diverses et de conduites pratiques. Si l'on pense que presque toutes les découvertes des premiers cliniciens (Bichat, Laennec, Bayle) ont dû être, non pas rectifiées, mais purement et simplement abandonnées, comment peut-on y rechercher le commencement d'une science ? Pourtant, l'histoire de la clinique montre qu'il s'agit là d'un savoir spécifique, constitué de concepts propres (comme ceux de « tissu » ou de « foyer lésionnel »), de méthodes caractéristiques (comme le tableau des signes pathognomoniques), et d'observations en voie de confirmation ou d'infirmation. Malgré toutes les erreurs de fait dont elle est partie, la clinique détenait déjà les principes de méthode qui lui permettaient bientôt de les écarter et d'établir des vérités nouvelles. C'est qu'elle possédait dès le

début du xixe siècle une relative autonomie et une fécondité scientifique certaine. Ainsi, l'histoire de la pensée avait intérêt à grouper et à caractériser des ensembles de connaissances et de techniques qu'on peut appeler des savoirs pour les distinguer aussi bien des simples opinions que des sciences proprement dites. Comment analyser ces savoirs et les individualiser ? Ici encore l'histoire traditionnelle de la pensée ne parut pas offrir les instruments nécessaires d'analyse. Ou bien, en effet, elle acceptait le découpage traditionnel des sciences pour suivre le développement continu de chacune d'elles, ou bien elle ne ressaisissait leurs liens et leur unité qu'en décrivant l'esprit d'une époque. Il fallait donc, cette fois, modifier le point de vue de l'analyse. Seule une étude comparative permettrait d'échapper aux écueils qui guettent l'histoire de la pensée : la monographie et la métaphysique. Cette comparaison peut se faire dans deux directions, puisqu'on pourra confronter plusieurs savoirs simultanés ou plusieurs formes de savoirs successifs. La première méthode permettra de repérer des familles de savoirs ; la seconde de saisir leurs processus de transformation. Les Mots et les choses [1966] ont été consacrés à établir cette double comparaison. À l'époque classique, grammaire générale, histoire naturelle et analyse des richesses comportaient un certain nombre d'éléments communs : des notions comme celles de signe et d'ordre, des méthodes comme la reconstitution d'une genèse à partir d'un état primitif et simple, des théories comme celles de la représentation. M. Foucault chercha à déterminer quel usage chacune des disciplines étudiées pouvait faire de ces éléments communs, selon quel schéma spécifique elle les distribuait ; en quoi elles étaient analogues, en quoi différentes. Ainsi se dessinaient des systèmes de pensée intermédiaires par leur extension entre des

connaissances particulières et les formes les plus générales de la pensée. De plus, chacune de ces disciplines a subi, vers la fin du xvme siècle, une modification importante et doublement remarquable. D'abord une série de disciplines nouvelles ont pris forme : la grammaire historique a écarté la grammaire générale : l'histoire naturelle a fait place à la biologie ; et l'économie politique a remplacé l'analyse des richesses. En second lieu cette transformation s'est opérée de façon soudaine, par un renouvellement général des concepts et des méthodes, qui a rompu l'ancienne parenté de ces disciplines. Il fallait donc analyser non pas la fortune d'une idée ou d'une théorie, mais la solidarité de ces changements simultanés, leur hiérarchie, les agencements nouveaux qui en résulteraient. Ces trois enquêtes suggéraient qu'on pouvait infléchir l'histoire de la pensée vers l'étude des systèmes qui, plutôt que des sciences ou rhapsodies d'opinions, forment des savoirs et qui se trouvent investis dans des institutions, des techniques et des comportements. Ainsi se trouvait définie la tâche d'une histoire des systèmes de pensée.

II M. Foucault se propose d'en poursuivre plusieurs aspects particuliers. Continuer d'abord les inventaires commencés, repérer de nouveaux systèmes, les analyser dans leur organisation propre et dans leur transformation ; éprouver ensuite quels instruments requiert une telle analyse, quelles méthodes et quels concepts conviennent le mieux à l'histoire des savoirs ; poser enfin les problèmes théoriques qui dérivent de cette étude. L'enseignement, au Collège de France, ferait la part de ces trois niveaux de recherches.

Chaque année une partie des conférences pourrait être consacrée à la poursuite des enquêtes historiques. L'une d'entre elles est déjà préparée. Elle concerne le savoir de l'hérédité au xixe siècle. Il s'agit bien là d'un savoir « investi » au sens qui a été donné plus haut à ce mot : il était à l'œuvre dans les pratiques de l'agronomie et de l'élevage : c'est lui qui, avant même son élaboration dans une biologie de l'hérédité, a permis dans la pratique la recherche et la fixation de variétés intéressantes, la constitution de lignées pures, le maintien de certaines mutations ; le progrès des techniques agricoles au xixe siècle a été lié pour une part au développement de ce savoir. Il s'agit en outre d'un ensemble de connaissances qui, si elles ne sont pas scientifiques au regard de la génétique contemporaine, ne sont pas pour autant une simple collection d'opinions traditionnelles et forment un « savoir » qui a sa cohérence. On en verra la preuve dans le fait que Darwin a pu prendre la pratique humaine de l'élevage comme modèle de l'évolution des espèces ; ou encore dans le fait que la notion de trait héréditaire discret et récessif a été acquise au niveau de cette pratique, avant d'avoir reçu son statut physiologique. Enfin ce savoir peut être caractérisé de manière différentielle : on peut le comparer à ce qu'il était un siècle plus tôt, avant la transformation de la propriété foncière, avant la constitution des grandes exploitations agricoles, avant le passage à une culture intensive, avant le développement des cultures coloniales, avant l'organisation d'un enseignement et d'une recherche agronomiques ; il faudrait le comparer à ce que la physiologie de l'époque pouvait connaître des mécanismes de la reproduction, et la médecine, de la transmission des maladies héréditaires ; il faudrait en dernier lieu saisir la transformation par laquelle ce savoir et ces diverses connaissances scientifiques se sont intégrées au début du xxe siècle en une science de l'hérédité.

Une seconde enquête est envisagée. Elle continuerait d'une certaine façon VHistoire de la folie, mais pour une autre époque et avec un objet un peu différent. Il s'agirait de déterminer comment, au xixe siècle, on a essayé de constituer un savoir de la déviance (à la fois pathologie, psychologie, sociologie du crime, des névroses, des inadaptations sociales) ; ce savoir a été rendu possible par l'existence de toute une série de mécanismes de contrôle (administratif, policier, médical) et à son tour il en a rectifié l'usage. Il a pris d'autre part appui sur des connaissances ou des techniques, comme la statistique, la psychanalyse, la génétique. Mais ce savoir n'est pas jusqu'ici devenu science et peut-être ne le deviendra jamais. C'est à travers lui pourtant que notre société affirme quelques-unes de ses valeurs fondamentales, et assure les partages qui la protègent. L'autre part de l'enseignement pourrait être consacré - une année sur deux - tantôt à des questions de méthodes, tantôt à des problèmes théoriques. Les questions de méthode devraient, selon M. Foucault, faire l'objet d'un travail d'équipe. L'histoire des systèmes de pensée ne peut pas s'en tenir en effet au commentaire des textes et gagnera à s'inspirer de l'exemple que lui donnent d'autres disciplines. Avec l'aide des historiens, M. Foucault se propose de déterminer quel est le corpus de documents auxquels on s'adressera, quelles archives sont significatives, quelles séries homogènes peuvent être établies, de quel traitement quantitatif elles relèvent (en liaison avec les recherches sur le savoir de l'hérédité, on pourrait essayer, par exemple, de déterminer les séries documentaires qui permettent de repérer la transmission et la diffusion des techniques agricoles au xixe siècle). Avec l'aide des linguistes, il recherchera les méthodes qui peuvent être utilisées pour faire l'analyse sémantique des contenus et pour établir la typologie des différentes formes de discours (on pourrait par

exemple étudier la qualification du crime dans les textes juridiques, dans les œuvres littéraires, dans les travaux médicaux du xixe siècle). Il examinera enfin comment, dans l'étude des civilisations différentes de la nôtre, on fait le relevé des techniques et des connaissances, comment on les met en relation avec des conditions économiques et des formes sociales (on pourrait faire cette confrontation à propos du savoir médical, à une époque donnée, dans la société européenne et dans les civilisations arabomusulmanes). C'est en ayant recours à ces méthodes que l'histoire de la pensée pourra s'affranchir du style interprétatif et impressionniste qui a été le sien jusqu'ici. Les problèmes théoriques devront être envisagés à leur tour. Au premier rang, la théorie de la connaissance : en quoi, si on admet l'existence des savoirs, doit-on modifier cette théorie qui dans sa forme classique ne leur fait pas place ? Le savoir n'est en effet ni de l'ordre de l'expérience sensible ni de l'ordre de la pensée pure. D'une part, selon M. Foucault, il sert de condition de possibilité à des connaissances qui ne peuvent pas apparaître ni se coordonner sans lui ; et pourtant, il a lui-même une existence historiquement limitée ; il se forme à travers le temps et à partir de conditions déterminées ; il fonctionne pendant une certaine durée, et en corrélation permanente avec un contexte technique, économique, matériel ; il s'efface enfin à la suite d'un certain nombre de transformations dont les unes concernent son organisation intérieure, les autres ses conditions extérieures. À la lumière de pareilles remarques, M. Foucault reprendra l'examen aussi bien de la conception formaliste des conditions a priori de la connaissance, que de la conception phénoménologique des significations engagées dans l'expérience. Le second problème qu'il se propose de traiter est celui du sujet ; le caractère collectif et anonyme du savoir ne doit-il

pas remettre en question le rôle que la philosophie prête d'ordinaire au sujet et à la conscience ? Le savoir doit bien se repérer au niveau des consciences individuelles, dans la pratique des hommes d'une époque, dans leur comportement, leurs décisions ou leurs discours ; mais d'autre part le système qui relie et rend cohérents les divers éléments de ce savoir échappe à ceux-là même qui le vivent ; les individus peuvent bien posséder des connaissances, utiliser des concepts, faire des découvertes, introduire des nouveautés que ce savoir rend possibles ; ils n'en possèdent consciemment ni le principe de régularité ni les conditions de transformation. Les idées, les œuvres et les pratiques figurent à l'intérieur de ce savoir. Il faudra donc donner statut à cet « inconscient » du savoir, en le confrontant à d'autres régularités inconscientes, qu'elles soient individuelles (comme celles qu'étudie la psychanalyse) ou collective (comme celles qu'étudient la linguistique ou l'ethnologie). Enfin M. Foucault examinera le problème de la causalité dans l'ordre de la pensée ; les transformations du savoir ne suivent pas le développement régulier d'une genèse, et pourtant elles ne sont pas le résultat direct et immédiat de processus extérieurs, affectant la conscience humaine et venant s'inscrire en elle. Les questions traditionnelles de l'historicité des connaissances doivent être reprises à partir de l'existence des savoirs comme systèmes déterminés, évolutifs et investis dans les éléments matériels d'une civilisation.

ANNEXE 5

Pierre Bourdieu Une libre pensée

« Ne me demandez pas qui je suis ».

Article paru (en italien) dans L'Indice, Rome, octobre 1984.

La proximité objective ne prédispose pas à la perception et à l'appréciation objectives : je suis loin d'être sûr qu'en matière de connaissance il y ait un privilège du compatriote, du contemporain, du condisciple et du collègue. Français, élève de l'École normale dans les années 45, à l'acmé de l'existentialisme, agrégé de philosophie, Michel Foucault doit à cet enracinement historique ses points de départ, de référence, de rupture, ses repères, ses phares et ses phobies, tout ce qui contribue à constituer un projet intellectuel. À un écart temporel près, j'ai en commun avec lui toutes ces propriétés déterminantes et bien d'autres qui s'ensuivent, notamment dans la vision du monde intellectuel. Ce n'est pas par hasard que nous étions si souvent dans le même camp, c'est-à-dire alliés face aux mêmes adversaires, et parfois confondus par les mêmes ennemis. Aussi ma tentative pour contribuer à la juste compréhension de Michel Foucault et de son œuvre en esquissant une histoire intellectuelle de l'univers dans lequel et contre lequel sa pensée s'est formée, est-elle exposée au danger de l'assimilation ou de la dissimilation fictives qui, s'agissant d'un penseur célèbre, offrent l'une et l'autre d'importants profits symboliques.

Pourtant l'intention se justifie, je crois, à propos d'un intellectuel qui, comme Michel Foucault, n'a cessé de travailler à rompre avec la complaisance narcissique de l'intellectuel prophétique pour tâcher de connaître non dans ce qu'il avait de singulier, mais dans ce qu'il avait de générique, son impensé de « penseur ». Dans une de nos dernières conversations, où nous évoquions longuement, l'un pour l'autre, certains tournants décisifs de notre itinéraire intellectuel, nous avions formé le projet de mener, avec un de nos amis communs, Didier Eribon, des dialogues où serait évoqué, le plus sincèrement et le plus objectivement possible, tout ce substrat inséparablement social et intellectuel d'une entreprise de pensée : rencontres décisives, lectures déterminantes, refus originaires, figures exemplaires. Autant de choses tout à fait intimes, et souvent soigneusement dissimulées, même aux intimes, qu'il nous paraissait bon de déclarer, de rendre publiques, comme contribution au travail intellectuel de clarification du travail intellectuel (cela en dépit de notre horreur partagée de toute forme de confession personnelle). Sans prétendre livrer mon intuition de ce qui pourrait être « l'intuition centrale » de l'œuvre de Foucault, dans une tentative d'appropriation dont toutes les grandes œuvres sont l'objet, je voudrais, en rappelant cette sorte d'anticonformisme viscéral, d'impatience rétive de toute catégorisation et classification, qui définissait Michel Foucault, contribuer à le protéger contre la réduction à l'une ou l'autre de ses propriétés classificatoires : historien de la connaissance, historien de la science, historien des sciences sociales, social scientist, philosophe, historien de la philosophie, philosophe de l'histoire, philosophe de l'histoire des sciences, aucune des ces étiquettes abusivement restrictives ne saurait le définir. Rappeler son rapport au

marxisme ou à la tradition française d'épistémologie (Bachelard, Canguilhem), d'histoire de la philosophie ou d'histoire des sciences (Guéroult, Vuillemin), d'anthropologie ou d'histoire structurale (Lévi-Strauss, Dumézil), ou encore à Nietzsche, Artaud ou Bataille, ce n'est pas le réduire à des « sources » ou des « influences » mais donner le moyen de saisir les distances par lesquelles il s'est construit ; ce n'est pas le ranger dans la prison classificatoire où l'on voudra l'enfermer, mais lui permettre de s'en échapper, comme il n'a jamais cessé de le faire, comme il le ferait s'il était encore là ; c'est défendre contre les classificateurs, les bureaucrates de la pensée - Foucault est-il marxiste ou anti-marxiste, est-il vraiment un philosophe ? - celui qui a travaillé avec la dernière énergie et jusqu'au dernier moment à explorer les limites (intellectuelles et sociales) de sa pensée, à prendre ses distances avec lui-même et avec sa propre pensée, - et avec l'image sociale de sa propre pensée. On pourrait commencer par le rapport à Marx et montrer comment cette tentative pour poser en termes matérialistes le problème de la connaissance (une des définitions partielles possibles du travail de Foucault) ne se laisse pas réduire à l'alternative du marxisme et de l'anti-marxisme, qu'elle n'est ni l'un ni l'autre et les deux à la fois. S'il lui arrivait de citer Marx, de lui emprunter des phrases ou des concepts, ce n'était jamais sur le mode qui s'impose lorsqu'on veut être considéré comme marxiste, c'est-à-dire comme quelqu'un qui révère Marx, et que célèbrent les journaux et les revues marxistes : dans la logique de la dévotion, les citations et les références les plus décisives sont les plus gratuites, celles qui ne sont là, visiblement, que pour rendre la foi visible, la professer, la proclamer. À l'oblation théorique, Foucault préfère l'hommage discret, voire secret, qu'implique l'utilisation, la mise en œuvre. Ce côté crypto, - aurait-il honte

de Marx, de se dire marxiste pour faire ainsi du Marx sans le dire et ce marxisme qui ne se déclare pas est-il encore marxiste ? -, cette distance affichée à l'égard du culte ordinaire - auquel les althussériens ont donné une légitimité intellectuelle -, cette manière de faire de Marx un auteur comme les autres, tout cela déconcerte les croyants, les inquiète même. Même chose avec les philosophes : le même Foucault qui associait à la découverte véritable de Nietzsche la détermination de son projet intellectuel dit quelque part que la seule manière de rendre hommage à des pensées comme celle de Nietzsche, c'est de les utiliser, d'en faire un usage quelconque, même déformant. Quitte à scandaliser les commentateurs. Ce rapport libéré aux identités classificatoires ne va pas de soi (il suffit de penser à Sartre consacrant le marxisme comme « la philosophie indépassable de notre temps ») et les profits intellectuels qui s'ensuivent ne vont pas sans des pertes et des coûts sociaux (et inversement, bien sûr : que l'on pense à tous ceux qui vivent et ont vécu des rentes assurées aux héritiers légitimes de l'autorité symbolique du moment, Marx bien sûr, mais aussi, dans les limites de l'université, Kant, Heidegger ou des maîtres mineurs). Au risque de paraître sauter du coq à l'âne, j'évoquerai ici le rapport à la politique, dimension de la même posture profonde, et l'horreur de toutes les formes du pharisaïsme politique qui permet de s'assurer, souvent à bon compte, les profits attachés à la défense des bonnes causes. Il y a des gens, même parmi les intellectuels, pour qui il est plus facile de se dire de gauche quand la gauche est au pouvoir. Pour Michel Foucault, et quelques autres, c'est plus difficile, sinon impossible ; au grand scandale des opportunistes, qui dénonçaient « le silence des intellectuels ».

Mais c'est dans l'œuvre même qu'il faut suivre le dialogue avec Marx (et, secondairement, avec les « marxistes ») qui n'est jamais absent d'aucune œuvre de science sociale. Dans Folie et déraison, Histoire de la folie à l'âge classique et dans Naissance de la clinique, Foucault rattache explicitement l'enfermement des fous dans les asiles et des pauvres dans les hôpitaux à une théorie des rapports de production et à une économie politique de la pauvreté : les fous appellent un traitement spécial parce qu'ils sont les membres les plus improductifs de la population ; de même, au début de l'âge libéral, l'hôpital et la clinique sont nés de la valeur d'usage des corps des pauvres : « Voilà donc les termes du contrat que passent richesse et pauvreté dans l'organisation de l'expérience clinique. L'hôpital y trouve, dans un régime de liberté économique, la possibilité d'intéresser le riche ; la clinique constitue le renversement progressif de l'autre partie contractante ; elle est de la part du pauvre, l'intérêt payé pour la capitalisation hospitalière consentie par le riche. » L'euphémisation qu'apporte la préciosité du style ne parvient pas à masquer une forme assez brutale d'économisme ; l'hôpital est le lieu d'un échange inégal : l'apaisement donné à la souffrance contre un regard clinique sur le corps donné en spectacle. Dans Surveiller et punir, Foucault invoque explicitement l'analyse marxiste du capital constant et du capital variable pour expliquer la prison moderne comme instrument du pouvoir disciplinaire et lie l'accumulation des hommes et l'accumulation du capital. Dans ¡'Histoire de la sexualité, il rattache la discipline et la régulation de la sexualité aux exigences de la production, faisant du pouvoir sur les corps une des conditions du développement économique et de l'accumulation capitaliste. On pourrait ainsi multiplier les textes qui, tant dans leur mode de pensée que dans leur langage, ont des consonances fortement marxistes.

L'émergence du politique à l'état pur, avec le concept de « pouvoir-savoir », pourrait ainsi apparaître comme une rupture radicale avec la théorie marxiste de la domination et avec l'économisme qui fait de la propriété des moyens de production le principe exclusif (ou principal) de la domination : « le pouvoir vient d'en bas » ; cessant de le situer en un lieu central, on le découvre partout, c'est-à-dire partout où il est, dans les familles, les petits groupes, les discours, les institutions. Cette découverte - Michel Foucault lui-même ne l'aurait pas nié - n'est pas sans rapport avec cette sorte d'expérimentation sociale qu'a constitué le mouvement de mai 1968 : la discipline morale de l'enfermement avait à voir, plus que ne le disait V Histoire de la folie, avec les codes disciplinaires et le discours. Mais en fait, Foucault avait rompu, bien avant Surveiller et punir, et sans doute dès l'origine, avec la théorie architectonique des instances hiérarchisées que les althussériens ont si fortement réactivée (et qui dominait toute la pensée de l'école des Annales). De l'analyse de l'internement psychiatrique à l'analyse de la normalisation de la sexualité, il s'agit toujours de montrer, entre autres choses, que des phénomènes de peu d'importance pour qui se place du seul point de vue économique jouent un rôle capital dans le maintien de l'ordre politique, qui pourrait être la condition la mieux cachée et la plus décisive du fonctionnement de l'ordre économique. Le savoir est un instrument de pouvoir, une technologie sociale : répression et prohibition, exclusion et rejet, autant d'opérations proprement cognitives de classement qui mettent les individus sous surveillance. La libido sciendi est une libido dominandi qui, comme on le voit dans le cas de la clinique, s'exerce sous les dehors irréprochables de la volonté de savoir.

En faisant de l'histoire scientifique de la connaissance une dimension de la science politique, Foucault transforme radicalement l'intention de Bachelard ou de Canguilhem jusque dans ce qu'elle a de plus nouveau et de plus spécifique. L'un et l'autre avaient cherché dans l'histoire des erreurs ou des fausses sciences (voir par exemple, Canguilhem, Idéologie et rationalité dans les sciences de la vie, 1977) la vérité du travail scientifique que ne peut révéler la réflexion de type kantien sur la science déjà faite, achevée. La science comme « pouvoir-savoir » est toujours exposée à la tentation de l'erreur, qui trouve son principe dans une volonté de savoir chargée de volonté de puissance. Cela ne se voit jamais aussi bien que dans le cas des sciences sociales, surtout à la phase commençante dont elles ne finissent pas de sortir, et pour cause : médecine clinique et psychopathologie, droit et science politique, Foucault étudie les sciences où la frontière entre la vérité et l'erreur est la plus fragile, celles qui sont les plus chargées d'idéologie parce que les enjeux politiques qu'elles manipulent sont infiniment plus vitaux que ceux des sciences de la nature. En s'attachant à des domaines abandonnés par les historiens, l'hôpital, la prison ou le confessionnal, et à ces sortes d'anti-héros que le français appelle des « rebuts de l'humanité » (criminels, hermaphrodite ou enfant sauvage), Foucault travaille à découvrir l'impensé de la science normale. Ce projet s'accomplit logiquement dans une histoire sociale de la science sociale, le « savoir-pouvoir » par excellence. C'est à ce point que se révèle le projet critique - au sens de Kant, dont Michel Foucault a traduit en français V Anthropologie - qui oriente toute l'entreprise. La critique de la connaissance anthropologique s'accomplit dans l'analyse des conditions sociales et logiques qui rendent possible la science de l'homme par l'homme, c'est-à-dire dans l'histoire de l'invention historique de l'homme. La généalogie historique qui,

rompant avec l'anthropocentrisme de la philosophie classique, reconstitue la genèse sociale de l'homme moderne, réalise par de tout autres voies l'ambition kantienne de connaître la capacité de connaître, c'est-à-dire ces technologies inséparablement politiques et cognitives, ces disciplines dont l'apparition est contemporaine de l'industrialisation et qui ont fonctionné, sous des dehors réformistes, comme instruments de police et de politique, comme règles de connaissance et règles de vie, psychologie, médecine clinique, psychopathologie, sciences sociales, criminologie, théorie de la population, économie politique, psychanalyse, psychiatrie. Figure exemplaire, le regard médical est structuré non seulement par le système des savoirs qu'il engage mais aussi par la relation sociale de domination dans laquelle il s'accomplit : il y a une « histoire politique de la production de la vérité ». Cette histoire sociale de la production de l'homme qui s'accomplit à travers la lutte pour la production de la vérité sur l'homme est une forme - sinon la forme par excellence de la connaissance de soi. Et la généalogie de la connaissance trouve son prolongement logique dans une « généalogie de la morale ». Explorer d'un côté les limites sociales de la connaissance ou, ce qui revient au même, les conditions sociales de possibilité de la connaissance - notamment du monde social - que nous procurent les « savoirs-pouvoirs » et les disciplines, explorer d'un autre côté les limites sociales de la morale, la genèse historique de ce « sujet » que l'anthropocentrisme de la philosophie classique acceptait comme un commencement absolu : ce sont là deux réalisations de la même intention critique. Dans les deux cas, la réflexion sur la limite introduit à une réflexion sur les limites de la réflexion. Le pouvoir, c'est-à-dire la politique, n'est pas absent de la relation en apparence la plus intime, la

plus affranchie de toute contrainte et de tout contrôle social, la connaissance réflexive de soi. Le concept de « savoirpouvoir » entendait rappeler que le savoir est dans le pouvoir et le pouvoir dans le savoir. Il en est ainsi dans le cas du savoir de soi. Détruire l'anthropocentrisme, c'est connaître et reconnaître la limite anthropologique et s'interdire de projeter l'homme à la place laissée vide par les dieux morts (à la façon, en un sens, exemplaire, de Sartre qui entendait restituer à l'homme le pouvoir de création des vérités et des valeurs que Descartes avait conféré à Dieu). L'Histoire de la sexualité fait l'histoire de la genèse de la conscience, du « sujet » comme conscience de soi du désir. Conscience malheureuse : « le souci de soi » est d'abord souci éthique, qui se constitue dès l'Antiquité, autour du problème « privilégié » - pourquoi ? - de la sexualité et qui s'accomplit avec le christianisme. Le sexe est le produit d'une histoire au cours de laquelle le corps est divisé contre lui-même par la connaissance pervertie de soi que lui offre le discours normalisateur : hystérie, onanisme, fétichisme et coïtus interruptus sont les quatre figures exemplaires du règne de la norme politique sur l'intimité des corps. La subjectivité est fille du confesseur (ce qui explique peut-être la fascination qu'a exercée sur toute une génération abreuvée de niaiserie personnaliste la nouvelle science de l'homme telle que l'incarnait Lévi-Strauss, et qui abolissait le sujet). Ce sujet que la vieille philosophie plaçait au commencement, est le produit de l'assujettissement ; il est né, comme la « sexualité », de l'intériorisation des limites, acceptées ou transgressées, dont l'histoire des disciplines décrivait la genèse. Le projet critique, généalogie historique du « sujet » assujetti, est inséparablement un projet scientifique et politique : la connaissance anthropologique est sans doute la

seule chance que nous avons de nous arracher au « sommeil anthropologique » et à toutes les formes de la complaisance à soi née du souci de soi, de nous affranchir des limites inhérentes à l'illusion de la pensée sans limites historiques, de la pensée sans impensé, de produire en un mot, un sujet dont nous serions, tant soi peu, les sujets. La théorie, cette vision qui dévoile, qui met à nu le pouvoir, est une pratique, et une pratique politique. Elle ne prétend pas dire le tout, la vérité totale sur le tout. Elle débusque le pouvoir là où il est, souvent, le mieux caché, dans les riens les plus insignifiants de l'ordre ordinaire, accepté comme allant de soi. Rompant avec la représentation, caractéristique de l’homo academicus et notamment du philosophe universitaire, qui porte à faire dans la vie deux parts, celle de la connaissance, où s'investit la rigueur, et celle de la politique où s'investit la passion, de préférence généreuse, Michel Foucault a conçu l'activité intellectuelle comme la forme par excellence d'une entreprise politique de libération : la politique de la vérité qui est la fonction propre de l'intellectuel s'accomplit dans un travail pour découvrir et déclarer la vérité de la politique. C'est ce qui fait du désir (pervers) de savoir la vérité du pouvoir un adversaire irréductible du désir de pouvoir \

SOURCES

Archives nationales de France Rectorat de l'Académie de Paris Ministère de l'Éducation nationale Ministère des Affaires étrangères Archives du lycée Henri-IV (Poitiers) départementales de la Vienne Archives du collège Saint-Stanislas (Poitiers) Lycée Henri-IV (Paris) École normale supérieure (Paris) Institut de psychologie (Paris) Fondation Thiers (Paris) Université de Lille Alliance française d'Uppsala (Suède) Université d'Uppsala Bibliothèque Carolina Rediviva d'Uppsala CNRS (Paris) Bibliothèque de la Sorbonne Université de Clermont-Ferrand Université de Tunis Université de Paris VIII Collège de France New York University Columbia University (New York) University of California (Berkeley)

et

archives

Éditions Flammarion Éditions Gallimard Éditions de Minuit Éditions Plon

Archives de l'INA Archives d'« Apostrophes » (Antenne 2) Archives du Carrière délia sera Archives du Nouvel Observateur Archives Raymond Aron Archives Jean Barraqué

Principales archives personnelles : Pierre Bourdieu, Paule Braudel, Georges Canguilhem, Georges Dumézil, Anne Foucault, Henri Gouhier, Jelila Hafsia, Marguerite Hyppolite, Jean Knapp, Claude Lévi-Strauss, Assia Melamed, Jean-Christophe Oberg, Jean-Claude Passeron, Jacqueline Verdeaux, Paul Veyne, Jules Vuillemin.

Un livre comme celui-ci n'aurait pu exister sans le témoignage, l'aide, les conseils d'un grand nombre de personnes. Mes remerciements (liste établie en 1989) vont à :

Maurice Agulhon, Michel Albaric, Éliane Allô, Louis Althusser, Gilbert Amy, Didier Anzieu, Jean-Paul Aron, Pierre Aubenque, Suzanne Bachelard, Abol-Hassan Bani Sadr, Jean-François Battail, François Bédarida, Jacques Bellefroid, Renée Bernard, Léo Bersani, Tom Bishop, Pierre Blanchet, Maurice Blanchot, Howard Bloch, Olivier Bloch, Pierre Boulez, Jean-Marcel Bouguereau, Christian Bourgois, Paule Braudel, Yvon Brès, Claire Brière, Jacques Brunschwig, Catherine Von Bülow, Étienne Burin des Roziers, Robert Castel, Maurice Caveing, François Chamoux, Jean Charbonnel, Hélène Cixous, Maurice Clavelin, Francis Cohen, Annie Cohen-Solal, Michel Crouzet,

Raoul Curiel, Pierre Daix, Jean Daniel, Marie-Josèphe Dhavernas, Régis Debray, Guy Degen, Jean Delay, Gérard Deledalle, Gilles Deleuze, Jean Deprun, Jacques Derrida, JeanToussaint Desanti, Jacques Dolly, Jean-Marie Domenach, Hubert Dreyfus, Claude Dumézil, Élisabeth Dutartre, Jean et Antoinette Erhard, Dr Etienne, François Ewald, Michel Fano, James Faubion, Jean-Pierre Faye, Sylvie Ferrand-Mignon, Anne Foucault, Robert Frances, Norihiko Fukui, Keith Gandal, Maurice de Gandillac, Pierre Ganter, Jean-Louis Gardies, Jean Gattegno, Antoine de Gaudemar, Philippe Gavi, Gérard Genette, Bronislaw Geremek, Louis Girard, André Gisselbrecht, Henri Gouhier, François Gros, Georges Gusdorf, Fathma Haddad, Else Hammar, Ahmed Hasnaoui, Clemens Heller, Stenn-Gunnar Hellstrôm, Malou Hôjer, Denis Huisman, Marguerite Hyppolite, Rose-Marie Janzen, Jean-François Josselin, Madeleine Julien, Serge July, Gilbert Kahn, Jérôme Kanapa, Pierre Kaufmann, Hugues de Kerret, Pierre Klossowski, Jean Knapp, Bernard Kouchner, Arthur Krebs, Annie Kriegel, Sylvia Lacan, Agnès Lagache, Jean et Nadine Laplanche, Olivier Laude, Gérard Lebrun, Serge Leclaire, Victor Leduc, Bernard Legros, Michel Leiris, Emmanuel Le Roy Ladurie, Claude et Monique Lévi-Strauss, Marc Lévy, Jérôme Lindon, Sylvère Lotringer, Roberto Machado, Pierre Macherey, Alexandre Matheron, Claude Mauriac, Robert Mauzi, Louis Mazauric, Essaied Mazouz, Assia Melamed, Suzanne Merleau-Ponty, Philippe Meyer, Jean MichonBordes, Jacques-Alain et Judith Miller, Jean-François Miquel, Jean Molino, Yves Montand, Jean-Pierre de Morant, Jacques Morel, Yann Moulier, Georg Nagy, Jacques Narbonne, Paule Neuvéglise, Marcel Neveux, Érik Nilsson, Pierre Nora, JeanChristophe et Birgit Oberg, Jean d'Ormesson, Ahmed Othmani et Simone Othmani-Lellouche, Guy Papon, Jean-Claude et Francine Pariente, Jean-Claude Passeron, Michelle Perrot, Pierre Petitmengin, Françoise Peyrot, Pierre Pichot, Jean Piel,

Dom Pierrot, Maurice Pinguet, Bernard Pivot, Raymond Polin, Jean-Bertrand Pontalis, Jacques Proust, Lucette Rabaté, Érik Rankka, Philippe Rebeyrol, Pierre Riviere, Alain Robbe-Grillet, Régine Roche, Daniel Rocher, Ahmad Salamatian, Jean-Marc Salmon, François-Marie Samuelson, Jean Sarvonnat, André Schiffrin, Jurgen Schmidt-Radefeldt, Dominique Schnapper, John Searle, Jacques Seebacher, Richard Sennett, Michel Serres, Lucien Sève, Margareta Silenstam, John K. Simon, Michel Simon, Jean Sirinelli, Jean-François Sirinelli, Roger Stéphane, Stig Stromholm, Emmanuel Terray, Anne Thalamy, Jacqueline Tomaka, Fathi et Rachida Triki, Jean-Louis Van Regemorter, Georges Vallet, Paul et Nelly Viallaneix, Jacqueline Verdeaux, Jeannine Verdès-Leroux, André Vergez, Étienne Verley, Guy Verret, Michel Verret, Thierry Voeltzel, Maurice Vouzelaud, Jules Vuillemin, Raymond Weil, Marc Zamansky, Jean-Marie Zemb, Maciej Zurowski... Ainsi que :

à Marthe Burais, Corinne Deloy et Thérèse Richard et au service de documentation du Nouvel Observateur ; au service de documentation de la Fondation nationale des sciences politiques ; au centre Michel-Foucault de Paris et à la bibliothèque du Saulchoir ; au centre Michel-Foucault de Berkeley et à la revue History of the present ; aux services culturels des ambassades de France à Stockholm, Tunis et Varsovie. Et encore :

- à Francine Fruchaud et Denys Foucault pour l'autorisation qu'ils ont bien voulu m'accorder de publier des extraits de la

correspondance de leur frère ; - à David Horn et Dominique Seglard pour l'aide précieuse et généreuse qu'ils m'ont apportée ; - à Mathieu Lindon, qui sait bien tout ce que je lui dois ; - à Pierre Bourdieu, Georges Canguilhem, Paul Rabinow et Paul Veyne, qui, outre les nombreuses informations qu'ils ont tirées de leur mémoire et de leurs archives, ont accompagné mon travail de leur indéfectible soutien et de leur amitié, avec une gentillesse et une disponibilité qu'il est difficile d'oublier ;

Enfin, à Georges Dumézil, qui a été à l'origine de ce livre, en a encouragé les premiers pas, mais n'a pas pu en prendre connaissance.

INDEX DES NOMS

Agulhon Maurice Aigrain Abbé Aigrain Pierre Ajuriaguerra Julian Alba André Albaric Michel Allio René Althusser Louis Amalrik André Amiot Michel Amy Gilbert Anzieu Didier Aragon Louis Ariès Philippe ARONjean-Paul Aron Raymond Artaud Antonin Astruc Alexandre Aubenque Pierre Augustin saint

Bachelard Gaston Bachelard Suzanne Bacon Francis Badinter Robert

Badiou Alain Balibar Étienne Bamberger Jean-Pierre Bani Sadr Abol-Hassan BARRAQUÉJean

Barthes Roland Baruk Pr Henri Basaglia Franco Bastide Georges Bataille Georges Bateson Gregory Baudrillard Jean Baudry André Bazargan Mehdi Beauchamp René BEAUFRETjean

Beauvillard Michelle Beauvoir Simone de Beckett Samuel Bédarida François Bedos Guy Bélaval Yvon Bellefroid Jacques Bellon Loleh Bellour Raymond Ben Ali Djellali Ben Ali Fazia Bénassy Pr Ben Othman Ahmed Bentham Jeremy Benveniste Émile Berger Gaston BerqueJacques Bersani Leo

Beyssade Jean-Marie Binswanger Ludwig Binswanger Otto Blanchet Pierre Blanchot Maurice Bloch Jules Bloch Marc Blumsztajn Seweryn Bollack Jean Boltanski Luc Bonnafé Lucien Bonnefoy Claude Bosch Gérôme BouDOUTjean Boukovski Vladimir Boulez Pierre Bourdieu Pierre BouRiLLYjean Bouvier Jean Braudel Fernand Brès Yvon Breton André Breughel Pieter Brière Claire Bröberg Gunnar Brown Peter Broyelle Jacques et Claudie Bruckner Peter Brunschvicg Léon Bulow Catherine Von Burin des Roziers Étienne Butor Michel Caillois Roger

Caillois Roland Calvet Louis-Jean Calvino Italo Camus Albert Canguilhem Georges Cartan Henri Caruso Paolo Castaigne Paul Castel Robert CAVAiLLÈsJean Caveing Maurice Certeau Michel de Chamoux François Chancel Jacques Chapsal Madeleine Char René Charbonnel Jean Châtelet François Chéreau Patrice Ch É R È que Jacques Chevalier Louis Chevalier Maurice Chevènement Jean-Pierre Cheysson Claude Chomsky Noam Cixous Hélène Clarac Pierre Clavel Maurice Clavelin Maurice Cohen Francis Cohen-solal Annie Colombel Jeannette Coluche Comolli Jean-Louis

Cooper David Copeau Jacques Corti José Costa-Gavras Constantin Courcelle Pierre Croissant Klaus Crouzet Michel Curiel Raoul

Dacron Gilbert Daix Pierre Dampierre Éric de Daniel Jean Daumézon Georges Davy Georges Debray Régis Defert Daniel Degen Guy Deguy Michel Delay Pr Jean Deledalle Gérard Deleuze Fanny Deleuze Gilles DELUMEAUjean DEPRUNjean Derrida Jacques Desanti J ean-Toussaint Descartes René Dewey John Dez Gaston Diab Mohamed Diderot Denis DiENYjean Domenach Jean-Marie

Donzelot Jacques Drach Michel Dreyfus Hubert Dreyfus-Lefoyer M. Droit Roger-Pol DrozJacques Duby Georges Du hamel Colette Dumas Georges Dumayet Pierre Dumézil Georges Duras Marguerite Dürer Albrecht Duret Chanoine Duroselle Jean-Baptiste Durry Marcel Durry Marie-Jeanne

Eluard (Veuve Paul) Epictète Erasme ERHARDjean Etcherelli Claire Etienne Dr Ewald François Ey Pr Henri Falk Paul Fano Michel Farge Arlette Faure Edgar Fauroux Roger Fauvet Jacques Faye Jean-Pierre

Febvre Lucien Fernandez Dominique Fessard Alfred Finkielkraut Alain Flacelière Robert Flaubert Gustave Flon Suzanne Florian Thomas Follín Sven Fontana Alexandre FordJohn Foucault Mme Anne Foucault Denys Foucault Francine Foucault Dr Paul Fouchet Christian Frances Robert Freud Sigmund Friedrich Otto Furet François Fyson Peter

Galien Gallo Max Gandal Keith Gandillac Maurice de Garaudy Roger Gardies Jean-Louis GATTEGNOjean Gauchet Marcel Gavi Philippe Gay Peter Geerz Clifford Geismar Alain

GenetJean Genette Gérard Giesbert Franz-Olivier Girard Louis Giscard d'Estaing Valery Glucksmann André Godard Jean-Luc Goffman Erving Goldmann Lucien Gomulka Wladyslaw Gouhier Henri Goya Francisco de Granel Gérard Granet Marcel Green André Grosrichard Alain Gu attari Félix Gueroult Martial Guibert Hervé Guichard Olivier GuiTTONjean Gurvitch Georges Gusdorf Georges Haddad Fatma Hadot Pierre HAFSiAjelila Halbwachs Pierre Hasselroth Pr Hedrich (Pasteur) Hegel Georg Wilhelm Friedrich Heidegger Martin Heller Clemens Henry Maurice

Horn David Howard Richard Huisman Denis Husserl Edmund Hyppolite Jean Hyppolite Marguerite

Ionesco Eugene Jacob François Jakobson Roman Jambet Christian Janet Pierre Jankélévitch Vladimir Jaspers Karl Jaubert Alain Jospin Lionel Jost Alfred Juin Hubert Julliard Jacques July Serge Junot Thierry Juquin Pierre

Kafka Franz Kahn Gilbert KANAPAjean Kanapa Jérôme Kant Emmanuel Kanters Robert Ka stler Alfred Kaufmann Pierre Kempf Roger Khomeiny Ayatollah

Kiejman Georges Klossowski Pierre KnappJean Knobelspiess Roger Kojève Alexandre Kotarbinski Pr Kotkin Stephen Kouchner Bernard Koyré Alexandre Kramer Larry Kriegel Annie Kuhn Roland LacanJacques Lacan Sylvia Lacombe Olivier LacoutureJean Lacroix Jean Lagache Daniel Lagasnerie Geoffroy de Laing Ronald Lamandé Pierre Lambrichs Georges LangJack Lange Monique Langlois Denis Lapassade Georges Laplanche Jean Laporte Roger Lardreau Guy Las Vergnas Raymond Laudouze R.P. Lebas Jacques Le Bon Sylvie

Le Bris Michel Lebrun Gérard Leclaire Serge Leclerc Henri Le Clézio Jean-Marie Le Dantec Jean-Pierre Leduc Victor Lefebvre Henri Le Garrec Evelyne Le Goff Jacques Le Guillant Louis Leiris Michel Leroy Pierre Le Roy Ladurie Emmanuel Levai Ivan Lévi Sylvain Lévi-Strauss Claude Lévy Benny (voir Pierre Victor). Lichnérowicz André Lindon Jérôme Lindon Mathieu Lindroth Stirn Livrozet Serge Lotringer Sylvère Lucien (Père) Lyotard Jean-François

Macciochi Maria-Antonietta Madari Ayatollah Magritte René Maire Edmond Malapert Dr Malaurie Jean Malebranché Nicolas

Mallarmé Stéphane Malraux André Manceaux Michèle Mandrou Robert Mannoni Octave Marcuse Herbert Martin Jacques Marx Karl Matheron Alexandre Maubert Jean-Pierre Mauriac Claude Mauriac François Mauriac Marie-Claude Mauzi Robert Mazauric Louis Mazon Paul Mêla Charles Melamed Assia Mend è s France Pierre Merleau-Ponty Marianne Merleau-Ponty Maurice Messiaen Olivier Métraux Alfred Mignon (Ferrand-) Sylvie Mignon Thierry Milhau Jacques Miller Judith Milou Jean-Paul Minkowski Eugène Miquel André Miquel Christina Miquel Jean-François Mitterrand François Mnouchkine Ariane

Molino Jean Montand Yves Montsabert (Père de) Morant Jean-Pierre de Moreau-Reibel Jean NarbonneJacques NÉ DONCELLE Maurice Nerval Gérard de Neveux Marcel Nietzsche Friedrich Nilsson Erik Nizan Paul Nora Pierre Nora Simon

Oberg Jean-Christophe Ombredane André Ormesson Jean d' Otchakovsky-Laurens Paul Overney Pierre

Palmade Guy Panofsky Erwin Papet-Lépine J acques PaponJean Paradjanov Andrei Parain Brice Pariente Francine Pariente Jean-Claude Pascal Biaise Pascal Henri Passeron Jean-Claude Pasquali Costanza

Pecker J ean-Claude Perrot Michelle Peteers Benoît Peyrefitte Alain Piatier J acqueline Pichot Pierre PiELjean Pierrot Dom Pingaud Bernard Pinguet Maurice Pivot Bernard Platon Pleven René Pliouchtch Leonid Polac Christian Polin Raymond Pompidou Georges Pontalis Jean-Bertrand Poujade Robert Poyer Pr Proust Jacques Proust Marcel

Queneau Raymond Rabaté Lucette Rabinow Paul Raimond Jean-Bernard Rancière Danièle Rancière Jacques Ranucci Christian Rat Maurice Reagan Ronald Rebeyrol Philippe

Régnault François Reich Wilhelm Revel J ean-François Richard Jean-Claude Richard Jean-Pierre Ricœur Paul Riggins Stephen Rivière Pierre Robbe-Grillet Alain Rocard Michel Rodrigues Gilberte Roncatolo Marcel Rosanvallon Pierre Rose Dr Édith Roudinesco Élisabeth Rousseau Jean-Jacques Roussel Raymond Rousset David Roy Claude RoyerJean Ruf Eric Russel l Bertrand Saïd Edward Salamatian Ahmad Salmon Jean-Marc Sartre Jean-Paul Sauron Bruno Sautet Claude Scherer René Schmidt Jurgen Schuhl Pierre-Maxime Schwartz Laurent SEARLÉJohn

SEMPRúNjorge

SÉNÈQUE

Serres Michel Shakespeare William Signoret Simone Simon Claude Simon John K. Simon Michel Sirinelli Jean Sirinelli Jean-François Sogen Omori Soljénitsyne Alexandre Sollers Philippe Spinoza Baruch Staps Irène Stéphane Roger Stern Mikhaïl Strehler Robert Svedberg Theodor Szasz Thomas Téchiné André Thibaud Paul Timsitt Dr Tiselius Arne Touraine Alain Tournier Michel Tran Duc Thao Trombadori Ducio Trotski Léon Vadrot Claude-Marie Van gogh Vincent VAN REGEMORTER Jean-Louis

VERCORS

Verdeaux Georges Verdeaux Jacqueline Verdès-Leroux Jeannine Vergez André Verley Étienne Vernant Jean-Pierre Verne Jules Vernier Jean-Claude Verret Guy Verret Michel Veyne Paul Viallaneix Nelly VlALLANEIX Paul Vian Francis Vian Michelle Victor Pierre Vidal-Naquet Pierre Vincent de paul Saint Vitez Antoine Voeltzel Thierry Vouzelaud Maurice VUILLEMIN Jules Waelhens Alphonse de Wahl François Wahl Jean Walesa Lech Waller Erik Wallon Henri Weber Alfred Weber Henri Weber Max Weil Éric

Weil Raymond Weil Simone White Edmund Wittgenstein Ludwig Wolff Étienne Wurmser André

Zamansky Marc Zemb Jean-Marie Zurowski Maciej

TABLE

Préface à la troisième édition (2011)

PREMIÈRE PARTIE - LA PSYCHOLOGIE AUX ENFERS 1 - « La ville où je suis né » 2 - La voix de Hegel 3 - Rue d'Ulm 4 - Le carnaval des fous 5 - Le cordonnier de Staline 6 - Les dissonances de l'amour 7 - Uppsala, Varsovie, Hambourg DEUXIÈME PARTIE - L'ORDRE DES CHOSES 1 - Le talent d'un poète 2 - Le livre et ses doubles 3 - Le dandy et la réforme 4 - Ouvrir les corps 5 - Les remparts de la bourgeoisie 6 - La mer au large TROISIÈME PARTIE - « MILITANT ET PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE... » 1 - L'intermède de Vincennes 2 - La solitude de l'acrobate 3 - La leçon des ténèbres 4 - La justice populaire et la mémoire ouvrière 5 - « Nous sommes tous des gouvernés » 6 - La révolte aux mains nues 7 - Les rendez-vous manqués 8 - Le Zen et la Californie

9 - « La vie comme une œuvre d'art »

Annexes Sources Index des noms

F lammarion

Notes

1. Michel Foucault, « Qu'est-ce que la critique ? (Critique et Aufklärung) », Bulletin de la Société française de philosophie, 84e année, n° 2, avril-juin 1990, p. 35-63. Citation : p. 39. ▲ Retour au texte

2. Michel Foucault, « What is Enlightenment », in Paul Rabinow, The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984, repris in Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. 4, texte 339, p. 562-578 (je cite l'édition en quatre volumes de 1994). ▲ Retour au texte

1. Carte postale envoyée à l'auteur le 13 août 1981, et qui représente le Palais de Justice de Poitiers et son Donjon dit Tour Maubergeon. ▲ Retour au texte

2. Les Collèges Saint-Stanislas et Saint-Joseph de Poitiers. Notes historiques et souvenirs d'anciens, rassemblés sous la direction de Jean Vaudel, Poitiers, librairie « Le bouquiniste », 1981. ▲ Retour au texte

3. Entretien avec Stephen Riggins, Ethos, automne 1983, p. 5 (Et Dits et écrits, texte 336, t. 4, p. 524-538). ▲ Retour au texte

4. In Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, Paris, Grasset, 1978, p. 55. Dans cette série de conversations, publiées en 1978 mais enregistrées au cours de l'été 1976, Foucault questionne, sans que son propre nom apparaisse, un jeune homme de vingt ans, qu'il a rencontré alors que ce dernier faisait de l'autostop et avec qui il a développé une relation. Dans ce livre, préfacé par Claude Mauriac, Foucault interroge le jeune homme sur sa vie et sur ses engagements politiques notamment dans les mouvements homosexuels - et ses questions deviennent souvent de longs commentaires dans lesquels il présente ses proposes expériences et expose son propre point de vue. ▲ Retour au texte

1. Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris-Montpellier, 1945-1963, Paris, Gallimard, 1982, p. 29. Sur la frontière sociale qui sépare élèves « provinciaux », internes, et les élèves « parisiens », externes, dans la khâgne du lycée Louis-le-Grand à Paris, à la même époque, voir Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto­ analyse, Paris, Raisons d'agir, 2004, p. 126. ▲ Retour au texte

2. Ibid., p. 27-29. ▲ Retour au texte

3. Jean d'Ormesson, Au revoir et merci, 2e édition, Paris, Gallimard, 1976, p. 71. ▲ Retour au texte

4. Ibid. ▲. Retour au texte

5. Ibid., p. 76. ▲ Retour au texte

6. Michel Foucault, « Jean Hyppolite, 1907-1968 », Revue de métaphysique et de morale, 1.14, n° 2, avril-juin 1969, p. 131 (et Dits et écrits, 1.1, texte 67, p. 779-785). ▲ Retour au texte

7. Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l'entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988. ▲ Retour au texte

8. Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique. Thèse principale pour le doctorat ès lettres, Plon, 1961. Préface, p. x et xi. ▲ Retour au texte

9. Michel Foucault, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 80-81. ▲ Retour au texte

10. Les Temps modernes, n° 31, avril 1948. ▲ Retour au texte

11. Élisabeth Roudinesco, La Bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, t. 2, Paris, Seuil, 1986, p. 150. ▲ Retour au texte

12. Cf. Raymond Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p. 94. ▲ Retour au texte

13. Georges Canguilhem, « Hegel en France », Revue d'histoire et de philosophie des religions, Strasbourg, 1948-1949. ▲ Retour au texte

14. Jean Hyppolite, Figures de la pensée philosophique, PUF, 1971, t. 1, p. 196-212. Sur l'introduction de Hegel en France, voir aussi, dans le même volume, « La “Phénoménologie” de Hegel et la pensée française contemporaine » (ibid., p. 231-241). ▲ Retour au texte

15. Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, 1948, p. 109. ▲ Retour au texte

16. Ibid., p. 110. ▲ Retour au texte

17. Jean Hyppolite, « Histoire et existence », Figures de la pensée philosophique, op. cit., t. 2, p. 976. ▲ Retour au texte

18. Michel Foucault, L'Ordre du discours, op. cit., p. 74-75. ▲ Retour au texte

19. Michel Foucault, « Jean Hyppolite, 1907-1908 », Revue de métaphysique et de morale, art.cit., p. 136 (et Dits et écrits, t. 1, p. 785). ▲ Retour au texte

20. Hommage à Jean Hyppolite, éd. par Michel Foucault, Paris, PUF, 1969. ▲ Retour au texte

1. Bertrand de Saint-Sernin, « Georges Canguilhem à la Sorbonne », Revue de métaphysique et de morale, janviermars 1985, p. 84. On lira aussi l'évocation de Canguilhem par Pierre Bourdieu dans son Esquisse pour une auto-analyse, op. cit., p. 40-45. ▲ Retour au texte

2. Louis Althusser, L'avenir dure longtemps, Paris, Stock/lmec, 1992, nouvelle éd, Le Livre de poche, 1994, p. 40. Althusser raconte également qu'on pouvait parfois voir Foucault errer « hagard » dans les couloirs (ibid., p. 370). ▲ Retour au texte

3. In Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, op. cit., p. 43. ▲ Retour au texte

4. Dominique Fernandez, Le Rapt de Ganymède, Grasset, 1989, p. 291-292. ▲ Retour au texte

5. Ibid., p. 82. ▲ Retour au texte

6. In Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, op. cit., p. 32,35 et 14. ▲ Retour au texte

7. Michel Foucault, « Je suis un artificier » in Roger-Pol Droit, Michel Foucault, entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 94-95. ▲ Retour au texte

8. Michel Foucault, « Est-il donc important de penser ? », entretien dans Libération, 30 mai 1981. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 296, p. 178-182.) ▲ Retour au texte

9. Dominique Fernandez, Le Rapt de Ganymède, op. cit., p. 82. ▲ Retour au texte

10. Michel Foucault, « Préface à la transgression ». Critique, nos 195-196, août-septembre 1963, p. 762. (Et Dits et écrits, t. 1, texte n° 13, p. 233-250.) ▲ Retour au texte

11. Dominique Fernandez, op. cit., p. 132-133. ▲ Retour au texte

12. Jean-Paul Aron, « Mon sida », Le Nouvel Observateur, 30 octobre 1987. ▲ Retour au texte

13. Sur ce point, je renvoie à la troisième partie de Réflexions sur la question gay, « Les hétérotopies de Michel Foucault », Paris, Fayard, 1999. ▲ Retour au texte

14. « Le Retour de la morale », entretien dans Les Nouvelles littéraires, 28 juin 1984 (et Dits et écrits, t. 4, texte 354, p. 703). ▲ Retour au texte

15. Louis Althusser, L'avenir dure longtemps, op. cit., p. 363-364 et 201. À la fin des années soixante, le jugement d'Althusser sera plus sévère : il fera scandale en déclarant en public, au cours de la cérémonie d'hommage à Jean Hyppolite tenue rue d'Ulm en 1969, que, tout en considérant toujours MerleauPonty comme « l'homme qui a peaufiné la plus belle œuvre philosophique de ce temps en France », il fallait néanmoins admettre que, « comme philosophe », « il était mort de son vivant » (ibid., p. 442). ▲ Retour au texte

16. Ces cours ont été édités par les soins de Jean Deprun, Vrin, 1968. ▲ Retour au texte

17. L'ensemble de ces cours a été réédité récemment, in Merleau-Ponty à la Sorbonne, éd. Cynara, 1988. ▲ Retour au texte

18. Emmanuel Le Roy Ladurie, op. cit., p. 44. ▲ Retour au texte

19. Jean-François Sirinelli, « Les Normaliens de la rue d'Ulm après 1945 : une génération communiste ? », Revue d'histoire du monde moderne, t. xxxii, octobre-décembre, 1986, p. 569588. ▲ Retour au texte

20. Maurice Agulhon, « Vu des coulisses », in Essais d'egohistoire, Gallimard, 1987, p. 21-22. ▲ Retour au texte

21. Jean Charbonnel, L'Aventure de la fidélité, Seuil, 1976, p. 5657. ▲ Retour au texte

22. Lettre citée par Maria-Antonietta Macciochi dans Deux mille ans de bonheur, Paris, Grasset, 1983, p. 379-380. ▲ Retour au texte

23. Jean Charbonnel, op. cit., p. 39. ▲ Retour au texte

24.Ibid. ▲ Retour au texte

25. Rapport de Paul Mazon, Annuaire de la fondation Thiers. 1947-1952, nouvelle série, fasc. xli. ▲ Retour au texte

1. Michel Foucault, « La recherche scientifique et la psychologie », in Des chercheurs français s'interrogent, PrivatPUF, 1957, p. 173-175. (Et Dits et écrits, texte 3,1.1, p. 137-158.) ▲ Retour au texte

2. Introduction à Ludwig Binswanger, Le Rêve et l'existence, Desclée de Brouwer, 1954, p. 74. (Et Dits et écrits, texte 1, t. 1, p. 65-119.) ▲ Retour au texte

3. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, 10-17, Cooperativa éditrice, 1981, p. 41. Je cite la transcription de l'enregistrement en français. ▲ Retour au texte

4. Projet de préface à V Histoire de la sexualité, t. 2, in Paul Rabinow, The Foucault Reader, Penguin Books, p. 334 et 336. (Et Dits et écrits, texte 340, t. 4, p. 579 et 581.) ▲ Retour au texte

5. Entretien avec Stephen Riggins, Ethos, art. cité, p. 5 - ma traduction. (Et Dits et écrits, texte 336, t. 4, p. 527-528.) ▲ Retour au texte

1. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, op. cit, p. 27-29. ▲ Retour au texte

2. Ibid., p. 30. ▲ Retour au texte

3. Maurice Pinguet, « Les Années d'apprentissage », Le Débat, septembre-novembre 1986, n° 41, p. 129-130. ▲ Retour au texte

4. Ibid., p. 127. ▲ Retour au texte

5. Emmanuel Le Roy Ladurie, op. cit., p. 46. ▲ Retour au texte

6. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. m, Et comme l’espérance est violente, Grasset, 1977, p. 318-319. ▲ Retour au texte

7. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. ix, Mauriac et fils, Grasset, 1986, p. 290. ▲ Retour au texte

8. Michel Foucault, « Je suis un artificier », in Roger-Pol Droit, Michel Foucault, entretiens, op. cit., p. 117. C'est moi qui souligne. ▲ Retour au texte

9. Ducio Trombadori, Colloqui..., op. cit., p. 33. ▲ Retour au texte

10. Jean-Paul Aron, Les Modernes, Gallimard, 1984, p. 65-66. ▲ Retour au texte

11. Ducio Trombadori, op. cit., p. 33. ▲ Retour au texte

12. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 274. ▲ Retour au texte

13. Cité dans Le Magazine littéraire, n° 207, mai 1984, p. 57. ▲ Retour au texte

14. J'ai analysé plus longuement les rapports entre Foucault et Althusser dans Michel Foucault et ses contemporains, Fayard, 1994 (nouvelle édition à paraître), p. 314-350. ▲ Retour au texte

15. Michel Foucault, « Archéologie d'une passion », in Dits et écrits, t. 4, texte 343, p. 608. ▲ Retour au texte

16. Maurice Blanchot, « Où maintenant, qui maintenant », NRF, n° 10,1953. Repris in Le Livre à venir, Gallimard, 1959. Les chroniques et textes critiques de Blanchot sont rassemblés (avec des modifications) dans L'Espace littéraire, Le Livre à venir et L'Entretien infini. On en trouvera le répertoire complet, avec les dates et lieux d'origine, dans l'ouvrage de Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l'écriture, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986. ▲ Retour au texte

17. Karl Jaspers, Strindberg, Van Gogh, Hölderlin, Swedenborg, préface de Maurice Blanchot, Paris, Minuit, 1953, p. 232-236. ▲ Retour au texte

18. Ibid., p. 12. ▲ Retour au texte

19. Michel Foucault, Folie et déraison, Paris, Pion, 1961. Préface, p. X. ▲ Retour au texte

20. Ibid., p. xi. Ces vers de Char sont extraits de Partage formel (Cf. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », p. 160). ▲ Retour au texte

21. Maurice Blanchot, Michel Foucault tel que je l’imagine, Fata Morgana, 1986, p. 9. ▲ Retour au texte

22. Ibid., p. 10. ▲ Retour au texte

23. Paul Veyne, René Char en ses poèmes, Paris, Gallimard, 1990. Sur Foucault et Char, voir p. 498-500. ▲ Retour au texte

1. Michel Foucault, Introduction à Le Rêve et l'existence, op. cit., p. 9-10. ▲ Retour au texte

2. Ibid., p. 9. ▲ Retour au texte

3. Jean-Paul Aron, Les Modernes, op. cit., p. 64-65. ▲ Retour au texte

4. Michel Foucault/Pierre Boulez, « La musique contemporaine et le public », CNAC Magazine, mai-juin 1983. (Et Dits et écrits, texte 333, t. 4, p. 488-495.) ▲ Retour au texte

5. Lette citée dans la « Chronologie » des Dits et écrits, op. cit., 1.1. ▲ Retour au texte

6. Jean Barraqué, « Propos impromptus », Courrier musical de France, n° 26, 1969, p. 78. Sur Jean Barraqué, on peut se reporter au numéro spécial que lui a consacré la revue Entretemps, en 1987, et notamment à l'esquisse biographique qu'y propose Rose-Marie Janzen, à qui je dois les références des textes de Barraqué cités ici. ▲ Retour au texte

7. Interview, Ethos, automne 1983, p. 7 (et Dits et écrits, texte 336, t. 4, p. 534). ▲ Retour au texte

8. Michel Foucault, « Pierre Boulez, l'écran traversé », Le Nouvel Observateur, 2 octobre 1982. (et Dits et écrits, texte 305, t. 4, p. 219-220.) ▲ Retour au texte

9. Paolo Caruso, entretien avec Michel Foucault, La Fiera Leteraria, 28 septembre 1967. (Et Dits et écrits, texte 50, t. 1, p. 613.) ▲ Retour au texte

10. Archives Jean Barraqué. ▲ Retour au texte

11. Jean Barraqué, art. cit., p. 80. J'ai analysé plus longuement les rapports de Foucault et Barraqué dans Réflexions sur la question gay, op. cit., p. 351-359. ▲ Retour au texte

12. Michel Foucault, Maladie mentale et personnalité, PUF, 1954, p. 12. ▲ Retour au texte

13. La Nouvelle Critique, avril 1951. ▲ Retour au texte

14. Maladie mentale..., op. cit., p. 100-101. ▲ Retour au texte

15. Ibid., p. 86. ▲ Retour au texte

16. Ibid., p. 104. ▲ Retour au texte

17. Ibid., p. 83. ▲ Retour au texte

18. Ibid., p. 108-110. ▲ Retour au texte

19. Ibid., p. 23-26. ▲ Retour au texte

20. Pour une analyse du livre de 1954 et des transformations entre les deux éditions, on se reportera à la préface de Hubert Dreyfus à 1'« édition californienne » de Mental Illness and Psychology, University of California Press, Berkeley, 1987. ▲ Retour au texte

21. Michel Foucault, Maladie mentale et psychologie, PUF, coll. « Quadrige », 1995. La page de copyright indique ici 1954 comme date de la « lère édition » de ce volume, ce qui peut laisser croire au lecteur qu'il s'agit de la première version du livre. Il conviendrait de remplacer 1954 par 1962. ▲ Retour au texte

22. Jean Hyppolite, Figures de la pensée philosophique, PUF, t. il, p. 885-890. ▲ Retour au texte

23. Cf. Élisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en

France, t. il, p. 310-311. ▲ Retour au texte

24. Michel Foucault, « La Recherche scientifique et la psychologie », in Des chercheurs français s'interrogent, op. cit., p. 193 et 201. (Et Dits et écrits, texte 3,1.1, p. 153 et 158.) ▲ Retour au texte

1. Lettre de Georges Dumézil à Michel Foucault, 15 octobre 1954. ▲ Retour au texte

2. Lettre de Michel Foucault à Georges Dumézil, 22 octobre 1954. ▲ Retour au texte

3. « Ne partez pas [en vacances] sans me voir », lui avait dit Dumézil le 16 décembre 1954. Et Foucault lui écrit, le 11 janvier 1955 : « Cher monsieur, grâce à vous, me voici familier déjà avec le microcosme uppsalien. » Puis, le 27 février, il lui écrit à nouveau : « Pourrais-je, un des ces jours, venir vous déranger encore, pour vous demander quelques renseignements complémentaires sur les modes uppsaliens de vie - et d'existence », après lui avoir annoncé sa nomination, ce qui indique qu'ils se sont déjà rencontrés une première fois - et il est donc probable qu'ils se soient vus une seconde fois. La première conversation qui eut lieu début janvier n'a visiblement pas porté uniquement sur la vie suédoise. Dans sa lettre du 11 janvier, Foucault fait en effet allusion à des renseignements que Dumézil a dû lui demander, en retour, sur la vie gay parisienne : « Je mettrai bien volontiers à votre disposition mes quelques connaissances de la faune et de la flore parisienne : j'ai peur seulement qu'elles ne vous déçoivent et de me montrer bien en-dessous de ma déplorable réputation. » ▲ Retour au texte

4. Cf. Louis-Jean Calvet, Roland Barthes, 1915-1980, Flammarion, 1990, p. 154. ▲ Retour au texte

5. Pour un récit plus développé sur le départ de Foucault en Suède et de sa rencontre avec Dumézil, je renvoie au chapitre « À la naissance de V Histoire de la folie (L'ascendance dumézilienne, l) » in Michel Foucault et ses contemporains, op. cit.. ▲ Retour au texte

6. Interview, Ethos, n° 2, automne 1983, p. 4. (Et Dits et écrits, texte 336, t. 4, p. 526.) ▲ Retour au texte

7. Michel Foucault, « Probleme und Leistungen moderner französischer Wissenschaft, iv, Die französischer Anthropologie », Sender Freies Berlin, Nachtprogramm, 25 juin 1957. Le texte a été rédigé en français par Foucault, sollicité par Jean Bollack, et, après avoir été traduit en allemand, lu par la productrice de l'émission. ▲ Retour au texte

8. Michel Foucault, Folie et déraison, op. cil, préface, p. x. ▲ Retour au texte

9. Le Monde, 22 juillet 1961. (Et Dits et écrits, texte 5, t. 1, p. 168.) ▲ Retour au texte

10. L'Ordre du discours, p. 73. ▲ Retour au texte

11. Voir Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, Paris, Gallimard/Seuil, 2008, « Leçon du 26 janvier 1983 », p. 105-121, et Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France, 1984, Paris, Gallimard/Seuil, 2009, « Leçons du 15 et du 22 février 1984 », p. 87-130. ▲ Retour au texte

12. Ces cours n'ont jamais été publiés. C'est par l'effet d'une malencontreuse coquille que l'article de Georges Dumézil, dans Le Nouvel Observateur, à la mort de Foucault, évoque des « cours publiés ». Il avait écrit : « cours publics ». ▲ Retour au texte

13. Lettre de J-C. Oberg à l'auteur, 10 octobre 1988. ▲ Retour au texte

14. Louis-Jean Calvet en évoque plusieurs, citant différents témoins (Cf. L.-J. Calvet, Roland Barthes, 1915-1980, op. cit., p. 172-173.) ▲ Retour au texte

15. Lettre de François Wahl à l'auteur, 1er octobre 1989. ▲ Retour au texte

16. Texte inédit. J'ai donné plusieurs extraits de ces rapports de Foucault pour présenter la candidature de Barthes au Collège de France dans Michel Foucault et ses contemporains, op. cit., p. 211-232. ▲ Retour au texte

17. Michel Foucault, « Roland Barthes, 1915-1980 », Annuaire du Collège de France, année 1979-1980 (80e année). (Et Dits et écrits, texte 288, t. 4, p. 124-125.) ▲ Retour au texte

18. Cet entretien a été réalisé par Claude Bonnefoy en 1969. Mais il n'a jamais été publié. Des extraits en sont lus par deux acteurs (Eric Ruf et Pierre Lamandé) sur un CD : « Michel Foucault à Claude Bonnefoy », coll. « À voix haute », Gallimard/France Culture, 2006. ▲ Retour au texte

19. Michel Foucault, Lettre à Georges Dumézil, 29 mai 1957. ▲ Retour au texte

20. Étienne Burin des Roziers, « Une rencontre à Varsovie », Le Débat, n° 41, septembre-novembre 1986, p. 133. ▲ Retour au texte

21. Ibid., p. 134. ▲ Retour au texte

22. Ibid., p. 136. ▲ Retour au texte

23. Entretien avec Michel Foucault, Bonniers Literära Magasin, Stockholm, mars 1968, p. 204. (Et Dits et écrits, texte 54, t. 1, p. 651-652). ▲ Retour au texte

24. Michel Foucault, Folie et déraison, préface, p. i-v. ▲ Retour au texte

25. Ibid., p. ix. ▲ Retour au texte

26. Michel Foucault, « Entretien avec Roger-Pol Droit », en 1975. Texte inédit. Phrase citée (en anglais) par Lynne Huffer, Mad for Foucault. Rethinking the Fondation of Queer Theory, New York, Columbia University Press, 2009, p. 237-238. ▲ Retour au texte

27. Histoire de la folie, Gallimard, 1972, p. 58-59. Pour unifier les références, je cite dans l'édition Gallimard, sauf quand il s'agit de la première préface, qui n'existe que dans l'édition Plon de 1961 (et désormais dans Dits et écrits, texte 4, t. 1, p. 159-171). ▲ Retour au texte

28. P. 100. ▲ Retour au texte

29. P. 96. ▲ Retour au texte

30. P. 117-119. J'ai analysé plus longuement ces passages dans Réflexions sur la question gay, op. cit. L'un des enjeux du livre de Foucault est en effet de montrer par quels processus la sexualité « anormale » a été exclue moralement et institutionnellement (et « contaminée » par le voisinage dans l'hôpital général avec les « insensés ») avant de devenir l'objet pathologisé du regard psychiatrique. L'Histoire de la folie peut donc se lire comme une histoire de l'homosexualité qui n'aurait pas osé dire son nom à l'époque où elle a été écrite. ▲ Retour au texte

31. P. 522-525. ▲ Retour au texte

32. P. 548-557. ▲ Retour au texte

1. Folie et déraison, Préface, p. xi. ▲ Retour au texte

2. Cf. Georges Canguilhem, « Sur L'Histoire de la folie en tant qu'événement », Le Débat, n° 46, p. 38. ▲ Retour au texte

3. Publié en français dans une version remaniée : Michel Foucault, « La Vie : l'expérience et la science », Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1985, p. 3. (Et Dits et écrits, texte 361, t. 4, p. 763, et, pour la première version, texte 219, t. 3, p. 429.) ▲ Retour au texte

4. Georges Canguilhem, « Mort de l'homme ou épuisement du cogito », Critique, n° 242, juillet 1967, p. 599-618. ▲ Retour au texte

5. G. Canguilhem, « Sur l'Histoire de la folie en tant qu'événement », art. cit. ▲ Retour au texte

6. Texte inédit. ▲ Retour au texte

7. Georges Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, Gallimard, Folio-Essais, 1987, p. 95-97. ▲ Retour au texte

8. Claude Lévi-Strauss, Didier Eribon, De près et de loin, éd. Odile Jacob, 1988, p. 100-101. ▲ Retour au texte

9. Michel Foucault, « Le Style de l'histoire », Entretien, Le Matin, 21 février 1984. (Et Dits et écrits, t. 4, texte 348, p. 649.) ▲ Retour au texte

10. Philippe Ariès, Un historien du dimanche, Seuil, 1982, p. 145. ▲ Retour au texte

11. Michel Foucault, « Le Souci de la vérité », Le Nouvel Observateur, 17 février 1984. (Et Dits et écrits, t. 4, texte 347, t. 4, p. 647-648.) ▲ Retour au texte

12.Ibid. ▲. Retour au texte

13. Repris in Daniel Lagache, Œuvres, t. 1, PUF, 1977, p. 439456. ▲ Retour au texte

14. Sur l'opposition entre la création et l'université, voir Geoffroy de Lagasnerie, Logique de la création, Paris, Fayard, 2011. ▲ Retour au texte

15. Le texte de cette introduction a été publié avec la traduction de V Anthropologie de Kant en 2008 à la librairie Vrin. ▲ Retour au texte

16. Michel Foucault, « La folie, l'absence d'œuvre », La Table Ronde, mai 1964. Repris en appendice à ¡'Histoire de la folie, 2e édition, Gallimard, 1972, p. 575-582. ▲ Retour au texte

17. Michel Foucault, Histoire de la folie, 2e édition. Gallimard, 1972, p. 8. ▲ Retour au texte

18. Au sens où Georges Canguilhem parle de « l'Histoire de la folie en tant qu'événement », art. cité. ▲ Retour au texte

1. « Sur la sellette », entretien, Les Nouvelles littéraires, 17 mars 1975 (et Dits et écrits, texte 152, t. 2, p. 720). ▲ Retour au texte

2. « Du pouvoir », L'Express, 6 juillet 1984 (entretien réalisé en 1978). ▲ Retour au texte

3. Cf. « Entretien avec Michel Foucault », in A. Fontana et P. Pasquino, Microfisica del potere, Einaudi, 1977. (Et Dits et écrits, texte 192, t. 3, p. 140-142.) ▲ Retour au texte

4. Michel Foucault, Lettre à Georges Dumézil, 30 septembre 1961. ▲ Retour au texte

5. Maurice Blanchot, « L'oubli, la déraison », NRF, octobre 1961, p. 676-686. Repris in L'Entretien infini, Gallimard, 1969. ▲ Retour au texte

6. Roland Barthes, « Savoir et folie », Critique, n° 17, 1961, p. 915-922. Repris in Essais critiques, Seuil, 1964. ▲ Retour au texte

7. Michel Serres, « Géométrie de la folie », Mercure de France, n° 1188, août 1962, p. 683-696 et n° 1189, septembre 1962, p. 63-81. Repris in Hermès ou la communication, Minuit, 1968. ▲ Retour au texte

8. Robert Mandrou, « Trois clés pour comprendre “l'histoire de la folie à l'époque classique” », Annales, ESC, 17e année, n° 4, juillet-août 1962, p. 761-771. ▲ Retour au texte

9. Fernand Braudel, « Note », ibid., p. 771-772. ▲ Retour au texte

10. Michel Serres, Hermès..., op. cit., p. 167. ▲ Retour au texte

11. P. 176. ▲ Retour au texte

12.Ibid. ▲. Retour au texte

13. P. 178. ▲ Retour au texte

14. Roland Barthes, Essais critiques, Points-Seuil, p. 168. ▲ Retour au texte

15.Ibid. ▲. Retour au texte

16. P. 172. ▲ Retour au texte

17. P. 174. ▲ Retour au texte

18. Maurice Blanchot, op. cit., p. 291. ▲ Retour au texte

19. Robert Mandrou, art. cité, p. 762. ▲ Retour au texte

20.Ibid. ▲. Retour au texte

21. Ibid., p. 771. ▲ Retour au texte

22. Fernand Braudel, art. cité, p. 771-772. ▲ Retour au texte

23. Reproduite in Michel Foucault, une histoire de la vérité, éd. Syros, 1985, p. 119. ▲ Retour au texte

24. Lettre de Michel Foucault à Jacques Derrida, 27 janvier 1963, reproduite in Cahier de l'Herne, Derrida, Paris, éditions de l'Herne, 2004. ▲ Retour au texte

25. Lettre de Jacques Derrida à Michel Foucault, 3 février 1963, reproduite in ibid. ▲ Retour au texte

26. Lettre de Jacques Derrida à Michel Foucault, 2 février 1962, citée in Benoît Peeters, Derrida, Paris, Flammarion, 2010, p. 166. ▲ Retour au texte

27. Jacques Derrida, Cogito et histoire de la folie, in L'Écriture et la différence, Points-Seuil, 1967, p. 52-53. ▲ Retour au texte

28. Ibid., p. 51. ▲ Retour au texte

29. P. 51. ▲ Retour au texte

30. P. 52. ▲ Retour au texte

31. P. 95. ▲ Retour au texte

32. Sur la manière dont la méthode dumézilienne a influencé l'écriture de {'Histoire de la folie, voir Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, op. cit., p. 139-161. ▲ Retour au texte

33. P. 88. ▲ Retour au texte

34. Extrait de lettre cité dans la « Chronologie » des Dits et écrits. ▲ Retour au texte

35. Lettre de Michel Foucault àjacques Derrida, 11 mars 1963, reproduite in Cahier de l'Herne, Derrida, op. cit. ▲ Retour au texte

36. Revue de métaphysique et de morale, 1963, n° 4, octobredécembre. ▲ Retour au texte

37. Lettre de Michel Foucault à Jacques Derrida 25 octobre 1963, citée in Benoît Peeters, Derrida, op. cit., p. 168. Sur Derrida de manière plus generale, on se reportera désormais à cette biographie. ▲ Retour au texte

38. Lettre de Michel Foucault à Jacques Derrida, 11 février 1964, citée in ibid. ▲ Retour au texte

39. L'Écriture et la différence, op. cit. ▲ Retour au texte

40. Gérard Granel, « Jacques Derrida et la rature de l'origine », Critique, n° 246, novembre 1967, cité in Benoît Peeters, op. cit., p. 229. ▲ Retour au texte

41. Cf. « Chronologie », in Dits et écrits. ▲ Retour au texte

42. Michel Foucault, « Réponse à Derrida », Paideia, n° 11, 1er février 1972, repris in Dits et écrits, t. 2, texte 104, p. 281295. ▲ Retour au texte

43. M. Foucault, Histoire de la folie, p. 583-603. ▲ Retour au texte

44. P. 602. ▲ Retour au texte

45.Ibid. ▲. Retour au texte

46. Citée in Benoît Peeters, Derrida, op. cit., p. 299. ▲ Retour au texte

47. Notes prises par Jean-Pierre de Morant, lors de l'assemblée du 20 novembre 1981, archives du Collège de France. ▲ Retour au texte

48. Sur la polémique qui opposa pendant des années Derrida à Searle, voir Benoît Peeters, op. cit. ▲ Retour au texte

49. Michel Foucault, « Politique, polémiques et problématisations », in Dits et écrits, t. 4, texte n° 342, p. 591598. ▲ Retour au texte

50. Jacques Derrida, « “Être juste avec Freud” : l'histoire de la folie à l'âge de la psychanalyse », in Elisabeth Roudinesco et al., Penser la folie. Essais sur Michel Foucault, Paris, Galilée, 1992, p. 139-195. ▲ Retour au texte

51. Le Monde, art. cit ▲ Retour au texte

52. Richard Howard, “The Story of Unreason”, TLS, 6 octobre 1961, p.653-654. ▲ Retour au texte

53. Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, Grasset, 1977, p. 375. ▲ Retour au texte

54. Cf. le numéro spécial de La Nef, l'antipsychiatrie, n° 42, janvier-mai 1971.

consacré

à

▲ Retour au texte

55. Michel Foucault, Histoire de la folie, op. cit., p. 7-8. ▲ Retour au texte

56. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, op. cit., p. 39. ▲ Retour au texte

51. Robert Castel, « Les aventures de la pratique », Le Débat, n° 41,1986, p. 43. ▲ Retour au texte

58. « La conception idéologique de 1'« Histoire de la folie » de Michel Foucault », Journées annuelles de l'évolution psychiatrique, 6 et 7 décembre 1969, Évolution psychiatrique, Cahiers de psychopathologie générale, 36, n° 2,1971. ▲ Retour au texte

59. Voir notamment : Henri Baruk, La Psychiatrie sociale, PUF, 1974. ▲ Retour au texte

60. Robert Castel, art. cité, p. 47. ▲ Retour au texte

61. « La folie encerclée. Dialogue sur l'enfermement et la répression psychiatrique », Change, nos 32-33, 1977 (et Dits et écrits, t. 3, texte n° 209, p. 332-360). ▲ Retour au texte

62. Einaudi, 1973 (traduction française : PUF, 1980). ▲ Retour au texte

63. « Entretien avec Michel Foucault », 1977, in Dits et écrits, t. 3, texte 192, p. 140-160. ▲ Retour au texte

64. Michel Foucault, « Prisons et asiles dans le mécanisme du pouvoir », Avanti, n° 53, mars 1974 (Et Dits et écrits, t. 2, texte 136, p. 524.) ▲ Retour au texte

65. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, op. cit., p. 77-78. ▲ Retour au texte

1. La liste d'aptitude était divisée en deux catégories : la « liste restreinte », pour les postes de professeurs, destinés à des candidats qui ont déjà soutenu leur thèse. Et la « liste large », pour les postes de chargés d'enseignement. ▲ Retour au texte

2. Étienne Burin des Roziers, « Une rencontre à Varsovie »,

art. cit., p. 135-136. ▲ Retour au texte

3. Jean-Claude Passeron, « 1950-1980. L'université mise à la question : changement de décor ou changement de cap », in J. Verger (éd.), Histoire des universités en France, Privât, 1986, p. 373-374. ▲ Retour au texte

4. Cf. « Chronologie », in Dits et écrits. ▲ Retour au texte

5. C'est Foucault lui-même qui a raconté, en riant, cette anecdote, à Gérard Deledalle, qui sera son collègue à Tunis peu de temps après. ▲ Retour au texte

1. Entretien avec Charles Ruas pour la postface de l'édition américaine de Raymond Roussel (et Dits et écrits, t. 4, texte n° 343, p. 599-618). ▲ Retour au texte

2. In Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres, 10/18. ▲ Retour au texte

3. Michel Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963, p. 10. ▲ Retour au texte

4. Michel Foucault, « Pourquoi réédite-t-on Raymond Roussel ? Un précurseur de notre littérature moderne », Le Monde, 22 août 1964 (Et Dits et écrits, t. 1, texte n° 26, p. 421424). ▲ Retour au texte

5. Michel Foucault, Raymond Roussel, op. cit., 1963, p. 71. ▲ Retour au texte

6. Michel Leiris, Roussel l’ingénu, Fata Morgana, 1988. ▲ Retour au texte

7. Alain Robbe-Grillet, « Énigmes et transparence chez Raymond Roussel », Critique, décembre 1963, p. 1027-1033. ▲ Retour au texte

8. Cf. Maurice Blanchot, « Le problème de Wittgenstein », NRF, n° 131, 1963. Repris in L'Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 493. ▲ Retour au texte

9. Michel Foucault, « Préface à la transgression », Critique, nos 195-196, août-septembre 1963, p. 758. ▲ Retour au texte

10. Ibid., p. 768. ▲ Retour au texte

11. Ibid., p. 767. (Et Dits et écrits, 1.1, texte n° 13, p. 233-250). ▲ Retour au texte

12. Michel Foucault, « Présentation », in Georges Bataille, Œuvres complètes, t. 1, Gallimard, 1970, p. 5. (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 74, p. 25-27.) ▲ Retour au texte

13. Michel Foucault, « La pensée du dehors », Critique, n° 229, juin 1966. Réédité chez Fata Morgana sous le même titre, en 1987, p. 15 (et Dits et écrits, 1.1, texte n° 38, p. 518-519). ▲ Retour au texte

14. Ces lettres sont publiées dans Pierre Klossowski. Cahiers pour un temps, Centre Georges-Pompidou, 1985, p. 85-90. ▲ Retour au texte

15. Michel Foucault, « Nietzsche, Marx, Freud », Cahiers de Royaumont, Nietzsche, Minuit, 1968, p. 182-192. La discussion se trouve p. 193-200, et les propos cités ici, à la p. 199. (Et Dits et écrits, 1.1, texte n° 46, p. 564-579.) ▲ Retour au texte

16. Michel Foucault, « Theatrum philosophicum », Critique, n° 282, septembre 1970, p. 908. (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 80, p. 75-99.) ▲ Retour au texte

17. « Michel Foucault à Claude Bonnefoy », op. cit. ▲ Retour au texte

18. Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, PUF, 1963. Préface, p. v. ▲ Retour au texte

19. Ibid., p. 149. ▲ Retour au texte

20. P. 146. ▲ Retour au texte

21. P. 200. ▲ Retour au texte

22. Ibid., p. 200-201. ▲ Retour au texte

23. P. 202. ▲ Retour au texte

1. Sur ce texte de Merleau-Ponty, voir la présentation de Claude Lefort, pour l'édition publiée chez Gallimard en 1969, sous le titre : La Prose du monde. ▲ Retour au texte

2. « Foucault comme des petits pains », Le Nouvel Observateur, 10 août 1966. ▲ Retour au texte

3. Jean-Luc Godard. « Lutter sur deux fronts », Cahiers du Cinéma, n° 194, octobre 1967. ▲ Retour au texte

4. Michel Foucault, Introduction à l'« Anthropologie » de Kant. Thèse complémentaire pour le doctorat ès lettres, université de Paris, faculté des lettres, p. 126-128. Cette thèse a été publiée en 2008 : Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, et Foucault, Introduction à /'Anthropologie, Paris, Vrin, 2008, p. 78-79. ▲ Retour au texte

5. Les Mots et les choses, p. 396-397. ▲ Retour au texte

6. Gérard Lebrun, « Note sur la phénoménologie dans Les Mots et les choses ». Communication au colloque « Foucault philosophe », Paris, 9-11 janvier 1988, la version publiée dans les actes du colloque est légèrement différente (Seuil, 1989). ▲ Retour au texte

7. Les Mots et les choses, p. 377-378. ▲ Retour au texte

8. Ibid., p. 378. ▲ Retour au texte

9. Ibid., p. 390-393. ▲ Retour au texte

10. Ibid., p. 393-395. ▲ Retour au texte

11. Ibid., p. 398. ▲ Retour au texte

12. Jean Lacroix, « La fin de l'humanisme », Le Monde, 9 juin 1966. ▲ Retour au texte

13. Robert Kanters, « Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire », Le Figaro, 23 juin 1966. ▲ Retour au texte

14. Gilles Deleuze, « L'homme, une existence douteuse », Le Nouvel Observateur, 1er juin 1966. ▲ Retour au texte

15. François Châtelet, « L'Homme, ce Narcisse incertain », La Quinzaine littéraire, n° 2,1er avril 1966. ▲ Retour au texte

16. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Minuit, 1980, p. 8. ▲ Retour au texte

17. Il n'existe malheureusement pas, à ma connaissance, d'histoire sérieuse du structuralisme. Sur l'intérêt de Foucault pour ce courant de pensée, je renvoie au chapitre 7, « La dépendance du sujet », de mon ouvrage Michel Foucault et ses contemporains, op. cit., p. 233-264. ▲ Retour au texte

18. « Entretien », La Quinzaine littéraire, n° 5, 16 mai 1966 (et Dits et écrits, 1.1, texte n° 37, p. 513-518). ▲ Retour au texte

19. « L'homme est-il mort ? », Arts et loisirs, 15 juin 1966 (et Dits et écrits, 1.1, texte n 39, p. 540-544). ▲ Retour au texte

20. Jacques Milhau, « Les Mots et les choses », Cahiers du communisme, février 1968. Pour un commentaire sur l'accueil fait par le Parti communiste aux thèses « structuralistes », voir Jeannine Verdès-Leroux, Le Réveil des somnambules, Fayard-Minuit, 1987. ▲ Retour au texte

21. Jeannette Colombel, « Les Mots de Foucault et les choses », La Nouvelle Critique, avril 1967. ▲ Retour au texte

22. Les Lettres françaises, n° 1125, 31 mars 1966, et n° 1187, 15 juin 1967 (Repris in Dits et écrits, t. 1, textes n° 34 et 48, p. 498-504 et 585-600). ▲ Retour au texte

23. Jean-Marie Domenach, « Une nouvelle passion », Esprit, juillet-août 1966. ▲ Retour au texte

24. Michel Foucault, « Réponse à une question », Esprit, mai 1968 (Et Dits et écrits, t. 1, texte n° 58, p. 673-695, citation p. 693). ▲ Retour au texte

25. François Mauriac, « Bloc-notes », Le Figaro, 15 septembre 1966. ▲ Retour au texte

26. «Jean-Paul Sartre répond », L'Arc, n° 30,1966. ▲ Retour au texte

27. Simone de Beauvoir, Les Belles Images, Paris, Gallimard, 1966, rééd. coll. « Folio », p. 94. Voir aussi p. 149-150, quand un autre personnage s'exclame : « “Démodé”, vous n'avez que ce mot-là la bouche. Le roman classique, c'est démodé. L'humanisme, c'est démodé. Mais quand je défends Balzac et l'humanisme, je suis peut-être à la mode de demain [...] Non, il y a d'autres choses que les modes : il y a des valeurs, des vérités ». ▲ Retour au texte

28. « Simone de Beauvoir présente Les Belles Images », interview recueillie par Jacqueline Piatier, Le Monde, 23 décembre 2006. ▲ Retour au texte

29. Robert Castel, Introduction, in Herbert Marcuse, Raison et révolution, Minuit, 1968. ▲ Retour au texte

30. La Quinzaine littéraire, 1er mars 1968 (repris in Dits et écrits, t. 1, texte n° 55, p. 662-668). Et pour la mise au point de Foucault : 15 mars 1968 (et Dits et écrits, t. 1, texte n° 56, p. 669-670). ▲ Retour au texte

31. Georges Canguilhem, « Mort de l'homme ou épuisement du cogito », Critique, n° 242, juillet 1967. On retrouve cette prise de position très nette de Canguilhem dans un hommage à Jean Cavaillès, prononcé sur France-Culture le 28 octobre 1969 : « Parler de lui ne va pas sans quelque sentiment de honte, puisque, si on lui survit, c'est qu'on a fait moins que lui. Mais si on ne parle pas de lui, qui saura faire la différence entre cet engagement sans retenue, entre cette action sans ménagement d'arrières, et la Résistance de ces intellectuelsrésistants qui ne parlent tant d'eux-mêmes que parce qu'eux seuls peuvent parler de leur Résistance, tellement elle fut discrète ? Actuellement quelques philosophes poussent des cris d'indignation parce que certains autres philosophes ont formé l'idée d'une philosophie sans Sujet. L'œuvre philosophique de Cavaillès peut être invoquée à l'appui de cette idée. Sa philosophie mathématique n'a pas été construire par référence à quelque Sujet susceptible d'être momentanément et précairement identifié à Jean Cavaillès. Cette philosophie d'où Jean Cavaillès est radicalement absent a commandé une forme d'action qui l'a conduit, par les chemins serrés de la logique, jusqu'à ce passage d'où l'on ne revient pas. Jean Cavaillès, c'est la logique de la Résistance vécue jusqu'à la mort. Que les philosophes de l'existence et de la personne fassent aussi bien la prochaine fois, s'ils le peuvent. » (Cf. Georges Canguilhem, Vie et mort de Jean Cavaillès, Ambialet, Tarn, Pierre Laleure libraire-éditeur, 1984, p. 38-39). ▲ Retour au texte

32. Les questions que le Cercle d'épistémologie adressera à Foucault sur Les Mots et les choses se réfèrent explicitement à l'article de Canguilhem. Les réponses de Foucault paraissent dans le numéro de juillet 1968 des Cahiers pour l'analyse et sont une préfiguration de L'Archéologie du savoir. ▲ Retour au texte

33. Cf. Jeannine Verdès-Leroux, Le Réveil des somnambules, p. 282-302. Voir surtout, désormais, l'autobiographie posthume d'Althusser, L'avenir dure longtemps, op. cit.. ▲ Retour au texte

34. Bonniers litteràra Magasin, Stockholm, mars 1968 (et Dits et écrits, t. 1, texte n° 54, p. 651-662 - trad. très légèrement différente). ▲ Retour au texte

35. La Quinzaine littéraire, 1er juillet 1967. ▲ Retour au texte

36. La Presse de Tunis, 2 avril 1967 (et Dits et écrits, t. 1, texte n° 47, p. 580). ▲ Retour au texte

37. Gilles Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » in François Châtelet, Histoire de la philosophie, t. 4, La Philosophie au xxe siècle, Marabout-Université, p. 293-329 ; repris in Gilles Deleuze, L'Ile déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 238-269. ▲ Retour au texte

38. Michel Foucault, « La naissance d'un monde », Le Monde, 3 mai 1969 (et Dits et écrits, 1.1, texte n° 68, p. 788). ▲ Retour au texte

39. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Gallimard, 1984. ▲ Retour au texte

40. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, p. 49-60 (et Dits et écrits, t. 4, texte n° 281, p. 41-95). Je cite ici le texte de l'enregistrement original en français. ▲ Retour au texte

41. Naissance de la clinique. Préface, p. xiv et xv. ▲ Retour au texte

42. L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 28. ▲ Retour au texte

43. Michel Foucault, « Ceci n'est pas une pipe », Cahiers du Chemin, janvier 1968. Réédité (avec les deux lettres de Magritte) chez Fata Morgana, 1973. La lettre de Foucault est publiée dans les Œuvres complètes de René Magritte, Flammarion, 1979, p. 521. ▲ Retour au texte

1. Lettre de Gérard Deledalle à l'auteur, 27 avril 1988. ▲ Retour au texte

2. Jelila Hafsia, « Quand la passion de l'intelligence illuminait Sidi Bou Saïd », La Presse de Tunis, 6 juillet 1984. ▲ Retour au texte

3. Jean Daniel, « La Passion de Michel Foucault », Le Nouvel Observateur, 29 juin 1984. ▲ Retour au texte

4. Lettre de Gérard Deledalle à l'auteur, 27 avril 1988. ▲ Retour au texte

5. Entretien avec Guy Dumur (fin 1970) resté inédit. Guy Dumur, qui m'en a communiqué le texte, ne se souvenait plus des raisons pour lesquelles il n'avait pas été publié dans Le Nouvel Observateur, journal pour lequel il avait été réalisé. ▲ Retour au texte

6. La conférence de Tunis, dont Jelila Hafsia m'avait communiqué l'enregistrement a, depuis lors, été publiée, à partir d'une retranscription de cette cassette (Cf. Michel Foucault, La peinture de Manet, Paris, Seuil coll. « Traces écrites », 2004). ▲ Retour au texte

7. Cf. « Chronologie », in Dits et écrits. ▲ Retour au texte

8. L'Archéologie du savoir, op. cit.. ▲. Retour au texte

9. Cf. « Chronologie », in Dits et écrits, op. cit. ▲ Retour au texte

10. John Dewey, Logique. La théorie de l'enquête, traduction et présentation de Gérard Deledalle, Paris, PUF, 1994, dos de couverture. ▲ Retour au texte

11. Cf. Thierry Voeltzel, Vingt ans et après..., op. cit., p. 72-73. C'est sans doute parce que Foucault interviewe Voeltzel en gardant lui-même l'anonymat qu'il ne désigne nommément ni le pays ni la ville dont il parle ici. ▲ Retour au texte

12. Ducio Trombadori, Colloqui con Foucault, p. 71-75. Là encore, je donne le texte de l'enregistrement initial en français. ▲ Retour au texte

13. Cf. Maurice Blanchot, Michel Foucault tel que je l'imagine, Fata Morgana, 1986, p. 9. ▲ Retour au texte

1. Paris-Presse - L'intransigeant, 8 octobre 1968. ▲ Retour au texte

2. Action, novembre 1968. ▲ Retour au texte

3. Le Monde, 12 janvier 1968. ▲ Retour au texte

4. Michel Foucault, « Le piège de Vincennes », Le Nouvel Observateur, 9 février 1970. (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 78, p. 67-73.) ▲ Retour au texte

5. In Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, op. cit., p. 76. ▲ Retour au texte

6. Jules Vuillemin, « Michel Foucault (1926-1984) », Annuaire du Collège de France, 1984-1985, 85e année. ▲ Retour au texte

7. Selon les dates et l'expression qui figurent dans la « Chronologie » des Dits et écrits. ▲ Retour au texte

8. Michel Foucault, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », suivi de la discussion, dans Bulletin de la Société française de philosophie, juillet-septembre 1969, p. 73-104. (Et Dits et écrits, t. 1, texte 69, p. 789-821.) Voir aussi Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, op. cit., p. 251-255. ▲ Retour au texte

9. Lettre citée dans la « Chronologie » des Dits et écrits. ▲ Retour au texte

10. Cf. Ducio Trombadori, « Entretien avec Michel Foucault », Dits et écrits, t. 4, texte n° 281, p. 67. ▲ Retour au texte

11. Sur l'histoire de l'université de Vincennes, on peut se reporter désormais à Jean-Michel Djian (sous la direction de), Vincennes, une aventure de la pensée critique, Paris, Flammarion, 2009, avec notamment un récit d'Hélène Cixous et de nombreux documents. ▲ Retour au texte

1. Pierre Daix, Les Lettres françaises, 9 décembre 1970. ▲ Retour au texte

2. Georges Dumézil, « Un homme heureux », Le Nouvel Observateur, 29 juin 1984. ▲ Retour au texte

3. Lettre de Georges Dumézil à Claude Lévi-Strauss, 19 avril 1969. J'ai évoqué plus longuement le rôle de Dumézil dans le déroulement de la carrière de Foucault dans Michel Foucault et ses contemporains, op. cit., p. 125 sv. ▲ Retour au texte

4. Georges Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, op. cit., p. 217. ▲ Retour au texte

5. On voit à quel point est farfelue l'explication donnée par François Dosse (il est vrai que les considérations farfelues sont monnaie courante chez lui) lorsqu'il écrit que Foucault a été élu au Collège de France parce que s'y tenait le « banquet structuraliste » (comment écrire une « histoire des idées » sérieuse si on se contente d'enchaîner comme il le fait des phrases toutes faites qui ressemblent plus à des slogans journalistiques qu'à des analyses) : « Le “banquet” structuraliste se tient alors au Collège de France, où enseignent déjà Claude Lévi-Strauss, Georges Dumézil et bientôt Roland Barthes (1975). Michel Foucault est donc assuré d'être élu. Comment Ricœur est-il allé se jeter dans cette fosse aux lions ? » écrit cet auteur de biographies à la chaîne (François Dosse, Paul Ricœur. Les sens d'une vie, Paris, La découverte, 1997, p. 518). Le problème, c'est que Dumézil était parti à la retraite - et donc ne votait pas -, Barthes ne sera élu, en effet, que six ans plus tard - et donc ne pouvait voter pour Foucault -, et Lévi-Strauss... n'a pas voté pour lui ! Quand à Vuillemin, qui fit élire Foucault, loin d'être structuraliste, il avait été, on l'a vu, proche de Merleau-Ponty avant de s'orienter vers la philosophie des sciences. Sans parler d'Hyppolite, qui a préparé l'élection avec Vuillemin et qui était hégélien et existentialiste... ▲ Retour au texte

6. Michel Foucault, Titres et travaux. Plaquette éditée pour la candidature au Collège de France, Paris, 1969 (et Dits et écrits, 1.1, texte n° 71, p. 842-846). ▲ Retour au texte

7. Ibid. ▲. Retour au texte

8. Ibid. ▲. Retour au texte

9. Ibid. ▲. Retour au texte

10.Ibid. ▲. Retour au texte

11. Ibid. ▲. Retour au texte

12. Texte inédit. ▲ Retour au texte

13. L'Ordre du discours, op. cit., p. 10. ▲ Retour au texte

14. Ibid., p. 10-11. ▲ Retour au texte

15. Ibid., p. 51-53. ▲ Retour au texte

16. Ibid., p. 22-23. ▲ Retour au texte

17. Ibid., p. 43. ▲ Retour au texte

18. Ibid., p. 46. ▲ Retour au texte

19. Ibid., p. 62-70. ▲ Retour au texte

20. Jean Lacouture, Le Monde, 4 décembre 1970. ▲ Retour au texte

21. Gérard Petitjean, « Les grands prêtres de l'université française », Le Nouvel Observateur, 7 avril 1975. ▲ Retour au texte

1. Intolérable, n° 1, éd. Champ libre, 1971. Tous ces textes sont reproduits dans Le Groupe d'intervention sur les prisons. Archives d'une lutte, documents réunis et présentés par Philippe Artières, Laurent Quéro et Michelle Zancarini-Fournel, Paris, Institut Mémoires de l'édition contemporaine, 2003. ▲ Retour au texte

2. « Création d'un groupe d'information sur les prisons », Esprit, mars 1971, p. 531-532 (repris in Dits et écrits, t. 2, texte n° 86, p. 174-175). ▲ Retour au texte

3. Ils sont reproduits, par date de publication, dans les Dits et écrits. ▲ Retour au texte

4. Intolérable, n° 1. Cf. Le Groupe d'information sur les prisons..., op. cit., p. 80-82. ▲ Retour au texte

5. Jean Genet, Préface à L'Assassinat de George Jackson, repris in Jean Genet, L'Ennemi déclaré, textes et entretiens, Paris, Gallimard, 1991, p. 111-117. ▲ Retour au texte

6. Ces lettres sont reproduites dans Le Groupe d'information sur les prisons, op. cit., p. 276-306. ▲ Retour au texte

7. Ce texte a été rédigé par Gilles Deleuze, avec Daniel Defert, et il est reproduit dans le recueil des textes de Deleuze, L'Ile déserte et autres textes, op. cit., p. 340-343. ▲ Retour au texte

8. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 3, Et comme l’espérance est violente, Grasset, 1977. Et les autres volumes du Temps immobile. ▲ Retour au texte

9. Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, p. 283. ▲ Retour au texte

10. Michel Foucault, « Le discours de Toul », Le Nouvel Observateur, 27 décembre 1971. (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 99, p. 236-238.) ▲ Retour au texte

11. Claude Mauriac, Et comme l'espérance..., p. 334. ▲ Retour au texte

12. Michel Foucault, « La prison partout », Combat, 5 mai 1971 (et Dits et écrits, t. 2, texte n° 90, p. 193-194). ▲ Retour au texte

13. Le texte de cette « pièce » est publié dans Esprit, octobre 1972. Et aussi dans Le Groupe d'intervention sur les prisons..., op. cit., p. 237-254. ▲ Retour au texte

14. Serge Livrozet, De la prison à la révolte. Préface de Michel Foucault, Mercure de France, 1973, p. 14 (et Dits et écrits, t. 2, texte n° 116, p. 394-399). ▲ Retour au texte

15. Serge Livrozet, « Le droit à la parole », Libération, 19 février 1979. ▲ Retour au texte

16. Daniel Defert et Jacques Donzelot, « La charnière des prisons », Le Magazine littéraire, nos 112-113,1976. ▲ Retour au texte

17. Gilles Deleuze, « Foucault and the Prison », History of the Present, n° 2, printemps 1986. Repris in Deux régimes de fous, Textes et entretiens, 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 254-262. ▲ Retour au texte

18.Ibid. ▲. Retour au texte

19. Michel Foucault, « Présentation », in Moi Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, Gallimard-Julliard, coll. « Archives », 1973, p. 9. ▲ Retour au texte

20. Ibid., p. 13. ▲ Retour au texte

21. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 35. ▲ Retour au texte

22. Ibid. Texte de couverture. ▲ Retour au texte

23. Michel Foucault, « Des supplices aux cellules », Le Monde, 21 février 1975 (et Dits et écrits, t. 2, texte n° 151, p. 716-720). ▲ Retour au texte

24.Ibid. ▲. Retour au texte

25. Surveiller et punir, p. 315. ▲ Retour au texte

1. Claude Mauriac, Et comme l'espérance est violente, t. 3, Le temps immobile, op. cit., p. 291. Pour toute l'histoire du comité Djellali, on se reportera à ce volume du Temps immobile, ainsi qu'au volume ix, Mauriac et fils. Voir aussi le livre de Catherine Von Bülow et Fazia Ben Ali (cf. note suivante). Et bien sûr la collection du Monde. ▲ Retour au texte

2. Catherine Von Bülow et Fazia Ben Ali, La Goutte d'Or ou le mal des racines, Stock, 1979. ▲ Retour au texte

3. Foucault evoque ses liens avec Genet dans les années soixante-dix et son admiration de jeunesse pour son œuvre dans une interview de 1973 (cf. « De l'archéologie à la dynastie » in Dits et écrits, t. 2, texte n° 119, p. 413-414). Mais lorsque Patrice Chéreau montera, en 1982, la pièce de Genet Les Paravents, au Théâtre des Amandiers à Nanterre, Foucault ira assister à une représentation, avec Daniel Defert, Mathieu Lindon, Hervé Guibert et son compagnon Thierry Junot. Exaspéré par ce spectacle, Foucault voulut partir à l'entracte. Mais Hervé Guibert, qui travaillait avec Chéreau au scénario du film L'Homme blessé, tint à rester jusqu'au bout. Dans les jours qui suivirent, Foucault ne cessa de tempêter contre l'œuvre de Genet. Comme je lui objectai : « Ce que vous dites est peut-être vrai pour son théâtre, qui est devenu injouable, mais certainement pas pour les romans, qui restent magnifiques », il me répondit en riant : « On voit que vous ne les avez pas relus depuis longtemps. Relisez-les, vous verrez ! » ▲ Retour au texte

4. Claude Mauriac, Les Espaces imaginaires, t. 2, Le Temps immobile. Livre de poche, p. 293-294. ▲ Retour au texte

5. La Vérité Rhône-Alpes, n° 3, décembre 1972. Un extrait de l'intervention de Foucault est également cité dans le n° 33 de La Cause du peuple-J'accuse, du 1er décembre 1972. Le texte de cet extrait est légèrement différent. Une photo illustre l'article : avec, notamment, Michel Foucault à la tribune de ce meeting. (Textes repris in Dits et écrits, t. 2, n° 112 et 113, p. 383-386). ▲ Retour au texte

6. Sur les rapports entre Jean-Paul Sartre et Pierre Victor et la réaction de Simone de Beauvoir : voir Annie Cohen-Solal, Sartre, 1905-1980, Gallimard, 1985, p. 628-656. Également : Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981. ▲ Retour au texte

7. Michel Foucault, « Sur la justice populaire. Débat avec les maos ». Dossier : « Nouveau fascisme, nouvelle démocratie », Les Temps modernes, n° 310 bis, 1972, p. 336-366 (et Dits et écrits, t. 2, texte n° 109, p. 340-369). ▲ Retour au texte

8. « De la nature humaine : justice contre pouvoir », débat entre Michel Foucault et Noam Chomsky, enregistré en 1971 à Eindhoven et publié in Fons Elders, Reflexive Water : The Basic Concerns of Mankind, Londres, Souvenir Press, 1974 (et Dits et écrits, t. 2, texte n° 132, p. 471-512). ▲ Retour au texte

9. Noam Chomsky, Language and Responsibility. Conversations with Mitsou Ronat, Hassocks, Sussex, Harverster Press, 1979, p. 80. ▲ Retour au texte

10. Jean-Paul Sartre, « À propos de la justice populaire », Entretien paru dans la revue Projusticia. Première année, n° 2, premier trimestre 1973, p. 22-23. ▲ Retour au texte

11. Sur l'affaire de Bruay-en-Artois, on peut lire le livre du juge Henri Pascal, Une certaine idée de la justice, Fayard, 1973. Voir également Jacques Batigne, Bruay, un juge vous fait juge, Plon, 1972. ▲ Retour au texte

12. La Cause du peuple, nouvelle série, n° 23,1er mai 1972. ▲ Retour au texte

13. La Cause du peuple, nouvelle série, n° 24,17 mai 1972. ▲ Retour au texte

14. Ibid. La réponse signée collectivement La Cause du peuple est attribuée à Pierre Victor par Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, t. 2, Les Années de poudre, Seuil, 1988, p. 434. ▲ Retour au texte

15. Entretien enregistré et qui, à ma connaissance, n'a jamais été publié ou diffusé. ▲ Retour au texte

16. Claude Mauriac, Et comme l'espérance..., op. cit., p. 373-374. ▲ Retour au texte

17. Claude Mauriac, Une certaine rage, Robert Laffont, 1977, p. 73. ▲ Retour au texte

18. Claude Mauriac, Et comme l'espérance..., p. 418-419. ▲ Retour au texte

19. La Liberté de l'esprit, n° 1, février 1949. ▲ Retour au texte

20. Par exemple, dans Le Nouvel Observateur du 3 avril 1968, Clavel donne un compte rendu du livre de Mikel Dufrenne intitulé Pour l'homme qui se veut, on s'en doute, une défense des valeurs humanistes contre la vogue du « structuralisme ». Clavel parle de Dufrenne avec chaleur et sympathie, mais il lui reproche explicitement de vouloir restaurer la vieille table des valeurs philosophiques que le livre de Foucault a fait voler en éclats. ▲ Retour au texte

21. Sur la naissance de Libération, je renvoie au livre très complet et très informé de François-Marie Samuelson, Il était une fois Libé... Seuil, 1979. ▲ Retour au texte

22. Selon François-Marie Samuelson, il y en eut cinq au total. ▲ Retour au texte

23. Michel Foucault, Pour une chronique de la mémoire ouvrière, Libération, n° 00, 22 février 1973 (et Dits et écrits, t. 2, n° 117, p. 399-400). ▲ Retour au texte

24. Libération, première année, n° 16, samedi 26 mai 1973 (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 123, p. 421-422). ▲ Retour au texte

25. Maurice Clavel, Ce queje crois, Grasset, 1975, p. 98. ▲ Retour au texte

26. Au sortir de mes études de philosophie, je devins un jeune journaliste à Libération, fin 1979, et après avoir fait la connaissance de Foucault, en 1980, par l'intermédiaire d'un ami commun, Mathieu Lindon, je réalisai avec lui plusieurs interviews et lui demandai régulièrement des articles (tel celui sur le livre de KJ. Dover, Homosexualité grecque, en 1982). ▲ Retour au texte

27. Maurice Clavel, op. cit. Voir notamment p. 122-148. La lettre de Foucault se trouve aux p. 138-139. ▲ Retour au texte

28. Maurice Clavel, « Vous direz trois rosaires », Le Nouvel Observateur, 27 décembre 1976. ▲ Retour au texte

29. Michel Foucault, « Vivre autrement le temps », Le Nouvel Observateur, 30 avril 1979 (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 268, p. 788-790). ▲ Retour au texte

30. Pierre Bourdieu, « Travaux et projets », 1980, p. 7-8. Texte inédit. ▲ Retour au texte

31. C'est Foucault lui-même qui m'a raconté cette anecdote. Il détestait le rival de Bourdieu dans cette élection, Alain Touraine, et n'avait aucune estime pour les travaux de ce dernier. Alors qu'il lisait de près ceux de Bourdieu... Bizarrement, Paul Veyne, dans l'ouvrage qu'il a consacré à Foucault en 2008 écrit que Foucault « ne lisait ni Bourdieu ni le Figaro » (Cf. Paul Veyne, Foucault, sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 201). C'est exact pour Le Figaro, mais évidemment faux en ce qui concerne Bourdieu. Et quand Bourdieu avait téléphoné à Foucault au moment de sa candidature au Collège pour lui « faire » la traditionnelle « visite » (le candidat rend visite aux électeurs afin de se présenter à eux et de leur exposer ses recherches passées, présentes et à venir), Foucault lui avait répondu que cette démarche n'était pas nécessaire entre eux et que sa voix lui était évidemment acquise). Il est dommage qu'il n'existe pas de biographie de Bourdieu (en tout cas pas de livre sérieux qu'on puisse considérer comme une biographie de Bourdieu) qui restituerait, entre autres, cette séquence de l'élection au Collège de France. Bourdieu y fut présenté par André Miquel, avec le soutien actif de Georges Duby. Et Foucault, Veyne, Boulez, Vernant votèrent pour lui... Mais pas Lévi-Strauss qui n'avait pas aimé La Distinction, ni Le Sens pratique dans lequel il s'était senti trop durement attaqué. Lors de ce premier vote (sur la création de la chaire), le 22 février 1981, le projet d'une chaire de « Sociologie », présenté par Miquel, et soutenu par des interventions de Georges Duby et Gilbert Dagron (pour Bourdieu) obtint 22 voix, sur 43 votants, le projet d'une

chaire d'« Analyse des conduites sociales », présenté par Jean Delumeau, avec le soutien de Jacques Berque, d'Alfred Jost et d'André Lichnérowicz (pour Touraine), 11 voix, et il y eut 10 bulletins blancs ou marqués d'une croix (refus des candidats en présence). Lors du deuxième vote, le 28 juin 1981, pour l'élection nominative du candidat, Bourdieu obtint 35 voix sur 39 votants, et il y eut 3 bulletins marqués d'une croix et un bulletin nul). Comme il faut toujours, lors de ce deuxième vote, un « candidat en deuxième ligne » (et qui n'est donc, qu'un candidat fictif), ce rôle quelque peu ingrat fut dévolu à Luc Boltanski. ▲ Retour au texte

32. Pierre Bourdieu, Leçon inaugurale, 23 avril 1982, Paris, Collège de France, 1982, p. 6. ▲ Retour au texte

33. Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France, 1984, Paris, Gallimard/Seuil, p. 30. ▲ Retour au texte

34. Les Machines à guérir. Aux origines de l'hôpital moderne, Dossiers et documents d'architecture, Institut de l'environnement, 1976. ▲ Retour au texte

35. Tous ces éléments viennent de l'Annuaire du Collège de France. On peut les trouver réunies dans le volume de Résumés des cours de Michel Foucault, Paris, Julliard, 1989. Et désormais dans les Dits et écrits, classés à l'année de leur publication dans l’Annuaire. ▲ Retour au texte

36. Gilles Deleuze, « Raymond Roussel ou l'horreur du vide », Arts, 23 octobre 1963. ▲ Retour au texte

37. Gilles Deleuze, « L'homme, une existence douteuse », Le Nouvel Observateur, 1er juin 1966. ▲ Retour au texte

38. Gilles Deleuze, « Un nouvel archiviste », Critique, n° 274, mars 1970. Repris in Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986. ▲ Retour au texte

39. Gilles Deleuze, « Écrivain non : un nouveau cartographe », Critique, n° 343, décembre 1975. Repris in Foucault, op. cit. ▲ Retour au texte

40. Michel Foucault, « Ariane s'est pendue », Le Nouvel Observateur, 31 mars 1969. (Et Dits et écrits, t. 1, texte n° 64, p. 767-770). ▲ Retour au texte

41. Michel Foucault, « Theatrum philosophicum », Critique, n° 282, septembre 1972. (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 80, p. 7599.) ▲ Retour au texte

42. Michel Foucault, « La scène de la philosophie », Sekai, juillet 1978 (et Dits et écrits, t. 3, texte 234, p. 571-595). ▲ Retour au texte

43. Gilles Deleuze et Michel Foucault, « Les Intellectuels et le pouvoir », L’Arc, n° 49,1972. (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 106, p. 306-315.) ▲ Retour au texte

44. Michel Foucault, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », Le Nouvel Observateur, 14 novembre 1977. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 210, p. 361-363.) ▲ Retour au texte

45. Michel Foucault, « Lettres à quelques leaders de la gauche », Le Nouvel Observateur, 28 novembre 1977. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 214, p. 388-390.) ▲ Retour au texte

46. « Alain Peyreffitte s'explique... Et Michel Foucault répond », Le Nouvel Observateur, 23 janvier 1978. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 226, p. 505-506.) ▲ Retour au texte

47. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 9, Mauriac et fils, Grasset, 1986, p. 388. ▲ Retour au texte

48. Je fis l'intermédiaire à ce moment-là entre Bourdieu et Deleuze et lorsqu'il fut évident que les efforts de Bourdieu étaient voués à l'échec, Deleuze me téléphona pour me demander de remercier chaleureusement Bourdieu pour tout ce qu'il avait fait. J'avais été frappé lors de cette conversation par le sentiment d'extrême déception qu'avait exprimé Deleuze. ▲ Retour au texte

49. Parmi ceux qui s'opposèrent le plus violemment à la candidature de Deleuze figurait l'antiquisant Pierre Hadot qui eut une vive altercation avec Bourdieu à ce sujet - qui avait dû son élection, quelques années auparavant, au soutien actif de Veyne et... de Foucault. Ce dernier avait lu les travaux de Hadot sur la philosophie antique comme « exercice spirituel » et s'en était inspiré pour ses propres recherches sur la pensée grecque et romaine. C'est la raison pour laquelle il avait suggéré le nom de Hadot à Paul Veyne qui y songeait de son côté (pour éviter l'élection de Jean Bollack). Mais Hadot était un homme très conservateur, et il s'opposa à l'élection de Deleuze (puis à celle de Derrida). ▲ Retour au texte

50. Michel Foucault, « Nous nous sentions comme une sale espèce », Der Spiegel, 19 décembre 1977. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 217, p. 415-418.) ▲ Retour au texte

51. Michel Foucault, Préface à Peter Bruckner et Alfred Krovosa, Ennemi de l'État, Claix, La Pensée sauvage, 1979. ▲ Retour au texte

52. Gilles Deleuze, À propos des nouveaux philosophes et d'un problème plus général, 5 juin 1977. Supplément à la revue Minuit, n° 24, mai 1977. ▲ Retour au texte

53. Michel Foucault, « La grande colère des faits », Le Nouvel Observateur, 9 mai 1977. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 204, p. 277-281). ▲ Retour au texte

54. Un soir que je dînais chez Foucault, en 1981 ou 1982, le téléphone sonna, et c'était Glucksmann qui l'appelait pour lui demander d'écrire un article sur le livre qu'il venait de sortir et qui était mal accueilli. Embarrassé par l'incongruité d'une telle demande, Foucault répétait (car son interlocuteur insistait) : « Non, je ne peux pas, je ne peux pas... Quand on fait des choses comme ça, c'est mal compris. » Son article de 1979 lui avait en effet valu de vives critiques, pour des raisons politiques, certes, mais aussi parce qu'il avait promu un livre d'un niveau qu'il aurait dû - s'il n'avait, précisément, été mû par des motivations politiques - juger affligeant. ▲ Retour au texte

55. Gilles Deleuze, « La vie comme une œuvre d'art », Le Nouvel Observateur, 29 août 1986. ▲ Retour au texte

1. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 3, Et comme l'espérance..., p. 540. ▲ Retour au texte

2. Ibid., p. 542. ▲ Retour au texte

3. Ibid., p. 561. ▲ Retour au texte

4. Libération, 24 septembre 1975. (Et Dits et écrits, t. 2, texte n° 158, p. 760-762). ▲ Retour au texte

5. Claude Mauriac, op. cit., p. 562. ▲ Retour au texte

6. Jean Lacouture, « Le cadavre bafouille », Le Nouvel Observateur, 29 septembre 1975. ▲ Retour au texte

7. Libération, 24 septembre 1975. (Et Dits et écrits, op. cit.). ▲ Retour au texte

8. Claude Mauriac, op. cit., p. 581. ▲ Retour au texte

9. In Thierry Voeltzel, op. cit., p. 141. ▲ Retour au texte

10. « Questions à Michel Foucault sur la géographie », Hérodote, n° 1, janvier-mars 1976 (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 169, p. 28-40). Foucault supprimera cette expression des rééditions de son livre. ▲ Retour au texte

11. Préface de Michel Foucault à Roger Knobelspiess, QHS, Paris, Stock, 1980, p. 13-14. (Et Dits et écrits, t. 4, texte 275, p. 79). ▲ Retour au texte

12. Michel Foucault, « Vous êtes dangereux », Libération, 10 juin 1983. (Et Dits et écrits, t. 4, texte 335, p. 522-524). Knobelspiess a été acquitté en 1986 concernant cette accusation de 1983. Mais il a été de nouveau arrêté en 1987, après une fusillade avec la police, lors du cambriolage d'une banque. ▲ Retour au texte

13. Michel Foucault, « Je suis un artificier », in Roger-Pol Droit, Michel Foucault, entretiens, op. cit., p. 94-95. ▲ Retour au texte

14. Michel Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 13-14. ▲ Retour au texte

15. Ibid., p. 13-17. ▲ Retour au texte

16. Ibid., p. 19-20. ▲ Retour au texte

17. Ibid., p. 21-22. ▲ Retour au texte

18. Ibid., p. 14. ▲ Retour au texte

19. Sur ce livre et sur l'évolution de Foucault, je renvoie à la troisième partie de Réflexions sur la question gay, « Les Hétérotopies de Michel Foucault », op. cit. ▲ Retour au texte

20. Ibid., p. 124. ▲ Retour au texte

21. Ibid., p. 172. ▲ Retour au texte

22. J'ai développé ces points dans Une morale du minoritaire, Paris, Fayard, 2001 et Échapper à la psychanalyse, Paris, Leo Scheer, 2005. ▲ Retour au texte

23. La Volonté de savoir, p. 84. ▲ Retour au texte

24. Maurice Blanchot, Michel Foucault..., p. 58. ▲ Retour au texte

25. La Volonté de savoir, p. 46. ▲ Retour au texte

26. Ibid., p. 87. ▲ Retour au texte

21. Michel Foucault, « À propos des faiseurs d'histoire », Libération, 21 janvier 1983. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 328, p. 412-415). ▲ Retour au texte

28. Pour avoir un échantillon de ces réactions et du débat entre Michel Foucault et les historiens, on peut se reporter au volume, L'Impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au xixe siècle, édité par Michelle Perrot, Seuil, 1980. Les contributions de Foucault sont reprises dans le t. 4 des Dits et écrits, t. 4, textes n° 277,278 et 279, p. 10-41. ▲ Retour au texte

29. Gilles Deleuze, « Désir et plaisir », in Deux régimes de fous, op. cit., p. 112-122. Citations : p. 119. ▲ Retour au texte

30. Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Galilée, 1977. ▲ Retour au texte

31. Sur Baudrillard comme idéologue réactionnaire et sur sa prose douteuse (son antiféminisme graveleux, son homophobie pathologique, etc.), on se reportera à la mise au point aussi lumineuse que dévastatrice de Thomas Florian, Bonjour Baudrillard (Baudrillard sans simulacres), Paris, Éditions Cavatines, 2004. ▲ Retour au texte

32. Jean-Paul Aron, Roger Kempf, Le Pénis ou la démoralisation de l'Occident, Grasset, 1977. ▲ Retour au texte

33. Préface à l'édition allemande de La Volonté de savoir, Francfort, Suhrkamp, 1977. (Et Dits et écrits, t. 3, texte 190, p. 136-137). ▲ Retour au texte

34. Herculine Barbin dite Alexina B. Présenté par Michel Foucault, Gallimard, 1978. ▲ Retour au texte

35. Préface à l'édition américaine, Panthéon Books, 1980. Elle a été publiée en français, avec quelques ajouts, sous le titre « Le vrai sexe », dans la revue Arcadie, en novembre 1980. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 287, p. 115-123). ▲ Retour au texte

36. Herculine Barbin... Texte de couverture signé de Michel Foucault. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 223, p. 499). ▲ Retour au texte

37. My Secret Life. Préface de Michel Foucault, éd. Les Formes du secret, 1977. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 188, p. 131-132). ▲ Retour au texte

38. Michel Foucault, « La Vie des hommes infâmes », Cahiers du chemin, n° 29, 15 janvier 1977.(Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 198, p. 237-253). ▲ Retour au texte

39. Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille. Éditées et présentées par Arlette Farge et Michel Foucault, Gallimard-Julliard, coll. « Archives ». ▲ Retour au texte

40. Un procès ordinaire en URSS. Enregistrement clandestin. Gallimard, coll. « Témoins », 1976. ▲ Retour au texte

41. Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, op. cit., p. 144. ▲ Retour au texte

42. Cité in Annie Cohen-Solal, Sartre, 1905-1980. Gallimard, 1985, p. 650. ▲ Retour au texte

43. Simone de Beauvoir, op. cit., p. 146. Voir aussi : Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983, p. 711-712. Et Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 7, Le Rire des pères dans les yeux des enfants, Grasset, 1981, p. 503-505. ▲ Retour au texte

44. « Face aux gouvernements, les droits de l'homme », texte publié dans Libération, 30 juin 1984 (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 355, p 707-708). ▲ Retour au texte

45. Daniel Defert raconte dans sa « Lettre à Claude Lanzmann » que lorsqu'il avait demandé à Foucault s'il comptait se rendre aux obsèques de Sartre, Foucault lui avait répondu de manière assez brutale : « Pourquoi ? Je ne lui dois rien » et que c'est lui qui l'avait convaincu d'y participer, en faisant valoir que Sartre incarnait à l'échelle internationale la figure française de l'intellectuel engagé dans la politique (In Les Temps Modernes, n° spécial Témoins de Sartre, oct-déc. 1990, t. 2, p. 1201-1206). ▲ Retour au texte

1. Il ne serait pas inutile de s'interroger sur la trajectoire commune de nombre des disciples de Foucault issus du maoïsme (Glucksmann, Ewald, Finkielkraut, d'autres encore...) qui se caractérise à la fois par une dérive vers la droite la plus réactionnaire et par un effondrement du niveau de l'exigence intellectuelle (des penseurs de cinquième zone, si on peut même parler, en l'occurrence, de « penseurs » !), et se demander comment la référence à Foucault a pu abriter ces sinistres phénomènes. Foucault - qui, rappelons-le ici est mort en 1984 - eut très tôt conscience du deuxième aspect puisqu'il tempêtait fréquemment contre l'absence de travail sérieux d'Ewald en qui il avait imprudemment placé quelque confiance, et qu'il jugeait avec férocité ce que publiait Finkielkraut : alors que bien des gens s'étonnaient que les théories « négationnistes » soient portées par des gens issus de la gauche, Foucault avait donné à Finkielkraut l'idée de faire un livre pour étudier le rapport de certaines traditions de gauche - au xixe siècle notamment - à l'antisémitisme. Quand il vit arriver le livre, quelques mois plus tard, il me dit : « Je croyais qu'il allait se lancer dans une recherche sérieuse, et je vois arriver ça, ce petit truc bâclé ! » Et Le Monde ayant consacré un long article dithyrambique à cet opuscule, Foucault commenta : « Quand je pense que si c'était moi qui avait publié ça, Le Monde aurait dit : “Qu'est-ce que c'est que cette merde ?” » ▲ Retour au texte

2. Michel Foucault, « Les Reportages d'idées », Corriere della sera, 12 novembre 1978. Texte écrit pour présenter un article d'Alain Finkielkraut sur l'Amérique de Carter. (Et Dit et écrits, t. 3, texte n° 250, p. 706-707.) Selon la présentation de cet article de Foucault dans les Dits et écrits, une série de reportages étaient prévus : par Susan Sontag sur le Vietnam, sur l'Espagne par Jorge Semprun... Seuls paraîtront, outre ceux de Foucault sur l'Iran et celui de Finkielkraut sur les États-Unis, un article de Glucksmann sur les boat people. ▲ Retour au texte

3. Ces lignes constituaient la fin de l'article paru le 1er octobre dans le Corriere, mais elles ont été coupées (avec accord de Foucault) pour des raisons techniques (article trop long) et n'ont pas été publiées. ▲ Retour au texte

4. Michel Foucault, « L'armée. Quand la terre tremble », Corriere délia sera, 28 septembre 1978. Je cite le texte de l'original français. (Et Dits et écrits, t. 3, texte 241, p. 662-669.) ▲ Retour au texte

5. Michel Foucault, « Le shah a cent ans de retard », Corriere della serra, 1er octobre 1978. Texte original français. Le titre est de la rédaction du Corriere. Foucault avait indiqué en tête de son article : « Le poids mort de la modernisation ». (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 243, p. 679-683.) ▲ Retour au texte

6. Michel Foucault, « À quoi rêvent les Iraniens ? », Le Nouvel Observateur, 16 octobre 1978, qui reprend le texte qui sera publié dans le Corriere le 22 octobre et y ajoute des paragraphes des articles du 28 septembre et du 8 octobre. (Dits et écrits, t. 3, texte n° 245, p. 688-694.) ▲ Retour au texte

7. Michel Foucault, « Téhéran : la foi contre le shah », Carrière délia sera, 8 octobre 1978. Le titre donné par Foucault était : « Iran. Dans l'attente de l'imam. » (Dits et écrits, t. 3, texte n° 244, p. 683-688.) ▲ Retour au texte

8. Michel Foucault, « L'armée. Quand la terre tremble », Corriere délia sera, 28 septembre 1978 ; « Le shah a cent ans de retard », Corriere, 1er octobre ; « Téhéran : la foi contre le shah », Corriere, 8 octobre ; « Retour au prophète », Corriere, 22 octobre.(Et Dits et écrits, texte n° 241, 243, 244, 245.) ▲ Retour au texte

9. Michel Foucault, « À quoi rêvent les Iraniens ? », art. cité. ▲ Retour au texte

10.Ibid. ▲. Retour au texte

11. Michel Foucault, « Une révolte aux mains nues », Corriere della sera, 5 novembre 1978 ; « Défi à l'opposition », 7 novembre ; « La révolte iranienne se propage sur les rubans des cassettes », 19 novembre ; « Le chef mythique de la révolte », 26 novembre (et Dits et écrits, t. 3, textes n° 248, 249, 252, 253). ▲ Retour au texte

12. Michel Foucault, « Le chef mythique de la révolte », Corriere délia sera, 26 novembre 1978. Le titre donné par Foucault était : « La folie de l'Iran ». Je cite l'original français. (Dits et écrits, t. 3, texte 253, p. 713-716.) ▲ Retour au texte

13. « Une Iranienne écrit », Le Nouvel Observateur, 6 novembre 1978. Et Michel Foucault, « Réponse à une lectrice iranienne », Le Nouvel Observateur, 13 novembre 1978 (et Dits et écrits, texte n° 251, p. 708). ▲ Retour au texte

14. Carrière délia sera, 26 novembre 1978. Texte original français. (Et Dits et écrits, texte n° 253.) ▲ Retour au texte

15. Michel Foucault, « Une poudrière nommée Islam », Corriere délia sera, 13 février 1979. Texte original français. (Et Dits et écrits, texte n° 261, p. 759-761.) ▲ Retour au texte

16. Michel Foucault, « L'esprit d'un monde sans esprit », in Claire Brière et Pierre Blanchet, Iran. La révolution au nom de Dieu, Seuil, 1979. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 259, p. 743-755.) Et compte rendu du livre dans L'Express, 20 avril 1979. ▲ Retour au texte

17. Claudie et Jacques Broyelle, « À quoi pensent les philosophes ? », Le Matin, 24 mars 1979. Et réponse de Michel Foucault, « Michel Foucault et l'Iran », Le Matin, 26 mars 1979. (Dits et écrits, t. 3, texte n° 262, p. 762.) ▲ Retour au texte

18. Michel Foucault, « Lettre ouverte à Mehdi Bazargan », Le Nouvel Observateur, 14 avril 1979. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 265, p. 780-782.) ▲ Retour au texte

19. Michel Foucault, « Inutile de se soulever ? », Le Monde, 11 mai 1979. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 269, p. 790-794.) ▲ Retour au texte

20. Michel Foucault, « Pour une morale de l'inconfort », Le Nouvel Observateur, 23 avril 1979. (Et Dits et écrits, t. 3, texte n° 266, p. 783-787.) ▲ Retour au texte

21. « Michel Foucault et l'Iran », Le Matin, 26 mars 1979 (art. cit.). ▲ Retour au texte

22. Il s'agit d'un ouvrage de Marcel Gauchet, La Pratique de l'esprit humain (Nora l'envoya à Foucault en lui demandant d'en faire un compte rendu dans Le Monde. Ce qu'il ne fit évidemment pas : il qualifia même un jour ce livre devant moi de « grosse merde néo-aronienne »). Cet idéologue réactionnaire utilisa par la suite la revue Le Débat pour mener une guerre systématique - et même obsessionnelle, pour ne pas dire hystérique - contre tout ce qui s'apparentait à la pensée critique, à l'héritage des années soixante et soixantedix, à la figure de l'intellectuel de gauche, commanditant par ailleurs, ou inspirant (sans être trop regardant sur la qualité) des livres contre la pensée 68, contre le structuralisme (et promouvant, bien sûr, dans sa revue ce qu'il avait commandité ou inspiré, tous ces produits frelatés où la vulgarité de pensée le dispute à la vulgarité d'écriture, jetés sur le marché par de bons petits soldats, les Dosse, Yonnet, Ferry et Renaut et autres auteurs du même acabit et du même niveau, relayés par de puissants réseaux médiatiques, et contribuant ainsi à l'effondrement des structures du champ intellectuel qui caractérisa les années 1980 et 1990). J'ai évoqué cette séquence dans D'une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Léo Scheer, 2007. ▲ Retour au texte

23. Cf Dits et écrits, t. 4, texte n° 324, p. 366. ▲ Retour au texte

24. In Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil, 1983. Le livre de Foucault qui est annoncé là est sans doute ce qui deviendra l'un des volumes de l'Histoire de la sexualité que Foucault avait d'abord voulu publier séparément et qu'il réintégrera ensuite à son projet d'ensemble. Voir sur ce point supra, troisième partie, chapitre 9. ▲ Retour au texte

25.Ibid. ▲. Retour au texte

26. Lettre de Gérard Deledalle à l'auteur, 11 mai 1991. ▲ Retour au texte

27. Michel Foucault, « Pour en finir avec les mensonges », entretien réalisé en 1983 et paru de manière posthume dans Le Nouvel Observateur, 21 juin 1985. Sur tous ces points et sur ce moment, on se reportera désormais à Geoffroy de Lagasnerie, L'Empire de l'université. Sur Bourdieu, les intellectuels et le journalisme, Paris, Éditions Amsterdam, 2007. Voir également, du même auteur, Logique de la création, op. cit. ▲ Retour au texte

1. Michel Foucault, « Est-il donc important de penser ? », Libération, 30-31 mai 1981. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 296, p. 178-182.) ▲ Retour au texte

2. Ibid. ▲. Retour au texte

3. Ibid. ▲. Retour au texte

4. Ibid. ▲. Retour au texte

5. J'étais évidemment à ce moment-là en contact direct avec Bourdieu et Foucault et je puis raconter aujourd'hui qu'ils me transmirent le texte qu'ils venaient de rédiger pour que je le publie dans Libération, où je travaillais alors. Je téléphonai à Marguerite Duras ainsi qu'à Patrice Chéreau pour leur demander s'ils voulaient signer. Je téléphonai également à Deleuze et je fus très surpris de son refus (qui agaça beaucoup Foucault, qui s'emporta contre ceux qui, comme Deleuze et Guattari, avaient, un an auparavant, soutenu la « candidature » de Coluche pour mettre en question tout le système politique et qui ensuite venaient s'inquiéter qu'on puisse critiquer le gouvernement de Mitterrand : « Il faut choisir une attitude ou une autre, me dit-il, mais les deux à la fois, c'est tout de même difficile à comprendre »). ▲ Retour au texte

6. Libération, 15 décembre 1981. ▲ Retour au texte

7. Libération, 18 décembre 1981. ▲ Retour au texte

8. Les Nouvelles littéraires, numéro spécial Pologne. Supplément au n° 2817, décembre 1981. ▲ Retour au texte

9. Le Matin, 21 décembre. ▲ Retour au texte

10. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 9,Mauriac et fils, op. cit., p. 359-360. ▲ Retour au texte

11. Libération, 23 décembre. ▲ Retour au texte

12. Libération, 15 décembre. ▲ Retour au texte

13. Seweryn Blumsztajn, in Michel Foucault, une histoire de la vérité, éd. Syros, 1985, p. 98. ▲ Retour au texte

14. Bernard Kouchner, « Un vrai samouraï », in Michel Foucault, une histoire de la vérité, op. cit., p. 85-89. ▲ Retour au texte

15.Ibid. ▲. Retour au texte

16. « En abandonnant les polonais, nous renonçons à une part de nous-mêmes », Entretien avec Bernard Kouchner, Simone Signoret et Michel Foucault, Le Nouvel Observateur, 9 octobre 1982. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 320, p. 340-343.) ▲ Retour au texte

17. Edmond Maire, Michel Foucault, « La Pologne et après », Le Débat, n° 25, mai 1983, p. 5-6. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 334, p. 496-522.) ▲ Retour au texte

18. Michel Foucault, « Un système fini face à une demande infinie », entretien avec R. Bono, in Sécurité sociale, l'enjeu, Paris, Syros, 1983. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 325, p. 367383.) ▲ Retour au texte

19. Michel Foucault, une histoire de la vérité, op. cit. ▲ Retour au texte

20. Le Monde, 26 juillet 1983. ▲ Retour au texte

21. Michel Foucault, « Le souci de la vérité », L e Magazine littéraire, n° 207, mai 1984. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 350, p. 668-678.) ▲ Retour au texte

1. In Thierry Voeltzel, Vingt ans et après, op. cit., p. 157. ▲ Retour au texte

2. « Michel Foucault et le Zen », Shunjuu, n° 197, 1978. (Et Dits et écrits, t. 3, texte 236, p. 618-624.) ▲ Retour au texte

3. « Michel Foucault on Attica », Telos, n° 19, 1974 (et Dits et écrits, t. 3, texte n° 137, p. 525-536). ▲ Retour au texte

4. Ces textes m'ont été communiqués par Sylvère Lotringer. ▲ Retour au texte

5. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Gallimard, 1984. L'édition américaine, Michel Foucault. Beyond Structuralism and Hermeneutics, a été publiée en 1982, Chicago University Press. ▲ Retour au texte

6. The Foucault Reader, édité par Paul Rabinow, Panthéon Books, 1984. Les textes inédits en français ont depuis lors été repris dans les Dits et écrits. ▲ Retour au texte

7. Keith Gandal et Stephen Kotkin, « Foucault in Berkeley », History of the Present, n° 1, février 1985. ▲ Retour au texte

8. Otto Friedrich, « France's Philosopher of Power », Time Magazine, 16 novembre 1981. ▲ Retour au texte

9. Michel Foucault, « Monstrosities in Criticism », Diacritics, i, 1, automne 1971 (Et Dits et écrits, t. 2, texte 97, p. 214-223). Michel Foucault y répond notamment à un article de George Steiner, « The Mandarin of the Hour - Michel Foucault », paru dans le New York Times Book Review, le 28 février 1971. La controverse se poursuit avec une réponse de Steiner accompagnée d'une nouvelle mise au point de Foucault (Diacritics, i, 2. hiver 1971, et Dits et écrits, t. 2, texte n° 100, p. 239-240). Voir aussi la réplique dans la New York Review of Books du 31 mars 1983 à l'article qu'y a fait paraître Lawrence Stone le 16 décembre 1982. ▲ Retour au texte

10. Ces conférences de Berkeley ont été retranscrites à partir d'enregistrements au magnétophone et publiées sous le titre Fearless Speech (New York, Semiotext(e), 2001). ▲ Retour au texte

11. Michel Foucault, « Sex, Power and thè Politics of Identity ». Entretien réalisé en octobre 1982 et paru de manière posthume dans The Advocate de Los Angeles du 7 août 1984 (et Dits et écrits, t. 4, texte n° 358, p. 735-746). ▲ Retour au texte

12. Il m'a raconté un jour que, ayant rencontré un garçon au Keller, il avait eu envie de le ramener chez lui, jusqu'au moment où, alors qu'il venait de remettrre ses lunettes pour prendre le volant, il entendit le garçon lui dire : « Mais... estce que vous ne seriez pas... » Ce qui fit disparaître en lui tout désir sexuel. ▲ Retour au texte

13. Claude Mauriac, Le Temps immobile, t. 9, Mauriac et fils, op. cit., p. 227. ▲ Retour au texte

14. Edmund White, Mes vies, Paris, Plon, 2006, p. 207. ▲ Retour au texte

15. Thierry Voeltzel, op. eit., p. 117-120 ▲ Retour au texte

16. Michel Foucault, « Sex, Power and the Politics of Identity », art. cit. ▲ Retour au texte

1. Michel Foucault, L'Usage des plaisirs, Gallimard, 1984. Introduction, p. 9. ▲ Retour au texte

2. Michel Foucault, Résumés des cours. 1970-1982, Julliard, 1989, p. 123-128. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 269, p. 125-129). ▲ Retour au texte

3. Ibid., p. 136-137. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 304, p. 213218). ▲ Retour au texte

4. Ibid., p. 150. (Et Dits et écrits, t. 4, texte n° 323, p. 353-365.) L'intégralité de ce cours est désormais disponible : L'Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Seuil/Gallimard, 2001. ▲ Retour au texte

5. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow ont interviewé Foucault très longuement, notamment lors du séjour de Foucault à Berkeley en avril 1983. Les éléments que je livre ici sont tirés d'une discussion enregistrée le 19 avril. Je remercie Paul Rabinow, Hubert Dreyfus et David Horn de m'avoir communiqué l'ensemble de ces entretiens (il y en a plusieurs dizaines de pages). Paul Rabinow et Hubert Dreyfus les ont partiellement utilisés pour le dialogue qui se trouve aux pages 323-346 de l'édition française de leur livre. Ils ont, bien sûr, laissé de côté tout l'aspect anecdotique, mais on verra que dans ce dialogue, le découpage en deux volumes de [’Histoire de la sexualité, plus un livre à part, semble acquis. Ce qui explique pourquoi Foucault, quand il publie, en 1982, un article sur « Le combat de la chasteté », peut le présenter comme « extrait du troisième volume de ['Histoire de la sexualité ». C'est évidemment des Aveux de la chair qu'il s'agit. Cf. Communications, n° 35,1982. ▲ Retour au texte

6. Michel Foucault, « Preface to The History of Sexuality », in Paul Rabinow, The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984, p. 333-339 (Et Dits et écrits, t. 4, texte 340, p. 578-584). ▲ Retour au texte

7. Maurice Blanchot, Michel Foucault tel queje l'imagine, p. 62. ▲ Retour au texte

8. Hervé Guibert, « Les Secrets d'un homme », in Mauve le vierge, Paris, Gallimard, 1988, p. 108. ▲ Retour au texte

9. Michel Foucault, L'Usage des plaisir, op. cit., p. 13. ▲ Retour au texte

10. Gilles Deleuze et Michel Foucault, Introduction générale, in Nietzsche, Le Gai Savoir, Gallimard, 1967, p. 11. ▲ Retour au texte

11. Edmund White, Mes vies, op. cit., p. 212. ▲ Retour au texte

12. Hervé Guibert, À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, 1990, p. 21. ▲ Retour au texte

13. Article paru dans Libération le 12 juillet 1982. Foucault avait souhaité commenter une interview d'André Baudry, qui venait de dissoudre l'association Arcadie. J'ai donc enregistré ce petit texte qu'il avait préparé, mais comme il ne souhaitait pas le signer, il m'a demandé de mettre mes initiales en bas de ces propos qui étaient les siens. Pour le texte complet et sur le contexte, voir Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, op. cit., p. 274-281. ▲ Retour au texte

14. Hervé Guibert, À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, op. cit., p. 36. ▲ Retour au texte

15. Voir l'interview de Daniel Defert, réalisée en 1996, sur la mort de Foucault et la création, quelques mois plus tard, de l'association Aides, in Libération, 19 juin 2004. ▲ Retour au texte

16. Michel Foucault, Le Courage de la vérité, Le gouvernement de soi et des autres, il, Cours au Collège de France (1983-1984), « Leçon du 1er février 1984 », Paris, Gallimard/Seuil, 2009, p. 3. ▲ Retour au texte

17. Hervé Guibert, op. cit.. A Retour au texte

18. Foucault évoque cette conversation à propos de l'étymologie du mot epitemeleia au début de son cours du 22 février 1984 (Cf. Le Courage de la vérité, op. cit., p. 109). ▲ Retour au texte

19. Après la levée du corps de Foucault, j'ai raccompagné Dumézil chez lui et nous avons passé plusieurs heures ensemble à bavarder, pendant lesquelles Dumézil évoqua pour moi ses souvenirs de Foucault, anciens et récents, et me raconta notamment ce coup de téléphone à propos du sida. Il savait beaucoup de choses de Foucault, même sur les périodes antérieures à leur rencontre, car Foucault lui avait souvent parlé de son passé, de son enfance de son adolescence, comme il aimait à le faire avec ses amis. ▲ Retour au texte

20. Texte de Paul Veyne qui constituait la fin de son article paru dans le numéro spécial de Critique, nos 471-472, aoûtseptembre 1986. J'ai publié ces pages à la demande de Paul Veyne, est-il besoin de le préciser... Il les a reprises - avec de légères modifications - dans son Foucault, sa pensée, sa personne, op. cit., p. 210-211. ▲ Retour au texte

21. « Hier à 13 heures... », Libération, 26 juin 1984. ▲ Retour au texte

22. Paul Veyne, « La fin de vingt-cinq siècles de métaphysique », Le Monde, 27 juin 1984. ▲ Retour au texte

23. Pierre Bourdieu, « Le plaisir de savoir », ibid. ▲ Retour au texte

24. Jean Daniel, « La Passion de Michel Foucault », op. cit., 29 juin 1984. ▲ Retour au texte

25. « Le témoignage de Fernand Braudel », ibid. ▲ Retour au texte

26. Georges Dumézil, « Un homme heureux », ibid. Dumézil reviendra plus longuement sur son amitié avec Foucault dans le livre d'entretiens que j'ai réalisé avec lui en 1986 et qui est dédié « à la mémoire de Michel Foucault ». Cf. Georges Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, Gallimard, Folio-Essais, 1987. ▲ Retour au texte

27. Maurice Blanchot, Michel Foucault tel queje l'imagine, p. 63. ▲ Retour au texte

28. Gilles Deleuze, « La vie comme une œuvre d'art », op. cit.. ▲ Retour au texte

29. Maurice Blanchot, op. cit., p. 63. ▲ Retour au texte

30. Gilles Deleuze, art. cité. ▲ Retour au texte

31. Entretien avec Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, in Dreyfus, Rabinow, Michel Foucault..., op. cit., p. 331. ▲ Retour au texte

1. Il y a à peu près un an, en plein cœur du débat autour du « silence des intellectuels », nous avions défini le projet d'un livre collectif sur l'état de la politique et de la société en France, Michel Foucault travaillait, dans cette perspective, à une histoire du discours socialiste, ▲ Retour au texte