Mémoire et conscience de soi selon Leibniz

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Mémoire et conscience de soi selon Leibniz

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�IÉl\lOJRE ET CONSCIENCE DE SOI SELON LEIBNIZ

DU MÊME AUTEUR Leibniz et la querelle du pur amour. Paris. J. Vrin, 1959, grand in-8 broché de 252 pages.

BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE DE LA PH ILOSO PHIE

MÉMOIRE ET

CONSCIENCE DE SOI SELON LEIBNIZ PAR

ÉMILIENNE NAERT ---

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifiqu•

PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6,

PLACE DE LA SORBONNE,

1961

V•

PREFACE

Eclairer les interférences multiples des idées de mémoire et de conscience de soi chez Leibniz se heurte, à notre avis, à trois difficultés majeures. La première est le risque d'une erreur de perspective. Les mots mémoire et conscience de soi s'inscrivent aujourd'hui dans un contexte psychologique ; or il est incontes­ table qu'avec Leibniz il n'est pas, il ne peut pas être question de psychologie, si l'on donne au mot psychologie le sens très précis qu'il a en France depuis Maine de Biran, et cela vaut, avec des atténuations nuancées, surtout en ce qui concerne Descartes, pour l'ensemble de la philosophie du XVII• siècle. Enten­ dons-nous bien. Il est évident qu'il y a chez Leibniz, comme chez tout homme intelligent et qui pense et qui s'intéresse aux démar­ ches de sa pensée, de nombreuses notations qui manifestent « la finesse du psychologue » (1). Mais, lorsque Leibniz traite de la (1) M. Jalabert écrit : c Avant d'étudier la psychologie de Leibniz il con­ vient de poser une question préjudicielle : dans quelle mesure cette psycho­ logie existe-t-elle ? Si l'on consent à désigner par ce mot une certaine méta­ physique de l'âme, non seulement il existe une psychologie leibnizienne, mais l'œuvre tout entière de Leibniz n'est autre chose qu'une vaste psychologie. Son monadisme est un panpsychisme ; mais si l'on veut conserver au terme psychologie son acceptation actuelle très précise, il faut avouer qu'il n'y a pas à proprement parler une psychologie leibnizienne. D'ailleurs la psycho­ logie n'existait pas à l'époque de Leibniz, ni sous la forme introspective, que lui a donnée Maine de Biran, ni à plus forte raison sous la forme objective. En revanche Leibniz a touché à bien des problèmes psychologiques, et sa rl?­ tlexion philosophique a puisé abondamment à la source de l'observation inté­ rieure. Il y a dans son œuvrc, sinon une doctrine psychologique, du moins des analyses et des solutions qui dénotent chez lui la finesse du psychologue >>. La psychologie de Leibniz, Revue philosophique, Oct.-Déc. 1946, 453. Sur l'em­ ploi exceptionnel du mot psychologie par Leibniz et sur le sens qu'il lui donne, voir les lignes suivantes de l'article cité, 453-454.

l.05556

MÉMOIRE ET CONSCIENCE DE SOI SELON LEIBNIZ

perception, lorsqu'il définit la mémoire et la conscience de soi en opposition, par exemple, à l'empirisme de Locke, il ne le fait pas dans une perspective psychologique. Son point de vue est métaphysique, ontologique, non phénoménologique. Il nous révèle toute une représentation objective de la subjectivité. On est dans l'ordre de l'intériorité substantielle, non dans celui de l'intériorité psychologique. Il faut donc résister à la tentation de psychologiser la pensée de Leibniz. Cette interprétation psychologiste est facilitée, tout d'abord, par le vocabulaire même de notre auteur : ainsi il parle d'impossibilité de souvenir pour la mens momentanea, d'oubli ou de pressentiment pour le point métaphysique. Il déclare que nous devons concevoir les unités substantielles à l'imitation du moi qui est en nous. Il attribue à chaque monade perception et appétit (2). D'autre part, comme chaque époque écrit l'histoire à son image, on est souvent porté, lorsque l'on étudie la pensée de Leibniz, d'y projeter les tendances d'une psychologie « devenue une philo­ sophie de la conscience, une conscience qu'il faut avant tout observer et découvrir par l'analyse de soi ». Or, comme l'écrit encore M. J alabert, « pour Leibniz, l'âme n'est pas la conscience ». Sur ce point tout le monde est d'accord (3). Il reproche à Locke d'avoir très mal expliqué l'identité en confondant les apparences internes ou externes avec l'être même de cette identité. Ce qui risque encore d'induire en erreur, c'est que l'on a parfois la surprise de saisir, chez Leibniz, des pressentiments, confus ou précis, de l'univers psychologique auquel nos contemporains sont accoutumés. Sans doute, il est souvent illusoire et trop facile de vouloir tout trouver dans un auteur, mais il appert, par exemple, que l'on pourrait découvrir l'infrastructure métaphysique des seuils de la conscience, seuil minimum et seuil différentiel de Weber et de Fechner, dans les explications ou comparaisons leibniziennes au sujet des petites perceptions. Il est sûr également que l'on pourrait y reconnaître toute une dialectique du conscient et de l'inconscient, toute une doctrine de la mémoire à laquelle la pensée de Freud ne serait pas tout à fait étrangère. Il n'est pas jusqu'au bergsonisme - qui pourtant se développe dans un climat tout autre que la philosophie de Leibniz - qui ne présente plus d'une analogie avec elle. Des formules quasi identiques ou à signification sem(2) Il est permis de se demander jusqu'où les textes de Leibniz favorisent .- la tendance à moderniser sa pensée », alors qu'il reste malgré tout un mé­ diéval. Voir JALABERT : La théorie leibnizienne de la substance, 99 à 102. (3)

Ibid.

PRÉFACE

blable: Faut-il donc avouer que toute étude leibnizienne se clôt par un aveu d'inconnaissance, aveu qui peut préserver de la méconnaissance ? Nous croyons que le risque est ici de ne pas dire assez ou de dire trop. Dans la première hypothèse, on ne fait qu'effleurer les problèmes posés et on aboutit à une simplification abusive de la pensée de Leibniz. Dans la seconde, on confond tout et on oublie qu'un des traits dominants du génie leibnizien est sa facilité exceptionnelle à dégager l'essentiel des questions discutées. Mais quel plan adopter si toute une vision de l'univers se reflète en chacun des points d'une pensée ? « La véritable méthode doit nous fournir un filum Ariadnes, c'est-a-dire un certain moyen sensible et grossier qui conduit l'esprit comme font les lignes tracées en géométrie et les formes des opérations qu'on prescrit aux appren­ tis en arithmétique (9). » Les idées de mémoire et de conscience de soi nous serviront de fil d'Ariane pour notre exploration d'une philosophie où il n'y a pas, semble-t-il, de problèmes dominants et de problèmes subordonnés, mais où tous les problèmes sont coordonnés dans une harmonieuse et puissante unité (10). Plus précisément, si « la dernière chose que l'on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu'il faudrait mettre la première » (11), (7) N. E., II, XXV, § 10. (8) Pensées, éd. BRUNSCHVICG, sect. II, n ° 72. (6) Ceci est vrai pour toute grande philosophie. (9) GERHARDT, M. I, 181. (10_) Jean Laporte écrit très bien à propos de Leibniz : >, Etudes d'histoire de la philosophie française au XVII� siècle, 252. (11) PASCAL, Pensées, éd. BRUNSCHVICG, sect. I, n ° 19.

PRÉFACE

11

j e crois que l'on peut écrire aussi : la de rnière chose que l'on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qui est la plus importante au regard de l'esprit qui cherche. Ce disant, nous ne sommes pas tellement éloignée de la pensée de Pascal ; il suffit de remplacer la priorité dans l'ordre du dé roulement ch ronologique par la primauté de l'un ou l'aut re des objets de réfle xion . Les cheminements de la pensée sont obscurs et celle-ci procède souvent selon la méthode chère aux psychologues : la méthode d'essais, d' erreurs, de tâtonnements. Le thème de toutes ces réfl exions sur la mémoire et la conscience de soi chez Leibniz est l'id ée de co nti ­ nuité dans l'intériorité substantielle de la monade pensante .

INTRODUCTION

Parler de la mémoire selon Leibniz, c'est évoquer immédiate­ ment la célèbre fo rmule de la Theoria Mo tus abstracti : « Omne enim corpus est mens momentanea, seu carens recor­ datione ( 1 ) . » Formule de j eunesse puisque la Th e oria Motus abstra cti est d e 1670, fo rmule qu'il importe d'éclairer pour bien saisir toute sa richesse et voir ce qui subsiste de l'idée qu'elle exprime dans la philosophie définitive de Leibniz. Il n'est pas dans notre intention de nous attarder à l'étude de la Th eoria Mo tus abs tracti où Leibniz reprend l'hypothèse de Hobbes suivant laquelle toute la réalité est composée de conatus, éléments infiniment petits de mouvement ou de pensée (2 ) . Quel­ ques mots paraissent indispensables à l'intelligence de notre suj et, car de l'hypothèse des conatus, Leibniz a « recueilli un immense profit, non seulement pour dêmontrer les lois du mouvement, mais aussi dans la philosophie de l'esprit » (3 ) . En 1670-167 1, le cona tu� est défini l'élément infiniment petit de mouvement ; vu sous l'angle de la phoronomi e des indivisibles, il est l'indivisible du mouvement ; il est au mouvement ce que le point est à l'espace, ce que l'instant ( 1 ) GERHA RDT, P. IV, 230, n ° 1 7 ; formule répét ée dans la lettre à Arnauld, de Novembre 1 67 1 : « Om ne c orpus intelligi p osse m entem m omentaneam, sed carentem recordat i one » , GERHARDT, P . I, 7 3. (2)

Voir A .

HANNEQUIN :

La prem ière philosophie de Leibniz et M. Gu E­

ROULT : Dynam iq ue et Métaphysique leibniziennes.

(3) A Arnauld,

GERHAR DT,

P . I, 7 2.

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M É M O I R E ET C O N S C I EN C E DE S O I S E LO N L E I B N I Z

est au temps, ce que l'unité est ù l'in fini ( 4 ) . En une d u rée indi­ visib l e, plu s peti te que tou te d u ré·e don née, il parcourt un espace indi vi sihlc, pl u s pdit que tou t espace donné. Mais comme il existe des v i tesses d e d eg rés di ffé ren ts, il ex iste des conatu s qui di ffèrent en t rc eux corn m e les vitesses entre el les ( 5 ) . Etudions ra pid ement l 'activité et la composition des con atu s . U n d C's p r i ncipes fon d a m e n taux de l a Theo ria Motus abstracli est que, d ans un même corps, i l peut y avoir pl u s i eu rs con atu s contrai­ res en même temps, m ai s pas de mouve ments contraires ( 6 ) . Dégagean t avec beaucoup d e cl arté la pen sée de Leibniz, :M . Moreau écrit : « Dans le choc de deux corp s qui se meuvent en sens cont rai re su r une même droite, celui qu i est con traint de rebrou s ser chemin gard e enc ore dans l 'instant du choc son conatu s, qu i se retranche al ors du conatus inverse, de la vitesse qu 'il reçoit du corps qui le cho que et qui se trouve diminuée d 'autant . Il y a en l ui , dans l 'instant du choc, deux co natus : mais cette coexi stence ne dure que l 'instant du choc, de la soustraction ; le corps choqué rep rend aussi tôt son chemin en sens inverse, avec la vitesse réd uite du corps choquant ; il ne peut y avoir en lui qu'un seul mouvement, même si un in stant il y a eu en lui deux conatus cont raires . Ce n'est pas que, en règl e absolue et gén érale, pl usieurs conatus ne puissent coexister plus d'un i nstant dans un mobile ; cette coexistence se maintient, en etTet, toutes les fois que les cona t113 ne sont point incomponibles, c'est-à-dire lorsqu'ils peuvent être conservés ensembl e d ans un mouvement composé. Tout mouvement qui n'est pas rectiligne et uniforme suppose la coexistence dans le mobile de plusieurs cona tus. Si d ans le cas du choc, la coexistence ne dure pas plu s d'un instant, c'est que les conatus dans ce cas ne se j oignent pas entre eux pour donner lieu à un mouvement composé ; au contraire, ils se retranchent ... Les conatus ne coexis­ tent donc d ans un même corps que d ans l'instant où il s se retran­ chent ou aussi longtemps qu'il s se combinent pour donner lieu à un mouvement composé ; c'est-à-dire que, en dehors du mouvement composé, les cona"tus ne peuvent coexister plus d 'un instant, l'ins­ tant du choc, où ils se retranchent, ou l'instant ultime où ils cessent d'être joints, l'instant où le proj ectile quitte l a traj ectoire circul ai re ( 7 ) . > Dans ces conditions, il est bien évident que le conatus corporel (5) Voir : HANNEQUIN, op. cil., 7 9 à 85. (4) Theoria Motus abstracti, Fund. 1 0, GERHARDT, P . IV, 229. (6) FuND. 1 2, GERHARDT, P. IV, 229 ; à A rnauld, GERHARDT, P. I, 72. (7) J. MO REAU, L' Univers leibniz ien, 58-59.

I N T H O D U CT I ON

15

qui ce sse de s'exprimer en mouvement cesse par l e fait même d'exist er. > ; ibid., 239 ; Demonstrat iones Catholicae, VI, I, 495 ; Elementa Juris natu ralis, VI, I, 483 ; HANNEQUIN, op. cit., 1 64-1 66. (22) Voir :

R IVJ\.UD,

R .M.M. , Janvier 1 9 1 4, 1 1 1 -1 1 4 .

19

I NTRODUCTION

d u plaisir. Si un fait étranger trouble cette harmonie en impo sant un conatus, il c rée la douleur » (23). Toute harmonie suppose la conservation distincte du passé, donc la mémoi re . Tout état de conscience est mémoire (24 ) . D'une manière très explicite, au moin s dans sa première philosophie, notre auteur voit dan s la mémoire la condition rl e la con science (25). En 1 67 1 , également, les Elementa Ju ris naturalis définissent la conscience la mémoire de notre p ropre action (26) et précisent que la réflexion ou action sur soi est mémoire de soi : lorsque nous senton s, nous nous souvenons d'avoir senti (27). Un aut re texte au comme définition

c:

style j uvénile, sans date assignable » pose

« Conscientia est nostraru m actionum memoria » (28) . En 1 7 1 0 , encore, la con science est définie par la mémoire Conscientia est ref lexio in actionem , seu memoria actionis nos trae ita ut cogitem us nos tram esse » (29).
(2) . C'est pour­ quoi il nous sembl,e indi spensab l e, pour respecter les exigences de la pensée de notre auteur et pour prévenir toute équivoque, d'éclai­ rer, par la philosophie même de Leibniz, qu elques-uns des m ots­ clés de son vocabulaire relatif à la question ici étudiée : ces mots ont rarement, à l'heure actuelle, la signification que leur prêtait Leibniz. 1. -

SO I , APPA RENCE DE SOI ET CONSC I OSITÉ

Contrairement à Locke, Leibniz ne pense pas que le principe de l'identité et de la diversité des êtres est dans la similitude ou dans la distinction créée par le temps et le lieu (3) . Sans doute, le temps et le lieu peuvent-ils nous servir « à distinguer les choses que nous ne distinguons pas bien par elles-mêmes », mai s ils sont extérieurs aux choses elles-mêmes car ils marquent leur rapport avec le dehors. Or, c'est en elles-mêmes que les choses sont distin­ guables les unes des autres ; ainsi voyons-nous « par exemple, deux ombres ou deux rayons de lumière qui se pénètrent, et nous pourrions nous forger un monde imaginaire, où les corps en usas­ sent de même. Cependant nous ne laissons pas de distinguer un rayon de l'autre par le train même de leur pa ssage, lors même qu'ils se croisent > ( 4 ) . D'autre part, si tout co rps est altérable ou même altéré actuel­ lement, c'est encore en lui, et non dans quelque relation plus ou moins extrinsèque à lui-même, qu'il faut chercher le principe de (2) A Mariotte, Juillet 1 676, Il, 1, 270. (3) Essay concerning human understanding (traduit en françai s par Cost e sur la quatrième édi tion, revue, corrigée et augmentée par l' Auteur, Amsterdam 1 7 00) , Il, XXVII. (4) N. E., I I, XXVII, § 2.

TERM I N O LO G I E

23

sa distinction avec les autres corps. L'atomisme en tant que doctrin e est chimère, marque de faiblesse d'esprit, éloignement d e la vra ie métaphysique. « Car s'il y avoit des Atomes, c'est-à-dire des co rps parfaitement du rs et parfaitement in alté rables ou incapables de changement interne et ne pouvant diffé rer entre eux que de g ra n­ deur et de figu re, il y en auroit alors d'indistinguables en soi, et qui ne pourroient être discernés que par des dénominations ex té­ rieures sans fondement interne, ce qui est contre les plus grands principes de la raison ( 5 ) . » Leibniz écrira plus tard, dans la Monadologie, que les substances simples diffèrent nécessairement les unes des autres par leurs qualités. « Il faut même que chaque monade soit différente de chaque autre. Car il n'y a jamais dans la natu re deux êtres qui soient pa rfaitement l'un comme l'autre et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque (6). » Ce principe de distinction par l'intérieur devient, chez les vivants, principe d'individuation. Sans doute peut-on déj à parler d'une certaine individuation dans le domaine de la matière bru te, mais il s'agit ici d'une individuation apparente et toute momenta­ née. La configuration sans un principe permanent d'unité et de vie ne suffit pas à assurer l'individualité. Comme toujours chez Leibniz, un exemple concret rend la pensée plus accessible : « Lors­ qu'un fer à cheval se change en cuivre dans une eau minérale de la Hongrie, la même figure en espèce demeure, mais non pas le même individu ; car le fer se dissout et le cuivre dont l'eau est i mprégnée se précipite et se met insensiblement à la place » ( 7). Mais les substances, dont l'unité est vitale ou les êtres qui sont animés par un certain esprit indivisible, jouissent d'une identité individuelle assurée « par cette âme ou cet esprit, qui fait le moi dans celles qui pensent » (8) . Tous les êtres qui ne sont pas de purs agrégats ou « de simples contextures ou masses où il y a quelque (5) N. E., Il, XXVII, § 3. L'anecdote est toujours prête sous la plume de Leibniz pour fournir l'illustration d'une pensée abstraite : c Je me souviens qu'une grande Princesse, qui est d'un esprit sublime, dit un jour en se pro­ menant dans son jardin, qu'elle ne croyoit pas qu'il y avoit deux feuilles parfaitement semblables. Un gentilhomme d'esprit, qui étoit de la promenade. crut qu'il seroit facile d'en trouver ; mais quoiqu'il en cherchât beaucoup, il fut convaincu par ses yeux, qu'on pouvoit toujours y remarquer de la diffé­ rence » . - Rappel dans la Correspondance avec Clarke, 4• Ecrit de Leibniz, § (. (6) Monadologie, § 9 .

( 7 ) N .. E., I l, XXVII, § 4 . (8) Ibid. ; également : « Au reste une parcelle d e m atière qui passe d'un corps dans un autre ne fait point le même individu humain, ni ce qu'on appelle moi, mai s c'est l'âme qui le fait '> .

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M É M O I R E E T C O N S C I EN C E D E S O I S E L O N LEIBN I Z

régularité » doivent posséder une âme, « ou pour parler plus généralement » , une entéléchie primitive (9). Alors que le corps est dans un flux continuel, la permanence du soi est assurée par la conservation d'une même âme. Résumant à Jacquelot ses critiques contre l'ouvrage de Locke, Leibniz écrit : « Je monstre encore contre le sentiment de cet auteur que l'individualité de l'homme qui le fait demeurer le même consiste dans la durée de la substance simple qui est en luy » ( 1 0). C'est ainsi que le soi et l'apparence du soi doivent être distin­ gués, car « les corps organisés (1 1 ) aussi bien que d'autres ne demeurent les mêmes qu'en apparence, et non en parlant à la rigueur. C'est à peu près comme un fleuve, qui change toujours d'eau, ou comme le navire de Thésée que les Athéniens réparoient toujours » ( 1 2). Les corps organisés ne j ouissent pas d'une identité réelle, car ils ne sont pas les mêmes au-delà d'un moment ; ils ne sont qu'équivalents ( 1 3). Chez les êtres pensants capables de réflexion ou d'attention à ce qui est en eux, le soi constitue l'identité réel1 e et physique, « l'apparence du soi, accompagnée de la vérité y j oint l'identité personnelle » . Les apparences d'identité sont internes : la personne se sent la même ; externes : la personne semble la même aux yeux d'autrui. C'est pourquoi la double identité réelle et personnelle peut (9) Leibniz n'employa pas sans réticence le terme d'entéléchie. Dans l e s Meditationes de cognitione, veritate et ideis (1 684) , il considère l'entéléchie d'Aristote « comme un terme insuffi samment expliqué dans l'Ecole », Op. phil., trad. ScHRECKER, 9. Dans le Système nouveau de la nature. .. (1 695), il écrit en­ core au sujet de s formes substantielles : > cf. : « L'or­ ganisation ou configuration sans un principe de vie subsistant » . N . E ., I I, XXVII, § 4 . ( 1 2) Ibid. ( 13) N. E ., II, XXVII, § 6 . (14) N.E ., I l , XXVI, § 9. C'est sans doute le C onsciousness anglais que Leibniz traduit par consciosité. Il ignorait l'anglais, mais il était allemand. Il lui fallait rendre la différence entre C onsciou ness Bewusstse in et Con­ G e wissen , alors que nous n'avons en français que le mot science (anglais) conscience. Mais si Gew issen se rencontre chez Luther et l\1elanchton, Be­ w u sstse in, selon Grimm (De utsche s W orterbu ch) n'appara î t qu'au XV IIIe siè­ cle. A notre connaissance, Consci ositas n'existe pas dans le vocabulaire sco­ lastique . Les Scolastiques précisaient par un adjectif : C onscientia sensitiva, intellectiva, m oralis, etc . . . Le terme qui s'en rapproche le plus est C onscien­ tiositas : « grant scrupule de conscience » , Glossar, Gall. l a t . ex Cod. reg. 7.684 in Du Cange : G lossarium m ediae et infimae lat in itatis, t. I I, 547, Paris, Librairie des Sciences et des A rts, 1 937. Il nous semble donc que Leib­ niz a forgé, dans l'esprit scolastique, le mot consciosité pour rendre Consciozzs­ ness ; Philalèthe indique, en une parenthèse signifis atiYe : « la c o n s cience (Co n­ scioun ess ou Consc i osité ) >> , N.E., II, XXVI I, § 9. Peut-ê t re e st-il permis de pe n­ ser que Leibniz comme Jacquelot s'exprime en un latin mit i gé « parce que nous n'avons point de mot français qui puisse rendre tout le sens du mot conscia », GERHA RDT, P. III, 4 7 7 .

=

=

(15) N . E., II, XXVII, § 1 3 ; « Une perception intime e t. immédiate n e pouvant tromper naturellement :\) , § 9.

26

MÉMO I R E ET C O N S C I E N C E D E S O I S E L O N LEIBN IZ

le souveni r d'inte rvalle. « Je ne voudrois point di re non plus que l'iden tité personnelle et même le soi ne demeurent point en nous ,et que j e ne suis point ce moi, qui ai été dans le berceau, sous prétexte que je n e me souviens plus de rien de tout ce que j'ai fait alors. Il sufüt, pour trouver l'identité par soi-même, qu'il y ait une moyenne li aison de consciosité d'un état voisin ou même un peu éloigné à l'autre, quand qu elque saut ou intervalle y seroi t mêlé ( 1 6). » Autru i peut également m'attester que je suis resté le même et son témoignage comble r le vide de ma réminiscence . Si quelque maladie faisoit sauter un an neau d e la liaison de consciosité, > , N. E . , Il, XXVII, in fine ; à Th . Burnet, 3 Déc. 1703, Leibniz affirme au sujet de l'ouvrage de Locke : « Ce qu'il dit de l'identité comme si elle ne consistoit que dans la Self-conscentiousness (sic) n'est pas tout à fait juste », GERHA RDT, P . III, 291 ; 26 Mai 1706 : L'explic ation métaphysique de ce pouvoir expressif est clai re. Dieu a c réé chaque substance individuell e en so rte que tout ce qui lui a rrive naisse de son prop re fonds ; mais elle a été créée j ointe à un corps o rganisé, en acco rd avec ce corps organisé et par là en acco rd avec le reste de l'univers. « La notion de substance ou de tout être accompli en général . . . porte que touj ours son état p résent est une suite naturelle de son état précédent, il s'ensuit que la nature de chaque substance singulière et par conséquent de toute âme est d' exprimer l'univers ; elle a été d'abord c réée de telle sorte qu'en vertu des p ropres lois de sa nature, il lui doit ar river de s'accorde r avec ce qui se passe dans les corps, et particulièrement dans le sien ; il ne faut donc pas s'étonner qu 'il lui appartient de se représenter la piqûre lorsqu'elle arrive à son corps ( 38 ) . » Ainsi tout est conspirant et « cette expression arrive par tout, parc e que toutes les substances sympathisent avec toutes les autres et reçoivent quelque changem ent proportionnel répon­ dant au moindre changement qui arrive dans tout l'unive rs, quoique ce changement soit plus ou moins notable à mesure que les autres corps ou leurs actions ont moins de rapport au nôtre. C'est de quoi, j e c rois, M. Descartes serait demeuré d'accord lui-mêm e, car il accorderait sans doute qu'à cause de la continuité et divisibil ité de toute la matière, le moindre mouvement étend son effet sur l es corps voisins, mais diminué à la proportion ; ainsi notre corps doit être affecté en quelque sorte par les changements de tous les autres » ( 39 ) . Avec plus de concision encore, Leibniz écrit à Foucher : « Tout effet exprime sa cause et la cause de chaque substance c'est la résolution que Dieu a p rise de la c réer ; mais cette résolution enveloppe des rappo rts à tout l'univers, Dieu ayant l e tout en vue (37) Monad ologie, § 16 ; cf. : Remarq u es sur le D ictio nnaire de: Bayle : , Principes de la Nature ... , § 2.

35

T E H M I N OLOG I E

(comme en effet tout changemen t les touche toutes ) , on peut dire que ce lle qui immédiat ement par ] à passe à un plus grand degré de perfection ou à une expression plus parfaite, exerce sa puis­ sance , et agit, et ce1le qui passe à un moindre degré fait connaî tre sa faiblesse et pâtit » (5 1 ) . Cette idée est un des leitm otive des discussions avec Arnauld : « Lorsqu'on dit que l'une agit sur l'autre, c'est que l'expression distincte de celle qui pâtit se diminue, et s'augmente dans celle qui agit, conformément à la suite des pensées que sa notion enveloppe . Car, quoique toute substance exprime tout, on a raison de ne lui attribuer dans l'usage que les expres­ sions plus distinguées suivant son rapport > (52) ; ou encore, utilisant une comparaison : « Cela nous fait dire que l'une agit su r l'autre, parce que l'une exprime plus distinctement que l'autre la c ause ou raison des changements, à peu près comme nous attri­ buons le mouvement plutôt au vaisseau qu'à toute la mer ... » (5 3 ) . De même, lorsqu'il s'agit de l'harmonie préétablie entre l'âme et le corps, « on a beaucoup de raison d e dire que ma volonté est la cause de ce mouvement du bras, et qu'une solutio con tinui dans la matière de mon corps est cause de la douleur ; car l'un exprime distinctement ce que l'autre exprime plus confusément, et on doit attribuer l'action à la substance dont l'expression est plus distincte. D'autant que cela suffit à la pratique pour se procurer des phéno­ mène5 . Si elle n'est pas cause physique, on peut dire qu'elle est cause finale, ou pour mieux dire exemplaire, c'est-à-dire que son idée dan s l'entendem ent de Dieu a contribué à la résolution de Dieu à l'égard de cette particularité, lorsqu'i l s'agissait de résoudre la suite universelle des choses » (5 4 ) . Chaque substance individuell e exprime donc l'univers à sa manière « à peu près comme une même ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde » ( 5 5 ) . Des symboles empruntés aux mathématiques éclaireront la (51) D iscours de Métaphysique, § XV. (52 ) Remarques sur la lettre de M. A rnauld, éd.

P R E NANT,

154-155.

(53) A A rnauld, 4-14 Juillet 1 686, ibid., 165-166. (54) Au m ême, ibid. , 1 78. (55) Discours de Métaphy sique, § IX ; à Foucher, Juillet 1 686, GERHARDT, P . I, 383. Dans la Monadologie (§ 57), Leibniz écrira : < Et, comme une même v ille regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement, il a rrive de même, que par la multitude infinie des substan­ ces simpics, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque monade. »

36

M ÉMO J HE E T CONSC IENCE D E SOI SELON LEIBNIZ

double question de la nature et de la possibi l ité de l'expression substantiel le. « Une proj ection de perspective exprime son géomé­ tral (5fi ) . » L'express ion est rapport constant et réglé entre deux choses et « une elli pse expri me un cercle vu de travers, en sorte qu' à chaque point d u cercle il en répon de un de l 'el l i pse et vice­ versa, suivant une certaine loi de rapports » ( 5 7). L'uni té repré­ sente la mu ltitude « à peu près com me toutes les l ignes de la circonférence se réunissent dans le centre » (,5 8 ) . Ce point, tout indivi s ible qu'il est, exprime la valeur des arcs « par la rel ation de l'incl ination au centre qui est dans les l ignes lorsq u'el les en sortent » ( 59). « C'est comme dans un centre o u point, tout si mple

(56) A A rnau ld, 9 Octobre 1 687, éd. P n ENA NT, 21 6. (57) A Foucher, Juillet 1686, GERHARDT, P. I, 383. (58) A l'Electrice, Novembre 1696, GERHARD, P. VII, 542 ; 6 Février 1706 ; ibid., 5 6 6 . Voir encore à propos de la pluralité dans l'unité de l'Etre Divin : « quin ipsa Geom etria praeludit divinae scientiae, ostendens angulos in puncto �✓ , à Sm ith, 2 Sept. 1707, GRUA, t. Il, 557. (59) Extrait de ma réponse, 19 Juin 1700, KLO PP VIII, 177 (A la Princesse Sophie) . Tout un passage de cette réponse vaut d'être cité ; il révèle com­ ment Leibniz utilise les symboles mathématiques. Après avoir rappelé que l'unité « représente ce qui est étendu sans avoir elle-même de l'étendue >> , le philosophe écrit : « On demandera comment cela est possible. Mais outre qu'il faut bien que cela soit ainsi, quand nous n'y entendrions rien, on peut encore l'éclaircir par un exemple pris de Mathématiques, mais particulièrement de la géométrie en se servant de la comparaison des angles ou inclinations de� lignes entre elles. - Soyent par exemple deux lignes droites AB & AD, qui forment ce qu'on appelle un angle droit BAD, c'est-à-dire de 90 ° ou de l'ouverture d'un quart de cercle. Or il est manifeste que cet angle ne se mesure pas seulement par le grand arc BCD mais encor par un moindre EFG, quelque petit qu'il puisse estre et l'ouverture commen­ B ce en un mot dès le point A qui est le centre. Aussi est-ce dans ce centre mesme que se trouve l'angle ou l'inclination des deux lignes BA & DA, et par conséquent dans le centre E dans le centre par la relation de l'inclination même, tout indivisible qu'il est, commence la mesme ouverture ou le mesme nombre de degrés, qui est dans les arcs EFG & BDC, tellement qu'on peut dire que ces arcs, quant à A O G leurs degrés, sont représentés ou exprimés au centre qui est dans les lignes lorsqu'elles en sortent. Il en est de mesme de l'angle demi-droit BAC qui est de 45° ou de la huitième partie du cercle ; car cette ouverture de degrés se trouve également dans le grand arc BC et dans le moindre EF quelque petit qu'il puisse estre jusqu'au poi nt A dans lequ� comm ence l'inclination des deux lignes BA & CA qui, d'abord et dès le point A ou centre n'est que la moitié de l'inclination des lignes BA & D A. On voit don� que comme dans le centre se représentent les degrés, ainsi les unités de substance, et par conséquent les âmes qui sont comme les centres, représen­ tent en elles, ce qui arrive dans les multitudes qui les regardent selon le point de veue de chaque unité ou âme, sans que les âmes ou les centres cessent par là d'estre indivisibles et sans étendue >>, KLOPP VIII, 176-77.

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TER l\l I N O I,O G I E

qu'il est, se trouvent une infinité d'angles formés par les lignes qui y concourent (60 ) . »

Toute substance exprime l'univers, mais seule l'âme raisonn able peut s' a percevoir de la repré sentat ion en elle de l'univers, car seule cette âme est douée de pensée, est capable d'analyse réflexive. La perception qui s'accompagne de conscience devient a percept ion. Grâce à cette distinction commode entre pe rception et aperception, Leibniz inclin e à penser que la première se rencontre non seule­ ment chez l'homme mais encore chez l'animal et même dans la p lante . Puisque la pensée n'y est point requise, pourquoi la refuser aux bêtes (6 1 ) ? Allons plus avant. A Philalèthe qui affirme que la perception « distingue les animaux des êtres inférieurs Théophile rétorque : « J'ai du penchant à croire qu'il y a quelque perception et appétition encore dans les plantes à cause de la grande Analogie, qu'il y a entre les plantes et les animaux , et s'il y a une âme végétale, comme c'est l'opinion commune, il faut qu'elle ait de la perception » (62 ) . N'est-ce pas d'ailleurs une des tâches de la véritable philosophie (entendons celle que repré­ sente Théophile ) que « d'expliquer raisonnablement ceux qui ont donné de la vie et de la perception à toutes choses, comme Cardan, Campanella, et mieux qu'eux feu Madame la Comtesse de Canna­ way, Platonicienne, et notre ami feu M. Henri François Mercure Van Helmont (quoique d'ailleurs, hérissé de paradoxes inintelligi­ bles ) avec son ami feu 1\1. Henry Morus » (63 ) ? :i) '

Reconnaître chez les animaux, non seulement le degré infé­ rieur de l'expression - à savoir la perception -, mais encore le degré immédiatement supérieur - à savoir le sentimen t - (64 ) est une opinion « qu'il sera difficile d'arracher au genre hum ain » � « opinion reçue toujours et partout et catholique s'il e n fût

(60) Principes de la Nature e t de l a Grâce, § 2. (61) Voir N. E., II, IX, § 1. (62) N. E., II, IX, § 2. (63) N. E., 1, 1.

(64) Les Principes de la Natu re et de la G râce définis sent le sent i m ent : « une percep t i on accom pagnée de mémoire, à sa voir, dont un certain écho de­ meure longtemps pour se faire ent endre dans l'occasion >> , 4) .

rn

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MÉMO I R E E T C O N S C I ENCE D E S O I SELON LEIB N IZ

jamais » (65). Sans doute arrive-t-il parfois à Leibniz, dans certains écrits destinés à Arnauld, de ne présenter qu'à titre d'hypothèse une idée qui ne peut que heurter le cartésianisme de son co rres­ pondant (6 6). Mais enfin co mment affirmer « que les plantes n'ont point d'âme, ni vie, ni fo rme substantielle ; car quoique une partie de l'a rbre plantée ou greffée puisse produire un arbre de la mêm e espèce, il se peut qu'il y soit une partie séminale qui contienne déj à un nouveau végétable, comme peut-être il y a d éjà des animaux vivants quoique très petits dans la semence des animaux qui pourront être transfo rmés dans un animal semhla­ ble » . En conséquence, il se rait téméraire Mais accorde r une âme aux bêtes ou aux végétaux n'est point leur conférer la pensée, c'est simplement reconnaître l'unité réelle de leur être et rend re cette unité intelligible. L'être et l'un sont réversibles . Leibniz tient « pour un axiome cette proposit ion identique qui n'est diversifiée que par l'accent, savoir que ce qui n'est pas véritablement un êtr e n'est pas non plus véritable­ ment un être . On a touj ours cru que l'être et l'un sont des choses réciproques. Autre chose est l 'être, autre chose est des êtres ; mais le pluriel suppose le singulier, et là où il n'y a pas un être, il y aura encore moins plusieurs êtres � (69) . Seules les substances indivisibles et leurs différents états sont réels. Sans un principe d'unité, les corps n'auraient rien de substantiel et Leibniz écrit encore à A rnauld : « Je crois d'avoir fait voir que toute substance est indivisible et que par conséquent toute substance corpo relle doit avoir un e âme, ou au moins une entéléchie qui ait de l'analogie avec l'âme . puisque autrement les corps ne seraient que des phéno-

(65) A Arnauld, 9 Octo bre 1 687, éd. PRENANT, 2 2 1 ; également : < Outre qu'il faut croire que ce n'est p a s tout à fait sans rai son que tout le genre humai n a touj ours d o n né d a n s l'opinion qu'il a du sentim ent chez les bêtes > ' (même l ettre, 228) . (66) Cf. D iscours de Métaphysique, § XXXIV ; projet d'une lettre à A rPRE NANT, 1 80.

nauld, é d .

(67) A u m ê m e, 30 Avril 1 687, ibid., 1 9 7 . (68) 9 Octobre 1 687, ibid., 224 . (69) 30 A vril 1 687, ibid., 202.

TERM I N O LO G I E

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mènes » ( 7 0). D'une manière plus précise : « Si le corps est une substance et non pas un simple phénomène comme l ' a rc-en-del, ni un être par accident ou par agrégation, comme un tas de pierres, il ne saurait consister dans l 'étendue et il faut nécessairem ent concevoir quelque chose qu'on appelle forme substanti e l l e e t qui répond en quelque façon à l'âme » ( 7 1 ). Pourquoi, d'ail leurs, vouloir réserver à l'être humain le pnn­ lège de la substantialité dans l'univers créé ? « C'est être aussi borné en métaphysique que l'étaient en physique ceux qui enfer­ maient le monde dans une boul e . .. La multitude des funes ( à qui je n'attribue pas pour cela la volupté ou l a doul eur) ne doit pas nous faire de peine, non plus que cel le des atomes des gassendistes qui sont aussi indestructib les que ces âmes. Au contraire, c'est une perfection de l a nature d'en avoir beaucoup, une âme ou bien une substance animée étant infiniment plus parfaite qu'un atome, qui est sans aucune variété ou subdivision, au lieu que chaque chose animée contient un monde de diversités dans une véritable unité. Or, l'expé rience favorise cette multitude de choses animées. On trouve qu'il y a une quantité prodigieuse d'animaux dans une goutte d'eau imbue de poivre ; et on en peut faire mourir des mil l ions tout d'un coup, et tant les grenouil les des Egyptiens que les cai l les des Israélites. . . n'y approchent point (72) . > La divisi­ bilité indéfinie de la matière exige en chacune de ses parties la présence d'une entéléchie, principe d'unité substantiel le, car la multitude ne tient sa substantialité que des unités dont el le est composée ( 73). Bien plus, analogue à l'âme, toute entéléchie anime en quel que sorte la matière, et Leibniz avoue encore : « Chez moi, il y a sans comparaison plus d'âmes qu'il n'y a d'atomes chez M. Cordemoy qui en fait le nombre fini, au lieu que je tiens que le nombre des âmes, ou au moins des formes, est tout à fait infini et que la matière étant divisible sans fin, on n'y peut assigner aucune partie si petite où il n'y ait dedans des corps animés, ou au moins doués d'une entéléchie primitive, ou (si vous permettez qu'on se serve si généralement du nom de vie) d'un p rincipe vita l, (70) Id., note 5 0. (7 1 ) 14 Juillet 1 687, ibid., 167. Dès l ors le corps séparé de l'âme « ou le cadavre ne peut être appelé une sub stance que par abus, comme une machine ou c omme un tas de pierres qui ne sont que des êtres par agrégation ; car l'arrangement régulier ou i rrégulier ne fait rien à l'unité substantielle >>, au m êm e, 28 Nov. - 6 Déc . 1 686, 182 ; id., 178-179. (72) Au m ême, 30 Avril 1687, 204. (73) Voir en particulier, Sys tème n o u veau de la Nature, § II ; lettre du 1 2 ,Tuin 1700, K L O P P VIII, 173-174 ; à /'Elec t r ic e Soph ie, 30 Nov. 1701, l{LOPP VIII, 314.

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M É M O I R E E T C O N S C IE N C E D E SO I S ELON LEIBN IZ

c'rst-à-dire de substances corporelles dont on pourra dire en géné ral de toutes qu'elles sont vivantes » (74). Il n'y a aucune pa rtie de la matière qui ne soit actuell ement divisée « et par conséquent la moindre pa rticclle doit estre considé rée com me un monde pl ein d'une infinité de créat u res différentes > ( 7 5 ) . Résumons avec notre auteur : « I l y a un monde d e créatures, de vivants, d'animaux, d'entéléchies, d'âmes dans l a moindre pa rtie de la m atière. « Chaque portion de la matière peut être conçue comme un ja rdin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, ch aque membre de l'animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang. , Pour con naitre la pensée de Leibniz, 205-206. Cette coupure est-elle réelle ou simplement apparente, exigée par c: la beauté de la nature qui veut des perceptions distinguées, demande des apparences de sauts et pour ainsi dire des chutes de musique dans les phénomènes » ? La question vaut la peine d'être discutée. La réponse qu'on y apporte n'est pas indifférente à une interpré tation du leibnizianisme de même q u'elle peut être incidente à la solution du problème des rapports de la raison et de la foi chez notre philosophe. (88) 1Y . E., IV, XVII, § 6. (89) Sur le Principe de Vie, ERDMANN, 43 1 . (90) N. E., III, VI, § 24.

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vision découvre « une simplicité et une uniformité surprenante s, en sorte qu'on peut dire que c'est partout et toujours la même chose, aux degrés de perfection près » (9 1). Cette diversité infinie de substances hiérarchisées qui sont « autant d'expressions de tout l'univers, pris dans un certain sens, et autant de réplications des œuvres divines » est conforme à l'ordre, à l a beauté et à la riche sse de l 'action du créateur ; « les âmes varient et représentent une infinité de façons toutes diffé­ rentes et toutes véritables, et multiplient pour ainsi dire l'univers autant de fois qu'il est possible, de sorte que de cette façon elles approchent de la divinité autant qu'il se peut, selon leurs diffé rents degrés, et donnent à l'univers toute la perfection dont i l est capable » ( 9 2 ) . To land a beau plaisanter, ironiser et les appeler « Miroirs Magiques » , les monades n'en représentent pas moins l 'univers ( 9 3 ) .

••• Puisque toutes ces substances sont conçues comme présentant quelque analogie avec l'âme et « à l'exemple de ce qu'on appel le moi » (94), puisque chaque forme substantiel le, à l'imitation de

(9 1) Ibid ., 1, 1. Cette même existence de degrés de perception est invoquée par Leibniz contre la Doctrine d'un Esprit Universel. « On sait aussi qu'il y a des degrés en toutes choses. Il y a une infinité de degrés entre un mouve­ ment tel qu'on voudra et le parfait repos, entre la dureté et la parfaite flui­ dité qui soit san s résistance aucune, entre Dieu et le néant. Ainsi il y a de même une infinité de degrés entre un actif tel qu'il puisse être et le passif tout pur. Et par conséquent il n'est pas raisonnable de n'admettre qu'un seul Actif c' est-à-dire l'esprit universel, avec un seul Passif c'est-à-dire la matiè­ re >) , ERDMANN, 182. (9 2) Considérations sur la Doctrine d'un Esprit Un iversel, ibid.. Il s'agit de toute la perfection dont l'univers est capable car toutes les substances possibles ne sont pas actualisées, de même que nous ne remarquons pas toutes les espèces possibles et qu'il nou s semble que la nature en ait oublié certaines. Tout ce qui est possible n'est pas, en effet, compossible « dans l'univers tout grand qu'il est, et cela non seulement par rapport aux choses qui sont en­ semble en même temps, mais même par rapport à la suite des choses » . Et Leibniz ajoute : c C'est-à-dire je crois qu'il y a nécessairement des espèces qui n'ont jamais été et ne seront j amais n'étant pas compatibles avec cette suite de créatures que Dieu a choisie. Mais je crois que toutes les choses, que la parfaite harmonie de l'univers pouvoit recevoir, y sont», N.E., Ill, IV, § 1 2. (93) GERHARDT, P. VI, 626. (94) A A rnauld, 28 Déc. - 11 Janvier 1686, éd. PRENÂNT, 184.

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M É M O IH E ET C O N S C I E N C E D E S O I S ELON LEIBNIZ

l'âme, renferme en elle comme une perception et un appétit (95), on peu t parler avec assez de justesse d'un panpsychisme leibnizien, en dépit de la schématisation plus ou moins arbitraire que tous les termes en isme imposent à une doctrine. Leibniz va même jusqu'à affirmer que « dans un certain sens... il y a de la connaissance dans la matière, comprenant tout ce qui s'y t rouve joint : mais la vie ou la perception ne sauroit estre produite et expliquée par des attributs matériels, étendue, figure, mouvement » (96). C'est un panpsychisme qui, à l'image du philosophe, et, par une transpo­ sition de sa définition de l'expression, est multiple dans son unité (chaque âme a son point de vue ; tous les miroi rs sont différents) ; un panpsychisme qui pourrait bien être un panlogisme, mais un panlogisme nuancé par une admiration sincère pour l'originalité de chaque âme, la richesse de l'univers et la sagesse de son ordon­ nateur ; un panpsychisme qui n'est pas clos sur lui-même, mais ouvert à tout le devenir de la science. Il importe, en effet, de préciser que ce panpsychisme n'a rien à voir dans l'explication phénoménale de la nature. Ainsi, expliquer les couleurs en faisant « résonner les mots de formes et de facultés » est pur verbalisme. « La lumière est l'acte d'un corps transparent par sa puissance ? Rien de plus vrai si seulement ce n'est pas trop vrai » . Mais cela n'explique rien et ne permet pa s œaboutir aux lois de la réflexion et de la réfraction ; seule une mathématiq ue concrète ou géométrie appliquée au mouvement fournit une réponse satisfaisante à l'étude phénoménale de la nature (9 7 ) . Sans doute faut-il « rappeler et comme réhabiliter les formes substantielles » , mais d'une manière qui les rende intelligibles et qui sépare l'usage qu'on doit en faire de l'abus qu'on en a fait (98 ) ; l'abus, c'est leur emploi dans l'explication du détail des phénomènes, alors que dans la nature tout se fait mathématiquement et mécani­ quement ; l'usage qu'on doit en faire, c'est le rattachement des (95) Leibniz ne se lasse pas de le répéter. Outre ces répétitions dans la correspondance avec Arnauld, citons : à Foucher, GERHART, P. I, 3 9 2 · Sys­ tèm e Nouveau de la Nat ure, § 3 ; De ipsa Natura.. . , § 1 2 ; 1 2 Juin 1 700 K.LOPP VIII, 1 74 ; N. E., IV, III, § 6 ; à Sophie-Charlotte, 8 Mai 1 7 04, GE RH�RDT, P: III, 343 ; à Hartsoeker, 30 Octobre 1 7 00, GERHAR DT, P. I I I, 509 ; Examen des Principes du P. Malebran che, ERDMANN, 694 ; à Rémond, Juillet 1 7 1 4, GER­ HA HDT, P. I II, 622 ; à Bourguet, Déc. 1 7 1 4, GE RHA RDT, P. I II, 5 74-575 ; Princi­ pes _de la Nature et de la Grâce... , § 2 ; Monadologie, § 1 2-1 3-1 4 ; GE R HA RDT, P. l I, 626, etc. . . (96) A Hartsoeker, 7 Décembre 1 7 1 1 ,

GERHA RDT,

P. III, 529.

(97) Cf. : à Conring, 1 9-29 Mars 1 678, I l, I, 4 00-401 ; également à Craanen, Juin 1 679, ibid., 4 7 0. (98) Système nouveau de la Nature ... , § 3 .

TER M I N O LOG I E

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lois de la mécanique ou de la force à quelques raisons métaphysi­ ques. « Il est inutile de faire m ention de l'unité, notion ou forme substantielle des corps, quand il s'agit d'expli quer les phéno mènes particuliers de la nature, com me il est inutile aux géomètres d'exa­ miner les difficultés de composilione con lin u i, quand ils travai l l ent à résoudre quelque p roblèm e . Ces choses ne laissent pas d'être importantes et considérables en le u r lie u . Tous les phénomènes d es corps peuvent êt re ex pliqués m achinale ment ou par la philosop hie corpusculaire, su ivant certains p rincipes de mécanique posés sans qu'on se mette en pein e s'il y a des âmes ou non ; mais dans la derniè re analyse des principes de la physique et de la mécaniqu e même, il se trouve qu'on n e saurait expliquer ces principes par les seules modifications de l'étendue, et la natu re de la force dem and e déjà quelqu e autre chose (99 ) . » En d'autres termes, s'il faut reconnaît re la p résence d'une âme dans toutes les substances matérielles, il ne fau t pas se dispenser de recourir au jeu des causes efficientes pour expliquer les mouvements corporels ; si la plante nom mée sensitive a une âme, ses contractions doivent s'expliquer uniquement par le mécanisme et non par la présence en elle d'une forme substantielle ( 1 00). Mais le règne des causes efficientes s'harmonise avec celui des causes finales, et « la source de la :Mécanique est dans la Métaphysique » ( 1 0 1 ). Précisons que pour Leibniz cette harmonie de la physique et de la métaphysique, du phénoménal et du substantiel permet de « réconcilier la philo­ sophie mécanique des modernes avec la circonspection de quelques personnes intelligentes et bien intentionnées qui craignent avec quelque raison qu'on s'éloigne trop des êtres immatériels au préju­ dice de la piété » ( 1 02). Lorsqu'il s'agit de métaphysique, le panpsychisme leibnizien découvre en chaque monade un véritable microcosme. On comprend qu'avec de telles p erspectives, notre auteur regrette que le génie (99) A A rnauld, 28 Nov. - 6 Déc. 1 685, éd. PRENANT, 1 85 ; 30 Avril 1 687, ib id., 205 ; Disco u rs de Métaphysiq ue, § X, XII, XVIII. (100) N. E., Il, IX, 11. (101) A R ém ond, 10 Janvier 1714, GERHARDT, P. III, 607 ; Leibniz ajoute : c Il n'étoit point aisé de découvrir ce mystère parce qu'il y a peu de gens qui 5e donnent la peine de joindre ces deux sortes d'études. Monsieur des Cartes l'avoit fait, mais pas assés. Il estoit allé trop vite dans la plupart de ses dog­ mes et l'on peut d i re que sa philosophie est à l'antichambre de la vérité. Et ce qui l'a arresté le plus, c'est qu'il a ignoré les véritables loix de la méca­ nique ou du mouvement qui auraient pu le ramener. Monsieur Hugens s'en est aperçu Je premier quoyque imparfaitement ; mais il n'avoit point de goust pour la Métaphysique, non plus que d'autres personnes habiles qui l'ont suivi en cultivant ce sujet » .

( 1 02) Disco urs de Métaphysiq ue, § XVI I I .

4H

l\d� M O I H E E T C O N S C I E N C E D E S O I S E L O N L E IB N I Z

de Pasca l n'ait pas p ressenti que s a vision des deux infinis n'était qu'une int roduction à une vision monadique de l'univers. « Que n'au roit-il pas dit avec cette fo rce d ' éloquence qu'il possédoit, s'il est oit venu p lus avant , s'il avoit sç.u que toute la matière est organique p a r tout et que sa portion quel que petite qu'on la pense, contient représentativement, en ve rtu de la diminution actuel l e à l'infini qu 'elle enferme, l 'augmentation actuelle à l'infini qui est hors d 'el le dans l ' u nivers, c' est -à-dire que chaque petite portion contient d'une infinité de fa�ons un miroir vivant expri­ mant tout l'infini qui ex ist e a vec elJ e : en sorte qu'un assés grand esprit, arm é d'une ve uc assés perç ante, pourroit voir icy tout ce qui est partout (103) ? �

3. - CON SÉCUTION, SOU VEN I R , RAI SON

Si « toutes les substances simples ou monades créées » possè­ dent un pouvoir expressif, seules les âmes sont douées d'une perception pJus distincte, accompagnée de mémoire {104 ) . Celle-ci apparaît donc chez l'animal comme elle se rencon t re chez l'être humain. Est-elle identique chez l'un et chez l'autre ou faut-il admettre une mémoire animale et une mémoire humaine irréduc­ tibles l'une à l'autre, parce qu'elles marquent un changement de nature ? Pour être fidèle aux exigences de la méthode leibnizienne qui demande des formu les claires au point de départ de la discussion, rappelons la définition la plus brève, la plus p récise que notre auteur donne de la mémoire : « Meminisse est credere se perce pisse » ( 105 ) . Ou encore, pour « mieux débrouiller les notions » par comparaison avec quelques termes voisins : « Je dirai donc que c'est sensation lorsqu'on s'aperçoit d'un objet externe, que la réminiscence en

(1 03) Double Infinité chez Pascal et Monade, GRU.�, t. II, 553. (104) Monadologie, § 1 9 . (105) De A ffectibus, G RUA, t. I l, 5 1 3 . E t d'autre part : c Toute croyance consiste dans la mémoire de la vue passée des preuves ou raisons », N. E., IV, I, § 8. Dans cette liaison de la mémoire et de la croyance, Leibniz trouve un nouvel a rgument contre le volontarisme cartésien : ; c'est parce qu'elle est un exercice d'intellection qu'elle n'existe pa s chez l'enfant dans le sein de sa mère ni chez le tout jeune enfant, (Descartes à A rn a u ld, 4 Juin 1648, A . T., t. V, 193 ; A rnauld à Descartes, Juillet 1648, ibid., 2 1 2) . Cette réflexion de l'entendement permet la reconnais­ sance du passé comme tel et distingue le souvenir de la simple réminiscence. < Il ne suffit pas pour nous souvenir d'une chose que cette chose se soit of­ ferte auparavant à notre esprit et qu'elle ait laissé dans le cerveau quelques traces à l'occasion desquelles cette même chose se présente de nouveau à notre pen sée ; mais il est requis en su s que nous reconnai ssions, lorsqu'elle se pré­ sente pour la deuxième fois, que cela se fait parce qu'elle a été aperçue au­ paravant par nous. Souvent a i nsi se pré sentent, à l'esprit des poètes, des vers qu'ils ne se sont pas rappelé s avoi r jama i s lu s chez d'autres, qui cependant ne se présenteraient pas tel s à l eur esprit s'i ls ne les avaient pas lus ailleurs». (à A. rn auld, 29 Juillet 1648, ibid., 2 1 9 ; éd. trad ., la Pléiade, 1306) .

(1 08)

ROBINET :

Malebranche et Le ibniz. . ., 1 7 1 .

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Ml�M O I H E ET C O N SC IE N C E D E SOI SELON L E I B N I Z

« Je me souviens d'avoir connu un ce rtain hom me, car j e sens que son image ne m'est point nouvelle, non plus que sa voix ; et ce double indice m'est un meilleur garant que l'un des deux, mais j e ne saurois me souvenir o ù j e l'ai vu ( 1 09 ) . » On peut distinguer les illusions de la fausse reconnaissance du témoignage de la vraie par la vivacité de l'impression en même temps que par la liaison du souvenir avec le reste des choses. Déjà en 1 667, dans l'admirable début - démarqué d'A ristote de la Nova Methodus discen dae docendaeq ue Jurisprudentiae, Leibniz distinguait, parmi les habitud es, celles qui sont com munes aux hommes et aux animaux et celles qui sont propres à l'homme. La promptitude d'agir, devenue pe rmanente grâce à la répétition, a pour suj et tout ce qui est capable d'action ( 1 1 0 ), et sa facilité d'acquisition n'est pas moindre chez l'animal que chez l'être humain, bien au contraire. Leibniz nous en donne de multiples exem­ ples ( 1 1 1 ). Par ailleurs, les enfants, qui « diffèrent peu des bêtes dans leurs premières années par l'usage extrinsèque de la rai­ son » ( 1 1 2 ) , apprennent également avec plus d'aisance que l'adulte. L'appât de la nourriture stimule l'apprentissage, qu'il s'agisse du perroquet, de la pie, du corbeau ou de l'enfant, car, comm e on l'a dit, le maître de l'art et le dispensateur du génie, c'est le ventre ( 1 1 3). Toutefois, à ceux dont la nature est plus généreuse, on proposera non la nourriture du corps, mais celle de l'esprit, on fera appel au sentiment de l'honneur ; d'où les classes et les places dans les écoles, les promotions dans les Académies ( 1 1 4). L'habitude s'acquiert par l'accoutumance laquelle résulte d'une quantité d'action marquant une empreinte ( 1 1 5). Or la quantité peut être extensive ou intensive. L'extensive consiste dans la multitude des actions ; l'intensive dans la grandeur ou dans la force même de l'action. L'efficacité de la fréquence dans l'agir est exprimée par de nombreux proverbes populaires : la goutte

(1 09) N. E., IV, XI, § 1 2 . (1 1 0) Nova Method us, pars I, § 2, VI, 1, 267 . (1 1 1 ) I b id., § 4 . t1 1 2) § 5 . (1 1 3) § 6 . (1 1 4) § 7 . (1 15) § 8 ; Leibniz écrit également que l a cause de l'habitude peut être une infu s ion surnaturelle, d ivine o u di abol ique. (Durant toute sa vie, le phi­ losophe ne ces sera d'être attenti f aux questi o n s théologiques et aux controverses religieu s e s qu i agit e n t son époque ; cf. n otre thèse pri ncipale) .

TERMINOLOGIE

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creuse la pierre, l'usage ronge l'anneau, le soc recourbé est usé par la terre qu'il presse, etc. (116) ... La répétition est d'autant p l us efficace qu'el le est méthodique, car il est très p rudent de modérer le nombre et l 'intensité des actions, ce qui se fait remarquablement si, en commençant par les plu s petites choses, l'action croît d'une manière continue vers les sommets ( 1 17) . Les habitudes propres à l'être humain appartiennent à la mémoire, à l'invention ou au j ugement, d'où la Didac tique de ces habitudes est triple : Mnémonique, Topique, Analytique. Le fonde­ ment de la Mnémonique est quelque chose de sensible ( 118), c'est une marque unie par une relation fixée ( 119) à la chose dont il faut se souvenir. D 'où l'utilité des mots qui sont, non seulement les signes de ma pensée actuelle vers les autres, mais encore les marques de mon ancienne pensée vers moi-même ( 120 ) . Les habitudes de l'âme s'accompagnen t de pensée, car toute action de l'âme est pensée, cogitatio, même l'acte de vouloir qui consiste à penser la bonté d'une chose. La pensée vise toujours des propositions ; seuls les animaux se bornent aux termes simples et l'imagination de l'homme n'est jamais sans quelque réflexion ( 12 1 ) . Touj ours Leibniz refuse aux animaux la mémoire intellec­ tuelle (122) qui trouve sa matière, non dans les sensations, mais en elle-même, comme l'exprime un texte quelque peu obscur, formulé en Avril 1676 : c 1-.Iemo ria in tellectua lis in eo est no n quid senserim us, ,ed

(1 1 6) § 1 1 . (1 1 7) § 16. (1 1 8) § 23 ; id., § 14, in fine. (1 1 9 ) La relation peut m a rquer la res semblance, la différence, l'enchaine­ ment (tout et part ie, partie et copartie, cause et effet, signe et signal) . (1 20) Cf. encore N. E., I I I, IX, § 3 : « Les paroles n e sont pas moins des marque s (.Votae) pour nous (comme pourroient être des caractères des nom­ bre s ou de l' A lgèbre) que des signes pour les autres ; et l'usage de� paroles comme des signes a l i eu tant lorsqu'il s'ag it d'appl iquer les préceptes géné­ raux à l'u sage de la vie, ou aux i nd ividus, que lorsqu'il s'agit de trouver ou vérifier ces préceptes ; le prem ier usage des s ignes est c i v i l et le second philosophique » . ( 1 2 1 ) .Voua Methodus, pars I, § 3 1 . (1 22) C'e st également la posit ion de Descarte s dans une lettre à Mersenne ( 6 Aoftt 1 64 0, A . T., t. III, 1 43) : 4: Outre la mém oire corporelle, dont les im­ pressions peuvent être expliquées par ces plis du cerveau, je juge qu'il y a encore en notre entendeme nt une au tre sorte de mémoire, qui n e d épend point des organes du corp s et qui est tout à fa it spi rituel le, et ne se trouve point dans les bêtes ; et que c'est d'elle principalement que nous nou s servons » . 4

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M ÉM O I R E ET C O NSC I EN C E D E SOI SELON LEI BNIZ

q uo sen serim us, q uod sim us ii q u i sensim us, e t hoc es t quod vu lgo appellamus idem (123). » Elle consiste non seulement à garde r un ce rtain écho du pa ssé pour le faire entendre à l'occasion, mais encore à reconnaître ce passé et à découv rir l'identité de son prop re être à travers la du rée. Elle suppose donc un retour sur soi ; en conséquence , el le est insépa rable de l'activité réflexive parfois définie comme la pen­ sée (124) ou comme la conscience (12 5 ) , action sur soi, « actio in seipsum » (126) . Il est d'ailleurs significatif que, dans une lettre à Burnet, Leibniz définisse la réflexion en des termes qui ca rac­ térisent parfaitement le souvenir. L'action réfléchie « n' est pas seulement une remémoration ou récollection de quelque action . . . C e n'est pas e n cela que consiste la réflexion. Non seulement, j e me représente mon action, mais encore je pense que c'est moy ou qui la fais ou qui l 'ay faite » ( 12 7 ) . L'absence de réflexion entraîne pour les animaux la privation de la conscience et du souvenir, condition de la personnalité et de la responsabilité, l'impossibilité d'une connaissance des vérités unive rselles et nécessaires (128). Les bêtes ne connaissent « ni ce qu'elles sont, ni ce qu'elles font » ; elles sont « insusceptibles » de châtiment et de récompense, tout autant que d'immortal ité véritabl e l aquelle suppose le souvenir. njunc t um iri ex;n ecf et. lfa cer n es aliq uoties vap u lantes, si q u id displicen .c; fecerin t, r11 rsus u P r bera c.r per fant, s i idem faciant atq ue iden a b act ione a bstinen t , q u nd c u m infa ntilms h a bent com m u ne. Et A m erican zr n q u idam putrwit ep isto lam proditricem facino ris sui fuisse spectatricem , q u ia illi m ndi aliq u id prndendi, q ui ipsi noti erant, hoc ita ferebant �, De A nim a Rrutorum , § XIV, E n D MA N N 464-465.

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M É M O I R E E T CO N S C I EN C E D E S O I S E L O N LEIBNIZ

ensemble et nous donne le même penchant de les lier et de les attendre l'une ensuite de l'autre que si un long usage en avait vérifié la connexion ; ainsi le même effet de l'association s'y trouve, quoique la même raison n'y soit pas » ( 135). Une mémoire orientée par le besoin vers l'intérêt immédiat se rencontre donc chez l'animal, chez l'enfant, comme chez ceux qui « ne se gouvern ent que par les sens » et même chez « les per­ sonnes devenues habiles par l'âge et l'expérience » ( 1 36). Elle est en harmonie avec la simplicité d'une activité qui, se canton�­ nant dans le plan phénom énal, ne demande rien d'autre que des liaisons empiriques pour assurer son succès. Cette mémoire suffit pour les consécutions dont se servent les animaux « en attendant d'une expérience nouvelle, semblable à des expériences précédentes, une suite semblable à la suite des précédentes. Les hommes aussi très souvent font des conséquences semblables et qui réussis­ sent » (137). Mais les consécutions fournissent des inductions probables, non des syllogismes démonstratifs : elles donnent la connaissance des faits et de leurs liaisons expérimentales, non celle des raisons de ces mêmes faits, aussi sont-el les sujettes à caution. « En effet, il y a des expériences qui réussissent une infinité de fois et ordinairement et cependant on trouve des exemples extraordinaires ou instances où elles manquent. Par exemple, ordinairement, si deux lignes droites ou courbes s'appro­ chent continuellement, on trouve que ces deux lignes se rencon­ trent enfin, et bien des gens seront prests à j urer que cela ne saurait jamais manquer. Et cependant la Géométrie nous fournit des lignes extraordinaires qu'on appelle Asymptotes, lesquelles prolongées à l'infini, s'approchent continuellement et ne se rencon­ trent pourtant jamais (138). » Les empiriques « prétendent que ce

( 135) N. E., Il, X.XXIII, § 18. Nous retrouvon s ici quant à l a formation de l'association des idées, la distinction déjà indiquée dans la Nova Meth odus entre la quantité intensive et extensive de l'agir ; cf. encore : « Et l'imagina­ tion forte qui les frappe et émeut vient ou de la grandeur ou de la multitude des perceptions précédentes . Ca r souvent une imagination forte fait tout d'un c oup l'effet d'une l ongue habitude ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées », Monadologie, § 27 . Mais De scartes dans la lettre à Mersenne précitée (voir note 1 2 2) accorde le prim at à la ré pétition : L'harmonie préétablie entre l'âme et le corps et la concomi­ tance de toutes les monades s'expliquent aussi par ces perceptions insen sibles ; c'est encore elles qui, à notre insu et en bien des rencontres, sont à l'origine de nos déterminations, l'i ndiffé rence d'équilibre étant chimérique. Enfin, les perception s sourdes causent cette inquiétude « qui ne diffère de la doul eur que comme le petit di ffère du grand et qui fait pourtant souvent notre dé si r et même notre plaisi r, en lui donnant comme un sel qui pique » ( 1 9). On ne peut rêver explication plus exhaustive dan s sa me rveill euse simplicité. Il faut ajouter que les perceptions insen sibles « don­ nent même le moyen de retrouver le souvenir au besoin par des dével oppements périodiques qui peuvent arriver un jour » (20), qu'elles gardent les semences de sa restitution (21 ) , si bien qu'il ne saurait disparaître à jamais (22 ) .

(16) Un fragmen4 publié par CouTURAT (Opuscules., 526) , di stingue, dans la philosophie théorique rationnelle, la science des sujets, ou science des substances, et la science des prédicats. La science des sujets se divise à son tour en théologie naturelle qui étudie Dieu ou la substance primiti ve et en psychologie qui étudie les substances créées. La psychologie est double : l'un e d e ses parties traite des monades en général, l'autre des monades intelligentes et spécialement de l'esprit humain. C'est à cette division de la psychologie que Leibniz donne le nom de pneumatologie. (17) N. E., Avant-Propos. (1 8) Monadologie, § 1 4 . (19) N. E., Avant-Propos. (20) Ibid. (21 ) N. E., II, XXVII, § 1 4. (22) Préci sons bien qu'il s'agit ici d'oubli ou d'impossibilité de l'oubli pour J a conscience, non pour la monade, car, pour cette dernière, il n'y a ni perte, ni dégradation pas plus qu'il n'y a aucune acquisition venant de l'ex­ térieur : c'est une des originalités mais au ssi des difficultés du leibnizianisme. Nou s y reviendrons d'une manière plus explicite en étudiant l'appétition et l'attention.

LA L I A I S O N PARFAITE ENTRE LE PASSÉ ET L'AVEN IR

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Sans doute, peut-il arriver que ces perceptions ne soient pas assez relevées « pour qu'on s'en aperçoive ou s'en souvienne » . Elles révèlent néanmoins leur existence par leurs conséquences certaines. L'aperception résulte d'un amas de perceptions infi ni­ tésimales « et c'est à peu près comme le murmure confus qu'enten­ dent ceux qui approchent du rivage de la mer, vient de l'assem­ blage des répercussions des vagues innumérables � (23) . L'exemple est trop connu pour qu'il soit utile d'y insister. Témoin encore l'éveil provoqué par une déflagration extérieure : « On ne dort jamais si profondément, q u'on n'ait quelque sentiment foible et confus ; et on ne serait jamais éveillé par le plus grand hrmt du monde, si on n'avoit quelque perception de son commencement qui est petit, con1 1ne on ne romprait jamais une corde par le plus grand effort du monde, si elle n'étoit tendue et allongée un peu par de moindres e fforts, quoique cette petite extension qu'ils font, ne paroisse pas (24). » Témoin enfin, nos idées sensitives extrêmement confuses dont nous n'apercevons pas les éléme11ts. Nous voyons du vert sans être capables de « démêler » le bleu et le jaune qui impressionnent notre rétine ; nous percevons le transparent artificiel « fait par la prompte rotation d'une roue dentelée, ce qui en fait disparaître les dents et paraître à leur pl ace un transparent continuel imaginaire, composé des apparences suc­ cessives des dents et de leurs intervalles, mais où la succession est si prompte que notre fantaisie ne la sauroit distinguer » (25) . Toutefois entre l'élément insensible et l'ensemble perçu la conti­ nuité est parfaite : il faut bien que nous ayons quelque perception des éléments si nous avons une aperception de leur ensemble ; « les perceptions remarquables viennent par degrés de celles qui (23) Discours de Mé taphy sique, § XXXIII ; le même exemple se retrouve dan s les lettres à A rnauld, 30 Avril 1687 et 9 Oct. 1687, éd . PRENANT, 196 et 215- 16 ; N. E ., Avant-Propos ; Principes de la Nature et de la Grâce. . . , § 13, etc. ; exemple an alogue dans les Considérations sur la Doctrine d'un Esprit universel : « Un grand bruit étourdis sant, comme par exemple le murmure de tout un peuple assemblé, est composé de tous les petits murmures de per­ sonnes particulières, qu'on ne rcmarqueroit pas à part, mais dont on a pour­ tant un sentiment, autrement on n e sentiroit point le tout >> , ERDMANN, 181 . (24) N. E., Avant-P ropos. (25) N. E., IV, VI, § 7. L'exemple de la perception du vert est ér{alement dan s les Méditationes de Cognit ione, Veritate et ldeis, in fine. Les Remarques sur le Dictionnaires de Bay le, art. Rorarius, éd. 1702, invoquent l'exemple de la perception de la couleur en � énéral : « Les notions de s couleurs son � �laires et se font bien remarquer. Mais elles sont confuses car leur compo s i tion ne se découvre point par le sentiment > , N. E., II, I, § 1 5 . (27) A Jacquelot, 9 février 1704,

GERHARDT,

P. III, 465.

(28) Monadologie, § 23 ; cf. : à Rém ond, 4 Novembre 1 7 1 5, (2), « J'accorde aux Cartésiens que l'âme pense toujours actuellement, mais je n'accorde point qu'elle s'aperçoit de toutes ses pensées. Car nos grandes perceptions et nos grands appétits dont nous nous apercevons sont com posés d'une in finité de petites perceptions et de petites inclinations dont on ne sauroit s'a percevoir. Et c'est dans les perceptions insensibles que se trouve la raison de ce qui se passe en nous ; comme la raison de ce qui se passe dans les corps sensibles' com>iste dans les mouvements insensibles », GERHARDT, P . III, 657.

LA L I A I S O N PA R F A ITE ENTRE LE PASSÉ ET L'AVEN I R

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comme dans les commencements de maladie » (29). La monotonie qui endort l'attention et la mémoire empêche l'aperceptio n ; « la coutume fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau quand nous avons habité tout près depuis quelque temps. Ce n'est pas que ce mou \'cment ne frappe toujours nos organes et qu'il ne se passe quelq ue chose dans l'âme qui y réponde à cause de l'harmonie de l'âme et du corps, mais les impressions qui sont dans l'âme et dans le corps, desti­ tuées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pou r atti rer notre attention e t notre mémoire qu i ne s'attachent qu'à des objets plus occupans. Toute attent ion demande de la mémoire et quand no us ne sommes point avertis, pour ainsi dire, de prend re ga rde à quelques-unes de nos réflexions présentes, nous les lai ssons passe r sans réflexion et même sans les remar­ quer ; mais si quelqu'un nous en avertit incontinent et nous fait remarquer par exemple quelque bruit qu'on vient d'entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des pe rceptions dont nous n e nous étions pas aperçus incontinent, l'aperception ne venant dans ce cas d'avertissement qu'après quelque intervalle , tout petit qu'il soit (30). » T rop nombreuses enfin, et par là trop uniformes, les percep­ tions sont une infinité où rien ne se distingue . Si elles ne « s'accor­ dent » point entre elles pour forme r une perception d'intensité maxima, susceptible de devenir ape rception, « si elles font à peu près des impressions également fortes et également capables de déterminer l'attention de l'âme, elle ne peut s'en apercevoir que confusément » (31 ). Le distinct s'enveloppe de confus pou r la raison bien simple « que nous pensons à quantité de cho ses à la fois, mais nous ne prenons garde qu'aux pensées qui sont les plus distinguées : et la chose ne sauroit aller autrement, car si nous prenions garde à tout, il faudroit penser avec attention à une infinité de choses en même temps que nous sentons toutes et qui font impression sur nos sens » (32 ) . > , GRUA, t. II, 553-55. (48) Principes de la Na ture e t de la Grâce, § 1 3.

(49) Second Ecrit de L e ibniz à Clark e, § 4 et 5. (50) I b id . (51 ) A Jacq u e lo t, Leibniz écrira (9 février 1 704) : � O r l e point d e l a re­ présentat ion dans chaque monade est ant établi, le reste n'e st que conséquen­ ce . .. >> , GERHARDT, P. III, 465 .

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M ÉM O I H E E T CON S C I EN C E D E S O I SELON LEIBNIZ

plus ou moins excellente, et tout le reste qui est i nfini n'y est exprimé que confusément. Mais qu'il y a en D ieu non seulement la concentration mai s encore la source de l'univers. II est le centre primi tif dont tout le res l e émane et, si quelque chose émane de nous au dehors, cc n'est pas immédiatement, mai s parce qu'il a voulu accommoder les choses à nos désirs . Enfin lorsqu'on dit que ch aque Monad e, Ame, Esprit a receu une loy particulière, il faut adjou ter qu'elle n'est qu'un e variation de la loy générale qui règle l'univers ; et que c'est comme une même ville paroît différente selon les d ifféren ts points de veue dont on la regarde . Ainsi i l n'est point nécessaire que les Ames humaines d i ffèrent spéci fique­ ment entre elles, et le contraire a plustot lieu, car il est seur que jamais deux feuilles, deux œufs, deux corps, quoyque d'une même espèce se ressemblent parfaitement, et les variétés infinie s qu'on ne sauroit comprendre sous une notion font d'autres ind ividus, mais non pas d'autres espèces. La merveille est que la sagesse souveraine a trouvé le moyen par les substances représentantes de varier le même monde en même temps i nfiniment, car le monde ayant déjà une variété i nfinie en luy-même et estant varié tel qu'il est et exprimé d iversement par une i n finité de représ enta­ tions différentes, il reçoit une i nfinité d'infinités, et ne pouvoit mieux répondre à la nature et aux intentions d e son i nexprimable auteur qui passe en perfection tout ce qu'on en p eut pen ser (52 ) . >

2 . - L'IMPOSSIB ILITÉ DE L'OUBLI

En dépit de cette possibilité limitée d'aperception pour la monade créée, « il reste quelque chose de toutes nos pensées passées et aucune n'en sauroit jamais être effacée entièrement » (53 ) . Un oubli total et définitif est difficilement concevable et, dès 1 67 1 , lorsque Leibniz s e propose d'exposer à Arnauld s a philosophie des conatus, après avoir démontré que le véritable lieu de notre esprit est un certai n point ou centre, il en déduit certaines consé­ quences remarquables dont une sur l'impossibilité d e l'oubli : Dt lmpossib ilitate Obliviscendi (54 ) . Lorsque l'homme est réduit à un état quasi léthargi que où (5 2) Rem . sur Bayle, GERHARDT, P . IV, 553-554. (53) N. E., Il, I, § 1 1 . (54) 1 67 1 , Il, I, 1 73 .

LA I..IA I SO N PAR FA ITE E N T R E LE PASSÉ ET L'A VENI R

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cessent l'aperception et la réflexion, « les facultés et les disposi­ tions in nées et acquises et même les impressions qu'on reçoit dans cet état de con fusion ne cessent point pour cela et ne sont poi nt effacées quoiqu'on les oublie ; elles auront même leur tour pour contribuer un jour à quelqu'effet notable, car rien n'est inutile dans la nature, toute confusion doit se développer ; les animaux mêmes, parvenus à un état de stupidité, doiven t retourner un jour à des perceptions plus relevées » ( 5 5 ) . Lorsqu'on médite sur les lois de l'univers physique, on rem a rque : « qu'aucune impression ne se perd pas même dans la matière . C'est à peu près comme lorsqu'on jette dans l'eau plusieurs pi erres à la fois, don t chacune fait des cercles qui se croisent sans se d é truire, mais quand le nombre de pierres est trop grand, les yeux s'y con fondent » (5 6 ) . Conti­ nuité de la perception, discontinuité dans la prise de conscience sont ainsi aisément explicables. D'une part, l'âme ne peut pas M re sans aucune pe rception pas plus que le corps ne sauroit être sans aucun mouve ment. Le repos n 'est qu'un mouvement indéfi­ nimen t ralenti, mais jamais anéanti. Le repos absolu est une chimère « contraire à la nature et sans exemple dans le monde. Une Substance qui sera une fois en action, le sera toujours car toutes les impressions demeurent et sont mêlées seulement avec d'aut res nouvelles. Frappant un corps on y excite ou détermine plu tô t une infinité de tourbillons comme dans une liqueur, car dans le fon d tout solide a un degré de liquidité et tout liquide un degré de solidité, et il n'y a pas moyen d'arrêter jamais entiè­ rement ces tourbillons internes (5 7 ) : maintenant on peut croire ,, que si le corps n'est jamais en repos, l'âme qui y répond ne sera jamai s non plus sans perception » (58 ) . D'autre part, comme nous l'ayon s vu , il nous est impossible de penser distinctement à tout ce qu e nous exprimons. Le confus enveloppe le distinct et les imp re ssions anté ri eures ne sont plus remarquées parce qu'elles son t recouvertes pa r une multitude d'autres : elles n'en existent pas moins ( 59 ) et elles orientent imperceptiblement tout le devenir

(55) N. E., I l, IX, § 14. (5 6) A Sophie-Charlotte, 1 702, GERHARDT, P. VI, 5 1 6. (5 7) Ai nsi le veut encore le principe de continuité. (58) N. E., I l, I, 1 0. (59) Cf. : Cons idéra t fons sur la Doctrine d'un Esprit un iverse l, ERDMANN, 181 ; et dans une philosophie où tout est a d m i ra blement architectonique, la persistance du pas sé, assu rc'.-e p a r les perceptions in s e n s i ble s, e st un argument en faveur d'une immortali t é personn e l l e. Tout comme il suffit du « commencement d'une chanson pour nous faire ressouvenir du reste » , « quelque occasion légère » p�ut nous permettre d'apercevoir « les habitudes acquises et les provi­ sions de notre mémoire » (67 ) . L 'oubli n'est qu'apparent, momentané ; il n'est jamais entier. Les impres sion s reç ues ne s'effacent pa s totalement ( 71) . L'expérience se conjugue ici avec des arguments philosophi­ ques : un oubli absolu serait une rupture de la trame de la vie psychique ; il s'opposerait à la continuité de la spontanéité de l'action substantielle et rendrait inexpl icable la métamorphose des pensées. On se souvient de l 'objection de Bayle et de sa formu­ lation pittoresque : « ... On ne sauroit représenter comme possibles les changements du blanc au noir et du oui au non, ny les sauts tumultueux de la terre au ciel qui sont ordinaires à la pensée de l'homme. On ne sauroit comprendre que Dieu ait pu mettre dans l'âme de Jules César le principe de ce que je m'en vais dire : il luy arriva sans doute plusieurs fois d'être piqué d'une épi ngle pendant qu'il tett oit. Il fallut donc, suivant l'hypothèse qu'on examine icy, que son âme se modifiât elle-même d'un senti­ m ent de douleur, immédiatement après les perceptions agréables de la douceur du lait qu'el le avoit eues deux ou trois minutes de suite. Par quel ressort fut-elle déterminée à interrompre ses plai­ sirs et à se donner tout un coup un sentiment de douleur sans que rien l'eût avertie de se préparer au changement, ny qu'il se fût rien passé de nouveau dans sa substance > ( 72) ? Le passage d'une pensée à une autre doit renfermer quelque raison d'affinité . On connaît la réponse de Leibniz : c'est grâce aux pressenti­ ments confus que ce passage est possible ; ils assurent la conti­ nuité entre le passé, le présent et l'avenir, même si ces trois moments du temps apportent avec eux des impressions différentes. « Si l'âme de César n'avoit que des pensées distinguées, et se les donnoit toutes volontairement, le passage d'une pensée à l'autre pourrait être tel que M. Bayle propose d'un arbre à l'autre par exemple. Mais outre les perceptions dont l'âme a le souvenir, elle a un tas d'une infinité de confuses, qu'elle ne démêle point, et c'est par elles qu'elle représente les corps qui sont hors d'elle, et qu'elle vient à des pensées distinguées dissemblables aux précé­ dentes, parce que les corps qu'elle représente ont passé tout d'un coup à quelque chose qui affecte fortement le sien. Ainsi l'âme passe quelquefois du blanc au noir ou du oui au non, sans savoir comment, ou du moins d'une manière involontaire. Car ce que ses (70) N. E., I, I ll, § 1 8 . (7 1 ) A Hartsoeker, GERHARDT, P . I I I, 508 . (7 2) GERHARDT, P. IV, 546.

LA L I A I S O N PA RFA ITE ENTRE LE PASSÉ ET L'AVEN I R

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pensées confuses et ses sentiments produisent en elle, est attribué au corps. Il ne faut donc s'étonner si un homme qui mange quelque confiture et se trouve piqué pa r quelque animal passe immédiate­ ment du plaisir à la douleur malgré luy. Car l'animal affectoit déj à le co rps de l'homme, en l'approchant avant que de piquer, et la représentation de cela affectoit déjà son âme, mais insensiblement. Cependant, peu à peu l'insen sible passe au sensible dans l'âme comme dans le corps ; c'est ainsi que l'âme se modifie elle-même contre son g ré, car elle est esclave par ses sentiments et pensées con fuses qui se font selon les états de son corps et des autres corps par rappo rt au sien. Voilà donc par quels ressorts les plai­ sirs sont interrompus et les douleurs succèdent quelques fois, sans que l'âme en soit ave rtie toujours ou y soit préparée, comme par exemple lorsque l'anim al qui piquera approche sans bruit, ou bien si c'étoit une guêpe par exemple, lorsqu'une distraction nous empêche d'avoir attention au bourdonnement de la guêpe qui approche . Ainsi il ne faut point dire qu'il ne s'est rien passé de nouveau dans la substance de cette âme qui la fasse venir au sentiment de la piqûre, ce sont les pressentiments confus, ou pour mieux dire les disposition s insensibles de l'âme qui représentoient les dispositions à la piqûre dans les corps ( 73). » En leurs « développemens périodiques » , les perceptions insen­ sibles donnent le moyen de retrouve r le souvenir et permettent au pa ssé de se dans le sens d'un retour éternel. Un même état de l'univers ne peut revenir, périodiquement, identique à lui-même, car, dans cette hypothèse, « toutes les possibilités infinies devroient arriver dans cet intervalle périodique fini, et toute l'éte rnité ne produiroit plus rien de nouveau » { 7 4) . Le temps chez notre philosophe n'est pas un temps clos su r lui-même, un temps cyclique, mais un temps en progrès, en approximation, en devenir illimité ; du temps on remonte à l'éte rnité, à un e éternité indéfiniment évolutive.

(73) Ibid. (74) GERHARDT, P. IV, 3 4 0- 34 1 .

C H A P I T R E I ll

L' ATTENTION

Si la mémoire permet de retrouver le passé, l 'attention est prise de conscience du présent. Leibniz les rapproche l'une de l'au tre : ainsi dans les longues chaînes de définitions du De A ff ec tib us, no u s trouvons deux formules qui précisent la part du souvenir ou, plus exac tement, de l'absence d u souvenir dans cette détermination de l 'âme qu'est l'attention. La première justifie la sélection attentionnelle : « A tten tio es t déterm inatio animi ad cogitandum aliquid prae a his q u ia aliorum non mcminit ( 1 ) . »

La seconde rend raison de notre attention à une série de pensées : « De ferm ina fi s umus ad aliquam cogitandi seriem, vel quia jam in ea sumus nec ratio m u tandi ulla est ; vel quia in b ivium perven im us plu rium cogitandi serierum, quarum una aliis fortior est. Nu lla m u tandi seriem in qua sumus ra tio est, cum nulla in ea praebetur occasio rem iniscendi a liarum cogitationum, q uas an tea habuimus : quod fit cum id quod cogitamus no b is videtur valde singu lare. A tque haec anim i de term inatio vocari pot est at ten tio ( 2 ) . »

( 1 ) G R UA, t. I, 5 2 5 . ( 2) Ibid., 5 3 2 .

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.MÉM O I R E E T C O N S CIENCE D E S O I S ELO N LEI B N I Z

Attention et mémoire se conjuguent dans les opérations de l'entendement comme dans le déroulement de l'agir humain. Viennent-elles à manquer ? c'est l'esprit qui faillit. Or il est quasi impossible de les rendre toujours pleinement présentes : c'est pourquoi tout raisonnement, si exact et si solide qu'on le sup­ pose, s'agit-il même du raisonnement cartésien, présente les aléas du doute (3 ) . Bon nombre de nos erreurs s'expliquent ou par l'insuffisance de l'attention ou par l'infidélité de la mémoire (4 ) et « 1 'on ne saurait inventer une méthode sûre pour les éviter surtout lorsqu'il s'agit d'une l ongue suite de raisonnements. Il faut donc avoir recours à des vérifications > (5 ) . On peut toutefois diminuer le risque de se tromper en recherchant en toute chose une certitude analogue à celle du calcul et du raisonnement mathé­ matique ( 6 ) . Quoi qu'en dise Descartes, la volonté ne s'étend pas plus loin que l'entendement. « Croire le vrai ou croire le faux, c'est-à-dire connaître ou se tromper, n'est autre chose qu'une certaine conscience ou un certain souvenir de perceptions ou de raisons. Et cela ne dépend pas de notre volonté si ce n'est dans le cas où par des voies obliques, nous en arrivons enfin, parfois même en dépit de notre ignorance, à croire que nous voyons ce que nous voulons voir ( 7 ) ... Nous j ugeons donc non pas selon notre (3) A nimadversiones, pars 1, art. 5 . (4) Id., art. 6.

(5) Id ., art. 1 3, trad. ScHRECKE R . ( 6 ) Ce ri sque d'erreur ne l égitime pas le doute carté sien et l'hypothèse du c génie puis sant et trompeur » ; cf. : « D'ailleurs Dieu ne survient ici que pour produire une sorte d'effet théâtral. Car pour ne pas dire davantage, cette étrange fiction, ce doute sur la question de savoir si nous ne seri ons pas faits pour nous tromper, m ême à propos des cho ses les plus évidentes, ne saurait émouvoir personne, pui sque la na ture même de l'évidence s'y oppose et que les expériences et les succè s de toute la vie témoignent du contraire. Et si ce doute pouvait jamais s'élever avec rai son, i l serait à j amais insurm ontable, et pour Descartes lui-même et pour tout autre philosophe : il l eur fera it touj ours ob stacle, quelle que fut l'évidence de l eur s a ssertions >> , id., in art. 1 3 .

(7) A maintes reprises e t avec beaucoup de pénétrat ion, Leibniz trace quelques unes de ces voies obl iques par le squelles la volonté en orientant l'attent ion détermine indirectement le jugem ent . Ainsi : > , Théod icée, § 64 ; id., § 301 , 326-327 ; Réflexions sur le Livre de M. Hobbes, § 4 et 5 ; De [' Usage de ta Méditation, GERHARDT, P. VII, 78-80. Il dépend de la volonté d'élaborer la rectitude de l'entendement ; il lui appartient « de faire auparavant effort, avec tout le zèle possible, pour bien préparer l'esprit, préparation que nous demanderons utilement soit à l'étude des expériences, des fautes et des échecs des autres, soit à nos propres expériences, j'entends à celles qui ont été dans la mesure du possible exemptes de risques, ou n'ont du moins causé aucun préjudice sérieux, soit enfin en accoutumant l'esprit à penser selon un cer­ tain ordre et une certaine méthode, de telle façon que par la suite ce qui est requis s'offre spontanément » , A nimadversiones, pars 1, art. 3 1-35. (8) Animadversiones. .. ibid. ,· dans la Réfutation in édite de Spinoza, Leibniz écrit également : > la découverte des notions mathématiques. Le texte continue : « Quoiqu'il soit vrai qu'on n'envisageroit pas les idées dont il s'agit si l'on n'avoit jamais rien vu, ni touché. Car c'est par une admirable > . Le texte poursuit révélant le souci de Leibniz de trouver une signification acceptable à toutes les doctrines : « qu'il est vrai cependant que Dieu nous donne tout ce qu'il y a de positif en cela et toute perfection y est enveloppée par une émanation immédiate et contin uelle en vertu de la dépendance que toutes les créatures ont de lui et c'est par là qu'on peut donner un bon sens à cette phrase que Dieu est l'objet de nos âmes et que nous voyons tout en lui >>, ERDMANN, 452. (33) N. E., I, I, § 20. (34) A Th. Burnet, 21-30 Janvier 1699 : « Cependant je suis persuadé d'ail­ l eurs que l'idée de l'estre suprême est née avec nous, quand mesme il y auroit des gens où elle n'eust point été réveillée par des réflexions expresses '> ,. GERHA RDT, P. III, 249. Egalement : , le chapitre : , Janet t. 1, 609 ; également : Théodicée, § 66 ; Monadologie, § 49, etc... Mais cela n'est qu'un p rincipe d'explication car il est bien sûr que, pour Leibniz, < u ne substance créée n'agit point sur une autre dans la rigueur méta physique, c'est-à-dire avec une influence réellé >> , à A rnauld, 14 Janvier 1 688, J A NET, t. I, 687. (71)

N. E., II, XXI, § 72.

92

MÉMOI R E ET CON S CI EN C E D E SOI SELON L EI BNIZ

qui en résulte, soit qu'il ait dessein de les comprendre sous le nom donné à la combinaison (7 2 ) . > L'attention rend l 'esprit non seulement mi roi r passi f de l'uni­ vers mais encore miroir vivant ; bien plus, el le l ui permet de réfracter « des idées distinctes d e l a beauté et de la grandeur de l a souve raine substance ( 7 3 ) . Or seules les idées d i stinctes écl ai rent l'entendem ent parce qu'ell es contiennent en el les au-delà de l a con­ nai ssance de.s faits celle des rai sons . Très souvent, en fai sant appel à des exemples, Leibniz a in sisté sur l a suprématie de l a seconde forme d e con naissance par rapport à la première. Citons simple­ ment ici dans. l a li gne de l' attent ion, efTort vers l e distinct par la mise en j eu des véri t é s éter nel les et nécessaires : « Pour mieux distinguer ce qui écl aire l'e sprit de ce qui le conduit seulem ent en aveugl e, voicy de s exemples tiré s de!s arts : si quelque ouvrier sçait par exp érience ou par tradition, que le d i amètre estant de 7 pieds, la ci rcumférence du cercle est un peu moins que de 22 pieds, ou si un Canonier sçait par ouy-dire ou pour avoir mesuré souvent que les corps sont j etés plu s loin par un angle de 45 degrès, c'est le sçavoir confusément et en artisan qui s'e n servira fort bie n pour gagner s a vie et p o u r rendre service aux au tres, m a i s les connoissances qui éclairent notre esprit , c e sont celles qui sont d i s­ tinctes ; c'est-à-dire qui contiennent les cau ses ou raisons comme lorsqu'Archimède a donné la démonstration de la p remière des règles dont je viens de parler et que Galilée a d onné celle de la seconde ; et en un mot , c' est la seule connois sance des rai sons en elles-mêmes ou des vérités nécessaires et éternelles, surtout de celle qui sont les plus compréhensives et qui ont le plus d e rapport au souverain être qui. peuvent nous perfectionner » (7 4) . L'attention est, par excell ence, l'instrument du progrès de l'esprit ; ell e s eule « est bonne par elle-même » ; tout le reste, auprès d'elle, « est mercenaire et ne doit estre appris que p ar nécessité à cause des besoins de cette vi e et pour estre d' autant mieux en état de vacquer à la perfection de l 'esprit » ( 7 5 ) . Reconnaissons que tout l'envelo ppement de la philosophie leibnizienne permet un développem en t assez original de l a notion d'attention alors que le philo sophe n'a pas pri s l a peine de disserter, d'une manière s uivie, sur cette notion bien cartésienne. (7 2)

N. E.,

II, XXX, § 3.

(73) A ['E lectrice Soph ie,

GERHA RDT,

P. VII, 543.

(74) Au Landgra lJe, 28 Novembre - 8 Décembre 1 686, I, IV, 41 0-41 1 . (75)

I b id .

CHAP ITRE IV

LES M E R V E I LLES DES SONGES

Si l'action est essentielle aux substances ( 1 ) , l'esprit pense toujours. c Il est sûr que nous dormons et sommeillons et que Dieu en est exempt. Mais il ne s'ensuit point que nous soyons sans aucune perception en sommeillant. Il se trouve plutôt le contraire, si on y prend bien garde (2 ) . > Le sommeil sans aucun songe s'accompagne de « quelque sentiment faible » . « Le réveil même le marque ; et plus on est aisé à être éveillé, plus on a le sentiment de ce qui se passe au dehors, quoique ce sentiment ne soit pas toujours assez fort pour causer le réveil (3 ) . » Continuité, métaphysique de l'action substantielle, physique dynamique s'harmonisent et certaines de leurs vibrations touchent parfois au mystère du moi assoupi. Il est regrettable que les D e m on s tra tions Ca th olicœ n'aient point été rédigées, et, pour repren­ dre un mot de Leibniz que le philosophe eût été bien inspiré de s'appliquer à lui-même, que « les Muses d'Allemagne au lieu de quelques grands et importans livres » ne nous aient fou rni que ( l ) Cf. : , N. E., I l, XIX, § 4 . (2) Ibid., I l, I, § 10. (3) Ibid . , I l, I, § 1 3 .

94

M É M O I R E ET C O N S C I E N C E DE S O I S ELO N LEI B N I Z

« quantité de petites dissertations » ( 4). Nous y aurions peut-être trouvé un aperçu sur l'admirable agencement des songes : « Ex mirabili cocinnitate somniorum » (5 ). Nous y aurions peut-être appris comment nous servir du sommeil pour régler notre activité intel lectuelle, témoin cette réflexion que Leibniz nous livre u ne autre fois et où le rythme de la phrase traduit l'ample profondeur de la pensée : « L'âme, si les songes duraient longtemps, appren­ drait enfin à raisonner parfaitement en songeant » (6).

1 . - ATTEN T I O N , M ÉM O I RE, I MAG IN ATION

Alors que Descartes, dans son Tra ité de l'homme , démonte scrupuleusement le mécanisme physiologique du rêve, c'est aux liaisons entre le moi endormi et le moi éveillé que Leibniz s'in té ­ resse. Toutefois, ici encore, il n'a pas constitué de science du rêve, mais on peut découvrir dans son œuvre, dans les Nouveaux Essais en particulier, quelques-uns des thèmes que, dans un contexte de poésie, Bergson nous a rendus familiers. Dormir, c'est se désintéresser » ( 7 ) écrira l'auteur de l' Energie spirituelle et Leibniz affirme que dans le sommeil l'âme est momen­ tanément indifférente à toutes choses, même au soin de la proprié té pour utiliser un vocabulaire que les querelles mystiques avai ent mis en honneur et qu'emploie Leibniz lui-même. (à Clarke, 5 e Ecrit, § 89) , tandis que la seconde suppose un miracle perpétuel. On n'en finirait pas (tel n'est point d'ailleurs notre propos) de citer tous les textes de la correspon­ dance avec Arnauld, en particulier, où Leibniz utilise cette distinction . Rete­ nons simplement que, dans la préface de la Th éodicée, la préformation et la génération des vivants sont, en vertu du principe d'analogie, i nvoquées com­ me arguments en faveur de }'Harmonie préétablie. Après avoir rappelé les travaux de Swammerdam, Leibniz écrit : « Et j'aorois ajouté que r ien n'est plus capable que la préformation des plantes et des animaux,, de confirmer mon Système de l'Harmonie préétablie entre l'âme et le corps où le corps est porté par sa constitution originale à exécuter, à. l'aide des choses externes, tout ce qu'il fait su ivant la volonté de l'âme ; comme les semences par leur con stitution originale exécutent naturellement les intentions de Dieu par un artifice plus grand encore que celui qu i fait que dans notre corps tout s'exé­ cute conform ément aux résolut ions de notre volonté. Et puisque M. Bayle lui-même juge avec raison qu'il y a plus d'arti fi ce dans l'organisation des animaux que dans le plus beau Poème du monde on dans la plus belle in­ vention dont l'esprit humain soit capable, il s'ensu it que mon Système du commerce de l'Ame et du corps est aussi facile que le senti ment commun de la formation des animaux � car ce sentiment (qui me paroît véritable) porte en e ffet que la Sa gesse de Dieu a fait la nature en sorte qu'elle est capable en vertu de ses loix de former les animaux ; et je l'éclaircis et en fais m ieux yoir la possibilité par le moyen de la préformat ion . Après quoi on n'aura pas sujet de trouver étrange que Dieu ait fait le corps en sorte qu'en vertu de ses propres loix il puisse exécu ter les desseins de l'âme rai­ sonnable pu isque tout ce que l'âme raisonnable peut commander au corps est moins difficile que l'organ isation que Dieu a commandée aux semences > .

L'ENVELO PPEMENT D E LA M O RT

111

petit la nature divine » (27 ) . Elle n'est pas soumise aux mêmes lois que les « formes enfoncées dans la matière » ; elle est comme un petit dieu, faite à l'ima ge de Dieu, et a en elle quelque rayon des lumières de la divinité. Dès lors, son apparition, comme son exis­ tence, pourrait introduire une discontinuité dans la continui té u ni­ verselle. Parfois Leibniz laisse à la Révélation le soin de répondre à la question de son origine (28 ) . Mais l'obsession théologique est telle­ ment forte chez lui qu'il ne peut s 'empêcher de prendre parti entre les différentes hypothèses présentées sur cet obj et par les théolo­ giens et les philosophes. Faut-il admettre l'édu ction (29 ) : l'â me serait tirée de la puissance de la matière comme la figure tirée du marbre ? Faut-il croire avec Platon à la préexistence des àmes humaines dans un autre monde, opinion également soutenue par Origène et ressu scitée par le Docteur anglais Henry Morus, opinion qui présente plus d'un air de parenté avec les doctrines métempsy­ chosistes remises à la mode par Van Helmont ? Avec saint Augustin et une partie des théologiens de la Confession d' Augsburg, faut-il retenir la trad uction : l'âme nouvelle naîtrait d'une âme précédente com me un feu s'allume d'un autre feu ; l'âme des enfants serait engendrée de l'âme ou des âmes de ceux dont le corps est engendré ? Ou alors faut-il s'arrêter à l'idée d'une création de l'âme raison­ nable : celle-ci est produite dans le temps de la form ation de son corp s, plus précisément, « lorsque ce corps animé qui est dans la semence se détermine à prendre la forme hu maine » ( 30 ) ? Cette dernière opinion, nous dit Leibniz, « est enseignée dans la plus grande partie des écoles chrétiennes, mais elle- reçoit le plus de diftï­ culté par rapport au péché originel » (3 1 ) . (27J A A rnauld, 28 nov. - 16 déc. 1686, éd. PRENANT, 183. ( 28) Cf. par ex . : à /'Electrice S ophie : « Cependa nt je ne veux point éten­ dre cette doctrine à l'homme ny à l'âme hu maine, estant persuadé qu'ayant en elle l'image de Dieu, elle est gouvernée par des loi x toutes particulières dont on ne sça uroit apprendre le dét ail que par la Révélation », R L O P P VII, 303-3 04 ; de même à propos de la doctrine de la préexistence, Leibniz écrit : > , ibid. (34) Dans la Monadologie (§ 82) : « ... Il y a pourtant cela de particulier dans les animaux raisonnables que leurs petit s animaux spermatiques, tant qu'ils ne sont que cela, ont seulement des âmes ordi naires ou sensitives ; mais dè s que ceux qui sont élus, pour ain s i dire, parviennent par une actuelle conceptio n à J a nature hum aine, leurs â m e s sen sitives sont élevées au degré de la R aison et à la prérogative des esprits >> .

L'ENVELOPPEM E N T DE LA M O RT

1 13

pouvoit attribuer cette élévation de l'âme sensitive (qui la fait parvenir à un degré essentiel plus sublime, c'est-à-dire à la Raison) à l'opération extraordinaire de Dieu. Cependant il sera bon d'aj outer que j 'aimerois mieux me pas ser du miracle dans la génération de l'homme comme dans celle des autres animaux : et cela se pou r ra expliquer en concevant que dans ce grand nombre d'âmes et d'ani­ maux, ou du moins de corps organiques vivans qui sont dans les semences, ce s âmes seules qui sont destinées à pa rvenir un jour à la nature humaine enveloppent la Raison qui y paroîtra un jour, et que les seuls corps organiques sont préformés et prédisposés à prendre un j our la forme humaine, les autres petits animaux ou vivans séminaux, où rien de tel n'est préétabli , étant essentiellement différens d'eux, et n'ayant rien que d'inférieur en eux . Cette pro­ duction est une manière de traduction, mais plus traitable que celle qu'on enseigne vulgairement : elle ne tire pas l'âme d'une âme, mais seulement l'animé d'un animé et elle évite les miracles fréquens d'une nouvelle création qui feroient entrer une âme neuve et nette dans un corps qui la doit corrompre (35). » Même affirmation dans les résumés concis de la Causa Dei . Au com mencement des choses, une préformation divine aurait enve­ loppé la raison en certaines âmes sensitives, de même qu'elle aurait disposé certains corps à prendre un jour la forme humaine. La génération, ici comme partout, ne serait qu'un développement suc­ cédant à un enveloppement. Dans l'âme sensitive, la raison aurai t été enfermée « sous la forme d'une sorte d'acte scellé portant effet ultérieurement » . Il semble toutefois que l'intervention de Dieu soit nécessaire pour que l'effet se produise, mais Leibniz ne veut pas décider ici s'il s'agit « d'une opération ordinaire ou extraordi­ naire de Dieu » (3 6). « Ainsi disparaissent les difficultés philosophiques touchant l'origine des formes et des âmes, l'immatérialité de l'âme et par suite son indivisibilité qui fait qu'une âme ne saurait naître d'une autre . « En m ême temps disparaissent les difficultés théologiques touchant la corruption des âmes : on ne dira plus que l'âme raison­ nable et pure, soit préexistante soit nouvellement créée, a été intro­ duite par Dieu dans une masse corrompue pour y être elle-même corrompue.

( 35 ) Théodicée, § 397. (36) Causa Dei, § 8 1 , trad.

ScH REC K E R .

8

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M É M O I R E ET C O N S C I EN C E DE S O I C H EZ LEIB N I Z

« On acceptera donc la Tradu ction (tran smission du péché de génération en génération ) , mais une Traduction un peu plus accep­ table que celle enseign ée par saint Augustin et d'autres Théologiens éminents : non point une Traduction d'âme à âme - thèse rejetée par les anciens, selon le témoignage de Prudence, et contraire aussi à la nature de s choses - mais d'être vivant à être vivant (37). »

*•* Quoi qu'il en soit d e ces difficultés sur l'origine de l'âme raisonnable, la thèse d'une « génération - développement :, entraîne celle d'une « mort - enveloppement ». Sans doute le parallélisme n'est-il pas pleinement évident. Si la première thèse se lit dans les faits, la seconde n'y est pas inscrite de la même manière. L'invo­ lution de la mort est souvent trop brutale pour être étudiée : « La géné ration avance d'une manière naturelle et peu à peu, ce qui nous donne le loisir de l'observer, mais la mort mène trop en arrière, per saltum, et retourne à des parties trop petites pour nous, parce qu'elle se fait ordinairement d'une manière trop violente, ce qui nous empêche de nous apercevoir du détail de cette rétrograda­ tion » (38). Il est bien difficile de « marquer le véritable temps de la mort, laquelle peut passer longtemps pour une simple suspension (37) Ibid., § 83, 84, 85. (38) A A rnauld, 9 Octobre 1687, éd. P R E NANT, 227. Beaucoup plus tard à Sophie-Charlotte, 8 may 1704, Leibniz écrira de même : « Les observations aussi font juger aux plus industrieux observateurs, que la génération de s animaux n'est autre ch ose qu'un accroissement joint à la transformation, ce qui fait bien juger que la mort ne peut estre que le contraire, la différence estant seulement que dans un cas le changement se fait peu à peu et dans l'autre tout d'un coup et par quelque violence. D'ailleurs l'expérience monstre encore qu'un trop grand nombre de petites perceptions peu distinguées, com­ me qui suivent d'un coup de teste, nous étourdit, et que dans une défail­ lance il arrive que nous nous souvenons et devon s nous souvenir aussi peu de ces perceptions que si nous n'en avions aucunes. Donc la règle de l'unifor­ mité ne nous doit point faire faire un autre jugement de la mort même dan s l e s animaux suivant l'ordre naturel, puisque l a chose est aisée à expliquer de cette façon déjà connue et expérimentée de toute autre manière » . Et le texte continue par cette idée sur laquelle nous reviendrons plus loin : « n'étant pas possib] e de concevoir comment commence ou finit l'existence ou l'action du principe perceptif, ny sa séparation non plus. Au reste il est aisé de juger que Ja suite de ces changemens d'un animal aura sans doute encor un très bel ordre et très capable de satisfaire puisqu'il y a ordre et artifice partout l) , G E R H A R DT, P. I I I, 345. A la même époque, à Lady Masham « ... La génération et la mort ne peu­ vent estre que des développemens et enveloppemens dont la nature nous mo ntre visiblement quelques échantillons selon sa coutume, pour nous aider à deviner ce qu'elle cache �, GERHARDT, P. I I I, 345.

L'ENVELOPPEMENT DE LA M O RT

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des actions notables, et dans le fond n'est jamais autre chose dans les simples animaux (39 ) : témoin les ressuscitations des mouches noyées et puis ensevelies sous de la craie pulvérisée, et plusieurs exemples semblables qui font assez connaître qu'il y aurait bien d'autres ressuscitations et de bien plus loin si les hommes étaient en état de remettre la machine > ( 40). Ce qui ne commence point absolument dans une naissance qui n'est qu'a pparente ne finit point non plus dans une mort marquée du mê-me caractère . « Et puis­ qu'ainsi il n'y a ni génération entièrement nouvelle de l'animal , il s'ensuit qu'il n'y en aura point d'extinction fi nale , ni de mort entière prise à la rigueur mt; taphysique ( 41 ) . >

3. - LA

F I CT ION D E LA MÉTEM PSYCHOSE

La génération, la mort ne sont que des transformations, des métamorphoses. Le soutenir n'est-ce pas ressusciter la croyance ancienne en la métempsychose, ressuscitée par quelques auteurs contemporains dont Van Helmont ? Accorder une transcréation des Ames n'est-ce point introduire la transmigration (42 ) ? La réponse de Leibniz est formelle et elle est négative. Toute fois sa bienveil­ lance d'esprit et son parti-pris de « remarquer toutes les traces de vérité des Anciens » - ou si l'on préfère quelques comparaisons leibniziennes, de tirer l'or de la boue, le diamant de sa mine, la lumière des ténèbres ( 43) - l'incitent à dégager les idées justes encloses dans la doctrine de la métempsychose : la première est « que les animaux ont de véritables âmes sensitives » ; l a seconde est « qu'il n'y a point d'âme, qui périsse non pas mesme celle des (39) Nous yerrons au chapitre suivant les différences établies par Leibniz entre la surviYance animale et l'immortalité humaine. (40) Systèm e nouveau de la nature, § 1.

(4 1 ) Ibid. (42) GERHARDT, P. IV, 4 73 ; dan s les Considération5 5ur le Principe de Vie� Leibniz après avoir affirm é la présence d'une âme chez l'animal, prévoit éga­ lement l'objection : c Ce sentiment mène à un autre, où je sui s encore ohligé de quitter l'opinion reçue.. On demandera à ceux qui sont de la mienne ce que feront les âmes des bêtes après la mort de l'animal ; et on nous impu­ tera le dogme de Pythagore qui croyoit la transmigration des âmes, que non seu l ement feu M. Van Helmont, le fils, mai s encore un A uteur de cert aines méditations métaphysiques a voulu res susciter '>, E R D M A N N , 430. (43) Sur cette attitude de Leibniz dans toutes les controverses, cf. notre thèse principale : Leibniz et la Querelle du pur A mour, ch. I.

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M É M O IH E ET C O N S C I EN C E D E S O I SELON LEIBN IZ

animaux » (44) . Seulement la transmigration des âmes est une croyance populaire ( 45 ) qui enveloppe la vérité dans le confus imaginatif au lieu de la développer dans le distinct saisi par l'en­ tendement. Ainsi « les Pyt hagoriciens .. . au lieu de concevoir les transformations d'un même animal. .. ont cru ou tout au moins d ébité les passages d'une âme à l'autre, ce qui est ne rien dire » ( 46 ) . Quels sont les argument s qui rendent inacceptable la métem ­ psychose ? Il n'est pas interdit de pen�er qu e si Leibniz ne l'admet pas c'est parce que la foi chrétienne ne l'admet pas. Cette répo nse a pour elle toute la force de sa simplicité et elle n'est pas étrangère à la pensée du philosophe ; mais elle n'est pas celle qu'il explicite le plus volontiers, sans doute parce qu'elle est as sez claire d'elle­ même. Au contraire, il avance et répète des arguments multiples, et co mme toujours admirablement convergents, pour réfuter l'idée de la transmigration des âmes . Citons, en premier lieu, les considérations biologiques, déj à indiquées, sur le processus de la génération et de la mort. En regard des transformations observées par Swammerdam, :Malpighi et Leu­ wenhoeck, un passage des âmes allant de corps en corps apparaît une imagination bien éloignée de la nature des choses, analogue à celle des philosophes qui « ont cru la transmigration du mouvement et celle des espèces » ( 47 ) . Plus profondément encore, la thèse qui veut que toute âme, tout esprit fini est inséparable d'un minimum de matière fait de la métempsycho se une impossibilité physique. Or, comme on l'a écrit : « Il ne s'agit pas seulement de la m a teria prima, principe métaphysique de l'imperfection inhérente à chaque créature mais du corps organique quelles que soient ses transformations » ( 48 ) .

(44) Notes sur les vues philosophiq ues de Helm ont, KLOPP, VI II, 9 ; de même Leibniz est d'accord avec Van Helmont >, II, I, 500-501. (46) A Foucher,

GERHARDT,

P. I, 392.

(4 7) Système nouveau de la Nature, § 6. (48) G. LEWIS, Le Dualisme Cartésien, in Revue Philosophique, juillet-dé­ cembre 194 6, 4 7 7 .

L' ENVELO PPEMENT DE LA M O RT

117

Leibniz redit à qui veut l'entendre que les âmes ne sont jamais sans quelque corps ( 49) non pas même celle des génies ( 50 ) , non pas même celle des bienheureux à qui le dogme recon naît un corps glorieux, non pas même celle des anges « à qui les anciens pères ont accordé un corps subtil » (5 1). L'âme demeure toujours unie à quelque chose d'organique. C'est une absurdité de croire que les principes substantiels voltigent hors des substances ( 52 ) . La mort même ne saurait marquer la séparation totale de l'âme avec le corps ; le vivant est un Arlequin qui ne saurait jamais être entiè­ rement dépo uillé (53) ou, si l'on pré fère d'autres comparaisons : « chaque animal est à l'épreuve de tous les accidents et ne scau roit estre jamais détruit, mais seulement changé et réservé par la mort com me un serpent quitte sa vieille peau » ( 5 4 ) ; et encore : « c'est com me dans les cristallisations des sels qui se confondent, qui se séparent enfin et re tournent à quelque ordre » (5 5 ) . Un des avan­ tages de cette doctrine - et il n'est pas médiocre aux yeux de notre auteur - est de rendre plausible le dogme de la Résurrection des corps : l'âme garde toujours un corps subtil, organisé à sa manière, et, au jour de la résurrection, elle reprend ce qu'il faut de son corps visible qui n'a pas été anéanti, mais simplement enveloppé, dans l'endormissement de la mort ( 56 ) . Ici encore, se manifeste une (-19 ) Princ i p a l es références, a rt. préci t. p. 477, notes 4, 5, 6. A ajouter de nombreuse s rc'.· pétitions dans les N. E., a insi : I, I ; Il, XV, § 1 1 ; Il, XXI, § 7 3, in fine ; I l, XXI I I, § 19 ; I I I, XI, § 23 ; à Sophie-Charlot te, KLOPP, X, 180 ; à Hartsoeker, GEnHARDT, P. I l l, 508-509 et 529 ; à Clarke, 5e Ecrit de Leibniz, § 61. Déj à en Jui n 1679, Leibniz écrivait à Malebranche : « C'est pourquoy je vous auroi s beaucoup d'obligation si vous pouviez un jour di s siper les doutes que j 'ay sur les propositions suivantes ... secondement que l'esprit peut subsi s­ ter san s estre un i à quelque corps >> , GERHARDT, P. 1, 334. (50) Cf.. par ex. : à Lady Masham : « Cela me fait juger aussi qu'il n'y a poi nt d'Esprit s s éparés ent ièrement de la matière, excepté le souverain Estre et que le s G énies, quelque merveilleux qu'ils puis sent être, sont toujour s ac­ compagnés de corp s di gnes d'eux >> , GERHARDT, P. I I I, 340. Même idée à Sophie-Charlot te, ibid., 343 . (51 ) Considérations sur la Doctrine d'un Esprit u niversel, ERDMANN, 180. Dans les Nouveaux Essais à propos de la « conversation >> qui est le propre de l'animal ra i sonnable, Théophile précise : « Cependant j e c rois que la con­ versation convient à tous les espri ts qui se peuvent entre-communiquer leurs pensées. Les scola stiques sont fort en peine comment les anges le peuvent faire ; ma i s s'i l s leu r accordoient des corps subtil s comme je fais après les anc i ens il ne resterait plus de difficulté s là-des sus >> , III, VI, § 21 ; voir sur la doc tri n� leibni zic nne des anges, G n uA : Jurisprudence universelle..., p. 108-1 17. (52) GERHA RDT, P. IV, 474. (53) N. E., III, VI, § 42 ; id. , .t Wagnu, EnDMANN, 466. (54) A ['Electrice Sophie, 4 nov. 1 696, GERHARDT, P. VIII, 543. (55) F. DE C., Let tres, 180. (56) Cf. Sur ['Esprit universel, ERD MANN, 180.

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préoccupation constante de Leibniz : celle d'offrir dans sa philoso­ phie une j ustification cohérente des différents dogmes chrétiens. Et pourquoi l'âme est-elle toujours unie à quelque corps ? sinon en vertu de l'harmonie préétablie et de la présence d'une âme en chaque parcelle d'un corps organisé. « Il faut dire encore, suivant l'exacte correspondance de l'âme et du corps, que le corps organique subsiste toujours et ne scauroit jamais estre détruit ; de sorte que non seulement l' âme, mais même l'animal doit demeurer. Cela vient de ce que la moindre partie du corps organique est encore organisée ; les machines de la nature estant repliées en el1 es-mêmes à l'infini. Ainsi ny le feu, ni les autres forces extérieures n'en scauroient jamais déranger que l'écorce (57). » On comprend que naturellement et sans angoisse aucune, les animaux « quittant leur masque ou leur guenille... retournent seule­ ment à un théâtre plus subtil (58), où ils peuvent pourtant être aussi sensibles et aussi bien réglés que dans le plus grand. .. « Ainsi non seulement les âmes, mais encore les animaux sont ingénérables et impérissables : ils ne sont que développés, envelop­ pés, revêtus, dépouillés, transformés ; les âmes ne quittent jamais tout leur corps et ne passent point d'un corps dans un autre corps qui leur soit entièrement nouveau. « Il n'y a donc point de métempsychose, mais il y a métamor­ phose (59).. . » D'ailleurs, la métempsychose est contraire aux principes d'ordre et de continuité : elle introduit dans la nature un saut inexplica­ ble. Tout au plus pourrait-on envisager sa possibilité dans certaines conditions bien déterminées. « Si la transmigration n'est point prise à la rigueur, c'est-à-dire si quelqu'un croyoit que les âmes demeurant dans le même corps subtil changent seulement de corps grossier, elle seroit possible, même jusqu'au passage de la même âme dans un co rps de différente espèce à la façon des Bramines et des Pytha­ goriciens » . Mais Leibniz s'empresse d'aj outer : « tout ce qui est (57) S ur l'Esprit un iversel,

ERO.MANN,

1 80.

(58) L a même i d ée appli quée à l'homme est souvent méd itée dans la cor­ respondance avec /'Electrice S ophie ; ainsi par exemple : , G R UA, t. Il, 7 4 1 . Grua affirme que > a ttribuée par Baruzi à LeiL niz et longuement commenté dans « Leib­ n iz et l'Organ isatio n religieuse de la Terre », 486 à 4 9 2 . D'autres commenta­ teurs et non des moindres ont voulu t rouver dans ce texte inachevé un plai­ doyer leibnizien en faveur d'une « Rel i gion de la Nature » ou plus simple­ ment de la religion naturelle. Quant à nous, nous partageons totalement l'avis de Grua. Le parallèle, s'il e st de 1 a main de Leibniz, paraît da vantage une copie qu'un original. Peut-ê tre une copie de Toland ? (cf. textes et problèmes soulevés dans GRUA, t. I, 46 à 6 1 )

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M ÉM O I R E ET C O N S C I E N C E DE S O I SELON L E I BN I Z

totalement à la raison pour trancher la question de sa destinée. Dès 1 669 (3), il est heureux de se rencontrer avec le Concile du Latran pour se dresser contre la doctrine des Averroïstes et de certains autres péripatéticiens, d'après laquelle l'immortalité de l 'âme serait vraie selon la foi, fausse selon la philosophie ( 4) . Une distinction qui devient incompatibilité et qui entraîne divorce ne peut ètre tenue que pour suspecte par le philosophe épris d'unité et qui écrira un Discou rs de la Conform ité de la Foi avec la Raison. Non seulement les A verroïstes mais encore l es Sociniens (5) sont tombés dans cette erreur funeste entre toutes de croire qu'il faut une grâce spéciale pour conserver l'âme humaine, que cel le-ci n'est immortelle que par résurrection, en vertu de la seul e promesse divine ( 6). Bien d'autres avec eux croient encore que l 'im mortalité est « seulement probable par la lumière naturelle » ( 7 ) et que sur ce point la Révélation accorde une certitude que la raison ne saurait donner. Admettre un tel postulat, c'est ruiner l 'un des fondements de la religion naturelle, ce qui est on ne peut plus dangereux à une époque « où bien des gens ne respectent guère la révélation toute

(3) VI, I, 532 ; repris dans une lettre à Jacq uelot de 1 706, GRUA, t. I, 67 ; 1710, Discours de la Conform ité ..., § 1 1. (4) Un des textes les moins connus et les plus concis où Leibniz s'oppose à la doctrine de la double vérité se trouve dans les A nim adversiones du phi­ losophe sur l'ouvrage de WACHTER : E lucidarius cabalistic us se11 de recondita heb1·aeorum philosophia publié par Foucher de Careil sous le titre discutable (nou s y reviendrons plus loin) de Réfutation inédite de Spinoza par Leibniz. Nous y lisons : « La philosophie et la théologie sont deux vérités qui s'ac­ cordent entre elles . Le vrai ne peut-être l'ennemi du vrai, et si la théologi e c;ontredisait la vraie philosophie, elle serait fausse ... En vertu d e l'accord du vrai a vec le vrai, sera suspecte toute théologie qui contredit la raison. Voyez les philosophes A verroïstes du XVe siècle, qui prétendaient que la vérité est double. Ils sont tombés il y a longtemps. Ils ont soulevé contre eux les ph i­ losophes chrétiens toujours là pour montrer l'accord de la philosophie et de la théologie. >> Et le tex t e continue : « Descartes s'est trompé quand il a cru la liberté de l'homme inconciliable avec la nature de Dieu . >> - Traduction Fou cHER DE CAREIL, Réfutation inédite de Spinoza par Leibniz, dans Leibniz, Descartes et Spinoza, 218-19. (5) Cf. dès 1671 ( ?) , la lettre à Jean-Frédéric sur l'usage et la nécessité des démonstrat ions de l'immortalité de l'âme ; voir en particulier le § 8 II I 1 12 ; au Landgrave sur Nicole, 4-14 Mars 1685, G m;A, t. I, 191 · i ndicatio�s de; principaux textes les concernant dan s G R U A , Jurisprudence uni�erselle et Théo­ dicée... , � 00,_ n te 175 _; cf. en core : Sur Dod well, Septembre 1797, GRUA, t. II, 557 ; Lelbmz a la Przncesse de Galles, Novembre 17 15, CORRESPONDA N CE LErn­ NIZ-CLARKE, éd. ROBINET, 33. (6) N. E., Avant-Propos. (7) A Th. Burnet, GERHARDT , P. III, 307 .

L' I M M O RTALITÉ

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seul e et les miracles » ( 8 ) . C'est par nature et non par grâce que les âmes sont immo rtelles (9 ) . A moins d'un miracl e, elles ne peu­ vent s'éteind re ni pé rir et Leibniz nous en apporte des p reuves mul tiples. On pourrait appliquer au philosophe de Hanovre, cc que M 110 Russier écrit au suj et de Descartes : ( P lacé devant le spectacle d'armée plus ou moins en dé route que devaient o ffrir les défenseurs de l'immo rtalité de l'âme, devant cet entassement d'arguments confus et souvent faibles - qui, parfois, se reconnaissent comme tels, parfois, au contraire, se targuent de pou rfendre l'adv ersaire d e faux problèmes dans lesquels on s'embarrasse, alors qu'on a sous la main le moyen de les écarter, Descartes dut tout natureJle­ ment éprouver le sentiment qu'avec sa claire vision des questions à résoudre, et la so lidité de ses principes de solution, il an ivait v raiment comme un libérateur � ( 1 0 ) .

1 . - L ' I N D ESTR UCT I B I L I TÉ D E LA MONADE

L'âme humaine est, comme toute substance simpl e, comme toute entéléchie p rimitive, indestructible en raison même de son immatérialité. « Aucune substance incorporelle ne peut être détruite » ( 1 1 ) , écrit Leibniz à Conring en Mars 1 678. Un texte approximativement de la même époque affirme qu' c il est vray que nos corps sont suj ets à un choc des autres corps et par conséquen t à la dissolution ; mais l 'âme étant une substance toute différente de la matière et de l'étendue n'en sçaurait estre détruite ; et cela estant, elle est capabl e de subsister et d'estre heureuse mal gré les bouleversements du monde » ( 1 2 ) . (8) N. E., Avant-Propos. (9) A Th. Burnet, GERHA RDT, P. TIi, 249, 228, 291. Cf. encore outre les tex­ tes cités dans ce chapitre : à Lady Masham, GERHA RDT, P. III, 354 ; sur Locke, ibid ., 156 ; à Hartsoeker, ibid., 509, etc. (10) J. RussrnR : Sagesse cartésienne e t Religion (P.U. F ., 1 958) , 41-42. Pour un rapide aperçu sur la question de l'immortalité de l'âme à l'époque de Descartes, en fonction des di scu s s i ons antérieures, voir op. cit., 17-42. ( I I ) « . . .Sed et anim abus eorum de loco prospic iam post mortem, neq ll e enim ulla substantia incorporea destrui potest » , Il, I, 401 -2. (12) 111° Dialogue publié par BA R U Z I dans R . M. M., t. X III - 1905, 34. Beaucou p plu s tard, Leibniz écrira à Burnet : >, GERHARDT, P. III, 67-68 . ( 1 9) Mo nadologie, § 2, 3, 4 ; Principes de la Natuu et de la Grâce, § 1

et 2.

1 26

MÉMOIR E ET CONSCIENCE DE SOI SELON LEIBNIZ

.: Cum enim sil a me demonstratum, lo cum verum men tis nostrae esse punctum quoddam seu cen tru m , ex eo deduxi consequentias quasdam m irabiles de mentis in corruptibilitate (20). » Et si le conatus est au mouvement comme le point est à l'espace, tout conatus est indestructible : dans le corps en tant que détermination au mouvement, dans l'esprit en tant que degré d'activité (21 ). Tout conatus se conserve indéfiniment (22). Lorsque le symbole du point sera étendu à toutes les substances simples, seuls les points métaphysiqu es seront des unités réelles, absolument destitués de parties et donc essentiellement indivisibles. c: Les points physiques ne sont indivisibles qu'en apparence ; les points mathématiques sont exacts mais ce ne sont que des moda­ lités : il n'y a que les points métaphysiques ou de substance ( consti­ tués par les formes ou âmes) qui soient exacts ou réels (23). » Si, d'autre part, l'on se souvient que toute âme est miroir de l'univers, il est aussi impossible qu'elle périsse « qu'il est impossible que le monde dont elle est une expression vivante, perpétuelle, se détruise lui-même » (24). Les textes réservent parfois cet argum ent à l'esprit humain ; tel le paragraphe du D isco urs de Mé taphysique que nous venons de citer et où nous trouvons encore : « aussi n'est-il pas possible que les changements de cette masse étendue qui est appelée notre corps, fassent rien sur l'âme, ni que la dissi­ pation de ce corps détruise ce qui est indivisible » ( 25). Les

(20) A A rnauld, Novembre 1671, GERHARDT, P. I, 72 ; à rapprocher de à Jean-Frédéric : « Mentem consistere in puncto seu centro, ac proinde ind ivi­ sibilem , incorruptibilem, im m ortalem >>, (ibid., 61) ; voir au m ê m e, ibid., 5 3 . Et dans l a Lettre sur l'usage e t la nécessité des démonstration s d e l'im mor­ talité de l'âme, § 11 « ... Unde sequetur n on magis m en tem destrui posse, quam punctum. Punctum enim indivisibile est, ergo destrui non potest. Comburatur ergo corpus, d ispergatur in omnes angulos terrae. Men s in puncto suo salva in tactaque peren nabit. Quis enim punctum com buret ? », II, I, 113. (21) A A rnauld, note 19 ; cf. encore : « Conatus scilicet nullos perire... » , cité par RIVAUD, R . M. M., Janvier 1914, 116. (22) Sur les relations de l'indestructibilité des conatus et de l'harmonie qui règle leur concours, on lira avec beaucoup d'intérêt l'article précité. (23) Systèm e n ouveau de la Nat ure..., § Il . Dans les lignes précédentes de ce même paragraphe, Leibniz définit les trois catégories de poi n ts. , c'est tout d'abord en raison de l'ampleur et de la perfection de leur fonction expressive lim itée, non plus seulement à l'univers des créatures, mais susceptible de q re- présenter >) Dieu lui-même. Les esprits ne sont plus simplement miroirs du monde, mais images de Dieu. En second lieu, comme l'indique Leibniz, dans cette même lettre, nos âmes sont comme de petits dieux car elles « sont capables de sçavoir et de gouverner et elles font quasi dans le petit monde ce que Dieu fait dans le grand >> , ibid. La Monadologie et les Principes de la .Vat ure et de la Grâce, reprendront cette idée : chaque esprit est comme une petite divinité dans son département car il est capable de connaitre le sys­ tème de l'univers et d'en imiter quelque chose par des échantillons architec­ ton i que s >> , Mo nadologie, § 83 ; Principes de la Nature et de la Grâce, § 1 4. Une autre lettre à l'Electrice Sophie unit la fonction expressive de l'esprit à son aptitude gubernatrice : « C'est estre miroir, non seulement de l'univers (comme le sont toutes les âmes) , mais encore de ce qu'il y a de meilleur dans l'univers, c'est-à-dire de Dieu luy-mesme, et c'est ce qui est réservé aux es­ prits ou intelligences et qui les rend capables de gouverner les autres créa­ tures à l'imitation du créateur », GER HARDT, P. VII, 543.

(29) Conséque nces m étaphysiques du Principe de Raiso n, § 1 2, CO UTURAT, Op . , 1 6 ; Considératio ns sur la Doctrin e d' un Esprit univer�el ·· Erd�ann, 18;2 ; à Sophie-Charlotte, 8 mai 1 7 04, GERHA RDT, P. III, 347 ; a l; Elec tnce Sophie, 4 Nov. 1 696 et 6 F évrier 1 7 06, GER HAR DT, P. I I I 54 2 et 567 ; F. DE C., Lettres, 189-1 90. En quelques autres textes, la pensée de Leibniz est moins_ � xpl �cite quant à l'indestructibilité de l'univers ; ainsi dans le De Rerum Orzgr natwne radicali (Novembre 1 9 67) , on trouve simplement comme argument en faveur

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W� MOI R E ET CO N SCI ENCE D E SOI SE LON LEIHNIZ

accommodement de toutes les choses créées à chacune et de cha­ cune à toutes les autres, fait que chaque substance si mple a d e s rapports qui exprim ent toutes les autres, e t qu'elle est par consé­ quent un miroir vivant, perpétu el de l'univers » (30). Tout comme cet univers sera changé mais non pas détrui t, toute âme devient autre mais subsiste indéfiniment ( 3 1 ) .

••• La monade indivisible n e pou rr ait penr > , traduction Sc HRECKER, Op. cil., 9 1 . (30) Monadologie, § 56 ; cf. encore Leibniz à la Princesse de Galles, Fin N ov. 1716, ROBINET : Correspondance Leibniz-Clarke ; 33. (31) Principes de la Nature et de la Grâce, § 2. (32) Cette thèse de Leibniz n'a rien de particulièrement original . Sans vouloir tenter ici des rapprochements qui nous entraîneraient hors de notre sujet, citons simplement, parmi les contemporains de Leibniz, un auteur qu'il a particulièrement connu : Bayle. En quelques paragraphes de la troisième partie de son Institutio brevis et accurata totius Philosophiae, « le Professeur en Philosophie et en Histoire à R otterdam >> affirme éga lement, « à l'usage des étudiants », que si l'âme est immatérielle il est évident qu 'elle est indes­ tructible, l'annihilation n'étant pas moins l' ouvrage d'une puissance et d'une vertu infinies que la création et ainsi aucune vertu créée ne peut anéantir quelque chose. > , Œuvres diverses de M. Pierre Bayle, t. IV, La Haye 17 21, 457. (33) A Th. Burnet, G ERHARDT, P. III, 228, 291, 307 ; sur Locke, GERHA RDT, P. III, 156 ; au Landgrave sur Nicole, G R U A, t. I, 191 ; Système nouvea u de la Nat ure, § 4 ; à Hartsoeker (1 6) , GERHA RDT, P. I I I, 509 ; Th éodicée, § 9 0 ; Mo nadologie, § 90 ; Principes de la Nature ... , § 2 ; à la Prin cesse de Galles (Correspon dance Leibniz-Cla rke, éd. ROBINET, 32) ; 4 e Ecrit de Leibniz à C larke § 44 ; à A rn old (Correspondance Leibniz-Clarke, éd. cit., 1 03) etc ...

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L ' I M M O RTALITÉ

cision encore quant à la modalité du miracle, « on peut donc dire que l'immortalité naturelle est démontrée et qu'on ne sauroit sou­ tenir son extinction, qu'en soutenant un miracle, soit en attri buant à la matière une force de penser reçue et entretenue miracul eu­ sement, en que l cas l'âme pourroit périr p a r la cessation du mirn d e , soit e n voul ant que l a substance qui pense, distincte d u corps, soit annihilée. cr qui seroit encor miraculeux mais par un mi racle nou­ veau » ( 34 ) . Il n' entre pas dans les perspectives de ce trava i l d ' ex aminer les raisons pour lesq uelles Leibniz n' accepte pas l a première hypo­ thèse ( 3 5 ) , mais pourquoi refuse-t-il la seconde ? Puisqu'il accorde le miracl e de la cré ation des âmes (en même temps que celui de la création de l'univers) , pourquoi n'admet-il pas celui de leur extinction « ca r nous savons bien que la puissance de Dieu pourroit rendre nos âmes mortelles, toutes immatérielles (ou immortelles par la nature seule), qu'elles puissent être, puisqu'il les peut anéan­ tir » (36) . Sans doute , lïdée d e création avait-el le été enseignée à Leibniz par la théologie tandis que celle d'annihilation est contraire aux données de la Révélation. Mais ce qui est plus important , c'es,t que l'hypothèse d'une annihilation des formes substantielles est incom­ patible avec quelques principes qui hantent toute la métaphysique leibnizienne. Principe de continuité, tout d'abord, qui postule que la nature ne fait pas de saut, que tout se développe ou s'enveloppe par tran­ sitions insensibles. Une annihilation introduirait d ans le devenir un hiatus inexplicable, quelque chose comme une brusque chute de musique pour employer une comparaison de notre auteur. Lorsque l'exigence continuiste s'harmonise avec un optimisme rationnel, il devient évident que ce qui a commencé d'exister ne peut que conti-

(34) A Lady Mash am, Juin 1704,

G E R H A RDT,

P.

III, 355.

(35 ) Dans cette même lettre à Lady Masham , Leibniz ajoute pour justifier �on re fus d'une « matière pensante >> : , Op. cit., 58-59. (46 ) Fin 1667, Début 1 668, VI, 1, 492-3. (47) Le Chapitre I de la première partie aurait eu pour titre : c ex sens• im mediato cogitationis > , VI, 1, 494.

1 33

L' I M M O H TA L I TJes sont, en eux , indélébiles. Le mouYement de l'esp rit. pensi�e ou c o n s ci(•nce de soi, ou acti on su r soi, une fois existant se continue nécessai rC'mcnt ( f, O ) . Dès lo rs l'immo rtal ité d e l'esprit est démontrée du seul fait qu'e lle est po s ­ sible en soi et compo ssible avec l'un ivers, c a r « les es p ri t s n'on t poi nt d e vol u m e » ( fi l ) . O n com p rend que, dans ces conditions, Leibniz puisse écri re ù Malebranche : « Il n'y a guère de di fficulté touchant l a perpétuité de tous les esprits quand il s existent une fois » ( 52 ) .

*** T rès tôt cependant , certains textes distinguent l'im rn o rtal ité rése rvée aux esp rits de l'ind estructibilité commune à ton tes les âmes . La seconde est subsistance indéfinie ; la p remière suppose en outre la m�mo i re e t la c o n �ci ence de soi qui sont la condi tion sin e qua non de l a récom pew e o u d u chtttinH ' nt é t ernel . Vers 1 6 7 8, le Dialog u e e n / rf Th éoph ile e t Polidorr in dique que non seulement l'âme humaine ne s e ra pas détruite, mais enco re « qu'elle sera capable de su bsiste r e t d'estre heureus e malg ré l e s bouleverse men s du (48) � Men tes n on sunt om nium suarum actionum consciae, nam alinqui in quam libet reflexionem reflecterent, progedique n on possent. Est igitur cons­ cia a c t ionum suarum cum v ult >> , VI, I, 495 .. (49) Sur ce traité de Digby, cf . dicée, 103.

G n uA :

(5 0 ) Cf. : De E.ristentia, Décembre 1 6 7 6,

Jurisprudence universelle et Théo­

GnuA, t.

I ,268.

(5 1) Cf. : « lm m ortalitas mentis m ea methodo statim probata h abetur, quia possibilis in se, et aliis om nibus compossibilis, sive rerum cursum non im m i­ nuit. Quia mentes n'ont point de volume. * Principium autem meum es t, quic­ quid existere potest, et aliis compatibile est, id existere. Quia ratio existendi prae om nibus possibilibus non alia ratione lim itari debet, quam non om nia