Marxisme et contre-révolution: dans la première moitié du vingtième siècle

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KARL KORSCH

MARXISME ET

CONTRE-

REVOLUTION DANS LA PREMIERE MOITIÉ DU VINOTIEME SIECLE choix de textes traduits et présentés par Serge Bricianer

EDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris Vle

AVERTISSEMENT L'introduction, les chapeaux et les textes de liaison ont été composés avec une grande marge (ou placés entre crochets) pour les distinguer des textes de l'auteur, Karl Korsch (en abrégé dans les notes : K.). Tous les passages ou termes soulignés l'ont été par l'auteur lui-même, dont les notes sont appelées par un astérisque. On s'est efforcé de signaler les réimpressions (réimp.) et les noms des éditeurs d'anthologie (éd.) ou des traducteurs d'ouvrages cités (trad.). Une table des sigles utilisés figure en fin de volume. S. B. N.B. Un souci d'exactitude m'a parfois conduit à remodeler la version française de passages cités dans le corps de l'ouvrage. Ces interventions portant en général sur des points de détail, je n'ai pas cru devoir compléter la référence à la version française par une référence à une édition en langue d'origine.

(g) Europdische Verlagsantalt, Frankfort/Main. © 1975, Editions du Seuil, pour la traduction française. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

INTRODUCTION KARL KORSCH (18861961) UN ITINÉRAIRE MARXISTE

« Peut-être me faudrait-il commencer par vous exposer en détail qui je suis, vous donner une analyse historique du long développement qui conduisit le membre (déjà oppositionnel, il est vrai) de la Fabian Society, que je fus en 1912-1914, dans les rangs du parti social-démocrate indépendant d'Allemagne, pendant la Première Guerre mondiale, puis, par le canal d'une brève et enthousiaste adhésion au parti de Lénine, dans ceux d'une opposition "ultragauche", d'abord à l'intérieur et ensuite à l'extérieur du Parti, pour adhérer enfin, allant plus loin, à une tendance nouvelle et positive'. » C'est ainsi qu'un jour Karl Korsch décrivait son cheminement politique, d'une phrase bien dans sa manière, et qu'un souci de concision extrême a pour effet paradoxal d'allonger. Dans cette introduction, conçue en fonction du recueil qui suit, il n'est pas question évidemment de s'en tenir à pareille (et modeste) brièveté. Mais je m'efforcerai d'éviter le reproche qu'à juste titre Korsch adressait, vers la fin de son existence créatrice, à une anthologie d'un grand révolutionnaire. Il blâmait alors le compilateur qui ne s'était pas donné à tâche de « relier étroitement les idées [de Bakounine] aux conditions historiques et aux actions concrètes dont chacun de ses concepts théoriques porte la marque. Faute de quoi, le corps vivant de cette "pensée en action" est converti en un système purement idéologique 2 ».

1. • A Letter from Karl Korsch p, The Southern Advocate for Workers' Councils (Melbourne), 46, juillet-août 1948, p. 9 sq. 2. K. Korsch, « A Bakunin Sampler », Dissent, I, 1, Hiver, 1954, p. 110. 7

1. Karl Korsch est né le 15 août 1886 à Tostedt 1, une bourgade située à la lisière des landes de Lunebourg (au S.-E. de Hambourg), dans une de ces familles qu'aujourd'hui on appellerait nombreuses (six enfants). Désireux d'échapper à la gêne, le père, homme de tradition, épris de philosophie (Leibniz), décida en 1898 de quitter cette région désolée pour s'établir à Meiningen, petite ville cossue de Thuringe. Il y entreprit l'ascension sociale qui, du secrétariat de la mairie, devait le conduire au poste de sousdirecteur de banque. Pendant ce temps, le petit Karl, élève très doué mais déjà rebelle à un milieu archi-conformiste, fréquenta le lycée de la ville, puis fit son droit à l'université d'Iéna (1909 : licence ; 1910: doctorat ; 1910-1911 : service militaire). Vers la fin de ses études, le jeune homme qui, féru lui aussi de philosophie, aimait à se dire kantien, était l'un des animateurs d'une association d'étudiants centre gauche, hostiles surtout aux vieilles confréries estudiantines, ritualistes et réactionnaires. Porté sur l'engagement politique, il finit cependant par rejoindre la frange libérale, dite révisionniste, de la social-démocratie (Bernstein). C'est à l'occasion d'une tournée de propagande qu'il rencontra Hedda Gagliardi, qu'il épousa en 1913. Il vivait alors à Londres, où il était arrivé à la mi-1912. Ses professeurs d'Iéna l'avaient recommandé à l'un de leurs collègues anglais, Sir Ernest Fisher, soucieux de voir convenablement traduit en allemand un traité de droit privé dont il était l'auteur. Korsch œuvrait comme toujours avec la plus grande rigueur, donc en prenant son temps. Fisher et lui 1. Principales sources biographiques consultées : P. Mattick, « Karl Korsch », Etudes de marxologie, 7 août 1963, p. 159-180 (autre version in Survey, 53, oct. 1964, p. 87-97) ; H. Korsch, « Memories of Karl Korsch », New Left Review, 76, nov.-déc. 1972, p. 35-46 (texte d'une interview prise au pied levé et publiée sans le consentement de Mme Korsch ; à utiliser donc avec prudence). Je regrette de n'avoir pu tenir compte du t. I du

lahrbuch Arbeiterbewegung (Francfort, déc. 1973), consacré à K. On y trouvera notamment une contribution de Michaël Buckmiller, particulièrement éclairante en ce qui concerne les années de formation.

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Un itinéraire marxiste se plaisaient en outre à multiplier les subtilités et les points de discussion. Aussi le travail se prolongea, et ne fut pas terminé avant le fatal été de 1914. A Londres, où Hedda avait de son côté décroché de petits travaux littéraires, le jeune couple entra en contact avec les Fabiens, une société de réflexion où l'on se préoccupait notamment des moyens, pour une élite de penseurs et de syndicalistes, de réformer les institutions dans le calme et la liberté. (On sait que le projet fabien devait tenir une place non négligeable dans l'inspiration révisionniste du néo-kantien Bernstein.) Résumant à l'époque ses motifs d'adhésion 1, Korsch soulignait que, selon ses nouveaux amis, la cause du socialisme ne l'aura « emporté qu'à moitié tout au plus » le jour où « le parti ouvrier aura acquis la majorité au Parlement ». Les Fabiens, rapportait-il, sont convaincus à l'instar des marxistes allemands que « la socialisation des moyens de production se fait de soi-même ». Mais, ajoutait-il, « cette vue théorique est chez eux complétée par une option de la dernière importance : la volonté pratique de veiller à ce que cette inéluctable transformation de l'économie humaine fasse également avancer la culture humaine, l'idéal de l'humanité ». Un mois après, précisant sa pensée, il notait que le concept de « socialisation », au sens déjà traditionnel chez les socialistes, restait « purement négatif » et demandait à être « dépassé à l'aide d'une formule constructive, utilisable à des fins positives d'organisation socialiste de l'économie ». Il fallait remédier sur ce plan à une carence qui, pour le moment, n'était sans doute pas nuisible mais le deviendrait « dès que le socialisme prendra les rênes du gouvernement et se verra sommé d'organiser l'économie sur une base socialiste ». Et cela pas seulement en Angleterre : en Allemagne aussi car, si la question était loin encore de se poser, « les conceptions syndicalistes révolutionnaires, tellement plus simples et plus proches de 1. Dans une revue (bourgeoise) d'Iéna, Die Tat (IV, 1912) ; extraits in K. Korsch, Kommentare zur deutschen Revolution,

und ihrer Niederlage. Neunzehn unbekannte Texte zur politischen OEkonomie, Politik und Geschichtstheorie, s'Gravenhage, 1972 (en abrégé : Kommentare), p. 9, en fin de note. (C'est dans les mêmes termes que, quelque vingt ans plus tard, K. reprochera à la définition marxienne du pouvoir communard de rester « purement négative » ; cf. infra, p. 111.)

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Introduction l'ouvrier de fabrique, risquent d'ébranler gravement chez nous aussi les articles de foi prépondérants du marxisme. Face à un début de désagrégation, il s'agit donc de trouver un moyen nouveau de restituer au mouvement socialiste d'Allemagne son unité interne et de le délimiter des autres mouvements. Mais ce moyen ne peut consister qu'en une formule mûrement réfléchie autant qu'éprouvée, qui permette de désigner parmi toutes les organisations concevables de l'économie celles qui méritent d'être appelées "socialistes" et préconisées par les socialistes 1 ». Depuis longtemps, en effet, la plupart des théoriciens marxistes allemands faisaient du « socialisme » l'objet d'une attente passive, que la satisfaction des revendications immédiates finirait par combler progressivement. (Aussi bien, la gestion de la production « unifiée et centralisée » devait-elle, selon eux, revenir un jour à des hommes compétents, non à des « syndicalistes révolutionnaires trop souvent enclins à penser en petits bourgeois ».) En mettant l'accent sur la recherche pragmatique d'une voie socialiste, Korsch se trouvait donc en rupture non seulement avec l'« orthodoxie » marxiste à la Kautsky, mais encore avec . la gauche dite plus tard luxembourgiste qui, elle aussi, s'en tenait, à sa manière, aux idées reçues, et dont le séparait en outre une vision humanitaro-élitiste plus proche des options révisionnistes. C'est sur cette base pourtant que, sans évidemment se douter de rien, guidé par le seul souci de rigueur praticothéorique, il entama un itinéraire paradoxal, au rebours de presque tous les théoriciens politiques qui partent de la gauche pour aboutir à la droite, un itinéraire qui, à chacune de ses étapes, tient de l'autocritique en actes, librement vécue dans un cadre historique donné, non, il va de soi, de l'infecte opération imposée par le stalinisme à ses victimes. 1. Die Tat (ibid.), et Kommentare, p. 4-7. Cet article est le seul de ses textes de jeunesse auquel K. devait se référer après la guerre, en 1920 ; cf. K. Korsch, Schriften zur Sozialisierung, Francfort, 1969 (en abrégé : Schriften), p. 74, note 4. 2. Propos d'Adolf Braun, un dirigeant social-démocrate des syndicats, cité et commenté avec d'autres par P. von CErtzen, Betriebsrdte in der Novemberrevolution, Düsseldorf, 1963, p. 33 sqq. 10

2. Quand la guerre de 1914 éclata, Korsch séjournait toujours à Londres. Soucieux, comme il le rapportait plus tard à des amis, de « ne pas passer pour un lâche », il décida de rentrer au pays. On ignorait encore qu'il faut au moins autant de courage pour accepter, le cas échéant, de pourrir dans un camp d'internement que pour aller faire la guerre. Du courage, d'ailleurs, Korsch n'en manquait pas : ayant tenu dès août 1914, en Belgique, des propos antibellicistes, il fut dégradé, et de lieutenant de réserve se retrouva simple sergent. Versé dans une unité combattante, deux fois grièvement blessé, il finit la guerre avec le grade de chef de compagnie. Fin 1918, il participa à la fondation du conseil d'ouvriers et soldats de Meiningen, sans toutefois adhérer à une formation politique déterminée. Ce ne fut que vers le milieu de 1919 qu'il opta officiellement pour l'USPD, parti socialiste de gauche qui se voulait éloigné, et de la collaboration de classe pratiquée par le PS traditionnel, et du « putschisme a censé caractériser le jeune PC. Il en devint rapidement l'un des principaux leaders à l'échelon local. Une fois démobilisé, Korsch reprit les matériaux qu'il avait rassemblés, à Londres, sur le droit anglais et en fit un gros mémoire, lequel lui valut, en octobre 1919, le grade d'agrégé de la faculté d'Iéna. En même temps, dans une conjoncture toute nouvelle, il s'attachait, plus concrètement que dans les conditions de sa période fabienne, à élucider les problèmes théoriques de la « socialisation ». En Allemagne, pour la première fois depuis 1848, la situation sociale et politique paraissait vraiment débloquée : les socialistes étaient au pouvoir. A l'initiative (presque toujours) des deux fractions rivales de la social-démocratie, des conseils ouvriers s'étaient mis en place dans tout le pays. Si les nouveaux organes n'étaient pas sans pouvoir, parfois, à l'échelon local, leur autorité s'arrêtait dans tous les cas aux portes des entreprises (excepté quelques éphémères « socialisations sauvages » de sièges miniers dans la Ruhr, au printemps de 1919). Le pays ne souffrait certes pas alors d'une pénurie de projets de restructuration industrielle. En particulier, une « commis11

Introduction sion de socialisation », instituée par le nouveau gouvernement socialiste bipartite, et composée d'universitaires et de théoriciens sociaux-démocrates (Hilferding, Kautsky, Cunow) — les premiers souvent plus « radicaux » que les seconds' ! — travaillait d'arrache-pied à confectionner des rapports (sur les charbonnages en premier lieu) qui, publiés après le « retour à la normale », restèrent sans effet aucun. Korsch participa aux travaux de la Commission de socialisation en qualité d'assistant du professeur Robert Wilbrandt 2. En 1919-1920, dans de multiples écrits', il se prononça, contrairement à la plupart des experts, pour une décentralisation très poussée. Selon lui, une fois la propriété privée des moyens de production éliminée par une combinaison d'actions politiques et de mesures juridiques, il s'agirait de faire coexister, dans un égal respect des intérêts des consommateurs et des producteurs, cadre collectivisé et « autonomie industrielle ». De celle-ci, il donnait en exemple les usines géantes Zeiss d'Iéna (matériel d'optique, appareils photographiques, etc.). Chez Zeiss, on pratiquait la participation ouvrière aux bénéfices, tout en subventionnant des organismes publics (moitié du budget de l'université), semi-publics (maison de la culture, etc.) et une foule d'autres activités sociales. « Toute socialisation, écrivait Korsch, qui veut faire la part des intérêts de la classe productive, la classe ouvrière, doit, ne serait-ce que pour rendre sa volonté manifeste, être conforme à l'une des exigences de cette classe : participation ouvrière à la gestion des entreprises, en tant que gestion de leurs affaires par les travailleurs eux-mêmes et, au-delà, en tant que coopération ouvrière à la détermination de la manière dont les entreprises satisferont les demandes de la collec1. Comme le constate Serban Voinea in la Socialisation, Paris, 1950, p. 98. (Cet ouvrage comporte, chose rare en français, un aperçu de certains des projets en la matière qui foisonnaient alors en Europe centrale.) 2. K. critiqua par la suite l'attachement de ce sociologue à la « théorie pure », ignorant les conditions réelles : misère et crise chronique, etc. ; cf. Kommentare, p. 20-39.

3. On trouvera in Schriften (p. 15-90) les plus importants de ces textes (dont une brochure du début de 1919: Qu'est-ce que la socialisation?, a été traduite in Gros Sel (Strasbourg, ronéo, 17, 1971).

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Un itinéraire marxiste tivité 1 ». Une extension de ce système à l'ensemble des industries (y compris les exploitations agricoles), selon des modalités qu'il s'efforçait d'approfondir, éviterait tous les risques de bureaucratisation inhérents aux plans des experts, et permettrait aux masses de s'éduquer. Tout en déclarant ses sympathies pour le programme spartakiste de socialisation (à base de conseils), Korsch prenait directement à partie les anarchistes, apôtres d'« un retour aux formes de production simples et naturelles du doux passé 2 », et plus encore les centralistes à la Kautsky et consorts, fervents de l'étatisation, de la municipalisation et autres « demi-mesures de partage de la propriété » n'allant pas au-delà d'un transfert de compétence des mains des propriétaires privés à celles de fonctionnaires publics '. En outre, il insistait volontiers sur la nécessité d'« un contrôle par en bas, par la masse des travailleurs (manuels et intellectuels) de la gestion des entreprises ou d'une participation déterminante à ce contrôle* ». Il approuvait expressément toutefois Lénine déclarant : « La soumission sans réserves à une volonté unique est absolument indispensable au succès d'un travail organisé sur le modèle de la grande industrie mécanisée, la soumission de la volonté de milliers de gens à celle d'une seule personne. » Le système des assemblées générales d'entreprise permettrait, selon lui, de concilier le contrôle de la base avec la direction unipersonnelle « indispensable 5 ». Chaque mois davantage, comme la majorité de l'USPD, Korsch se ralliait ainsi aux thèses bolcheviques. Mais il partait avant tout, quant à lui, d'une critique de « la longue période de dégénérescence, toujours plus nette après d'imperceptibles débuts, de ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler l'époque de la He Internationale », et de ses résultats en matière de conception de la socialisation. Pour autant, il n'abdiquait nullement sa personnalité. S'opposant à Kautsky qui prétendait qu'un socialiste « ne 1. Cf. « Sozialisierung und Arbeiterbewegung » (avril 1919),

Kommentare, p. 13-19. 2. Schriften, p. 57. 3. Ibid., p. 21 sqq. (et Gros Sel, p. 8 sqq.). 4. Ibid., p. 53 et 57. 5. Ibid., p. 58-59 (et Lénine, Œuvres, t. 27, p. 279 ; texte daté

d'avril 1918). 13

Introduction pouvait faire de propositions que pour la société actuelle », et sombrerait autrement dans c les chimères et les rêves p, ne soulignait-il pas que « seule l'imagination créatrice du révolutionnaire ayant accompli au préalable par la pensée, en fonction de la situation économique et psychologique globale, le passage du vieux monde au monde nouveau permettait d'anticiper l'avenir immédiat ? « Faire avancer la révolution sociale à l'heure actuelle, précisait-il, exige que le mouvement des masses prolétariennes, axé en apparence sur des objectifs immédiats (salaires, conditions de travail, droit social) culmine dans l'organisation en classe révolutionnaire du prolétariat manuel et intellectuel. Cela exige en outre que soit développée et clarifiée en toute conscience la pensée active, axée sur la réalisation finale du socialisme (...). Du point de vue marxiste, ni la pensée pure, ni le vouloir idéologique de talentueux "techniciens sociaux" ne sauraient donner un contenu à l'idée de socialisation ; il faut pour cela cette conjugaison de pensée théorico-historique, de pensée pratico-critique et enfin de pensée visant l'application pratique, dont un Marx nous a fourni dans presque toutes ses oeuvres un modèle resté inégalé depuis 3. » L'article dont ces lignes sont extraites parut en novembre 1920. Ce fut aussi le dernier que Korsch consacra aux questions de la socialisation. Entre-temps, la conjoncture s'était modifiée du tout au tout : un instant ébranlées, les structures de l'Etat s'étaient remises en place dans la réalité sociale, et re-intériorisées dans les esprits.

1.Schriften, p. 72-73. (Un post-stalinien croit bon de commenter ainsi ces dernières lignes : « On se trouve ici, sous une forme pure, devant la pensée posée en absolu. Cette idée de Korsch n'a rien à voir avec l'anticipation historique marxienne, mais reste, en dernière analyse, un fantasme que la réalité engendre dans l'esprit d'un intellectuel de la société bourgeoise. » [R. Albrecht, « Die Kritik von Korsch und Pannekoek an Lenins Materialismus und Empiriokritizismus », Das Argument, Berlin-Ouest, XIV, 74, sept. 1972, p. 624, note 121).] Cette assertion, qui ne s'appuie sur aucune démonstration, et qu'infirme la citation suivante, relève clairement du jugement idéologique. Un exemple parmi bien d'autres !)

2. Ibid., p. 75-76.

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3. Cependant, émeutes et contre-émeutes continuaient encore de se succéder partout, donnant naissance à une sorte de contre-pouvoir militaire, celui des s corps francs prénazis. Le nouveau régime républicain ne trouva d'assises tant soit peu fermes qu'à partir du jour de mars 1920 où les corps francs tentèrent vainement un putsch (dit putsch de Kapp). Plus tard, avec le recul du temps, Korsch assignait deux causes très différentes à cet échec. Les conjurés, disait-il, « ne songeant qu'à l'action militaire négligèrent de se doter d'une nouvelle organisation politique et d'une nouvelle idéologie ». Par ailleurs, « à l'appel de leur gouvernement, les travailleurs allemands, unanimes, se dressèrent dans une grève générale pour la défense de la république et de la démocratie. (...) Des rêves utopistes de novembre 1918, on revenait ainsi aux visées réalistes de la social-démocratie, qui avaient mûri au cours des cinquantes années précédentes. Cette fois, les ouvriers se battirent pour ce qu'ils voulaient vraiment et obtinrent ce pour quoi ils s'étaient battus 1 D. La « bataille » en question fut donc la grève générale de mars 1920, la première de l'histoire à être proclamée par le gouvernement en place (avec paiement obligatoire des heures chômées). Ce fut à l'occasion de cet immense mouvement pacifique (sauf dans la Ruhr où, se prolongeant, il prit un caractère insurrectionnel), que le jeune parti communiste (KPD) amorça le tournant qui devait le conduire de l'action directe, réputée utopiste, à l'action légale, jugée réaliste. Dès l'origine (janvier 1919), le Parti avait été déchiré entre deux grandes tendances. L'un de ces courants, repoussant catégoriquement le mode de représentation de la démocratie bourgeoise (Parlement, municipalités) et les organes de dialogue entre les classes (syndicats, comités d'entreprise) préconisait une représentation et gestion directes sur la base de conseils ouvriers régénérés par une lutte de classe violente. L'autre restait attaché à la « tactique marxiste orthodoxe », à savoir : l'idée que 1. K. Korsch, « Prelude to Hitler », Living Marxism, V, 2, fin 1940, p. 9. 15

Introduction la lutte pour les revendications immédiates est nécessairement grosse d'action révolutionnaire ; il se prononçait donc pour un syndicalisme et un parlementarisme « intransigeants » et régénérés par l'affrontement avec les autres formations « réformistes «. Tandis que le Parti chancelait sous les coups d'une répression féroce, une clique dirigeante appuyée par Moscou, et mettant à profit les conditions de la clandestinité, multipliait les manoeuvres scissionnistes qui aboutirent au schisme d'avril 1920 1. Le premier courant, dit du « communisme de conseils » (par opposition au « communisme de parlement »), fut exclu par le second, et s'organisa en parti de cadres ouvriers, le KAPD (par opposition au parti de masse que visaient les éléments pro-Moscou du KPD(S), fidèles à la tradition radicaledémocratique). La gauche de l'USPD, infiniment plus riche que le KPD en militants, en organes de presse et le reste, mais dépourvue de l'aura procurée par l'investiture de Moscou, et de l'image de marque familière du SPD, inclinait elle aussi pour les moyens radicaux-démocratiques. Ses dirigeants, formés aux vieilles méthodes de la social-démocratie, entendaient en conserver le « bon côté », à savoir : l'option syndicale et parlementaire censée servir à la maturation progressive de l'esprit de classe en même temps qu'à la conquête de positions de force. Ses militants de base, tout en partageant cette option, prenaient souvent une part active aux échauffourées (dans la Ruhr de 1919-1920, notamment). Korsch « fut à la tête de ceux qui, lors des affrontements fractionnels au sein de l'USPD d'Iéna, se prononcèrent pour l'adhésion inconditionnelle à la Ille Internationale 2 », et accueillirent avec enthousiasme la fondation du nouveau parti unifié (VKPD). 1. Un historien (centre gauche), peu favorable pourtant aux exclus, doit constater « le caractère absolument dictatorial et bureaucratique » de ces manoeuvres ; cf. O. Flechtheim, Le Parti communiste allemand sous la république de Weimar (trad.

M. 011ivier), Paris, 1972, p. 88. 2. Cf. M. Buckmiller in Politikon, 39, janv.-fév. 1972, p. 6. Plus tard, K. exposait que les « masses de l'USPD », en optant pour l'unification, voulaient avant tout rompre avec la droite. « Leur expérience historique, disait-il alors (Living Marxism, V, 4, 1941, p. 27), ne leur permettait pas de soupçonner que dorénavant, et toujours davantage, tout ce qui concernait l'or-

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Un itinéraire marxiste Chargé de cours à la faculté de droit d'Iéna (du semestre d'été 1920 à la fin de celui de 1923), Korsch multipliait en outre causeries et séminaires sur Hegel, Marx-Engels et le marxisme. Les publications se succédèrent bientôt. Des textes de vulgarisation concernant la théorie générale, la « quintessence du marxisme » (mars 1922), l'histoire de son développement (préface de la Critique du programme de Gotha), divers articles de critique sociale ou idéologique. Et deux essais relatifs à la « conception matérialiste de l'histoire » : une polémique contre Karl Kautsky qu'il allait élargir par la suite, et une introduction à un petit recueil d'extraits tirés d'auteurs divers, touchant tous ce thème 1. Korsch y combattait en premier lieu la thèse des « marxistes. centristes » qui voyaient dans « le déclin du capitalisme et l'avènement de la société socialiste et communiste » la conséquence d'« une nécessité économique "s'accomplissant de soi-même", tôt ou tard, avec la fatalité d'une loi de la nature 2 •. Et, surtout, il faisait du marxisme une activité essentiellement critique : critique de l'économie capitaliste et critique de l'idéologie bourgoise sous toutes ses formes. Ce principe, Korsch le mit en oeuvre dans un domaine où il l'a rarement été : un commentaire du droit social à l'usage des comités d'entreprise', organismes dont l'institution venait d'être généralisée par une loi de 1920, après avoir été inscrite dans la Constitution républicaine de 1919. Notre auteur y retrace, en juriste et en militant, l'histoire de la « politique sociale » dans les pays industriels, la reconnaissance progressive du droit de coalition s'assorganisation et sa politique, le choix des ennemis et des alliés, les convictions théoriques, le langage et les moeurs, en fait tout

leur comportement, dépendraient d'instructions secrètes, reçues par les agents souvent suspects de supérieurs inconnus, sans

que la base eût la moindre possibilité d'exercer une influence ou un contrôle. » 1. K. Korsch, Kernpunkte der materialistischen Geschichtsaulfassung (abrégé en : Kernpunkte), Berlin, 1922, 56 pages. L'introduction en question figure dans l'édition française de

Marxisme et Philosophie, p. 135-164. 2. Ibid., p. 164. 3. K. Korsch, Arbeitsrecht fair Betriebsrdte (1922), Francfort, 1968 (3° éd., 1972). (Un extrait de cet ouvrage [p. 54-57] figure dans l'anthologie d'E. Mandel, Contrôle ouvrier, Conseils ouvriers, Autogestion, Paris, 1973, p. 124-127). 17

Introduction tissant de celle, tout aussi progressive, de droits de participation. Et de distinguer trois catégories de « participation » offertes par la société bourgeoise à l'ouvrier pris en sa triple qualité de citoyen (par le canal de l'organisation politique), de détenteur et de vendeur de force de travail (par celui du syndicat) et, enfin, de membre d'une entreprise et du processus de travail social global (par le truchement de la « démocratie industrielle »). Le comité d'entreprise pouvait devenir, selon lui, l'agent privilégié de cette dernière « pendant la phase de transition, dès maintenant entamée, de l'organisation bourgeoise à l'organisation ouvrière du travail ». Sur quoi, il reprenait une notion chère à l'époque aux groupements syndicalistes révolutionnaires qui cherchaient à déborder les centrales syndicales traditionnelles, aux mains des sociaux-démocrates, la notion de syndicats d'industrie, « modernes » par opposition aux « archaïques » syndicats de métier. (Le KPD appuya jusqu'en. 1924 des formations conçues selon ce schéma'.) Il va sans dire que Karl Korsch consacrait l'essentiel de ses analyses à la critique de cette « grande imposture », la loi sur les comités d'entreprise, couronnement d'un long processus historique, et des tendances à la collaboration de classe qu'elle avait pour objet réel d'encourager, et dont il stigmatisait les représentants idéologiques : fabiens anglais, syndicalistes américains et, surtout, socialistes allemands. Invoquant Lénine au passage, il condamnait aussi le « réformisme à l'envers » des exclus de 1920 et leur conviction que l'action syndicale était « superflue, voire nuisible » à une lutte de classe à outrance 2. Citant longuement Marx, il soutenait qu'elle restait au contraire l'un des préalables à la constitution du prolétariat en classe révolutionnaire. Ainsi tentait-il de surmonter au niveau théorique une difficulté que le PC ne parvenait pas à I. Cf. infra, p. 31. 2. Arbeitsrecht für Betriebsrdte, p. 58 et 66-67. Pour une critique du syndicalisme sous l'angle incriminé, cf. Pannekoek et les Conseils ouvriers (éd. S. Bncianer), Paris, 1969, p. 176-182. (Pannekoek avait soutenu un point de vue analogue à celui de K. — et de l'IC —, mais c'était avant la Première Guerre mondiale ; cf. ibid., p. 50-98, où la critique du « révisionnisme »

[reprise ensuite par Lénine] est d'ailleurs d'ordre plus sociologique qu'historique.)

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Un itinéraire marxiste surmonter en pratique : alors que l'action syndicale est indispensable à la croissance d'un parti de masse traditionnel, les bonzes syndicaux en place barraient systématiquement la voie des postes dirigeants à leurs rivaux communistes (dont les chances étaient meilleures aux élections aux comités d'entreprise). On retrouvera cette question plus loin. Et, quoi qu'il en soit, ce texte marque une étape importante dans l'itinéraire marxiste de Karl Korsch : il y replaçait en effet la « social-démocratie pratique » dans le cadre du développement général de la société bourgeoise et de la politique intégrationniste du capital. C'était du même coup s'ouvrir une voie de passage à la critique du « socialisme théorique ». 4. A première vue, l'ouvrage où il entreprit cette critique semble traiter de tout autre chose 1. Ne voulait-il pas faire de Marxisme et Philosophie le premier volet d'un ensemble plus vaste, intitulé « Recherches historico-logiques sur la question de la dialectique matérialiste » ? C'est à lui que Korsch doit avant tout sa notoriété. Pour permettre au lecteur de mieux juger le développement ultérieur de l'auteur, je vais maintenant en donner un résumé conçu en fonction des textes figurant dans le présent recueil où la dimension philosophique comme telle brille plutôt par son absence. Or c'est de philosophie que cet ouvrage a pour projet de parler, plus précisément, des rapports entre le marxisme et la philosophie, niés et par les représentants idéologiques de la bourgeoisie, et par ceux du 'marxisme social-démocrate. Selon Korsch, les premiers, souffrant essentiellement de trois « limitations », veulent ignorer : a) qu'il arrive aux idées contenues dans une philosophie de survivre dans d'autres philosophies autant que dans les sciences positives et dans la pratique sociale ; b) que tel fut le cas notamment 1. K. Korsch, Marxisme et Philosophie (trad. C. Orsoni), Paris, 1964, p. 187. La première version de ce texte parut en 1923 dans l'Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung (en abrégé : Grünbergs Archiv); elle correspond aux pages 65-113 de l'édition française, à laquelle renvoient les chiffres placés entre parenthèses. 19

Introduction de la philosophie de Hegel, approfondie à l'étranger après avoir été abandonnée en Allemagne ; c) enfin et surtout, que seul le développement historique réel de la société bourgeoise permet de comprendre le développement de la philosophie au 'axe siècle, non la classique « histoire des idées » pures (p. 70 sq.). Avec l'idéalisme allemand, disait Hegel (rappelé par Korsch), « la révolution est venue s'inscrire et s'articuler dans la forme de la pensée ». Avec lui, la bourgeoisie parvient à une prise de conscience de l'antagonisme des classes, prise de conscience idéologisée, cependant, et qui ne pourra, sur ce terrain, être poussée plus loin. Avec Marx, s'opère le passage de l'expression idéologique du mouvement révolutionnaire bourgeois à l'expression théorique de son homologue prolétarien, le matérialisme historique se constituant ainsi par opposition à l'idéalisme classique, exactement comme le mouvement prolétarien naît en se posant face à la société bourgeoise (p. 80 sq.). Issu des conceptions nouvelles qui surgissent à l'époque de la lutte autonome de la classe nouvelle du prolétariat, la théorie matérialiste de Marx-Engels procède ainsi, quant à sa forme, de la philosophie idéaliste allemande, celle de Hegel avant tout, mais en la « dépassant ». Que faut-il entendre ici par « dépassement » ? Un acte intellectuel accompli une fois pour toutes par Marx-Engels, et sur lequel il n'y aurait plus à revenir, comme le prétendait le marxisme « vulgaire » de la He Internationale ? Ou bien un processus très long et difficultueux, comparable à celui de l'extinction de l'Etat après la révolution prolétarienne ? Car, justement, il existe entre le rapport que le marxisme entretient avec la philosophie et son rapport au problème de l'Etat un parallélisme certain, et qui permet de trancher l'alternative. Pour Marx et Engels, il s'agit en effet de combattre l'Etat en général, l'Etat bourgeois, non pas simplement l'une de ses formes historiques. Et de même pour la philosophie et l'idéologie, qu'il ne s'agit pas seulement de combattre dans ses formes idéalistes. A l'indifférence du marxisme vulgaire envers les formes nouvelles de la conscience bourgeoise — qui empruntent souvent au matérialisme — correspond une égale indifférence envers la question de l'Etat. En vérité, ce marxisme-là ne s'est guère intéressé aux problèmes théoriques de la révolution sociale, 20

Un itinéraire marxiste lesquels ne se posaient pas en pratique pendant toute sa période d'essor. Pis encore, alors que la théorie de Marx-Engels « perçoit et conçoit le développement social comme une totalité vivante » et le rattache à la pratique de la lutte des classes, les idéologues marxistes de la II° Internationale, et c'est en cela qu'ils sont des idéologues, ne voient dans le matérialisme historique qu'une somme de disciplines particulières qui viseraient toutes une objectivité exempte de jugements de valeur — chose impensable dans le domaine social tant qu'il existe une société de classes. Bref, on se trouve devant une conversion de « la théorie globale et unitaire de la révolution sociale en une critique scientifique de l'économie et de l'Etat bourgeois, de la pédagogie bourgeoise, de l'art, de la science et de tout le reste de la culture bourgeoise, critique qui, loin d'induire forcément, en conformité avec sa nature, une pratique révolutionnaire, peut aussi bien aboutir, et aboutit en fait la plupart du temps, à toutes sortes de visées réformistes, lesquelles restent fondamentalement sur le terrain de la société bourgeoise et de son Etat » (p. 98). Non content de restituer ainsi à la théorie marxienne son caractère de totalité insécable dans le principe, Korsch montrait par opposition, dans l'« orthodoxie » marxiste, le produit figé de « la longue période pendant laquelle le marxisme se propageait lentement sans avoir aucune tâche particulière à remplir dans la pratique » (p. 100). Il n'hésitait pas à analyser dans la même optique l'itinéraire de Marx-Engels, passant du « communisme directement révolutionnaire », qu'ils avaient professé jusqu'à la mi-xix° siècle, à une théorie dont les divers éléments se disjoignaient un tant soit peu davantage, mais à laquelle la critique de l'économie politique donnait un surcroît de précision et de cohérence. Qui plus est, sur tous les points essentiels, leur théorie était grosso modo demeurée invariante. Et maintenant, ajoutait Korsch, la « grande entreprise de restauration du marxisme », amorcée par Lénine (et par Rosa Luxemburg), allait de pair avec « le mouvement historique réel » : hier stagnant, celui-ci ne connaissait-il pas aujourd'hui un nouvel et prodigieux essor ? Jusqu'alors les marxistes qui voulaient aller au-delà de la réforme sociale — à commencer par Marx-Engels eux21

Introduction mêmes — avaient attribué toujours plus nettement l'émergence de tendances conciliatrices au sein du mouvement ouvrier organisé aux influences, conjuguées ou non, de la prospérité capitaliste, des « intellectuels », de l'« aristocratie ouvrière », de la bureaucratie de parti enfin. Sans rejeter expressément ces interprétations « sociologiques », Korsch proposait une interprétation rigoureusement historique du phénomène global, fondée sur un découpage schématique du « mouvement historique réel » en phases révolutionnaires et en phases non révolutionnaires. Certes, Edouard Bernstein avait déjà reconnu deux phases dans l'itinéraire théorique de Marx-Engels, à savoir : « l'étroite connexion originaire du marxisme et du blanquisme, puis sa dissolution ». Il établissait ainsi une coupure radicale entre deux phases — la première axée sur la dictature et la violence, la seconde, « autocritique », axée sur l'évolution économique et la réforme politique progressive — n'ayant d'autre constante que l'attachement à la « métaphysique » méthode de Hegel 1. De même, cependant, que la perspective bernsteinienne d'« évolution » (notion que Korsch a toujours soigneusement distinguée de la notion de « développement ») s'était trouvée infirmée en pratique par les crises économiques du début du siècle et la guerre mondiale, de même, la reconstruction de l'itinéraire de MarxEngels, que proposait Marxisme et Philosophie, réfutait au niveau théorique la thèse bernsteinienne de la coupure qualitative : loin de poser la doctrine marxienne d'après 1850 en forme plus « évoluée » et définitive, en négation catégorique de la doctrine marxienne d'avant 1850, il n'y voyait que deux états d'une seule et même doctrine dont il rattachait le « développement » aux luttes de classes concrètes, selon qu'elles s'exacerbaient ou s'aplanissaient, selon, aussi, les classes qu'elles concernaient. En outre, suivant le « marxisme vulgaire » propre à la seule II° Internationale — du moins Korsch le pensait-il en 1923 —, les représentations idéologiques n'ont nulle part un objet réel. Tout se passe, disait notre auteur, comme si aux yeux de ce marxisme-là, il existait une gradation des1. Cf. E. Bernstein, Socialisme théorique et Social-démocratie pratique, Paris, 1912, p. 47-63 (et notamment : « Ce que Marx et Engels ont produit de grand, ils l'ont produit non pas grâce à la dialectique hégélienne, mais malgré elle » ; loc. cit., p. 63).

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Un itinéraire marxiste tendante : « La réalité de l'économie, seule à être effective et non idéologique ; la réalité du droit et de l'Etat, déjà bien moins effective et même idéologique jusqu'à un certain point ; enfin, l'idéologie pure, parfaitement irréelle et sans raison d'être (l'absurdité pure"). » (p. 117.) Or, contrairement au réalisme naïf et au positivisme bourgeois, autant qu'au socialisme vulgaire, qui « séparent abruptement la conscience d'avec son objet », la dialectique matérialiste de Marx, « comme toute autre dialectique », se caractérise par une « coïncidence de la conscience et du réel ». Il y a relation directe entre les rapports de production et « les formes sous lesquelles ils se reflètent dans la conscience (bourgeoise) préscientifique aussi bien que scientifique (...). Sans cette coïncidence, jamais la critique de l'économie politique n'aurait pu devenir une théorie de la révolution sociale » (p. 122 sqq.). La « structure spirituelle » de l'ordre établi — les conceptions bourgeoises de l'économie, du droit, de la politique et autres représentations idéologiques posées en autant d'essences autonomes, l'art, la religion et la philosophie — et la « structure économique » qui lui est sous-jacente, forment une entité insécable. D'où la nécessité de doubler l'action révolutionnaire pratique d'un constant effort intellectuel visant non la constitution d'un système des sciences qui serait tout vérité et objectivité là où le système bourgeois serait tout chimère et caprice, mais la critique de cette totalité, la société et les sciences parcellaires bourgeoises. Marxisme et Philosophie devait faire date à l'égal d'Histoire et Conscience de classe (1923) de Georg Lukacs. Les deux ouvrages avaient notamment en commun de mettre l'accent tant sur le facteur de la conscience dans la vie sociale, et donc dans la lutte des classes, que sur l'apport de Hegel via Marx à une conception critique de l'idéologie et sur une opposition résolue au fatalisme. historique. En revanche, tandis que Lukacs plaçait la critique de la « réification » au centre de son travail théorique, Korsch accordait le même rôle central à la « critique matérialiste de l'histoire », appliquée en premier lieu à l'histoire du matérialisme historique lui-même 1. En outre, le premier faisait 1. Sur cet aspect de la différence de Lukacs et de K., cf. ce que dit Giuseppe Vacca in Rinascita, 23.1969, et Lukacs o Korsch?, Bari, 1969 (en particulier p. 18-25). 23

Introduction du Parti (léniniste) la médiation indispensable à l'acte de prise de conscience révolutionnaire d'un prolétariat englué dans la « réification », alors que le second cherchait à réactualiser le contenu critique et activiste du « marxisme révolutionnaire » sans philosopher sur la forme « parti » (ni la mettre en cause). Korsch s'est plu à souligner plus tard (1930) la concordance des critiques dirigées contre son livre au nom des deux grands corps du marxisme institutionnalisé (p. 19 sq.). En effet, « hérétique communiste », pour les uns, en raison de son message activiste 1, il était « hérétique révisionniste 2 », pour les autres, en raison de sa « déviation de la ligne du marxisme orthodoxe en philosophie » (p. 46, note 19). Toutefois, ses contributions théoriques — si contestées qu'elles fussent dans l'IC comme dans le KPD et ses activités à l'échelon local lui valurent de l'avancement au sein du jeune Parti, où ne régnait pas une pléthore de cadres capables. 5. L'« action de mars » (1921), tentative parrainée par Moscou (et dirigée sur place par les activistes du KAPD) de fomenter une insurrection en Allemagne centrale, fut la 1. Voir ce qu'écrivait Kautsky (in Die Gesellschaf t, 1924, 3, p. 306) : « Selon Korsch, le marxisme n'est rien d'autre qu'une théorie de la révolution sociale. Or l'une des caractéristiques les plus affirmées du marxisme, c'est que la révolution sociale n'est possible que dans des conditions déterminées, donc dans des pays et à des moments déterminés. La secte communiste à laquelle appartient Korsch, a complètement oublié cela. Pour elle, la révolution sociale est possible partout et toujours, dans n'importe quelles conditions. » Même accusation en 1972, sous la plume du post-stalinien R. Albrecht (art. cité, p. 621 et 625 et en note) : la « composante volontaro-activiste » de la pensée de K. aurait abouti à une « rupture totale avec les possibilités pratiques réelles de la lutte des classes ». 2. Parlant de Lukacs-Korsch, auxquels il adjoignait arbitrairement l'économiste italien Graziadei, Zinoviev déclarait au V» congrès de PIC : « Nous ne tolérerons pas dans notre Internationale communiste ce révisionnisme théorique », sans expliquer d'ailleurs en quoi il consistait, si ce n'est — ô démagogie ! — qu'il était le fait de « professeurs » ( la Correspondance internationale, IV, 43, 10.7.1924, p. 440). 24

Un itinéraire marxiste dernière du genre. Mais en 1923 l'inflation prit des proportions inouïes, frappant ainsi d'inanité les revendications salariales et catégorielles. Au début de l'année, l'impérialisme français avait placé la Rhénanie sous sa botte, ce qui déclencha une vague de résistance passive dans la région, et de nationalisme dans tout le pays. Le mouvement hitlérien se renforçait et se montrait de plus en plus arrogant et brutal ; les échauffourées se multipliaient. Sur ordre de Moscou, les dirigeants (droitiers) du KPD se mirent à préparer un soulèvement armé. Etudiés avec la manie bureaucratique du détail, ces plans firent fiasco... faute de combattants 1. En attendant, l'officier de réserve Korsch, flanqué d'un conseiller militaire russe, dirigeait l'entraînement des « centuries prolétariennes » dans les campagnes de Thuringe. D'un côté, agitation sociale ; de l'autre, durcissement des forces de droite. Menacé d'être mis en minorité à la diète régionale (Landtag), le chef du gouvernement de Saxe, le socialiste de gauche Zeigner, confia le 10 octobre 1923 trois portefeuilles à des dirigeants communistes. Six jours après, Frôlich, son homologue de Thuringe l'imita et Korsch devint ministre de la Justice. Tandis que la presse allemande (et mondiale) jouait l'affolement, Moscou pavoisait. Pas pour longtemps. En effet, Berlin chargea l'armée (Reichswehr) de rétablir un ordre qui n'avait pas cessé de régner (mise à part une symptomatique recrudescence des vols de pommes de terre), en occupant les deux Etats « rouges » et en destituant leurs gouvernements respectifs. Ce qui fut fait, sans coup férir, en Saxe, au début de la dernière décade d'octobre, en Thuringe, entre le 5 et le 13 novembre. Quelque modéré que fût leur programme immédiat 2 , les ministres communistes n'avaient pu lui 1. Sur tout cela, cf. les sommes événementielles de P. Broué, La Révolution en Allemagne (1917-1923), Paris, 1971 ; H. Weber, Die Wandlung des deutschen Kommunismus (abrégé en : Weber), Francfort, 1969, t. I ; et Flechtheim, op. cit. 2. En Thuringe : lutte contre la vie chère, réouverture des entreprises fermées, distribution de terres laissées en friche,

épuration de l'armée et de la police, dissolution des bandes fascistes, libération des détenus politiques, etc. ; cf. E. Wôrfel in Wissenschaftliche Zeitschrift der F. Schiller-Universiait (Iéna), 1968, 4, p. 431-432. Dans un autre article (ibid., 1971, 2, p. 249-268), le même universitaire de RDA reproche « en particu25

Introduction donner que les plus dérisoires applications'. Pour des raisons objectives (état de siège, isolement du Parti) et subjectives (fétichisme de la légalité, crainte de l'« aventurisme »), tout se passa comme s'ils avaient voulu montrer qu'ils étaient capables eux aussi de justifier le fameux adage selon lequel un socialiste ministre n'est pas forcément un ministre socialiste. Et la « grande première mondiale » d'un gouvernement de front unique, qu'on disait déjà « historique », finit par devenir un sujet de plaisanterie dans les hautes sphères de l'IC. Après la révolution imaginaire, quoique planifiée, d'octobre 1923, suivie de la contre-révolution (encore) imaginaire de Hitler en novembre suivant, une manière d'équilibre politique s'établit en Allemagne. La machine industrielle redémarrait progressivement, tandis qu'après les élections à la diète d'Empire (Reichstag) de mai, puis de décembre 1924, une ère de gouvernement parlementaire s'ouvrait. Quelques mots maintenant sur la situation personnelle de Korsch pendant toute cette période. Il venait d'être coopté (septembre 1923) professeur titulaire de droit civil et de droit social quand il entra au ministère. Sur ce, le rectorat d'Iéna s'empressa de le démettre, sous prétexte qu'il touchait par ailleurs des émoluments de l'Etat. Au début de mai 1924, Korsch fit néanmoins connaître son intention d'ouvrir son cours, mais la bureaucratie académique, soutenue par le nouveau gouvernement régional de droite, le lui interdit 2, sous prétexte qu'en devenant ministre il avait perdu tout droit à sa chaire. Korsch engagea lier au Pr. Dr Korsch » de s'être gardé de « critiquer publiquement ses collègues » socialistes (p. 260). En revanche, un ancien député de la droite modérée au Landtag de Thuringe présente K. comme un boutefeu, se déclarant en public l' « ennemi juré » de la Reichswehr, etc. (cf. G. Witzmann, Thuringen von 19181933, Meisenheim am Glan, 1958, p. 88-107, en particulier p. 97). 1. Distribution aux chômeurs de carpes provenant des étangs domaniaux, en Saxe (Flechtheim, op. cit., p. 124) ; ouverture d'une campagne de dératisation rurale, en Thuringe (cf. R. Fischer, Stalin and German Communism, Cambridge, Mass., 1948, p. 304-339, en particulier p. 333). 2. A l'issue d'une manifestation de rue, K. se rendit à l'université populaire d'Iéna, où il prononça sa leçon inaugurale (publiée in Kritische Justiz, I, 2, avril-juin 1972, p. 142-149). 26

[In itinéraire marxiste donc une procédure. Débouté, il interjeta appel et finalement, aux termes d'une transaction intervenue en août 1925, sous l'autorité de la Cour suprême régionale, l'université d'Iéna lui reconnut la qualité de professeur (avec traitement), Korsch déclarant en échange renoncer « provisoirement » à tenir ses cours 1. Sa femme, de son côté, enseignait dans des écoles expérimentales. Installé à Berlin désormais, le couple (et ses deux fillettes) jouissait du niveau de vie courant chez les intellectuels de l'époque de Weimar. Dans le KPD, le fiasco entraîna un changement des équipes dirigeantes. Pendant toute la période de tensions sociales aiguës, le Parti avait eu paradoxalement à sa tête des directions de droite ; cette période terminée, il se trouvait muni d'une direction de gauche. A l'intérieur de cette formation jeune, les promotions étaient d'autant plus rapides que le jeu complexe des luttes et des alliances fractionnelles (au sein du KPD comme de l'IC) s'y prêtait. Elu et réélu au Landtag de Thuringe en février et juillet 1924, puis au Reichstag en novembre suivant (d'où l'installation à Berlin), Korsch fut nommé rédacteur en chef de l'organe théorique du KPD, Die Internationale, à la place du droitier Talheimer. Bien entendu, son nom apparaissait fréquemment au sommaire de la presse thuringienne du Parti. Il multipliait alors les études théoriques, passant des questions d'actualité politique et de la vulgarisation scientifique aux controverses économiques abstraites, réfutant les critiques bourgeois du marxisme ou encore commémorant la fondation de la In' Internationale. C'est de ce moment que datent ses déclarations de fidélité « orthodoxe » les plus vives au léninisme, désireux qu'il était de le défendre contre « la marée montante du révisionnisme communiste ». Celui de Talheimer, notamment, à qui il reprochait de prétendre que, pour Lénine, l'Etat des soviets était non point la « forme politique enfin trouvée de la dictature du prolétariat », selon la formule de 1. En 1933, cet accord fut cassé par le gouvernement nazi et K. frappé d'une interdiction d'enseigner. Comme les membres de la fonction publique dans le même cas, il fut réintégré à la fin de la guerre, avec droit à la retraite, et perçut l'intégralité du traitement qui lui était dû pour la période pendant laquelle il avait été ainsi suspendu. 27

Introduction Marx 1, mais seulement un Etat de « type nouveau ». Voilà, soutenait Korsch, qui permettait de placer indûment sous une même rubrique la forme spécifique de la dictature soviétiste et cet autre type de « gouvernement ouvrier » dont la Saxe venait d'offrir un si malencontreux exemple. A quoi il opposait « la vraie méthode du léninisme révolutionnaire, la méthode du marxisme révolutionnaire restauré et parachevé par Lénine n, laquelle, notait-il avec une apparente inconséquence', consiste non dans « la tactique réformiste du front unique n, mais dans « l'agitation et la mobilisation de masse 3 n. Et quelques mois plus tard, après avoir fait un vibrant éloge de la qualité marxiste des dernières publications de Joseph Staline, il proclamait — toujours à l'encontre de Talheimer — que « la mise en pratique du "léninisme" de version stalinienne dans les partis communistes "bolchevisés" vouerait à l'échec toutes ces tentatives (de défigurer le marxisme)* n. Comme on comprend que par la suite Korsch se soit montré si attentif, avec raison d'ailleurs, au facteur de la passion fractionnelle dans les conduites pratico-théoriques de Marx-Engels et de Lénine !

1. Pour une discussion de cette formule, cf. les deux études sur la « commune révolutionnaire n, traduites ci-dessous, chap. II et IV. 2. Au congrès de Leipzig (janvier 1923) du KPD, Talheimer avait défendu la tactique unitaire, rappelait Korsch, qui pourtant, à ce même congrès, avait déclaré « dialectique » la ligne de droite et réservé ses attaques à la gauche et à sa thèse du PC comme unique force dirigeante. Mais il disait voir dans le mot d'ordre de « gouvernement ouvrier n PS-PC un simple instrument de propagande, alors que la droite faisait du cabinet de coalition un instrument pour la conquête de positions de force. Témoin le droitier Beittcher, ministre des Finances de Saxe, qui assurait à la Pravda (24.10.1924) : « La lutte du prolétariat pour le pouvoir sera facilitée par la formation du gouvernement ouvrier, mais celui-ci sera hors d'état de réaliser une politique ouvrière tant que le rapport des forces de classes ne se sera pas modifié. » Un processus de décantation transformait ainsi les subtiles divergences théoriques d'hier en antagonismes pratiques (cf. aussi infra, p. 122 sqq.). 3. Cf. Die Internationale, juin 1924 ; réimp. in K. Korsch, Die

materialistische Geschichtsauffassung und andere Schriften, Francfort, 1971 (en abrégé : MGA), p. 142-146. 4. Ibid., nov. 1924 et MGA, p. 156; cf. aussi infra, p. 251.

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6. Quand nous rêvons que nous rêvons, c'est que le réveil est tout proche. NOVALIS 1925 et 1926 furent pour le KPD les grandes années du front unique avec la social-démocratie (élections municipales, référendum de juin 1926, etc.), tandis que Moscou pratiquait depuis longtemps quelque chose d'approchant avec Berlin. La reprise économique s'assortissait d'un état de paix sociale plus propice à la « bolchevisation » du PC au sens réel de mise au pas, non au sens officiel de « conquête des masses » — que les phases de tension précédentes où la base conservait une marge d'initiative propre. La bolchevisation venait aussi se greffer sur les luttes de fractions qui battaient alors leur plein dans toute l'Internationale, en liaison avec les déchirements du parti russe. Entrer dans le détail de l'évolution des rapports de forces fractionnelles, des actes publics et des tractations secrètes, des thèses circonstancielles et des théories fondamentales, ne présente plus d'intérêt que pour le spécialiste. Je laisserai donc de côté le processus par lequel tous les leaders communistes plus ou moins hostiles à l'emprise directe de Moscou, qu'incarnait le « centrisme » pro-Staline, se virent d'abord « isolés de la base » par le biais de destitutions, mutations, « campagnes d'explications », etc., puis exclus par petits lots, emmenant avec eux des milliers de militants promis à croupir plus ou moins longtemps dans des sectes égocentriques appelées à se désagréger dans le vide des périodes d'harmonie sociale et, en attendant, constituées à l'image du Parti originaire et tout aussi impuissantes que lui — concernant en tout cas l'action dite révolutionnaire. La fonction réelle du parti politique ouvrier des pays de démocratie bourgeoise ne consiste-t-elle pas à garantir sur le plan institutionnel les avantages acquis par les travailleurs à l'issue de luttes syndicales ou non, et à veiller à l'aménagement de la condition ouvrière dans le cadre de la production capitaliste ? Et, sur ce plan-là, les groupuscules de tous genres ne pèsent pas lourd. 29

Introduction Selon ses propres dires, Korsch opta à partir de mai 1925 pour une activité fractionnelle avouée, en fonction d'une « réaction de classe » à la tactique du « bloc populaire », sans prendre — soulignait-il — « la voie détournée de la "question russe" 1 ». Il s'agissait encore d'une opposition intérieure mais qui, allant s'affirmant et rencontrant de vifs échos à la base du Parti, aboutit à la constitution d'une• tendance organisée. Celle-ci entreprit (fin mars 1926) la publication d'une « feuille de discussion » : KommunLstische Politik, titre qui devait servir ensuite à dénommer le « groupe Korsch » dont les membres furent exclus individuellement ou collectivement pendant tout le second semestre de 1926 2 . Le chef d'accusation ? Déviation « ultra-gauche ». Par ce terme, disait Boukharine par exemple, il fallait entendre « l'incompréhension du problème de la conquête des masses et des objectifs tactiques, c'est-à-dire du front unique et de l'action énergique dans les syndicats 3 ». Cette dernière devait se pratiquer non seulement « à la base », mais aussi « au sommet » avec pour but déclaré « la 1. Cf. la lettre au Réveil communiste (début 1928) dont des extraits figurent ci-dessous, p. 123 sqq. (En fait, K. avait été limogé de Die Internationale dès le mois de mars [sur les pressantes instances de Zinoviev], ce qui semble indiquer qu'en haut lieu on le tenait déjà pour irrécupérable.) 2. Refusant d'obéir à une injonction de remettre leur mandat parlementaire à la disposition du Parti, les députés Korsch et Schwartz furent exclus le 2 mai 1926. Ernst Schwartz et le groupe de la « gauche intransigeante » se réclamaient du principe des conseils et repoussaient en conséquence l'action parlementaire et syndicale. Pour la petite histoire fractionnelle, cf., outre l'ouvrage de référence de Hermann Weber, t. I et II, l'article de Siegfried Balme (1961), traduit in Etudes de marxologie, 1973. • 3. N. Boukharine, discours au 6° plénum du CEE de 11C, la Correspondance internationale, VI, 35, 17.3.1926, p. 330. Et Manuilsky précisait peu de temps après : « Les partis communistes entrent dans une phase nouvelle de forte pénétration des masses. Or c'est à ce moment que s'en séparent les groupes sectaires de droite et d'ultra-gauche quijugent la nouvelle phase avec le même critère que la phase précédente » (ibid., 43, 26.4.1926). C'était là faire d'un courant sans cesse réapparaissant au sein des PC des années de révolution et de post-révolution, un simple produit de circonstances particulières et il va de soi — un caprice d'intellectuels. 30

Un itinéraire marxiste conquête de l'appareil syndical ». Il fut ordonné, à cette fin, aux petits syndicats autonomes d'obédience communiste (dont la naissance avait souvent été consécutive à une grève sauvage) de fusionner avec la centrale traditionnelle, l'ADGB prosocialiste. Cinq de ces « associations d'industrie » (IV) regimbèrent et formèrent un cartel (qui disait réunir quelque 30 000 membres), dont les leaders furent expulsés du KPD dès septembre 1924. Le groupe Kommunistische Politik se tourna vers ce cartel syndicaliste révolutionnaire, tandis que les deux autres groupes ultra-gauches, exclus en même temps que lui, fusionnaient, après un temps de vie indépendante, qui avec l'une, qui avec l'autre, des organisations qui subsistaient du KAPD. Entendant « restaurer le marxisme dans la question syndicale », l'oppositionnel Korsch faisait ressortir la nécessité de lier lutte économique et lutte politique, action syndicale et action parlementaire, conçues non comme des fins en soi, dans le but pur et simple d'améliorer la condition immédiate des ouvriers, mais comme des instruments servant à constituer « le prolétariat en classe ». Toutefois, il ne s'agissait pas de « se restreindre au cadre des organisations syndicales actuelles », mais au contraire de « le faire éclater », en oeuvrant à la formation tant de « comités d'inorganisés » que d'un « mouvement autonome de comités d'entreprise et de délégués d'atelier », et au « rassemblement de tous les sans-travail dans des conseils de chômeurs 1 ». Quant à l'idée de conquérir les syndicats du dedans, c'était une « utopie révolutionnaire, aux effets pratiques réactionnaires 2 ». Utopie, voilà comment Lozovski, le grand maître de l'Internationale syndicale communiste, définissait un an plus tard ce « cours nouveau » dont il s'était institué l'ardent zélateur 3 et qui, censé pousser les ouvriers socialistes dans les bras du Parti, ne changea rien à la stagnation de ses effectifs. Mais, de son côté, le cartel 1. Kommunistische Politik (en abrégé : Kompol), II, 8, 1.5. 1927 (réimp. in Reihe Gewerkschaft, t. II, Berlin, 1972, p. 53-64). 2. Kompol, II, 6, 18.3.1927. 3. « Il serait utopique de se figurer qu'on peut conquérir l'appareil des syndicats à l'aide de méthodes syndicales normales » ; cité par S. Schwartz, Rote Gewerkschaftsinternationale (in Reihe Gewerkschaft, op. cit., p. 28-29). 31

Introduction des IV se trouvait en voie de désagrégation irrémédiable, tant il est vrai qu'une organisation de type syndical marginale et isolée, sans capacité contractuelle ', ne pouvait dès cette époque survivre réellement et longtemps à la conjoncture qui l'avait fait naître.

Il est naturel qu'une tendance s'organise à l'intérieur d'un PC (non « bolchevisé ») avant tout en opposition à la ligne suivie par ce parti lui-même. Ainsi de Kommunistische Politik. Mais la ligne du KPD était en fait dictée par les dirigeants russes de l'IC. Sans les exprimer publiquement, au contraire 2 , Korsch nourrissait depuis quelque temps des doutes sur la nature du régime soviétique et de PIC 3. Il attendit cependant septembre 1925 pour poser, à l'intérieur du Parti, « la question de la véritable position sociale du prolétariat des villes et des campagnes dans la nouvelle économie russe, et la question de la politique étrangère du nouvel Etat russe (...), la question du contraste

1. K. publia dans Kampffront, organe berlinois de l'IV Metall, une série de cinq articles (repris en brochure : Um die Tarifahigkeit, Berlin, 1928, 56 pages) pour démontrer que le refus, par les tribunaux du travail, de reconnaître la capacité contractuelle (représentativité) aux divers cartels syndicalistes révolutionnaires était sans fondements juridiques et dicté uniquement par des considérations politiques. 2. Cf. l'article qu'il publia à son retour de Moscou : « La Russie des soviets, rempart de la révolution mondiale » dans la Neue Zeitung d'Iéna (11.8.1924) ; cité par M. Buckmiller, art. cité, p. 7. 3. Témoin les contacts qu'il noua au V» Congrès de l'IC (juin 1924) et maintint par la suite tant avec les Russes Sapronov, de la fraction du « Centralisme démocratique », et Chliapnikov, de « Opposition ouvrière », qu'avec l'Italien Bordiga, leader de la fraction « abstentionniste » du PCI (qui, au milieu des années trente, qualifiait encore de « centriste », sans plus, le régime stalinien). En octobre 1926, ce dernier déclina l'offre que lui faisait Korsch, de rédiger une « déclaration internationale commune », celle-ci ne pouvant avoir, selon lui, qu'un caractère d'opportunité, alors que l'objectif était d' « édifier une ligne de gauche vraiment générale » (A. Bordiga, in Prometeo [Bruxelles], I, 7, 1.10.1928). Sur les divergences de principe entre les deux hommes (et aussi Gramsci), cf. l'étude de G.E. Rusconi in Politikon, 38, oct.-nov. 1971, p. 20-26. 32

Un itinéraire marxiste entre une véritable politique extérieure prolétarienne et l'impérialisme rouge" 1 ». Dans l'Internationale, le scandale fut énorme. Staline, stigmatisant le « philosophe petit-bourgeois » laissa à Manuilsky, son exécuteur des basses oeuvres idéologiques, le soin, pour réfuter le groupe Korsch, « agence de la social-démocratie destinée à désagréger le mouvement communiste », et ses « idées social-démocrates de mauvais aloi enrobées de phraséologie révolutionnaire (...) qui mènent au social-fascisme », d'exposer les thèses officielles sur l'édification du socialisme en URSS 2 . Or c'est elles que Korsch mettait précisément en cause quand il reprochait à l'opposition russe (Trotsky-Zinoviev) de ne pas soulever « la question du caractère de classe de l'Etat russe », de n'envisager que des « améliorations administratives » de la condition ouvrière, « réalisées dans le cadre (...) des rapports de production actuels », bref, de « vouloir conserver les "bons côtés" sans les "mauvais" ». Staline, ajoutait-il, « est plus conséquent à cet égard qui, admettant la nécessité du capitalisme d'Etat, en accepte les "mauvais côtés" 3 ». Par ailleurs, Korsch réprouvait cependant « le primitivisme du KAPD qui consiste à dire que les Zinoviev et les Trotsky ne valent pas mieux que Staline* ». Selon 1. Intervention à la conférence du KPD-région de Hesse (6.9. 1925) ; cf. la lettre déjà citée au Réveil communiste. K. n'hésita pas à développer cette thèse à la tribune du Reichstag, lors du débat sur la ratification de l'accord germano-soviétique (10.6. 1926). 2. Staline in l'Internationale communiste, 10 avril 1926, p. 371, et Manuilsky, ibid., 11 mai 1926, p. 392 sqq. 3. Kompol, I, 6, 1.5.1926. A quoi Trotsky répondait (à la manière de Manuilsky) : « Korsch joue un rôle semblable à celui des socialistes de gauche qui empêchent les ouvriers qui suivent encore la social-démocratie de rompre définitivement avec les agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier » ; cf. les Bolcheviks contre Staline (1927), Paris, 1957, p. 136-137 et, sur le même thème, Contre le courant, III, 22, 8.1.1928, p. 9, et Ecrits (1929), t. I, Paris, 1955, p. 221 et 264. En 1971, son disciple l'universitaire Pierre Broué se montre aussi catégorique que frivole quand il écrit, avec la même volonté de dénigrement : « l'universitaire Karl Korsch, produit typique de l'USPD » (cf. P. Broué, op. cit., p. 433). 4. « Dix ans de lutte de classes dans la Russie des soviets », le Réveil communiste (dissidence bordiguiste), 1, nov. 1927, et résumé (d'après Kompol, II, 17-18, oct. 1927) in Bulletin commu-

niste, 22-23, oct.-nov. 1927, p. 366-367.

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Introduction lui, « un examen critique et matérialiste » révélait l'existence d'un lien entre les antagonismes de fraction et « les luttes de nouvelles classes ayant des aspects différents ». Ainsi du Trotsky de 1920, cherchant à juguler les luttes prolétariennes en Russie « au nom de la raison d'Etat », et du « Lénine antitrotskyste du débat sur la question syndicale ». Ainsi de tous ceux qui, « face à la raison d'Etat du nouveau régime soviétique, représentent d'une manière ou d'une autre, avec une conscience plus ou moins claire, souvent initialement fausse et même aujourd'hui inconséquente au dernier degré, les besoins et les intérêts immédiats de la classe ouvrière, jaillissant du développement matériel' ». Toutes les révolutions du passé, ajoutait-il, reprenant le schéma de la « révolution permanente 2 », ont connu deux phases : d'abord celle de l'alliance des classes visant à renverser l'ancien pouvoir, puis, ce renversement accompli, « une seconde bataille où le prolétariat ordinairement succombe. Mais c'est à travers ces défaites du prolétariat que la république qui s'en dégage rompt avec les illusions sociales et les concessions au socialisme qu'elle portait en elle, et que la république bourgeoise s'institue officiellement, en même temps que la classe ouvrière s'affranchit de ses illusions sur le caractère de cette république et se pose face à son futur adversaire : la classe bourgeoise ». Or ce schéma, faisait-il observer, était inapplicable au cours suivi par la révolution russe, « longue chaîne de défaites prolétariennes » dont la première en date avait été la conclusion du traité de Brest-Litovsk (point sur lequel Korsch rejoignait Rosa Luxemburg). En fait, il y avait eu en Russie développement simultané d'une « révolution prolétarienne » et d'une « contre-révolution bourgeoise » « Toute la période historique qui fait suite à l'Octobre rouge de 1917 a été pleine, en Russie comme à l'échelle internationale, de ces luttes entre classes et fractions de classes différentes qui, tirant leur origine du 1. K. devait à cette pathétique volonté d'examen, de saisie d'une réalité violemment contradictoire, l'accusation de « dangereux éclectisme » (ibid., 4, fév.-mars 1928) qu'on lui adressait dans les cénacles oppositionnels de toutes nuances. 2. K. reviendra sur ce schéma fondamental, notamment dans le Karl Marx, p. 127-129, et surtout infra, p. 254 sqq.

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Un itinéraire marxiste développement qui s'affirma en Russie avant la guerre, ont servi de point de départ tant à la révolution russe d'Octobre qu'au mouvement révolutionnaire mondial de l'immédiat après-guerre de 1918-1920. » Citant Marx (1850) selon lequel c'est en combattant la contre-révolution avérée que le parti de la subversion se transforme en parti de la révolution, Korsch concluait en proposant à « l'avant-garde consciente du prolétariat » russe et mondial, comme une « tâche subjective », de construire « un parti vraiment révolutionnaire 1 ». En 1924, le léniniste Korsch, polémiquant contre la droite du KPD et de l'IC, disait « partielle et insuffisante » la thèse de l'organisation comme processus, comme produit de l'action de masse, dite thèse luxembourgiste. « A l'époque de l'impérialisme et de l'actualité immédiate de la révolution », déclarait-il, il fallait absolument que le prolétariat ait sous les yeux, avec le Parti communiste, sa « couche dirigeante, consciente », une organisation dont « la pensée et l'action correspondent réellement, sous une forme bien visible, à sa situation de classe 2 . » Mais force était de constater l'existence à la tête des partis de masse modernes d'un appareil dirigeant ayant un comportement distinct de celui qu'on souhaitait voir la classe ouvrière adopter. Eugène Varga, l'un des économistes de Staline, venait (1926) de faire une analyse sociologique de l'appareil dirigeant des partis socialistes européens. Il avait pu ainsi établir l'importance numérique, dans l'appareil du SPD, des détenteurs de postes appointés, électifs ou non, tant dans les services étatiques et municipaux que dans la machine des syndicats, coopératives, mutuelles, etc. Tout en déclarant « parfaitement absurde l'idée selon laquelle l'appareil représente un danger pour le mouvement ouvrier (...), la mauvaise qualité et, finalement, la dégénérescence complète de l'appareil ayant toujours pour origine une politique erronée », Korsch soumettait l'appareil du 1. Le Réveil communiste, loc. cit. Pour l'interprétation toute différente de cette idée de Marx, que K. formulait une dizaine d'années plus tard, cf. infra, p. 79 et 183 et 187-188. 2. K. Korsch, compte rendu du Lénine de G. Lukacs, in Die Internationale (juin 1924), et MGA, p. 148-149. 35

Introduction KPD à une analyse du même type 1. Il relevait ainsi que le Parti comptait un permanent pour vingt-sept militants, bien plus donc que ces derniers ne pouvaient nourrir avec leurs seules cotisations, et que cette grandeur était stable, indépendante des fluctuations en hausse ou en baisse de l'effectif global. Mais là où les permanents socialistes étaient inféodés à la société bourgeoise allemande et au statu quo social, les permanents communistes l'étaient à l'Etat russe, par le biais entre autres d'emplois dans les services commerciaux ou bancaires soviétiques : « L'appareil du KPD, disait-il, constitue aujourd'hui une sorte d'aristocratie ouvrière au service du capitalisme d'Etat russe. ■ Et il ajoutait : « On ne saurait dire qui est le plus réactionnaire, dans l'appareil, de l'ancien ouvrier ou de l'intellectuel. » Le premier, généralement réduit au chômage par suite de ses activités politiques, avait été mis en condition avant d'être intégré à l'appareil ; passer à l'opposition, c'était renoncer pour lui, sa femme et ses enfants, à un mode de vie stable, petit-bourgeois. Quant aux intellectuels, peu nombreux dans l'appareil, des journalistes la plupart du temps, ils ne pouvaient pas plus espérer trouver de l'embauche ailleurs. Il ne fallait donc pas se figurer qu'on pourrait, de l'intérieur seulement, « redresser » la ligne du Parti 2 . Les groupes gauchistes de cette époque, à dominante ouvriers-employés, avaient la vie brève, faute de pouvoir s'assigner des tâches pratiques ayant quelque apparence de réalité. Kommunistiche Politik ne fit pas exception à la règle. A la fin de 1927, le groupe décida de se dissoudre et de reporter ses efforts sur les « associations d'industrie », maintenant rassemblées dans une « organisation unifiée ». Imprimé grâce à l'indemnité parlementaire de Korsch, dont le versement prit fin au début de 1928 avec son mandat 1. Kompol, I, 5, fin mai 1926. Le matériel statistique dont K. faisait état est repris par R. Fischer, op. cit., p. 504, et H. Weber, t. II, p. 5-6, dont les données concordent grosso modo avec celles de K. 2. K. a tracé un magistral portrait du « révolutionnaire professionnel » allemand dans un compte rendu des « mémoires • de l'un d'eux, Jan Vallin ; cf. Living Marxism, V, 4, 1941. 3. Kompol, 19-20, fin déc. 1927. La publication de Kampffront, auquel K. collaborait de temps à autre, se poursuivit (très irré gulièrement) jusqu'à l'avènement du nazisme. 36

Un itinéraire marxiste de député, le journal cessa de paraître. Les militants se dispersèrent, la plupart d'entre eux renonçant bientôt à l'action politique 1 ; plus tard, la Gestapo s'occupa des plus connus. 7. Ainsi privé de tout cadre organisé, Korsch entama une nouvelle phase de son activité critique en s'attaquant au pesant ouvrage que Kautsky venait (1927) de consacrer à la « conception matérialiste de l'histoire ». Utiliser la voie parlementaire pour mettre l'appareil d'Etat « au service des classes exploitées », telle était la thèse fondamentale de Kautsky, étayée par un discours en 1 800 pages et 223 chapitres. Quelque cinquante ans après, cette thèse continue de sous-tendre les « programmes communs » et autres. Mais aussi personne ne s'aviserait de la soutenir dans la forme déjà démodée à l'époque que lui donnait Kautsky, puisant ici chez Darwin, là chez Marx, ailleurs chez les sociologues bourgeois à la Max Weber, et partout dans le sens commun du vieux libéralisme. Il est donc inutile de s'attarder sur la manière dont Korsch la dégageait de sa gangue idéologique. Un point vaut d'être retenu cependant : le rapprochement que Korsch esquissait entre le « matérialisme naturaliste » de Kautsky et celui de Lénine, réservant tous deux leurs attaques à un « dualisme ou idéalisme philosophique » dont les sciences naturelles ou sociales bour1. Voir les notices « Loquingen » et « Schlagewerth » in H. Weber, t. II. Parmi ceux qui continuèrent de militer, quelquesuns allèrent au KAPD (notice « Giwan », op. cit.), d'autres revinrent au KPD (cf. l'autobiographie de Josef Schmitz in Die

soziale Revolution, I, 2, nov. 1971, p. 83-84). Une tentative d'unifier certains groupes oppositionnels, à l'initiative de K., échoua en 1930 ( ibid.). 2. Pour un résumé (académique), cf. M. Rubel in la Revue socialiste, 85, mai 1955. La critique de K., parue dans le Grünbergs Archiv en 1929, a été réimprimée, avec divers autres textes, sous le titre Die materialistische Geschichtsauffassung (MGA, p. 3-130). Les chiffres placés entre parenthèses renvoient à l'excellente version d'A. Marchadier : L'Anti-Kautsky (la conception matérialiste de l'histoire), Paris, 1973 (en abrégé : Anti-Kautsky). 37

Introduction geoises contemporaines ne conservaient plus, en fin de compte, que des relents. Plus précisément, le matérialisme kautskyen reprenait à son compte les thèses habituelles du matérialisme (alors révolutionnaire) des xvir et )(vie, siècles, auquel les darwinistes et autres penseurs bourgeois du mate siècle avaient voulu donner des bases nouvelles. Appliquant au développement social les concepts d'évolution et d'adaptation naturelles, il faisait fi de l'« action historique de la nouvelle classe révolutionnaire » autant que du « caractère historique de tous les phénomènes et rapports économiques » qu'il soumettait à des lois agissant « à la façon des lois de la nature » (p. 49-73). Toutefois, du point de vue qui est le nôtre aujourd'hui, il importe peut-être plus encore de retenir le diagnostic que Korsch faisait du « kautskysme » : « Rien d'autre, disait-il, que le travestissement idéologique d'une politique ouvrière dont le caractère réel n'a plus rien de révolutionnaire ni de réformiste, mais se révèle tout simplement bourgeois » (p. 115). Une politique d'adaptation, autrement dit une politique visant à soutenir, avec le concours de la petite bourgeoisie et d'une partie des classes travailleuses, « la fraction économiquement la plus faible du capital, le capital industriel », « progressiste et pacifique », et à lutter non contre le capital en général, la démocratie ou l'Etat bourgeois actuels, mais contre leurs prétendues « excroissances » : les monopoles, le capital financier et l'impérialisme (p. 95-96). Pour Kautsky, l'Etat était « la base même du développement social aux temps historiques et ni plus ni moins que le créateur de toutes choses » (p. 76), l'antagonisme des classes se trouvait subordonné à celui des producteurs et des consommateurs, et la lutte de classe prolétarienne, « poursuivie dans le seul cadre de l'Etat », « ne visait qu'à parfaire la "mutation" — dont le principe a déjà été réalisé par l'"avènement du capital industriel" — de l'Etat naturel précapitaliste à l'Etat rationnel bourgeois » (p. 112). Et tout cela, oeuvre de science, selon l'auteur, ressortissait, selon son critique, à l'a idéologie pure, c'est-à-dire une manière de voir qui, inconsciente de ses préjugés effectifs, s'imagine être science pure, exempte de préjugés » (p. 128). Korsch ne contestait pas que l'a orthodoxie marxiste » à la Kautsky eût « rempli une fonction positive et pro38

Un itinéraire marxiste gressiste dans la mesure où elle a rendu une génération nouvelle, mûrie dans des conditions objectives et subjectives changées, "réceptive" à la théorie de Marx, née dans une phase passée du mouvement ouvrier ». Etait transmis en même temps, toutefois, un « historicisme primaire qui déclare nécessaire et fondé, même dans ses traits les plus monstrueux, tout développement historique, du seul fait qu'il s'est déroulé comme ça et pas autrement ». D'où un fatalisme historique couvrant les pratiques d'intégration, liées à la phase non révolutionnaire du dernier tiers du )(lx° siècle. Et, dans leurs tentatives de « restaurer la doctrine marxiste en la purgeant de ses falsifications », les « révolutionnaires "marxistes" Rosa Luxemburg et Lénine » eux-mêmes s'étaient ralliés à la « solution idéologique » qui consistait à combattre la « nouvelle forme historique du marxisme » sur le seul plan de l'exégèse, sans analyser ses origines socio-historiques, ni rompre en tous points avec elle (p. 150-153). L'année suivante (1930), à l'occasion d'une réédition de Marxisme et Philosophie, Korsch approfondit ce dernier thème 1. Au léninisme d'Etat et à ses représentants idéologiques, il reprochait de « défendre avec dogmatisme la thèse orthodoxe traditionnelle du caractère fondamentalement marxiste qu'aurait gardé la théorie de la II° Internationale (...) jusqu'au 4 août 1914 » (p. 29). Après leur maître Lénine, et le maitre de celui-ci, Kautsky, ils se référaient en vérité à un marxisme devenu « idéologie toute faite » (p. 35). Autrefois, l'orthodoxie marxiste de type social-démocrate, plaquée sur une alliance des classes, faisait office de « fausse conscience n. Et sa variante bolchevique avait servi, en tant que partie intégrante de la socialdémocratie russe, d'« instrument idéologique pour réconcilier l'intelligentsia avec le développement capitaliste n, écrivait Korsch citant le Trotsky de 1908 (p. 60). Maintenant, précisait-il ailleurs à propos d'une question déterminée, la conception matérialiste du droit, un représentant de la première école, l'austro-marxiste Renner, poussait le « fétichisme de l'État » jusqu'à se figurer que le « chan1. Cf. l'introduction à Marxisme et Philosophie, p. 1964. Les chiffres placés entre parenthèses renvoient à l'édition citée cidessus (p. 19, note 1). Voir aussi plus loin, chap. vu. 39

Introduction gement des normes juridiques » (socialisation) se ferait désormais par le canal de la puissance publique, indépendamment d'événements violents, bel exemple de « crétinisme parlementaire ». Et Pasukanis, représentant de la seconde, voulait construire une « théorie socialiste du droit » en fonction non des rapports sociaux réels existant en Russie, mais d'« une finalité qu'il leur attribuait "subjectivement" ». En tout état de cause, ni l'un ni l'autre de ces deux rameaux d'une doctrine idéologisée, une seule et la même « sur tous les points décisifs, en dépit de querelles secondaires et passagères » (p. 21-22), n'était capable de répondre aux « besoins pratiques de la lutte de classe internationale du prolétariat à son degré de développement actuel 2 » (p. 50). 8. Ce diagnostic, le cours ultérieur de l'histoire ne l'a pas infirmé. Loin de là, il a montré que les idéologies du marxisme orthodoxe, comme les autres idéologies du socialisme du xixe siècle, répondaient dorénavant, au prix de modifications supplémentaires, aux « besoins pratiques » de longues phases non révolutionnaires, qu'elles étaient devenues — si l'on peut dire — l'expression d'une absence, l'absence de luttes de classe prenant appui sur des formes d'organisation de nature, dans leur tendance, à permettre aux masses de prendre directement en main la gestion de la production. Mais une première vague de luttes, trop isolées, donc trop faibles encore pour dépasser le stade de l'avant-garde, et éviter la débâcle, avaient pourtant été 1. Cf. le compte rendu des deux ouvrages en question (1930), publié en guise de préface à E.-B. Pasukanis, La Théorie générale du droit et le Marxisme (trad. J.-M. Brohm), Paris, 1970, p. 9-21. 2. Un texte de 1931, resté inédit à l'époque, nuance ainsi cette appréciation : « Il ne faudrait pas, y dit K., traiter en mouvements réactionnaires purs et simples le socialisme d'Etat réformiste et le communisme anti-impérialiste. » Si le premier joue un rôle somme toute comparable à celui qui revenait hier aux formations libérales bourgeoises, le second doit à ses traits anti-impérialistes de pouvoir servir d'« idéologie provisoire » aux « classes opprimées et exploitées » d'outre-mer en lutte contre le colonialisme (Anti-Kautsky, p. 165-166). 40

Un itinéraire marxiste suffisamment fortes pour provoquer, en liaison avec l'incapacité surdéterminante du capitalisme libéral à se survivre, une série de réactions appelées à déboucher sur le triomphe de la contre-révolution moderne. Pendant toutes les années vingt, Korsch avait connu l'existence survoltée d'un dirigeant communiste de haut grade : tournées de propagande et réunions publiques en chaîne ; débats de commission à huis clos ; joutes théoriques à n'en plus finir ; les rencontres avec les camarades de la base — l'univers de la fraternité, et les controverses avec les homologues du sommet — l'univers du calcul et de la hargne. Leader d'un groupuscule oppositionnel, il avait connu, plus encore s'il se peut, une vie d'exaltation et de polémique permanentes, d'espoirs vite déçus et, aussitôt, remplacés par d'autres. Plus que jamais il s'adonnait à ce prophétisme hasardeux qui était de règle alors au sein des PC. Partant d'une critique du régime soviétique, remarquablement exacte dans son fond si elle restait schématique faute d'une expérience historique suffisante, il arrivait ainsi à des pronostics parfois justes (entrée de l'URSS à la SDN), parfois erronés (rétablissement du capitalisme privé et triomphe du koulak), mais peu crédibles de toute façon aux yeux du militant de base. De même, persuadé de l'imminence d'une guerre mondiale, voyait-il se former un bloc militaire, liguant la France, l'Allemagne, la Russie et le Japon contre les puissances anglo-saxonnes... Maintenant, rendu en quelque sorte à la « vie civile », Korsch poursuivait son effort théorique sur un mode enfin désabusé Installé dans une zone pavillonnaire de BerlinTempelhof, il fréquentait — outre ses deux grands amis, le dramaturge Bertolt Brecht et le millionnaire Felix Weill 2 — le philosophe Georg Lukacs, le romancier Alfred Dôblin et bien d'autres intellectuels en renom, au grand scandale 1. Ainsi parle-t-il en 1930 du conflit des « diadoques se disputant l'héritage de Lénine » (Marxisme et Philosophie, p. 39), lui qui, deux ans avant, reprochait à pareil jugement d'être entaché de « primitivisme ». 2. Héritier d'un riche négociant en céréales, Weill subventionnait notamment l'une des maisons d'édition du KPD (Malik Verlag) et le fameux Institut de recherches sociales de Francfort.

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Introduction de certains « ouvriéristes » de l'époque, et au ravissement non moins grand de certains de ses admirateurs d'aujourd'hui. Sans se départir d'un regard critique, il continuait d'accumuler les connaissances dans les domaines lés plus variés : psychanalyse, littérature et linguistique, condition des pays coloniaux et semi-coloniaux (en particulier la Chine), et surtout le positivisme logique du Cercle de Vienne (voir aussi ci-dessous, p. 67). Ces dernières études l'amenaient à la conclusion suivante : « On peut comparer la dialectique à la méthode axiomatique moderne des mathématiques, dans la mesure où cette méthode met en oeuvre une procédure manifestement logique-constructive pour déduire de certains principes les résultats déjà obtenus grâce à une recherche approfondie 1 ». Et, par dialectique, il entendait « le mode d'exposition dialectique que Marx a tiré de la philosophie de Hegel sans en changer pratiquement la forme, malgré la "transposition" matérialiste qu'il avait faite de son contenu idéaliste », ce faisceau d'instruments qui lui permettait de saisir dans sa totalité, à la fois économique et idéologique, le système capitaliste « et la société bourgeoise qu'il a engendrée 2 ». Hegel, Korsch en faisait alors, avec Marx, le pain quotidien de sa réflexion. Il lui consacra en 1931 (année du centenaire de sa mort) un cycle des causeries qu'il donnait régulièrement dans une célèbre école d'avant-garde de la banlieue berlinoise, la Karl-Marx-Schule, où enseignait sa femme. Ce fut à cette occasion qu'il rédigea ses « Thèses sur Hegel » où il soutenait, avec une concision admirable mais à un niveau d'abstraction élevé, qu'en transvasant la « dialectique restauratrice » du philosophe d'Iéna dans leur théorie de la révolution prolétarienne, Marx et Engels 1. Lettre à la Critique sociale, I, 6 sept. 1932. On trouvera dans cette revue, dirigée par le « droitier » Souvarine, la traduction de divers textes de K.: comptes rendus publiés dans le Zeitschrift für Sozialforschung de l'Institut de Francfort ; « Thèses sur Hegel et la révolution » (I, 5, mars 1932) ; biographie de Karl Marx (I, 8, avril 1933 ; en abrégé : Biographie K.M.), rédigée pour l'Encyclopedia of Social Sciences. Boris Souvarine avait publié au cours des années précédentes, dans son Bulletin communiste, diverses lettres de K. ; de même, Contre le courant, revue oppositionnelle « hors fractions ». 2. K. Korsch, « Préface au livre I du Capital » (1932), AnaKautsky, p. 180-181 ; cf. aussi Karl Marx, p. 86 sqq. et 267 sqq. 42

Un itinéraire marxiste (et après eux Lénine) avaient abouti à « une théorie portant à tous points de vue, quant au contenu et à la méthode, l'empreinte du jacobinisme, de la théorie révolutionnaire bôurgeoise 1 ». D'où, notait-il ailleurs, le « double aspect » de la théorie politique marxienne : d'une part, l'adhésion « aux manifestations les plus avancées du communisme et du socialisme français » ; d'autre part, l'option de 1848, extrémiste certes, mais aussi « démocratique-bourgeoise ». Et de préciser ainsi ses vues : « L'origine de cette discordance évidente se trouve dans la conception particulière de la révolution, nourrie des traditions jacobines de 1793, dont Marx et Engels se sont naturellement dégagés jusqu'à la révolution de 1848, mais à laquelle, malgré diverses corrections nécessitées par le changement des conditions historiques 2 et l'expérience acquise dans la lutte, ils se tinrent fermement lorsque les espérances nées de cette révolution se furent évanouies'. » On a reconnu ici le schéma d'interprétation fondamental de Marxisme et Philosophie. Ce schéma, il va de soi, Korsch ne l'appliquait pas mécaniquement. Ainsi rappelait-il un jour, à l'occasion d'un simple compte rendu de lecture, que « le marxisme fut "réalisé" en France durant le dernier tiers du aux° siècle sous la forme du guesdisme, exactement comme en Allemagne sous la forme du kautskysme et de même, sous des formes spécifiques, en Italie et en Russie ». Mais, là où le marxisme allemand avait pu se cantonner dans un rôle de formation idéologique, ajoutait Korsch, le marxisme français, placé dans des conditions très différentes, avait dû « démontrer dès la première heure de son existence l'exactitude de ses principes théoriques par leur utilité pratique dans l'action de la classe ouvrière et soutenir une lutte incessante et violente, partie contre les résultats des mouvements socialistes antérieurs, partie 1. « Thèses sur Hegel », in Marxisme et Philosophie, p. 184. 2. Brecht (1934) décrivait avec une ironie crispée cette insistance de K. sur le rôle des « conditions changées » : « Hier,

après la partie d'échecs, Brecht déclare : "Si jamais Korsch vient, nous devrions mettre au point avec lui un nouveau jeu. Un jeu où les positions ne restent pas toujours semblables, où la fonction des pièces change quand elles ont séjourné trop longtemps sur la même case.". • (W. Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht (trad. P. Lavau), Paris, 1969, p. 132-133.)

3. Biographie K.M.

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Introduction contre les théories et formes de tactique nouvellement écloses » (le syndicalisme révolutionnaire). Au terme de cette lutte (le congrès unitaire de 1905), « le principe marxiste, avéré dans la phase précédente comme la forme la plus puissante de la lutte de classe, se trouva transformé en entrave idéologique de cette même lutte de classe 1 ». La plupart des textes où Korsch applique et enrichit ce schéma figurant dans le présent recueil, il est inutile de s'appesantir sur eux à ce point d'un exposé visant à retracer le cheminement politique qui prit chez Karl Korsch une forme intellectualisée, et donc transmissible, tout en étant accompli dans un silence forcé, au même moment et plus tard, avec de considérables variations de fond et de forme, par des dizaines de milliers de communistes d'Europe et d'URSS. Un cheminement dont le point de départ était souvent la question : comment une théorie originairement révolutionnaire avait-elle pu devenir le corps de dogmes couvrant d'abord l'immobilisme conservateur, dont Kautsky avait été le principal idéologue, puis la contre-révolution stalinienne ? A cette question pratico-théorique, Korsch proposait une réponse d'ordre théorique, à une époque où les déficiences de la théorie (sans parler de la situation historique concrète) détournaient d'elle les esprits les plus militants. D'où un isolement croissant. De plus, loin de hurler avec les loups de l'antimarxisme bourgeois, il s'évertuait à faire ressortir « ce que le marxisme comporte encore de vivant 2 ». Les possibilités de s'exprimer sous forme imprimée allaient donc, pour lui, se raréfiant. Revenons maintenant à l'Allemagne du début des années trente. A sept ans de distance, Korsch rappelait qu'après un intermède où « la législation à coups de décrets-lois s'était substituée au travail législatif ordinaire du Parlement », ce fut le triomphe de « la coalition provisoire de la vieille réaction nationaliste et militaire, avec la contrerévolution nazie aux forces neuves et incomparablement 1. Cf. la Critique sociale, I, 7, janv. 1933, p. 37. 2. « Le mort et le vif dans le marxisme », thème du cycle de causeries de 1932-1933. 44

Un itinéraire marxiste plus vigoureuses, téméraires et efficaces ». Et il poursuivait de la sorte : « Sans être socialiste ni démocrate, le nazisme, puisant ses forces dans les insuccès et les manquements de la "classe politique", s'est acquis le soutien sur longue période de la majorité de la nation. En politique comme en économie, il a su résoudre nombre de problèmes concrets que l'attitude non socialiste des socialistes et l'attitude non démocratique des démocrates avaient eu pour effet de laisser en suspens ou d'envenimer. Ainsi, une certaine partie des tâches, qu'un gouvernement authentiquement progressiste et révolutionnaire aurait "normalement" remplies, l'ont été de manière sans doute dénaturée, mais néanmoins réaliste, par la victoire passagère d'une contre-révolution non socialiste et non démocratique, mais aussi plébéienne et antiréactionnaire 1. » La grande crise des années trente, prolongement des crises économiques et politiques du premier tiers du Xe siècle, rendit manifeste l'incapacité définitive du capitalisme et de la démocratie classiques, de style libéral, à se survivre. Le fascisme, qui se développait dans les pays où la révolution bourgeoise n'avait été réalisée que d'une façon imparfaite, ouvrait une phase nouvelle. Il s'agissait de bien autre chose encore que du mouvement réactionnaire, à la solde du Grand Capital, que les théoriciens du PS et du PC dénonçaient en lui, le plus souvent. On se trouvait face à un phénomène de rupture. Korsch le notait dès la fin de 1931: « Le concept fasciste de l'Etat est fondé sur la négation de l'idée prébourgeoise de l'Etat. Il laisse apparaître un désabusement envers les idéaux politiques du libéralisme et du socialisme de toutes nuances. Il reprend à son compte les critiques que la Restauration, le marxisme et le syndicalisme révolutionnaire (ProudhonSorel) ont adressées aux institutions et aux idéaux politiques de l'époque prébourgeoise. » Et de souligner que « cela n'empêche pas l'édification consciente d'un nouveau mythe de l'Etat », correspondant à « la structuration nouvelle du pouvoir de classe bourgeois au sein de l'"Etat total" fasciste ». Mais, contrairement au bolchevisme, précisait-il, « le fascisme ne signifie nullement une révolution économique, une liquidation radicale des anciens rapports de 1. « Prelude fo Hitler » (1940), art. cité, p. 13-14. 45

Introduction production et la libération de forces productives nouvelles 1 ». La critique de la contre-révolution fasciste, du « totalitarisme » inhérent, à l'échelle mondiale, à la phase nouvelle de la société bourgeoise, devait, tout naturellement, représenter une partie essentielle de l'activité théorique du marxiste Karl Korsch. Elle constituera aussi le second volet du présent recueil. Hitler au pouvoir, la dictature mise en selle, les divers groupuscules « gauchistes », moins bureaucratisés que les partis ouvriers traditionnels et donc plus aptes à l'initiative autonome, connurent un renouveau (auquel la police politique mit fin très vite) 2 . Korsch s'employa à faire démarrer un mouvement clandestin, d'une composition politique assez hétérogène sans doute '. Sans le sou, hébergé par des camarades ouvriers, il resta dans ce but en Allemagne jusqu'à la fin de l'automne 1933, date à laquelle il se résigna à fuir. Brecht l'avait invité chez lui, dans sa résidence des environs de Svendborg, une station touristique danoise. Korsch vint l'y rejoindre. (Révoquée de son côté, Hedda Korsch avait dès le mois de mai gagné la Suède avec les enfants pour y travailler.) Après avoir séjourné chez Brecht, puis chez des amis politiques d'Amsterdam et de Paris, Korsch vint en 1934 se fixer à Londres, qu'il quitta en décembre 1936 pour les Etats-Unis. C'est en 1934 que Korsch accepta l'invitation de rédiger le volume prévu sur Karl Marx que lui avait faite les éditeurs anglais d'une collection consacrée aux « Sociologues modernes ». Et d'une manière caractéristique, il ouvrait son livre, fruit de deux ans de travail 4, en déclarant que la théorie marxienne « n'a rien à voir avec la sociologie des xix4 et xx4 siècles » (p. 32) ! Mais il me faut renvoyer 1. « Thèses sur le concept fasciste de l'Etat », publiées in Gegner, 4-5, 5.3.1932, p. 20. 2. Cf. la socialiste de gauche Evelyn Anderson, Hammer or Anvil ?, Londres, 1945, p. 162-163. 3. Sur tout cela, cf. Hedda Korsch, art. cité, p. 44. 4. K. Korsch, Karl Marx (1938), Paris, 1971 (trad. S. Bricianer),

287 pages. Les chiffres placés entre parenthèses renvoient à cette édition.

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Un itinéraire marxiste

à l'ouvrage lui-même, où l'auteur affirmait d'emblée son dessein (amplement réalisé) d'exposer « les principes et le contenu de la science sociale de Marx dans ce qu'ils ont d'essentiel » (p. 11), cette « science matérialiste qui, en tant que mode d'investigation empirique et critique de formes de sociétés déterminées, n'a nul besoin d'un fondement philosophique » (p. 202 et 272 sq.). J'y suis contraint pour ces mêmes raisons d'espace (et aussi de constitution de l'objet de recherche) qui amenèrent Korsch à renoncer à son projet initial d'examiner « les pertes de substance et les restaurations » de la doctrine marxienne, « les traditions jacobines chez Marx-Engels et dans les marxismes allemand et russe », ou encore « l'attitude de Marx-Engels envers la Commune de Paris » et « les débuts de la fétichisation ultérieure de la théorie marxienne de la dictature révolutionnaire et de l'extinction de l'Etat 1 ». Autant de sujets, précisément, qu'on verra traités dans ce recueil, dont le chapitre ultime comprend du reste la première esquisse de ce Karl Marx. 9. Aux Etats-Unis, Korsch trouva un système social capable, entre autres exploits, de récupérer à son profit ce qui risquait de lui nuire. « Transformation perpétuelle des champs de recherche, ouverture de nouveaux domaines, découverte de nouvelles méthodes, intégration immédiate de toute contre-tendance, neutralisation de tout ce qui est anormal et illégal, les affaires, la politique, la corruption, la violence, la criminalité institutionnalisées », voilà ce qui le frappait, en particulier, après plus de deux ans de séjour. Par contraste avec l'Europe où, notait-il « la "théorie positive" et la "théorie critique" se font la guerre », il n'existe en Amérique « pas de conflit qui ne soit neutralisé, ni d'idée qui ne soit instantanément idéologisée, intégrée à l'idéologie dominante' ». De fait, le colosse yankee, confronté à une crise socio-économique à 1. Cf. la lettre de K. à J. Rumney (1934), reproduite en annexe à Karl Marx (éd. G. Langkau), Francfort, 1967, p. 211-212. 2. Lettre à Paul Partos (juin 1939), publiée in Alternative (numéro spécial sur K.), VIII, 41, avril 1965, p. 76-77. 47

Introduction répétition, d'une ampleur inouïe, se voyait contraint d'en élucider les conditions. D'où, notamment, l'essor d'un marxisme sociologisant, d'une nature le plus souvent ambivalente 1. Essor tout relatif et assez bref d'ailleurs. Ne s'agissait-il pas d'un épiphénomène appelé à disparaître avec sa cause, lorsque la guerre mondiale vint résorber la crise américaine ? Mais la faculté d'intégration, ou de neutralisation du nouveau, par le canal de la promotion académique ou industrielle, elle, est restée entière. Quoi qu'il en soit, Karl Korsch surestimait cette prodigieuse faculté en ce qui concernait son destin personnel : si la notoriété que Hedda s'était acquise en matière de pédagogie d'avant-garde lui permit d'obtenir un poste d'enseignement, la sienne eut l'effet contraire. (Pendant la guerre, il put décrocher une suppléance d'un an à La Nouvelle-Orléans, et ce fut tout.) Il recevait une petite mensualité de l'Institut de Francfort, replié à New York, lequel devait bien cela à son toujours généreux mécène Felix Weill. C'était là une aide « gracieuse », l'Institut, Horkheimer en tête, se gardant soigneusement de publier des textes « compromettants », ceux que Korsch avait pour spécialité de produire, par exemple. Il en était de même pour la plupart des autres revues académiques, voire politiques, à l'exception toutefois de Living Marxism, organe de petits groupes « communistes de conseils 2 », dont le principal animateur était Paul Mattick, un ancien du KAPD. Korsch y poursuivit ses investigations théoriques sur les deux axes évoqués plus haut : critique de l'idéologie marxiste et critique de la contrerévolution totalitaire, objets de ce recueil. Il s'associa en 1. Témoin le jeune et brillant Sidney Hook, auteur (1933) d'un Pour comprendre Marx (Paris, 1936), qui reprend certaines des grandes thèses de K., mais sans vraiment les étendre au marxisme léniniste... ce qui ne l'empêcha pas d'opter par la suite, comme tant d'autres, pour un très rentable antiléninisme bourgeois. 2. Publié sous les titres successifs d'International Council Correspondence, Living Marxism et New Essays. Pour un historique et les sommaires de la revue, cf. Korsch et alii, la Contrerévolution bureaucratique, Paris, 1973, p. 7-16 et 297-307 ; pour ses thèses de base, cf. P. Mattick, « les Groupes communistes de conseils », in Intégration capitaliste et Rupture ouvrière, Paris, 1972, p. 63 sqq. 48

Un itinéraire marxiste • outre au psychologue « non directiviste » Kurt Lewin pour un essai de formalisation psychosociologique 1, resté sans lendemain mais révélateur de sa tendance à vouloir « élargir » le marxisme en y intégrant, sur une base empirique et critique, les résultats obtenus dans d'autres disciplines scientifiques (encore un péché aux yeux du marxisme orthodoxe !). S'agissant de la critique des idéologies marxistes, le travail d'approfondissement accompli par Korsch se situe dans le droit fil de ses réflexions antérieures, ce qui lui confère un remarquable degré de cohérence, comme le lecteur pourra en juger plus loin. Quant à la critique du totalitarisme, il la poursuivit sur deux plans intimement liés : d'une part, une prise de position lucide, intransigeante et dûment motivée, qui visait à dévoiler le caractère réel, impérialiste dans les deux camps, de la nouvelle guerre mondiale 2 ; d'autre part, une analyse matérialiste de l'idéologie bourgeoise et de son développement dans un domaine qui constitua longtemps l'un de ses champs privilégiés : la philosophie de l'histoire, les grandes théories de l'histoire universelle. Il devait en retracer les principales étapes dans un essai magistral et d'une concision exemplaire'. D'emblée, il y relevait la filiation qui rattachait les historiens bourgeois de la grande époque à la vision unitaire et dramatique des premiers historiens ecclésiastiques, un saint Augustin, un Eusèbe : la croyance commune des uns et des autres dans l'« évolution progressive de la société humaine », dans un « processus universel » ayant pour terme ultime, ici, le triomphe de l'Eglise, là, le règne de la raison. Mais aussi il soulignait que les modernes, malgré le mépris dont ils accablaient leurs devanciers, persistaient comme eux à « confondre leur habitat propre avec le monde entier » et 1. K. Korsch et K. Lewin, « Mathematical Constructs in Psychology and Sociology », Journal of Unified Science, IX, 1939, p. 113-121. (Revue publiée à Chicago par d'éminents représentants du néo-positivisme : Carnap, Ch. Murphy, R. von Neurath, Reichenbach.) 2. Cf. infra, chap. xi. 3. Cf. K. Korsch, « The World Historians », Partisan Review, IX, 5, sept.-oct. 1942, p. 354-371. 49

Introduction même, plus évidemment encore, faisaient de leur civilisation occidentale l'abusive mesure de toutes choses. Entre les deux époques, il y avait eu ce « magnifique lever de soleil », le prodigieux et conquérant essor de la pensée bourgeoise. Aux yeux de Korsch, cette phase se caractérise par deux innovations fondamentales, dont Hegel fut la cheville ouvrière. L'un de ces changements de base consistait à faire de l'histoire un « processus essentiellement temporel », donc social, et non plus simultanément et tout aussi essentiellement spatial, donc naturel, et l'autre à lui assigner un « développement essentiellement interne, rien moins qu'extériorisé », autrement dit, à lui donner pour vecteur la catégorie de l'opposition, du conflit mettant aux prises des agents internes, et non plus seulement des forces extérieures. Puis vint Marx, « légataire authentique bien plus qu'adversaire de cette philosophie classique », qui ne se borna pas à mettre en évidence le contenu réel de ce conflit : les luttes des classes, en l'associant au mouvement des forces productives. Il proclama une « alliance consciente de la théorie de l'histoire avec la pratique révolutionnaire de la classe prolétarienne, qui allait bien au-delà de cette alliance superficielle de l'histoire et de la politique que certains des premiers représentants de la pensée bourgeoise, un Machiavel par exemple, avaient parfois pratiquée. En plaçant les buts et la tactique de la lutte de classe prolétarienne sur une base strictement "matérielle", il s'efforça d'étendre aux sciences historiques et sociales cette connexion intime avec la technique et l'industrie que la bourgeoisie elle-même avait déjà réussi à établir avec tant de succès dans les sciences physiques ». Toutefois, cet effort théorique resta sans lendemain. Tandis que les disciples de Marx rêvaient « platement de se voir accorder une place dans le domaine des sciences bourgeoises établies », et rien de plus, « on oublia très vite, de tous côtés, la signification véritable de la tentative marxienne de concevoir l'histoire universelle comme une révolution progressive, de même qu'avait été oubliée la signification véritable de son pendant, la philosophie idéaliste de Hegel 1. K. renvoie expressément sur ce point (cf. art. cité, p. 364) à Marxisme et Philosophie (trad. Orsoni, p. 70 sqq., et ante, p. 19-20). 50

Un itinéraire marxiste Le « lever de soleil », célébré par Hegel, fut de courte durée. Il prit fin, en effet, « au moment où l'avortement de la révolution de 1848 eut pour conséquence d'étouffer définitivement les tendances révolutionnaires de la classe bourgeoise. (...) Dès lors, toute la "philosophie de l'histoire", dé même que toutes les formes d'histoire "universelle", ou "générale", tombèrent dans un mépris quasi unanime. Dès lors, les grands maîtres du genre et, bien plus encore, jusqu'à nos jours, les historiens mineurs consacrèrent leurs énergies à la recherche spécialisée à l'extrême, seule à jouir dorénavant du statut de véritable "science" historique D. Changement de fonction, donc, imputable en partie sans doute à un accroissement de la division du travail et à une « industrialisation », la mise en oeuvre de machines et de techniques nouvelles, comparables un peu à ce qui s'était passé plus tôt en physique où la « Philosophie de la nature » avait été « remplacée par un système de sciences spécialisées D. Mais ainsi épurée — à partir de la mime siècle — de toute inclination philosophique et réduite au « spécialisme », l'histoire se vit aussi privée de « ces vestiges d'unité et d'universalité survivant dans les traditions religieuses et métaphysiques dont elle avait jusqu'alors conservé la marque. L'alliance de l'histoire et de la politique concrète", alliance vague, fragmentaire et occasionnelle, ne comporte rien qui eût pu rendre aux études historiques, dénuées de cohésion, en proie à de vives divergences, le service que l'intime alliance de la science, de la technique et de l'industrie a rendu aux sciences exactes D. Certes, dans le cadre de l'extension constante du marché mondial (et de l'impérialisme), l'histoire universelle bourgeoise continuait d'inclure toujours davantage dans son champ de recherches des époques (préhistoire, sociétés primitives notamment), des régions et des aires d'activité jusqu'alors négligées ou ignorées. Mais il s'agissait d'une progression seulement extensive, d'ailleurs « soumise en tout aux aléas de la découverte de "matériaux bruts" et de moyens de les exploiter », l'affaire d'historiens de métier prenant pour critère suprême « non point un principe théorique quelconque, mais le "doigté scientifique" D (Ranke). Cette tendance se trouva en outre renforcée, plus 51

Introduction près de nous, par une « institutionnalisation » assujettissant le chercheur aux directives d'organes d'Etat (Allemagne nazie, Russie stalinienne) ou d'« omnipotentes fondations » privées à l'américaine. Korsch traitait ensuite des deux grands historiens qui, après la Grande Guerre, avaient réussi à se mouvoir dans un cadre enfin universaliste, ou, mieux dit, pluraliste. Il montrait comment chez Spengler et Toynbee le scepticisme et le pessimisme prenaient la relève du téléologisme optimiste des phases précédentes. Et comment cette orientation nouvelle « traduisait en termes de catastrophe cosmique les malheurs contemporains de la grande entreprise ». Foncièrement conservateurs, ces idéologues érudits s'en tenaient, plus particulièrement l'Allemand Spengler, à la contemplation d'un déclin, d'une décomposition censée être inéluctable. En revanche, les théoriciens d'Etat du nazisme associaient maintenant, à cette vision fataliste, des éléments à coloration activiste, dans la mesure où ils cherchaient à justifier les visées du totalitarisme germanique. Toutefois, Korsch le notait ailleurs 1, ce dernier restait marqué par une « ambiguïté fatale » : manifestant « une irrévérence absolue envers les doctrines traditionnelles de l'Etat, du droit, de l'économie et autres tabous théoriques et pratiques susceptibles de le gêner dans la poursuite de ses buts d'efficacité et de conquête », il n'en respectait pas moins la base capitaliste de ces superstructures. D'où « une tentative délibérée de cacher les conflits réels sous le voile de conflits inventés de toutes pièces », « une idéologie non pas même pragmatique, mais carrément opportuniste ». L'un des principaux instruments de cette idéologie n'était autre que la géopolitique, « matérialisme géographique appliqué à la politique », lequel, contrairement à la géographie politique qui décrit comment l'espace terrestre conditionne la vie des Etats, vise à plier cet espace aux desseins d'une puissance donnée et raisonne en termes non plus nationaux, mais continentaux, voire planétaires.

1. Cf. K. Korsch, « Notes on History », Living Marxism, VI, 2, fin 1942, p. 1-9. 52

Un itinéraire marxiste Korsch soumit également à une critique en règle ce corps doctrinal, souvent nébuleux mais toujours à dominante mystificatrice, qui reste de nos jours encore le credo (au moins implicite) des gouvernants, à l'Ouest comme à l'Est, et jusque dans la lointaine Chine. Dans sa version pré- et pronazie de l'époque (Haushofer et son école), elle servait de fondement idéologique au dernier avatar de la fameuse « mission civilisatrice » de l'Occident, cette théorie de l'a espace vital » cachant, disait Korsch, « un essai désespéré de régler d'une manière différente les problèmes révolutionnaires de notre temps : au moyen du cataclysme d'une contre-révolution mondiale ». Ce résumé indicatif laisse insuffisamment transparaître l'une des thèses que Korsch défendait alors sans désemparer : loin d'être l'opposé, l'ennemi historique de la démocratie moderne, le fascisme ne fait qu'exacerber les traits fondamentaux de cette dernière et préfigurer, à bien des égards, la voie qu'elle suit et sera contrainte de suivre. On comprendra aisément qu'une attitude aussi « déraisonnable » lui valut d'être relégué dans une situation marginale. Coupé des masses plongées dans l'apathie, il l'était tout autant de la masse des intellectuels hurlant avec les loups — démocrates, fascistes ou staliniens. Et plus tard, la guerre mondiale finie, son refus catégorique de marcher dans les louches mais lucratives combines de la guerre froide ne fut certes pas de nature à l'en faire sortir. Malgré cet isolement rigoureux, Korsch ne cessait pas de travailler, accumulant les notes en vue de conférences : « Le capitalisme et la réforme » (1946) ou « La Chine en transition » (1949). Ou à usage personnel : les rapports Marx-Hegel, le concept de monopole. De temps à autre, il rédigeait un compte rendu de lecture, technique où il était passé maitre. Notons ainsi celui d'un livre sur Marx, dû à un certain Vernon Venable, à qui il adressait ces reproches significatifs : « Les aspects économiques et historiques partie la plus importante de la théorie marxienne et de sa conception de la nature humaine — sont relativement 1. Cf. K. Korsch, ■ A Historical View of Geopolitics », New Essays, VI, 3, printemps 1943, p. 8-17. 53

Introduction négligés. On s'étend exagérément, au contraire, sur les aspects physiques et biologiques et plus encore sur les mobiles et implications "éthiques" de la conception marxienne. (...) On se demande vraiment si l'auteur sait quel genre de prédécesseurs il a eus dans sa tentative de moraliser la science marxiste ou, comme le dit Lénine, "d'omettre, de fausser et de falsifier le côté révolutionnaire de son enseignement" et "de mettre en avant ce qui est, ou paraît, acceptable à la bourgeoisie" 1 ? • Relevons en passant cette référence à Lénine, chez un de ses critiques marxistes les plus résolus, laquelle témoigne d'un éloignement serein du dogmatisme, se parerait-il de couleurs « ultra-gauches ». En 1948, Korsch informait un de ses correspondants 2 qu'il s'employait à « remonter des résultats finals de l'ère "marxiste" du mouvement ouvrier à la théorie et à la pratique de Marx : 1) avant et après 1848 ; 2) pendant la période de l'AIT, les années soixante et soixante-dix ». En outre, il envisageait alors d'approfondir la doctrine de Bakounine et, à cette fin, de traduire en allemand son maître ouvrage, l'État et l'Anarchie (1873). Bakounine, écrivait-il un peu plus tard (1-6-1951) au marxologue (léniniste) Roman Rosdolsky, « est politiquement de la dernière actualité ». N'avait-il pas « prévu plus clairement que Marx les principaux développements survenus dans les révolutions contemporaines » ? A ce titre, assurait Korsch, « son livre fait partie des prémisses d'une théorie moderne de la révolution ». Mais la réalisation de ces divers projets ne semble pas avoir dépassé le stade de l'ébauche (sauf en ce qui concerne le chapitre I ci-dessous). En revanche, dans les « Dix thèses sur le marxisme 1. K. Korsch, « La conception marxienne de la nature humaine », la Revue internationale, IV, 19, nov.-déc. 1947, p. 218221. 2. Cf. la lettre au Southern Advocate, citée ante, p. 7, note 1.

Cette lettre accompagnait la traduction par K. d'un essai sur la Commune de Paris, dû à l'anarchiste chilien Lain Diez. Ce dernier y soutenait que « la révolution espagnole correspondit beaucoup plus que la russe à la tentative communarde ».

N'avait-elle pas « démontré la supériorité de l'initiative ouvrière, de l'organisation de classe, pour résoudre "de bas en haut" les problèmes de la production et de la distribution communistes • (loc. cit., p. 10-13) ? 54

Un itinéraire marxiste aujourd'hui' », mises au point à l'occasion d'une conférence qu'il fit à Zurich lors d'un voyage en Europe (1950), Korsch proclamait la nécessité de « rompre avec ce marxisme qui prétend monopoliser l'initiative révolutionnaire et la direction théorique et pratique ». Un quart de siècle auparavant, en 1923, Korsch définissait la doctrine marxiste « comme un élément irremplaçable de ce grand processus historique dans le cadre duquel le mouvement prolétarien [dont le PC se devait, selon lui, à ce moment-là, d'être l'incarnation privilégiée] s'est peu à peu dissocié du mouvement révolutionnaire bourgeois du "tiers état", et le prolétariat constitué en classe autonome et unifiée' ». Mais le « changement de fonction » qu'il avait déjà dû constater dans le parti socialiste, il l'avait ensuite retrouvé dans les partis communistes européens et en URSS, il le décelait maintenant « en Asie et à l'échelle mondiale ». En définitive, le « mouvement prolétarien » s'était non pas « dissocié » de son antagoniste historique, mais substitué à lui, dans des conditions spécifiques. A l'origine de ce « changement de fonction », Korsch plaçait un « attachement inconditionnel aux formes politiques de la révolution bourgeoise » et sa conséquence directe : la « surestimation) de l'Etat comme instrument décisif de la révolution sociale », autant que la fétichisation de la croissance économique pendant la phase de la « dictature du prolétariat' ». Or ce n'était pas en se substituant purement et simplement aux monopoleurs que les ouvriers acquerraient enfui « le pouvoir de disposer de leur propre vie ». Il fallait pour cela « l'intervention de toutes les classes aujourd'hui exclues [de ce pouvoir]' ». 1. Réimp. in Marxisme et Philosophie, p. 185-187. 2. K. Korsch, » La dialectique de Marx », in Marxisme et Philosophie, p. 164-171, en particulier p. 166. 3. K. écrivait déjà en 1927: « Que ses idéologues invoquent la "construction du socialisme" comme une "preuve" du bienfondé de leur point de vue, rien de plus compréhensible. Mais, pour la Russie aussi, il faut se poser la question de classe : quel genre d'industrie construit-on, dans l'intérêt de quelle classe construit-on ? La question déterminante n'est pas celle des courbes de production, c'est la question de classe. » (Kompol, II, 6, 183.1927.) 4. « Thèses sur le marxisme », Marxisme et Philosophie, p. 186187. 55

Introduction « Ces thèses n'étaient vraiment nouvelles que par leur ton », note à juste titre Paul Mattick 1 De fait, en s'élevant contre les arrogantes « prétentions au monopole » du marxisme et de ses représentants idéologiques officiels, Korsch visait une doctrine qui, naguère forme de développement du mouvement ouvrier et de sa conscience de classe, s'était changée en une lourde entrave, comme il l'écrivait en paraphrasant Marx'. Dès 1919, il avait mis en évidence ce qui, à ses yeux comme aux yeux de tant d'autres, alors, constituait le dénominateur commun du syndicalisme révolutionnaire français (Sorel) et du bolchevisme russe (Lénine) : l'idée que « le centre de gravité de la lutte révolutionnaire pour la socialisation réside dans le domaine de l'économie, non dans celui de la politique étatique 3 ». Mais aussi il y avait beau temps, on l'a vu, qu'il avait su reconnaître l'erreur qu'il avait ainsi commise touchant le bolchevisme, et remonter à ses racines théoriques. Simplement, Korsch donnait un tour plus tranché que jamais à ce qu'il disait déjà en 1938 (par exemple) de la nécessité de revenir à l'« ouverture d'esprit » qui avait caractérisé l'AIT. Et la raison de ce durcissement d'accent est claire : la prolifération du cancer stalinien au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais Korsch n'entendait en rien, pour autant, renoncer au principe historicocritique et activiste de Marx-Engels. C'est même sur cette base qu'il se dressait contre le dogmatisme qui, selon ses tendances avouées ou inavouées, pose en autant de catégories intégralement réactionnaires tout ce qui n'est pas lui-même. Contre ce dogmatisme qui ne cherche pas à dégager la charge critique que recèlent dans leurs flancs, par exemple, le fédéralisme proudhonien en tant qu'alternative au centralisme marxien et marxiste, le révisionnisme bernsteinien en tant que révélateur du contenu réel de l'idéologie sociale-démocrate, ou le bolchevisme léninien en tant qu'antipode du fatalisme historique. Porter augran_d 1. Cf. l'article susmentionné (p. 8, note 1) de Survey, p. 96. Dès 1938, K. déclarait expressément que tout essai de « restaurer » le marxisme ne pourrait aboutir qu'à une idéologie mythifiante; cf. infra, p. 162. 2. Cf. Anti-Kautsky, p. 154. 3. Cf. Schriften, p. 55 sqq. 56

Un itinéraire marxiste jour les éléments d'orientation critique fournis par les rfiouvements7pâsséi, « et une pratique révogiro-np Taireois-cIine7seTp-ioait pas autre chose. liius d'un, bien intentionnés certes, voucliiieni pourtant faire passer ce combat de franc-tireur contre une fétichisation allant croissant, qui pour un « éclectisme » délectable, voire une apostasie du marxisme, qui pour du « négativisme pur et simple 2 ». N'est-ce pas l'histoire elle-même qui s'est chargée de « relativiser » le marxisme ? Aussi bien d'ailleurs que le léninisme. Korsch ne faisait que constater une vérité assez apparente quand il écrivait qu'en Russie, du vivant même de Lénine, la doctrine marxiste avait été transformée « en un mythe destiné à renforcer le pouvoir d'Etat », avant que, « sur la base des rapports changés », cette théorie mythifiée n'eût été convertie, par le biais d'une « herméneutique sacrée », en un « mythe immuable 3 ». Ces lignes sont extraites d'un manuscrit sur lequel Korsch travailla longuement pendant les années 1950. Il l'avait intitulé le Temps des abolitions. Abolition des cloisonnements qui servent de base aux sociétés modernes d'exploitation et d'oppression : division en classes différentes, séparation de la ville et de la campagne, du travail manuel et du 1. Cf. « Thèses », loc. cit. 2. Citons, en guise d'exemple du premier cas, M. Rubel (Arguments, III, 1959, 16, p. 26) qui célèbre dans les Thèses de 1950 une « vraie mutation intellectuelle », un « éclectisme doctrinal », là où R. Paris (Nuovo rivista storica, janv.-fév. 1969, p. 178) décèle une « conversion à l'anarchisme (...) qui se •laissait déjà pressentir chez le Korsch de 1923 ». Et, pour le second cas, G.-E. Rusconi (qui, lui, sait ce dont il parle), lequel soutient (art. cité ante, note 3, p. 32) qu'à partir de 1923, vu « la disparition ou l'écrasement de la poussée spontanément révolutionnaire des masses », K. n'avait plus d'autre choix que celui d'une « critique purement négative » — « excluant tout ce qui

pouvait lui permettre une construction positive » (La Teoria critica della società, Bologne, 1968, p. 204) — sans voir que K.,

pragmatique avant tout, savait mettre cette positivité en évidence chaque fois qu'elle se manifestait dans le mouvement réel (cf. par exemple infra, chap. awi, 1), une positivité ayant pour seul agent efficace « l'auto-activation des masses travailleuses A. 3. Cité par R. Dutschke, in la Révolte des étudiants allemands (trad. S. Bricianer), Paris, 1968, p. 102. 57

Introduction travail intellectuel'. Abolition de l'Etat et du mode de production capitaliste, du capital et du travail salarié. Toutefois, le manuscrit, composé de notes souvent elliptiques, devait rester inachevé. On ne saurait dire si la cause en fut les difficultés inhérentes au sujet, ou la nécrose cérébrale qui, à partir de 1956, provoqua un « lent déclin des facultés » de l'auteur 2. Hospitalisé en 1957, Karl Korsch s'éteignit à Helmont (Massachusetts), le 21 octobre 191. 10. Korsch avait certes raison de présenter l'ouvrage du Kautsky de 1927 comme un constat de décès du « marxisme orthodoxe » de la Iie Internationale. Aujourd'hui, ce dernier ne survit plus que dans un cadre universitaire, et sous la forme d'une mise en opposition exégétique de la « pure doctrine marxienne » — à fond éthique, philosophique, sociologique, coopérateur, etc., mais jamais politique — avec sa « déviation dictatoriale », le léninisme. Rien d'étonnant si l'effort théorique de Karl Korsch a été exploité dans une perspective académique — intégralement tournée vers le passé et donc idéologique : toute critique socio-politique n'est-elle pas susceptible d'être récupérée, au moins dans l'un de ses moments, à des fins contraires à celles que son auteur lui assignait ? Ainsi, dans les années trente, Arthur Rosenberg a repris (et prolongé) la critique korschienne du marxisme idéologisé dans son Histoire du bolchevisme', où il condamne cependant toutes les tendances du marxisme activiste et gauchiste. Plus près de nous, le professeur Erich Matthias, dans un article fortement documenté, a repris (et prolongé) la critique kors1. En 1919, K., encore membre de l'USPD, exaltait déjà la clause du programme de l'IC recommandant « l'unification du travail manuel et du travail intellectuel » ; cf. Schriften, p. 59-

68. 2. P. Mattick, art. cité, p. 97. 3. A. Rosenberg, Histoire du bolchevisme (trad. A. Pierhal),

Paris, 1936. Historien de profession, Rosenberg, ex-député communiste au Reichstag, avait, après un intermède de « gauche n, évolué vers la social-démocratie ; cf. la préface de Georges Haupt à la réimpression de l'ouvrage (Paris, 1967, p. 11-39).

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Un itinéraire marxiste chienne du kautkysme, mais en faisant de ce dernier l'idéologie d'un « parti typique de l'Allemagne impériale », lié à un système politique qui réduisait tous les partis d'opposition à la contestation verbale 1, et non le produit d'une longue phase historique non révolutionnaire. On retrouve ici l'antagonisme, signalé par Korsch, d'un positivisme sociologique, avant tout statique, et d'une critique politique, avant tout dynamique, le premier étant toujours capable, dans le cadre restreint qui lui est propre, de s'agréger ce qu'il lui convient de la seconde. Dans l'autre camp, pendant l'ère stalinienne, les représentants idéologiques du PC n'eurent pas à se soucier de combattre sur le plan théorique une « déviation gauchiste » qui, à l'état articulé, demeurait nolens, volens le fait d'une poignée de militants isolés. Avec le grand tournant des années soixante, et la seconde phase du poststalinisme, il n'en fut plus de même. Pour les représentants de l'orthodoxie plus ou moins replâtrée, il s'agit cependant moins de réfuter, après discussion systématique, que de vitupérer le critique qui avait eu l'audace d'appliquer la conception matérialiste de l'histoire au marxisme lui-même, portant ainsi la main sur une idéologie couvrant la séparation d'une théorie, qui vise l'abolition du salariat, d'avec une pratique qui institutionnalise le salariat. Dans les pays de l'Est, où le stalinisme continue de régner sans concurrence, ses représentants idéologiques n'ont fait que remplacer le système d'injures, accessoire obligé du terrorisme massif, par le tissu de demi-vérités. Ainsi voit-on une sommité philosophique de la RDA pourfendre celui qui, paraît-il, voulait expliquer la défaite de la classe ouvrière allemande par un « retard de la conscience subjective sur les conditions historiques objectives », retard dont il aurait attribué la cause « à l'absence de conscience spontanée des masses, non à l'absence du parti révolutionnaire ». Celui, en outre, qui, contestant que la social-démocratie kautskyste eût jamais adopté le marxisme dans son entier, « légitimait "historiquement" la thèse révisionniste de la séparation 1. E. Matthias, « Kautsky und der Kautskyanismus », in Marxismusstudien, 1957, p. 151-197, en particulier p. 194-197 (où est reprise une interprétation d'A. Rosenberg). 59

Introduction du marxisme et du mouvement ouvrier révolutionnaire' ». Comme le lecteur de l'Anti-Kautsky peut aisément s'en rendre compte, le chemin est court qui mène de la demivérité à la contre-vérité 2 . Tout en appartenant en définitive à la même école, le philosophe Althusser se montre plus fin. Il discerne en effet dans notre auteur un représentant de ce « mouvement de réaction "gauchisant" contre la platitude mécaniste de la He Internationale », réaction qui, selon lui, « dut prendre la forme d'un appel à la conscience et à la volonté des hommes, pour qu'ils fissent la révolution que l'histoire leur donnait à faire 3 ». Seulement voilà : cet appel était entaché d'« ambiguïtés de formulation » imputables à une « lecture historiciste de Marx » qui, « en certains milieux [les "intellectuels d'origine bourgeoise"] », ne cesserait « de menacer le marxisme » d'une déviation humaniste'. Ne pouvant sortir du cadre restreint d'une biographie essentiellement politique, je me contenterai ici d'indiquer qu'on trouve chez Althusser maint élément fondamental que le critique Korsch visait déjà dans le « marxisme de la He Internationale », en premier lieu, l'idée d'une « science » qui serait indépendante de son cadre de production, à savoir : le mouvement historique réel. Chacun dans son langage, nos deux poststaliniens arrivent à une conclusion, une et la même. Pour l'attachée au comité central d'un parti d'Etat, Korsch voulait substituer à la « théorie léninienne de la conscience-reflet », la thèse de la « coïncidence de la conscience et du réel », et à la « nécessité du parti révolutionnaire» le « réveil spontané des masses 5 ». Or — pour répéter Korsch — comment expliquer, à défaut d'une telle « coïncidence », « l'importance capitale que l'acquis des phases antérieures de la pensée 1. V. Wrona, « Karl Korsch und die bürgerliche und revisionnistische Marxismuskritik », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, XVIII, 9, 1969, p. 1093-1099. 2. Cf. ci-dessus, p. 38 et infra, chap. VIII. 3. Cf. L. Althusser, Lire le Capital, Paris, 1966, t. II, p. 74-75, où sont fourrés pêle-mêle Rosa Luxemburg, Lukacs (« important »), Gramsci (« très important »), Korsch (« qui se perdit ») et le Proletkult... en attendant une « indispensable étude historique et théorique » ! 4. Ibid., p. 73 sqq. 5. V. Wrona, art. cité, p. 1098. 60

Un itinéraire marxiste économique et sociale de la classe bourgeoise garda toujours dans la théorie de Marx' ». Et où prend-on que Korsch et, d'une façon plus générale, le « gauchisme » historique aient jamais été des spontanéistes bêlants ? En fait, le contresens fait ici derechef bon ménage avec la contre-vérité. Pour le normalien du PCF, en « proclamant le marxisme expression directe, production directe de l'essence humaine par son unique auteur historique, le prolétariat », on « récuse sans égards la thèse kautskyste et léniniste de la production de la théorie marxiste par une pratique, en dehors du prolétariat, et de l'importation" de la théorie marxiste dans le mouvement ouvrier 2 ». Or Korsch ne nie pas que le marxisme a été « le produit d'études purement théoriques », mais il ajoute qu'il fut « aussi le résultat des expériences nouvelles de la lutte des classes' ». Pas plus, il ne nie la nécessité d'une organisation politique ouvrière distincte des organisations dites économiques 4 (trait commun, le seul peut-être, à tous les « marxismes »), mais il professe que l'activité de cette organisation est modelée par les conditions dans lesquelles elle s'exerce et qu'une longue période non révolutionnaire la transforme en conduite d'intégration, avec pour conséquence de séparer la pratique d'avec la théorie censée la fonder. Chose que les critiques poststaliniens tiennent à ignorer — pour des raisons que le matérialisme historique est certainement capable d'expliquer. Selon Althusser, les textes « du jeune Lukacs et de Korsch » ont été réédités pour « donner un fondement à des sentiments politiques » du genre humaniste s. En 1. Karl Marx, p. 35. 2. L. Althusser, op. cit., p. 104-105. 3. Marxisme et Philosophie, p. 38. On retrouve le même argument dans l'excellente mise au point de Norman Geras : « Louis Althusser. An Assessment », New Left Review, 71, janv.-fév. 1972,

p. 84-85.

4. K. montrait ainsi à propos de la guerre d'Espagne comment une « organisation d'avant-garde ouvrière •, l'anarchosyndicalisme, avait dû renoncer à une intenable mystique de l'apolitisme ; cf. infra, p. 244. 5. « Par exemple, dit Althusser lui-même, la protestation contre les erreurs et les crimes du "culte de la personnalité", l'impatience de les voir réglées, l'espérance d'une vraie démo-

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Introduction vérité, ces rééditions ont eu lieu — en France, pour la première fois — après que l'insurrection hongroise eut mis un comble à la crise du stalinisme mondial et contribué décisivement à ouvrir une nouvelle phase de son existence idéologique (que j'ai qualifiée ci-dessus d'« orthodoxie poststalinienne », sans pouvoir m'étendre à ce sujet). Mais si cette crise (et non point les désastres de l'humanisme contemporain) a constitué un facteur de redécouverte de l'« hérésie », elle ne fut ni le seul, ni même le plus important. Tout semble indiquer en effet que les grands pays industrialisés abordent une phase de développement critique. Comme dans les autres phases de ce type, que le développement capitaliste a traversées aux 'axe et XX" siècles, on assiste à un brassage de concepts et de principes liés à l'émergence de nouvelles tendances activistes. Et il est naturel que le nouveau « mouvement », ou du moins son avant-garde intellectuelle (avec toutes ses ambiguïtés), interroge l'expérience passée dans ce qu'elle eut de plus avancé sur les plans théoriques et pratique> Aussi bien, la réflexion sur l'ancien mouvement ouvrier et ses expressions théoriques marxistes (la variante trotskyste, au départ), avait déjà amené indépendamment le groupe « Socialisme ou Barbarie » à des conclusions voisines souvent de Korsch. « Indépendamment », parce que ce groupe, imbu d'un préjugé sociologisant, et aussi de son « originalité » — laquelle, pour être indéniable, ne pouvait par définition être absolue — avait décidé d'ignorer superbement les efforts théoriques du passé. C'était se priver d'éléments d'orientation précieux même s'ils restaient, bien entendu, à intégrer sur le mode critique. Quoi qu'il en soit, « Socialisme ou Barbarie » soulignait que l'apport capital de Marx-Engels résidait non dans la « synthèse et la continuation des créations de la culture bourgeoise (philosophie classique allemande, économie politique anglaise, socialisme utopique français) », mais,

cratie, etc. » (ibid., p. 107). Voilà qui risque, parait-il, de « servir d'autres causes, selon la conjoncture et les besoins », que celle de la liberté. Mais réprouver le « dogmatisme stalinien », tout en s'abstenant — comme le fait Althusser — d'en explorer les déterminations socio-historiques, voilà qui sert, à coup sûr, la cause de l'oppression.

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Un itinéraire marxiste au contraire, dans « le renversement des postulats fondamentaux de cette culture' ». D'un autre côté, il relevait qu'à la « coloration objectiviste » déjà prononcée du Capitale avait succédé chez les épigones, Kautsky en tête, la conviction proclamée que « l'écroulement du capitalisme et la victoire du socialisme sont inéluctables, garantis par des lois naturelles' ». Et puis, et surtout, il insistait sur l'autodétermination ouvrière, et ce qui en découle : la critique des formes d'organisation actuelles des masses. Bien entendu, s'agissant d'époques différentes, ces convergences significatives s'assortissent de divergences qui ne le sont pas moins. Korsch, homme d'une phase de révolutions et contre-révolutions politiques, et critique de révolutions à forme avant tout politique, persistait quand même à penser en termes de stratégie politique, volontiers oublieuse du social, du vécu et des mentalités collectives. Par contre, « Socialisme ou Barbarie », lié à une période d'expansion organique et institutionnalisée du capital, devait opérer un « renversement des postulats » de la sociologie industrielle américaine, et dévoiler le grand secret de la production capitaliste de type moderne : « la nécessité simultanée d'exclure les ouvriers de la direction de leur propre travail, et, vu l'effondrement de la production qui serait le résultat de cette exclusion si elle se réalisait intégralement (...), de les y faire participer, de faire appel constamment aux ouvriers et à leurs groupes informels * ». D'où aussi cette idée générale du socialisme à la fin du xx* siècle : qu'il s'agit d'abolir la forme de participation/exclusion, la séparation des fonctions de direction et d'exécution cristallisée dans le système du salaire, et que la doctrine classique se représentait, d'une manière par trop « philosophique » encore, comme la séparation du travailleur d'avec les moyens de production '. 1. P. Cardan (Castoriadis), « Prolétariat et Organisation », Socialisme ou Barbarie, V, 27, avril-mai 1959, p. 65-66 ; comparer avec le Karl Marx, p. 59 sqq., 110 sqq., 216 sqq. 2. Cf. Karl Marx, p. 126. 3. P. Cardan, loc. cit. 4. C. Castoriadis, La Société bureaucratique, t. 1, Paris, 1973, P. 34 sqq. 5. Ainsi K. lui-même, parlant — dans des conditions très particulières, il est vrai — des réalisations de la Catalogne libertaire de 1936, ne s'émeut guère du maintien intégral de la 63

Introduction « Socialisme ou Barbarie » introduisait de la sorte dans la théorie un élément qui, paradoxalement, en était absent, ou plutôt un élément que l'idéologie marxiste jugeait être ni plus ni moins qu'une matière première pour la conquête de positions de force. Axée en fait, sinon toujours en paroles, sur le remodelage des rapports de propriété par le biais de l'alliance des classes, il ne pouvait pas lui venir à l'esprit d'approfondir la condition ouvrière moderne là où elle est, sur les lieux de production, et, moins encore, de la poser pour ce qu'elle est : la génératrice d'une lutte directe antiautoritaire, sécrétée chaque jour, à l'usine et au bureau, par le phénomène d'exclusion. A l'inverse, la revue donnait — au moyen d'analyses abstraites et de témoignages vécus — une épaisseur à cet être infiniment plat de la doctrine traditionnelle : l'ouvrier. Sans oublier que « le prolétariat n'est ni une entité totalement irresponsable, ni le sujet absolu de l'histoire », qu'il est capable de mettre en avant, dans la lutte concrète, « des objectifs, des principes, des normes, des modes d'organisation qui s'opposent radicalement à la société établie », tout en restant prisonnier « en partie des rapports sociaux et de l'idéologie capitaliste 1 ». (Il faudrait ajouter : des formes d'organisation et des idéaux qu'il a, antérieurement, conçus ou adoptés lui-même.) Tel est, à mon avis, le grand, le principal mérite de ce groupe, mais acquis au prix d'un sociologisme excessif, lequel se retrouve d'ailleurs à tous les étages de la pensée bourgeoise (et marxiste) contemporaine. Joignant ses effets à une réaction légitime au dogme de la crise économique permanente ou à jamais imminente, ce sociologisme l'amenait à faire de la soif bureaucratique de pouvoir, non de l'extraction et accumulation de plus-value (et des barrières auxquelles elles se heurtent), le moteur de l'expansion et de la contraction du système en place. Dès lors, les conditions conflictuelles de travail et de vie, l'a aliénation », étaient sacrées seul facteur de rupture, dans un monde paraissant d'autant moins régi par des lois tendancielles — celles du profit en premier lieu — et d'autant plus fonction de direction, ou plutôt conçoit cette dernière dans l'optique traditionnelle qui assimile la gestion ouvrière au contrôle syndical de la marche des entreprises ; cf. infra, p. 248. 1. P. Cardan, op. cit., p. 73-75.

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Un itinéraire marxiste « absurde et irrationnel » qu'on s'était privé d'un instrument indispensable pour le comprendre. Korsch procède différemment : partant de concepts politiques issus de l'expérience historique de la société bourgeoise et de sa critique, il les prolonge et les spécifie, sans ignorer le contexte socio-économique. Ainsi du « jacobinisme », délégation inconditionnelle du pouvoir à un corps spécialisé, inhérente au modèle de la révolution bourgeoise. Ainsi de la contre-révolution totalitaire, accomplissant le fameux « programme minimum » du socialisme classique, dans le cadre d'une réorganisation du système capitaliste. Et l'analyse de cette évolution, une évolution que notre époque poursuit et remanie sans trêve, se double chez lui d'une critique des illusions démocratiques, fascistes ou marxistes — marxiennes, voire — qui ne doit rien à une catégorie phénoménologique aussi mal constituée que celle de « bureaucratisation » dont « Socialisme ou Barbarie » faisait le deus ex machina des sociétés modernes, indépendamment de leurs niveaux de développement respectifs. Je ne puis pousser plus loin ici ce parallèle, et moins encore l'étendre à d'autres tendances de la critique radicale d'aujourd'hui. Mon dessein en l'esquissant était de faire ressortir ce qui tout à la fois rapproche et distingue Korsch des plus avancées d'entre elles : une mise en oeuvre originale et rigoureuse du principe actif de la science sociale marxienne. Les éléments d'orientation qu'il propose ainsi sont loin, il va de soi, de répondre à toutes les exigences de notre époque. Mais les problèmes que la sienne a soulevés, et qu'il a abordés avec elle, demeurent souvent, dans des conditions changées, les problèmes de la nôtre et que, le cas échéant, celle-ci formule d'une manière et plus et moins complète. Ainsi, pour s'en tenir à ce seul exemple, de la question fondamentale de l'autorité. La critique d'aujourd'hui, aux inclinations libertaires, vise le principe hiérarchique en général, et s'accommode la plupart du temps, au nom de l'efficacité, d'une mise en cause fragmentaire de ses plus visibles excès. Chez Korsch, la critique s'en prend au principe jacobin, c'est-à-dire à la forme historique et politique la plus achevée du pouvoir bourgeois, quand bien même elle a dû souvent finir par composer avec d'autres. Dans le premier cas, la critique risque toujours de succomber à l'ambivalence inhérente à la contes-

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Introduction tation catégorielle dans le cadre capitaliste ; dans le second, elle paraît plus restreinte, peut-être, mais aboutit tant à une rupture motivée avec le passé qu'à des prises de position politiques intransigeantes. Quoi qu'il en soit, les deux types de critique se recoupent dans la mesure où ils partent de ce principe commun : sans transformation radicale du processus de production et de travail, donc sans sa prise en charge directe par les producteurs, les travailleurs eux-mêmes, pas d'abolition réelle des rapports de production actuels. 11. Je me suis donné à tâche de retracer, dans cette introduction, l'itinéraire politique du marxiste du xxe siècle Karl Korsch. Le lecteur a pu voir émerger ainsi, dans l'axe d'une expérience politico-théorique, certes touffue et parfois contradictoire, les grands thèmes du recueil qui va suivre. Mais une présentation biographique a pour défaut d'individualiser un cheminement qui, soit dit et redit, fut avant tout un fait collectif. Karl Korsch n'a pas été le seul à rompre avec la social-démocratie classique (de « Kautsky ») pour passer à la social-démocratie radicale (de « Lénine »). Il n'a pas été le seul, ensuite, à se voir réduit à l'isolement social, alors que montaient les horreurs du stalinisme, puis les horreurs du fascisme et de la guerre mondiale, enfin les horreurs de la paix capitaliste. (Cette trajectoire, comme bien d'autres, je l'ai parcourue moi aussi, dans d'autres conditions, à une moindre hauteur théorique. Après avoir accompagné les Jeunesses communistes de l'an 40, tant qu'on y parlait de « fraternisation prolétarienne » [du moins est-ce là ce que je croyais entendre], j'ai traversé quelques-unes des nuances du noir et du rouge vifs. Deux mots, par la même occasion, de ma biographie professionnelle : ouvrier fourreur pendant un quart de siècle, puis traducteur de livres une dizaine d'années durant, je suis maintenant correcteur d'imprimerie.) Tenir pour représentatif d'une démarche collective un certain cheminement pratico-théorique ne revient nulle66

Un itinéraire marxiste ment à lui dénier toute dimension personnelle. Cela serait d'autant plus absurde en l'occurrence qu'on a d'emblée affaire, chez notre auteur, à un style portant la marque d'une individualité tranchée. Korsch lui-même devait s'en apercevoir quand il voulut rendre en anglais la splendide version allemande de son Karl Marx'. Cette écriture particulière ne varie pas seulement en fonction du sujet traité et du public envisagé : articles de presse à gros tirage ; essais de vulgarisation à diffusion élevée ; travaux de recherche destinés à des publications académiques ; textes rédigés pour des revues militantes ronéotypées, et autres. Elle s'inspire aussi de considérations théoriques, et que Korsch devait, en partie du moins, à ses lecture et fréquentation assidues des représentants de l'empirisme logique (ou néo-positivisme) du Cercle de Vienne. Comme eux, mais sur le terrain du marxisme, il visait la constitution d'un langage rigoureux, éliminant le raisonnement par métaphore, les concepts non situés et datés, la tautologie, la déclamation. D'où ces textes d'une concision extrême comme ciselés dans le matériau historique au marteau d'un savoir étendu —, qui veulent donner à penser, et non point énoncer des formules toutes faites, le credo d'une hérésie promise à s'enliser tôt ou tard dans les marécages du sectarisme doctrinaire. Ce volume reprend un certain nombre d'essais rédigés à des dates, donc dans des circonstances souvent différentes, mais dans une phase bien déterminée de l'activité créatrice du penseur militant Karl Korsch. D'où des éléments de cohérence, que viendront renforcer une mise en ordre thématique et des textes de liaison. Voulant éviter l'anonymat et l'objectivité prétendue des présentations bureaucratiques, j'ai cherché dans ces derniers à éclairer un contexte, étayer encore ou prolonger une analyse, ou, le cas échéant, à la discuter ou actualiser en procédant par touches successives. Si je pouvais ainsi décider le lecteur à en faire autant, j'aurais atteint mon but. Bois-Colombes,

1. Cf. Karl Marx, p. 23-24.

ter

juin 1973

CHAPITRE I MARX

ET LA RÉVOLUTION EUROPÉENNE DE 1848

1848: la faiblesse et la désunion du camp bourgeois progressiste entraîne en Allemagne, comme sur tout le continent européen, la défaite irrémédiable de la révolution démocratique ; 1948: les Alliés victorieux envisagent de « rééduquer » une Allemagne dépecée, dont l'absence de constitution démocratique est censée être la cause principale des deux guerres mondiales. La rencontre de ces deux dates amène Korsch à faire, dans le texte qui suit', un usage particulier du concept de conditions changées, ou de « spécification historique », comme il disait aussi.

Disons-le : seule la contre-révolution en Allemagne révéla l'existence historique de la révolution. VEIT VALENTIN, Histoire de la révolution allemande de 1848-1849 (1931). Comme ce fut déjà le cas pendant la Première Guerre mondiale, les Allemands se sont vu accuser pendant la deuxième, et jusqu'à ce jour, de n'être pas des démocrates. Pas seulement les Allemands de Hitler, mais tous les Allemands ; pas seulement maintenant, mais de tout temps ; pas seulement dans l'aspect extérieur, mais dans la nature intime. Seule, affirme-t-on, une rééducation longue et sévère, recourant aux méthodes de coercition les plus rigoureuses, réussira peut-être un jour à changer de fond en comble cette nature a-démocratique du peuple allemand ; ce n'est que par ce moyen que les Allemands pourront enfin se hisser au niveau historique des nations occidentales, ces dernières étant du même coup mises ainsi à l'abri de toute I. K. Korsch, « Marx Stellung in der europâischen Revolution von 1848 », Die Schule, III, 5, mai 1948 (réimp. in K. Korsch, Revolutioniirer Klassenkampf, Berlin, s.d. [1972], p. 7-26). 69

Marxisme et contre-révolution nouvelle entreprise de ces barbares arriérés contre la civilisation démocratique. Du point de vue historique, il n'est rien dans ces accusations qui, depuis cent ou cent cinquante ans, n'ait été sans cesse dit et redit sous des formes différentes par tous les bons Européens d'Allemagne. Ce furent d'abord les grands apôtres idéalistes d'une éducation progressive du genre humain et d'une conception nouvelle de l'histoire, conçue comme une évolution vers la liberté et la beauté, la raison, la citoyenneté universelle et la paix perpétuelle. A cette première génération des Lessing, Kant, Klopstock, Schiller, qui avait eu partie liée avec les Anglais et les Français du siècle des Lumières et dont l'inspiration et les idées connurent ensuite un développement autonome et majestueux, succéda la génération des penseurs directement touchés par les prodigieux événements de la grande Révolution française, et dans le système desquels, selon le mot de Hegel, « la révolution est venue s'inscrire et s'articuler dans la forme de la pensée ». Appelée à se poursuivre sans répit jusqu'à 1840, cette évolution philosophique n'était en vérité qu'une manifestation, dans le domaine intellectuel allemand, du processus historique universel qui se perpétua au-delà de Waterloo et de Versailles, et dans le cadre duquel les tribuns, hommes d'Etat et généraux de la Révolution française, les Brissot et les Danton, les Robespierre et les Napoléon, non contents d'avoir institué en France la république bourgeoise moderne, lui avaient de surcroît créé sur tout le continent européen un environnement approprié. Cette génération de penseurs et de poètes, visiblement imbus de l'esprit de la Révolution française, ne s'est jamais vu reprocher, comme une trahison infâme de l'esprit démocratique moderne, par aucun critique, ni de l'Ouest ni de l'Est, le fait que certains de ses meilleurs représentants eussent partagé, après l'enthousiasme, la désillusion que le triomphe de cette révolution devait susciter dans tous les pays d'Europe comme en France même. Dans son amère réalité, la société bourgeoise issue de la Révolution faisait un tel contraste avec l'idée sublime de ses résultats que s'étaient formés ceux qui y avaient coopéré ou l'avaient acclamée, autant qu'avec l'héroïsme sans bornes, l'abnégation, les angoisses, la guerre civile et les carnages dont il avait fallu payer sa venue au monde ! Il n'est donc pas étonnant qu'en Allemagne aussi, pays que la Révolution française avait concerné le plus directement, l'attachement passionné aux « idéaux de 1789 et de 1793 » dût céder bientôt la place, 70

Marx et la révolution européenne de 1848 tandis qu'avec le romantisme politique, le légitimisme, le culte des institutions et des idées médiévales, l'irrationalisme de principe, la « théorie organique de l'Etat » et l'« école critique », apparaissait un revirement désastreux, le dénigrement systématique des idées mêmes auxquelles certaines des têtes de ce mouvement nouveau avaient, si peu de temps auparavant, apporté la plus enflammée des adhésions. Si l'on veut apprécier convenablement les notions datant de ce temps-là, notions derechef considérées avec une dilection particulière comme démontrant la nature foncièrement antidémocratique de l'esprit allemand, il ne faut pas oublier qu'à ce moment la France vivait l'époque de la Restauration, qu'en Angleterre régnait une tendance qui, née dès 1789, demeurait farouchement hostile aux idéaux de la Révolution française et ne devait désarmer qu'avec l'ère des réformes de 1830-1846, et que sur le continent toutes les puissances européennes, à la seule exception de la Turquie, constituaient, avec l'appui de l'Angleterre, une « Sainte Alliance » bien décidée à réprimer par la force toute nouvelle propagation des idéaux et des mouvements s'inspirant de la Révolution française. Sur cette base historique, il faut en outre se demander quelles forces se trouvèrent à l'origine du renouvellement des principes démocratiques qui se fit jour sur le continent européen à partir de 1830, quelles difficultés particulières elles durent surmonter et quelles altérations le progrès démocratique subit de ce fait. C'est seulement de la sorte qu'il devient possible de comprendre comment il a pu se faire qu'en Allemagne, jusqu'au tournant du siècle, la démocratie ne parvint pas à remporter de victoire complète, indiscutable, acquise une fois pour toutes. Constater qu'en France la Restauration succéda à la Révolution, puis la dictature bonapartiste au renouveau révolutionnaire de 1830 et de 1848, après quoi, vers la fin du siècle, le triomphe apparent des républicains lors de l'affaire Dreyfus fut suivi sur-le-champ d'une réaction militariste, cléricale et monarchiste beaucoup plus puissante et plus âpre, anticipant le fascisme à plus d'un égard, c'est constater du même coup que le développement restreint et en définitive insuffisant des forces démocratiques en Allemagne constitue bien moins un phénomène spécifiquement allemand que la forme particulière revêtue par une évolution propre à l'Europe entière. Quand on les compare aux grandes révolutions européennes qui, dans l'Angleterre et la France du 'mir' et du xviir 71

Marxisme et contre-révolution eurent pour effet, après des dizaines d'années de durs combats, de transformer de fond en comble l'Etat et la société, les révolutions des luxe et xxe siècles se révèlent n'être qu'une forme rabougrie et distordue de « la » révolution. Karl Marx, qui s'institua quelques années plus tard le critique implacable de cette soumission idéologique des révolutionnaires du xixe siècle aux traditions glorieuses du passé, devait se trouver lui-même, tandis qu'il participait à la révolution allemande de 1848, soumis en permanence à ces mêmes idées traditionnelles. Pendant cette seule et unique révolution démocratique que connut le 'axe siècle, et alors que tout eût porté à croire que les dures luttes de ses années d'apprentissage politique avaient eu pour conséquence de lui faire abandonner l'optique révolutionnaire bourgeoise, Marx ne défendit en effet nullement un programme de révolution sociale ou socialiste transcendant les objectifs de la bourgeoisie. Au contraire, il se fit une règle d'inciter en toute occasion cette révolution bourgeoise à prendre pour modèle la Révolution française, sa phase jacobine de 1793-1794 en particulier. A titre d'exemple pour beaucoup d'autres du même genre, voici un passage de l'article que Marx rédigea le 11 décembre 1848 pour la Nouvelle Gazette rhénane 1, où ce caractère des critiques par lui adressées à la révolution allemande ressort avec la plus grande netteté. Commençant par dépeindre en traits de feu la grandeur historique des révolutions de 1648 et de 1789, Marx y disait qu'il s'agissait en l'occurrence non point « de révolutions anglaise et française, mais de révolutions de style européen. Elles n'étaient pas la victoire d'une classe déterminée de la société sur l'ancien système politique, mais la proclamation d'un système politique valable pour la nouvelle société européenne ». Et il poursuivait ainsi : « Rien de tout cela dans la révolution de mars en Prusse. (...) Bien loin d'être une révolution européenne, elle n'était que l'écho affaibli d'une révolution européenne dans un pays arriéré. (...) La révolution de mars en Prusse n'était même pas nationale, allemande, elle était dès l'origine provinciale, prussienne. Les insurrections de Vienne, de Cassel, de Munich, les soulèvements provinciaux de toute espèce l'accompagnaient et lui disputaient la première place. 1. L'article parut le 15 décembre 1848. On a mis à contribution la traduction de Lucienne Netter : K. Marx et F. Engels, Nouvelle Gazette rhénane, 3 vol., Paris, 1963 sqq. 72

Marx et la révolution européenne de 1848 (...) La bourgeoisie prussienne n'était pas la bourgeoisie française de 1789, la classe qui, face aux représentants de l'ancienne société, de la royauté et de l'aristocratie, incarnait à elle seule toute la société moderne. Déchue au rang d'une sorte de caste (...), loin de figurer une catégorie sociale de l'ancien Etat ayant réussi sa percée, elle avait été projetée par un tremblement de terre à la surface du nouvel Etat, montrant les dents à ceux d'en haut, tremblant devant ceux d'en bas, égoïste sur les deux fronts et consciente de cet égoïsme, révolutionnaire contre les conservateurs, conservatrice contre les révolutionnaires, se défiant de ses propres mots d'ordre, faisant des phrases au lieu de créer des idées, intimidée par la tempête universelle mais exploitant cette tempête (...), sans initiative, sans foi ni en elle-même ni dans le peuple, sans vocation historique — un vieillard maudit, sans yeux, sans oreilles, sans dents, sans rien, voué à guider et à fourvoyer en fonction de ses intérêts frappés de caducité les premiers et juvéniles élans d'un peuple robuste —, telle était la bourgeoisie prussienne quand après la révolution de mars elle se trouva à la barre de l'Etat de Prusse. » Malgré cette critique percutante des faiblesses et insuffisances marquant les luttes qui se déroulaient sous ses yeux, Marx s'en tint à des mots d'ordre qui restaient dans le cadre d'une grande révolution démocratique, du type propre à la Révolution française du xvirie siècle. Il s'assigna en effet pour tâche d'opposer aux actions du mouvement existant, qui reculait devant ses propres buts, d'audacieux mots d'ordre du passé tels que les revendications de république une et indivisible, d'armement du peuple, de dictature révolutionnaire et de « Terreur ». Sur ce plan, il se heurta d'emblée à des obstacles insurmontables. Les revendications précitées étaient tirées de l'arsenal de la Révolution française. Elles étaient les symboles d'un mouvement qui avait abouti à l'établissement de la société bourgeoise. Mais vu l'embourgeoisement graduel de la société européenne survenu dans l'intervalle, elles attiraient désormais si peu la grande bourgeoisie et une fraction de la petite que Marx ne pouvait les propager publiquement que sous une forme ou très générale, ou très affadie. C'est ainsi que le 6 juin 1848 il ouvrait dans la Nouvelle Gazette rhénane 1 sa campagne en faveur des moins rebutants d'entre les mots d'ordre jacobins susmentionnés par la déclaration suivante : « Nous ne demandons pas, ce qui serait 1. Article publié le lendemain, 7 juin. 73

Marxisme et contre-révolution utopique, que soit proclamée a priori une république allemande une et indivisible. » Et il déplaçait toute la question du terrain de l'action immédiate à celui du développement à venir dès lors qu'il ajoutait : « l'unité de l'Allemagne, de même que sa constitution, ne peuvent résulter que d'un mouvement ». Qui plus est, l': organe de la démocratie * » dirigé par Marx, tout en haussant sans cesse le ton, ne laissait pas de manier avec une circonspection extrême ces mots d'ordre les plus avancés de la lutte pour des objectifs démocratiques. Marx, renonçant ainsi à exposer ouvertement le programme intégral de la révolution démocratique, le faisait en fonction d'une tactique fixée au préalable ; il n'en reste pas moins que, considérée sous l'angle historique, cette tactique se révèle déjà grosse de la contradiction fondamentale, inhérente à la position de Marx dans la révolution de 1848. Ce dernier se refusait à opposer une utopie socialiste aux réalités de la révolution bourgeoise. Nonobstant, il persistait à vouloir imposer à ce mouvement révolutionnaire des temps présents des formes d'action des temps passés convenant on ne peut moins aux conditions actuelles de celui-ci. Ainsi donc, cette tentative de hisser la révolution démocratique de 1848 au niveau le plus élevé, celui que la révolution bourgeoise avait atteint lors d'une phase antérieure, et transitoire, de son développement apparaît, compte tenu du changement survenu entre-temps dans les conditions historiques, tout aussi utopique que l'était à l'époque la propagande directe pour le socialisme. Le contraste entre les conditions imaginées par Marx et les conditions historiques effectives de la révolution de 1848, qu'il vécut et à laquelle il participa, devient le plus vif justement sur les points où, considérée sous un angle a-historique, sa critique des faiblesses de cette révolution semble le mieux fondée et où le contenu réel de celle-ci demeure le plus en arrière sur les revendications qu'il émettait. Citons à ce propos la politique provincialiste, la politique de clocher prônée au grand jour par tous les dirigeants nationaux et locaux, et, à l'inverse, l'internationalité de grand style dont Marx ne se départit pas un instant quand il traitait, dans la Nouvelle Gazette rhénane, du rapport de la révolution prussienne et allemande au mouvement qui se déchaînait en même temps dans l'Europe entière.

* Sous-titre de la Nouvelle Gazette rhénane. 74

Marx et la révolution européenne de 1848 Du seul point de vue quantitatif, on notera d'entrée de jeu que l'organe de Marx consacra aux révolutions de France, d'Autriche, de Pologne, de Bohême, d'Italie et de Hongrie des études bien plus détaillées que n'importe quel autre journal allemand. La Nouvelle Gazette rhénane ne se bornait pas à revendiquer l'Allemagne aux Allemands. Elle revendiquait tout aussi bien la Pologne aux Polonais, la Bohême aux Tchèques, la Hongrie aux Hongrois, l'Italie aux Italiens. Le lâchage éhonté de la révolution polonaise par le gouvernement prussien ; la pusillanimité dont ce dernier fit preuve face aux pressions britanniques et russes dans l'affaire du Schleswig-Holstein ; l'écrasement par la bourgeoisie révolutionnaire elle-même de l'insurrection ouvrière de Juin à Paris, lequel eut une influence décisive sur le sort de toute la révolution européenne ; l'écrasement non moins décisif à cet égard de la révolution à Vienne ; l'échec de la grande manifestation chartiste en Angleterre et ses conséquences — toutes ces tentatives avortées, tous ces revers, la Nouvelle Gazette rhénane en traitait comme d'autant de défaites et de la révolution allemande et de la révolution paneuropéenne. Ce faisant, elle dévoilait aussi la tragique opposition des prétendus intérêts nationaux en vertu de quoi les diverses sections d'une révolution européenne une et la même, comme prises d'une furie d'autodestruction, agissaient à l'encontre non seulement de leur intérêt commun, mais encore de leur intérêt national réel : Autrichiens contre Tchèques ; Tchèques, Allemands, Autrichiens, Hongrois contre Italiens ; Tchèques contre Viennois ; et, pour couronner le tout, Autrichiens, Tchèques et Russes contre le mouvement dans lequel l'Europe entière avait mis ses ultimes et plus grands espoirs, celui de la Hongrie révolutionnaire. L'étau sanglant devait se resserrer de la sorte jusqu'au moment où le triomphe généralisé de la contre-révolution mit fin de vive force à ces combats fratricides. Toutefois, l'analyse rigoureuse et fouillée, à laquelle la Nouvelle Gazette rhénane soumettait toutes ces connexions, ne laissait pas en même temps de présenter le caractère par trop abstrait et a-historique inhérent, sur ce point également, à la politique incarnée par Marx. L'internationalisme sublime, avec lequel celui-ci cherchait alors à pallier cet état d'« arriération » nationalitaire, ne tenait nullement compte du fait que le renforcement des consciences nationales et des antagonismes nationaux, si néfaste maintenant à l'action unifiée des forces révolutionnaires, procédait également de la victoire partielle, transitoire, du prin75

Marxisme et contre-révolution cipe bourgeois. Or ces antagonismes prenant leur origine non pas en dehors de l'histoire (dans le « sang », la race, ou le « sol », la patrie, par exemple) mais, au contraire, dans le développement historique de la société bourgeoise, il était exclu que la propagation internationale de la révolution du 'axe siècle pût désormais se conformer au modèle jacobin et napoléonien, en être la reproduction pure et simple. Dans les conditions historiques changées du xixe siècle, Marx continuait de faire de la guerre révolutionnaire la panacée permettant à la révolution paneuropéenne de résoudre toutes ses difficultés tant intérieures qu'extérieures, comme tel avait été le cas en ce qui concerne la Révolution française. La guerre poursuivie contre celle-ci par les trois grandes coalitions européennes ayant eu pour effet d'accroître de façon considérable l'influence russe dans le monde, il allait de soi, maintenant que le centre du mouvement révolutionnaire s'était notablement déplacé vers l'Est, que l'ennemi naturel de la révolution paneuropéenne était la Russie tsariste. Ce fut cette conviction qui, pendant des dizaines d'années, servit de base à la politique extérieure démocratique que Marx préconisait systématiquement à l'occasion de chaque conflit survenant en Europe. Lors même qu'après le coup d'Etat de Napoléon III, tout semblait indiquer que le tsar partageait désormais le rang d'ennemi principal de la démocratie avec le dictateur français, l'ennemi à combattre en priorité resta, selon Marx, non point l'aventurier impérial, l'« individu répugnant » que la bourgeoisie française avait chargé d'exécuter la sentence de mort qu'elle avait prononcée en juin 1848, à la suite de l'insurrection des ouvriers parisiens, contre ses propres institutions républicaines, mais bel et bien « ce pouvoir barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont les mains agissent dans tous les cabinets d'Europe ». Le rôle qui, dans le cadre de cette conception, revenait à « Boustrapa * » était tout au plus celui d'allié ou d'agent de la grande puissance réactionnaire qui se tenait derrière lui. La thèse qu'on vient d'esquisser et selon laquelle la guerre n'avait au xixe siècle rien perdu de son importance pour la * Sobriquet de Napoléon III, associant la première syllabe de Boulogne, Strasbourg et Paris, villes où le prétendant bonapartiste avait perpétré un coup de force, écrasé les deux premières fois mais réussi la troisième et qui lui ouvrit dès lors le chemin du pouvoir d'une manière rappelant, même dans la forme extérieure, la carrière de Hitler. 76

Marx et la révolution européenne de 1848 révolution, n'était nullement chimérique. De fait, les guerres nationales, elles aussi, jouèrent un rôle dans la révolution de 1848. Si en Prusse comme en Italie, en Autriche, en Hongrie, guerres extérieures et guerres civiles ne s'assortirent pas d'une unité effective, la brusque interruption, consécutive à l'armistice de Malmce, de la guerre que la Prusse livrait au Danemark, en vue de « libérer » le Schleswig et le Holstein, déçut et dégrisa toutes les tendances du mouvement révolutionnaire allemand plus encore peut-être que ses prévisibles répercussions politiques sur le plan intérieur. Que cette première guerre révolutionnaire, si jamais elle avait été menée jusqu'au bout, aurait pu avoir des conséquences éminemment favorables à l'essor du mouvement, voilà ce que confirme, de manière indirecte cette fois, le fait que cette tâche, laissée « irrésolue » par la révolution allemande, la contre-révolution bismarckienne la reprit à son compte pendant la période suivante et que la seconde campagne du Danemark (1864), conjointement avec les guerres austroprussienne (1866) et franco-allemande (1870), fut en Europe à l'origine d'un développement progressiste, du moins à certains égards. La guerre révolutionnaire contre la Russie, elle aussi, n'avait rien de la solution arbitrairement conçue en dehors du contexte quarante-huitard, comme on pourrait aisément le supposer faute d'une bonne connaissance de la conjoncture politique et diplomatique du moment. Il est en effet notoire aujourd'hui qu'à l'époque même où la Nouvelle Gazette rhénane faisait campagne en ce sens, le tsar, de son côté, avait déjà offert au prince de Prusse l'aide de ses armées pour rétablir de force le despotisme à Berlin et ailleurs. Un an plus tard, ce furent les baïonnettes russes qui sauvèrent la réaction autrichienne en anéantissant les armées de Kossuth dans les plaines de Hongrie. Une guerre de défense poursuivie en commun par la République française, l'Allemagne de mouvance prussienne, l'Italie de mouvance piémontaise et la Pologne insurgée, contre le régime tsariste n'aurait pu manquer d'avoir d'heureux effets sur l'essor du mouvement révolutionnaire européen, ainsi qu'Arthur Rosenberg, l'historien marxiste allemand récemment disparu, l'a exposé dans son instructif ouvrage Demokratie und Sozialismus (Verlag Albert de Lange, Amsterdam, 1938). Pareille guerre n'aurait-elle pas eu pour résultat de porter la révolution dans la partie occidentale de la Russie et de disloquer l'empire des Habsbourg, ouvrant ainsi la voie de l'indépendance aux nationalités oppri77

Marxisme et contre-révolution mées par l'Autriche ? En outre, elle aurait vraisemblablement permis à la France d'éviter la dictature bonapartiste et, à l'Allemagne, la solution panprussienne à la Bismarck. Dès lors, le continent se serait vu garantir des dizaines d'années de progrès démocratique, tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur, progrès que pourrait couronner un jour la naissance d'une confédération unissant tous les Etats d'Europe. Tout cela n'empêche pourtant pas la position de Marx face à la révolution européenne de 1848 de se révéler, à cet égard encore, d'un irréalisme foncier. Une question se pose : pour quelle raison Marx a-t-il fait ainsi litière des conclusions nouvelles auxquelles il était parvenu durant la décennie précédente et qui lui avaient permis de jeter les bases théoriques du mouvement ouvrier socialiste, encore à ses débuts, juste quelques semaines avant le déclenchement de la révolution de février et de mars 1848 ? Pourquoi donc avait-il renoncé à défendre les idées et intérêts ouvriers allant au-delà des idéaux démocratiques, tout en cherchant à remplacer le programme, sans doute utopique à cette époque encore, d'une révolution sociale ouvrière par une autre et guère plus réaliste mythologie révolutionnaire ? Certes, avant février déjà, le Manifeste de 1848 n'envisageait aucune intervention des « communistes » dans un pays européen quelconque, fût-ce le plus progressiste, la France. Toutefois Marx et Engels devaient rester bien en deçà des limites qu'ils assignaient ainsi à une action de classe, du fait qu'ils laissèrent totalement de côté, non seulement en pratique mais aussi sur le terrain idéologique, la tâche de formation théorique continue des ouvriers que le Manifeste recommandait « afin que, la chute des classes réactionnaires étant devenue un fait acquis en Allemagne, la lutte contre la bourgeoisie elle-même commence sans retard ». Il s'agissait là d'autre chose encore que d'une conséquence du capotage de leur organisation propre. Si, comme Engels l'exposa plus tard, la Ligue des communistes « se révéla être un levier bien trop faible une fois que le mouvement des masses populaires se fut déchaîné », cela ne fut pas pour leur déplaire ; qui plus est, comme des travaux récents l'ont montré, ils avaient à l'occasion contribué eux-mêmes à ce résultat. Quand finalement, à la mi-avril 1849, Marx se mit pour la première fois à débattre de questions spécifiquement ouvrières dans la Nouvelle Gazette rhénane, il se défendit d'avoir négligé jusqu'alors ces questions en alléguant qu'« avant tout » il s'était agi « de suivre la lutte des classes au jour le jour et, à l'aide de 78

Marx et la révolution européenne de 1848 la matière historique renouvelée quotidiennement, de donner à la classe ouvrière, qui avait fait février et mars, la preuve empirique que son assujettissement avait eu pour effet simultané la défaite de ses adversaires ». Or, même la tâche qu'il se fixait ainsi, Marx ne la remplit pas. Au lieu de cela, il se contenta de démontrer que la bourgeoisie avait échoué faute de s'être révélée capable d'assurer à la société dans son ensemble un développement progressiste en faisant valoir ses intérêts avec toute l'énergie voulue. Mais tout ce qui s'ensuivait de là, c'était que s'il devait y avoir un jour des progrès politiques et sociaux, ils se feraient sous d'autres formes, non grâce à la bourgeoisie, mais contre elle. Tel est le rôle que prétendirent s'arroger la dictature bonapartiste en France et la « révolution par en haut » en Allemagne. Nous ne pouvons dans ce cadre traiter en détail de la position que Marx et Engels adoptèrent, pendant la période contrerévolutionnaire, face à ces formes changées du développement politique et social. Nous nous bornerons donc à rappeler que la conception selon laquelle il fallait voir dans la contre-révolution bonapartiste et bismarckienne un prolongement authentique de la phase révolutionnaire précédente, devait par la suite trouver un accueil des plus favorables non seulement du côté des historiens bourgeois, mais aussi du côté des marxistes et autres théoriciens du socialisme — et pas les pires d'entre eux, assurément. Dès 1852, Proudhon, dans la Révolution démontrée par le coup d'Etat, de même que Marx dans les analyses des révolutions allemande et française qu'il rédigea à la même époque, devaient pencher dans ce sens-là, et l'on a vu depuis lors en bien d'autres occasions présenter pareillement des actions et développements contre-révolutionnaires comme autant d'acquis révolutionnaires 1. Les dangers inhérents à cette conception ambiguë, à double entente, de la révolution sont illustrés par le conflit qui, au cours des années 1860, surgit à ce propos entre Lassalle et Marx. En effet, tandis que Lassalle et Schweitzer, faisant état des susdites potentialités « révolutionnaires » de la contre-révolution, concluaient de là que les révolutionnaires étaient fondés, le cas échéant, à travailler main dans la main avec le pouvoir contrerévolutionnaire, d'après Marx, le parti ouvrier, en semblable occurrence, se devait certes de reconnaître sans ambages le 1. Cf. infra, chap. x. 79

Marxisme et contre-révolution caractère objectivement progressiste des concessions faites aux travailleurs par la réaction en lutte contre la bourgeoisie, mais sans pour autant consentir à aliéner, par un pacte quelconque avec la réaction, l'indépendance du mouvement. Ou, pour reprendre la formule poétique et belle avec laquelle Engels exprima la même idée dans l'article qu'il consacra en 1865 à « La question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand » : Mit gêru scal man geba infâhan, ort widar ort (Les présents, il faut les recevoir avec l'épieu, pointe contre pointe). Allant plus loin, il nous semble impérieux, surtout après les dernières expériences, de rompre avec cette conception ambiguë des rapports de la révolution et de la contre-révolution qui, en dernière analyse, aboutit à les effacer, et de tracer la ligne de démarcation entre la première et la seconde en s'inspirant de la manière dont la définition du « socialisme réactionnaire », donnée dans le Manifeste communiste de 1848, excluait du concept de révolution ceux qui « reprochent à la bourgeoisie plus encore d'avoir engendré un prolétariat révolutionnaire que d'avoir engendré un prolétariat tout court ». Boston, Massachusetts (achevé le 18 mars 1948) Revenant ainsi, en 1948, sur les difficultés d'implantation de la « démocratie » en Allemagne au siècle dernier, malgré un démarrage prometteur, Korsch se trouve amené tout naturellement à remettre en cause l'option jacobine du Marx de 1848. Celle-ci n'avait-elle pas consisté à plaquer sur des conditions changées une idéologie toute faite, mais aussi périmée, au moment où (selon le Manifeste communiste) il fallait avant tout parachever la formation théorique des prolétaires ? Et, de fait, Marx était catégorique, qui déclarait en février 1848: « Le jacobin de 1793 est devenu le communiste de nos jours '. » D'où une stratégie a priori purement politique, en rupture tant avec le mouvement velléitaire de la bourgeoisie allemande et paneuropéenne qu'avec les réalités ouvrières, si modestes qu'elles fussent. En juin 1905, alors que le processus de la révolution était 1. K. Marx, « Discours sur la Pologne » (Bruxelles, 222.1848), in Marx-Engels, Werke, Berlin-Est, 1959 sqq., t. IV, p. 519. 80

Marx et la révolution européenne de 1848 entamé en Russie, Lénine devait, lui aussi, se référer à cette option, mais dans une perspective toute différente, il va de soi. A ses yeux, le « fait monstrueux, inconcevable », disait-il, que Marx eût attendu près d'un an avant de « se prononcer pour une organisation ouvrière à part » témoignait simplement de l'état d'arriération de l'Allemagne en 1848, l'option démocratique s'imposant — répétait Lénine avec Engels — face à une alternative, l'organisation de syndicats ou de coopératives de production, censée être vouée à l'échec en l'absence d'une victoire politique Projetant sur les conditions allemandes de la mi-xixe siècle — le règne sans partage de la réaction et la dérobade historique d'une bourgeoisie renâclant à exercer seule le pouvoir — les conditions de la Russie au tournant du siècle — l'effritement encore invisible du pouvoir autocratique et l'extrême faiblesse d'un mouvement bourgeois sans environnement social —, il reprenait à son compte l'idée, chère à la Nouvelle Gazette rhénane, de se défaire, « à la manière jacobine ou, si l'on préfère, à la plébéienne », des « ennemis de la bourgeoisie, l'absolutisme, le féodalisme et l'esprit petit-bourgeois 2 ». Il s'agissait, d'après Lénine, d'extirper « certains vestiges du passé (la monarchie, l'armée permanente, etc.) » qui, si jamais ils subsistaient, serviraient de points d'appui à la bourgeoisie contre le prolétariat >. Trancher dans le vif, par des méthodes « chirurgicales », tel était selon Lénine le contenu du « jacobinisme » du xx" siècle, celui de la « dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie », comme il le disait en 1905 et le réaffirmait en 1917 '. Toutefois, outre la différence des situations, il y a entre ces deux options « jacobines » la distance qui sépare le « conscient » — la vision organisationnelle — de I'« inconscient ». N'est-ce pas Engels en personne qui rétros1. V. Lénine, « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique », in Œuvres, Moscou-Paris, 1958 sqq., t. IX, p. 135-138. 2. Ibid., p. 54. 3. Cf. ibid., p. 45 sqq., et, en 1917, la célébration de l' « implacabilité jacobine » dans la suppression de la grande propriété foncière, etc., in « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer », ibid., t. XXV, p. 393-394. 4. Cf. ibid., t. IX, p. 55, et « Le "jacobinisme" peut-il servir à intimider la classe ouvrière ? » (juil. 1917), ibid., t. XXV, p. 124-125. 81

Marxisme et contre-révolution pectivement, en 1884, disait de Marx et de lui-même que, « sous plus d'un rapport, nous n'avions fait [en 1848] qu'imiter de façon inconsciente [unbewusst] le grand modèle » offert par Marat ? Ce dernier n'avait-il pas attaqué sans trêve la bourgeoisie libérale, « démasqué impitoyablement les dieux du jour, les La Fayette, les Bailly et autres, les dénonçant comme des traîtres à la révolution » ? Et, poursuivait Engels, « comme nous, il tenait à ce que la révolution fût non point proclamée achevée, mais proclamée en permanence. Nous avions déclaré publiquement que la tendance, que nous représentions, ne se lancerait dans la lutte pour arriver à nos fins de parti réelles que si le plus extrémiste des partis officiels se trouvait à la barre : dès lors, face à lui, nous constituerions l'opposition ' ». En vérité, c'est ce concept de l'alliance dite provisoire entre les classes, aboutissant à diluer l'action de classe spécifique en période révolutionnaire, que Korsch vise, non pas tant sans doute dans un passé révolu, mais dans les conditions de notre époque. Un autre aspect vaut qu'on s'y arrête. En effet, Marx et Engels attendaient en 1848 la naissance d'un mouvement « démocratique » non d'une lutte spécifiquement ouvrière, mais d'agents qui lui étaient extérieurs, notamment la « guerre révolutionnaire », la guerre jacobine, instrument d'unification et de dictature nationales. Seul l'un des représentants idéologiques du parti qui, en France, vers le milieu du ace siècle, disait vouloir conduire jusqu'au bout une révolution démocratique depuis longtemps achevée pour autant qu'elle puisse l'être, alors qu'en réalité ce parti se voyait reléguer sans broncher dans une opposition impuissante (après avoir, impuissant, participé au pouvoir), seul un jacobin moderne (et imaginaire) donc, était à même d'isoler, dans sa vérité historique, « le principe économique qui domine la politique de Robespierre, celle des Jacobins : l'indivisibilité de la guerre et de la question sociale 2 ». Et de souligner, toujours à propos de Robespierre, ce qu'il 1. Cf. l'article d'Engels (1884) in Werke, t. XXI, p. 21-22, et aussi in Marx-Engels, Le Parti de classe (éd. R. Dangeville), Paris, 1973, t. I : « Marx et la Nouvelle Gazette rhénane », p. 163 sqq. (plus particulière-

ment p. 170). 2. R. Garaudy, Les Sources françaises du socialisme scientifique,

Paris, 1949, p. 53. 82

Marx et la révolution européenne de 1848 fallait entendre par là : « Chaque fois que l'intérêt national exigera une limitation du droit de propriété, il n'hésitera pas. Il n'est point question de socialisme, mais d'une défense nationale conséquente 1. » Avec autant de justesse dans le fond, et bien plus dans la forme, Marx et Engels disaient déjà de Napoélon qu'il avait contraint la bourgeoisie à sacrifier « ses affaires, ses plaisirs, ses richesses, toutes les fois que les buts politiques l'exigeaient' ». Autrement dit, c'est par le truchement du politique, d'un pouvoir exécutif auquel la guerre nationale conférait des prérogatives exorbitantes que, dans le « grand modèle » jacobin de 1793 (ou encore napoléonien), le droit de propriété (noyau de la « question sociale » pour le jacobin moderne) subit quelques-uns de ces « empiétements despotiques » dont il est parlé dans le « programme transitoire » du Manifeste communiste de 1847-1848. Menée contre l'ennemi intérieur ou contre l'ennemi extérieur, la guerre est en fin de compte indispensable à la mise en pratique de ce programme. Mais les guerres, révolutions et contrerévolutions de notre époque ont démontré à suffisance que ces empiétements-là, en l'absence de prise en charge directe des moyens de production par les producteurs eux-mêmes, seuls « empiétements » ayant désormais un effet émancipateur — dans les pays industriels du moins — laissaient subsister intégralement les rapports de production capitalistes. Quoi qu'il en soit, l'idée de la guerre « progressiste » contre la Russie tsariste devait par la suite servir de couverture idéologique à la social-démocratie allemande de 1914, patriote et marxolâtre. Et Rosa Luxemburg tenta plus d'une fois de réfuter ces allégations, en faisant valoir les conditions changées '. En fait, Marx et Engels voyaient dans une telle guerre surtout un facteur d'activation sociale. Ainsi, reprochant à la guerre de Crimée de traîner en Ion1. Les Sources françaises du socialisme scientifique, p. 53 et 56 sqq. 2. Marx et Engels, La Sainte Famille (1845) (trad. E. Cogniot), Paris, 1969, p. 150. 3. « En 1848, la révolution était en Allemagne, la réaction inflexible et sans espoir, en Russie. Par contre, en 1914, la Russie portait la révolution dans ses flancs, mais la caste des hobereaux régnait en Allemagne » (R. Luxemburg, La Crise de la démocratie socialiste [1915], Paris, 1934, p. 99-100). 83

Marxisme et contre-révolution gueur, ils s'exclamaient : « L'Europe a beau être pourrie, une guerre aurait dû secouer les éléments sains, une guerre aurait dû réveiller bien des forces qui sommeillaient I. » Assurément, la guerre contre la Russie — « ce boulevard jusqu'à présent inviolé de l'armée de réserve de la contrerévolution 2 » - paraissait à bon droit le grand moyen de constituer en corps offensif les forces de transformation sociale. Et pourtant ce fut la guerre franco-allemande de 1870 aboutissant à la Commune de Paris qui joua ce rôle comme Korsch le rappelle allusivement. Par la suite, Marx et Engels avaient sans doute cette conjoncture en tête quand ils stigmatisaient « confidentiellement » ceux des dirigeants sociaux-démocrates qui, renonçant à la « révolution sanglante », « font voeu de ne jamais profiter d'un événement violent de politique étrangère, d'une subite poussée révolutionnaire consécutive et même de la victoire du peuple remportée dans la collision ainsi survenue 3 ». Ce schéma fut confirmé d'une certaine façon lors du 1905 russe, qui amena Lénine à reprendre le projet de la Nouvelle Gazette rhénane : éliminer par une révolution démocratique poussée jusqu'au bout « certains vestiges » du passé autocratique ; il le fut encore par la révolution de février 1917, qui amena Lénine à reprendre cette fois la leçon que Marx avait tirée de l'expérience communarde : démolir le pouvoir d'Etat en place et le remplacer par un autre. 1. K. Marx (et F. Engels), « La Guerre ennuyeuse » (New York Daily Tribune, 17.8.1854), in Œuvres politiques (trad. J. Molitor), Paris, 1929 sqq., t. V, p. 123. En 1848 (Nouvelle Gazette rhénane, 1.1.1849), Marx n'hésitait pas à prôner une « guerre mondiale contre la vieille Angleterre », en vue d'unifier les forces démocratiques sur le continent et... de renforcer sur place le « parti chartiste ». 2.Marx à Sorge, 27.9.1877, in Correspondance Engels-Marx et Divers (trad. Bracke), Paris, 1950, I, p. 232 ; en janvier 1888, Engels écrivait encore au Roumain Nadedje : « Une révolution en Russie sauverait l'Europe du désastre d'une guerre générale, et serait le début de la révolution sociale dans le monde. » (Trad. in Que faire? 51, août 1939.) 3. Marx-Engels, « Lettre circulaire confidentielle » (17.9.1879), trad. in la Correspondance internationale, XI, 1931, p. 855.

CHAPITRE II

LA COMMUNE RÉVOLUTIONNAIRE (I)

Analysant en 1921 « le déclin rapide des conseils ouvriers politiques » dans l'Allemagne de 1919, Karl Korsch en attribuait la cause première au fait que les nouveaux organes de pouvoir avaient été non pas élus sur les lieux de travail, mais formés d'emblée par les instances des partis et syndicats sociaux-démocrates. Ainsi constitués, ces organes, « souverains » certes, mais aux fonctions mal définies, invitèrent les autorités anciennes à poursuivre leurs activités, avant de transmettre de plein gré leurs pouvoirs restreints aux institutions ad hoc de l'Etat démocratique 1. Toutefois, lorsqu'il revient en 1929 sur la question du « pouvoir des conseils », non plus tellement en Allemagne d'ailleurs, mais essentiellement en Russie, il le fait dans une perspective changée. Cette fois, il s'agit plus précisément de montrer qu'une forme politique vidée de sa substance sociale première, au terme d'un processus qui réclame une explication historique, passe du même coup de l'existence réelle à la survie idéologique 2. Qu'est-ce que tout ouvrier conscient doit savoir de la « Commune révolutionnaire » à l'époque actuelle qui a mis à l'ordre du jour l'émancipation de la classe ouvrière du joug capitaliste par la classe ouvrière elle-même ? Et qu'en sait aujourd'hui même la fraction du prolétariat politique éclairée et, par là, consciente d'une manière ou d'une autre ? On se trouve en l'occurrence devant quelques faits historiques 1.K. Korsch, « Wandlungen des Probleme der politischen Arbeiterrâte in Deutschland », Neue Zeitung far Mittelthüringen (Iéna), 1921, et Kommentare, p. 41-44. 2. K. Korsch, « Revolutionâre Kommune », Die Aktion, sept. 1929, et Schriften, p. 91-99. 85

Marxisme et contre-révolution et quelques passages de Marx, Engels et Lénine les concernant, faits qui, après un demi-siècle de propagande sociale-démocrate autant qu'après les événements gigantesques des quinze dernières années, sont d'ores et déjà partie intégrante de la conscience du prolétariat, bien qu'on traite aujourd'hui de ce moment de l'histoire universelle dans les écoles de la république « démocratique » tout aussi peu qu'on le faisait hier dans les écoles de Sa Majesté impériale. Il s'agit de l'histoire et de la signification de la glorieuse Commune de Paris qui, le 18 mars 1871, déploya le drapeau rouge de la révolution prolétarienne et qui, soixante-douze jours d'affilée, tint tête aux assauts meurtriers d'un ennemi supérieur en nombre et en puissance de feu. Il s'agit de la Commune révolutionnaire des ouvriers parisiens de 1871, dont Karl Marx disait, dans l'Adresse du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs sur la guerre civile en France, que son « véritable secret » avait été d'être « essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail ». C'est dans le même sens que vingt ans plus tard, au moment où la fondation de la Ile Internationale et l'institution de la journée prolétarienne du Premier Mai, cette première forme d'action de masse directe à l'échelle internationale, amenaient la classe possédante à s'effrayer, non sans raison, du contenu menaçant de la notion de « dictature du prolétariat », Friedrich Engels jetait au visage de ces philistins apeurés ces paroles altières : « Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat. » Derechef, plus de quarante ans après, le plus grand révolutionnaire de notre époque, Lénine, consacrait la majeure partie de l'Etat et la Révolution, son oeuvre politique la plus importante, à analyser à fond l'expérience de la Commune de Paris et les leçons que Marx et Engels avaient déjà tirées de leur lutte contre les opportunistes qui la réduisaient à peu de choses et semaient la confusion à son sujet. Et lorsque, quelques semaines plus tard, la révolution russe de 1917, qui avait tout d'abord pris son essor en février sous forme de révolution nationale et bourgeoise, eut fait voler en éclats ses barrières nationales et bourgeoises pour s'approfondir et devenir la première révolution prolétarienne universelle, les ouvriers d'Europe et la fraction progressiste de la classe travailleuse du monde entier saluèrent, avec Lénine et 86

La Commune révolutionnaire (i) Trotsky, la forme nouvelle de gouvernement, le système révolutionnaire des conseils issu de l'action des masses, comme la continuation directe de la « Commune révolutionnaire » créée un demisiècle plus tôt par les ouvriers parisiens. Quelque obscures qu'eussent pu être les idées que, dans cette période d'effervescence révolutionnaire consécutive aux secousses économiques et politiques engendrées par quatre années de guerre, les ouvriers associaient au mot d'ordre « Tout le pouvoir aux conseils ! », et quelque large que fût déjà l'écart entre ces idées et la réalité qui prenait corps en Russie nouvelle sous le nom de « république socialiste des conseils », ce mot d'ordre n'en restait pas moins, à l'époque, une forme de développement positive de l'impérieuse volonté de classe qui tendait à les créer. Seuls des petits bourgeois chagrins pouvaient alors déplorer que l'idée, qui était encore loin d'être réalisée dans les faits, restât confuse, chose pourtant inévitable, et seuls des pédants invétérés cherchaient à pallier ces déficiences au moyen de systèmes forgés de toutes pièces. Partout où, comme dans la Hongrie et la Bavière de 1919, le prolétariat parvint à établir provisoirement sa dictature de classe, il lui conféra le nom et la forme d'un gouvernement ouvrier, issu de la lutte de •la classe des producteurs contre celle des appropriateurs, et se donna pour but de réaliser « l'émancipation économique du travail » dans le cadre du gouvernement révolutionnaire des conseils. Et si à ce moment-là le prolétariat avait triomphé dans un grand pays industriel, soit en Allemagne lors des grandes grèves économiques du printemps 1919 ou en réponse au putsch de Kapp en 1920, ou encore à la suite de la grève de protestation de 1923 contre l'occupation de la Ruhr et l'inflation, soit en Italie à l'époque des occupations d'usines, en octobre 1920, il aurait conféré à son pouvoir la forme d'une république des conseils et se serait uni à la « république fédérative socialiste soviétique de Russie », déjà en place, dans le cadre d'une confédération mondiale des républiques révolutionnaires des conseils. Mais, à l'heure actuelle, l'idée des conseils et l'existence d'un gouvernement des conseils soi-disant « socialiste » et « révolutionnaire » revêtent une signification toute différente. Maintenant, les conditions objectives ont changé ; la crise économique de 1921 a été jugulée, ce qui a eu pour effet la défaite des travailleurs allemands, polonais, italiens, et une série de défaites plus étendues s'est ensuivie jusqu'à la grève générale et la grève des mineurs de 1926 en Angleterre. Le capitalisme a, sur le dos de la classe ouvrière vaincue, entamé un nouveau 87

Marxisme et contre-révolution cycle de sa dictature. Dès lors, sur le plan subjectif également, nous autres, les militants révolutionnaires prolétariens du monde entier, nous ferions bien de renoncer à notre vieille croyance, immuable et rien moins que démontrée, à la valeur révolutionnaire de l'idée des conseils et au caractère révolutionnaire du gouvernement des conseils en tant que prolongement direct et élargi de la forme politique de la dictature du prolétariat « trouvée » par les communards il y a un demi-siècle. Face aux contradictions flagrantes qui existent aujourd'hui entre le nom et la situation réelle de l' « Union des républiques socialistes soviétiques » russes, il serait superficiel et faux de se borner à dire que les maîtres actuels de la Russie ont « trahi » le principe originairement révolutionnaire des conseils, tout comme en Allemagne les Scheidemann, Muller et autres Leipart' ont « trahi » leurs principes socialistes « révolutionnaires » d'avant-guerre. Qu'il y ait eu trahison, c'est évident dans les deux cas. Les Scheidemann, Muller, Leipart et consorts ont trahi leurs principes socialistes ; quant à la « dictature » que le sommet de l'appareil d'un parti unique, qui ne rappelle que de nom l'ancien parti « communiste » et « bolchevique », exerce sur le prolétariat et sur toute la Russie soviétiste par l'intermédiaire d'une bureaucratie aux millions de têtes, elle n'a pas plus à voir avec l'idée révolutionnaire des conseils de 1917 que la dictature du parti fasciste de l'ex-socialiste révolutionnaire Mussolini en Italie. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la « trahison » explique tellement peu de choses que c'est au contraire le fait de la trahison lui-même qui exige une explication. Pour nous, prolétaires conscients, la tâche réelle, mise à l'ordre du jour par ce développement on ne peut plus contradictoire, qui a conduit du mot d'ordre naguère révolutionnaire « Tout le pouvoir aux conseils ! » au régime capitaliste-fasciste actuel du prétendu « Etat socialiste soviétique », est bien plutôt une tâche d'autocritique révolutionnaire. Il nous faut admettre que non seulement les idées et les institutions du passé féodal et bourgeois, mais tout aussi bien les idées et formes d'organisation déjà engendrées par la classe ouvrière elle-même au stade actuel de sa lutte historique pour l'émancipation, sont soumises à cette dialectique révolutionnaire qui fait, comme le dit Goethe dans Faust, que le bienfait d'hier est devenu le tourment d'aujour1. Hauts dignitaires sociaux-démocrates de l'ère de Weimar, les deux premiers, hommes politiques, le troisième, chef des syndicats. 88

La Commune révolutionnaire (i) d'hui ou, comme Karl Marx l'a exprimé de façon plus claire et plus tranchée, que, passé un certain seuil, chaque forme historique de développement des forces productives et de l'action autant que de la conscience révolutionnaires se change en une lourde entrave à ce développement même. Cette opposition dialectique marque aussi, à l'instar de toutes les idées et images historiques, les défaites idéelles et organisationnelles propres à une phase déterminée de la lutte des classes, ainsi des défaites essuyées par la forme politique de gouvernement de la classe ouvrière, la Commune révolutionnaire, « enfin trouvée » il y a près de soixante ans par les travailleurs parisiens, et, à un stade nouveau de la lutte historique, par la forme nouvelle du pouvoir révolutionnaire des conseils mise en place et par le mouvement ouvrier et paysan russe, et par la classe ouvrière internationale. Au lieu de nous lamenter sur la « trahison » de l'idée des conseils et sur la « dégénérescence » de ceux-ci, nous devons, par un examen désabusé, rigoureux, conforme à l'objectivité historique, nous faire une vue d'ensemble de ce développement et, sur cette base-là, nous poser la question cruciale: en quoi consiste la signification réelle de cette forme de gouvernement nouvelle dont les soixante-douze jours de combat ininterrompu de la Commune de 1871 eurent pour effet de modeler une première ébauche et qui fut ensuite concrètement façonnée par la révolution russe de 1917 ? Il est d'autant plus nécessaire de s'orienter ainsi, une fois pour toutes, sur le caractère historique et de classe de la Commune de 1871 et de son perfectionnement, le système révolutionnaire des conseils, qu'une critique superficielle révèle déjà combien dépourvue de fondement est la conception, très répandue aujourd'hui chez les révolutionnaires, qui soutient que, vu ses origines et sa conformité aux buts bourgeois, il faudrait dédaigner le Parlement en théorie et le « briser » en pratique, tout en considérant le système des conseils et son précurseur, la Commune révolutionnaire, comme une forMe de gouvernement de nature intégralement prolétarienne et absolument incompatible avec la nature de l'Etat bourgeois. En réalité toutefois, la « commune », et son développement historique quasi millénaire, loin de représenter uniquement une forme bourgeoise de gouvernement plus ancienne que le Parlement, fut — de son origine, au xie siècle, à 1. « Vernunft wird Unsinn, Wohltat Plage: raison devient folie ; bienfait devient tourment », dit Méphistophélès — Faust, lre partie, « Dialogue avec l'écolier » (trad. G. de Nerval). 89

Marxisme et contre-révolution son apogée, le grand mouvement bourgeois de la Révolution française de 1789-93 — ni plus ni moins que la manifestation concrète, la plus pure du point de vue de classe, de la lutte que la bourgeoisie, à l'époque classe révolutionnaire, mena sous les formes les plus diverses, pendant toute cette période, en vue d'abattre l'ordre féodal jusqu'alors prédominant et de lui substituer son ordre à elle, l'ordre social bourgeois. Quand, dans le passage précité de la Guerre civile en France, Marx exaltait dans la Commune des ouvriers parisiens de 1871 « la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail », il se montrait par là conscient du fait que ce caractère nouveau, issu de la forme que des siècles de luttes d'émancipation bourgeoises avaient conféré à la « commune », ne pouvait être adopté qu'après une transformation radicale de sa nature. Il s'en prenait expressément à la conception fausse de ceux qui voulaient voir, dans cette « nouvelle commune qui brise le pouvoir d'Etat moderne », une « revivification des communes médiévales qui d'abord précédèrent ce pouvoir d'Etat, et ensuite en devinrent le fondement ». Et il était fort éloigné d'attendre de quelconques effets miraculeux, pour la lutte de classe révolutionnaire, de cette forme politique de la constitution communale prise en soi, détachée du contenu de classe dont les prolétaires parisiens l'avaient, selon lui, chargée en combattant et en la faisant servir, pendant un moment historique, de forme politique à leur auto-émancipation économique. Suivant l'exposé que Marx en donnait, la raison décisive pour laquelle les Parisiens avaient été à même de convertir la forme « communale » traditionnelle en un instrument remplissant un but tout à fait opposé à sa destination originelle, tenait bien au contraire à son immaturité et indétermination relatives. Alors que dans l'Etat bourgeois parfaitement achevé, qui avait trouvé plus particulièrement en France sa forme classique, c'est-à-dire dans l'Etat moderne représentatif et centralisé, le pouvoir d'Etat n'est, pour reprendre la formule célèbre du Manifeste communiste, qu' « un comité gérant les affaires communes de toute la classe bourgeoise », ce caractère de classe, inhérent par nature à tout Etat, revêtit des formes phénoménales tout autres — celle notamment de la commune « libre » médiévale — aux stades encore primitifs de la formation de l'Etat bourgeois. Pendant cette première phase de développement, et par rapport au caractère de « puissance publique servant à réprimer la classe ouvrière, de machine de domination de classe » (Marx) que le pouvoir d'Etat 90

La Commune révolutionnaire (t) était appelé à prendre toujours davantage, c'était encore sa destination originelle qui prévalait, à savoir : le rôle d'organe pour la lutte révolutionnaire de libération que la classe bourgeoise opprimée menait contre la domination médiévale des féodaux. Bien que cette lutte n'eût pas grand-chose de commun avec la lutte d'émancipation prolétarienne de l'époque contemporaine, elle n'en demeurait pas moins une lutte de classe historique, et dans cette mesure, mais dans cette mesure-là seulement, les instruments forgés par la bourgeoisie, pour satisfaire aux exigences du combat qu'elle livrait, pouvaient également servir de points de départ formels à l'essor de la lutte révolutionnaire d'émancipation poursuivie de nos jours sur d'autres bases, dans d'autres conditions et avec d'autres buts par la classe prolétarienne. Ce n'était pas la première fois que Karl Marx rappelait l'intérêt capital que ces premières expériences et cet acquis de la lutte de classe bourgeoise, laquelle eut pour expression majeure les diverses phases de développement de la commune révolutionnaire bourgeoise du Moyen Age, présentaient en ce qui concerne la maturation de la conscience et de la lutte de classe prolétariennes. En effet, il avait mis en lumière bien auparavant l'analogie historique existant entre le développement de la bourgeoisie en lutte contre l'Etat féodal médiéval et le développement du prolétariat à l'intérieur de la société capitaliste moderne. Par là, il jetait aussi les bases de sa théorie dialectique de la signification révolutionnaire des syndicats et des luttes syndicales, théorie qu'à ce jour une foule de marxistes — de droite comme de gauche — n'ont pas encore comprise à fond et correctement. Marx y était parvenu en comparant les coalitions modernes des travailleurs avec les communes de la bourgeoisie médiévale et en relevant le fait historique que la bourgeoisie, elle aussi, avait à l'origine recouru à la coalition pour combattre l'ordre social féodal. Sur ce point, on trouvera dans l'écrit polémique contre Proudhon un exposé qui reste classique : « Dans la bourgeoisie, nous avons deux phases à distinguer : celle pendant laquelle elle se constitua en classe sous le régime de la féodalité et de la monarchie absolue, et celle où, déjà constituée en classe, elle renversa la féodalité et la monarchie, pour faire de la société une société bourgeoise. La première de ces phases fut la plus longue et nécessita les plus grands efforts. Elle aussi avait commencé par des coalitions partielles contre les seigneurs féodaux. 91

Marxisme et contre-révolution « On a fait bien des recherches pour retracer les différentes phases historiques que la bourgeoisie a parcourues, depuis la commune jusqu'à sa constitution comme classe. Mais quand il s'agit de se rendre un compte exact des grèves, des coalitions et des autres formes dans lesquelles les prolétaires effectuent devant nos yeux leur organisation comme classe, les uns sont saisis d'une crainte réelle, les autres affichent un dédain transcendantal. » (Misère de la philosophie, chap. 2, § 5.) Ce que le jeune Marx déclarait ainsi en 1847, peu de temps après avoir adhéré au socialisme prolétarien, et qu'il reprit ensuite à l'occasion de l'exposé qu'il donna dans le Manifeste communiste des divers degrés de développement de la bourgeoisie et du prolétariat, il le répétait derechef vingt ans plus tard dans la célèbre Résolution sur les syndicats, adoptée au congrès tenu à Genève par l'Association internationale des travailleurs, où il était dit de ces derniers qu'en se donnant pour tâche journalière de défendre le salaire et la journée de travail de l'ouvrier contre les empiétements perpétuels du capital, ils s'étaient déjà, sans en avoir conscience, « transformés en foyers d'organisation de la classe ouvrière, de même que les communes et les municipalités du Moyen Age en avaient constitué pour la bourgeoisie » et qu'à l'avenir « ils devraient consciemment agir en foyers d'organisation de la classe ouvrière dans son ensemble ». Célébrant ainsi dans la Commune de 1871 un organe de lutte de classe, Korsch s'éloignait des interprétations courantes de l'événement dans le camp marxiste, après Marx. Les dirigeants de la He Internationale exaltaient volontiers en elle un effort d'émancipation unique, héroïque, admirable, mais par trop coûteux en vies humaines, et marquant la fin de toute une période d'immaturité ouvrière. Par la suite, les représentants du léninisme-stalinisme, tout en reconnaissant à la Commune le mérite d'avoir la première tenté de détruire l'appareil d'Etat en place et de jeter les bases d'un Etat de type nouveau, attribuait son échec notamment à l'absence d'un parti marxiste en son sein ; mais surtout, et sur ce point ils innovaient par rapport à Lénine, ils en faisaient (et continuent d'en faire 1) un paran1. Cf., par exemple, G. Cogniot, « La place historique de la Commune de Paris », Cahiers de l'institut Maurice-Thorez, n° 23, 30 trimestre 1971, p. 18 : « La Commune a été une incomparable expression du 92

La Commune révolutionnaire (i) gon de patriotisme en actes. « A l'époque de la république de Weimar, dans toutes les phases de sa lutte, le Parti [KPD] donna de la Commune des analyses qui en faisaient ressortir le caractère réellement national », concluent par exemple deux universitaires d'Allemagne de l'Est, auteurs d'une minutieuse étude de presse à ce sujet 1. Or si la Commune eut bien, entre autres, ce caractère-là, ni Marx ni aucun de ses grands continuateurs n'accordèrent à celui-ci une importance majeure. Ce qui comptait à leurs yeux, c'était en effet de dégager l'élément nouveau, les facteurs de dépassement virtuel de tous les modèles connus d'organisation sociale, facteurs inhérents à la Commune (autant qu'à la « forme conseil », plus tard), non ce qui la rattachait, par exemple, à la grande levée du sentiment national en 1793. Mais il en va tout autrement dans la perspective institutionnelle du socialisme moderne. Ainsi Jaurès qualifiait la formule : « Les ouvriers n'ont pas de patrie », de « boutade hargneuse et étourdie » qui voulait « dire simplement qu'une classe n'a pas de patrie tant qu'elle n'est pas pleinement maîtresse de la patrie, tant qu'elle n'y a pas conquis tout le pouvoir politiquez ». Sous l'interprétation abusive transparaît ici un schéma dont Sorel devait mettre à nu l'un des grands ressorts quand il écrivait, à propos de l'idée que ce même Jaurès se formait de la révolution socialiste conçue sur le modèle de la révolution bourgeoise : « Les révolutionnaires adoptent des dispositions telles que leur personnel administratif soit prêt à s'emparer brusquement de l'autorité dès que l'ancien personnel quitte la place, de sorte qu'il n'y ait aucune solution de continuité dans la domination 3. » Et Georges Sorel notait ailleurs que Marx lui-même « subissait, comme presque tous ses contem-

patriotisme populaire. Ce patriotisme populaire — est-il besoin de le rappeler ? — n'a rien de commun avec le nationalisme réactionnaire et le chauvinisme. » 1. Hess et Kinner, « Die Pariser Kommune in Geschichtsbild und Geschichtsdenken der KPD in den Jahren der Weimarer Republik », Wissenschaftliche Zeitschrift der Karl Marx Univ. Leipzig, 1971, 1, p. 69-85, en particulier p. 83. 2. Cf. J. Jaurès, L'Armée nouvelle (1910), in OEuvres, Paris, 1931 sqq., t. IV, p. 361 et 360. 3. G. Sorel, Réflexions sur la violence (1908), Paris, 1925, p. 253-254. 93

Marxisme et contre-révolution porains, l'influence des modèles laissés par la Révolution française, alors même que sa doctrine économique aurait dû le conduire à reconnaître l'extrême différence qui existait entre les deux époques 1 ». Cette différence, c'était notamment l'essor récent de partis « analogues à l'Etat » et soumis à des intellectuels « avides d'emplois publics 2 ». On était donc en droit de « supposer que la transmission de l'autorité s'opérant aujourd'hui d'une façon plus parfaite, grâce aux ressources nouvelles que procure le régime parlementaire, et le prolétariat étant parfaitement encadré dans ses syndicats officiels, nous verrions la révolution sociale aboutir à une merveilleuse servitude' ». Sans doute, ce sociologisme polémique qui fait du Parti et du futur Etat ouvriers la somme des intellectuels qui le gèrent et rien d'autre, est-il primaire. Mais il renferme cependant un principe critique que Korsch — on le verra encore plus loin — sut dégager et s'approprier pour l'appliquer au grand principe positif de la social-démocratie marxiste de toutes obédiences : le principe selon lequel la conquête du pouvoir politique constitue le préalable non seulement nécessaire mais aussi suffisant de toute transformation émancipatrice de l'ordre capitaliste — les divergences entre socialistes portant seulement sur le caractère pacifique ou violent de cette conquête. Ou encore à l'idée que le « parti ouvrier » incarne la démocratie en général, une démocratie intransigeante là où le « parti bourgeois » ne songe qu'à ses intérêts particuliers. Mais on sait aujourd'hui que ces démocrates « expérimentés », « réalistes » et « patients » n'ont jamais eu d'autre rôle effectif, dans les pays industriels développés, que de veiller à donner une sanction légale à l'inévitable accommodation des intérêts immédiats du capital et du travail, dans le cadre de l'ordre établi, comme agents de sa perpétuation, par une modification du système de propriété si besoin est. Toutefois, Korsch, pourtant si attentif au changement des conditions historiques, persiste à considérer les syndicats comme des « foyers d'organisation de la classe ouvrière », quitte à vouloir « faire éclater le cadre » des syndicats offi1. G. Sorel, La Décomposition du marxisme, Paris, 1908, p. 47. 2. Ibid., p. 50. 3. G. Sorel, Réflexions sur la violence, p. 256. 94

La Commune révolutionnaire (1) ciels, comme on l'a vu plus haut 1. En ce sens, le syndicalisme révolutionnaire conserve, d'après lui, une validité pleine et entière, alors que la « forme conseils et sa devancière la « constitution communales de 1871 servent désormais de couvertures idéologiques à un nouveau système de domination. Aussi bien, fait-il valoir, la forme n'est rien sans le contenu ; que le cadre socio-historique change, et un principe, hier force de mouvement, devient une force de blocage. Ainsi donc cette argumentation visait non seulement le modèle russe, mais aussi les « militants révolutionnaires » qui restaient malgré tout attachés à l' « idée des conseils 2 ». Discuter le premier point serait chose vaine : qui pense aujourd'hui qu'en Russie (et ailleurs) les masses gèrent elles-mêmes leurs vies au moyen de la forme conseil ? Discuter le second ne présente plus qu'un intérêt mineur. (Encore faut-il rappeler qu'aux yeux de ses partisans intransigeants l'idée des conseils avait essentiellement valeur d'incitation à l'action directe, « sauvage », conçue comme la première étape d'un long processus de réorganisation des rapports entre les hommes et d'éclairement des consciences.) En revanche, la notion de « contenu social s me semble réclamer une mise au point. Car l'histoire a chargé cette notion d'un sens spécifique. Dans les brouillons de l'Adresse de 1871, Marx notait que les mesures prises par la Commune avaient eu presque toujours un caractère petit-bourgeois 3. Où était alors le « contenu » prolétarien ? Aussi bien, le texte définitif mettait l'accent non sur le contenu social de la « forme politique enfin trouvée », mais sur la fonction au moins vir1. Cf. ante, p. 18 et 31. 2. La revue Die Aktion, où ce texte fut publié, était l'organe d'une des tendances du communisme de conseils, la plus « avant-gardiste » du point de vue artistique et littéraire. 3. « Pour la première fois dans l'histoire, la bourgeoisie petite et moyenne a ouvertement rallié la révolution ouvrière et proclamé qu'elle était le seul instrument de son propre salut et de celui de la France ! (...) Les principales mesures de la Commune ont été prises en faveur de la classe moyenne. (...) La plus grande mesure prise par la Commune, c'est sa propre existence. » (K. Marx, La Guerre civile en France, 1871, Paris, 1953, p. 222-225.) Cf. la version définitive : « La grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu'indiquer la tendance d'un gouvernement du peuple par le peuple. » (Ibid., p. 47-50.)

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Marxisme et contre-révolution tuelle de la Commune, sa tendance à constituer une « forme positive de la république sociale », en tant que mode de représentation et de gestion nouveau. Pendant la première phase de la révolution russe de 1917, les marxistes mencheviks, attachés à la forme parlementaire de gouvernement, ne voyaient dans les institutions soviétiques, où ils exerçaient souvent une influence prépondérante, que des rouages administratifs et des instruments pour contrôler un pouvoir d'Etat où ils étaient minoritaires. « Ils espéraient voir la révolution se poursuivre dans le calme et, ceci impliquant cela, les conseils se dépouiller progressivement de leurs attributions et dépérir 1. » Dès lors, le prétendu contenu social se révélait être, en vérité, un contenu politique, et même politicien. En apparence, Lénine raisonnait dans des termes différents, quand il disait (avril 1917) : « Ce qui nous importe dans les soviets, ce n'est pas la forme, c'est de savoir quelle classe ils représentent 2 . » Mais chez Staline, plus brutal, le glissement du contenu social au contenu politicien est nettement avéré : l'important, assurait-il (juillet 1917), c'est « non pas la forme d'organisation d'une institution révolutionnaire, mais le contenu qui en fait la chair et le sang. Si les cadets [parti bourgeois] avaient fait partie des soviets, jamais nous n'aurions lancé le mot d'ordre de la remise du pouvoir à ces derniers 3 ». Même optique, bien plus tard, chez Trotsky : « Selon le programme et la direction, les soviets peuvent servir à diverses fins. Un programme leur est donné par le parti (...). Le soviet ayant à sa tête le parti révolutionnaire tend consciemment et en temps utile à s'emparer du pouvoir 4. » Suivant la conception politicienne (parlementaire ou non, menchevique ou bolchevique), les conseils ouvriers, détenteurs de fonctions gestionnaires encore partielles, reçoivent un contenu de leur direction politique ; l'Etat une fois reconstitué, ils lui remettent leurs pouvoirs. De même, pour 1. Cf. O. Anweiler, Les Soviets en Russie, 1905-1921 (trad. S. Bricianer), Paris, 1972, p. 178. 2. Lénine, Œuvres, t. XXIV, p. 228. 3. Staline, OEuvres, Paris, 1953 sq., t. III, p. 164 ; même distinction forme-contenu, p. 117. 4. L. Trotsky, Histoire de la révolution russe (trad. Maurice Parijanine), Paris, 1933-1934, t. IV, p. 236. 96

La Commune révolutionnaire (i) les sociaux-démocrates allemands de 1918-1919. (De même encore, pour les institutions représentatives qui firent une apparition fugitive à la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette fois sous le contrôle direct des autorités militaires.) Et ce fut ainsi, en Russie, en Allemagne et ailleurs, que les choses se passèrent effectivement. Les nouveaux organes manifestèrent une « immaturité » et une « indétermination » égales à celles des masses mêmes qu'ils représentaient, lesquelles aspiraient essentiellement à la paix. Chaque fois, pourtant, les nouveaux régimes, si différents qu'ils fussent entre eux par ailleurs, ne purent s'établir qu'en enlevant aux conseils des fonctions que ceux-ci avaient usurpées sans l'avoir cherché. Autant dire que les conseils, du seul fait de leur existence, faisaient planer une menace au moins virtuelle sur la normalisation de l'ordre social, que ce dernier ne pouvait s'instituer vraiment qu'en passant sur leurs cadavres. Le contenu politicien investit la fonction plus ou moins réelle de représentation et de gestion avant de l'anéantir, l'organe comme tel conservant une existence purement juridique, dans le cadre de l'entreprise capitaliste allemande ou du nouvel Etat russe. En définitive, ce « contenu » était lié, ici, au maintien des anciens rapports sociaux qui font de la force de travail une marchandise et de son détenteur un objet, et là, à l'établissement de rapports nouveaux certes, mais toujours fondés sur le salariat et sécrétant par conséquent des effets identiques aux anciens, pour ce qui est de la condition ouvrière. Quant à la fonction, elle n'aurait pu d'évidence se consolider qu'en s'élargissant sous ses formes les plus avancées, c'est-à-dire, en premier lieu, en arrachant concrètement à la fonction hiérarchique les fondements qu'elle a en système capitaliste. Celui-ci, infiniment plus qu'hier, fait éclater toujours davantage la fonction de commandement, la prise des décisions importantes (du point de vue capitaliste) revenant à des centres de plus en plus isolés et spécialisés, donc à compétence technique restreinte. Pour une part qui va croissant, l'exécution de la décision dépend de la créativité, de l'esprit d'initiative et d'adaptation, des échelons inférieurs. En ce sens, notre époque est grosse, dans les pays développés, de virtualités sans commune mesure avec celles du passé. Mais ce développement, inhérent au jeu des lois abstraites du capital, n'ira jamais 97

Marxisme et contre-révolution au-delà d'un réaménagement constant des fonctions de direction, en l'absence d'une intervention consciente des masses unifiées. La multiplication des luttes pratiques (et donc théoriques), telle est la condition de cette unification. Korsch, en définitive, n'a jamais dit autre chose. Aussi bien, revenant deux ans après sur le sujet de la « Commune révolutionnaire », il définissait le « contenu social » de l'institution par sa « nature de classe » et sa « fonction sociale 1 », conçue comme l'exercice direct et effectif du pouvoir par les masses elles-mêmes. 1. Cf. infra, p. 114 et 116.

CHAPITRE III

FÉDÉRALISME, CENTRALISME, MARXISME

L'interprétation marxienne de la Commune de 1871 n'était pas exempte d'une ambiguïté fondamentale, dans la mesure où elle prétendait synthétiser les tendances fédéralistes du mouvement réel et l'option centralisatrice inhérente à la conception jacobine du pouvoir. Un an plus tard, Korsch eut l'occasion de préciser l' « autocritique marxiste », amorcée dans le texte précédent, par le biais d'une analyse' de l'ouvrage que l'historienne Hedwig Hintze venait de consacrer à l'antagonisme des Girondins et des Jacobins, du principe fédératif et du principe unitariste pendant la Révolution française 2. Suivant en cela Albert Mathiez 3, le grand maître des études révolutionnaires, il notait que cet antagonisme apparent recouvrait en réalité « la lutte matérielle pour le maintien ou l'abolition des privilèges féodaux et des privilèges des états ». Ainsi, tandis qu'à la veille de la Révolution, la bourgeoisie progressiste se prononçait pour l'autorité de l'Etat et du Roi, contre celle de l'aristocratie, et entendait lui donner pour assise un corps représentatif élu par le « peuple », la noblesse de robe libérale (un Montesquieu par exemple) aspirait à renforcer les pouvoirs du Parlement et autres instances oligarchiques de fait (états provinciaux notamment), à l'encontre des Jacobins plus tard, partisans d'un exécutif fort, centralisé, mais pourtant respectueux des prérogatives communales. En ce sens, de part et d'autre, quoique sur des bases différentes, on était 1. K. Korsch, « Das Problem Staatseinheit-Fbderalismus in der franzôsischen Revolution », Grünbergs Archiv, XV, 1930, p. 126-146 (réimp. in Revolutioniirer Klassemkampf, p. 27-74). 2. H. Hintze, Staatseinheit und Fiideralismus im alten Frankreich und in der Revolution, Berlin-Leipzig, 1928, XXX, 623 pages. 3. Cf. le compte rendu de l'ouvrage précédent in Annales historiques de la Révolution française, V, 1928, p. 577-586. 99

Marxisme et contre-révolution à la fois fédéraliste et unitariste. Tel fut, dans une autre période encore, rappelle Korsch, le cas de Proudhon, fédéraliste déclaré s'il en fût, qui, revenant en 1863 sur la situation révolutionnaire de 1848, s'exclamait : « La centralisation qu'il eût fallu briser plus tard, eût été momentanément d'un puissant secours » Dans la réalité cependant, l'unitarisme appelé à triompher au niveau de l'Etat s'assortit d'un libéralisme endiguant les empiétements étatiques sur la propriété privée. Alors que les historiens bourgeois, dit Korsch, ne veulent prendre en compte que « les seuls résultats politiques du mouvement révolutionnaire, en faisant abstraction et de son contenu socio-économique et de l'action révolutionnaire concrète (...), la conception matérialiste de l'histoire, qui a bouleversé de fond en comble la conception jacobine de l'histoire de la révolution bourgeoise », et montré le social et l'économique à l'oeuvre conjointement au politique, a persisté nonobstant à concevoir en termes jacobins, essentiellement politiques, le problème Etat fédéral/Etat unitaire. Et Korsch de poursuivre par les considérations suivantes, qui forment comme une section à part de son compte rendu 2 : Sinon pour Marx et Engels eux-mêmes, du moins pour la plupart de leurs disciples et continuateurs qui se sont penchés sur l'histoire de la révolution bourgeoise, la contradiction interne de cette révolution et plus spécialement de son expression la plus achevée, la dictature des Jacobins, se ramène au fait qu'elle visait à réaliser la liberté, l'égalité et la fraternité dans la sphère politique en même temps qu'elle les supprimait dans la sphère économique, en n'apportant à l'ancien régime féodal d'exploitation et d'oppression des masses travailleuses que des changements de forme tout en en laissant subsister l'essence, l'exacerbant même par la suite. Il y a peu de temps encore, dans l'organe scientifique du parti marxiste extrême, un auteur anonyme tentait d'approfondir certains problèmes relatifs au rapport du mouvement économique à la superstructure politique, idéologique, de la révolution bourgeoise, problèmes jusqu'à présent conçus de manière par trop simpliste dans la littérature marxiste. 1. P.-J. Proudhon, Du principe fédératif (1863), cité par K., art. cité, p. 132, d'après le tome VIII des Œuvres complètes, Paris, 1868, p. 79. 2. K. Korsch, ibid., p. 139-144. 100

Fédéralisme, centralisme, marxisme Mais on ne saurait dire que, malgré ses efforts, il ait su se dégager vraiment, sur ce point, de l'habituelle légende jacobine, que les marxistes ont reprise telle quelle *. On s'aperçoit aisément que cette conception, selon laquelle la contradiction de la révolution bourgeoise se trouve pour l'essentiel entre son économie et sa politique, et non pas, tout autant, dans sa manifestation politique elle-même, est en fait une conception « complémentaire » bien plus que carrément antagonique de la théorie bourgeoise jacobine de l'Etat. De même que, de l'époque de Babeuf et de ses successeurs jusque dans la seconde moitié du xixe siècle, le programme socialiste avait pour l'essentiel consisté à accoupler la « constitution de 1793 » et les revendications économiques et sociales de la classe ouvrière, de même l'idée qui continua de prédominer au cours du développement ultérieur du mouvement socialiste, en France surtout mais dans d'autres pays également, ce fut que la démocratie radicale devait avoir été amorcée déjà sur le plan politique et qu'à ce moment-là seulement il serait possible d'étendre le communisme sur le plan socio-économique. On trouve par exemple cette idée poussée jusqu'à l'absurde dans la déclaration de principes que le parti socialiste français adopta lors de son congrès (Tours, 1902), où l'on peut lire : « Le suffrage universel est le communisme du pouvoir politique. » Et s'il est vrai que la théorie de la dictature révolutionnaire du prolétariat rompait tout à fait en apparence avec cette illusion inhérente au socialisme babouviste et blanquiste, et déclarait nécessaire à la réalisation des tâches spécifiques de la révolution prolétarienne un Etat non moins spécifiquement prolétarien, il n'en demeure pas moins que ce nouvel Etat de la dictature du prolétariat, même dans sa version marxiste et léninienne, différait essentiellement de la dictature bourgeoise jacobine par sa destination, sa fonction, ses représentants, bref, par sa nature économique et sociale, sans présenter

e

* Cf. l'article de SII sur « La grande Révolution française dans la philosophie allemande du droit » dans la revue Unter dem Banner des Marxismus [l'un des principaux organes théoriques de l'Internationale communiste, en fait, sinon en droit (N. d. T.)], III, 3, juin 1929, p. 406 sqq., en particulier p. 437: « La théorie de la dictature jacobine, comme cette dictature elle-même, a succombé à ses contradictions internes : il s'agissait là d'un courant contre nature, à la fois réactionnaire et révolutionnaire, qui organisait les masses travailleuses, mais qui contenait les classes exploitées à l'aide de mots d'ordre en contradiction avec le progrès des forces productives et n'offrant aucune perspective de s'émanciper de l'exploitation. » 101

Marxisme et contre-révolution en revanche la moindre différence avec la forme politique de cette dernière *. Cette attitude générale du marxisme vis-à-vis de la révolution bourgeoise et du problème de l'Etat révolutionnaire, entraîne de toute nécessité la prise de position inconditionnelle en faveur de l'Etat unitaire et centralisé autant que le rejet catégorique du fédéralisme qui sont restés jusqu'à présent indissociables de la conception rigoureusement marxiste de l'Etat. Celle-ci se trouve certes en opposition théorique absolue avec la doctrine bourgeoise de l'Etat : de par sa nature même, tout Etat constitue l'expression politique d'un ordre social fondé sur l'antagonisme des classes dominantes et des classes opprimées, des exploiteurs et des exploités. Voilà qui s'applique également au nouvel Etat bourgeois issu des grandes révolutions des xvir, xvirre et 'me siècles. Ainsi donc, la révolution prolétarienne ne se bornera pas à changer simplement la forme de cet Etat, le métamorphosant par là, d'unitariste et de centralisé qu'il est aujourd'hui, en un Etat fédéraliste et décentralisé. Au contraire, elle aura pour effet, « au cours du développement », d'abolir en même temps que les classes et l'antagonisme des classes, tout Etat en général. Dans la société communiste parfaitement développée, « l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous ** ». Malgré cette opposition absolue de la théorie marxienne de " Voir à ce propos ma contribution à l'analyse critique de la théorie de la dictature chez Marx et chez Lénine, dans les numéros 5 et suivants, tome XIX, de la revue Die Aktion (article « La Commune révolutionnaire » [cf. ante, chap. u (N. d. T.)] et les passages qui s'y trouvent cités à l'Adresse du Conseil général sur la guerre civile en France de Marx (1871) et de l'Etat et la Révolution de Lénine (1917). * * La première forme sous laquelle s'exprima cet antagonisme de la conception matérialiste de l'Etat propre à Marx et de la philosophie idéaliste de l'Etat propre à la bourgeoisie (mise au point en pratique par la Révolution française, et en théorie par la philosophie allemande) se trouve dans l'analyse critique que Marx fit de la 3e section, Me partie de la philosophie du droit public de Hegel, analyse maintenant publiée dans l'édition complète des oeuvres et écrits de MarxEngels, vol. I, Moscou-Francfort, 1927, p. 403 sqq. [trad. J. Molitor in K. Marx, Œuvres philosophiques, Paris, 1927 sqq., t. IV, p. 16-259 (N. d. T.)] ; concernant le problème de la centralisation, on verra dans le même volume [p. 230-231] le jeune Marx employer la critique matérialiste contre un article de Moses Hess paru dans la Gazette rhénane du 17 mai 1842: « L'Allemagne et la France, et la question de la centralisation. » 102

Fédéralisme, centralisme, marxisme la dictature et de l'Etat prolétariens avec la théorie jacobine de la dictature et de l'Etat bourgeois, il y a néanmoins, comme une conséquence directe, concordance relative en pratique entre la première et la seconde, dans la mesure où tant que la classe a besoin d'un Etat, c'est-à-dire pendant toute la longue période de transformation révolutionnaire de la société capitaliste en société communiste, cet Etat de la dictature du prolétariat demeure, par sa forme politique, un Etat bourgeois. Du point de vue socialiste, la rupture avec le passé réside essentiellement dans la destination changée de cet Etat qui, hier instrument du maintien de la domination de classe, se voit transformé en instrument de son élimination. N'y change rien le fait que par la suite, après l'échec des mouvements révolutionnaires prolétariens de 1848, et surtout après l'expérience communarde de 1871, Marx et Engels ajoutèrent à leur théorie de l'Etat ce complément : la Commune « a démontré que la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte » (Adresse du Conseil général sur la guerre civile en France). C'était admettre la nécessité pratique de démolir l'ancien Etat, leçon que les Sieyès et les Brissot, les Robespierre et les Saint-Just, autant que les dirigeants anonymes de la Commune révolutionnaire insurgée du Paris de 1792, avaient déjà tirée à suffisance des expériences de la grande révolution bourgeoise, et qui n'exigeait vraiment pas une démonstration supplémentaire. Mais cela n'empêchait pas cette nouvelle théorie marxiste de l'Etat de considérer « Etat » comme un Etat sans classes par sa forme politique. Elle n'y voyait que le « pouvoir social, organisé et centralisé », susceptible d'être utilisé par le prolétariat révolutionnaire contre la bourgeoisie aussi bien que par celle-ci contre celui-là, au sens où Robespierre parlait un jour, dans l'un de ses célèbres discours à la Convention ou au club des Jacobins, du poignard levé qui luit à la main du liberticide aussi bien qu'à celle du héros de la liberté. Ainsi, aux termes de cette théorie marxiste et léninienne de l'Etat, mise en pratique pour la première fois par les sommités du parti communiste dans le cadre du nouvel Etat russe d'aujourd'hui qui, malgré une toute formelle constitution « fédéraliste » à base de conseils, reste rigoureusement centralisé et unitariste, l'antagonisme fédéralisme-unitarisme constitue un problème fondamental tout aussi peu qu'il en a constituè un pour la théorie de l'Etat propre à la bourgeoisie extrémiste des Jacobins. Tout 103

Marxisme et contre-révolution « glissement » de l'Etat ultra-centralisé vers le fédéralisme ne ferait que nuire à l'accomplissement tant de ses fonctions socioéconomiques que de la volonté de sa direction dictatoriale. Cela vaut pour l'Etat de la dictature révolutionnaire du prolétariat, quand bien même ce dernier a pour fin ultime de se rendre superflu au stade de la société communiste parfaitement développée. Et, à plus forte raison encore, pour l'Etat de la révolution bourgeoise. On sait quelle admiration Marx et Engels, tout comme Lénine, vouèrent leur vie durant à la Convention jacobine, modèle, à leurs yeux, d'énergie et de discernement politiques *. De même, avant, pendant et après les luttes pratiques de la révolution de 1848, non contents d'avoir proclamé la « République une et indivisible » comme le seul programme concevable pour le parti démocrate intransigeant ** , ils avaient assigné pour tâche essentielle au « parti révolutionnaire prolétarien » de combattre « non seulement pour l'établissement d'une république une et indivisible, mais encore pour la centralisation la plus poussée du pouvoir dans les mains de l'Etat *** ». * Cf. par exemple, dans les « Notes marginales sur l'article "le Roi de Prusse et la réforme sociale" », cette formule : « La Convention déploya toutefois le maximum d'énergie, de vigueur et de discernement politiques », et cette autre : « La période classique du discernement politique, c'est la Révolution française » (édition du Nachlass [« legs littéraire »] de Marx par Mehring, vol. II, p. 50 et 52 [trad. J. Molitor, Œuvres philosophiques, t. V, p. 228 et 232 (N. d. T.)], et les propos de Ruge rapportés par Mehring (ibid., p. 15), selon lesquels Marx aurait à cette époque « voulu écrire l'histoire de la Convention, accumulant des matériaux à cette fin et mettant au point des vues très fécondes »). ** Voir à ce propos les articles de la Nouvelle Gazette rhénane pendant la période « démocratique » de juin 1848 à avril 1849, recueillis par Mehring dans l'édition dite du Nachlass, vol. III, p. 87 sqq. [on renvoie ci-après aux pages de la trad. L. Netter, op. cit. (N. d. T.)] ; par exemple, d'entrée de jeu [t. I, p. 66-69], l'affirmation expresse que « la lutte et le mouvement révolutionnaires » doivent avoir non « pour point de départ », mais bel et bien pour « point d'arrivée », non un Etat confédéré ou fédératif, mais « la fédération des Allemands en un seul grand Etat », c'est-à-dire la proclamation d'une république allemande une et indivisible ; voir encore [t. I, p. 430-432], la justification de l'oppression à laquelle le despotisme de la France du Nord soumit trois cents ans durant la « nationalité de la France du Sud », oppression que la Convention paracheva de « son poing de fer », etc. ** Cf. l'Adresse du Conseil central à la Ligue (des communistes) de mars 1850, où cette politique fait l'objet d'un exposé circonstancié et aboutissant à cette conclusion expresse : « Comme dans la France de 1793, le parti véritablement révolutionnaire a aujourd'hui, en A1le104

Fédéralisme, centralisme, marxisme

Proudhon, quant à lui, s'efforça dans son traité programmatique de 1863 d'opposer sur le plan politique lui-même, à toute cette « tradition jacobine » de la « république une et indivisible », une conception absolument différente. Nous avons déjà signalé que le « fédéralisme », dont il s'était institué l'apôtre, ne devait rien, dans son esprit, au « fédéralisme » du passé, qu'il fût celui du Moyen Age féodal, ou celui de la bourgeoisie libérale'. Lorsque, dans le court chapitre qu'il consacre à cette question dans le Principe fédératif, il parlait de « l'idée fédérative, indigène à la vieille Gaule », et vivant encore « comme un souvenir dans le coeur des provinces » (op. cit., p. 86), il avait en tête, ce faisant, non le rétablissement des privilèges féodaux des états provinciaux, mais ce qu'Engels, étudiant par la suite de manière plus approfondie et plus scientifique la formation de l'Etat gallo-germanique, qualifiait de « constitution gentilice », stade de développement précédant la formation de l'Etat civilisé 2. Rappelons magne,

pour tâche de réaliser la centralisation la plus rigoureuse. » La note d'Engels à la réédition de ce texte dans les Révélations sur le procès des communistes de Cologne (Zurich, 1885) de Marx, et les formules analogues que ce même Engels emploie dans sa critique du projet de programme du parti social-démocrate (1891) n'ajoutent à cette conception rigoureusement centraliste et unitariste que la revendication d'une auto-administration communale pleine et entière, expressément conçue derechef suivant le modèle de la Révolution française, tandis que l'option inconditionnelle du parti prolétarien pour la forme d'Etat dite de la république une et indivisible s'y trouve une fois de plus proclamée en termes catégoriques. Dans la série d'articles que Marx et Engels consacrèrent à passer en revue, dans le New York Daily Tribune, les événements d'Allemagne, ils déclarent de même, à plus d'une reprise, que, pendant cette période, l'un des trois points sur lesquels « le parti prolétarien se distinguait essentiellement, dans son action politique, de la classe petite-bourgeoise ou du parti démocratique proprement dit » résidait dans le fait qu'il « proclamait la nécessité d'établir une république une et indivisible, alors que les démocrates les plus extrémistes eux-mêmes se risquaient tout au plus à soupirer après une république fédérative » (Révolution et Contre-Révolution en Allemagne [trad. J. Molitor], Paris, 1933,

p. 41 et 67). 1. K. avait en effet relevé en note (p. 132) qu' « à l'encontre

notamment de Guizot (Histoire de la civilisation en Europe, Paris, 1840 [3e éd.], p. 121 sqq.), qui soutenait que le système féodal, de même que le fédéralisme des Etats-Unis d'Amérique, avait constitué "une fédération véritable", Proudhon ne voyait en tout cela qu' "un faux air de fédéralisme" (Du principe fédératif, p. 86-87) ». 2. L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat (trad. Bracke), Paris, 1946, chap. vm, p. 194 sqq.

105

Marxisme et contre-révolution aussi que le « fédéraliste » Proudhon ne s'élevait nullement contre une « dictature temporaire » du pouvoir révolutionnaire *. Ce n'est donc pas sur ce plan qu'il y a apposition entre le « fédéralisme » proudhonien et la théorie et pratique des matérialistes marxistes. En revanche, l'idée « fédéraliste » de Proudhon est liée à une vision plus vivante et plus concrète de cette grande contradiction interne de la révolution dont il a été parlé au début de cette partie de nos considérations. Cette contradiction, la doctrine bourgeoise la réduisait au schéma on ne peut plus abstrait d'une lutte mettant le parti révolutionnaire aux prises avec le parti contre-révolutionnaire, tandis que, selon la thèse habituelle des marxistes, il s'agissait purement et simplement d'un conflit objectif entre l'économie et la politique de la révolution bourgeoise. Mais Proudhon, et aussi le grand historien Edgar Quinet quelques années plus tard, exactement de la même façon, la situaient dans le mouvement interne de la révolution, conçu sur un mode subjectif et activiste. Et sous l'antagonisme de l'unitarisme et du fédéralisme, de l'Etat et de la Liberté, c'est-à-dire ce schisme monstrueux dans lequel la Révolution avait sombré, ils décelaient le fait que, tout en luttant pour anéantir un servage ancien et instaurer une liberté nouvelle, elle avait engendré en même temps, avec la force implacable d'une nécessité historique, une forme de servage nouvelle. Sur la base de cette représentation délibérément subjective et activiste du mouvement historique, ils cherchaient à briser avec cet historicisme qui, hérité de la philosophie hégélienne, est resté de tout temps inhérent à la conception matérialiste objective de l'histoire, propre aux marxistes, pour arriver à une conception de l'histoire qui trouvait son acception dernière non plus dans une « réconciliation avec le réel », simplement renversée dans un sens matérialiste, mais comme histoire véritablement critique du développement et de l'action historiques, conçue essentiellement, dans tous ses aspects, en termes de contradiction et de lutte. Dans cette perspective, conclut Korsch en substance, l'histoire de la Révolution française se caractérise en réalité bien moins par un affrontement entre tendance « fédéra* « Une dictature temporaire pouvait s'admettre ; un dogme qui devait avoir pour résultat de consacrer tous les envahissements du pouvoir et d'annuler la souveraineté nationale était un véritable attentat. » (Proudhon, op. cit., p. 89.) 106

Fédéralisme, centralisme, marxisme liste » et tendance « unitariste » que par une lutte globale visant à transformer l'ordre établi et à jeter les bases d'une forme d'Etat nouvelle, l'Etat bourgeois. On ne saurait cependant dissocier de l'histoire d'ensemble les « moments fédéralistes ». Or, à l'exception de quelques auteurs isolés, de gauche ou de droite — un Proudhon, un Quinet —, les historiens de la Révolution française assimilent l'Etat à l'Etat unitaire, voire centralisé, et réduisent le fédéralisme au particularisme, voire au séparatisme. L'ouvrage de Mme Hintze a pour grand mérite théorique, dit Korsch, de rompre avec cette tradition, de révéler l'existence d'une alternative historique — celle qu'on trouve à certains égards chez Proudhon — à l'Etat unitaire.

CHAPITRE IV

LA COMMUNE RÉVOLUTIONNAIRE (H)

Ainsi donc l'analyse précédente ne se borne pas à faire ressortir le caractère fétichiste que l'option centralisatrice prend la plupart du temps sous la plume des historiens de la révolution bourgeoise. Elle vise même surtout la persistance, dans la théorie et la pratique du marxisme politique, de l'élément bourgeois jacobin dont le principe de l'Etat unitaire — en fait, de la « direction dictatoriale » de la société issue de la révolution — est l'une des multiples expressions. Revenant une nouvelle fois sur l'interprétation marxienne de la Commune de 1871 1, Korsch met directement en cause l'idée d'une forme politique distincte, constituée en pouvoir d'Etat à tous les niveaux et chargée de réorganiser la société au nom, mais aussi au lieu et place d'une classe révolutionnaire déterminée. En vérité, c'était déjà mettre en cause le principe de la délégation inconditionnelle du pouvoir à un corps spécialisé. Pour bien comprendre l'attitude que Marx adopta vis-à-vis de la Commune de Paris, il faut partir de la conception que celui-ci s'était forgée, longtemps avant, du rapport existant entre les formes d'organisation propres à la lutte de classe d'abord de la bourgeoisie, ensuite du prolétariat moderne. Quand, dans cette Commune issue de la lutte de classe des producteurs contre la classe des exploiteurs et mettant en pièces la machine de l'Etat bourgeois, Marx exaltait « la forme enfin trouvée de l'émancipation du Travail », il n'entendait absolument pas, comme certains de ses disciples l'ont fait et continuent de le faire, sacrer 1. K. Korsch, « Revolution:ire Kommune », Die Aktion, juil. 1931, et Schriften, p. 100-108. 109

Marxisme et contre-révolution ainsi une forme déterminée d'organisation politique — la commune révolutionnaire autant que le système révolutionnaire des conseils —, seule et unique forme concevable de la dictature du prolétariat. Il venait en effet de renvoyer de manière expresse, dans la phrase immédiatement précédente, à « la multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a été soumise et [à] la multiplicité des intérêts s'exprimant en elle », qui montraient que cette sorte de gouvernement était une « forme politique tout à fait capable d'extension ». C'est justement cette capacité d'extension illimitée du genre nouveau de pouvoir politique, créé par les communards au feu du combat, qui distinguait la Commune d'avec le « développement de la forme bourgeoise de gouvernement », le pouvoir d'Etat centralisé de la république parlementaire moderne. C'est elle aussi qui constituait aux yeux de Marx la condition première qui permettrait même en fin de compte, si l'on s'attachait avec énergie à faire triompher les intérêts réels de la classe ouvrière, d'utiliser ce pouvoir comme un levier pour extirper les bases économiques de l'existence des classes, de l'hégémonie de classe et de l'Etat. Ainsi, dans des conditions historiques déterminées, la constitution communale se transformerait en forme politique revêtue par un processus de développement ou, mieux dit encore, par une action révolutionnaire visant essentiellement non plus à maintenir une sorte quelconque de domination étatique, voire même à instituer un « type d'Etat supérieur », mais au contraire à créer enfin les conditions premières matérielles de l'extinction de l'Etat en général. « Sans cette dernière condition, la constitution communale eût été une impossibilité et une illusion », lit-on chez Marx avec toute la netteté désirable. Une contradiction insurmontable n'en laisse pas moins de subsister malgré tout entre la manière dont Marx caractérisait la Commune, « forme politique enfin trouvée » permettant de réaliser l'émancipation économique et politique de la classe ouvrière, et celle dont en même temps il soulignait que si la Commune convenait à cette fin, c'était avant tout parce qu'elle restait une forme politique vague et ambiguë, donc en raison justement de son amorphie. La position prise par Marx à ce moment-là, sous l'influence de théories auxquelles il s'était opposé avant de les annexer à sa conception politique originaire, et, plus encore, sous le coup des prodigieux événements de Paris, ne semble parfaitement claire que sur un point. Tandis que dans le Manifeste communiste de 1847-1848, de même que dans

110

La Commune révolutionnaire (u) l'Adresse inaugurale de l'association internationale des travail-

leurs de 1864, il n'était question encore que de la nécessité de « la conquête du pouvoir politique par le prolétariat », l'expérience de la Commune venait maintenant montrer à Marx que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son compte propre, mais qu'il lui faut au contraire briser la machine actuelle de l'Etat bourgeois ». Depuis lors, et en particulier depuis qu'en 1917 Lénine s'est posé en restaurateur de la doctrine marxienne de l'Etat dans toute sa pureté, sur le plan théorique, dans l'Etat et la Révolution, sur le plan pratique, en menant à bonne fin la révolution d'Octobre, cette formule a été considérée comme un principe essentiel, le noyau de la théorie politique du marxisme.

Il est manifeste cependant que cette définition purement négative du nouveau pouvoir prolétarien, selon laquelle ce dernier ne devrait pas être l'Etat bourgeois actuel, que le prolétariat se contenterait « de prendre tel quel et de faire fonctionner pour son compte propre », ne permet pas de concevoir de façon positive la forme du nouveau pouvoir d'Etat. Dès lors, force est de se demander pour quelles raisons la Commune, sous la forme amplement décrite et caractérisée par Marx dans l'Adresse de 1871, puis, vingt ans après, par Engels dans sa préface à la troisième édition de cette même Adresse, constitue la « forme politique » enfin trouvée du gouvernement de la classe ouvrière ? Comment Marx et Engels, ces fervents admirateurs du système centralisé de la dictature révolutionnaire bourgeoise institué par la Convention de 1792-1795, en sont-ils arrivés à faire justement du système en apparence tout opposé à celui-ci, le système de la « commune », la « forme politique » de la dictature révolutionnaire du prolétariat ?

De fait, il suffit d'analyser avec un tant soit peu de rigueur le programme et les objectifs politiques, que les deux fondateurs du socialisme scientifique, Marx et Engels, s'étaient assignés avant l'insurrection communarde et qu'ils conservèrent après, pour constater qu'ils n'offraient pas le moindre rapport avec la forme de dictature prolétarienne instaurée par la Commune de 1871. Tout au contraire, Michel Bakounine, le grand rival de Marx au sein de la Ire Internationale, avait incontestablement la vérité historique de son côté quand il tournait en dérision l'annexion après coup de la Commune de Paris par le marxisme : « Son effet [de la Commune] fut si formidable partout, que les 111

Marxisme et contre-révolution marxiens eux-mêmes, dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection, se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent plus : à l'envers de la plus simple logique et de leurs sentiments véritables, ils proclamèrent que son progtamme et son but étaient les leurs. Ce fut un travestissement bouffon, mais forcé. Ils avaient dû le faire, sous peine de se voir débordés et abandonnés de tous, tellement la passion que cette insurrection avait provoquée avait été puissante. » (Cité d'après Brupbacher, Marx und Bakunin, p. 114-1151.) Les idées des communards procédaient partie du programme fédéraliste de Proudhon et Bakounine, partie du corps d'idées jacobin qui se survivait dans le blanquisme, mais seulement dans une très faible mesure du marxisme. Friedrich Engels, parlant vingt ans plus tard des blanquistes, soit de la majorité des communards, pouvait en dire qu'au lieu d'appliquer leur programme de « centralisation la plus stricte de tout le pouvoir entre les mains du nouveau gouvernement révolutionnaire », ils avaient été contraints par la force des choses de proclamer la libre fédération de toutes les communes de France avec la commune parisienne. Mais la même contradiction ne s'en affirmait pas moins entre la théorie politique soutenue jusqu'alors par Marx et Engels et l'approbation inconditionnelle qu'ils faisaient maintenant de la Commune, en tant que la « forme politique » enfin trouvée du gouvernement de la classe ouvrière. Il est erroné de présenter le développement de la théorie marxienne de l'Etat, à l'instar du Lénine de l'Etat et la Révolution, comme si Marx avait concrétisé dès 1852 les propositions abstraites du Manifeste communiste de 1847-1848, relatives aux tâches politiques du prolétariat dans la période de transition, en disant que celui-ci devait « détruire » et « briser » le pouvoir d'Etat bourgeois actuel. Cette thèse léninienne se trouve infirmée par les assertions mêmes de Marx et Engels, lesquels soulignèrent plus d'une fois que seule l'expérience de la Commune de 1871 avait fait la démonstration convaincante que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat et de la faire fonctionner pour son compte propre ». Lénine lui-même ne laissait-il pas apparaître clairement la lacune logique que comportait sur ce plan son tableau du développement de la théorie marxiste 1. L'ouvrage de Brupbacher date de 1922. On trouvera le passage cité in M. Bakounine, « Lettre au journal la Liberté de Bruxelles » (oct. 1872), Œuvres, IV, Paris, 1910, p. 387. 112

La Commune révolutionnaire (ii)

révolutionnaire de l'Etat quand, à cet endroit de la restitution par ailleurs si minutieuse du point de vue historique et si exacte du point de vue philologique de toutes les déclarations faites à ce sujet par Marx et Engels, il sautait carrément une période de vingt années ? Passant directement du Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte (1852) à la Guerre civile en France (1871), il omettait ainsi, entre autres choses, le fait que, dans l'Adresse inaugurale de la Ire Internationale (1864), Marx avait condensé tout le « programme politique » du prolétariat dans cette formule lapidaire : « La conquête du pouvoir politique est donc devenue la grande tâche de la classe ouvrière. » Toutefois, même après 1871, date à laquelle Marx se prononça

plus résolument et distinctement qu'il ne l'avait jamais fait pour la destruction de l'Etat bourgeois et l'instauration de la dictature du prolétariat, il se garda de préconiser, comme forme politique de cette dictature, un gouvernement de type communard. D'évidence, il ne devait adopter cette façon de voir que pour l'instant historique où il rédigeait tout feu tout flamme l'Adresse du Conseil général de l'AIT sur la Guerre civile en France, afin d'entrer en lice, au nom de cette première organisation internationale du prolétariat révolutionnaire, contre la réaction triomphante et en faveur des héroïques combattants de 1871. C'est par égard pour la nature révolutionnaire de la Commune qu'il s'abstint de faire de la forme particulière revêtue par celle-ci la critique qu'il eût dû en faire de son point de vue à lui. S'il accomplit un pas de plus en exaltant sans ambiguïté, dans la forme politique de la constitution communale, la « forme enfin trouvée » de la dictature prolétarienne, ceci s'explique en fonction non seulement d'une solidarité naturelle avec les travailleurs révolutionnaires de Paris, mais aussi d'un objectif secondaire bien déterminé. Marx tâchait en effet, immédiatement après la lutte et la défaite glorieuses des communards, et au moyen de l'Adresse précitée, non seulement d'annexer le marxisme à la Commune, mais encore d'annexer la Commune au marxisme. Dès lors, pour saisir le sens

et la portée de ce texte remarquable, il faut le considérer sans doute comme un document historique classique, une épopée et un hymne funèbre, mais outre cela comme un écrit polémique dirigé par Marx contre l'adversaire le plus acharné qu'il rencontrait au cours des luttes fractionnelles qui déchiraient alors l'Internationale et ne devaient pas tarder à précipiter sa fin. Cet objectif fractionnel empêcha le Marx de l'Adresse d'estimer à sa juste valeur le mouvement révolutionnaire d'ensemble du prolé113

Marxisme et contre-révolution tariat français, mouvement qui prit naissance en 1870, avec les insurrections communardes de Lyon et de Marseille, pour atteindre son apogée avec l'insurrection parisienne de 1871. Bien plus, ce fut cet objectif qui obligea Marx à célébrer la constitution communale révolutionnaire comme la « forme politique enfin trouvée » de la dictature de classe du prolétariat, tout en la présentant, au mépris de sa nature réelle, comme un régime centraliste. Karl Marx et Friedrich Engels eux-mêmes, et plus encore Lénine, niaient déjà que la Commune de Paris eût jamais eu un caractère essentiellement fédéraliste. Ne pouvant se dispenser de parler des traits évidemment fédéralistes de la constitution communale, dans la brève esquisse qu'il en traçait à l'échelle de la France entière, Marx mettait donc à dessein l'accent sur le fait (nullement contesté, bien entendu, par des fédéralistes tels que Proudhon et Bakounine) que « l'unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la constitution communale ». De plus, il montait en épingle « les fonctions, peu nombreuses mais importantes, qui restaient à un gouvernement central ». Et faisait valoir que, selon le plan de la Commune, ces fonctions « ne devaient pas être supprimées, comme on l'a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être confiées à des fonctionnaires communaux, c'est-à-dire rigoureusement responsables ». Voilà qui autorisait Lénine à déclarer que, dans les considérations de Marx sur la tentative des communards, « il n'y a pas trace de fédéralisme ». « Marx est centraliste. Et, dans les passages cités de lui [in l'Etat et la Révolution], il n'existe pas la moindre dérogation au centralisme. » C'est cela même ; seulement, ce que Lénine oubliait de dire à cet endroit, c'est que le tableau que Marx brossait de la Commune de Paris n'avait rien à voir avec une caractérisation historiquement conforme de la constitution communale que les Parisiens s'étaient efforcés de créer et dont ils avaient posé les jalons. Comme Lénine après eux, Marx et Engels, désireux d'escamoter, autant que possible, le caractère fédératif et anticentraliste de la Commune de Paris, en firent surtout ressortir l'élément négatif, disant qu'elle incarnait justement la destruction de l'Etat bourgeois actuel. Sur ce point, il y a unanimité parmi les révolutionnaires. Marx, Engels et Lénine ont souligné à bon droit qu'il fallait chercher la raison dernière du caractère révolutionnaire inhérent à la forme dé pouvoir instituée par la Commime dans sa nature sociale, en tant qu'elle réalisait la dictature 114

La Commune révolutionnaire (n) de classe du prolétariat. A ce sujet, ils rappelaient vertement à leurs adversaires « fédéralistes » que la forme d'État décentralisée, fédérative, comme telle, est tout aussi bourgeoise que la forme de gouvernement centraliste propre à l'Etat bourgeois moderne. Voilà qui revenait pourtant à encourager l'erreur même qu'ils reprochaient si vivement à autrui, dans la mesure où ils faisaient de leur côté un cas excessif, non point certes de la nature « fédérative » de la constitution communale, mais de certains autres caractères distinguant du point de vue formel la Commune de Paris d'avec la constitution de l'Etat parlementaire bourgeois, et acquis par une voie différente. Ainsi du remplacement de l'armée permanente par la milice, de l'unification de l'exécutif et du législatif autant que de la responsabilité et révocabilité des fonctionnaires « communaux ». Telle fut l'origine d'une grave confusion au niveau du concept, laquelle devait avoir des effets désastreux non seulement quant à l'attitude des marxistes envers la Commune de Paris, mais par la suite également quant à l'attitude de la tendance marxiste révolutionnaire envers l'Etat des conseils. S'il est erroné de voir avec Proudhon et Bakounine un dépassement de l'Etat bourgeois dans la forme « fédérative », il l'est tout autant de croire, à la manière de tant d'adeptes marxistes de la Commune révolutionnaire et, par ricochet, du système révolutionnaire des conseils qui continuent aujourd'hui de se fonder sur les interprétations ambiguës de Marx, Engels et Lénine, qu'un député lié par un mandat impératif, de courte durée et révocable à tout instant, ou bien encore un fonctionnaire travaillant pour un « salaire d'ouvrier », présenterait par là même des dispositions moins bourgeoises qu'un parlementaire élu. Il est absolument faux de penser qu'une forme quelconque de constitution de type « commune » ou de type « Etat des conseils », instituée par un parti révolutionnaire prolétarien régissant l'Etat, permettrait un jour de dépouiller ce dernier du caractère d'instrument de répression de classe qui lui est inhérent. Toute la théorie de l' « extinction définitive de l'Etat dans la société communiste », que Marx et Engels reprirent à la tradition du socialisme utopique, sur la base des expériences pratiques des luttes prolétariennes de leur temps, perd son sens révolutionnaire quand on soutient avec Lénine qu'il peut exister un Etat au sein duquel ce n'est plus la minorité qui réprime la majorité, mais au contraire « la majorité du peuple qui réprime ses propres oppresseurs », pareil Etat dictatorial étant en outre, du fait qu'il 115

Marxisme et contre-révolution instaure la démocratie véritable, prolétarienne, un « Etat déjà en voie d'extinction » (l'Etat et la Révolution).

Il est grand temps de se remettre clairement en tête les deux principes fondamentaux de la théorie révolutionnaire prolétarienne, principes que leur adaptation provisoire aux nécessités pratiques de phases déterminées de la lutte, telles que l'insurrection communarde de 1871 ou la révolution russe d'octobre 1917, a mis en grand danger de succomber à des forces extérieures. Le but final proprement dit de la lutte de classe prolé-

tarienne n'est pas un Etat de type « démocratique », de type « commune » ou « conseils », ou de quelque type que ce soit, mais la société communiste sans classes ni Etat, ayant pour forme générale non plus un pouvoir politique quelconque, mais bel et bien une « association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous » (Manifeste communiste). Jusque-là, peu importe que la classe prolétarienne « conquière »

l'appareil d'Etat en le laissant subsister plus ou moins intact, comme le veut l'illusion des réformistes marxistes, ou qu'elle parvienne à se l'approprier vraiment en « brisant » radicalement la forme ainsi conquise et en la « remplaçant » par une forme nouvelle, comme le veut la théorie marxiste révolutionnaire ; cet Etat, y compris pendant la période de transformation de la société capitaliste en société communiste, se distinguera de l'Etat bourgeois uniquement par sa nature de classe et sa fonction sociale, non par sa forme politique. C'est dans ce contenu social,

non dans les particularités, imaginées arbitrairement ou réalisées autrefois dans des circonstances spécifiques, d'une forme politique quelconque, que réside le « véritable secret » de la commune révolutionnaire, du système révolutionnaire des conseils et de toute autre forme de manifestation historique du gouvernement de la classe ouvrière.

L'ironie du sort a voulu qu'en Russie le projet communaliste fut repris, dans la situation révolutionnaire de 1905, par les mencheviks, contre Lénine qui alors le rejetait catégoriquement. Mais, à leurs yeux, la commune ne devait être qu'un organe d'autogestion purement locale, organe destiné, en l'absence d'institutions idoines, à servir d'assise provisoire à un gouvernement démocratique bourgeois I. En 1. Cf. O. Anweiler, Les Soviets en Russie, op. cit., p. 84-85 ; cf. aussi, pour la thèse similaire des socialistes-révolutionnaires de gauche, p. 115. 116

La Commune révolutionnaire (u) 1917, cependant, ce fut Lénine qui, d'abord en théorie, puis en pratique, contribua plus que tout autre à faire de la commune, sous sa forme conseil (soviet) perfectionnée 1, l'assise provisoire de la dictature bolcheviste. Dans ces deux perspectives, l'imaginaire de 1905 et la réelle de 1917, le système communaliste (ou plutôt soviétiste) ne possédait aucun pouvoir de décision, le pouvoir, que les travailleurs avaient été incapables d'organiser pour leur compte propre, s'étant trouvé très vite dévolu à des instances centralisées : les rapports de domination et de servitude, tout en revêtant pour un temps un caractère plus « progressiste », demeuraient fondamentalement en place. Pour revenir à la Commune parisienne de 1871, il faut noter que, si la gauche sociale-démocrate d'avant 1914 y voyait volontiers un mouvement survenu dans des conditions de maturité insuffisantes 2 - jugement qu'il est possible de porter après coup sur toute défaite d'une classe révolutionnaire quelconque, et donc sans grande validité —, Bernstein relevait que l'idéal des « associations productives », prépondérant avant 1870 au sein du mouvement socialiste, y tomba par la suite en discrédit « en partie comme une conséquence de la réaction qui commençait à sévir dès après la Commune et qui donna au mouvement ouvrier tout entier un caractère presque exclusivement politique , ». Appréciation que confirme, à sa manière, l'analyste minutieux de l'insurrection parisienne qui concluait 1. Dans la première phase du nouvel Etat russe, Lénine lui-même déclara plus d'une fois identiques « l'Etat du type soviétique » et « l'Etat du type de la Commune de Paris » ; cf., par exemple, son « Rapport au VIIe congrès du PC (b) R (8 mars 1918) », in Œuvres, t. XXVII, p. 136. 2. Cf. R. Luxemburg (1899) : « La prise du pouvoir politique, à l'exception de cas tels que la Commune de Paris, (...) suppose un certain degré de maturité des rapports économiques et politiques (Réforme ou Révolution ?, trad. Bracke, Paris, 1947, p. 72) ; mais Pannekoek (1911) : la Commune « n'était pas une révolution d'ouvriers de la grande industrie (...). La masse de la population était paysanne, sans la moindre ouverture d'esprit » (Pannekoek et les Conseils ouvriers, p. 105-106, note 16). 3. E. Bernstein, op. cit., p. 163 sqq. ; cf. aussi ce qu'Engels disait, dès septembre 1871, du recours à la voie électorale plus nécessaire que jamais « après la Commune de Paris qui a mis à l'ordre du jour l'action politique du prolétariat » (Cf. Marx-Engels, La Commune de Paris (éd. R. Dangeville), Paris, 1971, p. 210, et une déclaration de Marx dans le même sens, ibid., p. 213, en note).

117

Marxisme et contre-révolution récemment : « Qu'on n'attende pas des Communeux des réalisations qui seront celles du socialisme du xxe siècle [sic] ! Ils mirent en pratique le socialisme du xrr, l' "organisation du travail" — soit la création multipliée d' "associations ouvrières de production" 1. » On ne le répétera jamais assez, chaque grande phase du développement capitaliste s'assortit d'un type de pensée et de pratique socialistes qui lui est propre. Face à la démocratie bourgeoise établie, qui a pour base l'égalité formelle de tous les citoyens et pour base réelle l'intérêt privé de catégories sociales antagoniques, auxquelles les institutions parlementaires servent de lieu de conciliation formel, alors qu'en réalité ce sont les lois du capital, les rapports de forces politiques et les rapports de marché, qui finissent par imposer un règlement, le principe jacobin se confondit au xixe siècle avec le principe de la lutte contre une forme d'État bien déterminée, afin de la remplacer par une autre, sous la conduite d'un corps spécialisé, censé incarner l'intérêt du plus grand nombre, encore incapable de déceler ses intérêts historiques dans les conditions sous-développées de l'époque. Pour ses tenants, il s'agissait d'opposer à la démocratie restreinte de la concertation bourgeoise, la démocratie généralisée, souvent celle de l'association de producteurs libres et égaux, dans un premier stade, ou la démocratie affranchie de la réaction, dans un second. Mais l'instrument de cette substitution, un corps spécialisé reproduisant en son sein les divisions hiérarchiques de la société bourgeoise, se voyait contraint, en raison de sa faiblesse sociale, de solliciter l'alliance d'autres classes ou fractions de classe et, en pratique, sinon toujours en paroles, de s'aligner sur elles. C'est ainsi que la Commune de 1871 marqua en quelque sorte la fui d'une ère. « Ce caractère presque exclusivement politique n, auquel Bernstein faisait allusion, s'attachait, dans les pays ayant accompli peu ou prou leur révolution bourgeoise du type xixe siècle, à une pratique visant à garantir en droit, dans le cadre des institutions de conciliation, de dialogue entre les classes, des avantages arrachés de haute lutte le plus fréquemment et compatibles tant avec la reproduction élargie du capital à un rythme accé1. Cf. J. Rougerie, Paris libre, 1871, Paris, 1971, p. 173 sqq. 118

La Commune révolutionnaire (H) léré qu'avec le système de gouvernement bourgeois. Voilà qui n'allait pas cependant sans se heurter à l'opposition farouche de certaines fractions de la classe possédante ou de catégories socialement arriérées. Sinon pour la vaincre vraiment, ce qui eût nécessité une guerre de classes, du moins pour l'infléchir dans le sens souhaité, il fallait disposer d'organisations de masse, donc aussi d'un corps d'idées. Et d'un corps d'idées doué d'une charge critique, voire mythique, proportionnelle à la résistance rencontrée. Par maints aspects, la doctrine marxienne se prêtait à un tel usage. Non par tous, assurément. D'où, soit dit une fois de plus, un « effet d'idéologisation », pour reprendre une expression pertinente, en dépit et même à cause de sa lourdeur abstraite'. Et plus que n'importe quel autre « théoririen prolétaire » de son temps, Karl Korsch devait s'efforcer d'en élucider les origines principielles. 1. C. Orsoni, « L'idéologie chez Karl Korsch » in Hegel et Marx. La Politique et le Réel (éd. J. d'Hondt), Poitiers, 1971, p. 51. (K. déclarait volontiers que « l'interprétation critique, de confrontation théoriepratique » qu'il avait appliquée à « l'idéologisation réformiste du marxisme » dans ses textes d'avant 1930, « s'applique mieux encore à l'idéologisation du fascisme et de la capitulation devant le fascisme » ; lettre à Paul Partes, 26.4.1935, citée par M. Buckmiller, op. cit., p. 7.)

CHAPITRE V

L'ALLIANCE ENTRE LES CLASSES

L'un des grands facteurs d'idéologisation du marxisme politique fut le principe de l'alliance des classes, lequel, dans des contextes et selon des modalités extrêmement variables, a trouvé et continue de trouver son application dans la tactique dite du front unique : front unique avec la bourgeoisie dans des cabinets d' « union sacrée » à participation ou soutien socialiste (et communiste), ou encore front unique des communistes (et/ou des socialistes) avec des « éléments progressistes », toujours soumis, certes, à des conventions solennelles n'ayant d'existence que sur le papier. En novembre 1922, après de longues polémiques, et alors que la « vague révolutionnaire » avait déjà reflué dans l'Europe entière, et qu'en Allemagne notamment les sociauxdémocrates eux-mêmes se voyaient évincés du gouvernement central, le Ir Congrès de l'IC opta officiellement pour cette voie-là. A cette option était sous-jacente l'idée que les « dirigeants » des partis et syndicats dits réformistes, « solidaires de leurs bourgeoisies nationales respectives », se trouveraient comme elles en proie à des « dissensions » qui iraient les divisant et affaiblissant, au moment même où la « classe ouvrière » aspirait plus que jamais à l'unité 1. D'où cette conclusion : « Le gouvernement ouvrier (éventuellement le gouvernement paysan) devra partout être employé comme un mot d'ordre de propagande général. » Il était précisé que, sous sa « forme la plus pure », un véritable gouvernement ouvrier ne pouvait être qu'un cabinet communiste homogène, et que, clause de style éminemment « dialectique », le Parti aurait pour tâche de « démasquer impitoyablement » les gouvernements socialistes qui, tout en pouvant précipiter objectivement la décomposition du 1. Cf. Thèses, Manifestes et Résolutions adoptés par les II*, Il°, III° et Ive Congrès de l'Internationale communiste, Paris, 1934, p. 161. 121

Marxisme et contre-révolution régime bourgeois, permettait à celui-ci de gagner du temps 1... Au VIIe Congrès du KPD (Leipzig, fin janvier 1923), Korsch se déclara en faveur de ce mot d'ordre, en soulignant toutefois qu'il s'agissait pour un parti communiste non de diriger la lutte à lui seul et de faire « du terme "gouvernement ouvrier" le pseudonyme de la dictature du prolétariat » (comme le proposait, disait-il, la gauche du KPD — fraction Fischer-Maslov — attachée à des « formules chimiquement pures »), mais de poursuivre, en fonction du rapport de forces réel, une politique de « coalition ouvrière » effective, en tournant dans la bonne direction le « potentiel explosif » des organisations de masse, SPD et syndicats. « Car, faisait-il valoir, c'est idéologie pure que de vouloir imposer dès les débuts de la lutte, à tous ceux qui y prennent part, la claire conception du but final. Au contraire, nous ne pouvons ignorer qu'une perception absolument claire, absolument consciente, de ce but ne se manifestera au sein des masses que quand le coup décisif aura été porté et le pouvoir conquis'. » Mais, une dizaine de mois plus tard, c'était le fiasco complet de l'expérience des « coalitions ouvrières » de Saxe et de Thuringe, auxquelles Korsch participa dans les conditions rappelées tout à l'heure. Il devait revenir sur le sujet quatre ans plus tard 3, au cours des polémiques qui battaient alors leur plein à l'intérieur autant qu'à l'extérieur du Komintern et du parti allemand. Si Korsch aborde cette fois la question dans une perspective radicalement changée, sous son aspect historique le plus large, il ne s'agit encore cependant que d'une première approximation critique, comme on s'en apercevra plus loin. 1. Thèses, Manifestes et Résolutions..., p. 158-159. 2. Cf. Bericht über die Verhandlungen des 3. (8.) Parteitages der KPD, Berlin, 1923, p. 359-361, et Kommentare, p. 95-98, en particulier p. 98. 3. Lettre au Réveil communiste (publiée dans le n° 4, fév.-mars 1928, sous le titre « la Gauche marxiste en Allemagne et les tâches des révolutionnaires marxistes dans l'Internationale ». Quoique cette lettre ne soit pas signée nommément, tout, la forme et le fond, désigne K. comme son auteur. J'ai tiré ci-dessus [p. 30 et 33-35] certains éléments d'information de la seconde partie de cette lettre qui n'est pas reproduite ici). 122

L'alliance entre les classes

L'action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l'existence de l'AIT. MARX, Critique du programme de Gotha.

De même que pendant la période qui a précédé et suivi la constitution de la Ille Internationale, de même aujourd'hui, pendant la période de liquidation et de décomposition de cette forme, éphémère du point de vue de l'histoire mondiale et du développement de nouveaux groupements à l'intérieur du camp marxiste, se manifestent clairement deux tendances fondamentales. Tous les documents officiels publiés lors de la fondation de la HP Internationale montrent nettement que la plupart de ceux qui participèrent à cette fondation croyaient nécessaire une rupture radicale avec la He Internationale sociale-démocrate parce qu'ils étaient convaincus que l'ancien système économique et gouvernemental du capitalisme allait s'effondrer définitivement. Ils estimaient en outre que par la révolution d'Octobre on avait réalisé un nouveau système « socialiste » d'Etat, non seulement dans une mesure nationale sur le territoire russe, mais aussi dans une mesure européenne et même mondiale (cf. l'article de Lénine, la Ille Internationale, son rôle et son histoire, 1919). La politique et la tactique de la ne Internationale et, en particulier, de son parti dirigeant, la social-démocratie allemande, jusqu'au déclenchement de la guerre, n'ont pas encore été fondamentalement désavouées par cette tendance ; pour elle, en août 1914, on ne fit que liquider une politique sociale-démocrate révolutionnaire. On ne considère pas les positions de la social-démocratie de 1914 comme la continuation d'une politique réformiste et contre-révolutionnaire dans son essence avec un simple changement de forme (Lénine, par exemple, attribue encore une valeur positive à la social-démocratie en 1920, dans la Maladie infantile du communisme, « le gauchisme 1 »). Notoirement, même la « scission » entre bolcheviks et mencheviks, dans le parti ouvrier social-démocrate de Russie, jusqu'à 1914, ne signifiait en 1. Allusion à des passages tels que celui où Lénine dit de « Kautsky, Bauer et autres » qu'ils « comprenaient parfaitement la nécessité d'une tactique souple ; ils avaient appris eux-mêmes et ils enseignaient aux autres la dialectique marxiste (et beaucoup de ce qui a été fait dans ce domaine restera à jamais parmi les acquisitions précieuses de la littérature socialiste) » (Œuvres, t. XXXI, p. 98-99). 123

Marxisme et contre-révolution

réalité qu'un aiguisement extrême de la lutte fractionnelle au sein d'un parti unitaire (cf. Lénine en 1909, P. Pascal, Pages choisies, II, p. 329 en note '). L'autre tendance, dont le représentant prééminent, aux côtés de Marx et Engels, est Rosa Luxemburg, se trouve dès le début dans un rapport fondamentalement différent avec toute la politique et tactique de la social-démocratie. Elle constitue, à Pintérieur du mouvement social-démocrate qui, à partir de sa fondation, repose sur une alliance cachée des classes et, dans chaque pays, sur une organisation bâtie de façon différente, le mouvement indépendant de la classe ouvrière ayant des buts nettement prolétariens. On pourra dire que cette tendance défendit, pendant la période d'avant-guerre, à l'intérieur du camp marxiste, les mêmes buts pour lesquels, en dehors du camp marxiste et prétendument contre lui (en réalité seulement contre la caricature et la vulgarisation sociale-démocrate du marxisme), en particulier dans les pays latins et anglo-saxons, le « syndicalisme révolutionnaire » lutta contre la social-démocratie. Pour cette tendance prolétarienne et révolutionnaire, la fondation d'une Internationale communiste, même en 1915 à Zimmerwald et, plus tard, en 1919, ne signifiait point la création d'une nouvelle forme tendant à revenir ensuite à la politique et tactique « révolutionnaire » de la social-démocratie d'avant la guerre, mais au contraire à créer une véritable Internationale de la classe prolétarienne. Il faut donc avoir présente à l'esprit cette différence substantielle entre deux tendances subsistant au temps de la constitution de la Ille Internationale pour définir les deux courants principaux qui se manifestent déjà aujourd'hui au sein du mouvement communiste de gauche. D'un côté, nous voyons dans l'IC un courant aujourd'hui très puissant du point de vue quantitatif qui aime se dire « orthodoxe », pur ou authentique tendance léniniste et bolchevique qui voudrait au fond développer ultérieurement l'existence de l'IC actuelle conformément à la ligne originelle. 1. A propos de la fraction bolchevique, Lénine soulignait en effet : « Une fraction n'est pas un parti. A l'intérieur du parti, on peut trouver toute une gamme d'opinions diverses, dont les extrêmes

peuvent être tout à fait contradictoires. C'est ainsi que dans le parti allemand nous voyons côte à côte l'aile nettement révolutionnaire de Kautsky et l'aile archirévisionniste de Bernstein. » (Cf. loc. cit., et aussi Œuvres, t. XV, p. 460-461.)

124

L'alliance entre les classes D'autre part, dans l'actuelle lutte de tendances, se reproduit aussi l'aùtre courant, que nous avons déjà caractérisé dans sa forme d'origine et qui, aujourd'hui comme hier, défend vis-à-vis de la moderne théorie et pratique léniniste et bolchevique de l'alliance partielle ou totale des classes, le point de vue marxiste de l'indépendance de classe du mouvement révolutionnaire du prolétariat. (...) Au-delà de ses aspects circonstanciels, cette analyse concerne un principe essentiel du socialisme du xixe siècle. A l'inverse du principe bourgeois qui affecte d'ignorer la division en classes des sociétés modernes, ce principe surtout chez ses représentants français — avait pour fondement théorique l'existence de classes ouvrières et, au moins jusqu'aux alentours de 1860 (à quelques exceptions près, sans doute, mais rares en période de crise sociale ouverte), de la conviction que ces classes étaient trop faibles encore pour s'émanciper à défaut du concours d'une « portion de la bourgeoisie' ». Selon Marx et Engels, qui s'expriment en fonction avant tout d'un pays, l'Allemagne, où le processus de la révolution démocratique, proprement politique, se déroule d'une manière très imparfaite par comparaison avec la France, une faiblesse analogue frappe la classe bourgeoise. « La bourgeoisie, diront-ils dans le Manifeste communiste, est incapable de demeurer la classe dirigeante et d'imposer à la société, comme loi suprême, les conditions de son existence de classe » ; « dans toutes ses luttes, elle se voit forcée de faire appel au prolétariat, de réclamer son aide et de l'entraîner ainsi dans le mouvement politique 2. » Marx avait d'ailleurs précisé quelques mois auparavant : « Les ouvriers 1. Cf. Cabet (voulant réfuter Dezamy) : « Jamais et nulle part les

prolétaires n'ont rien fait sans l'aide d'une portion de la bourgeoisie. (...) L'intérêt des prolétaires n'est pas de repousser la bourgeoisie (...), mais au contraire de faire alliance avec elle, de la ménager, de la gagner » (Toute la vérité au peuple, Paris, 1842, p. 21 et 29) ; ou Proudhon (qui changera d'avis par la suite) : « Le bourgeois est toujours

cet homme de liberté et d'industrie qui lutte à mort contre une féodalité parasite, et vers lequel gravite, par l'affinité de ses besoins, le pauvre travailleur » (in la Voix du peuple, mars 1850, cité par E. Dolléans, Proudhon, Paris, 1948, p. 208-209 et 432 sqq.). 2. Cf. le chapitre « Bourgeois et prolétaires ». 125

Marxisme et contre-révolution savent que le mouvement révolutionnaire de la bourgeoisie contre les classes féodales et la monarchie absolue ne peut qu'accélérer leur propre mouvement révolutionnaire. Ils savent que leur propre lutte contre la bourgeoisie ne pourra éclater que le jour où la bourgeoisie aura remporté la victoire j. » On a vu Marx mettre en oeuvre cette stratégie pendant la révolution européenne de 1848. Et, vingt-cinq ans après, Engels justifiait encore, de la sorte, cette perspective d' « auto-émancipation ouvrière » : « C'est une particularité qui distingue la bourgeoisie de toutes les classes qui régnèrent jadis, que, dans son développement, il y a un tournant à partir duquel tout accroissement de ses éléments de force, donc, en premier lieu, de ses capitaux, ne fait que contribuer à la rendre plus inapte à la domination politique. » Raison pour laquelle, ajoutait-il, il lui faut chercher appui du côté de la réaction 2. Voilà qui ouvrait au prolétariat, organisé en parti distinct, la possibilité d'une alliance momentanée avec des éléments de la bourgeoisie de progrès, dans certaines limites fixées d'avance, en bonne et due forme : stratégie de la révolution en permanence, selon laquelle, après la « victoire commune », le parti prolétarien, repoussant décidément la tentation d'une participation à un cabinet de coalition 3, s'érigerait en opposition intransigeante, à la Marat. Or, s'il est vrai que, pendant tout le xixe siècle, les « partis ouvriers », même non marxistes, demeurèrent sur le terrain d'une opposition verbalement agressive, ce fut aussi parce que les classes dirigeantes pouvaient aisément se passer de les en faire sortir. Ecartés des avenues du pouvoir central, les délégués du mouvement ouvrier, ayant dû abandonner l'idéal associatif de la période précédente, prenaient sans cesse plus d'ascendant tant au niveau politique des pou1. K. Marx, « La Critique moralisante et la morale criticisante » (1847), in Œuvres philosophiques, t. III, p. 154. 2. F. Engels, préface de 1874 à la Guerre des paysans en Allemagne, Paris, 1929, p. 20. 3. Cf. la lettre « officielle » d'Engels à Turati (16.1.1894), publiée dans Critica sociale (1.2.1894) ; texte original français in Annali del Istituto G.-G. Feltrinelli, 1958, p. 255-256. Dans le contexte quarante-huitard, l'Adresse d la Ligue susmentionnée préconisait déjà une politique d'opposition radicale des élus ouvriers qui aurait eu pour effet de contraindre la petite bourgeoisie démocrate à « empiéter sur le système actuel de la société », en le centralisant toujours davantage. 126

L'alliance entre les classes voirs locaux qu'au niveau économique de la représentation syndicale. Dès lors, l'idée d'une alliance partielle, temporaire, des classes, d'une alliance soigneusement dosée et surveillée par les théoriciens du Parti, trouvait des bases matérielles. Puisque la lutte parlementaire en offrait dorénavant les possibilités légales, il s'agissait d'aménager pas à pas le système de la propriété privée des moyens de production et des rapports contractuels capital/travail, sans renoncer pour autant à l'abolir un jour. Chez Marx-Engels, comme dans les autres écoles socialistes (sauf l'anarchiste), la vision d'une avant-garde jacobine faisant constamment pression sur la bourgeoisie démocrate dans le cadre d'un processus révolutionnaire avait cédé la place à la vision de dirigeants d'un parti de masse distinct qui en faisaient autant dans le cadre nouveau d'un processus essentiellement parlementaire. De même maintenant, au tournant du siècle, l'idée prenait corps que la bourgeoisie, échappant désormais aux crises cycliques de grande ampleur, voyait du même coup sa puissance confortée, et qu'une alliance totale avec sa fraction progressiste permettrait l'avènement d'une démocratie toujours plus émancipatrice. Une condition à cela, disait Bernstein, l'un des promoteurs de cette option en Allemagne : gommer ce que le programme socialiste comportait encore d'aspects « révolutionnaires », mettre l'accent sur la grande relève des formations libérales par la social-démocratie'. Par ailleurs, il n'est peut-être pas inintéressant de noter une convergence à première vue singulière. En effet, les conclusions que le Korsch oppositionnel de 1927, abordant une problématique complexe au plus haut point, tirait ainsi, se retrouvent, dans des conditions socio-historiques toutes différentes, dans les « Thèses » d'un groupe exclu en 1969 du PC d'Italie, le groupe dit du Manifeste. « Le mode fondamental de constitution d'une alternative socialiste en Occident, déclarent ces "Thèses", n'est pas l'alliance du prolétariat avec les autres couches sociales, mais la constitution et l'unification du prolétariat comme classe à travers la poli1. « En ce qui concerne le libéralisme comme mouvement historique universel, le socialisme en est l'héritier légitime, du point de vue non seulement chronologique, mais encore spirituel. » (E. Bernstein, op. cit., p. 218.) 127

Marxisme et contre-révolution tisation de sa lutte économique et la socialisation de sa lutte politique'. » Cette convergence théorique, sensible sur d'autres points encore ( « parlementarisme antiparlementaire », critique de l'idéologisation du PC, rôle attribué aux délégués aux comités d'entreprise, par exemple), vaut d'être relevée dans la mesure où elle montre, de nouveau, qu'un groupe issu d'une scission particulière obéit, dans le choix de sa ligne, à une rationalité qui lui fait adopter, sans le savoir, des principes et une tactique recoupant à plus d'un égard ceux que, longtemps auparavant, un autre groupe, dont il ignore tout, avait adoptés dans une situation analogue du point de vue organisationnel. Loin de moi, cela va sans dire, l'idée d'assimiler 111 Manifesto de 1969-1970 à la Kommunistiche Politik de 1926-1928 ! Que le premier de ces groupes s'obstine, contre vents et marées, dans une voie dont le second devait s'apercevoir, contraint et forcé, qu'elle mène à l'impasse, suffit, tout aussi bien, à les différencier sans parler du reste ! 1. Cf. « Pour le communisme » (oct. 1970), in Il Manifesto (éd. R. Rossanda), Paris, 1971, p. 380.

CHAPITRE VI

L'ORTHODOXIE MARXISTE

En avril 1926, quelques jours avant d'être exclu du KPD, Korsch s'élevait, lors d'une réunion de hauts responsables du Parti, contre la « falsification de la théorie léniniste authentique », cette théorie du socialisme en un seul pays par laquelle « le camarade Staline de 1925-1926 a revisé ses propres formulations d'avril 1924 1 ». Et de préciser ainsi sa pensée : « Quiconque se pose cette question de la révision et de la dégénérescence que la théorie révolutionnaire de Marx et de Lénine a subie au cours de la dernière phase du soi-disant "léninisme", doit bien comprendre qu'il ne s'agit en aucun cas d'un retour pur et simple au réformisme avoué d'un "marxiste révisionniste" du genre d'Edouard Bernstein, pas plus que du réformisme déguisé d'un "marxiste orthodoxe" du genre de Kautsky. » Réformismes, certes, dans les deux cas, mais, il va de soi, « spécifiquement différents », soulignait Korsch. Avec Staline, révisionniste avéré, comme avec Boukharine, qui se donnait des airs d'orthodoxie, on avait affaire, en effet, à « un "bernsteinisme" et à un "kautskysme", d'après la prise du pouvoir », cette dernière n'empêchant nullement une dégénérescence toujours possible, tant sur le plan intérieur russe que sur le plan de l'Internationale 2 . Trois bonnes années après, Korsch consacre l'un de ces essais dense et riche d'idées dont il a le secret, à porter au 1. « Renverser le pouvoir de la bourgeoisie et instaurer celui du prolétariat dans un seul pays, ce n'est pas encore assurer la victoire complète du socialisme. (...) Pour le triomphe définitif du socialisme, il ne suffit pas des efforts d'un seul pays, il faut les efforts des prolétaires de plusieurs pays avancés. Aussi la révolution victorieuse dans un pays a-t-elle pour tâche essentielle de développer et de soutenir la révolution dans les autres. » (I. Staline, Le Léninisme théorique et pratique, Paris, 1925, p. 35.) 2. K. Korsch, Der Weg der Komintern, Berlin, s. cl. (1926), p. 7-9. 129 MARXISME ET CONTRE-RÉVOLUTION

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Marxisme et contre-révolution grand jour les racines théoriques de ce qu'il continue d'appeler une « dégénérescence », mais en appliquant maintenant ce qualificatif au « léninisme » dans son ensemble, et non plus à l'une seulement, la plus récente, de ses phases. Plus encore, persistant à voir dans la théorie une instance souveraine — et ne reste-t-elle pas en définitive l'un des rares moyens d'action dont un penseur militant dispose ? il cherche à rattacher cette dégénérescence à un avatar idéologique plus général : « le point d'arrivée de la fidélité orthodoxe à Marx », comme il l'appelle (dans la seconde version de cet essai 1). Rien ne révèle aussi nettement les énormes contrastes qui ont existé pendant les trente dernières années entre l'être et la conscience, entre l'idéologie et la réalité effective du mouvement prolétarien que le dénouement de cette grande controverse dont la première passe d'armes devait rester inscrite dans les annales sous le nom de Bernsteindebatte. Concernant et la théorie et la pratique du mouvement socialiste, cette polémique surgit pour la première fois publiquement dans les rangs de la social-démocratie allemande et internationale peu de temps après la mort d'Engels, il y a maintenant une génération. Quand, à l'époque, Edouard Bernstein, qui se trouvait déjà à même de porter un jugement rétrospectif sur l'oeuvre accomplie par le marxisme, exprima de son exil londonien ses vues « hérétiques » (tirées surtout de l'étude du mouvement ouvrier anglais), ses amis et ses adversaires, sur le moment et longtemps encore par la suite, se méprirent tous, sans exception, sur ses idées et ses intentions. Journalistes et auteurs bourgeois furent unanimes à accueillir son ouvrage Die Vorausetzungen des Sozialismus und die Auf1. Une première version de cet essai (version A) parut sous le titre Von der bürgerlichen Arbeiterpolitik zum proletarischen Klassenkampf (Zum 80 Geburtstag von Eduard Bernstein am 6. Januar 1930) », dans Kampffront, l'organe berlinois du DIV (VI, n° 1, 11.1.1930, réimp. in Politikon, n° 33, oct.-nov. 1972, p. 21-24) ; après l'avoir sensiblement remanié dans la forme et allégé d'un tiers environ, K. le publia dans la revue du poète-dramaturge Franz Jung (Gegner, I, 7, 20 mars 1932) sous le titre « Ausgang der Marx-Orthodoxie (Bernstein-KautskyLuxemburg-Lenin) », qu'il conserva pour la traduction anglaise de cette seconde version (International Council Correspondence, III, 1112, déc. 1937) qu'on suit ici, sauf avis contraire. 130

L'orthodoxie marxiste gaben des Sozial-Demokratie 1, par des chants d'allégresse et à en faire le panégyrique. Ainsi Friedrich Naumann, le leader du parti national-socialiste qui venait tout juste d'être fondé, déclara sans ambages dans son journal : « Bernstein est notre poste le plus avancé dans le camp social-démocrate. » Et dans les milieux de la bourgeoisie libérale, on se disait tout aussi bien convaincu que ce premier « révisionnistes fondamental du marxisme à l'intérieur du camp marxiste allait rompre formellement avec le mouvement socialiste et déserter au mouvement réformateur bourgeois. A ces espoirs de la bourgeoisie faisait pendant, du côté du parti social-démocrate et du mouvement syndical, une vive antipathie. Au fond d'eux-mêmes toutefois, bon nombre de dirigeants socialistes n'ignoraient pas qu'en « révisant » ainsi le programme marxiste, Bernstein n'avait fait que lâcher intempestivement la vérité sur le développement, depuis longtemps achevé sur le plan de la pratique comme sur celui de la théorie, en vertu duquel la social-démocratie s'était transformée de mouvement de lutte de classe révolutionnaire en mouvement de réforme sociale, mais ils se gardaient bien de le dire publiquement. Bernstein ayant conclu son ouvrage en invitant le Parti à « oser paraître ce qu'il est en réalité : un parti de réformes sociales et politiques », Ignaz Auer, le vieux démagogue retors qui siégeait au Comité exécutif du Parti, le rappela discrètement à l'ordre (dans une lettre privée publiée plus tard) : « Mon cher Eddy, il y a des choses qu'on fait, mais qu'on ne dit pas. » Tous les ténors de la social-démocratie allemande et internationale, les Bebel, les Kautsky, les Victor Adler, Plekhanov et tutti quanti accablèrent publiquement l'insolent qui avait divulgué le secret si jalousement gardé. Soumis à un procès en règle lors du congrès social-démocrate de Hanovre (1899), où ses vues firent l'objet de quatre jours de débats, que Bebel ouvrit par un discours de six heures, il réussit de justesse à éviter l'exclusion. Après quoi, des années durant, il se vit traîné dans la boue devant les militants et les électeurs socialistes, dans la presse et dans les réunions publiques, aux grands congrès officiels du Parti et des syndicats. Nonobstant le fait que le révisionnisme de Bernstein l'avait déjà emporté dans les syndicats et qu'il avait fini par ne plus rencontrer de résistance à l'intérieur du Parti lui-même, on continua de jouer, sans se gêner, au « parti de lutte de classe » anticapitaliste et révolutionnaire jusqu'à la 1. Cf. ante, p. 22, note 1. 131

Marxisme et contre-révolution toute dernière minute, à savoir : la conclusion du pacte de paix sociale de 1914, suivie de la charte d'association capital/travail de 1918 1. Les représentants pratiques et théoriques de la politique suivie par l'exécutif du Parti et par l'appareil syndical affilié à celui-ci avaient d'excellentes raisons d'adopter cette attitude à double face envers la première tentative de formuler en théorie les fins et les moyens réels de la politique ouvrière bourgeoise qu'ils pratiquaient en fait. Aujourd'hui, les sommités du parti communiste de Russie et de toutes les sections de l'Internationale communiste ont besoin, pour dissimuler ce qu'ils font en réalité, de la pieuse légende des progrès constants de l' « édification du socialisme en Union soviétique » et du « caractère révolutionnaire » (de ce seul et unique fait) inhérent à la politique et tactique d'ensemble de tous les partis communistes du monde. De même, à l'époque, les rusés démagogues dirigeant et le Parti et les syndicats avaient besoin, pour camoufler leurs tendances réelles, de la pieuse légende selon laquelle le mouvement, qu'ils commandaient en maîtres, se trouvait contraint — momentanément, bien entendu — de se borner au replâtrage de l'Etat bourgeois et de l'ordre économique capitaliste, par le biais de toutes sortes de réformes, mais que, s'agissant du « but final », il marchait bel et bien à la révolution sociale, au renversement de la bourgeoisie et à l'abolition de l'ordre économique et social capitaliste. Toutefois, ce ne furent pas seulement les démagogues de l'Exécutif et les « théoriciens » à leur dévotion qui, [mettant de propos délibéré l'accent sur la différence entre lutte quotidienne réformiste et « but final » révolutionnaire 2], dans le pseudo-combat qu'ils menaient contre le révisionnisme, accrurent le danger de dégénérescence réformiste et bourgeoise du mouvement socialiste. Pendant très longtemps, on vit en effet oeuvrer quelque peu dans le même sens, inconsciemment et contre leur gré, des théoriciens révolutionnaires aussi résolus que Rosa Luxemburg en Allemagne et Lénine en Russie, livrant conformément à leurs desseins subjectifs une lutte intransigeante à la tendance exprimée par Bernstein. Quand, sur la base des expériences nouvelles 1. Accord-cadre signé dans la foulée de la « révolution de novembre » 1918 par les grandes associations patronales et les syndicats ouvriers, reconnaissant notamment à ces derniers le monopole de la représentation ouvrière dans les entreprises. 2. Le fragment entre crochets figure dans la version A seulement. 132

L'orthodoxie marxiste de ces trois dernières décennies, on revient sur ces premières luttes d'orientation au sein du mouvement ouvrier allemand et paneuropéen, il est passablement tragique de constater à quel point Luxemburg et Lénine restaient imbus de l'illusion que le « bernsteinisme » n'était rien d'autre qu'une déviation de la ligne fondamentalement révolutionnaire de la social-démocratie, et avec quelles formules objectivement impropres, eux aussi, ils s'efforçaient de combattre la dégénérescence bourgeoise marquant la politique du parti et des syndicats. Rosa Luxemburg concluait sa polémique contre Bernstein publiée en 1900 sous le titre Reform oder Revolution ? 1 — par cette prophétie désastreusement erronée : « La théorie de Bernstein est la première tentative, mais aussi la dernière, de donner à l'opportunisme une base théorique. » L'opportunisme inhérent, en théorie, au livre de Bernstein et, en pratique, à la position de Schippel sur la question du militarisme, « est allé si loin, soutenait-elle, qu'il ne lui reste plus rien à faire ». Et quoique Bernstein eût déclaré sans équivoque approuver « presque complètement la pratique actuelle de la social-démocratie » en même temps qu'il faisait voir combien vide de sens le terme de « but final », alors d'usage courant, était en pratique quand il reconnaissait franchement : « le but final, quel qu'il soit, ne m'est rien, le mouvement tout », Rosa Luxemburg, par suite d'un remarquable manque de perspicacité idéologique, fit porter sa critique non contre la pratique sociale-démocrate, mais contre la théorie « révisionniste », laquelle n'était pourtant que l'expression fidèle de la première. Ce qui, à ses yeux, distinguait le mouvement social-démocrate d'avec la politique de réforme bourgeoise, ce n'était nullement la pratique, c'était expressément le « but final » surajouté à cette pratique comme une idéologie et même, très souvent, comme une formule creuse. Avec quelle passion elle faisait valoir que « le but final du socialisme constitue le seul facteur décisif distinguant le mouvement socialdémocrate d'avec la démocratie bourgeoise et le radicalisme bourgeois, le seul facteur transformant tout le mouvement ouvrier, d'un vain travail de replâtrage de l'ordre capitaliste, en une lutte de classe contre cet ordre, pour l'abolition de cet ordre » ! Ce « but final » général qui, d'après elle, devait être tout et en vertu duquel la social-démocratie de l'époque se distinguait de la politique de réforme bourgeoise, la suite de l'histoire révéla 1. Réforme ou Révolution?, Paris, 1932. 133

Marxisme et contre-révolution qu'il n'était en vérité pas autre chose que le rien dont parlait déjà Bernstein, l'observateur désabusé de la réalité. Tous ceux à qui les événements des quinze dernières années n'ont pas encore ouvert les yeux, pourront trouver une confirmation indiscutable de cet état de choses dans les déclarations expresses faites depuis, à ce sujet, par les principaux intéressés en personne, lors de diverses célébrations d'anniversaires « marxistes ». Ainsi du banquet mémorable qui réunit à Londres, en 1924, le jour du soixantième anniversaire de la Ire Internationale, les dignitaires de la social-démocratie marxiste venus fêter les soixante-dix ans de Kautsky. Ce fut à cette occasion que la controverse « historique », qui avait mis aux prises Kautsky et son « marxisme orthodoxe révolutionnaire » avec Bernstein et son réformisme « révisionniste », trouva sa conclusion harmonieuse dans les « paroles d'amitié » que Bernstein, âgé de soixantequinze ans, prononça en l'honneur du nouveau septuagénaire et l'accolade symbolique qui les suivit. « Comment ne pas être ému, écrivait à ce propos le Vorwiirts 1, comment résister à l'émotion, lorsque Bernstein en ayant terminé, les deux vieillards, dont les noms sont depuis longtemps révérés par une génération plus jeune, la troisième, se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, dans une longue étreinte ? » Et c'est exactement dans cet esprit que Kautsky, âgé de soixante-quinze ans, écrivait en 1930, dans le Kampf social-démocrate de Vienne, à l'occasion du quatre-vingtième anniversaire de Bernstein : « Depuis 1880, nous avons été frères siamois en matière politique. Il arrive à des frères siamois eux-mêmes de se quereller. Nous l'avons fait, et copieusement parfois. Même dahs ces moments-là pourtant, on ne pouvait parler de l'un sans songer à l'autre. » Ce que les deux hommes reconnaissaient ainsi après coup, met on ne peut plus nettement en évidence la tragique méprise de l'extrême-gauche allemande qui, sous le signe du « but final révolutionnaire contre la pratique quotidienne réformiste », cherchait à combattre l'embourgeoisement pratique et aussi théorique, en dernier ressort, du mouvement ouvrier social-démocrate, mais qui, en réalité, ne faisait que renforcer et accélérer le processus historique de développement mis en route par Bernstein et Kautsky, jouant chacun leurs rôles respectifs. On pourrait en dire autant, mutatis mutandis, d'un autre mot d'ordre encore, au moyen duquel, pendant la même période, le marxiste russe 1. Organe central berlinois du parti social-démocrate d'Allemagne. 134

L'orthodoxie marxiste Lénine visait à établir une ligne de démarcation entre politique ouvrière bourgeoise et politique ouvrière « révolutionnaire ». De même que Rosa Luxemburg, dans sa conscience subjective, était l'adversaire le plus acharné du bernsteinisme et, en 1900, dans la première édition de Réforme ou Révolution?, continuait de réclamer l'exclusion de son fondateur, Lénine aussi était subjectivement l'ennemi mortel du « renégat » Bernstein et de toutes les déviations hérétiques de la pure doctrine marxiste « révolutionnaire », commises par celui-ci dans l'ouvrage qui lui avait valu une « célébrité à la manière d'Erostrate ». Mais, exactement comme Rosa Luxemburg et les sociaux-démocrates d'extrêmegauche allemands, le social-démocrate bolcheviste Lénine fit usage, pour cette lutte contre le révisionnisme social-démocrate, d'une plate-forme idéologique d'un bout à l'autre, en tant qu'il recherchait la garantie du caractère « révolutionnaire » du mouvement ouvrier non dans son contenu de classe réel, économique en particulier, mais dans la direction de cette lutte au moyen d'un parti révolutionnaire guidé par une théorie marxiste correcte. C'est ainsi que Korsch inverse, comme il l'écrivait ailleurs vers le même moment, « le rapport communément admis entre le "marxisme" de Kautsky et le "révisionnisme" de Bernstein », l'orthodoxie du premier devenant dès lors la « contrepartie théorique », « autre face » du second, dont l'émergence était consécutive aux « prodromes de «démocratisation" du pouvoir d'Etat sur tout le continent européen ». Mais il va plus loin encore quand il reproche à Rosa Luxemburg de faire du corps de pensée marxien un 1. Cf. l'introduction de 1930 à Marxisme et Philosophie, p. 33. Cf. aussi l'anarchiste hollandais Domela Nieuwenhuis qui concluait déjà à l'époque : « Toute la lutte entre Bernstein et Kautsky-Bebel est une niaiserie. (...) Le premier a dévoilé le secret que les autres cachaient dans leur sein » (la Débâcle du marxisme, Paris, 1901, p. 31 et passim); et un diagnostic analogue chez Sorel, notamment dans les Réflexions sur la violence, p. 326-329. (« Bernstein ne voyait donc pas d'autres moyens pour maintenir le socialisme sur le terrain des réalités que de supprimer tout ce qu'avait de trompeur un programme auquel les chefs ne croyaient plus. Kautsky voulait, au contraire, conserver le voile qui cachait aux yeux des ouvriers la véritable activité du Parti. ») Ni l'un ni l'autre, faute d'un recul suffisant, entre autres, n'analysaient l'effet d'idéologisation, dans ses tenants et aboutissants. 135

Marxisme et contre-révolution système clos, en avance de plusieurs générations sur le mouvement réel de l'histoire' — capable donc de fournir la clé pour résoudre tous les problèmes qui viendraient à se poser. Et c'est dans cette idéalisation manifeste qu'il voit l'une des racines théoriques de la propension qu'avait la gauche allemande à prêter à la social-démocratie un « but final » qui servait toujours davantage de couverture idéologique à des pratiques d'intégration, dont les conséquences ne pouvaient aller qu'à l'encontre de celui-ci. Dans la version A de son essai, Korsch poursuivait en disant : « Ce que le "but final" était à Rosa Luxemburg, le "parti" l'était à Lénine. » Et cela dans le sens suivant : « Quand Lénine qualifiait de politique ouvrière bourgeoise pure et simple toute lutte économique ou syndicale qui n'était pas dirigée par un parti social-démocrate (plus tard, par un parti communiste), il déplaçait ainsi la marque distinctive du caractère révolutionnaire du mouvement ouvrier et la faisait passer de l'être réel de ce mouvement à la conscience dirigeante qui (prétendument !) lui était liée, exactement comme nous l'avons constaté ci-dessus à propos de l'opposition mouvement-but final, chère alors à Rosa Luxemburg, de même qu'à Kautsky et autres "marxistes orthodoxes", pseudo-révolutionnaires. Lénine, lui non plus, ne situait pas le moment révolutionnaire de la lutte des classes dans l'action effective du prolétariat, dans toutes ses manifestations d'hostilité à la bourgeoisie, à l'Etat et aux rapports bourgeois, comme dans la conscience autonome issue de l'action réelle et déterminée par elle. Ce caractère "révolutionnaire", il estimait au contraire qu'on pouvait et même qu'il fallait l'injecter "du dehors", après coup, dans la réalité routinière de la lutte des classes. » De la sorte, poursuit Korsch, toute conscience, tout mouvement prolétariens ont été « étouffés au sein des partis qui se les sont assujettis », et le « "marxisme-léninisme-stalinisme", forme caricaturale à l'extrême de l'orthodoxie marxiste traditionnelle de la social-démocratie », s'assortit désormais, en Russie, d'une « politique parfaitement bourgeoise de par son contenu de classe », en attendant de tourner au « bernsteinisme » avéré en Occident. Et Korsch de conclure son analyse en exhortant la « classe ouvrière à se garder de lier le contenu 1. Marxisme et Philosophie, p. 34-35, note 11. 136

L'orthodoxie marxiste vivant de son action d'aujourd'hui aux formules depuis longtemps abandonnées par la vie, sclérosées en idéologie, à l'aide desquelles hier et avant-hier déjà les diverses tendances de la fidélité orthodoxe dite révolutionnaire ont en vain tenté de parer à la dégénérescence réformiste et bourgeoise de leur "politique ouvrière". Sortant de la léthargie consécutive à ses dernières grandes défaites historiques et s'éveillant à une vie nouvelle, la lutte de classe prolétarienne devra laisser les morts enterrer leurs morts pour arriver enfin à son propre contenu. » Lorsque, ce dernier espoir déçu, Korsch reviendra en 1938 sur la problématique de la social-démocratie allemande et, plus généralement, de la politique marxiste, il le fera en allant directement à la racine théorique ultime : le « caractère duel » de la politique de Marx-Engels euxmêmes. On retrouve ce même souci dans le texte qui suit, lequel concerne un autre aspect de l' « idéologisation » du marxisme, en Russie cette fois.

CHAPITRE VII

L'IDÉOLOGIE MARXISTE EN RUSSIE

De tous les problèmes qui se posèrent à l'avant-garde organisée du mouvement ouvrier des années vingt et trente, les plus brûlants furent à coup sûr ceux qui concernaient le léninisme russe et international. On a vu ci-dessus comment Korsch se trouva amené par étapes à modifier du tout au tout son attitude envers le parti communiste en général. Un « développement » analogue se retrouve bien entendu, chez lui, au niveau philosophique. En 1923, la première édition de Marxisme et Philosophie se bornait à noter en passant que Lénine, après avoir en 1908 refusé de voir dans les divergences philosophiques une « affaire de fraction » marquant à cet égard une indifférence comparable à celle de l'orthodoxie allemande — s'était peu de temps après résolu à consacrer tout un volume à ces mêmes questions (p. 68 et note 1 ). En 1930, Korsch pousse l'investigation plus avant. Le Lénine de Matérialisme et Empiriocriticisme, rappelait-il, ne s'était intéressé à la philosophie que dans le dessein utilitaire de combattre une déviation de la ligne bolchevique (p. 44-46). Au nom d'un matérialisme « que personne, au fond, n'avait sérieusement attaqué » (p. 56), il pourfendait une tendance qualifiée d'idéaliste, alors que « la tendance dominante dans la philosophie et les sciences naturelles et humaines bourgeoises » — Korsch venait de le montrer à propos de Kautsky — était depuis longtemps déjà « le matérialisme naturaliste » (p. 50). (N'est-ce pas le cas, du reste, aujourd'hui encore ?) Lénine se révélait ainsi modelé par les conditions russes dont l'arriération 1. Les chiffres entre parenthèses renvoient à l'édition signalée ante, p. 19, note 1. (Dans l'Anti- Kautsky, K. n'avait traité qu'incidemment de « la parenté théorique et principielle des variantes léninistes et kautskystes du "centrisme marxiste" ■ ; cf. op. cit., note 127, et aussi p. 97 et note 85.)

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Marxisme et contre-révolution avait pour effet d'entretenir le fidéisme religieux qu'il visait en vérité au-delà de l'empiriocriticisme. Traitant de problèmes philosophiques et, plus généralement, idéologiques en fonction uniquement des intérêts immédiats du Parti, érigeant ce dernier en arbitre suprême, Lénine — certes, sans le chercher — ouvrait la voie à une « dictature idéologique caractérisée, oscillant entre le progrès révolutionnaire et la réaction obscurantiste » (p. 58). Progrès, assurément, dans la mesure où l'idéologie bolcheviste « propageait le matérialisme révolutionnaire des xvir et )(mir siècles parmi les millions et les millions de paysans et autres masses incultes de Russie, d'Asie et du monde entier » (p. 48). Mais aussi obscurantisme inhérent à tout « système d'oppression intellectuelle » (p. 63). L'un dans l'autre, concluait Korsch, l' « orthodoxie marxiste-léniniste » avait un « caractère encore plus idéologique », au regard des réalités russes, que celui de l' « orthodoxie marxiste allemande », au regard de la pratique sociale-démocrate (p. 60). En 1938, Anton Pannekoek, l'un des représentants théoriques de l'idée des conseils, montrait à son tour dans le léninisme philosophique un rejeton du matérialisme bourgeois. Lui qui trente ans plus tôt soulignait déjà que le marxisme « peut recouvrir des contenus très divers » selon la classe ou fraction de classe qui le professe', soumettait maintenant Matérialisme et Empiriocriticisme à une critique en règle Z. Tout en relevant quelques-unes des bévues naïves sur lesquelles Lénine avait fondé ses concepts physiques de « matière », d' « énergie » et autres', il faisait ressortir en quoi, malgré son « antimatérialisme », la réflexion critique que Mach avait appliquée aux concepts traditionnels de la physique avait constitué un apport au progrès scientifique. Mais surtout Pannekoek mettait en évidence l'identité de fonction historique — par rapport aux buts restreints du combat contre l'autocratie, la propriété féodale et le clergé — du « bon sens » matérialiste 1. Cf. Pannekoek et les Conseils ouvriers, p. 92. 2. A. Pannekoek, Lénine philosophe (trad. D. Saint-James et C. Simon), Paris, 1970. 3. Ibid., p. 81 sqq. et 90 sqq. ; K. en donne « un exemple entre mille » in Marxisme et Philosophie, p. 57 en note. Il est significatif que l' « anticritique », dont il est fait état dans notre Introduction (cf. p. 14, note 1), ne souffle mot de ces « bagatelles ». 140

L'idéologie marxiste en Russie à la Lénine et de la doctrine mécaniste liée aux premières phases de la révolution bourgeoise d'Occident. Korsch et Pannekoek se trouvaient donc en plein accord sur ce point fondamental. Selon le second toutefois, Lénine avait « toujours ignoré le marxisme réel »... tout en lui devant le « principe de la lutte de classe prolétarienne intransigeante 1 ». Le léninisme lui apparaissait, en fait, comme une déviation de la doctrine marxienne et, plus particulièrement, de son élément le plus avancé, la « philosophie ». Cet aspect est le seul à l'égard duquel Korsch émit des réserves expresses dans le compte rendu élogieux qu'il fit de la remarquable mise au point de Pannekoek 2. Tandis que ce dernier approuvait Lénine d'avoir combattu une atteinte « idéaliste » à l'invariance doctrinale du marxisme, mais en lui reprochant de l'avoir fait sur une base bourgeoise et démagogique 3, Korsch n'excluait nullement « les modifications imposées par le progrès de la critique et de la recherche scientifique », sous réserve, bien entendu, d'une discussion matérialiste des « nouveaux concepts et théories 4 ». Pannekoek admettait que Lénine avait repris à Marx un principe politique essentiel, mais c'était, selon lui, dans une optique très particulière : la révolution russe étant appelée à constituer la première étape de la révolution mondiale, celle-ci devait servir de modèle à celle-là, nonobstant les différences qualitatives qui les séparaient. Or cette interprétation à la fois historique et sociologique laisse dans l'ombre un aspect étroitement lié à l'idée du parti ouvrier comme instrument de la conquête et de l'exercice du pouvoir. Korsch, par contre, le met en lumière quand il relève que l'attitude « doctrinaire » de Lénine « préférant l'utilité pratique immédiate d'une idéologie donnée à sa vérité théorique dans un monde en mutation (...) correspond à son inébranlable croyance dans une forme politique déterminée 1. Lénine philosophe, p. 103-104. 2. Paru en 1938, ce compte rendu sert de postface à l'édition citée de Lénine philosophe, p. 114-122. 3. Cf. ibid., p. 74 et 105. D'après Pannekoek, tous les éléments d'approfondissement philosophique du marxisme étaient déjà réunis dans l'ouvrage (1869) de Joseph Dietzgen, L'Essence du travail cérébral humain (trad. M. Jacob, Paris, 1973). 4. Ibid., p. 120. 141

Marxisme et contre-révolution (du Parti, de la dictature ou de l'Etat) : cette forme s'étant révélée efficace quant aux buts poursuivis par la révolution bourgeoise du passé, on pouvait donc également se fier à elle pour réaliser ceux de la révolution prolétarienne ». Dès lors, ce ne sont plus seulement le • marxisme de la II° Internationale » (dans lequel le Pannekoek de 1909 voyait, à l'instar de Sorel, une conséquence de l'investissement du mouvement ouvrier par les « intellectuels 2 ») et celui de la III° qui sont en cause, mais aussi certains aspects de la conduite pratico-théorique de Marx et d'Engels euxmêmes. On va voir cette investigation critique développée dans les deux essais qui suivent, et dont le premier concerne directement le processus d'idéologisation du marxisme en Russie, de son point de départ dans les années 1870 jusqu'aux controverses de l'ère stalinienne 3. Il se lit ainsi : Le communisme n'est pas pour nous un état qui doit être créé, un idéal d'après lequel la réalité doit se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel. mARx. Nous allons nous attacher ici à un exemple particulièrement net de la contradiction frappante qui, sous une forme ou sous une autre, est sensible dans toutes les phases de développement du marxisme. On peut la définir comme la contradiction opposant l'idéologie marxiste au mouvement historique réel qui, à un moment donné, se dissimule sous cette couverture idéologique. Il y a maintenant près d'un siècle que le censeur spécial dépêché de Berlin à Cologne pour suppléer les autorités locales dans la mission délicate d'en finir avec l' « ultra-démocratique » Gazette rhénane, informait son gouvernement qu'on pouvait la laisser subsister maintenant que le Dr Marx qui, à vingt-quatre ans, 1. Lénine philosophe, p. 121. 2. Cf. Pannekoek et les conseils ouvriers, p. 87-90. 3. Comme pour le précédent, il existe de ce texte deux versions : A : • Zur Geschichte der marxistischen Ideologie in Russland », Gegner, I, 6, 5.2.1932, p. 9-11 — et B: • The Marxist Ideology in Russia », Living Marxism, IV, 2, mars 1938, p. 44-50 — qui présentent, au moins sur deux points, des variantes notables dont il sera tenu compte ddessous. 142

L'idéologie marxiste en Russie était « le spiritus rector, l'âme de toute l'entreprise », s'en était retiré à titre définitif et qu'il n'existait sur place personne d'autre qui fût capable de conserver au journal la « réputation odieuse » qu'il s'était taillée jusqu'alors et de « lui imprimer son orientation avec la même énergie ». Toutefois, l'avis fut dédaigné par les autorités prussiennes, lesquelles, comme on l'a su depuis, s'alignèrent en l'occurrence sur le tsar Nicolas Pr, dont le vicechancelier, le comte de Nesselrode, venait de menacer l'ambassadeur de Prusse à Moscou de mettre sous les yeux de Sa Majesté impériale « l'attaque véritablement infâme que la Gazette rhénane de Cologne a lancée dernièrement contre le cabinet russe ». Cela se passait en Prusse, l'an 1843. Trente ans après, la censure tsariste elle-même autorisait la publication en Russie de l'ouvrage de Marx, la première version du Capital à paraître dans une langue autre que l'allemande. Son verdict se fondait sur ce bel argument : « Bien que les convictions politiques de l'auteur soient intégralement socialistes et que tout le livre ait un caractère indiscutablement socialiste, son mode d'exposition n'est sûrement pas de nature à le mettre à la portée de tous, et comme en outre il est rédigé dans un style rigoureusement mathématique et scientifique, la commission déclare l'ouvrage à l'abri des poursuites. » En fait, le régime tsariste, qui se montrait si vétilleux, s'agissant de réprimer jusqu'à la plus légère offense commise dans n'importe quel pays d'Europe envers la suprématie russe, et si insoucieux des dangers que pouvait comporter la dénonciation par Marx du monde capitaliste dans son ensemble, ne devait plus s'inquiéter dorénavant des furieuses attaques auxquelles Marx se livra, pendant tout le reste de sa carrière, contre « les vastes empiétements, jamais contrecarrés, de ce pouvoir dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont les mains agissent dans tous les cabinets d'Europe ». Il n'en devait pas moins succomber au péril, parfaitement indiscernable à première vue, que ce cheval de Troie, admis par inadvertance dans les enceintes de la Sainte Russie, cachait dans ses flancs. Ne fut-il pas abattu en fin de compte par les masses ouvrières dont l'avant-garde avait tiré une leçon révolutionnaire de l'ouvrage « mathématique et scientifique » d'un penseur solitaire, Das Kapitall? 1. Ces trois derniers paragraphes ont été ajoutés à la version A. Pour étayer et concrétiser historiquement son argumentation, Korsch y met en connexion deux informations significatives autant que 143

Marxisme et contre-révolution

Contrairement à l'Europe occidentale — où la théorie marxiste prit son essor dans une période où la révolution bourgeoise se rapprochait déjà de son terme, et où le marxisme exprimait une tendance réelle et immédiate à dépasser les objectifs du mouvement révolutionnaire bourgeois, la tendance de la classe prolétarienne —, ce dernier ne fut en Russie, dès l'origine, ni plus ni moins qu'une forme idéologique revêtue par la lutte matérielle visant à transposer le développement capitaliste dans un pays précapitaliste. Toute l'intelligentsia progressiste se jeta avec avidité, dans cette intention, sur le marxisme, tenu pour le dernier mot de l'Europe en la matière. Pleinement développée en Europe occidentale, la société bourgeoise vivait encore en Russie les douleurs de l'enfantement. Mais sur ce sol nouveau, le principe bourgeois ne pouvait plus s'enrober de ces illusions et automystifications désormais éculées, à l'aide desquelles la classe montante s'était masqué le contenu restreint des luttes qui, en Occident, avaient caractérisé sa première phase héroïque de développement et maintenu sa passion à la hauteur des grands événements de l'histoire. Pour pénétrer à l'Est, il lui fallait un travestissement idéologique nouveau. Or c'était justement la doctrine marxiste, reprise à l'Occident, qui paraissait le plus apte à rendre ce signalé service au développement bourgeois du pays. Le marxisme était de loin supérieur à cet égard au credo autochtone des narodniks (populistes russes). Tandis que celui-ci reposait sur la croyance à l'impossibilité pour le capitalisme, tel qu'il existait sur les terres « profanes » d'Occident, de fleurir en Russie, le marxisme, en raison même de son origine historique, voyait dans un état de civilisation capitaliste accomplie un stade historiquement nécessaire du processus aboutissant à une société authentiquement socialiste. Toutefois, avant de pouvoir servir ainsi d'accoucheur idéologique à la société bourgeoise en gestation, la doctrine marxiste exigeait quelques modifications, même sur le plan du contenu purement théorique. Telle est la raison fondamentale des concessions notables, difficiles à expliquer sans cela, que Marx et Engels contradictoires à première vue, qu'il a recueillies l'une avant, l'autre après la première rédaction de son essai. (Si Riazanov a réimprimé en 1929 certains extraits du rapport de Saint-Paul, le censeur prussien de 1843, in Marx-Engels Gesamtausgabe, I, 1, 2, p. 152, les avis de la censure tsariste sur la publication du Capital furent publiés en 1933 seulement, dans la revue soviétique Krasnyi Arkhiv, 1 [56]. Le passage cité par Korsch date de 1872 et concerne donc le livre I.) 144

L'idéologie marxiste en Russie firent au corps d'idées, parfaitement inconciliable pour l'essentiel avec leur doctrine, qui avait été jusqu'alors celui des populistes russes. C'est dans les célèbres passages de la Préface de la traduction russe du Manifeste communiste (1882) qu'on trouvera ces concessions exprimées en style d'oracle, sous leur forme dernière et la plus complète : « Le Manifeste communiste avait pour mission de proclamer la ruine inévitable et imminente de la propriété bourgeoise actuelle. En Russie cependant, à côté de l'ordre capitaliste qui se développe avec une hâte fébrile, et de la propriété foncière bourgeoise qui n'est encore qu'en voie de formation, bien plus de la moitié du sol reste la propriété commune des paysans. « Dès lors, la question se pose : la communauté rurale russe, cette forme archaïque de propriété collective du sol déjà en état de décomposition avancée, pourra-t-elle être convertie immédiatement en une forme supérieure, la forme communiste de propriété foncière ? ou bien devra-t-elle passer auparavant par un processus de dissolution identique à celui que présente le développement historique de l'Occident ? « A cette question, on ne peut faire présentement qu'une seule réponse : si la révolution russe donne le signal d'une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, l'actuelle propriété commune russe pourra servir de point de départ à un développement communiste. » Il y a dans ces lignes, et dans de multiples déclarations émaillant la correspondance de Marx et Engels — en particulier les lettres au populiste russe Nicolas-On, la lettre à Vera Zassoulitch et la réponse de Marx au critique russe Mikhailovski qui avait donné de sa théorie des stades historiquement nécessaires une interprétation fataliste —, comme une anticipation du cours d'ensemble suivi par le marxisme russe et, par ricochet, du gouffre toujours plus profond qui devait se creuser entre son idéologie et le contenu historique réel du mouvement. Il est vrai que Marx et Engels, admettant ainsi l'existence de virtualités intrinsèquement socialistes inhérentes aux conditions précapitalistes de la Russie de l'époque, assortissaient ce jugement d'une prudente réserve : selon eux, c'était seulement de concert avec une révolution ouvrière en Occident que la révolution russe pourrait sauter la phase capitaliste et passer directement d'un état de choses à dominante semi-féodale et patriarcale à un état de choses socialiste. (Plus tard, Lénine émit de nouveau la même réserve.) Il est non moins vrai que cette condition ne fut pas remplie (ni à 145

Marxisme et contre-révolution l'époque, ni après Octobre) et qu'au contraire la communauté rurale russe à laquelle, en 1882 encore, Marx attribuait un rôle à venir aussi considérable, se trouva complètement liquidée peu de temps après. On ne saurait nier, cependant, qu'il est possible de justifier la « théorie » stalinienne de l'édification du socialisme dans un seul pays, qui mésuse du marxisme pour en faire la couverture idéologique d'un développement qui, dans sa tendance réelle, est capitaliste, en se référant non seulement au marxiste orthodoxe Lénine, mais aussi à Marx et Engels en personne. Ne s'étaient-ils pas, eux aussi, montrés tout disposés, dans certaines circonstances historiques, à transformer leur théorie « marxiste » critico-matérialiste en simple parure idéologique d'un mouvement révolutionnaire qui se prétendait socialiste dans ses tendances ultimes, mais qui, dans son processus effectif, était inévitablement sujet à toutes sortes de limitations bourgeoises ? A cette différence près — combien notable, certes ! — que Marx, Engels et Lénine n'agirent ainsi que pour promouvoir un futur mouvement révolutionnaire, alors que Staline a mis distinctement en œuvre l'idéologie « marxiste » pour défendre un statu quo non socialiste et pour s'en servir comme d'une arme contre toutes les tendances visant à réaliser la révolution. Tels furent les débuts — du vivant même de Marx et Engels, et avec leur concours actif et conscient — de ce changement de fonction historique si particulier en vertu duquel le marxisme, à l'origine instrument pour la révolution prolétarienne, se vit, une fois adopté comme une doctrine toute faite par les révolutionnaires russes, ravalé à l'état de simple travestissement d'un développement capitaliste bourgeois. Ce changement de fonction impliqua d'emblée, nous l'avons déjà noté, une indéniable métamorphose doctrinale réalisée par le biais d'une interpénétration et fusion du credo populiste et des éléments idéologiques marxistes d'importation toute fraîche. Bien que Marx et Engels n'eussent voulu faire ainsi qu'une concession provisoire, dans l'attente de l'imminente « révolution prolétarienne en Occident », cette métamorphose se révéla n'être en fait qu'un premier pas vers la transformation permanente de leur théorie révolutionnaire en un mythe pur et simple qui, tout en pouvant à la limite servir de source d'inspiration pendant les premiers stades d'une révolution, était voué, dans ses conséquences ultimes, à freiner le développement réel, non à le stimuler. C'est un bien singulier spectacle qu'offre la manière dont ce processus historique d'adaptation idéologique de la doctrine 146

L'idéologie marxiste en Russie marxiste fut engagé et poursuivi au cours des décennies suivantes par les diverses écoles des révolutionnaires russes euxmêmes. S'agissant des vives controverses auxquelles la perspective du développement capitaliste en Russie donna lieu, des années 1890 à la subversion du gouvernement tsariste en 1917, dans les milieux extrêmement restreints des marxistes russes, soit sur place, soit dans l'émigration — controverses dont l'expression théorique la plus notable fut le principal ouvrage économique de Lénine, le Développement du capitalisme en Russie (1899) —, on peut dire à coup sûr qu'aucune des parties en présence ne se fondait sur le contenu véritable de la doctrine marxienne originaire, en tant que forme théorique d'un mouvement prolétarien indépendant et rigoureusement socialiste. Le fait est patent en ce qui concerne les « marxistes légaux » qui, s'ils se flattaient de donner de l'aspect objectif de la doctrine de Marx une exposition « scientifique » d'une « pureté » sans mélange, laissaient en revanche complètement tomber les conséquences pratiques des principes marxiens dès qu'elles étaient de nature à transcender les buts bourgeois restreints. Mais l'ensemble de la théorie révolutionnaire de Marx n'était pas plus représenté par les autres tendances qui, durant cette période, admettaient, sous une forme ou sous une autre, la nécessité transitoire du développement du capitalisme en Russie, tout en prônant par avance une lutte à mort contre l'état social que ce développement même était appelé à créer. Tel fut le cas de l'érudit populiste Nicolas-On, le traducteur du Capital en russe, qui, au début des années 1890, sous l'influence directe de la doctrine de Marx, fit la transition de la croyance populiste orthodoxe dans l'absolue impossibilité du capitalisme en Russie à la théorie populiste revisée sous l'angle marxiste de l'impossibilité d'un développement organique normal du capitalisme en Russie. Tel fut aussi le cas du vigoureux adversaire de l' « idéalisme » populiste, le marxiste orthodoxe Lénine et de ses partisans qui, pendant la période suivante, après avoir rompu avec les mencheviks occidentalistes, prétendaient être en théorie comme en pratique les seuls et authentiques détenteurs du contenu révolutionnaire intégral de la théorie de Marx, ressuscité et restitué dans la doctrine du marxisme bolcheviste. Quand aujourd'hui, bénéficiant du recul que permet l'expérience historique, on revient sur les véhémentes discussions de cette première phase, on s'aperçoit qu'il existe un rapport on ne peut plus manifeste entre, d'une part, la théorie populiste de 147

Marxisme et contre-révolution l'impossibilité d'un développement organique normal du capitalisme en Russie (telle que le narodnik marxisant Nicolas-On la représenta et que les marxistes de toutes les nuances, les « légaux » comme les « révolutionnaires », mencheviks et bolcheviks, la combattirent), et, d'autre part, les deux théories qui, dans une phase récente du développement du marxisme russe, se sont affrontées sous les formes respectives d'un « stalinisme » au pouvoir et d'un « trotskysme » oppositionnel. D'une manière assez paradoxale, en effet, la théorie « nationale-socialiste » de Staline relative à la possibilité d'édifier le socialisme en un seul pays comme la thèse « internationaliste » diamétralement opposée en apparence, que professe Trotsky, de l'inéluctabilité d'une révolution « permanente » — c'est-à-dire transcendant les buts révolutionnaires bourgeois simultanément à l'échelle russe et à l'échelle européenne (ou mondiale) — ont pour base idéologique, une seule et la même, une croyance néo-populiste dans l'absence ou l'impossibilité d'un développement normal et organique du capitalisme en Russie. Trotsky et Staline fondent leurs versions respectives de l'idéologie marxiste sur l'autorité de Lénine. Et, de fait, le plus orthodoxe de tous les marxistes orthodoxes qui, avant Octobre, avait âprement combattu le populisme à la Nicolas-On et la théorie de la révolution permanente de Parvus et Trotsky, et qui, après Octobre, s'était de manière identique opposé avec le plus de résolution à la tendance, alors prépondérante, à glorifier les maigres réalisations du « communisme de guerre » (comme on l'appela plus tard) de 1918-1920, devait mettre fin à cette lutte de toute une vie pour le réalisme critico-révolutionnaire en reprenant à son compte, au moment décisif, le concept néo-populiste d'un socialisme russe rigoureusement autochtone, en rupture avec l'état de choses effectivement prédominant. En l'espace de quelques semaines, ceux qui s'étaient refusés à idéaliser lès premières années de révolution et à les qualifier de socialistes, et qui, lors de l'annonce de la NEP en 1921, déclaraient encore avec pondération que cette « nouvelle politique économique de l'Etat ouvrier et paysan » marquait une régression nécessaire par rapport à la tentative plus avancée du communisme de guerre, ceuxlà mêmes découvrirent la nature socialiste du capitalisme d'Etat et d'une économie que sa teinte coopérative n'empêchait pas d'être essentiellement bourgeoise. Ainsi donc, à ce tournant historique du développement révolutionnaire, à l'heure où les tendances pratiques jusqu'alors indécises de la révolution russe se 148

L'idéologie marxiste en Russie trouvaient orientées « sérieusement et pour longtemps » vers la restauration d'une économie non socialiste, ce fut non point l'épigone léniniste Staline mais le marxiste orthodoxe Lénine qui opta pour ce qu'il jugeait devoir être l'indispensable complément idéologique de cette restriction définitive des objectifs pratiques de la révolution. Ce fut bel et bien le marxiste orthodoxe Lénine qui, prenant le contrepied de toutes ses déclarations antérieures, fut le premier à instituer le nouveau mythe marxiste du caractère socialiste inhérent à l'Etat soviétique et de la possibilité ainsi garantie qui s'ensuivait de réaliser une société intégralement socialiste dans le cadre d'une Russie soviétique isolée. Cette dégénérescence de la doctrine marxienne, ravalée à l'état de simple justification idéologique de ce qui, dans sa tendance réelle, est un Etat capitaliste et donc inévitablement un Etat fondé sur la répression du mouvement révolutionnaire de la classe prolétarienne, clôt la première phase de l'histoire du marxisme russe. Phase qui, en même temps, est la seule pendant laquelle le développement du marxisme en Russie a semblé présenter un caractère indépendant. Il faudrait faire observer toutefois que, d'un point de vue plus large, malgré les apparences et bon nombre de différences effectives, liées aux conditions spécifiques prédominant à des moments différents dans des pays différents, le développement historique du marxisme russe (y compris ses dernières phases léniniste et stalinienne) est dans son essence identique à celui du marxisme dit occidental (ou social-démocrate) dont il fut en réalité et reste toujours une partie composante, même s'il en paraît aujourd'hui détaché. De même que la Russie ne fut jamais cette terre élue, aux destinées uniques, dont rêvaient les panslavistes, et que le bolchevisme ne fut jamais ce pseudo-marxisme fruste et retardataire, allant de pair avec l'arriération du régime tsariste, que les marxistes bien élevés d'Angleterre, de France et d'Allemagne se plaisaient à voir en lui, de même, la dégénérescence bourgeoise du marxisme dans la Russie actuelle ne diffère en rien du produit de la série de transformations idéologiques que connurent les diverses tendances du « marxisme occidental » pendant et après la guerre, et même plus visiblement encore après l'annihilation des vieilles citadelles du marxisme consécutive à l'avènement sans coup férir du fascisme et du nazisme. Et de même que le « national-socialisme » de Herr Hitler et que l' « Etat corporatif » de Mussolini le disputent au « marxisme » de Staline pour ce qui est d'investir, au moyen d'une idéologie pseudo-socialiste, l'esprit et le coeur 149

Marxisme et contre-révolution

des travailleurs comme leur existence matérielle et sociale, le régime « démocratique » d'un gouvernement de Front populaire présidé par le « marxiste » Léon Blum ou, tout aussi bien, par M. Chautemps, diffère à cet égard de l'Etat soviétique d'aujourd'hui non pas en substance, mais par une exploitation moins efficace de l'idéologie marxiste. Le marxisme, moins qu'à aucune autre époque, sert d'arme théorique de la lutte prolétarienne indépendante, d'une lutte pour le prolétariat et par le prolétariat. Sur le plan théorique comme dans leur pratique effective, tous les partis prétendument « marxistes » rivalisent d'efforts, en qualité d'associés minoritaires des dirigeants bourgeois, pour apporter leur modeste contribution à la solution de ce problème que le « marxiste » américain Louis B. Boudin appelait tout dernièrement « le plus grand problème du marxisme : notre rapport aux luttes internes de la société capitaliste n. Comme la social-démocratie allemande, le marxisme russe se trouvait au tournant du siècle scindé en deux grandes tendances. Toutes deux professaient qu'en Russie l'économie capitaliste avait déjà supplanté l'économie féodale. Mais la première tablait sur une alliance totale avec la classe bourgeoise pour amender, puis liquider le régime tsariste, alors que la seconde, sans renoncer à une alliance 1. A la place de ce dernier paragraphe, on lit dans la version allemande de 1932: « Avec cette dégénérescence de la théorie révolutionnaire originaire de Marx et Engels en religion d'État formelle, en justification idéologique d'un Etat qui, dans sa tendance réelle, est capitaliste et appelé à réprimer le mouvement révolutionnaire du prolétariat, l'histoire de l'idéologie marxiste en Russie a trouvé sa conclusion provisoire. Au-delà de cette constatation se pose toutefois la question plus générale et plus profonde de savoir quel rapport ce développement historique particulier du marxisme en Russie entretient avec le développement historique général du marxisme. Ce n'est pas seulement en Russie, mais aussi, sous d'autres formes, en Occident que le marxisme, à l'origine théorie et pratique révolutionnaires, n'a cessé de se transformer en une idéologie pure et simple, qui se réclame en paroles du mouvement pratique, mais le renie en fait. Quand un marxiste ouest-européen fait montre d'une indifférence pharisienne envers le « caractère idéologique du marxisme russe n, ou se rassure avec l'idée optimiste qu'en Occident les choses n'en arriveront pas à ce point avant longtemps, il faut lui remémorer la formule par laquelle Karl Marx, se référant à la condition de l'ouvrier industriel et agricole anglais qu'il décrit dans le Capital, rappelait à ses lecteurs allemands : De te fabula narratur I »

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L'idéologie marxiste en Russie partielle, soutenait que cette classe, vu sa faiblesse historique, ne pouvait ni ne voulait assumer pareille mission et optait pour l'action conjuguée des masses ouvrières et paysannes dirigées par un état-major rompu à la lutte violente. Ces tendances, et leurs divers rameaux, ne se privaient pas d'invoquer les principes marxiens pour justifier leurs orientations respectives (et qui s'excluaient réciproquement). Tel était le cas, aussi bien, de formations et de doctrinaires ouvertement bourgeois 1, voire d'entrepreneurs directement capitalistes 2. Mais, à la seule exception de l'économiste populiste et chef de service bancaire N. Danielson (Nicolas-On), tout ce monde soutenait que, selon Marx, la Russie ne pouvait pas sauter le stade capitaliste. Ainsi Plekhanov déclarait dès 1884 qu' « aucune particularité nationale ne peut soustraire un pays quelconque au jeu des lois sociologiques générales », et, en marxiste « orthodoxe », déduisait de ces prémisses la nécessité d'oeuvrer à la révolution démocratique bourgeoise tout en formant une organisation ouvrière distincte, qu'il souhaitait expressément de type jacobin ,. En revanche, le « marxiste » hérétique Karl Marx, érigeant en thèse qu'on ne saurait user du « passepartout d'une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra-historique », ne tenait 1. Trotsky en donnait la raison dès 1901: « On pouvait importer [en Russie] les idées du libéralisme manchestérien (...), non la base sociale qui les avait engendrées. » (Cité par I. Deutscher in Trotsky, I, Paris, 1962, p. 104, note 1.) Et Pannekoek faisait observer en 1909 que les bourgeoisies de Russie et d'Orient, contraintes de mener « une lutte implacable et enthousiaste » contre le capital étranger, n'avaient que faire d'une idéologie libérale « corrompue de longue date » (cf. Pannekoek et lei Conseils ouvriers, p. 92-94, et aussi Lénine philosophe, p. 105). 2. Vers 1885, une revue publiée par un groupe d'industriels moscovites partait de la théorie de Marx pour démontrer que la Russie devait inévitablement devenir capitaliste, tandis qu'un certain Prokhorov, directeur d'une grande manufacture de Moscou, se mettait à rassembler l'une des plus belles collections de « marxiana » du monde. « Le capitaine d'industrie marxiste n'était pas une anomalie à l'époque », conclut sur ce point Th. von Laue, « The Fate of Capitalism in Russia : the Narodnik Version », American Slavic and East European Review, fév. 1954, p. 16. 3. Cf. A. Mendel, Dilemmas of Progress in Tsarist Russia, Cambridge, Mass., 1961, p. 106 sqq. 151

Marxisme et contre-révolution nullement pour inéluctable que la Russie dût « subir les péripéties fatales du régime capitaliste I ». Korsch n'a jamais manqué de faire ressortir toute l'importance de cette thèse de la « validité spécifique » des lois du développement capitaliste, thèse qu'il opposa notamment à Kautsky et à son idée d'une « conception matérialiste de l'histoire à validité universelle 2 ». Mais admettre que le développement capitaliste puisse connaître des variations considérables d'une contrée à une autre est une chose ; c'en est une autre de soutenir qu'une institution paysanne archaïque, « déjà en état de décomposition avancée », puisse être « convertie » en assise d'un monde communiste sans qu'au préalable des luttes acharnées et la diffusion du progrès technique 3 aient eu pour effet de transformer la mentalité de masses énormes encore plongées dans l' « idiotie de la vie rurale ». Il n'est donc pas exagéré de parler à ce propos de concessions explicites, faites assurément au seul mouvement social qui, dans la Russie de l'époque, apparaissait comme une force de contestation réelle. (Encore qu'on ne saurait en comparer les répercussions théoriques et pratiques à celles, infiniment plus graves, des concessions en quelque sorte tacites que Marx consentit à maintes reprises aux dirigeants sociaux-démocrates allemands quand il se gardait de prendre position publiquement contre un crétinisme parlementaire et étatiste qu'il réprouvait pour des raisons de fond 4.) Certes, avec l'ère stalinienne, la Russie a échappé aux « péripéties fatales » du capitalisme à base de concurrence, des rapports de marché « libre » dont la NEP léninienne fut le dernier avatar en sol russe. Mais aussi qualifier de com1. « Lettre à Mikhailovski » (1877), in K. Marx, Œuvres (éd. M. Rubel), II, p. 1555 et 1553. 2. Anti-Kautsky, p. 10 ; cf. aussi Marxisme et Philosophie, p. 97, note 35 ; Karl Marx, p. 194 ; K. a reproduit la « Lettre » susmentionnée dans les Kernpunkte ; il s'y réfère, dans le même dessein, en 1924 (MGA, p. 143) comme en 1935 (infra, p. 268). De même, le jeune Lénine

rappelait-il en 1894 à Mikhailovski que la théorie de Marx « ne prétend expliquer que l'organisation capitaliste de la société, et celle-là seulement » (cf. Œuvres, t. I, p. 160 sq.). 3. Cf. les deux derniers paragraphes du chap. 26, livre I du Capital. 4. Le fait que la critique « privée » du programme de Gotha ait été rendue publique seulement quinze ans après sa rédaction en est un exemple frappant, mais un seulement parmi d'autres. 152

L'idéologie marxiste en Russie muniste en puissance la communauté rurale archaïque procédait d'un mouvement analogue à celui par lequel on baptise socialiste un Etat où tout le monde sait que le « pouvoir ouvrier » n'a pas l'ombre d'une existence : dans un cas comme dans l'autre, on assimile en fin de compte propriété privée des moyens de production (m. p.) et rapports d'exploitation capitalistes et, inversement, propriété collective des m. p. et virtualité d'une formation économique socialiste. Que le premier type d'assimilation ne soit intégralement valide que pour une phase spécifique du développement capitaliste, que l'appropriation collective des m. p. puisse se faire au profit exclusif des détenteurs des fonctions de direction et de leurs parasites, et non des masses travailleuses dans leur ensemble, voilà une évidence que l'histoire permet de constater à l'Ouest comme à l'Est. C'est là cependant une évidence que la théorie politique subversive a mis longtemps à percevoir dans toute son ampleur, même si la notion de « capitaliste collectif » est déjà présente dans les oeuvres scientifiques de Marx-Engels. Une évidence aussi que ces « socialistes », qui « laissent subsister le travail salarié et donc ipso facto la production capitaliste 1 », cherchent par contre à envelopper d'un rideau de fumée idéologique, tout en faisant de l'Etat, et non de l'action des masses, l'agent privilégié de la transformation sociale (entamée grâce à l'action encore mal consciente et coordonnée de ces mêmes masses). Ce dernier aspect, Korsch ne devait l'aborder au fond que plus tard, avec la critique de la contre-révolution fasciste et du « totalitarisme » moderne. Pour l'instant, il s'efforce de retracer comment le « travail d'adaptation idéologique du marxisme » aux conditions russes, amorcé par Marx-Engels en personne, eut pour résultat ultime d' « assurer la confusion entre un stade réel de développement capitaliste et l'image d'une société présocialiste ou socialiste Z ». Mais il n'oublie pas pour autant que le marxisme eut à l'origine et à divers moments, et qu'il peut avoir encore, une fonction historique tout autre : non seulement la critique matérialiste de l'ordre capitaliste, mais 1. Cf. Marx à Sorge, 20.6.1881, in Marx-Engels, Lettres sur gi le Capital » (éd. G. Badia), Paris, 1964, p. 310. 2. Cf. C. Orsoni, op. cit., p. 51 et 52-55. 153

Marxisme et contre-révolution aussi la mise en évidence du principe de l' « auto-émancipation ouvrière » et son application à la lutte de classe pratique. N'est-ce pas cet élément pratico-théorique même qui permet, en définitive, de dépister l'idéologie 1 ? L'article suivant en porte une fois de plus témoignage. 1. Comme Anton Pannekoek l'écrivait déjà, avec l'emphase particulière à l'époque (1909) : « En tant que but final, le socialisme aide la classe en lutte à prendre conscience du cours suivi par le développement ; en tant que réalité à faire entrer un jour dans les faits, il lui permet de juger par comparaison les rapports capitalistes et, tandis que la grandeur de cet idéal l'incite à lutter avec acharnement, il donne une forme critique à notre connaissance scientifique du système capitaliste » (Pannekoek et les Conseils ouvriers, p. 55). On trouvera chez K. (cf. notamment infra, chap. xv) une conception plus « désabusée » sans doute, mais finalement assez proche.

CHAPITRE VIII

RÉCAPITULATION

La plupart des thèmes explorés ci-dessus se trouvent repris dans la synthèse à la fois critique et positive que Korsch rédigea à l'heure où l'écrasement en Catalogne du dernier mouvement ouvrier à contenu révolutionnaire virtuel laissait le champ libre à la Deuxième Guerre impérialiste mondiale'. Laissons •les morts enterrer leurs morts. Il faut qu'enfin la révolution prolétarienne arrive à son propre contenu. mARx. On peut dire de Karl Marx ce que Geoffroy Saint-Hilaire a dit de Darwin : que ce fut son destin et sa gloire de n'avoir eu, avant lui, que des précurseurs et, après lui, que des disciples. Certes, Marx put compter sa vie durant sur un ami et collaborateur de même étoffe, Friedrich Engels. A la génération suivante, il y eut les coryphées théoriques des courants « révisionniste » et « réformiste » du parti marxiste allemand, Bernstein et Kautsky, et, outre ces pseudo-savants, des connaisseurs aussi avertis du marxisme qu'Antonio Labriola, l'Italien, que Georges Sorel en France et que le philosophe russe Plekhanov. Vint enfin la restauration en apparence intégrale des éléments révolutionnaires de la pensée marxienne, depuis longtemps tombés dans l'oubli, par Rosa Luxemburg en Allemagne et par Lénine en Russie. Au cours de cette même période, dans le monde entier, des millions d'ouvriers firent du marxisme leur guide pour l'action pratique. Et les organisations de se succéder, formant une suite imposante : après la clandestine Ligue des communistes de 1848, puis l'Association internationale des travailleurs de 1864, ce fut I. L. H. (K. Korsch), . Marxism and the Present Task of the Proletarian Class Struggle », Living Marxism, IV, 4, août 1938, p. 115-119. 155

Marxisme et contre-révolution l'essor à l'échelon national de puissants partis sociaux-démocrates, dont les maigres activités dans l'ordre international se trouvèrent finalement coordonnées par la IP Internationale d'avant-guerre, appelée à connaître, après son effondrement, une résurrection à l'échelle mondiale sous la forme d'un Parti communiste militant. Or, pendant tout ce temps-là, la théorie marxienne proprement dite, loin de se voir enrichie proportionnellement de l'intérieur, ne parvint pas à dépasser les fortes idées déjà présentes dans le premier schème de la science révolutionnaire nouvelle que Marx avait conçue. Jusqu'à la fin du 'axe siècle, rares furent les marxistes qui soupçonnèrent seulement que quelque chose n'allait pas sur ce plan. Même lorsque les premières attaques des « révisionnistes » eurent provoqué ce qu'un sociologue bourgeois de gauche, le futur président de la République tchécoslovaque Th. G. Masaryk, appelait alors une « crise philosophique et scientifique du marxisme », les marxistes persistèrent à considérer que leur camp servait de théâtre à un conflit opposant une foi « orthodoxe » à une déplorable « hérésie », et rien d'autre. Ce que cette assimilation sommaire d'une doctrine établie avec la lutte révolutionnaire ouvrière avait d'idéologique, apparaît mieux encore dans le fait que les principaux représentants de l'orthodoxie marxiste de ce temps, dont Kautsky en Allemagne et Lénine en Russie, niaient obstinément qu'une conscience révolutionnaire authentique pût jamais s'engendrer chez les ouvriers eux-mêmes. Il fallait, selon eux, que les buts politiques révolutionnaires fussent importés « du dehors » dans la lutte de classe économique des travailleurs, grâce aux efforts théoriques de penseurs bourgeois radicaux, « armés de toute la culture de l'époque », tels Lassalle, Marx et Engels. Moyennant quoi, l'identité d'une doctrine de souche bourgeoise et de la future lutte distinctement révolutionnaire du prolétariat prenait le caractère d'un véritable miracle. Les marxistes les plus à gauche, ceux-là mêmes qui se rapprochaient le plus de l'idée que la lutte de classe prolétarienne pouvait aller spontanément bien au-delà des buts restreints poursuivis par les bureaucraties dirigeantes des partis et des syndicats sociaux-démocrates, ne songèrent jamais à contester la réalité de cette harmonie préétablie de la doctrine marxiste avec le mouvement prolétarien réel. C'est ainsi que Rosa Luxemburg déclarait en 1903, et que le bolchevik Riazanov répétait en 1928 : « Chaque phase nouvelle et supérieure de la lutte prolétarienne 156

Récapitulation peut tirer de l'arsenal inépuisable de la théorie marxiste autant d'armes inédites que ce nouveau stade de la lutte émancipatrice de la classe ouvrière l'exige 1. » Il ne rentre pas dans le plan de cet article d'examiner à fond les aspects plus généraux de cette théorie des marxistes au sujet de l'origine et du développement de leur doctrine propre, théorie qui revient en dernier ressort à nier la possibilité d'une culture de classe prolétarienne indépendante. Nous n'y faisons allusion, dans le contexte présent, que comme à l'une des multiples contradictions dont ceux qui, en visible contraste avec le principe matérialiste et critique de Marx, font du « marxisme » une doctrine parfaitement achevée et désormais immuable, sont contraints de s'accommoder. Une autre difficulté, inhérente à cette attitude quasi religieuse envers le marxisme, vient du fait que la théorie de Marx ne fut jamais adoptée dans son ensemble par aucun groupe ou parti socialiste. Le marxisme « orthodoxe » ne fut en effet que l'attitude de pure forme au moyen de laquelle les milieux dirigeants du parti social-démocrate allemand d'avant-guerre se dissimulaient à eux-mêmes la détérioration constante de leur pratique révolutionnaire d'autrefois. Seule cette différence de procédé séparait la forme à façade « orthodoxe » de la forme révisionniste avouée, qui visait à adapter la doctrine marxienne traditionnelle aux « besoins » nouveaux du mouvement ouvrier issu des conditions changées, propres à la période nouvelle. Lorsque, au milieu des tempêtes et des tensions de l'année 1917, en vue d'une « révolution prolétarienne internationale nettement en train de mûrir », Lénine se donna à tâche d'énoncer à nouveau la théorie marxienne de l'Etat et le rôle du prolétariat dans la révolution, il ne se soucia pas de défendre en idéologue une interprétation orthodoxe présumée établie de la vraie théorie marxiste. Loin de là, il devait poser en prémisse que le marxisme révolutionnaire avait été totalement détruit et abandonné tant par la minorité opportuniste que par la majorité carrément sociale-chauvine de tous les partis et syndicats « marxistes » de la défunte He Internationale. Annonçant publiquement que le marxisme était mort, il proclama la nécessité d'une restauration intégrale du marxisme révolutionnaire. Il est indéniable que ce marxisme révolutionnaire, ainsi restauré par Lénine, a valu sa première victoire historique à la 1. K. reprend ici un point qu'il avait développé, références à l'appui, in Marxisme et Philosophie (1930), p. 34-35, note 11. 157

Marxisme et contre-révolution classe prolétarienne. C'est là un fait, et sur lequel il faut insister, face aux détracteurs pseudo-marxistes du communisme barbare des bolcheviks, comme face au socialisme « distingué » et « cultivé » d'Occident. Mais il faut aussi en faire autant face aux bénéficiaires actuels de la victoire des ouvriers russes, ces dirigeants passés par étapes du marxisme révolutionnaire du début au credo, non plus communiste mais simplement « socialiste » et démocratique, qui a nom stalinisme. On a vu de la même manière une coalition purement « antifasciste » de fronts uniques, fronts populaires et fronts nationaux venir par étapes remplacer la lutte de classe révolutionnaire menée par le prolétariat contre le régime économique et politique tout entier de la bourgeoisie, et cela à l'échelle internationale, dans les Etats « démocratiques • et dans les Etats fascistes, dans les Etats « prorusses » et dans les Etats antirusses. Face à ces prolongements de l'oeuvre de Lénine, il n'est plus possible d'admettre que les principes restaurés du marxisme, dont Lénine et Trotsky s'instituèrent les défenseurs pendant la guerre et l'immédiat après-guerre, ont entraîné une authentique résurrection du mouvement révolutionnaire prolétarien, auquel, dans le passé, avait été associé le nom de Marx. Certes, tout sembla indiquer pendant quelque temps que le véritable esprit du marxisme révolutionnaire s'était implanté à l'Est. On tenait les contradictions visibles, qui ne tardèrent pas à caractériser les options économiques et politiques du parti dirigeant l'Union soviétique, pour une conséquence, sans plus, du triste fait que la « révolution prolétarienne internationale •, si fermement espérée par Lénine et Trotsky, ne mûrissait pas. Pourtant, à la lumière de ce qu'il s'ensuivit, on ne saurait douter que le marxisme soviétique, en tant que théorie et que pratique révolutionnaire du prolétariat, a fini par partager le sort de ce marxisme « orthodoxe » d'Occident dont il était issu, et avec lequel il n'avait fait scission qu'en raison des conditions exceptionnelles de la guerre en Russie et de l'explosion révolutionnaire subséquente. Lorsqu'en définitive le national-socialisme contre-révolutionnaire triompha sans coup férir, en 1933, dans la place forte traditionnelle du socialisme international, il devint manifeste que le jugement « le marxisme a failli à la tâche » concernait le communisme de l'Est tout autant que l'Eglise sociale-démocrate occidentale de rite marxiste, et les frères séparés se virent enfin réunis dans une commune défaite. A dessein de rendre intelligible la signification réelle et les 158

Récapitulation effets incalculables de cette leçon, d'une importance suprême, de l'histoire récente du marxisme, nous allons nous arrêter sur le caractère duel de la dictature révolutionnaire du prolétariat que les événements viennent de mettre si largement en évidence, au sein de la Russie stalinienne comme à l'échelle internationale. Double caractère qu'on retrouve dans la dualité inhérente, dès l'origine, aux agissements de Marx, en sa qualité tant de théoricien prolétaire que de leader politique du mouvement révolutionnaire de son temps. D'une part, on le vit dès 1843 s'intéresser de près aux manifestations les plus avancées du socialisme et communisme français. En 1847, avec Engels, il fonda l'Association des ouvriers allemands de Bruxelles et entreprit de mettre sur pied un réseau international de comités de correspondance prolétariens. Peu de temps après, les deux hommes s'affilièrent à la Ligue des communistes et, à la demande de ses membres, rédigèrent le célèbre Manifeste proclamant le prolétariat « seule classe révolutionnaire ». D'autre part, Marx, rédacteur en chef de la Nouvelle Gazette rhénane pendant l'explosion révolutionnaire de 1848, exprima avant tout les revendications les plus radicales de la démocratie bourgeoise. Il s'efforça de maintenir un front unique entre le mouvement révolutionnaire bourgeois d'Allemagne et les formes plus évoluées sous lesquelles, dès cette époque, une lutte pour des objectifs immédiatement socialistes se poursuivait dans les pays industriels les plus développés d'Occident. Son article le plus brillant et vigoureux, il l'écrivit pour exalter le prolétariat parisien, après l'écrasante défaite de juin 1848. Mais Marx n'émit publiquement les revendications spécifiques du prolétariat allemand que quelques semaines avant que la contre-révolution victorieuse de 1849 eût prononcé l'interdiction définitive de son journal. Même à ce moment-là, il posa la question ouvrière d'une manière quelque peu abstraite en reproduisant dans la Nouvelle Gazette rhénane les causeries sur le thème Travail salarié et Capital qu'il avait faites deux ans plus tôt à l'Association des ouvriers de Bruxelles. De la même manière, clans les articles qu'il écrivait pendant les années 1850 et 1860 pour le New York Tribune de Horace Greeley, la New American Cyclopaedia publiée par Charles Dana, des organes chartistes d'Angleterre et divers journaux d'Allemagne et d'Autriche, Marx se fit l'interprète d'une politique de gauche qui, espérait-il, finirait par entraîner une guerre de l'Occident démocratique contre la réactionnaire Russie tsariste. 159

Marxisme et contre-révolution On trouvera une explication de cet évident dualisme dans le modèle jacobin de la doctrine révolutionnaire adoptée par Marx et Engels avant la révolution de février 1848, et à laquelle ils restèrent fidèles, dans l'ensemble, même après que le dénouement de cette révolution eut ruiné leurs enthousiastes espérances de naguère. Certes, la nécessité d'adapter la tactique à des conditions changées ne leur échappait nullement, mais il n'empêche que leur théorie de la révolution, même sous la forme matérialiste plus achevée qu'ils lui donnèrent ensuite, conserva le caractère particulier de la période transitoire pendant laquelle le prolétariat se voyait encore contraint de poursuivre la lutte pour son émancipation sociale propre en passant par le stade intermédiaire d'une révolution à dominante politique. Il est vrai que Marx devait par la suite accorder une importance toujours plus grande aux effets politiques révolutionnaires de la guerre économique menée par les syndicats et autres formes de défense des intérêts immédiats et spécifiques des ouvriers : témoin le rôle d'organisateur et de dirigeant qu'il assuma, dans les années 1860, au sein de l'Association internationale des travailleurs, et la part qu'il prit, pendant la décennie suivante, à l'élaboration du programme et de la tactique de divers partis nationaux. Mais il est tout aussi vrai, et la lutte impitoyable que les marxistes livrèrent dans le cadre de l'Internationale contre les disciples de Proudhon et de Bakounine le montre éloquemment, que Marx et Engels n'abandonnèrent jamais réellement leurs conceptions antérieures sur l'importance décisive de la politique, tenue pour la seule forme consciente et pleinement développée de l'action de classe révolutionnaire. Il n'y a qu'une différence de vocabulaire entre l'enrôlement circonspect de « action politique », subordonnée comme moyen au but final de « l'émancipation économique de la classe ouvrière », que comportent les statuts de l'AIT de 1864, et la proclamation sans équivoque, dans le Manifeste communiste de 1848, que « toute lutte de classes est une lutte politique » et que la « constitution des prolétaires en classe » présuppose leur « constitution en parti politique ». Ainsi donc, Marx, d'un bout à l'autre de sa carrière, définit son concept de classe en termes fondamentalement politiques et, en fait sinon toujours en paroles, subordonna les multiples activités exercées par les masses dans leur lutte de classe quotidienne aux activités exercées en leur nom par leurs dirigeants politiques. Cette option devait s'affirmer plus distinctement encore lors 160

Récapitulation des rares et extraordinaires occasions où Marx et Engels, au cours de leurs dernières années, se virent appelés à traiter de nouveau de tentatives réelles de révolution européenne. Témoin la réaction de Marx à la Commune révolutionnaire des ouvriers parisiens de 1871. Témoin aussi l'attitude positive et visiblement contradictoire que Marx et Engels adoptèrent à l'égard du projet parfaitement idéaliste de la Narodnaia Volia, visant à déclencher par des menées terroristes « une révolution politique et donc une révolution sociale » dans les conditions arriérées propres à la Russie tsariste des années 1870 et 1880. Ainsi qu'il a été montré en détail dans un article précédent 1, Marx et Engels ne se bornaient pas à penser que la toute proche explosion révolutionnaire en Russie donnerait le signal d'une révolution générale en Europe, et d'une révolution de type jacobin dans le cadre de laquelle « si l'année 1789 se fait jour, l'année 1793 arrivera sûrement » (comme Engels l'écrivait en 1885 à Vera Zassoulitch). Ils saluaient décidément dans la révolution russe et paneuropéenne une révolution ouvrière, point de départ d'un développement communiste. Rien ne justifie par conséquent la thèse des mencheviks et des adeptes d'autres écoles se rattachant à l'orthodoxie marxiste occidentale de type traditionnel, selon laquelle le marxisme de Lénine n'était en fait qu'un retour à une forme première du marxisme de Marx, à laquelle ce dernier avait substitué par la suite une forme plus mûre et plus matérialiste. Il est indiscutable que la similitude même que la situation historique qui se mettait en place dans la Russie du début du xx° siècle offre avec les conditions prédominant en Allemagne, Autriche, etc., à la veille de la révolution européenne de 1848, rend compte du fait, incompréhensible autrement, qu'on ait pu se représenter vraiment la phase la plus récente du mouvement révolutionnaire de notre temps sous la forme paradoxale d'un retour idéologique au passé. Néanmoins, comme nous l'avons exposé ci-dessus, le marxisme révolutionnaire « restauré » par Lénine restait bien plus conforme, dans son contenu purement théorique, à l'esprit véritable de toutes les phases historiques de la doctrine marxienne que le marxisme social-démocrate de la période précédente, lequel, malgré l' « orthodoxie » qu'il se targuait hautement de professer, ne fut jamais rien d'autre qu'une forme mutilée et travestie de la théorie marxienne, vulgarisant le contenu réel de celle-ci et l'édulcorant 1. Cf. ante, chap. 161

VII.

Marxisme et contre-révolution dans son principe. C'est pour cette raison même que l'expérience de Lénine « restaurant » le marxisme révolutionnaire devait démontrer on ne peut plus clairement l'absolue vanité de tout essai de tirer la théorie de l'action révolutionnaire de la classe ouvrière, non de son contenu propre, mais d'un « mythe ». Pardessus tout, elle a démontré, cette expérience, la perversité idéologique de l'idée de suppléer les déficiences présentes de l'action par un retour imaginaire à un passé mythifié. Alors que pareille réactivation d'une idéologie morte a pu, par exemple, masquer un certain temps aux artisans de l' « Octobre » révolutionnaire les limitations historiques de leurs héroïques efforts, elle conduit immanquablement en fin de compte non pas à retrouver l'esprit du mouvement précédent, mais seulement à évoquer de nouveau son spectre. De nos jours, elle a abouti à une forme nouvelle et « marxiste révolutionnaire » de répression et d'exploitation de la classe prolétarienne en Russie soviétique, autant qu'à une forme non moins nouvelle et « marxiste révolutionnaire » d'écrasement d'authentiques mouvements révolutionnaires en Espagne et partout dans le monde. Tout cela prouve à l'évidence qu'on ne peut aujourd'hui « restaurer » le marxisme dans sa forme originaire sans le transformer du même coup en idéologie pure remplissant un but absolument différent, voire toute une gamme de buts politiques variables. Ainsi cette idéologie sert-elle en ce moment même à camoufler l'abaissement du rôle prépondérant réservé jusqu'à présent au parti dirigeant et le renforcement du pouvoir personnel, de type voisin du fascisme, exercé par Staline et par ses sous-ordres à l'échine souple. Simultanément, sur le plan international, la politique dite antifasciste du Komintern « marxiste » en arrive à jouer, dans les luttes actuelles entre les diverses coalitions de puissances capitalistes, exactement le même rôle que son contraire, la politique étrangère des régimes de Hitler, de Mussolini et des chefs de guerre japonais. Soulignons avec force que toute la critique émise ci-dessus concerne exclusivement les efforts idéologiques entrepris ces cinquante dernières années pour « préserver » ou « restaurer », en vue d'une mise en oeuvre immédiate, une « doctrine marxiste révolutionnaire » complètement mythifiée. Rien dans cet article ne vise les résultats scientifiques obtenus par Marx et Engels, et par quelques-uns de leurs disciples, dans divers champs de recherche sociale. Par-dessus tout, rien dans cet article ne vise ce qu'on peut appeler, dans un sens très large, le mouvement 162

Récapitulation marxiste, c'est-à-dire le mouvement révolutionnaire indépendant de la classe ouvrière. Pour déceler ce qui reste vivant ou peut être rappelé à la vie au stade présent de point mort que connaît le mouvement ouvrier révolutionnaire, il serait bon de « revenir à cette ouverture d'esprit — pratique et pas simplement. idéologigue — qui amena la première Association internationale des travailleurs marxiste (en même temps que proudhonienne, blanquiste, bakouninienne, syndicaliste, etc.) à faire place dans ses rangs à tous les ouvriers souscrivant au principe de la lutte de classe indépendante du prolétariat. Principe énoncé en ces termes, à la première ligne de ses statuts, élaborés par Marx : « L'émancipation de la classe ouvrière doit être l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes. »

CHAPITRE IX

LA THÉORIE DE L'EFFONDREMENT DU SYSTÈME CAPITALISTE

Au nombre des dogmes « marxistes » que Korsch a de tout temps critiqués figure l'idée selon laquelle « le développement de l'ordre social capitaliste, en vertu de ses lois propres, non seulement va créer les préalables économiques et sociopsychologiques du socialisme, mais encore que l'ordre socialiste ne cessera pas de mûrir sur l'arbre capitaliste jusqu'au jour où, finalement, il en tombera comme un fruit trop mûr 1 ». On trouvera une première variante de ce dogme dans la thèse qui veut que la propension de l'économie capitaliste aux crises aboutisse forcément à son effondrement, et une seconde — corrélative, en fait, à la précédente — dans celle qui veut que la prétendue incapacité congénitale de la démocratie bourgeoise à se maintenir en place aboutisse forcément à son renversement, prélude au triomphe final du socialisme et du communisme. En 1920, Korsch, membre alors de l'USPD, professait que le capitalisme, s'il persistait comme il le faisait à vivre sur le capital accumulé, courait à son effondrement inévitable, l'alternative suivante s'imposant dès lors : ou redoublement de l'exploitation, ou socialisation de l'économie 2 . Argumentation classique à l'époque, et qu'il délaissa quelque peu par la suite pour s'efforcer de défendre et d'illustrer les thèses abstraites du Capital contre leurs détracteurs, sans manquer à l'occasion de faire allusion, en passant, aux difficultés présentes du système capitaliste, incapable de rétablir sa rentabilité au niveau requis '. En 1926, à l'époque de son exclusion donc, et contrairement 1.. Praktischer Sozialismus », Die Tat (1920), et Kommentare, p. 24. 2. Ibid., p. 26. 3. Ibid., passim. 165

Marxisme et contre-révolution à la théorie officielle de 1'IC qui parlait alors de « stabilisation relative • du capitalisme, Korsch niait qu'une telle « stabilisation » fût possible, l'économie mondiale allant de crise en crise sans pouvoir espérer sortir de ce cycle infernal. « Cette situation, disait-il, renferme tous les éléments objectifs d'une politique révolutionnaire concrète », la relance de la lutte des classes au jour le jour, qu'elle provoquerait, permettant d'avancer désormais des mots d'ordre tels que celui de « contrôle révolutionnaire de la production 1 ». A aucun moment, certes, il ne fournit une analyse exhaustive des fluctuations de la conjoncture ; à aucun moment, non plus, il n'abandonnera la thèse de l'inéluctabilité des crises en système capitaliste, thèse que les faits ne furent pas du reste sans confirmer... tout en infirmant la perspective que Korsch avait cru pouvoir en tirer. Intitulé « De quelques prolégomènes à une discussion matérialiste de la théorie des crises », l'essai suivant vise une discussion que la dernière phase d'expansion capitaliste a fait passer de mode, mais qui, en 1933, revêtait une actualité incontestable : le système capitaliste est-il voué à s'effondrer de lui-même ? — discussion sur laquelle on donnera plus loin un minimum d'informations complémentaires. 1. Un grave vice de forme a jusqu'à présent affecté la discussion du problème des crises, en particulier au sein de la gauche et de l'extrême gauche du mouvement ouvrier ; ce vice de forme tient en ceci qu'on s'est mis à rechercher, dans ces milieux, une théorie « révolutionnaire » des crises un peu comme au Moyen 1. Cf. « Platform der Linken », Kommunistiche Politik, I, 2, miavril 1926, et ibid., II, 9-10, 5 juin 1927 ; sur l'éventualité d'une guerre mondiale imminente, cf. ibid., II, 7, 15 avril 1927, et 17-18, oct. 1927. En 1935 (cf. infra, p. 275), K. met de même l'accent sur la Krisenhaftig-

keit, la propension du capitalisme à des crises ayant pour apogée la

« crise universelle ». 2. Publié dans Proletarier (Amsterdam), I, 1, fév. 1933 (seul numéro paru), organe théorique d'une tendance « communiste de conseils » (réimp. avec les textes de Pannekoek et de Mattick, cités infra, p. 177, note 1, in Zusammenbruchstheorie des Kapitalismus oder Revalutiondres Subjekt, Berlin, 1973, 130 pages). 166

La théorie de l'effondrement du système capitaliste Age on cherchait le secret de la pierre philosophale. Il est pourtant facile de montrer à l'aide d'exemples historiques que la possession d'une telle théorie suprêmement révolutionnaire n'a pas grand-chose à voir avec le degré de développement réel de la conscience de classe et de la volonté d'action révolutionnaire des groupes ou des individus professant cette théorie. C'est ainsi que le parti social-démocrate d'Allemagne fut pendant trente ans, de 1891 à 1921, doté au paragraphe ad hoc du programme d'Erfurt d'une théorie des crises on ne peut plus révolutionnaire, d'une radicale limpidité guère égalable de nos jours. Le programme d'Erfurt ne se contentait pas de ramener l'origine des crises à l'« absence de plan », à l'« anarchie » du mode de production capitaliste contemporain, ce qu'Engels critiqua dans le projet de programme, et ce que continue de faire aussi le programme de Heidelberg adopté en 1925 par le parti social-démocrate. Il ne se contentait pas de déplorer « la ruine de vastes couches de la population » et l'aggravation des « souffrances » des prolétaires en chômage qui en résultait. Loin de là, il faisait des crises un phénomène « inhérent à la nature même du mode de production capitaliste » et avec lequel, par conséquent, seule l'abolition révolutionnaire de ce mode de production, et non de quelconques réformes « planificatrices », permettrait d'en finir. Selon le programme d'Erfurt, les crises avaient pour effet principal « d'élargir encore l'abîme existant entre les possédants et les non-possédants ». Malgré les velléités de « révisionnisme » qu'on pouvait déjà y déceler, il affirmait en outre, avec toute la netteté désirable, que les crises ainsi décrites « deviennent toujours plus étendues et dévastatrices, érigent en état normal de la société l'insécurité générale et administrent la preuve que les forces productives de la société actuelle commencent à se sentir à l'étroit dans son sein, que la propriété privée des moyens de production est devenue inconciliable avec la mise en oeuvre efficace et le plein développement de ces derniers ». Cette contradiction entre la théorie et la pratique apparaît plus frappante encore quand on considère le cas de quelques théoriciens notables des crises, fleurons de la social-démocratie d'avant-guerre. Ce fut Heinrich Cunow, le futur réformiste à outrance, qui, en 1898, formula dans la Neue Zeit 1 la première théorie articulée de l'effondrement et de la catastrophe. Et ce 1. Organe théorique de la social-démocratie marxiste allemande et internationale. 167

Marxisme et contre-révolution fut Karl Kautsky en personne qui, en juillet 1906, dans la préface de la cinquième édition de Socialisme utopique et Socialisme scientifique d'Engels, prédit la « crise mortelle » imminente du système capitaliste, crise dans le cadre de laquelle il n'existait plus, « cette fois-ci, la moindre perspective que, sur des bases' capitalistes, elle puisse se trouver atténuée par une nouvelle ère de prospérité » ! La controverse à laquelle donna lieu, à partir de 1912, la théorie des crises et de l'effondrement développée par Rosa Luxemburg dans l'Accumulation du capital mit d'emblée aux prises, des deux côtés, des réformistes et des révolutionnaires (ainsi Lensch' figurait au nombre de ses partisans, Lénine et Pannekoek au nombre de ses adversaires), et, même avec la meilleure volonté du monde, on ne saurait prendre les deux principaux épigones actuels de la théorie luxembourgiste, Fritz Sternberg et Henryk Grossmann 2 , pour des représentants particulièrement intransigeants et actifs d'une politique révolutionnaire pratique. Alors qu'aux lendemains de la guerre, l'effondrement du système capitaliste, paraissant inévitable et déjà amorcé, suscitait de vaines illusions chez une grande partie des révolutionnaires, et que le théoricien du « communisme de gauche » qu'était encore Boukharine avait déjà improvisé une nouvelle et délirante théorie de cette prétendue fin du monde capitaliste dans son célèbre ouvrage Œkonomik der Transformationsperiode, le praticien de la révolution Lénine déclarait pour sa part : « En général, il n'existe pas de situation dont le capitalisme ne puisse se tirer », formule répétée depuis sur tous les tons, dans des conditions toutes différentes, par ses disciples, mais qui, dans le contexte du moment, était révolutionnaire.

1. Paul Lensch, après avoir été jusqu'à la déclaration de guerre l'un des ténors de la gauche sociale-démocrate, se métamorphosa ensuite, du jour au lendemain, en « social-patriote » à tous crins ; en 1933, il se rallia avec enthousiasme au régime nazi ; cf. aussi infra, p. . 2. Soutenant chacun une version opposée de la théorie de l'effondrement du système capitaliste (cf. infra, p. 176), Sternberg, socialiste de gauche, et Grossmann, plutôt proche du KPD, se gardaient l'un comme l'autre, dans leurs travaux d'économistes, de prendre explicitement position politique. 168

2.

En fait, les diverses théories des crises professées jusqu'à présent au sein du mouvement ouvrier témoignent du niveau de conscience de classe et de volonté d'action révolutionnaire de leurs auteurs et adeptes bien moins qu'elles ne sont un reflet passif a posteriori chez ces derniers de la propension générale à la crise, ou simplement d'une crise économique momentanée, se manifestant sur ces entrefaites dans la réalité objective du mode de production capitaliste. On pourrait présenter sous cet angle tout le développement historique des théories socialistes des crises, jusque dans leurs moindres détails, en partant de Fourier et de Sismondi, pour passer par les diverses phases successives de la théorie de Marx-Engels, et arriver enfin aux théories marxistes, ou dues à des épigones du marxisme, de Sternberg et de Grossmann, de Lederer et de Naphtali', montrer que, dans chaque cas, elles n'ont jamais été que le reflet passif du stade antérieur du développement économique objectif. En débordant le cadre de la théorie des crises, on pourrait aussi, toujours dans cette optique, définir toutes les luttes majeures de tendances que le mouvement ouvrier a connues ces cinquante dernières années comme autant de résultantes et reflets purs et simples de la conjoncture qui les avait immédiatement précédées à l'intérieur du cycle des crises capitalistes. Bien du tapage a été fait sur le point de savoir si les assertions du vieil Engels, dans la préface qu'il rédigea en 1895 pour les Luttes de classes en France de Marx, impliquaient un abandon partiel des principes politiques révolutionnaires du marxisme originaire. Il serait de beaucoup préférable d'examiner cette question à la lumière de certains passages d'Engels, et dans la préface de Misère de la philosophie (1884), et dans une note du livre troisième (chap. xxx) du Capital (1894). Engels y fait état des derniers changements survenus dans le cycle industriel, lesquels ont eu pour effet, dit-il, « de supprimer ou de réduire considérablement la plupart des anciens foyers de crise et occasions de formation de crises ». Tout semble indiquer que cette thèse servit de point de départ idéologique aux diverses théories qui, après avoir été au tournant du siècle représentées en appa1. Emil Lederer, professeur et économiste lié à la social-démocratie ; Fritz Naphtali, expert économique du parti social-démocrate. 169

Marxisme et contre-révolution rence par le seul révisionnisme à la Bernstein, le sont aujourd'hui ouvertement par tous les docteurs de la loi sociaux-démocrates. Selon ces théories, le mouvement ouvrier socialiste aurait pour tâche, non plus de tirer parti des crises en vue d'accentuer la lutte pour abolir le mode de production capitaliste, mais de les modérer et de les « vaincre » dans le cadre de ce mode de production. Friedrich Engels était assurément à cent lieues de tirer pareille conclusion : partant de l'acquis des vingt années précédentes, il présentait au contraire le remplacement, qu'il avait prévu, du cycle antérieur des crises par une « forme d'ajustement nouvelle » comme une voie de passage vers « la stagnation chronique en tant qu'état normal de l'industrie moderne ». C'est en ce sens qu'il s'inscrit directement à l'origine non seulement de la théorie des crises figurant dans le programme d'Erfurt, mais aussi de l'idée de « crise mortelle » — déjà reprise par Wilhelm Liebknecht au congrès d'Erfurt (1891) et développée ensuite par Cunow, Kautsky et bien d'autres —, idée selon laquelle la société actuelle, en vertu d'une « logique implacable », devait courir à « une catastrophe, sa propre fin que rien ne saurait prévenir ». Les choses tournèrent autrement, à mesure qu'à la stagnation du milieu des années 1890, qu'Engels déclarait déjà « chronique », succédait un nouvel et prodigieux essor de la production capitaliste. A cette époque comme plus tard, Edouard Bernstein se plaisait à proclamer publiquement que c'était précisément les données économiques nouvelles qui justifiaient les attaques principielles qu'il lançait contre tous les éléments révolutionnaires que la politique sociale-démocrate ne laissait pas de comporter encore, et justifiaient plus particulièrement ce diagnostic catégorique qu'« il faut considérer comme improbable avant longtemps l'apparition de crises généralisées des affaires semblables aux crises d'autrefois ». Il y a filiation directe de ce diagnostic, et les conséquences théoriques et pratiques que son auteur en tirait déjà, à la théorie sociale-démocrate officielle défendue aujourd'hui par Hilferding et Lederer, Tarnow 1 et Naphtali. Cette théorie-là, que je qualifierai d'option subjective pour la mettre en opposition avec les deux autres options de base examinées plus loin, pose en postulat qu'au stade moderne du « capitalisme orga1. Fritz Tarnow, expert économique des syndicats ; cf. aussi infra, p. 192, note 2. 170

La théorie de l'effondrement du système capitaliste nisé », la crise a cessé d'être nécessaire et inévitable, soit en fait, soit d'une manière seulement « tendancielle ». Le premier exposé « scientifique » de cette thèse, que Bernstein s'était borné à l'origine à présenter comme la simple constatation d'un état de fait, se trouve dans le fameux Capital financier de Hilferding, qui s'attendait à voir un « cartel général » capitaliste, se mettant en place avec l'approbation et le soutien actif de la classe ouvrière, vaincre les crises et régler selon un plan la production bourgeoise, fondée sur le capital et le travail salarié. Après la guerre (1927), Hilferding déclara derechef, en termes exprès, n'avoir jamais « admis aucune théorie de l'effondrement économique ». La chute du système capitaliste ne « proviendrait pas des lois internes de ce système»; elle devrait être au contraire « l'acte de volonté conscient de la classe ouvrière ». La « théorie » de Hilferding n'a pas seulement servi de base aux théoriciens sociaux-démocrates ; c'est sur elle, également, que la plupart des doctrinaires et faiseurs de plans bolcheviques soviétiques asseoient leurs théories subjectives et volontaristes des crises et des moyens d'en venir à bout. Il ne faudrait pas croire que ces théories, sur lesquelles la presse et le livre sociauxdémocrates brodaient, il y a quelques années encore, d'infinies variations, aient été « réfutées » aux yeux de leurs auteurs et adeptes par les flagrantes réalités actuelles. L'expérience enseigne qu'Edouard Bernstein, par exemple, ne renonça nullement à sa thèse de 1899 sur l'aptitude du capitalisme à juguler les crises quand, l'année suivante, une crise économique éclata malgré tout, et, de nouveau, sept ans plus tard, une crise plus grave encore, tandis que seule la guerre mondiale venait ajourner sept années après une nouvelle crise déjà nettement en gestation, et appelée d'ailleurs à resurgir à l'échelle mondiale en 1920-1921, une fois effectuée la première liquidation de la guerre et de ses effets immédiats. Aujourd'hui, comme hier et comme demain, les Hilferding et les Lederer, les Tarnow et les Naphtali se comportent de la même façon. Ce qui caractérise ces théories-là, c'est en effet qu'elles sont le reflet idéologique de la toute dernière phase du mouvement réel de l'économie capitaliste et qu'elles mesurent la réalité maintenant changée à l'aune d'une « théorie » fixe, sclérosée. Quant au reste, on dispose toujours d'échappatoires, du genre de l'explication qui fait de la crise mondiale actuelle une séquelle de la guerre, consécutive au paiement des réparations et dettes de guerre, et autres causes « extra-économiques ». La conséquence pratique de toutes ces options « sub171

Marxisme et contre-révolution jectives » sous-jacentes aux théories des crises est cette annihilation complète des bases objectives du mouvement de classe prolétarien, à laquelle le programme social-démocrate donnait une consécration déjà classique lorsqu'il ramenait la lutte pour l'émancipation du prolétariat à une simple « exigence morale ». Toutefois, l'autre option de base en la matière, qui devait trouver dans la théorie de l'accumulation de Rosa Luxemburg une forme pour ainsi dire classique, un degré de perfection qui n'existe chez aucun de ses multiples devanciers et continuateurs, ne saurait pas plus être considérée comme une manière réellement matérialiste, et révolutionnaire dans ses effets pratiques, d'aborder le problème des crises. Selon ses adeptes, cette théorie tire son importance du fait que Rosa Luxemburg, « s'inscrivant consciemment en faux contre les tentatives de dénaturation des néo-harmonistes, est restée fidèle à l'idée fondamentale du Capital, l'idée qu'il existe une limite économique absolue à la poursuite de la production capitaliste ». Il est donc permis de dire de l'option sous-jacente à cette théorie qu'elle est au fond absolue. Par contraste avec l'option « subjective » ci-dessus évoquée, et avec l'option « matérialiste » encore à examiner, je la caractériserai comme une option de base objective, ou « objectiviste ». Ce qui est en cause ici, ce n'est pas le point de savoir de quelles lois régissant les mécanismes de la production capitaliste est censée découler la nécessité de son effondrement économique objectivement garanti. Et, par ailleurs, ces théories n'échappent pas à I'« objectivisme » lors même que leurs défenseurs protestent que, loin de recommander au prolétariat « une attente fataliste de l'effondrement automatique », ils soutiennent « seulement » (I) que l'action révolutionnaire de celui-ci « ne peut briser une fois pour toutes la résistance de la classe dominante qu'à condition que le système en place ait objectivement été ébranlé au préalable » (Grossmann). Poser en théorie l'existence d'une tendance économique objective au but ultime déterminé d'avance, en oeuvrant avec des représentations métaphoriques bien plus qu'avec des concepts scientifiques tranchés, et, qui pis est, en extrapolant inévitablement à l'excès, ne me paraît guère de nature à contribuer sérieusement à l'apparition de l'action responsable et solidaire de la classe prolétarienne combattant pour ses buts propres, action aussi nécessaire à la guerre de classe des ouvriers qu'elle l'est dans toute autre guerre. Une troisième option de base me semble concevable et mériter seule, contrairement à celles qui viennent d'être retracées, le 172

La théorie de l'effondrement du système capitaliste qualificatif de matérialiste au sens de Marx. Selon cette option, toute la question de la nécessité ou de l'inéluctabilité objective des crises capitalistes constitue, dans le cadre d'une théorie pratique de la révolution prolétarienne, une question vide de sens à l'intérieur de cette totalité. Cette option s'accorde avec le critique révolutionnaire de Marx, Georges Sorel, quand celui-ci refuse de tenir pour une prévision scientifique la tendance générale du capitalisme à une catastrophe engendrant le soulèvement de la classe ouvrière, dont Marx faisait état dans un langage fortement empreint d'idéalisme philosophique, pour y voir uniquement un mythe * n'ayant d'autre effet que d'influencer l'action présente du prolétariat. Mais elle se sépare de Sorel quand celui-ci entend réduire le plus généralement la fonction de toute théorie future de la révolution sociale à la formation d'un mythe de ce genre. Au contraire, l'option matérialiste juge possible de faire certaines prévisions, d'une portée toujours très restreinte * Comme peu d'ouvriers allemands, sans doute, se forment une idée claire de ce concept de « mythe », nous traduisons ci-dessous quelques passages des Réflexions sur la violence (68 éd., Paris, Marcel Rivière, 1925), le principal ouvrage de Sorel, qui permettent de saisir sa conception du caractère et de la fonction du mythe dans l'histoire : p. 32-33: « Les hommes qui participent aux grands mouvements sociaux se représentent leur action prochaine sous formes d'images de batailles assurant le triomphe de leur cause. Je proposais de nommer mythes ces constructions : la grève générale des syndicalistes et la révolution catastrophique de Marx sont des mythes (...) comme ceux qui furent construits par le christianisme primitif, par la Réforme (...). Je voulais montrer qu'il ne faut pas chercher à analyser de tels systèmes d'images, comme on décompose une chose en ses éléments, qu'il faut les prendre en bloc comme des forces historiques (...). » p. 180: « Il faut juger les mythes comme des moyens d'agir sur le présent. » p. 182: « La grève générale est (...) le mythe dans lequel le socialisme s'enferme tout entier, une organisation d'images capables d'évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. Les grèves ont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu'il possède ; la grève générale les groupe tous dans un tableau d'ensemble et, par leur rapprochement, donne à chacun d'eux son maximum d'intensité. » Korsch terminait cette note en annonçant son intention de revenir sur « la théorie et la pratique de Pelloutier et de Sorel à l'occasion d'un exposé du syndicalisme révolutionnaire français », exposé qui resta visiblement à l'état de projet. 173

Marxisme et contre-révolution en tout état de cause, mais suffisante pour permettre l'action pratique, au moyen d'une investigation sans cesse plus poussée du mode de production capitaliste contemporain et des tendances que son développement met en lumière. Voilà pourquoi le matérialiste, cherchant à déterminer l'action, examine à fond la situation donnée de ce mode de production, y compris les contradictions qui lui sont inhérentes, notamment la condition, le niveau de conscience, le degré d'organisation, la volonté de lutte de la classe ouvrière et de ses diverses catégories. Les principes essentiels de cette option fondamentalement matérialiste en théorie et en pratique ont été formulés en termes classiques et sous une forme générale, sans référence spécifique au problème des crises, en 1894, par le jeune Lénine qui attaquait à la fois le subjectivisme de Mikhaïlovski, le révolutionnaire populiste, et l'objectivisme de Struve, alors encore un théoricien marxiste de premier plan, et leur opposait en même temps son optique propre, matérialiste et activiste : « L'objectiviste risque toujours, en démontrant la nécessité d'une suite de faits donnés, d'en devenir l'apologiste ; le matérialiste met en valeur les contradictions de classe et c'est ainsi qu'il détermine son propre point de vuel.» « La production socialiste est rendue nécessaire aujourd'hui par la banqueroute imminente de la production marchande 2 » : pareilles prophéties foisonnent dans la littérature marxiste du dernier tiers du >axe siècle. De même que les premiers marxistes-russes, les marxistes allemands tenaient alors pour univoque et irrépressible le jeu des lois économiques '. Et l'économique déterminant en tout le politique, il suffisait de patienter. Ainsi, pour s'en tenir à ce seul exemple, Bebel déclarait-il en 1891, au congrès d'Erfurt, dans le dessein de justifier toute une phase de tactique rigoureusement légaliste et parlementaire : « La 1. On complétera cette citation de Lénine avec les fragments donnés ci-dessous, p. 262, note 2. 2. K. Kautsky, Le Programme socialiste (1892), Paris, 1909, p. 112. 3. On a pu faire valoir que c'était là donner un caractère absolu à ce qui, chez le Marx du Capital (la perspective d'un effondrement objectif, entre autres), demeurait à l'état de tendance, propre de surcroît au capitalisme « pur », abstrait, du livre I ; cf. K. Brandis, Die

deutsche Sozial-Demokratie bis zum Fall des Sozialistengesetz, Leipzig, 1931, p. 101-103. 174

La théorie de l'effondrement du système capitaliste société bourgeoise prépare avec tant d'ardeur sa propre destruction qu'il ne nous reste plus qu'à attendre le moment de prendre le pouvoir qui lui tombera des mains 1. » Sorel a soutenu plus d'une fois que l'idée de « catastrophe finale • revêtait les dimensions d'un « «mythe social » aux vertus subversives (et « correspondant » selon lui au « mythe de la grève générale »). Mais, si mythe il y avait, sa fonction essentielle fut à l'origine, pendant la longue période de dépression économique et de persécution ouverte du Parti, de faire passer pour « prématurée », et donc « dangereuse », toute action de masse : puisque de toute manière on serait vainqueur, à quoi bon la lutte violente ? Telle est aussi la raison pour laquelle il semble plus pertinent de parler à ce sujet de l'« idéologisation d'une théorie réaliste » réduite à un fatalisme économique'. Jusqu'alors la perspective d'effondrement du système capitaliste, fondée sur certains passages du Manifeste communiste et du chap. 33, livre Pr du Capital, n'avait pas fait l'objet d'un traitement théorique spécifique. Il en alla différemment au cours de la période suivante, phase d'expansion accélérée mais assortie de brusques à-coups. Ces derniers étaient dus en apparence (surtout en Allemagne où l'on aspirait à se créer des débouchés au détriment des puissances déjà nanties) à des difficultés de « réalisation de la plus-value », d'écoulement de la production auprès de consommateurs solvables. Après Cunow et Kautsky, le marxiste américain de même tendance Louis Boudin professait ainsi (1909) qu'avec la capitalisation croissante 1. Cité par E. Matthias, art. cité, p. 160-161. 2. Cf. notamment la Décomposition du marxisme, Paris, 1908, p. 5455 et 60. Grossmann dans son grand ouvrage (Die Akkumulations und Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen Systems, Leipzig, 1929 ; réimp. Francfort, 1967) cite intégralement ce passage (p. 33-34) qui, d'après lui, démontre l'incapacité où était son auteur de « comprendre ; la théorie de l'effondrement. Mais on ne voit pas pourquoi un article de doctrine donné, serait-il d'ordre économique, devrait échapper par nature à une critique des idéologies, même menée par l'incontestable « amateur » que Sorel était en matière d'économie politique. Aussi bien tout ce que Grossmann est capable de voir dans l'essai ci-dessus, c'est une apologie de la théorie sorélienne du mythe visant à la substituer à la théorie marxienne des crises ! (Cf. H. Grossmann in Marx, die klassische Nationalbkonomie und das Problem der Dynamik, Francfort, 1969, p. 105-106, et infra, p. 272.) 3. Cf. Brandis, loc. cit. 175

Marxisme et contre-révolution des régions agraires du globe, le système capitaliste perdrait toute espèce de débouchés et courrait dès lors à l'abîme. Cette thèse fut reprise en 1912 par Rosa Luxemburg, qui cherchait de la sorte à réfuter l'idée d'une possible évolution pacifique du système, idée que Kautsky défendait alors. Selon elle, la rivalité des puissances voulant s'assurer des débouchés en territoires extra-capitalistes, chacune aux dépens des autres, allait au contraire exacerber l'impérialisme. D'où une analyse passionnément engagée de ces phénomènes encore assez nouveaux à l'époque : le colonialisme et le militarisme. D'où aussi l'annonce d'une perspective de guerre et d'effondrement final, aboutissant à une révolution socialiste. (Thèse que Fritz Sternberg raffina par la suite, mais en la dépouillant de ses conclusions militantes.) La théorie de l'effondrement devait connaître le dernier de ses avatars avec l'oeuvre de l'universitaire Henryk Grossmann. Alors que suivant Luxemburg le capitalisme devait succomber à une pléthore de plus-value qu'il n'arrivait pas à réaliser intégralement dans la sphère de circulation, selon Grossmann, il devait succomber à une pénurie de plus-value, face aux exigences de la sphère de production en matière d'investissements et que la masse toujours décroissante du profit (par rapport à la masse du capital social) ne parviendrait plus, finalement, à satisfaire 1. L'effondrement final, disait-il, n'est autre qu'une crise que ne freine plus aucune contre-tendance : rationalisation de la production ; baisse des salaires réels ; exploitation coloniale ; dévalorisations du capital existant consécutives aux crises et aux guerres ; compression de l'effectif des « tierces personnes » (soit l'actuel « secteur tertiaire »), etc. Pour justifier ses thèses, Grossmann s'est livré à une reconstruction éclairante de la méthode marxienne autant que des théories marxistes des crises. Mais on ne trouve sous sa plume rien, en fait, qui soit relatif à une lutte de classe allant au-delà des revendications salariales. Tandis que l'ouvrage de Rosa Luxemburg avait donné 1. Cf. Grossmann, op. cit., p. 278-283. Pour un exposé d'ensemble de la question (en langue française), cf. J. Duret, Le Marxisme et les Crises, Paris, 1933, p. 41-72. Paul Mattick prolonge en quelque sorte la trajectoire Marx-Grossmann in Marx et Keynes. Les limites de l'économie mixte (trad. S. Bricianer), Paris, 1972. 176

La théorie de l'effondrement du système capitaliste lieu à d'amples et vives controverses — attestant la vitalité du mouvement théorique dans ce temps-là, celui de Grossmann ne suscita guère la polémique, si ce n'est une forte brochure de Sternberg, fidèle à la vision luxembourgiste, et, plus tard, un essai de réfutation dû à Anton Pannekoek, lequel attaquait surtout les schémas de reproduction utilisés par l'auteur et faisait concorder une longue suite de crises économiques et de luttes ouvrières avec un processus d'auto-émancipation ouvrière, synonyme d'effondrement du capitalisme'. Depuis lors, l'histoire a montré que le système capitaliste était toujours capable de sécréter, dans le sang et l'horreur si besoin est, des contre-tendances bien concrètes à une tendance à l'effondrement, au mieux catégorie abstraite pour faciliter l'analyse. Korsch intervint dans le débat d'une façon on ne peut plus caractéristique de sa manière : en critique historique des théories réductrices de genre « objectiviste » qui font de l'action de classe un résultat automatique et inconscient de la crise du système 2 . Mais, tout aussi bien, il s'en prend aux théories de genre à la fois « subjectiviste » qui, niant la propension permanente de l'économie capitaliste aux crises, fondent l'action de classe sur les seuls impératifs moraux, et « volontariste » qui soutiennent que la production tend désormais à être régie par une poignée de monopoles, voire un « cartel général » (Hilferding), non plus par les lois du marché. Dans cette optique, tout le problème du socialisme consiste dans la substitution progressive, à la tête de 1'Etat, des représentants des intérêts ouvriers — parti et syndicats socialistes (ou léninistes, ou encore « front populaire ») — aux représentants des intérêts capitalistes. Il est visible qu'en 1933 Korsch continuait de professer, avec les écoles marxistes d'inspiration léniniste ou extrémiste, que « la régulation, la possibilité de planifier l'éco1. Cf. « Die Zusammenbruchstheorie des Kapitalismus », Riitekorrespondenz (Amsterdam, ronéo.), 1, juin 1934 (réimp. in Gruppe Internationale Kommunisten Hollands, Hambourg, 1971, p. 114-133), et réplique de P. Mattick, ibid., 4, sept. 1934. 2. « Nous tenons la ruine de la société actuelle pour inévitable, parce que nous savons que l'évolution économique crée nécessairement des conditions telles qu'elles forcent les exploités à combattre la propriété privée des moyens de production », K. Kautsky, op. cit., p. 102-103. 177

Marxisme et contre-révolution nomie sur des bases capitalistes » est « parfaitement inconcevable 1 ». (De fait, les rares initiatives prises lors de la crise précédente par la social-démocratie participant au pouvoir — le plan de stabilisation de Hilferding en 1923, par exemple — n'avaient eu d'autre effet que de conforter le système sans rien changer à ses structures, ni empêcher le retour de la crise.) Quelques années plus tard, force lui fut cependant de convenir que le régime national-socialiste, après avoir opté, en dépit de lui-même d'ailleurs, pour la voie de l'économie administrée, était parvenu entre autres « exploits stupéfiants » à « supprimer le chômage, augmenter la production, instituer un système de rationnement et un contrôle des prix efficaces' ». Or, pour ce faire, la « contre-révolution fasciste » avait oeuvré — inconsciemment sans doute — à la manière jacobine, notamment en empiétant sur le système traditionnel de la propriété privée des m. p. pour assurer un colossal essor des industries de guerre et des travaux publics non rentables. L'accomplissement par les nazis, avec des méthodes et des moyens spécifiques, du programme que la social-démocratie marxiste avait été incapable de réaliser, met en évidence les rapports ambigus de la contre-révolution du xxe siècle avec la révolution du xixe. Partant une fois de plus du mouvement historique réel, c'est cet aspect que Korsch s'efforça plus particulièrement d'élucider au cours des années suivantes. Témoin les deux articles que couvre ci-dessous une seule rubrique. 1. H. Grossmann, op. cit., p. 606. 2. K., « The Structure and Practice of Totalitarianism », Living Marxism, VI, 2, fin 1942, p. 48.

CHAPITRE X

L'ÉTAT ET LA CONTRE-RÉVOLUTION 1

1.

Plus qu'aucune autre période de l'histoire contemporaine, et à une échelle bien plus vaste, notre période est une époque non de révolution, mais de contre-révolution. Cela reste vrai qu'on définisse ce terme relativement nouveau soit comme une contreaction visant un processus révolutionnaire antérieur, soit à l'instar de certains Italiens et de leurs prédécesseurs de la France d'avant-guerre, comme une révolution essentiellement « préventive ». Il s'agit de la contre-action de la classe capitaliste unifiée envers tout ce qui subsiste aujourd'hui des résultats de cette première grande insurrection des forces prolétariennes qui eut pour théâtre l'Europe déchirée par la guerre et dont l'Octobre russe de 1917 marqua l'apogée. Elle s'assortit en outre d'une série de mesures prises par la minorité dirigeante contre les menaces de révolution que les derniers événements de France et d'Espagne ont rendues manifestes et dont la situation européenne dans son ensemble est grosse, que ce soit dans la Russie « rouge » ou l'Italie fasciste, l'Allemagne nazie ou n'importe lequel des pays de vieille « démocratie ». Par contraste avec les forces simplement conservatrices et réactionnaires, la tendance contre-révolutionnaire, dans sa conscience exacerbée, a d'autres ambitions encore que de briser la résistance des ouvriers à la répression et à la paupérisation accrues. Les Hitler, Mussolini, Daladier, Chamberlain et autres figures de proue de l'Europe actuelle ont pour but commun de créer des conditions de nature à rendre impossible pendant longtemps tout mouvement indépendant de la classe ouvrière européenne. 1. K. Korsch, « State and Counter-Revolution n, The Modern Quarterly, hiver 1939, p. 60-67. 179

Marxisme et contre-révolution Pour atteindre ce but, les hommes d'Etat dirigeant les pays dits démocratiques d'Europe sont prêts à enfreindre les traditions sacrées et à planter là les nobles « idéaux » du passé. A cette fin, ils sacrifieront, comme ils l'ont toujours fait, non seulement la liberté et le bien-être de leurs peuples, mais aussi une partie des privilèges dont leur propre classe jouissait jusqu'à présent. Ils se montrent même disposés à renoncer à certains des avantages matériels et moraux, y compris la dignité personnelle, traditionnellement attachés à leur situation, en vue de participer en qualité d'associés minoritaires aux profits escomptés de l'exploitation accrue que les nouvelles formes contre-révolutionnaires d'esclavage complet, politique, social et culturel, permettent d'imposer aux travailleurs.

2.

Le tableau ci-dessus concerne les aspects généraux de la contrerévolution européenne actuelle tels qu'ils se sont développés après l'écrasement de toutes les tentatives visant à étendre la révolution de 1917 et donc à pourvoir la nouvelle société prolétarienne de Russie d'un environnement à son image en Europe et hors d'Europe. Seuls les militants du parti communiste les plus obstinément aveugles aux réalités refusent d'admettre que le nouvel Etat ouvrier, issu en Union soviétique de la première victoire du prolétariat, a cessé depuis beau temps d'avoir un caractère nettement prolétarien. Par suite d'un processus historique, que je qualifierai en première approximation de « dégénérescence » graduelle, l'Etat russe a perdu toujours davantage de ses traits révolutionnaires et prolétariens. Et, vu l'ampleur de son évolution vers le totalitarisme, il a souvent anticipé les caractéristiques de type fasciste propres aux Etats ouvertement contre-révolutionnaires d'Europe et d'Asie. Aujourd'hui même, les châtiments infligés en Russie pour la plus légère dérogation au modèle obligatoire de conduite et d'opinion excèdent en violence les mesures frappant le non-conformisme soit en Italie fasciste, soit en Allemagne nazie. Sur le plan international, le nouvel Etat soviétique a participé de plus en plus au jeu de la politique impérialiste, aux alliances militaires avec certains groupes d'Etats bourgeois contre d'autres groupes d'Etats bourgeois, et contribué autant qu'il le pouvait à ce qu'il est convenu d'appeler, dans le langage on ne peut plus fourbe de la diplomatie 180

L'Etat et la contre-révolution bourgeoise moderne, les progrès de la « paix », de la « sécurité collective » et de la « non-intervention ». Dès lors, la bureaucratie dirigeante de l'Etat prétendument ouvrier s'est trouvée prise sans rémission dans l'engrenage contre-révolutionnaire de la politique européenne. Dans les conditions grandement changées de la lutte de classe à l'heure actuelle, ce que Lénine disait, en préface à sa brochure d'août 1917 sur l'Etat et la Révolution, de l'importance particulière de la question de l'Etat, au point de vue théorique comme au point de vue politique pratique, présente un intérêt redoublé. La guerre impérialiste et ses séquelles ont accéléré et accentué de façon considérable tant la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d'Etat, que l'oppression monstrueuse des masses laborieuses par l'Etat qui se confond toujours plus étroitement avec les tout-puissants cartels capitalistes. Les effets de ce développement, qu'on aurait pu croire provisoires et liés à l'état de guerre, se sont révélés être durables et, en vérité, un caractère normal du capitalisme actuel. On ne saurait aujourd'hui mettre en doute la nature permanente du processus, décrit par Lénine il y a vingt ans, en vertu duquel « les pays les plus avancés se transforment en bagnes militaires pour les travailleurs ». Pourtant, en raison de la contre-révolution présente, il ne suffit en aucune façon, à l'heure actuelle, de répéter simplement les assertions vigoureuses au moyen desquelles le Lénine de 1917 mettait au point la théorie marxiste révolutionnaire de l'Etat et le rapport de la révolution prolétarienne à l'Etat. Il est singulier de voir aujourd'hui les trotskystes s'en référer aux « formulations magnifiques de Lénine » comme à un ouvrage rédigé à la veille de la révolution d'Octobre « pour expliquer la signification de la démocratie ouvrière aux masses non seulement de Russie mais encore du monde entier, et en vue de l'avenir (afin de les guider si jamais les bolcheviks n'arrivaient pas cette fois-là à remplir leur but) ». Tel ne fut jamais le but de ce traducteur en action de la théorie marxienne traditionnelle. Lorsque l'ouverture de la crise politique vint l'« empêcher » de conclure son travail théorique, Lénine s'empressa d'ajouter à sa brochure cette remarque exultante qu'il « est plus agréable et utile de faire l'"expérience de la révolution" que d'écrire à son sujet ».

181

3.

Aujourd'hui la situation globale s'est profondément modifiée. Il ne s'agit plus de perpétuer, dans l'irréelle sphère idéologique, la philosophie matérialiste et intégralement pratique de l'Etat révolutionnaire telle que Marx l'élabora et que Lénine l'énonça de nouveau. A ce compte, on pourrait tout aussi bien philosopher avec Platon sur la forme la plus parfaite de l'Etat idéal et sur la mesure dans laquelle l'empire contre-révolutionnaire de Hitler constitue l'authentique réalisation terrestre du sublime rêve platonicien : le passage de la démocratie falsifiée à « la noble tyrannie qui l'emporte sur toutes les autres [formes de gouvernement], quatrième et dernière maladie de l'Etat' ». Le prolétariat russe et ses leaders bolcheviques eurent mille fois raison de « faire l'expérience » de la révolution en marche plutôt que de philosopher à son sujet. Mais aujourd'hui les travailleurs russes et non russes ne sauraient se borner à faire l'expérience de la contre-révolution en train de progresser régulièrement, sans s'efforcer par tous les moyens d'en interpréter la signification. Il leur faut trouver, en examinant à fond le passé, les causes à la fois objectives et subjectives de la victoire du capitalisme d'Etat fasciste. Il leur faut étudier avec soin son développement afin de découvrir les formes anciennes et nouvelles de contradictions et d'antagonismes que celui-ci fait apparaître. Enfin, il leur faut trouver les moyens pratiques de résister, en tant que classe, aux empiétements renouvelés de la contrerévolution, avant de passer de la résistance active à une contreoffensive plus active encore qui aura pour but de faire voler en éclats et la forme la plus récente de l'Etat capitaliste, et le principe général de l'exploitation inhérent à toutes les formes anciennes et nouvelles de la société bourgeoise et de son pouvoir d'Etat. L'impératif de l'heure, c'est donc, avant toutes choses, une analyse détaillée et complète des phases nouvelles qu'il revient à la théorie générale de l'Etat d'approfondir face à la contrerévolution actuelle. Il n'est pas douteux que cette tâche particulière a jusqu'ici été négligée à peu près totalement. Cela reste vrai malgré l'oeuvre énorme accomplie dans ce domaine par Marx, Engels et leurs disciples les plus conséquents jusqu'à 1. Platon, La République, livre VIII, 544c. 182

L'Etat et la contre-révolution Luxemburg, Lénine et Trotsky, d'un côté, et par Bakounine, Proudhon et les porte-parole subséquents de l'anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire, de l'autre. 4. Bien entendu, il serait inutile de procéder à une investigation spécifique de l'Etat contre-révolutionnaire si l'on admettait les généralisations par trop absolues des anarchistes, selon lesquelles tout Etat, y compris l'Etat ouvrier issu d'une révolution prolétarienne, est en tout temps, de par sa nature même, opposé aux buts du prolétariat. Ce principe abstrait ne devait nullement empêcher le grand penseur prolétarien Proudhon de saluer, dans le coup d'Etat du 2 décembre 1851, une victoire historique de la révolution sociale. Quiconque se penche rétrospectivement sur la manière dont, après l'écrasement de la révolution française de 1848, cette contrerévolution d'un type voisin du fascisme fit pour la première fois son entrée dans l'histoire, sera frappé par la ressemblance que les récentes allégations, concernant Hitler et Mussolini, de penseurs réputés progressistes et révolutionnaires présentent avec les réactions immédiates au coup d'Etat de Louis-Napoléon, de toutes les écoles progressistes ou peu s'en faut, sans excepter Marx et Engels. De même qu'en apprenant la nouvelle, l'ancien ministre libéral, le modéré Guizot, s'écriait avec inquiétude : « C'est le triomphe complet et définitif du socialisme ! », de même Proudhon philosophait alors sur le thème de « la révolution sociale démontrée par le coup d'Etat du 2 décembre * ». Sachant pourtant combien Louis-Napoléon était personnellement inapte au rôle quasi révolutionnaire qu'il avait usurpé un court laps de temps, Marx lui-même s'abusa de façon exactement semblable. Témoin sa thèse paradoxale selon laquelle, cette fois, « ce n'est point par ses conquêtes tragi-comiques directes que le progrès révolutionnaire s'est frayé la voie, au contraire, c'est seulement en faisant surgir une contre-révolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire ». * Titre d'une brochure publiée à l'époque par Proudhon et figurant au tome VII de ses Œuvres complètes (Paris, 1868). 183

Marxisme et contre-révolution En vérité, il n'y a qu'un petit pas de cette façon de s'abuser qu'avait Marx (et, tout aussi bien, Guizot et Proudhon) à la singulière illusion nourrie en 1933, après l'arrivée de Hitler au pouvoir, par les communistes allemands et leurs maîtres russes. Ces derniers applaudirent à la victoire d'un fascisme avéré sur ce qu'ils avaient tenu jusqu'alors pour une forme déguisée, mais plus haïssable encore, de « social-fascisme », à savoir : la domination politique du parti social-démocrate dans l'Allemagne d'après-guerre. Persuadés que le nouveau gouvernement contrerévolutionnaire ne tarderait pas à s'effondrer et que la révolution prolétarienne allait lui succéder, ils exaltaient comme une « victoire du communisme » leur propre défaite — défaite de longue durée, soit dit entre parenthèses, affectant toutes les tendances progressistes d'Allemagne et même d'Europe. 5. Il semble à l'auteur de ces lignes que la méconnaissance manifeste de la nature particulière des événements contre-révolutionnaires, dont l'ancienne et la nouvelle école des marxistes firent montre l'une et l'autre en ces deux occasions, ne tient nullement à une simple question de personnes. Loin de là, elle est liée, de façon cachée, au caractère historique de la théorie marxienne de la révolution prolétarienne dans son ensemble, laquelle porte encore, à bien des égards, la marque de la théorie révolutionnaire bourgeoise, la marque du jacobinisme et du blanquisme *. Cela concerne en particulier les aspects politiques de la théorie de Marx, les doctrines marxiennes de la « révolution permanente » et de la « dictature du prolétariat » autant que la doctrine léninienne de la fonction dirigeante du parti politique avant, pendant et après la conquête de l'Etat bourgeois telle qu'on la trouve formulée dans la « Résolution sur le rôle du parti communiste dans la révolution prolétarienne » adoptée en 1920 par le ne congrès de l'Internationale communiste. * Voir à ce propos, de l'auteur : la discussion de « l'antagonisme du principe unitaire et du principe fédéral pendant la Révolution française », in Archiv für die Geschichte des Sozialismus (Leipzig), XV, 1930 ; deux essais sur la « Commune révolutionnaire », in Die Aktion (Berlin), XIX et XXI, 1929-1931 ; « Thèses sur Hegel » et « Thèses sur l'Etat fasciste », in Gegner (Berlin), 1932 ; et les passages ad hoc du récent Karl Marx, Londres et New York, 1938. 184

L'Etat et la contre-révolution Partant de là, il devient possible d'aborder de manière rationnelle ces questions qui, au cours des vingt dernières années, lancinèrent si douloureusement les meilleurs révolutionnaires marxistes qui avaient conscience des contradictions frappantes opposant l'existence ininterrompue de la prétendue dictature du prolétariat et la répression croissante, en Russie soviétique, de toutes les tendances prolétariennes et socialistes, et même des tendances démocratiques et progressistes les plus modestes : comment l'Etat ouvrier issu de la révolution de 1917 a-t-il pu se transformer lentement, sans « Thermidor » ni « Brumaire », d'un instrument de la révolution prolétarienne en un instrument de la contre-révolution européenne actuelle ? Quelle est la raison de la ressemblance étroite que la dictature communiste de Russie présente avec ses adversaires nominaux, les dictatures fascistes d'Italie ou d'Allemagne ? 6. Faute de pouvoir, dans les limites d'un court article, traiter en détail de l'aspect événementiel de ce développement historique, j'entends simplement retracer l'inquiétante ambiguïté qui fit qu'une dictature révolutionnaire se trouva, dès l'origine même, contenir en quelque sorte la possibilité de se voir métamorphosée un jour en un Etat contre-révolutionnaire, autant qu'une ambiguïté correspondante dans le sein de la théorie de Marx. S'il est vrai que les concepts politiques du marxisme procèdent de la grande tradition de la révolution bourgeoise et que le cordon ombilical les rattachant aux concepts jacobins ne fut jamais coupé, il semble moins paradoxal que l'Etat révolutionnaire marxiste, à son stade présent de développement, puisse refléter ce processus historique de décomposition en vertu de quoi les sections dirigeantes de la bourgeoisie abandonnent, dans chaque pays d'Europe, leurs idéaux politiques d'autrefois. Il cesse d'être inconcevable que l'Etat russe, dans sa structure actuelle, puisse servir de puissant levier à la fascisation de l'Europe. Pourtant, cette ambiguïté inhérente aux doctrines politiques de Marx ne referme en soi rien de plus qu'une virtualité, abstraite, de dégradation radicale. De même que, selon le principe marxien, la révolution prolétarienne n'est pas exclusivement, essentiellement voire, l'action consciemment voulue de groupes, de partis 185

Marxisme et contre-révolution ou même de « classes » isolés, de même la contre-révolution capitaliste actuelle est essentiellement le fruit d'un développement social objectif, quoique — cela va sans dire — ni une action révolutionnaire ni une action contre-révolutionnaire ne s'ensuivra forcément du seul fait que la situation économique la rend possible. On ne saurait donc trouver l'origine réelle du passage effectif de l'Etat ouvrier révolutionnaire de Russie au régime contre-révolutionnaire actuel dans aucune des particularités de sa forme politique, serait-ce dans le principe de la « dictature révolutionnaire » lui-même ou, tout aussi bien d'ailleurs, dans celui de la dictature d'un parti (unique) par opposition à une dictature des soviets révolutionnaires ou de la « classe » prolétarienne dans son ensemble. Il faut au contraire chercher la cause de cette métamorphose graduelle de la superstructure politique dans le développement économique sousjacent des forces de classe. Suivant cette conception matérialiste, il n'y a pas à s'étonner de ce que l'Etat ouvrier russe n'ait pu conserver son caractère prolétarien originel dès lors qu'après l'anéantissement de tous les mouvements révolutionnaires à l'extérieur de la Russie il eut été converti en courroie de transmission pure et simple, par le biais de laquelle l'économie capitaliste mondiale vint freiner, puis réduire à néant, les débuts extrêmement fragiles de l'économie véritablement socialiste qui s'édifia dans le pays au cours de la période 1918-1919 dite du communisme de guerre. L'étonnant, en vérité, réside dans le fait que les éléments censés être antibourgeois de l'Etat russe, et destinés à sauvegarder le contenu prolétarien de la société révolutionnaire, aient pu justement (en même temps que les « nouveaux » Etats contre-révolutionnaires taillés sur le patron même de la « dictature » russe) servir d'instruments pour autre chose encore que pour renverser la marche de la transformation révolutionnaire du cadre traditionnel de la société européenne. « Though this be madness, yet there's method in itl.» Résoudre ce problème confondant au moyen d'une investigation matérialiste désabusée, telle est l'une des tâches principales de l'analyse marxiste. En l'entreprenant, nous pouvons nous attendre, à l'instar de Hobbes (quand il retraçait dans Behemoth l'histoire de la révolution et de la contre-révolution 1. « De la folie, mais qui ne manque pas de méthode », Shakespeare, Hamiet, II, 2 (trad. Y. Bonnefoy). 186

L'Etat et la contre-révolution anglaises de 1640-1660), à ce que nous aussi, considérant les vingt dernières années de développement historique comme il le faisait du haut de la Devil's Mountain, nous ayons « une perspective de toutes les sortes d'injustice et de toutes les sortes de folie que le monde puisse offrir, et de la manière dont elles s'engendrent par un déchaînement d'hypocrisie et de fatuité, où la folie de l'un est double iniquité et celle de l'autre double folie », mais, en même temps, à comprendre à fond les actions qui se déroulèrent alors et à les comprendre dans « leurs causes, prétentions, justice, ordre, artifice et résultat ». Deux ans après, Korsch reprenait sous une forme remaniée la section 4 de l'essai ci-dessus 1. Citant derechef le passage des Luttes de classes en France où Marx faisait de la contre-révolution bonapartiste un facteur appelé à transformer le « parti de la subversion » en un « parti vraiment révolutionnaire », il poursuivait en ces termes sa recherche d'une au moins des « causes subjectives » de la victoire fasciste en Allemagne et en Europe : Même après cet événement fatidique [le coup d'Etat du 2 décembre], il [Marx] réaffirma de la manière la plus catégorique sa conviction selon laquelle « le renversement de la répu1. K., « The Fascist Counter-Revolution n, Living Marxism, V, 2, fin 1940, p. 29-37, et discussion p. 37-41. (Traduit ici de la page 30 à la page 34; cf. aussi infra, p. 206-207.) 2. K. Marx, Les Luttes de classes en France, Paris, 1946, p. 25. Préfaçant bien plus tard (1895) ce recueil d'articles publiés en 1850 dans la Nouvelle Gazette rhénane, Engels reconnaissait : « L'histoire nous a donné tort » en ce sens « qu'elle a montré clairement que l'état du développement économique sur le continent était encore alors bien loin d'être mûr pour la suppression de la production capitaliste. » (Ibid., p. 12.) Il est bon de noter qu'Engels recourait en 1851 au même schéma « dialectique » quand il écrivait à propos de l'échec des révolutions allemandes de février et de mars 1848: « Tout le monde sait aujourd'hui que tout mouvement révolutionnaire a sa source profonde dans quelque aspiration sociale, dont des institutions surannées empêchent la réalisation. Il se peut que cette aspiration ne soit ni assez intense, ni assez générale chez tous les individus, pour s'assurer le succès immédiat ; mais toute tentative de répression violente ne fait que la renforcer de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle brise enfin ses entraves. » (F. Engels, Révolution et Contre-Révolution en Allemagne [trad. J. Molitor], Paris, 1933, p. 2.) 187

Marxisme et contre-révolution blique parlementaire contient en germe le triomphe de la révolution prolétarienne ». Les communistes allemands et leurs maîtres russes ne disaient pas autre chose quatre-vingts ans plus tard, quand ils saluaient dans l'avènement du nazisme en Allemagne « une victoire du communisme révolutionnaire 2 ». Cette attitude ambiguë de Proudhon et de Marx envers la contre-révolution devait se retrouver dix ans après chez Ferdinand Lassalle, proche disciple de Marx sur le plan théorique et, à l'époque, principal leader du mouvement socialiste qui allait grandissant en Allemagne. Lassalle était tout disposé à coopérer avec Bismarck au moment où cet homme d'Etat sans scrupules caressait l'idée de gagner les travailleurs à ses visées impérialistes grâce à l'adoption factice du suffrage universel et de certaines autres mesures empruntées à la révolution de 1848 et au second Empire. Il ne vécut pas assez longtemps pour voir Bismarck, ayant définitivement vaincu les libéraux et le parti catholique ultramontain, revenir à son vieux rêve de mise en vigueur d'un « socialisme conservateur » lié à la répression et persécution impitoyables de tous les mouvements ouvriers authentiquement socialistes. Inutile de s'attarder ici sur la conversion massive, pendant et après la Première Guerre mondiale, des internationalistes au nationalisme, et sur la métamorphose des parlementaires socialistes prolétariens en parlementaires démocrates bourgeois. D'ex-marxistes, tels que Paul Lensch, allèrent jusqu'à présenter la guerre du Kaiser comme la réalisation indiscutable des aspirations à la révolution socialiste, et la volte-face du parti socialdémocrate comme une « révolutionnarisation des révolutionnaires ». On vit une fraction « national-bolcheviste » s'affirmer au sein du parti communiste allemand bien avant la naissance du parti national-socialiste de Hitler 3. Et l'alliance, conclue en 1. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. (K.) (Trad. française, Paris, 1969, p. 124.) 2. Cf. infra, p. 194. 3. Il s'agit de la tendance Laufenberg-Wolfheim, de Hambourg, qui, dès la fin de 1918 (le NSDAP hitlérien fut fondé en 1920), se prononçait pour « un seul Reich prolétarien, du Rhin au Pacifique », la « guerre révolutionnaire contre les démocraties bourgeoises », une coopération active avec les officiers nationalistes extrémistes, etc. Désavouée par Moscou, cette tendance fut en octobre 1919 exclue du KPD (qui adopta pourtant une ligne outrageusement chauvine en 1923, préfigurant ainsi les débordements de zèle patriotique des divers PC, de 1930 à ce jour), en même temps que les « gauchistes » du

KAPD, puis, quelques mois plus tard, du KAPD lui-même. 188

L'Etat et la contre-révolution août 1939 « sérieusement et pour longtemps » entre Hitler et Staline, n'avait rien de nouveau aux yeux de quiconque a suivi, au cours des vingt dernières années, l'évolution historique des rapports de la Russie soviétique avec l'Allemagne impériale, puis républicaine, et enfin hitlérienne. Le traité de Moscou de 1939 n'avait-il pas été précédé par les traités de Rapallo en 1920 et de Berlin en 1926 1 ? Mussolini multipliait depuis des années déjà les professions de foi fascistes, que Lénine en était encore à tancer les communistes italiens qui n'avaient pas su enrôler au service de la cause révolutionnaire cette personnalité au dynamisme si précieux 2. Dès 1917, lors des négociations de Brest-Litovsk, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht s'étaient rendus compte du redoutable danger qui menaçait de ce côté-là la révolution prolétarienne. Ils ne se lassaient pas alors de répéter qu'a un socialisme russe appuyé sur les réactionnaires baïonnettes prussiennes serait la pire chose qui pourrait encore arriver au mouvement ouvrier révolutionnaire ' ». Il ressort de ce rappel historique qu'il y a incontestablement quelque chose d'erroné dans la théorie marxiste traditionnelle et dans sa mise en pratique. Aujourd'hui plus qu'à tout autre moment de l'histoire, il est hors de doute que l'analyse par Marx du fonctionnement du mode de production capitaliste et de son développement est fondamentalement juste. Tout se passe pourtant comme si la théorie marxiste, sous la forme où elle a été professée jusqu'ici, était incapable de traiter des nouveaux problèmes qui viennent à se poser dans le cadre d'un développement contre-révolutionnaire non pas simplement for1. Lors du débat de ratification du pacte de non-agression germanorusse au Reichstag (10.6.1926), Korsch, opposant déclaré, donna lecture de l'article de Rosa Luxemburg cité ci-dessous. 2. Aussi bien, Lénine n'hésitait pas à qualifier de « révolutionnaire » un Gabriele D'Annunzio, ce national-socialiste qui, pour rival qu'il fût (à l'époque) de Mussolini, n'en était pas moins l'un des principaux inspirateurs du futur duce (cf. A. Rossi [A. Tasca], la Naissance du fascisme, Paris, 1938, p. 73). 3. Cf., par exemple, R. Luxemburg : « Une révolution socialiste fondée sur les baïonnettes allemandes, une dictature prolétarienne sous la juridiction protectrice de l'impérialisme allemand — voilà qui serait pour nous un spectacle d'une monstruosité inégalée » (« la Tragédie russe » (sept. 1917), in Œuvres II (éd. C. Weill), Paris, 1969, p. 51) ; K. Liebknecht : « Il est intolérable de penser que la Russie révolutionnaire, le prolétariat russe, les socialistes russes doivent se charger [de conclure une paix séparée avec l'impérialisme allemand]. » (Lettre à Sophie Liebknecht (déc. 1917), in K. Liebknecht, Militarisme, Guerre, Révolution [éd. C. Weill], Paris, 1970, p. 188.) 189

Marxisme et contre-révolution tuit et passager, mais profondément enraciné, un développement généralisé et durable. Le défaut majeur du concept marxien de contre-révolution a pour origine le fait que son auteur ne voyait pas (et, eu égard à son expérience historique, ne pouvait pas voir) dans la contrerévolution une phase normale du développement de la société. A l'instar des bourgeois libéraux, Marx se la représentait sous l'aspect d'une perturbation « anormale » et toute provisoire, subie par un développement normal et progressiste. (De la même façon, les pacifistes persistent à tenir la guerre pour une interruption anormale d'un état de paix normal, et, jusqu'à ces derniers temps, médecins et psychiatres tenaient la maladie, plus particulièrement les troubles de l'esprit, pour un état anormal de l'organisme.) Toutefois il existe entre la manière dont Marx abordait le problème et celle du bourgeois libéral typique une différence de taille : ils partaient l'un et l'autre d'une conception totalement opposée de ce qu'est un état normal. Le bourgeois libéral considère la situation actuelle, ou du moins ses caractéristiques fondamentales, comme l'ordre normal des choses, et tout changement radical comme une interruption anormale de cet ordre. Il importe peu à ses yeux que cette perturbation des conditions normales soit consécutive à l'intervention ou bien d'un mouvement authentiquement progressiste, ou bien d'un mouvement réactionnaire cherchant à couper l'herbe sous le pied à la révolution pour la prévenir. La contrerévolution l'effraie autant que la révolution, en raison justement de sa ressemblance avec cette dernière. Voilà pourquoi Guizot qualifiait le coup d'Etat de « triomphe complet et définitif du socialisme », et voilà pourquoi, également, Hermann Rauschning fait aujourd'hui de l'avènement de l'hitlérisme « une révolution du nihilisme 1 D. La théorie de Marx possède une supériorité marquée sur le concept bourgeois. Elle conçoit la révolution comme un processus tout à fait normal. Certains des meilleurs d'entre les marxistes, dont Marx lui-même et Lénine, allaient même parfois jusqu'à dire que la révolution est le seul état normal de la société. Tel est le cas, en effet, dans le cadre des conditions historiques objectives que Marx énonçait si lucidement dans sa préface à la Critique de l'économie politique. 1. Rauschning, un ancien nazi revenu à des sentiments démocratiques, avait publié un ouvrage portant ce titre. 190

L'Etat et la contre-révolution Toutefois Marx ne devait pas appliquer ce même principe objectif et historique au processus de la contre-révolution, qu'il ne connaissait que sous une forme encore embryonnaire. Par voie de conséquence, il ne vit pas, et la plupart des gens ne le voient pas de nos jours, que des développements contre-révolutionnaires aussi considérables que ceux du fascisme et du nazisme actuels, nonobstant les méthodes révolutionnaires violentes de ceux-ci, ressortissent à l'évolution bien plus qu'à un processus authentiquement révolutionnaire. Il est vrai que, dans leurs propos comme dans leur propagande, Hitler et Mussolini s'en sont pris avant tout au marxisme et au communisme révolutionnaires. Il est non moins vrai qu'avant de prendre le pouvoir et par la suite ils s'efforcèrent d'extirper de la classe ouvrière, par les moyens les plus violents, toute tendance marxiste. Tel n'était pas cependant le contenu principal de la contre-révolution fasciste. Dans ses résultats effectifs, la tentative fasciste visant à rénover et à transformer l'état traditionnel de la société n'offre aucune alternative à la solution radicale que les communistes révolutionnaires préconisent. Loin de là, la contre-révolution fasciste a tâché de se substituer aux partis et aux syndicats socialistes réformistes et, sur ce plan, a remporté un très large succès. La loi de la contre-révolution fasciste pleinement développée de notre temps peut s'énoncer comme suit : après la défaite complète des forces révolutionnaires, la contre-révolution fasciste essaie d'accomplir à l'aide de nouvelles méthodes révolutionnaires, et sous une forme grandement différente, les tâches sociales et politiques que les partis et les syndicats dits réformistes avaient promis d'exécuter sans pouvoir y parvenir dans les conditions historiques données. Une révolution se produit non à un point arbitraire du développement social, mais seulement à un stade déterminé de celui-ci. « A un certain degré de leur développement les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors (...). Hier encore forme de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors s'ouvre une ère de révolution sociale. » Et Marx de renchérir, en exagérant même dans une certaine mesure, sur le principe objectiviste de sa théorie selon laquelle : « jamais une formation sociale ne disparaît avant que soient développées toutes les forces pro191

Marxisme et contre-révolution ductives qu'elle est assez large pour contenir 1 ». Tout cela est parfaitement exact concernant ce à quoi il s'applique. Nous avons tous pu voir le socialisme évolutionniste arriver au bout de son rouleau. Nous avons vu l'ancien système capitaliste à base de libre concurrence, et l'ensemble de sa vaste superstructure politique et idéologique, acculés à la dépression et à la décadence chroniques. Dès lors, tout portait à croire qu'il n'existait plus d'autre issue que le passage à une autre forme de société, notablement plus développée, qui s'ensuivrait de la révolution sociale de la classe prolétarienne. Cependant, les vingt dernières années de développement historique ont montré qu'il existait encore une autre issue. Le soin d'assurer le passage à un type nouveau de société capitaliste, que les méthodes démocratiques et pacifiques du socialisme et du syndicalisme traditionnels ne permettaient plus de réaliser désormais, revint à un mouvement contre-révolutionnaire et antiprolétarien, mais pourtant objectivement progressiste et idéologiquement plébéien et anticapitaliste, qui avait su tirer parti des moyens illimités, mis au point au cours des révolutions précédentes, pour remplir ses buts évolutionnistes restreints. (Plus particulièrement, Hitler et Mussolini s'instruisirent beaucoup, l'un comme l'autre, à l'école du bolchevisme russe.) On s'aperçoit donc que l'évolution de la société capitaliste n'avait pas encore atteint ses limites ultimes, alors que les classes dirigeantes et les socialistes réformistes — qui s'étaient d'eux-mêmes institués « médecins au chevet du capitalisme malade 2 » avaient atteint celles de leurs possibilités évolutionnistes. La phase des réformes démocratiques et pacifiques fut suivie par une autre 1. On a reconnu les formules fameuses de la préface de la Critique de l'économie politique de 1859, exposées et critiquées par K. in Karl Marx, p. 187-193. 2. Allusion à un discours significatif, et resté fameux, de Fritz Tarnow, député au Reichstag et leader du syndicat du bois, au dernier congrès pré-hitlérien de la social-démocratie allemande : « Est-ce que nous nous tenons au chevet du capitalisme malade en qualité de diagnosticiens, voire de médecins qui cherchent à guérir ? Ou de joyeux héritiers qui supportent mal l'attente et seraient même tout disposés à l'abréger en recourant au poison (...) ? Il me semble que nous sommes voués à être le médecin qui cherche vraiment à guérir autant qu'à garder le sentiment d'être des héritiers qui préféreraient mettre la main sur tout l'héritage du système capitaliste aujourd'hui plutôt que demain. » (F. Tarnow, in Sozialdemokratischer Parteitag in Leipzig, Berlin, 1931, p. 45.) Une métaphore qui pourrait bien, de nos jours encore, servir à résumer certain « programme commun » ! 192

L'Etat et la contre-révolution phase de développement, celle de la transformation fasciste, révolutionnaire dans la forme politique, mais évolutionniste dans le contenu social objectif. La raison décisive pour laquelle la formation sociale capitaliste ne disparut pas après son effondrement lors de la dernière guerre, c'est que les ouvriers ne firent pas leur révolution. « Le fascisme, a dit l'un de ses ennemis déclarés, est une contrerévolution visant une révolution qui n'eut jamais lieu *. » Loin de disparaître, la société capitaliste entra dans une phase nouvelle, sous le régime contre-révolutionnaire du fascisme, et parce qu'elle n'avait pas été anéantie par une révolution ouvrière victorieuse, et parce qu'elle n'avait pas, en fait, développé toutes les forces de production. Prémisses objectives et prémisses subjectives revêtent une importance égale en ce qui concerne l'épilogue contre-révolutionnaire. De ce point de vue, il faut renoncer purement et simplement à toutes ces illusions confortables sur la signification révolutionnaire cachée d'une victoire provisoire de la contre-révolution, que les marxistes d'autrefois et de naguère ont trop fréquemment nourries. Dès lors que la contre-révolution ne se rattache qu'extérieurement et superficiellement, par ses procédés, à une révolution sociale, mais se rattache bien plus étroitement, dans son contenu effectif, à l'évolution d'un système social donné, et constitue en fait une phase particulière de cette évolution sociale, on ne peut la considérer comme une révolution déguisée. Rien, absolument rien, ne permet d'y voir soit un prélude immédiat à la révolution authentique, soit une phase intrinsèque du processus révolutionnaire lui-même. Elle s'avère une phase particulière du processus global de développement, une phase qui, sans être inévitable comme la révolution, devient pourtant une étape inévitable dans le cadre du développement propre à une société donnée dans certaines conditions historiques. A ce jour, sa forme la plus complète et notable n'est autre que la rénovation et transformation fasciste de l'Europe, laquelle, dans son aspect économique de base, se révèle faire la transition de la forme privée et anarchique du capitalisme concurrentiel à un système de capitalisme monopoliste ou de capitalisme d'Etat planifié et organisé.

* I. Silone, L'Ecole des dictateurs, 1938. 193

Marxisme et contre-révolution Ayant ainsi laissé à Korsch lui-même le soin de commenter et développer sa pensée, il est bon de s'attarder un peu sur une question d'ordre historique. En effet, il est assez rare d'entendre rappeler de nos jours que les leaders des PC du monde entier ont très sincèrement, à la quasi unanimité, considéré l'avènement du nazisme comme « une victoire du communisme révolutionnaire », pour reprendre l'assertion de Karl Korsch, à peine excessive dans la forme et parfaitement justifiée dans le fond. On en jugera par ces quelques exemples qu'il serait facile de multiplier. Avant la prise du pouvoir par Hitler, lors du 126 plénum du comité exécutif élargi (CEE) de l'Internationale communiste (IC) au début de septembre 1932, Manuilsky, l'un des dirigeants de fait dudit Exécutif où il servait de porteparole à Staline, faisait en ces termes référence à l'attitude de Marx au lendemain du Deux-Décembre : « Les partis n'organisent pas la guerre civile quand il n'y a pas d'ennemis à combattre, quand les éléments de cette guerre ne se trouvent pas dans l'ambiance. (...) C'est cette lutte des forces antagonistes qui est la maturation des éléments de la révolution et de la contre-révolution recelés dans la situation actuelle d'une instabilité exceptionnelle. Marx a dit avec raison : "Le parti de la révolution soude le parti de la réaction" '. » Un an plus tôt, Hermann Remmele, chef de la fraction « dure » du KPD dont il était l'une des sommités, résumait le sentiment du Parti le jour d'octobre 1931 où il proclamait au Reichstag : « Une fois les nazis au pouvoir, le front unique du prolétariat se réalisera et fera place nette. (...) Les fascistes ne nous font pas peur. Ils arriveront au bout de leur rouleau plus vite que tout autre gouvernement 2 . » Et, « une fois les nazis au pouvoir », le présidium du CE de l'IC rendait publique le Pr avril 1933 une résolution prédisant : « Malgré le terrorisme fasciste, l'essor révolutionnaire va s'amplifier inévitablement. Les masses seront de plus en plus obligées de se défendre contre le fascisme. L'institution de la dictature fasciste manifeste, qui réduit à néant les illusions démocratiques des masses et soustrait les masses à l'influence de la 1. Cf. l'Internationale communiste, 20, 15.10.1932, p. 948. 2. Cité par E. Anderson, op. cit., p. 144. 194

L'Etat et la contre-révolution social-démocratie, accélère la marche de l'Allemagne à la révolution prolétarienne 1. » Aussi bien l'idée qu'une dictature fasciste, agissant en force objective, pousse les ouvriers à se dresser en masse contre elle, était déjà présente chez Lénine qui, en 1922, une quinzaine de jours avant la triomphale « marche sur Rome » de Mussolini, exprimait l'espoir que « peut-être les fascistes d'Italie, par exemple, nous rendront un signalé service en montrant aux Italiens qu'ils ne sont pas suffisamment éclairés et que leur pays n'est pas encore garanti des Cent-Noirs 2 ». Idée plus marquée encore chez Zinoviev, le grand patron de la HP Internationale, qui, à la même occasion (IV« Congrès de l'IC), affectait de se demander « ce qui se passe actuellement en Italie : un coup d'Etat ou une comédie ? », pour répondre avec suffisance : « Peutêtre les deux à la fois. Dans quelques mois, la situation tournera à l'avantage de la classe ouvrière ; pour le moment, c'est un coup d'Etat sérieux, une véritable contrerévolution'. » Au nombre des motivations tactiques de cet optimisme imprudent figurait en bonne place le Konkurrenzkampf, la rivalité avec les formations ouvrières traditionnelles. C'est ainsi que Boukharine déclarait au Ve Congrès de l'IC : « Nous sommes convaincus que l'exaspération de la lutte de classe finira par scinder les partis opportunistes et qu'une partie viendra vers nous 4. » Certitude plus répandue encore au début des années trente', alors que la social1. Publiée in Rundschau über Politik, Wirtschaft und Arbeiterbewegung, 3, 1934, p. 1869. 2. Lénine, CEuvres, t. XXXIII, p. 444. 3. La Correspondance internationale, II, 25, 28.11.1922, p. 4. (Bordiga, chef du parti italien vaincu, se disait toutefois « un peu plus pessimiste en ce qui concerne l'avenir prochain de la révolution » ; id., p. 7.) 4. Ibid., IV, 53, 5.8.1924, p. 551. 5. Cet aspect, comme une foule d'autres, échappe totalement à Nicos Poulantzas qui, dans Fascisme et Dictature (Paris, 1970), attribue une responsabilité notable dans les catastrophes de 1922 et de

1933 à la « stratégie erronée » des PC opposés à toute alliance avec la social-démocratie. Ce qui • ne l'empêche pas de blâmer le « légalisme » du KPD, ses « illusions électorales », etc. Comme si l'alliance en question n'aurait pas accru encore, s'il se pouvait, tout cela ! Comme si « la neutralisation et la passivité de la classe ouvrière »

avaient été seulement consécutives à l'avènement de Hitler (p. 206), 195

Marxisme et contre-révolution démocratie se révélait être en perte de vitesse, du moins à juger d'après les résultats électoraux. Intégrés par mille canaux aux structures administratives du pays, le parti et les syndicats socialistes ne songeaient qu'à sauvegarder l'acquis : les lois sociales, protectrices de la base ouvrière et nourricières du sommet bureaucratique, et la constitution démocratique. Pas question de laisser des actions « irresponsables » compromettre cet acquis. Immobilisme que les dirigeants justifiaient en invoquant, par exemple, « l'évolution économiquement déterminée qui ramènera tout dans le droit chemin 1 ». Mais l'immobilisme, consubstantiel à un certain mode d'organisation, n'est pas rentable en temps de crise — même provisoire de régime (témoin la situation du PCF après mai 1958 et après mai 1968). Au-delà des motivations tactiques se trouve cependant un principe qui affleure non seulement chez le Marx et le Proudhon de la mi-xixe siècle, mais encore chez nombre d'autres théoriciens prolétaires isolés, ainsi Sorel qui l'exprimait à sa manière : « Le jour où les patrons s'apercevront qu'ils n'ont rien à gagner par les oeuvres de paix sociale ou par la démocratie (...), il y a quelque chance pour qu'ils retrouvent une partie de leur énergie (...). La séparation des classes étant mieux accusée, le mouvement aura des chances de se produire avec plus de régularité qu'aujourd'hui 2 . » Depuis lors, l'expérience historique a montré que l'énergie nouvelle des classes dominantes procédait de l'écrasement des classes dominées ou, plutôt, de leur fraction active, et que la contre-révolution, loin de se borner à la répression, osait reprendre à son compte le programme de réformes sociales de ses adversaires légalistes. On vit de la sorte le régime nazi substituer aux « conventions collectives modernes », et au « marché libre du travail » ainsi modifié, un système nouveau fondé « partie non le fruit de dizaines d'années de pratique institutionnalisée du dialogue entre les classes ! 1.Breitscheid, président de la fraction parlementaire socialiste du Reichstag, cité par E. Matthias, « Die SPD », in Das Ende der Parteien, 1933, Dusseldorf, 1960, p. 161. 2. G. Sorel, Réflexions sur la violence, p. 118 sqq. 196

L'Etat et la contre-révolution sur la fixation "libre" des conditions de travail par contrat individuel, partie sur la réglementation d'autorité de ces conditions par le chef d'entreprise au niveau des entreprises individuelles, et par un mandataire d'Etat à celui des "groupements d'entreprises" 1 ». Accentuant une rupture déjà largement amorcée avec la pratique libérale, il éleva la composante « administrée » du salaire relativement à la composante directement perçue par le travailleur, dont la sécurité accrue avait ainsi pour contrepartie une dépendance également accrue envers l'Etat et ses divers organes d'encadrement des forces de travail, en premier lieu, les syndicats verticaux — patrons, cadres et travailleurs confondus. Korsch le notait un jour, « il fallait s'attendre à ce que l'Etat, qui s'était révélé un instrument indispensable à la société des libres producteurs (capitalistes) même dans sa prime enfance, deviendrait un instrument plus important encore au service de la classe dirigeante, à l'époque de son plein développement 2 ». Mais cela ne s'oppose nullement au fait que la forme nouvelle de cet instrument devait énormément au modèle soviétique — y compris le terrorisme anti-ouvrier — que les bolcheviques russes ont souvent déclaré expressément avoir emprunté au capitalisme monopoliste et au « socialisme de guerre » allemand '. Ce fut donc à l'aide de mesures « socialistes d'Etat », appelées à être imitées partout dans les pays industriels, que le national-socialisme réussit le premier à établir le plein-emploi — vraiment un « exploit stupéfiant » à l'époque ! — autant qu'à développer considérablement des systèmes d'assurances sociales et de retraites, alors réputés, à juste titre, les meilleurs du monde. La social-démocratie n'avait pas promis autre chose aux travailleurs comme tels, mais avait été incapable de tenir ses promesses. Isolés, les théoriciens prolétaires du xixe siècle char1. Cf. l'analyse minutieuse que Korsch donna, en juriste informé, de la loi du 24.1.1934 sur la « mise en ordre du travail national » édictée le ler mai de la même année par le Führer ; Rdtekorrespondenz, 6, nov. 1934, p. 2. 2. Cf. « The Structure and Practice of Totalitarianism », art. cité, p. 48. 3. Cf. la Catastrophe imminente et les moyens de la conjurer de Lénine (1917) ; Terrorisme et Communisme de Trotsky (1920), etc. 197

Marxisme et contre-révolution geaient la catastrophe économique ou politique d'oeuvrer au lieu et place d'une action de classe, ou vaincue, ou en gestation. Mais quand, au siècle suivant, les partis communistes des pays démocratiques d'Europe en faisaient autant, ils rendaient ainsi manifestes les étroites limites imparties à leur rôle historique. Le bon usage de la catastrophe, jacobins et bolcheviks, et aussi communards et spartakistes, en ont fait la démonstration pratique par leur volonté d'action violente. « Oser lutter » est un mot d'ordre commun à la révolution bourgeoise et à la « révolution prolétarienne ». En période catastrophique, le capital ne tolère pas l'inaction ; ne pas oser n'avance à rien : un jour, tôt ou tard, il faudra payer cette apathie d'une étendue de sang et d'horreurs dont la contre-révolution fasciste a prouvé qu'elle pouvait être infinie. En faisant ressortir les insuffisances du concept marxien de contre-révolution, Korsch s'efforçait en même temps d'y remédier. On y reviendra plus loin. En outre, il frappait par ricochet les théories de la « nouvelle classe », de la managerial revolution, qui prenaient alors leur essor et qui — avec James Burnham par exemple — prêtaient un caractère intrinsèquement, ou objectivement, révolutionnaire au fascisme et au stalinisme. Mais c'est encore et toujours, au-delà des ambiguïtés doctrinales, à l'attitude d'attente passive que Korsch s'en prenait décidément.

CHAPITRE XI

FASCISME-DÉMOCRATIE, MÊME COMBAT

Maintenant qu'en Europe l'ère du bourrage de crâne le plus éhonté de tous les temps semble toucher à sa fin et que l'épais voile idéologique couvrant les circonstances réelles de la dernière guerre mondiale commence en tout cas de s'effilocher, il est bon de rappeler qu'il a existé une conduite pratico-théorique autre que celle qui consistait à emboîter volontairement le pas au maître capitaliste d'hier, d'aujourd'hui ou de demain. On comprend que, même trente ans après, cette attitude autre reste frappée d'un tabou officiel ; mais le paradoxe, c'est qu'à l'époque les autorités en place ou en gestation ne manquaient pas une occasion de la vitupérer, sans cesser de la dire marginale. Militant isolé, Karl Korsch ne se souciait pas alors de lancer des mots d'ordre, fût-ce celui du « défaitisme révolutionnaire dans les deux camps ». (On trouvera plus loin les motifs théoriques de cette réserve.) Toutefois, malgré l'absence de toute perspective discernable de révolution prolétarienne internationale, il s'efforçait, avec les dérisoires moyens de publication dont il disposait, d'approfondir ses prises de position politiques. J'ai tenté, dans l'introduction de ce recuei11, de donner un aperçu rapide de ses méditations — rien moins que contemplatives — sur la courbe décrite par l'idéologie historienne bourgeoise et ses derniers états, voire sur les conditions éventuelles d' « une mise en oeuvre différente du savoir historique », en fonction de laquelle « l'histoire théorique finira par faire une avec ses applications pratiques aux tâches concrètes revenant aux individus associés dans le cadre d'une forme de société donnée 2 ». 1.Cf. ante, p. 49 sqq. 2. Cf. • Notes on History », art. cité, p. 9. 199

Marxisme et contre-révolution A un autre niveau toutefois, il continuait de peaufiner une analyse plus directement empirique « de la guerre mondiale entre les deux sections également capitalistes de cette grande puissance capitaliste une et la même qui régente le monde actuel, et de la division avérée de chacune des parties aux prises en factions mutuellement opposées ». Ces lignes sont tirées d'un article que Korsch consacrait au « combat ouvrier contre le fascisme », à l'heure où les dirigeants américains se préparaient à jeter le pays dans la guerre Pour des raisons d'espace, je ne pourrai en donner que des extraits relatifs à ce thème essentiel, et me bornerai à en résumer les thèses concernant l'évolution socio-économique des démocraties occidentales. Sans vouloir faire de nécessité vertu, il faut bien reconnaître d'ailleurs que ces thèses ne vont pas au-delà de la description de phénomènes alors tout récents encore, du moins à cette échelle. Mais cette nécessité n'est pas moins regrettable dans la mesure où l'article précité est le seul de la période couverte par notre recueil où Korsch traite le matériau statistique et la documentation socio-économique concrète. [Dès la première ligne, Korsch faisait cette constatation fondamentale :] La « démocratie » — nom dont la société capitaliste actuelle aime à parer son édifice traditionnel — poursuit une bataille de vaincu contre ses assaillants fascistes (nazisme allemand, Phalange espagnole, Garde de fer roumaine). Les travailleurs ne se mêlent de rien. Tout se passe comme s'ils reprenaient à leur compte ce que leurs devanciers, les ouvriers révolutionnaires du Paris de 1849, disaient du dernier acte de la lutte mettant aux prises les leaders d'une démocratie libérale, qui ne devait qu'à elle-même sa défaite, et Louis Bonaparte, le chef quasi fasciste d'un nouvel empire napoléonien. « C'est une affaire pour Messieurs les bourgeois », -disaient-ils (selon la version que Marx et Engels donnaient de leurs propos). Le fait historique que l'ennemi le pire et aussi le plus intime de la démocratie est aujourd'hui non pas Herr Hitler, mais la « démocratie » elle-même, voilà le « secret » que dissimulent les 1. K. Korsch, « The Workers' Fight against Fascism », Living Marxism, V, 3, hiver 1941 (p. 36-49), p. 37. (Les chiffres placés entre paren-

thèses renvoient à l'article cité.) 200

Fascisme-démocratie, même combat batailles verbales entre le « totalitarisme » et l' « antitotalitarisme », autant que la lutte diplomatique et militaire d'une tout autre importance qui oppose l'Axe au groupe anglo-saxon des puissances impérialistes (p. 36). [Certes, il ne s'agissait pas de mettre en doute la haine et la crainte du fascisme qu'on ressentait aux Etats-Unis, et la volonté de conjurer le péril que ses victoires en chaîne faisaient planer sur le pays. Mais,] en même temps, de plus en plus d'Américains sont convaincus dans leur for intérieur des multiples avantages matériels qu'il y aurait pour l' « élite » et, dans une moindre mesure, pour le gros de la population, à recourir aux méthodes fascistes dans les domaines économique et politique, sinon dans le domaine culturel et idéologique réputé « plus élevé ». Ils se révèlent ainsi tout disposés à voir, dans les institutions et les idéaux mêmes qu'ils entendent « combattre », un genre de « faux frais » inhérents, et à la mise en place d'une administration moderne et efficace, et à la poursuite de la guerre. N'ayant jamais considéré sérieusement les méthodes dites démocratiques comme convenant à la gestion des grandes entreprises et, pour la même raison, à celles de syndicats « sérieux », ils préfèrent en fin de compte ménager la chèvre et le chou, autrement dit, tirer le maximum de ces méthodes nouvelles, aux résultats miraculeux, tout en conservant ce qui peut l'être des délices traditionnelles de la « démocratie » (p. 37). Et les chantres les plus en vue [de cette dernière, eux-mêmes, ne se lassent pas d'admirer les réussites du nazisme dans les sphères de la propagande et de la production.] Le fascisme, dit-on, a su résorber un chômage pourtant massif et permanent, et, par une initiative hardie, affranchir la libre entreprise des contraintes que les conflits salariaux et l'agitation ouvrière lui imposaient. Il y a accord tacite sur la nécessité d'adopter en temps de guerre les méthodes fascistes sur toute la ligne (p. 38). [En fait, ces] ambiguïtés de la démocratie [recouvraient une évolution organique amorcée depuis longtemps :] la fin du marché, la fin du capitalisme de la concurrence, le triomphe de la bureaucratie, de la réglementation administrative, du capitalisme des monopoles. [Désormais, le principal employeur des EtatsUnis n'est autre que l'Administration fédérale, en voie elle-même de centralisation accélérée, tandis que la propriété privée des grands moyens de production et d'échange revient à des mains de moins en moins nombreuses (avant tout, huit grands groupes d'intérêts capitalistes). Statistiques à l'appui, Korsch reprenait 201

Marxisme et contre-révolution les conclusions de chercheurs officiels (Gardiner Means et son équipe), selon lesquels on assistait à une] concentration sans précédent du pouvoir économique, et donc du pouvoir politique. [(Mais il ironisait sur la distinction que les experts se croyaient obligés de faire entre la « dictature » et ce qu'ils disaient être « la concentration des fonctions de direction dans les mains de quelques-uns » !) Ce milieu restreint — jouissant de prérogatives dictatoriales, de facto sinon de jure — Korsch (à la suite de Means) l'appelait corporate community, et proposait de nommer corporate State (par analogie avec l'Etat corporatif de Mussolini, autant qu'avec le système des sociétés anonymes géantes ou corporations), le régime qui succédait ainsi au libre-échange et à la démocratie traditionnelle. Toutefois, il n'oubliait pas de faire cette importante réserve :] aux Etats-Unis, jusqu'à présent, la corporate community ne constitue jamais que la « base économique » d'un système totalitaire achevé, non sa superstructure politique et idéologique (p. 40-47). [Autre trait fondamental de cette économie hautement concentrée et centralisée :] la manipulation administrative des prix. [Assurément, les produits conservent leur forme marchande, mais la nouveauté c'est que, dans des proportions incommensurables avec celles du passé,] presque tous les « prix », y compris les salaires, ont cessé de s'établir sur des marchés libres. Ils sont en effet manipulés par le biais de décisions administratives, influencées sans doute par les situations de marché, mais non plus rigoureusement déterminées par elles, comme autrefois. [Qu'il s'agisse de] la « politique des prix » contrôlée et manipulée par la couche décisive de la corporate community, [ou de la fixation concertée, sous l'égide de l'Etat, des salaires et conditions de travail entre les monopoles capitalistes et les syndicats ouvriers, le jeu classique de l'offre et de la demande est désormais restreint par des interventions de type administratif. Qui plus est, Korsch insistait sur ce point (négligé par Means), la suprématie dont le capital financier était censé jouir, se trouve nettement battue en brèche depuis que la plupart des grandes firmes industrielles pratiquent l'autofinancement. Et l'hégémonie que les groupes de pression monopolistes ont de la sorte acquise sur le marché, ils l'exercent également sur les instances parlementaires et bureaucratiques d'Etat, souvent réduites au rang de simples agents d'exécution. Certes, l'économie américaine] conçue comme une totalité, n'apparaît ni intégralement monopoliste, ni intégralement concurrentielle. Mais on peut dire en un 202

Fascisme-démocratie, même combat sens qu'aujourd'hui tous les profits (ou presque) sont essentiellement monopolistiques, de même que presque tous les prix. Le monopole est devenu la condition non plus exceptionnelle, mais générale de l'économie actuelle (p. 48). [A bien des égards, donc, la structure du capitalisme américain ainsi transformée présente des aspects indéniablement fascistes. Fait notable, soulignait Korsch,] les premiers représentants du socialisme avaient envisagé, comme une tendance, pareille transformation, lorsqu'ils faisaient la critique des espoirs millénaristes que nourrissaient les apôtres bourgeois du libre-échange. Mais leurs successeurs, s'efforçant d'adapter leurs théories aux besoins des fractions progressistes de la bourgeoisie, cessèrent de s'y intéresser. Quand, vers le tournant du siècle, cette tendance connut un renouveau, ce fut — on le constate assez aujourd'hui — pour servir non point les fins de la révolution socialiste, mais au contraire les visées de la contre-révolution en train de croître insensiblement (p. 40). [Arrivé au terme de cette analyse économico-sociale, notre auteur écrivait :] De ce qui précède, il ressort nettement que les travailleurs auraient tout à fait raison d'y regarder à deux fois avant de se rendre aux généreuses invitations, qu'on leur adresse de tous côtés — celui notamment de leurs dirigeants d'hier —, à oublier pour un moment leurs griefs contre le capital et à combattre avec ardeur l'ennemi commun. Les travailleurs ne peuvent pas participer au « combat de la démocratie contre le fascisme » pour la simple et bonne raison que ce combat n'existe pas. Pour les ouvriers des pays jusqu'à présent démocratiques, combattre le fascisme signifie en premier lieu combattre la branche démocratique du fascisme dans leur propre pays. Et, pour pouvoir lutter contre l'espèce nouvelle et oppressive de capitalisme, que recouvrent les diverses formes de pseudo-socialisme qui leur sont aujourd'hui proposées, il leur faut d'abord rompre avec l'idée selon laquelle le capitalisme actuel aurait encore la possibilité de « faire demi-tour » et de revenir à son stade traditionnel. Il leur faut apprendre à combattre le fascisme sur son propre terrain (souligné par K.), ce qui n'a rien à voir avec la thèse très répandue, mais aboutissant en vérité à l'autodestruction, selon laquelle les antifascistes devraient combattre le fascisme à l'aide de méthodes fascistes (p. 40). [Et, plus loin, Korsch ajoutait :] Nous ne nous proposons nullement d'expliquer aux ouvriers ce qu'ils ont à faire. Il y a trop longtemps déjà qu'ils accomplissent la tâche des autres, qu'on 203

Marxisme et contre-révolution leur impose en invoquant les noms ronflants d'humanité, de progrès, de justice, de liberté, et le reste. Mais l'un des beaux côtés d'une triste situation n'est autre que le fait que certaines illusions, ayant survécu jusqu'à présent dans les rangs de la classe ouvrière, en conséquence de la part active qu'elle prit à la lutte révolutionnaire de la bourgeoisie contre l'ordre féodal, ont enfin volé en éclats. Pour cette classe, comme pour toute autre, la seule « tâche » consiste à prendre ses affaires en main (p. 47). [De là s'ensuivait un pathétique appel à l'adaptation de la conscience théorique aux conditions changées du xxe siècle On peut s'attendre que les ouvriers, une fois qu'ils auront parfaitement compris l'importance des changements survenus dans les conditions de base de l'économie capitaliste, se mettent à repenser les idées révolutionnaires, les idéaux de classe, qu'ils ont électivement nourris jusqu'à présent. Quand Marx définissait la société capitaliste comme une société fondamentalement « marchande », ce terme incluait à ses yeux — et était conçu en sorte d'inclure à ceux de tout lecteur capable de comprendre le jargon « dialectique » particulier à la vieille philosophie hégélienne l'ensemble de la répression et de l'exploitation subies par les travailleurs au sein d'une société capitaliste parfaitement développée, la lutte des classes allant crescendo jusqu'au renversement du capitalisme et à son remplacement par une société socialiste. Il n'y a rien à redire à cette thèse, si ce n'est qu'elle demande aujourd'hui à être traduite dans un langage moins énigmatique, beaucoup plus net et direct. Mais l'insistance de Marx sur le fait de la « production marchande » incluait autre chose encore et quelque chose qui, cette fois, risque fort de se révéler impropre au combat ouvrier contre les deux espèces d' « Etats corporatistes » existant dans les pays fascistes, d'une part, dans les pays dits démocratiques, d'autre part. Insister ainsi sur le principe de la production marchande, c'est-à-dire la production en vue de l'échange, en vue d'un marché anonyme et en expansion constante, c'était en même temps mettre l'accent sur les fonctions positives et progressistes que le capitalisme se voyait appelé à remplir du fait qu'en « transformant le monde entier en un gigantesque marché pour la production capitaliste », comme le disait Marx, il universalisait la société moderne « civilisée ». Toutes sortes d'illusions se trouvaient inévitablement liées à cette grande entreprise poursuivie, pour ainsi dire, par le genre humain lui-même. Tous les problèmes semblaient solubles, tous les conflits et contradictions 204

Fascisme-démocratie, même combat transitoires, et le grand nombre promis, à la fin des fins, au plus parfait des bonheurs. Les travailleurs, en proie à la discorde, ont donné à fond dans les illusions de la production marchande, autant que dans leur expression politique, les illusions de la démocratie. Ce faisant, ils se comportaient à l'instar de toutes les minorités et catégories sociales progressistes du monde capitaliste : juifs, nègres, pacifistes et autres. Le « réformisme » et le « révisionnisme », qui devaient détourner les énergies ouvrières de leurs objectifs révolutionnaires, ont été fondés sur ces illusions-là. Dans un prochain article, nous tenterons d'esquisser un programme positif pour les ouvriers en lutte contre l'ennemi de classe, sous la forme nouvelle et plus oppressive, mais aussi plus transparente et plus exposée à leurs attaques, qui est désormais la sienne (p. 48-49).

Il est bon de revenir sur une notion, quelque peu obscure à première vue, que Korsch mettait en avant dans le texte ci-dessus, à savoir : lutter contre le fascisme sur son propre terrain, non à l'aide de ses procédés. Korsch s'était déjà étendu sur ce sujet à propos des thèses soutenues par un certain Alpha. Selon Alpha 1, « les forces productives nouvelles sont incompatibles avec le capitalisme libéral et ne peuvent être maîtrisées par le capitalisme monopoliste tant qu'elles demeurent dans le cadre du système libéral. » Sur le plan militaire, une contradiction semblable oppose « les méthodes libérales des états-majors » aux ouvriers enrôlés dans les « troupes de choc », formations nouvelles apparues vers la fin de la Première Guerre mondiale avec les corps de blindés, l'arme aérienne et autres unités spécialisées. Or, affirmait Alpha, « ce type de combattant est contraint de manifester une spontanéité défiant tous les calculs bureaucratiques ». A un moment donné, les nécessités de la guerre obligeront ces troupes à agir sans chefs, à « opérer à la manière d'un état-major » ; un degré de plus, et elles constitueront en fait un « contre-état-major », soustrait aux 1. Cf. Alpha, « The World War, the Present War, the Task of Antifascism » (oct. 1939), Living Marxism, V, 1, printemps 1940, p. 44-58. (Texte rédigé par Alpha [Heinz Langerhans], un ancien de Kompol, alors détenu au camp de concentration de Sachsenhausen, dont il put sortir peu de temps après.) 205

Marxisme et contre-révolution hiérarchies de tous genres et, dans sa tendance, un « conseil ouvrier ». La thèse d'Alpha poussait jusqu'à l'absurde la célèbre formule de Marx sur les forces productives que leur essor fait entrer toujours davantage en conflit avec les rapports de production, mais en situant le lieu du conflit hors de la sphère de production. Sensible à cette déficience, mais voulant espérer contre toute attente, Korsch renchérissait sur Alpha. « Historiquement, rappelait-il, c'est un fait établi que le soldat (le mercenaire) fut le premier salarié des temps modernes. » Mais il reprochait à la notion de « troupes de choc » d'être par trop restrictive : « Dans son ensemble, la distinction traditionnelle entre guerre et paix, production et destruction, a perdu de nos jours une grande partie des apparences de vérité qu'elle eut dans une période antérieure de la société capitaliste. (...) Plus qu'à aucune autre époque, le monopole du pouvoir politique se révèle être le pouvoir de diriger en maître le processus social de production. Ce qui signifie, dans les conditions actuelles, le pouvoir de restreindre la production — et la production industrielle en temps de paix, et la production destructive en temps de guerre 2 - et de la régler dans l'intérêt de la classe monopoliste. » En ce sens, « la vieille contradiction marxienne entre forces productives et rapports de production réapparaît ». Or « la mobilisation totale des forces productives présuppose la mobilisation totale de cette force productive la plus grande de toutes, la classe ouvrière révolutionnaire ». Ainsi donc, « le grand secret de la guerre en 1. Alpha, art. cité, p. 48 sqq. Un ordre de phénomènes donné comporte des virtualités d'interprétation constante dans une période déterminée : aux temps de la « guerre froide », on a vu le principe de la thèse d'Alpha réapparaître sous la plume d'un analyste qui, en toute bonne foi, croyait être le premier à la développer ; cf. Ph. Guillaume, « La Guerre et notre époque », Socialisme ou Barbarie, I, 3, juil.-août 1950 et 5-6, mars-avril 1951. 2. K. le faisait observer dès 1935 au même Langerhans : « L'identité intrinsèque des deux branches, également légitimes, de la production capitaliste est devenue manifeste. » (International Council Correspandence, I, 8, mai 1935, p. 18 sqq.) La crise, la guerre et la contre-révolution mondiales, répétait-il, voilà désormais le mode de vie normal du capitalisme en déclin. Contrairement aux théoriciens de l'effondrement du système capitaliste, il n'accordait pas une fonction économique spécifique au « militarisme » comme moyen de « réaliser » (Luxemburg) ou de « pulvériser » (Grossmann) de la plus-value. 206

Fascisme-démocratie, même combat cours, c'est qu'une guerre totalement illimitée aboutirait à un prodigieux accroissement du pouvoir social et politique des travailleurs en uniforme et, donc, de la classe ouvrière en général. En dévoilant ce secret, l'analyse marxiste (...) ne fait que mettre en évidence l'impasse nouvelle que le capitalisme, même sous sa forme rajeunie, sa forme contrerévolutionnaire fasciste, ne peut éviter' ». Mais encore ? Dans l'article « programmatique » annoncé tout à l'heure z, Korsch disait faire fond sur « les répercussions que le combat acharné qui, à travers la guerre et à travers des luttes intestines dans chaque pays, met les groupes capitalistes aux prises, auront sur le troisième camp jusqu'à présent réduit à l'immobilité, le camp de la classe prolétarienne » (p. 6). Mais, en attendant, il fallait « évaluer de façon plus réaliste les difficultés inhérentes à une attitude véritablement prolétarienne face à la guerre. Eu égard au découragement immense qui succéda au relatif optimisme de la génération de révolutionnaires précédente concernant cette tâche, il convient de rappeler que la plus grande partie de ces difficultés existaient déjà en 1914-1918. Elles se manifestèrent alors dans le contraste de puissantes organisations ouvrières sans politique prolétarienne et d'une minorité extrêmement faible, douée d'une conscience de classe et lançant des mots d'ordre révolutionnaires. On ne saurait dire ni de l'un ni de l'autre de ces camps faisant ainsi contraste qu'il incarna jamais, en soi, la politique suivie pendant la guerre par la classe ouvrière allemande » (p. 2). Et, même par la suite, dans le meilleur des cas, « les travailleurs se bornaient, sans plus, à admirer l'exemple tout nouveau de rigueur et de cohérence donné par les bolcheviks en Russie. Ils n'adhéraient pas aux petits groupes d'ouvriers conscients qui, à cette époque, se rassemblaient au sein de la ligue Spartacus et des conseils ouvriers qui, sur la base de la résistance révolutionnaire à la guerre, visaient le renversement effectif de l'Etat et du système de production capitalistes » (p. 1). 1. Cf. K. Korsch, « The Fascist Counter-Revolution », art. cité, p. 35-41. 2. Beta (K. Korsch), « The Fight for Britain, the Fight for Democracy, and the War Aims of the Working Class (Prolegomena to a Political Discussion) », Living Marxism, V, 4, printemps 1941, p. 1.6 (réimp. in Alternative, numéro cité d'avril 1965). Les chiffres placés entre parenthèses renvoient à l'original anglais. 207

Marxisme et contre-révolution Aussi bien, poursuivait Korsch en 1941, les mots d'ordre révolutionnaires de la dernière guerre sont aujourd'hui vidés de leur substance. Ainsi du défaitisme, « considéré comme l'arme la plus insidieuse de la guerre des classes du temps que les défaitistes révolutionnaires de Russie et d'Allemagne en faisaient leur mot d'ordre », et devenu maintenant celui d' « une partie notable de la classe dirigeante de divers pays d'Europe, laquelle préfère la victoire du fascisme à la perte de sa suprématie économique et politique » (p. 2-3). Aux travailleurs, Korsch le soulignait avec force, n'étaient proposés que des « objectifs de remplacement, sans contenu de classe » : ceux qui avaient été inlassablement mis en avant depuis près de trente ans pour inciter « les ouvriers à sacrifier leur action de classe indépendante dans l'intérêt de la "patrie" ou pour la défense d'une fraction de la bourgeoisie censée être plus "progressiste", contre une autre, censée l'être moins ». Et Korsch de rappeler que ces sacrifices avaient été consentis en vain, absolument en vain : ils n'avaient empêché ni la défaite de la « patrie » allemande, ni la débâcle de la démocratie weimarienne, ni le déclenchement de la guerre mondiale. Aussi concluait-il par ces mots : « N'hésitons pas à dire que si le but, présenté comme le but suprême du genre humain à notre époque, la défaite de Hitler, doit être atteint un jour, il ne le sera que par la lutte indépendante de la classe ouvrière, combattant pour ses objectifs de classe les plus élémentaires, les plus rigoureusement définis, les plus concrets » (p. 6). Telle était la conception à laquelle, sous une forme ou sous une autre, Korsch resta fidèle toute la guerre durant : le refus motivé des « objectifs de remplacement » — en premier lieu : sauver d'abord la démocratie bourgeoise et, par conséquent, la lutte immédiate, sans tenir compte de rien, pour des objectifs « véritablement prolétariens ». Cette conception fondamentale, dont il n'ignorait pas à quelles difficultés monstrueuses elle se heurtait dans la réalité, devait demeurer sans effet pratique aucun. En finir réellement avec le régime hitlérien signifiait en finir réellement avec le système capitaliste : une tâche historique 208

Fascisme-démocratie, même combat d'une ampleur sans précédent et que les travailleurs n'eurent pas alors la force d'entreprendre, ni même de rêver d'entreprendre. Et le prix de cette incapacité, il leur a fallu le payer de montagnes de cadavres, d'océans de désolation, et d'une perpétuation de leur condition, parfois troublée maintenant, çà et là, de brèves et encore inefficaces révoltes. C'est peu de dire que les sociétés d'exploitation actuelles ont conservé ou adopté des traits fascistes : le fascisme vaincu a conquis ses vainqueurs. Et cela, en tant que négation la plus poussée du capitalisme classique, libéral, à l'intérieur du mode de production capitaliste lui-même : prix et salaires administrés ; expansion de la dépense publique, militaire surtout ; dictature de quelques groupes monopolistes agissant en symbiose avec une machine de politiciens de carrière et de hauts fonctionnaires ; élimination par absorption idéologique de toutes les tendances subversives, et autres processus dont Karl Korsch fut, de son temps, l'un des rares à faire la critique radicale. Il n'en reste pas moins que ses espoirs à court terme de 1940-1941, pour circonspects qu'ils fussent, se révèlent clairement erronés a posteriori. Ces espoirs-là, il était tout naturel de les concevoir, et de les concevoir dans une perspective réaliste. Mais il me semble que Korsch recourait à cette fin à des arguments en rupture avec les thèses qu'il défendait par ailleurs. Ainsi de l'idée que « certaines » illusions démocratiques, que la grande lutte historique menée aux côtés de la bourgeoisie avait engendrées chez les travailleurs, allaient se volatiliser du fait que l' « ennemi de classe » revêtait désormais une « forme plus transparente » (erreur qui ressemble tellement à celle qu'il avait dénoncée chez le Marx de 1850 autant que chez les communistes de 1933 !) ou, à un autre niveau de l'analyse, du fait que la guerre, vu ses exigences de « mobilisation totale », ferait entrer « les forces productives en contradiction avec les rapports de production ». Ce dernier pronostic avait certes le mérite de poser la fameuse contradiction de base dans sa dimension sociohistorique, et non dans son aspect abusif de formule techniciste 1. Mais il prêtait au nouveau système « capitaliste d'Etat une simplicité et une rigidité de structure que, 1. Cf. Karl Marx, p. 230 sqq. 209

Marxisme et contre-révolution même dans sa version nazie, il était loin d'avoir en pratique. A sa métamorphose structurelle, il devait au contraire une élasticité que le système libéral avait perdue. Celui-ci avait eu comme l'une de ses bases l'instabilité de la condition ouvrière, le principe du chômage, de l'armée de réserve industrielle comme régulateur du salaire. Le nouveau système, à l'inverse, promettait, à l'imitation du mouvement ouvrier officiel, et réalisait la stabilité à long terme dans le plein-emploi, tandis que la persistance d'un secteur libre, légal ou non (le marché noir, même et peut-être surtout en Russie stalinienne), corrigeait dans le court terme l'arbitraire qui, en matière économique, reste inhérent au régime administratif. A aucun moment, la militarisation ne fut vraiment « totale », même dans le camp qui, en apparence, s'en était donné le plus complètement les moyens : ce ne fut pas en Allemagne nazie, mais en Angleterre démocratique, que le rationnement fut le plus rigoureux, le recours à la maind'oeuvre féminine le plus étendu, la mobilisation de l'appareil de production, même vétuste, le plus poussée, etc. (Il est vrai que le III° Reich appliquait au continent européen les méthodes colonialistes que les classes dirigeantes d'Europe occidentale et ibérique avaient mises en pratique sur les autres continents...) « Illimitée », la guerre ne le fut pas plus : du premier au dernier jour, et à l'exception de quelques apocalyptiques batailles terrestres, elle reposa sur l'intervention quasi exclusive d'unités spécialisées, laquelle permettait de confiner la grande majorité de la population, civile et militaire, dans une passivité par ailleurs sécrétée par les processus mêmes du travail industriel (ou militaire) et, le cas échéant, imposée par la force. Tout en ayant eu tort, comme il apparaît rétrospectivement, de confondre apathie ouvrière et virtualité d'intervention, Korsch était donc fondé à souligner d'entrée de jeu, contrairement à toutes les propagandes, que « les travailleurs ne se mêlent de rien ». Rien de comparable assurément à la vague d'enthousiasme populaire des débuts de la Première Guerre mondiale. France de la Marne et France de l'exode, quel contraste ! Quelques mois après que Korsch eut rédigé l'article discuté ici, on vit le peuple russe refuser en masse de se battre contre l'envahisseur et n'accepter la lutte, dans l'ordre et la discipline, que du jour où il devint évident que la barbarie 210

Fascisme-démocratie, même combat nazie, l'idéologie de la « race supérieure », en faisait immédiatement une question de vie et de mort collective. Tel fut également le cas, mais à une échelle infiniment moindre, de la « Résistance » dans les régions industrielles d'Europe continentale. Cependant que les forces spécialisées, à potentiel technique élevé, n'échappèrent jamais, par nature, à l'emprise logistique du commandement central, les unités de partisans (quand il en existait), trop faibles et trop légèrement armées d'ailleurs pour pouvoir s'implanter durablement en zone urbaine, demeurèrent soumises, dans toutes les questions essentielles de la pratique et de l'idéologie, aux autorités étatiques ou pré-étatiques dont elles relevaient. (On verra plus loin Korsch analyser d'une manière plus générale comment, à l'époque contemporaine, la guerre a cessé de servir d'agent au progrès historique par la révolution.) Certes, dans quelques pays sous-développés, plus particulièrement la Yougoslavie et la Chine, l'action des unités de partisans devait aboutir, malgré le veto formel des grandes puissances, à la mise en place de nouveaux « rapports de domination et de servitude », pourtant facteurs de progrès indéniables. Mais aussi des années de lutte autonome avaient permis à ces unités de se donner au préalable la structure d'une armée unifiée et régulière, toute prête à se substituer à celle de l'ancien pouvoir d'Etat tombant en pièces. Comme les révolutions du xixe et du xx" siècle l'ont en effet démontré, c'est de la crise de la forme « Etat », de son incapacité brusquement révélée d'endiguer des mouvements sociaux imprévus, autant qu'à son incapacité de se maintenir intériorisée dans la conscience sociale, que s'ensuivent les tentatives révolutionnaires, bourgeoises, néobourgeoises ou prolétariennes (et, tout aussi bien, contrerévolutionnaires), selon le niveau de développement et la situation de classe du pays considéré. Or, au cours de la dernière guerre mondiale, jamais, au grand jamais, pareille crise n'éclata dans aucun pays industriel. D'un bout à l'autre, le pouvoir d'Etat y demeura intact, et la classe dirigeante des pays vainqueurs eut grand soin d'éviter, dans les pays vaincus, la moindre vacance ou dualité du pouvoir à tous les niveaux. Telle fut d'abord la politique du Reich hitlérien. Telle fut ensuite celle des Alliés, dont le fameux mot d'ordre de « reddition inconditionnelle » de l'Allema211

Marxisme et contre-révolution gne, du Japon et autres n'eut en vérité pas d'autre fOnction historique. Cependant le grand moyen d'éviter cette crise de l'Etat a été l'adoption sous des formes plus ou moins achevées, dans un premier temps par le fascisme, puis par des régimes plus libéraux, du programme socialiste du 'axe siècle, dans la mesure où celui-ci visait la croissance économique sans crise ni insécurité sociale, au prix de certains empiétements sur la propriété privée. Aussi bien ce grand moyen est-il consubstantiel à l'économie mixte contemporaine, aux deux secteurs complémentaires (division qui n'a rien d'absolu), où la plus-value extraite dans le secteur privé alimente un secteur public qui ne produit plus pour le marché et dont la production, de ce fait, ne risque plus de peser sur la formation des prix et, par là, sur la rentabilité des entreprises privées I ; de même, le salaire comporte deux éléments complémentaires : l'un directement versé et fixé par des conventions paritaires qui, soumises pour une large part à ce qui subsiste des rapports de marché « libre », fétichisent les disparités catégorielles ; l'autre versée indirectement, et répartie conformément aux exigences de la reproduction sociale des forces de travail. De tout un peu, c'est et ce n'est pas Condorcet et Louis Blanc, Saint-Simon et Marx. Mais rien d'étonnant, dès lors, si les premières grandes explosions sociales de ce nouveau demi-siècle Hongrie 1956 et France 1968, notamment —, quelles que soient par ailleurs leurs manifestes différences de cause, de déroulement et surtout de forme organisationnelle, présentent au moins ce trait commun de ne se référer ni aux idéaux démocratiques bourgeois et aux aspirations à l'entreprise coopérative du siècle dernier, ni aux idéaux étatistes du socialisme démocratique ou du communisme léniniste du nôtre. Si faibles et divisés, et donc si confus sur le chapitre de leurs fins que soient encore ces mouvements de masse modernes, ayant pour épicentres les lieux de production, et non plus la rue, le quartier seulement, les bases matérielles d'un retour aux pratiques et aux théories du passé 1. Sur ce système et les barrières auxquelles il est appelé à se heurter, cf. notamment le Marx et Keynes de Paul Mattick, en particulier p. 185 sqq. 212

Fascisme-démocratie, même combat vont s'amenuisant : à l'Ouest, parce que les réformes fondamentales ont été accomplies et qu'au-delà de la revendication pure et simple, il n'y a plus que la réelle bataille des classes ; à l'Est, en raison de l'incapacité du système à se réformer par progression organique. « Simplement » antiautoritaires à leur stade présent, ces mouvements nouveaux prennent leur origine non, comme jadis, dans un effondrement partiel du pouvoir d'Etat consécutif à une défaite militaire, mais dans l'ébranlement des structures objectives et subjectives de l'Etat que révèle soudain une action de force massive et spontanée. Autrement dit, la crise de la forme « Etat », et les convulsions sociales dont elle s'assortit à proportion de son ampleur, devient à l'époque moderne le moment concret où, « à la formule objective de la préface de la Critique de l'économie politique: "L'histoire de la société, c'est l'histoire de sa production matérielle et des contradictions entre forces productives matérielles et rapports de production qu'elle engendre et résout tour à tour au cours de son développement", correspond la formule subjective du Manifeste communiste: "L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes 1". » Ce qu'il me paraît en outre intéressant de faire ressortir, à propos de la thèse d'Alpha où, avec le recul du temps, ce défaut se révèle le plus évident, et parce qu'il s'agit là d'une attitude aujourd'hui plus vivace que jamais, quoique sous des formes toujours renouvelées, c'est la stérilité théorique de l'attitude qui consiste à penser « stratégie », à rechercher on ne sait quel « maillon le plus faible » chez l'ennemi, en extrapolant sur la base de paradoxes dialectiques, en l'occurrence : la tendance supposée des « troupes de choc » — les plus intégrées, par définition — à l'action autonome. Il en est de même pour la thèse de Korsch, du moins à la fin de 1940, selon laquelle plus le système d'exploitation est « transparent », plus il devient vulnérable. 1. K. Korsch, Karl Marx, p. 191. Cf. aussi le lien direct que Marx établit entre rapports immédiats de production, forces productives sociales et formes de l'Etat, dans un passage fondamental du Capital, livre III, chap. 47, § « La rente en travail » (trad. Cohen-Solal et Badia, III, 3, p. 172). 213

Marxisme et contre-révolution Lui, qui avait su déceler avec tant de lucidité comment la contre-révolution nazie adaptait effectivement à ses fins propres le programme socialiste du xixe siècle, oubliait maintenant que ce système sécrète de lui-même, à la façon d'anticorps, des facteurs d'obscurcissement des consciences et qu'il ne devient « transparent » que proportionnellement à l'ampleur et à l'acharnement de la lutte menée contre lui, non de son degré plus ou moins grand de barbarie, lequel est d'ailleurs directement fonction de l'absence de résistance qu'il rencontre. Maintenant que les prolétaires du monde entier payaient le prix de leur apathie passée, lui qui avait mis en évidence la « raison décisive » du triomphe de la contre-révolution au x.xe siècle : « l'incapacité des ouvriers à faire leur révolution », il né voyait pas que la guerre mondiale n'avait pu être déclenchée qu'en raison de cette apathie même. Ces considérations — faut-il le préciser ? — visent non point la propension mille fois légitime à vouloir déjouer ce que tout porte à croire fatal, mais l'artifice dialectique qui consiste à dire que du pire, parce que le pire, peut sortir le meilleur. Par contre, elles ne visent en rien l'effort d'élucidation matérialiste des conditions nouvelles du capitalisme. Moins encore visent-elles la fin de non-recevoir qu'arguments à l'appui — et confirmés depuis jusqu'au dégoût —, le marxiste Karl Korsch opposait alors au fascisme contrerévolutionnaire autant qu'à l'antifascisme d'union sacrée, de résistance bourgeoise (même rebaptisée « populaire ») et de restauration capitaliste, l'antifascisme de front unique avec une fraction de la classe dirigeante, ici ou ailleurs. Est-il encore besoin de souligner que ce refus-là était parfaitement cohérent et avec sa critique de la politique marxienne et marxiste, et avec son analyse du totalitarisme ?

CHAPITRE

XII

LA GUERRE ET LA RÉVOLUTION

On ne saurait nier l'existence à l'époque moderne d'une « intime liaison » de la guerre totale et de la révolution bourgeoise, la première unifiant et exaltant les forces de la seconde. Avec les guerres planétaires du xx siècle, cependant, l'élément impérialiste, qui vise à redistribuer les zones autant qu'à remodeler les conditions d'hégémonie, devait prendre le pas sur l'élément progressiste inhérent aux guerres nationales des siècles prééédents. Ces guerres mondiales eurent en même temps pour conséquence de porter à son comble l'intégration du mouvement ouvrier officiel à l'Etat capitaliste, soit sous ses formes traditionnelles (de l'Union sacrée au New Deal et à la Résistance), soit sous des formes imposées par la force. Elles se sont révélées être en outre une forme de répression suprême, mise en place après l'écrasement des velléités plus ou moins diffuses et conscientes de mouvements « prolétariens » cherchant à se donner des moyens d'action et d'organisation nouveaux 1. Karl Korsch reprend ci-dessous certaines idées qu'on l'a vu esquisser tout à l'heure, toujours pour combattre la thèse qui voulait que la guerre en cours pût avoir un caractère progressiste et révolutionnaire. Mais cette fois 2 il 1. Ainsi Georges Haupt, se demandant si « l'une des fonctions qu'assuma la Première Guerre mondiale fut le recours à la force pour étouffer dans rceuf une révolution menaçante », note-t-il : « La guerre prend sa signification non seulement par rapport aux rivalités des grandes puissances, mais par rapport à la révolution » ; cf. « Guerre ou révolution ? L'Internationale et l' "Union sacrée" en août 1914 », les Temps modernes, XXV, 281, déc. 1969, p. 839-873 et, en particulier, p. 868. 2. K. Korsch, « War and Revolution », Living Marxism, VI, 1, fin 1941, p. 1-14. Comme il l'a fait plus d'une fois, Korsch réemploie dans cette étude de fond certains matériaux rassemblés à l'occasion d'un compte rendu de lecture, en l'occurrence The Armed Horde, 1793-1939 (New York, 1940) de Hoff-man Nickerson ; cf. Studies of Philosophy and Social Science (New York), VIII, 2, p. 358-361. 215

Marxisme et contre-révolution renonce à « penser stratégie », à supputer les chances et le reste. Sans doute, l'idée qu'une classe censée être révolutionnaire puisse, après une série de lourdes défaites imputables à ses divisions, abdiquer pour longtemps sa « mission historique » et s'accommoder d'un compromis (ou de l'apathie), lui reste étrangère. Ce qui l'amène à reprendre à son compte la brumeuse métaphore du « refoulement des forces motrices d'une époque » pour expliquer la séparation de la guerre et de la révolution au siècle prospectivement bourgeois des Lumières et leur réunification convulsive dans la phase suivante. Mais cela ne l'empêche nullement de tracer maintenant une perspective « désabusée » (pour employer une expression qui lui était chère) et de montrer que la guerre mondiale en cours est et ne peut être qu'une « lutte intestine à la classe dirigeante ». Le rapport de la guerre à la révolution est devenu l'un des problèmes centraux de ce temps. En outre, il est devenu l'un des plus déconcertants d'une époque au cours de laquelle on a vu des anti-interventionnistes réclamer à cor et à cri l'intervention 1, des pacifistes la guerre et des nationaux-socialistes la paix, tandis que les apôtres communistes de la classe révolutionnaire renonçaient humblement à tout recours à la violence comme instrument de politique nationale et internationale. Alors qu'il serait parfaitement absurde de vouloir traiter des questions de la guerre et de la paix en général, une étude historique approfondie révèle que la guerre, telle que nous la connaissons aujourd'hui, a été implicite au sein de la société bourgeoise moderne dès l'origine, aux xve et xvle siècles, et que, plus particulièrement, tous les progrès majeurs de cette société ont été réalisés sinon grâce à la guerre, du moins grâce à une chaîne d'événements violents dont la guerre constituait une part essentielle. Cela ne revient certes pas à dire que la guerre, et d'autres formes de violence collective, ne saurait être graduellement réglée et, en fin de compte, totalement éliminée de la vie sociale. Mais on ne s'intéressera pas ici à ces développements à long terme. Les pages qui suivent seront uniquement consacrées au rapport qu'à notre époque la guerre entretient avec la révolution, et aux conflits divers et tendances complémentaires qu'on peut 1. Il s'agit, bien entendu, de l'intervention américaine dans la guerre mondiale. 216

La guerre et la révolution déceler dans les phases antérieures de son développement historique. Si la plupart des historiens admettent volontiers qu'il y eut, pendant presque toutes les phases des quatre cents dernières années, une relation étroite entre des formes de guerre bien déterminées et le changement social, deux périodes au moins font exception à la règle. Ces deux périodes sont aussi le terrain d'élection de toutes sortes d'auteurs qui se plaisent à traiter de la guerre non sur une base strictement empirique (sous un angle stratégique, social, politique, économique, historique), mais d'un point de vue plus large, esthétique, philosophique, religieux, moral ou humanitaire. C'est à cette catégorie que ressortit la célèbre description que Jacob Burckhardt, l'historien allemand de la Renaissance italienne, a donné de la guerre (et de l'État) considérée comme une « oeuvre d'art ». Un autre exemple en est la fréquente glorification des guerres du xviir siècle prérévolutionnaire, posées en summum de civilisation. Malgré son visible parti pris contre-révolutionnaire, cette catégorie de littérature a, pour notre propos, l'avantage d'être relativement exempte des superstitions particulières aux xixe et xxe siècles. Il se trouve donc que ce furent justement les auteurs de cette catégorie-là — une singulière espèce d' « historiens à rebours » — qui se révélèrent capables de porter au grand jour un certain nombre de phénomènes qui, pour négligés qu'ils soient par ailleurs, revêtent une importance capitale pour l'étude de la guerre et de la révolution. 1. La première des deux « exceptions » apparentes à la thèse soutenue dans ces pages se situe vers le milieu de la Renaissance italienne, période que vinrent clore, à partir de la dernière décennie du xve siècle, les invasions françaises, espagnoles et germaniques, lesquelles devaient mettre un terme, pour plus de trois siècles, au développement politique autonome de l'Italie. A première vue, il n'existe guère d'unité en effet entre les mille et une petites guerres que se faisaient les chefs d'armées bien équipées et bien payées, au service des princes, des républiques et des papes, et les troubles qui sans cesse se rallumaient au sein de chaque communauté de ce microcosme politique. Loin de pouvoir relever un fil directeur très net, nous nous 217

Marxisme et contre-révolution trouvons en l'occurrence devant une multitude déconcertante de connexions superficielles. On recourait alors fréquemment à la guerre pour vider des querelles d'ordre intérieur autant qu'extérieur, et le sort des luttes civiles se décidait souvent sur les champs de bataille d'une guerre menée contre un ennemi du dehors. Pourtant, cette imbrication de la guerre et de la discorde civile était de nature toute fortuite et momentanée ; ni les mercenaires, qui livraient les combats extrêmement meurtriers de cette époque, ni les sujets des parties aux prises, n'en avaient cure. « Une ville peut se révolter dix et vingt fois, notait alors un observateur, on ne la détruit jamais. Les citadins conservent l'intégralité de leurs biens ; tout ce qu'ils ont à craindre, c'est d'avoir à payer un tribut. » Néanmoins le grand homme d'Etat Nicolas Machiavel avait su, grâce à son génie politique, élever à l'unité conceptuelle l'ensemble de ces éléments disparates. Machiavel se pencha sur les dissensions politiques et les conflits belligérants de son temps, comme Platon et Aristote s'étaient penchés sur l'expérience tout aussi restreinte du leur en la matière. Il était convaincu qu'une conspiration révolutionnaire d'en bas, ou, en cas d'échec, une intervention révolutionnaire d'en haut, du « prince », unifierait de force la nation italienne, dans le cadre d'un régime soit républicain, soit monarchique, mais bourgeois en tout état de cause *. Ce noble rêve perdit tout fondement et fut balayé — comme le fut, à notre époque, le projet révolutionnaire plus grandiose encore conçu par un autre génie politique —, faute de conditions extérieures propices et par suite du cours absolument inattendu pris par les événements. En effet, le théâtre de la grande action historique passa du monde méditerranéen de Machiavel, et de ses Etats-villes, aux grandes monarchies riveraines de l'Atlantique, de la manière même dont il passe aujourd'hui de l'Europe divisée en nations du me siècle au gigantesque champ de bataille d'une guerre aux dimensions mondiales. Quoi qu'il en soit, le raisonnement de Machiavel reste valide au regard des faits historiques sur lesquels il se fondait. Un penseur plus réaliste, qui n'admettrait pas que les rapports chaotiques et fragmentaires de la guerre et de la guerre civile, dans l'Italie du xve siècle, eussent présenté une base suffisante pour justifier les vastes spéculations politiques * Cette alternative est exposée, avec une totale impartialité, dans les deux grands ouvrages de Machiavel : Discours sur la première Décade de Tite-Live et le Prince. 218

La guerre et la révolution de Machiavel, pourrait néanmoins déceler en elles, à un état encore embryonnaire, cette unité de la guerre et de la révolution qui, sous des formes plus achevées, devait caractériser les phases subséquentes de la société bourgeoise moderne. 2. Il n'en demeure pas moins que le développement général, dans ses songes visionnaires comme dans ses réalisations modestes, se trouva interrompu, non seulement en Italie, mais aussi dans l'ensemble de la société européenne, par l'inauguration violente d'une période nouvelle. On vit au cours de cette période l'intensité de la guerre, autant que son intime liaison avec les événements que nous savons aujourd'hui avoir été le prélude historique des révolutions du xviie et du xviir siècle, atteindre un comble resté insurpassé depuis, même par les guerres du XX° siècle, lors des guerres de Religion qui s'ouvrirent avec la Réforme et dont le summum fut marqué par la guerre de Trente Ans et l'extermination du tiers des peuples de langue allemande, soit sept millions d'hommes et demi sur vingt et un. En vérité, il s'agissait de la première apparition dans l'histoire des atrocités inhérentes aux guerres « idéologiques » de notre temps. Raison pour laquelle elle fut dénoncée, dès l'origine, par les Thomas More et les Erasme avec une véhémence pareille à celle que les pacifistes d'aujourd'hui mettent à dénoncer les abominations de la « guerre totale ». Ainsi François Bacon se disait horrifié par les effets que la propension à « placer le glaive dans les mains du peuple », pour trancher les questions de religion, ne manquerait pas d'avoir sur la stabilité politique et culturelle de son temps. C'était là une « chose monstrueuse », qu'il adjurait de « laisser aux anabaptistes et autres furies * ». On retrouve à toutes les époques révolutionnaires cette révolte d'une partie des intellectuels contre les aspects violents et plébéiens d'un mouvement fondamentalement progressiste. Qui dira combien d'esprits humanitaires, découvrant non sans retard que la lutte révolutionnaire, comme ses répercussions contre-révolutionnaires, ne vont pas sans la violence, se sont détournés ces temps-ci d'un but progressiste qui ne peut visiblement être rempli qu'à un prix aussi effroyable ? * Bacon, Essais, III, .1 De l'unité religieuse ». 219

3.

On a fait une foule de conjectures superficielles sur les raisons pour lesquelles cette première phase catastrophique de développement de la guerre idéologique moderne trouva une fin si rapide, alors même qu'elle semblait atteindre son intensité maximale. C'est mysticisme pur, assurément, que de supposer que les hommes, dans des moments aussi extrêmes que ceux auxquels étaient parvenues la société romaine au siècle qui précéda le siècle d'Auguste, ou la société européenne à la fin de la guerre de Trente Ans, en 1648, réussirent en quelque sorte à « se rétablir sur le bord de l'abîme * ». Aucune preuve historique non plus ne vient confirmer la thèse plus intéressante selon laquelle, à dater de la mi-xvir siècle, le déchaînement de passion religieuse céda graduellement la place à une attitude plus tolérante envers les différences de religion. Il vaut mieux suivre à ce propos l'homme de grand savoir qui a dit qu'en cette période nouvelle « le démon du fanatisme sectaire fut exorcisé », non « par la grâce d'une connaissance plus intime de la religion », mais, au contraire, « dans un esprit de cynisme désabusé ** ». Malgré les progrès indéniables réalisés au xvme siècle, la très sensible diminution des maux de la guerre dont l'époque précédente avait été accablée ***, seuls de fieffés réactionnaires font aujourd'hui des guerres du xviir siècle des temps de félicité sans nuages, des jours vraiment « alcyoniens », l'unique « intervalle lucide » que la sombre histoire de la folie humaine ait connu ****. « Intervalle lucide », oui, mais pour autant qu'il s'agissait des horreurs immédiates de la guerre. D'un point de vue plus général, toutefois, ce bref intermède entre deux époques dynamiques eut une vertu de caractère surtout négatif : la modération apparente de la guerre prenait son origine dans le fait que, tout en ayant cessé d'être un instrument de politique religieuse, la guerre n'était pas encore devenue un instrument de * H. Nickerson, op. cit., p. 35. ** A. J. Toynbee, A Study of History, t. 4, Londres, 1939, p. 139. L'auteur du présent article doit aux six volumes de M. Toynbee parus à ce*jour nombre d'informations et d'idées précieuses. ** Selon Toynbee, « le mal de la guerre se trouva au xvme siècle réduit à un minimum qui, ni avant ni après, n'a jamais été approché en aucun autre chapitre de l'histoire de l'Occident ». **** H. Nickerson, op. cit., p. 63. 220

La guerre et la révolution politique nationale. Pendant plus d'un siècle, aux temps généralement dits des « Lumières », elle se trouva donc transformée en une véritable institution, on ne peut mieux adaptée aux exigences des puissances qui, à l'époque, étaient seules capables d'en faire usage. Du point de vue du socialisme, maintenant presque partout adopté en la matière, il serait inconcevable de souscrire si peu que ce soit aux vibrants éloges qu'on a prodigués récemment encore à l'époque où la guerre était censée être le « sport des rois ». En vérité, celle-ci ne faisait que manifester un état d'arriération semblable à celui que présentait alors, dans des« conditions de maturité insuffisante, n'importe quel autre genre d'opération capitaliste. De nos jours, l' « intérêt personnel bien compris » des producteurs indépendants de marchandises a cessé de se voir considéré, même dans le domaine économique, comme un moyen satisfaisant de suppléer un certain contrôle social de la production. Dès lors, comment poser en modèle de perfection une période au cours de laquelle on appliquait encore naïvement ce même esprit de l' « intérêt personnel bien compris » à tous les champs de la vie politique et sociale ? Il suffit de regarder de plus près les descriptions enchanteresses que des enthousiastes attardés viennent aujourd'hui, en ces « temps sans enthousiasme », nous faire des guerres « civilisées » du 'cyme siècle, pour découvrir la vérité prosaïque que toutes ces belles métaphores poétiques recouvrent. Ne s'agissait-il pas d'une époque où « le petit nombre, la misère et les lois de l'honneur » avaient encore pour effet de freiner les affaires autant que la guerre ? La survie de ces « lois de l'honneur » était assurée, dans la sphère des affaires, par ce qui subsistait des règles du compagnonnage médiéval, et, dans la sphère de la guerre, par une sorte de code de chevalerie, artificiellement ressuscité mais chargé cependant d'un contenu nouveau et bourgeois en tous points. Voici, brossé par l'un de ses plus fervents admirateurs modernes, un tableau de ce « sport des rois » : « Une guerre est une partie qui a ses règles et ses gageures : un territoire, une succession, un trône, un traité ; celui qui perd la partie paye ; mais on se soucie de maintenir toujours la proportion entre la valeur de l'enjeu et le risque de la partie ; et on se tient en garde contre l'entêtement qui aveugle le joueur. On veut rester maître du jeu et savoir s'arrêter à temps. C'est pour cette raison que les grands théoriciens de la guerre du xvirre siècle recommandent de ne jamais mêler à la guerre ni la justice ni le droit ni aucune des grandes passions populaires. Malheu221

Marxisme et contre-révolution reux les belligérants qui prennent les armes convaincus de se battre pour la justice et le droit ! Persuadés tous les deux d'avoir raison, ils se battront jusqu'à l'épuisement ; et la guerre deviendra interminable. Il faut aller à la guerre en admettant que la cause de son adversaire est aussi juste que la sienne ; il faut prendre garde de rien faire, même pour vaincre, qui puisse exaspérer l'adversaire, ou fermer son esprit à la voix de la raison, son coeur au désir de la paix ; il faut s'abstenir des procédés perfides et cruels. Rien n'exaspère davantage les belligérants 1. » La voilà bien, l'essence de la philosophie bourgeoise à son entrée dans le monde : Liberté, Egalité, Propriété, et Bentham 2. Des lignes qui élèvent les idées du boutiquier des premiers temps du capitalisme à la dignité de lois universelles et les appliquent à toutes les institutions comme à toutes les aires du développement humain ! Ne voit-on pas y poindre quelque chose de l'esprit paradoxal de ce bon vieux Mandeville ? « Vices privés, profits publics », énonçait Mandeville en 1706. « La guerre s'humanise par avarice et calcul », lui fait écho en 1933 le célèbre historien bourgeois. Même en ce qui concerne cette époque, où l'ampleur et l'intensité des opérations militaires tombèrent à leur niveau le plus bas, la relation entre la guerre et la révolution ne laisse pas de subsister. Certes, il s'agit d'un temps où les vestiges des processus révolutionnaires ont été jusqu'au dernier balayés de la surface de la société, d'un temps où le déclin relatif de la guerre s'assortit d'un égal déclin relatif du processus révolutionnaire. Mais les événements de l'époque subséquente prouvent à l'évidence que ce xvm siècle, à l'air si pacifique et si stable, constitua très précisément une phase d'incubation et pour la guerre et pour la révolution. Des révolutions et des guerres d'une tout autre ampleur, appelées à éclater bientôt en Europe et en Amérique, étaient déjà en gestation sous le couvert de cet équilibre apparent des forces politiques et sociales. Si l'on se place du point de vue de la psychologie, de la psychanalyse et de ce qu'il est 1.Les termes cités entre guillemets sont ceux que l'historien italien Guglielmo Ferrero utilise pour dépeindre la guerre du xvnr siècle in Peace and War, Londres, 1933, p. 7-8 (K.) (Cité d'après la version française antérieure, légèrement différente : G. Ferrero, La Fin des aventures. Guerre et Paix, Paris, 1931, p. 20.21.) 2. On a reconnu les termes par lesquels Karl Marx définissait « ce qui règne dans la sphère de la circulation des marchandises » (le Capital, livre I, chap. 6, in fine). 222

La guerre et la révolution convenu d'appeler « psychologie des masses », il parait curieux de voir historiens et sociologues persister à tenir pour quantité négligeable les formes et les phases des forces motrices d'une époque donnée, forces qui ne se manifestent certes pas à la surface, mais sont refoulées dans l'inconscient ou canalisées dans d'autres directions par le biais d'un processus de « sublimation sociale * ». Toutes ces formes, portées au pinacle, dans lesquelles le « siècle des Lumières » tenta de restreindre et de civiliser la guerre, n'étaient en réalité qu'autant de formes à l'intérieur desquelles mijotait ce déchaînement sans précédent des forces motrices, lentement accumulées, de la guerre moderne parfaitement développée de style bourgeois, dont le point d'explosion ne fut autre que les guerres de la Révolution française. Il est donc patent qu'au cours des trois siècles ayant précédé la venue à maturité complète de la guerre bourgeoise moderne, il n'y eut jamais un instant de rupture dans l'unité essentielle de la guerre et de la révolution. Plus particulièrement, on ne saurait regarder le siècle si hautement prisé des Lumières comme un intervalle pendant lequel le sens moral et la raison auraient véritablement réussi, grâce à un effort suprême, à calmer et à maîtriser les passions révolutionnaires des guerres de Religion. En vérité, ces passions n'avaient essuyé qu'une défaite provisoire, par suite de l'incapacité de l'un comme de l'autre parti de prendre le dessus. Chez les gens influents, on s'apercevait de plus en plus qu'il valait mieux opter pour les nouveaux modes d'acquisition des richesses matérielles que de continuer à sacrifier son confort personnel au triomphe de la foi la plus vraie. Les grandes forces motrices révolutionnaires de la classe bourgeoise qui, après s'être manifestées pour la première fois dans la fureur des guerres de Religion, devaient faire leur réapparition lors des violentes batailles politiques et sociales de la Révolution française, ne furent nullement détruites, ou affaiblies, durant l'époque intermédiaire des « Lumières ». Simplement refoulées à ce moment-là, elles acquirent par la suite une puissance extraordinaire en raison justement de ce refoulement qu'elles avaient subi. * Pour une critique de cette attitude — critique assez énigmatique dans la forme mais judicieuse dans le fond —, cf. Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident, Paris, 1939 (éd. américaine : New York, 1940), livre V, « L'amour et la guerre •, p. 239 sqq. ; et l'essai du même auteur : « Passion and the Origin of Hitlerism », Review of Politics, III, 1, janv. 1941. 223

4. Il n'est guère nécessaire d'examiner à fond les phases de développement de la guerre et de la révolution qui se sont succédées de 1789 à 1941. Sans doute assène-t-on un rude coup aux démocrates naïfs d'Europe et des Etats-Unis qui, hier encore, croyaient de bonne foi la thèse contraire de la propagande nazie, quand on leur rappelle ce fait historique que la « guerre totale » moderne, loin d'être l'une des inventions diaboliques de la révolution nazie, est bel et bien, dans tous ses aspects — sans excepter le langage —, le produit indiscutable de la démocratie elle-même et, plus particulièrement, le fruit de la guerre de l'Indépendance américaine et de la grande Révolution française. Mais il s'agit en l'occurrence d'un fait d'histoire contemporaine si évident, et si souvent exposé en termes dépourvus d'ambiguïté par tous les experts en matière d'histoire et d'art militaire *, que la négligence absolue dont il est l'objet de la part de l'opinion publique, dans les pays totalitaires comme dans les pays démocratiques, ne laisse pas à elle seule de poser un problème. Le secret qui n'a jamais cessé à ce jour d'envelopper tout ce qui se rattache à la guerre semble être une condition intrinsèque et nécessaire à l'existence de la société actuelle. « Nous ignorons tout de la guerre », voilà qui signifie, entre autres choses, que nous n'avons aucun pouvoir sur ce que nous ignorons. Si nous savions, nous nous refuserions à vivre dans le cadre d'une société reposant sur la concurrence capitaliste, et même dans une société fondée sur des formes imparfaites et fragmentaires de planification qui restent compatibles avec le maintien de la propriété et du travail salarié. Une connaissance complète de la guerre, et l'emprise des hommes sur ses conditions qui s'ensuivrait, présuppose la société de producteurs librement associés qui sortira d'une authentique révolution sociale. Sur cette base, la guerre deviendra inutile. On s'aperçoit donc que l'étonnant degré d'ignorance en la matière * On trouvera l'exposé le plus à jour, et riche de faits, de la montée graduelle, de la survivance et de l'hypothétique déclin des armées de masse et autres facteurs de la guerre moderne dans l'ouvrage susmentionné de Hoffman Nickerson. Pour un traitement magistral de ce même sujet, sous une forme condensée, cf. le chapitre concernant « les répercussions de la démocratie et de l'industrialisation sur la guerre », au tome 4 de l'ouvrage de Toynbee (p. 141-151). 224

La guerre et la révolution comme le manque non moins surprenant de préparation à réfléchir sur la guerre avec rigueur, clarté et réalisme ne découlent pas d'une insuffisance quelconque de notre éducation politique générale. Ce sont là traits caractéristiques d'une société présocialiste et liés à l'essence même de la guerre.

5. Au cours des cent cinquante dernières années, la théorie et la pratique de la guerre bourgeoise ont été dans l'ensemble dominées par l'idée de « guerre totale ». Conçue à une échelle gigantesque et faite pour la première fois à cette même échelle par les quatorze armées de citoyens organisées et mises en campagne aux heures les plus sombres de la nouvelle république française, la guerre totale visait à défendre la révolution contre une nuée d'ennemis du dehors et du dedans. Tel fut le sens de la fameuse « levée en masse » décrétée par la loi du 23 août 1793 qui, fait sans précédent, plaça toutes les ressources d'une nation belligérante — soldats, denrées alimentaires, fabriques, travailleurs, tout le génie et toute la passion d'un peuple transporté d'enthousiasme — au service de la guerre révolutionnaire. En fait, et dans les limites imposées par le niveau de développement technique et industriel, il s'agissait là d'une « conscription universelle », d'une véritable « guerre totale ». Abstraction faite un instant d'une infinie différence de langage — entre une période où la classe bourgeoise était animée d'un authentique et fervent esprit révolutionnaire et la phase actuelle où son déclin s'amorce —, le texte des discours prononcés à la Convention nationale comme celui du décret lui-même auraient pu être rédigés hier : « Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques pour exciter le courage des guerriers, prêcher la haine des rois et l'unité de la République. « Les maisons nationales seront converties en casernes et les places publiques en ateliers d'armes ; le sol des caves sera lessivé pour en extraire le salpêtre. 225 MARXISME ET CONTRE-RÉVOLUTION 8

Marxisme et contre-révolution « Les armes de calibre seront exclusivement remises à ceux qui marcheront à l'ennemi ; le service de l'intérieur se fera avec des fusils de chasse et l'arme blanche. i Les chevaux de selle seront requis pour compléter les corps de cavalerie ; les chevaux de trait autres que ceux employés à l'agriculture conduiront l'artillerie et les vivres'. » Même cela pourtant, ce point le plus élevé jamais atteint dans l'histoire de la guerre bourgeoise, la guerre révolutionnaire totale, portait la marque fatidique d'une ambiguïté intrinsèque. Cette guerre pour défendre la révolution et délivrer tous les peuples opprimés ne pouvait être conçue et poursuivie que sous la forme d'une guerre nationale du peuple français contre les pays ennemis. Guerre de défense à l'origine, elle ne tarda pas à se transformer en une guerre de conquête ; l'émancipation promise aux peuples opprimés fut ravalée au rang de thème de propagande destiné à faciliter l'annexion de leurs territoires, et la guerre révolutionnaire frappa indistinctement tous les pays, libres ou non, qui ne prenaient pas parti pour la République française dans la lutte à mort qu'elle livrait aux coalitions de ses ennemis. Fait caractéristique, les premières mesures allant dans le sens de la « guerre d'expansion révolutionnaire », c'est-à-dire visant l'emploi de mots d'ordre révolutionnaires à des fins de politique extérieure, furent prises non par les extrémistes jacobins, mais par les modérés girondins, lesquels aspiraient déjà, en secret, à mettre un terme au processus révolutionnaire, non à l'étendre et à l'intensifier. Mais ce furent ensuite les Jacobins révolutionnaires qui poursuivirent, avec leur extraordinaire énergie, la nouvelle politique de guerre et de conquête qu'ils n'avaient adoptée qu'à contrecoeur comme un instrument de politique intérieure. Semblable développement devait se reproduire, après un long intervalle mais dans des conditions singulièrement analogues, dans la politique intérieure et extérieure de la révolution russe de 1917. A présent, le vieux slogan girondin de la guerre révolutionnaire est devenu l'une des principales armes idéologiques de la propagande nationale-socialiste, malgré la récente conversion de la guerre nazie en une attaque sans discrimination et contre les « démocraties capitalistes décadentes » d'Occident, et contre le nouveau régime totalitaire de l'Union soviétique. Ce développement, dernier en date, eut pour prélude la disso1. Cité d'après le Moniteur universel du 25 août 1793. 226

La guerre et la révolution lution progressive, pendant tout le me siècle, du contenu de la guerre totale bourgeoise et l'affaiblissement correspondant de cette formidable force de frappe qui s'était manifestée entre 1792 et 1815, à l'époque des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Selon le maréchal Foch, la longue période de désagrégation et de déclin graduels des guerres dites nationales, que connut l'Europe du me siècle, a compté trois phases successives : « La guerre fut nationale au début pour conquérir et garantir l'indépendance des peuples : Français de 1792-1793, Espagnols de 1804-1814, Russes de 1812, Allemands de 1813, Europe de 1814, et comporta alors ces manifestations glorieuses et puissantes de la passion des peuples qui s'appellent : Valmy, Saragosse, Tarancon, Moscou, Leipzig, etc. « Elle fut nationale par la suite pour conquérir l'unité des races, la nationalité. C'est la thèse des Italiens et des Prussiens de 1866, 1870. Ce sera la thèse au nom de laquelle le roi de Prusse devenu empereur d'Allemagne revendiquera les provinces allemandes de l'Autriche. « Mais nous la voyons maintenant encore nationale, et cela pour conquérir des avantages commerciaux, des traités de commerce avantageux. « Après avoir été le moyen violent que les peuples employaient pour se faire une place dans le monde en tant que nations, elle devient le moyen qu'ils pratiquent encore pour s'enrichir *. » Incontestablement, c'est là une description brillante des diverses phases que la guerre bourgeoise dut traverser tour à tour, en même temps que les tendances et les accomplissements révolutionnaires de la classe bourgeoise dominante connaissaient un déclin similaire. Et, une fois de plus, force est de relever l'erreur du commun des pacifistes confondant les périodes de paix relative avec les phases véritablement progressistes du développement humain. Comme Rougemont le note, la dernière période de paix dont l'Europe put jouir de 1879 à 1914 fut bel et bien une période d'absolu déclin culturel. « La guerre s'embourgeoisait. Le sang se commercialisait. (...) La guerre coloniale n'est en somme que la continuation de la concurrence capitaliste par des moyens plus onéreux pour le pays, sinon pour les grandes compagnies. * F. Foch, Les Principes de la guerre (1903), cité par D. de Rouge-

mont, op. cit., p. 263-264. 227

Marxisme et contre-révolution Cet état de choses eut pour conséquence la plus impressionnante l'écroulement définitif des conceptions stratégiques révolutionnaires napoléoniennes et clausewitziennes, liées au capitalisme de la concurrence et au nationalisme bourgeois, lors de la Première Guerre mondiale de 1914-1918. Préparée de longue date, cette guerre, qui mit le comble à l'ère du nationalisme, opposa non point des nations particulières, mais des groupes de nations extrêmement hétérogènes. Elle prouva que l'ancienne forme concurrentielle de la guerre totale à outrance se trouvait dans l'incapacité absolue soit de procurer la victoire, soit de permettre la conclusion d'une paix réelle après la fin des hostilités. Il n'est pas jusqu'aux répercussions révolutionnaires de l'effondrement militaire, et aux impossibilités subséquentes de la paix dans les pays d'Europe centrale, qui ne semblent avoir ajouté, et non porté atteinte, au tableau général d'écroulement et de décomposition irrémédiables présenté par la structure traditionnelle globale de la société capitaliste d'Occident. Quant au rapport de la guerre à la révolution, il ne connut pas plus une nouvelle phase positive au cours de l'après-guerre. D'un point de vue purement formaliste, il est permis de dire que l'importance révolutionnaire de la guerre s'est accrue pendant le dernier quart de siècle, en ce sens que la séparation tranchée qui subsistait naguère entre la guerre et la guerre civile s'est faite de plus en plus fluide, avant de disparaître complètement. Alors que, pendant la Première Guerre mondiale, le projet de « transformer la guerre capitaliste en guerre civile » était encore regardé comme un mot d'ordre sans la moindre portée pratique par la majorité des ouvriers socialistes eux-mêmes 1, on vit, vingt ans après, la guerre d'Espagne tirer son origine d'une guerre civile et, dans la suite de son processus, se métamorphoser en répétition générale de l'actuelle guerre entre pays totalitaires et pays démocratiques. Celle-ci a porté la confusion à un degré plus élevé encore. Dès le premier jour, et à tous ses moments critiques, cette guerre a revêtu un caractère « idéologique » et « politique », c'est-à-dire de lutte mettant aux prises les diverses factions d'une guerre civile, bien plus que d'une guerre à l'ancienne entre un pays et un autre. Le développement retracé dans cette étude paraît donc avoir tourné dans un cercle. Ne serait-on pas revenu tout droit aux 1. Cf. Living Marxism, V, 4, printemps 1941, p. 2-4, et (ci-dessus, p. 207-208). 228

La guerre et la révolution guerres idéologiques des xvie et xvne siècles ? A y regarder de plus près, ce regain de vigueur, que marque à première vue l'intime liaison de la guerre et de la révolution, semble être cependant affaire d'apparence, et loin d'avoir une portée historique réelle. Pour rendre compte du cours effectif des choses, il vaut mieux recourir à la formule paradoxale selon laquelle non seulement la guerre, mais encore la guerre civile, a perdu à l'époque actuelle son caractère révolutionnaire d'autrefois. Guerre civile et révolution ont cessé d'être synonymes. En outre, il n'est pas du tout certain que ce nouveau caractère pseudo-révolutionnaire de la guerre en cours, qui a pour effet de déchaîner de si vives passions dans le monde entier, soit appelé à perdurer. L'éventualité contraire reste tout aussi possible, et cette possibilité se trouve même accrue depuis la récente extension de la guerre à la Russie. Il se peut que le régime nazi soit amené à rompre avec sa tendance actuelle qui consiste à raffermir sa position relativement faible dans le champ de la concurrence capitaliste en reconstruisant le système social sur une base totalitaire, sans relâcher pour autant son effort de guerre. Dès lors, le conflit marquerait un retour aux formes de la guerre capitaliste traditionnelle, menée de part et d'autre en vue d'acquérir à l'extérieur un surcroît de puissance nationale. Mais rien n'interdit de penser que la continuation de la guerre, revenue ainsi à l'ancien style bourgeois, ne puisse en définitive aboutir elle aussi à un changement par l'intérieur de la structure donnée de société. Dans cette hypothèse, les répercussions internes de la guerre ne s'ensuivront nullement cependant de l'action consciente d'aucune des parties belligérantes, quels que soient les a buts » dont leur propagande fait état. Le cas échéant, elles découleront de la force de circonstances imprévues, telles que l'intervention d'une nouvelle classe révolutionnaire qui n'était pas représentée dans les conseils de cette guerre. Elles se feront jour en dehors des intentions communes aux deux camps belligérants, et à l'encontre de ces intentions mêmes. Quant à savoir si l'on peut s'attendre à pareil développement de la crise actuelle, nous reviendrons sur cette question dans la section finale de la présente étude.

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6. Les nazis autant que leurs adversaires démocrates attribuent volontiers les différences que la guerre « totalitaire » actuelle présente avec ses formes passées au fait que la société bourgeoise aborderait aujourd'hui une phase nouvelle de son essor révolutionnaire. Si cette assertion relève clairement de la propagande, il n'en demeure pas moins que ces différences sont l'expression d'un changement bien réel survenu dans la structure et le développement économiques objectifs de cette société-là. De tout temps, répétons-le, la guerre a constitué en société capitaliste un complément indispensable à la conduite normale des affaires. Le général Carl von Clausewitz, le grand théoricien de l'art de la guerre au 'axe siècle, assortissait déjà sa célèbre définition de la guerre, « continuation de la politique par d'autres moyens », de cette remarque que la guerre, « plus encore qu'à l'art, ressemble au commerce, qui se présente lui aussi comme un conflit d'intérêts et d'activités humaines, et que la politique elle-même devrait à son tour être considérée comme une sorte de commerce à grande échelle * ». Il disait encore de la guerre de la première moitié du xrxe siècle qu'elle tenait « beaucoup de la concurrence commerciale poussée jusqu'à ses ultimes conséquences et soumise à nulle autre loi que celle du moment ». Telle est la manière dont on veillait sur « les grands intérêts de la nation », en d'autres termes, l'intérêt général de la classe capitaliste et, plus spécialement, de ses milieux dirigeants, en un temps où la production capitaliste se trouvait encore réglée d'une façon prédominante par la concurrence que des producteurs apparemment indépendants de marchandises se livraient. De la même manière encore, les toutes dernières méthodes de l'art de la guerre, telles que les deux camps aujourd'hui aux prises les mettent plus ou moins parfaitement en pratique, ressortissent à une forme de gestion plus récente et bien plus élaborée que celle des vieilles affaires capitalistes. « Les formes nouvelles de la production matérielle, soulignait Marx, se développent par la guerre avant de se développer dans la production du temps de paix. » Ainsi donc, la guerre totalitaire actuelle préfigure les formes économiques nouvelles que viendra parachever ensuite le passage de tous les pays du monde à un mode de production capitaliste * C. von Clausewitz, De la guerre, livre II, chap. 3, section 3. 230

La guerre et la révolution planifié plutôt que déterminé par le marché, et à un capitalisme monopoliste et étatique plutôt que concurrentiel et privé. C'est avant tout pour cette raison que la guerre actuelle, loin d'être une « répétition » pure et simple de la précédente, ne laisse pas de présenter avec cette dernière une « différence essentielle * ». Cette différence se lit notamment dans la baisse d'importance de la « horde armée ». Suivant une source en général bien informée, le tiers seulement de l'armée allemande appartient, même nominalement, à l'infanterie, dont beaucoup de tâches, voire la plupart, reviennent par ailleurs aux militaires de carrière de l'arme blindée et de l'aviation **. Jusqu'à la campagne de Russie, presque toutes les opérations de la Wehrmacht ont été accomplies par des « troupes de choc » triées sur le volet, et dont l'effectif, étonnamment réduit, n'a éprouvé que des pertes relativement légères. Un autre trait distinctif du caractère propre à la guerre totalitaire d'aujourd'hui, trait lié cette fois au déclin universel que connaît l'esprit de concurrence à outrance durant la phase actuelle de capitalisme monopoliste, n'est autre que l'amoindrissement de la vague d'enthousiasme général qu'engendrèrent les guerres nationales du xixe siècle, et qui atteignit son ampleur Maximale au début de la guerre de 1914-1918. Malgré l'énorme surcroît d'efforts fourni par les services de propagande spécialisés, rien dans l'attitude de l'opinion publique envers la guerre actuelle ne rappelle en quelque façon cette intoxication idéologique massive de nations entières qui fut si caractéristique des guerres de l'époque précédente. Enfin, bien que toutes les guerres du siècle dernier, puis chaque année de guerre de 1914 à 1918, aient vu le principe de la planification se trouver étendu, au-delà des limites traditionnelles du domaine militaire, à des sphères toujours plus nom* Cf. Clement Greenberg et Dwight MacDonald, « Ten Propositions on the War », Partisan Review, vol. VII, août 1941, p. 271. Ces deux auteurs divergent d'opinions sur le caractère de cette « différence » effective. (Selon l'un d'eux, la guerre en cours se caractérise par le fait qu'un « type nouveau de société » existe d'ores et déjà en Allemagne.) Mais, sans chercher à approfondir cette question, ils se perdent ensuite dans une discussion de ce que le fascisme peut avoir de plus ou moins « désirable » et autres questions en grande partie subjectives. Cette tendance diminue dans une certaine mesure l'intérêt, par ailleurs considérable, de cet essai de discuter sérieusement l'un des principaux problèmes de notre temps. ** H. Nickerson, op. cit., p. 397. 231

Marxisme et contre-révolution breuses, ce principe est maintenant appliqué systématiquement pour la première fois à la mobilisation complète des ressources en matériaux et en hommes d'une société qui, par suite de son développement technique et industriel, se situe à un niveau incomparablement plus élevé que ceux du passé. Ce qui est nouveau en l'occurrence, ce n'est pas l'idée de « conscription universelle » per se, mais le fait que ni l'initiative individuelle ni l'empoignade concurrentielle n'ont plus la moindre part à sa mise en œuvre. Autre nouveauté encore : les principes de « économie de guerre » furent cette fois appliqués dès le temps de paix. Le système industriel de pays tels que l'Allemagne et la Russie a été dans son ensemble conformé à l'avance, méthodiquement, aux exigences d'une guerre qui ne devait s'ouvrir que bien des années plus tard *. Et, depuis le déclenchement de la guerre actuelle, les barrières séparant traditionnellement production de guerre et production de paix ont partout volé en éclats. Les ressources de tous les pays ont été mises en commun dans le cadre d'une économie de guerre à l'échelle mondiale. La « guerre totale » nazie diffère, sous tous ces rapports, des anciennes formes de guerre totale dans lesquelles l'esprit d'un capitalisme à dominante concurrentielle venait se répercuter. La guerre totale d'aujourd'hui se révèle donc une forme nouvelle de guerre totale : guerre totale du capitalisme des monopoles et du capitalisme d'Etat, par opposition aux guerres totales liées au système de la concurrence qui furent le propre d'une période économique révolue. 7. Les développements économiques mêmes qui détruisirent graduellement la fonction positive de la guerre en tant qu'instrument de la révolution bourgeoise ont créé les prémisses objectives d'un nouveau mouvement révolutionnaire. L'essor du mou* L'ironie du sort a voulu que ni la Russie soviétique ni l'Allemagne ne furent les premières, dans l'Europe d'après-guerre, à donner une consécration formelle au principe de la « guerre totale ». En effet, ce fut en France que, le 3 mars 1927, la Chambre des députés adopta à une majorité écrasante, les communistes étant seuls à voter contre, une proposition de loi qui, défendue par le leader socialiste PaulBoncour, prévoyait la mobilisation de toutes les forces et ressources du pays en vue de la « guerre totale ». 232

La guerre et la révolution vement indépendant de la classe ouvrière a eu pour effet de donner un aspect nouveau au problème de la guerre et de la révolution. Face à cette menace, la classe bourgeoise dirigeante doit assumer désormais une fonction répressive. De nos jours, vu le changement des conditions historiques, il devient de plus en plus ardu de juger si une forme donnée de guerre, voire la guerre elle-même, conserve encore une valeur positive quelconque pour la révolution du 'or siècle. En premier lieu, force est de noter, à propos des diverses occasions où, au cours des vingt ou trente dernières années, la classe prolétarienne s'est lancée dans une lutte pour ses buts propres, que la révolution sociale des travailleurs n'a tiré aucun avantage des fonctions positives qu'une guerre révolutionnaire est censée remplir en ce qui concerne l'émancipation d'une classe opprimée. C'est un chapitre particulièrement sombre de l'histoire de la révolution bolchevique en Russie que celui de ses « guerres révolutionnaires ». Et ce chapitre eut pour conclusion tragique le message radiodiffusé du 3 juillet 1941, dans lequel Staline s'abstenait de toute référence au socialisme et à la classe ouvrière. Au lieu de quoi, il exhortait les peuples de l'URSS à défendre l'existence de leur Etat national, dans le cadre de l'Empire russe, et à faire montre des « qualités inhérentes à notre peuple ». Depuis lors, les forces prodigieuses, auxquelles la révolution de 1917 donna libre essor, ont été utilisées comme des instruments pour la défense du statu quo capitaliste en Europe et aux Etats-Unis contre les innovations non moins ambiguës qui s'ensuivraient de la défaite des puissances « démocratiques » occidentales à l'issue du conflit qui les oppose aux forces « totalitaires » du fascisme nazi. En quel sens faut-il entendre la thèse paradoxale selon laquelle la guerre, ce puissant instrument de la révolution bourgeoise du passé, aurait perdu toute importance positive pour la révolution socialiste de l'époque actuelle ? Car, enfin, le mouvement historique du XX° siècle n'est pas séparé de ses devanciers par une muraille de Chine. Et, s'il était exact que la guerre ait rempli hier une fonction absolument positive dans la transformation révolutionnaire de la société, on aurait du mal à comprendre comment il se fait qu'elle ait perdu aujourd'hui cette fonction progressiste. C'est dans les ambiguïtés, ci-dessus retracées, qui, dès l'origine, furent inhérentes à la guerre bourgeoise, et dans les ambiguïtés cachées de la révolution bourgeoise elle-même, qu'on 233

Marxisme et contre-révolution trouvera la réponse à cette question. Il ne fait aucun doute que les guerres révolutionnaires et nationalistes des xvine et me siècles constituèrent des étapes nécessaires du processus qui aboutit à l'établissement de la société capitaliste actuelle et de sa classe bourgeoise dirigeante. Pourtant, malgré toute la passion dont étaient animés les soldats-citoyens appelés à vaincre ou à mourir, la fonction réelle de ces guerres avait à voir bien moins avec l'élément authentiquement émancipateur et démocratique de la révolution qu'avec les effets simultanément répressifs de celle-ci. Présenter la guerre de masse moderne comme le produit de la Révolution française en général, c'est se livrer à une généralisation historique abusive. Un examen plus attentif révèle, en effet, qu'elle fut liée à une phase particulière de cette révolution. De fait, son origine se situe au moment critique où le soulèvement de la Vendée et l'agression étrangère imposèrent le remplacement des principes bien plus démocratiques de la première phase de révolution par les mesures autoritaires et violentes de la dictature révolutionnaire des Jacobins. En second lieu, le développement de la conscription universelle et de tous les autres traits caractéristiques de la « guerre totale » fut poursuivi au xix° siècle moins par la France que par l'Etat antidémocratique de Prusse. Mais il ne s'agissait nullement d'une simple ironie du sort, comme on l'a parfois soutenu. A la base de ce phénomène se trouve le fait que l'usage effréné de la force convenait mieux encore aux visées des gouvernements réactionnaires d'Europe centrale, lesquels entendaient borner la « guerre de libération » au rétablissement de l'indépendance nationale de leurs Etats, assujettis à l'Empire français, tout en refusant en même temps d'octroyer à leurs sujets des institutions véritablement démocratiques. En outre, bien plus que la démocratie, ce fut le nationalisme bourgeois, et le plus cocardier, que ces guerres toujours plus violentes et sanguinaires eurent pour effet d'implanter au centre de l'Europe pendant les décennies suivantes, tandis que la guerre de Sécession américaine et les trois guerres bismarckiennes d'agrandissement de la Prusse faisaient progresser encore la forme nouvelle de la guerre de masse. Dorénavant, et jusqu'en 1914, toutes les guerres capitalistes et impérialistes devaient se heurter à l'opposition plus ou moins résolue des divers courants composant le mouvement international de la classe ouvrière. Ce fut seulement sous l'effet de choc provoqué par la guerre mondiale et la crise politique et écono234

La guerre et la révolution Inique subséquente que les deux minorités du socialisme allemand redécouvrirent la valeur « positive » de la guerre pour la révolution socialiste. L'une de ces minorités dirigea la révolution avortée des ouvriers allemands, pour se réfugier ensuite dans les activités prorusses du parti communiste. Quant à l'autre, elle consentit à la guerre elle-même comme à un accomplissement indiscutable des aspirations sociales des travailleurs, et, par là, anticipa la guerre « révolutionnaire » que les forces contre-révolutionnaires du national-socialisme font aujourd'hui à la Russie soviétique, de même qu'au capitalisme démocratique. A l'heure actuelle, l'indécision la plus absolue continue de régner en ce qui concerne la portée de la guerre pour le futur mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière. Quelles que soient les conséquences de la guerre « totale » en cours pour les fractions rivales de la classe dirigeante internationale, une chose est certaine : pour les ouvriers, cette guerre censée être «révolutionnaire » ne constitue jamais qu'une autre forme, et une forme aggravée, de leur condition normale d'oppression et d'exploitation. En dépit de tout ce qui se dit et se vocifère, cette lutte intestine à la classe dirigeante capitaliste n'est nullement comme tel fut le cas des anciennes guerres capitalistes — une forme nécessaire et une partie intégrante du progrès historique. Elle a même pour effet de dénaturer jusqu'à ces changements mineurs de la structure économique et politique actuelle que le maintien de l'ancien système exige. La guerre capitaliste a épuisé toutes ses potentialités révolutionnaires. C'est ailleurs que sur les champs de bataille de la guerre capitaliste que se passe la lutte pour le nouvel ordre de société. L'action décisive des travailleurs commence là où la guerre capitaliste finit. Dans la réalité de l'histoire, on assista exactement à l'inverse : en l'absence d' « actions décisives des travailleurs », la guerre capitaliste aboutit à raffermir pour longtemps des rapports sociaux qu'on aurait pu croire promis. à s'effondrer. Lénine avait assurément raison de le rappeler au II° Congrès de l'IC : « pour le capitalisme, il n'existe absolument pas de situations sans issue », du moins sur longue période. 1. Cf. Lénine, Œuvres, t. 31, p. 233. 235

Marxisme et contre-révolution Korsch concluait son magistral exposé des rapports de la guerre et de la révolution à l'époque bourgeoise par ces mots : « La guerre impérialiste a épuisé ses potentialités révolutionnaires », elle a cessé d'être « une forme nécessaire et une partie intégrante du progrès historique ». C'était là soutenir implicitement, en marxiste du 'cg' siècle, qu'à l'ordre du jour de l'histoire des pays développés figurait désormais non plus l'anéantissement des rapports féodaux aux côtés des forces bourgeoises (et sous leur conduite effective), mais l'institution de rapports nouveaux, libertaires : « une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous n, disait dès 1847, et donc dans un tout autre cadre avec de tout autres virtualités, le Marx du Manifeste communiste, un ordre social où le salaire, par conséquent, est aboli. Et cette conclusion essentielle de Korsch demeure valide, quand bien même on ferait valoir que la Seconde Guerre mondiale servit de prélude à l'émancipation de certains peuples opprimés, comme tel avait déjà été le cas de la première. Car il s'agissait d'une émancipation purement nationale qui, proclamée par chacun des trois grands camps en présence comme l'un de ses buts de guerre, fut en fait acquise au prix du sang par des populations agraires qu'un degré de développement fort bas vouait à rester en deçà de ce grand but historique du communisme, vouait à créer le salariat et non à l'abolir. Il est un aspect qu'on s'étonnera peut-être aujourd'hui de n'avoir pas vu mentionné dans l'exposé ci-dessus, et qui concerne plus particulièrement cette forme de lutte émancipatrice où la guerre de partisans joua un rôle non négligeable. Pour Korsch, la guerre révolutionnaire atteignit un summum avec la levée en masse de 1793, et l'on ne saurait douter que jamais depuis aucune nation ne mobilisa ses forces vives avec une ampleur pareille et un élan aussi prodigieux. Très lucidement, il constatait la baisse d'importance de l'armée de masse, de l'infanterie hier encore « reine des batailles n, et la primauté qui revenait dorénavant dans la guerre aux unités spécialisées, deux phénomènes complémentaires, produits directs, et de l'apathie des masses — envers la révolution, mais aussi envers la guerre —, et des progrès de l'industrie. Semblable en cela à tous les experts militaires du temps (mais, eux, ils se 236

La guerre et la révolution prétendaient des « spécialistes »), ce grand lecteur de Clausewitz ne prévoyait pas l'essor, au moins relatif, que la guerre de partisans allait bientôt connaître. Mais on a vu plus d'une fois des vérités théoriques, inscrites dans la pratique d'une période donnée, n'être perçues de nouveau qu'après un long laps de temps et la réapparition de cette pratique, sous des formes d'ailleurs modifiées, à un autre moment historique. Quoi qu'il en soit, cette forme d'organisation militaire ainsi réapparue n'est, par nature, nullement antagonique à l'ordre établi. Et Clausewitz, parfait réactionnaire, envisageait de sang-froid l'armement du peuple 1. Il avait en effet pu observer de près l'action des partisans russes de 1812, les cosaques du général Davydov, et constater alors que, comme en Espagne (ou en Vendée), le « peuple armé », affrontant un ennemi impitoyable et noyauté par de « petits détachements prélevés sur l'armée », demeurait fidèle au trône et à l'autel. En outre, il n'assignait à ces forces, « de qualité inférieure », disait-il, qu'une mission purement défensive, le soin de l'attaque étant réservé aux troupes régulières, seules à disposer de l'armement et du soutien logistique appropriés. Mais la doctrine mao-tsétoung du conflit prolongé et des zones libérées, grâce auxquels les unités de guérilleros finissent par être transformées en corps d'armée réguliers, voire en instances de type Etat, était tout à fait étrangère, il va de soi, à ce général prussien qui ne se trouvait pas en situation de devoir partir de rien pour étendre à un véritable continent le système du salariat, progressiste au regard du passé. La supériorité matérielle de l'impérialisme, en ce qui concerne l'équipement, les possibilités de recrutement à l'échelon local, etc., reste telle, cependant, que les actions de guérilla ne peuvent sortir que par exception (DienBien-Phu ou Santa-Clara) du cadre défensif. Et les unités de partisans elles-mêmes, quand l'existence de sanctuaires leur permet d'entamer le conflit prolongé, doivent se spécialiser de plus en plus, adopter le modèle qu'impose l'action contre un ennemi mobilisant les ressources d'une industrie 1. Voir au livre VI, « la Défense •, du De la guerre, les chapitres 8, « Méthodes de résistance », 25, « Retraite à l'intérieur du pays », et surtout 26, « l'Armement du peuple •. 237

Marxisme et contre-révolution moderne, et à proportion de cette industrialisation-là. Ainsi, en Algérie, les partisans, au nombre relativement restreint, constituaient la force de frappe encore indifférenciée d'une armée régulière, centralisée à la française mais vouée, par le déséquilibre des forces, à demeurer l'arme au pied. Au Vietnam, en revanche, le conflit prolongé a entraîné une diversification en milices villageoises, chargées d'accomplir sur place les besognes du génie et de la réserve classiques, en commandos autonomes de chaque arme, plus particulièrement l'artillerie, etc., tout cela formant la base d'une pyramide qui a pour sommet « un faible corps divisionnaire, extrêmement mobile, menant une guerre de manoeuvre sur l'ensemble du théâtre d'opérations 1 ». Malgré une efficacité confirmée, ce dispositif a en définitive un effet encore « plus moral que matériel », comme Engels le disait de la barricade à l'époque classique des combats de rue 2. Car sa conséquence principale, même si elle n'est pas recherchée consciemment, est de pousser les populations rurales à opter nolens volens, par suite des barbares réactions des pouvoirs en place, pour le camp des insurgés. (Bien que la raison essentielle de sa défaite ait été l'intervention massive et acharnée des commandos ennemis, c'est aussi parce que Guevara était désireux pour des motifs tactiques de ne pas forcer ainsi les paysans boliviens à « se mouiller » en faveur de son équipée, qu'il ne put établir de base.) Ainsi se forgent simultanément, et les cadres humains du nouvel Etat, après osmose avec certains représentants de l'ancien', et les rapports nouveaux d'autorité. Mais, dans le cadre urbain d'un pays industriel où la révolution bourgeoise (ou néo-bourgeoise) et l'Etat moderne constituent des acquis définitifs, l'action de guérilla 1. Cf. l'article de Georges Boudarel, historien spécialisé (pro-FNL), in le Monde, 31.10.1972, p. 4. 2. F. Engels, préface des Luttes de classes en France ( 1848-1850) de Karl Marx. 3. On sait qu'en Russie bolcheviste Trotsky organisa l'Armée rouge en y intégrant un grand nombre d'ex-officiers tsaristes, tout en supprimant le caractère électif des fonctions de commandement et en vidant de leur substance les attributions des conseils de soldats ; cf. A. Ro-

senberg, op. cit., p. 159-161. En Chine, le « changement dans la continuité » avec l'ancien appareil d'oppression et d'exploitation fut par nécessité poussé plus loin encore ; cf. Ch. Reeve, Le Tigre de papier. Sur le développement du capitalisme en Chine, Paris, 1972, p. 22 sqq. 238

La guerre et la révolution apparaît bien plus encore comme un facteur « plus moral que matériel », capable de déblayer certains obstacles intérieurs, mais incapable de tenir tête à une intervention extérieure dont il serait inconcevable qu'elle ne se produise pas. Témoin l'insurrection massive de la Hongrie en 1956, d'une portée historique suprême, pour le meilleur (le jaillissement de formes d'organisation nouvelles) et pour le pire (l'effet de dissuasion durable de la répression) : tandis que la guérilla urbaine mit très vite hors d'état de nuire les anciens centres de pouvoir, sans arriver cependant à faire sortir de sa neutralité la plus grande partie d'une armée régulière très majoritairement paysanne, l'apathie des ouvriers du monde, à laquelle les entreprises de diversion de l'impérialisme occidental venaient ajouter un surcroît de confusion, interdit à un mouvement aussi puissamment émancipateur de s'étendre au-delà des frontières nationales. Dès lors, le déséquilibre des forces était par trop grand, et le tank l'emporta sur le fusil. L'organisation ouvrière sur place, encore mal coordonnée, ne pouvait suppléer le manque d'unité populaire et d'une dimension internationale. Oui, aujourd'hui comme hier, « c'est ailleurs que sur les champs de bataille que se passe la lutte pour le nouvel ordre de société ».

CHAPITRE XIII

FRAGMENTS CRITIQUES

Le présent volume, répétons-le, a pour matière une série d'articles tous datés du deuxième quart du xxe siècle, lequel restera dans l'histoire comme l'époque de la décadence convulsive et de la chute définitive du capitalisme libéral, classique, en même temps que de son passage, à travers la contre-révolution et la guerre mondiales, à une phase nouvelle de l'exploitation capitaliste et de l'oppression impérialiste. Ce processus a revêtu, bien entendu, des formes aussi spécifiques que variées, dont Korsch a examiné plus d'une. On a vu, par exemple, ce qu'il en était, selon lui, de la corporate community aux Etats-Unis, et de ses répercussions sur le sort de la démocratie parlementaire. On verra plus loin comment, après la guerre, il concevait la transformation en système totalitaire du régime issu de la « première grande révolution anticapitaliste du 30C3 siècle », la révolution russe, comment aussi il analysait les moyens mis en oeuvre par le « néo-impérialisme des puissances occidentales » pour juguler les « forces de la réforme et de la révolution agraires agissant dans le sein de la société orientale ». Avant de passer à ces deux ordres de phénomènes, il convient cependant de s'arrêter sur le seul cas où, en Europe, la « contre-révolution préventive » se heurta à une résistance véritable, sans fins restauratrices, une résistance acharnée, constructive, mais dénaturée, puis vaincue par suite, avant tout, de son isolement : la guerre d'Espagne. (Des raisons d'espace m'obligeront cependant à ne donner de ces textes que les extraits les plus significatifs, à mon avis.)

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1. La guerre d'Espagne [Tout en critiquant les tendances « économistes » et a apolitiques » de l'anarcho-syndicalisme, Karl Korsch ne pouvait éprouver que de la sympathie pour ce mouvement essentiellement pratique, attaché à l'idée d'action autonome et volontaire, d'autodétermination des travailleurs, sympathie qui allait surtout à la CNT espagnole, unique forme de masse de ce courant. Et c'est en qualité d'observateur, délégué par les syndicalistes révolutionnaires allemands, qu'il assista au congrès de l'AIT anarcho-syndicaliste qui se tint à Madrid peu de temps après la proclamation de la république en avril 1931 '. Dix ans plus tard, on vient de le voir, il constatait que la guerre civile espagnole, loin d'ouvrir une] nouvelle phase positive dans le rapport de la guerre à la révolution, [avait servi de répétition générale de la Seconde Guerre mondiale 2. Mais l'événement historique change presque toujours de sens à mesure que le temps passe : avant d'être le prélude pratique et idéologique de la conflagration planétaire, la guerre sociale d'Espagne avait constitué la phase ultime du processus révolutionnaire enclenché en avril 1931. Au début de 1938, alors que tout indiquait déjà que les jours de la Catalogne libertaire étaient comptés, Korsch entreprit, dans un premier article', de réfuter les accusations de mollesse et d'incohérence lancées contre elle par ses ennemis mortels, bourgeois et staliniens. Et il le fit à sa manière, en réaliste à la vision désabusée certes, mais refusant pour autant de donner dans les commodités du fatalisme historique et de la négation sectaire. Ainsi il déclarait d'emblée :] Qui veut rendre compte d'une manière réaliste de l'oeuvre constructive du prolétariat de Catalogne et des autres régions d'Espagne ne doit pas chercher à la mesurer à l'aune soit de quelque idéal abstrait, soit de résultats obtenus dans des conditions historiques absolument différentes. Il est indéniable que l'acquis effectif de la « collectivisation », même dans les industries 1. Sur tout cela, cf. K. Korsch, « Die spanische Revolution », Die Neue Rundschau (Berlin), juil. 1931, et Karl Marx, p. 251. 2. Cf. ante, p. 228. 3. L. H. (K. Korsch), « Economics and Politics in Revolutionary Spain », Living Marxism, IV, 3, mai 1938, p. 76-82 (trad. ail. in Schriften, p. 109-117). 242

Fragments critiques de Barcelone et des autres villes et villages de Catalogne où l'on peut l'étudier le mieux, ne s'accorde guère avec les constructions idéales du socialisme et du communisme orthodoxes, sans parler des rêves encore plus sublimes que les ouvriers syndicalistes et anarchistes d'Espagne n'ont cessé de nourrir depuis l'époque de Bakounine. Il serait tout aussi vain de vouloir comparer, en guise d'analogie historique, ce que la révolution espagnole a réalisé au cours de la période qui, amorcée avec la prompte contre-offensive que les ouvriers révolutionnaires opposèrent à l'invasion de Franco et de ses complices fascistes, nationaux-socialistes et démocrates bourgeois, approche maintenant rapidement de son terme, avec rien de ce qu'il advint en Russie après octobre 1917, ni avec la phase dite du communisme de guerre (1918-1920), ni avec la phase subséquente de la NEP. Car, à aucun moment du processus ouvert par le renversement de la monarchie en 1931, ni les travailleurs fi aucun parti ou organisation se réclamant de l'avant-garde ouvrière ne se sont trouvés en possession du pouvoir politique. Tel a été le cas non seulement sur le plan national, mais aussi sur le plan régional, et cela s'applique même aux conditions régnant dans le bastion anarcho-syndicaliste de Catalogne pendant les mois qui suivirent immédiatement juillet 1936, alors que le pouvoir se faisait invisible sans que la nouvelle et encore vague autorité exercée par les syndicats revêtisse un caractère nettement politique. Parler à ce propos de « dualité du pouvoir » serait même exagéré. Il s'agissait bien plutôt d'une éclipse momentanée du pouvoir d'Etat, une éclipse induite par la séparation survenue entre la substance (économique) du pouvoir, passé aux mains des ouvriers, et son enveloppe (politique), par les divers conflits internes entre forces de Franco et forces des « loyalistes », entre Madrid et Barcelone, et, enfin, par le fait décisif que, face aux travailleurs en armes, l'appareil bureaucratique et militaire ne pouvait en aucune manière s'acquitter de sa fonction principale dans tout Etat capitaliste : la répression des ouvriers. [Il se peut, écrivait Korsch en substance, que les ouvriers et les miliciens libertaires de Barcelone aient manqué de résolution en juillet 1936 quand, ayant triomphé des militaires fascistes, ils n'allèrent pas jusqu'à prendre directement en charge le pouvoir. Mais trente ans auparavant, faisait-il valoir, en juillet 1917, bien que Petrograd fût aux mains de manifestants, ouvriers et soldats, armés et probolcheviks, les dirigeants du Parti, Lénine 243

Marxisme et contre-révolution en tête, s'étaient vus eux aussi dans l'incapacité de retourner en leur faveur une situation qu'ils n'avaient su ni prévoir ni préparer. A ceux qui incriminent aujourd'hui] l'absence de direction révolutionnaire [,dont les anarcho-syndicalistes auraient souffert il convient donc de rappeler non seulement que les bolcheviks, se révélèrent incapables,] dans la situation objectivement révolutionnaire du 18 juillet 1917, de s'emparer du pouvoir politique, [carence immédiatement sanctionnée par une répression sévère, mais aussi qu'ils étaient appelés à faire preuve d'indécision plus d'une fois encore.] Cela ne revient nullement à dire, poursuivait notre auteur, que les ouvriers de Catalogne n'ont pas été freinés dans l'action par leur indifférence à l'égard de toutes les questions politiques, non rigoureusement économiques et sociales. Pis encore, les mesures les plus radicales qu'ils prirent en matière de reconstruction économique, à un moment où ils apparaissaient et se considéraient comme les maîtres absolus de la situation, pâtirent d'une évidente absence de ce souci d'efficacité et d'esprit de suite dont les mesures économiques et politiques de la dictature bolcheviste portaient la marque. [Et c'est bien là ce qui amenait les correspondants de la presse anglo-saxonne (cités par K.) à se réjouir de voir les gouvernementaux préférer le contrôle étatique à la gestion ouvrière, et vouloir protéger les investissements étrangers, ce qui restreignait d'autant le champ de la collectivisation. Toutefois, ajoutait Korsch,] le fait même qu'à la suite d'expériences de plus en plus catastrophiques la CNT et la FAI aient été en définitive obligées de revenir sur leur apolitisme traditionnel a démontré aux yeux de tous, excepté quelques groupes d'anarchistes étrangers indécrottablement sectaires et chimériques (...), la liaison vitale existant entre l'action économique et l'action politique dans toutes les phases de la lutte de classe prolétarienne et, bien plus encore, dans sa phase directement révolutionnaire. Telle est donc la toute première leçon de cette phase terminale de l'histoire révolutionnaire de l'Europe d'après-guerre qu'est la révolution espagnole. Leçon plus importante encore, et singulièrement impressionnante, quand on réfléchit aux différences énormes que les mouvements de la classe ouvrière d'Espagne présentent avec ce que près de trois quarts de siècle de lutte de classe prolétarienne ont engendré en Europe et aux EtatsUnis. Et sa validité n'est pas diminuée du fait que la CNT s'en 244

Fragments critiques tienne, dans les circonstances actuelles, à des revendications relativement modérées. Proposer une « nouvelle période constitutionnelle qui serait démocratique et fédérale, conformément aux aspirations populaires au sein de la République socialiste », voilà certes une exigence que le gouvernement de Front populaire pourrait, en principe, satisfaire sans dévier vraiment de la politique bourgeoise qu'il a poursuivie jusqu'ici. Et créer un « Conseil économique national », à base politique et syndicale, avec représentation paritaire de l'UGT socialiste et de la CNT anarchiste, ne transformerait pas plus la tendance bourgeoise réformiste du gouvernement en une tendance prolétarienne révolutionnaire. Mais on relève derechef une analogie très forte entre la tactique actuelle des anarcho-syndicalistes et celle que le parti bolchevique adopta jusqu'à l'écrasement du putsch de Kornilov et même après. Si tel est bien le cas, si l'on peut montrer que même un parti révolutionnaire à dominante aussi politique et aussi expérimenté politiquement que le parti qui a réalisé l'Octobre russe, n'acquit sa perfection dernière qu'après l'émergence d'une intuition historique absolument différente, comment un groupe de révolutionnaires prolétariens, jusqu'à présent apolitiques et quasi dépourvus d'expérience politique, aurait-il pu atteindre à pareille excellence surhumaine et suprahistorique, alors qu'il lui faut oeuvrer dans les conditions peu propices de l'Espagne actuelle, où le putsch du Kornilov ibérique, loin d'avoir été écrasé, s'est victorieusement propagé dans l'ensemble du pays et vise maintenant le coeur même de l'Espagne industrielle, le bastion ultime des forces anticapitalistes et antifascistes, la province prolétarienne de Barcelone ? [N'est-il pas amplement démontré que] la direction révolutionnaire bolchevique de 1917 connut elle aussi les flottements, témoigna de l'imprévoyance, inhérents à toute action révolutionnaire ? [Et Korsch d'insister sur ce point, faits à l'appui, non pour accabler Lénine et son parti, mais pour souligner combien peu] leurs adeptes de troisième ordre sont en droit de critiquer les déficiences de la Catalogne anarcho-syndicaliste. (...) Pourtant un voile épais se trouve de la sorte jeté sur l'oeuvre constructive qui résulte des efforts et sacrifices héroïques des travailleurs de toutes les régions d'Espagne où le programme syndicaliste et anarchiste de la « collectivisation » l'a emporté sur le programme socialiste et communiste de la « nationalisation » ou de l'« intervention de l'Etat ». [C'est donc pour lever ce voile que Korsch consacra un 245

Marxisme et contre-révolution second article 1 à rendre compte d'un petit livre traitant justement de cette « oeuvre constructive », opuscule qu'il disait être un exposé éclairant des sept premiers mois de collectivisation 2. [Ayant pris ses distances à l'égard de la conception « idéaliste » qui voit] dans les luttes de classes, guerres et guerres civiles de l'histoire contemporaine autant d'expressions d'un affrontement idéologique entre un « principe » démocratique et un « principe » fasciste, [et celle des « Realpolitiker » qui font] des aspects guerre civile inhérents à la situation actuelle de l'Espagne (sans parler des conflits moins spectaculaires qui déchirent les multiples tendances du Front populaire gouvernemental) une phase très subalterne de cette bataille entre groupes impérialistes constituant, selon eux, l'essence de tous les développements politiques mondiaux à l'heure présente, [Korsch poursuivait :] Pour la première fois depuis les expériences de socialisation dont la période révolutionnaire d'après-guerre s'assortit en Russie soviétique, en Hongrie et en Allemagne, la lutte des ouvriers espagnols contre le capitalisme a fait apparaître un type nouveau de passage des méthodes capitalistes aux méthodes communales de production, lequel, tout inachevé qu'il est, a revêtu une imposante variété de formes. Cette expérience conservera toute sa portée même si l'ensemble de ces pas en avant vers une économie nouvelle, libre, communale, se trouvait jamais anéanti. Les ouvriers ont vu leurs réalisations battues en brèche tant du dehors, par les progrès de la contre-révolution, que du dedans, par leurs faux alliés du front antifasciste. Ils ont été contraints de renoncer aux fruits de leur lutte soit par la répression à force armée, soit, le plus souvent, au nom des « exigences supérieures » de la guerre. Dans une grande mesure, les réalisations de la première heure ont même été sacrifiées de plein gré par leurs auteurs cherchant ainsi, mais en vain, à 1. K. Korsch, « Collectivizations in Spain », Living Marxism, IV, 6, avril 1939, p. 178-182. (La version allemande des Schriften, p. 118-126, reprend en le complétant d'après cette version anglaise le premier état de ce compte rendu publié par K. dans le Zeitschrift für Sozialforschung, VII, 1938, p. 469 sqq.). 2. Collectivisations. L'OEuvre constructive de la révolution espagnole. Recueil de documents, Barcelone (Ed. CNT-FAI), 1937, 244 pages (réimp. Toulouse, 1965). Sur ce sujet, le lecteur francophone peut consulter en outre les travaux plus récents de Gaston Leval et de Frank Mintz. 246

Fragments critiques progresser en direction du but principal de la lutte commune contre le fascisme. (...) Au contraire des divers « décrets de socialisation », que l'histoire contemporaine de l'Europe a connus, le décret promulgué le 10 octobre 1936 par le Conseil économique de Catalogne n'a fait que légaliser les faits accomplis dans l'industrie et les transports : « Il ne contient aucune initiative spéciale dépassant le cadre de l'action accomplie par les ouvriers après leur mouvement spontané » (p. 42). Pas d'enquêtes à n'en plus finir sur les « buts et les limites des collectivisations », pas de corps d'experts émérites, arbitrairement choisis et dépourvus de toute autorité réelle, telles la tristement notoire « Commission spéciale permanente » de la révolution française de février 1848, ou sa copie fidèle, la « Commission de socialisation » allemande de 1918-1919 1. Le mouvement ouvrier anarcho-syndicaliste d'Espagne, bien préparé à cette tâche par des années de débat constant, mené jusque dans les coins les plus reculés du pays, était mieux informé et avait une conception autrement plus réaliste des mesures à prendre pour atteindre ses objectifs économiques que le mouvement ouvrier dit marxiste d'autres régions d'Europe. Certes, au cours de cette première phase héroïque, le mouvement espagnol négligea dans une certaine mesure d'assurer la sauvegarde politique et juridique du nouveau cadre économique et social. Mais la situation ne permettais guère d'éviter cette erreur initiale, à laquelle on ne put qu'en partie remédier par la suite. Il n'existait alors ni pouvoir exécutif ni Parlement ; seul fonctionnait le « Comité des milices antifascistes » formé par les délégués du mouvement libertaire euxmêmes. Il n'y avait pas non plus de gros propriétaires capitalistes à exproprier. [En effet, les représentants du capital étranger, détenteurs d'une bonne partie des grandes entreprises, et les gros capitalistes autochtones s'étaient enfuis de Catalogne dès que la sédition militaire eut été vaincue. Aussi,] l'offensive lancée contre le capital par les ouvriers catalans ressemblait-elle à une guerre contre un ennemi invisible. (...) Le prolétariat catalan s'installe donc sans difficulté dans les usines et les bureaux désertés par les possesseurs d'hier. Après quoi, les entreprises collectivisées se mettent à fonctionner « d'une façon presque analogue à celle des sociétés ano1. K. parle ici en connaissance de cause : il avait en effet, rappelons-le, occupé un poste dans les services de cette commission. 247

Marxisme et contre-révolution nymes de l'économie capitaliste. Des assemblées générales d'ouvriers procèdent à l'élection du conseil au sein duquel sont représentées toutes les phases de l'activité de l'usine : production, administration, service technique, etc. Les représentants des centrales syndicales y siègent également et assurent de la sorte une liaison permanente avec le reste de l'industrie » (p. 42-43). « La gérance elle-même est confiée à un directeur élu dans les entreprises importantes avec l'assentiment du Conseil général d'industrie. Souvent ce directeur reste l'ancien propriétaire, gérant ou directeur de l'entreprise » (p. 43). Toutefois, cette similarité des apparences ne signifie nullement que la collectivisation n'ait rien changé d'essentiel au système de producton des entreprises industrielles et commerciales. Elle fait simplement ressortir la facilité relative avec laquelle, dans des circonstances aussi favorables que celles qui se sont présentées en l'occurrence, il est possible d'effectuer, sans grands changements structurels, des transformations profondes en matière de gestion de la production et de salaires. [Et Korsch d'énumérer succinctement les mesures prises dans l'agriculture — dont la collectivisation, notait-il, est] le problème le plus compliqué du socialisme — [comme dans l'industrie : abolition des conditions de travail inhumaines ; début d'égalisation des salaires entre les diverses classes de qualification ou d'âge autant qu'entre les sexes ; institution d'un « salaire familial » ; reconversion ou création d'industries entières ; assistance aux victimes de la guerre, etc. A ses yeux cependant, un fait primait tout :] le rôle important joué par le type particulier de syndicats, propre surtout aux ouvriers de Catalogne et du Levant, cette forme que les prospères syndicats d'Angleterre et les puissantes organisations marxistes d'Europe centrale et orientale condamnaient comme utopique et incapable d'affronter une crise sérieuse. Ces formations anarcho-syndicalistes, antiparti et anticentralistes, tablent uniquement sur la libre action [auto-activation, dit la version allemande (N.d.T.)] des masses travailleuses. Dès le premier jour, toutes leurs activités courantes aussi bien qu'extraordinaires, ont été gérées non par une bureaucratie de carrière, mais par l'élite ouvrière des industries concernées. Cette même élite consciente, incarnée par des comités d'action aux membres choisis par les travailleurs tant à l'intérieur des syndicats qu'en dehors d'eux, a par son esprit d'initiative comme par son action persévérante et exemplaire jeté les bases des réalisations fondamentales de 248

Fragments critiques la période nouvelle. C'est là une leçon historique de la collectivisation espagnole dont l'importance pour l'organisation et la tactique du mouvement ouvrier est ineffaçable. Seul un antiétatisme en actes, ne se laissant barrer la voie par aucun obstacle institutionnel ou idéologique qui se crée de soi-même, explique les succès du prolétariat espagnol confronté à de monstrueuses difficultés. Faute de pouvoir vraiment discuter aucune des questions abordées ci-dessus, il n'est peut-être pas inutile de compléter ce tableau de l'initiative libertaire en Catalogne par les considérations quelque peu différentes que Paul Mattick émettait à ce sujet dans le même numéro de Living Marxism : « Ce qui nous intéresse, écrivait-il en parfait accord làdessus avec Korsch, ce sont justement les aspects de la guerre civile espagnole auxquels les organisations antifascistes ne s'intéressent pas un seul instant. Comme dans tous les soulèvements ouvriers et paysans à ce jour, le fait marquant reste que les masses d'Espagne ont été plus radicales, plus « à gauche », plus extrémistes que leurs leaders et les organisations dirigées par eux. Non que les masses aient agi contre leurs organisations, ni qu'il y ait eu cloison étanche entre les unes et les autres, mais le changement de politique survenu dès que le soulèvement eut été coulé au moule du nouveau régime, montre bien l'existence, entre les premières et les secondes, d'un gouffre beaucoup plus profond que les ouvriers n'ont été jusqu'à présent à même de le soupçonner. Les actions de masse de l'été et de l'automne de 1936, auxquels participèrent ouvriers organisés et ouvriers inorganisés, furent suscitées, dirigées et étendues non point par les leaders officiels des diverses organisations ouvrières, y compris les syndicats anarchistes, mais par les travailleurs eux-mêmes et par la force de circonstances auxquelles ils réagissaient qu'ils y fussent invités ou non. A l'origine de tout ce qui a été vraiment révolutionnaire dans la guerre d'Espagne, se trouve l'action directe des ouvriers et des paysans pauvres, non une forme d'organisation ouvrière spécifique ou des dirigeants particulièrement doués. Il faut reconnaître cependant que la liberté plus grande régnant au sein des 249

Marxisme et contre-révolution syndicats anarchistes moins centralisés eut pour effet une faculté d'initiative plus grande chez les ouvriers anarchosyndicalistes 1. » Fait historique absolument remarquable : vingt ans après les événements d'Espagne, le 26 octobre 1956, dans un pays où se propageait une immense insurrection ouvrière, le Conseil national des syndicats de Hongrie, qui venait tout juste de se former sur des bases renouvelées du tout au tout, rendait public un programme politique et économique recoupant sur des points essentiels les réalisations de la Catalogne libertaire 2. Or les membres de ce conseil, rais depuis longtemps à la diète marxisteléniniste, ne pouvaient avoir la moindre idée de ces réalisations, ni des doctrines syndicalistes révolutionnaires. Plus d'une fois depuis, on a vu semblable analogie transparaître dans le programme de mouvements qui ne devaient rien de rien à ces doctrines. Tout se passe comme si les sociétés modernes d'exploitation sécrétaient, dans certaines conditions de crise, un schéma universel de contre-pouvoir. Tel qu'il vient d'émerger de ces sociétés, à l'état d'ébauche plus ou moins poussée selon les cas, ce schéma comporte toujours en théorie et/ou en pratique une structure de gestion centrale coiffant ou visant à coiffer une multitude d'organismes locaux animés de tendances centrifuges. Nulle part depuis les années 1920, la réalisation de ce modèle « spontané » d'émancipation n'est allée aussi loin dans les faits que ce fut le cas dans la Catalogne de 1936-1937. Même en l'occurrence toutefois, ce système n'en paraît pas moins avoir été peu viable non seulement pour des raisons extrinsèques (la disproportion des forces armées et des ressources matérielles), mais aussi pour des raisons intrinsèques, et découlant à bien des égards du ralliement du mouvement libertaire officiel au principe de l'alliance des classes et à son corollaire, l'option frontiste. Un seul exemple : les banques, contrôlées par l'UGT socialiste (et stalinienne), restèrent en dehors du circuit collec1. Anonyme (P. Mattick), « The Concentration Camp Grows », Living Marxism, IV, 6, avril 1969, p. 171. 2. Cf. le programme cité par C. Lefort, « L'insurrection hongroise », Socialisme ou Barbarie, IV, 20, p. 92, et les documents rassemblés par J.-J. Marie et B. Nagy in Pologne-Hongrie 1956, Paris, 1966. 250

Fragments critiques tivisé', tandis que la production et la distribution, qui n'étaient réglées qu'en façade par des moyens institutionnels (gestion syndicale ou communale), continuaient d'avoir pour fondement réel l'échange capitaliste à base monétaire. Aussi bien est-ce là « le problème le plus compliqué du socialisme », de nos jours où la coopération agricole (capitaliste) tend à gommer celui que soulevaient naguère le mode d'appropriation du sol et les mentalités qui s'y rattachent. 2. Trotsky et la révolution russe

[En 1924, le léniniste allemand bon teint Karl Korsch rappelait la formule de Lénine invitant les « camarades étrangers » à « s'assimiler une bonne tranche de l'expérience russe' », avant de saluer dans la brochure de Staline sur le léninisme] un exposé du marxisme sous son aspect de léninisme, de « théorie de la révolution » à l'époque de l'impérialisme et de l'actualité immédiate de la révolution prolétarienne'. [Deux ans plus tard, fidèle à cette conception, Korsch taxait de « révisionnisme » un Staline devenu le théoricien du socialisme dans un seul pays et du renoncement à l'action directe anticapitaliste 4. La force des circonstances et la logique interne de sa recherche l'amenèrent cependant par la suite, dans les textes qu'on a pu lire ci-dessus, à dépasser ce premier stade, « contingent », de la critique pour remonter aux racines théoriques des développements inattendus de l'« expérience russe ». La publication posthume de la biographie de Staline par Trotsky 5 lui donna, en 1946, l'occasion de revenir sur le sujet. L Cf. la préface d'A. Souchy à Collectivisations, p. 25-26 ; le rôle du capital financier dans la restauration du pouvoir démocratique bourgeois est signalé notamment par G. Munis, lalones de derrota : promesa de victoria, Mexico, 1948 (réimp. Paris, 1972), p. 243 et 357. (Soucieux, en 1938, d'éviter toute confusion avec les ennemis de réalisations mille fois positives et progressistes, K. ne fait aucune allusion explicite à cette lacune mortelle.) 2. Lénine, « Rapport au congrès de l'IC », Œuvres, t. 33, p. 443444. 3. Cf. le compte rendu de J. Staline, le Léninisme théorique et pratique, par K. in Die Internationale, nov. 1924, et MGA, p. 151-156 ; le passage cité est expressément souligné par K. 4. Cf. ante, p. 129. 5. L. Trotsky, Staline (trad. J. van Heijenoort), Paris, 1948.

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Marxisme et contre-révolution Dans le premier volet de son compte rendu 1, il faisait ressortir avec concision les qualités d'un auteur] qui a excellé à écrire l'histoire presque autant qu'à la faire, [le savoir et le talent déployés par lui pour] laver de plus de vingt ans de déformations et de falsifications toujours plus flagrantes la véritable nature de la révolution russe, [et pour] raccorder avec la justesse voulue chaque action, ou incapacité d'action, chaque parole ou document écrit, à tout le contexte d'une situation donnée et à la décision concrète à prendre dans cette situation-là. [Après quoi, le critique Korsch s'attachait non plus tellement, cette fois, à réexaminer l'« expérience russe » sous l'angle de sa filiation marxienne et marxiste, posée en objet dernier de l'analyse, mais à la replacer dans le cadre historique qui devait inexorablement infléchir son cours : la contre-révolution totalitaire du deuxième quart du 'oc° siècle. Voici la traduction intégrale de ce second volet :] Tout en tirant une incontestable valeur pragmatique de l'analyse fouillée à laquelle l'auteur soumet toute une série d'événements d'une importance capitale, ce grand livre ne donne pas du processus historique global, qui leur est sous-jacent, un exposé dénué d'ambiguïtés. Il est stupéfiant de constater que si Trotsky parvient à s'affranchir de la paralysante obligation de réduire à une simple biographie le cours pris par la révolution russe, il n'est pas sans retomber, en même temps, dans la conception schématique qui s'était imposée à l'esprit des théoriciens révolutionnaires du 'axe siècle par contrecoup aux grandes révolutions (bourgeoises) des xvire et 'cyme siècles. Selon cette conception, toute révolution, sauf peut-être la révolution finale et mondiale complètement victorieuse de la classe prolétarienne, était appelée à traverser une suite de phases plus ou moins tranchées, le premier mouvement progressif de la phase ascendante rétrogradant, en fonction d'une espèce de cycle, dans une phase descendante. A l'apogée, conçu d'après le modèle des dictatures capitalistes de Cromwell et de Robespierre, succédait un Thermidor, première offensive des représentants d'une nouvelle classe désireuse de mettre fin promptement au processus révolutionnaire. Cette première attaque, encore camouflée sous 1. K. Korsch, « Restoration or Totalization ? Some Notes on Trotsky's Biography of Stalin and on the Revolutionary Problem of Our Time o, International Correspondence (ronéo., New York), juil. 1946. 252

Fragments critiques des dehors révolutionnaires, était suivie d'une série d'autres phases qui, différées ou non par l'interposition d'une période de grandes guerres, aboutissait à une « Restauration ». Mais on voyait dans celle-ci non un retour pur et simple au régime prérévolutionnaire, mais à la fois le terme ultime de la révolution et l'établissement d'un nouvel équilibre entre les forces officiellement reconnues de la société qui venait d'émerger de la révolution. Toutes les fractions du parti bolchevique russe et, de fait, l'écrasante majorité des partis et mouvements révolutionnaires d'Europe et du monde entier, envisageaient sous ce même angle les perspectives de la révolution dite socialiste de 1917 et celles des tentatives visant à l'étendre par étapes à toute la planète. Après Octobre, la question la plus instante aux yeux, et de la fraction victorieuse elle-même, et de tous ses adversaires à l'intérieur et à l'extérieur de la Russie, et qui est restée telle aux yeux de certains d'entre eux jusqu'à l'heure actuelle, consistait dans le point de savoir si la révolution russe connaîtrait un Thermidor, et, dans l'affirmative, à quel moment. Trotsky lui-même, qui s'était obstiné par trop longtemps à parler du Thermidor russe comme d'une chose encore à venir, changea d'avis en 1935 pour en situer l'avènement vers le milieu des années vingt. C'est en vain pourtant qu'on cherchera dans l'analyse laborieuse de la « réaction thermidorienne », que comporte son dernier ouvrage, rédigé un an avant Pearl Harbor, une réponse claire et nette à la question qui tombe sous le sens : s'il est vrai que Thermidor a eu lieu et que la « bureaucratie thermidorienne » n'a pu remporter la victoire que grâce au concours des survivants de l'ancienne bourgeoisie et à celui d'une nouvelle minorité économiquement privilégiée, pourquoi diable la pelote des conquêtes sociales progressistes n'a-t-elle pas continué à se dévider jusqu'à son terme logique, le renversement de la bureaucratie thermidorienne elle-même ? Il ne suffit pas de dire : « Evidemment, la bureaucratie n'avait pas écrasé l'avantgarde prolétarienne, elle ne s'était pas soustraite aux exigences de la révolution internationale et n'avait pas légitimé la philosophie de l'inégalité, pour capituler devant la bourgeoisie, lui servir de domestique et se voir finalement évincer de la mangeoire de l'Etat 1. » Voilà qui n'explique pas, en effet, comment cette bureaucratie, après avoir jugulé les dernières forces dont 1. L. Trotsky, op. cit., p. 546. 253

Marxisme et contre-révolution une éventuelle résistance prolétarienne aurait pu disposer, et anéanti du même coup le rapport de forces instable sur lequel son propre pouvoir avait jusqu'alors été fondé, est arrivée malgré tout à conserver le dessus dans ce qui était devenu, selon l'expression même de Trotsky, « une lutte directe pour le pouvoir et ce qu'il rapporte ». Il n'est pas possible ici de donner, d'une façon détaillée, une solution positive à ce grand problème de notre temps. Nous ne pouvons qu'indiquer la voie à suivre. Car la notion traditionnelle de « cycle' révolutionnaire ne permet pas de comprendre ce qui s'est effectivement passé en Russie après 1927. Jusqu'à cette date, on pouvait recourir à l'analogie historique au moins avec un semblant de justification. La première phase de la révolution russe (ou la deuxième, si l'on considère la période de février à octobre 1917 comme la première) avait réellement atteint son apogée et accompli son Thermidor en 1920 ou en 1921 au plus tard. Après l'extermination de l'avant-garde révolutionnaire à Cronstadt et le passage de la période dite du communisme de guerre, propre aux premières années héroïques, à la NEP et à la néo-NEP, plus rien ne subsistait en 1927 ou 1928 de l'élan qui avait caractérisé la première phase de la révolution bolchevique. Il n'y avait eu pourtant ni renversement de la bureaucratie « thermidorienne », ni processus continu tendant à une « restauration ». Cette « anomalie », Trotsky n'en entrevoit que vaguement la raison véritable, avant de l'enterrer sous un tas d'autres raisons tout à fait disparates, quand il dit que le règne bourgeois s'est désormais « révélé caduc dans le monde entier * ». Ce qui s'était passé, énoncé en termes traditionnels, c'était le fait que, bien des années après Thermidor, le développement révolutionnaire avait changé de cap et, loin de rétrograder vers une restauration plénière de la bourgeoisie, se trouvait emporté par un processus mondial, un processus nouveau et, en un sens, tout aussi révolutionnaire. Le « règne bourgeois » ne s'était pas « révélé caduc » ; au contraire, il avait renouvelé son bail de vie et s'était prodigieusement régénéré en passant du capitalisme style me siècle au totalitarisme du xxe. Ce processus de transition a revêtu et continue de revêtir des formes aussi nombreuses que différentes tant dans les pays hautement développés d'Amérique et d'Europe que dans les pays « nouveaux » (au regard de l'Occident) d'Asie. Ses résultats les plus originaux et consi* Trotsky, p. 559. 254

Fragments critiques dérables ne procédèrent nullement des agissements contrerévolutionnaires de Mussolini, de Hitler et de leurs complices subalternes. Ils ont été amorcés en Russie par la révolution de Lénine, de Staline et, tout aussi bien, de Trots», et acquis d'une manière beaucoup moins ambiguë au cours de la seconde phase de la révolution totalitaire d'Eurasie, marquée par les trois plans quinquennaux de 1928-1941 et la Seconde Guerre mondiale de 1941-1945. La faillite imprévue de toutes les tentatives de liquider cette guerre et d'établir un équilibre, une stabilité quelconque, voire une nouvelle ère de prospérité capitaliste, sans avoir recours toujours davantage à des méthodes totalitaires, sinon même à une nouvelle guerre totalitaire à grande échelle, révèle, en même temps, la raison pour laquelle la première grande révolution anticapitaliste du xxe siècle n'a abouti ni au socialisme ni à la restauration, mais à une totalisation virtuellement mondiale. Tout semble indiquer que, dans l'Europe des années 1970, il importe bien plus de prendre la mesure des imperfections historiques inhérentes aux formes nouvelles de lutte et de gestion ouvrières, que d'incriminer les tendances totalitaires d'un bolchevisme désormais sur la pente de son obsolescence (ce qu'il n'était certes pas en 1946, par exemple). Aussi se demander, en passant, si la marche au totalitarisme fut bien » amorcée » en Russie par le putsch pacifiste d'octobre 1917, ou si celui-ci ne fit que marquer une étape décisive dans un processus déjà enclenché, revêt un intérêt autre encore qu'académique. Que la forme totalitaire se soit développée en Russie stalinienne de façon infiniment plus complète que nulle part ailleurs et que la dictature bolchevique la portait en germe dès les premiers temps, voilà qui ne contredit pas le fait qu'en URSS cette forme et ce germe étaient intrinsèques quant aux origines pratiques et extrinsèques quant aux origines théoriques. Ainsi Lénine stigmatisait-il à bon droit, en septembre 1917, la persistance, sous le gouvernement belliciste de Kerenski, de « procédés bureaucratiques réactionnaires » qui faisaient du pays » un bagne militaire pour les ouvriers », en même temps qu'il disait vouloir s'inspirer d'un modèle préexistant, celui du » socialisme de guerre allemand », tempéré sans doute par les « mé255

Marxisme et contre-révolution thodes démocratiques révolutionnaires » des soviets bolchevisés j. Or ce fut au premier chef l'incapacité répétée des conseils ouvriers russes, et à exercer des fonctions de gestion réelles, et à se créer sur ces bases un système de coordination propre, qui stoppa net un éventuel développement prolétarien, tandis que l'incapacité de la bourgeoisie de propriété privée à s'affirmer comme classe dirigeante empêchait toute restauration. A cet égard, la première phàse léninienne d'évolution totalitaire du nouveau régime fut le produit de deux faiblesses organiques, quoique de sens carrément opposés. Il n'en demeure pas moins que la phase suivante de cette évolution devait procéder non d'un Thermidor, accompli de longue date en tout état de cause, mais d'un « processus historique global », comme le soutenait notre auteur. Par ailleurs, le fait que l'équilibre de la terreur, puis la pax americana se soient assortis d'une période de prospérité capitaliste sans précédent n'infirme pas plus sa thèse fondamentale : que le « règne bourgeois », loin d'être « caduc », se poursuit sous des formes changées. Après la Première Guerre mondiale, la restauration plénière du capitalisme libéral se heurta bientôt à des barrières infranchissables. Après la deuxième, il ne fut plus question de restauration intégrale, et le changement des conditions affecta même, cette fois, le mode traditionnel de la politique impérialiste. Le marxiste du xx» siècle Karl Korsch aborda dès 1946, en pleine guerre froide, l'étude de ce phénomène nouveau. 3. La contre-révolution néo-colonialiste [La fin de la Seconde Guerre mondiale mit en branle une contre-révolution néo-colonialiste 2 qui visait à réprimer les mouvements de libération nationale tout en octroyant aux colonies une indépendance de façade. Agissant en précurseur, le gouvernement américain s'était engagé par traité (1934) à concéder, à la date du 4 juillet 1946, pareille indépendance bidon aux Philippines, où la guérilla antijaponaise des Huks se poursuivait 1. Cf. ante, p. . 2. Pour reprendre l'expression d'Erich Gerlach, dans sa préface à la réédition allemande de Marxisme et Philosophie, p. 19, note 18. 256

Fragments critiques alors contre les fantoches pro-yankees. Korsch rédigea à ce sujet un article' où il se proposait de] démêler les situations, les faits réels d'avec leurs multiples expressions plus ou moins idéologiques, lesquelles ne sont rien d'autre, bien entendu, que ce qui passe dans le langage courant pour être l'histoire réelle. [Bien qu'à l'heure actuelle, en 1973, les Philippines traversent une situation au moins aussi explosive qu'elle l'était en 1946, il faudra laisser de côté ici tout ce qui se rapporte à la conjoncture spécifique de l'époque, et se borner à ce qui concerne] le type nouveau d'impérialisme qui prend appui sur des « gouvernements amis », des fantoches et toutes les sortes de « collabos », dont les représentants de certains mouvements dits de résistance. [ Selon] l'idéologie classique de l'expansion coloniale, [dit Korsch, les colonisateurs avaient pour mission de faire voler en éclats, dans l'intérêt des colonisés eux-mêmes, l'économie indigène de subsistance ; après quoi, ils seraient forcés de continuer sur la lancée du progrès.] Naguère encore, on pouvait se figurer que certains territoires coloniaux connaîtraient réellement un développement graduel et s'achemineraient, sous l'effet d'un processus quasi naturel, comprenant divers stades et degrés d'autonomie interne, vers l'indépendance définitive et complète. Mais ces temps-là sont révolus (...), vu le changement radical qui s'est ensuivi de la grande crise économique des années trente et du phénomène subséquent du totalitarisme et de la guerre. L'indépendance est devenue inévitable. Mais loin d'y consentir comme au point final de toute cette sale entreprise dont la justification était jusqu'à présent qu'elle tenait lieu de processus éducateur visant à rendre les indigènes aptes à la liberté, on en fait maintenant un nouveau maillon de la chaîne toujours en place de la dégradation et de l'exploitation économiques. Aussi la lutte pour et contre l'indépendance, autant que les attitudes prises de toutes parts vis-à-vis d'elle, revêt en fait, dans la période actuelle, une signification radicalement changée. On aurait tort pourtant de se figurer que ces captieuses justifications du colonialisme occidental ne puissent pas survivre 1. Intitulé « Independence cornes to the Philippines » et conçu pour la publication, le manuscrit de cet article (déposé au Fonds Korsch, IIHS d'Amsterdam) est resté inédit en anglais, pour autant que je sache. (Pour une version allemande, cf. le numéro spécial d'Alternative.) K. y annonçait son intention de consacrer à la question au moins un autre article qu'il parait avoir renoncé à écrire, faute vraisemblablement d'avoir pu publier le premier. 257

Marxisme et contre-révolution fort longtemps à l'effondrement total des conditions historiques qui leur étaient sous-jacentes. Il est dans la nature de l'idéologie de gagner en intensité ce qu'elle perd en validité pratique. Rien de paradoxal, dès lors, à voir l'opinion publique du seul pays où la théorie de la mission évolutive et éducatrice de la colonisation capitaliste n'avait aucune base réelle, même dans le passé, la professer désormais avec la dernière énergie. [L'indépendance des nations américaines une fois acquise par rapport à l'Europe, les Etats-Unis cessèrent en effet de s'intéresser aux questions de dépendance politique dans les autres régions du globe. A deux ou trois exceptions près, dont la seule vraiment importante fut celle des Philippines, où ils intervinrent très tardivement en qualité de puissance coloniale, et auquel ils accordèrent en 1934 un statut d'autonomie appelé à déboucher sur l'indépendance. Mais, tant sur le plan politique que sur le plan économique, le monde entier vivait alors une phase de crise et de convulsions : de l'Allemagne à la Mandchourie, de l'Ethiopie à l'Espagne. Cela étant, la seule « expérience » qui eût permis aux Etats-Unis de mettre en pratique la belle et décidément inapplicable idéologie colonialiste classique] avait déjà échoué avant de démarrer. Au lieu de quoi, les Etats-Unis se trouvent aujourd'hui jetés dans une de ces entreprises auxquelles des nations aussi peu jeunes et élues que celles d'Angleterre, de Hollande et de France sont vouées, dans leurs tractations avec leurs ex-colonies d'Extrême-Orient. Avec la contre-offensive des empires expansionnistes d'Occident envers les formes nouvelles des mouvements d'indépendance, nés pendant et après la guerre, apparaît un type nouveau d'impérialisme qui, cela va sans dire, prend sa source dans certains développements antérieurs d'ordre politique et culturel. Le néo-impérialisme yankee y a contribué pour sa part, et, de même, (...) le type nouveau d'Etat et de société totalitaires implanté en Russie soviétique. Le droit de tous les pays à jouir d'une totale autonomie politique, « y compris le droit à la sécession », tel que Lénine le proclama avant la Première Guerre mondiale, et dont ses disciples n'ont cessé depuis lors de se réclamer avec vigueur, dans le cadre fortement, et même violemment, centralisé de l'Etat multinational russe, ce droit s'est révélé n'être qu'idéologie pure. Sa portée pratique se manifeste bien plus nettement (aux yeux de l'observateur du dehors en tout cas) dans la politique étrangère que dans le régime interne de la Russie d'aujourd'hui. Chichement mesuré à tous les pays 258

Fragments critiques situés dans sa zone d'influence en Europe, ce droit devient un motif clé de la politique russe vis-à-vis des luttes pour l'indépendance en Extrême-Orient : Chine, Corée, Japon, Indomalaisie (Philippines, Indonésie hollandaise, Malaisie britannique, Indochine française), Siam, Birmanie et Indes. Les Etats-Unis sont aujourd'hui irrépressiblement entraînés dans ces graves affrontements, et le seront toujours davantage dans le proche avenir. A leur tour, ils devront s'implanter solidement et mettre au point une variante spécifique de la forme nouvelle de l'impérialisme. [L'ensemble de ces considérations amenait Korsch à envisager une recherche plus approfondie et concernant : 1)] la question quasi universelle du collaborationnisme [comme pilier du néoimpérialisme ; 2) le changement de fonction de l'indépendance politique, dorénavant octroyée] en vue d'augmenter notablement la dépendance économique et sociale, non de la diminuer ; [3) enfin et surtout], le déroulement du conflit décisif qui oppose le « néo-impérialisme » des puissances occidentales aux tendances émancipatrices également nouvelles qui prennent leur essor dans le sein de la société orientale. La base matérielle de cette lutte pour la liberté est fournie par les forces de la réforme et de la révolution agraires. [La guerre froide, qui battait alors son plein, empêcha Korsch de faire connaître publiquement ses idées. Vingt ans après, Rudi Dutschke, représentant théorique du courant antiautoritaire de la fin des années soixante, reprenait et poursuivait l'analyse korschienne du néo-impérialisme, « nouveau en ce sens qu'il ne revêt plus en tout premier lieu un caractère économique ' ». Discuter cette thèse consommerait un espacie qu'il vaut mieux réserver à l'exposé que Korsch donnait de ses raisons d'être un marxiste.] 1. Cf. R. Dutschke, in la Révolte des étudiants allemands, p. 130 sqq., en particulier p. 132.

CHAPITRE XIV

RAISONS D'ÊTRE UN MARXISTE

« Il est arrivé plus d'une fois, écrivait Korsch en 1946' qu'on demande à diverses personnes pourquoi elles étaient marxistes, ou pourquoi elles ne l'étaient pas, exactement comme on aurait pu leur demander pourquoi elles croyaient ou ne croyaient pas en Dieu, dans la science ou les principes moraux, dans les races, les classes, la victoire, la paix ou l'anéantissement imminent de toute civilisation par la bombe atomique. Parfois aussi on a tenté de tirer au clair "ce que Marx pensait réellement 2" à grand renfort de philologie et d'interprétations. Qui pis est, il y a eu bien trop de ces polémiques, les plus absurdes de toutes, qui visaient à déterminer quelle nuance particulière des théories de Marx, Engels et leurs disciples de génération en génération, jusqu'à Lénine, Staline et, disons, Leontiev 3 , représente la version la plus orthodoxe de la doctrine marxiste. Ou encore, un cran au-dessus, laquelle des diverses méthodes, dont Hegel, Marx et les marxistes ont fait usage à des époques différentes, mérite vraiment le nom d'authentique méthode « dialectique ». « [Autant de] façons de procéder on ne peut plus dogmatiques, qui ont déjà frappé de stérilité la théorie marxiste révolutionnaire dans à peu près toutes les phases de son siècle de développement, [disait-il. Face à cela, il entendait] faire ressortir l'élément critique, pragmatique et activiste qui, malgré tout, ne 1. K. Korsch, « A Non Dogmatic Approach to Marxism », Politics, III, mai 1946, p. 151-154. 2. What Marx really meant ?, titre d'un célèbre ouvrage de vulgarisation dû au théoricien socialiste anglais G.D.H. Cole (1934). 3. Il s'agit de l'économiste soviétique A. Leontiev, dont un article programmatique de 1944 (trad. in la Revue internationale, II, 6, juinjuil. 1946) faisait alors, aux Etats-Unis, l'objet d'amples et vives controverses (cf. ibid., H, 6, 7, 8 et 9), portant notamment sur la méthode du Capital de Marx, l'économie du communisme primitif et des sociétés sans classes, et le rôle de la loi de la valeur en URSS. 261

Marxisme et contre-révolution s'est jamais trouvé complètement éliminé de la théorie sociale de Marx, et qui pendant les phases, rares et brèves, où il prédomina, fit de cette théorie une arme efficace entre toutes de la lutte de classe prolétarienne. » [Ayant ainsi précisé son dessein, Korsch publiait à la suite quatre documents, dont les deux premiers, dus respectivement à Lénine 1 et à Sorel 2 , avaient servi en 1931 de] modèles et de points de départ [pour l'élaboration, puis pour la discussion des deux autres : les « Thèses sur Hegel et la révolution ' » et celles que voici :]

I. Thèses sur le matérialisme activiste et le caractère de classe, partisan, de la science 1. Il est passablement vain d'opposer à la doctrine subjectiviste du rôle décisif de la personnalité dans le processus historique, cette autre doctrine, tout aussi abstraite, qui parle de la nécessité d'un processus historique donné. Il vaut mieux étudier, avec la plus grande précision possible, les rapports antagoniques que les conditions matérielles de production, propres à une formation socio-économique donnée, suscitent entre les groupes sociaux qui y participent. 2. On jette beaucoup de lumière sur l'histoire en contrant toute assertion relative à la nécessité d'un processus historique, par les questions suivantes : a) nécessaire en vertu de l'action 1. Cf. Lénine, « Le contenu économique du populisme » (1895), Œuvres, t. I, p. 433: « L'objectiviste parle de la nécessité d'un processus historique donné ; le matérialiste constate avec précision l'existence d'une formation sociale et économique donnée, ainsi que les rapports antagoniques qu'elle fait naître. (...) L'objectiviste parle de "tendances historiques invincibles" ; le matérialiste parle de la classe qui "dirige" tel ou tel régime économique, en provoquant telles formes concrètes d'opposition de la part des autres classes. » 2. Cf. G. Sorel, in Bulletin de la Société française de philosophie, H, 1902, p. 108-109: « Les doctrines religieuses et philosophiques (...) ont d'ordinaire quelque connexion avec les rapports sociaux contemporains (...). L'histoire d'une doctrine n'est complètement élucidée que si l'on peut la rattacher à l'histoire d'un groupe social Oui fasse profession de développer et d'appliquer cette doctrine (influence des juristes). » 3. Cf. Marxisme et Philosophie, p. 183-184. 262

Raisons d'être un marxiste de quelle classe ? ; b) quelles conséquences a cette nécessité pour les classes dont elle entrave l'action 1 ? 3. Dans l'étude des rapports antagoniques existant entre les classes et fractions de classe d'une formation socio-économique donnée, il y a lieu de tenir compte des formes non seulement matérielles mais aussi idéologiques que ces rapports antagoniques revêtent au sein de la société considérée. 4. Le contenu d'une doctrine (système théorique, toute combinaison de signes langagiers, de phrases, servant à énoncer et à appliquer une théorie) n'est élucidé que si l'on peut le rattacher au contenu de la formation socio-économique considérée et aux intérêts matériels de classes déterminées de cette société. 5. Point n'est besoin de supposer que l'objectivité d'une doctrine est compromise du fait qu'elle a été sciemment rattachée aux intérêts matériels et aux actions pratiques de classes déterminées. 6. Dès lors qu'une doctrine n'a pas été rattachée par ses représentants eux-mêmes aux intérêts matériels d'une classe déterminée, on aura souvent raison de penser que les représentants de cette doctrine défendent, avec son aide, les intérêts matériels des classes dirigeantes de la société en question. Dans ce cas, le fait de dévoiler en théorie la fonction de classe inhérente à la doctrine considérée revient en pratique à prendre parti pour les classes opprimées de cette société. 7. De cet état de choses, et de sa reconnaissance théorique, découle l'introduction de l'élément « parti » dans la science matérialiste. L'ensemble de ces thèses, que Korsch mit au point dans le cadre d'un cercle d'études berlinois 2 , il devait le reprendre, sous une forme et avec des prolongements différents, dans son Karl Marx. On trouvera un état en quelque sorte intermédiaire de son effort théorique dans la réponse qu'il 1. La traduction a été faite d'après le manuscrit original allemand (daté du 19.1.1933), dont la version anglaise de 1946 ne s'éloigne sensiblement que sur le libellé de la question b) : « Quelles modifications réclame l'action des classes affrontant la nécessité historique allé Buée ? ; cf. loc. cit., p. 153. 2. Les variations que Bertolt Brecht a brodées sur les « thèses • citées ou rédigées par K. figurent in B. Brecht, Ecrits sur la politique et la société (trad. P. Dehem et P. Ivernel), Paris, 1970, p. 58 sqq. 263

Marxisme et contre-révolution fit à une enquête lancée par une revue américaine 1. Daté de la fin de 1934, ce texte développe avec une remarquable économie de moyens, sans hésiter devant la polémique, les « quatre points essentiels du marxisme ». On y constatera que, si son auteur s'était institué le critique intransigeant des « ambiguïtés inhérentes aux doctrines politiques de Marx », dont il soulignait du reste qu'elles renfermaient « rien de plus qu'une virtualité abstraite de dégradation radicale 2 », c'était avant tout pour chercher à dégager « ce que le marxisme comporte encore de vivant' ». On ne saurait douter qu'après la guerre Korsch aurait donné de ses « raisons d'être un marxiste » une version différente, plus « positive » en un sens, puisqu'il envisageait alors de s'attaquer au problème des « abolitions 4 » (sous un angle visiblement critique, d'ailleurs). Quoi qu'il en soit, les réflexions qui suivent m'ont paru dignes d'être retenues : elles sont loin en effet d'avoir perdu toute actualité dans un monde grandement changé, certes, mais tout de même pas de fond en comble, ni dans les lois qui le régissent, ni dans les idéologies qui le travestissent (comme il ressort de l'ajout à la note de Korsch, pages 267-268, pour s'en tenir à ce seul exemple).

2. Pourquoi je suis un marxiste

Au lieu de traiter du marxisme en général, je me propose de passer tout de suite à certains des points capitaux de la théorie et de la pratique marxistes. Seule cette manière d'aborder le problème est conforme au principe de la pensée de Marx. Pour le marxiste, des choses telles que le « marxisme » en général n'existent pas, pas plus qu'il n'existe de « démocratie » en général, de « dictature » en général, ou d'« Etat » en général. Ce qui existe, c'est un Etat bourgeois, une dictature prolétarienne ou une dictature fasciste, etc. ; et pas à n'importe quel moment, mais à des stades de développement historique déterminés, avec des caractéristiques — d'ordre économique surtout 1. « Why I am a Marxist », Modern Quarterly, IX, 2, avril 1935 ; réimp. in K. Korsch, Three Essays on Marxism, Londres, s. d. (1971), p. 60-71. 2. Cf. ante, p. 185. 3. Ibid., p. 44. 4. Ibid., p. 57-58. 264

Raisons d'être un marxiste à l'avenant, mais conditionnées aussi, en partie, par des facteurs géographiques, traditionnels et autres. A des niveaux de développement différents, dans des cadres géographiques différents, en fonction des notoires divergences de credo et de tendances séparant les diverses écoles marxistes, il existe à l'échelon national comme à l'échelon international des systèmes théoriques et des mouvements pratiques très opposés qui, tous, se disent marxistes. Plutôt que de discuter le corps de principes théoriques, modalités d'analyse, savoir historique et règles méthodologiques, que Marx et les marxistes ont tiré, pendant plus de quatre-vingts ans, de l'expérience des luttes prolétariennes, pour le fondre en une théorie et un mouvement révolutionnaire unifié, je vais donc tâcher de dégager les attitudes, propositions et tendances spécifiques qu'on pourrait utilement adopter comme un guide de pensée et d'action, ici et maintenant, dans les conditions qui, en cette année 1935, prédominent en Europe, aux Etats-Unis, en Chine, au Japon, aux Indes et dans ce monde neuf, l'URSS. Posée dans ces termes, la question : « Pourquoi je suis un marxiste ? » s'adresse par excellence au prolétariat ou, plutôt, à sa fraction la plus mûre et la plus énergique. Elle peut en outre intéresser les catégories en déclin de la petite-bourgeoisie, le groupe désormais ascendant des employés de gestion, les paysans et assimilés, etc., qui n'appartiennent ni à la classe dirigeante capitaliste, ni à la classe prolétarienne, tout en étant susceptibles de faire cause commune avec cette dernière. On peut même la soulever à propos de certaines parties de la bourgeoisie proprement dite, menacées dans leur existence par le « capitalisme monopoliste » et le « fascisme », et elle concerne indubitablement les idéologues bourgeois que les tensions cumulatives de la société capitaliste poussent à se diriger, à titre individuel, vers le prolétariat (savants, artistes, ingénieurs, etc.). Je vais énumérer maintenant, sous une forme condensée, ce qui me semble être les points essentiels du marxisme : 1. Toutes les propositions du marxisme, y compris les propositions apparemment générales, ont un caractère spécifique. 2. Le marxisme est critique, et non positif. 3. Il a pour objet non la société capitaliste existante, dans son état affirmatif, mais la société capitaliste déclinante, comme l'indiquent à suffisance ses tendances à la dislocation et à la décrépitude. 4. Il vise essentiellement non la jouissance contemplative du 265

Marxisme et contre-révolution monde actuel, mais sa transformation active (praktische Umtvalzung 1). 1. Aucun de ces éléments du marxisme n'a été repris ou mis en application comme il convenait par la majorité des marxistes. Vingt fois, cent fois, les marxistes soi-disant orthodoxes sont retombés dans le mode de pensée « abstrait » et « métaphysique » auquel Marx — après Hegel — avait opposé la fin de non-recevoir la plus catégorique, et qui s'est trouvé en vérité complètement réfuté par l'évolution de toute la pensée moderne pendant les cent dernières années. On a souvent cherché à « laver » le marxisme des accusations lancées contre lui par Bernstein et autres, qui soutenaient en gros que le cours de l'histoire moderne n'est nullement conforme au schéma de développement marxien. Récemment encore, un marxiste anglais usait à cette fin du faux-fuyant minable qui consiste à dire que, Marx ayant dévoilé « les lois générales du changement social sur la base de l'étude tant de la société du me siècle que de celle du développement social depuis les origines de la société humaine », il est tout à fait possible que ses conclusions soient « valides pour le xxe autant qu'elles l'étaient pour la période où il y était parvenu * ». Tel plaidoyer porte d'évidence une aussi grave atteinte au contenu véritable du marxisme que les attaques du premier révisionniste venu. Il n'empêche que, depuis trente ans, l'a orthodoxie » marxiste traditionnelle n'a pas opposé d'autre réponse aux réquisitoires des réformistes qui disaient périmée telle ou telle partie du marxisme. Pour d'autres raisons encore, les citoyens de l'Etat soviétique marxiste d'aujourd'hui présentent une tendance à oublier le caractère spécifique du marxisme et à mettre au contraire l'accent sur la validité générale et universelle de ses propositions fondamentales afin de canoniser les doctrines qui servent de bases à la constitution du nouvel Etat. Ainsi L. Rudas, l'un des idéologues mineurs du stalinisme actuel, s'efforce-t-il de contester, au nom du marxisme, le progrès historique accompli par Marx il y a quatre-vingt-dix ans, le jour où il fit la transposition (Umstülpung) de la dialectique idéaliste de Hegel dans sa dialectique matérialiste. S'autorisant de propos que Lénine avait émis dans un contexte tout différent, à l'encontre du maté1. Les expressions allemandes ont été insérées dans le texte anglais par Korsch lui-même. * A. L. Williams, What is Marxism ?, Londres, 1933, p. 27. 266

Raisons d'être un marxiste rialisme mécaniste de Boukharine, et dont le sens n'a pas grandchose à voir avec ce que Rudas leur fait dire, ce dernier fait de la contradiction historique entre les « forces productives » et les « rapports de production » un principe « supra-historique » appelé à rester valide dans l'avenir éloigné de la société sans classes pleinement développée. Sous l'unité concrète du mouvement révolutionnaire pratique, et comme autant d'aspects de cette unité, la théorie de Marx distingue trois oppositions fondamentales. Il s'agit, sur le plan économique, de la contradiction entre « forces productives » et « rapports de production » ; sur le plan historique, de la lutte entre les classes sociales ; sur le plan de la pensée logique, de l'opposition de la thèse et de l'antithèse. Sur ces trois aspects également historiques du principe révolutionnaire que Marx décela dans la nature même de la société capitaliste, Rudas, procédant à la transfiguration supra-historique de la conception intégralement historienne de Marx, évacue le second, relègue le conflit vivant des classes en lutte au rang de simple « expression » ou conséquence d'une forme historique transitoire revêtue par la contradiction essentielle, « située plus profondément », et ne retient comme seul fondement de la « dialectique matérialiste », désormais érigée à la hauteur d'une loi éternelle du développement cosmique, que l'opposition entre « forces productives » et « rapports de production ». Il aboutit, ce faisant, à la conclusion absurde selon laquelle, dans l'économie soviétique d'aujourd'hui, la contradiction fondamentale de la société capitaliste subsiste sous une forme « inversée ». En Russie, dit-il, les forces productives ne se révoltent plus contre des rapports de production figés ; au contraire, c'est à l'arriération relative des forces productives au regard des rapports de production déjà établis que l'Union soviétique doit « de progresser à une rapidité sans précédent * ». * Cf. L. Rudas, Dialectical Materialism and Communism, Londres, 1934, p. 28-29: « Ni Marx, ni Engels, ni Lénine n'ont jamais dit que le processus dialectique opère dans la société par le moyen de l'antagonisme des classes. (...) Les antagonismes de classes (...) constituent la force motrice de la société de classes parce qu'elles sont l'expression, la conséquence de la contradiction décisive de la société de classes,

et pour cette raison-là seulement. (...) Une fois cette contradiction éliminée, (...) la contradiction subsiste, mais en prenant une autre forme. Ainsi, en Union soviétique, par exemple, (...) les rapports socialistes de production exigent un niveau élevé des forces productives, supérieur à celui dont le pays a hérité du capitalisme. C'est là une contradiction totalement différente, et même inverse, de la contradiction existant au sein du capitalisme, mais c'est une contradiction. (...)

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Marxisme et contre-révolution J'ai souligné en préface à une édition du Capital' que les propositions avancées dans cet ouvrage, et particulièrement celles relatives à l'« accumulation primitive » dont il est traité au dernier chapitre de l'ouvrage, ne concernent que les grandes lignes de la genèse et du développement du capitalisme en Europe occidentale, et qu'elles « n'ont de validité universelle que dans la mesure où toute connaissance acquise au terme d'une investigation empirique de formes naturelles ou historiques parvient à transcender le seul cas étudié ». Cette thèse a réuni contre elle l'unanimité des porte-parole des deux fractions du marxisme orthodoxe, l'allemande et la russe. Or, c'est un fait, ma thèse ne fait que réitérer et mettre en relief un principe que Marx en personne avait articulé expressément, cinquante ans auparavant, lorsqu'il réfutait les dires du sociologue idéaliste russe Mikhailovsky, lequel avait mal compris la méthode du Capital. En vérité, il s'agit là d'une conséquence nécessaire du principe fondamental de la recherche empirique qui, à notre époque, n'est contesté que par quelques métaphysiciens invétérés. Par comparaison avec la dialectique pseudophilosophique qui fleurit dans les écrits des marxistes « modernes », et dont on a vu un échantillon caractéristique chez Rudas, combien pondéré, clair et précis se révèle le jugement de marxistes révolutionnaires de la vieille école, une Rosa Luxemburg, un Franz Mehring, par exemple, lesquels savaient bien que le principe de la dialectique matérialiste, tel que la théorie économique de Marx l'incarne, désigne le rapport de Autrefois, les forces productives hautement développées engendraient des révolutions sociales ; à l'avenir, les rapports de production supérieurs laisseront le champ libre au développement continu des forces productives. » (Pour la version chinoise de ce postulat soviétique, inversant les conditions réelles à grand renfort de scolastique, cf. un éditorial récent du Drapeau rouge de Pékin (et aussi le discours de Chou En-lai au Xe Congrès du Parti) : « La victoire de la révolution culturelle, dirigée par le président Mao, n'a pas apporté une solution définitive aux contradictions fondamentales entre les forces productives et les rapports de production, la base économique et la superstructure étatique. » Des « tendances malsaines dans les organes de l'Etat » et la « survivance de l'idéologie bourgeoise » (cité d'après le Monde, 16.8.

1973, p. 3), voilà ce que le dogmatisme invoque pour camoufler le grand secret de son existence, à savoir : que le maintien et l'extension du système salarial engendre nécessairement des conduites et des mentalités de type capitaliste l) 1. Cf. Anti-Kautsky, p. 171-202, en particulier p. 201. 268

Raisons d'être un marxiste tous les termes et propositions économiques à des objets historiquement déterminés, et rien d'autre ! Toutes les questions qui, dans le domaine du matérialisme historique, ont donné lieu à de si vives controverses — questions aussi insolubles et vides de sens, quand elles sont exprimées sous une forme générale, que les fameuses disputes scolastiques sur la priorité de la poule ou de l'oeuf — cessent d'être obscures et vaines dès lors qu'on les pose d'une manière concrète, historique et spécifique. On ne saurait douter, par exemple, que Friedrich Engels ait modifié effectivement la doctrine marxienne dans les célèbres lettres sur le matérialisme historique, qu'il rédigea après la mort de son ami, où il accordait une importance injustifiée au reproche de partialité que des critiques bourgeois ou superficiellement marxistes adressaient à la thèse de Marx : « La structure économique de la société constitue la base réelle sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique, à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. » Engels y concédait imprudemment que des « réactions » (Rückwirkungen) sont dans une large mesure susceptibles de se produire entre la base et la superstructure, entre le développement idéologique et le développement économique et politique. C'était introduire du même coup une confusion parfaitement superflue dans les fondations du nouveau principe révolutionnaire. Car, sans une détermination quantitative exacte de la « grandeur » de l'action et de la réaction en question, à défaut d'une indication exacte des conditions dans lesquelles l'une et l'autre ont lieu, la théorie marxienne du développement historique de la société, dans l'interprétation qu'en donnait ainsi Engels, devient inutile, même en qualité d'hypothèse de travail. Dans ce cas, en effet, elle ne permet plus, si peu que ce soit, de décider s'il faut chercher la cause d'un changement quelconque de vie sociale dans l'action (Wirkung) de la base sur la superstructure ou dans la réaction (Rückwirkung) de la superstructure sur la base. Et, à cet égard, il ne sert de rien d'user des échappatoires verbales qui consistent à distinguer entre facteurs « primaires » et facteurs « secondaires », ou à classer les causes en causes « immédiates », « médiates » et « ultimes », celles, autrement dit, qui se révèlent décisives « en dernier ressort ». Tout le problème disparaît en revanche dès qu'on substitue à la question générale des effets de « l'économie en tant que telle » sur « la politique en tant que telle », ou sur « l'art, la culture et le droit en tant que tels », et vice versa, une description 269

Marxisme et contre-révolution détaillée des rapports déterminés qui existent entre des phénomènes économiques déterminés inhérents à un niveau de développement historique donné et les phénomènes déterminés qui simultanément ou subséquemment se font jour dans les diverses sphères du développement politique, juridique ou intellectuel. Telle est, selon Marx, la manière dont il convient de résoudre la question. Bien que Marx l'ait laissée inachevée, on trouvera dans l'introduction générale à la Critique de l'économie politique, publiée après sa mort, un énoncé clair, et d'un intérêt capital, de tout le problème. La plupart des objections élevées par la suite contre son principe matérialiste y sont anticipées et réfutées. Cela concerne en particulier la très difficile question du « rapport inégal entre le développement de la production matérielle et la création artistique », telle qu'elle ressort du fait notoire que « certaines époques de floraison artistique ne sont nullement en rapport direct avec le développement général de la société, ni avec la base matérielle de son organisation ». Marx met en lumière le double rapport selon lequel ce développement inégal revêt une forme historique déterminée : « la relation des diverses sortes d'art à l'intérieur du domaine de l'art lui-même » autant que « la relation entre la sphère artistique dans son ensemble et le développement social dans son ensemble ». « La difficulté tient uniquement à la manière générale dont ces contradictions sont formulées. Il suffit, pour les élucider, de les spécifier et concrétiser. » 2. Ma seconde thèse, qui dit que le marxisme est essentiellement critique, et non positif, a été aussi vivement contestée que ma thèse concernant le caractère spécifique, historique et concret de toutes les propositions, lois et principes de la théorie marxienne, sans excepter ceux qui ont une apparence universelle. La théorie de Marx ne constitue ni une philosophie matérialiste positive, ni une science positive. Il s'agit à tous égards d'une critique théorique non moins que d'une critique pratique de la société existante. Naturellement, le mot « critique » [critique, N. d. T.] doit être entendu au sens très large et pourtant précis où tous les hégéliens de gauche, dont Marx et Engels, l'employaient pendant la période qui précéda les révolutions de 1848. On ne saurait lui donner la connotation inhérente au terme contemporain de « critique » [criticism, N. d. T.] : il s'agit de critique non pas dans un sens purement idéaliste, mais de critique matérialiste. Celle-ci comprend, du point de vue de 270

Raisons d'être un marxiste l'objet, une investigation empirique « menée avec la précision des sciences de la nature », et, du point de vue du sujet, une analyse de la manière dont les vains désirs, intuitions et reven-

dications des sujets individuels évoluent vers la constitution d'une force de classe, historiquement efficace et débouchant sur une « pratique (Praxis) révolutionnaire ». Ni Marx ni Engels n'abandonnèrent jamais vraiment cette tendance critique qui, jusqu'en 1848, joua un rôle si prédominant dans leurs écrits. Il existe, entre l'oeuvre économique qu'ils rédigèrent ensuite et leurs textes philosophiques et sociologiques antérieurs, un lien beaucoup plus étroit que les économistes marxistes orthodoxes ne sont disposés à l'admettre. C'est ce qui ressort des titres mêmes de leurs livres, avant 1848, comme après. Le premier ouvrage important que les deux amis entreprirent d'écrire en commun, dès 1846, pour montrer à quel point leurs conceptions politiques et philosophiques s'opposaient à celles des idéalistes hégéliens de gauche, portait le titre de Critique de l'idéologie allemande. Et, quand Marx fit paraître en 1859 la première partie du vaste ouvrage économique qu'il avait conçu, il l'intitula Critique de l'économie politique, comme pour en souligner le caractère critique. Tel fut du reste le soustitre qu'il donna à son oeuvre principale : Le Capital. Critique de l'économie politique. Par la suite, les marxistes « orthodoxes » devaient soit oublier soit nier la primauté de cette tendance critique. Lui accordant au mieux une valeur purement extrinsèque, ils considéraient qu'elle n'avait rien à voir avec le caractère « scientifique » des propositions marxiennes, notamment dans la sphère à leurs yeux fondamentale de la science du marxisme, à savoir : l'économie politique. L'expression la plus grossière de cette révision, on la trouvera dans le Capital financier, le célèbre ouvrage du marxiste autrichien Rudolf Hilferding, lequel présente la théorie économique du marxisme comme une phase, sans plus, d'une doctrine économique n'offrant aucune solution de continuité, une théorie complètement coupée de ses fins socialistes, et, en vérité, sans la moindre portée pour la pratique. Après avoir affirmé sans ambages que la théorie économique du marxisme, de même que sa théorie politique, est « exempte de jugements de valeur », Hilferding proclame qu'a on a donc tort d'identifier le marxisme et le socialisme en tant que tels, comme on le fait si souvent, intra et extra muros. En bonne logique, le marxisme, pris comme un système scientifique et abstraction faite de ses incidences pratiques, n'est en effet 271

Marxisme et contre-révolution qu'une théorie des lois du mouvement social, formulées en termes généraux par la conception matérialiste de l'histoire, l'économie marxienne concernant en particulier la période de la société productrice de marchandises. (...) Mais discerner la validité du marxisme et, par suite, la nécessité du socialisme ne revient pas du tout à énoncer un jugement de valeur, et ne donne pas plus d'indications quant à l'attitude à adopter. Car admettre une nécessité est une chose ; contribuer à la faire triompher en est une autre. On peut parfaitement être convaincu de la victoire finale du socialisme, tout en se battant contre lui'. » Il est vrai que cette interprétation superficielle et pseudoscientifique, propre au marxisme orthodoxe, a été combattue avec plus ou moins de bonheur par certains courants marxistes contemporains. Alors qu'en Allemagne le principe critique, c'est-àdire révolutionnaire, était attaqué publiquement par des révisionnistes à la Bernstein et défendu sans grande conviction par des orthodoxes comme Kautsky et Hilferding, en France, l'éphémère mouvement « syndicaliste révolutionnaire », tel que Sorel s'en institua le théoricien, s'efforça avec acharnement de faire revivre précisément cet aspect de la pensée marxienne, qu'il jugeait l'un des éléments fondamentaux d'une nouvelle théorie de la guerre de classe prolétarienne. Et Lénine allait dans le même sens, mais avec une efficacité tout autre, quand il faisait entrer le principe révolutionnaire du marxisme dans la pratique de la révolution russe, en même temps qu'il obtenait un résultat à peine moins important dans le domaine théorique en restaurant certains des plus notables préceptes révolutionnaires de Marx. Mais ni Sorel, le syndicaliste révolutionnaire, ni Lénine, le communiste, ne mirent en œuvre, dans toute sa force, la « critique » marxienne originelle. L'irrationalisme, auquel Sorel recourut pour transformer en « mythes » certaines thèses capitales de Marx, l'amenèrent, bien qu'il en eût, à « démantibuler » en quelque sorte ces thèses, dans la mesure où il s'agissait de leur portée pratique pour la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat, et fraya sur le plan idéologique la voie au fascisme de Mussolini. Lénine, quant à lui, devait diviser d'une manière 1. Cf. R. Hilferding, Le Capital financier (trad. M. 011ivier), Paris, 1970, p. 57-58. [K. cite intégralement ce passage et le commente in Marxisme et Philosophie, p. 95-96.] 272

Raisons d'être un marxiste passablement fruste les propositions philosophiques, économiques, etc., en propositions « utiles » et en propositions « nuisibles » au prolétariat (par suite d'un souci par trop exclusif des effets que leur adoption ou leur rejet entraînerait dans l'immédiat, et de l'intérêt par trop restreint qu'il portait à leurs effets possibles dans l'avenir). Voilà qui eut pour conséquence cette sclérose de la théorie marxiste, ce déclin et, en partie, cette distorsion du marxisme révolutionnaire qui rend si difficile au marxisme soviétique d'aujourd'hui de progresser au-delà du domaine qu'il s'est vu assigner de la sorte. C'est un fait que le prolétariat ne peut se dispenser, dans sa lutte active, de distinguer les propositions scientifiques vraies d'avec les fausses. De même que le capitaliste, en tant qu'homme pratique, « bien qu'il ne réfléchisse pas toujours à ce qu'il dit en dehors de ses affaires, sait en revanche de quoi il retourne dans ses affaires » (Marx), et que le technicien qui construit une machine doit connaître au moins quelques lois de la physique, de même il faut que le prolétariat possède une connaissance suffisamment exacte des questions d'économie, de politique et autres questions objectives pour mener la lutte de classe révolutionnaire jusqu'à son terme victorieux. En ce sens et dans ces limites, le principe critique du marxisme matérialiste, révolutionnaire, inclut une connaissance rigoureuse, empiriquement vérifiable, témoignant de « toute la précision des sciences de la nature », des lois économiques du mouvement et du développement de la société capitaliste et de la lutte de classe prolétarienne. 3. La « théorie » marxiste ne s'efforce pas d'acquérir une connaissance objective de la réalité par simple intérêt pour la théorie en soi. Ce sont les nécessités pratiques de la lutte qui la pousse à cela ; si elle les négligeait, elle risquerait fortement de ne pas remplir son but, au prix de la défaite et de l'éclipse du mouvement prolétarien qu'elle représente. Et c'est justement parce qu'elle ne perd jamais de vue sa fin pratique qu'elle ne se hasarde jamais à faire cadrer de force toute l'expérience avec une conception moniste de l'univers, en vue de construire un système unifié de connaissance. La théorie marxiste ne s'intéresse pas à tout, pas plus qu'elle ne s'intéresse au même degré à tous ses objets de recherche. Elle ne s'attache qu'à ce qui présente un rapport avec ses objectifs et, dès lors, à tout et à tous ses aspects, cela d'autant plus que cette chose particulière ou cet aspect particulier d'une chose se rattache à ses fins pratiques. 273

Marxisme et contre-révolution Nonobstant le fait qu'il ne met pas un instant en doute la priorité (Prioritiit ) génétique de la nature extérieure en ce qui concerne tous les événements historiques et humains, le marxisme ne s'intéresse essentiellement qu'aux phénomènes et actions réciproques de la vie historique et sociale. Autrement dit, il ne s'intéresse essentiellement qu'aux événements survenant dans une période de temps relativement brève, par rapport aux dimensions du développement cosmique, et sur le cours desquels il est à même de peser activement. Faute de voir cela, certains marxistes orthodoxes, communistes de parti, s'obstinent contre vents et marées à attribuer aux vues passablement rudimentaires et arriérées, qu'ils continuent à ce jour de nourrir en matière de sciences de la nature, une supériorité égale à celle dont la théorie marxienne jouit incontestablement dans le domaine sociologique. C'est en raison de ces empiétements superflus que la théorie marxienne se trouve en butte au mépris notoire dans lequel les physiciens et autres savants contemporains, qui dans l'ensemble ne sont pas mal disposés envers le socialisme, tiennent son caractère « scientifique ». Toutefois, une interprétation moins « philosophique », et plus conforme au progrès scientifique, du concept marxien de « synthèse des sciences » commence maintenant à se manifester parmi les représentants les plus intelligents et capables de la théorie marxisteléniniste de la science. Ce qu'ils disent à ce sujet est à peu près aussi différent des propos des Rudas et consorts que les déclarations du gouvernement soviétique russe le sont des déclarations des sections non russes de l'Internationale communiste. Ainsi voit-on le professeur V. Asmus souligner, dans un article de fond, qu'en dehors de « la communauté objective et méthodologique » de l'histoire et des sciences de la nature, il y a aussi « la particularité des sciences socio-historiques, laquelle interdit par définition d'assimiler leurs méthodes et problèmes à ceux des sciences de la nature * ». Même à l'intérieur de la sphère d'activité historico-sociale, la recherche marxiste ne s'intéresse en général qu'au mode particulier de production sous-jacent à l'époque actuelle de la « formation socio-économique » ( 51conomische Gesellschaftsfor* V. Asmus, « Marxism and the Synthesis of Sciences », in Socialist Construction in the USSR, éditions Voks, t. 5, 1933, p. 11. [Après trente ans d'éclipse, le nom du professeur Valentin Asmus a fait sa réapparition au début des années 1960 dans la littérature philosophique soviétique...] 274

Raisons d'être un marxiste mation), c'est-à-dire le système de la production marchande capitaliste, en tant qu'il sert de base à la « société bourgeoise » (bürgerliche Gesellschaft), considéré sous l'angle de son développement historique *. Elle procède à cette investigation d'une façon plus rigoureuse que toute autre théorie sociologique, du fait qu'elle s'attache par excellence aux fondations économiques, sans s'attacher d'ailléurs au même degré à tous les aspects économiques et sociologiques de la société bourgeoise. C'est aux antinomies, tares, insuffisances et dérèglements structurels de celle-ci qu'elle s'arrête électivement. En effet, le marxisme s'intéresse non pas au fonctionnement dit normal de la société capitaliste, mais à ce qu'il juge être la situation réellement normale de ce système social particulier, à savoir : la crise. La critique marxienne de l'économie bourgeoise et du système social qui repose sur elle débouche sur l'analyse critique de la Krisenhaftigkeit, de la propension toujours plus accusée du mode de production capitaliste à revêtir les caractéristiques d'une crise effective même en phase d'expansion ou de rémission, de fait à travers toutes les phases du cycle périodique que connaît l'industrie moderne, et dont le point culminant est la crise universelle. C'est faute de discerner cette orientation de base, si clairement formulée dans tous les textes de Marx, que certains marxistes anglais ont pu découvrir récemment, dans ces derniers, « une lacune de quelque importance » : l'incapacité de voir la nécessité d'une rémission des crises, après avoir démontré la nécessité de leur apparition**. En ce qui concerne les sphères non économiques de la superstructure politique et de l'idéologie générale de la société moderne elles-mêmes, la théorie marxiste s'attache essentiellement aux fissures et failles observables, lieux d'éclatement forcé qui font voir au prolétariat révolutionnaire les points faibles de la structure sociale, ceux où il peut le plus efficacement employer son activité pratique : « De nos jours, toute chose paraît grosse de son contraire. * Au cours de ses dernières phases, elle s'est aussi penchée sur divers phénomènes sociaux, propres à la société primitive, afin de mettre en relief certaines analogies existant entre le communisme primitif (Urkommunismus) et la société communiste sans classes de l'avenir éloigné. ** Cf. R. W. Postgate, Karl Marx, Londres, 1933, p. 79, et les citations que cet auteur donne du Guide through World Chaos (Londres, 1932) de G. D. H. Cole. 275

Marxisme et contre-révolution La machine possède le merveilleux pouvoir d'abréger le travail et de le rendre plus productif : nous la voyons qui affame et surmène les travailleurs. Par l'effet de quelque étrange maléfice du destin, les nouvelles sources de richesse se transforment en sources de détresse. Les victoires de la technique semblent être obtenues au prix de la déchéance totale. A mesure que l'humanité se rend maître de la nature, l'homme semble devenir esclave de ses semblables ou de sa propre infamie. On dirait même que la pure lumière de la science a besoin, pour resplendir, des ténèbres de l'ignorance et que toutes nos inventions et tous nos progrès n'ont qu'un seul but : doter de vie et d'intelligence les forces matérielles et ravaler la vie humaine à une force matérielle. Ce contraste de l'industrie et de la science modernes d'une part, de la misère et de la dissolution modernes d'autre part — cet antagonisme entre les forces productives et les rapports sociaux de notre époque, c'est un fait d'une évidence écrasante que personne n'oserait nier. Tels partis peuvent le déplorer ; d'autres peuvent souhaiter d'être délivrés de la technique moderne, et donc des conflits modernes. Ou encore, ils peuvent croire qu'un progrès aussi remarquable dans le domaine industriel a besoin, pour être parfait, d'un recul non moins marqué dans l'ordre politique *. » 4. Les traits spécifiques du marxisme qui viennent d'être énumérés, unis au principe pratique qui leur est inhérent à tous, et qui commande aux marxistes de subordonner tout le savoir théorique à la finalité de l'action révolutionnaire, tels sont les caractères fondamentaux de la dialectique matérialiste de Marx, laquelle se distingue de la dialectique idéaliste de Hegel par ces caractères mêmes. La dialectique de Hegel, le philosophe bourgeois de la restauration, élaborée par lui jusque dans ses plus subtils détails comme un instrument pour justifier l'ordre établi tout en laissant un minimum de place à un progrès « raisonnable », Marx, après une minutieuse analyse critique, la transforma, dans une optique matérialiste, en une théorie révolutionnaire non seulement par le contenu, mais aussi par la méthode. Une * Extrait d'une allocution prononcée par Karl Marx, le 14 avril 1856, à l'occasion du quatrième anniversaire de l'organe chartiste People's Paper, qui en reproduisit le texte le 16. Retraduit sur la version allemande publiée dans le Vorwdrts du 14 mars 1913. [On a repris ci-dessus la version donnée par M. Rubel à la fin de son introduction à K. Marx, Œuvres, II, p. cxxvf-cxxvii.] 276

Raisons d'être un marxiste fois que Marx l'eut transformée et mise en application, la dialectique prouva que le « caractère raisonnable » de la réalité existante, proclamé par Hegel sur des bases idéalistes, n'avait qu'une rationalité provisoire, nécessairement appelée à prendre un « caractère déraisonnable » dans le cours de son développement. Cet état social déraisonnable sera détruit de fond en comble, quand l'heure en aura sonné, par la nouvelle classe prolétarienne qui, en s'appropriant la théorie et en l'utilisant comme une arme dans sa « pratique révolutionnaire », frappe à la racine la « déraison capitaliste ». Comme Marx le notait avec justesse, la dialectique, sous sa forme hégélienne « mystifiée », était à la mode chez les philosophes bourgeois, mais, après ce changement de caractère et d'utilisation, elle devint « un scandale et une abomination pour la bourgeoisie et ses professeurs doctrinaires », parce que, « dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire ; parce que, saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer ; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire * ». De même que la plupart des marxistes ont négligé les aspects critique, activiste et révolutionnaire particuliers au marxisme, de même ont-ils négligé tout le caractère de la dialectique matérialiste de Marx. Même les meilleurs d'entre eux n'ont pas été au-delà d'une restauration partielle de son principe critique et révolutionnaire. Devant l'universalité et la profondeur de la crise mondiale actuelle, comme devant l'accentuation toujours plus poussée des luttes de classe prolétarienne qui surpassent en intensité et en ampleur tous les conflits que les phases antérieures du développement capitaliste ont connus, notre tâche est aujourd'hui de donner à la théorie révolutionnaire de Marx une forme et une expression correspondantes, et, par ce moyen, d'étendre et d'actualiser le combat révolutionnaire du prolétariat. Londres, le 10 octobre 1934

* K. Marx, Postface de la seconde édition allemande du Capital.

TABLE DES SIGLES UTILISÉS

ADGB

Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund (Confédération générale des syndicats allemands). AIT Association internationale des travailleurs (ou Ire Internationale). CEE de PIC Comité exécutif élargi de l'Internationale communiste. CNT Confederaci6n naci6nal del trabajo (Confédération nationale du travail). IC ou Internationale communiste (ou III° Internationale). Komintern IV Industrieverband (Association d'industrie). Karl Korsch. K. KAPD Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands (Parti communiste ouvrier d'Allemagne). KPD Kommunistische Partei Deutschlands (Parti communiste d'Allemagne). KPD (S) Kommunistische Partei Deutschlands ( Spartakusbund) (Parti communiste d'Allemagne [ligue Spartacus] : nom porté par le PCA d'avril à décembre 1920). rn. p. moyens de production. PC Parti communiste. Parti communiste d'Allemagne. PCA Parti communiste d'Italie. PCI PS Parti socialiste (ou social-démocrate). République démocratique d'Allemagne. RDA Société des Nations. SDN SPD Sozialdemokratische Partei Deutschlands (Parti socialdémocrate d'Allemagne). Uni6n general de trabajadores (Union générale des traUGT vailleurs). Unabhângige Sozialdemokratische Partei Deutschlands USPD (Parti social-démocrate — ou socialiste — indépendant d'Allemagne). Union des républiques socialistes soviétiques. URSS Vereinigte Kommunistische Partei Deutschlands (Parti VKPD communiste unifié d'Allemagne) (1921). 279

TABLE

Avertissement Introduction : Karl Korsch (1886-1961) — un itinéraire marxiste

6 7

t. Marx et la révolution européenne de 1848 . . . 69 ii. La Commune révolutionnaire (i) 85 ni. Fédéralisme, centralisme, marxisme 99 La Commune révolutionnaire (n) 109 - y. L'alliance entre les classes 121 vi. L'orthodoxie marxiste 129 vii. L'idéologie marxiste en Russie 139 viii. Récapitulation 155 ix. La théorie de l'effondrement du système capitaliste 165 x. L'Etat et la contre-révolution 179 xi. Fascisme-démocratie, même combat 199 xii. La guerre et la révolution 215 xiii. Fragments critiques 241 1. La guerre d'Espagne 242 2. Trotsky et la révolution russe 251 3. La contre-révolution néo-colonialiste 256 xiv. Raisons d'être un marxiste 261 1. Thèses sur le matérialisme activiste et le caractère de classe, partisan, de la science. . . 262 2. Pourquoi je suis un marxiste 264

Table des sigles utilisés

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