L’œuvre de Descartes. Tome premier

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A LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ Geneviève RODIS-LEWIS

L'ŒUVRE DE

DESCARTES

LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN

NUNC COCNOSCO EX PARTE

THOMAS J. BATA LIBRARY TRENTUNIVERSITY

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m U publiée sous la direction de M. Georges DAVY Membre de 1 Institut, Doyen honoraire de la Faculté des Lettres de Paris Directeur de la Fondation Thiers

Geneviève RODIS-LEWIS Professeur à l’Université de Lyon-II

L'ŒUVRE DE

DESCARTES

LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, V*

PARIS 1971

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© Librairie Philosophique J. VRIN, 1971 Tous droits de traduction, de reproduction et

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INTRODUCTION

« Avancer en la recherche de la vérité... c’est en cela que consiste mon principal bien en cette vie » : cet aveu est d’autant plus émouvant que Descartes allait mourir quatre mois plus tard 3. Le thème traverse toute son oeuvre, des Règles utiles et claires pour la direction de I esprit en la recherche de la vérité, au Discours pour « bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences »b, et à La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, inachevée peut-être parce qu’il la commençait à Stockolm k Car la découverte du fonde¬ ment de toute vérité donne « le moyen d’acquérir une science parfaite touchant une infinité de choses » 5. Or c’est bien à partir de là qu'il faut tenter de coordonner les quelques indices que nous ayons pour dater la scolarité de Deseartes à La Flèche. La question n’est pas sans intérêt, puisqu’elle est liée au nom de son professeur de philosophie Et c’est d’abord une lettre adressée à ce dernier qui renvoie au moment où l’auteur du Discours était son disciple, « vingt-trois ou vingt-quatre ans » * avant 1637 i», tandis que les détails sur le destinataire rendent très plausible son identification avec le Père Étienne Noël. Quand il prit les élèves de première année en 1612-1613, pour leur enseigner la logique, celui-ci était un jeune religieux, inaugurant son cours avec une certaine audace, si l’on peut rattacher au programme de logique quelques thèses d’inspiration nominaliste, qui furent censurées à Rome à la fin de cette année scolaire Aurait-il marqué ainsi la conception que Descartes aura des « universaux », façon que nous avons de penser aux individus selon im certain rapport et de les comprendre sous un même nom t ? Les élèves ignorèrent sans doute la mise en garde reçue par leur jeune professeur ; et Descartes, à supposer que l’incident concerne bien le cours qu’il a suivi, a pu en retenir l’idée d’une certaine liberté dans l’enseigne¬ ment, qui aurait entretenu ensuite en lui l’espoir de convaincre ses anciens maîtres d’adopter dans leurs collèges sa propre philosophie. Cependant la fidélité à Aristote, et à son interprétation thomiste, constituait le fond du cours de philosophie, même s’il était loisible de s’en écarter sur certains points, comme, par exemple, l’individuation par la forme Au cours dicté, dont Descartes appréciera la valeur pédagogique “, s’ajou-

s. 14-6-1637, I, 383. t. Pr., 1, a. 59 ; cf. a. 58 ; 2‘ rép., IX, 110 ; 5‘ rêp., in Med. 5, § 1, VII, 380. U. Un an après les critiques du Discours, il conseille à un ami d’envoyer son fils à la Flèche plutôt que dans une Université hollan¬ daise : « La philosophie ne s’enseigne ici que très mal ; les professeurs n’y font que discourir une heure le jour, environ la moitié de l’année, sans dicter jamais aucuns écrits, ni achever le cours en aucun temps déterminé... Je crois qu’il est très utile d'en avoir étudié le cours entier, en la façon qu'il s’enseigne dans les écoles des Jésuites » (129-1638, II, 377-378).

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taient les répétitions et exercices ; et les meilleurs élèves étaient encouragés à pratiquer des lectures person¬ nelles 21. En étudiant la métaphysique en troisième année, le futur philosophe prit-il contact avec les volumes de Suarez, qu'il citera ultérieurement comme si cet auteur lui était familier 22 ? Selon le Discours, Descartes voyait dans la multiplication des « disputes », où s'opposaient les opinions adverses, l'occasion d'entretenir ses doutes Car « chaque fois que sur le même sujet, deux personnes sont d'opinion différente, il est sûr qu'au moins l'une des deux se trompe », et même vraisembla¬ blement les deux, des raisons certaines et évidentes devant clore la discussion w. Or c'est bien au collège que Descartes a rencontré ces caractéristiques de la science véritable : « je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la cer¬ titude et de l'évidence de leurs raisons »’=. Tandis qu'ils étudiaient la physique, en seconde année de philosophie, un petit nombre d'élèves suivaient un cours de mathérnatiques, destiné surtout aux futurs militaires ou ingé¬ nieurs, et donnant à l'honnête homme de solides notions de théorie musicale 23. Estimant peu leurs applications pratiques. Descartes se passionna, d'abord en « curieux » y pour cette discipline, que lui enseignait le Père Jean François 24. Alors très jeune, celui-ci ne publia ses cours

M.,

V. D. 1, VI, 8 : « considérant combien il peut y avoir de di¬ verses opinions touchant une même matière, qui soit soutenue par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable ». Il suffira de passer de « presque » à « absolument » pour formuler le doute méthodique, ib., 4, VI, 31. w. R. 2, X, 363, T. ; et 364 : Descartes admet que cette manière de philosopher excite 1 émulation entre les jeunes esprits, tout en étant finalement plus sûre que l’absence de règle ; il se félicite d’avoir été formé ainsi. X. D. M., 1, VI, 7.

y. Ib., 6 ; « les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux, qu’à faci¬ liter tous les arts et diminuer le travail des hommes ». Mais cette der¬ nière préoccupation semble plus tardive (cf. ib., 1 : les « arts méca¬ niques » n ont rien de « relevé » ; et à Breda, Descartes ne prise guere ses cours d'architecture militaire ; à Beeckman, 24-1-1619, X, 152).

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que bien plus tard : plusieurs concernent, selon les pro¬ grammes, L arithmétique et la géométrie pratique, com¬ prenant l’arpentage, l’hydrographie, la topographie, La science des eaux, et L’art des fontaines, mais aussi un Traité de la quantité, dont l’Introduction loue l’enseigne¬ ment théorique, pour former « des écoliers savants et qui deviendront des maîtres » 25. Consacrant au plus doués, groupés en une petite Académie, des leçons particulières, le Père François a sans doute orienté Descartes vers la lecture de Clavius, dont les œuvres, récemment regrou¬ pées, servaient de base à la formation des futurs profes¬ seurs de mathématiques de la Compagnie. Alors que les philosophes dédaignaient cette discipline abstraite, cou¬ pée de « l’être », Clavius avait insisté pour qu’elle figure dans le Programme des études, non seulement pour ses applications, mais d’abord parce qu’elles donnent « aux philosophes des exemples de démonstrations solides »26. Et dans ses Prolégomènes, Clavius critiquait la multi¬ plicité des « sectes péripatétiques » : les vaines disputes des commentateurs, grecs, latins, arabes, laissent le jugement en suspens, dans l’incertitude, alors que les solides démonstrations des mathématiques excluent le doute. Leurs théorèmes, d'Euclide jusqu’à nous, « con¬ servent la pureté de la vérité, la certitude des réalités, la force et la fermeté des démonstrations ». Les mathéma¬ ticiens « n’admettent non seulement aucune erreur, mais rien même qui soit probable, et qu’ils ne corroborent par des démonstrations absolument certaines » 27. Voilà bien le texte auquel la première partie du Discours de la méthode fait directement écho ! Et selon le témoignage d’un condisciple, le jeune René pratiquait une méthode personnelle d’argumenta¬ tion, où l’on recoimaît déjà le modèle mathématique. A la façon des géomètres, il partait de définitions, axiomes et postulats, et progressait selon un raisonnement continu : « Il faisait d’abord plusieurs demandes tou¬ chant les définitions des noms. Après il voulait savoir ce qu’on entendait par certains principes reçus dans l’école. Ensuite il demandait si l’on ne convenait pas de certaines vérités connues dont il faisait demeurer d’accord : d’où il formait ensuite un seul argument, dont

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il était fort difficile de se débarrasser » Il introduisait ainsi en philosophie la démonstration scientifique, visant la certitude, au lieu de la discussion dialectique, qui se contente d'estimer la probabilité des opinions. A cette fonction de modèle que jouent dès lors les mathé¬ matiques, il convient d’ajouter ime pratique de niveau supérieur, car Descartes, lors de sa rencontre avec Beeckman à la fin de 1618, manifeste aussitôt sa maitrise. S’il lisait peu par la suite, il reconnaît dans les Regulae, que lorsqu’il commençait à s’adonner à l’étude des mathématiques, il a d’abord lu presque tous les auteurs traditionnels en la matière. Le libre travail, à partir de lectures dans une matière aimée, était favorisé par les Jésuites 2*, et les conseils de son professeur de mathématiques ont dû orienter Descartes dans cette étude fondamentale. Jean François fut peut-être aussi son guide dans les sciences « curieuses » dont les ouvrages devaient être réservés aux esprits assez mûrs pour récuser « les artifices ou la vanterie d’aucun de ceux qui font profes¬ sion de savoir plus qu’ils ne savent » b. Comme les Com¬ mentaires édités par le collège de Coimbre, le Père Fran¬ çois distinguait entre la fausse astrologie divinatoire, et la « magie » dite « naturelle », parce qu’elle explique, sans recours aux forces occultes démoniaques, les merveilleux effets de la nature^ : avant 1618, Descartes a ainsi au moins parcouru la Magia naturalis de JeanBaptiste délia Porta, car le début de VAbrégé de musique illustre les phénomènes de sympathie et d’antipathie ^ par un curieux exemple sans doute emprunté à cet auteur 3®. Il peut paraître étrange que le même profes-

z. Baillet, Vie, II, p. 484. a. D. M., 1, VI, 5 : « ne m’étant pas contenté des sciences qu’on nous enseignât, j avais parcouru tous les livres traitant de celles qu’on estime les plus curieuses et les plus rares, qui avaient pu tomber entre rnes mains ». Sur ses lectures mathématiques, R. 4, X, 374 b. Ib., 9, citant « les promesses d’un alchimiste..., les prédictions d un astrologue..., les impostures d’un magicien ». qu’une peau de brebis, tendue sur un dT^louT^,' SI on la frappe quand résonne une peau cie loup sur un autre tambour ». ^

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seur qui a découvert au jeune homme l’évidente clarté des mathématiques, ait admis qu’à la différence des agissements du « sorcier », la baguette du « sourcier » a d’extraordinaires vertus, que la sympathie explique natu¬ rellement, sous le contrôle de l’expérience Car il y a un décalage considérable entre l’intention déjà nette d’une attitude scientifique et le mélange de faits indiscutés parce que tous en parlent. Descartes lui-même, à une époque où il aura exclu l’efficace d’une quelconque vertu rnystérieuse, évoquera les données de la pratique judi¬ ciaire, selon lesquelles les plaies de la victime saignent quand le meurtrier s’en approche d. Dans le « chaos » de Porta, il faisait certes un tri, mais les expériences qu’il a poursuivies longtemps montrent combien il s’est pas¬ sionné pour les illusions d’optique, permettant de maî¬ triser les raisons naturelles des phénomènes, et de dis¬ siper les prestiges des imposteurs 32. Ainsi trouvait-il à la fois distraction et matière à réflexion dans cet auteur que Kepler louait pour « sa science et son amour des rnystères de la nature » 33. En un rapprochement auda¬ cieux, Descartes conclut sa revue de tout ce qu’il a appris au collège, par cette condamnation des « mauvaises doc¬ trines » promettant plus qu’elles ne savent, après avoir déploré que les « autres sciences » ne puissent être solidement bâties « sur des fondements si peu fermes » : ces « principes » d’une philosophie qui conduit à douter de tout. Et il enchaîne : « C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs 34^ je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résol¬ vant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées... ».

d. Pr., 4, a. 187 : « Qu’à l'exemple des choses qui ont été expliquées » (c'est-à-dire le magnétisme, par de simples arrangements mécaniques), « on peut rendre raison de tous les plus admirables effets qui sont sur la terre ». Les exemples de « faire saigner les plaies du mort » et « d’émouvoir l’imagination », en avertissant, pendant le sommeil ou la veille, d’évènements éloignés, sont une addition de la traduction, qui, à partir de 3, a. 41, était reprise de la propre main de Descartes (IX-2, p. x-xm).

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Selon cette présentation, le choix d’une carrière militaire est intégré dans le projet plus général de « recueillir diverses expériences »«. Ce fut pourtant une décision personnelle du jeune Descartes, bien qu’on ait cru parfois que « cadet de famille, il appartenait pres¬ que de droit à l’armée » Abusé par la confusion avec une autre branche, que favorisait l’homonymie de deux contemporains prénommés Pierre, Baillet faisait sortir notre philosophe « d’une maison qui avait été considérée jusqu’alors comme l’une des plus nobles, des plus anciennes et des mieux appuyées de la Touraine » : l’aïeul Pierre aurait alors été ce « gentilhomme » qui reprit du service lors du siège de Poitiers 36. Mais les recherches des érudits locaux ont retrouvé les docu¬ ments qui établissent que Joachim Descartes, père de René, était hls d’un médecin de Châtellerault, ayant épousé la hile d’un autre médecin Jean Ferrand : celuici, dans un ouvrage sur les néphrites, évoque l’autopsie qu’il fit de son gendre, mort de la pierre en 1566 37. Si la vocation de Descartes se rattache à quelque tradition familiale, c’est bien de ce côté qu’il faut regarder. C’est pourquoi certains supposent qu’en même temps que son droit, il fit à Poitiers quelques études médicales 3». Lors¬ qu il déclare « que la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent »f, il fait peut-être écho aux instances de sa famille pour l’orienter vers un emploi. Mais on n’aperçoit pas le moindre signe d’intérêt pour cette discipline, lors des premières conversations entre Descartes et Beeckman, qui venait juste d’être reçu docteur en médecine 39 : fi semble donc peu probable qu il en ait dès lors tâté. L’année d’études juridiques répondait davantage aux vues que Joachim Descartes avait pour ses fils «. Conçut-il déjà ce « mécontenternent », transmis plus tard par le benjamin’*!, contre la résistance de son cadet à suivre cette voie, la plus sûre

e. D. M., 1, VI, 8-9. f. n. ^•

MUSIQUE

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rel » ‘i ne réduit pas encore ce conditionnement à un pur mécanisme. Sur « les différents effets des accords », il ne met pas en question « le pouvoir qu’ils ont pour exciter diverses passions dans l’âme », mais invoque les limites d’un « abrégé » De même il dit simplement que les « différents airs... nous touchent diversement selon la diversité de leurs modes » En renvoyant ainsi, sans les approfondir, aux dis¬ cussions classiques sur les rapports entre musique et passions. Descartes semble donc supposer certaines cor¬ respondances naturelles, alors qu’il dira plus tard qu’elles ne sont « ni mathématiques, ni physiques, mais seule¬ ment morales » t, c’est-à-dire liées à la coutume, comme aux goûts individuels. Dès l'Abrégé de musique cepen¬ dant, son originalité par rapport aux théoriciens contem¬ porains se manifeste dans son accueil de quelque disso¬ nance pour mieux faire apprécier la perfection des conso¬ nances Trop de douceurs affadissent le goût La mer¬ veilleuse puissance de la musique antique sera imputée à sa liberté, moins assujettie aux règles que la nôtre, et au fait que « les oreilles des auditeurs, n’étant pas accou¬ tumées à une musique si réglée comme les nôtres, étaient beaucoup plus aisées à surprendre y>^. C’est sans doute sur le plan méthodologique qu’apparaît la nouveauté de Descartes. La technicité des notions et l’archaïsme du vocabulaire réservent Tétude du Compendium aux musicologues, nombreux à en q. Ib., (Sur le conditionnement mécanique, à Mersenne, 18-3-1630, I, 134). r. Mus., X, 111. s. Ib., 140 : il faudrait pouvoir traiter en particulier de chacune des passions que la musique peut exciter en l’âme. Mais il avoue que la fin de cet Abrégé est bousculée. t. Examen d'un air de Bannius, T., III, rééd., 834), et à Huygens, 30-11-1646, Roth, p. 247 : « il est aisé » de trouver d’autres raisons « qui leur soient contraires ». u. Mus., X, 106 (fin de l’alinéa sur la quinte « le plus doux de tous les accords »). Cf. à Mersenne, 4-3-1630, I, 126 et oct. 1631, I, 223 ; Homme, XI, 151 : au miel, au sucre candi, ou à l’eau douce. Descartes préfère pain, olives, sel et vinaigre. V. A Mersenne, 18-12-1629, I, 102 : ils « faisaient plus par la seule force de l’imagination, que ne peuvent faire ceux qui ont corrompu cette force par la connaissance de la théorie ».

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reconnaître l’intérêt Descartes avait signalé que ses sources étaient Zarlino et Salinas 84. Mais s’il leur reste fidèle dans les grandes lignes de la doctrine des inter¬ valles, il transforme profondément la conception zarlinienne de l’accord comme combinaison de sons pris deux à deux. Rameau a parfaitement dégagé ce « prin¬ cipe de l’harmonie » 8^, en se réclamant de la thèse carté¬ sienne : « le son est au son comme la corde à la corde ; or chaque corde contient en soi toutes les autres cordes qui sont moindres qu’elle, et non pas celles qui sont plus grandes ; par conséquent aussi, dans chaque son, tous les aigus sont contenus dans le grave, mais non pas réciproquement » Par la division successive d’une même corde, ou d’un son fondamental, s’engendre donc la totalité des intervalles et des accords, comme le montre la « première figure » du Compendium La déduction s’opère à partir de l’unité initiale : les combi¬ naisons des différents intervalles, ainsi engendrés, s’or¬ ganisent à partir de la basse, thèse grosse de consé¬ quences chez Rameau. Ce dernier découvre en outre chez Descartes le point de départ de la notion de renverse¬ ment, désormais appelée par la continuité introduite dans la genèse des consonances, et il cite « l’expression de Descartes »“, qui voit dans la quarte « l’ombre de la quinte »y. On peut noter aussi que Descartes, quand il condamne les écarts trop brusques, et recommande, pour le chant des parties supérieures, de passer par les degrés intermédiaires préfigure la progression sans bond qui sera prescrite par la méthode. Jusqu’aux reprises rythmiques des maîtres à danser sont évoquées en termes analogues à ceux qui caractériseront le mou¬ vement de 1 esprit, qui enchaîne chaque élément au sui¬ vant dans une déduction ininterrompue

w. Mus., X, 97, trad. Poisson. X, 98. y. Mus., X, 108. X.

Z. X, 115-116 et 135-136 ; seule la basse procède souvent « per saltus y. Cf. à Mersenne, 1629, I, 27 et 86 : « parce qu’un homme va naturellement à plus grands pas qu’un enfant de trois ans ». a. X, 94 : « car alors ayant entendu les deux premiers membres nous les concevons comme un seul ; ayant entendu le troisième, nous le joignons avec les deux premiers, en sorte que la proportion est

PRAEAMBULA

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Indépendamment de ses suggestions fécondes pour les spécialistes, le premier écrit de Descartes traduit donc déjà une certaine pratique de sa méthode «7 ; dans les premières pages du Cahier qu’il va commencer au lendemain de l’achèvement du Compendium, il note : « peu à peu, je me suis aperçu que J’usais de certaines réglés »

4. Prélude à la vocation mathématique L’Abrégé de musique avait été achevé à la hâte « parmi l’ignorance des soldats, par un homme désœuvré et dilettante, soumis à un genre de vie entièrement diffé¬ rent de ses pensées » c. Ce sentiment d’un désaccord entre son engagement actuel, et le rôle qu’il pourrait jouer dans la science, en suivant les encouragements de Beeckman, se retrouve sous le « masque » évoqué dans la pensée, fameuse par les commentaires qu’elle a sus¬ cités s», qui ouvre les Praeambula^^. Le Registre a peutêtre été offert par Beeckman, en ce L' janvier 1619, pour y reporter les travaux que Descartes, on l’a vu, va consacrer au « Parnasse » qui les inspire tous deux. Mais de 1 autre côté, il note librement des réflexions per¬ sonnelles. Et, après avoir mis ce préambule sous le signe de Dieu, dont la crainte est « le commencement de la sapsse »9o, il écrit : « comme les acteurs, appelés en scène, pour cacher la rougeur de leur front, revêtent un masque (personam), ainsi moi, prêt à monter sur le théâtre du monde, où je me suis tenu jusqu’ici en specta¬ teur, je m’avance masqué (larvatus prodeo) »-3(i^'»wstf>

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•*'«t/.lqi jft*...Mjr •fnüv.'v Descartes a « excepté de cette abdication toutes les choses qui regardent la pitié et en général les mœurs », VII, 476 ; éd. Alquié, t. II, p. 977), est provisoire, car la foi prolongera et complétera la raison (Méd., Epître, IX, 5 ; 2‘ rép., IX, 120 (pour l’immortalité) ; rép. instances, IX, 209) ; et une lettre à Mersenne (27-4-1637 ?, I, 367) précise que la fidélité aux opinions reçues, et à la religion des parents est surbordonnée au propos « d’employer son propre jugement à les examiner lorsqu’il serait temps ». Au cœur du doute le plus profond, la Méd. 1, IX, 17, rappelle , accentue la possibilité de l’idéalisme subjectif. « Ce Dieu » n’a-t-il « point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autre¬ ment que je le vois ? » Des apparences ou visions ordonnées n’auraient nul besoin d’être doublées par des objets inaccessibles en dehors de leur « présentation » à notre esprit. Au lieu de les juxtaposer à leur représen¬ tation, tout leur être s’absorberait dans la perception que nous en avons. Ce sera la thèse de Berkeley. Et Malebranche, se référant plus directement à Descartes, supposera, pour manifester la réalité des idées, que Dieu anéantisse le monde : s’il présentait « à notre esprit les mêmes idées qui s’y produisent à la présence des objets, nous verrions les mêmes beautés » 24. Mais, pour Des¬ cartes, Dieu ainsi nous abuserait : ce point est à retenir, pour la solution qui sera donnée, dans la dernière Médita¬ tion, au problème de l’existence du monde extérieur. Il y a plus : la toute-puissance divine, non seulement renforce l’hypothèse déjà généralisée par l’argument du rêve, d’un monde entièrement imaginaire, mais elle est seule à pouvoir résister à la prégnance de l’évidence actuelle. Significativement, ce sont ici « les autres », qui « se méprennent » quelquefois, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude”. Le fait de l’erreur, seul retenu dans le Discours, pour affecter de soupçon n’importe quelle démonstration, touche les conclusions les plus simples, les plus directes, les plus attentives, s’il se peut faire qu’un être dont je dépends

l. Méd., 1, IX, 16. m. Méd., 1, IX, 16 : « que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses » est une explication de la traduction, dégageant le subjecti¬ visme de l’hypothèse. n. Ib., cf. Pr., 1, a. 5 : « Nous douterons... même des démonstra¬ tions de mathématiques et de ses principes, encore que d’eux-mêmes ils soient assez manifestes, parce qu’il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières ; mais principalement... » (suit l’hypothèse du Créateur, qui a pu « nous faire tels que nous soyons toujours trompés »).

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DESCARTES

totalement « ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nom¬ bre les côtés d'un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l'on se peut imaginer rien de plus facile que cela » C'est bien à la résistance de l’évidence présente que s'attaque un tel argument. Et la reprise de l’hypothèse au début de la troisième Méditation le conhrme ; « toutes les fois que cette opinion... de la sou¬ veraine puissance d’un Dieu se présente à ma pensée, je suis contraint d’avouer qu’il lui est facile, s’il le veut, de faire en sorte que je m’abuse, même dans les choses que je crois connaître avec une évidence très grande ». La nature même de ma raison serait ainsi mise en cause, dans son fonctionnement normal, si « quelque Dieu avait pu me donner une telle nature, que je me trompasse même touchant les choses qui me semblent les plus manifestes » p. Mais la tradition du Dieu créateur toutpuissant, est aussi celle qui le « dit souverainement bon » q. Encore une fois. Descartes n’examine pas l’idée du vrai Dieu, pour opposer la bonté à la tromperie. Il n’a qu’une opinion vague, et non un concept achevé, puisque le vrai Dieu ne peut être conçu comme trompeur'" : il aperçoit que la question de la vérité et de l’erreur ouvrira nécessairement le procès de la nature de mon esprit, et de son origine. Si la tromperie est incompa¬ tible avec la bonté de l’auteur de mon être, comment est-il possible « que je me trompe quelquefois », ce qui est un fait incontestable ^ Il faudra donc ou se passer de Dieu, ou le disculper. En généralisant la possibilité de la maladie, de la folie, des fautes de raisonnement, Deso. Méd., 1, IX, 16 : notons que ces conclusions erronées sont des jugements. p. Méd., 3, IX, 28. Pour la première phrase, le texte latin (VII, 36) parle d intuition tout a fait évidente pour les yeux de Eesprit q. Méd., 1, IX, 16. r. Ep. Voet., VIII-2, 60, T. : « concipi non possit »; cela implique contradiction dans son concept ». Cf. à Buitendijk, 1643 ?, IV, 64, T. : 1 hypothèse n est pensée que si « le vrai Dieu... n'est connu que confusérnent^ ». Elle est légitime par son but : non falsifier la notion de la divinité, mais viser à « connaître la nature de Dieu, et éclairer l’enten¬ dement, pour la montrer plus clairement aux autres » s. Méd., 1, IX, 16.

ATHÉISME

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cartes a soulevé l’hypothèse d’une nature humaine intrin¬ sèquement viciee ; et par contrecoup, même les erreurs particulières, dans l’ordre des sens comme de la raison apparaissent comme des injustices au regard d'une nature qui devrait être intégralement bonne, si je suis 1 oeuvre d un Dieu bon et tout-puissant. Les Méditations kvle°^^™^^

double difficulté soit

Devant notre imperfection, plutôt que d'accepter que touffis choses soient incertaines, de par la volonté « d un Dieu si puissant » ne vaudrait-il pas mieux le mer . Descartes accorde tout son poids à l’opinion des athees, en ôtant « pour un temps que son esprit toute la connaissance qu'il peut avoir de Dieu » Quelle est donc 1 origine de mon être? « Destin ou fatalité (fato), ... hasard (casu) », ou « continuelle suite et liaison des choses (continuata rermn sérié) » « ? Telles étaient chez les^^ciens, ignorants du Créateur, les thèses de la néces¬ site brute, de la contingence épicurienne, ou de ce déter¬ minisme que les stoïciens opposaient aux mégariques, comme une étemelle série de causes et d’effets 25, (mais ICI dépouillée de tout aspect providentiel). Car ces trois variantes ont en commun l’exclusion d’une intelligence à 1 origine de mon être. Et plus basse sera celle-ci, « d autant plus sera-t-il probable que je suis tellement imparfait que je me trompe toujours » Descartes géné¬ ralise encore la corrélation de fait entre l’imperfection et Terreur. Un athée s’accommoderait sans doute d’un état de choses relatif et progressif, du moment que la vérité se dégagerait peu à peu, en aménageant les don¬ nées partielles, et néanmoins positives. Du progrès. Descartes ne retient que la négativité w. Du moins, la vérité mathématique semble-t-elle assurée, pour l’athée du xvir siècle, comme pour Descartes au début de sa réflexion, quand il « connaît clairement et distinctement que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux

t. A Buitendijk, IV, 63, T. Méd., 1, IX, 16. V. Ib., 17 ; Pr., 1, a. 5. w. Méd., 3, IX, 37.

U.

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droits » Le philosophe « ne le nie pas », mais maintient que nul n’en a véritablement la science, tant que sa connaissance peut être rendue douteuse. « Et puisqu'on suppose que celui-là est un athée, il ne peut pas être certain de n’être pas déçu dans les choses qui lui sem¬ blent être très évidentes », s’il examine lui-même ce doute, « ou s’il lui est proposé par un autre » y. Tel est le but des arguments hyperboliques qui termi¬ nent la première Méditation. L’athée, en Dieu s’attaque à l’infini z, et refuserait de considérer un Dieu, qu’il soit ou non trompeur. Il faut donc lui faire prendre au sérieux l’idée que la finitude, étant essentiellement liée à l’erreur est en elle-même incapable de nous rassurer sur la vérité de l’évidence présente, la plus irrésistible en fait. Pour Descartes, l’athéisme, s’il est pensable, est nécessairement décourageant, puisqu’il nie l’absolu. En outre, l’athée, comme le croyant par tradition encore irréfléchie, ne sont pas à l’abri d’un argument hyperbolique, qui a sur les deux précédents l’avantage de toucher chacun d’eux : l’homme n’est-il pas le jouet de quelque puissance mauvaise ? L’athée, refusant de reconnaître un premier Principe infini, le croyant, répu¬ gnant à joindre la notion de tromperie à l’idée de Dieu, comme à voir en l’homme le fruit d’une nature aveu¬ gle, admettront tous deux que dans une échelle d’êtres relatifs, l’homme puisse n’être pas au sommet. Il suffit alors qu’une puissance supérieure emploie toute son ingéniosité à l’abuser, pour qu’il devienne interdit à l’homme « de parvenir à la connaissance d’aucune vérité » L’hypothèse du mauvais génie n’apparaît, sous cette forme distincte, qu’à la fin de la première Médi¬ tation, pour être jointe, dans la deuxième, à celle du Dieu

2“ obj., IX, 99. y. 2» rép., IX, 111. Z. 2‘ obj., IX, 99 : l’athée qui affirme ia vérité mathématique, nie Dieu comme « infini en tout genre de perfection », ce qui devrait exciure toute autre sorte d’être et de non-être, a. Méd.. 1. IX. 18. X.

MALIN GÉNIE

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trompeur i", seul évoqué dans les Principes et de manière plus allusive, dans La Recherche de la Vérité Et même dans les Méditations, après le Cogito, le malin génie est à peine mentionné e, pour être aussitôt mis en échec. Aussi disparaît-il des méditations suivantes comme si une seule vérité certaine avait suffi à dissiper son fantôme. Ne serait-il donc qu’un « artifice méthodo¬ logique » 26, issu d’une fiction volontaire g, afin de contre¬ balancer la gêne que provoquent les hypothèses précé¬ dentes, dès qu’on est tenté d’en soupeser la probabilité ^ ? Il faut dépasser les objections courantes des sceptiques, et porter le doute a son sommet, par ce moyen du « génie », afin de supprimer totalement hésitations et doutes i. Quelle extravagance, réplique Gassendi, que de douter « des faits qui tombent sous le sens, comme d avoir des mains, un corps », et « par incapacité à sou¬ tenir l’action sous xme forme familière, d’introduire sur le théâtre Morphée, Dieu, le malin Génie »27! L’athée, comme le simple homme de sens commun prendront-ils b. IX, 19 : « N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ?» ; et plus loin, ib. : « un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé ». c. 1, a. 5 ; « nous avons ouï dire que Dieu qui nous a créés, peut faire tout ce qu’il lui plaît, et... nous ne savons pas encore s’il a voulu nous faire tels que nous soyons toujours trompés, même aux choses que nous pensons mieux connaître ». d. X, 512 : après l'argument du rêve : « vu principalement que vous avez appris que vous étiez créé par un être supérieur, lequel étant tout-puissant... n’aurait pas eu... de difficulté à nous créer tel que je dis » (forme atténuée, où l’évidence actuelle n’est pas mise en cause ; il s’agit, comme dans le Discours, d’un ouvrage pour gens du monde). e. Méd., 2, IX, 21. f. La Méd. 3 dit simplement ; « me trompe qui pourra... », et passe à l’examen de la « raison de croire qu’il y ait quelque Dieu qui soit trompeur », IX, 28. g. Méd., 1, IX, 17 ; « prenant un parti contraire..., feignant que toutes ces pensées sont fausses » ; « je supposerai... ». h. Méd., 1, IX, 17 ; je garderai l’habitude d’accorder ma confiance aux anciennes opinions, « tant que je les considérerai telles qu’elles sont en effet, c’est à savoir en quelque façon douteuses... et toutefois fort probables ». i. E. Burm., in Med. 1, V, 147, T. : x ut ita plane omnes dubitationes tollat ». L’argument est dit « sursum » (manuscrit), c’est-à-dire peut-être « extrême » (plutôt que seorsum, « hors de propos », cor¬ rection de Adam).

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au sérieux cette fantasmagorie, apparemment surgie du théâtre baroque où abondent les génies, les magiciens et les machinations ^ ? Et pourtant, quel que soit le nom donné à la puis¬ sance trompeuse, le doute est bien ici le plus aigu : même si la nature de mon esprit est capable de vérité, il est inutile de déterminer quand et comment, ou dans quelles limites, dès lors que ce n'est plus moi qui me trompe, mais cet Autre, personnifiant l'arbitraire total ^9, le caprice imprévisible par lequel je suis trompé. Ma confiance devient « crédulité » J, dont l'être malin se joue comme dans les illusions des songes « Il peut séduire le plus savant, tromper jusqu'au calculateur en ses calculs » 30. Par là, cette hypothèse traduit une « volonté délibérée de lutter contre la force naturelle des intuitions actuelles de l'évidence », afin de « les rejeter de front comme fausses, au moment même où cette force se manifeste » 3i ? Il n'est pourtant pas si simple de faire le partage entre le doute provoqué par l'éventualité du Dieu trom¬ peur, et celui que fait naître le malin génie. Le premier soulève « le problème métaphysique de mon origine » 32^ le second affecte la validité métaphysique de ma confiance en l'évidence actuelle. Encore faut-il noter qu'à s'en tenir aux textes stricts de Descartes, les ruses du malin génie, à la fin de la première Méditation, portent, comme le rêve généralisé, sur la réalité des corps et de mon corps >, alors que chaque fois que l'évidence mathématique est expressément ébranlée, c'est par l'entremise du Dieu trom¬ peur™. Tous deux ont, par hypothèse, la toute-puissance et la volonté de tromper. Il est psychologiquement plus plausible que celle-ci aille de pair avec la méchanceté plu¬ tôt qu'avec la croyance traditionnelle en Dieu. Mais

j. Méd., 1, IX, 18. k. Ib. et latin, VII, 22 : « ludificationes somniorum ». l. Ib., 17-18 ; « je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons, et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne^ sont que des illusions et des tromperies... Je me considérerai moimême comme n'ayant point de mains », etc. m. Méd., 1 et 3, IX, 16 et 28.

MALIN GÉNIE

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métaphysiquement les deux hypothèses sont artificielles O.Ï to? t approfondie découvre que toute-puissance et mal sont non moins incompatibles que Dieu et tromperie La première hypothèse repose sur une notion confuse, la seconde sur « l’erreu? de I esprit humain, qui imagine de fausses divinités comme des esprits malins, ou des idoles » o. Elles sont donc non moins provisoires que le doute radical qu'elles ont pour stâSuté dï if "‘‘f Elles suppriment toute Stabilité de la nature, et de ma nature intellectuelle toute vente etemelle des essences 33. Elles bloquent totalement le jugement ce qui est le but visé par Descartes p. pendit le philosophe ne se résoudra jamais au suicide métaphysique que serait le silence : il prépare bi (fiction forgee par ma liberté, mais prise au sérieux faÏÏsS-m-Te "aT' ’ confiance, me suffît ahener, par violence, ou par ruse ? Car il me a ^ to’Jt assentiment, et nul trompeur, si grandes soient sa puissance et sa ruse, « ne me pourra jamais rien imposer »r.

4. « Je pense, donc je suis » . 3^iisi, alors que Descartes décide de rester vigilant®, il tient déjà l’arme de la victoire : reste à en prendre conscience. En ce tourbillon du doute, le philosophe se

n. E. Burm., V, 147 et 150-151, T., in Med. 1 et 2, début, à propos e la restriction de IX, 21 ; « maintenant que je suppose qu’il y a quelquun qui est extrêmement puissant, et, si je l’ose dire, malicieux et ruse ») : car il y a contradiction à dire très puissant et méchant. O. A Bmtendijk, 1643 ?, IV, 64, T. p. Méd., 1, IX, 18 : « à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement » (addition de la traduction). q. Ib. : je « préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand ^trompeur » (latin : ob firmata mente, l’esprit résolu ; VII, 23). s. Ib. fin de la Méd. 1 : l’image s’oppose à l’assoupissement du doutB’ et renouvelle le thème du songe : l’esclave rêve de liberté et choisit detre « plus longuement abusé », en restant dans un demi-

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trace une « voie », un « chemin » qu'il décide librement de suivre. Comme dans la seconde maxime de la morale provisoire, plutôt que de tournoyer « tantôt d’un côté, tantôt d’un autre », il avancera, « toujours le plus droit » ix)ssible, « vers un même côté », pour arriver « au moins à la fin quelque part » “. C’est la même attitude, mais encore une fois inversée quant au fond : la vie pratique se contente de prendre le probable pour vrai, et s’y tient fermement ; l’entreprise critique le rejette comme « absolument faux », et s’en écarte régulièrement, pour parvenir au moins à cette certitude « qu’il n’y a rien au monde de certain » « Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses. Je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente. Je pense n’avoir aucun sens. Je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement, et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit » '^ : en cette énumération récapitulative, toutes mes représenta¬ tions mentales, mes souvenirs, mon corps, le corps en général et ses déterminations, sont recensés comme incertains. « N’y a-t-il pas quelque Dieu, ou de quelque nom que je l’appelle, quelqu’un qui met en moi ces pen¬ sées » * ? La négation systématique va discriminer ce qui lui résiste : Dieu est-il nié y, reste ce moi qui le nie. « Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens, ni aucun corps » ; et la négation s’étend à la totalité du monde :

sommeil. Le philosophe exerce sa liberté, pour ne pas s’endormir dans les anciennes opinions, et se délivrer au plus vite de celui qui l’abu¬ serait. t. Méd., 2, IX, 18 ; après l’image de l’eau, où il ne peut ni marcher ni nager. U. D. M., 3, VI, 24 ; image du voyageur égaré dans la forêt. V. Méd., 2, IX, 19. w. Ib. ; « de mon esprit » est une addition de la traduction. X. Nous suivons ici le texte latin de VII, 24, qui, plus précisé¬ ment que le français (« Dieu ou quelque autre puissance », IX, 19), marque que le malin génie est un avatar de la puissance trompeuse. La traduction ajoute encore : « qui me met en l'esprit ». Cette insistance vient peut-être de la révision faite par Descartes. y. Ib. : « N’y-a-t-il point quelque Dieu... qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire... Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? ».

LE COGITO

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« je me suis persuadé... qu il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps » ^ ; les esprits, en tant que sorte d'être distincts des corps, n’ont encore aucun privilège. Mais puis-je en conclure que je ne suis pas non plus ? C’est impensable, alors même que je tente de m’en per¬ suader, c est-à-dire, « seulement si j’ai pensé quelque chose » La néantisation de Dieu et de l’ensemble du monde laisse intact l’être de celui qui les nie : reste la dernière hypothèse, qui oppose négateur à négateur. La malignité positive ne peut-elle, au moment même où je me pense, m’abuser sur moi-même ? Alors éclate l’évi¬ dence indéniable : je suis s’il me trompe, et en tant que je pense être quelque chose. « Enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition. Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce,^ ou que je la conçois en mon esprit » b. Telle est dans l’analyse la plus développée de la seconde Médi¬ tation, la « conclusion » devenue célèbre à travers le raccourci du Discours et des Principes : « Je pense, donc je suis » 1 que de la syllogistique aristotélicienne, tantôt il la découvre immédiatement à partir du Cogito y, tantôt il déclare : « Lorsque j’ai dit que cette proposilon . Je pense, donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n’ai pas pour cela nié qu’il ne fallût savoir auparavant ce que c’est que pensée, certitude, existence et que pour penser il faut être, et autres choses sem¬ blables »z Nest-ce pas, comme le demandait Burman incompatible avec le texte précédemment cité des Réponses aux secondes objections, niant que la majeure soit connue « auparavant » ? A cela Descartes répond qu en réalité, si la majeure est bien antérieure à la conclusion, elle est « implicitement présupposée. Mais je ne connais pas toujours pour autant expressément et précède, et je sais d’abord ma conclusion » (le Cogito), « parce que je porte mon atten-

y. D. M., 4, VI, 33.

mises ici en compté..

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LE COGITO

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tion uniquement sur ce que j’expérimente (experior) en rnoi-même », et non sur la « notion générale », qui est ainsi aperçue dans les assertions singulières a. Le texte des Réponses faisait également intervenir cette expé¬ rience b intérieure, qui est première dans la prise de conscience, sans se borner a enregistrer une juxtaposi¬ tion de fait, peut-être contingente, entre pensée et être. Aussitôt que j’y réfléchis, je vois la nécessité de la liaison 1 ^

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q. Mais, afin de le nier, il faut bien que l’athée conçoive ce que les autres entendent en attribuant à cet être, éventuellement fictif, une série de perfections por¬ tées à leur point extrême ; et cette idée suffit pour que 1 argumentation cartésienne ait son point d’appui. Cette universalité de droit devrait lui donner une force exceptionnelle ; et Descartes, dans sa présentation des Méditations aux théologiens de la Sorbonne, assure que, sans avoir cherché la nouveauté, il s’est limité aux preuves vrairnent premières et principales (ou fonda¬ mentales),^ qu il ose « proposer pour de très évidentes et très certaines démonstrations » Encore faut-il, pour les entendre, y appliquer toute son attention. Aussi ne s etonne-t-il pas de ce qu’au départ tous n’acceptent pas

V- Ib., 393-394. q. Ib., 394. r. Méd., Epître dédicatoire, IX, 6. Il reconnaît que, « bien entendues », « presque toutes les raisons » apportées par ses prédécesseurs sont démonstratives, et qu'il est « presque impossible d’en inventer de nouvelles », Il s’est borné à « rechercher une fois (semel : ZXn7e /oisJ curieusement et avec soin les meilleures et plus solides et les disposeï en un ordre si clair et si exact, qu’il soit constant désor mais a tout le monde que ce sont de véritables démonstrations »,

l’idée de dieu

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de reconnaître en eux l’idée de Dieu ; Ü ne doute nullernent que tous ne la possèdent, au moins implicitement cest-à-dire aient l’aptitude à l’apercevoir explicitement' meme s ils ne la remarquent pas, fût-ce peut-être après la millième lecture des Méditations K Et il ridiculise l’accusation de mauvaise foi portée par Voëtius, qui le soupçonne d’athéisme pour avoir ainsi rendu inutile toute preuve de Dieu, puisque chacun est censé en avoir 1 idee ‘. Or la vigueur de la démonstration réside dans le passage d|une notion encore imprécise, voire contes¬ tée, à 1 irrésistible évidence que je ne saurais aucune¬ ment le penser si Dieu n’existait réellement. Cette expli¬ cation s’appuie sur l’armature technique précédem¬ ment élaborée pour toute idée, celle de Dieu seule brisant 1 enclos du^ Cogito. Sa réalité objective requiert une cause, que je ne puis fournir, puisque je suis un être fini et imparfait, et qu elle représente un infini absolument parfait : tel est le cœur de l’argument. C’est donc une preuve par la causalité, autrement dit à partir d’un effet créé, selon la démarche la plus couramment admise *1 ; rnais cet effet ne peut être, comme dans les preuves tra¬ ditionnelles, le monde ou les choses sensibles, puisque leur existence reste douteuse C’est donc une idée, aussi réellement existante que toute modalité du Cogito, et telle que les caractéristiques de ma pensée, mises' en évidence par ce même Cogito, sont radicalement inca¬ pables d’en rendre compte. Quelle est cette idée ? « Par le nom de Dieu, dit Descartes, j’entends ime substance infinie » ; et il pour¬ suit par une série d’attributs, qui varient légèrement d’un texte à l’autre ^ : éternité, immutabilité, indépen-

s. A VHyperaspistes, août 1641, III, 430, T. t. Ep. Voet., VIII-2, 166-167 (T. dans Lettres de Descartes à Regius..., pp. 193-195). U. R rép., IX, 84-85 : « je n'ai point tiré mon argument de ce que je voyais que dans les choses sensibles il y avait un ordre ou une certaine succession de cause efficientes, partie à cause que j’ai pensé que l’existence de Dieu était beaucoup plus évidente que celle d’aucune chose sensible,.. ». V. Méd., 3, IX, 32 et 35-36, VII, 40 et 45 ; le français ajoute chaque fois immuable, et la seconde fois éternel, qui figurait dans le premier

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dance, omniscience, toute-puissance et création de tout ce qui existe (moi seul jusqu'ici connu comme tel, devant donc avoir été créé par lui). L'évocation de la première Méditation ne retenait que la toute-puissance du créa¬ teur, ce qui permettait d'y associer hypothétiquement la tromperie. A présent, le philosophe examine avec soin des notions non seulement compatibles entre elles, mais indissociables, et constitutives d'une idée qui m'appa¬ raît « fort claire et fort distincte, puisque tout ce que mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel et de vrai, et qui contient en soi quelque perfection, est contenu et renfermé tout entier dans cette idée » Elle unit donc toute réalité, toute perfection, portée chaque fois au maximum absolu : « summe intelligentem, summe potentem » 12. La racine en est bien l'infinité, ou absence totale de limitation. Car, en dépit de la forme négative du terme, en français comme en latin. Descartes insiste sur la pleine positivité de cette idée d'infini. C'est une « véritable idée », ayant par elle-même un contenu propre, et non la simple « négation de ce qui est fini... Puisqu'un contraire je vois manifestement qu'il se ren¬ contre plus de réalité dans la substance infinie, que dans la substance finie, et partant, que j'ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l'infini, que du fini, c'est-à-dire de Dieu, que de moi-même » Cette évidence présente annulerait-t-elle la prio¬ rité du Cogito ? « Explicitement, répond Descartes, nous pouvons connaître notre imperfection avant la perfection de Dieu, parce que nous pouvons porter notre attention d'abord sur nous puis sur Dieu, et conclure notre finitude, avant son infinité ; mais cependant implicitement la connaissance de Dieu et de ses perfections doit toujours précéder celle que

texte à la place de indépendant. Cf. D. M., 4, VI, 35, qui part de « 1 Etre parfait..., infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout puissant » ; Pr., 1, a. 22, ajoutant : « source de toute bonté et vérité ». w. Méd., 3, IX, 36. Comme le D. M., les Pr. insistent sur Dieu comme « extrêmement parfait ; ... cet être tout parfait » (1 a 14 et 181 X. Méd., 3, IX, 36.

l'infini positif

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nous avons de nous-mêmes et de nos imperfections. Car en réalité, l’infinie perfection de Dieu est antérieure à notre imperfection, puisque celle-ci est un défaut et une négation de la perfection divine ; or tout défaut et néga¬ tion présuppose la réalité dont ils sont défaut et néga¬ tion »y. Du fait (dans mon doute, je résiste à toute tromperie en me pensant comme existence première connue, dans sa limitation même). Descartes accède au droit : m'avouer fini, c’est déjà connaître l'infini. « Car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute, et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose, et que je ne suis pas tout parfait, si je n avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ? » z. C’est une expérience que fait celui qui dit ignorer Dieu : il se pense déficient, ou du moins il désire s’améliorer ; il a donc l’idée préalable de cette perfection qui lui manque. Il est ici capital que le Cogito n’ait pas posé directe¬ ment la Pensée universelle, impersonnelle ou absolue : certes il met en lumière la nécessité rationnelle de la liaison, mais à travers une nature singulière, fragile, à l’attention fuyante. Dire : « je pense, donc Dieu est », c’est bien en un sens trouver dans ma pensée ce qui fonde la vérité de toute pensée, mais sans aucune imma¬ nence. Car cette explication surmonte une opposition entre le fini et l’infini : « je doute, donc Dieu est », audessus de tout doute, dans une absolue transcendance *3. La positivité de l’infini, inséparable de l’idée de totale perfection, est donc le nerf de la preuve. Et si Descartes n’est pas le premier qui ait réformé, pour l’appliquer à Dieu, l’antique conception négative de Vapeiron, essentiel¬ lement indéterminé, ou im-parfait i’*, du moins lui a-t-il donné une portée exceptionnelle, qui se retrouve dans toutes les grandes philosophies rationalistes du xviP siè¬ cle 15. Elle exprime la plénitude première de l’Être, dans sa position absolue : car « de cela seul que je conçois

y. E. Bumt., V, 153, T. Méd., 3, IX, 36.

Z.

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Vêtre, ou ce qui est, sans penser s'il est fini ou infini, c’est l’être infini que je conçois » Nous en avons une conception claire, bien que par définition il déborde infiniment notre entendement : aussi Descartes dit-il que nous ne le pouvons « comprendre », ou embrasser tota¬ lement par la pensée'’. H en est de même pour toutes « les disputes de l’infini », paradoxes de l’infini mathé¬ matique, ou impossibilité d’apercevoir, par exemple, des limites à l’étendue, ou à sa divisibilité : « il serait ridi¬ cule que nous, qui sommes finis, entreprissions d’en déterminer quelque chose, et par ce moyen le supposer fini, en tâchant de le comprendre » Mais parce qu’il voit clairement qu’en « Dieu seul » l’infini est associé à une perfection sans bornes, Descartes lui réserve le nom d’infini, au sens pleinement positif du terme, et appelle indéfini ce en quoi nous ne pouvons, en fonction de nos propres limites, pas déterminer de limites d. Cependant l’expérience d’une progression indéfinie ne peut-elle être transposée, à partir des perfections que je trouve en moi, pour constituer l’idée de l’infini divin ? L’objection a été souvent adressée à Descartes, bien qu’elle ait été d’avance repoussée dans la troisième Médi¬ tation. « En effet j’expérimente déjà que ma connais¬ sance s’augmente et se perfectionne peu à peu, et je ne vois rien qui la puisse empêcher de s’augmenter de plus en plus jusques à l’infini, puis étant ainsi accrue et

a. A Clerselier, 23-4-1649, V, 356 ; à VHyperaspistes, août 1641, III, 426-427, b. Méd., 3, IX, 37 ; VII, 46 : « il est de la nature de l’infini que ma nature qui est finie et bornée ne le puisse comprendre, et il suffit que je conçoive (inteîligere) bien cela ». Sur le flottement des traduc¬ tions pour concevoir et entendre, et la constance de Descartes dans l’opposition entre ce que nous ne comprenons pas et ce dont nous avons l'intellection, cf. les textes groupées au ch. III, p. 130, note i. attitude est nette dès 1630 : à Mersenne, 15-4, I, 146-147, admettant qu’un infini numérique peut être plus grand qu un autre in ratione finiti ; mais « il cesserait d’être infini si nous le pouvions comprendre ». Pour « l’Achille de Zénon », Descartes démontre que le dixième du dixième, etc. « à l’infini » ne fait « qu’une quantité finie », et que notre imagination s’y laisse prendre ; à Clerseher, juin ou juillet 1646, IV, 445-447 ; à Mersenne, 7-9-1646 IV 499-500 ® Chanut, 6-6-1647, V, 51-52; à Clerselier, 23-4-1649’ V, 356, etc.

l’infini positif

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perfectionnée, je ne vois rien qui empêche que je ne me puisse m acquérir (adipisci) par son moyen toutes les autres perfections de la nature divine » et ainsi en produire l’idée. Mais ce progrès potentiel et indéfini reste inferieur a l’absolue perfection, complète, tout entière en meme temps, selon la caractéristique de l’éternité « Et même n’est-ce pas un argument infaillible et très certain^ d imperfection en ma connaissance, de ce qu’elle s accroît peu à peu, et qu’elle s’augmente par degrés : Davantage, encore que ma connaissance s’augmentât de plus en plus, néanmoins je ne laisse pas de concevoir quelle ne saurait être actuellement infinie, puisqu’elle narrivera jamais à un si haut point de perfection; qu elle ne soit encore capable d’acquérir quelque plus grand accroissement »ï : le mieux n’est tel que par incapacité du bien. Regius pourtant insiste : de ce qu’il y a en nous quelque degré positif de sagesse, de puis¬ sance de bonté, etc., « nous formons l’idée d’une sagesse infinie, ou du moins indéfinie, ou de puissance, de bonté, et des autres perfections attribuées à Dieu, comme aussi l’idée d’une quantité infinie » s. Or Descartes, loin de le nier, l'accorde, comme aux divers empiristes qui reprennent l’objection : il se per¬ suade « qu’il n’y a pas en nous d’autre idée de Dieu que celle qui se forme de cette façon » h. Mais, dit Descartes, même^ la conception d’une quantité indéfinie ne pourrait être tirée de la vue d’une quantité toute petite, ou d’un corps fini, si la grandeur du monde n’était ou ne pouvait

e. Méd., 3, IX, 37 ; VII, 47. Mersenne ayant voulu remplacer adipisci par intelUgere, Descartes maintient le terme audacieux (43-1641, III, 329). Car « à cause que notre connaissance semble se pouvoir accroître par degrés jusques à l’infini, et que, celle de Dieu étant infinie, elle est au but où vise la nôtre, si nous ne considérons rien davantage, nous pouvons venir à l’extravagance de souhaiter d’être dieux » (à Chanut, 1-2-1647, IV, 608). f. Méd., 3, IX, 37. g. Objection citée par Descartes dans sa réponse à Regius, 24-5-1640. III, 64, r. h. Ib. ; 2« rép., IX, 105 ; 5‘ rép., in Med. 3, § 4, VII, 365 ; à l'Hyperaspistes, août 1641, III, 427-428.

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être telle : ainsi l'indéfini reflète l'infini dans la création, et intervient comme idée directrice de l'arnplification au-delà de nos étroites limites. A fortiori pour l'infini tota¬ lement positif, où la sommation des perfections est éter¬ nellement posée en un acte unique : « toute la force de mon argument est que... je ne pourrais avoir une nature propre à étendre à l'infini par la pensée ces perfections si petites en moi, si nous ne tenions notre origine d un Être en qui elles se trouvent infinies en acte » *. Car « d'où nous peut venir cette faculté d'amplifier toutes les perfections créées, c'est-à-dire de concevoir quelque chose de plus grand et de plus parfait qu'elles ne sont, sinon de cela seul que nous avons en nous 1 idée d une chose plus grande, à savoir de Dieu même » h On en revient toujours à ceci : nul esprit fini ne saurait penser l'infini sans une cause actuellement mfmie, qui lui a donné ce pouvoir. Et cette faculté d'amplifier à l'infini nos perfections réelles et limitées demande à être mise en œuvre. Il devient explicable que l'idée de Dieu ait passé par une élaboration, que tous ne la reconnaissent pas sous sa forme la plus pure, et que les philosophes anciens aient méconnu les notions capitales d'infinité positive et de création ex nihilo. Ils n'ont pas non plus découvert le caractère absolument imique de la divinité 1^. Mais dès que la réflexion s'est appliquée à l’infini, « c'est une chose très remarquable, que tous les métaphysiciens s’accordent unanimement dans la des¬ cription qu’ils font des attributs de Dieu », et Descartes précise : « au moins de ceux qui peuvent être connus par la seule raison humaine » h Car ici le discours sur Dieu n’est pas théologie révélée, mais approfondissement rationnel. La démonstration de l’existence de Dieu par la pensée que nous en avons est en même temps méditation sur son essence. i. A Regius, III, 6-4, T. ; cf. Méd., 3, IX, 41 ; 2‘ rép., IX, 105. j. 5‘ rép., VII, 365, T. k. E. Burm., in Med. 5, V, 161, T. : « Dieu » signifiant « abso¬ lument toutes les perfections », il y a contradiction à concevoir plusieurs dieux. Le polythéisme est lié à un état de développement imparfait de la raison, qui n’a pas encore pleinement conçu « l’Etre suprême ». l. 2» rép., IX, 108.

SECONDE PREUVE DE DIEU

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3. La preuve de Dieu par la contingence de mon être pensant l’infini Cette haute spéculation « deviendra manifeste à ceux qui y penseront sérieusement, et qui voudront... prendre la peine d'y méditer » avec le philosophe. Mais pour ceux qui lisent les Méditations « sans y avoir grande attention » ou « dont la lumière naturelle est SI faible » que la notion primitive d’équivalence entre la perfection objective d’une idée et sa cause réelle leur échappé, Descartes a de nouveau prouvé l’existence de Dieu « d une façon plus aisée à concevoir, en montrant que 1 esprit qui a cette idée ne peut pas exister par soimême » n. La première preuve de la troisième Méditation partait de ma pensée de l’infini, la seconde passe du cogito au sum, mais le moteur de l’argument reste la présence en ma pensée de l’idée d’infini. Caterus ayant comparé la démonstration de Descartes avec l’argument traditionnel^ de Saint Thomas et d’Aristote, Descartes réplique qu’il ne part pas du sensible toujours douteux, qu'il ne s’appuie pas sur l’impossibilité d’une série indé¬ finie de causes exigeant une cause première (selon l’adage aristotélicien : « il faut s’arrêter » car il a pris appui sur sa propre existence, en tant que présente, et connue cornme chose qui pense. Enfin et surtout « je n’ai pas, dit-il, seulement cherché la cause de mon être en tant que je suis une chose qui pense, mais principalement en tant qu’entre plusieurs autres pensées, je reconnais que j’ai en moi l’idée d’un être souverainement parfait ;

m. 2‘ rép., IX, 107. Descartes dit : « comme im romam, pour se désennuyer ». Il ne condamnera pas cette approche pour les Prin¬ cipes (préface, IX-2, 11-12), à condition d’y revenir « pour remarquer la suite de mes raisons », et encore pour résoudre les difficultés laissées en suspens la seconde fois. Les Méditations, plus techniques, demandent des lectures réitérées. Descartes souhaite qu'on y passe plusieurs semaines (2‘ rep., IX, 103). n. 2' rép., IX, 107.

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car de cela seul dépend toute la force de ma démons¬ tration » C’est en cela que cette seconde preuve est profon¬ dément apparentée à la précédente *7, au point qu’ « il importe peu » qu'elle « soit considérée comme différente de la première ou seulement comme une explication de cette première » : l’essentiel est la remontée d’un effet (« m’avoir créé », ou bien « avoir mis en moi son idée »), à sa cause ; et ces preuves par les effets, qu’on appelle souvent a posteriori, allant de ce qui est postérieur, l’effet, vers ce qui le précède, « reviennent à une » : il faut du moins que l’effet soit indubitable, comme notre propre existence, ou les idées auxquelles nous pensons, et que la cause atteinte soit réellement Dieu, ce qui exige encore que nous en ayons d’abord l’idée?. La troisième Méditation se demande donc « si moimême, qui ai cette idée de Dieu, je pourrais être, en cas qu’il n’y eût point de Dieu » q. L’énumération des causes possibles comporte, outre moi-même ou mes parents, « quelques autres causes moins parfaites que Dieu » *■, ce qui reprend l’hypothèse d’une origine naturelle de mon être, évoquée entre celles du Dieu trompeur et du malin génie : il était probable que je sois d’autant plus imparfait qu’est moins puissant mon auteur. C’est pour¬ quoi la preuve part d’un être qui se sait imparfait, mais qui a l’idée du parfait. Le premier point établit que si j’étais par moi-même, « indépendant de tout autre » précise la traduction, « il ne me manquerait aucune per¬ fection : car je me serais donné moi-même toutes celles dont j’ai en moi quelque idée et ainsi je serais Dieu »®. C’est le centre de la preuve, égalemient mis en lumière dans les raccourcis du Discours et des Principes ; et cet

rép., IX, 85. p. A Mesland, 2-5-1644, IV, 112. q. IX, 38. r. Mêd., 3, IX, 38. s. Ib. ; D. M., 4, VI, 34-35, 2‘ rép., propos. 3, IX, 130, Pr., 1, a. 20 (qui n’explicite pas les axiomes sur lesquels s’appuie l’argument, « certes très connu par la lumière naturelle » : texte latin ; trad. : « il est évident que ce qui connaît quelque chose de plus parfait que soi ne s’est point donné l’être... »). O.

FINITUDE ET PROGRÈS

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aspect concrétise la relation déjà marquée, au niveau des idees, entre l’infini parfait et la finitude de l’esprit qui le pense : il n’y a pas seulement opposition conceptuelle, mais aspiration dynamique de l'imparfait vers la plénitude, et conscience d’un manque dans « le doute 1 inconstance, la tristesse et choses semblables »‘. Déjà transparaît, dans cette tension de notre être vers l’infini le privilège de notre âme, image de Dieu. Notre connais¬ sance bornee se perfectionne sans cesse, dans la mesure ou 1 entendement est associé à une volonté qui le pousse a desirer toujours davantage. Cependant, comme l’argumentation de la preuve précédente précisait que le pro¬ grès, rut-il indéfini, présuppose la réalité d’un infini actuellement totalisé, on ne saurait objecter que l’infinite de ma volonté a pu servir de modèle à la réalité objective de mon idée de l’infini positif, ce qui annulerait exigence d une autre cause que moi-même dans la pre¬ mière preuve. Au contraire, la réflexion psychologique accentue, avec mon désir, le sentiment de ma déficience, et la nécessaire priorité de l’idée qui guide ma volonté. Lexposé à la façon des géomètres qui termine les réponses aux secondes objections explicite un axiome, accordé par toute la tradition scolastique : « La volonté se porte volontairement et librement (car cela est de son essence), mais néanmoins infailliblement, au bien qui lui est clairement connu. C’est pourquoi, si elle vient à connaître quelques perfections qu’elle n’ait pas, elle se les donnera aussitôt, si elles sont en sa puis¬ sance , car elle connaîtra que ce lui est un plus grand bien de les avoir, que de ne les avoir pas » Ma volonté n est donc motrice dans sa tendance à l’infini, que parce que l’idée d’une perfection totale est déjà en moi. La Méditation considère alors en outre la plus ou moins grande difficulté d’acquérir ces perfections, afin d’éliminer l’objection que j’aurais juste assez de pouvoir pour être l’auteur de mon être imparfait, et non celui de me donner l’omniscience, ou une immuable constance. t. D. M., 4, VI, 35. Cf. Méd., 3, IX, 38 : « je ne douterais d’aucune chose, je ne concevrais plus de désirs ». U. Axiome 7, IX, 128.

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Elle fait appel à un axiome, énoncé plus nettement et dédoublé dans l’exposé géométrique : « Qui peut faire le plus, ou le plus difficile, peut aussi faire le moins, ou le plus aisé » ; et « c’est une chose plus grande et plus difficile de créer ou conserver une substance, que de créer ou conserver ses attributs ou propriétés » Il est donc « très certain qu’il a été beaucoup plus diffi¬ cile, que moi, c’est-à-dire une chose ou une substance qui pense, sois sorti du néant, qu’il ne me serait d’acqué¬ rir les lumières et les connaissances de plusieurs choses que j’ignore, et qui ne sont que des accidents de cette substance »■". Cette présupposition a été vivement cri¬ tiquée, notamment dans l’exposition par Spinoza des Principes de la philosophie de Descartes : facile ou diffi¬ cile sont relatifs ; et les forces éventuellement employées à ma conservation ne peuvent être dépensées ailleurs, même pour des choses plus faciles. « De plus, je ne sais pas si c’est un plus grand travail de créer une substance que de créer (ou conserver) des attributs ; autrement dit, dans un langage plus clair et plus philo¬ sophique ; je ne sais pas si ime substance n’a pas besoin de toute la vertu et essence, par laquelle elle se conserve, pour conserver ses attributs ». Il y a identité, s’il s’agit des propriétés de la substance qui suivent nécessaire¬ ment de sa définition, et absurdité pour « les perfections de la substance infinie, qui diffère de la mienne par toute son essence » Burman avait émis quelques objections voisines, et dans l’Entretien, Descartes répon¬ dait qu’on ne doit pas ici instituer de comparaison entre

V. Ib., ax. 8 et 9, qui poursuit : « mais ce n’est pas une chose plus grande, ou plus difficile, de créer une chose que de la conserver » (ce sur quoi nous reviendrons). w. Méd., 3, IX, 38. Avant même l’impression des Méditations, en réponse à une objection transmise par Mersenne, Descartes explicite le premier axiome et son champ d’application : « L'axiome que Quod potest jacere majtis, potest etiam minus, s’entend in eadem ratione operandi, vel in iis quae requirunt eamdem potentiam ». (L’axiome « qui peut le plus peut le moins » s’entend dans le même ordre d’opérations, ou dans ce qui requiert la même puissance). « Car inter homines » (parmi les hommes) « qui doute que tel pourra faire un bon discours, qui ne saurait pour cela faire une lanterne ?» (à Mersenne, 21-4-1641, III, 362).

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LA SUBSTANCE

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une substance et les attributs d'une autre, et que si les attributs pris comme collection sont identiques à la substance, il n’en est pas de même quand on les « distribue » un à un Mais précisément, dira-t-on, ce qui fait 1 infranchissable distance entre ma finitude et la réalité en SOI infiniment parfaite, c’est qu’elle l’est d’un coup, absolument, et que je ne m’en approche jamais que par degres ; et il demeure bien pour Descartes que cette totale perfection excède mes propres forces. Il ne revient pas ici sur ce qui est déjà acquis : il argumente à partir de perfections prises séparément, et même progressive¬ ment, puisque j y aspire, pour conclure à la supériorité de la substance sur ces propriétés, parce que, si j’étais par moi-même auteur de mon être, a fortiori me seraisje constitué comme l’être idéal que je conçois. Car le propos s’oriente désormais vers les exigences de la notion de substance. Et c’est en quoi cette seconde preuve ne se borne pas à apparaître comme une variante de la première, plus aisée à suivre, puisqu’elle substitue, à la réalité d une idée, comme effet dont on cherche la cause, mon existence concrète, plus unanimement évidente, nul ne pouvant méconnaître la vigueur du Cogito. Elle va aussi plus profond, absolutius, dit même Descartes y, puisqu’elle débouche sur la dépendance de toute substance finie à l’égard d’une Substance qui ne soit pas seulement per mais pleinement a se, c’està-dire positivement par soi comme par une cause C’est en effet en fonction de cette conception de la « cause de X.

V, 154-155, T.

y. P rép., VII, 106. La traduction (IX, 84) est plus faible : « outre cela, j'ai demandé, savoir si je pourrais être, en cas que Dieu ne fût point, non tant pour apporter une raison différente de la précédente, que pour expliquer la même plus exactement ». En fait elle atteint mieux l’absolu, tout en se fondant sur la même raison, l’idée d’infini en moi fini. Z. C'est-à-dire non per aliud, concevable sans un autre support, tandis que chaque modification ne peut subsister dans un tel sujet. Cf! Er., 1, a. 51, définissant la substance comme « rem quae ita existit, ut riulla alia re indigeat ad existendum », le français étant encore ici équivoque, disant « qu’elle n’a besoin que de soi-même pour exister ». a. i' rép., VII, 109-111 (répétant bien a se, pour préciser la notion positive de causa sui) ; IX, 87-88.

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DESCARTES

soi » qu'il est impensable qu’un être capable de se faire exister ne s’octroie pas en même temps toutes les per¬ fections dont il a l’idée 21. Telle serait la véritable indé¬ pendance. Lorsque Descartes oppose la dépendance des modes à la suffisance de chaque substance, c’est par rapport aux autres substances créées, dont elle se diffé¬ rencie pour apparaître comme une chose complète parce que nous n’avons pas usé d’abstraction pour l’en séparer Mais quand il dit dans la troisième Médita¬ tion : « moi, c’est-à-dire une chose ou une substance qui pense », il désigne la réalité qui n’est ici connue qu’à travers ma pensée, comme le sujet des modes pensants, ou le principe dont ils émanent ; il ne peut encore con¬ clure qu’elle est réellement distincte de tout autre subs¬ tance limitée, bien qu’elle soit parfaitement distinguée, sur le plan épistémologique, par l’idée claire qu’il en a. Or le premier être que ma pensée doit poser hors de moi, se découvre tel qu’ontologiquement je ne saurais en être indépendant, puisque je ne subsisterais pas un seul instant sans lui. En effet, pour repousser l’objection selon laquelle, si je ne suis pas auteur de moi-même, peut-être n’y a-t-il pas lieu d’en chercher un, à supposer que j’aie « toujours été comme je suis maintenant », Descartes poursuit : « de ce qu’im peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée, pour ainsi dire, derechef, c’est-à-dire me conserve» Cette assimilation de la conservation à une création continue soulève deux questions : elle engage une conception du temps, et elle dispense de remonter en arrière de cause en cause, puisque c’est présentement que mon être demande à être fondé.

b. Pr., 1, a. 61 : il y a distinction modale « entre le mode... et la substance dont il dépend ; ...par exemple,... entre la figure ou le mouvement, et la substance corporelle dont ils dépendent tous deux », ou « entre assurer ou se ressouvenir, et la chose qui pense ». c. 4^ rép., IX, 175 ; Pr., 1, a. 52. d. 4’ rép., IX, 171-174 ; à de Launay, 23-7-1641, III, 420-421. Au contraire nous ne pouvons isoler que par abstraction telle intellection ou telle volition du principe pensant, comme la figure de l'étendue, e. Méd., 3, IX, 38-39.

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CONTINGENCE DU TEMPS

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Pour le premier point, il est, dit Descartes, fort évident à quiconque considère attentivement la nature du temps, qu il peut être divisé en parties innombrables qui, prises une à une, ne dépendent nullement des autres f. Aussi parle-t-on généralement de temps discon¬ tinu en relation avec l’équivalence des instants dans la physique cartésienne. Descartes parle pourtant, dans cette argumentation même, de « la durée » des choses s, notion qu'il applique à la fois aux esprits et aux corps Si la source en peut être psychologique, en ce que « je pense que je suis maintenant, ... et je me ressouviens outre cela d'avoir été autrefois » i. Descartes n'oppose donc pas deux modes d’être, celui des âmes qui éprouveraient une certaine continuité, et celui des corps carac¬ térisé par 1 instantanéisme. La réflexion métaphysique sur le temps concerne ici toute substance créée. Mais précisément, il n est question ni de la négation d’une force en physique, ou de l’absence de temps appréciable entre l'émission lumineuse et sa réception, ni du fait que nous ne saurions penser sans une certaine épaisseur du présent É Descartes parle de moments indéfiniment divisibles, et non d’instants ponctuels en nombre actuel¬ lement infini, mais la division n’est pas d’ordre psychologique. Elle est de droit : ce même acte d’attention, qui s’élargit des prémisses à leur conséquence immédiate, et requiert un minimum de durée pour apercevoir la liaison, peut être soudain interrompu si ma pensée s’efface subi¬ tement. Tandis que le maintien de mon attention dépend de ma volonté, au moins dans certaines limites, puisque f. Méd., 3, IX, 39. g. Pr., 1, a. 21, qui complète la seconde preuve par les effets : « je ne crois pas qu'on doute de la vérité de cette démonstration, pourvu qu’on prenne garde à la nature du temps ou à la durée de notre vie » ; (le latin est plus général : « ad temporis sive rerum durationis naturam »). ,h. Pr., 1, a. 48 ; à Amauld, 4-6-1648, V, 193 : Descartes s’oppose l’opinion scolastique selon laquelle la durée du mouvement serait d’une autre nature que celle des choses non mues. Même s’il n’y avait aucun corps, ta durée de notre esprit serait successive, et non « iota simul » comme Dieu. i. Méd., 3, IX, 35. j. E. Burm., V, 148. Cf. supra, ch. IV, p. 171 et ch. V, p. 252.

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la temporalité de ma pensée la fait s’échapper rapide¬ ment, la continuation de mon existence ne dépend pas de moi, et il en sera de même pour le monde : « tous les moments de sa durée sont indépendants les uns des autres »^. Autrement dit, je suis contingent, et toute créature pensée dans le temps l'est également. Sous cet angle, et abstraction faite des différences rappelées dans la réponse à Caterus (appui sur mon seul être pensant, et en tant qu’il a l’idée d'infini) *, Descartes rejoint la preuve traditionnelle par la contingence. L’évo¬ cation de « mes parents » comme auteurs possibles de mon être illustre, par un exemple concret mais ambigu, le processus régressif, remontant de mon existence à celle qui serait supposée l’avoir causée. L’ambiguïté vient de ce qu’à ce stade de l’ordre des raisons, l’existence de mes parents, comme de tout autre homme, est aussi douteuse que celle des choses sensibles, et que mon existence, point de départ de la régression, n’est pas celle de l’être biologique, éventuel produit de la géné¬ ration (puisque j’ignore toujours si j’ai un corps), mais uniquement celle du sujet pensant. Les parents ne sont donc qu’im symbole d’éventuelles « autres causes moins parfaites » ™ que Dieu, l’hypothèse naturaliste y comprise, qui enveloppe également la dernière possibilité d’un con¬ cours de « plusieurs causes » ” pour me produire. Mais le problème est seulement reculé : pour cha¬ cune de ces causes, on se demandera d’où elle tient le pouvoir de poser et soutenir dans l’existence un être pensant, ayant l’idée de la totale perfection. Le point de convergence entre Descartes et le cœur de la preuve scolastique, est la nécessité, lorsqu’on remonte ainsi « de degrés en degrés », de parvenir « enfin à ime dernière cause » (ultimam, celle même que la tradition appelle « première »), « qui se trouvera être Dieu ». Et le phi¬ losophe ajoute : « il est très manifeste qu’en cela il ne

k. A Chanut, 6-6-1647, V, 53. l. rép., IX, 84-85. m. Méd., 3, IX, 39. Cf. à Clerselier, 23-4-1649, V, 357. n. Méd., 3, IX, 40.

CONTINGENCE DU TEMPS

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peut y avoir de progrès à l’infini, vu qu’il ne s’agit pas tant de la cause qui m’a produit autrefois, comme de celle qui me conserve présentement » Les scolastiques niaient la régression infinie des causes dans l’ordre de l’être, tout en admettant la possibilité d’im processus sans fin dans le devenir 2"*. Descartes simplifie la ques¬ tion, en supprimant la considération d’une succession temporelle p, puisqu’à chaque moment la « conserva¬ tion » est « une continuelle reproduction de la chose » “J, sans laquelle la créature retomberait dans le néant *■, alors que chez les scolastiques la création continuée pro¬ longe l’acte initial, en concourant avec des substances et formes substantielles perdurables 25. H évite cependant de condamner le principe de la régression à l'infini concernant les effets actuels, car il prépare sa physique sans vouloir encore le dire ® : il fait seulement remarquer à Caterus que la succession des causes n’établit que « l’imperfection de mon esprit, en ce que je ne puis comprendre comment une infinité de telles causes ont tellement succédé les unes aux autres de toute éternité, qu’il n’y en ait point eu de première. Car certainement, de ce que je ne puis comprendre cela, il ne s’ensuit pas qu’il y en doive avoir une première ; comme aussi de ce que je ne puis comprendre une infinité de divisions en une quantité finie, il ne s’ensuit pas que l’on puisse venir à ime dernière, après laquelle cette quantité ne puisse plus être divisée ; mais bien, il suit seulement que mon entendement, qui est fini, ne peut comprendre l’infini » fi En effet la physique cartésienne, identifiant la Ib. p. P rêp., IX, 85 : « afin de me délivrer par ce moyen de toute suite et succession de causes », l’argument étant donc tout autre « que si, de ce que je vois que je suis né de mon père, je consi¬ dérais que mon père vient aussi de mon aïeul ; et si parce qu’en cherchant ainsi les pères de mes pères, je ne pourrais pas continuer ce progrès à l’infini, pour mettre fin à cette recherche, je concluais qu’il y a une première cause » (comme le fait la référence des moteurs mus au premier moteur immobile). q. 4‘ rép., IX, 187. r. A l’Hyperaspistes, août 1641, III, 429-430. s. A Mersenne, 28-1-1641, III, 298. t. 1‘ rép., IX, 85. O.

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matière à l’étendue, indéfiniment extensible et divisible, exclut qu'on s’arrête à des indivisibles. Mais Descartes se contente ici de l’insinuer sans vouloir soulever de controverse, d’autant que la matière, à la différence de l’argumentation scolastique, n’est pas ici en cause. L’avantage d’avoir atteint comme premier point fixe et assuré ma nature pensante éclate alors : au lieu de chercher la cause du mouvement, pour se demander si le premier moteur est nécessairement immobile Descartes exige une cause ayant au minimum la pensée, et « l’idée de toutes les perfections que j’attribue à la nature divine » C’est pourquoi, la pluralité des causes naturelles, ajoutées l’une à l’autre, est incapable de ren¬ dre compte de mon être, certes imparfait, mais ayant en lui cette idée de la perfection. Le nerf de la pre¬ mière preuve joue à plein son rôle, l’addition indéfinie ne saurait constituer l’infini parfait. Et Descartes appro¬ fondit encore l’argument : « car au contraire l’unité, la simplicité, ou l’inséparabilité de toutes les choses qui sont en Dieu est une des principales perfections que je conçois être en lui » Il faut donc recourir à un Être un, dont la simplicité enveloppe d’un coup l’intégrale perfection. Et surtout, cet Être qui perpétuellement me fait échapper au néant, est source positive de l’être, « ayant la vertu d’être et d’exister par soi », ainsi que « la puis¬ sance de posséder actuellement toutes les perfections dont elle conçoit les idées, c’est-à-dire toutes celles que

U. A Mesland, 2-5-1644, IV, 112-113 : « ce que j’ai insinué... en peu de mots, afin de ne point mépriser les raisons des autres qui admettent communément que non datur progressas in infinitum » (il n’y a pas de progression infinie). Descartes ne l’admet pas et renvoie à son « traité de philosophie » alors en cours d’impression, c’est-à-dire les Principes : pour l’exclusion des indivisibles, 2, a. 20. V. 1‘ rép., IX, 88 : il ne risque pas de s'arrêter « à une seconde cause » (le premier moteur mû). Le mouvement n’est pas nécessaire¬ ment lié à 1 étendue ; ce n’est qu’un mode. Mais il conditionne la divi¬ sion de la matière, et a été créé par Dieu en même temps qu’elle : cf. supra, ch. IV, p. 154, et inira, ch. VII, p. 381. w. Méd., 3, IX, 39. X. Ib., 40.

DIEU CAUSE DE SOI

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je conçois être en Dieu »y. Si je m'étais donné l'être, je me serais aussi donné toutes les perfections auxquelles j'aspire : Dieu en est constamment pour lui-même le principe positif. C'est un point très neuf, car la tradi^ appliquait à Dieu que négativement la notion d être par soi et non par un autre comme si la causa¬ lité introduisait quelque coupure entre cause et effet. Descartes reprend à son égard la même question, cherchant « la cause pourquoi il est, et ne cesse point d être » ; et s'il hésite à parler de cause efficiente, puisque 1 effet n'en est pas distinct, il affirme avec vigueur dès les réponses à Caterus que Dieu procède « très positivement... de la réelle et véritable immensité de sa puissance ». Il est « par soi (a se) positivement... par une surabondance de sa propre puissance, laquelle ne peut être qu'en Dieu seul » La découverte de la causa sui^^ couronne la voie a posteriori, « la considéra¬ tion de la cause efficiente » étant « le premier et prin¬ cipal moyen... que nous ayons pour prouver l'existence de Dieu » b. Elle achève de subordonner les effets à une cause si profondément causatrice qu'elle est par ellemêrne : Dieu est pensé dans la racine même de la pro¬ ductivité. Mais les « manières de parler qui ont rapport et analogie ^7 avec la cause efficiente » 2. Cela lui permet, alors qu’il s’adresse à un jésuite désireux de défendre l’indifférence d’élection, de s’appuyer sur l’exemple « des bienheureux qui sont confirmés en grâce », et même de « Jésus-Christ en cette vie », dont la lumière était telle qu’il agissait « infailliblement, sans aucime indiffé¬ rence »o. Si donc l’attention s’applique à la plus par¬ faite évidence, notre jugement est aussi infaillible. En un sens l’erreur est ignorance, comme le péché p ; car si

j. ib., 46. k. Pr., 1, a. 6, 39, 41 ; 5‘ rép., in Med. 4, § 3, VII, 377 ; E. Burm., in Med. 4, V, 159. l. Méd., 4, IX, 46 ; mais le latin, VII, 57 (« ut a nulla vi externa nos ad id determinari sentiamus ») permet la seconde traduction. La question d’une motion à notre insu est posé dans le manuscrit Cartesius, XI, 648, cité supra ch. III, § 2, p. 109 ; on y trouve la double définition : avoir conscience de n'être pas empêché de vouloir libre¬ ment le contraire (puissance des contraires), et de n’être pas contraint par quelque puissance extérieure (spontanéité interne). m. A Mesland, 2-5-1644, IV, 117. n. 2‘ rép., IX, 116 ; Méd., 4, IX, 46. Lumière naturelle et surna¬ turelle portent chacune au vrai comme au bien. O. A Mesland, 2-5-1644, IV, 116 et 117. p. Ib., 117, citant « omnis peccans est ignorans », qu’on trouve déjà, à Mersenne, 27-4-1637, I, 366, pour commenter le D. M., 3, VI, 28 ; « il suffit de bien juger pour bien faire ». Mais rien ne précise

LIBERTÉ ET JUGEMENT

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notre connaissance était à chaque fois suffisante, notre volonté ne pourrait qu’y adhérer. Mais en reprenant l'adage classiqueDescartes n’en donne aucune inter¬ prétation intellectualiste : la puissance que Dieu m’a donnée pour concevoir est bonne ; seule la volonté est responsable de ne pas se contenir dans les limites de l’entendement. « Étant de soi indifférente », elle « choi¬ sit » >‘*6 : celui-ci disait aussi que l'approximative égalité de deux bouts de bois déclenche par association la rémi¬ niscence de l’Égal en soi. L’expérience n’est qu’une occasion ; pour le mathématicien, elle ne saurait être une source. Ainsi la différence entre les idées innées, adven¬ tices et factices, qui avait permis de référer l’idée de Dieu au premier groupe, l’enrichit ici de toutes les notions mathématiques, « dont la vérité se fait paraître avec tant d’évidence, et s’accorde si bien avec ma nature, que lorsque je commence à les découvrir, il ne me sem¬ ble pas que j’apprenne rien de nouveau, mais plutôt que je me ressouviens de ce que je savais déjà auparavant, c’est-à-dire que j’aperçois des choses qui étaient déjà dans mon esprit, quoique je n’eusse pas encore tourné ma pensée vers elles » f’. La réminiscence est une expres¬ sion symbolique de cette antériorité de droit, qui n’en¬ gage aucime connaissance préalable de la notion : l’exem¬ ple du Ménon, cité dans l’Êpître à Voët, explique que nous ignorions au départ l’idée de Dieu, comme les Éléments d’Euclide, bien que « toutes les vérités géo¬ métriques, non seulement les plus accessibles, mais encore toutes les autres, si abstruses qu’elles paraissent » soient, comme l’idée de Dieu, « telles que nous les puis¬ sions connaître sans aucune expérience des sens, par les forces de notre propre intelligence » L Tout naturellement la réflexion sur les essences mathématiques conduit donc Descartes à rejoindre la nécessité interne de l’idée de Dieu, dont les propriétés se

ne pourrais concevoir un triangle imparfait si je n’avais d’abord l'idée du triangle parfait, à partir de laquelle je remarque l’imper¬ fection de celui que je vois. h. Méd., 5, IX, 51. i. Ep. Voet., VIII-2, 166-167 ; T. dans Lettres de Descartes à Regius, pp. 193-195. En interrogeant l’enfant, et en le conduisant ainsi « à tirer (erueret) de son propre esprit des vérités dont il n’avait pas remarqué la présence en lui auparavant », Socrate, selon Platon, « s’efforçait de prouver sa réminiscence » (reminiscentiam suam), que Descartes ne prend pas à la lettre.

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dévoilent peu à peu quand nous y appliquons notre atten¬ tion, comme nous découvrons celles des figures et des nombres. Mais une différence fondamentale éclate alors. Préoccupé de rejoindre l’existence du monde extérieur, le philosophe s’aperçoit que l’évidence des essences géométriques n’impose pas leur existence « en aucun lieu du monde hors de ma pensée »j : du point de vue de l’ordre des raisons, l’existence déjà démontrée de Dieu hors de moi fonde l’immutabilité de ces vérités en moi, sans que soit encore assurée leur inhérence en une nature f'. « Au lieu que, revenant à examiner l’idée que j’avais d’un Être parfait, je trouvais que l’existence y était comprise en même façon qu’il est compris en celle d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits ; ... et que, par conséquent, il est pour le moins aussi certain que Dieu, qui est cet Être parfait, est ou existe, qu’aucune démonstration de géométrie le saurait être »>. Tel est, selon le Discours, l’essentiel de l’argu¬ ment ontologique. Le développement plus approfondi des Méditations rattache ainsi la preuve à la considération des essences : « Or maintenant, si de cela seul que je puis tirer de ma pensée l’idée de quelque chose, il s’ensuit que tout ce que je reconnais clairement et distinctement appartenir à cette chose, lui appartient en effet, ne puis-je pas tirer de ceci un argument, et une preuve démonstrative de

j. Méd., 5, IX, 51. k. A propos de ces natures immuables et éternelles, Gassendi (qui les soumettait à une genèse empirique), trouvait « dur » d’en recon¬ naître d autres que celle de Dieu : Descartes précise alors que « les essences des choses et ces vérités mathématiques que l’on en peut connaître » dépendent de Dieu, et « sont immuables et étemelles » parce qu il l’a « ainsi voulu et qu’il en a ainsi disposé » (VII 380 T ) Nous ayons vu (ch. III, pp. 131, 135, 137) le lien profond entre cette thèse de la création des vérités éternelles et l’assurance que nos idees innées sont vraies : c'est bien ici le premier moment de la découverte ; mais elle n’a pas alors sa place dans l’ordre des raisons parce qu il est trop tôt pour conclure complémentairement « que I ^ M5)

^ établi ces lois en la nature » (à Mersenne, 15-4-1630,

l. D. M.. 4, VI, 36.

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l’existence de Dieu ? » Cette présentation fait pro¬ blème, car l'appartenance « réelle » des propriétés claires et distinctes de mes idées semble présupposer le cri¬ tère du vrai, qui a pris valeur ontologique en fonction de la véracité divine. C’est pourquoi M. Gueroult soutient que la preuve « est soumise à la même condition préa¬ lable que ces vérités » mathématiques, « c’est-à-dire à la démonstration de la valeur objective des idées claires et distinctes » qui dépend de la preuve par les effets : elle doit donc, dans l’ordre, lui succéder, et reste « sans valeur si on l’en isole » ‘*8. C’est la position symétrique de celle qui, depuis Kant, pense que toute preuve de Dieu implique finalement l’argument ontologique, ce qui rédui¬ rait les démonstrations de la troisième Méditation à une simple préparation de la démarche achevée dans la cin¬ quième, la preuve ontologique devenant ainsi la plus importante '*5. Mais Descartes ne suggère-t-il pas leur indépen¬ dance en renversant la succession des voies a posteriori et a priori dans l’exposé géométrique des Réponses aux secondes objections et dans les Principes " ? Il précise lui-même que les Méditations observent « la voie et l’ordre de la découverte », et les Principes « l’ordre d'enseignement, qui procède synthétiquement » Com¬ ment la preuve ontologique pourrait-elle devenir la pre¬ mière, si elle était en soi insuffisante ? Cependant son apparition, dans le Discours et les Méditations, en liai¬ son directe avec l’examen des essences elles-mêmes fon¬ dées en Dieu, traduit-elle une association de fait, répon¬ dant à l’accident historique de l’invention so, ou plus profondément, une connexion telle qu’avant d’être assuré du critère. Descartes n’aurait pu la découvrir ? Certes les Méditations, et l’abrégé du Discours, ne relatent pas toutes les phases de la recherche : n’est

m. Méd., 5, IX, 52. n. 2‘ rép., IX, 128-129 : prop. 1, « l'existence de Dieu se connaît de la seule considération de sa nature » ; prop. 2-3, preuves « par ses effets » ; Pr., 1, a. 14 (argument ontologique), 18 et 20 (preuves par l’idée de Dieu en nous, et en nous être contingent). O. E. Burrn., in Med. 3, V, 153, T.

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retenu que ce qui est utile pour le progrès d’une pensée, toujours fermement assurée. Descartes eût-il osé pro¬ poser ses arguments « pour de très évidentes et très certaines démonstrations »p, si l’un d’eux avait besoin de l’autre, quel que soit d’ailleurs le sens de la subordi¬ nation ? Il a au contraire voulu frayer les deux seuls iti¬ néraires possibles pour atteindre Dieu, « par ses effets, et... par son essence, ou sa nature même » s. Et « on ne voit pas comment une preuve serait moins probante qu’une autre »5i pour une philosophie qui réclame d’in¬ contestables démonstrations. Dans l’hypothèse de voies complémentaires, contribuant, chacune pour sa part, à constituer la preuve de Dieu, leur succession devrait tou¬ jours observer le même ordre, sans développements intermédiaires. Si les preuves par l’idée d’infini en nous appelaient la notion a priori pour dévoiler l’Être par soi nécessaire, tant que ce vrai Dieu ne serait pas expli¬ cité, les conclusions des troisième et quatrième Médita¬ tions sur sa véracité seraient prématurées. Et inverse¬ ment, si le critère du vrai doit être fondé en Dieu pour que 1 argument ontologique soit valable, à quoi bon conclure ce qui est impliqué dans le principe ? Le cercle est encore plus vicieux que celui qu’on reproche géné¬ ralement à Descartes : avoir usé des idées évidentes pour démontrer Dieu, et faire dépendre ensuite de lui la validité de ces idées. Précisément, toute la question est de savoir à quel niveau de clarté Descartes situe le point de départ de sa preuve. La phrase citée plus haut sur la corrélation entre ^ une idee claire et distincte et son appartenance effective à la chose considérée prête à confusion, si on y voit la reconnaissance du critère présupposant Dieu ; il faut alors remarquer qu’elle est immédiatement précédée par le rappel des étapes antérieures à la démonstration « ci-dessus, que toutes les choses que je connais claire-

p. Méd., Êpître dédicatoire, IX, 6. q. 1‘ rép. IX, 94 : ayant « expliqué... la première dans la troi¬ sième Méditation, j’ai cru qu’après cela je ne devais pas omettre 1 autre ».

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ment et distinctement sont vraies »r. Car Descartes ajoute : « Et quoique je ne l'eusse pas démontré, toute¬ fois la nature de mon esprit est telle, que je ne me sau¬ rais empêcher de les estimer vraies, pendant que je les conçois clairement et distinctement ». Cela seul a permis de dépasser 1 immédiate intuition du Cogito, pour con¬ clure de quelques axiomes simples les deux premières preuves de Dieu. Et la troisième ne saurait se passer de la rnême « règle », d’abord admise parce qu’elle est irré¬ sistible chaque fois que je pense une évidence, avant d’être intemporellement assurée, de par le fondement absolu qu’elle permet de découvrir. Enfin Descartes, remontant plus haut encore dans le déroulement des Méditations, se remémore le moment où, « encore forte¬ ment attaché aux objets des sens » il reconnaissait la constance majeure des vérités mathématiques. Or, juste avant d’énoncer l’argument ontologique, pour éviter toute apparence de cercle ^2, fi précise : « Et partant, encore que tout ce que j’ai conclu dans les méditations précédentes, ne se trouvât point véritable, l’existence de Dieu doit passer en mon esprit au moins pour aussi certaine, que j’ai estimé jusques ici toutes les vérités des mathématiques » ‘. Jusqu’où donc faut-il remonter, dans les Médita¬ tions précédentes, pour repartir à neuf, sans tenir compte des dernières conclusions ? Avant le doute hyper¬ bolique qui ébranle la certitude spontanée des mathé¬ matiques 53 ? Mais le cartésianisme pourrait-il aller des mathématiques à Dieu sans le point d’appui du Cogito ?

r. Méd., 5, IX, 51-52 ; « ci-dessus » se rapporte à la conclusion de ia Méd. 4, IX, 49-50 : « Parce que toute conception ciaire et distincte... doit nécessairement avoir Dieu pour son auteur... il faut conclure qu'une telle conception, ou un tel jugement est véritable ». s. Ib., 52 ; c’est le temps où Descartes se plaisait aux mathéma¬ tiques, « à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons » (D. M., 1, VI, 7), à quoi répond dans la Méditation 1, la résistance des mathématiques à l’argument du rêve qui touche les sens (IX, 16). La phrase intermédiaire rappelant que par nature, je ne puis m’ « empêcher de les estimer vraies » quand j’y pense présentement, reprend la phase de « persuasion » de la Méd. 3, IX, 28 : cf. supra, ch. V, pp. 264-268. t. Méd., 5, IX, 52 (souligné par nous, comme dans les citations suivantes).

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L’argument ontologique affirme de Dieu : « il est certain que je ne trouve pas moins en moi son idée, c’est-à-dire l’idée d’un être souverainement parfait, que celle de quelque figure, ou de quelque nombre que ce soit » La reprise de la réflexion s’opère donc vers le début de la troisième Méditation quand le philosophe, déjà détaché des sens par la rencontre de la pensée pure, affronte l'hypothèse du Dieu trompeur avec une confiance accrue par l'inébranlable certitude que suscite l’évidence du « Je pense, donc je suis ». Il se trouve alors « tellement per¬ suadé » par les vérités clairement conçues, qu’il ne peut les nier au moment même où il se tourne vers elles Cet enchaînement est très nettement présenté dans les Principes, où l’article 13 rappelle que « l’Auteur de son être aurait pu... créer » la pensée, « de telle nature qu’elle se méprit en tout ce qui lui semble très évident », ce pourquoi notre adhésion aux notions communes et aux axiomes n’est qu’une persuasion présente, et non une « science certaine », tant qu’on ignore Dieu. Mais l’arti¬ cle 14, découvrant aussitôt dans l’idée de l’Être la nécescité de son existence, achève : « Et comme de ce qu’elle voit qu’il est nécessairement compris dans l’idée qu’elle a du triangle que ses trois angles soient égaux à deux droits, elle se persuade absolument que le triangle a trois angles égaux à deux droits ; de même, de cela seul qu’elle aperçoit que l’existence nécessaire et éternelle est com¬ prise dans l’idée qu'elle a d’un être tout parfait, elle doit conclure que cet être tout parfait est ou existe ». Ainsi s’accomplit le même processus que par la voie a posteriori : la persuasion fugitive, parce qu’elle ne s’impose que dans la présence de l’évidence, devient stable dès que l’hypothèse du Dieu trompeur est éliminée par la découverte du Dieu tout Être. Comment le doute hyperbolique renaîtrait-il après la conclusion que Dieu existe nécessairement parce qu’il est toute perfection ? Si l’on peut se demander ce que vaudrait une preuve subordonnée à une autre, a fortiori

U. V.

Méd., 5, IX, 52. Méd.. 3. IX. 28.

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que signifierait la démonstration d’un Être absolument parfait, qui ne serait pas le vrai Dieu, par là même source de toute vérité ? C’est si manifeste, qu’aussitôt apres la conclusion « qu’il y a un Dieu, c’est-à-dire un etre souverain et parfait, en l’idée duquel seul l’existence necessaire ou éternelle est comprise, et par conséquent qui existe », Descartes en infère : « outre cela je remar¬ que que la certitude de toutes les autres choses en dépend si absolument, que sans cette connaissance il ^st impossible de jamais rien savoir parfaitement »w. Pour engager quelque raisonnement que ce soit (toutes es preuves de Dieu y incluses), il faut que ma nature soit telle que je ne puisse ne pas croire ce que j’aper¬ çois clairement et distinctement Mais le souvenir des conclusions redevient douteux si j’ignore Dieu, car Dieu ^^ture aveugle ou malin génie interdisent d affirmer que la règle de l’évidence est toujours vala¬ ble, autrement dit que la nature de mon esprit est faite pour éviter 1^erreur, quand elle se conforme à cette évi¬ dence. Le même Dieu, quelle que soit la voie qui y ait conduit, assure la validité métaphysique de mes facultés, si j’en use bien, sans garantir pour autant l’exactitude psychologique de mon souvenir, pour lequel il existe des contrôles psychologiques. La véracité divine est d’un autre ordre ^6^ celui de l’Être, équivalemment bon et véritable. Ce mouvement d’assomption de la persuasion vécue par la certitude métaphysique fait l’originalité de la démarche cartésienne, dans la cinquième comme dans la troisième Méditation. C’est pourquoi, au moins aussi certaine, au départ, que les vérités mathématiques, la preuve ontologique devient plus évidentey, en ruinant w. Méd., 5, IX, 55. X. 7b. : nous suivons ici le texte latin de VII, 69, la traduction disant : « je suis naturellement porté à la croire vraie ». La nuance est peut-être de Descartes, car avant la démonstration de Dieu, ce n'est encore qu une inclination spontanée, mais irrésistible, ce qu’accentue mieux le latin.

y. D. M., 4, VI, 36 : « ou même encore plus évidemment ; ... il est pour le moins aussi certain » ; au moins se retrouve Méd., 5, IX, 52 ; 2‘ rép., 5' demande, IX, 126-127 ; « la démonstration qui prouve

11

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définitivement le doute, et en fondant ces mêmes vérités. Car l'athée mathématicien ne sait pas comment fonc¬ tionne sa raison ^ ; mais s'il accepte de considérer l'es¬ sence de l'Être qui enveloppe, par définition, l'ensemble des perfections, il ne peut pas, selon Descartes, ne pas voir que cet Être existe de lui-même, a se. Aussi la preuve s'adresse-t-elle à celui qui est déjà bien détaché du sensible, et accoutumé à raisonner sur les intelligi¬ bles, en reconnaissant leur nécessité interne. Les deux voies ne font donc pas double emploi, puisqu'elles ne visent pas exactement le même lecteur. Au scolastique, habitué à remonter des existences concrètes à leur cause. Descartes propose deux démonstrations a poste¬ riori, qui se différencient des preuves courantes en par¬ tant d’une existence tout à fait certaine, alors que celle du monde reste douteuse, et en accédant à la seule cause nécessairement divine, pour rendre compte de l’idée d'infinie perfection, prise directement comme effet en moi, ou caractérisant indirectement mon être fini, mais aspirant à l'infini. La preuve ontologique apparaît comme beaucoup plus simple : elle est dépouillée de tout l’appa¬ rat technique des réalités formelle et objective et des degrés d’être. Sa priorité, dcms les Principes, est non seulement de droit, mais pédagogique, comme le dit Descartes à Burman. Cependant il avoue qu’elle « semble avoir quelque apparence de sophisme » Le centre des critiques adressées à l’argument onto¬ logique est le statut de l'existence hors de la pensée. Il

l’existence de Dieu est beaucoup plus simple et plus évidente » que celle de la valeur des angles du triangle rectiligne : 5* rép., in Med. 5, § 2, VII, 384 (ctarior). Dès 1630, Descartes disait avoir démontré les vérités métaphysiques « d’une façon qui est plus évidente que les démonstrations de géométrie » (à Mersenne, 15-4, I, 144). Cf. E. Burm., in D. M-, V, 177 : l’existence de Dieu peut se démontrer plus solidement (firmius) que les mathématiques, qui ne résisteraient pas à un doute aussi poussé que celui de Descartes en métaphysique, qui a pourtant donné des démonstrations métaphysiques : « celles-ci sont donc plus certaines que celles-là ». Z. 2‘ rép., IX, 111 : « il ne peut pas être certain de n’être point déçu dans les choses qui lui semblent être très évidentes ». a. Méd., 5, IX, 52. Aussi souligne-t-il que de gramds esprits l’ont admise comme démonstration évidente : Notae Progr., VIII-2, 361-362.

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de passer d’une simple idée à la réalité de son objet. « Ce dont l'idée est en moi cela merne existe » est un paralogisme, Descartes en’ con¬ vient . Des la cinquième Méditation, il précisait : « ma pensee n impose aucune nécessité aux choses »= ; au contraire la nécessité de la chose même s'impose à ma pensee. Il accorderait volontiers à Kant 57, d’une part que mon concept de cent thalers est le même, qu’ils existent ou non, comme ma notion d’un triangle, ou a une montagne toujours accompagnée de sa vallée ^ ; d autre part que leur position hors de moi ne dépend pas de moi, et ne peut être analytiquement tirée de 1 laee que j en ai. La cinquième Méditation n’atteint que l^essence des choses corporelles, et non leur existence. Lntre cette essence, en tant que j’en ai l’idée en moi et la réalité du corps hors de l'entendement, il y a manirestement distinction réelle e, puisque la première est une pensee, la seconde un corps. Mais pour ce dernier, 1 existence n’est pas une propriété supplémentaire, qui enrichirait l’essence 58 ; ainsi, pour le triangle, dès qu’il est pose comme existant, « il m’apparaît manifeste que 1 essence et l’existence ne sont d’aucune façon distinguées, »f. Enfin dans ma pensée, je puis les distinguer « SI J entends d’une certaine façon l’essence de quelque chose, en faisant abstraction de ce qu'elle existe ou non, et d’une autre façon en la considérant comme exis¬ tante »g. Il faut donc toujours préciser si l’essence est

b. Ep. Voet., VIII-2, 60 ; T. dans Lettres à Regitis, p. 191 (Voetius putait cette assertion à Descartes) c. Méd., 5. IX, 53. d. L’exemple est traditionnel : Méd., 5, IX, 53 ; à Gibieuf 19-1-1642 III, 476-477 ; Notae Progr., VIII-2, 347. e. A *** (peut-être Mesland ?), 1645 ou 1646, IV, 350. f. Ib., T. ; E. Burm., V, 160, sur la différence entre les êtres mathé¬ matiques (verum et reale ens) et les êtres physiques, existant comme tels en acte dans l'espace. h : dans les deux textes. Descartes se référé a la fin des E rép., IX, 94-95, où il réduisait à la distinction modale toute disrinction non réelle. Mieux vaut dire ici distinction de raison, sans introduire la nuance de certains scolastiques entre raison raisonnée, et raison raisonnante, non fondée dans la chose, car « nous ne pouvons rien penser sans fondement », IV, 349.

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considérée dans la chose existante (auquel cas elle s’identifie avec l'ensemble de ses propriétés), ou dans ma pensée (alors l'existence n’est que possible, et ma pensée ne permet pas de déterminer à elle seule si une réalité y correspond). « Ainsi quasi toutes les contro¬ verses de la Philosophie ne viennent que de ce qu'on ne s'entend pas bien les uns les autres » Ces précisions sur les relations de l’essence et de l’existence pour les créatures font apparaître le cas unique de Dieu en qui elles sont toujours nécessairement liées *, ce qui rend inopérantes toutes les critiques fondées sur des compa¬ raisons concrètes comme celle des thalers. Il y a non moins malentendu quand saint Thomas reproche à saint Anselme ^9 de passer de la signification du nom de « Dieu » dans l’entendement à sa réalité hors de l’entendement, parce qu’il est « plus grand » d’être dans et hors de celui-ci. Descartes, sans chercher à remonter au sens de saint Anselme i, dégage la différence entre essentialisme et conceptualisme : il part non d’une dénomination, mais d’une « nature », ou « essence », ou « forme immuable et vraie de quelque chose » Celle-ci est, pour le mathématicien, l’objet d’ime intuition intel¬ lectuelle. Par là Descartes s’oppose à la tradition tho¬ miste, comme à ses adversaires empiristes et c’est aussi ce qui le distingue de Va priorisme kantien. Mais il concède à saint Thomas que l’existence de Dieu n’est pas « claire et manifeste à un chacim » ou connue d’ellemême, au point de n’avoir plus besoin de preuve A l’intention du lecteur scolastique, il en donne alors une

h. Ib. Descartes, qui a donné en latin les précisions techniques sur essence et existence, revient ici au français. i. Méd., 5, IX, 53 ; P rép., IX, 92-94. j. En décembre 1640, le rapprochement ayant été fait par Mersenne, Descartes lui écrit : « Je verrai saint Anselme à la première occasion » (III, 261), mais dans les 1‘ rép., il semble ignorer combien il en est proche, et ne retient que la présentation de saint Thomas. k. P rép., IX, 91. l. Hobbes, 3® obj., n” 14 : « s’il n’y a point de triangle en aucun lieu du monde, je ne puis comprendre comment il a une nature » (IX, 150, et 151, brève réponse de Descartes, rejetant le nominalisme) ; Gassendi, 5* obj., in Med. 5, VII, 319-322. m. P rép., IX, 91.

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formulation syllogistique n, qu'il reprend dans l’exposé geometnque a la fin des Réponses aux secondes objec¬ tions, avec une importante nuance : cette conclusion « peut etre connue sans preuve par ceux qui sont libres de tous préjugés »o, selon l'énoncé de la cinquième Demande. Mais il faut avoir longuement contemplé « la nature de letre souverainement parfait », et savoir faire la différence entre l'existence possible liée aux autres essences et 1 existence nécessaire, comprise dans la seule essence de Dieu : « De cela seul, et sans aucun raisonne¬ ment, ils connaîtront que Dieu existe ; et il ne leur sera pas moins claire et évident, sans autre preuve, qu’il leur est manifeste que deux est un nombre pair, et que trois est un nombre impair, et choses semblables. Car il y a des choses qui sont ainsi connues sans preuves par quelques-ims, que d’autres n’entendent que par un long discours et raisonnement »p. Le mathématicien, qui ne confond pas les concepts abstraits de l’expérience avec la nécessité interne des pures essences et de leurs pro¬ priétés, est plus capable d’accueillir une preuve « de simple vue », comme dira Malebranche Car cette intuition suppose une préparation intel¬ lectuelle et une grande attention. De même qu’en reprenant de façon resserrée l'essentiel de la dialectique entre 1 mfim et le fini, à la fin de la troisième Méditation, Descartes ne rend pas inutiles les précisions plus techmques qui ont conduit à cette intuition élargie, ainsi 1 argument ontologique, en soi très simple, s’entoure de justifications, dès son exposé initial. Il faut surtout. Descartes 1 a bien vu, que l’idée d’un Etre nécessaire parce qu’il comprend toutes perfections, soit non-contra¬ dictoire. Le mathématicien peut, par précipitation, pren¬ dre pour ime idée claire une notion insuffisamment pré¬ cise : ayant considéré un rectangle, il imagine qu’il est inscriptible dans le cercle parce qu’il a quatre côtés (et non parce qu’il a deux angles droits) : s’il en conclut.

n. Ib., IX, 91-92. 2« rép., IX, 129. p. Ib., llb-m. O.

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illégitimement, que tout quadrilatère est inscriptible, il est forcé de dire alors (à tort, puisque la présupposition est fausse) que le rhombe (ou losange) est inscriptible Mais, « encore que nous ne concevions Dieu que très imparfaitement, cela n’empêche pas qu’il ne soit certain que sa nature est possible », affirme Descartes, en invoquant la seule évidence de la notion Aussi Leibniz réclamera-t-il une analyse de l’idée en ses éléments pre¬ miers, tous compatibles, parce qu’aucun ne comporte de négation. Cette pleine positivité, et cette absolue unité, sont également à la base de la conception cartésienne de Dieu ®. C’est pourquoi, même si Descartes identifie pour Dieu existence et perfection ^ ce qui prête aux critiques de Gassendi et Kant il ne prend pas l’existence pour une qualification qui se juxtaposerait aux autres, afin de constituer par sommation l’Être maximum, mais comme ime « propriété » au sens le plus strict, « parce qu’il n’y a qu’en lui qu’elle fasse partie de l’essence Car « en Dieu, l’essence n’est point distinguée de l’existence » Ainsi la preuve a priori, méditant sur « l’essence même de la chose », comme sa « cause formelle » découvre, plus profondément que la seconde preuve a posteriori, comment Dieu est nécessairement « cause de soi » Chacune des deux voies se suffit, mais elles se complèq. Méd., 5, IX, 53 : « il n’est point nécessaire de penser que toutes les figures de quatre côtés se peuvent inscrire dans le cercle, mais... supposant que j’aie cette pensée, je suis contraint d’avouer que le rhombe se peut inscrire dans le cercle, puisque c’est une figure de quatre côtés ; et ainsi je serais contraint d’avouer une chose fausse ». (Le seul losange inscriptible est le carré). Il faut donc distinguer « les fausses suppositions... et les véritables idées qui sont nées avec moi, dont la première et principale est celle de Dieu », ib., 54. r. 2« rép., IX, 119 : « il est manifeste qu’eUe n’implique point... ; il suffit que nous entendions clairement et distinctement toutes les choses que nous apercevons être en elle ». s. Méd., 5, IX, 54 ; E. Burm., V, 161. t. Méd., 5, IX, 53 : « après que j’ai reconnu que l’existence est une perfection ». U, 5« rép., VII, 382-383. V. 4‘ rép., IX, 188. w. Ib., et 187.

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tent . la première, par les effets, exige une cause telle quelle se pose delle-même, et une cause nécessaire et eternelle pour rendre compte des êtres contingents et temporels ; la deuxieme accède directement à la source de cette nécessité interne, en contemplant l'essence de 1 btre tout parfait. Et parce qu’en Dieu seul essence et existence se confondent, dans l’imité d’une Perfection qui est, insépa¬ rablement, intelligence et vouloir créateur, sa transcen¬ dance apparaît alors à l’égard de tout être autre que ui , « car 1 essence n’a pas été avant l’existence, l’exisence n étant rien d’autre que l’essence existante » ■. Or il n’y a pas « plus de matière ou de corps dans un vase, lorsqu’il est plein d’or, ou de plomb, ou de quelque autre corps pesant et dur, que lorsqu’il ne contient que de l’air, et qu’il paraît vide : car la gran¬ deur des parties dont un corps est composé ne dépend point de la pesanteur ou de la dureté que nous sentons à son occasion..., mais seulement de l’étendue, qui est

n. Ib., a. Ib., a. p. Pr., 1, q. Pr., 2, r. Pr., 1, O.

11. 17. a. 71. a. 18. Cf. à Morus, 5-2-1649, V a. 71.

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LE PLEIN

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toujours égale dans un même vase » s. Mais « voyant qu’il n'y a point de liaison nécessaire entre le vase et le corps qu'il contient », nous supposons que ce contenu peut être anéanti, au moins par la toute-puissance divine. Dieu ne peut pourtant aller contre la loi de non-contra¬ diction qui régit, de par sa volonté, notre univers et notre raison : et il y a une liaison nécessaire entre l’espace intermédiaire et la substance corporelle : « car la distance est vme propriété de l’étendue, qui ne saurait subsister sans quelque chose d’étendu » Si l’on parve¬ nait vraiment à vider le vase de tout corps, ses parois se rapprocheraient aussitôt ; « car il faut que deux corps s’entretouchent, lorsqu’il n’y a rien entre eux deux » Ainsi dans la raréfaction, quelque corps, pour nous insensible, emplit les intervalles qui séparent les parties de la matière en question, sans que sa quantité augmente, bien qu’elle paraisse plus petite lorsqu’elle est condensée : la sensibilité ne pouvant ici que nous induire en erreur. Descartes s’appuie sur la clarté de l’explication, et la « contradiction » qu’il y aurait à aug¬ menter une chose « d’une grandeur ou d’une extension qu’elle n’avait point Cette quantité constante nous conduit à distinguer par la pensée le corps du lieu qu’il occupe, « parce que nous prenons l’étendue en général » où se succèdent divers corps, « pourvu qu’elle soit de même grandeur, de même figure qu’auparavant, et qu’elle conserve une même situation à l’égard des corps de dehors qui déterminent cet espace » Car c’est la situation respective des corps qui permet de préciser leur changement de lieu, ou mouvement, bien que nul s. Pr., 2, a. 19. t. Ib., 18. U. Ib. Cf. à Morus, 5-2-1649, V, 272. Les machines pneumatiques n’ont été mises au point que dans la seconde moitié du xvne siècle ; mais Descartes aurait soutenu qu’il y avait raréfaction, comme pour les expériences sur la pression atmosphérique qu’il conseillait à Pascal : à Carcavi, V, 365-366. V. Pr., 2, a. 7. L’a. 6 prend l’exemple d'une éponge qui garde la même étendue, qu’elle soit gonflée d’eau, ou « sèche et plus serrée ». w. Pr., 2, a. 12. Cf. a. 14-15 : nous distinguons, dans le langage, le lieu, lié à la situation (laquelle se détermine par rapport aux corps extérieurs), et l’espace occupé par une même grandeur ou figure.

380

DESCARTES

repère ne soit en toute rigueur immobile ; « nous conclu¬ rons qu'il n’y a point de lieu d'aucune chose au monde qm soit ferme et arrêté, sinon en tant que nous l’arrê¬ tons en notre pensée » L identification de la matière avec l’étendue entraîne aussi la négation des « espaces imaginaires », supposés au-dela du monde fini de la physique aristotélicieime y. Au contraire, « il implique contradiction que le monde soit fini, ou ait un terme » ^ ; à Morus qui demandait si quelquun, situé à l’extrémité du monde, pourrait y enfoncer son épée jusqu’à la garde, de façon que la lame rut au-delà a, Descartes réplique que cette imagination meme annule l’hypothèse d’une limite au monde tout heu que l’épée atteint étant encore réellement conçu comme partie de ce monde, et le vide n’étant qu’une iBçon de parler i>. Cependant le philosophe réserve à Dieu seul l’infinité positive, et dit indéfinie ou sans limites assignables, cette étendue du monde qui embrasse tous les mondes possibles. Car ils sont nécessau-ement faits de la seule et même matière dont nous avons 1 idee, laquelle « occupe maintenant tous les espaces imaginables où ces autres mondes pourraient elle est indéfinie en extension, la matière est indéfiniment divisible et « cette division indéfinie... smt nécessairement de la nature de la matière, dont nous

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conséquence pour l'astronomie.

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imenstons, et atnsi qui ne sont pas purement imaginaires

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a. Morus à Descartes, 5-3-1649, V b. A Morus, V, 345

indivisibles

comme les

boniment, mais qui contiennent en^soT de la ^tièle

312.

y avoir aucun atomes ou petits corps

DIVISIBILITÉ INDÉFINIE

381

avons déjà une connaissance très distincte »f, bien que nous ne puissions comprendre (comprehendere nequeamus) par la pensée comment elle se fait. Certes « on peut concevoir un corps continu, d’une grandeur indéter¬ minée, ou indéfinie, dans laquelle on ne considère que l’étendue »g en dehors de toute division : « nous pou¬ vons concevoir l’étendue sans figure ou sans mouvement », qui sont des modes Cependant Descartes, dans les Principes comme dans le Monde, considère la matière en mouvement « dès le premier instant » de sa création*. « Dieu est la première cause du mouvement » 1 ne signi¬ fie pas qu’il l’ajoute par une « chiquenaude », à une matière d’abord inerte Entre l’étendue, immobile et indivise, et la matière réelle, aussitôt différenciée par le mouvement et le repos, il y a la même distinction de raison qu’entre l’essence et l’existence. L’actualisation de telle configuration, en fonction de tel ou tel mouvement, est modale, mais la force de mouvement ou de repos appartient à l’existence de la substance, comme sa durée ^ « k cause qu’il n’y a point de substance qui ne cesse d’exister lorsqu’elle cesse de durer, la durée n’est distincte de la substance que par la pensée » ; et Des¬ cartes en rapproche « tous les attributs » tels que « l’étendue du corps et sa propriété d’être divisé en plusieurs parties » La divisibilité, indéfiniment poursuivie, qui, avec la négation du vide, exclut l’ato¬ misme est donc aussi essentielle à la matière que son absence de limites. Parce que l’extériorité respective des parties est

f. Pr., 2, a. 35. Nous suivons ensuite le latin (VIII, 60), la traduction méconnaissant la distinction que fait généralement Descartes entre entendre et comprendre. g. A Morus, 5-2-1649, V, 269, T. h. Pr., 1, a. 53. i. Monde, 7, XI, 43 ; cf. 6, 34 et 7, 36 : « Dieu continue de la conserver en même façon qu’il l’a créée » ; Pr., 2, a. 36 : Dieu « a créé la matière avec le mouvement et le repos » ; le latin insiste sur cette simultanéité : « materiam simul cum motu et quîete in principio creavit » (VIII, 61). j. Ib., a. 36 ; à Newcastle, oct. 1645, IV, 328. k. Pr., 1, a. 62.

382

DESCARTES

appréhendée par l’imagination i, peut-on considérer la divisibilité comme appartenant à l’essence de l’étendue sans la constituer ^2 ? L’exemple traditionnel des logi¬ ciens, que Descartes évoque à propos de l’impénétrabilité et de la tangibilité, est le rire, « propre » de l’homme, sans être sa caractéristique essentielle au même titre que la raison Dans ces réponses à Morus, qui voulait défifinir le corps par ses propriétés d’être sensible, tangible et impénétrable °, Descartes repousse le rapport acciden¬ tel à notre sensibilité, et réduit l’impénétrabilité à l’im¬ possibilité rationnelle (le contraire impliquant contra¬ diction) que différentes parties de grandeur et de figure déterminées se pénètrent mutuellement dans un même lieu. C’est donc une propriété dérivée, qui présuppose la division réalisée entre les parties, alors que dans son essence l’étendue est seulement divisible. Mais cette divi¬ sibilité est si fondamentale qu’elle oppose l’étenduematière à « l’étendue de puissance » qu’on peut bien accorder aux esprits ^3, par une analogie verbale, car ils sont essentiellement indivisibles, et ne tombent pas sous 1 unagination Cependant la division est effectuée, dans la matière existante, par le mouvement que Dieu y cause en même temps qu’il la crée, et qui « la divise véritable¬ ment en plusieurs... parties », bien qu’elles ne soient sépa¬ rées par aucun vider : leur contiguïté, étant relative au mouvement, n’abolit pas la continuité du tout 54. Et cette division réelle 55 se poursuit « en des parties indéfinies et innombrables » s, celles de la matière subtile, pour se

l. A Morus, 5-2-1649, V, 270. m. /fc., 269 ; c’est à ce propos que Descartes précise ; tangibilité et impénétrabilité sont relatives à des parties, alors que nous pouvons concevoir l’étendue continue et indéfinie. n. Morus à Descartes, 11-12-1648, V, 238-240, et réponse, 5-2-1649 V 268 sq. * ^ ?,■ pourquoi dans tout ce texte Descartes insiste sur le rôle de 1 unagination dans la distinction des partes extra partes ■ il ne s ensuit pas que la division des parties relève de la seule imagination bur « 1 étendue de puissance », 15-4-1649, V, 342. p. Monde, 6, XI, 34 : « non pas qu’il les sépare pour cela l’une de 1 autre, en sorte qu il y ait quelque vide entre deux ». q. Pr.. 2, a. 34 ; cf. la description des « anneaux » à l’a. 33,

LES CORPS

383

glisser dans les étroits couloirs qu'impose la configm ration des tourbillons irréguliers. Or, si l’unité d’ « un corps, ou bien une partie de la matière » est précaire et relative à une certaine for¬ mule de mouvement *■, Descartes considère cependant « les deux moitiés d’une partie de matière, tant petite qu’elle puisse être, comme deux substances complètes », en tant que leur idée ne fait intervenir aucune abstrac¬ tion® : on a vu que la présentation de la distinction réelle, qui « se trouve proprement entre deux ou plusieiu's substances », ne concerne pas seulement l’exclu¬ sion réciproque de la matière et de la substance pen¬ sante, ou celle des âmes entre elles, qui constituent chacime une imité absolument indivisible et indépendante, mais aussi que, si la matière existe, « quelque partie que nous puissions déterminer de la pensée, doit être dis¬ tincte réellement de ses autres parties » L Comme chez Aristote ^6^ les parties de la substance ne sont pas pour Descartes de simples modes mais des sujets, auxquels se rapportent les diverses configurations dessinées par leurs mouvements respectifs. La pluralité des substances matérielles, appuyée par une série de textes fait cepen¬ dant difficulté : le rejet du vide et l’extension indéfinie de la matière impliquent une liaison nécessaire entre

r. Ib., a. 25 : « Par un corps... j’entends tout ce qui est transporté ensemble, quoiqu’il soit peut-être composé de plusieurs parties qui emploient cependant leur agitation à faire d’autres mouvements » ; sur la relativité de ces mouvements, ib., a. 31-32. Cf. les lettres déjà citées à Mesland (IV, 166-167) sur l’incessant renouvellement des particules du corps humain, dont l’unité est assurée par l’âme qui l’informe. Sur la matière subtile comme résultat physique de la division indéfinie, à Mersenne, 9-1-1639, II, 483 et 487. s. A Gibieuf, 19-1-1642, III, 477 ; Pr., 2, a. 55 : « toutes ces petites parties étant des substances ». t. Pr., 1, a. 60. U. é® rép., § 7, IX, 234 ; « le corps est une substance dont le mode ne peut être partie ». V. Outre à Gibieuf, III, 477 et Pr., 1, a. 60 et 2, a. 55, cf. Méd. 3, IX, 35 (« la pierre est une substance ») et Pr., 2, a. 11 (même exemple) ; 4‘ rép., IX, 173 et 177 (main et bras, substances incomplètes) ; é« rép., § 2 et 7, IX, 226 et 235 (substance considérée sous forme d’os, ou de chair ; substance appliquée sur une autre substance, comme un vête¬ ment sur un corps, le fait d’être habillé étant seul accident).

384

DESCARTES

chaque partie et la suivante ; et si l’on conçoit que la toute-puissance divine en anéantisse une (bien que ce soit contraire à la création continuée), on sait que celles qui l'entourent devraient aussitôt se toucher. Que devient dans ces conditions l’indépendance à l’égard des autres qui devrait caractériser chaque substance ? Bien que Descartes reprenne parfois les exemples scolastiques de substances incomplètes il dénie toute permanence réelle à ces agglomérats fragiles, constitués de parties instables, et sans cesse renouvelées dans le cas des corps vivants. A l’appui de l’immortalité possible, il oppose au contraire à la « pure substance » de l’âme, qui demeure toujours la même, le fait que le corps humain « n’est formé et composé que d’une certaine configuration de membres, et d’autres semblables accidents », tandis que « le corps, pris en général, est ime substance, c'est pour¬ quoi aussi il ne périt point » « Il n’y a qu’une substance matérielle » * est bien l'affirmation primordiale, qui fonde l’unité sans faille de l’univers. Mais Descartes admet qu’elle se distribue, en fonction de ses divisions, dans une pluralité indéfinie de portions d'étendue, dont chacune, en tant qu’elle reçoit les modes de la figure et du mouvement, est, en un sens dérivées, dite également substance. Sous ce second aspect, l’unité de la substance première devient géné¬ rique 59 ; tout corps est substantiel, en tant que matériel ou étendu, et chacune de ses parties, réellement distin¬ guée des autres par le mouvement, est non moins subs¬ tantielle. On est donc loin de l’unité absolument indivi¬ sible de la Substance, et de son attribut l’étendue, chez Spinoza^. Toutefois les substances multiples, ainsi posées par la fragmentation de l’unique matière, restent solidaires les unes des autres, et leur indestructibilité se limite à celle de l’étendue qui les constitue. Les diffi¬ cultés viennent de ce que Descartes tantôt identifie corps w. Méd., Abrégé, IX, 10. X. A Villebressieu, 1631, I, 216. Pr., 2, a. 1 : « il y a une certaine substance étendue... qui existe à présent dans le monde », et qui « est ce qu on nomme proprement le corps, ou la substance des choses maté¬ rielles ^ » (Les mots soulignés sont ajoutés dans la traduction) ; a. 23 : « il n’y a... qu’une même matière ».

385

MOUVEMENT ET REPOS

et espace y, auquel cas chaque corps est substance impé¬ rissable, et tantôt prend le corps particulier pour une « configuration » de parties, provisoirement unies par un certain rapport de mouvement et de repos : cette configuration étant modale est, par définition, non essen¬ tielle et périssable. Le mouvement détermine donc et la pluralité des substances matérielles et leur dispersion, en fonction de nouvelles combinaisons entre les parties! L identification de la matière avec l'étendue géo¬ métrique réduit le rnouvement à la translation ; et de par 1 exclusion du vide, quand un corps se déplace, il est aussitôt remplacé par une autre portion de la matière : un mouvement n’est jamais isolé, et se définit par rapport à un repère extérieur, tenu pour immobile par la pensée L'unité d'un corps est fonction d'un mouvement propre, qui le distingue de ceux qui l'en¬ tourent immédiatement, et qui peut être décomposé, pour la commodité de l’analyse, en plusieurs mouve¬ ments simples, bien qu’il soit également intégrable dans l'ensemble complexe des mouvements des autres corps, auxquels il est rattaché a. Le transport et sa cessation sont de simples modes ou états Car « le mouvement est toujours dans le mobile, et non pas en celui qui le meut » ; aussi Descartes le distingue-t-il soigneusement de la « force ou l’action qui transporte » Et il y adjoint la force de repos refusant de faire de celui-ci ime sim¬ ple privation. Parce que nous avons confondu la force avec 1 effort volontaire pour mouvoir nos membres, la

y. Pr., 2, a. 11 : a la même étendue qui constitue la nature du corps, constitue aussi la nature de l’espace, en sorte qu’ils ne diffèrent entre eux que comme la nature du genre ou de l’espèce diffère de la nature de l’individu ». Z. Ib., a. 13 et 29 ; Ann. Pr., XI, 656-657. a. Ib., a. 31-32 : exemple de la roulette, décomposée en un mouve¬ ment circulaire et sa trace rectiligne ; ou au contraire mouvement d’une montre, portée par un marinier marchant sur son vaisseau, et qui par¬ ticipe aux mouvements de ceux-ci, et même à celui de la terre tournant sur elle-même. Il est plus sunple de considérer séparément chacun de ces mouvements. b. Ib., a. 27. c. Ib., a. 25.

13

386

DESCARTES

projection anthropomorphique de notre expérience de l’union entre âme et corps est, comme dans la genèse des pseudo-qualités réelles, à l’origine du préjugé qui nous fait admettre « plus d’action pour le mouvement que pour le repos » : nous avons en effet conscience de la mise en mouvement de notre corps, et non de la force qui le tient en repos, « attaché à la terre par la pesan¬ teur » d. L’observation montre au contraire qu’il faut autant d’effort pour arrêter un corps en mouvement que pour l’y mettre. La véritable « résistance » du repos explique pour Descartes la dureté et la cohésion du corps, « lorsque toutes ses parties s’entretouchent, sans être en action pour s’éloigner l’une de l’autre » A la conception purement cinématique, traitant le mouvement comme une simple variation relative de situation et de configuration (ce qui permettrait de consi¬ dérer comme équivalentes toutes les hypohèses astrono¬ miques, terre et soleil étant en mouvement ou en repos selon le repère), la considération de l’action, ou force de mouvement ou de repos, fondée sur l’acte créateur de Dieu, ajoute un principe dynamique ^2. Alors que le Monde, après avoir dit que « Dieu... immuable, agit tou¬ jours de même façon », ne s’engageait pas « plus avant dans ces considérations métaphysiques » f, les Principes font dépendre le principe d’inertie de cette immutabilité, en posant d’abord le principe de conservation de la même quantité de mouvement ^3 Suivent les deux pre¬ mières lois de la nature : « que chaque chose demeure en l’état qu’elle est, pendant que rien ne le change » s, et « que tout corps qui se meut, tend à continuer son mouvement en ligne droite » h. d. Ib., a. 26. e. Ib., a. 54 ; a. 55 : « qu’il n'y a rien qui joigne les parties des corps durs, sinon qu’elles sont en repos au regard d’une de l’autre » ; a. 63 : « les parties des corps durs » ne sont « jointes ensemble par aucun ciment », mais « sont en repos les unes contre les autres ». f. 7, XI, 38. g. Pr., 2, a. 37. Cf. la première règle du Monde, XI, 38-40. Cette persistance naturelle concerne la figure en même temps que le mouve¬ ment ou le repos. h. Pr., 2, a. 39. Cf. la troisième règle du Monde (XI, 43-46), qui lui donne i le même fondement » (XI, 44), la création continuée. Leur

LOIS DU

MOUVEMENT

387

Ces bases du mécanisme ruinent la conception sco¬ lastique du mouvement et son opposition entre mouve¬ ments naturels et violents. Ici encore, Descartes explique la genese de 1 erreur aristotélicienne, par les conditions des mouvements qui, à la surface de notre terre « cessent en peu de temps » i ; le terme du mouvement naturel était le haut ou le bas, en fonction de la nature dif¬ férenciée du lieu, et des qualités propres des éléments. L espace cartésien redevient parfaitement homogène et les memes tourbillons qui rendront compte de la pesanteur 1 expliquent les divers phénomènes célestes : il n’y a plus de coupure entre le monde sublunaire et celui des astres, ht tandis que pour Aristote les mouvements contraires passaient par un repos intermédiaire « les projectiles étant d’abord soutenus par l’air. Descartes, en même temps qu il énoncé clairement le principe d’inertie, s’op¬ pose a cette conception et montre « la résistance de 1 air » 1. ^ Si chaque mouvement ne persiste pas indéfiniment, c est en effet que tout est « plein de corps ; et néan¬ moins chaque partie de la matière tendant à se mou¬ voir en ligne droite, il est évident que, dès le commencement que Dieu a créé la matière, non seulement il a mu diversement ses parties, mais aussi qu’il les a faites de telle nature que les unes ont dès lors commencé à pousser les autres, et à leur communiquer une partie de leur mouvement »“. La rencontre entre les corps com¬ mande ainsi la communication de tous les mouvements. Descartes assimilant percussion et poussée ^5. Mais bien qu il ait tenté d’analyser l’expérience de la per-

rapprochement, dans les Principes, marque mieux l'essentiel du principe d inertie. i. Pr., 2, a. 37. j. Pr., 4, a. 20-27. k. A Mersenne, 4 et 25-11-1630, I, 172 et 181 ; Diop., 2, VI, 94 : « si son mouvement était une fois interrompu par cet arrêt, il ne ’se trouve¬ rait aucune cause qui le fît par après recommencer ». l. Pr.j 2, a. 38 : exemple de l’éventail ouvert, secoué rapidement : « et il n’y a point de corps fluide sur la terre, qui ne résiste, encore plus manifestement que l’air, aux mouvements des autres corps » m. Ib., a. 42.

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DESCARTES

cussion^, c’est la raison qui pose a priori des règles du choc « évidentes par elles-mêmes » Pour saisir l’essen¬ tiel d’un phénomène très complexe*^, Descartes isole d’abord de tous les corps environnants la rencontre de deux corps « parfaitement durs »°. La troisième loi générale de la nature? applique la conservation de la même quantité de mouvement à cette rencontre : « nous voyons qu’un corps dur, que nous avons poussé contre un autre plus grand qui est dur et ferme, rejaillit vers le côté d’où il est venu, et ne perd rien de son mouve¬ ment » Descartes voit bien que dans le choc la somme des quantités de mouvement n’est pas altérée, mais la division des difficultés en éléments indépendants lui fait méconnaître que la vitesse se traduit par ime quantité algébrique, positive ou négative selon le sens du mouve¬ ment : la « détermination », ou direction, « peut être changée sans qu’il y ait rien de changé au mouvement » évalué comme le produit de la masse et de la vitesse^. Ayant ainsi distingué vitesse et direction, le philosophe examine successivement les oppositions qui affectent les deux corps considérés : le mouvement n’est pas contraire à un autre mouvement plus rapide, mais au repos ; seules interviennent donc les différences de vitesse, en tant que la lenteur participe du repos ®. Les corps qui se choquent étant mus « en ligne droite », il n’y a de contrariété de direction que lorsqu’ils vont « l’un vers l’autre » Le texte de 1644 énonçait les règles sans les expli¬ quer : devant les difficultés qu’elles soulèvent. Descartes a ajouté d’importantes précisions dans la traduction de ces articles 46 à 52, et surtout en a révélé à Clerselier le

n. Ib., a. 52, fin du texte latin, VIII, 70 : « per se sunt manifesta ». O. Ib., a. 45 : Cf. les additions de l’a. 53. p. Ib., a. 40 : « Que si un corps qui se meut en rencontre un autre plus fort que soi, il ne perd rien de son mouvement, et s'il en ren¬ contre un plus faible qu’il puisse mouvoir, il en perd autant qu’il lui en donne ». La seconde règle du Monde (XI, 41) est moins précise, et Ûescartes y renonçait à déterminer celles du choc (XI, 47). q. Pr., 2, a. 40. r. Ib., a. 41 ; et a. 43 pour le calcul de la quantité du mouvement. s. Ib., a. 44. t. Ib., a. 46.

RÈGLES DU CHOC

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fondement philosophique, qui fait intervenir le mini¬ mum de changement des modalités. Toutes les règles « ne dépendent que d'un seul principe qui est que, lors¬

que deux corps se rencontrent, qui ont en eux des modes incompatibles, il se doit véritablement faire quelque changement en ces modes, pour les rendre compatibles, mais que ce changement est toujours le moindre qui puisse etre, c’est-à-dire que, si, certaine quantité de ces modes étant changée, ils peuvent devenir compatibles, n ne s en changera point une plus grande quantité » Uescartes commence par la contrariété de la seule détermmation. La première règle considère deux corps égaux en masse, mus en sens contraire, d'un mouvement recti¬ ligne uniforme de même vitesse : après le choc, ils rebon¬ dissent, chacun en sens inverse, sans rien perdre de leur vitesse. C est « la seule parfaitement exacte » Puis il ajoute une nouvelle incompatibilité, en la réduisant au mmimum, et considère, outre l'opposition des directions une légère supériorité de la seule masse d’un des corps (réglé 2), puis de la seule vitesse (règle 3). Dans les trois cas suivants, un des corps est en repos, la légère supénonte de masse de celui-ci, devant primer sur l'autre, meme s il va très vite (règle 4), tandis que si le corps en repos est « tant soit peu moindre », il sera mû, même à faible vitesse de l’autre (règle 5), le sixième cas étant celui de leur égalité de masse. Enfin Descartes considère le choc de deux corps de même direction, le second étant nécessairement plus rapide, mais pouvant être plus ou moins grand que le premier (règle 7). Ces règles ont été très critiquées, et Leibniz a parti¬ culièrement insiste sur l’absurdité qu’il y a à donner des solutions très différentes à des cas qui s’approchent indéfiniment l’un de l’autre : la conception absolue du repos comme contraire au mouvement aboutit, dans les règles 4 et 5, à des résultats inverses, selon que le corps en repos est « tant soit peu plus grand », ou « tant soit

U. A Clerselier, Ucscâncs ).

17-2-1645,

IV,

185-186

(principe

souligné

par

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DESCARTES

peu moindre »v que l’autre. Mais Descartes explique, dans l’édition française, « qu’encore que l’expérience nous semblerait faire voir le contraire, nous serions néanmoins obligés d’ajouter plus de foi à notre raison qu’à nos sens » Car en ce monde plein, les deux corps qui se choquent sont toujours environnés d’autres, qui aident ou empêchent leur mouvement, selon leur pro¬ pre état interne de mouvement ou de repos. Dans les corps durs, qui résistent, les parties contiguës sont en repos respectif, tandis que celles des corps fluides en mouvement « de tous côtés », font que « la moindre force suffit pour mouvoir les corps durs qu’ils envi¬ ronnent » y. Mais les mouvements tourbillonnaires sont alors si complexes, que cette physique cartésieime renonce à formuler des lois précises™. La distinction des corps durs et des fluides, tout en essayant de justifier les divergences entre l’expérience et les règles théoriques, prépare en outre une hypothèse astronomique, capable de respecter les interdits ecclé¬ siastiques, sans revenir au système périmé de Ptolémée V. Pr., 2, a. 49 (avec longue addition de la traduction, pour justifier que, si grande que soit la vitesse de l’autre, le corps « ainsi en repos et plus grand » ne sera « jamais » mû), et 50. w. Ib., a. 52, fin ; et additions au début de l’a. 53 : « il arrive souvent que l’expérience peut sembler d’abord répugner aux règles que je viens d’expliquer. Mais la raison en est évidente », les corps ayant été supposés « parfaitement durs » et dans le vide. Le titre latin disait que la pratique (usum ; trad. ; l’explication) de ces règles est difficile, « à cause que chaque corps est touché par plusieurs autres en même temps ». X. Ib., a. 53-63 : le latin dit constamment fluida, la traduction donnant tantôt « liquides ou mous » (a. 53), ou seulement t liquides » (a. 53-54), tantôt « fluides » (a. 56-62, avec parfois le retour de « liqui¬ des ») : y a-t-il divergence entre le traducteur Picot et la révision de Descartes ? y. Ib., a. 56 : d’où un résultat contraire à la règle 4 ; le corps en repos, dans un fluide, est mû par « la moindre force », parce que toutes les petites parties en mouvement du fluide environnant lui en commu¬ niquent ; cf. a. 57-61. Z. Pr., 3, a. 16 : « elle est contraire à plusieurs observations qui ont été faites depuis peu » (la dernière précision étant ajoutée dans la traduction) ; cf. à *** (peut-être au P. Noël ?), 1644 ?, V, 550 : l’Église ne nous oblige pas à revenir au système de Ptolémée, « vu qu’il est manifestement contraire à l’expérience ».

HYPOTHÈSES ASTRONOMIQUES

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Les hypothèses de Copernic et Tycho-Brahé « expliquent egalement bien les phénomènes », la première étant « P us simple et plus claire » a. La seconde, pour avoir voulu éviter de reconnaître que la terre se meut, met en mouvement, avec le soleil, tout le « ciel liquide (fîuido), qm glisse amsi régulièrement à la surface de la terre : sa séparation d’avec les parties de la matière qui la touchent iminédiatement « devra être nommée son mou¬ vement » b L’hypothèse proposée par Descartes lui sem¬ ble « la plus simple... et la plus commode », et « nie le mouvement de la terre avec plus de soin que Copernic vérité que Tycho » Le mouvement est en effet relatif a la séparation de deux corps contigus : ce n’est donc pas ^ par rapport aux étoiles, extrêmement éloi¬ gnées, qu on peut dire que la terre se meut ‘i. « La terre est un globe qui flotte dans un ciel liquide, dont les parties sont extrêmement agitées »«. U suffit donc d appliquer le principe général énoncé dans la seconde partie : « qu’on ne peut pas dire proprement qu’un corps dur se meut, lorsqu’il est ainsi emporté par un corps fluide » f. Au contraire, l’incessante agitation des parties du ciel fluide leur fait attribuer en propre ce mouvement g. L’exemple des fétus tournoyant dans les

a. Pr.. 3, a. 17. b. Ib., a. 39 ; cf. a. 38 : « nous avons bien plus de raison d'attribuer ce mouvement à la terre », dans cette hyppothèse, parce que « la séparation se fait en toute sa superficie, et non pas de même en toute la superficie du ciel ». c. Ib., a. 19. Descartes précise que c’est « seulement... une hypo¬ thèse », mais cette présentation utilisée par Galilée, avait été condamnée par Rome. La lettre précitée (V, 550) marque plus nettement l'accord avec le système « de Copernic, expliqué en la façon que je l’explique » par de « serieuses et solides raisons ». Cf. Ann. Pr., fin, XI, 657 ; 1 Ecriture n’est pas contre Copernic, parlant selon l’image vulgaire et plutôt pour lui si on l’entend bien. d. Pr., 3, a. 28-29, et a. 7 sur la « distance indéfinie » des étoiles. e. Ib., a. 29. Le latin dit toujours : fluide. f. Pr., 2, a. 62 : « U obéit à son cours » ; cf. 3, a. 26 : « la terre se repose^ en son ciel, mais... ne laisse pas d’être transportée par lui », « emportée par le cours^ du ciel », comme un vaisseau « en repos » sur la mer, sans rames ni voiles pour se mouvoir, ni ancres pour le retenir, et qui suit le flux et reflux de l’eau. g. Ib., a. 28 : ces parties « s’éloignent » irrégulièrement de la terre ; le mouvement est toujours reconnu au fluide, comme pour l’air et les eaux à la surface de la terre.

392

DESCARTES

remous d’une rivière, qui jouait un si grand rôle dans le

Monde, rend compte encore du fait que la terre est « portée en rond autour de son centre » Telle est, en fonction de sa théorie du mouvement, la théorie inven¬ tée par Descartes pour accorder les phénomènes avec une très relative immobilité de la terre’h Pour les très nombreux autres phénomènes phy¬ siques développés dans les Principes, Descartes reprend généralement les explications du Monde Ayant « des¬ sein d’expliquer les effets par leurs causes » J, il suit autant que possible la méthode génétique : des principes généraux exposés au livre II, on « peut déduire beau¬ coup plus de choses que nous n’en voyons dans le monde, et même beaucoup plus que nous n’en saurions parcourir de la pensée en tout le temps de notre vie ». L’expérience fixe le choix des effets, parmi tous ceux « qui peuvent être déduits des mêmes causes » Elle permet en outre de discriminer, dans un phénomène complexe, la meilleure entre plusieurs explications pos¬ sibles, allant alors « au devant des causes par les effets » *, et indiquant le caractère hypothétique de cer¬ taines solutions proposées Si Descartes ne qualifie pas absolument toutes ses thèses de parfaitement véritables, il fait très bonne mesure. La fin des Principes distingue certitude morale et certitude métaphysique. La première comporte des degrés ; dans le déchiffrement d’im ciyptogramme, la découverte de la clef est d’autant plus probable qu’elle est plus simple, et découvre im sens cohérent dans un très grand nombre de mots. De même la multiplicité des phénomènes expliqués avec « un fort petit nombre de h. Ib., a. 33 ; cf. a. 30 pour « toutes les planètes ». i. Supra, ch. IV, pp. 157-160, confrontant Monde et Principes. j. Pr., 3, a. 4. k. Ib. l. D. M., 6, VI, 64 ; cf. Pr., 3, a. 4, sur l’explication « des causes par leurs effets », ce qui n’est pas le premier dessein de Descartes. m. Pr., 4, a. 206, fin : « j’ai eu soin de proposer comme douteuses toutes celles que j’ai pensé l’être ». Dans 3, a. 19, présentant l’hypo¬ thèse astronomique de Descartes, la traduction ajoute à la fin ; « hypo¬ thèse, ou supposition qui peut être fausse ».

DEGRÉS DE CERTITUDE

393

causes » (très inférieur au nombre des lettres de 1 alphabet) est ainsi reliée par une texture solide : on a comme dans un déchiffrement complexe et réussi « autant de raison de juger qu’elles sont les vraies cau¬ ses » “. Et Descartes y ajoute la « certitude plus que morale », qui s'enracine dans la véracité divine et le bon usage de notre raison : « cette certitude s’étend à tout ce qui est démontré dans la mathématique », puis « à la connaissance que nous avons qu’il y a des corps dans le monde », comme l’ont démontré la sixième Médi¬ tation et le début de la seconde partie des Principes : la physique se distingue de la mathématique en ce que la déduction des propriétés de la matière présuppose œtte existence, créée et conservée immuablement par Dieu, avec la même quantité de mouvement et de repos. La physique dépend donc totalement, dans sa certitude, de la métaphysique. Et c’est pourquoi cette certitude^majeure « s’étend à toutes les choses qui peuvent être démontrées, touchant les corps, par les principes de la mathématique, ou par d’autres aussi évidents et certains », ce qui embrasse la plupart des explications des Principes ou « au moins les princi¬ pales et les plus générales » °.

H4, a. 205. Sur la texture universelle qui fait consonner 1 ensemble de sa philosophie avec les phénomènes, cf. Morus à Descartes, 5-3-1649, V, 309, T.. O. Pr., 4, a. 206. La fin insiste sur la fluidité des cieux (citant 3, a. 46), point essentiel, € suffisamment démontré par tous les effets de la lumière » : on revient ainsi, en conclusion, au point d’où tout rayonne dans Le Monde ou Traité de la lumière. « Je pense, ajoute Descartes, qu on doit aussi reconnaître que j’ai prouvé par démonstration mathé¬ matique toutes les choses que j’ai écrites, au moins les plus générales qui concernent la fabrique du ciel et de la terre, et en la façon que je les ai écrites ». Cf. Pr., 3, a. 43 : « les principes » étant « très évidents », et les conséquences « fondées sur l’évidence des mathématiques », et accordées « avec toutes les expériences », en douter « serait faire injure à Dieu », comme si nous pouvions « nous méprendre, lors même que nous usons bien de la raison qu’il nous a donnée ». Aussi Descartes n’hésite-t-il pas, lorsqu’insistant sur « la liaison et... la suite » des 3' et 4= p. des Pr., il conclut « qu’il faut nier tout..., et ne le prendre que pour une pure hypothèse ou même pour une fable, ou bien l'approuver tout ». Et même comme hypothèse (« ainsi que je l’ai proposé » : c’est donc un artifice de présentation), c’est la meilleure, et on ne la doit pas rejeter » (à Mesland, mai 1645, IV, 216-217).

394

DESCARTES

C'est en ce sens que Descartes pouvait dire : « ma physique n’est autre chose que géométrie » p, bien que les schémas y fassent plus appel à l’imagination qu’au calcul. Son assurance, qui le faisait traiter avec hauteur ceux qu’il ne parvenait pas à convaincre, exas¬ péra souvent ses adversaires ^2. Elle découle de ce que, dans une articulation sans faille, l’ensemble du système est subordonné à Dieu, « la source de toute vérité » ‘i, garant qu’aux idées claires et distinctes que découvre la lumière naturelle ou puissance innée de notre raison, correspondent en ce monde toutes les « vérités que nous sommes capables de connaître »*■. p. A Mersenne, 27-7-1638, II, 268, pour Desargues : Descartes abandonne « la géométrie abstraite », pour « avoir d’autant plus de loisir de cultiver une autre sorte de géométrie, qui se propose pour questions l’explication des phénomènes de la nature » ; cf. Rép. ins¬ tances, IX, 212-213 : Gassendi et ses amis lui reprochaient, par sa réduc¬ tion de la matière à l’étendue, de construire une physique « imaginaire et feinte ». Descartes se réjouit qu’on ait « joint ici sa physique avec les pures mathématiques, auxquelles, dit-il, je souhaite surtout qu’elle ressemble ». q. Pr., 4, a. 206. r. Pr., 2, a. 3.

CONCLUSION

LA SAGESSE CARTÉSIENNE

1. Sagesse et maîtrise des passions * Les dernières lignes publiées par Descartes, qui vient de présenter les passions comme « toutes bonnes de leur nature »a concluent : « la sagesse est princi¬ palement utile en ce point, qu’elle enseigne à s’en rendre tellement maître et à les ménager avec tant d’adresse, que les maux qu’elles causent sont fort supportables, et même qu’on tire de la joie de tous » t>. Mais à quel degré de sagesse se situe cet enseignement ? La lettre-préface au traducteur des Principes, en 1647, en distingue cinq : les quatre premiers relèvent d’une sagesse empirique, spontanée ou acquise par l’expérience des sens, la conver¬ sation des hommes et la lecture des bons auteurs et correspondent à la « prudence ». Le « cinquième degré pour parvenir à la sagesse, incomparablement plus haut et plus assuré que les quatre autres » consiste à « cher¬ cher les premières causes et les vrais principes dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu’on est capable

a. Pas., a. 211. b. A. 212, fin des Passions, parues à la fin de 1649 ; Descartes est mort le 11-2-1650.

396

DESCARTES

de savoir » Son étude correspond donc, selon l’étymo¬ logie, à la philosophie dans son ensemble, symbolisée par xm arbre 2, dont les racines sont la métaphysique, tandis que la physique (qui embrasse tout l'univers, avec les vivants et l’homme) en forme le tronc ; « et les bran¬ ches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse » ‘i. Les textes de jeunesse unissaient déjà dans la « sagesse humaine » la conquête de « toutes les scien¬ ces », et le développement de « la lumière naturelle de la raison, ... pour qu’en chaque circonstance de la vie, l’entendement montre à la volonté le choix à faire » La philosophie cartésienne se veut « utile », et non pure¬ ment spéculative. Du Discours à l’édition française des Principes, elle vise « le bien général de tous les hom¬ mes » f ; car « chaque nation est d’autant plus civilisée... que les hommes y philosophent mieux » ; son « étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos pas », et « c’est proprernent avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher » g. Toute la vie de Descartes a été commandée par cette recherche. Mais la traduction des Principia de 1644 laissait subsister la même lacune concernant « la nature des animaux et des

. 9' IX-2, 5 ; cf., ib., 2 : « ce mot de philosophie signifie 1 étude la sagesse, et... par la sagesse on n’entend pas seule¬ ment la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts ». d. Ib., 14. e. R. 1, X, 360 et 361, T. Cf. D. AT., 1, VI, 10 : « j’avais toujours un extreme désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie ». î- D- M., 6, VI, 61, visant « des connaissances qui soient fort utiles a la vie ». g. Pr., préface, IX-2, 3-4. Comme l’intérêt porté ces vues annoncent celles du Siècle des Lumières.

aux

métiers

MÉDECINE ET MORALE

397

plantes » et « celle de l’homme » i». Or leur étude eût dû précéder les deux sciences appliquées de la médecine et de la plus haute morale, subordonnées à la biologie géné¬ rale et à la condition particulière de l’homme. En 1637, alors que son petit essai de mécanique se limite aux engins les plus simples. Descartes prévoyait une maî¬ trise complète de la nature, en « connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans » L II visait en outre « la conser¬ vation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car, ajoutait-il, même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la méde¬ cine qu’on doit le chercher » b Dix ans plus tard, il situe médecine et morale sur deux branches distinctes, parce qu’il a davantage appro¬ fondi la complexité de l’union entre l’âme et le corps. La médecine, qui préserve l’équilibre corporel, reste, comme la jouissance d’ime existence sans peine, la condition souhaitée pour le meilleur exercice de l’esprit. Cepen¬ dant, de même qu’il n’a pas maîtrisé toutes les forces du feu, de l’eau et des astres. Descartes a bientôt reconnu que l’établissement d’une médecine scientifique deman-

h. Pr., 4, a. 188 : les Principes devraient comporter deux autres parties ; et préface, IX-2, 17 : Descartes ne se sent « point encore si vieil » qu’il n’ose .

I (

Cf.

envers les nommes », parce que les « ic5 estiment tous • ... de la peur... et enfin de la colère » ; a. 203.

l'amour d’autrui

409

Dérivée de l’admiration, la générosité s’accompagne aussi des mouvements caractéristiques de la joie et de l’amour û Car du Souverain Bien résultent, avec « nos plus grands contentements, ... le repos d’esprit et la satisfaction intérieure que sentent en eux-mêmes ceux qui savent qu’ils ne manquent jamais à faire leur mieux » K Et l’amour, portant, dans la générosité, à la fois sur l’objet de l’estime, le libre-arbitre, et sur le sujet qui en fait bon usage, engage également la volonté, qui s’unit avec ce qui lui apparaît comme un bien. Le libre-arbitre étant dévolu à chacun, la générosité est source d’amitié pour les autres ; « il n’y a point d'homme si imparfait qu’on ne puisse avoir pour lui une amitié très parfaite lorsqu’on pense qu’on en est aimé et qu’on a l’âme véritablement noble et généreuse » ■. Les généreux « n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes » Selon Descartes, l’amour de soi, bien compris, s’accorde natimellement avec l’amour des autres Celui-ci a pour base une des vérités premières de la morale, « qui est que, bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon dis¬ tincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul » ; chacun est par-

j. 7b., a. 160. k. A Christine, 20-11-1647, V, 85. l. Pas., a. 83, avec référence aux a. 154 et 156 sur la générosité. Cf. a. 79-80 sur la définition de l’amour comme union de volonté. L’a. 83 en distingue trois sortes : affection pour un objet inférieur, amitié pour un égal, dévotion pour Dieu, ou « pour son prince, pour son pays, pour sa ville, et même pour un homme » qu’on « estime beaucoup plus que soi ». L’amitié y tend : à Chanut, 1-2-1647, IV, 612. m. Pas., a. 156 : « ...et de mépriser son propre intérêt..., ils sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun ». n. A Elisabeth, 6-10-1645, IV, 316 : « Dieu a tellement établi l’ordre des choses, et conjoint les hommes ensemble d’une si étroite société, qu’encore que chacun rapportât tout à soi-même..., il ne laisserait point de s’employer ordinairement pour eux en tout ce qui serait de son pouvoir ». Cela suppose une nature, où les mœurs ne soient « point corrompues », mais exclut la vraie « charité », dont il a été question plus haut (ib., 309 : cette « pure affection pour autrui qu’on ne rapporte point à soi-même, c’est-à-dire... la vertu chrétienne qu’on nomme charité »).

410

DESCARTES

tie de runivers, de cette terre, puis « de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêt du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier ». Toutefois, le raisonnable prévaut : « car on aurait tort de s’exposer à un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n’aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver »°. La témé¬ rité est coupable, parce qu’elle « va au-delà des limites de la raison » p. Mais l’héroïsme véritable est vertueux : « en se considérant comme une partie du pubüc, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et même on ne craint pas d’exposer sa vie pour le service d’autrui » *1. Élisabeth ayant demandé comment évaluer en l’occur¬ rence notre mérite propre par rapport à celui de l’entou¬ rage, Descartes répond qu’il n’est pas nécessaire « d’être fort exact : il suffit de satisfaire à sa conscience, et on peut en cela donner beaucoup à son inclination » *■. Tout en distinguant soigneusement la charité chré¬ tienne « de cet amour naturel de soi qui s’élargit vers autrui, Descartes ajoute : « on est naturellement porté » a ce dévouement, « lorsqu’on connaît et qu’on aime Dieu comme il faut ; car alors, s’abandonnant du tout à sa volonté, on se dépouille de ses propres intérêts » *. La Reine de Suède ayant fait demander par l’ambassadeur

O. A Elisabeth, 15-9-1645, IV, 293. p. A Elisabeth, 3-11-1645, IV, 332.

15-9-1645, IV, 293 : « voire on voudrait perdre son 1-T-1647,'\v ^6°^^“’

^ Chanut,

r. A Elisabeth, 6-10-1645, IV, 316 : suit le passage cité ci-dessus emo^etat^df^^^>^'^ Dieu. Il s’agit donc d’une inclination naturelle, empreinte de fin^ite pour le salut du tout. De plus comme c’est hommef n ^ glorieuse, de faire du bien aux autres mmes ^ que de s en procurer à soi-même, aussi sont-ce les plus grandes âmes qm y ont le plus d’inclination... Il n’y a que les faibles bas^s qui s estiment plus qu’elles ne doivent » (ib. 3171 . yiïI-2, 112 : elle découle de l’amour pour Dieu en tant que celui-ci aune tous les hommes. * t. A Elisabeth, 15-9-1645, IV, 294.

l’amour de dieu

411

Chanut, « si la seule lumière naturelle nous enseigne à aiimer Dieu », le philosophe répond affirmativement, bien que son incommensurabilité nous empêche de nous joindre de volonté à toutes ses perfections, et que sa nature spirituelle semble exclure la passion, nourrie par l'imagination Pour justifier cet amour philosophique, et cependant capable de devenir, grâce à « une médita¬ tion fort attentive », la « plus forte » passion, qui nous ravit au plus haut point'', Descartes unit les vérités qu’avant même notre attachement aux autres, il pré¬ sentait à Élisabeth comme « celles qui sont le plus à notre usage » : « la principale » étant l’existence de Dieu, la morale du sommet de l’arbre plonge ici jusqu'aux racines de la métaphysique. La seconde vérité, encore comme dans les Méditations, « est la nature de notre âme », indépendante du corps : « plus noble », elle est « capable de jouir d’une infinité de contentements qui ne se trouvent point en cette vie » La troisième considère l’étendue indéfinie de l’univers, ce qui nous affranchit de l’anthropwDcentrisme, de la croyance « que cette terre est notre principale demeure, et cette vie notre meilleure », et de la vaine et présomptueuse spéculation sur les fins poursuivies par Dieu^. Or ces trois vérités se coordon¬ nent dans la lettre à Chanut sur l’amour : la grandeur de notre âme nous rapproche de Dieu, au point qu’en aspirant à une connaissance accrue jusqu’à l’infini nous pouvons souhaiter devenir dieux y. Mais il faut prendre « garde à l’infinité de sa puissance, par laquelle il a créé tant de choses, dont nous ne sommes que la moindre partie ; à l’étendue de sa providence, qui fait qu’il voit d’une seule pensée tout ce qui a été, qui est, qui sera, et

U. A Chanut, 1-2-1647, IV, 607 : aussi quelques philosophes pensentils que seule « la religion chrétienne », par « le mystère de l'Incar¬ nation », où Dieu se rend « semblable à nous » suscite notre amour pour Dieu. Descartes ne les suit pas, mais réserve aux théologiens la question de savoir si l'amour naturel pour Dieu est « méritoire sans la grâce » {ib., 608). V. Ib., 608. w. A Elisabeth, 15-9-1645, IV, 292. X. Ib.. 293. y. A Chanut, 1-2-1647, IV, 608.

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DESCARTES

qui saurait être ; à l’infaillibilité de ses décrets, qui, bien qu’ils ne troublent point notre libre-arbitre, ne peuvent néanmoins en aucune façon être changés ; et enfin, d’un côté à notre petitesse, et de l’autre, à la grandeur de toutes les choses créées » ^ : en rassemblant ainsi tout ce qui définit notre situation dans un univers immense, où tout est nécessairement prédéterminé. Descartes fait éclater l’extravagance, injuste et ingrate, de celui qui souhaite tenir la place de Dieu, alors que sans lui il ne serait rien. Notre connaissance augmente sans cesse, mais « par degrés », en fonction de notre finitude et le philosophe est déjà heureux d’être parvenu « à de telles connaissances ». La méditation de tout cela, pour être bien comprise envelopperait le rappel de ces autres thèses maîtresses : Dieu, créateur et des vérités dont la semence est en nous, riche de développements indéfinis, et des lois du mouvement qui diversifient ce monde sans bornes, tout en lui conservant sa permanence. « La toute-puissance de Dieu par laquelle il a non seulement coimu de tout éternité ce qui est ou qui peut être, mais il l’a aussi voulu » a préparé et prévu le fibre-arbitre de l’homme plus particulièrement créé à l’image de Dieu. L homme peut unir sa volonté à celle de Dieu, ou refuser

Z. Ib., 608-609 : la suite insiste sur la dépendance de toute la création à l’égard de la toute-puissance de Dieu, et l’inconvenance de la conception d’un monde fini, enfermé « en une boule ». Cf. Pr., ’ a. 1 . devant les perfections infinies de Dieu, « nous ne devons point craindre de faillir, en imaginant ses ouvrages trop grands, trop beaux, ou trop parfaits ». Cette considération de la création nourrit l’imagination et transforme en passion l’amour intellectuel ; (sur les sentiments de 1 ame seule, cf. Pr., 4, a. 190 et Pas., a. 79, 91, 92, 147 212). a. A Chanut, 1-2-1647, IV, 608 (« notre connaissance semble se pouvom accroître par degrés jusques à l’infini, et... celle de Dieu étant infime, elle est au but où vise la nôtre », d’où la tentation d’être comme dieux), et Méd., 3, IX, 37 : c’est au contraire . un argument... imperfeaion en ma connaissance..., qu’elle s’augmente par degrés » remniit^ Chanut, tb., 609 : « la méditation de toutes ces choses rempht un homme qui les entend bien d’une joie si extrême ; que ^ .injurieux et ingrat envers Dieu jusqu’à souhmter de tenir sa place, il pense déjà avoir assez vécu de ce que Dieu lui a fait la grâce de parvenir à de telles connaissances »

ordmation

Adivme u.

l’accord de notre libre-arbitre avec la pré^ vie

l’amour de dieu

413

de s'avouer son sujet, mais c'est une « très grande erreur », la volonté méconnaissant alors les limites de notre entendement. Au terme de cette méditation, le phi¬ losophe éprouve « une joie si extrême » qu’il adhère entièrement à la volonté de Dieu, et « l’aime si parfaite¬ ment, qu’il ne désire plus rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit faite » Ainsi la soumission aux événements qui ne dépendent pas de nous se transforme en accueil de ce que Dieu nous envoie expressément, l'union de notre volonté à la sienne étant amour®. La reconnaissance qu’en tout ce qui lui advient, l’homme n’a qu’un seul pouvoir : faire de son mieux, se retrouve au cœur de cette acceptation joyeuse. Au moment du doute, sans trancher entre « la fortune » et « l’ordre du monde », le Discours de la méthode conseil¬ lait de croire « qu’après que nous avons fait notre mieiLX, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible » f. La métaphysique, en mon¬ trant comment toute la création dépend constamment de Dieu, parfait donc immuable, ruine la « chimère » d’une « fortune » que nous pourrions tenter de faire tourner à notre avantage s. Contre ces « vains désirs », il faut associer et « la générosité » et « la réflexion sur la Providence divine » Mais la « fatalité » étant devenue d. A Chanut, ib., 609. e. A Elisabeth, 15-9-1645, IV, 291-292 : Dieu, de qui tout dépend, ses perfections infinies, sa toute-puissance, ses décrets infaillibles, « cela nous apprend à recevoir en bonne part toutes les choses qui nous arrivent, comme nous étant expressément envoyées de Dieu ; et parce que le vrai objet de l’amour est la perfection, lorsque nous élevons notre esprit à le considérer tel qu'il est, nous nous trouvons naturellement si enclins à l’aimer, que nous tirons même de la joie de nos afflictions, en pensant que sa volonté s’exécute en ce que nous les recevons ». f. D. M., 3, VI, 25. g. Pas., a. 145. Cf. à Elisabeth, 6-10-1645, IV, 316 : la prière demande ce que Dieu « a voulu de toute éternité être obtenu » par elle. Il serait « blâmable » de vouloir « qu’il change quelque chose en l’ordre établi de toute éternité par sa providence ». h. Pas., a. 145. Cette Providence est « comme une fatalité ou une nécessité immuable qu’il faut opposer à la fortune ». Mais Descartes parle encore parfois, pour le mépriser, de « ce qui est au pouvoir de la fortune » (Elisabeth, 15-10-1M5, IV, 292).

414

DESCARTES

Providence, nous devons collaborer avec elle, en cher¬ chant à augmenter notre connaissance pour agir au mieux. Descartes repousse également le choix irréfléchi, dans l’indifférence, qui reste en l’homme un pis-aller lié à l’ignorance S et l’argument paresseux qui nous laisse¬ rait « reposer sur la fatalité immuable de ce décret »K Changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde ne nous empêche nullement de tout faire d’abord pour nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. C’est seule¬ ment après que nous avons effectivement réalisé tout ce qui est en notre pouvoir (et l’optimisme cartésien ouvre au progrès des perspectives indéfinies), que nous devons être contents c’est-à-dire nous satisfaire de ne pas alors avoir davantage. Tout Descartes est dans cet équilibre : aimer la vie If, souhaiter sa prolongation, pour accroître encore notre connaissance, et ne pas craindre la mort, dans « l’espérance d’une seconde vie » >. L’amour de Dieu lui fait accepter la mort, mais toujours associée aux maux Et le philosophe conclut par cet aveu caractéristique : l’homme qui a médité toutes ces choses, « s’il ne refuse point les maux ou les afflictions, parce qu’elles lui vien¬ nent de la Providence divine, ... refuse encore moins tous les biens ou plaisirs licites dont il peut jouir en cette vie.

i. PcLS., a. 146 : « nous ne devons pas pour cela être indifférents à choisir ». Cette inversion par rapport à la liberté divine vient de la dissociation en l’honune de l’entendement fini et de la volonté infinie. j. Pas., a. 146. k. A Huygens, 10-10-1642, III, rééd., 798 ; Descartes est « de ceux qui aiment le plus la vie » (formule atténuée par Clerselier, A.T. III, 580). l. Méd., Abrégé, IX, 10. Cette perspective est la seconde vérité utile à la morale, de la lettre à Elisabeth, 15-9-1645, IV, 292. Mais sur 1 état de 1 âme après la mort, nous devons nous contenter de « conjecmTi645 ^^V '^333)

*

belles espérances » (à Elisabeth,

m. A Chanut, 1-2-1647, IV, 609 : « il ne craint plus ni la mort ni les douleurs, ni les disgrâces, parce qu’il sait que rien ne peut lui arriver, que ce que Dieu aura décrété ; et il aime tellement ce divin décret, il l’estime si juste et si nécessaire, il sait qu’il en doit si entièrement dépendre, que, même lorsqu’il en attend la mort ou quelqu autre mal, si par impossible il pouvait le changer, U n’en aurait pas la volonté ».

I l'amour de dieu

415

parce qu’ils en viennent aussi ; et les recevant avec joie, (sans avoir aucune crainte des maux, son amour le rend parfaitement heureux » Trois ans plus tard, le destinataire de ces lignes, Chanut, allait fermer les yeux de son ami. Toujours dési¬ reux d’ « avancer en la recherche de la vérité »°, Descartes, durant sa brève maladie, manifesta cependant sa soumission aux ordres de Dieu. Aussi Chanut se fit-il l’interprète de ses derniers moments, disant que « son ^mi se retirait content de la vie... et passionné pour aller yoir à découvert et posséder une vérité qu’il avait recherfchée toute sa vie » i n. Ib. (Il s’agit toujours de l’amour de Dieu). Mais il faut distinguer « le contentement de l’esprit » et les « faux plaisirs » (à Elisabeth, 18-8-1645, IV, 276-277). Et se demandant « s’il est mieux d’être gai et content, en imaginant les biens qu’on possède être plus grands et plus estimables qu’ils ne sont », ou connaître leur limite en ayant moins de joie. Descartes conclut (après avoir évoqué les plaisirs illusoires du vin et du tabac) ; « voyant que c’est une plus grande jperfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance » (6-10-1645, IV, 304-305). O. A Elisabeth. 9-10-1649, V, 430 : cf. Introduction, p. 7.

Date Due

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Dépôt légal : 3* trimestre 1971 IMPRIMERIE A. BONTEMPS - LIMOGES

B 1875 .R585

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fiwis. Genevieve.

010101 000 • >11111111111

B1875 .R585 t. 1 Rodis-Lewis, Geneviève. L'oeuvre de Descartes.

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A LA RECHERCHE DE LA

VERITE

Collection publiée sous la direction de

M. Georges DAVY Membre de l’Institut

André LALANDE Membre de l’Institut Professeur honoraire à la Sorbonne

LA RAISON ET LES NORMES ANDRÉ LALANDE PAR LUI-MÊME ♦ A.

PHILONENKO

Maître de Conférences à l’Université de Caen

L’ŒUVRE

DE

KANT

Maurice de GANDILLAC Professeur à la Sorbonne

LA SAGESSE DE PLOTIN

Pierre-Maxime SCHUHL Professeur à la Sorbonne

L’ŒUVRE DE PLATON Sf

André BRIDOUX Inspecteur Général de l’Instruction Publique

LE stoïcisme et SON INFLUENCE

Robert BLANCHE Professeur à la Faculté des Lettres de Toulouse

STRUCTURES INTELLECTUELLES RAISON ET DISCOURS IMPRIMERIE A. 80NTEMPS, LIMOGE}