Lucy: Une aventure scientifique (French Edition) 9782343221304, 2343221308

Janvier 1968, Michel Decobert, jeune cartographe, est recruté au CNRS alors que les laboratoires vont être paralysés par

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Lucy: Une aventure scientifique (French Edition)
 9782343221304, 2343221308

Table of contents :
PREMIERS PAS AU CNRS Le « chahut » de mai 68
CARTOGRAPHIE ET PRÉHISTOIRE Prémisses d’une carrière africaine
ADDIS-ABEBA Premier contact est-africain
LA VALLÉE DES PREMIERS HOMMES Un camp scientifique international
HONNEURS ET RECHERCHE Lucy ou Dinknesh d’origine
L’ENVERS DU DÉCOR Les plus vieux outils du monde
RETOUR EN ZONE DE GUERRE Derniers jours à Hadar
Épilogue
REMERCIEMENTS

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ISBN : 978-2-343-22130-4

24,50 €

Michel Decobert

Une aventure scientifique

Rue des Écoles / Récits

Photographie de quatrième de couverture : Jean-Marc Santarelli.

Lucy

Lucy

Michel Decobert, ingénieur retraité du CNRS, a été responsable d’un service de cartographie-Infographie. Conjointement, il a créé un service de carottages sédimentaires et de logistique, au bénéfice de la Communauté des Sciences de la Terre et de l’Environnement. Il a participé à diverses campagnes de carottages en mer à bord du Marion Dufresne. En 2009, il reçoit le Prix de la Coopération scientifique, au 8e Festival des Sciences et Technologies de la région PACA.

Michel Decobert

Une aventure scientifique

Rue des Écoles / Récits

Janvier 1968, Michel Decobert, jeune cartographe, est recruté au CNRS alors que les laboratoires vont être paralysés par les événements politiques. Novembre 1974, Maurice Taieb, Yves Coppens et Donald Johanson, annoncent à la presse internationale la découverte à Hadar, Éthiopie, d’une australopithèque de 3,2 millions d’années, « Lucy ». Michel Decobert participe à la cartographie de la zone de recherche et son initiation à l’étude d’outils lithiques lui permet d’identifier des galets aménagés vieux de 2,5 millions d’années. L’auteur raconte les péripéties vécues par les scientifiques, leurs méthodes différentes de travail sur fond de rivalités franco-américaines, mais aussi l’enthousiasme qui accompagne la quête des traces des plus anciens hominidés.

Préface de Maurice Taieb

Lucy Une aventure scientifique

Rue des Écoles Collection dirigée par Jérôme Martin La collection « Rue des Écoles » est dédiée à l’édition de travaux personnels, venus de tous horizons : historique, philosophique, politique, etc. Elle accueille également des œuvres de fiction (romans) et des textes autobiographiques. Déjà parus Auxietre (Jean-Michel), D’ils en îles… avec elle. Récit, 2021 Tillement (Pierre), Exil, 2021. Cathelin (Annie), Une vie de bleu et d’ocre, 2020. Gazon (Carole), Voyage vers l’au-delà, Alcool et malédiction, 2021. Boller (Bernard), Le trésor du Rhin ou le dit des Nibelungen, 2021. Mourgues (Hugo), Infirmier dans tous ses états, 2020. Bonnet (Frédérique), Savoir-vivre, 2020. Borgraeve (Jean-Marie), Desbois (Patrick), Irubetagoyena (Jean), Sorbé (Sylvie), Compostelle, troix voix, 2020 Aclinou (Paul), La cuvée, 2020. Onossian (Jean christian), À l'ouest d’Édesse, ou l'odyssée d'un enfant arménien, 2020. Djabar (Amel), Moi la Blédarde, 2020 Robin (Jean-Paul), Aigle Noir, 2020

 Ces douze derniers titres de la collection sont classés par ordre chronologique en commençant par le plus récent. La liste complète des parutions, avec une courte présentation du contenu des ouvrages, peut être consultée sur le site www.editions-harmattan.fr

Michel Decobert

LUCY Une aventure scientifique

Préface de Maurice Taieb

© L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-22130-4 EAN : 9782343221304

« Une science est comme une chose vivante qui peut et doit se modifier avec le temps… On ne finit pas de témoigner quelle qu’en soit la manière. » Marie-Henriette Alimen

PRÉFACE Par Maurice Taieb, « inventeur » du site de Lucy. Le 24 novembre 1974, l’International Afar Research Expedition (IARE1) dirigée par Maurice Taieb annonçait à la presse internationale la découverte en Éthiopie de Lucy (Australopithecus afarensis). Il s’agissait de 52 fragments d’ossements pré-humains fossilisés étalés sur une dizaine de mètres, le long de la pente d’une petite colline, que l’érosion avait dégagés d’un banc de sables consolidés contenant du zircon. Les études de la formation sédimentaire dite de Hadar des missions de reconnaissance précédentes et l’observation des minéraux de la gangue sableuse enveloppant les os de Lucy permirent de placer ce squelette, à 40 % complet, sur l’échelle stratigraphique et de lui donner un âge de 3 millions d’années. La découverte du premier fragment revint à mon guide afar, du nom de Dato aujourd’hui disparu et à Tom Gray, à l’époque étudiant américain en première année de thèse sur la paléofaune sous la direction de Donald Johanson, Cette équipe pluridisciplinaire a été officiellement mise en place en 1972 pour une durée de 5 ans, sous l’autorité du ministère de la Culture éthiopien et de l’Ambassade de France à Addis-Abeba. Les responsables scientifiques pour la géologie étaient Maurice Taieb (& John Kalb, 1972 & 1973) ; pour la paléontologie, Donald Johanson & Yves Coppens. Participaient également des spécialistes, de la micro et macrofaune de vertébrés, de l’industrie lithique, de la microflore dont les pollens, de la sédimentologie, de la radiochronologie, de la magnéto-stratigraphie, ainsi que de la cartographie et topographie.

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PRÉFACE

anthropologue, chercheur au Cleveland Museum of Natural History. Toutes les découvertes sur nos origines anciennes éthiopiennes et particulièrement celles, très nombreuses, de la vallée de l’Awash dans la dépression de l’Afar au pied des plateaux éthiopiens ; celles de Mille-Gueraru, de Dikika, du Middle Awash, de Chorora, de Melka Kunture, ainsi que de Konso ou de l’Omo au sud de l’Éthiopie, n’ont été possibles qu’avec la participation de nombreux acteurs sur le terrain et en laboratoire. Mais revenons cinq ans avant la découverte, au moment où la recherche s’était arrêtée pour la plupart des chercheurs durant ce que l’on a appelé « les événements de mai 1968 ». J’ai connu Michel Decobert au Laboratoire de Géologie du Quaternaire (LGQ) du CNRS, à Bellevue Meudon, dès les premiers jours de janvier de cette même année. Il venait d’être engagé en tant que cartographe au CNRS, il raconte toute l’effervescence qui régnait à cette période dans les laboratoires de cet organisme. Notre patronne, mademoiselle Marie-Henriette Alimen, lui confia aussitôt la finalisation cartographique de la carte du Quaternaire de l’Afrique du Nord dessinée à l’échelle du 1/2 000 000. Parallèlement à ce travail, elle incita Michel à entreprendre l’étude des outils taillés du Sahara et leurs dessins lithiques, sur lesquels il s’évertuait à bien faire ressortir les bulbes de taille, en particulier les galets aménagés en quartzite dits chopping tools des terrasses Quaternaire du Pléistocène inférieur de la vallée de la Saouira au Sahara algérien. Il s’intéressait déjà à mes recherches en Afrique orientale et je lui fournissais des minutes cartographiques et des profils géologiques, afin qu’il établisse des documents propres à la publication. Mais il dut rapidement se familiariser avec la géologie en

PRÉFACE

coupes stratigraphiques détaillées, qu’il côtoiera durant une activité au CNRS de 45 ans et au-delà. Immédiatement, la confiance s’est établie entre nous. J’ai senti son sérieux, son engagement et son dévouement à la collectivité scientifique. En 1974, alors que je prépare ma campagne de terrain dans la basse vallée de l’Awash en Éthiopie, je lui annonce que j’ai ajouté son nom à la liste des participants de la troisième campagne de terrain de l’IARE, que je soumets chaque année aux autorités éthiopiennes pour l’obtention du permis de recherche. Je savais que Michel, ayant vécu jeune en Afrique du Nord, s’adapterait rapidement à la chaleur du désert et s’intégrerait aisément, tant à l’équipe que parmi les populations semi-nomades de l’Afar, ce qu’il fit. Plus techniquement, je ne doutais pas de sa contribution cartographique. Grâce à ses récentes études de topographe à l’École nationale des sciences géographiques de l’Institut Géographique National (IGN), il allait apporter une aide sérieuse à l’équipe française. L’établissement de cartes et de profils archéologiques détaillés des sites paléontologiques et à Hominidés serait nécessaire. En outre, ces derniers travaux devaient être corrélés en s’appuyant sur les niveaux repères géologiquement bien identifiés dans des paléovallées comblées de galets, preuves de torrents entaillant les escarpements occidentaux des plateaux éthiopiens. Sa formation au laboratoire sur l’étude de la taille des industries lithiques lui permettra à l’occasion d’un de ses levers topographiques de la rivière asséchée du Gona, proche du site de Lucy, d’identifier les plus vieux outils taillés connus à cette époque et d’en alerter les spécialistes de la discipline. Puis, en collaboration avec Pierre Planques, ingénieur à l’IGN, il effectuera le lever du site

PRÉFACE

de Lucy et la carte topographique et géologique au 1/10 000 de la région fossilifère de Hadar. En 2014, lors de l’inauguration de la nouvelle galerie paléontologique et préhistorique au Musée national d’Éthiopie, à laquelle je fus officiellement invité, Mme Brigitte Collet, Ambassadrice de France à AddisAbeba, a déclaré que « grâce à la recherche scientifique en Éthiopie sur l’évolution des Hominidés, Lucy était une découverte majeure du XXe siècle, confirmant que notre ancêtre commun était africain. » Michel Decobert raconte ici les anecdotes d’une aventure scientifique, de sa contribution et de l’ambiance exaltée sur le terrain de l’histoire de la découverte de Lucy, qu’il nous fait vivre avec un certain suspense qui accroche.

PREMIERS PAS AU CNRS Le « chahut » de mai 68 Le train venant de Paris-Montparnasse s’immobilise un instant à la station Bellevue. Un pâle soleil d’hiver tente sans succès d’infiltrer la brume glaciale et pénétrante. Le col de mon manteau relevé et mon écharpe ajustée au ras du nez, je m’engage dans le souterrain qui accède à la rue Pierre Wacquant. Le bar où j’ai un rendez-vous fixé par Christiane Potier, une amie de ma famille, se situe au bout de la rue. J’ai de précieuses minutes d’avance pour compléter mon petit déjeuner pris sur le pouce à l’aube, qui est déjà de l’histoire ancienne. Je pousse la porte embuée de l’établissement d’où s’échappe une agréable odeur de café. Les rais de lumière des spots transportent les volutes de fumée des cigarettes, qu’un souffle d’air contrarie par instants. Les gens semblent tous se connaître et conversent dans une cacophonie bruyante. Au-dessus de l'accès aux cuisines, une vieille pendule murale publicitaire vantant une boisson d’avant-guerre indique 8 heures. Je prends place sur le seul haut tabouret libre près du bar. L’homme derrière son comptoir essuie sa vaisselle tout en participant joyeusement aux discussions des clients. – Bonjour, s’il vous plaît, je voudrais un café et deux croissants. Il prépare la commande en me dévisageant comme lorsqu’on pense reconnaître une personne. Il pose la tasse et les viennoiseries devant moi et m’interroge :

LUCY, UNE AVENTURE SCIENTIFIQUE

– Vous allez travailler aussi chez les scientifiques de la maison d’en face ? pointant son pouce vers la façade au drapeau tricolore qui bat au vent, il m’avance la corbeille de croissants. – Au CNRS, vous voulez dire ? Il acquiesce de la tête. – J’ai un rendez-vous d’embauche aujourd’hui, comment avez-vous deviné ? dis-je un peu étonné de sa perspicacité. Il saisit un papier sur une étagère, appuie ses deux coudes sur le zinc puis consulte le texte écrit en lettres bien rondes. – Vous êtes Michel Decobert ? D’un réflexe, je confirme mon identité de la tête, complètement médusé. Il pose sa feuille sur le bar et me tend la main. – Salut, moi c’est Jacky, patron du café. – Enchanté, je suis bien Michel, dis-je en serrant une poignée solide. Puis ayant repris son message, il continue à lire : – … Et je dois vous « chouchouter » en attendant Françoise, il lève la tête vers la pendule. –… Qui ne devrait d’ailleurs plus tarder. Pendant qu’il sert d’autres consommateurs, je reste perplexe sur mon rendez-vous avec une Françoise parfaitement inconnue au lieu de Christiane que j’attendais. Je médite encore, lorsque le patron s’approche de moi et m’incite de la tête à regarder la personne qui entre. – Tiens ! Pile à l’heure. Comme promis Françoise, je l’ai choyé ton copain. Tu veux un grand café comme d’hab ? lance-t-il en élevant la voix, ce qui a pour effet de baisser le niveau du brouhaha de la salle. 14

PREMIERS PAS AU CNRS

Quelques clients me dévisagent, dont l’un entraîné par un autre lâche une boutade. – Eh ! Françoise, alors comme ça, tu fais attendre tes rendez-vous ? – Ne soyez pas ridicules, le jour où j’en aurais un vous serez les premiers informés, répond-elle ironiquement en se tournant vers moi légèrement agacée. Étonnés et vexés de cette repartie délibérément adaptée au niveau de leur réflexion, ils retournent penauds à leurs pronostics habituels de turfistes, tandis que je descends de mon tabouret. – Ah, ceux-là ! Ils sont très gentils, mais ne savent pas se tenir. Bonjour, j’espère que vous n’êtes pas offusqué, s’inquiète-t-elle en enlevant son gant pour me serrer la main. – Bien sûr que non. Je viens de passer seize mois dans l’armée, on y apprend à se « blinder ». – Je me présente, Françoise Hivernel. Je suis une collègue de Christiane Potier qui m’a chargée de vous recevoir. Elle arrivera un peu plus tard. – Il semble que je sois au milieu d’une sorte de famille ? – Le centre n’est pas si grand, et la plupart de ces gens travaillent dans d’autres laboratoires que le mien. Christiane vous présentera aux nôtres dans un moment. Françoise est une élégante jeune femme rayonnante de gaieté. Elle est de taille moyenne, très mince avec les cheveux frisés, et sa silhouette révèle un certain chic. Le large col de son manteau rouge, très distingué, est relevé sur ses oreilles et une longue écharpe blanche en fait plusieurs fois le tour. Les mains dans les poches, elle tape légèrement ses bottines sur le sol, tentant de réchauffer ses pieds en attendant son café. Puis, s’apercevant 15

LUCY, UNE AVENTURE SCIENTIFIQUE

certainement que son charme ne me laisse pas indifférent, elle décide d’engager une conversation plus professionnelle. Jacky, que tout le monde appelle « Kiki », fait doucement glisser la tasse sur le bar et ma gracieuse guide la porte aussitôt à ses lèvres du bout des doigts. Elle tient délicatement la soucoupe de la main gauche, sans y reposer sa tasse après chaque petite gorgée de café, des gestes qui révèlent le naturel de son éducation bourgeoise. La mienne m’incite à demander l’addition au patron, qui s’est rapproché. – Non, aujourd’hui c’est moi qui régale pour fêter votre arrivée chez les scientifiques, mais je ne ferai pas cela tous les matins, hein ? Je remercie vivement Kiki. Sa bonhomie naturelle me laisse présager d’excellents rapports. La porte de l’établissement franchie, un petit vent froid nous force à presser le pas en traversant la rue Marcel Allégot. Je découvre l’entrée principale du CNRS et ses lourdes grilles imposantes donnant sur la place Aristide Briand, où des dizaines d’oiseaux piaillent sur les arbres dénudés. Passé le haut portail, nous longeons un vieux bâtiment où flotte un drapeau qui déploie ses couleurs nationales au gré des souffles d'air. Au pied d’un escalier assez raide, Françoise m’indique les locaux de l’étage. – À gauche, c’est le service de palynologie 1 , une annexe du laboratoire de géologie à flanc de colline un peu plus bas. Deux chercheuses et un ingénieur y travaillent : Raymonde Bonnefille, Françoise Beucher et Guy Riollet. Je ne vous présente pas, car par correction, vous devez auparavant rencontrer mademoiselle Alimen, la directrice. La porte de droite mène à l’imprimerie, où nous faisons reproduire la plupart des thèses et autres documents. 1

La palynologie est l’étude de grains de pollen actuels et fossiles. 16

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Passé un haut porche en béton supportant des laboratoires et une cantine apparaît une superbe bâtisse blanche d’une architecture du XIXe siècle. Deux énormes vases de Chine ornés de bleu sur fond clair bordent l’escalier de l’entrée principale. J’apprends par Françoise que cette construction est appelée, depuis l’origine, pavillon de Bellevue 1 . Elle fut édifiée sur un ancien domaine de Madame de Pompadour. Cette demeure abrita une école de danse dirigée par Isadora Duncan, une danseuse américaine qui mourut en 1927, étranglée par sa longue écharpe happée par une roue arrière de son automobile. Un hôpital fut installé en 1917 dans ce bâtiment aristocratique, et, de nos jours, il héberge toute l’administration du CNRS du groupe des laboratoires de Bellevue. Je regrette aussitôt la proximité de façades bétonnées, masquant et étouffant littéralement une architecture de maître. Je suis étonné qu’on ait pu autoriser sans état d’âme ces constructions parasites épouvantables, même pour les besoins de la recherche scientifique. Je me mets à imaginer la tête de son architecte découvrant cette horreur2. Contournant le pavillon par la gauche, nous empruntons les premières marches d’un escalier assez raide descendant vers mon nouveau lieu professionnel. De cet endroit, j’ai une vision globale sur Paris, où quelques monuments et hauts immeubles émergent de la brume matinale. Au pied de la butte de Bellevue coule la Seine, où les ateliers de Renault-Billancourt s’étalent dans le 1

Le pavillon de Bellevue devint l’Office National des Recherches et Inventions en 1919, puis le CNRS dès 1939. 2 L’âme de l’architecte est aujourd’hui rassurée. La construction en béton démolie, chacun peut admirer depuis 2016 « Le pavillon de Bellevue » depuis l’entrée du CNRS. 17

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lointain sur l’île Seguin. À une terrasse inférieure, je découvre entre deux bâtiments un espace rectangulaire de pelouse bien entretenue planté d’un arbre au centre. Une dépendance de même style que le pavillon de Bellevue, fait face à une construction préfabriquée, opposant violemment deux architectures. Françoise se dirige vers la structure bétonnée et me précède pour ouvrir une porte encore blanche, dont la moitié supérieure encadre des carreaux de verre à petits bois intercalés. –Voilà votre nouveau domaine, le LGQ, me dit-elle m’invitant à entrer. – LGQ ? – Ah ! Pardon, cela signifie Laboratoire de Géologie du Quaternaire. Dans ce labo, on est plutôt spécialisé dans l’étude de l’ère géologique quaternaire. Cette période est généralement associée à l’apparition de l’Homme, c’est pourquoi mademoiselle Alimen va certainement vous demander de dessiner des pierres taillées par nos ancêtres de la préhistoire. – Et ça sert à quoi de dessiner des cailloux taillés ? disje dubitatif, en m’engageant dans un couloir mal éclairé. – Des « pierres », Michel, on doit dire des pierres à partir du moment où elles sont taillées par l’Homme. Faites attention, Mademoiselle y tient beaucoup. On peut aussi dire industries lithiques1. Françoise referme la porte d’entrée et poursuit : – On verra cet aspect archéologique un peu plus tard, pour l’instant je vais vous accompagner au bureau de Christiane qui devrait vous installer à la place qu’elle libère. Les murs du couloir sont construits en fines cloisons de 1

Industries lithiques : ensemble des vestiges préhistoriques réalisés en pierre transformés intentionnellement par les humains. 18

PREMIERS PAS AU CNRS

plâtre, surmontées à mi-hauteur de panneaux de verre opaque. Françoise pousse le battant d’une porte tierce vitrée sur la partie supérieure. Je découvre une pièce rectangulaire d’environ quinze mètres carrés. J’entre plus franchement et je repère une hotte de laboratoire au-dessus d’une paillasse en carreaux de céramique blancs. Sa fonction d’origine a été convertie en espace de rangement de dossiers de toutes sortes. En arrière d’une table à dessin, qui semble-t-il deviendra la mienne, une jeune femme brune se lève de derrière un bureau pour me saluer. – Bonjour, je suis Nicole P., et nous allons partager dans la même pièce, précise-t-elle souriante en me serrant la main. – Vous êtes aussi dessinatrice ? – Non du tout, je travaille en sédimentologie, mais nous manquons de place et il faut bien s’arranger. De stature moyenne aux cheveux noirs, Nicole est une femme agréable et prévenante. Je remarque tout de suite ses nattes qu'elle a enroulées à la manière d’une serveuse de brasserie bavaroise, à qui il manquerait le costume traditionnel. C’est la seule ressemblance, car Nicole est plutôt mince sans trop de poitrine. Je ne relève pas le mot « sédimentologie », l’assimilant de façon imprécise à l’étude de la géologie, me disant que j’ai bien le temps de paraître un âne dans ce milieu de chercheurs. Soudain, Christiane apparaît, essoufflée, à la porte. Françoise a joué son rôle en me récupérant au bar et peut maintenant passer le relais à sa collègue. Je dois normalement la remplacer durant ses douze mois d’année sabbatique. Du moins le pensé-je. – Bonjour. Ah ! Je vois que Françoise a pu t’accrocher au passage constate-t-elle ravie. Puis se tournant vers mon guide, elle ajoute : 19

LUCY, UNE AVENTURE SCIENTIFIQUE

– Tu l’as trouvé où, avec tous les messages que tu as laissés un peu partout en cas qu’il se perde ? Encore étudiant, j’avais rencontré Christiane à deux ou trois reprises avec son mari, un collègue de mon père, à l’occasion de fêtes organisées dans leur organisme. Je retrouve une très belle femme, telle que dans mes souvenirs. – Comme entendu au bar chez Jacky, répond Françoise. Il était bien sage devant un café et des croissants. Mais tu exagères, je n’ai pas laissé de messages partout, rétorquet-elle d’un sourire gêné et les joues rougissantes d’embarras. J’ai la nette impression d’être l’attraction du jour et d’être déjà connu des agents du laboratoire, et la jolie dessinatrice que je dois remplacer a déjà détaillé ma biographie. Quelques-unes de ses affaires subsistent sur le coin de la table à dessin et elle s’empresse de les ranger dans son grand cabas porté en bandoulière. – Voici ta table et le domaine que tu partageras avec Nicole, précise-t-elle. Elle m’explique qu’elle est venue spécialement pour me recevoir avant de s’envoler vers les terres du Sénégal dans le courant de la semaine. La réelle « passation de pouvoirs » doit s’effectuer dans le bureau de la directrice, où ma charmante voyageuse m’entraîne. Au passage, je suis présenté à plusieurs de ses collègues et elle en profite pour faire ses adieux. La porte de la direction est du même style que les autres, mais les deux vitres sont recouvertes d’un fin voilage. Discrètement, je la devine assise, penchée sur sa table, assidue. Aux deux petits coups légers frappés sur le verre de la porte du bout des ongles de mon guide, j’entends distinctement une réponse aiguë invitant à entrer. 20

PREMIERS PAS AU CNRS

– Bonjour, Mademoiselle, je viens vous dire au revoir avant mon départ pour Dakar et voici Michel Decobert, que vous attendez, qui est censé garder ma place durant mon congé sabbatique d’un an. J’ai profité de mes adieux aux collègues pour le présenter. Voilà, comme cela, il connaît déjà une partie du personnel. Marie-Henriette Alimen, que chacun au CNRS appelle respectueusement « Mademoiselle », a été la première femme directrice d’un laboratoire de géologie du CNRS. Je suis très étonné par son aspect « bonne grand-mère » aux cheveux blancs, ce qui me rassure immédiatement. Pourtant, cette image ne correspond pas à l’idée que je me fais d’une scientifique des plus éminentes. Plutôt petite et assez frêle, elle porte une robe mi-longue de couleur beige avec des chaussures basses à lacets assortis à l’ensemble, lui donnant une certaine élégance. Elle s’avance vers moi pour me saluer et je saisis une main fragile que je n’ose trop serrer. – Bonjour, mademoiselle Alimen, je prononce son nom pour la première fois. – Bonjour, permettez-moi de dire Michel. Ici, chacun se nomme par le prénom. En ce qui me concerne, « Mademoiselle » suffira, si vous le voulez bien. Voilà, je pense que Christiane vous a montré votre bureau et tracé les grandes lignes de ce que nous attendons de vous dans ce laboratoire ? – Oui, Mademoiselle, enfin, je suppose que vous voudrez bien me préciser mes fonctions. – Nous allons voir cela dans le détail, mais ne retenons pas notre voyageuse qui a ses bagages à terminer pour son départ au Sénégal. – Je peux donc maintenant officiellement devant vous, lui remettre les clés du royaume, plaisante mon 21

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accompagnatrice avec un adorable sourire. Comme au Moyen Âge, elle place un trousseau de clés sur une chemise cartonnée jaune en guise de plateau d’or, mimant la remise des clés de la ville, tels les six bourgeois de Calais, en m’invitant solennellement à les saisir. Par ce geste, je suppose que mon embauche ne sera qu’une formalité administrative. – Je ne vous connaissais pas si protocolaire, réplique Mademoiselle, esquissant un sourire complice. Christiane, que plus rien ne retient, fait ses adieux et exprime les politesses d’usage, puis s’éclipse pour ses prochaines aventures africaines. Entre autres de mes réalisations cartographiques que je présente à ma future patronne, elle semble très sensible à mes planches calligraphiques – des dessins de caractères d’imprimerie – réalisées à la main durant mes études. Une demi-heure plus tard, elle accepte de me signer une période d’essai d’une année au CNRS. – Je vous souhaite la bienvenue parmi nous, déclare-telle en me tendant le formulaire signé. J’espère que nous pourrons accomplir du bon travail ensemble. Sans perdre de temps, elle me décrit rapidement mes fonctions. Elle m’invite à l’achèvement de la carte du Quaternaire de l’Afrique du Nord au 1/2 000 000 sur laquelle devront être reportés les différents sites paléolithiques connus. – Parallèlement à cet important travail de cartographie, Françoise vous enseignera les règles du dessin des pierres taillées. Bien que ce soit un peu éloigné de votre spécialité, je serais très heureuse que vous puissiez y parvenir. Elle cherche un dossier sur son bureau et me montre quelques exemples de dessins exécutés par un naturaliste 22

PREMIERS PAS AU CNRS

au sein du CNRS. Les traits esquissés d’une façon très précise présentent une pierre plus haute que large, portant la trace d’une série d’enlèvements de matière sur son pourtour supérieur, créant le tranchant de l’outil préhistorique. – Cette pierre est un hachereau, qui a été taillé par l’Homme en Algérie, il y a environ un million d’années. Je sais qu’il va vous falloir beaucoup de courage pour apprendre à dessiner de tels outils. Ce sera long, mais Françoise est une excellente formatrice. – Je souhaite être à la hauteur de cette première fonction au laboratoire, Mademoiselle. Elle s’inquiète encore de mon installation et me renseigne sur les procédures administratives pour la régularisation de mon dossier d’embauche. Elle m’invite à passer au secrétariat pour en parler à Odette Bouhey, qui pourra me prodiguer de précieux conseils. Puis elle prend congé, arguant de l’urgence de la rédaction d’un article scientifique, mais m’assure de sa visite dans mon nouveau domaine. Odette, une jeune femme blonde, de taille élancée, au ventre arrondi par une prochaine naissance, s’inquiète aussitôt de ma régularisation d’embauche et décroche le téléphone. Sa voix est douce et agréable, mais je sens une certaine irritation envers la bureaucratie locale. Durant les mois qui suivent, Françoise me prend sous sa gracieuse aile enseignante quelques heures par semaine. Elle m’apprend en particulier les fondamentaux de la pierre taillée, en préparant une maîtrise sur les industries lithiques et autres réalisations de la préhistoire. Documentaliste est sa fonction principale, mais elle participe à certaines campagnes de terrain en Éthiopie avec Jean et Nicole Chavaillon, tous deux paléontologues 23

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préhistoriens au laboratoire. Il me faudra six mois d’efforts, interrompus, il est vrai, de grèves nationales, comme nous le verrons plus loin, pour assimiler laborieusement l’essentiel des méthodes de taille des industries lithiques étudiées au laboratoire. C’est une des conditions pour espérer ébaucher le dessin de ma première pierre. Peu à peu, les mots « nucléus », « ébauche », « enlèvement » ou « éclat » entrent dans mon vocabulaire. Je découvre les difficultés des différentes façons de représentation de la taille de ces pièces. J’ai bien compris que dessiner l’outil préhistorique n’est possible qu’après avoir maîtrisé l'étude des frappes du tailleur sur le caillou. Indiquer par le trait le savoir-faire du Préhistorique, n’est pas chose facile pour le jeune cartographe que je suis. Finalement, avec ma persévérance et une grande patience de Françoise, elle m’autorise enfin à reproduire des croquis d’« industries lithiques » qui devront faire l’objet d’une publication. Je m’évertue à représenter des bifaces1 du nord de l’Afrique, en rappelant périodiquement que j’ai plutôt fait des études de cartographe. Françoise et Mademoiselle, s’obstinent néanmoins à être bienveillantes à mon égard sur la qualité de mes dessins, et m’encouragent à chaque occasion. – Persévérez Michel, il vous faut persister, ce que vous faites n’est pas mal du tout, aime à dire ma directrice, en venant s’accouder à ma table. Pourtant, il faut se rendre à l’évidence, malgré ma bonne volonté, reproduire des planches de bifaces n’est pas franchement mon « truc ». Certains collègues perçoivent bien ma nostalgie des travaux en rapport avec 1

En forme de poire ou de truelle, le biface présente généralement une symétrie bilatérale et éventuellement une symétrie bifaciale. Il est l’un des outils principaux et des plus anciens de l’Humanité. 24

PREMIERS PAS AU CNRS

ma formation, très éloignée du dessin de cailloux, fussentils des pierres taillées par l’Homme de la préhistoire. Parallèlement à mon travail de base, les chercheurs du laboratoire m’apportent leurs levers géologiques à mettre au propre. Ces travaux illustreront la plupart de leurs thèses d’État en cours d’élaboration. Quelque part, ils me sauvent un peu la mise, et je reprends progressivement mes fonctions de cartographe. Dès lors, le chantier « dessin d’industries lithiques » périclite, car je n’ai bientôt plus le temps de m’y consacrer. Mademoiselle Alimen, pragmatique, considérant l’ensemble de ma charge de travail, la finalisation de la carte de l’Afrique du Nord et les divers schémas que je fais, renonce à me confier les dessins d’outils taillés préhistoriques. Les clients du Paléolithique au laboratoire se retournent alors vers leurs habituels illustrateurs naturalistes ou, pour certains, tels Nicole et Jean Chavaillon, reprennent leurs plumes qu’ils n’avaient pas vraiment délaissées, pour les exécuter eux-mêmes. Tout va pour le mieux. Mais brusquement, des revendications populaires trop longtemps étouffées semblent émerger un peu partout en France. Bien des années plus tard, je m’en souviens encore.

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Dès le mois d’avril de l’année 1968, des événements importants vont changer la vie de bon nombre de Français, dont la mienne. Au CNRS de Bellevue, le brouhaha politique prend principalement naissance dans les ateliers des services généraux, de mécanique et de menuiserie. Très rapidement, certains intellectuels de gauche montent au créneau et commencent avec les divers militants syndicalistes – qui ne manquent pas à Bellevue –, à organiser des réunions syndicales. Déjà, le 22 mars, René Risiel se fait connaître en organisant l’occupation de l’université de Nanterre. Une des revendications 1 du mouvement étudiant est le droit d’accès des garçons aux résidences des filles. L’ampleur des événements s’accroît au début du mois de mai, avec la généralisation de puissantes manifestations d’étudiants. Les premières barricades s’élèvent au Quartier latin, faites de grilles prélevées aux pieds des arbres, de pavés extraits des chaussées ou de mobilier urbain. Les premiers affrontements entre étudiants et gardes mobiles éclatent, à coups de pavés d’un côté et de bombes lacrymogènes de l’autre. La violence évolue si gravement qu’elle décontenance la police. Des grèves ouvrières commencent à paralyser le pays. C’est la « chienlit », dit le général de Gaulle, président de la République. Chez Jacky, le « bar d’en face » du CNRS, ça ne désemplit pas depuis plusieurs jours, y compris les week-ends. Disons que le café matinal s’éternise de façon continue, avec toutefois quelques instants d’activité professionnelle. Seuls les chercheurs devant bientôt présenter leur thèse poursuivent assidûment leurs travaux. Chaque occasion est bonne pour certains d’aller défendre leurs idées politiques lors de réunions du 1

À la tête de ce mouvement, Daniel Cohn-Bendit devient le symbole de la remise en cause de l’autoritarisme. 26

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personnel ou devant un ballon de vin sur le zinc. Les chefs de service ont de plus en plus de mal à tenir un planning ; certains d’entre eux inciteraient plutôt leurs subalternes à la grève. Presque quotidiennement, les agents sont invités à se rendre à une assemblée syndicale. Suivant les cas, elle est nommée « assemblée générale » ou « réunion intersyndicale ». N’étant pas syndiqué, en toute logique, je ne m'y sens pas à ma place ; pourtant, certains meneurs syndicaux ne manquent pas de ratisser large et jouent les voitures-balais dans les bureaux. – Mais je ne peux pas m’y rendre, c’est une intersyndicale, pas une assemblée générale, et je ne suis pas syndiqué. – Bah ! Tout ça, c’est que des mots1, ce qui compte, c’est de se battre contre le mandarinat et l’impérialisme2, insistent-ils. Puisque j’y suis invité, j’irai voir de plus près ce que des gens ont à proposer ainsi que les comportements des collègues. Toutes les réunions importantes ont lieu dans la vaste nouvelle cantine récemment construite. Pour y accéder, nous sommes obligés de traverser un hall d’entrée où les diverses informations syndicales sont affichées. Cette fois, le vote sur la prolongation ou non de la grève est à l’ordre du jour. En attendant que la double porte de la salle soit ouverte, j’entends des collègues expliquer que les heures chômées seront retenues sur le salaire, d’autres assurent le contraire. Plus loin, quelques-uns s’énervent, scandant que la grève a assez duré et qu’il n’est pas normal de prendre les travailleurs en otages. Bien entendu, 1

Prononcé par Georges Marchais, lors d’une interview télévisée avec Jean-Pierre Elkabbach, où celui-ci rappelait à son interlocuteur qu’il avait dit le contraire lors d’une interview précédente. 2 Sous-entendu, aussi contre l’impérialisme américain au Vietnam. 27

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ces dernières idées ne représentent pas celles de la majorité. Dans la salle, je remarque immédiatement quelques syndiqués savamment répartis jouant le rôle de « claque ». Dès qu’un de leurs chefs dit une phrase, même insignifiante, aussitôt fusent les applaudissements des « disciples ». Tout ça sent la combine et commence à m’agacer. Dans l’ensemble, je comprends bien, à l'instar de beaucoup de Français, que ce mécontentement populaire est indéniablement justifié. Sauf que les partis politiques de l’opposition, secondés par les syndicats sympathisants, ont une trop fâcheuse tendance à nous conter des histoires au profit de leurs idéologies. Comme prévu, un vote est proposé pour ou contre la poursuite de la grève. Au passage, j’enregistre la méthode toute « professionnelle », dont des responsables syndicaux usent pour instaurer le vote à main levée, qui ne m’inspire qu’une confiance limitée. Ils sont aidés d’un fort soutien de la claque, où transparaissent des gestes de grande théâtralité. Du beau travail. Cependant ce jour-là, allez savoir pourquoi, je ne suis pas d’humeur à avaler les couleuvres des polichinelles de la combine, ni de qui que ce soit d’autre d’ailleurs. – Celles et ceux qui veulent arrêter la grève lèvent la main, enchaîne un responsable syndical que je connais bien. J'ose élever la mienne, me doutant que mes idées ne risquent pas d’être à la mode. Avec les sifflements venus de la « baignoire du théâtre », il me faut bien constater que je suis le seul avec le bras en l'air. J’ai beau chercher de tous côtés, aucun autre ne dépasse les têtes tournées vers moi. Commence alors l’attaque en règle. Les huées réprobatrices des disciples sont à peine diminuées par le leader du syndicat, qui fait mine de calmer ses ouailles. 28

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– Le camarade Decobert va nous expliquer la raison de son vote isolé, ironise-t-il, certain de l’effet qu’il fera sur sa « bergerie ». Je sais fort bien que je ne suis pas oralement aussi habile que mon interlocuteur cégétiste qui, après des formations syndicales, utilise aisément les mots qui font mouche. Cependant, j’ai les vérités d’un jeune homme de vingt-et-un ans qui compte bien ne pas se laisser embrigader, au risque de passer pour un briseur de grève. Encore stagiaire, je travaille depuis à peine une centaine de jours pour un mince salaire, et je vais fonder une famille avec un premier enfant attendu pour octobre. Ce n’est donc pas une salle en délire, politiquement complètement noyautée, qui va modifier mes intimes convictions et le sens de mes nouvelles responsabilités. – Un, je ne suis pas votre « camarade », seulement votre collègue. Deux, je n’ai pas envie de vous expliquer quoi que ce soit. Néanmoins, je suis assez grand pour prendre mes décisions ! Ma réponse est livrée dans un climat que je sens hostile, ponctuée de coups de sifflet de la claque qui me révoltent. J’ajoute aussitôt : – Et les sifflets des « toutous » syndiqués ne changeront rien au fait que plusieurs personnes étaient farouchement contre la grève en entrant dans cette salle ! Puis j’exprime ma surprise de me retrouver seul, comme si certains n’avaient pas le courage de leurs opinions. Volontairement, j’utilise le vouvoiement afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté dans nos rapports, malgré le tutoiement très « camarade Brejnev » devenu subitement à la mode en toutes circonstances, en ces temps de « chienlit » généralisée. Progressivement, je vois sept autres mains se lever. Allez, je sais bien que le nombre aurait dû être plus important, mais sept est un bon chiffre. 29

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Je suis certain que ces dernières phalanges courageuses se sentent déjà mieux dans leur peau. La poursuite de la grève est malgré tout votée à la majorité des mains en l’air, comme ça le sera dans la plupart des assemblées ou réunions de toutes sortes, durant cette période dite plus tard « mai 68 ». Quoi, les syndicats des travailleurs soutenus par les partis politiques de l’opposition ont-ils peur d’une élection à bulletins secrets ? Est-ce si compliqué de mettre des bouts de papier dans une boîte servant d’urne ? Oui, il faut que notre société change, mais pas à coups de bâton dans un sens ou dans l’autre. Pas avec une claque proche d'une milice et poussant des hurlements à chaque opinion émise différente de la leur. J’ai la nette impression que notre démocratie bat de l’aile. On vante un peu partout une très hypothétique politique ayant des relents d’Allemagne de l’Est et de tout ce qui se trouve derrière le rideau de fer1. Le CNRS de Bellevue étant construit à flanc de colline, un passage souterrain a été creusé à la partie basse des laboratoires. En bout de galerie, un ascenseur permet d’accéder au niveau supérieur, à proximité de l’entrée du Centre. Durant les jours de mai et sous le prétexte de l’instauration d’une nouvelle ère de liberté, je rencontre des gens aux comportements des plus étranges dans ce tunnel mal éclairé. Ici, dans un recoin du passage, je distingue une connaissance recevant une fellation de sa collègue. Là, j’aperçois deux jambes aux talons aiguilles, sur les hanches d’un individu. Dans les toilettes d’un bâtiment, je surprends une stagiaire se faisant culbuter, les 1

Le rideau de fer fut la frontière séparant l’Europe occidentale, alliée aux États-Unis d’Amérique, face aux pays de l’Est, sous influence soviétique. 30

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fesses sur un lavabo. Curieusement, ces choses sont faites sans la moindre gêne, n’importe où, et presque à la vue de tous, comme si toutes les règles ordinaires de la société s’étaient désagrégées. Ce ne sont plus les hommes qui draguent les femmes, mais l’inverse la plupart du temps. Certaines collègues donnent l’impression de se libérer d’une retenue ancestrale à la grande joie des mâles. Je remarque que je ne connais pas la plupart de ces gens sans blouses blanches, pourtant normalement la tenue habituelle de la maison. J’apprends par ailleurs que ce n’est pas une lubricité CNRS, mais un phénomène général. À la Sorbonne, on rapporte que des étudiantes font des fellations aux bons révolutionnaires ayant bravé la police à coups de pavés. Les meubles passent par les fenêtres de certaines salles de cours ou d’administration, alimentant un feu de bois au rez-de-chaussée. Tout ce qui paraît, de près ou de loin relever de l’autorité des mandarins ou de la société de consommation, est jeté, cassé ou brûlé. Dans les rues, des grenades lacrymogènes répondent aux cocktails Molotov et inversement. Chaque nuit, des voitures flambent et des vitrines sont fracassées. La police devient de plus en plus engagée. Des collègues de retour d’une journée de manifestation parisienne assurent que les CRS – Compagnie Républicaine de Sécurité –, dans leurs fourgons, sont criblés de jets de pierres. Après un certain temps de cette douche spéciale, ils sont lâchés à l’assaut. Qui n'aurait pas la rage après de tels traitements ? Guy Riollet, débouchant par hasard avec sa voiture Simca 1000 en pleine bagarre étudiante, est entouré par la foule et tente de se mettre à l’abri dans une rue adjacente. Malheureusement, un groupe de CRS repère son véhicule et s’acharne sur les phares de sa Simca à coups de matraque. Se sentant chanceux de s’en tirer sans bosses 31

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sur la tête, il ne cherche pas à obtenir des « casseurs » le coût de la réparation. Dans les jours qui suivent, les transports en commun durcissent leur mouvement de grève. Il devient très difficile d’atteindre son lieu de travail surtout pour ceux qui, comme moi, habitent la banlieue. Un matin, après mon café au bar d’en face, j’arrive devant les grilles du CNRS. Elles sont closes, et de gros bras syndiqués, un foulard rouge autour du cou, montent la garde, refoulant toute personne faisant mine de vouloir aller entrer. J’ai voyagé péniblement près du double de temps de transport qu’habituellement et trouve la farce un peu forte, d’autant qu’il m’en faudra au moins autant pour rentrer à la maison. – Vous ne pouviez pas avertir la veille, plutôt que de décider de fermer le Centre ce matin sans prévenir ? dis-je, reconnaissant la plupart des collègues du piquet de grève. – Le bureau s’est réuni tard hier soir et a voté le blocage de la boîte. L’administrateur a été prévenu, précise l'homme, avec un air de suffisance. – Et c’est quoi ça, le bureau ? – Le comité a désigné des responsables de syndicats de la maison, réplique-t-il, fier de l’importance du rôle qu’on lui a demandé de jouer devant les grilles. Pendant que je discute avec d’autres collègues, tout aussi surpris que moi, j’aperçois la Simca beige de ma directrice qui est stoppée par les foulards rouges. Mademoiselle Alimen est respectée par chacun des agents du Centre de Bellevue. Tous savent qu’elle a été la première femme dirigeant d’un laboratoire de géologie du CNRS. Tous connaissent cette scientifique à la réputation internationale et apprécient ses qualités relationnelles, y compris avec les plus farouches représentants du personnel. J’observe alors le groupe de piquets de grève 32

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s’approcher de sa voiture. – Je vous demande pardon, Mademoiselle, nous avons ordre de laisser les grilles fermées, dit un militant un peu gêné. – J’entends bien, jeune homme, mais il faut absolument que je me rende à mon bureau. Je vous prie de m’ouvrir ces grilles, réplique-t-elle, la tête légèrement sortie de la portière. À ce moment, un individu que je ne connais pas rejoint ses collègues près du véhicule en rouspétant. D’allure patibulaire, il a le ventre débordant sur la boucle de sa ceinture, une moustache à la Viking et le petit foulard rouge autour du cou. – C’est fermé, madame, nous avons ordre de ne laisser entrer personne, pas même le pape. Retournez chez vous ! Visiblement, cet individu n’est pas du CNRS de Bellevue, sinon il saurait qu’on ne dit pas madame à ma patronne, encore moins lui imposer sèchement de quitter les lieux. Je sens aussitôt un énorme embarras chez les collègues grévistes. D’un pas en arrière furtif, mais général, je remarque qu’ils tentent de se désolidariser de ce braillard syndiqué. Je n’ai encore jamais eu l’occasion de voir ma responsable dans un état d’énervement. Elle ouvre violemment sa portière, descend du véhicule et se place devant le gorille cégétiste. A priori, la petite taille de cette femme face à la corpulence de ce robot téléguidé n'est pas faite pour impressionner ce dernier. – Je ne vous connais pas et je ne sais pas qui vous donne ces ordres imbéciles. Je suis la directrice d’un laboratoire et je vous demande de m’ouvrir ces grilles. Et lorsque vous m’adressez la parole, vous dites « Mademoiselle !» Ah, non, mais ! Le gorille semble un peu décontenancé de recevoir ce 33

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qu’il sent bien être une injonction sans équivoque d’un petit bout de femme haute comme trois pommes, et qu’on doit en plus appeler Mademoiselle. Un foulard rouge qui connaît bien ma patronne s’approche d’elle, très embarrassé. – Mademoiselle, je suis vraiment désolé, nous ne pouvons pas vous laisser entrer, croyez bien que j’en suis sincèrement navré, il faut nous comprendre. – Oh, je vous comprends, n’ayez crainte, personne ne vous reprochera quoi que ce soit. Je vais aller ouvrir moimême, réplique-t-elle dans une colère contenue. Elle se dirige d’un pas assuré vers les hautes et lourdes grilles, s’arc-boute à celles-ci et commence à pousser. D’abord surpris, les grévistes s’écartent. Cette femme est décidément plus têtue qu’eux. Puis voyant qu’elle n’aura pas assez de force pour faire bouger les portes, ils s’interrogent du regard. C’est les bras ballants qu’ils se s'accordent à lui venir en aide malgré les grognements du robot viking. Elle a gagné, mais pas pour longtemps, car les grèves prennent une ampleur nationale. À Paris, il n’y a plus aucun transport en commun. Localement, l’armée tente de les remplacer au mieux avec leurs camions à banquettes centrales en bois, que j'ai utilisé durant mon service militaire cinq mois plus tôt. Les vélos, mobylettes et autres cycles se font plus nombreux que de coutume. La population se rue sur les produits de première nécessité, comme des mouches sur un pot de miel. Dès le début des grèves, huile, sucre et farine sont les premières denrées absentes des étals. Des queues interminables se forment devant les stations-service dans l’espoir d’obtenir les dernières gouttes de carburant. Certains remplissent des bidons ou tout ce qui peut en contenir. Quelques-uns en 34

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stockent même, paraît-il, dans leur baignoire, à en croire la photo d’un journal. Quotidiennement, la radio et la télévision diffusent le suivi des événements en boucle. Puis elles sont elles-mêmes paralysées, ne proposant plus qu’un service minimum. J'utilise la Vespa d’un copain, mais me heurte deux fois aux piquets de grève du CNRS et me retrouve penaud devant un café au « bar d’en face ». Finalement, je décide d’attendre la reprise générale du travail qu’on finira bien par annoncer à la radio, et demeure à l’affût de la moindre information pouvant être distillée sur les ondes. Avec la Vespa, nous tentons mon camarade et moi, d’approcher des barricades du Quartier latin où l’odeur du gaz lacrymogène et la matraque sont toujours à la mode. Dans le chaos, nous restons à distance raisonnable, n’ayant aucune envie de nous bagarrer. J’en conclus que cette foule déchaînée est éloignée de l’idée que je me fais d’un changement de société. Certes, je pense que le mandarinat a suffisamment sévi ; pourtant, je ne trouve pas essentiel de prendre un coup ou une grenade en pleine poire pour m’en persuader. J’estime peut-être naïvement que des moyens plus démocratiques et moins violents devraient permettre pour l’État considère le point de vue opposé d’une population en éveil. Je me demande aussi si un jour il existera des manifestants n’ayant plus envie de casser du flic et inversement. Seulement ces belligérants sont loin d’être des enfants de chœur. Les uns défendent un mandarinat d’un autre âge à coups de matraque, les autres aspirent à une révolution à coups de pavés. Je ne pense pas pour autant, comme certains extrémistes de quelques partis politiques, qu’il faille tout raser sans être vraiment certain de reconstruire une société meilleure. Je ne conçois pas non plus que 35

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des travailleurs prennent le pouvoir dans l’usine, et instituer des comités du peuple à la place des patrons. Et puis, je n’ai pas envie tout court que ces comités dirigent à la place de l’État, comme dans des pays dits communistes ou socialistes. Militaire à Berlin, j’ai eu l’occasion d’avoir un aperçu d’un pays sous la botte soviétique avec un régime dit « socialo-communiste » et la révélation de gens qui tentait de sauver une leur dignité humaine. Je crois bien que c’est à cette période, qu’il m’est apparu qu’il valait mieux avoir un État élu par le peuple, plutôt que des représentants du peuple, élus par des comités. Dans le premier cas, le peuple peut toujours se rebeller – ces manifestations en sont la preuve –, dans le second, la rébellion a toutes les chances de se terminer dans « la fosse aux lions ». Si j’aspire également à un changement de société, je tiens opiniâtrement à ce qu’il le soit dans une démocratie républicaine et en aucun cas derrière un « rideau de fer ». Pour l’heure, l’activité salariale est bloquée, et de très rares corps de métier d’artisan fonctionnent encore. Les poubelles s’entassent, et les gars du contingent avec leurs vieux camions, tentent d’y remédier en apportant un minimum d’hygiène quotidienne, tandis que les murs de la ville se couvrent de graffitis révolutionnaires de toutes sortes : « D’abord désobéir », « L’émancipation de l’Homme sera totale ou ne sera pas », « La barricade ferme la rue, mais ouvre la voie », « Occupation des usines », « Staliniens, vos fils sont avec vous », « Sous les pavés, la plage », « Il est interdit d’interdire », etc. J’ai par hasard l’occasion de me rendre à une espèce de kermesse où je remarque un stand, où des bouts d’aluminium tordus sont exposés, dont certains portent quelques inscriptions anglaises. Étonné, je questionne l’homme au foulard rouge 36

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derrière sa table. – Est-ce une œuvre artistique ? – Mais non voyons, ce sont des morceaux d’un avion américain descendu au Vietnam ! J’ai subitement un sentiment mélangé de honte et d’écœurement face à cette bêtise humaine extrême, que je ne juge pas digne d’un Homo sapiens. – Ah ? réponds-je, mais je pense alors qu’il manque quelque chose. – Vous croyez ? dit l’homme certain de la qualité de son exposition. – Oui, répliqué-je, les bouts de chair du pilote et du sang, beaucoup de sang ! Je suis outré de cette folie sauvage idéaliste à l’extrême, affichant sans vergogne l’idée de ce que serait sa démocratie. Et je rentre chez moi abattu. La fin du régime est dans l’air. Le président de la République Charles de Gaulle, quitte subitement la capitale et disparaît. Puis, nous apprenons que le chef de l’État s’est rendu à Baden-Baden auprès de son général d’armée, commandant les Forces Françaises stationnées en Allemagne – FFA. Pendant que le général de Gaulle va en Allemagne, demander l’aide du général Massu 1 , Gisela, une de mes tantes maternelles, originaire des environs de Karlsruhe, au-delà du Rhin, fait le voyage inverse en voiture. De son point de vue, ce qui se passe en France est impensable dans son pays natal et attire sa curiosité. Nous lui avons pourtant répété au téléphone qu’elle ne trouverait pas d’essence en France. Têtue, elle ne tient pas compte de nos avertissements et sonne en fin de soirée à la porte de l’appartement de ma mère. Gisela explique aussitôt qu’elle 1

Le 29 mai 1968, le général de Gaulle débarque à Baden-Baden, afin d’obtenir le soutien du général Jacques Massu. 37

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ne comprend pas le manque d’essence dans Paris et sa banlieue. À environ cinquante kilomètres de la capitale, dit-elle, il y a toute l’essence souhaitée. Il y aurait même des gens qui vendent des bidons de carburant sur les bords de la chaussée. Bien moins réjouissant, elle ajoute que des chars de l'armée stationnent sur la route de Paris ! Subitement, il nous apparaît que le général Massu se prépare à intervenir en cas d’insurrection populaire. À ce moment, je mesure ma chance d’avoir été libéré de mes obligations militaires six mois plus tôt, juste à temps. Je n’aurais pas aimé être engagé dans un tel conflit. Puis les médias annoncent la dissolution de l’Assemblée nationale et une allocution du général de Gaulle est uniquement radiodiffusée. Quelques anciens y voient là une certaine similitude avec l’Appel du 18 juin 1940. Complètement inconsciente ou téméraire, ma tante, une caméra au poing, décide de s'approcher des manifs parisiennes au plus près. Elle est venue en France totalement subjuguée par ce qui se passe à Paris et entend bien ne rater aucune image de l’expression des masses populaires françaises. Mais les barricades vues à la télévision, assise dans un fauteuil, n’ont rien de commun avec les réalités de terrain et Gisela s’en rend rapidement compte. Après deux jours de reportage au plus proche des jets de pavés, grenades lacrymogènes, voire de cocktails Molotov, elle considère enfin que ce genre d’exercice n’est peut-être plus de son âge. Néanmoins, au crépuscule de sa vie, elle était toujours fière de montrer ses prouesses, fixées sur ses vieilles bobines de films devenus historiques. Bientôt, l’opinion publique plutôt favorable à la révolte au début du mouvement commence à s’inquiéter sérieusement de la durée de la crise. Le 5 juin 1968, soit cinq mois après mon engagement au laboratoire, les 38

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lourdes grilles du CNRS s’ouvrent enfin. Progressivement, c’est le tour des transports en commun, suivi des usines d’automobiles entre le 18 et le 24 juin. La situation commence à redevenir normale ou presque. Il faut maintenant réparer les dégâts et relancer la machine économique en quasi-hibernation depuis près de deux mois. En banlieue, on perçoit les premiers bruits rassurants d’une activité de la ville. Les étals se regarnissent tous les jours un peu plus, tandis que le ramassage des ordures devient plus régulier. Quelques affiches et graffitis en tous genres contre le gouvernement subsistent encore et font l’objet d’un nettoyage par les préposés municipaux. La capitale, aux quartiers meurtris, laisse paraître les stigmates des luttes : pavés des rues entassés, grilles arrachées aux bas des arbres ou vitrines de magasins explosées. Tout a l’air de rentrer dans l’ordre et la population songe déjà aux prochaines vacances. Mais quelque chose d’indéterminé a changé. Ou est-ce nous qui avons changé ? En y regardant de plus près, c’est la société qui se transforme irrémédiablement. Curieusement, je note certaines nouvelles attitudes ; par exemple la généralisation du port d’un pantalon chez les femmes, que j’avais plutôt remarqué sur des photos de missions de terrain. Ainsi, subitement, les collègues du CNRS se mettent à se tutoyer. Les bécotages dans les parcs se veulent plus hardis. Les relations sexuelles hors mariage et amours libres sont revendiquées. De même, les filles portent plus volontiers la minijupe ou le monokini aux seins nus sur les plages. Les garçons lâchent la cravate pour des chemises à fleurs et les cheveux longs. On entend un peu partout de la pop’ music1 et du rock’n’roll, tandis 1

Ces chansons parlent en général de l'amour ou des relations entre les femmes et les hommes. 39

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que des « Anciens » s’offusquent d’une telle dégradation de la société. Les règles paraissent confuses, parfois même inquiétantes. Quelque chose de neuf émerge, mais quoi, précisément ? Certains intellectuels se hasardent bien à de subtiles interprétations savantes, mais elles demeurent au niveau d’hypothèses. L’histoire l’expliquera sûrement, et il ne manquera pas d’historiens, de philosophes ou de psychologues pour analyser cette période bouleversée à l’avenir encore incertain. Nous sommes transportés à toute vitesse vers une destinée aux mœurs en évolution exponentielle. – Ah non ! Tu ne peux tout de même pas garder cette cravate bleue de tous les jours. Mets celle-ci, blanche, que j’ai achetée pour la circonstance, ordonne ma mère sur un ton n’admettant aucune contestation. Les cloches de l’église sonnent déjà, tandis qu’elle m’entraîne pour changer de cravate derrière la nef, avant la cérémonie de mon mariage. – Oui Mère, dis-je pour que chacun puisse être heureux en ce jour de fête. Lors de la préparation de notre union conjugale, le curé a été étonné de mes réponses éloignées de celles de son questionnaire. Il m’a trouvé tour à tour proche de certaines idées protestantes, voire musulmanes, ou encore athées. Cela ne lui a pas semblé très catholique, et il a refusé tout net de nous unir. Un nouvel « apôtre » hérite de la corvée et fait deux ou trois allusions à ma perception religieuse lors de son sermon. Cette année 1968 sera celle de mon mariage, de la naissance de ma fille, de mon embauche définitive dans un laboratoire du CNRS, ainsi que le début d’une carrière exaltante.

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CARTOGRAPHIE ET PRÉHISTOIRE Prémisses d’une carrière africaine Post-manifestations, une nouvelle imagination de la direction s’est concrétisée par l’installation d’un panneau de présences fixé à l’entrée de chaque laboratoire. Une simple fiche en carton, à trois extrémités colorées recto verso, est placée sous chaque nom. Elle permet d’indiquer la situation de l’agent : rouge, vous êtes absent ; vert, vous êtes présent dans votre bureau et jaune, en vadrouille quelque part dans l’établissement. Après les négociations de mai 1968, l’administrateur concède de supprimer la pointeuse de l’entrée principale, remplacée par l'affichage de présences. Ces panneaux, d’un coloris gris foncé, sont installés avec tout l’amour professionnel des collègues syndiqués. Pendant la première semaine, tout le monde en parle. Chacun trouve le système rigolo ou débile. Certains y voient une idée originale et psychologiquement moderne. Au bout d’un mois, on remarque de la poussière déposée sur la partie supérieure des fiches. Les scientifiques considèrent, à juste titre, que leurs fonctions entraînent des absences, et que leurs travaux peuvent être contrôlés dans leurs rapports d’activités. Mon année de stagiaire CNRS vient de se transformer en embauche définitive. Christiane Potier, dont j’occupe le poste, a prolongé son séjour au Sénégal et il paraît possible de faire des projets avec ma jeune famille. En premier lieu, une réorganisation de l'espace peut être effectuée, Nicole P. déménageant dans un endroit mieux

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adapté à son métier. La salle devient un bureau consacré exclusivement à la cartographie et au dessin de thèses. C’est aussi ma première responsabilité d’un service que je compte bien développer. Je suis depuis peu secondé par une jeune femme ayant obtenu une mutation au sein du CNRS. Christiane V. est petite, menue et ravissante, avec un visage de poupée. De discrètes taches de rousseur sur le nez, des yeux en amande d’un bleu transparent et une longue chevelure rousse lui donnent un charme avenant. Elle a quelques prédispositions pour le dessin et cette qualité suffit à me réjouir. Les thèses d’État de six chercheurs sont en cours de rédaction avec des quantités de graphiques et de schémas. La cartographie de l’Afrique du Nord va être régulièrement délaissée au profit des illustrations des mémoires, ainsi que ceux des publications d’articles scientifiques. Il faut coordonner, assembler et vérifier les figures s’intégrant dans la dactylographie d’Odette Bouhey. La reproduction des thèses sera réalisée en une centaine d’exemplaires à l’imprimerie du Centre. Cette charge de travail sera quotidienne et sur plusieurs années, en rapport avec les délais importants pour la rédaction et la soutenance d’une thèse d’État. Celles-ci seront supprimées en 1981, au profit des celles d’université, avec limitation de temps et avant l’obtention incertaine d’un emploi.

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CARTOGRAPHIE ET PRÉHISTOIRE

Sept années se sont écoulées depuis mon entrée au CNRS. La carte du Quaternaire de l’Afrique du Nord est publiée et cinq chercheurs ont obtenu leur grade de « Docteur ès Sciences Naturelles ». Mais d’autres jeunes doctorants préparent déjà leurs mémoires et les brouillons des diverses illustrations n’en arrivent pas moins sur ma table à dessin. Ces dernières années m’ont permis de m’impliquer davantage dans les travaux de mes collègues scientifiques et de mieux appréhender l’extension de mes fonctions. Aujourd’hui, j’espère ardemment que le champ d’action de mes activités s’ouvrira aux tâches de terrain. Dans cette perspective, je suis des cours de topographie à l’IGN1 en effectuant des stages de levers de plans à Banon, dans les Alpes-de-Haute-Provence. J’espère vivement qu’un chercheur organisant des missions à l’étranger aura la bonne idée de se faire assister d’un technicien qui pourrait être moi. Mademoiselle Alimen proche de la retraite, va quitter la direction du laboratoire au profit de Hugues Faure, un scientifique arrivant tout droit du Sénégal. Il vient d’être nommé professeur à l’université de Paris VII et étudie les dépôts sédimentaires de l'ère Quaternaire de la dépression de Danakil en Éthiopie. C’est durant cette période du changement de directeurs que mon destin s’éclaire un vendredi de juillet. – Michel, m’interpelle vivement Maurice Taieb, entrant subitement dans mon bureau, je voudrais te voir lundi pour que nous discutions de ton éventuelle participation à la prochaine mission en Éthiopie, c’est possible ? Sur le moment, j’en lâche mon crayon, tant la surprise est totale. Certes, j’ai empoisonné l’existence de chaque personne susceptible d’avoir besoin de mes services sur le terrain, jusqu’à notre directrice qui répond inlassablement 1

Institut Géographique National. 43

LUCY, UNE AVENTURE SCIENTIFIQUE

« nous verrons Michel, un peu de patience. » Maurice Taieb, géologue au CNRS, approchant la quarantaine, est d’une bonne carrure, d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne. Sa chevelure brune, coiffée long, revient en boucle sur le col de sa blouse blanche de travail. Son visage bronzé des dernières campagnes africaines révèle ses yeux clairs, derrière de larges lunettes à monture bistrée, et ses dents blanches à chacun de ses sourires. Il étudie un site paléontologique qu’il a découvert dans le nord de l’Éthiopie et y organise des missions internationales de terrain nommées IARE – International Afar Research Expedition. À cet instant, surpris et fou de joie, je reste sans voix. – Alors ! C’est possible ou non ? appuie-t-il un peu agacé, attendant ma réponse. – Oui, oui, bien entendu… Je vais en parler avec ma femme ce week-end… Je confirmerai lundi matin… Heu… Merci d’avoir pensé à moi, fais-je, complètement troublé. Néanmoins, je suis parfaitement conscient qu’une porte s’ouvre sur un avenir professionnel de terrain longtemps espéré. Je passe la fin de semaine en discussions d’organisation avec mon épouse, ainsi qu’à m’imaginer au milieu des babouins et des crocodiles. Le lundi matin, je descends quatre à quatre les marches du jardin qui mènent à mon bureau. Je croise les doigts pour que ce travail en Éthiopie annoncé se réalise. Je suis sur un nuage, et c’est presque en courant que j’arrive à hauteur de l’entrée du laboratoire. Je ne peux m’empêcher d’avoir un haussement d’épaules à la vue du panneau de présence complètement recouvert de poussière. Maurice partage la pièce avec Michel Icole, un collègue chercheur reconnaissable entre mille à sa façon de passer la main sur sa calvitie précoce. 44

CARTOGRAPHIE ET PRÉHISTOIRE

D’un abord jovial, il est à l’origine du tutoiement adopté par le personnel de notre petite unité suite aux événements de 1968, excepté Mademoiselle que personne n’osera jamais tutoyer. De vieilles bibliothèques à portes vitrées du siècle précédent sont placées au milieu de la salle et séparent les lieux en deux espaces. Maurice occupe celui de gauche assez spacieux, tandis qu’à droite, celui de Michel est manifestement plus réduit. Mais comme à son habitude, celui-ci n’en prend pas ombrage, s’étant accommodé généreusement de sa surface. Il faut dire que depuis quelques mois, il est en fonction d’enseignant à l’Université de Niamey au Niger et ne revient au laboratoire que pour les vacances d’été. Je retrouve Maurice sur sa chaise à roulettes, accroché à son téléphone noir à cadran, derrière un bureau en bois de style indéfinissable, recouvert de cartographies et de photographies aériennes. Il repose le combiné, se frotte le nez en soulevant légèrement ses lunettes, attrape une cigarette du paquet situé dans la poche de sa chemise, et se tourne vers moi en allumant sa clope. – Ah ! Tu es arrivé. Tiens, prends une chaise et approche-toi de la table, dit-il, en me montrant ce qui fut jadis un siège et qui n’en a plus que le nom. J’ausculte la chaise, qui en dit long sur l’importance des crédits de la recherche, et tente de déterminer le côté qui me permettra de m’asseoir en toute sécurité. Mon collègue a étalé une carte générale d’Éthiopie et recherche la zone dont nous allons parler. – Bon, regarde. Tu vois, ici c’est Hadar, le site de recherche, m’indiquant l’emplacement de son index. Puis, enlevant ses lunettes, il estime une distance en plaçant son œil très près de la carte, dévoilant une myopie héréditaire et ajoute :

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– Par la route, c’est à environ 500 kilomètres au nord de la capitale Addis-Abeba, dont l’altitude approche les 2 500 mètres. Nous travaillerons dans la région de l’Afar, 2 000 mètres plus bas. On ne peut atteindre l’endroit des fouilles, qui s’étend sur 60 kilomètres carrés, qu’avec une Land Rover, mais j’ai mon idée pour améliorer l’aire d’atterrissage sur le reg ferrallitique oxydé du plateau d’Askoma. – Quel avion as-tu trouvé pour que le pilote accepte de se poser sur un reg ? – Des Cessna monomoteurs ou bimoteurs, suivant les disponibilités. L’an dernier, sur les recommandations de la compagnie aérienne, nous avons dégagé tout ce qui gênait et bouché les trous sur 500 mètres, ce qui fait déjà une bonne piste. Nous devons absolument assurer une navette aérienne pour le ravitaillement et le courrier hebdomadaire, ainsi que le transport de scientifiques, dont toi. Cette campagne de terrain réunira une vingtaine de chercheurs et autant d’ouvriers recrutés localement. Pour cette expédition, Maurice bénéficie de crédits convenables, grâce à l’adjonction de moyens américains à ceux du CNRS. Mon futur chef de mission remet ses lunettes et me regarde, pensif. – Au fait, es-tu un peu au courant des travaux géologiques et paléontologiques effectués en Éthiopie ? – Pas vraiment, je sais que tu aurais trouvé un site intéressant à Hadar, mais dans le détail je ne sais rien, sinon quelques bribes glanées ici ou là lorsque tu en parles. C’est surtout Françoise qui m’a informé de tes recherches en m’initiant aux différents types d’outils préhistoriques découverts en Afrique du Nord, ou les sites 46

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paléolithiques dans la vallée de l’Omo et de Melka Kunture1 en Éthiopie. – Oui, bien, je suis au courant. Maurice semble réfléchir un instant et me regarde bien en face. – Es-tu bien certain de pouvoir laisser ta petite famille durant un mois et demi ? – Nous en avons beaucoup discuté à la maison. Ma femme sait que j’attends cette opportunité depuis des années et accepte les contraintes temporaires, malgré la charge des deux filles, dont la plus jeune vient d’avoir dix mois. – Tu sais, c’est une chance que je te donne, j’espère que tu sauras assurer ! Les réalités du terrain n’ont aucun rapport avec la petite vie parisienne. – Gamin, j’ai vécu cinq ans en Afrique du Nord et mes parents ne m’ont pas dorloté. J’ai appris la débrouille avec mes copains marocains. Je devrais pouvoir arriver à m’en sortir. Enfin… si Mademoiselle ne voit pas d’inconvénient à mon absence ? – Pour ce qui est de la direction, je m’en suis déjà occupé, j’ai son accord pour toi comme pour Nicole, précise Maurice. – Ah ! Je ne savais pas qu’elle partait aussi cette année, dis-je étonné de ne pas en avoir entendu parler. – Si, elle mettra à jour le catalogue des relèvements des fouilles paléontologiques et elle est très bonne pour gérer de l’intendance. J’espère que vous vous entendrez bien tous les deux. Quant à toi, tu travailleras sous la direction de Pierre Planques, un ingénieur géographe et 1

Melka Kunture est un vaste gisement préhistorique sous la direction de Jean Chavaillon. Il est situé sur les rives de l'Awash, dans la haute vallée, à 50 km au sud d'Addis-Abeba. 47

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polytechnicien de l’IGN, pour la mise en place d’un canevas géodésique1, en vue d’une cartographie générale du secteur. Mais les différentes équipes pourront vous demander un lever topographique ici ou là, ce que vous réaliserez séparément pour gagner du temps. Je souhaite que tu fasses du bon boulot. Pour les détails, vois avec Pierre, il a participé aux missions antérieures et connaît bien le terrain. – Très bien, rassure-toi, je ferai de mon mieux. Je suis conscient de la chance que j’ai de pouvoir coopérer à cette première mission scientifique de terrain. – Vos données cartographiques et la couverture photographique aérienne qu’il faut effectuer serviront à établir, à l’IGN de Paris, une carte au 1/20 000. À partir de ce support, tu réaliseras le report géologique et paléontologique des études en cours, agrandie au 1/10 000. La discussion qui s’ensuit détaille les travaux déjà entrepris et précise la nature de ceux que je devrai exécuter d’une manière plus indépendante, particulièrement avec les géologues. Plusieurs chantiers, parfois composés d’une équipe de chercheurs de différentes nations, seront répartis sur plusieurs sites au fur et à mesure des découvertes. Je suis fou de joie à l’idée d’entamer, je l’espère, une carrière de terrain qui m’éloigne du bureau et une façon plutôt sympathique de mettre en pratique mes cours de topographie. Je ne me doute pas que ces premiers travaux m’entraîneront régulièrement au fin fond des continents et au-delà des mers. Pour l’heure, je m’oriente plus précisément dans la direction de la partie orientale de l’Afrique, avant de découvrir celle occidentale de ce continent, dans le désert 1

Étude de la forme et mesures d’une zone de terrain en vue de la cartographier. 48

CARTOGRAPHIE ET PRÉHISTOIRE

malien, une décennie plus tard. D’autres missions exaltantes à terre, sur lacs ou en mer, me permettront d’apprécier différents lieux, aussi étonnants les uns que les autres. Présentement, les divers services du laboratoire sont mis à contribution pour la préparation de la campagne de terrain en Éthiopie : le secrétariat, avec Odette Bouhey et Christine Vanbesien, et la documentation, gérée par Dominique Commelin, une collègue qui remplacera Françoise Hivernel appelée vers d’autres fonctions. En bon organisateur, Maurice m’informe des tâches que j’aurai à effectuer dès mon arrivée à Addis-Abeba et me communique les coordonnées des personnes qu’il me faudra rencontrer. Chaque détail d’une mission en Afrique de l’Est de cette envergure a son importance. Je vais rapidement découvrir que mon chef est passé expert en logistique et qu’aucun élément de ce grand puzzle ne lui échappe. Je comprends aisément que c’est la condition sine qua non de la réussite d’une campagne de terrain. Le principal de l’équipement sera embarqué par avion à Paris, tandis que du matériel de complément sera acheté en Éthiopie. Il me faudra avaler une pastille de Nivaquine tous les jours : la première dans l’avion, la dernière, 4 semaines au moins après le retour en France. C’est une bonne prévention contre le paludisme, m’a rabâché le pharmacien dans la rue face au CNRS. Si j’ajoute à cela tous les vaccins obligatoires, je suis en principe blindé contre toutes les attaques possibles, qu’elles viennent du moustique ou d’un infime microbe africain. L’eau est également un élément important à ne pas négliger. Pourtant nécessaire à la vie, elle transporte la plupart des cochonneries de cette planète, qui peuvent, si l’on n’y prend garde, sournoisement vous envoyer dans une caisse

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en sapin. Une prophylaxie de l’eau de la rivière Awash sera garante de nos fragiles santés. Nous allons camper près de quarante jours loin de tout, dans la région désertique de l’Afar ; il est donc indispensable de prévoir une intendance adaptée aux besoins quotidiens d’une quarantaine de personnes, ouvriers locaux et gardes afars compris. Ceux-ci assureront notre sécurité, car les gouvernementaux éthiopiens ne se hasardent pas plus haut que le 11e parallèle. Leur ultime point de contrôle nommé K2701 est matérialisé par une simple guérite en bordure d’un pont sur la rivière Awash, où nous devrons montrer nos autorisations à chacun de nos passages. De ce dernier checkpoint, le camp se situe à une vingtaine de kilomètres vers l’ouest à vol d’oiseau, mais impraticables, et nous devrons faire un détour d’une soixantaine de kilomètres par le nord pour l’atteindre. Dans ce secteur règne une certaine insécurité, due à l’hostilité permanente entre Afars et Issas. L’antagonisme de ces deux peuples oblige Maurice à entreprendre des négociations avec les ministères d’Addis-Abeba pour obtenir un permis de travail. Il lui faut aussi l’autorisation du chef Afar de la région, pour établir le camp et lui demander d’assurer notre sécurité quotidienne. Les consignes des autorités nous conseillent d’utiliser un code d’alerte en cas de problèmes. Chaque soir, nous devrons ranger les véhicules avec leurs remorques près des tentes d’une façon convenue. Dans le cas contraire, un éventuel avion, faisant un aléatoire vol au-dessus de nos têtes, pourra lancer une hypothétique alarme. Nous sommes donc rassurés. Et puis ces événements politiques n’étant pas les nôtres, nous n’avons pas à nous en mêler. Nous sommes considérés 1

Point de contrôle militaire au Kilomètre 270 depuis Awash Station. 50

CARTOGRAPHIE ET PRÉHISTOIRE

comme des scientifiques et il n’y aurait, paraît-il, aucune raison qu’une balle guerrière, même perdue, n’atteigne jamais notre camp... Mes vacances d’août sont un peu écourtées pour finaliser avec mes collègues les préparatifs de la mission. Maurice et Nicole partiront en éclaireurs une quinzaine de jours plus tôt, afin de régler les dernières formalités administratives à Addis-Abeba et s’assurer des qualités mécaniques de chaque voiture louée ou prêtée pour la campagne de terrain. Certaines nécessiteront des réparations onéreuses avant d’être en état de prendre la route de Hadar. Je rejoindrai donc mes collègues directement sur la zone des travaux aux alentours de la troisième semaine d’octobre. Maurice aura certainement réussi à faire nettoyer et rebaliser l’aire d’atterrissage, ouverte l’année précédente, avec des rangées de pierres. Le Cessna devant me transporter avec le courrier et du matériel pourra s'y poser sans encombre, en principe…

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ADDIS-ABEBA Premier contact est-africain Avec environ 1 127 127 km², l’Éthiopie1 est le dixième pays d’Afrique par sa superficie. On y voit aussi bien de hautes et luxuriantes montagnes que des déserts immenses, en particulier celui au nord du Rift est-africain, 120 m en dessous du niveau de la mer Rouge. C’est la dépression de Danakil, où les températures extrêmes font grimper le mercure au-delà du supportable pour l’Homo sapiens que nous sommes. L’Éthiopie connaît deux saisons des pluies et deux saisons sèches. Le printemps commence en septembre et l’été en janvier. Depuis des siècles, ce pays a fasciné des générations d’explorateurs et de scientifiques. Après une dizaine d’heures de vol, c’est par hasard, à l’aéroport international « Haïlé Sélassié Ier » d’AddisAbeba, que je rencontre Jean Chavaillon, chercheur et collègue au laboratoire de Bellevue. Il dirige depuis 1965 les fouilles paléolithiques de Melka Kunture à cinquante kilomètres au sud de la capitale. Cet endroit m’est familier, grâce aux indications de Françoise Hivernel qui participe aux campagnes de terrain, et aux dessins que j’ai réalisés de quelques outillages lithiques découverts sur ce site. Jean me propose tout de suite gentiment de me transporter à mon hôtel, au centre-ville, dans sa vieille Land Rover. Un peu fatigué du voyage, je compte 1

Environ 1.237.000 km², avant l'indépendance de l'Érythrée, le 24 mai 1993.

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rapidement prendre une douche à l’Ethiopia Hotel que Maurice m’a indiqué. À l’extérieur de l’aéroport, je suis surpris par une cacophonie de klaxons et par les nuages noirs d’échappements des véhicules. Les cris d’appel des taxis à la recherche de clients dans le brouhaha général agressent mon cerveau encore endormi. Une odeur de kérosène, d’huile de moteur et d’épices, vient agacer mes narines. Un soleil levant éblouissant, déjà chaud, allonge démesurément l’ombre de la tour de contrôle. Machinalement, je regarde ma montre qui affiche 5 heures. Je calcule que j'ai franchi deux fuseaux horaires vers l’est et je dois caler mes aiguilles sur 7 heures locales. Jean, vieil habitué de cette ville depuis une dizaine d’années, m’invite à préférer le Park Hotel, vers la périphérie d'Addis, tout aussi confortable et moins cher que l’Ethiopia Hotel, ce que j’accepte. Sur le chemin, je l’informe d’un contact que je dois prendre avec la compagnie d’aviation Axum Air, afin d’assurer mon transport à Hadar prévu le lendemain. Seul, dans cette capitale anglophone, je crains de ne pas bien comprendre les détails de mon vol, alors que je parle l’anglais comme une vache espagnole1. Jean devine aussitôt mon souci et me propose de m’aider auprès de la petite l'agence aérienne qu’il connaît bien. Par ma vitre demi-abaissée, je découvre les avenues encombrées d’Addis-Abeba, ainsi que l’activité grouillante et bruyante de ses citadins à cette heure matinale. Puis la Land Rover s’engage finalement sous le porche du jardin fleuri de l’hôtel. Jean doit rentrer à Melka, mais veut sans tarder régler mon voyage aérien pour rejoindre le campement de Hadar. Assis dans un profond fauteuil du salon de l’hôtel et devant un café 1

Oui, je sais, c’est facile… Mais pour moi, c’est pire. 54

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d’excellente qualité, j’observe mon sympathique collègue se démener au téléphone avec le correspondant de l’agence. Mais quelque chose a l’air de le contrarier. Derrière ses lunettes, ses yeux bleus reflètent tantôt l’étonnement, tantôt l'agacement. Comme à son habitude dans ces cas-là, il fulmine contre son interlocuteur et gesticule en tournoyant sur lui-même, limité par la longueur du câble téléphonique. Au bout de longues minutes, semblant inutile, excédé, il raccroche le combiné. – Bon, eh bien je crois qu’il va te falloir prendre ton mal en patience, car tous les avions sont en panne ou ne sont pas disponibles, et ce, pendant au moins quarante-huit heures. – Mince ! Et Maurice n’est pas joignable sur le terrain, il risque de s’inquiéter, non ? – Oh, je ne le pense pas, il connaît assez les aléas de l’Afrique. Deux ou trois jours ici sont l’équivalent du quart d’heure périgourdin, reprend Jean avec un sourire, amusé de me voir anxieux. Puis il se fait plus sérieux. – Écoute, l’Empereur Haïlé Sélassié Ier vient d’être renversé par le Derg, une junte militaire. Si cela ne nous regarde pas, ici, les murs ont des oreilles, je te conseille d’être très prudent, aussi bien dans tes paroles que dans tes actes. Je t’informe qu’il y a un couvre-feu à minuit tapant1 ! Respecte-le et rentre à l’hôtel au minimum une demi-heure plus tôt. Si tu as besoin de quelque chose d’important ou au moindre problème pouvant être grave, files à l’ambassade de France en taxi. Ils sont très sympas et sauront te sortir d’un mauvais pas. Les propos de Jean m’éclairent sur l’atmosphère bizarre que j’ai ressentie à l’aéroport. Je comprends mieux à 1

En 1974, Mengistu prend le pouvoir en Éthiopie : le règne sanglant du « Négus Rouge » commence. 55

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présent la mine particulièrement soupçonneuse du flic au contrôle de mon passeport. – Peut-être devrais-tu venir avec moi à Melka le temps d’une disponibilité aérienne. Tu pourras y voir mon site archéologique 1 . Nous dormons dans des cases assez confortables. Je te raccompagnerai à Addis dans deux jours. – Non, je te remercie, il me faut encore récupérer les messages de Maurice qu’il devrait avoir laissés à l’Ethiopia Hotel, puis aller à l’ambassade de France rencontrer le conseiller culturel qui doit m’informer des dernières consignes de sécurité pour le camp de base à Hadar. Et puis qui sait, avec un peu de chance, je trouverai peut-être deux ailes et un moteur ? En attendant, si toujours pas d’avion, je visiterai la ville. – Bon, je vois que Maurice t’a bien briefé, passe un excellent séjour sur le terrain et quitte cette ville au mieux. – J’ai l’impression qu’on doit être plus en sécurité à Hadar non ? – Disons que les problèmes y sont différents, mais ça peut être dangereux aussi. – Merci, Jean, je vais essayer de me souvenir de tes conseils, c’est sympa de m’avoir aidé. Tout ça est un peu nouveau pour moi. Plus détendu, je remarque son habituel tee-shirt noir – parfois blanc –, orné d’une croix copte qu’il exhibe régulièrement. Il ressemble à un curé s’occupant de ses ouailles. Je me souviens alors du jour où il raconta comment, accompagnés d’une dizaine d’enfants, les siens et ceux de voisins, ils étaient allés au zoo de Paris. Tandis qu’il sortait son argent pour régler le coût des entrées, le caissier lui avait aussitôt signifié la gratuité de son 1

Je découvrirai le site paléolithique de Melka Kunture en 2012. 56

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passage. – Mais non mon père, pour vous et les enfants, c’est gratuit ! Dans le hall de l’hôtel, le réceptionniste vient prendre mes bagages. Jean a demandé qu’on les porte dans ma chambre. C’est le moment de nous séparer et je remercie chaleureusement mon collègue de son aide. – Allez, que Dieu te garde, lance-t-il d’un air espiègle en me serrant la main. – Merci, mon père, et bonne route jusqu’à Melka. La vieille Land Rover démarre dans un nuage de fumée noire. Je vois un instant des signes d’adieu du bras à la portière, et la voiture s’éclipse au premier carrefour. Je me retrouve subitement seul dans cette grande ville anglophone et décide, pour ma sécurité, d’appliquer les conseils de Jean. Après avoir pris une douche et calmé une petite faim naissante, je me mets en quête de récupérer les dernières instructions du chef à l’Ethiopia Hotel. Celui-ci, à Paris, m’avait recommandé de louer un taxi à la journée, plutôt que de payer chaque course. Il est effectivement plus judicieux, et de loin plus confortable, de bénéficier à chaque instant d’une voiture avec un chauffeur connaissant bien la ville. Au réceptionniste de l’hôtel, je demande s’il est possible de trouver un taxi acceptant un contrat pour les deux ou trois jours suivants. L'homme derrière son comptoir semble avoir saisi ma question, disparaît dans la rue et revient quelques minutes plus tard en me spécifiant qu’il a dégoté le taxi idéal. – Good taxi driver, insiste-t-il en levant son pouce. – American ? lance le chauffeur en détaillant ma Saharienne et mon jean flambant neufs. – Non, Français.

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– Parler… un peu French, tente-t-il d’expliquer. Je négocie aussitôt un accord pour la durée de mon séjour dans cette ville chargée d’histoire, dans un franglais absolument nul, qu’il comprend néanmoins étonnamment bien. Le chauffeur accepte mes modalités et sera payé d’une moitié en début de contrat et l’autre part lui sera versée à la fin de mes transports. Vieille précaution que j’ai en réflexe, sans chercher vraiment l’origine de mon comportement. – First1, Ethiopia Hotel, dis-je, avec un accent que je présume anglais. – Eche2, eche, répond-il, avec un mouvement de tête de bas en haut, ce que j’assimile à une réponse affirmative à l’inverse de nos coutumes gestuelles. Satisfait d’être accompagné par un francophile, je saute dans une vieille Lada bleue au toit blanc où tout a l’air de pendre au bout d’un fil. Les sièges, très défoncés, me donnent l’impression d’être assis à même le plancher du taxi. À chaque tournant, je perçois des craquements inquiétants, dominés par des bruits de gamelles qu’on aurait attachées à l’arrière du véhicule. Je suis plutôt content d’arriver entier devant l’entrée de l’Ethiopia Hôtel et me dirige rapidement vers la réception. D’un coup d’œil, j’apprécie le côté architectural et les décors d’un autre âge se voulant encore chics, que de grandes plantes vertes s’efforcent d’égayer. Mon anglais doit être assez compréhensible, car le réceptionniste soulève plusieurs documents avant de me donner une enveloppe marron, sur laquelle je reconnais immédiatement l’écriture de mon chef. J’y trouve un plan de la ville et des copies d’imprimés administratifs éthiopiens concernant mon 1 2

Premièrement. Oui, en amharique (prononcer échi). 58

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séjour, dont certains à remettre à la compagnie aérienne Axum air. Un bout de papier d’emballage où l’on devine la publicité d’une boisson gazeuse a servi pour griffonner rapidement une liste de courses. Une lettre m’informe que je dois récupérer des piquets de tente, que Maurice a fait fabriquer chez un artisan local, et qui n’étaient pas terminés au départ de mon chef à Hadar. Ils doivent remplacer ceux trop usagés ou manquants de quelquesunes de nos guitounes. Un post-scriptum est ajouté. «Tu ne peux pas te tromper, le magasin est connu. Regarde le plan joint et demande à ton chauffeur de taxi qui connaît certainement la boutique qui borde le Mercato1, dont le nom est sur la facture jointe avec son adresse. » Le surlignage au stabilo rouge indique parfaitement le chemin et je reconnais bien là les précisions minutieuses de Maurice. Je sais aussi qu’en fin de journée, il n’est pas recommandé de circuler seul au Mercato d’Addis. J’irai donc en matinée, accompagné du chauffeur à qui je tends le plan de mon chef. Parmi les documents, j’ouvre une enveloppe dans laquelle je trouve un rendez-vous organisé avec le conseiller culturel de l’ambassade de France et une liste des dernières consignes de sécurité que je dois demander pour la zone de Hadar. Mon petit taxi s’avère avoir de la ressource et remonte allégrement la Churchill Avenue qui mène au Mercato. Mon chauffeur arrête la voiture devant une boutique qui n’en a jamais eu que le nom. Venant m’ouvrir la portière bloquée de l’intérieur, il m’entraîne dans une arrière-cour. Passé un porche en fer, j’enjambe un amoncellement 1

À Addis-Abeba, il est l'un des plus grands marchés ouverts d'Afrique. 59

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d’objets et de ferrailles qui m’évoquent l’aspect d’une décharge. Les présentations faites avec le patron des lieux, j’essaye de lui expliquer en anglais les raisons de ma visite. Je vois bien qu’il s’évertue aimablement à attraper au vol un mot qui soit susceptible de provoquer un déclic dans son cerveau. Soudain, contre toute attente ce mot est « Maurice » ! – Ah ! Maurice ? Yes, yes, no problem, please a moment.1 Quoi ? Ça fait cinq minutes que je m’escrime dans la langue d’outre-Manche de ceux qui ont foutu Napoléon en cabane – comme aurait dit mon père –, et qu’en fait, il suffit de dire « Maurice » pour que tout s’éclaire ? Le patron me fait comprendre qu’il va revenir avec ma commande. Écœuré, les bras ballants, je regarde mon homme disparaître derrière un monticule de ferraille et j’attends. Le chauffeur ne l’entend pas de cette oreille et n’a aucune envie de rester au soleil déjà chaud. Il va parler deux secondes à un gamin et m’invite à m’installer avec lui à l’ombre d’une sorte de bar-épicerie, devant deux boissons fraîches, que je m’empresse de payer bien évidemment. Dehors, la vie s’agite au milieu des étals multicolores d’où proviennent des cris vantant les diverses marchandises. Un chien attaché à un bout de chaîne trop court en bordure de rue aboie furieusement en tirant sur son lien. La queue entre les pattes, il tâche d’éviter camions et voitures qui le frôlent sans attention, l’enfumant de nuages noirs d’échappement. Le môme revient avec un paquet de cigarettes qu’il donne au chauffeur en attendant le prix de sa course. C’est le geste déclencheur d’un afflux de gamins qui viennent quémander une commission ou une ou deux pièces de 1

Oui, oui, pas de problème, s’il vous plaît attendez un moment. 60

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monnaie. Pour manger, indiquent-ils en mimant de leur main. Un enfant d’environ dix ans, affecté d’un affreux bec-de-lièvre, s’appuie sur une sorte de béquille et me tend sa main. Attristé, j'y pose un petit billet provoquant aussitôt une bousculade des mômes criant money, money, la main tendue. Je suis débordé et ne peux en donner à tous. Mon chauffeur arrive alors à mon secours et disperse les gosses comme une volée de moineaux. Je ne suis pas habitué à voir autant de gamins en guenilles et je n’ai pas apprécié les manières du chauffeur envers ceux-ci. Un peu gêné, il m’explique que c'est habituel et c’est son rôle de veiller à ce que les étrangers ne soient pas ennuyés. Pour ne plus tenter les mômes et limiter le bruit de la ville, je propose de nous asseoir à l’intérieur du bar. Nous discutons un moment des signes très marqués de la richesse et de la grande pauvreté à Addis. Ainsi, des commerces construits en bouts de tôle composites, aux étals multicolores, peuvent être adossés à des buildings modernes. Malheureusement, je retrouverai cette « image » dans beaucoup de pays en voie de développement durant ma carrière. Puis une sympathique odeur de cuisine attire alors ma curiosité. Dans l’arrière-boutique, une femme accroupie, enroulée dans sa foutah1, prépare le repas et souffle sur un brasero sur lequel est posée une casserole. Une cuillère à la main, elle retourne délicatement des bouts de viande accrochés aux os, qui baignent dans une sauce rouge. La tête de côté pour éviter la fumée, elle esquisse un sourire de bienvenue en m’apercevant, puis m’interpelle en amharique. Malgré mon ignorance de cette langue, je saisis qu’elle m’invite à goûter son repas, ce que le chauffeur de taxi confirme. Je refuse poliment cette 1

Tissu que les femmes éthiopiennes s’entourent de la taille aux pieds. 61

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proposition bienveillante, par manque de temps, et m’inquiète de mes piquets de tente. Comme par hasard, ma demande fait surgir le patron ferrailleur, nous apportant ma commande saucissonnée de plusieurs tours de ficelle. Il est accompagné d’un adolescent qui porte le paquet, suivi d’une marmaille de gamins accourant proposer leur aide. Tant pis pour le joli emballage, je veux vérifier le contenu à l’aide de mon inventaire. Le matériel étant conforme à ma liste, je paye en réclamant une facture, tandis que le chauffeur reficelle le tout. Quelques mains serrées et un salut à la cantonade, nous entamons la deuxième partie du programme. Direction l’aéroport pour tenter d’obtenir un vol pour le lendemain. Tout en roulant, j’essaye de connaître plus précisément les compétences linguistiques de mon chauffeur. Je suis rapidement déçu, car son vocabulaire français ne dépasse guère la vingtaine de mots, confondant régulièrement le français et l’italien. Après tout, j’en fais bien autant avec l’allemand dans mes interventions que je crois anglaises. Je décide néanmoins d’utiliser mon chauffeur comme interprète auprès de la compagnie aérienne. Axum Air est assez correctement installée et de beaux fauteuils modernes complètent confortablement un salon d’attente. Je m’assieds un instant sous la climatisation, lorsqu’une hôtesse me prie d’aller au hangar rencontrer le pilote. Celui-ci discute avec une personne que je pense être le mécanicien, à en juger par son bleu de travail taché de graisse. Après quelques minutes de palabres avec son collègue, le pilote m’annonce la forte probabilité d’un départ pour Hadar le lendemain matin. Nous prenons rendez-vous à 8 heures sur le tarmac 1 . Je laisse mes piquets de tente dans un coin du hangar en m’assurant de 1

Partie de l'aéroport réservée au trafic des avions. 62

ADDIS-ABEBA

les retrouver le jour suivant. Ma montre indique 11 heures et je demande au chauffeur de me raccompagner au centre-ville. Les 2 400 mètres d’altitude de cette ville et le fumet du repas de la boutique du Mercato m’ont un tantinet creusé l’estomac. Le rendez-vous avec le conseiller culturel de l’ambassade de France est à 14 heures, dans le quartier de Kebena, non loin de Siddist Kilo, au nord-est d'Addis. Nous avons amplement le temps de nous y rendre malgré l’état de la voiture et les encombrements importants. Je veux pouvoir me restaurer en me rapprochant du petit territoire français. Après moult enfumages au gaz d’échappement et de nombreuses manœuvres d’évitement de piétons au centre des chaussées, nous nous attablons dans l’un des restaurants du quartier. Devant un sympathique « chicken chips 1 », mon chauffeur me raconte un peu sa vie, dans la cacophonie d’une accumulation de haut-parleurs diffusant chacun sa propre musique éthiopienne. Il vient de la région de Bati dans le nord du pays, sur la bordure des plateaux éthiopiens à 1 600 mètres d’altitude, une ville relativement proche de notre zone de recherche. Son grand-père était berger, c’est lui qui a donné le nom de Yemane. Tandis que je lui indique la nature de nos travaux, il s’excite comme un gardon au fur et à mesure de mes explications. Puis subitement, il m’implore de l’emmener au camp de Hadar. Il saura se rendre utile, il connaît la mécanique et a d’autres compétences encore. Malheureusement, je n’ai pas le pouvoir d’engager des ouvriers ni leur payer un billet d’avion. Yemane suggère de nous rejoindre en car, et se débrouillera pour parcourir les kilomètres de pistes, mais je suis obligé de lui signifier péniblement un refus 1

Poulet frites. 63

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catégorique. Décidément, je trouve ce jeune homme de plus en plus sympathique. Il a réussi à toucher une de mes cordes sensibles et je lui propose de l’inviter à dîner à l’hôtel le soir même. Malgré sa joie de partager mon repas, je le devine ennuyé. Quelque chose le tracasse et sur mon insistance, il finit par m’en faire part. Il a une copine qu’il doit amener absolument au risque de ne plus la revoir, et bien entendu sa bourse n'est pas à la hauteur d'une soirée dans un endroit trop chic. Même si je flaire une arnaque, je le rassure vivement, lui signifiant que je l’invite accompagné. J’ai bien envie de continuer à découvrir les coutumes de ce pays, et cette soirée en sera l’occasion. Le café avalé, je donne le signal du départ et le taxi bleu et blanc s’ébranle en direction de l’ambassade. Mon chauffeur n’a pas le droit d’y entrer et doit m’attendre à une certaine distance du portail en fer surélevé de barbelés. Après que j’ai annoncé mon rendez-vous et mon identité à un Éthiopien en tenue militaire française portant un casque colonial, celui-ci me présente les armes. Étonné, je l’informe que mon grade dans l’armée ne justifie nullement cet honneur, mais il garde sa position. Je suppose qu’il en a reçu l’ordre à chaque entrée. Néanmoins, j'apprécie le privilège qui n'est pas désagréable, et lui rends la politesse avec un salut réglementaire. Passé la sentinelle, je découvre le bâtiment du centre culturel à gauche d’une longue allée conduisant à la résidence de l’ambassadeur, à proximité d’un bois. On a l’impression d’avoir le nez dans une boîte de pastilles à l’eucalyptus. En fait, tout le parc de 43 hectares est couvert de ces grands arbres très odorants. Orienté par le garde, je me dirige vers la construction blanche, de plainpied. L’entrée, aménagée en salle d’accueil, donne sur un patio intérieur carré, où les bureaux des différents services

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de l’ambassade, en retrait sous l’avancée de toiture, cernent un petit jardin. On m’accompagne vers celui de l’attaché culturel qui a tout de suite une poignée de main très chaleureuse. Avec bienveillance, il s’inquiète des conditions de mon voyage depuis Paris et du confort de mon hôtel. Il m’informe aussi des derniers événements, particulièrement ceux concernant la région de Hadar ; enfin, il me remet les documents attendus par mon chef. Puis je suis présenté au personnel du secrétariat et les services techniques avec lesquels je garderai d’excellentes relations, en particulier avec le bien connu Asfaw Salehu, Éthiopien et ami de nombreux chargés de mission travaillant ou ayant travaillé en Éthiopie. Près d’une quarantaine d’années plus tard, je suis fier qu’il m’ait accordé son amitié. Aujourd’hui à la retraite, il a toujours été d’une efficacité sans égale pour nous autres scientifiques ayant eu la chance de nous rendre dans ce beau pays. Mon entrevue terminée, je retrouve le taxi, qui m’attend à l’ombre d’un eucalyptus. Il me faut changer quelques dollars en birrs1, la monnaie locale, plus pratique que le billet vert US pour les menues dépenses. Aussitôt le moteur démarré, la vieille guimbarde se faufile entre les véhicules et le bétail qui encombrent souvent la chaussée, puis stoppe devant une agence aux fenêtres munies de grilles. À l’intérieur de la banque, deux employés nonchalants derrière une vitre épaisse ne semblent pas se préoccuper de la foule agglutinée aux guichets. Yemane m’informe que c’est le meilleur endroit pour obtenir un bon change et me propose d’un air assuré de s’en occuper. Hésitant, je lui remets une liasse de billets d’une somme 1

Le dollar éthiopien est remplacé officiellement en 1974 par le birr, afin de supprimer toute référence au dollar. 65

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de cent dollars, n’osant pas encore lui en donner davantage. Une partie de cet argent m’appartient et ne doit pas être confondue avec celui de mission, qui nécessite systématiquement une facture. Mon taxi driver contourne la foule, puis d’un signe à une connaissance de la banque, fait ouvrir une porte latérale et disparaît. L’attente me semble longue avant que mon chauffeur réapparaisse le visage radieux, une enveloppe à la main en m'indiquant d'un geste de le suivre. À l’abri des regards, pour me prouver son honnêteté, Yemane commence à compter l’énorme liasse de birrs, et j’apprécie son comportement. Je dois encore trouver une quincaillerie et une épicerie pour m’acquitter des courses. Le taxi Lada reprend sa route dans la cohue des chaussées et des piétons distraits, qui le plus souvent traversent avec imprudence. Mon chauffeur en profite pour me faire visiter la ville en empruntant quelques avenues animées. Nous faisons le tour de l’ancienne résidence du Négus, aujourd’hui chassé de ses terres. Nous longeons un espace où le monument du Lion de Juda apparaît grandiose, avant de déboucher sur la gare qui a été construite par Paul Barrias, un architecte français. Là, Yemane veut absolument me montrer l'intérieur du bâtiment, y compris le buffet assez intime. Nous repartons et la voiture s’arrête enfin devant un grand magasin où une quincaillerie de seaux et de balais déborde sur le trottoir. Les achats terminés, je regarde machinalement ma montre qui indique 17 heures et nous prenons le chemin de l’hôtel. Le long des rues, les boutiques s’illuminent une à une, de néons multicolores au fur et à mesure de la tombée du jour. Mon invitation à dîner est fixée à 19 heures 30 à l’hôtel, car il faut tenir compte du couvre-feu qui commence à minuit. Sur les conseils de mon acolyte, je

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commande une injera 1 pour trois personnes au maître d’hôtel. En cette fin de journée, la température est descendue de quelques degrés et ma fine chemisette n’est plus adaptée. Le patron de l’établissement s’en aperçoit et s’active aussitôt à faire un feu dans la cheminée. Très savamment, il lie les écarts importants du thermomètre entre le jour et la nuit et les effets ressentis à l’altitude élevée d’Addis-Abeba. Je le remercie, profite un moment de sa délicatesse, et monte dans ma chambre me préparer et entamer un peu de courrier. À l’heure dite, revêtu d’un pull, je rejoins le bar en attendant mes convives. Devant un whisky, j’observe le patron tisonner les braises en ajoutant une bûche dans l’âtre noirci. Par l’entrée vitrée, je peux contempler le jardin fleuri et le portail blanc en fer couronné de piques, fermé dès la tombée du jour par souci de sécurité. Au sommet d’un mur en pierre orné de fleurs rouges et blanches, je devine quelques barbelés qui subsistent encore, censés protéger la propriété. Mes invités ayant un peu de retard, je m’installe dans un des fauteuils près de l’âtre en admirant la décoration de l’hôtel. Diverses icônes anciennes sont accrochées sur une paroi recouverte de bois exotique. Plus loin, une fresque naïve semble décrire la vie rurale d’une région des hauts plateaux. Les trophées d’un club de foot sont posés sur des étagères sculptées. Audessus du bar, un portrait de Tafari Benti, le nouveau chef d’État, domine la salle. J’esquisse un sourire en remarquant le contour plus clair laissé par taille importante de celui du Negusse Negest2, Haïlé Sélassié, récemment 1

Sorte de crêpe faite de teff. Elle sert à prélever la nourriture avec les doigts dans un plat commun composé de viande, d’œufs et de légumes. Elle a donné son nom à ce plat national éthiopien. 2 Le Roi des rois. 67

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décroché. Quoi, ce président serait-il moins « grand » que le Roi des rois1 ? Attiré par un coup de klaxon, je me rends à l’entrée principale. Un zebagna2 en capote militaire usée par le temps se précipite avec son gourdin vers le portail. Il entrebâille un vantail et apparaissent Yemane et deux jeunes femmes qui le suivent main dans la main. Cette nouvelle convive confirme ma suspicion d'une gentille arnaque que j’avais pressentie dans l’après-midi. Yemane, m’ayant repéré sur le perron avec mon verre à la main, prend les deux filles par la taille et les pousse légèrement en avant. J’y décèle sa façon d’imposer l’invitation d’une amie et la note du repas pour quatre personnes qu’il me faudra payer, sans parler des amuse-gueules. Je suis surpris par la métamorphose de mon chauffeur quitté une heure plus tôt que je découvre cheveux laqués coiffés en arrière à la mode de 1930. Il a revêtu un costume de marque, couleur savane, sur une chemise blanche, rehaussée d’une cravate jaune. Des chaussures à talonnettes made in Italy assorties finissent une silhouette élancée, mais exhalant un parfum trop lourd, bon marché. Un vrai « cacou3 » marseillais. Sans être exubérantes, les jeunes filles n’ont rien à envier aux Françaises et savent incontestablement mettre leurs formes en valeur dans de somptueuses robes soyeuses aux coloris éthiopiens. La soirée s’annonce sympathique. Mon compère fait les présentations en commençant rapidement par Hawi sa copine, native de la région de 1

À partir de juillet 1974, Mengistu dirige les manœuvres visant à déposséder Haïlé Sélassié de son pouvoir, en s’appuyant sur le Derg (junte militaire). Le 2 septembre 1974, Haïlé Sélassié est finalement « déposé ». 2 Gardien. 3 Frimeur marseillais. 68

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Bati. Elle est ravissante et ses longs cheveux souples, couleur d’ébène, effleurent une poitrine généreuse, largement dénudée. Sa tunique légère assez courte dévoile de longues jambes de star montées sur hauts talons. Puis, prenant l’autre jeune femme par la taille, Yemane me dit qu’elle se nomme Fowsia et qu’Hawi ne peut absolument pas se passer de sa compagnie, la considérant comme sa petite sœur. Immédiatement, je remarque la finesse de sa peau, d’un teint plus clair que celle de sa copine, avec un corps envoûtant. Curieusement, les deux poupées paraissent utiliser un parfum identique, qui pourtant s’avère différer dans des effluves subtils. En aparté, mon gentil frimeur au taxi défoncé m’informe que Fowsia est d’origine somalienne et en profite pour me vanter les mérites de la « petite sœur », pour seulement trente dollars US la nuit. Ben voyons, il semble que mon taxi driver ait une seconde activité. Je fais comprendre mon refus à cette proposition avec, je l’avoue, un certain trouble. L’arrivée du patron me sauve un peu la mise, en nous conduisant lui-même vers une alcôve masquée de majestueuses plantes vertes, proche de la cheminée. L’endroit se veut intime, faiblement éclairé par une lampe sur pied. À proximité, une petite table basse en bois sculpté est cernée de banquettes rehaussées de coussins aux couleurs nationales. D’une façon nonchalante, en traînant ses sandales, le serveur apporte nos apéritifs principalement composés de whisky et d’une « St. George Beer » que je veux absolument goûter. Le patron remplace lui-même la table basse par un « mesob1 » et propose de nous laver les mains. À l’aide d’une aiguière 2 en étain, il verse tour à 1

Traditionnellement, le plat est placé sur un mesob, une sorte de table ronde, afin que la nourriture puisse être partagée. 2 Cette coutume hygiénique est également une prévention des 69

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tour un filet d’eau sur nos mains au-dessus d’une bassine sur pied et nous remet au bout d’une pince, une serviette chaude pour nous essuyer. Je note la classe de cet hôtel, qui pourtant pratique des tarifs très attrayants. Puis, le grand plat rond d’injera est posé sur le mesob où chacun peut manger sa part à la main, aidé d’un lambeau de crêpe de teff. Une musique traditionnelle éthiopienne diffusée en sourdine et les odeurs d’épices de notre repas créent une douce ambiance africaine. Malgré les avances sans équivoque, un peu envahissantes de la « petite sœur », la soirée est chaleureuse. La conversation porte sur diverses particularités éthiopiennes, comme l’existence d’un calendrier éthiopien de treize mois, de douze à trente jours chacun et le dernier comptant environ cinq jours, suivant les années. J’apprends que la population est majoritairement chrétienne orthodoxe au nord et plutôt musulmane sunnite à l’Est, vers la Somalie, d’où Fowsia est native. Que l’Empereur Haïlé Selassié Ier qui régnait depuis 1930, a été destitué par une junte militaire l’année précédente et placé en détention au fond d’un cachot. Cette année, il aurait vraisemblablement été assassiné en août par cette même junte ! Je me garde bien de faire le moindre commentaire sur cette dernière information. D’abord, parce que je connais très mal ce pays et qu’ensuite, mon sixième sens, éclairé des conseils de Jean Chavaillon, me commande d’être très prudent. Je le suis d’autant plus que je me pose des questions depuis la métamorphose d’un chauffeur de taxi besogneux en un convive brillant, affublé d’une belle montre en or au poignet. Les deux superbes créatures accompagnatrices richement vêtues, ne m’engagent pas à moins de méfiance. Je suis peut-être en présence d’un maladies diarrhéiques. 70

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maquereau avec ses belles. Il peut aussi s’agir d’un jeune engagé par la junte au pouvoir, à la recherche d’ennemis du régime. Probablement ni l’un ni l’autre, mais dans le doute, je préfère m’abstenir de tout commentaire politique. Je profite plutôt de la joyeuse ambiance autour de la table, voire aussi sous celle-ci. Fowsia s’est ostensiblement rapprochée de moi et me frotte la jambe du bout de son pied déchaussé. Soudain, Hawi sursaute en regardant sa belle montre moderne à quartz, qu’elle met sous les yeux de Yemane. Par réflexe, je consulte la mienne, qui affiche 23 heures ! Sans jeter le moindre regard à sa copine, mon voisin de table hèle le garçon en amharique. Deux minutes plus tard, le serveur nous propose traditionnellement de nous laver les mains avec l’eau versée de son aiguière. J’ai apprécié cette soirée, malgré une facture qui s’annonce un peu salée et j’attends encore un moment que mon invité se lève pour l’imiter. C’est l’instant que choisit Fowsia pour s’accrocher à mon bras et me souffle une phrase rapide en anglais à l’oreille. – Je suis désolé, je ne comprends pas, dis-je en français, un peu honteux de ce mensonge. – Elle… habiter very loin, intervient Yemane en se levant suivi des deux femmes. Si police arrêter elle… prison… Elle dormir dans chambre à toi… She only accept twenty-five US dollars. Elle very nice1, pas plaire à toi, non ? croit devoir ajouter Yemane, en prenant Fowsia par la taille. – Yes, elle very beautiful, mais moi besoin de dormir. She sleeps with big sister Hawi 2 qu’elle ne peut pas quitter. Une autre fois peut-être. 1

Elle accepte seulement vingt-cinq dollars américains. Elle est très jolie. 2 Elle dort avec sa grande sœur Hawi. 71

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Yemane, tout à fait entremetteur, réitère sa question, encouragé par la ravissante prétendante à mon lit. Je parviens à l’interrompre et lui dire que je compte sur lui le lendemain matin à 7 heures pour m’emmener à l’aéroport. Tout en les raccompagnant jusqu’au portail de l’hôtel, je leur signifie que j’ai passé une excellente soirée et espère qu’il en est de même pour eux. Le zebagna sorti de nulle part s’empresse d’aller ouvrir la grande porte métallique. Par politesse, je m'engage dans la rue où je suis surpris par la présence d’un taxi qui attend. – C’est chauffeur à moi, moi contract avec lui eleven o'clock, plaisante Yemane. Je rectifie 11 heures en 23 heures et imagine l’organisation qu’il a dû développer pour cette soirée. Je serre les mains aux deux tourtereaux, tandis que Fowsia s’accroche encore à mon bras pour me faire un baiser particulièrement dérapant en se collant à moi. – Only twenty dollars, please1. Le contact de son corps parfait m’excite un moment les neurones et je crains sur l’instant ne plus pouvoir les raisonner. Pourtant, j’arrive à me dégager gentiment. Fowsia monte dans le taxi en me lançant un long regard langoureux. Un geste de la main, et la voiture démarre dans un panache de fumée. En suivant le véhicule des yeux, je demeure un moment pensif, me remémorant les péripéties de la soirée et la beauté de Fowsia. L’auto disparaît au carrefour et le vrombissement des cylindres s’atténue peu à peu dans les rues d’Addis-Abeba. Je songe à cette capitale construite par Menelik II, que sa femme Taytu nomma « la nouvelle fleur » en amharique, à la suite de la découverte d’une fleur rare en ce lieu. Aujourd’hui, il est fréquent d’entendre sporadiquement quelques rafales 1

Vingt dollars seulement. S’il te plaît. 72

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d’armes automatiques. Je m’aperçois alors que la rue de l’hôtel, très fréquentée en début de soirée, est devenue subitement déserte. Il subsiste une faible résonance de la cité, par instants étouffée d’une bouffée de vent. Les pas rapides d’un passant et le bruit d’un rideau métallique qu’on abaisse me font revenir à la réalité. Une soudaine fraîcheur m’incite à relever le col de ma Saharienne ; je repasse le porche de l’hôtel, où le zebagna stoïque m’attend pour fermer le portail. Assis sur un banc du jardin, j’allume une cigarette pour m’imprégner un instant du dernier souffle faiblissant de la ville. Seuls des chiens aboient dans le lointain, chose paraissant courante à Addis. Encore derrière son bar, le patron s’affaire en nettoyant son verrier. La douce chaleur de la bûche flamboyante m’engage à profiter des profonds fauteuils placés devant l’âtre. Un petit armagnac serait le bienvenu avant d’aller rejoindre ma couche. Je propose une boisson au directeur, qui, sans se faire prier, décapsule un Coca. Armagnac et Coca ne sont peut-être pas compatibles, pourtant, on trinque d’un tintement de verres à des jours meilleurs pour l’Éthiopie. Je papote encore un instant et monte dans ma chambre. La fatigue et les 2 400 mètres d’altitude de la ville ont tôt fait de me plonger dans mes songes et les bras d’une « Vénus » éthiopienne.

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LA VALLÉE DES PREMIERS HOMMES Un camp scientifique international Dès l’aurore, la clameur de la ville parvient déjà dans ma chambre à travers les persiennes entrouvertes. Les premiers rayons du soleil s’y infiltrent en se projetant rectilignes sur les murs jaunes. À cette heure matinale, le préposé à la maintenance termine sa nuit et la température de l’eau chaude au robinet avoisine les dix degrés, réduisant ma douche au minimum. Rasé de près, je profite de l’aide d’un employé présent dans le couloir pour descendre mon équipement de topographie par le grand escalier menant à la salle du breakfast. Mon petit déjeuner typiquement anglais à peine terminé, le chauffeur arrive et me donne son bonjour d'une main en tenant son avant-bras de l'autre en signe de respect, avant d’empoigner mes bagages. Ce matin, il a revêtu son habit de taxi driver et la brillantine de la veille n’est plus d’actualité. Je paye ma chambre, salue le patron de l’hôtel, puis rejoins la Lada bleu et blanc aux sièges défoncés. La radio hurle une chanson locale d’une sonorité éloignée de l’acceptable. Mon conducteur se rend compte de mon supplice ; il sort aussitôt une pince de la boîte à gants, pour réduire le son au bouton cassé du potentiomètre, et nous prenons la route pour l’aéroport. À peine sommes-nous engagés sur le boulevard que le tintamarre de klaxons et les fumées des véhicules me font souhaiter d’être sur deux ailes le plus tôt possible. Malgré les avenues embouteillées pleines de trous, parfois dangereux, que Yemane évite le plus

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souvent, nous arrivons enfin sur le tarmac de Axum Air. Je suis content d’être débarrassé des émanations noires des tuyaux d’échappement des camions, que les constructeurs s’ingénient à placer juste à hauteur des fenêtres des voitures. De loin, je reconnais le pilote et le mécanicien près d’un avion bimoteur blanc surligné de bleu. Je récupère les piquets de tente laissés la veille et nous rejoignons le pilote qui confirme le vol et m’invite à déposer bagages et matériel sous l'aile du Cessna. Il est temps de prendre congé de mon chauffeur qui se lance dans de longues accolades un peu excessives à mon goût. Je veux le payer en birrs, mais il préfère les dollars, qu’il juge plus avantageux. Je m’exécute et m'acquitte généreusement de ses services. Je regarde un instant la petite Lada démarrer et disparaître dans le flot des véhicules. Soudain seul, je me remémore l’excellente soirée passée la veille, et le corps de rêve de Fowsia me traverse un moment l’esprit. Très rapidement, mes pensées enflammées laissent la place à d’autres, plus matérielles. Depuis quelques minutes, j’observe le pilote et son mécanicien, penchés sur le moteur gauche du Cessna. D’une manière machinale, le pilote ouvre le capot du six cylindres, discute avec son collègue, plonge la main, puis le bras, et en sort une tige en fer visiblement cassée à son extrémité. Puis, négligemment, il la jette dans une caisse, par-dessus quelques ferrailles aéronautiques. Allons bon, pensé-je, ce n’est pas ce coucou qui me mènera à Hadar aujourd’hui, et d’ici qu’il n’y ait pas d’autre appareil en état de prendre l’air… Maurice m’a fait part de la piètre qualité des batteries de leurs machines, et les aviateurs ne tiennent pas à passer la nuit en Afar dans une zone non sécurisée par l’armée régulière. Je ne suis donc plus certain de pouvoir

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partir comme prévu et songe déjà retourner à l’hôtel. Mais, contre toute attente, le pilote me propose de charger les bagages à l’arrière du Cessna ! Je m’inquiète cependant très poliment, d’obtenir son avis sur l’état de sa belle mécanique. Avec force « no problems » le pilote me rassure et je m’installe en place droite avant de l’appareil. J’ai gardé sur moi ma sacoche, avec les dernières recommandations de sécurité de l’ambassade pour la zone de recherche, ainsi que les précieux courriers remis par le centre culturel et celui que j’apporte de France. À mon grand étonnement, les moteurs démarrent sans la moindre hésitation ! Je ne peux m’empêcher de songer à cette tige retirée du capot qui me laisse dubitatif. Elle devait bien servir à quelque chose ? Je pense alors aux débuts de l’aéropostale où les pilotes bravaient les montagnes et les océans, par tous les temps, dans leurs appareils d’un autre âge. L’évocation de ces temps anciens, avec des avions moins performants que celui dans lequel je suis assis m’incite à relativiser. Je songe aussi à l’état d’une pseudo piste aéronautique, aménagée succinctement sur le plateau d’Askoma. En principe, les ouvriers afars devraient l’avoir nettoyée pour assurer un atterrissage sans histoire. Alors que je suis encore plongé dans ces réflexions, le bimoteur décolle et Addis-Abeba apparaît dans toute son étendue accrochée aux flancs du mont Entotto. Je tente sans succès de repérer le bois des grands eucalyptus des jardins de l’ambassade de France, avant que d'un coup d'aile nous prenions la direction de Hadar. Pour éviter la chaleur de la vallée ou les perturbations dues aux courants d’air aux abords des escarpements, le pilote choisit de voler au-dessus des reliefs. Nous sommes à une altitude qui permet une vue d’ensemble en discernant des détails de vie au sol. Nous volons vers Dessié au nord, où nous

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bifurquerons vers l’est à proximité de Bora, pour rejoindre le reg d’Askoma. Mon aviateur n’est pas bavard et je le sens soucieux. Régulièrement, il écoute le ronron de son moteur. Pas le gauche, là où il manque un bout de ferraille, mais le droit ! Finalement, n’étant pas mécanicien, je décide que les problèmes de mécaniques me dépassent et qu’il vaut mieux admirer le paysage de toute beauté. Dans la plaine, à l’est, j’imagine les centaines d’animaux paissant et d’oiseaux virevoltant au milieu de la savane arborée. Au centre, la rivière Awash s’étend à l’infini, dans ce fossé d’effondrement géologique qui a formé la Rift-Valley. Nous volons déjà depuis près de deux heures lorsque le pilote m’indique de la main une étendue marron-jaune, que je distingue au travers d’un voile de chaleur. – Landing strip1, précise-t-il. Un instant plus tard, il pousse sur le manche pour descendre à une l’altitude permettant son approche sur la surface déblayée par Maurice. Un passage à la verticale d’une rangée de cailloux blancs alignés par les ouvriers, et le pilote engage un tour de reconnaissance. Nous sommes assez bas pour repérer la moindre Land Rover qui, suivant le code de sécurité décidé avec les autorités, devrait se trouver en bout de piste. Mais aucune voiture ne nous attend et le pilote refuse obstinément de se poser. Je sais qu’il a peur d’être obligé de demeurer la nuit au camp, loin de toutes éventuelles batteries de rechange. Et puis le code n’est pas respecté ! Et puis mon aviateur n’est pas content, mais pas content du tout ! – I return to Addis2 ! Il n’est pas question pour moi d’y retourner sans avoir 1 2

Piste d’atterrissage. Je retourne à Addis. 78

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au moins fait un repérage au-dessus du camp de base. En principe, nous ne devrions pas être à plus de deux ou trois minutes de vol. Je dois être persuasif, car j’arrive à décider le pilote à effectuer une reconnaissance sur les tentes de la mission. Malheureusement, nous survolons un campement sans le moindre signe de vie. L’avion exécute un deuxième passage encore plus bas et j’aperçois deux Européens qui marchent le long d’un sentier sans même lever la tête ! Il est impossible, vu notre rase-mottes, qu’ils ne nous aient pas remarqués. J’essaye de dissimuler mon énervement et propose au pilote de rejoindre le petit aérodrome de fortune une ultime fois. Tout d’abord, il refuse, puis se ravise, se rendant peut-être compte qu’il vaut peut-être mieux me déposer avec mes bagages. Mon poids et celui du fret en moins, il économisera toujours un peu plus l’essence du retour, mais pas à n’importe quelles conditions. Je prie Zeus, Dieu du ciel, de m’arranger le coup, car l’aviateur ne tolérera plus aucune concession et exécutera sa menace si un véhicule ne se trouve pas en bout de piste. Je croise les doigts pendant les fatales minutes qui nous séparent de celle-ci. Les problèmes techniques de batteries de l’appareil m’incitent à me résigner à accepter que ce dernier essai soit malheureusement décisif. De toute façon, je ne peux pas trop contester son autorité, seulement tenter de l’infléchir. À la verticale du terrain, le pilote fait une nouvelle fois deux tours de piste et ne voit personne au rendez-vous. La sentence redoutée tombe sans appel. – Back to Addis1 ! déclare l’aviateur très énervé. À très basse altitude, j’ai une bonne vision des détails du paysage. Je me tords le cou avec l’espoir d’apercevoir une Land Rover sur une piste quelconque. Mon acolyte 1

Retour à Addis. 79

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commence à se détendre et pense déjà à la bonne injera qu’il mangera en famille à son retour. Quant à moi, je suis fou de rage d’être venu jusqu’ici et de devoir repartir pour un rendez-vous manqué. Le pilote, me voyant m’exciter dans tous les sens, m’évertuer à repérer une illusoire voiture, me pose la main sur l’épaule. Pour la première fois, il me sourit. Son air jovial m’engage à ne pas m’en faire, nous arriverons à temps à Addis pour l’apéritif. On reviendra, demain ou un autre jour. À n’en pas douter, il est passé de l’énervement à la décontraction, d’une seconde à l’autre. Je m’acharne tout de même à chercher un truc qui bouge au sol. La poussière d’une curieuse petite tornade a un point blanc semblant la devancer, qui subitement lance un éclair. Il me faut cinq secondes pour comprendre. Le tourbillon n’est autre la traînée d’une Land Rover dont le pare-brise vient de refléter le soleil, et qui roule à toute vitesse vers l’aire d’atterrissage. Tout agité, je montre du doigt la voiture au pilote, en lui parlant français sans m’en rendre compte. – Là !... Là, regarde, c’est une Land Rover. Ah, tu vois, ils arrivent ! Allez, vite, vite, on retourne au terrain. L'aviateur a bien saisi mon propos. Comme sœur Anne – ou sœur Fowsia1, puisque nous sommes en Éthiopie –, j’ai repéré l’arrivée salvatrice de mes « frères ». Un coup d’aile à droite et nous repartons dans le sens inverse. Bizarrement, le pilote ne fait aucun commentaire. À la verticale du terrain, il exécute des cercles le temps que le 4x4 soit stationné en règle avec le code. Ah, le règlement, c’est le règlement ! Puis enfin, il se met en phase d’atterrissage, « en finale », comme on dit dans l’aéronautique. L’appareil touche un peu durement le reg, roule dans un nuage de poussière rouge et se place dans le 1

Allez à Addis pour la voir ! 80

LA VALLÉE DES PREMIERS HOMMES

sens du départ à hauteur du véhicule sans couper les moteurs. C’est Maurice et Nicole qui courent vers nous, tenant leurs chapeaux contre l’effet du souffle des hélices. Avec gaieté, je saute rapidement à terre et m'avance à la rencontre de mes collègues. L’aviateur fait signer quelques papiers à mon chef sur l’aile du Cessna, tandis que je décharge mon matériel et mes bagages. Puis le pilote remonte dans son taxi volant et décolle en trombe, craignant trop cette région de Hadar aux heurts fréquents. Pendant les retrouvailles de bienvenue, je surveille deux ouvriers afars qui chargent rudement mes affaires dans la Land Rover. Outre mon matériel de topographie, j’appréhende la casse possible de deux bouteilles sympathiques de Bordeaux, planquées au fond d’un de mes sacs. À perte de vue, les collines s’enchevêtrent sans la moindre végétation, offrant leur nudité géologique en une succession de strates 1 , dans un pastel de couleur ocrejaune. Au loin, en contrebas, dans un halo de chaleur, j’aperçois les reflets de la rivière Awash, bordée d’une forêt riveraine qui serpente sur plusieurs kilomètres. Comme on me l’a expliqué, j’essaye d’imaginer la vie de nos ancêtres dans cette vallée, quelques millions d’années plus tôt. Ils vivaient autour d’un immense lac, aujourd’hui disparu, au milieu d’une faune diverse et d’une flore luxuriante dans un lieu paradisiaque. Il subsiste ce ruban d’eau qui scintille au soleil, au centre d’un rift vieux d’environ vingt-cinq millions d’années. Grâce à Maurice Taieb qui a découvert ce site important et à sa cartographie que je dois entreprendre, je vais vivre des moments inoubliables au nord d’un pays deux fois plus grand que la France, en plein milieu de ce qu’on appellera plus tard « 1

Chacune des couches géologiques qui constituent le terrain de l’Afar. 81

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Le berceau de nos origines ».

« Pour comprendre la présence de fossiles dans cette région, il faut s’appuyer sur la géologie. Ce fossé large de trois cents kilomètres, appelé dépression de l’Afar, s’est creusé sous l’influence de la dérive des continents. Il est situé entre l’Afrique et l’Asie qui s’éloignent l’une de l’autre. C’est dans cette dépression dont les eaux ne s’écoulent pas vers la mer, que les sédiments se sont empilés en couches épaisses, depuis des millions d’années. Certaines de ces couches géologiques contiennent les fossiles1… » 1

Texte dit par Maurice Taieb, inventeur du site de Lucy et auteur du film documentaire de TF1 « La vallée des premiers hommes », réalisé 82

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Maurice Taieb, jeune chercheur géologue, découvre l’Éthiopie en 1966 lors d’une campagne de terrain à Melka Kunture, sur le site de Jean Chavaillon. Dès 1967, il prospecte à pied la haute et moyenne vallée de l’Awash, avec des ânes pour le transport du matériel de campement et de la nourriture. En 1968, son petit crédit de mission du CNRS ne lui permet pas de louer un véhicule. Cependant, moyennant une faible indemnisation, il parvient à négocier un arrangement avec l’observatoire de géophysique de l’université d’Addis-Abeba, qui lui procurera un pick-up Land Rover à chacune de ses campagnes. La voiture dispose d'un réservoir supplémentaire de 200 litres d'essence et le doctorant peut dès lors prospecter plus loin et plus confortablement dans le triangle de l’Afar. Il étudie les dépôts lacustres holocènes, mais s’intéresse déjà à une géologie plus ancienne. Dans son exploration, Maurice collecte des échantillons de roches, dont un bloc de basalte qu’il remet aux Italiens travaillant dans l’équipe du volcanologue Haroun Tazieff. Ceux-ci ont les moyens de réaliser une datation par la méthode du potassium-argon à l’université de Pise. Mais la roche, légèrement altérée, ne peut donner qu’une vague estimation de trois millions d’années. Si l’évaluation est importante, il faudra corroborer ces résultats en faisant effectuer une nouvelle datation, par une autre université, à partir d’un échantillon plus sain. Mais à l’époque, ces mesures, nécessitant une grande compétence et un matériel de haute technologie, n’existent que dans de très rares laboratoires européens. Quelques années plus tard, le jeune géologue français aura l’occasion de s’orienter vers ceux d’outre-Atlantique. Néanmoins, sa voie s’ouvre dans des recherches qui l’engageront sur les traces de nos origines. par Pascale Breugnot et Denis Chegaray en 1976. 83

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Durant sa prospection en Afar, l’hiver de la même année, Maurice a l’opportunité de partager un thé avec Hugues Faure, en campagne au nord de Tendaho. Celui-ci n’est pas homme à s’embarrasser d’un certain confort sur le terrain et n’ayant pas de sucre, le remplace tout simplement par du sel ! C’est surtout l’occasion pour Maurice Taieb de décider d’effectuer le lendemain, une reconnaissance plus attentive à Hadar et à proximité de la rivière Awash, qui sinue dans la vallée s’évasant de part et d’autre de la mer Rouge et du golfe d’Aden. L’observation de cette première exploration révèle aussitôt l’intérêt paléontologique extraordinaire de cette zone, où la faune semble superbement conservée. De retour en France, Maurice montre au paléontologue Yves Coppens, une dent d’éléphant recki 1 , qu’il a prélevée à Ledi au nord de Hadar, et l’invite en 1972 à visiter plus précisément les sites fossilifères de la région. La même année, après quelques difficultés pour obtenir une autorisation de travail en Éthiopie, Maurice Taieb crée l’International Afar Research Expedition – IARE –, en organisant à partir de 1973 une série d'expéditions importantes en hommes et en matériel. Pour la circonstance, il demande le concours de deux spécialistes de la paléontologie : Donald Carl Johanson, pour la partie américaine, et Yves Coppens, représentant le côté français. Une codirection des trois chercheurs est instituée pour les campagnes successives à Hadar. Maurice Taieb devient de fait le chef de mission des expéditions IARE et le responsable vis-à-vis du ministère éthiopien de la Culture et de l'ambassade de France à Addis-Abeba. Parallèlement, la reconstitution du paléoenvironnement de la zone de Hadar par l’étude des 1

Espèce éteinte d’éléphant énorme (Elephas recki). Il vivait en Afrique il y a entre 3,5 et 1 millions d’années. 84

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pollens fossiles sera confiée à Raymonde Bonnefille, une jeune doctorante palynologue qui participe aux recherches en Afar depuis les premières années. Cette même année, un morceau de temporal est dégagé du site 128. Puis, à quelques dizaines de mètres, c’est un genou, composé d’un bas de fémur et un haut de tibia, qui est trouvé sur le site noté 129. Ce fossile sera baptisé « le genou de Claire » par Yves Coppens. Le 30 octobre 1974, journée de pleine lune, à proximité du camp de base, Alemayu Asfaw, représentant officiel du ministère de la Culture éthiopien, repère les fragments de deux maxillaires d’hominidés avec les dents sur la rive droite de l’oued Sidi Hakoma, affluent de la rivière Awash. L’un est complet, malgré une canine déchaussée, le second est un demi-maxillaire plus petit. Ils proviennent d’un dépôt silteux de la plaine d’inondation, d’une couche très ancienne, vieille de 3,2 millions d’années. Ces trouvailles sont prémonitoires d’une fantastique découverte vingt-cinq jours plus tard. Le dimanche 24 novembre 1974, également un jour de pleine lune, Donald Johanson, appelé Don par ses proches et collègues, Tom Gray, son étudiant, ainsi que Pierre et Nicole, partent tôt le matin en Land sur la localité de fouille 188. La voiture n’est pas trop chargée pour la reconnaissance d’un secteur où, trois semaines plus auparavant une trentaine de sites fossilifères ont déjà été répertoriés sur 300 mètres à la ronde. Mais Don et Tom comptent collecter quelques fossiles supplémentaires sur le point 162, qui a fourni des restes de colobes et une mandibule complète de bovidé. Les deux Français, rejoints par Maurice, iront mesurer quelques profils géologiques à proximité de ce dernier point. C’est aux alentours de midi que Tom pousse des cris de joie, provoquant la curiosité

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des collègues parisiens. À leur arrivée, ils trouvent Don courbé sur le site, étudiant chaque élément fossile éparpillé sur le sable et, pour certains, recouverts d’une gangue gréseuse. Sur une petite butte des collines éthiopiennes à Hadar, l’équipe vient de mettre au jour des pièces d’un squelette, dont la première s’avère être un avant-bras. Grâce à un cadre stratigraphique géologique très bien daté, les chercheurs peuvent déjà aisément estimer leur âge à près de 3 millions d’années. Chaque centimètre carré est fouillé et tamisé sur une dizaine de mètres le long d’une pente. Les ossements n’ont pas été dispersés par un charognard, ce qui fait penser à une noyade dans le lac qui existait à cette époque. Durant une quinzaine de jours, cinquante-deux pièces déterminables, affleurantes ou enfouies, sont extraites de ce site noté AL288-1. L’euphorie passée, les scientifiques étudient chaque pièce pour s’assurer qu’il s’agit bien là d’environ 40 % du squelette d’un même individu. Sa taille est estimée à 1,10 mètre pour un poids de 25 kg. C’est le premier australopithèque aussi complet mis à jour, dont la découverte du premier fragment revient à Dato, un guide Afar, qui l’a montré à Tom Gray. Néanmoins, des études complémentaires dans les laboratoires des différentes nations sont nécessaires pour déterminer une espèce nouvelle nommée Australopithecus afarensis. Au camp de base, l’étude des pièces va révéler, grâce principalement à des éléments du crâne, aux dents de la mandibule inférieure, au sacrum et une partie du bassin, qu’il s’agit d’une jeune femme âgée à son décès d’une vingtaine d’années. Ses membres supérieurs sont un peu plus longs que les inférieurs, ses phalanges sont plates et courbées et l’articulation de son genou offre une grande amplitude de rotation. Elle semble apte à la locomotion bipède.

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On trinque joyeusement avec les canettes de bière, précédemment mises au frais dans la rivière, en l’honneur d’une découverte importante et les scientifiques prennent peu à peu conscience de la portée de l’événement. Un des magnétophones à cassettes diffuse une chanson des Beatles, Lucy in the sky with diamonds1. Chacun cherche un nom plus sympathique qu’Australopithèque ou AL2881. Une femme de l’équipe américaine émet l’idée du prénom de la chanson qu’ils écoutent et le squelette est rapidement baptisé Lucy, substantif moins compliqué que son appellation scientifique. Il sera finalement progressivement adopté comme une évidence. Au dîner, un repas spécial fête a été cuisiné de main de maître par Kebede Gurara, le chef cuistot, et le plein du groupe électrogène est exceptionnellement refait pour une soirée prolongée pas tout à fait comme les autres. Cette nuit, chacun aura un sommeil agité, rêvant à cette fabuleuse avancée scientifique et à l’aura internationale qu’occasionnera une telle découverte. Plus simplement, de la fierté du chef afar, des ouvriers ou gardes, d’y avoir participé, voire de la population autochtone avertie du trésor ancestral de leur terre. Les Éthiopiens vont s’empresser de la nommer, Dinknesh en amharique, que l’on peut traduire par « Tu es merveilleuse », gardant ainsi son origine locale. Déjà, en cette fin d’année 1974, les médias de la planète diffusent la nouvelle. Nous recevons à cette occasion une visite officielle. Il s’agit de personnalités de l’ambassade de France accompagnées de ceux du ministère de la Culture éthiopien. Les plats et couverts brillent plus qu’à l’habitude et des tentes toutes neuves sortent des cantines comme par miracle. Des gardes afars sont attribués à 1

Lucy dans le ciel avec des diamants. 87

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chaque représentant officiel, car la sécurité de ces hauts rangs l’exige. Plus tard, après des séjours aux États-Unis et en France pour y être étudié, le fossile original de Lucy sera conservé au Musée national d’Éthiopie à AddisAbeba. Excepté quelques rares exhibitions de notre ancêtre commun, seules des répliques très précises seront présentées au public. Durant cette expédition et les suivantes, une quinzaine à une vingtaine de scientifiques de différentes spécialités et nationalités vont tenter de réunir le plus d’informations possible afin de reconstituer le milieu où sont apparus les premiers hominidés. Ils prospecteront, collecteront et étudieront la faune et la flore fossilisées, ainsi que les strates dans lesquelles elles ont été piégées. Le géologue James Aronson, appelé Jim, précisera dès 1977 un âge entre 3,3 et 2,9 millions d’années, en datant les cendres volcaniques du Sidi Hakoma, à la base de la formation de Hadar, et le basalte du plateau du Kada Damoun 1 . La datation des échantillons géologiques a été réalisée par la méthode argon-argon au Department of Geological Sciences de Cleveland. Cela permettra aux scientifiques de déterminer et d’affiner l’âge des fossiles auxquels sont associés des Australopithèques, dont Lucy, vieille de 3,18 millions d’années. Bien entendu, le site de la découverte sera reporté sur la carte préliminaire. Pierre Planques s’emploie avec mon aide, à préparer le lever précis de toute la zone de recherche. Nous devrons ensuite effectuer la topographie plus locale de chacun des 255 sites à hominidés, contemporains de la vedette mondiale, qui seront mis à jour durant les expéditions de 1973 à 1977. 1

En langue amharique, « Kada » signifie grand et « Damoun » bas du visage (des narines au menton), en rapport avec le cratère (bouche) d’un ancien volcan. 88

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Les recherches à Hadar seront interrompues près d’une quinzaine d’années, en raison des hostilités nord-sud du pays. La reprise de l’exploration et l’extension des fouilles paléontologiques, dirigées par des scientifiques éthiopiens, permettront de réunir un total de 427 fossiles d’hominidés !

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Mon Cessna n’est plus qu’un point noir sur l’azur, tandis que la Land entame déjà la descente vertigineuse et cahoteuse vers la basse vallée. Les pistes sont entrecoupées de crevasses créées par les érosions fluviatiles de l’escarpement. Maurice a décidé de tester un autre passage pour le retour, afin d’examiner une formation géologique qu’il a repérée de loin la veille. Nous suivons des sentiers d’animaux, souvent assez raides et parsemés d’éboulis, par endroits importants, que nous devons dégager. Alors tout le monde descend de voiture pour participer à la besogne. Dans le 4x4, il n’est pas rare de se taper la tête au plafond à la traversée d’une ravine asséchée plus profonde qu’une autre. Les deux mains agrippées à mon siège, je tente péniblement d’amortir les coups de boutoir du véhicule. Par instants, les roues grimpent sur un pied de talus, inclinant dangereusement les 62 chevaux-vapeur. Les lames de ressort du châssis grincent rudement et doivent se plier en limite de rupture. L’intrépide scientifique a l’air de prendre son pied en tirant la langue et il est certainement le seul à ne pas voir la bouille des passagers afars arc-boutés sur les banquettes arrière de la voiture. La poussière soulevée s’infiltre généreusement dans l’habitacle et colle à la sueur moite d’une peau chauffée à blanc par une température de 40 °C à l’ombre. Arrivé en bas du plateau, j’espère un peu plus d’horizontales, mais rien n’est plat dans cette région, ou pas longtemps. Soudain, dans le virage de la piste, à l’aplomb d’un petit talweg 1 , apparaît un bloc rocheux obstruant une bonne partie droite de la passe. Il y a tout juste l’espace d’une largeur d’un demi-véhicule avant un fossé. Il me semble impossible qu’une quelconque 1

Lignes de collecte des eaux (mot allemand pour chemin de la vallée). 90

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mécanique puisse grimper cet énorme bloc. Maurice estime un moment la difficulté, puis juge qu’il se sent de tenter l’escalade. Tous les passagers descendent de voiture et un Afar aide par gestes le chauffeur à la manœuvre. La « réduction1 » de la boîte de vitesses enclenchée, la roue avant droite commence à gravir la roche, centimètre après centimètre. Le 4x4 se couche progressivement sur le flanc gauche, jusqu’à prendre une impressionnante inclinaison que je pense dangereuse. Je crains le renversement du véhicule. Le chef a le corps plaqué contre la portière, sans autre vision possible que le ciel bleu éthiopien. Le châssis et les lames de ressort gémissent sous l’effort, tandis que le moteur hurle. Très lentement, la roue franchit l’arrondi du rocher et commence à redescendre, redonnant au chauffeur la vue du passage. Le bas de caisse latéral droit touche la pierre, puis glisse contre celui-ci avec un crissement continu de ferraille. Les quelques centimètres de glissade ont fait déraper le 4x4 sur la pente du talweg. La manœuvre devient casse-gueule, mais ne semble pas altérer la hardiesse du conducteur accroché au volant. Le moteur s’emballe à nouveau, crachant avec force sa sueur noire d’échappement. La roue arrière droite grimpe peu à peu le bloc à son tour, ce qui baisse le nez du 4x4, qui ripe franchement dans le fossé. Maurice accélère et dans un rugissement extrême de la mécanique, la voiture s’arrache de la ravine et retombe d’un bond sur la piste, rebondissant d’un pneu sur l’autre. Fier de lui, notre collègue téméraire saute du véhicule avec un sourire jusqu’aux oreilles. – Alors, on est passé, non ? Et en plus, ça raccourcit le 1

4x4 et différentiel. Système mécanique qui a pour fonction de distribuer une vitesse de rotation par répartition de l'effort cinématique. 91

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trajet ! lance-t-il, triomphant, après son exploit qu’aucun des passagers n’envisageait. J’apprends par Nicole que ce n’est pas la première performance dont le patron se glorifie, ayant la manie de vouloir ouvrir de nouvelles pistes dans des conditions analogues, mais qui ne ménagent la mécanique. Plus loin, Maurice effectue une brève observation géologique offerte par l’érosion du talus, en faisant quelques photos à l’aide de son appareil tout neuf. Il examine chaque strate et la rafraîchit avec son marteau de géologue, puis indique les détails à sa collaboratrice, qui les note sur un croquis rapidement dessiné. Ce travail terminé, nous reprenons la piste à flanc d’escarpement raviné, sur un terrain argileux qui s’effrite dangereusement au passage des roues. À l’approche du camp, le sol devient enfin plus régulier, limitant les secousses du 4x4. Quelques chèvres éparses sont allongées à l’ombre des maigres branches de rares acacias. Sortant de nulle part, des enfants afars nous font signe d’arrêter la voiture et quémandent quelques bonbons, que Nicole a préparés à leur intention. Je remarque qu’adolescents et adultes détiennent un bâton, qu’ils portent sur le cou et les épaules. On m’explique que cet objet s’utilise en multi-usages : se défendre, rassembler les bêtes ou marcher des heures sans fatigue, en posant le bâton derrière la nuque avec les bras repliés sur ses extrémités. Le marcheur afar à la particularité d’éviter au mieux les dénivelés. Il contournera une butte ou, suivant la difficulté, la franchira en faisant de petits pas. Ces conseils me sont donnés par Mohammed Harab, un cousin du premier guide de Maurice. Mohammed est un homme très grand, d’un âge certain et d’une lointaine ascendance Masaï. Il a été engagé comme guide, mais plus spécialement assiste les topographes lors de leurs travaux

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sur les différents secteurs fossilifères. À mon arrivée, je découvre un camp presque vide. L’heure du déjeuner est passée et la plupart des équipes sont déjà retournées sur leurs sites respectifs. Aussitôt, je remets à Maurice les dernières consignes du conseiller culturel, ainsi que le courrier des scientifiques. Kebede Gurara, un habitué des campagnes de terrain, nous a réservé des repas. Mes péripéties aéronautiques m’ont donné faim et je me délecte de la chèvre rôtie1, ainsi que de crêpes au sirop d’érable. Pendant le reste de l’aprèsmidi, je révise mon matériel de topographie et prépare mes supports de levers. En cours de journée, je prends connaissance de mes prochaines tâches auprès de Maurice et Pierre Planques, ainsi que des moyens logistiques dont nous disposons. Comme entendu en France, je me place sous la direction de Pierre avec qui je vais débuter ma première mission CNRS. Je profite de ce moment de repos pour effectuer une reconnaissance du campement et découvrir la rive de la rivière Awash, où une multitude d’oiseaux de toutes les couleurs piaillent à tue-tête. Au retour des équipes, je suis présenté à divers chercheurs et ouvriers revenus des sites d’études. Je retrouve Jean-Jacques T., dont j’ai fait la connaissance au laboratoire de Bellevue et que l’on appelle par ses initiales JJT. Je suis heureux de le rejoindre sous le soleil d’Éthiopie où nous avons tout de suite une sorte de connivence. Déjà très bronzé, d’une bonne corpulence, avec une barbe de broussard, hormis un grand chapeau en paille sur la tête, il ressemble à un sapeur de la Légion étrangère. Il m’était apparu comme un joyeux luron 1

Il s’agit d’un nom générique, car ce sont toujours de jeunes boucs, les Afars ne vendant que très rarement leurs chèvres faisant des petits et du lait. 93

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provençal, avec la particularité d’être un fou de bagnoles et de rallyes, dont il expliquait ses courses à merveille. Je sais que nous devrons travailler ensemble après avoir terminé avec Pierre l’installation des repères géodésiques pour la réalisation cartographique de la zone d’étude. J’apprends qu’il est originaire des Alpes-de-HauteProvence. Né à Barcelonnette, il a vécu enfant entre le village de Francardo en Corse et la ville de Sisteron, en Provence. Fier d’être bas-alpin, il affiche volontiers un air bourru pour se donner une allure farouche. J’affectionne son accent chantant avec lequel même certains de ses « noms d’oiseaux » paraissent mélodieux. Il prépare une thèse de doctorat d’État, sous la direction de Maurice Taieb, intitulée « Les relations entre rifts continentaux et sédimentation, compte tenu de l’histoire tectonique et des variations climatiques. » Son vaste programme est parfaitement conforme aux recherches entreprises à Hadar dans le cadre de l’IARE. Ce premier travail inespéré en Afrique l’amènera tout au long de sa carrière à étudier le rift Est-africain dans son ensemble. J’accepte aussitôt sa proposition de partager la même tente en contre-haut de la rivière Awash où deux lits sont possibles. Puis c’est le moment où chacun saute dans l’eau de la rivière se rafraîchir avant le dîner, et je ne me fais pas prier pour en faire autant. Sur la plage, je suis présenté à quelques collègues, dont la plupart me sont inconnus. Je découvre Donald Johanson, dont j’ai beaucoup entendu parler à Paris. En maillot de bain, la trentaine plutôt athlétique, il me paraît être un joyeux luron. Ses mèches brunes en boucles au-dessus des oreilles et ses favoris aux bas des joues à la Elvis Presley témoignent d’une note attentive à son apparence décontractée. J’apprécie tout de suite ses efforts en langue française et sa poignée de main

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ferme en signe de bienvenue au camp, puis plonge aussitôt dans la rivière. Néanmoins, il est pour moi d’abord l’un des trois codirecteurs des campagnes de recherche. JJT me confirme que la télévision française viendra nous rejoindre sur le terrain, ce qui ajoute une contrainte supplémentaire d’intendance non négligeable. Les scientifiques ont le sentiment de détenir un chaînon manquant, fournissant une clé de nos origines. Dans le cadre d’un contrat entre le CNRS et la chaîne TF1, celle-ci va produire un film de 52 minutes sur les travaux en Afar et montrer au monde « Lucy », alias « Dinknesh » pour les Éthiopiens. Une copie du film devra être donnée au ministère de la Culture éthiopien. La diffusion du reportage sur la plupart des chaînes mondiales de télévision participera ainsi au retentissement international de la découverte de cet Australopithecus afarensis. Je fais la connaissance des deux cinéastes du service audiovisuel du CNRS : Daniel Cavillon, cameraman, dont le visage est caché derrière une barbe hirsute, et Michèle, sa femme, ingénieure du son. Ils sont tous les deux d’un abord jovial et travaillent habituellement avec Haroun Tazieff. Arrivés au camp en avant-garde, ils collaboreront avec TF1, représentée par Pascale Breugnot la productrice et Denis Chegaray le réalisateur, qui doivent nous rejoindre avec le Cessna. Le soleil se retire lentement derrière les collines, plongeant peu à peu le camp dans l’ombre de la nuit. On entend déjà le ronron du groupe électrogène qui fournit l’électricité durant toute la soirée. Après le dîner, certains écrivent leur courrier, d’autres effectuent la mise au propre des notes ou croquis réalisés dans la journée. Les responsables de voitures se sont activés pour disposer les véhicules et remorques comme prévu par notre code de

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sécurité à Addis. À proximité du camp, sur le bord de la rivière, quelques rapaces nous observent encore, juchés sur les plus hautes branches de la forêt. Durant mon séjour, je découvrirai mon nouvel environnement nu de toute civilisation industrialisée. Je suis levé depuis l’aube, la journée a été longue, et la fatigue, à laquelle je ne suis pas habitué, agace mes paupières. 6 heures. Avec les premiers rayons du soleil, déjà chauds, le camp se réveille paresseusement. Sous ma tente, proche de la rivière, ma première nuit a été tranquille, malgré un endormissement difficile à l’écoute du moindre bruit suspect. Au fond de mon sac de couchage à demi ouvert, je recule l’instant de mettre le pied au sol, quand un bêlement agonisant de chèvre qu’on égorge me fait me lever d’un bon. Kebede prépare déjà le repas. Un peu plus loin, Claude Guérin, éminent spécialiste des rhinocéros, se barbouille de mousse à raser avec un blaireau. À l’aide d’une petite cuvette d’eau placée sur le capot d’une Land Rover, il se rase la barbe devant le rétroviseur, avec un coupe-chou digne des temps anciens. Il est déjà habillé en treillis, la casquette militaire sur la tête, le coutelas au ceinturon et les rangers aux pieds. Un peu étonné de cet accoutrement, j’apprends qu’il n’est pas soldat, mais que c’est sa tenue habituelle sur le terrain. Un brin de toilette au bord de la rivière, en me méfiant du moindre reptile éventuel, je rejoins le grand velum toilé beige, où une table royale nous attend. Des œufs, des fruits, des crêpes, avec toutes sortes de confitures et du sirop d’érable, sans oublier le bacon, le ketchup et le peanut butter1 pour nos amis américains. Au fur et à mesure de l’arrivée des collègues, les cheveux 1

Beurre de cacahuètes à tartiner. 96

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encore en broussaille, la tablée s’anime pour finir par baigner dans un brouhaha international. Nous sommes dans une sorte de paradis, et certainement dans l’un des derniers pays du monde dont la faune fossile soit demeurée relativement intacte, et où se sont réfugiées des espèces ailleurs disparues. Maurice Taieb a profité d’un espace dégagé de la forêt riveraine nommé Sidi Hakoma, pour y implanter le camp au plus près de la rivière. D’après Pierre Planques, ce site avait été repéré par Gudrun Corvinus en 1973 lors d’une de ses excursions, et elle avait suggéré à son collègue de déplacer leur camp de base, moins bien situé, à quelques centaines de mètres en aval de l’Awash. Ce nouvel emplacement verra l’installation des campements des trois missions successives : 1974, 1975 et 1976 - 77. Ce lieu est en contre-haut de la rive distante d’une vingtaine de mètres. Un vrai camp, composé de tentes individuelles ou doubles réparties autour du velum commun qui couvre une grande table aux bancs faits de planches, dont les pieds sont plantés dans le sol. À proximité, un espace est réservé aux cuisines, où les Afars égorgent les boucs en respectant leurs coutumes. On accède à la rivière par une entaille d’érosion qui mène à une petite plage d’argile où l’on peut se laver et se baigner à volonté. À cet endroit, les berges sont distantes d’une trentaine de mètres et un gué, à quelques pas permet le passage du berger et de son bétail. Avec une température moyenne de 27 °C, l’eau est ressentie comme très froide, comparée aux 40 °C à l’ombre. Les femmes en amont et les hommes en aval, nous pénétrons très lentement dans l’eau en nous y accoutumant progressivement. Le bain joyeusement collectif, auquel je me suis déjà habitué, se prend principalement le soir venu,

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ce qui préserve une certaine discrétion et limite un peu les écarts de température. À cette période de l’année, l’Awash peut être très boueuse lors de grosses pluies tombées sur les plateaux. Les crues charrient à ces moments d’énormes quantités de sédiments. Ces jours-là, passé une profondeur de cinq centimètres, aucun objet, animal, voire êtres humains, ne peut plus être repéré. Par précaution, nous perçons notre savon et y enfilons une ficelle assez longue, réalisant un collier protecteur. Par ailleurs, la force du courant nous oblige à demeurer au plus près de la plage. La diversité des prédateurs de cette région, tant sur terre que dans l’eau, nécessite une prudence constante. Cependant, sur les rives, nous pouvons admirer de très beaux oiseaux bleus de la taille de nos piafs parisiens, qui côtoient des pluvians fluviatiles aux ailes gris-bleu traversées de noir, tandis que des marabouts charognards tentent de s’approcher au plus près des cuisines. Ils sont immédiatement chassés à coups de pierres par Kebede. La faune locale comprend gazelles, babouins, hyènes, voire guépards, léopards, lions, serpents et bien entendu crocodiles et hippopotames. Mais aussi des scorpions pouvant atteindre dix centimètres pour les femelles, souvent cachés dans la fente d’un frêle bloc d’argile. La nuit venue, et munis de lampes électriques nous pouvons repérer de nombreux yeux de sauriens sur la rive opposée, qui brillent dans les faisceaux lumineux. Dans cette région, ces reptiles plutôt craintifs ne dépassent pas trois mètres, mais sont suffisamment imposants pour que l’on prenne la précaution de taper plusieurs fois dans l’eau avant le bain quotidien. Le soleil couché, il est possible d'entendre les bruyants plongeons des hippopotames, que quelques téméraires collègues n’ont pourtant jamais réussi à voir. Pour les autres sous leurs moustiquaires, ils n’ont

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aucune envie de se trouver face à l’une de ces masses capables de courir à 30 kilomètres-heure sur terre. Mais le lendemain matin, nous pouvons remarquer dans la boue les traces profondes de leurs ébats. Aidés de quelques ouvriers, nous faisons à tour de rôle une corvée de bois pour alimenter le feu de notre popote. La forêt riveraine très proche fournit une grande quantité de branches mortes, mais nous devons prendre soin d’éviter la morsure d’un serpent ou la piqûre d’un scorpion. Mohammed Ghufre, le chef afar de la région, nous a autorisés à prélever les anciennes structures bien sèches de huttes abandonnées, qui complètent généreusement la réserve de la cuisine. À l’aurore, Kebede attise déjà le brasero en compagnie de Maurice, toujours levé plus tôt que nous autres, qui finit son deuxième café avant de s’assurer que tout est en ordre pour le programme de la journée. Il doit aussi résoudre les questions administratives locales et rien ne peut être organisé sans l’accord du chef afar, qui de son côté donnera ses instructions pour notre sécurité sur chaque site de travail. Comme tous les matins, les scientifiques préparent les divers outils fragiles spécifiques, tandis que les ouvriers s’affairent auprès du matériel moins délicat, qu’ils placent dans les 4x4, sous la direction de Melessa le chef d’équipe. Ils sont répartis en fonction du besoin des recherches et attendent déjà à côté des voitures. Certains d’entre eux, ayant une aptitude particulière, sont sollicités en fonction de la difficulté ou la finesse des tâches. Ils sont généralement nommés responsables des travailleurs locaux. Claude Guillemot, un spécialiste de la faune fossile, doit se rendre à l’endroit où les restes fossilisés d’une tête d’éléphant affleurent à la surface du sol, et il convient maintenant de les dégager avec précaution. L’une

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des défenses se dresse singulièrement au sommet d’une petite butte, la faisant ressembler à la tête d’un pachyderme. Plusieurs jours seront nécessaires pour la récupération de ce fossile imposant. Après son dégagement, il sera minutieusement enduit de gomme arabique, permettant de consolider les os, puis protégé d’une énorme gangue de plâtre. Chacun participe à la vie du camp suivant ses propensions. L’activité attribuée à Pierre Planques est la préparation de l’eau potable quotidienne pour la communauté, prélevée préalablement dans l’Awash, puis traitée avec des désinfectants très efficaces. On ne m’a pas encore affecté de tâche collective précise ; en attendant, j’aide de mon mieux, ici et là, à l'entretien du camp. Maurice tenant absolument à ce que nous finissions le lever global du site de Lucy, nous partons ce matin avec Mohammed Harab, notre porte-mire et guide. À notre arrivée, nous observons les ouvriers tamiser le sable grésifié qui entoure les ossements de Lucy. Je suis frappé par l’enthousiasme de ces travailleurs afars qui s’échinent à découvrir quelques pièces fossiles supplémentaires. Après réflexion, je songe qu’elle est aussi l’une de leurs ancêtres. Je ne peux pas m’empêcher de contempler cette petite butte, où les restes de cette Australopithèque sont demeurés conservés depuis trois millions d’années. Finalement, les 52 pièces du squelette auront été récupérées sur une dizaine de mètres par nos scientifiques. C’est énorme, même si je sais que la nature du sédiment s’est particulièrement prêtée à la préservation des os. Un peu plus loin, je distingue une très belle faille, qui sera nommée « la faille de Lucy. » Elle sera comme les autres reportée sur la carte géologique. Mais auparavant, nous devons établir Pierre et moi, les bases de la carte

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topographique, qui couvrira une surface d’environ 6 200 hectares. Pour faire réaliser cette cartographie de la zone de fouilles à l’IGN de Paris, il nous faut d’abord effectuer une géodésie à l’aide de balises installées aux sommets de quelques reliefs. Ce qui nous oblige en premier lieu, de faire un repérage global en diverses escalades. Aujourd’hui, nous allons gravir le mont Kada Damoun, un des plateaux volcaniques les plus élevés, que nous aborderons par sa partie sud, plus accessible. L’assemblage de trois piquets en bois de 1,5 mètre de long permettra de fabriquer une balise triangulaire. Le guide qui nous a été attribué est plus jeune et plus robuste que Mohammed, mais celui-ci n’entend pas laisser sa place et nous acceptons de le garder. Mais il devra porter aussi sa part de charge à chaque sommet comme Pierre et moi. Une bonne demi-heure de cheminement hors-piste est nécessaire pour atteindre le pied du plateau. N’étant pas certain de la position de notre premier repère, Pierre propose de déposer tout l’équipement à la garde de Mohammed, sauf une pelle américaine, et d’escalader léger. L’entreprise engagée me paraît exaltante, bien que je sache qu’il nous faudra grimper deux fois le versant si le site se prête à nos mesures. Le soleil tape fort, chaque pas devient peu à peu plus difficile à exécuter. Nous gravissons la pente très raide depuis une dizaine de minutes, déjà la sueur coule abondamment de nos tempes et mon dos mouille complètement ma chemise bleue. De temps en temps, je jette un œil en contrebas sur notre matériel et vérifie la présence du guide qui le surveille. À mi-hauteur, l'angle s'accentue et l’effort à fournir est plus grand. Nous devons rapprocher nos pauses pour reprendre notre souffle un moment. Vingt minutes plus tard, un vent tiède nous annonce que le sommet est atteint. Nous

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sommes parvenus sur la surface basaltique. À perte de vue, la vallée paraît blanche, écrasée par une chape de chaleur transparente qui ondule au rythme des bouffées d'air. Au loin, nous distinguons le plateau d’Askoma où est aménagée notre piste d’atterrissage, à environ trois quarts d’heure en voiture. Comme nous l’espérions, le site est tout indiqué pour installer notre balise. 70 mètres plus bas, nous apercevons nos piquets, qui semblent tout juste plus longs que des allumettes. Pierre se propose d’aller récupérer le matériel, préférant redescendre seul, arguant qu’il est le plus jeune et assurément le plus sportif des deux. Il me suggère de commencer à creuser les trois trous de la balise durant son absence. Un long moment plus tard, Pierre et Mohammed apparaissent, essoufflés, trempés de sueur et courbés sous le poids de leurs charges. Malgré son âge avancé, je suis assez étonné de la résistance de notre assistant. Le soleil est déjà au zénith lorsque notre balise est solidement installée. Néanmoins, nous en placerons une deuxième dans l’après-midi et quelques suivantes durant plusieurs jours. L’autre sommet sera plus facile d’accès, bien qu'il présente un talus assez vertical, mais sous un astre qui sera plus agressif. Nous ne disposerons que d’environ trois heures, trajet d’une heure compris sur site et retour, avant le crépuscule, vers 17 heures 30 en novembre. Pour l’heure, il est temps de rentrer au camp se restaurer, et nous redescendons le versant, arrivant épuisés au point de rendez-vous. Mouillé de sueur, je mets ma chemise à sécher sur l’une des trois branches restantes d’un acacia mort. Une grande attente plus tard, on perçoit un bruit de moteur et la Land Rover au toit blanc apparaît, saute le dernier monticule avant de freiner brutalement, soulevant un voile d’argile fine. Deux portes qui claquent,

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et le 4x4 repart aussitôt. La piste est mauvaise et chacun s’accroche aux rythmes des secousses. Comme à son habitude, Maurice affiche un large sourire de parfait pilote. Nicole, en place avant droite, est soudain couverte d’une poussière qui s’est volontiers invitée par la fenêtre laissée ouverte. Puis la piste devient plus acceptable et nous traversons le village afar. Au passage, des caramels sont distribués, faisant comme toujours la joie des enfants. Malgré leur réputation de farouches guerriers, les Afars qui habitent ce désert sont vraiment accueillants. Quelques-uns d’entre eux viendront vivre à proximité du camp, renforçant notre sécurité. Assis à l’arrière du véhicule sur les banquettes rabattables, j’examine Pierre placé face à moi. Il a l’air totalement crevé avec un visage délavé. – Eh bien, si tu voyais ta tête, tu te ferais peur, dis-je en rigolant. – T’as pas vu la tienne, remarque-t-il, on dirait un chien errant venant de passer sous un camion ! Après les efforts de grimpettes, voire d’escalades, effectuées au cours de la matinée, la fatigue accentue un peu plus les traits du visage. Nous nous sommes aspergés d’eau et nos cheveux mouillés mélangés à la poussière forment de grosses mèches collées, qui ressemblent à celles des Afars, enduites de graisse de chèvre. Seul Mohammed paraît encore frais et rigole de nous voir dans cet état lamentable. Je me pose la question : en quoi sontils faits ces gens-là ? Dès l’arrivée au campement, c’est l’assaut général sur les vaches à eau 1 . Les gorges sont sèches, une bonne citronnade est appréciée et c’est l’occasion de prendre une pastille antipaludique oubliée le matin. J’en profite pour 1

Nourrice en jute mouillée accrochée aux voitures et rafraîchie par le vent. 103

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informer Nicole d’une douleur aiguë à hauteur de mon omoplate droite et j’enlève ma chemise. – Oh là dis donc, tu as la peau éclatée et tu saignes ! Ne bouge pas, j’ai une pommade géniale contre les brûlures. – Je suis pourtant resté torse nu à peine cinq minutes à deux reprises. Je vais faire attention cet après-midi, en installant la deuxième balise. Son remède empeste le poisson, mais il s’avérera effectivement, très efficace. Ces moments de la mi-journée permettent une trempette sympathique dans l’Awash avant de passer à table. Nous en avons bien besoin. Les Afars surveillent les crocodiles, gueules ouvertes, prenant un bain de soleil sur la rive opposée, tandis que nous entrons joyeusement dans l'eau. Il n’y a vraiment que les poissons-chats qui se hasardent à nous chatouiller les pieds, voire des parties plus intimes. Ce qui fut le cas d’un collègue qui sentit un soir, subitement, une douleur au pénis. Il avait peut-être rencontré le seul poisson-chat africain s’intéressant de très près à l’anatomie d’un Blanc américain. Propres comme des sous neufs, nous nous retrouvons autour de la table dressée par Tinich1 Alemayu. C’est un garçon de quinze ou seize ans, aidé de Goubazie, tous deux marmitons de Kebede. On écrase nos clopes et chacun prend sa place à l’ombre du velum qui paraît donner un peu de fraîcheur. Les repas sont le plus souvent excellents et le chef n’a pas son pareil pour rôtir une chèvre. Certains y trouvent pourtant toujours quelque chose à redire. Un peu agacé, Maurice organisera une partie de pêche avec les cuistots à l’aube du lendemain. Il a du fil et quelques hameçons rangés au fond d’une cantine, et des cannes improvisées 1

Signifie petit, en Amharique. 104

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pourront être fabriquées avec des tiges de tamaris. Le matin suivant, chacun capture une quantité impressionnante de poissons, dont de savoureux poissonschats, qui s’imaginaient peut-être être protégés des Homo sapiens au fin fond de l’Afrique. N’étant pas habitués aux appâts, ils mordent l'hameçon à chaque lancer. Bizarrement, la population afar riveraine de l’Awash ne pêche pas, se contentant d’élever du bétail. Rares sont ceux d’entre eux qui acceptent de goûter à la belle grillade de Kebede. Une décennie plus tard, lors de la grande famine en 1984-1985 dépassant les 400 000 morts de faim au nord du pays, je ne pourrai m’empêcher de songer à cette rivière Awash si poissonneuse. Au moins, ceux qui en étaient proches en ont peut-être profité. Le couple Cavillon vient de terminer des images sur les os de rongeurs avec le paléontologue Jean-Jacques Jaeger. J’ai très rapidement eu d’excellentes relations avec les Cavillon, qui ne sont pas avares de conseils. Ma caméra en format Super-8 est très résistante, mais toute petite comparée à l’équipement professionnel de Daniel. Avec mon zoom, tandis que je devine un crocodile, le sien permet de lui compter les dents ! C’est de cette façon que je peux apercevoir un jour, l’œil rivé à son viseur, de la quantité de mouches que peuvent avaler ces reptiles. Ils ouvrent la gueule, attendent le bon poids sur une langue noire d’insectes et la ferment d’un coup, puis recommencent. Je me mets à songer à cette oisiveté la plus totale qui leur apporte la bouffe gratuite. Pascale Breugnot et Denis Chegaray sont arrivés au camp avec Pierre de Latil, journaliste du mensuel Science et Avenir. Leur Cessna s’est posé, comme prévu et sans encombre, sur notre piste improvisée. À peine restaurés et désaltérés, ils partent déjà en repérage sur le site de Lucy,

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tandis que chacun regagne son labeur quotidien. Au dîner, il semble que Maurice, revenu de son rendez-vous à Addis, ait donné quelques consignes à Kebede, car incontestablement le menu s’est amélioré en l’honneur de TF1. Denis et Pascale parlent des prises de vues que Daniel a réalisées le matin derrière la case cuisine, en filmant l’égorgement de la chèvre. Bizarrement, chacun de la tablée y voit une excellente idée. – Oui, il est important que les gens se rendent compte de la réalité de terrain, dit l’un. Et puis l’égorgement d’une chèvre est aussi un acte culturel, dit l’autre. Je suis effaré ; j’ai moi-même osé filmer la lame fatidique quelques jours plus tôt et eu le tort d’en parler. J’ai reçu les foudres de quelques-uns, disant que j’étais un malade assoiffé de sang ! Évidemment, un film effectué par la télévision devient d’un coup plus… culturel, et beaucoup moins sanguinaire ! Personnellement, je ne vois pas de différence avec l’égorgement d’un cochon dans nos belles provinces françaises, à part peut-être la manière particulière d’enfoncer le couteau. Je pense, malgré tout, que la bête crie autant, sans distinction de religion. Je ne peux pas m’empêcher de sourire en songeant à quelques Homo sapiens, habituellement plus intéressés par la date de péremption du steak enveloppé dans une feuille de cellophane, avec une délicate étiquette. Nos repères géodésiques sont maintenant tous installés sur la partie nord de la rivière. Travailler sur la zone où le camp est établi offre certains avantages, comme l’utilisation de véhicules. Mais ce matin, nous devons traverser l’Awash à pied et crapahuter toute la journée pour poser deux autres balises au sommet des collines du côté sud. Ce qui implique le port d’un équipement lourd avec six piquets encombrants, sur plusieurs kilomètres.

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Pour notre pique-nique, le chef cuistot nous a préparé des sandwichs avec le pain qu’il fait lui-même. Pour la circonstance, j’ai pris un deuxième tee-shirt et une paire de chaussettes supplémentaire. Mohammed Harab a l’air détendu, ce qui a priori est plutôt rassurant. Aujourd’hui, au gué, la rivière ne semble pas trop profonde, mais chargée en sédiments, de sorte que nous ne voyons pas où nous mettons les pieds. Ayant la voûte plantaire extrêmement sensible, je crains une roche trop pointue ou une aiguille d’acacia, et j’ai donc gardé mes chaussures. Nous suivons notre guide en tâchant d’imiter au mieux ses déplacements dans ce milieu aquatique opaque. Après quelques pas, le courant se renforce et le lit de l'Awash s’incline. L’eau monte aux genoux un instant, puis grimpe rapidement au-dessus de la taille. Les appareils doivent être protégés en les plaçant sur les épaules. Là, je commence à songer aux bestioles sous-marines, mais il semble qu’elles n’aient pas fini leur nuit à cette heure matinale. Enfin, nous abordons la rive et entrons dans la forêt riveraine, où il fait presque frais à l’ombre des grands arbres, très rapprochés. Les cris des singes sont assez impressionnants et le coupe-coupe de Mohammed n’est certainement pas fait pour rassurer ces animaux, qui gueulent de plus belle à chaque coupe. Mes chaussures de marche sont remplies d’eau et mes pas s’accompagnent de bruits spongieux. Tant pis, ce n’est pas le moment de vider mes « tout-terrain » spéciales rando. Heureusement, l’étendue irrégulière de cette forêt n’est pas trop importante à cet endroit, et nous en sortons assez vite. Aussitôt, le soleil force le plissement des yeux, encore habitués à la pénombre du sous-bois. Nous demandons cinq minutes d’arrêt à Mohammed pour nous sécher et repartir en file indienne derrière lui.

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De ce côté de la rivière, les collines ne sont pas trop hautes et nous n’aurons pas à subir une escalade pénible pour planter nos piquets. Cette journée est une expérience autant pour moi que pour Pierre, contrairement à notre guide, tout à fait indifférent à la fatigue, et qui passe son temps à se curer les dents avec une aiguille d’acacia. Je m’interroge sur ce qu’il pense de nos recherches, mais il a parfaitement compris que toutes nos balises doivent pouvoir être vues depuis chacune de ses petites sœurs, de l’autre côté de l’Awash. Pierre lui montre une colline au loin et Mohammed nous y conduit par les pistes qu’il connaît. Nos repères doivent être installés très solidement, car il est nécessaire qu’ils subsistent en place au moins jusqu’au lendemain où nous effectuerons les mesures. Or, si nous n’avons pas rencontré de difficultés particulières sur la partie nord, de ce côté de la rivière, qui est une barrière naturelle, les recommandations du chef de région peuvent être moins respectées. Nous sommes trois, et donc chacun son trou profond à creuser sous un soleil qui tape maintenant très fort. Le premier repère installé, nous pouvons nous décontracter un moment pour casser la croûte et nous rafraîchir avec l’eau de nos gourdes. Reposés et requinqués, nous repartons plus légers de trois poteaux vers un autre sommet quelques kilomètres plus loin, répéter l’opération. Le guide est d’un grand secours et nous évite souvent des escalades inutiles et pénibles. La pose de la deuxième balise n’est pas moins fatigante que la première, mais nous nous sommes rapprochés de la rivière. La journée a été épuisante, sous un soleil de plomb qui ne va pas tarder à s'effacer derrière l’horizon. Délestés de nos piquets plus encombrants que lourds, nous entamons notre retour d’un pas plus léger. Notre guide nous explique que notre périple nous a un peu déportés

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vers l’amont de l'Awash, mais il est confiant et nous engage à traverser la forêt. Il semble qu’une nouvelle bande de singes ait été avertie de notre passage par celle du matin. Nous avons droit à un concert de protestations, dont chaque gueulement est plus strident que l’autre. Puis l’Awash apparaît, après un dernier vigoureux coup de coupe-coupe de Mohammed. Au contraire de l’aller, le fond descend rapidement, mais l’eau se stabilise sous la taille. Loin devant, on devine le mont Afofili qui domine la base. Parvenus sur le bord opposé distant d’une trentaine de mètres, il nous faudra encore traverser une petite forêt où quelques grands oiseaux s’ébattent sur les cimes des arbres. Nous sommes au tiers du cours d’eau, lorsque soudain, Pierre crie un « stop » avec force à Mohammed qui nous précède. Il vient de repérer sur le bout de plage en face un crocodile de bonne taille qui semble faire mine de ne pas nous avoir vus. Mohammed propose de dériver vers l’aval, ce qui nous rapprochera du camp. Sauf que mes aisselles commencent à être submergées et personne ne sait si la copine du reptile ne fait pas trempette dans ce jus de limon marron-jaune. Chaque pas devient hasardeux, car à cet endroit, le fond de l’Awash est très irrégulier. Mais il faut croire que la femelle se faisait les ongles quelque part, car nous parvenons sains et saufs sur la rive à moins de 500 mètres de notre départ du camp. Cette dernière distance est parcourue joyeusement, mais nous sommes éreintés. Une bonne citronnade sous le velum nous remettra de nos émotions. Pierre profite de cette détente pour me raconter la noyade d’un jeune aide-cuistot l’année précédente. – … Soudain, dit-il, des cris se font entendre à la cuisine. Puis Kebede nous apprend que Mesguel son jeune aide, parti pêcher du côté de la rivière, a disparu ! Le

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cuisinier en tête, on se précipite pour retrouver le marmiton. Chacun crie son nom en inspectant les sinuosités du cours d’eau et les amas de végétaux, voire s’aventure jusque dans la forêt, mais en vain. Alemayu Asfaw part avec sa Land chercher les policiers à Mile. Le corps est découvert par un Afar deux jours plus tard, empêtré dans les branchages, à une centaine de mètres en aval, en rive gauche de l'Awash. Aucun reptile ne l’a touché, et les autorités se chargent d’emporter le pauvre marmiton. Guy Riollet, un collègue du labo de Bellevue, qui a vu le corps couché sur le toit de la Land, en sera longtemps bouleversé. En tant que représentant éthiopien, Alemayu Asfaw suivra l’affaire qui restera entre Éthiopiens. Aucun détail de cette tragédie ne sera jamais expliqué. Au dîner, les assiettes ne sont pas remplies et la soirée n’est pas aussi joviale que les autres. Chacun se retire dans sa tente plus tôt qu’à l’ordinaire. Je sens que Pierre est encore touché en me racontant cette histoire. Qui ne le serait pas ? Mais elle nous rappelle les dangers de cette partie du monde loin de nos habitudes parisiennes. Cette nouvelle journée a été longue et c'est l’heure où les équipes reviennent de leurs sites. Dès la descente des voitures, chacun se précipite sur les vaches à eau accrochées à l’ombre de la tente commune. Les aidescuistots les arrosent régulièrement et les rares souffles de vent aident à les rafraîchir. Aujourd’hui, Claude Guillemot est allé, avec sa Land, chercher Yves Coppens qui a rejoint Hadar avec le Cessna hebdomadaire ; il demeurera au camp quelque temps. Lui et Donald Johanson tous deux spécialistes de la faune fossile, travailleront en collaboration. Au dîner, nous écoutons les dernières

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aventures d’Yves Coppens, dont la jovialité, l’intelligence et le parlé calme et mesuré, non sans une pointe d’humour, incitent ostensiblement à poser la question qu’il attend pour y répondre avec brio. Pour saluer son arrivée, un méchoui a été préparé par Kebede et Yves n’est pas en reste en débouchant un excellent cognac à la grande joie de l’équipe. Il a une certaine propension à raconter un tas d’histoires « vraies », comme celle du jour où il a piloté un Boeing 747 au-dessus de la mer Rouge. Cette histoire est demeurée gravée dans ma mémoire, étant passionné d’aviation. Mais il en a beaucoup d’autres, et sait surtout bien les conter, ce qui lui vaudra d’ailleurs quelques années plus tard d’être l’invité privilégié de la radio et de la télévision tout au long de sa carrière, et au-delà. Je le rencontre sur quelques sites que je cartographie et bien entendu aux repas. Nos rapports sont très amicaux, allant jusqu’à des confidences, lors de petites brouilles futiles entre lui et Maurice. Elles seront pourtant prémonitoires d’une concurrence de paternité pour la découverte de Lucy durant de longues années. D’ailleurs, même si cette rivalité s’est particulièrement atténuée aujourd’hui, on la voit néanmoins sporadiquement resurgir entre les scientifiques à l’occasion d’articles dans les grands médias. Car, outre-Atlantique et dans la plupart des musées de paléontologie d’Afrique de l’Est d’affinité anglo-saxonne, la découverte de Lucy est attribuée à Monsieur le professeur Donald Johanson. Pourtant, au Smithsonian National Museum de Washington DC, on peut lire qu'elle revient à Maurice Taieb et Donald Johanson, en tant que codirecteurs du projet. It is their answer 1 … En France, la paternité est plutôt reconnue à Yves Coppens. 1

C’est leur réponse. 111

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J’ai revu Yves à l’occasion de quelques congrès ou séminaires et particulièrement lors de la commémoration du trentième anniversaire de la découverte de Lucy, au laboratoire du CEREGE 1 , à Aix-en-Provence. J’y avais exposé une maquette en trois dimensions de toute la zone des recherches. Je l’avais réalisée en situant les sites fossilifères principaux, dont évidemment celui de cette Australopithèque vedette. Cette reproduction de Hadar fut inaugurée quelques années plus tôt par Gaston Defferre, durant l'exposition sur la préhistoire qui eut lieu au musée d’histoire de Marseille. Je dois avouer que l’intérêt que Yves porta à ma maquette me toucha beaucoup. Tous les matins, les scientifiques procèdent à l’inventaire des différents outils de fouille nécessaires pour la journée, puis les ouvriers les chargent dans les voitures. Par précaution, aucun matériel n’a été laissé sur les sites, autre qu’une protection sommaire des fossiles en cours de dégagement. Mes instruments étant très fragiles, je préfère m’en occuper moi-même, mais afin de ne pas vexer Mohammed Harab, je lui confie certains accessoires moins sensibles. Pour son plaisir, je l’ai nommé responsable d’une boussole universelle2, avec laquelle il tente de prendre des mesures imaginaires pendant ses moments de pause. Ce matin, nous devons effectuer le lever topographique d’un site parmi les plus riches en Hominidés et rongeurs de la formation géologique de Hadar. L’endroit est situé en bordure du bassin sur la partie la plus escarpée du sommet d’une petite colline 1

Centre Européen de Recherche et d'Enseignement en Géosciences de l'Environnement. 2

Permet l’orientation, les mesures de distances et pendages géologiques. 112

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d’une quarantaine de mètres et a été aussitôt baptisé AL333. Il a fortuitement été découvert par Michèle Cavillon de l’équipe de télévision, et par Mike Bush, un étudiant américain en médecine, déjà titulaire d’une thèse d’anthropologie. Mike est sans tarder nommé « inventeur » du site par Donald Johanson, qui lui donne la responsabilité du chantier de fouilles. À ce moment, Maurice Taieb aurait préféré que celui-ci soit pris en charge par un spécialiste expérimenté tel qu’Yves Coppens, voire Donald Johanson lui-même. Les restes de 14 squelettes d’individus seront dégagés, dont ceux de 4 enfants. Des orteils et talons, des phalanges qui, trouvées une à une, permettront de reconstituer une main presque entièrement. Un crâne complet d’enfant y sera aussi mis à jour 1 . C’est la première découverte d’un groupe d’hominidés organisés, et elle est majeure pour la paléontologie. C’est le premier site repéré en direct devant la caméra de Daniel, qui ne se prive pas d’images. Si Lucy n’avait pas existé, il y a fort à parier que ce site ferait la « une » des grands médias. Les mesures topographiques à exécuter s’avérèrent techniquement assez compliquées, du fait d’une surface horizontale réduite, bordée par une forte déclivité. Il semble que les parents pensaient davantage à protéger leur progéniture des prédateurs, qu’à une éventuelle chute de leurs bambins. Lors de mes déplacements, je rencontre fréquemment l’équipe de télévision, qui interviewe et filme les divers spécialistes sur les différents chantiers de fouilles. Nous devons alors patienter sans faire trop de bruit, le temps d’une ou plusieurs prises de vues, avant de pouvoir continuer notre travail. Nous le faisons assurément de bonne grâce ; TF1 1

En 1990, une expédition américaine complétera la découverte initiale, d’une quinzaine d’individus de la même espèce. 113

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est un média important, pouvant faire connaître la découverte de Lucy et de ses petits camarades au monde entier. Chaque participant à cette campagne de terrain a conscience de l’instabilité politique de la région. Nous devons à la surveillance constante des Afars, la sérénité nécessaire à nos recherches. Ces guerriers sont munis de fusils, datant pour certains d’un siècle, de l’époque de Rimbaud. Ils sont souvent rafistolés avec du fil de fer et chaque balle, usinée de leurs mains, a une valeur inestimable. Il n’est donc pas question de les gaspiller à tirer sur autre chose qu’un ennemi issa. Les lances, qu’ils manient avec une habileté incroyable, suffisent bien pour la chasse. Une cartouche est égale à une vie, aussi bien pour vous sauver que pour vous abattre. Quelques personnalités de l’ambassade, intéressées par les découvertes, sont arrivées au camp et la tablée des repas est vite responsable d’une grande agitation en cuisine. La télévision profite de cette occasion officielle pour effectuer un maximum d’images. Un soir, alors que le soleil vient à peine de s’effacer derrière les premières dunes, une détonation retentit ! On se regarde, surpris. Les Afars montrent immédiatement des signes de nervosité. Ils crient et courent dans tous les sens, et quelques gardes se précipitent au-delà des collines, fusil à la main. Une certaine anxiété commence à nous gagner, car nous ne savons pas vraiment ce qui se passe réellement. Je me dis qu’en cas d’attaque des Issa, je franchirai la rivière et irai me cacher dans les taillis sous les acacias. Réflexion faite, non, ce n’est peut-être pas une bonne idée de risquer de finir en bifteck pour crocodile ou être mordu par un serpent dans la forêt riveraine. Il vaut mieux tenter de se sauver en voiture avec mes collègues. Oui, mais de quel

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côté ? Et puis de nuit, c’est impossible, les phares seraient trop voyants. Bon, il faut d’abord que je me calme pour réfléchir. Je gamberge encore mon plan de survie, lorsqu’un Afar revient avec l’explication du coup de feu. C’est un Français de l’ambassade, chasseur à ses moments de détente, qui n’a rien trouvé de mieux à faire que d’abattre une jeune gazelle avec son fusil à lunette ! Maurice est dans une rage folle, mais il lui faut pourtant faire bonne figure, aussi bien vis-à-vis de cette personnalité française, que des responsables afars. Il est obligé d’aller présenter ses excuses au chef de la région et aux représentants éthiopiens en visite. Outre la mauvaise humeur du conseiller culturel, l’auteur du coup de feu doit se faire pardonner sa bêtise auprès du chef local, avec une somme en dollars US. Bon, la bête est morte, on ne va pas l’enterrer et puis elle est payée pour le dérangement. Le mieux est encore de la confier aux cuisines. Je ne sais pas si vous avez un jour mangé de la jeune gazelle rôtie au feu de bois, je peux vous assurer que je n’ai jamais rien goûté d’aussi tendre. Cette viande fond dans la bouche comme de l’hostie. Un vrai repas de roi. Même si nous sommes conscients de ne pas être très écologiques, nous sommes, au moins du côté français, rapidement moins fâchés envers le tireur à chaque coup de fourchette. Tout en me délectant de ce mets extraordinaire, je lève les yeux vers l’assiette d’un Américain en face de moi. Il a un beau morceau de gazelle et prélève à chaque bouchée de viande, un peu de peanut butter et de ketchup. Étonné de le voir absorber ce mélange digne de vexer l’âme de l'animal, je questionne en anglais. – Is it good1 ? D’une voix étouffée par sa bouche pleine, venue de 1

C’est bon ? 115

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derrière une barbe de quinze jours, il me répond totalement désabusé, outrageant ainsi autant la bête que l’excellente préparation de notre chef cuistot. – Bof… Pierre a calculé les données complexes du canevas géodésique à partir des points de référence de nos balises. L’ensemble de ces références servira d’appui à une couverture photographique aérienne que nous devons effectuer. Une maille assez dense de points de mesures permettra de dresser une carte précise. À défaut d’un avion adapté à la prise de vues aériennes, il nous faut une machine qui puisse voler lentement et disposant d’un trou dans le plancher. C’est Maurice qui doit trouver cet appareil dans la région pour un prix recevable. Il revient au camp deux jours plus tard avec deux pilotes polonais, nous informer qu’il a déniché un coucou qui largue des insecticides sur les plantations de coton de Tendaho à environ 70 kilomètres au nord. Les deux aviateurs sympathiques ont accepté le travail, qui durera un weekend, et ne feront payer que le coût de l’essence. Une chance, car la société spécialisée en photos aériennes pratique des tarifs équivalents au budget total de notre campagne de terrain. L’avion est posé sur l’aire d’Askoma sous bonne garde, et les Polonais passent la soirée et la nuit au camp. Malgré les 50 scientifiques et ouvriers de cette année, nous trouvons de quoi les loger sous une tente en nous serrant un peu. Pierre a consacré une partie de la journée à délimiter la zone de survol, en bandes virtuelles successives, que l’avion devra précisément suivre en faisant des allers-retours. Il a également déterminé l’altitude et la vitesse que le pilote devra respecter, ainsi que le nombre de prises de vues qu’il faudra effectuer sur

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chaque bande. Il est nécessaire que les clichés fournis puissent se recouper latéralement et longitudinalement. L’association de la géodésie de terrain et l’établissement d’une mosaïque photographique aérienne à l’échelle 1/5 000, permettra d’établir une cartographie de Hadar à l’échelle 1/10 000 par l’IGN. En soirée, Pierre et le pilote ont étudié les tracés de survol, que l’aviateur a convertis en repères sur une carte aéronautique. Certes, nous n’avons pas le matériel approprié aux photographies aériennes habituelles, mais en Afrique on sait adapter les moyens disponibles. Nous disposons de deux appareils photo en format 24 x 36 munis d’objectifs identiques nécessaires pour cette opération. Ainsi, pendant que Pierre exécutera les clichés aux tops chronomètre d’un collègue, un autre rechargera la pellicule. Toute erreur ou mauvaise organisation et perte de temps se payeront en essence supplémentaire sur le budget de Maurice. Il est donc essentiel d’assurer rigoureusement les prises de vues et le relais précis des appareils. Le lendemain matin, une petite troupe, répartie en deux Land, se lance sur les pistes pour rejoindre notre terrain d’aviation. Après avoir gravi la dernière pente, nous découvrons, impressionnés, un monstre ailé au lieu d'un coucou : un Antonov AN-2 biplan quadripales. Une bête énorme, ayant le titre de plus gros biplan monomoteur au monde. Outre l’équipage et les photographes indispensables dans l’appareil, chaque scientifique présent compte bien aller y faire un tour. L’imposante machine transporte une lourde charge d’insecticide et le pilote est particulièrement soucieux de la limite de poids autorisé de son avion. Un roulement de deux ou trois personnes en supplément de celles acceptées pour la photographie est donc établi. Maurice et moi ne faisons pas partie du

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premier vol ; lui doit examiner une formation géologique proche, et moi en effectuer un rapide lever topographique. Dès l’entrée dans la carlingue, la forte odeur d’insecticide agace sérieusement les narines et les gosiers des noninitiés. Elle devient tellement violente que deux scientifiques redescendent immédiatement de l’Antonov. Ce qui n’est pas pour déplaire aux autres collègues qui les remplacent aussitôt. Tout est OK et les cales sont lâchées. Le moteur en étoile toussote deux fois et démarre dans une grande pétarade. Il roule un temps qui me paraît très long et génère une énorme traînée virevoltante de poussière basaltique rouge. La masse de cet aéronef me semble trop lourde pour qu’il puisse décoller. Le monstre semble cloué au sol et j’aperçois par instants les ailes tressauter sur l’irrégularité de la piste. Puis, contre toute attente, les roues quittent péniblement le plateau, juste avant le début de l’escarpement. L’Antonov prend progressivement de l’altitude et effectue un demi-tour pour passer à la verticale de nos têtes dans le vrombissement de ses 1 000 chevaux. Un sympathique battement d’ailes et l’avion s’éloigne vers la zone de travail. Je reste pensif, songeant à Pierre, allongé, qui réalisera ses clichés au-dessus d’une trappe centrale. Il est sécurisé à la ceinture par un collègue qui, dans cet environnement bruyant, lui crie les tops du chronomètre. Le biplan est déjà par-delà les dunes lorsque comme à son habitude, mon chef au volant fait brusquement « décoller » la Land. Il faut un bon quart d’heure de conduite hors-piste et de gémissements des lames de ressort du véhicule pour atteindre une petite colline nommée « butte d’Askoma ». C’est un relief témoin, tant sur le plan géologique que par la présence de fragments de faunes fossiles dont Maurice souhaite approfondir l’étude.

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Tandis que j’effectue les mesures de plusieurs strates, Maurice en dessine un croquis détaillé. Par instants, nous percevons le ronron du moteur de l’Antonov. Je lève la tête, mais sans toutefois pouvoir le repérer au-delà des collines et quelques fins nuages épars. Le trajet de retour à l'aérodrome est particulièrement pénible, du fait des différentes tentatives de mon chef qui s’évertue à vouloir ouvrir de nouvelles pistes. Je remarque son air heureux du coin de l’œil ; il semble trouver beaucoup de plaisir à chercher quelques raccourcis, mais au détriment de la mécanique. Finalement, nous arrivons à l’aire d’atterrissage avant le retour de l’avion. Les mains en pare-soleil et l’ouïe tendue, j’essaye de détecter vainement le biplan. Mais aucune aile ne tache l’azur ni aucun bruit de moteur n’altère le silence du plateau. De longues minutes plus tard, une légère résonance indéfinissable s’amplifie rapidement et je repère le monstre se détachant de la lumière du soleil. Après quelques secondes d’hésitation, l’avion perd de l’altitude, faisant face à la piste, dont il s’approche doucement. Une énorme quantité de poussière tournoie derrière le double haubanage croisé des ailes, avant même que les roues touchent le sol. La « bête » rebondit en petits sauts à l’atterrissage et roule dans notre direction en frétillant sur les aspérités naturelles du plateau, puis se stabilise dans un hoquet d’hélice. Vu la tête de ceux qui en descendent, je suis heureux de ne pas être allé respirer un mélange détonant d’insecticide et d’essence. Les bobines de pellicule emportées ont toutes été utilisées et Pierre, bien que fourbu, est content des clichés effectués. L’Antonov devra malgré tout tourner encore une journée pour terminer le travail. Nicole n’a vraiment pas supporté ce vol et n’est pas

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certaine d’y retourner. Quant aux remplaçants éventuels, ils ne semblent pas se bousculer au portillon. Deux heures plus tard, notre pauvre collègue n’est toujours pas remise de son périple aéronautique et ne partage pas le repas du soir avec nous. Le lendemain, Maurice et quelques autres scientifiques à l’estomac plus solide participeront à la deuxième rotation. Malheureusement, n’étant pas indispensable dans l’appareil, je n’aurai jamais l’occasion de monter dans ce monstre volant et d’avoir la joie d’admirer de haut le terrain d’étude. David Brill, du National Geographic Magazine, obtient de Maurice l’autorisation d’utiliser le biplan une heure pour réaliser un reportage photographique de la zone. En fait, il dépassera allégrement cette heure supplémentaire, mais la qualité de son travail le valait bien ! Noël approche, et une grande quantité de scientifiques est encore au camp. Personne ne veut rater la fête organisée par Maurice avec le concours de la population, sous l’œil bienveillant de Mohammed Ghufre, le responsable de la région. Les Afars tiennent à solenniser notre séjour en honorant Maurice avec des chants et danses locales. Les femmes de l’équipe, dont Becky Sigmond, Michèle Cavillon et Nicole P., participent en réalisant des gâteaux, dont les garçons battent volontiers la pâte de notre chef cuistot. David Brill, le journaliste, est un homme d’une stature assez élancée, l’œil constamment derrière sa multitude d’appareils photographiques. Il ne tient pas en place, toujours impatient de saisir une belle image sur nos divers sites de recherche. Malgré son appartenance à une prestigieuse entreprise, il est demeuré un gars simple, d’un abord très agréable. Il n’est pas avare de conseils sur les prises de vues ; il peut donner un coup

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de main pour la réparation de nos appareils photo d’amateurs. Nous sommes ravis de sa présence ; ainsi, il pourra couvrir la soirée festive à l’aide de son matériel ultra sophistiqué. Dès la nuit tombée, nous sommes surpris de voir arriver des femmes et des hommes vêtus d’habits traditionnels. Rapidement, aidés des ouvriers, nous installons des ampoules supplémentaires en espérant que le groupe électrogène tiendra le coup. David nous remet quelques torches au magnésium ainsi que des flashs automatisés, qu’il distribue à quatre ou cinq personnes. Il nous explique que le flash de son appareil déclenchera à distance chacun de ceux qu’il nous a remis, et nous dispose savamment autour du groupe folklorique. À son signal, les torches devront être levées bien haut à bout de bras. Les préparatifs d’éclairage terminés, Mohammed Ghufre s’avance et se place en face de Maurice. Il commence son éloge au nom de son peuple. Les flambeaux s’allument un à un et les flashs synchronisés émettent leurs éclairs bleutés au rythme du déclencheur de l’appareil de David. Chacun peut entendre le nom de « Maurice », mentionné à plusieurs reprises dans l’allocution du chef afar. Maurice le remercie par un petit discours en anglais, ce que Alemayu Asfaw traduit en amharique. Après les applaudissements très chaleureux, les échanges de présents peuvent commencer. Entre les responsables d’abord, puis les ouvriers et les scientifiques. Je suis très touché par le très beau couteau de guerrier afar que m’offre Mohammed Harab, devenu presque un ami. C’est son arme, qu’il a fabriquée lui-même, avec certainement une vieille lame de Land Rover. Je sais à quel point elle est importante pour lui ; il l’a forgée pour défendre sa vie et celles des siens. Je ne peux refuser ce

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somptueux souvenir et m’empresse de lui donner une série de tee-shirts, deux ou trois chemises et une demicartouche de cigarettes gauloises, qu’il apprécie tant. En venant à Hadar, je n’avais pas supposé que nous échangerions des cadeaux et je suis attristé de ne pouvoir lui rendre autant d’honneur qu’il en a envers moi. J’aime bien cet homme, que l’âge a rendu sage avec le besoin de transmettre sa nature. Lors des pauses, il m’incitait à regarder les gazelles et autres animaux sauvages évoluer sur les reliefs sans jamais se fatiguer, desquels le peuple afar a tiré les leçons, depuis l’origine de l’humanité. Soudain, le son d’une sorte de flûte, suivi de chants afars nous parvient. D’abord doucement, puis de plus en plus fort. Les hommes, en tenues rouges ornées de colliers divers et sandales aux pieds, commencent à sauter sur place à la manière maasaï et les femmes, pieds nus, entrent dans la danse. Elles ont une espèce de capeline fine à capuche en tissu noir, ouverte sur le devant, dont elles rabattent les pans par-dessus leurs épaules, découvrant leurs seins pour danser en chantant. Filles et garçons sautent en ligne, avançant et reculant en tapant dans leurs mains. Je remarque qu’ils semblent peu à peu entrer dans un genre de transe. Une poussière s’élève masquant les jambes, et donne l’impression qu’elles ne touchent plus le sol. La lumière des torches et les déclenchements répétitifs des flashs ajoutent quelque chose de féerique à la scène. Puis, un petit groupe des danseurs vient chercher Maurice pour l’inviter à se joindre à eux. Après la courte exhibition de notre chef, quelque peu comique, mais néanmoins sympathique, toute l’équipe se met finalement à sauter en tapant dans les mains. Aux cuisines, Kebede a préparé quelques victuailles en fonction des diverses religions, que les ouvriers ont tôt fait

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d’avaler ou d’emporter. Nous nous ouvrons l’appétit avec un apéritif aux différentes boissons, de whisky, d’ouzo ou de bière. Il n’y a jamais eu autant de monde autour de la table festive joliment décorée, et nous profitons d’un festin royal. David a réalisé des centaines de photos et nous savons que seules deux ou trois des meilleures seront publiées dans le magazine du National Geographic. Il semble que toute la population des environs se soit rendue à notre fête, particulièrement une quantité impressionnante d’enfants de tout âge. Les plus petits sont la plupart du temps dans le shama1 de leurs mères, acceptant seulement de lever la tête pour un bonbon, qu’ils happent audacieusement à pleines mains. Néanmoins, nous devons rester très attentifs aux échantillons paléontologiques un peu plus loin, qui ne sont pas encore correctement emballés. S’il faut prévoir quelques maladresses possibles de la part des enfants, celles des adultes « touche-à-tout » plus téméraires peuvent s’avérer désastreuses pour nos fragiles collections. Devant la curiosité de ceux-ci, quelques scientifiques s’appliquent bien volontiers à une démonstration de reconstitution d’une partie de squelette. Ils indiquent la position de chaque pièce fossile sur le corps d’un Afar, pour que le petit groupe qui se crée aussitôt puisse mieux comprendre les explications. Je suis frappé par l’intérêt particulier que manifeste ce peuple pour assister au détail de leur squelette et chacun attend son tour avec impatience. La récente information des médias de la découverte de Lucy et la proximité des sites de recherche expliquent peut-être cela. La soirée est très sympathique et pleine d’échanges. Nous tentons d’apprendre aux villageois nos chansons 1 Tissu de couleur, que les femmes s’enroulent autour du corps de façon à maintenir leurs bébés sur le dos.

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régionales et inversement, permettant le moment savoureux d’un rapprochement des peuples. Cependant, si la mélodie peut être assez aisément reproduite, la prononciation des paroles est généralement plus ardue. Lentement, le sommeil aidant, la population quitte la fête, non sans remercier encore et encore Maurice, dont chacun veut « toucher la main. » Nous sommes tous très fatigués, sans pourtant avoir autant sauté que nos sympathiques danseurs. Maurice Taieb, que ses responsabilités obligent quelquefois à se rendre à la capitale, est revenu avec le Cessna par lequel Yves Coppens est retourné à Addis prendre son avion pour Paris. Les mesures géodésiques sont terminées et les pellicules des photos aériennes sont placées au frais, en attendant leur développement en France. Pierre n’est plus très loin de retrouver sa famille et repartira en principe dans la journée avec le Cessna hebdomadaire. Mais le doute subsiste quant à l’humeur du pilote et à la position de nos voitures pile-poil à l’heure sur le tarmac. Pourtant, tout se passe normalement et le pilote récupère mon camarade de l’IGN. Plus tard, nous apprendrons qu’ils ont dû traverser un orage carabiné, qui les a secoués comme des pruniers durant une partie trop longue du vol. L’aviateur a malgré tout réussi son atterrissage à Addis, avec seulement un énorme retard. Comme prévu, mon chef considère naturellement que la corvée d’eau potable que Pierre Planques préparait quotidiennement me revient. On me glisse à l’oreille que les Américains, et particulièrement Don, sont très chatouilleux sur la qualité de l'eau. Ils rouspètent lorsqu’ils suspectent un petit reste de sédiment au fond du verre. Mais le système est au point. Une demi-cuillère d’alun est

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jetée dans chacun des trois récipients de 100 litres remplis d’eau de la rivière ; on touille fortement, ce qui provoque la précipitation de la charge solide en suspension durant la nuit. Devenue propre et transparente, elle est siphonnée le lendemain matin dans des jerricans, à l’aide d’un tube en plastique. On ajoute un désinfectant très efficace, et deux heures plus tard nous avons de l’eau potable sans goût désagréable, pour toute la communauté. On nettoie le sédiment des réservoirs et on recommence. Je ne me doute pas encore que cette responsabilité sera mienne à chacune des missions africaines de ma carrière. C’est grâce à cette préparation quotidienne qu’aucun de mes collègues n’a jamais contracté de méchantes maladies dues à des eaux infectées, voire souillées par des troupeaux d’animaux. Un jour, je passerai le flambeau qu’on transmet à celle ou celui qui aura l’envie de concocter cette potion magique, comme on me l’a confiée dans la vallée des premiers Hommes. J’ai encore un petit lever topographique à effectuer qui me prend une journée. Dans la soirée, en fonction de la date de nos billets d’avion et du délai pour rejoindre Addis, Maurice décide de fermer le camp environ trois jours plus tard, suivant les difficultés d’organisation. Au dernier moment, un scientifique s’aperçoit de son étourderie quant à la date de réservation de son vol, qui l’oblige à partir au plus tard le lendemain matin. JJT et moi ayant terminé nos travaux, Maurice propose que nous partions en Land Rover par la plaine avec notre distrait collègue pressé. Un ouvrier sera du voyage, que nous déposerons dans son village au passage. Nous ne participerons donc pas à la clôture du camp qui s’avérera pénible. Nous apprendrons à Addis que le seul camion disponible, qui devait rejoindre le camp et charger le

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matériel, est resté sur la route principale de Mile, n’ayant que deux roues motrices. Le chauffeur n’a pas voulu s’engager sur les pistes difficiles dans ces conditions, et on le comprend ! Compte tenu du volume important de notre équipement, plusieurs rotations de voitures ont été nécessaires. Après le dîner, nous chargeons nos affaires personnelles dans le 4x4, après avoir salué les collègues que nous ne verrons pas à notre départ, programmé à l’aube. Pour la circonstance, notre tente est pliée et nous dormons une ultime nuit sur nos lits en bois et toile à la belle étoile. Demain, nous apprécierons le petit déjeuner de Kebede avant de prendre la route pour Addis-Abeba. Couché sur le dos, j’admire une dernière fois la voûte céleste et ses myriades d’étoiles scintillantes, à environ onze degrés de latitude nord, dans une vallée où une cinquantaine de scientifiques et ouvriers afars s’acharnent à explorer le berceau de notre espèce. Je m’endors, heureux d’avoir participé à l’événement extraordinaire de la découverte des premiers Hominidés, dont leurs descendants parleront longtemps.

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HONNEURS ET RECHERCHE Lucy ou Dinknesh d’origine Comme chaque matin, j’éprouve des difficultés à sortir de mon duvet. Mais JJT, généralement plus matinal que moi, me secoue gentiment. Quelques crêpes tartinées aux diverses confitures sont avalées en compagnie de Maurice quotidiennement levé très tôt, et nous plaçons nos derniers bagages dans la voiture. Une poignée de main à celles et ceux matinaux qui sortent endormis de leurs tentes et mon collègue déjà au volant appuie sur l’accélérateur. Toutes les pistes difficiles sont passées avec brio avant d’atteindre le reg du plateau. Enfin arrivés sur la route principale, nous obliquons vers l’est en direction de Mile jusqu'au carrefour et bifurquer au sud, vers Addis, situé à environ 500 kilomètres, avec une bonne moitié de route en terre. Comme à son habitude, notre chauffeur roule très vite, et j’ose une remarque sur une mécanique qui a déjà été soumise à pas mal d’efforts tout-terrain durant notre séjour à Hadar. Mais mon sympathique pilote argue qu’il l’a vérifiée la veille et que nous sommes dans un véhicule construit pour ça ! Certes, mais au fond de moi, je me mets à espérer qu’il ait raison, sans me douter que Jean-Jacques nous réserve un peu plus loin une façon d’être convaincu des qualités du 4x4 légendaire. Nous abordons une très longue descente, avec en bas le checkpoint K270. JJT explique qu’une grande vitesse sur cette déclivité va peutêtre nous donner l’occasion de bloquer le compteur, et donc payer moins cher de location. Je demeure incrédule,

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trouvant que nous allons déjà trop vite sur le plat. Mais la route est rectiligne depuis notre départ, ce qui est plutôt rassurant. Jean-Jacques appuie franchement sur l’accélérateur et la voiture s’élance ainsi que l'aiguille du tachymètre qui dépasse les 120 kilomètres-heure et commence à m’inquiéter. La tôle et le tableau de bord entrent subitement dans une vibration douteuse. Pire, je distingue ce qui me semble être le point de contrôle militaire K270 en bas de la côte. À cette allure, la guérite proche du pont grossit rapidement derrière la vitre du pare-brise et j’en avertis le chauffeur. – J’ai vu, répond mon collègue, mais on dirait qu’il n’y a personne. Je sors la tête à la fenêtre et tente de vérifier les dires de mon camarade. Le vent chaud chargé de poussière me fouette le visage et me gêne pour apprécier les détails. À travers mes paupières plissées, je n’aperçois aucun être humain près du contrôle. Le chauffeur ne ralentit pas et nous passons en trombe le checkpoint. – Ah, ça y est, le compteur vient de se bloquer, lance mon collègue. J’ai toujours la tête dehors et surveille le poste qui ne me dit rien qui vaille. Puis, soudain, un militaire sort rapidement de derrière la guérite avec son fusil et nous met en joue. – Stop, Jean-Jacques, stop. Vite, le bidasse va nous tirer dessus ! Mon collègue s’arc-boute sur la pédale de frein et la voiture crache la gomme des pneus sur la route en terre, générant une poussière dans tout l’habitacle. Enfin arrêté, le chauffeur enclenche la marche arrière et je vois avec soulagement le soldat baisser son arme. Le militaire n’est pas content du tout, et il faut parlementer un bon moment

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pour qu’il accepte finalement de nous laisser partir, moyennant une excuse en petits billets de dollars. Le reste du voyage se passe sans histoire ; mieux, j’ai l’impression que mon collègue a un peu lâché l’accélérateur, blocage du compteur aidant, et nous faisons quelques haltes de détente. Elles nous permettent de nous restaurer, voire d’effectuer des prélèvements géologiques et de reposer la mécanique. C’est à l’un de ces endroits que l’ouvrier nous fait ses adieux. Je suis étonné, car nous sommes au milieu de nulle part, sans aucune habitation en vue. Mais notre homme insiste, et après quelques embrassades et touches d’épaules échangées, nous le voyons gravir une butte et disparaître. Un peu troublés, nous reprenons notre voyage et parlons encore un moment de ces demeures fantômes dans un trou perdu. À Awash Station, la route devient asphaltée et plus confortable, sans trop de poussière. En fin d’après-midi, nous sommes fatigués, mais heureux d’arriver à Addis, dans les belles chambres de l’Ethiopia Hotel, suivis par Maurice et Nicole en soirée. Quelques autres ont profité d’une étape prolongée pour explorer certains niveaux fossilifères plus au sud de Hadar et nous rejoindront le lendemain. En l’honneur du succès des recherches entreprises, c’est Madame l’Ambassadrice qui nous invite à déjeuner à la Résidence, en toute simplicité, a-t-elle précisé. Chacun a sorti ses habits les plus convenables, rapidement défroissés au service blanchisserie de l’hôtel. Je n’avais pas prévu de réception officielle et j’accepte volontiers le prêt d’une cravate par le maître d’hôtel. Au portail de l’ambassade, nous avons bien entendu droit au traditionnel « Présentez armes » du garde, raide comme un bâton. L’endroit, situé sur les flancs du mont Entoto, domine la ville. J’y retrouve

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l’agréable odeur d’eucalyptus que j’avais tant appréciée lors de ma dernière visite. Après quelques pas, nous découvrons une allée légèrement en pente, bordée de petits luminaires, au bout de laquelle la Résidence apparaît, grandiose. Les immenses arbres originaires d’Australie inclinent leurs branches protectrices sur la bâtisse au toit de chaume de Monsieur Barbier, ambassadeur de France à Addis-Abeba. Au-delà d’une magnifique pelouse, quatre marches permettent d’accéder de plain-pied à la terrasse du corps central du bâtiment, dont l’entrée resplendit de plantes exotiques. De part et d’autre, deux ailes prolongent agréablement la Résidence. Réparties sur l’ensemble du domaine, on devine à travers le feuillu des arbres, d’autres dépendances utilisées par l’administration ou logements de fonctionnaires. L’immense parc de ce petit bout de terre de France est ceint d’un mur qui nécessite par endroits d’importantes réfections de sécurité. Rien ne semble pourtant pouvoir troubler la tranquillité du lieu. Néanmoins, c’est, paraît-il, d’une caserne proche que la révolution a démarré. Je réalise alors la sérénité toute relative de cet espace merveilleusement boisé. Nous sommes reçus dans le vestibule par un majordome éthiopien. Étonnamment, il est habillé en véritable laquais portant la livrée. Perruque bien ajustée, gants et bas blancs jusqu’en haut des mollets, il nous introduit dans un spacieux salon. Plusieurs tables rondes aux nappes immaculées sont dressées de main de maître. L’argenterie aux initiales RF ajoute une touche de style à un décor déjà somptueux. Avec classe, mais donnant l’impression d’une grande simplicité, Madame Barbier, d’un regard ou d’un geste subtil, semble tout diriger en parfaite maîtresse de maison. Elle nous reçoit en ayant un mot aimable pour chacun, avant de nous inviter, avec l’assistance du

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personnel, à nous installer aux différentes places. Nous n’avons aucune difficulté pour repérer nos chaises, grâce à un carton calligraphié à notre nom placé à proximité des assiettes. Chaque tablée dispose de deux serveurs éthiopiens également habillés en livrée d’autrefois. Durant le repas aux plats raffinés, un excellent vin millésimé nous est servi. Je note que malgré mes nombreuses libations, le niveau du Bourgogne dans mon verre ne varie pas. Le personnel nous assiste avec délicatesse au moindre signe d’hésitation entre les nombreux couverts. Au milieu du déjeuner, la maîtresse de maison s’assure de notre satisfaction et examine discrètement le service. La table de l’ambassadeur est occupée par les responsables français et américains, ainsi que par le ministre de la Culture éthiopien, le maire de la ville et des notables éthiopiens importants. Maurice Taieb et Donald Johanson y sont bien entendu à l’honneur. Ces festivités sont aussi l’occasion d’évoquer l’avenir et d’obtenir de nouvelles autorisations de travail dans le pays. Elles permettent parfois de bénéficier d’une aide ministérielle, qui accélérera les délais de dédouanement de nos divers échantillons paléontologiques et géologiques. Il est donc important que durant cette soirée, nos deux éminents chefs montrent toutes leurs qualités de négociateurs et de diplomates. À mon niveau, le déjeuner sera princier et inoubliable. Le lendemain matin, avec Jean-Jacques toujours scotché au volant du 4x4, nous allons au ministère des Mines récupérer nos échantillons de terrain déposés deux jours plus tôt, ainsi que leur autorisation de sortie du territoire. Bien que je détienne comme lui le permis de conduire éthiopien, je ne tente même pas de lui proposer de conduire, sachant qu’il y trouve un certain plaisir. Quelques minutes plus tard, passé le porche où un garde

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demande nos passeports, nous entrons dans une immense cour en terre battue, que nous traversons vers un bâtiment recouvert de tôles ondulées. Il faut plus d'une demi-heure pour trouver la bonne personne et un bon quart d’heure pour apprendre que nous devrons revenir. Au service concerné, nous sommes informés que l’agrément n’a pas encore été délivré par le ministère des Mines ! Il semble que les accords obtenus la veille à l’ambassade n’ont pas été correctement transmis, ou du moins ne sont pas parvenus jusqu’ici. Je m’aperçois que la bureaucratie éthiopienne n’a rien à envier à la nôtre. Les couleurs de leurs bordereaux paraissent étroitement liées au nombre de bureaux. La moutarde commence doucement à nous monter au nez, car nous devons déposer notre matériel chez un transporteur et disposer des justificatifs aériens de nos envois. Et là aussi, il nous faudra encore beaucoup de patience pour accéder aux différents services et remplir de nombreux formulaires de toutes les couleurs. Ces obligations administratives peuvent durer des jours et nécessitent une condition mentale à toute épreuve ; à l’aller, pour récupérer notre équipement en douane et au retour, pour les réexpédier. Nos titres de transport personnels Air France indiquent la date d’embarquement dans moins de soixante-douze heures. Nous n’avons plus franchement le temps d’adopter la vitesse escargot de ces ronds-de-cuir. Nous devons un peu bousculer les protocoles et user honteusement de nos ordres de mission officiels à bandeau tricolore bleu, blanc et rouge. Et puis l’information de la découverte des restes d’un ancêtre éthiopien de trois millions d’années commence à atteindre certains ministères, dont celui des Mines. Nous sommes dans ce pays pour étudier les origines de l’Homme, avec Lucy en vedette. Un certain sentiment de fierté nationale

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vaut bien un coup de main de la part de ses descendants. Bref, après quelques communications téléphoniques et de longues minutes de palabres, un contrôleur accepte enfin de venir regarder nos échantillons, qu’il compare avec la liste jointe de notre dépôt. Pour la forme, nous devons déballer quelques pièces de nos caisses, que notre vérificateur tourne et retourne d’une façon dubitative ; particulièrement lorsqu’il s’agit d’un sachet avec de la terre ou un bout d’os numéroté. Le contrôle terminé, un agent doit encore apposer une vignette cachetée très importante sur nos caisses, car celui qui la détient peut exporter ce que bon lui semble. Un auxiliaire arrive d’un pas mesuré, avec un tas d’étiquettes dans une main, tandis que l’autre porte un flacon de gomme arabique, un produit que l’on a un peu perdu de vue en France. Il donne l’air d’être plutôt maladroit pour coller sa vignette tout en tenant les suivantes et aurait vraisemblablement voulu à cet instant posséder une troisième main. Un léger vent vient de se lever, lorsque l’homme ne trouve rien de mieux que de poser ses carrés de papier sur le capot de notre véhicule. Aussitôt, les feuilles s’éparpillent tels des papillons blancs. Le moment est grotesque et Jean-Jacques se précipite gentiment pour aider le préposé des Mines à les ramasser. – Non Jean-Jacques, n’y touche surtout pas ! crié-je à mon collègue qui stoppe son élan. Les vignettes continuent à sautiller sous l’effet des petits souffles d’air, que l’agent s’évertue d’attraper. – Ben quoi, on peut bien l’aider, non ? Sinon on va y passer des heures, avec leurs conneries. – Oui, tu as raison, alors les mains loin du corps, qu’on ne nous accuse pas d’en avoir « chouravé » et ensuite être obligés de « bakchicher ».

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À chaque collage de vignette, j’en vérifie la bonne adhérence. Le comble serait de les perdre avant le passage en douane. La formalité terminée, nous chargeons notre précieuse cargaison dans la voiture, avec une liasse de bordereaux multicolores conformes pour le suivi du fret. Visiblement, je me suis trompé sur l’honnêteté de l’auxiliaire, qui n’attendait cette fois aucun bakchich, et à ses dires a été nommé volontaire pour exécuter cette formalité. Une occasion pour moi de réviser mes préjugés. Une poignée de main chaleureuse, un geste d’adieu et la Land Rover démarre sur les chapeaux de roues, comme mon complice s’amuse à le faire de temps à autre. Nous allons maintenant affronter l’administration du transporteur aux multiples bordereaux, avant d’être libres de profiter de notre court séjour à Addis. En fin de matinée, nous sommes las, mais contents d’avoir déposé nos caisses, documents du fret en poche, et mon Fangio de pilote gare la Land au parking de l’hôtel. Le réceptionniste de l’accueil nous informe au passage qu’il nous faut retrouver Mister Taieb dans sa chambre. Nous lui faisons un rapide compte rendu de nos diverses péripéties administratives, et lui nous rappelle que nous avons un dîner prévu chez un notable éthiopien le soir même. Celui-ci a tenu à nous inviter dans sa demeure pour nous faire apprécier les raffinements de la cuisine éthiopienne. Une partie de l’après-midi est réservée à rapporter les Land Rover au centre culturel, ainsi que celle de Jen-Jacques que Maurice avait louée par manque de véhicules. Comme espéré par mon collègue, le kilométrage du compteur bloqué est estimé à la baisse.

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Les phares de la Mercedes blanche louée pour la circonstance de notre dîner officiel éclairent un immense portail métallique plein, inséré au milieu d’un haut mur surmonté de fils barbelés. Une vraie forteresse pour une huile du Derg, pensé-je, un peu surpris. Un coup de klaxon est le mot de passe pour que la tirette coulissante d’un judas grillagé s’ouvre, laissant deviner la tête d’un zebagna. Maurice lâche le volant et l’informe de notre identité par la trappe, qui se referme ensuite. Nous devons patienter encore quelques instants pour que le portail s’entrouvre, et que finalement les gardiens autorisent l'entrée de notre véhicule. Nous découvrons une immense demeure moderne où, sur la terrasse, un garde armé d’une kalachnikov surveille notre arrivée, tandis qu’un autre fait sa ronde dans le jardin. Le mercure est déjà bien descendu, obligeant les vigiles à enfiler leurs capotes militaires pour la nuit. Levant les yeux, j’admire un ciel sans nuages, qui scintille de mille feux. La lune, presque entière, d’une lumière blafarde, projette la silhouette d’un grand palmier sur la façade blanchâtre de la villa. Des luminaires de jardin aux éclairages jaunes atténuent à peine l’aspect austère de l’endroit. Passé un splendide perron à colonnes, un majordome nous guide dans un vestibule accédant à un salon. La pièce est bordée d’immenses baies vitrées, protégées par une grille devant les volets baissés. Des meubles noirs de style local se détachent des murs blancs, ornementés de tentures et tableaux contemporains de couleurs vives. Une table basse en ébène massive est posée sur un énorme tapis blanc moelleux, rayé de fines lignes noires et rouges. On nous invite à prendre place dans de luxueux fauteuils en cuir noir, habillés d’appuie-tête aux tons pourprés. Puis apparaît notre hôte donnant ses derniers

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ordres au personnel. Svelte, la quarantaine, les tempes légèrement grisonnantes, il porte avec élégance une magnifique Saharienne. Sa jeune femme mince et gracieuse, d’un charme fou, le suit dans une somptueuse habesha 1 de soirée, aux couleurs turquoise et magenta surlignées de fils dorés. De fins bracelets d’opale noire ornent ses bras nus et un splendide pendentif à croix éthiopienne en or ciselé ajoute une délicatesse dans l’échancrure généreuse de son décolleté. Les présentations effectuées, un cocktail est servi et le maître des lieux, parfaitement francophone, retient toute l’attention de son auditoire par l’exégèse d’une œuvre littéraire. Celle-ci est posée avec une nonchalance calculée sur une table basse, et l’homme saisit et feuillette le livre négligemment. Ayant fait quelques études à Paris, il a ainsi foulé les pavés du Quartier Latin, dont il nomme nombre de rues, et a fréquenté divers bouquinistes. Il nous raconte ses visites au Musée du Louvre, ou au cimetière du Père-Lachaise et au Panthéon, en haut de la montagne Sainte-Geneviève. Une manière, pensé-je, d’affirmer sa parfaite connaissance de notre capitale et de la langue française. Puis, on nous invite à passer dans la salle à manger par une ouverture encadrée de deux magnifiques bougainvilliers qui sortent d’un sol aménagé. Sur le côté droit de la vaste pièce, une table rectangulaire est remarquablement dressée avec une nappe blanche aux motifs bruns d'inspiration copte. La maîtresse de maison nous prie de nous installer devant une petite plaquette de bois portant notre nom pyrogravé. Je ne peux m’empêcher d’y voir un clin d’œil au déjeuner de l’ambassade deux jours plus tôt. En Éthiopie aussi, on sait recevoir ! Je suis placé à la gauche de notre hôte, cependant un peu loin à mon goût de sa superbe femme. 1

Robe traditionnelle éthiopienne. 136

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On m’a prévenu que l’homme est bien introduit au ministère, de sorte qu’un mot maladroit peut avoir de fâcheuses conséquences pour l’avenir des missions dans ce pays. Je ne suis donc pas très rassuré d’être si près de lui, mais je suis bien décidé à ne pas me laisser entraîner sur un terrain politique. La belle épouse est assise sur le côté opposé au mien, avec Maurice pour voisin, qui semble honoré de cette délicatesse, et que bien entendu je jalouse avidement. Lorsque parfois elle prend la parole, chaque mot a un son mélodieux qui relève aussitôt l’ambiance un peu austère de cette demeure. Néanmoins, chaque plat s’avère exquis et le vin révèle la grande culture œnologique de notre hôte. Comme d’habitude, à un certain moment du repas, les conversations s’engagent quant à l’éventualité de futures campagnes de terrain. Puis elles deviennent plus banales, voire plus personnelles. C’est ainsi que mon brillant voisin de table nous narre ses diverses rencontres officielles durant ses nombreux séjours en France, dans le silence respectueux de son auditoire. Tout en l’écoutant religieusement, je remarque une femme d’âge avancé qui passe de chaise en chaise, présentant un lourd plat de viande. Comme le protocole l’exige, le dos de la main, près de la table, ne doit pas la toucher, malgré les pressions exercées par les convives prélevant la nourriture. Le service doit certainement demander une grande constance, car je décèle une légère sueur au niveau des tempes de la servante. Lorsqu’elle arrive à ma gauche, je prélève une tranche de viande aussi délicatement que possible. Elle s’en aperçoit et me remercie en esquissant un sourire. Notre hôte est en train d’évoquer la nouvelle réforme agraire de l’Éthiopie et des intérêts commerciaux, sans remarquer le plat présenté à sa gauche. Les secondes

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passent et la femme inclinée ne bouge pas, attendant patiemment que son patron daigne prendre sa pitance. Je devine l’effort qu’elle doit subir en voyant le brillant de sueur s’accentuer. J’estime que les bonnes manières ont des limites et que le supplice a assez duré. D’une façon très conviviale, je pose la main sur la manche gauche de mon voisin, afin qu’il se serve. Il se retourne brusquement, évalue la situation et d’un revers de main chasse la pauvre femme. Puis, ayant encore la tête tournée vers moi, il termine la phrase qu’il a commencée. Il me regarde bien dans les yeux, semblant attendre une question de ma part. Je tente de rester le plus neutre possible. – Et où en sont les Éthiopiens aujourd’hui ? dis-je, contrôlant mes sentiments. Il fronce durement ses sourcils et je crois un instant qu’il va me bouffer pour avoir osé poser une question sur le comportement d’un peuple dont manifestement, j’ignore certes totalement la culture. – Les Éthiopiens ? Il médite un quart de seconde et assène sa réponse, que je juge insidieuse. – Les Éthiopiens… en sont à chercher leur maître ! Maurice, qui a repéré mon énervement, m’incite des yeux à ne rien dire. Soit, je ne dirai rien, mais je me jure de ne plus mettre les pieds dans cette bâtisse. Mais n’étaisje pas revenu dans la pire zone de guerre ? Une guerre fratricide ! Le dîner est terminé, lorsqu’on nous invite au salon déguster le fameux café éthiopien torréfié devant les convives. Certes, c’est traditionnel, attrayant, très odorant et délicieux, mais demande une préparation assez longue avant de pouvoir l’apprécier. Ma montre indique 23 heures 30 et il nous faut encore dix minutes pour rentrer à l’hôtel. Maurice, engagé dans

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une discussion avec notre hôte, semble inaccessible. Discrètement, je tente d’attirer l’attention de mes collègues en faisant tourner mon doigt sur ma montre, mais ceux-ci haussent les épaules d’impuissance. Il y a déjà une bonne demi-heure que le bruit de fond de la ville s’est atténué, révélant que nous approchons dangereusement du couvre-feu commençant à minuit. Personne n’ose interrompre le maître des lieux, essayant de nous convaincre des bienfaits du nouveau socialisme éthiopien. À 23 heures 45, il s’inquiète enfin de notre retour à l’hôtel et nous indique un raccourci pour gagner du temps. Mais les longues explications du trajet et les multiples révérences du départ nous font perdre de précieuses minutes. Finalement, Maurice lance le moteur de la Mercedes. Mais à suivre un itinéraire inconnu de nous tous, nous sommes déjà égarés au deuxième carrefour. Nous venons d’aborder une grande avenue lorsque deux militaires armés de fusils nous barrent la chaussée, nous intimant par de grands signes avec leur lampe de poche de stopper le véhicule. Notre chauffeur freine d’abord durement, puis roule lentement pour s’arrêter à leur hauteur. Les négociations débutent aussitôt, par-dessus la vitre demi-baissée de la portière du conducteur. Il est très exactement 23 heures 55 à ma montre made in Switzerland. Malheureusement, celles des soldats sont visiblement à la nouvelle heure du socialisme et indiquent minuit et cinq minutes. Nous avons immédiatement un vague soupçon d’un décalage horaire prémédité et de concert, nous signifions à Maurice qu’il est temps d’entrer dans le vif du sujet. – One hundred US dollars now1! lance subitement un des bidasses. 1

Cent dollars américains maintenant. 139

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– Ils ne parlent que l’amharique, mais savent compter en anglais, relève Maurice, que je sens au bord de la colère. Deux secondes plus tard, il explose. – Now, no dollars! Now, we directly go to the police! Now, I only discuss with your chiefs !1 Les deux militaires paraissent décontenancés par autant d’autorité de la part d’un Blanc, qui a peut-être des copains dans le nouveau gouvernement du pays. – Faites-leur un peu de place derrière, lance Maurice nerveusement en se retournant, on les emmène ! Et donnez-moi vos passeports. J’admets que nous sommes bien dans le vif du sujet, vu que nous sommes déjà trois à l’arrière et autant à l’avant. Notre chef est complètement hors de lui et nous devons lui rappeler que ces gens sont armés et pas nous. L’un des deux militaires est coincé entre Jean-Jacques et moi, tandis que l’autre s’insère par la portière arrière droite. Mon esprit gamberge à toute allure, évaluant la gravité de la situation. Je me rassure en pensant qu’il ne leur serait pas facile d’utiliser leur fusil contre nous, étant serrés comme des sardines. À la lumière des réverbères, leurs mines ressemblent à des caisses enregistreuses munies d’une fonction répétitive, dernier modèle. La voiture démarre en trombe. – Fifty US dollars only2, tente l’un des deux soldats. – No! Now, I go to the Police!3. Ils se foutent de ma gueule, vous avez vu l’heure ? Si on leur donne des dollars, on ne finira pas d’en céder à chaque barrage 1

Maintenant pas de dollars ! Maintenant, nous allons directement au poste de police. Maintenant, je ne discuterai seulement qu’avec vos chefs ! 2 Cinquante dollars seulement. 3 Maintenant, je vais à la police. 140

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jusqu’à l’hôtel, rugit Maurice. – Tu as raison, si leurs copains ne nous envoient pas une bastos1 avant discussion dans le meilleur des cas ! Le mieux aurait été de partir à l’heure, dis-je, un peu remonté. Deux minutes plus tard, nos deux auto-stoppeurs nous indiquent l’entrée de la caserne. Le planton nous laisse pénétrer dans l'enceinte après un conciliabule avec l’un de nos passagers en armes. Dans la cour, de la taille d’un terrain de football, nous découvrons un véritable arsenal d’engins de guerre de toutes sortes. Un peu plus sur la gauche, des militaires en rangs par deux s’engouffrent dans des camions. L’un de nos troufions nous engage à garer le véhicule devant un bâtiment à deux étages datant vraisemblablement de l’époque coloniale italienne. On accède à l’entrée principale par un large escalier d’une dizaine de marches en marbre blanc évasé à la base. Dans un crissement de pneus projetant le gravier jusqu’au perron, la Mercedes stoppe brutalement. Maurice récupère nos passeports et sort de la voiture complètement excédé, claque la porte rageusement, et monte à la rencontre d’un officier qui semble attendre sur le seuil. Nos deux soldats ont quitté le véhicule, mais demeurent de chaque côté de la Mercedes. Nos discussions vont bon train, quant à l’idée que chacun se fait de la suite des événements, parfois dignes d’un polar de troisième classe. Nous repérons un pick-up kaki muni d’une mitrailleuse lourde, qui s’est déplacé et stationne près de l’entrée principale. La tension monte aussitôt d’un cran dans notre véhicule. En haut de l’escalier, nous voyons notre chef s’agiter avec de grands gestes, mais sans que nous puissions entendre la conversation avec l’officier. Nous ne pouvons rien faire qu’espérer le bon dénouement du problème. Finalement, 1

Balle d’arme à feu (argot). 141

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Maurice nous rejoint avec le sourire et nous explique qu’après la vérification de nos identités et de longues palabres, le gradé a accepté de nous laisser partir. Nous nous inquiétons de l’heure du couvre-feu passée d’environ trente minutes et nous sommes certains d’avoir à subir d’autres contrôles d’ici à l’hôtel. Mais notre chef a obtenu de nous faire escorter par une Coccinelle Volkswagen noire et blanche de la police. Nous devons allumer le spot intérieur de notre véhicule et demeurer constamment proches derrière la Coccinelle. Le plafonnier de celle-ci est d’ailleurs également éclairé et elle ne dépasse pas les dix kilomètres à l’heure. Maurice, dont la colère est tombée, est heureux de ce dénouement et s’amuse à exciter le moteur de la Mercedes. – Si je voulais là, d’un coup d’accélérateur, on les sèmerait rapidos, blague-t-il, gai comme un enfant qui prépare une farce. – Ouais ! Et eux, de nous coller une bastos et t’as plus de tête ! rétorquons-nous Jean-Jacques et moi, en apercevant des mitrailleuses menaçantes aux tourelles de deux camions militaires stationnés de chaque côté du boulevard. Roulant au ralenti, nous remarquons sur notre passage les mines suspicieuses des soldats en armes sur la place, mais la voiture pie de la police assure son rôle protecteur. C’est un brin excédé par la soirée que je retrouve mon lit, sur lequel je m’affale un instant. Mon esprit vagabonde en me remémorant notre dîner et les péripéties militaires qui l’ont clôturé. Je pense au lendemain, lorsqu’après un dernier repas festif avec des personnes de l’ambassade, notre avion nous transportera d’un coup d’aile retrouver nos familles aux différents points de la planète. Je suis tout excité à l’idée de retrouver la mienne, loin d’elle depuis 45

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jours. Je remarque que nous avons de belles et grandes chambres très bien équipées, dont le manque de clientèle dû au changement de régime semble nous faire bénéficier. Cette nuit, j’ai un peu de mal à m’endormir et ce ne sont pas les tirs sporadiques de rafales d’armes automatiques, que j’entends un instant dans le lointain, qui pourront me détendre. Puis, le bercement du ronron de la climatisation a raison de ma fatigue.

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L’ENVERS DU DÉCOR Les plus vieux outils du monde Une année au laboratoire en Île-de-France a permis l’étude des échantillons géologiques, ainsi que ceux de la faune et la flore, prélevés dans les sédiments de Hadar l’année précédente. Certains de ceux-ci présentant des intérêts particuliers sont en cours d’analyses dans les différents instituts de recherche internationaux. La nouvelle campagne de terrain de 1976-1977 va apporter une collaboration internationale plus importante, autorisant une plus large discipline scientifique complémentaire qu’en 1975 en Afar. Une logistique plus lourde et plus complexe que l’an passé a donc été nécessaire pour préparer notre retour à Hadar. Le site d’étude a été élargi dans l’espoir de trouver la trace d’autres petits copains de Lucy. La dégradation de la situation politique éthiopienne a rendu les choses plus compliquées et de multiples permissions de travail sont indispensables pour cette nouvelle expédition internationale en Afar. De plus, les autorités d’AddisAbeba exigent, entre autres obligations de sécurité, le maintien d’une coordination et collaboration étroite avec leurs services administratifs. En quelque sorte, nos travaux à Hadar seront plus que jamais « surveillés ». En ce qui me concerne, je fais à nouveau équipe avec Pierre Planques de l’IGN, et exécuterai diverses mesures de levers de terrain, voire appliquées à celles géologiques. Grâce aux données géodésiques et aux prises de vues

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aériennes effectuées en 1975, l’établissement de la carte topographique du secteur de recherche est sur le point d’être achevé dans les bureaux de l’Institut Géographique national à Paris. En conséquence, mon travail consistera essentiellement à me mettre à la disposition de chaque équipe ayant besoin de mes services. Ma famille accepte une fois encore une absence de 45 jours loin d’elle, et je sais l’effort que cela lui impose. Si cette durée est fonction de l’exécution de ma charge, elle est aussi en rapport des prix des billets moins onéreux sur une telle période. On m’a informé que je ne rejoindrai pas Hadar d’un coup d’aile avec le petit Cessna que nous n’aurons pas cette année. Maurice a décidé que je rallierai le camp par la route qui longe la rivière Awash avec Jean-Jacques T., notre jeune doctorant sisteronais. À la mi-novembre, j’embarque sur un Boeing 737 de la compagnie Ethiopian Airlines. Les hôtesses sont charmantes et les repas excellents. À l’escale du Caire, nous ne descendons pas de l'avion et je remarque par le hublot la présence de militaires sur le tarmac. Je suppose qu’étant donné la situation internationale, il convient à l’Égypte de prendre des précautions. À Jeddah, un grand nombre de musulmans se rendant en pèlerinage à La Mecque quittent l’appareil et certains embrassent le sol. Un homme plus âgé, estimant le béton un peu trop dur pour ses genoux, s’accommode de l’allée centrale moquettée du Boeing pour effectuer une rapide prière. Poliment, une hôtesse voulant rejoindre l’avant du couloir patiente un moment, puis, cédant à l’urgence de son travail, enjambe le pèlerin lorsque celui-ci se baisse ! Après une dernière sensation de puissance des réacteurs au décollage, et environ deux heures plus tard, l’avion se pose enfin sur la piste d’Addis-Abeba. À la douane, la

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police semble encore plus suspicieuse que l’année précédente, et la fouille des bagages est très minutieuse. JJT, arrivé quelques jours plus tôt avec Maurice et Nicole, m’attend à l’aéroport. Je retrouve avec plaisir mon compatriote à la barbe de trappeur, rouspétant contre la douane et les services de police qui l’ont obligé à patienter plus d’une heure. – Ils s’imaginaient peut-être que tu avais planqué un bazooka dans ta valise… Au volant d’une Land Rover, mon collègue se faufile dans les encombrements à la manière marseillaise, tout en râlant sur tout ce qui ne bouge pas assez vite à son goût et qu’il traite régulièrement de « couillon ». J’apprendrai plus tard que ce terme n’est pas une insulte dans le Midi de la France, mais presque une « gentillesse. » Pour l’instant, je m’accroche à la portière et regrette le vieux taxi Lada de l’année précédente. Jean-Jacques m’apprend qu’une partie de la troupe est déjà partie à Hadar deux jours plus tôt et que Maurice a chopé une typhoïde, mais qu’il va mieux et a finalement rejoint le camp où il nous attend. Nous devons nous rendre à l’ambassade pour récupérer du matériel et nous informer des toutes dernières consignes de sécurité pour la zone de fouilles. Mon collègue a lui-même quelques achats à faire en complément du fret envoyé de France. Je n’ai pas vraiment dormi dans l’avion et je sens une certaine fatigue m’envahir. J’émets prudemment le souhait de m’allonger un moment. – Tu roupilleras sur le trajet tandis que je conduirai, lance Jean-Jacques en rigolant. Comme je m’en doutais, il va falloir me débrouiller pour trouver un peu de tranquillité et je sais dès à présent qu’il ne compte pas plus que l’année précédente lâcher le

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volant de sa Land Rover. Nous allons directement à l’ambassade charger notre matériel entreposé dans un petit appentis technique et je suis heureux de retrouver quelques connaissances, ainsi que mon ami Asfaw, toujours fidèle au poste. Les différentes courses sont rondement menées durant le reste de la matinée et nous prenons un déjeuner sympathique, arrosé de bière locale, dans un boui-boui que Jean-Jacques a repéré. Cette fois, mon compatriote est descendu au Park Hotel, où je m’étais installé l’année précédente sur les conseils de Jean Chavaillon. J’y retrouve des membres du personnel, dont le maître d’hôtel et le directeur de l’établissement. Ils se souviennent de mes premières impressions enthousiastes quand j’ai découvert ce beau pays, avec sa capitale perchée aux mêmes altitudes que le refuge du Nid d’aigle dans le massif du Mont-Blanc. J’ai cette impression curieuse d’avoir toujours vécu dans cette ville et de m’y sentir heureux. Certes, l’évolution de la situation politique éthiopienne pourrait me contredire, mais j’apprécie les gens sympathiques et chaleureux de ce pays. L’après-midi est réservé aux préparatifs du départ fixé au lendemain matin très tôt. Mon jeune chauffeur a des compétences en mécanique et s’emploie à faire le checking1 de la voiture, comme il aime le dire. J’en profite pour vérifier la fragile optique de topographie dans la petite mallette, que je garde toujours avec moi lors de mes voyages, puis je m’allonge un moment. Le dîner se passe devant un wat, une espèce d’excellent ragoût de viande, arrosé d’un très bon thé appelé shai. En fin de soirée, tandis que je fais un brin de courrier, mon collègue peaufine notre trajet du lendemain, avec quelques haltes d’intérêt géologique. Jean-Jacques prévoit deux 1

Vérification. 148

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jours de voyage pour rallier Hadar, avec une nuit d’hôtel à Awash Station. Cette ville, à environ 200 kilomètres d’Addis, est à l’embranchement de la route du nord vers notre camp, et celle de Dire Dawa, qui longe le plateau somalien, à l’est. Depuis 1917, une voie ferroviaire relie la capitale éthiopienne à Djibouti via Awash Station. Comme l’année précédente, je suis épuisé du voyage et de l’altitude d’Addis-Abeba qui m’aident sans effort à plonger dans un sommeil réparateur. Il fait toujours nuit lorsque mon collègue cogne à ma porte. Nous avions prévu de partir à l’aube et j’ai la tête encore dans mes pompes, sans être véritablement réhabitué aux 2 400 mètres de la ville. Contre toute attente, l’eau de la douche est chaude et j’en remercie volontiers le maître d’hôtel. Le petit déjeuner est avalé à la vitesse d’un météore et JJT a déjà l’énergie de rouspéter après le portier qui met un certain temps, il est vrai, à ouvrir le portail. À cette heure matinale, les rues ne sont pas encore encombrées et nous parvenons rapidement à la sortie de la ville. Cette fois, aucune tige métallique ne sera substituée au moteur, comme lors de mon vol vers Hadar. Je retrouve avec plaisir les paysages de cet itinéraire emprunté en sens inverse avec Jean-Jacques l’année précédente. Le panorama est moins étendu que vu d’avion, certes, mais nettement plus animé et le voyage s’effectue sans histoire. Notre étape à Awash Station n’était bien entendu pas organisée et nous devons nous satisfaire de ce qui est disponible. Si les chambres sont propres, les lits n’ont pas de sommiers dignes de ce nom. Mais l’hôtel a un avantage : il est ceint d’un mur qui nous permet d’avoir une certaine tranquillité d’esprit quant à notre matériel, resté dans le véhicule. JJT, en bon géologue, son marteau

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à la main, profite aussitôt d’une partie de l’après-midi pour aller casser du caillou sur les dernières pentes du plateau somalien. Au dîner, l’injera nationale est copieuse en aliments divers ; on reconnaît bien le poulet, mais les autres viandes sont indéfinissables. Qu’importe, tout est excellent. Nous venons de descendre un dénivelé d’environ 1 500 mètres, favorisant une température nettement plus élevée qu’à Addis. Espérons que la rivière assez proche ne nous apportera pas trop de moustiques et que nous pourrons passer une bonne, mais courte nuit. Dans un demi-sommeil, j’entends une vague sonnerie et un instant plus tard, Jean-Jacques secoue mon lit. – « Miche », c’est l’heure si on veut arriver avant la nuit à Hadar. Dis, où as-tu planqué les clés de la Land hier soir ? Encore dans le cirage, je tente de réfléchir, mais rien ne sort de mon crâne « ensuqué » – un mot provençal emprunté à mon Sisteronais. – Ben je ne sais plus, regarde dans ma poche. – Elles n’y sont pas, j’ai déjà vérifié. Le collègue commence à s’énerver, ce qui n’est pas fait pour m’aider à gamberger au petit matin. – Ah ? Tu aurais dû les garder. – Je t’ai dit que j’ai un problème avec les clés. Je me lève et cherche avec mon copain, sans résultat. Pourtant, je sais les avoir cachées en sécurité quelque part. Mais où ? Tandis que Jean-Jacques commence à imaginer le bidouillage de fils électriques sous le tableau de bord susceptibles de faire démarrer la Land, j’ouvre par hasard ma trousse de toilette. Bingo ! Les clés sont là. La tension redescend d’un coup et nous allons avaler des œufs au bacon avec quelques galettes de pain. Le jour se lève et

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nous entamons les 350 kilomètres de route en terre, dont une dernière quarantaine en pistes tortueuses menant au camp, installé au même endroit que l’année précédente. Nous avons roulé une bonne partie de la journée, interrompue de quelques haltes où Jean-Jacques a prélevé des échantillons. Cette fois, aucun fusil ne nous a mis en joue au checkpoint K270 du pont de la rivière Awash. Nos passeports et ordres de mission tricolores sont à peine regardés par un sous-officier, et c’est fort sympathiquement qu’il nous recommande d’être prudents au nord du pays. Je remarque cependant qu’il est plus facile de passer le contrôle dans ce sens que dans l’autre. Nous repartons sans perdre de temps jusqu’à l’intersection des deux routes principales. Mile est à l’est et Bati à l’ouest, vers lequel nous nous dirigeons à la recherche du repère matérialisé par le troisième poteau télégraphique. C’est l’endroit où il faut enclencher le 4x4, appuyé de la réduction, exerçant une puissance supplémentaire, devenant indispensables pour retrouver les premiers collègues déjà sur le terrain. Ce dernier petit trajet vers le sud n’est pas aussi simple que prévu, à cause des repères et pistes ratées. Nous perdons un temps précieux à tourner en rond à suivre de traces de véhicules. Nous devons absolument trouver la bonne direction avant la nuit, si nous ne voulons pas obliger Maurice à lancer les Afars à notre recherche, ou dormir dans les dunes de cette région. Finalement, c’est grâce à un berger pris en stop que le campement apparaît au détour d’une butte surplombant la rivière Awash. Maurice Taieb nous a devancés de quelques minutes, revenant de régler des affaires administratives locales. Heureux de nous voir arrivés à Hadar sans encombre, il nous apprend que par sécurité il avait averti le berger que nous avons rencontré. Nous

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réalisons alors que ce n’est pas nous qui l’avons trouvé, mais l’inverse. Pierre Planques et Nicole, déjà en maillot de bain, viennent chaleureusement à notre rencontre et nous invitent à les rejoindre à la rivière. Je remarque un léger bleu au-dessus d’un œil de ma collègue, qui tient à m’expliquer l'attaque sournoise d'une porte de voiture. Par courtoisie, je m’inquiète de son état, mais n’insiste pas. Pierre arrive de Melka Kunture où il était en visite sur le site de Jean Chavaillon. Je fais la connaissance de scientifiques venant de divers coins de la planète. Kebede Gurara sera encore notre chef cuisinier pour cette expédition. J’ai la joie de retrouver Mohammed Harab, avec qui nous avons partagé tant de choses l’an passé. Il sera cette fois encore, notre guide et le porte-mire de nos mesures topographiques. On nous conseille de préparer nos tentes avant la nuit, et c’est d’une commune spontanéité que Jean-Jacques et moi décidons d'une cohabitation de guitoune pendant toute la campagne de terrain. Notre contre-haut de l’année précédente s’est un peu affaissé, et un déplacement s’impose. Nous prenons la précaution de réaliser une grosse rigole autour de la tente en prévision d’une pluie éventuelle – brève, mais souvent violente et abondante – avant de retrouver nos collègues sur la petite plage habituelle. Chacun barbote dans une eau jaune, en racontant les péripéties qu’il a affrontées pour rejoindre Hadar. Je me rends rapidement compte que si le courant passe très bien entre Jean-Jacques et moi, lui a déjà, en revanche, certaines difficultés de compréhension avec quelques personnes françaises et américaines. J’apprécie sa rigueur dans le travail et son goût des choses bien faites, car c’est également ce que je tente de faire. On s’entend donc

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parfaitement, malgré quelques « râleries » excessives de sa part, que j’ai du mal à supporter trop longtemps. Vieux râleur, il l’est, nonobstant son quart de siècle. Étant de deux ans son aîné, je sais avoir parfois des sautes d’humeur qui lui ressemblent. Ma contribution aux levers de terrain se place au niveau des données topographiques afférant aux indications géologiques. Les raccords des coupes et des sites exigent ces recueils de mesures précises. Associés, Jean-Jacques et moi dans certains travaux, nous allons nous épauler et profiter de connaissances mutuelles. Nous aurons l’occasion de prolonger épisodiquement cette collaboration durant près de quarante-cinq années, dans le cadre de missions de terrain. Le soir après le dîner, Jean-Jacques raconte l’histoire des clés perdues, qui fait bien rigoler la petite communauté. On reparlera de cette péripétie jusqu’au laboratoire, en France. Les discussions vont bon train devant un excellent café éthiopien. D’autres en profitent pour mettre au propre leurs notes de la journée dès que la table est débarrassée par Tinich Alemayu et ses adjoints fidèles à leur poste. Nous échangeons nos idées sur les différentes manières d’aborder le travail du lendemain, suivant les disponibilités de chacun et les moyens logistiques. Certains de ceux-ci sont nationalement séparés ; par exemple les véhicules. Si les conducteurs français ont tendance à « chouchouter » leurs voitures, ils n’hésitent pourtant pas à les prêter occasionnellement à d’autres équipes. Toutefois, les Land Rover américaines demeurent généralement plutôt entre compatriotes. Une attitude et pratique de fonctionnement qui seront muettement acceptées par chacun. Les dernières mises au point du lendemain terminées, chacun peut vaquer à ses

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occupations. C’est fréquemment l’instant où les lampes accrochées aux mâts du velum commencent à clignoter, tandis qu’on entend les premiers râles du groupe électrogène, proche de la panne sèche. Prévoyant le trépas de la machine et l’obscurité soudaine, chacun se précipite le briquet à la main sur des bougies et lampes à gaz. Elles favorisent une intimité dont quelques-uns profitent en s’isolant un moment pour noircir les pages d’une lettre, qu’un collègue de retour à Addis déposera dans une boîte de la poste. Ce moment correspond assez bien aux premiers bâillements des « couche-tôt. » Lorsque le ronron du moteur s’arrête, le bruit de la nuit tropicale renaît avec le réveil de la faune nocturne. On entend régulièrement le crépitement d’un papillon ou d’un moustique, qui grille instantanément au contact de la flamme de l’une de nos lanternes. On perçoit les feulements d’animaux dans la forêt à proximité ou le battement d’ailes d’un oiseau de nuit. Une à une, les tentes s’animent et l’on distingue au travers des toiles les faisceaux lumineux des lampes torches éclairant les préparatifs du coucher. À proximité, Kebede active par instants le feu du brasero des cuisines, produisant quelques poussières d’étoiles s’envolant dans la profondeur de la nuit. Dans le lointain, on entend le ricanement de sorcière d’une hyène découvrant une charogne délaissée. Il est temps pour moi d’aller rejoindre mon sac de couchage soigneusement étalé sur un lit de camp en bois et toile. Ma torche à la main, je tente de retrouver la sente qui mène à ma tente. Avant d’en ouvrir les fermetures Éclair, je prends la précaution d’éteindre la lumière, afin d’éviter d’inviter les moustiques. Je me jette à l’intérieur en refermant aussitôt, en réunissant les trois tirettes pour boucher le petit trou qui demeure toujours à la jonction des

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fermetures. À en juger par des ronflements réguliers de mon copain, il est déjà dans le royaume des songes. Je peux rallumer ma torche en tamisant la lumière entre mes doigts pour ne pas risquer de réveiller mon colocataire. Un coup d’œil rapide autour de mon sac à dos, sous le lit et à l’intérieur de ma couche me permet d’envisager le sommeil en toute tranquillité. Je ne vois aucun intérêt, fûtil scientifique, à favoriser l’attaque d’un scorpion ou d’une tarentule égarée. Allongé dans ma couette entrouverte, j’entends les dernières conversations diffuses et toussotements épars provenant des tentes voisines. Encore quelques cris cadencés ressemblant de celui d’un coucou, le frôlement du passage furtif d’une souris sous la toile du tapis et je sombre doucement à mon tour dans le bruissement de la nuit. J’ai décidé de filmer le camp tôt le matin, et saute de mon lit dès les premiers rayons du soleil. Ma caméra au poing, je profite de ces instants privilégiés où chacun, homme ou animal, encore vaseux, vaque à ses occupations de façon machinale. À quatre pattes, à peine réveillé et les yeux plissés par l’éclat de l'astre, mon camarade sort la tête de la tente. Son chapeau de paille habituel, planté d’une plume colorée d’oiseau rare, est déjà vissé sur son crâne. À tâtons, il tente de déterminer l’endroit exact où il a laissé ses chaussures la veille. Plus loin, un âne égaré au milieu du camp semble à la recherche d’un petit déjeuner. Un triste bêlement de chèvre, plus rauque que les autres, annonce le menu du soir. Progressivement, chacun vient s’installer à la table des repas. Les traditionnels deux œufs sur le plat arrivent au fur et à mesure de la demande, avec ou sans bacon frit, que certains, suivant les nationalités, recouvriront de ketchup. Les jeunes aides de Kebede

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apportent des assiettes débordant de crêpes, que nous badigeonnons de confitures diverses. Avec Jean-Jacques, j’effectue depuis la veille des levers géologiques dans l’oued à sec du Gona, au sud de notre camp de base. Comme de coutume, nous roulons à grande allure dans le lit d’argile poussiéreux, où l’eau s’écoule à la saison des pluies. Brusquement, mon collègue donne un coup de volant à gauche et je sens un choc sous mon siège droit, tandis que la voiture fait un bond de côté. Le pied à fond sur la pédale de frein, Jean-Jacques s’arrête quelques mètres plus loin. Nos vieilles Land Rover ne sont pas réputées pour leurs qualités de freinage, mais elles sont très fiables et nous sortent de presque toutes les situations, même les plus tordues. Un trou ! Un bête trou assez profond a été creusé par des Afars pour trouver de l’eau et n’est bien entendu pas signalé. Pourquoi le serait-il d’ailleurs ? Plus de peur que de mal. La roue avant droite a roulé sur le bord de l’ouverture, laissant l’empreinte d’une belle trace de pneu sur le sable au passage. Dix centimètres plus à droite, et nous passions cul par-dessus tête. Mohammed Harab assis à l’arrière du véhicule s’est cogné la tête sans gravité contre la vitre latérale. La main posée à plat au-dessus des yeux pour me protéger de la lumière blanche du soleil, je cherche un éventuel autre puits un peu plus loin. À une centaine de mètres, j’aperçois ce que je pense être une silhouette féminine accroupie au milieu de l’oued. Elle semble s’activer à proximité de grands sacs jaunes et quelques chèvres éparses. Nous décidons de nous approcher en voiture lentement pour ne pas l’effrayer. Parvenus à ses côtés, nous découvrons une femme à genoux au bord d’un puits d’environ 1,50 mètre de diamètre et de plus de 2 mètres de profondeur. Soudain, une jatte au col large remonte seule

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du fond, bien droite et pleine d’eau. La femme l’attrape au passage avec souplesse et dextérité et verse le liquide dans un des sacs en peau, puis la renvoie d’un geste assuré. Au fond, un homme accroupi remplit la jatte et la relance bien horizontale dans les mains de sa compagne. Très peu d’eau s’échappe dans un mouvement tellement maîtrisé depuis des générations, qu’il semble magique. Nous demeurons un moment à admirer ces gens reproduire des gestes ancestraux, nécessaires à la vie, que nous autres citadins avons remplacés par l’ouverture de vulgaires robinets. Les émotions passées, dues tant à l’accident évité qu’au spectacle d’habileté du jeune couple, nous repartons travailler. Mon compère détermine et dessine les strates de déclivités asséchées de l’oued et des couches géologiques supérieures, tandis que je corrèle précisément ses observations à l’aide de ma lunette de visée. La journée s’annonce torride et nous devons souvent respecter quelques pauses à l’ombre de la voiture. Un peu plus tard, j’envoie Mohammed placer la mire contre un galet tombé d’une couche à cailloutis en haut du talus et me servant de repère. Mon calcul terminé, je rejoins mon aide et pose le trépied de mon appareil à la verticale de ma nouvelle mesure. J’ai l’habitude de numéroter mes points de référence, et ramasse le caillou pour le noter. Aussitôt, mon attention est retenue par l’existence à sa base de frappes discrètes, mais régulières. Me reviennent alors subitement les cours d’industries lithiques donnés par Françoise Hivernel et je m’attarde un peu plus sur l’aspect de ce galet. Serait-ce une pierre taillée, comme aurait dit mademoiselle Alimen, mon ancienne directrice ? Dans l’affirmative, à voir ce je crois être des enlèvements archaïques de matière, aux arêtes extrêmement émoussées,

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ce galet taillé peut être très ancien. Jean-Jacques pense également discerner un galet aménagé par la main de l’Homme. Levant la tête, nous examinons le niveau à cailloutis d’où cette pierre doit provenir. Mon collègue songe tout de suite à montrer cette pièce à Hélène R., doctorante en préhistoire, dès notre retour au camp. Je n’entendrai plus parler de ce galet, jusqu’au jour d’une publication dans les Comptes Rendus de l’Académie des sciences de Paris en mai 1977. Cet article d’Hélène et de JJT révèle la découverte d’une industrie lithique vieille de 2,6 millions d’années dans l’oued Gona à Hadar. Cette découverte a fait l’objet d’une autre publication scientifique en 1980, à l’occasion du 8e Congrès panafricain de préhistoire, tenu à Nairobi en 1977. Malheureusement et comme la plupart du temps, ces communications sont publiées en français et n’ont donc que peu de retentissement international, mais auront de fâcheuses conséquences. Quelques années plus tard, tandis que je séjourne à Addis-Abeba pour préparer une campagne de carottages sédimentaires dans le bassin des lacs Zwai, Langano et Abyata, au sud d’Addis-Abeba, j’assiste parallèlement à un congrès de préhistoire dans mes temps morts. Aux déjeuners, auxquels je suis invité, un convive rapporte que lors des conférences, l’Ambassadeur de France a félicité une équipe américaine. – … Savez-vous que l’ambassadeur a félicité les Américains aujourd’hui ? annonce mon voisin de table avec une certaine émotion. – Ah ! Et pour quels travaux ? dis-je, étant loin de m’imaginer ce qui va suivre. – Pour avoir découvert les plus vieux outils du monde !

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– Les plus vieux outils ? Vous souvenez-vous du lieu de la découverte ? – Oui, je me rappelle qu’il parlait d’un site situé dans l’Afar à proximité de celui où Lucy fut mise à jour. Les Américains ont ensuite exposé des détails scientifiques. Travaillant dans un autre domaine, il n’est pas très au fait des études sur l’industrie lithique de la préhistoire dans ce pays et sur la planète. Quant à moi, je commence à avoir un pressentiment et pousse mon investigation un peu plus loin. – Vous souvenez-vous, du nom du lieu de la découverte ? – Oui, c’est quelque chose comme « una »… Enfin, quelque chose avec une syllabe en « na » à la fin, ça c’est sûr ! Mon intuition se précise. Une acrimonie naissante me fait avaler ma salive, avant de tenter de lui proposer le nom du site que j’ai bien connu quelques années plus tôt, et pour cause. – Ils n’auraient pas mentionné l’oued « Gona » par hasard ? avancé-je prudemment. – Si, c’est ça ! Oui, oui, maintenant ça me revient bien, c’est le Gona, affirmatif ! Il sautillait sur sa chaise, les deux couverts en l’air, rassuré d’avoir encore une mémoire en état de fonctionnement. – Mince ! Et bien entendu les congratulés se sont bien gardés de parler des premières publications françaises de l’époque, dis-je un peu écœuré. – Ah bon ? Mais alors, ce sont les Français… qui… ? – Oui, comme vous dites, c’est les Français qui. Mon voisin de table écoute avec intérêt l’histoire de la pierre taillée, trouvée dans le lit de l’oued Gona et les suivantes, dans le niveau de galets à industries lithiques

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dont j’ai moi-même effectué le lever. Je l’informe également que les deux publications de la découverte l’ont été en français, n’ayant pas eu la moindre chance d’être consultées aux États-Unis d’Amérique et par le reste anglophone de la planète. On ne peut pas en vouloir à l’ambassadeur qui a congratulé officiellement les Américains, n’étant pas un spécialiste de cette science. Son service de communication ne peut pas davantage être informé de tous les articles scientifiques parus, voilà tout. Après déjeuner, je tente pourtant de convaincre mes collègues d’expliquer le lendemain, à l’occasion de leur entrevue avec cet éminent personnage, la paternité française de cette découverte. Certains d’entre eux jugent que c’est de l’histoire ancienne malgré mes protestations et mes menaces de lui envoyer les publications françaises de l’époque. Après réflexion, je regrette mon agacement envers mes compatriotes, qui en fait, n’y peuvent presque pas grand-chose. Ils sont, comme trop souvent, semblables au fer pris entre le marteau des favoris du moment et l’enclume des protocoles poussiéreux institués depuis des centaines d’années. Bien que mes travaux de topographie de l’époque à Hadar n’aient été que complémentaires des découvertes d’industries lithiques, il m’apparaît pourtant aujourd’hui que, d’une certaine façon, mon caillou repère y fut pour quelque chose…

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Revenons à la campagne de terrain de 1976 à Hadar… Une journée de labeur au milieu de l’oued Gona, avec un minimum de 40 °C à l’ombre sans la moindre végétation protectrice, nous dessèche rapidement. Mais nous ne nous plaignons pas, d’autant que ce régime est partagé par tous. Qui plus est, nous mesurons quotidiennement à quel point nous avons de la chance de participer à cette grande recherche des origines de l’humanité. À peine revenus au camp, nous nous précipitons vers les fraîches vaches à eau de la tente commune. Un peu plus tard, Jean-Jacques, réjoui, vient nous avertir que les Américains ont installé un nouveau réfrigérateur fonctionnant au gaz ! – Eh, les mecs, y’a un autre frigo. J'ai rencontré Nicole avec un Coca frais que les « Amerloques » viennent de lui donner. Le premier réfrigérateur sert exclusivement au stockage de médicaments fragiles et anti-venins. Aucune place n’est disponible pour la moindre boisson ou nourriture. Ce nouvel appareil est le bienvenu et nous pourrons profiter d’autres rafraîchissements que celui des vaches à eau. Je ne suis pas un fana du Coca, mais je sais qu’il a au moins une vertu, celle de remettre l’estomac d’aplomb lors d’une révolte stomacale. La nouvelle fait vite le tour de l’équipe française. D’un même élan, nous allons participer à l’inauguration ce petit bijou de technologie. À peine avons-nous une canette à la main, qu’un ours américain sorti subitement de sa tente et nous lance des invectives issues des confins du Bronx. – Qu’est-ce qu’il dit ? Il n’a pas l’air content, dis-je, m’étonnant de cette réaction. – Il dit que c’est le Coca des Amerloques, et qu’on

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avait qu’à prévoir un frigo ! rouspète Jean-Jacques dans sa barbe. – Ben, c’est complètement idiot, tout est acheté en commun, ainsi que le gaz, non ? – Ben oui, mais c’est LEUR frigo, paraît-il ! réplique notre collègue très énervé, en appuyant bien sur l’adjectif possessif. Je reste un moment ma canette à la main, désemparé par cette violente réaction hargneuse pour un vulgaire Coca. Je n’ai même plus envie de le boire et sous les yeux de « l’ours » le rejette négligemment dans le frigo. Pierre m’imite, tandis que Jean-Jacques y enfonce violemment son couteau de trappeur et avale goulûment le liquide de la Coca-Cola Company. Il le boit tellement rapidement pour montrer son désaccord, qu’une grosse part du Coca lui inonde la barbe et la chemise. À partir de ce moment, une certaine tension qui couvait se manifeste en allusions ou exaspérations, voire irascibilité entre Français et Américains. Les autres nationalités oscillent suivant la chicane entre les deux principales équipes. Elle va durer quelques jours, pour ne jamais disparaître réellement. Cet événement n’est en réalité que le signe d’une mésentente sur nos façons respectives de travailler. Si les Français affichent volontiers une décontraction toute latine, nos collègues américains semblent plus rigides. Les considérations hiérarchiques par exemple, sont plus affichées chez les Américains que chez les Français. Ainsi, alors que nos étudiants abordent naturellement Maurice sans déférence particulière en le nommant par son prénom, nous entendons du « Monsieur le professeur » à longueur de journée de la part des étudiants américains vis-à-vis du professeur Johanson. Que ça plaise ou non à nos collègues d’outre-Atlantique, pour nous Français, Monsieur le

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Professeur Johanson demeure tout simplement « Don. » Certes, cette divergence de comportements ne semble pas importante a priori, mais elle affecte pourtant progressivement le climat général et la vie de groupe. Des clans se révèlent, favorisés par la différence de langue et de culture, générant ouvertement des désaccords lors de débriefings scientifiques. À ce moment, je me rends compte à quel point, je pouvais avoir une fausse idée du Yankee décontracté, mâchant du chewing-gum dans les films hollywoodiens. Je me doute de la réciprocité de nos collègues d’outre-Atlantique vis-à-vis du Froggie friand de fromage. Nous sommes une équipe internationale et nos responsables respectifs se doivent de gérer de tels incidents, ce qu’ils font d’ailleurs. Mais l’altercation que l’on nommera « cocalesque » restera un élément déclencheur d’un ressentiment plus ou moins enfoui en chacun de nous. Pourtant, les retrouvailles quotidiennes aux repas émoussent heureusement les éventuelles irritations. La pénibilité du travail, sous un soleil impitoyable, peu habituel pour la plupart d’entre nous, est finalement nommée responsable de tous les maux. Malgré un certain penchant national, les topographes français ont l’avantage de fournir sans partialité un service à chaque équipe ayant besoin du lever de terrain d’une récente découverte. Ils sont amenés à énormément marcher, et donc parcourir une zone considérable, souvent difficile d’accès, où aucun des scientifiques n’ira peut-être jamais. La région de Hadar étant littéralement farcie de fossiles en surface, il arrive que nous tombions, Pierre ou moi, sur quelques pièces remarquables, susceptibles d’intéresser nos collègues paléontologues. Dans ces circonstances, notre première préoccupation est de signaler l’emplacement en l’entourant de pierres. Ensuite,

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de disposer un repère sur un point haut à l’aide de blocs rocheux, bloquant si possible à l’intérieur une grosse branche d’acacia visible de loin. Grâce aux nombreuses recommandations de certains de nos spécialistes, nous respectons scrupuleusement leur méthode de prélèvement. Après avoir précautionneusement dégagé une partie du fossile, sans altérer l’empreinte dans l’argile encaissante, nous protégeons la pièce de papier bulle ou de papier toilette, et nous la plaçons délicatement dans un sachet en plastique. Dans les premiers temps, nous pensions aider les paléontologues. Très vite, nous nous sommes aperçus que loin d’être appréciées, nos récoltes agaçaient. Je me souviens en particulier du jour où, alors que je remettais à Tom Gray un fossile, il le balança par-dessus son épaule, excédé, avant de s’en aller en marmonnant. Même si j’imagine bien que son œil exercé avait rapidement analysé le fossile, il me sembla plus assister à l’expression de la possessivité excessive d’un doctorant envers sa spécialité qu’à l’intérêt de mon os. Ce fut notre dernière collaboration du genre. Cette scène n’améliora pas les relations et les tensions dues aux différences de mœurs et à une certaine promiscuité, difficile à supporter au fil des jours. Comme d’habitude, le soleil et la fatigue furent nommés responsables, et la chèvre rôtie de Kebede toujours aussi succulente apaisa la colère.

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Quarante ans plus tard, l’intérêt des fossiles dans leurs milieux est considérablement enrichi par l’analyse taphonomique 1 , que seul le paléontologue peut mener à terme convenablement. Bon OK, mais à l’époque des missions IARE à Hadar, cette science n’était pas encore au registre de la plupart des paléontologues. J’ai, depuis, beaucoup d’amis préhistoriens qui s’efforcent d’imaginer la vie des premiers hominidés. Ils sont à chacune de leurs découvertes, heureux d’avoir pu déchiffrer un mot, un paragraphe, voire bien plus rarement, une page du « grand livre » unique de l’histoire de notre planète. Grâce à leurs travaux minutieux, ces scientifiques identifient lentement, mais avec ténacité, les secrets des origines de notre monde. Ces spécialistes, touchés peut-être par la sagesse de leurs années de recherches, conçoivent alors que les clés de l’humanité appartiennent aussi au peuple de la Terre... Tous les événements singuliers ou insolites sont appréciés, quelle que soit l’humeur de chacun. Ainsi, un énorme scorpion jaune, pas franchement sympathique, s’invite au festin lors du déjeuner. Il mesure une bonne dizaine de centimètres de la tête au bout du dard. Il se dirige rapidement vers une tarentule jaunâtre, légèrement moins grande et presque transparente, traversant l’ombre du velum. Les deux bestioles un peu cousines, de la classe 1

Le but de la taphonomie « est de décrire l'évolution des organismes ou des structures vivantes depuis leur mort jusqu'à la dissipation de leurs vestiges ». (A. Leroi-Gourhan, 1984, L'esprit de la taphonomie, Anthropozoologica, p.62 et J-P. Brugal (dir.), 2017. TaphonomieS. Paris : Édition des Archives Contemporaines, Coll. Sciences Archéologiques, 536 p) ; par dissipation, il faut entendre le degré de conservation et de dispersion des restes fossiles.

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des arachnides, s’arrêtent net à dix centimètres l’une de l’autre. Elles se font face, ne bougent plus et ont l’air d’épier le moindre mouvement de l’adversaire. Les avis sur l’issue de ce qui semble un inévitable combat vont bon train et des paris sont pris. Je cours chercher ma caméra Super-8 pour immortaliser la scène. À plat ventre, je fignole mes réglages de mise au point, lorsque les deux belligérants se jettent l’un sur l’autre avec une époustouflante ardeur. Je n’ai même pas eu le temps d’appuyer sur le déclencheur de ma caméra. Rapide comme l’éclair, Mohammed Harab capture les combattants et les place dans une boîte de laboratoire en plastique transparent. Deux heures plus tard, contrairement à l’attente de la majorité d’entre nous, seule la tarentule est encore vivante ! En soirée, j’ai la chance de filmer cinq dromadaires traversant la rivière à gué avec leur chamelier, qui rafraîchit ses bêtes en leur jetant des seaux d’eau. Puis, ils atteignent l’autre bord, là où la plage sèche est recouverte d’un fin dépôt d’argile aussi pulvérulent que la poudre de riz. Les animaux s’agenouillent et se couchent en se roulant sur eux-mêmes. Comme un ballet de têtes renaissant dans le projecteur orangé du soleil couchant, elles émergent et disparaissent dans la poussière, mimant la scène d’un combat de dragons dans une atmosphère irréelle. Le lendemain, nous allons être témoins d’un autre spectacle extraordinaire. La journée de terrain vient de se terminer et nous attendons notre bus habituel, alias une Land Rover. Soudain, vers l’est, au-delà des collines, nous pouvons admirer un large éventail vert transparent se projetant dans le ciel encore bleu. Il est composé d’une multitude de rayons verts s’affinant de part et d’autre de

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son centre. La coloration s’atténue progressivement vers les extrémités du faisceau, pour s’effacer sur la ligne d’horizon. C’est magnifique ! Certains collègues parlent de « rayon vert », d’autres en doutent, ayant déjà contemplé le phénomène en mer, qui n’est en principe qu’un éclat furtif au lever ou au coucher du soleil. Nous sommes tous très étonnés de la durée de cette singularité visuelle, à près de 400 kilomètres du golfe d’Aden et de l’océan Indien. Puis, le disque solaire rougeoyant disparaît lentement derrière les dunes. Notre « bus » arrive, et on ne cesse durant le trajet du retour au camp de parler de ce que nous venons de voir. À table, les différentes opinions s’opposent encore sur les caractéristiques du rayon vert. Quant à moi, je m’en veux de ne pas avoir eu ma caméra. Progressivement, la nuit nous recouvre de son manteau céleste aux mille scintillements d’étoiles, à environ onze degrés de latitude nord. Aujourd’hui, nous allons explorer la zone sud, de l’autre côté du cours d’eau, afin de repérer les niveaux géologiques antérieurs à la formation de Hadar, tels ceux étudiés au nord. Cette reconnaissance sera principalement consacrée à la stratigraphie des sédiments, mais quelques fossiles sur notre chemin ne sont pas à exclure. Pierre et moi avons déjà eu un avant-goût du travail de ce côté de l’Awash l’année précédente, lors du positionnement de nos balises. La retraversée à pied de la rivière avait été assez épique, en présence d’un crocodile faisant mine d’être distrait. Cette fois, nous utiliserons un bateau pneumatique, moyen pratique pour transporter les hommes et le matériel. Très tôt, nous chargeons nos outils respectifs dans notre embarcation, tandis que Jean-Jacques vérifie le moteur et, compte tenu de la force du courant,

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nous conseille expressément de revêtir nos gilets de sauvetage. Le mieux aurait été de décaler cette excursion, mais nous devons tenir compte d’un programme serré dans une relative sécurité. Le petit pneumatique est un peu trop chargé et son moteur de 25 chevaux juste assez puissant, mais nous descendons la rivière et bénéficions de sa poussée naturelle. Nous voguons depuis dix bonnes minutes, ballottés par la force des remous, projetant leur écume par-dessus bord. La rivière Awash est très irrégulière et il faut toute la science nautique de JeanJacques notre « capitaine de vaisseau », pour éviter les roches, les bancs d’argile ou les crocodiles à quelques centimètres sous la surface de l’eau. Nous devons trouver un rivage accessible où la forêt est moins dense, car elle peut atteindre plusieurs centaines de mètres d’épaisseur où nichent une multitude de sales bestioles. C’est aussi une mince protection naturelle aux peuples qui vivent de ce côté de la rive. Enfin le guide afar, allongé sur la proue, insiste de son bâton pour nous faire accoster sur un petit espace en arc de cercle où la forêt nous paraît pourtant impénétrable. Mais la plage située dans un renfoncement de la berge semble parfaite pour débarquer. Néanmoins, le courant y est encore plus agité, et comme à son habitude, notre sympathique « pacha » râle en tentant de retenir la frêle embarcation pour nous éviter un bain avec le matériel. Je repère un crocodile de bonne taille qui plonge dans notre direction, et le signale en criant au-dessus du bruit rageur des flots. Le garde, alerté, se lève et surveille un moment la surface de l’eau, prêt à une frappe éventuelle. Pendant que j’estime les chances de la résistance du caoutchouc gonflé sous les dents du reptile, notre capitaine se bagarre contre la force de l'Awash nous écartant de la rive. Il faut agir rapidement. Défiant les

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rampants et autres copains aquatiques à crocs carnivores, notre guide saute dans l’eau boueuse avec le bout d’amarrage à la main et tente avec de nous ramener vers la berge sans trop de succès. Pierre l’imite, en agrippant la « ligne de vie », et j’en fais autant en surveillant d’un œil d’éventuelles dents reptiliennes. Nicole s’accroche au bateau secoué par les remous et protège comme elle le peut l'équipement des furieuses projections de la rivière. Finalement, le pneumatique est maintenu près du bord et nous déchargeons le matériel. L’embarcation peut maintenant être tirée sous les premiers arbres et le coupecoupe de l’Afar commence à dégager un passage dans la végétation très dense et entravée de lianes. Je me rends compte que seules la pratique et l’habileté d’un autochtone peuvent permettre de retrouver les traces d’anciennes pistes effacées par le temps. Le sol est couvert de petites boules jaunes de mimosa, qui étincellent sous les fins rayons transparents du soleil, traversant par endroits le feuillu des grands arbres. Certes, nous marchons à l’ombre, mais j’épie notre guide qui lève souvent la tête à la recherche d’un serpent ou autres charmantes bêtes trop curieuses. Alors que nous nous éloignons du grondement de la rivière, le silence matinal fait ressortir de légers bruits suspects qui me maintiennent sur mes gardes. Nos pas brisent le craquelé du feuilleté relevé des plaques d’argile irrégulières, asséchées après la saison des pluies. Je ferme la marche, guère rassuré, et tente de me faire pousser des yeux au-dessus et derrière la tête. Un peu plus loin, des singes s’énervent et sautent de branche en branche, en lançant des cris stridents pour nous chasser de leur territoire. Un instant, j’aperçois le glissement lent d’une forme longiligne beige tachetée de brun, se lovant le long d’un tronc. Le serpent n’est pas très gros et semble se

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sauver, mais j’accélère tout de même le pas. Enfin, nous parvenons dans un espace dégagé où l’on devine encore une vague piste sinuant au gré du modelé. Au détour d’une petite colline, nous découvrons d’anciennes huttes rondes, recouvertes partiellement de peau, laissant apparaître par endroits la structure végétale. Quelques gazelles nous regardent, surprises, et sans chercher à savoir si nous sommes scientifiques ou chasseurs, disparaissent en sauts souples et élégants. Maurice est en quête de coupes géologiques qui peuvent souvent être des entailles d’érosion. Dans cette région du rift est-africain, ce n’est pas cela qui manque. À chaque halte d’échantillonnage, tandis que Nicole note les observations du chef que j’intégrerai dans la carte géologique de Hadar, Pierre et moi procédons à quelques levers topographiques. Notre piste nous mène à proximité d’un village de huttes sphériques paraissant habitées ; pourtant, bizarrement, la population semble s’être évaporée. Aucun enfant ne vient quémander quelques friandises de ce côté de l’Awash. Notre guide nous recommande la discrétion et nous passons à distance convenable, dans un territoire totalement dénudé de végétation. Chacun est attentif à ne pas marcher sur des fossiles qui émergent de la surface, parfois de très belles pièces très bien conservées. En particulier de magnifiques défenses d’une espèce ancienne d’éléphant. Posées sur le sol sans autre protection qu’une gangue de terre en voie d’érosion, elles semblent nous attendre ainsi depuis quelques millions d’années. Notre expédition dans cette zone de la rive droite de l’Awash a été longue sous un soleil de plomb, sans autre protection que nos boléros. Nous sommes fourbus d’avoir crapahuté avec une température capable de faire exploser le mercure du thermomètre. Les observations s'associent

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bien à celles de la zone nord et sont consignées avec précision dans les cahiers de terrain. Quelques échantillons de fragments de fossiles ont soigneusement été récoltés par Maurice et placés dans des sacs en plastique après archivage. Ils iront enrichir la collection des paléontologues et compléteront ainsi la description des sites déjà repérés sur la carte préliminaire. Le travail de terrain de la journée achevé, une longue marche est encore nécessaire pour arriver au point d’embarquement, et Mohammed prend la tête de la colonne. Au passage de la forêt riveraine, les singes s’énervent de nouveau et hurlent leur colère en cris aigus, n’appréciant pas que nous forcions leur territoire une seconde fois. Tête baissée sous le poids de nos sacs et du matériel, nous suivons l’empreinte de nos pas laissés le matin, incrustés dans le sol argileux. Un instant plus tard, nous percevons le bouillonnement de la rivière et apercevons les sigles CNRS, en grandes lettres capitales blanches, fixés de chaque côté de la proue du pneumatique. Celui-ci est remis à l’eau par la poupe et Jean-Jacques reprend la barre en faisant démarrer le moteur. Après avoir remis nos gilets de sauvetage et embarqué le matériel, chacun prend place sur les « boudins » et s’accroche à la « ligne de vie », tandis que le guide afar, le bâton à la main, s’allonge à nouveau sur la proue. D’un coup d’œil, le capitaine, ne voyant rien de gênant à l’avant du bateau, pousse les gaz. Le petit moteur deux-temps peine fortement pour remonter le courant qui se fait plus violent à l’approche des reliefs du lit de la rivière. À chaque danger, le guide indique du bâton le passage au pilote, évitant ainsi les écueils ou les troncs flottants. Malgré la petite vitesse, des projections d’eau fraîche sautent par-dessus bord et fouettent les visages. Par

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précaution, les sacs d’échantillons géologiques et paléontologiques sont protégés sous la bâche de proue. Comme nous approchons du camp, des marabouts perchés sur de hautes branches prennent un envol paresseux, dérangés par le bruit du 25 cv. Alors on admire leurs noires envergures de plus de 2 mètres, battre l’air au ralenti vers d’autres cimes plus tranquilles. Nous sommes poussiéreux, fatigués, mais satisfaits du travail accompli, le campement est enfin en vue, juste avant l’apéritif, un bon repas et une nuit de repos. Lors de mes déplacements, j’aperçois parfois quelques doctorants, le marteau de géologue à la main. Ils nettoient une coupe de terrain pour y prélever des échantillons de bas en haut, donc du sol ancien au plus récent. Cette technique permet aussi de limiter la pollution entre les échantillons. Annie V., jeune thésarde en palynologie de l’équipe de Raymonde Bonnefille, en fait autant, afin d’étudier les pollens fossiles et ainsi reconstituer le paysage végétal dans lequel évoluaient les premiers Hommes. Cette région a été soumise depuis des millions d’années à des mouvements tectoniques importants. Il n’est pas rare d’observer de très belles failles1, montrant un déplacement de plusieurs mètres des couches sédimentaires. Un matin, je repère par hasard Bob W., un jeune Américain préparant son doctorat en datation radiochronologique sur les cendres volcaniques, et en particulier sur celles du volcan Ida Ale, aux environs de Mile. C’est lui qui trouvera et datera à 2,8 millions d’années le niveau géologique appelé « Bouroukie Tuff», 1

Cassure des couches géologiques accompagnées d’un déplacement relatif des blocs séparés. 172

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situé chronologiquement une trentaine de mètres au-dessus de celui de Lucy. D’ailleurs, lors de nouvelles campagnes de terrain dans les années 1990, organisées par les Américains dans le cadre du Hadar Project, un crâne complet d’Australopithecus afarensis sera dégagé sous ce tuff. Bob est en équilibre, juché sur la corniche rocheuse d’un talus. C’est un garçon chaleureux, d’un tempérament joyeux, ayant toujours le sourire aux lèvres. Il est apprécié de tous et parvient souvent à calmer la naissance d’une dispute par un mot rigolo, de préférence en français. Je mesure les efforts qu’il fait dans notre langue et j'essaye en retour à parler dans la sienne. Dès mon arrivée à Hadar, j’ai immédiatement eu un excellent contact avec Bob. Cet après-midi-là, il prélève des échantillons d’argile, un sac en plastique dans une main et le marteau dans l’autre. Je devine l’étudiant s’appliquant à reproduire les gestes rigoureux de son professeur. – Salut, alors tu échantillonnes ? Je grimpe à sa hauteur pour le regarder récupérer méthodiquement le sédiment, laissant des trous creusés au carré parfaitement superposés. – Bah… Yes, sample… Échantillon… Vous dites en français. De loin et dans mon angle d’arrivée par rapport à la position du soleil, j’ai cru deviner sur la paroi où Bob travaille une ligne diagonale semblant décaler deux compartiments géologiques. Sans être géologue, je suis certain d’être en présence d’une faille d’un fort rejet1, dont les strates de part et d’autre de la cassure paraissent de couleurs différentes. Suivant l’heure, l’éclairage du soleil écrase les fins reliefs ainsi que les teintes, et les failles 1 Décalage vertical de deux compartiments géologiques produit par une faille.

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deviennent moins perceptibles, a fortiori lorsqu’on a le nez dessus. Je pense que l’échantillonnage de Bob intercepte une faille oblique. Je taquine mon jeune collègue me souvenant de m’être naïvement laissé berner par la nature à l'occasion de levers topographiques. Je n’en suis pas d’ailleurs aujourd’hui affranchi pour autant. – Bon, mais pourquoi prends-tu deux fois le même échantillon, alors ? dis-je rigolard. – Non… Pas mêmes samples. J’ai… échantillons, là et l’autre, là, répond-il, m’indiquant les trous de ses prélèvements. – Ah oui, mais à partir de cet endroit – que je montre du doigt –, c’est aussi sur une très belle faille ! Enfin, je le pense. – Fault ? reprend-il en anglais en levant le nez sur les strates déjà échantillonnées. – Oui, trous d’échantillonnage OK, mais faille, fault, si tu préfères, no OK ! Pas bon l’endroit, quoi. No good here for samples1. Il paraît incrédule et semble évaluer l’appréciation géologique d’un topographe. J’insiste, de plus en plus convaincu de mon analyse, et le décide à grimper avec moi le talus pour atteindre le plateau qui s’étale sur plusieurs centaines de mètres. De cet endroit, il ne peut plus subsister le moindre doute. Grâce à l’absence de toute végétation, nous pouvons admirer la faille, matérialisée en une belle ligne se prolongeant au-delà de notre vue. Elle sépare deux zones de couleur marron, dont l’une est plus nuancée vers le vert. Pour me moquer gentiment, je mets mes pieds de chaque côté de la ligne de fracture. – Alors, c’est une faille ça, ou bien la ligne bleue des Vosges ? dis-je complètement sidéré d’en voir une aussi 1

Pas bon ici pour échantillonner. 174

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belle. Si cette crête montagneuse marquant la frontière entre l'Alsace et la Lorraine n’est pas au répertoire de mon copain américain, il a néanmoins l’air tout aussi surpris que moi. Nous sommes vraiment très impressionnés. L’émotion passée, je me souviens de ce qu’on m’a enseigné en cours de topographie quelques mois plus tôt. « Tu viens repérer les lieux le matin avec ton carnet et ta clope, pour faire connaissance avec dame Nature avant de lui sauter dessus. Il faut entrer en symbiose avec elle, car elle doit t’accepter. C’est déjà la moitié du travail effectué. Sinon, elle ne te ratera pas et tu auras perdu ton temps ». Je dois dire que j’ai mis un bon moment à lui expliquer tout ça, parfois avec des mots anglais. Il me regarde, un peu décontenancé et visiblement mécontent de s’être fait piéger par une faille, aussi magnifique soit-elle. – C’est comme avec les femmes, mon vieux, il faut y aller doucement, dis-je lentement et distinctement tout en mimant de la main la courbure d’une chute de reins. Son air renfrogné laisse subitement la place à un rire joyeux et nous nous tapons mutuellement dans les mains à la manière des Nord-Africains. Puis on jure, complices, que lorsque qu’on ne sera pas certain d’être en présence d’une faille par-devant, il faudra dans la mesure du possible, aller s’en assurer par-derrière… Les impératifs de cette campagne m’obligent à passer les deux fêtes de fin d’année au camp. Pierre étant rentré en France, je deviens naturellement le responsable de la topographie à l’aube de ma carrière de terrain. J’avoue que j’aborde cette charge avec une certaine appréhension, mais je compte bien être à la hauteur de ma tâche. Maurice nous a quittés pour une quinzaine de jours, invité par Donald

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Johanson déjà à Cleveland aux USA. Ils doivent enregistrer une émission de télévision sur les recherches et découvertes à Hadar, dans laquelle Lucy sera la vedette. Dans son périple aérien, mon chef devrait pouvoir faire une escale rapide à Francfort et passer la soirée de Noël en famille, à quelques kilomètres de l’aéroport. Les deux scientifiques doivent se retrouver à Paris, pour un retour au camp en début d’année. La minute 1 de la carte géologique est maintenant presque terminée et n’attend plus que ma mise au propre au laboratoire. Les chercheurs ont bien différencié les fossiles trouvés in situ dans leurs milieux originels, de ceux trouvés ex situ, vraisemblablement déplacés par un animal, voire un humain. Certains de ces sites présentant un cadre géologique particulier restent à cartographier à des échelles plus précises, et nous devons Jean-Jacques et moi, les effectuer avant notre retour en France. Nos journées ne sont pas chômées et la chaleur, qui frise encore les 50 °C au soleil, n’aide pas aux activités de terrain. Nos travaux sont trop éloignés du camp et nous obligent à piqueniquer, et c’est aussi un gain de temps, car la date de retour en France s’approche à grands pas. Kebede nous prépare des sandwichs pour le déjeuner et nous ne manquons pas d’eau fraîche avec deux vaches à eau. Ce soir, c’est Noël, mais nous n’avons plus rien de festif ! Sans navette aérienne par Cessna, il faudra tenir jusqu’au retour de nos responsables, qui doivent apporter des vivres. Nous savons que la situation politique du pays se durcit à Addis et qu’un approvisionnement pourrait s’avérer compliqué. Nous sommes là pour la science et 1

Lever sur le terrain, d’une cartographie ou coupe géologique verticale, devant être mis au propre. 176

L’ENVERS DU DÉCOR

nous aurons toujours du bouc au repas, mais le niveau du stock de légumes a atteint le fond de caisse. Il n’est pas non plus nécessaire de songer à la moindre goutte d’alcool. Tout est vide ! Afin de rendre la soirée de fête un peu moins triste, j’ai l’idée d’aller couper quelques beaux bouquets de tamaris au bord de la rivière, avec l’aide de Nicole et deux Afars. D'un bel enthousiasme du personnel, bien que de confession islamique sunnite pour la plupart, nous allons essayer d’agrémenter la tente des repas. Au diable si nous n’avons pas de dinde aux marrons dans nos assiettes, arrosée d’un petit Bordeaux de derrière les fagots. L’ornementation du velum et de la table, avec les tamaris et les fleurs sauvages, encourage spontanément les rares femmes de l’équipe encore au camp à faire un gâteau festif comme l’an dernier, avec le reste de farine. Françoise C. nous a rejoints et a rapidement pris la gestion de l’intendance. C’est une femme charmante et sympathique, habituée aux camps de brousse. Elle est ethno-anthropologue et oriente ses recherches depuis 1973 sur la région côtière de l’Afrique de l’Est. Nous avons eu une bonne initiative en décorant le velum qui donne au moins un air de fête au pauvre menu qui fait la désolation de Kebede. Les réjouissances pourront commencer après le bain quotidien dans la rivière qui est toujours un moment joyeux. Pour l’événement, chacun revêt les habits qu’on garde propres dans un coin de la tente, plus élégants que nos shorts et tee-shirts de travail. Les femmes ont passé des robes longues aux couleurs locales. Quelqu’un a retrouvé des chants de Noël sur cassettes au fond de ses bagages. Quotidiennement vers 19 heures, donc 17 heures en France, nous écoutons Radio France International avec un petit transistor. Quelques Français, dont moi, sommes fans d’une émission

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radiophonique « Radioscopie » présentée par Jacques Chancel. Cependant, pour la circonstance, cette diffusion sera remplacée par des chansons de Noël habituelles, telles que « Mon beau sapin » et « Il est né le divin enfant ». Et puis ces chants ont l’avantage de faire l’unanimité parmi les différentes nationalités présentes. Pardon M. Chancel. Malgré la décoration et les airs musicaux repris en chœur, le dîner paraît désespérément ordinaire. Chacun rêve d’un miracle par lequel notre eau de l’Awash se transformerait en d’excellentes cuvées millésimées. La soirée ne s’éternise pas, et les lits retrouvent leurs propriétaires plus tôt qu’à l’habitude. Un brouhaha ponctué de rires me parvient encore pendant quelques minutes, venant d’une tente américaine, avant que je sombre dans mon premier sommeil rythmé par les ronflements de Jean-Jacques. Le lendemain matin, j’apprends qu’une femme de l’équipe française a été invitée à continuer la fête avec les Américains, et que les rires que j’ai perçus en m’endormant ont été généreusement arrosés au whisky !

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RETOUR EN ZONE DE GUERRE Derniers jours à Hadar À part certains irréductibles du crapahutage scientifique, depuis quelques jours la plupart des chercheurs demeurent au camp pour étudier la collecte de leurs échantillons. Les uns grattent et assemblent les os, séparent des grains de sable des dents de rongeurs ou étudient chaque pièce pouvant compléter un squelette d’homme ou d’animal. Les autres identifient des roches ou des sédiments d’où les fossiles ont été dégagés. Chaque discipline permettra une approche plus précise dans la connaissance des hominidés et du milieu dans lequel ils évoluaient. Sur le terrain, chaque site est numéroté sur une pierre, puis reporté sur un fond de carte. Il peut contenir plusieurs dizaines de pièces fossiles mises à jour que Nicole dessine en situation de carroyage. Un vrai travail de fourmi demandant patience, assiduité et persévérance. Parallèlement, je dois mettre au propre tous les levers topographiques que j’utiliserai en France lors de l’établissement de la carte géologique. Le Nouvel An approchant, plusieurs scientifiques de diverses nationalités ont quitté Hadar pour rejoindre Addis et par-delà leurs destinations. Avec tous ces départs associés aux tentes pliées, le camp s’éclaircit et paraît un peu abandonné. Certains collègues devenant trop isolés rapprochent les leurs du velum central. Cette nouvelle année 1977 s’annonce bien arrosée, et par tout le monde, car Maurice Taieb et Don Johanson ne sont pas revenus

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les poches vides de leur voyage. Kebede a retrouvé le sourire lorsqu’il a déchargé les denrées de la camionnette. Nos chefs ont aussi apporté le courrier de nos familles, en réponse à celui que nous avions donné à ceux qui rentraient au bercail. Quelques jours plus tard, nous préparons le réveillon, en ornant une fois encore la table des repas de tamaris. La Saint-Sylvestre est plus sympathique que la veillée de Noël, et la soirée un peu plus longue qu’à l’ordinaire. Néanmoins, malgré une réalimentation en essence du groupe électrogène, toutes les bonnes choses ont une fin, et chacun regagne son lit. Avant de m’endormir, je relis mon courrier indiquant entre autres que la télévision française a diffusé la nouvelle, tout à fait douteuse, qu’un gorille aurait mangé un bébé afar dans une région proche de notre secteur de recherche ! Autant que je sache, aucune de ces bêtes ne se trouve en Afar, ni même en Éthiopie. Renseignements pris, il s’avère que l’information repose sur un fond de vérité. Un bébé a bien été attrapé par un singe, mais un babouin. Gorille, babouin, quelle différence à Paris, à l’heure des flashs d’informations minutés, me direz-vous ? La bête a bien bouffé un môme. Oui, mais il ne faut tout de même pas tout confondre et dire n’importe quoi face aux caméras. Un gorille, c’est frugivore et ça vit en forêt de montagnes de l’Afrique équatoriale ! Le lendemain, Mohammed Harab et moi préparons la mise en place de l’équipement topographique, au fond d’un vallon où quelques fossiles ont été découverts la veille. La voiture qui nous a déposés est repartie vers d’autres sites et ne reviendra nous chercher qu’en fin de matinée. Nous sommes seuls, sur un court espace entouré de petites buttes. Soudain, j’entends des aboiements dans

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le lointain. J’en tente aussitôt d'en trouver l’origine et je m’étonne d’apercevoir ce qui me semble être des chiens courant sur les sommets des collines. Plongé dans mes calculs, je n’attache pas plus d’importance à la présence d’une meute de « clebs » en Afar. Je suis penché sur ma lunette de visée depuis un moment, lorsque je vois subitement Mohammed quitter sa place et courir vers moi, la mire de trois mètres de long en avant, menaçant. Fou, il est devenu fou ! pensé-je, franchement pas rassuré, et il va m’en coller un coup. Arrivé à ma hauteur, je remarque qu’il sourit presque et tente de m’avertir de quelque chose. Tout à coup, des cris dans mon dos me font sursauter. Je me retourne d’un bond et découvre une vingtaine de babouins à moins de quinze mètres de nous ! Alignés sur un relief arrondi, les singes nous regardent. Les plus jeunes, aux extrémités de la meute, sont très excités, et le plus vieux au centre, à la barbe blanche, semble vouloir les calmer par des aboiements agressifs. Je n’en mène pas large malgré la présence de Mohammed. Je ne bouge pas, mais je sais que ces animaux peuvent être dangereux, surtout lorsqu’ils sont nombreux. Et puis j’ai encore en mémoire l’histoire du bébé avalé. Mon cerveau, gorgé d’adrénaline, accélère la recherche d’une solution, disons amiable entre nos deux peuples. Sauf qu'ils disposent d’une denture acérée et d’une détente défiant notre meilleur sprinter de la planète. En cas d’attaque, nous n'avons pour nous défendre qu’une mire en bois et des pointes en fer du trépied de ma lunette de visée. Je suis rapidement convaincu de l’insuffisance de nos moyens face à nos éventuels adversaires. Sans trop tourner la tête, je vois Mohammed se baisser pour ramasser des cailloux et se préparer à les lancer. Je lui attrape le bras aussitôt, l’empêchant d’envoyer ses projectiles. J'essaye de le

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convaincre que la meilleure formule pour éviter une attaque est de ne pas les effaroucher, et de continuer le travail en les ignorant. Ma suggestion n’a pas l’air de réjouir mon acolyte, qui ne lâche pas ses pierres. De toute évidence, il n’a pas compris, aussi c’est un ordre que je lui donne désormais, de reprendre sa position précédente avec la mire. Je tente de trembler le moins possible lorsque je calcule mes mesures, m’efforçant de transcrire mes notes avec des gestes ralentis en épiant discrètement le moindre comportement des bestioles. Progressivement, les cris deviennent moins stridents et semblent s’éloigner, puis cessent totalement. Je me retourne doucement et constate que la butte aux singes à culs rouges est complètement déserte ! Ces babouins sont arrivés par hasard, ont satisfait leur curiosité et s’en sont repartis de la même manière. Les battements de mon cœur ont repris une cadence normale, quand une petite tornade de poussière au loin, m’annonce le retour du 4x4. Rentré au camp et attablé devant un morceau de chèvre rôtie, je raconte mon histoire aux collègues. Maurice, déjà vieux baroudeur, nous relate un événement équivalent, qui s'est produit bien avant la découverte du site de Lucy. En reconnaissance dans la région, il s’était retrouvé en milieu d’après-midi, seul, face à un guépard en contournant une butte. Sa seule défense possible était son marteau de géologue qu’il tenait à la main. Plus de peur que de mal ; l’homme et la bête se regardèrent fixement quelques secondes et tournèrent les talons aussitôt. On peut se demander ce que l'animal aurait pensé aux heures de ses repas… Lucy n’aurait peut-être jamais été découverte. Dans le début de janvier 1977, la mission s’achève. Près de trois jours sont nécessaires pour plier le camp et emballer les échantillons paléontologiques et géologiques

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que nous emportons en France pour des études complémentaires. Comme l’année précédente, les deux dernières nuits sont passées à la belle étoile, sous la simple protection d’une moustiquaire. Les choses essentielles, telles que plâtre et outils nécessaires à l’extraction des ultimes fossiles, ou la popote, seront chargées en dernier. Le dégagement de l’éléphant de Claude Guillemot est finalement réalisé de main de maître, mais son chargement sur une remorque mal adaptée s’avère laborieux. Néanmoins, Claude est un collègue expert en « système D », et réglera aussitôt le problème avec brio. Notre tente est rapidement pliée et je m’attends à trouver sous le tapis de sol un cimetière de souris occises sous le marteau de géologue de Jean-Jacques. Ces petites bêtes avaient pris l’habitude de nous faire la fête tous les soirs, s’agitant en couinant dans tous les sens sous la tente. Alors mon collègue, agacé par autant de remue-ménage, frappait de son outil à chaque espièglerie des bestioles. Pourtant, on ne trouve pas la moindre trace des farouches combats entre un Homo sapiens barbu et ces mammifères bien inoffensifs. Le gros du matériel trop encombrant pour nos véhicules voyagera dans un énorme poids lourd rouge de location venu spécialement de la capitale pour la circonstance. J’imagine mal ce mastodonte sur roues, même avec un chauffeur expert « tout-terrain » franchir le rocher planté en travers de la piste, et encore moins au retour, chargé au-dessus des ridelles. Mais c'est avec joie que nous le voyons apparaître au détour d'une colline. Les ouvriers s'occupent déjà des barils de 200 litres d’essence et de gas-oil ; les vides sont attachés par trois sur les galeries des Land Rover et dans les remorques. Les fûts disposant de carburant sont placés sur le plateau du camion. Il faut particulièrement vérifier l’arrimage de ces

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charges imposantes qui peuvent s'avérer dangereuses, et ne pas en perdre aux passages difficiles de la piste. Le plein des réservoirs des voitures est effectué et il ne reste plus que les derniers petits matériels à insérer dans les rares espaces libres. Même le velum est démonté, en échange d'une toile tendue sur quatre piquets pour fournir un peu d’ombre. Aux cuisines, je prépare les ultimes fûts d’eau potable de la mission. Demain, il me faudra remplir les vaches à eau accrochées aux véhicules à portée de verres, et placer deux bidons de 20 litres par 4x4, en prévision d’une panne prolongée. Le remplacement d’une pièce vitale de Land Rover peut prendre plusieurs jours s’il est nécessaire de la faire venir d’Addis-Abeba. Depuis peu de temps, nous avons parmi nous un prétendu attaché culturel éthiopien, représentant le nouveau gouvernement du pays. Cet homme d’une trentaine d’années est vêtu comme un prince, ou plutôt un maquereau, avec ses cheveux défrisés et gominés. Il a une très haute opinion de lui-même et exhibe constamment des liasses de dollars américains sous le nez des femmes afars, afin de leur toucher les seins. Nous ne savons pas exactement quelle est sa véritable mission ; cependant, nous ne pouvons rien placer dans une caisse sans qu’il en soit directement averti. Pour plusieurs d’entre nous, il sent l’espion à plein nez, et autant dire qu’on ne l’apprécie pas du tout. Ce côté « mouchard » nous irrite et, bien plus grave, sa suffisance et son idiotie bousculent dangereusement les coutumes locales. C’est ainsi que certains de nos ouvriers refusent absolument, sauf exception à la fête de l’année dernière, que leurs femmes s’approchent trop de notre camp. De notre côté, nous respectons précisément leurs règles. Mais cet imbécile avec ses dollars nous fout le bordel, au risque de se faire

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occire par un mari un poil nerveux. D’une part, nous ne tenons pas à devoir justifier un tel acte auprès des autorités et d’autre part, nous ne voulons pas non plus être considérés comme complices par des gens qui nous ont si bien accueillis. Toujours est-il que la tension monte autour du personnage, d’autant que les plus jeunes femmes se dévergondent peu à peu. Attirées par les dollars, elles se sont mises à braver leurs hommes et s’avancent au plus près de notre camp. Elles sont intrépides, car elles ne se heurtent pas simplement verbalement à leur conjoint ou aux membres mâles de la famille, mais reçoivent des jets de pierres rageurs de ces derniers ! Il est vraiment temps de quitter les lieux. Dès les premières lueurs du jour du lendemain, chacun s’affaire aux préparatifs du grand retour à Addis-Abeba. La toile d’ombrage étant pliée, nous prenons notre ultime petit déjeuner sous un ciel déjà bleu sur fond de collines terre de Sienne. Le camp a laissé la place aussi vierge que nous l’avions trouvée et les voitures sont disposées en ordre de marche. Seuls subsistent encore la table et les bancs des repas, plantés dans le sol en plein milieu du désert. Il semble qu’on ait créé un décor de toutes pièces pour les besoins d’une publicité vantant un quelconque produit. Les planches sont cédées aux Afars par Maurice, en échange des services rendus, et deux d’entre eux s’emploient aussitôt à les démonter. Du fait de la détérioration du climat politique et de l’ouverture des hostilités entre Éthiopiens et Érythréens, le retour à Addis-Abeba doit normalement s’effectuer par les plateaux. C’est du moins ce que les autorités demandent pour notre sécurité. Les rares informations locales que nous avons pu glaner ici et là indiquent pourtant un certain calme dans la vallée. Une grosse partie de l’équipe

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américaine a déjà rejoint Addis. Quelques scientifiques, ayant quelques observations à faire, décident de prendre le risque de passer par la plaine. Ils doutent d’un retour possible en Afar avant longtemps. JJT et Hélène R. sont de ceux-là et emmèneront Johannes, un ouvrier mécanicien, par sécurité. JJT veut étudier la sédimentation du rift dans son ensemble. Il profitera de ce nouveau voyage par la vallée pour repérer quelques formations géologiques différentes de celles de Hadar, et Hélène prospectera la région à la recherche de niveaux fossiles ou d’industries lithiques. Tandis qu’il conduira sa passagère prendre l’avion pour un retour en France, il récupérera Maurice S., un doctorant spécialiste des rongeurs, qui prépare une thèse de troisième cycle sous la direction du paléontologue Jean-Jacques Jaeger. Ils doivent étudier la plus ancienne des formations volcano-sédimentaires connue de l’Afar, dite de « Ch’orora ». Elle est située sur les premiers contreforts du plateau somalien à proximité d’Awash Station. Ce rapide détour dans une région relativement proche d’Addis leur permettra d’être de retour à la capitale avec les derniers scientifiques ayant fermé le camp. La veille, un mécanicien, venu de Kombolcha avec sa camionnette, est arrivé tôt le matin. Il a apporté des pièces de rechange pour retaper la boîte de vitesses complètement bousillée du 4x4 de Maurice. Cet homme n’a même pas voulu boire la moindre goutte d’eau à son arrivée. Il est tellement pressé de repartir de cette région qu’il juge dangereuse, qu’il s’est immédiatement affairé à réparer la Land. À la vue des lames de ressort cassées et de quelques matériels démontés dans un état lamentable, je me rends compte des limites acceptables à l’utilisation d’un véhicule tout-terrain, fût-il une Land-Rover. Le mécanicien détient aussi quelques informations sur les

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tous derniers événements survenus entre le gouvernement éthiopien et le Front de libération de l’Érythrée. Il nous apprend que des bombardements auraient été effectués sur des villes du nord par les forces gouvernementales, et sur celles du Sud par le Front de libération. Et nous sommes au beau milieu ! Il ajoute, qu’une localité proche de la ville de Gewane, à une centaine de kilomètres à vol d’oiseau au sud de notre camp, a été rasée au napalm ! D’un village de huttes en paille posées sur des bases en pierres, il ne resterait plus qu’une étendue entièrement noircie et une population anéantie. Nous sommes venus faire de la science, pas nous faire massacrer ! Je ne suis pas fâché de rentrer en France, même si nous n’avons pas souffert de ces hostilités. Toutes nos voitures et remorques sont prêtes pour le grand départ. Le poids lourd rouge est chargé au maximum. Pour garantir qu’il ne perdra pas de matériel durant le trajet sur les pistes, le chauffeur propose à deux ouvriers de grimper sur le camion jusqu’à la route nationale. Nous avons donné aux Afars tout ce qu’il nous est possible de laisser en affaires personnelles, petits matériels usagés et boîtes de conserve diverses. Par commodité de logistique, Maurice décide de demander au mécanicien de me conduire à Addis avec Emmanuel, un étudiant éthiopien, ainsi que mon équipement, nos bagages et quelques chaises et tables pliantes. Celui-ci prenant conscience que sa camionnette est devenue indispensable négocie aussitôt sa prestation à la hausse et du coup accepte finalement de passer la nuit au camp. Il reçoit la moitié d’une somme rondelette en dollars US, l’autre moitié devant lui être remise en arrivant à l’Ethiopia Hotel. Mon itinéraire de retour à Addis transitera donc par les plateaux, via les villes de Bati, Kombolcha, Debre-

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Birhan. On m’informe que cette route1 en terre est assez dangereuse, car souvent établie sur les pentes escarpées, en bordure de ravins à pic, où circulent des poids lourds à grande vitesse. Les troupeaux de vaches ou zébus égarés contribuent généreusement à la difficulté, incitant une attention particulière. Bref, on me recommande la plus grande prudence sur cet itinéraire périlleux. C’est le moment de la paye des ouvriers, qui recevront entre trois et douze birrs 2 , suivant leurs tâches et responsabilités, ce qui représente environ deux fois un salaire habituel. Puis, après de longues embrassades et mains serrées en se touchant l’épaule, le signal du départ est donné et la petite colonne de véhicules démarre dans un gigantesque nuage de poussière. Quelques gamins courent après nos voitures en criant des mots d’au revoir et gestes de la main, malheureusement tous les sacs de bonbons sont vides. Le camion plus lourd suit péniblement les Land Rover, et un dernier 4x4 ferme la marche pour récupérer les éventuelles chutes de matériel. La largeur de la piste, souvent en bord de ravine, augmente ici et là les difficultés de conduite du camionneur. Puis, le fameux bloc rétrécissant le passage apparaît au détour d’une colline. Les voitures de tête s’arrêtent et nous allons aider aux manœuvres des véhicules. Visiblement, ce chauffeur de bahut a l’air plus téméraire que son compatriote de l’année précédente, qui avait refusé de descendre jusqu’au camp. La puissance supérieure du moteur et les quatre roues motrices du poids lourd d’aujourd’hui expliquent peut-être cela. Malgré l’audace de ce routier, le risque de renverser le matériel avec une inclinaison extrême n’est pas à négliger. En une seconde, une idée diabolique germe 1 2

Aujourd’hui, c’est une très belle route. Un birr équivaut à environ deux francs en 1974. 188

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dans la cervelle de Maurice. On va réduire cet énorme caillou en lui tapant dessus avec un tas de pioches, barres à mine et tous objets capables de dégager un passage plus adapté au monstre, mais aussi aux voitures. Celles-ci sont également remplies jusqu’à la gueule, et certaines tirent des remorques surchargées. L’une d’elles transporte un fossile précieux : la tête d’éléphant dans sa gangue de plâtre. Les autres cargaisons, moins fragiles, n’en sont pas moins volumineuses, tels les fûts de 200 litres, vides de gas-oil et d’essence, d’un encombrement au-delà du raisonnable. Après une étude cacophonique en langue afar du travail à accomplir, les ouvriers crachent dans leurs mains et empoignent les manches des pioches. Les rayons matinaux du soleil sécrètent déjà de fines gouttelettes de sueur aux tempes de ces carriers, qui doivent se relayer toutes les trois minutes. Maurice, qui veut montrer l’exemple quelques secondes, se fait prendre aussitôt la masse par un guide qui se met à taper avec force. La température s’est franchement élevée de quelques degrés lorsque le bloc en grès présente un accès plus confortable à la manœuvre du poids lourd. Son chauffeur lève la main, demandant l’arrêt des pioches, et grimpe dans son camion. Le rocher a été quasiment réduit de moitié, plus rapidement que je ne l’avais imaginé. Les trois Land de tête gravissent doucement le moignon restant, et leurs moteurs rugissent sous l’effort, tandis que les passagers maintiennent autant que possible le chargement parfois fragile des remorques qui s’inclinent dangereusement. Chaque 4x4 rebondit en petits sauts en descendant du bloc, provoquant une oscillation latérale du véhicule et de la remorque, à la manière d’un chien qui s’ébroue. Claude Guillemot s’inquiète de son fossile d’éléphant, mais tout semble bien en place. Le 20 tonnes fait ronfler ses

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cylindres et commence l’ascension de la partie subsistante, en suivant précisément les gestes répétés de Maurice. Le châssis se tord et la bête gémit, tandis que ses trois cents chevaux hurlent à la mort. Centimètre par centimètre, la roue avant gauche gravit le grès. Puis c’est au tour des jumelées du double essieu. D’un bond, les deux Afars sur la benne retiennent juste à temps du matériel qui glissait par-dessus les ridelles. Les pieds des deux hommes s’appuient sur le panneau latéral du bahut, incliné maintenant de 30 degrés. Un dernier rebond de la cabine d’une roue sur l’autre, et chacun remonte en voiture. Le camion est passé, et son chauffeur exhorte aussitôt la land qui suit à l’imiter. Mais la passe, nettement plus dégagée, ne pose plus trop de difficultés à un véhicule sans remorque. La colonne redémarre et poursuit son chemin en direction du plateau, une soixantaine de mètres plus hauts. Un ultime raidillon doit être franchi avant d’atteindre le reg bien plat et la large piste menant à la route principale. Toutes les voitures parviennent à gravir cette dernière côte, mais celle chargée de fûts rate son ascension et se laisse doubler par le camion. Mauvaise idée, car si le poids lourd grimpe sans trop d’efforts de la mécanique, il rend plus difficile le passage en créant des ornières plus profondes dans l’argile meuble. Le 4x4 se présente à nouveau en bas de la pente, lance son moteur qui hurle dans la montée du raidillon et finalement s’essouffle, puis agonise au moment précis où l’essieu avant vient d’atteindre le rebord du plateau. Dans une énorme poussière, le chauffeur relâche progressivement les freins et redescend en marche arrière pour reprendre de l’élan. Le deuxième test n’est pas plus heureux, car la voiture s’enfonce un peu plus à mi-pente, excluant tout nouvel essai. Une longue corde est alors attachée à

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l’arrière d’une Land Rover déjà en haut de la pente, qui tire celle d’en bas. Du haut de la passe, Maurice guide à nouveau la manœuvre du remorquage. À son signal, le véhicule tracté soulage l’effort en lançant son moteur surchauffé, et accède enfin sur le plateau. À l’est de l’escarpement éthiopien, la plaine s’ouvre maintenant libre de tout obstacle. Chaque voiture roule à présent sur un reg dénudé de façon décalée, voire côte à côte, évitant l’énorme poussière opaque générée par la vitesse à l’arrière des Land. Un paysage magnifique défile à toute allure sous un soleil chauffé à blanc, où une australopithèque nommée Lucy est déjà une légende. Dans une semaine, nous serons de retour en France où nos familles nous attendent sous la neige. « Les croyances des Afars et les découvertes des paléontologues se rejoignent pour dire que cette vallée est peut-être l’un des berceaux de l’humanité […]. Les scientifiques savent désormais qu’ils ont devant eux des centaines de kilomètres de désert qui renferment peut-être le secret de nos origines2 ». La colonne de véhicules s’est scindée dès que nous avons atteint la route principale. La plupart des voitures se dirigent vers Mile, à l’Est, mais bifurqueront vers le Sud après une dizaine de kilomètres. Elles prendront alors la direction d’Addis via Gewane, avant d’effectuer une étape à Awash Station, en espérant que la route ne soit pas coupée suite aux derniers bombardements. Maurice et Nicole continueront vers Mile pour régler des tâches administratives et rejoindront Addis-Abeba ensuite. Nos chemins se séparent donc et ma camionnette 2

Extraits du texte écrit par Maurice Taieb et Denis Chegaray dans le film de TF1 : « La vallée des premiers hommes », film narré par Maurice Taieb. 191

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oblique vers l’ouest, vers Bati, puis Kombolcha notre première halte. Je me retrouve seul avec Emmanuel, sur un trajet que nous ne connaissons pas, avec un chauffeurmécanicien pour qui le Code de la route semble parfaitement superflu. Un peu plus tard, je commence à me poser des questions sur notre conducteur. Je note qu’il boit des bières à répétition en mâchouillant constamment son khat1, tiré d’une cachette située sous son siège. Il tient son herbe d’une main, tandis que l’autre est accrochée au volant. L’association bière et herbe semble avoir des effets désastreux sur son volant ! Il doit penser que Maurice est loin et qu’il peut en profiter. Mais je n’ai pas l’intention de le laisser continuer, pour notre sécurité, et il va rapidement s’en rendre compte. Mes remarques en anglais l'intimant d’arrêter de boire et de mâcher son khat n’ont pas eu de résultat. Je demande à Emmanuel de lui expliquer en amharique ce qu’il feint de ne pas comprendre avec mon anglais, mais n’obtiens rien de plus. Je menace alors le chauffeur de faire diminuer la moitié restante de son salaire devant lui être remis à l’arrivée s’il n’obtempère pas. La menace en dollars a l’air de porter, car je peux remarquer ses deux mains vides de toute drogue et de bière durant la suite du voyage. Nous venons de passer le carrefour de la ville de Bati, connue pour son marché, le plus grand d’Éthiopie avec celui d’Addis-Abeba. Je me promets de m’y rendre un jour pour le coup d’œil. D’après des collègues, ainsi que Mohammed Harab, l’activité y est importante en ventes d’animaux ou de céréales, épices, vêtements, bijoux et vanneries multicolores. C’est surtout un endroit où les peuples afars, amharas et oromos se côtoient, affichant 1

Plante verte stimulante et euphorisante cultivée dans toute la corne de l’Afrique et au Yémen. 192

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leurs différentes cultures. Mais cette halte touristique n’est pas prévue dans mon trajet, et je tiens à arriver assez tôt à Kombolcha. Cette ville, encore distante d’environ 90 kilomètres en terre, est un véritable carrefour routier entre Asmara au nord et la capitale au sud. Malgré l’importance du trafic, nous devrions pouvoir obtenir des chambres à l’unique pizzeria-hôtel digne de ce nom, faisant également office de station-service Agip. Un vrai lit et des draps propres nous feront oublier un moment nos nuits de camp, pour nous permettre de repartir en forme le lendemain matin à l’aurore. Près de 400 kilomètres et plus de sept heures de route nous séparent encore d’Addis, et nous ne roulerons sur de l’asphalte qu’à proximité de Debre-Sina. Arrivé à l’hôtel, je propose au mécanicien de laisser son véhicule avec le matériel au parking gardé. Étonnamment, il accepte en me donnant les clés, sous réserve de pouvoir téléphoner à son apprenti pour qu’il vienne le chercher en voiture. Il profitera de cette halte pour passer une soirée en famille, certainement arrosée de bière et en consommant du khat. Mais je veux le chauffeur à l’aube et à jeun de tous alcools ou drogues au petit déjeuner. Je demande à Emmanuel de lui expliquer dans sa langue mes conditions, que je fais répéter deux fois et visiblement notre conducteur y consent de la tête. Nous allons enfin mettre les pieds sous une vraie table, nous asseoir sur une vraie chaise et manger un vrai repas devant une bière fraîche. Encore que 1 300 mètres plus bas, nous n’avions pas à nous plaindre des excellents mets de Kebede. Ici, plus de tracas à propos de la nationalité du frigo et des boissons réservées US, il suffit de payer sa consommation au barman. J’ai pris une chambre à deux lits, que je partage avec Emmanuel. Après le dîner, typiquement italien, de pâtes arrosées de sauce tomate, nous profitons de la

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terrasse en appréciant un café maison et une dernière cigarette. À cette altitude, la température est nettement plus fraîche qu’à Hadar et la nuit sera douce sans les satanés moustiques exaspérants. Le lendemain, ponctuel, notre chauffeur est à l’heure à l’hôtel. Il n’a pas, paraît-il, touché la moindre goutte d’alcool et jure ne pas avoir consommé son herbe habituelle. L’homme me semble pourtant avoir un tonus un brin inadapté, et il conduit sans aucune prudence, le plus souvent du mauvais côté de la route. Je suis tendu et anticipe les risques de collisions à l’approche de virages sans visibilité. Nous avons déjà frôlé un car, deux camions, quelques cyclistes et piétons, plus un âne égaré. Je tente de me décontracter en admirant de superbes paysages encore mouillés de la rosée du matin. Vers l’Est, émergent les premiers rayons déjà chauds qui éclairent la vallée d’une couleur orangée et j’imagine, au-delà du galbe des cols des collines, la forêt riveraine de la rivière Awash, qui serpente à environ 70 kilomètres de là. Nous venons à peine de quitter le village de Senbete, lorsque la camionnette zigzague un moment sur la partie gauche de la route et évite de justesse une motocyclette. Un coup de volant renvoie le véhicule vers le côté opposé et plante son train avant dans le fossé. Le choc a été rude et Emmanuel, assis au centre de la banquette, a été projeté sur le parebrise. Ma tête a durement frappé la portière, et une bosse augmente rapidement de volume. Une bouteille de bière cachée entre les sièges s’est brisée, propulsant sa mousse chaude dans l’habitacle. L’émotion passée, aucun blessé sérieux n’est à déplorer et le matériel de topographie, bien attaché, semble intact. Je suis très énervé et le véhicule est planté ! Cela signifie de longues minutes perdues à attendre qu’un routier accepte de nous tirer du bas-côté, en

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espérant que la mécanique ne soit pas trop démolie. Une voix intérieure m’exhorte à trouver un moyen de changer de voiture à la première occasion. Je demanderai à Emmanuel de terminer le voyage avec moi, en récupérant mon matériel, mes bagages personnels, et planterai là, cet imbécile de chauffeur, sa camionnette, sa bière et son khat. Alors que nous attendons la bonne volonté salvatrice d’un routier, une nuée d’adultes et d’enfants cernent le lieu du désastre. Je n’ai pas de bonbons, mais deux petits bonshommes acceptent des oranges. Les discussions vont bon train et chacun trouve sa solution pour nous tirer du fossé. Cependant, je vois bien que rien ne sortira notre camionnette qu’un autre véhicule. Nous devons patienter plus d’une heure avant qu’un camionneur, moyennant quelques dollars, nous dépanne à l’aide d’un câble de remorquage. Le châssis racle le sol, couine un moment dans l’effort et notre transport relève son nez. Le mécanicien se glisse sous son moteur avec un marteau et frappe encore de longues minutes sur une ferraille tordue. Puis il m’informe assez fièrement que rien n’est cassé et que nous pouvons repartir. Plusieurs villageois portant d’énormes tas de fagots viennent négocier leur chargement dans notre véhicule. L’affaire est monnayée âprement par le chauffeur, puis trois personnes grimpent sur la benne pour profiter du voyage. Toutes ces péripéties nous ont fait accumuler un retard important et je n’espère plus trop une arrivée à Addis avant la nuit. Cette conclusion n’arrange en rien mon énervement et ma bosse lancinante. J’ai plus que jamais une envie folle de quitter ce véhicule, qui ne semble pas aller aussi bien qu’on me le prétend. Puis, subitement, il faut refaire le plein d’essence, alors que nous n’avons même pas effectué 200 kilomètres ! Le mécano m’avait pourtant juré l'avoir fait et que j’ai payé à

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l’hôtel, pendant que nous prenions le petit déjeuner. Il va me falloir tirer cette affaire au clair. Mais trois jerricans sont malgré tout disposés sur la partie latérale de la benne. Il suffit de transférer le carburant dans le réservoir juste en dessous, à l’aide d’un tube de siphonnage. Assis à l’avant du véhicule, je penche la tête à l’extérieur au moment précis que choisit le chauffeur pour ouvrir, d’un coup, le premier des jerricans laissés en plein soleil. Un jet d’essence chaud jaillit en éventail et nous le recevons en plein visage. J’attrape aussitôt la gourde d’eau et me lave abondamment les yeux, ainsi que ceux du stupide mécanicien, mais ils resteront rouges une bonne partie du voyage. Le plein de carburant renouvelé et une épreuve supplémentaire réglés, nous reprenons la route en direction du col de Termaber et son tunnel Mussolini. Nous roulons à une altitude de 2 700 mètres et nous grimpons toujours en atteignant enfin l’asphalte. Mais rapidement, je regrette presque les kilomètres de pistes que nous venons de parcourir depuis notre campement. Aux abords de Debré Sina, il faut éviter chaque trou ou bosse du vieux bitume défoncé de la route, ainsi que tout ce qui bouge. Les troupeaux de vaches particulièrement nombreux obligent à heurter la portière de la main pour effrayer les bêtes et se frayer un passage, au risque qu’un coup de corne extrêmement pointue perce la tôle. La traversée de la ville est épuisante et je commence à sentir mon estomac réclamer sa pitance accompagnée d’une bière glacée. Le temps de choisir une baraque qui ressemble à un restaurant acceptable, nous sommes attablés devant nos consommations. Des paysans passent soit avec leurs ânes chargés de teff ou de maïs, soit portent d’énormes fagots. Emmanuel m’explique qu’en hiver, ils transportent des galettes de bouses de vache, utilisées

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comme combustible qui complètent, voire remplacent, le chauffage au bois. Bien installé à la terrasse du restaurant, j’apprécie ma bière suivie d’un poulet frites. Tout va pour le mieux ; pourtant, je garde en tête l’idée d’un changement de véhicule. C’est peut-être demander la lune, mais notre chauffeur est devenu vraiment trop dangereux à mon goût. Tout en mangeant, je scrute la route, à la recherche d’une voiture pouvant prendre deux personnes et leurs bagages. Ma prière a certainement été entendue par un ange de Saint-Christophe. Quelques instants plus tard, une Land Rover sans chargement apparent vient se garer juste devant nous. Un Blanc en descend, passe à proximité de notre table en nous saluant en anglais. Dans un franglais plus proche de Paris que de Londres, je me présente et l’invite courtoisement à partager notre repas. Je lui explique succinctement les raisons de mon séjour en Éthiopie ; les recherches en Afar, mes collègues, Lucy, etc. Lui est toubib dans une institution médicale près d’Addis et très intéressé par la paléontologie. Puis, je lui fais part de ma crainte de finir dans un fossé, voire dans un cercueil, avant la fin du voyage. Mon interlocuteur comprend rapidement la situation et me propose de continuer notre route dans sa voiture. D’un coup, mon inquiétude, qui n’avait fait qu’augmenter tout au long de notre trajet mouvementé, laisse la place à une sensation de sérénité. Dès le repas terminé, rehaussé d’un excellent café, je procède tout de suite au transfert de nos affaires dans le nouveau véhicule, afin de ne pas retarder le docteur. Je donne rendez-vous à notre ex-chauffeur quelque peu hébété à l’Ethiopia Hotel et le toubib lance le moteur de sa Land. Il nous reste près de 200 kilomètres à parcourir, mais

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cette fois avec un fort pourcentage de sécurité, malgré l’état lamentable de l’asphalte. Ce médecin appartient à une grande famille anglaise ; il est originaire du Yorkshire, une région surnommée « les jardins d’Angleterre ». Il a fait ses études supérieures à l’université de Leeds et parle un anglais très éloigné de celui des Américains que j’ai côtoyés durant deux mois, dont tous les mots me paraissaient à moitié « bouffés ». En écoutant son accent clair, je me prends, un court instant, pour un parfait anglophone ! Mon interlocuteur s’évertue, quant à lui, avec beaucoup de tact et d’énormes efforts, à se souvenir de ses cours de français. En attendant, nous échangeons et le temps passe plutôt vite. J’emprunte le tunnel Mussolini pour la première fois. Il a été creusé par les Italiens en 1938 dans le basalte de la montagne, sur une longueur de 587 mètres et une largeur de 8 mètres, à 3 050 mètres d’altitude, dit mon guide. Au passage, je remarque plusieurs ruissellements, guère rassurants, tombant du plafond et sur les parois rocheuses. La chaussée mouillée, pleine de nids-de-poule remplis d’eau, oblige à un gymkhana périlleux. Notre route traverse d’innombrables champs cultivés sur des étendues planes ou à flanc de colline. Bientôt, nous redescendons en dessous de 2 000 mètres d’altitude dans la région de Sandafa, puis nous remontons vers Addis, à 2 400 mètres. J’ai hâte de retrouver cette capitale avec ses parfums de forêts d’eucalyptus et ses hibiscus d’un rouge rubis débordant au-dessus des murs de clôture. Dès mon premier passage dans cette ville, je m’y suis senti bien et les gens m’ont paru chaleureux, aux traits si fins qu’il est difficile de déterminer leur âge. Une légende éthiopienne relate que Dieu a d’abord fait l’homme blanc, mais a jugé qu’il n’était pas assez cuit. Il a ensuite fait l’homme noir,

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mais a considéré cette fois qu’il était trop cuit. Puis, seulement, il a fait l’Éthiopien ! Et l’on y croit. J’admire le paysage en faisant par instants de la main des gestes de sympathie aux villageois croisés sur le bord de la route ; ils nous rendent notre salut aussitôt avec un sourire. Je pense à cette ville, la plus haute d’Afrique, dont le nom Addis-Abeba signifie « nouvelle fleur » en amharique. Elle s’est pourtant défendue, pétale par pétale, contre ses envahisseurs. En 1960, elle accueillit le siège de l’Unité africaine et devint en quelque sorte la capitale de l’Afrique. Je suis plongé dans mes réflexions, pesant les possibilités d’une mutation d’une année ou deux dans ce merveilleux pays, lorsque brutalement la voiture freine et fait une embardée jusqu’au talus voisin. Encore surpris par un tel écart de conduite incongru de la part d’un Anglais bon teint, je découvre une colonne de chars en plein milieu de la chaussée ! Des soldats à motos et une estafette ouvrent la route, imposant sévèrement un arrêt immédiat de la circulation, pour assurer le passage d’un convoi militaire qui se dirige vers le nord. L’attente est longue, car des camions bourrés de bidasses en armes suivent les chars. Des canons de campagne sont remorqués par d’étranges véhicules blindés, et quelques mitrailleuses lourdes sont montées en tourelle sur certains poids lourds. Je tente de sortir du 4x4, mais un motard à la mine renfrognée me fait signe de retourner dans la Land, ce que je fais sans tarder. Dès lors, je prends conscience que nous sommes bien de retour en zone de guerre et que le nom de « nouvelle fleur » de cette capitale a quelque chose de fané. Le dictateur Mengistu de ce nouveau régime et ses militaires marxistes-léninistes partent en bataille. Un sentiment d’oppression m’envahit et ne me quittera plus

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jusqu’au décollage de l’avion pour Paris. Dès les premiers quartiers de la ville, un barrage de l'armée nous oblige à stopper une encore une fois. Le docteur descend de voiture et je le rejoins pour le contrôle de nos identités. Il explique sa fonction dans le pays sous l’œil suspicieux d’un gradé, pendant qu’un des soldats entreprend l’inspection de la Land. Lorsqu'arrive mon tour d’être interrogé, le toubib tente de me venir en aide, justifiant son intervention par mon anglais lamentable. Il indique, fort sympathiquement, ma mission de scientifique français exerçant dans l’Afar. Or, un scientifique travaillant en zone proche des conflits entre l’armée du gouvernement éthiopien et celle les séparatistes érythréens, a de quoi surprendre. Comme je m’y attendais, le soldat reste dubitatif à la lecture de mon passeport en tournant et retournant les pages une à une. Les véhicules militaires continuent de passer avec des moteurs bruyants et dégageant des flots de fumée noire. Des ordres criés ajoutent à la tension un peu spéciale du moment dans ce déferlement de la troupe. Je sens poindre l’embrouille, quand j’ai soudain l’idée de lui présenter mes papiers officiels du CNRS, bardés d’un large bandeau tricolore bleu-blanc-rouge. – French embassy 1 dis-je, au culot, avec un soupçon d’autorité. – Ah, French embassy ? répète-t-il, OK, no problem, good afternoon2. Puis il rappelle son soldat qui commençait à fouiller l’arrière du véhicule, et demande poliment si l’on peut déposer son subalterne en ville. Je me rends subitement compte qu’ils n’ont même pas songé à contrôler 1 2

Ambassade de France. Pas de problème, bon après-midi. 200

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Emmanuel, resté dans la voiture. Outre l’intervention opportune de mon sympathique toubib, je découvre l’utilité d’une marque officielle et m’en souviendrai tout au long de ma carrière. Ce barrage sent le soufre et ne laisse rien présager de bon. Pourtant, au crépuscule de cette longue journée, le comportement de la population est a priori normal, avec cependant un plus grand nombre de véhicules militaires dans les rues et garés sur les carrefours. J’observe une ville sous contrôle de l’armée et en goûte l’ambiance peu à peu. Le bidasse, coincé entre la porte de la Land et moi, n’est pas très causant. Pour détendre l’atmosphère, je lui fais signe avec mon pouce en l’air – langue internationale – que son fusil coincé entre les genoux est une belle arme. J’ai remarqué une particularité du canon de sa carabine. Il me rappelle celui que je manipulais six ans plus tôt durant mon service militaire. Fier de sa pétoire, il la dégage entièrement d’entre ses jambes. Il me semble alors reconnaître un fusil semi-automatique, équipé d’une crosse caoutchoutée que nous n’avions même pas à l’époque. Eh ben, pensé-je, les Français n’ont pas perdu la main depuis la vente des armes au Négus Ménélik II, via Arthur Rimbaud en 1888. Ce nouveau régime éthiopien aujourd’hui marxiste-léniniste ou pas, ou de n’importe quel autre d'ailleurs, ne change rien aux affaires des marchands d’armes. Je remarque, dans cette corne de l’Afrique, ce que signifie la fameuse phrase « l’argent n’a pas d’odeur » ! Passé les embouteillages habituels, il n’est pas loin de 17 heures lorsque mon taxi spécial me dépose devant la porte du Park Hotel, faiblement éclairée d’un lampadaire. Le zebagna accourt pour nous aider à transférer mon matériel de mission dans le jardin. Je propose à mon nouvel ami toubib de prendre un verre pour le remercier

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de sa gentillesse. Il préfère décliner mon offre, ayant encore une cinquantaine de kilomètres à parcourir pour atteindre l’hôpital de Debre-Zeit au sud d’Addis. Je lui exprime ma gratitude chaleureusement et espère le revoir à l’occasion d’autres campagnes de terrain dans la région. Je n’ai jamais eu cette chance, mais qu’il soit ici encore remercié. Mon plus cher désir à présent est de prendre une douche et de m’étaler sur le dos en travers du lit, histoire de remettre mes vertèbres en place. Près de deux mois de Land Rover tout-terrain et ce pénible voyage m’ont épuisé. Je prends congé d’Emmanuel, qui habite en ville et que je dois retrouver en fin de soirée à l’Ethiopia Hotel. Je vais rejoindre quelques autres Français et Américains arrivés avant nous, dont JJT, Donald Johanson et Tom Gray. Je sais que Raymonde Bonnefille revient d’une mission dans le sud du pays et sera en principe des nôtres. Je profite d’un moment agréable dans une douche à l’italienne sous une eau presque chaude. Dans le silence de la chambre, allongé sur un lit plutôt confortable, je perçois l’écho du bourdonnement d’une journée de fatigue, due aux secousses continuelles des véhicules sur une route défoncée et poussiéreuse. Je subis le contrecoup habituel, lorsque les muscles se relâchent après une tension trop prolongée. Je vais pouvoir oublier le travail et profiter d’un court moment pour faire du tourisme dans la ville avant mon retour en France. Je projette d’aller acheter des cadeaux dans les innombrables boutiques alignées le long de la Churchill Avenue et à l’énorme marché du Mercato. Requinqué et nettoyé comme un sou neuf, j’ai enfilé ma tenue élégante pour aborder cette capitale aux bougainvilliers exhalant un parfum enivrant. Je hèle un petit taxi au passage ; la traditionnelle Lada bleue au toit

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blanc, en contresens, fait un rapide crochet vers mon trottoir et stoppe brutalement. – Ethiopia Hotel ? questionné-je par-dessus la vitre avant droite à demi abaissée. – Echi, echi ! No problem, no problem, insiste-t-il. – OK ! Alors go et baisse ta radio please, dis-je une fois assis, en faisant de la main des signes de modération vers le poste qui hurle. Il s’exécute aussitôt et un silence relatif s’établit malgré les coups de klaxon rageurs du trafic. Décidément, penséje, ces chauffeurs de taxi doivent être sourds pour supporter un tel vacarme. Après mon séjour prolongé à l’abri de sonorités agressives, l’épreuve du bruit d’une ville m’est plus pénible que lors de mon arrivée de Paris, deux mois plus tôt. Quelques minutes plus tard, le taxi me dépose à l’entrée de l’hôtel. Je paye la course et reste un moment à contempler l’animation oubliée d’une capitale. Tandis que les éclairages des néons multicolores des boutiques ont graduellement chassé les dernières lueurs du jour, je me dirige vers le salon. D’un coup d’œil, je reconnais immédiatement le dos de Jean-Jacques, appuyé au bar devant une boisson que je parierais être une bière. – Bonjour, Jean-Jacques, déjà au bar ? – Tiens, salut, Mich, viens prendre une bière, ici, ce n’est pas comme à Hadar, elles sortent du même frigo pour tout le monde, ironise-t-il dans sa barbe d’un air bourru, en m’indiquant d’un coup de tête des gens enfoncés dans de confortables fauteuils autour d’une petite table. Je découvre Donald Johanson en grande discussion avec Tom Gray devant un tas de feuilles manuscrites étalées au milieu des boissons. – Allez, c’est de l’histoire ancienne. Je vais dire

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bonjour et je reviens. Peux-tu commander la même chose que toi en attendant si tu veux bien ? – OK Mich ! lance mon camarade en hélant le barman. Je m’approche et serre les mains des deux collègues américains. – Alors, vous écrivez l’histoire de Lucy et de ses copains ? interrogé-je en montrant les feuilles sur la petite table d’où émergent deux verres presque vides. – Oh ! Bonsoir. No… Pas encore… Il faut retourne à Cleveland pour étudier encore les fossiles. Nous prépare… Une communication pour journalistes tomorrow1, répond Don. Tu… Fais bon voyage ? demande-t-il pour changer poliment de discussion, sachant que ma spécialité n’est pas la paléontologie. – Pas très bon voyage, non, dis-je lentement, même si Don comprend le français. Le chauffeur était dangereux et je suis arrivé avec la Land Rover d’un docteur pur British depuis Debre-Sina. Lui parlait un anglais que j’arrivais à comprendre. Ce n’est pas comme avec vous autres Américains, dis-je en rigolant. – Alors maintenant tu parles anglais very well2. – Je vous promets d’essayer. Bon, je vous laisse travailler. Je vais rejoindre mon collègue. À plus tard, au restaurant. Je m’approche du barman et lui demande de renouveler les consommations des Américains sur mon compte. L’air amusé, mon compatriote a suivi la scène le nez dans sa chope. Il n’a visiblement pas encore avalé l’histoire du frigo réservé US sur le terrain. – Alors, Jean-Jacques, est-ce que tout s’est bien passé à « Ch’orora », et tes travaux sur les formations volcano1 2

Demain. Très bien. 204

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sédimentaires ont été fructueux ? – Ah oui, elles m’attendaient, sympas, et ne semblaient heureusement pas avoir pris des bombes perdues sur la gueule. – À Aswash Station ça reste encore calme non ? A-t-on des nouvelles de ceux qui sont encore sur le terrain ? – Non. Il ne faut pas compter en avoir avant un jour ou deux. Ils passeront peut-être un coup de fil du premier grand bled, au bon vouloir de la ligne téléphonique. – Espérons que tout ira bien pour eux, j’ai vu plein de blindés et camions bourrés de soldats qui remontaient vers le nord. On s’est d’ailleurs fait arrêter à un barrage à l’entrée de la ville. Et ça se passe comment dans Addis ? – Il semble que ça se durcit. Il paraît qu’ils ont embarqué tous les jeunes qui sortaient d’un cinéma la semaine dernière. – Comment ça, et pourquoi ? – Ils ont placé l’arrière des camions à la sortie du cinéma et ont fait le tri de ceux qui allaient devenir bidasses d’office. Et vlan, direct dans l’camion, azimut l’Érythrée ou l’Ogaden ! Ma bière arrive et j’en bois une longue gorgée. – Bouh, pas terrible, mais ça fait du bien quand même de retrouver le monde civilisé. Enfin, pas tant que ça, d’après ce que tu me racontes. – Ben non, et puis ce n’est pas la peine de songer à aller en boîte, ou alors pas plus tard que minuit, moins le trajet du retour. Les consommations de Don et Tom viennent d’être servies et les deux collègues me remercient en levant leur verre de whisky avant de replonger dans leur prose pour médias. – Bon, on essayera de trouver un endroit sympa après

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manger pour tenter de prendre un dernier verre, au moins jusqu’à 23 heures sans risquer de se faire avoir par le couvre-feu. Au fait, Raymonde n’est pas descendue à cet hôtel ? Et les autres qui devaient arriver aujourd’hui, où sont-ils ? – Si, elle vient de monter se faire une beauté dans sa chambre avant le dîner. Les collègues sont allés en ville et ne devraient pas tarder à rentrer. Jean-Jacques trempe ses lèvres dans sa bière et boit la moitié restante d’un trait. J’en profite pour l’imiter et redemande la même chose au barman. – Mais dis, qu’est-ce que tu fous au Park Hotel ? Tout le monde est descendu à l’Ethiopia Hotel. Prends donc une chambre ici avec nous. Et le chef, où est-il ? – Oui, tu as raison, ça sera certainement plus pratique. J’ai eu un réflexe, parce que nous y étions en début de mission et Jean Chavaillon m’avait conseillé cet hôtel moins cher, l’année dernière. Quant à Maurice et Nicole, ils ont fait un détour par Mile pour régler des problèmes administratifs. Ils devraient normalement pointer leur nez en fin de soirée ou demain. – Leurs chambres sont déjà réservées ici. Et ton hôtel moins cher, ben, je n’en suis pas sûr, vu ce que tu as dû débourser pour ta petite sauterie à ton arrivée à Addis l’année passée, ajoute-t-il d’un air malicieux. – Tu n’as pas tort, je rapatrierai donc mes bagages après dîner. Assis comme mon ami sur un des hauts tabourets du bar, je lui raconte les péripéties de mon voyage et la façon dont j’ai planté mon chauffeur en faisant de l’auto-stop avec un toubib anglais. – Ouais, ben je pense que c’est ce que tu as fait de mieux. Ce mec aurait bien fini par t’envoyer bouffer les

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pissenlits par la racine au fond d’un ravin. Et puis de toute manière les routes asphaltées sont parfois encore plus dangereuses que les pistes, t’as qu’à demander à Nicole, marmonne mon collègue dans sa barbe, me laissant très perplexe avec son allusion très sibylline. – Tu veux dire quoi, exactement ? Le barman pose nos nouvelles bières sur le comptoir. Jean-Jacques semble ennuyé d’avoir lâché quelque chose qu’il n’aurait pas dû dire. C’est sorti tout naturellement, comme un poids qu’il a sur la conscience depuis trop longtemps et dont il lui faut se libérer. Je pense aussitôt que quelque chose m’a échappé durant mon séjour à Hadar, que mon binôme a su me cacher. Il a l’œil fuyant d’un enfant qui aurait fait une bêtise. Il saisit son verre, reste dans le vague une seconde, se remémorant une scène, repose sa bière sans avoir bu et me fait face, étonné. – T’as pas vaguement entendu parler d’une histoire de Land Rover qui s’est retournée en ville un soir en début de mission avec Nicole et Sébastien à l’intérieur ? – Non, ils ne m’en ont jamais parlé. Toi non plus d’ailleurs. Mais tu m’as l’air d’avoir envie de me raconter, semble-t-il ? – Bof. J’y étais avec une autre Land précédant la leur, souffle-t-il, trempant le nez une seconde dans sa bière, et poursuit : – C’était tard, de nuit, vers 22 heures et il fallait ramener deux 4x4 à l’hôtel. Je ne pouvais pas conduire deux voitures, et j’ai demandé à Nicole de se charger de l'autre véhicule, puisque c’était la seule à avoir un permis en règle. – Ah bon ? Alors, c’est Nicole qui conduisait ? – Non, non, elle ne se sentait pas de prendre le volant de cette bagnole dans cette ville de nuit, et c’est donc

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Sébastien qui s’y est collé. Et puis, on n’avait pas trop le temps de réfléchir. Il fallait absolument rentrer avant le couvre-feu de minuit. Et merde, toute cette histoire est de ma faute ! – Je ne pige pas trop. Tu dis avoir été dans la Land de devant. Elle est où, ta faute ? – Oui, la réalité Séb n’avait jamais conduit de 4x4 et ne possédait pas de permis local. Moi, je roulais peut-être un peu trop vite devant lui, et ne voulant pas me perdre, il essayait de me suivre, peut-être au-delà de ses possibilités ? C’est sur la route de Debré-Zeit à chaussées séparées que l’accident a eu lieu. Voilà pourquoi je dis que c’est de ma faute. – Ils ont tapé une autre voiture ? Des passants ? dis-je, craignant qu’il y ait eu des blessés éthiopiens, ce qui aurait pris des proportions épouvantables avec la police et la famille. – Non, non. Oh là, là, heureusement que non ! Ils ont seulement tapé la bordure du milieu de chaussée. À cet endroit nous roulions en descente et cette avenue était très peu éclairée. Il y avait une voiture garée tous feux éteints, que j’ai vue à la dernière seconde et j’ai donné un grand coup de volant pour l’éviter. – Et alors ? – Et alors, Séb, surpris, a voulu en faire autant ! Au moment où j’ai pensé « Merde, j’ai fait une connerie ! » J’ai vu dans mon rétro sa Land tournoyer, et les quatre roues en l’air, entre ciel et terre, s’écraser sur l’avant du toit ! Après avoir touché la bordure centrale, elle a rebondi comme une balle de ping-pong et s’est envolée. – Ben dit donc, ils auraient pu y rester. C’est tout de même bizarre que personne ne m’en ait parlé de cette histoire. Et toi, mon colocataire de « guitoune », tu n’avais

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pas envie de me le dire ? – Bah, si, mais d’un commun accord, nous avons décidé d’étouffer cette affaire. En ce qui concerne Séb, sans permis éthiopien reconnu, c’était préférable, particulièrement pendant ces moments politiquement compliqués. Franchement, sur le terrain ça me prenait les tripes à chaque fois que j’y pensais ou que je voyais l’œil bleui de notre pauvre collègue. – Je te comprends, et puis tu n’étais pas obligé de m’en parler. Sur le terrain, j’ai bien remarqué que Nicole avait un bleu à l’arcade sourcilière, mais elle m’a vaguement raconté qu’elle s’était cognée à la porte d’une Land. Pour autant, Sébastien ne laissait rien paraître. – Tu es arrivé deux semaines plus tard, Nicole a eu le temps de cicatriser. Il n’empêche, qu’ils ont tout de même bien morflé, même si dans le fond, ils ne s’en tirent pas mal. Et puis, ils devaient être aussi peu fiers que moi. Nicole, d’avoir refusé de prendre le volant, Séb, de l’avoir accepté et moi d’avoir roulé trop vite. – Ils ont eu beaucoup de chance, en définitive, dis-je, un peu abasourdi d’apprendre une telle histoire. – Oui… Enfin… Pas tant que ça. Séb est tout de même tombé un moment dans le coma et Nicole était pleine de sang, avec une belle entaille au cuir chevelu. Elle est sortie à quatre pattes de la voiture par le pare-brise brisé, sans même s’en rendre compte. C’est dire qu’elle devait être pas mal choquée. – Vous avez trouvé un toubib à cette heure tardive, si près du couvre-feu ? – Oui, à l’ancien hôpital américain, qui est maintenant tenu par des Polonais et des Bulgares. Ils ont diagnostiqué un traumatisme crânien pour Séb et ont fait un beau pansement autour de la tête et un autre sur l’arcade de

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notre collègue. Je suis attristé de voir mon copain prendre pour lui la responsabilité de cet accident et des blessures de nos collègues. Jeune thésard, il est également affligé de débuter une carrière au CNRS par une connerie, dont il pense qu’elle aurait pu être évitée. Je me dois de le réconforter et lui montrer mon amitié. – Allez, Jean-Jacques, ne te sens pas responsable. Ce n’est pas une personne qui a fait un mauvais choix, vous étiez plusieurs à le partager. Les circonstances étaient particulières, vous avez tous voulu faire au mieux sur l’instant, voilà tout. – Tu as peut-être raison, remarque mon copain dubitatif. Mais la conséquence pour le travail de terrain a été la perte d’une Land. – Il faut juste en tirer des leçons, puisque tout finit bien quand même, non ? Une voiture, ce n’est pas grave, ça n’est qu’un tas de ferraille. Nos verres sont vides, et j’aperçois nos collègues revenir de leur balade en ville les bras chargés de paquets. Nous allons pouvoir passer à table. Allez, dis-je, on va au resto. Je me suis laissé dire qu’il y a des petits vins éthiopiens à ne pas rater. – Ah, j’ai déjà entendu parler de leurs vins rouges et blancs de l’Awash Winery1. – Il existe même un vin de miel parfumé aux feuilles de gesho2, le Tedj3, assez connu. 1

L’Awash Winery est le plus ancien domaine viticole en activité du pays. 2 Le gesho (Ramnus prinoides) est un arbuste poussant notamment en Éthiopie, remplaçant aussi le houblon dans la bière traditionnelle locale. 3 Tedj ou t’edj, boisson alcoolisée préparée depuis des siècles par le 210

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– C’est du vin, ça ? ricane mon camarade. – Je ne sais pas, je n’ai pas eu l’occasion de le goûter. Et puis, je ne suis pas miel, encore moins dans mon vin ! Mais si les leurs sont aussi bons que leur café, ce pays devient le paradis sur terre. – Tiens, s’exclame Jean-Jacques, j'ai appris que les plants de café sont originaires d’Éthiopie. Comme pour l’origine de l’Homme quoi. Alors, l’Éthiopie, c’est peutêtre bien le Paradis ? – Je vais réserver une chambre avant de passer à table. Pendant le repas, un coup de téléphone nous informe que le chauffeur de la camionnette est, contre sa volonté, descendu dans un ravin ! Cette fois, c’est plus grave qu’à Senbete ce matin. Lui n’a que quelques contusions ; en revanche, le véhicule ira directement à la ferraille. Le reste de notre matériel, quelques chaises et tables pliantes, nous sera apporté dans la journée de demain. – Eh bien, tu as eu raison de le laisser choir ce mec, tu as eu le nez fin, hein ? s’empresse de dire Jean-Jacques avec un sourire à en écarter les poils de sa barbe. – Oh ! Je m’en doutais qu’il ne parviendrait pas entier au bercail. Je suis malgré tout content qu’il s’en soit sorti indemne. Je suis heureux de retrouver Raymonde Bonnefille, qui arrive d’une mission dans le sud du pays. Nous sommes neuf personnes à nous installer autour d’une grande table réorganisée pour la circonstance. La salle de restaurant est spacieuse et le personnel très stylé, mais bien trop important pour notre petit groupe. Pourtant, bien que nous soyons les seuls clients, le service s’annonce à un rythme ralenti, qu’il nous faut faire accélérer si nous voulons avoir une chance de passer une peuple éthiopien. 211

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soirée agréable en ville. Il est vrai que nos commandes, parfois un peu trop exigeantes, semblent paniquer les serveurs en aller-retour d’informations aux cuisines. Le vin s’avère plus simple, car le maître d’hôtel nous conseille un bon cru éthiopien. Jean-Jacques et moi n’attendons pas le dessert, sans intérêt, pour récupérer mes affaires de l’autre côté de la ville et les déposer dans ma nouvelle chambre. Ma montre indique 21 heures lorsqu’une petite troupe de joyeux lurons français et américains se met à la recherche d’une certaine boîte de nuit nommée Buna Blue Night. C’est, d’après le portier de l’hôtel, la meilleure de la ville. On se dirige, un peu en badauds, flânant ici et là, devant quelques commerces encore ouverts. Quand on sort des voies principales, toutes les rues et ruelles se ressemblent, et nous demandons souvent notre chemin. Nous sommes sur le point de renoncer lorsqu’une enseigne lumineuse au-dessus d’une ampoule rouge nous attire comme des mouches. C’est le signe d’identification de tous les night-clubs « chauds » du pays. La mine austère du portier, aux mensurations de gorille, a l’air de nous vérifier le blanc de l’œil avant de nous ouvrir la porte. Un escalier assez raide, recouvert d’une moquette bleu nuit, pourvu d’une rambarde en tubes inox se voulant moderne, nous fait accéder au premier étage. Sur la gauche, face à un long bar blanc, je découvre une série de petites alcôves sans portes. Les parois feutrées, de couleur sombre, sont tachetées par la projection de fines étoiles lumineuses multicolores en mouvement. Deux banquettes sont disposées de part et d’autre d’une table basse en verre, sous une lampe abaissée à éclairage tamisé rouge. Au contraire d’une boîte de nuit ordinaire, la musique rythmée n’agresse pas les tympans. Une hôtesse de rêve, à peine

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RETOUR EN ZONE DE GUERRE

vêtue, accueille les clients à l’entrée du petit « boudoir » encore libre. D’un regard rapide, ces jeunes femmes choisissent les hommes auprès desquels elles iront s’asseoir. Je ne pense pas que leurs choix dépendent beaucoup de la beauté des mâles, mais plutôt de l’idée qu’elles se font de la grosseur de leur portefeuille. Je suis à peine assis qu’un short mordoré ultra-court, d’où sortent deux longues jambes cuivrées issues du moule de Marilyn Monroe, s’immobilise à deux centimètres de mon nez, pour atterrir sur mes genoux. La fille, aux cheveux noirs coupés à la garçonne et aux lèvres gonflées de silicone, place aussitôt son bras nu autour de mon cou. Son torse offre généreusement, moyennant quelques dollars, deux magnifiques seins débordant d’un bustier doré à demi ouvert d’où pend une petite cordelette centrale prometteuse. D’abord troublé par autant d’ardeur, puis amusé par aussi peu de perspicacité sur l’importance de mon pouvoir d’achat, je la replace bien sagement sur la banquette entre Jean-Jacques et moi. La soirée démarre très fort. – Whisky ! commande-t-elle, en claquant dans ses doigts vers la serveuse, qui préférerait être à sa place. – What is your first name1 ? questionne mon compère complètement subjugué. – Naja. I originate from Somalia2. Je songe à ma première soirée dans cette ville, l’année précédente, où un chauffeur de taxi transformé en maquereau la nuit venue me proposa une beauté pour vingt dollars. Qu’est-ce que je fous là ce soir ? Une soirée entre collègues qui, sans leurs femmes, se lâchent un peu. Mon esprit est ailleurs et je ne suis pas vraiment à l’aise 1 2

Quel est ton prénom? Je suis originaire de Somalie. 213

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dans cette boîte à petits plaisirs tarifés, tant sur les consommations que sur le sexe. L’ambiance, ouatée par la fumée des clients, ajoute un voile sur les lumières multicolores des spots, qui rayonnent en plusieurs spirales. Les filles, dans leur quasi-nudité, commencent leur show dès qu’apparaît un client en haut de l’escalier. Les boissons sont rapidement posées sur la table, tandis que la fille surexcitée s’occupe aussitôt de nous palper un peu partout, à la recherche de notre portefeuille. – Ah, mais ! Elle est infernale cette nana, dis-je en lui ôtant sa main de ma poche. Attentif, je la découvre vraiment. Son visage est celui d’une poupée à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession, son effronterie mise à part. La moindre mobilité de ses lèvres épaisses exprime une sensualité ensorcelante. Son corps élancé esquisse des courbes parfaites, du cou aux seins, de sa chute de reins jusqu’au bout des orteils. Cette fille est canon et pourrait faire la une des magazines. Une de ses copines tout aussi dévêtue, d’une beauté moins éthérée, vient s’installer sur la banquette en vis-à-vis, entre deux collègues américains. Naja, qui s’est un peu affaissée, penchée vers mon compère et les fesses de mon côté, se relève d’un bond. Ses yeux en amande s’effilent et ses lèvres se durcissent. Je décèle les signes prémonitoires d’une explosion de colère. Quelques mots en amharique fusent de part et d’autre. Puis Naja se projette soudain par-dessus la table et agrippe sa collègue par les cheveux. Visiblement, elle n’accepte aucune concurrence. Chacun de nous tente de séparer les deux femmes qui commencent à se griffer comme des chattes sauvages. Dans un même élan, JeanJacques et moi ceinturons Naja, l’obligeant à s’asseoir sur la banquette. Mais rien n’y fait, elle se débat comme une

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diablesse et nous devons lui bloquer les membres en essayant de la calmer. Subitement, dans un accès de rage, elle envoie une puissante ruade des deux jambes sur la petite table, qui se disloque en projetant toutes les consommations au sol. Le charme est tombé, et du verre est cassé. Très vite, deux gorilles empoignent les deux femmes sans écouter leurs invectives, et les éjectent de l’alcôve. Il est un peu plus de 22 heures et nous avons à peine le temps de changer de crèmerie avant le couvre-feu. Dans un geste très commercial, la direction nous fait grâce du coût des consommations. Enjambant les restes disloqués de la table et le liquide répandu, nous nous retrouvons rapidement sur le trottoir, un peu troublés et hésitant sur la suite de notre soirée. Un collègue français profite de cet incident pour tirer sa révérence, prétextant une fatigue naissante. Nous ne sommes plus que trois Américains et deux Français. Les rues me semblent plus désertes qu’à notre arrivée. Par moments, j’aperçois des passants qui pressent le pas, comme si le temps de chacun est soudainement compté. Un sentiment d’insécurité s’installe progressivement dans nos esprits. Nous errons, sans vraiment savoir où trouver une autre boîte avec un personnel moins excité. Je ne suis pas le seul à prendre conscience que notre hôtel est situé à l’opposé de notre direction et que persister dans cette direction peut rapidement devenir dangereux. Nous devons absolument tenir compte du temps nécessaire à notre retour au bercail avant l’heure fatidique. Mon compatriote et moi marchons en tête d’un pas qui se veut tranquille et détendu. Les coqs gaulois bravant la peur, le drapeau tricolore flottant au vent. Nos trois collègues américains, moins téméraires ou plus réalistes, suivent de façon hésitante. La sortie d’une ruelle nous amène sur une

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place où quelques camions militaires déchargent leur cargaison de soldats. Un peu plus loin, deux voitures blindées aux grosses mitrailleuses redoutables se positionnent au carrefour. Il y a bien vingt bonnes minutes que nous marchons dans un labyrinthe de rues sans trouver la moindre boîte de nuit. Je remarque que les derniers commerces descendent leurs stores précipitamment. Je m’apprête à convaincre Jean-Jacques de rebrousser chemin vers l’hôtel, lorsqu’un des Américains me devance. – Stop! We’re going back to the hotel1, lâche-t-il, en levant les deux bras en l’air. Le petit groupe rebrousse fait demi-tour, finalement conscient de l’inanité de persévérer dans la recherche d’une hasardeuse boîte de nuit, une quête qui s’annonce téméraire si proche de l’heure du couvre-feu. Nous décidons de demeurer sur les boulevards moins obscurs que les ruelles et d’un trajet plus aisé. Toutes les devantures des magasins ont le rideau de fer baissé, ou la porte fortement cadenassée. La ville est devenue subitement silencieuse, aucune circulation et des trottoirs déserts. J’entends distinctement le claquement répété de sandales sur l’asphalte, et remarque une jeune femme portant son bébé dans le dos qui traverse rapidement l’avenue. On perçoit au loin quelques aboiements de chiens, couverts un instant par un bruit de moto qui s’éloigne. Nous pressons le pas, en repérant le carrefour donnant sur la rue de l’hôtel. Le lendemain, une dernière visite au centre culturel de l’ambassade de France s’impose. Par courtoisie, pour saluer et remercier le personnel et pour conditionner puis expédier en France notre matériel, que le camion a déposé 1

Stop ! Nous retournons à l’hôtel. 216

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dans la cour du service technique. La sentinelle est toujours à son poste devant la guérite et nous avons droit à la traditionnelle et impeccable « présentation des armes ». C’est avec joie que nous retrouvons les gens qui nous ont particulièrement et chaleureusement aidés lors de nos diverses expéditions, dont certains sont devenus des amis. Grâce à la gentillesse du conseiller culturel, notre équipement a été rangé dans un réduit du service technique. Nous devons maintenant le répartir dans des caisses qui devront être déposées chez le transporteur aérien. Des rendez-vous sont pris pour l’année suivante, et c’est à regret que nous quittons ces gens bienveillants établis sur un petit bout de terre de France. Les échantillons géologiques et paléontologiques ont directement été soumis au contrôle habituel du bureau des Mines éthiopien, devenu suspicieux en raison d’une politique qui s’est durcie. Malgré l’aide précieuse de l’ambassade, trois jours entiers d’énervement et de patience ont été nécessaires pour obtenir leurs autorisations de sortie du territoire. Toutes nos caisses sont finalement chez le transitaire en attente d’un vol et nous pouvons, durant les 48 heures restantes à Addis, avoir tout notre esprit au plaisir de la visite de la ville et bien entendu, au « magasinage 1 », comme diraient des collègues québécois. Les Land Rover étant rendues, nous utilisons les taxis, plus pratiques pour nos divers déplacements. Jean-Jacques et moi rejoignons une petite Lada bleu et blanc dont le chauffeur patiente à l’ombre d’un eucalyptus. Direction le Mercato pour y glaner quelques cadeaux qui feront des heureux à notre retour dans nos foyers. Ici, le marchandage est naturel et ancestral, il ne doit pas 1

Aller de vitrine en vitrine de magasins pour faire des achats. 217

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dépasser le raisonnable. Chacun doit pouvoir y trouver son compte, dans le respect de l’autre. C’est du moins mon comportement et celui de mon compère tout au long de nos négociations, toujours très sympathiques durant ces deux derniers jours. À l'ultime petit déjeuner, chacun détaille ses emplettes de la veille et prévoit ses occupations de la journée. En soirée, il est prévu de manger une injera dans un cabaret sur l’avenue menant à l’aéroport, d’où notre avion décollera à 22 heures 55, à huit kilomètres du centre-ville. Pour cette occasion, nous avons le plaisir d’apprendre que le conseiller culturel de l'ambassade a mis très sympathiquement des chauffeurs à notre disposition pour nous transporter au restaurant, puis à l’aéroport. La journée a été éreintante et je n’ai pas compté le nombre de kilomètres que nous avons parcourus, à la recherche de cadeaux. Le soir s’installe lentement et les lumières des étals s’allument une à une. Il est déjà temps de rentrer à l’hôtel, les poches en plastique pleines de bibelots qui finiront vraisemblablement sur le rebord d’une cheminée, oubliés de tous. Nous devons encore préparer nos bagages et les charger dans les voitures de l’ambassade. Depuis la fenêtre de ma chambre, je jette un regard nostalgique sur Addis-Abeba, issue d’une « nouvelle fleur », aujourd’hui la capitale d’une dictature militaire. Une rapide inspection pour ne rien laisser traîner et je descends mes sacs et équipements dans le hall. Les chauffeurs sont déjà arrivés et attendent patiemment à côté des Range Rover. Ils ne participeront pas à la fête, préférant être en famille, mais reviendront nous chercher après le spectacle. Les rues sont très animées et le flot de voitures encore important. Appuyé contre la vitre du véhicule, je contemple une dernière fois les boulevards

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d’Addis-Abeba où des boutiques en bois et tôles aux néons colorés jouxtent des buildings modernes. Je sais que je reviendrai un jour dans ce pays retrouver des amis et mes souvenirs. Notre petit groupe s’installe sur les chaises et banquettes recouvertes des habituels tissus aux couleurs de l'Éthiopie. Elles sont justes assez nombreuses pour que chacun puisse accéder à l’énorme plateau d’injera placé sur le mesob au centre du cercle des convives. Après le rituel lavage des mains, nous déchirons quelques lambeaux de la crêpe de pain permettant de saisir les morceaux de viande sans trop se salir les doigts. Avec l’arrivée des clients, le fond sonore s’élève peu à peu. Le repas est presque terminé lorsqu’une clameur est suivie d’applaudissements. Des artistes prennent place sur une toute petite scène et parviennent immédiatement à établir une ambiance musicale bien rythmée, accompagnée de claquements de mains du public. La soirée est très sympathique, quelques-uns vont même danser avec les artistes revêtus d’habits traditionnels. Malgré la situation politique, notre soirée dans cette grande ville aux parfums exotiques restera un excellent souvenir. À ce moment, je ne sais pas encore que cette mission à Hadar sera la dernière avant une longue période de troubles et de guerres en Éthiopie, ce qui empêchera d’y retourner. Ce n’est qu’en 1994, soit une vingtaine d’années plus tard, que des campagnes de terrain de mon laboratoire du CNRS seront à nouveau programmées en Éthiopie. Il est l'heure de nous présenter à l’embarquement. Les chauffeurs de l’ambassade sont arrivés, et nous prenons place dans les voitures officielles. La transition d’une soirée divertissante dans un cabaret, aux avenues devenues

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quasi désertes de la ville a quelque chose d’irréel. L’aéroport en revanche est noir de monde et une longue queue s’est déjà formée pour effectuer les formalités, après que chacun se soit délesté d’une taxe obligatoire de dix dollars US. Puis c’est l’attente habituelle en zone d’embarquement. L’habitacle de notre Boeing d’Air France est complet et il nous a été impossible d’obtenir des places groupées. C’est par hasard si nous sommes assis assez près l’un de l’autre, Jean-Jacques et moi ; lui dans l’allée de droite et moi dans celle de gauche. Le siège attenant au mien, côté hublot, est occupé par une jeune fille charmante, qui m’accorde un bonjour du bout des lèvres et que je pense avoir rencontrée lors du repas à l’ambassade de France. Elle n’a visiblement pas d'humeur de discuter et je remarque son visage légèrement tendu. Je mets cette réaction sur le compte d’une appréhension aéronautique et m’installe confortablement pour une nuit de voyage. Le discret clin d’œil envieux de mon camarade m’incite à lui répondre d’une moue, lui signifiant que ma voisine n’a pas l’air très communicative. Je passe une partie du vol à discuter avec mon collègue et quelques stewards ou hôtesses de l’air à l’arrière de l’appareil. La découverte de Lucy commence à être connue du grand public et le personnel de cet avion semble passionné par nos aventures à Hadar. Les lumières sont éteintes et seules persistent celles de sécurité ou de rares plafonniers individuels. Le dossier de mon siège en position détente, je me laisse bercer par le ronron lointain des moteurs, en me remémorant les moments vécus dans un camp de recherche internationale. Quelle épopée, et quelle chance d’avoir pu y participer. J’ai une réelle sensation de fierté d’avoir apporté ma petite contribution à cette merveilleuse aventure. Malgré les

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difficultés de travail au sein d’un peuple qui s’entretue, chacun des belligérants sera heureux qu’une nouvelle étoile, nommée Lucy, soit née sur leur terre. Et en cela, qu’importe la paternité de la découverte. L’important est qu’une pièce essentielle de cet énorme puzzle de notre humanité puisse nous permettre d’en ajouter d’autres et d’autres encore qui, peu à peu, révéleront le secret de nos origines. Par le hublot et au-delà de l’aile, j’observe les premières lueurs de l’aube et songe à ma petite famille qui dort en banlieue parisienne, avant de m’assoupir un moment. Aux environs de Lyon, je rejoins l’arrière de l’appareil pour boire un café et fumer ma première clope matinale. Soudain, je sens une odeur de bakélite brûlée dans le local cuisine. Discrètement, j’en fais part au steward qui fume avec moi. Au début, sceptique, il ne bouge pas, mais perçoit bientôt la faible émanation et s’élance pour vérifier les différentes poubelles sous les paillasses de travail. Très rapidement, l’effluve sans fumée envahit l’endroit et commence à se répandre vers les sièges arrière de l’appareil. Je retourne à ma place pour ne pas encombrer le réduit et découvre des visages aux expressions d’inquiétude. En arrivant, je croise le regard de ma voisine. Elle n’a pas daigné m’adresser la parole durant la presque totalité du voyage et semble aussi angoissée que le reste des passagers. Elle ouvre enfin la bouche pour m’interroger, d’autant que l’émanation âcre s’intensifie rapidement. Je ne suis pas trop soucieux, seulement gêné par cette odeur de bakélite consumée que je connais bien, lorsque chenapan je faisais brûler les rails de mon jeu de chemin de fer. Je m’assieds le plus calmement possible en serrant ma ceinture de sécurité et en tournant à fond la buse d’air du plafonnier.

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– Ce n’est rien, dis-je, un truc en plastique qui se consume. Ils cherchent dans les poubelles. Ma jolie voisine semble à peine tranquillisée. J’ai voulu la rassurer, mais je demeure pourtant moi-même troublé. De toute manière, ne pouvant rien faire dans une telle situation, le mieux est encore de rester bien sagement assis et espérer que l’aéroplane arrive à destination. Plus tard, j’entends nettement une baisse de régime des moteurs, bientôt suivie du bruit sourd de la sortie du train d’atterrissage. Le sentiment général d’angoisse semble s’être apaisé avec l’absence d’odeur de bakélite brûlée. Le Boeing se pose sans encombre sur la piste du nouvel aéroport Charles de Gaulle. L’incident ne fait l’objet d’aucune explication de la part du personnel. En quittant l’appareil, je ne peux m’empêcher de songer à cette curieuse sensation d’inquiétude collective, et au fait d’un petit détail, normalement insignifiant, mais placé dans un tel contexte, peut générer une vraie panique. Les bagages récupérés, les doubles portes automatiques vitrées s’ouvrent sur les réalités d’une civilisation que nous avons un peu oubliée depuis quarante-cinq jours. Et le taxi s’enfonce dans les embouteillages. Nous venons de vivre une aventure extraordinaire. Dans les années à venir, l’Homme de cette planète s’intéressera de plus près à ses origines, en l’intégrant aux programmes de l’enseignement. Les scientifiques effectueront d’innombrables conférences, débats ou émissions de radio et de télévision, enrichissant toujours plus notre culture des fondements de l’humanité. Et Lucy y aura été pour quelque chose.

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Épilogue Grâce aux campagnes de terrain en Éthiopie, j’ai découvert une des plus anciennes civilisations au monde dans le pays du Négus, le Roi des rois. En remontant la rivière Awash, j’ai côtoyé un peuple de pasteurs-guerriers afars accueillants sur les terres de Lucy. J’ai apprécié leur culture et coutume de l’hospitalité et du respect. Ils sont aussi d’excellents gardiens de leurs territoires et par conséquent de notre sécurité dans cette région instable. Ils vivent sur une étendue désertique, où sinue une rivière bordée d’une forêt riveraine où la vie s’est réfugiée. Quelques faunes furtives apparaissent au détour d’un relief profitant des rares feuilles d’acacias épars. Mohammed Harab, avec qui j’ai parcouru cette contrée, m’a initié aux terrains difficiles où des recherches scientifiques se sont développées quelque temps. Il a su m’apprendre les faveurs de la nature sur cette terre aride, qu’il m’invitait à apprécier quotidiennement avec humilité. Mes premières expériences professionnelles de terrain m’ont permis de débuter une carrière captivante au CNRS. J’ai eu l’occasion de participer à de nombreuses expéditions, principalement en Afrique de l’Est et dans le désert du Sahara Occidental. Mes travaux se sont également effectués en France, en Europe, ou au ProcheOrient. Dans le cadre des missions de carottages en mer, j’ai sillonné les océans ; Atlantique, Pacifique et Indien, ou les mers de Chine et Méditerranée à bord du Marion

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ÉPILOGUE

Dufresne, bateau scientifique de l’IFRTP 1 . J’ai eu la chance de travailler dans quelques pays, tous plus fantastiques et surprenants les uns que les autres. À l’occasion de mon affectation au laboratoire du CEREGE2 à Aix-en-Provence, j’ai été chargé de diriger le service de cartographie-infographie. Parallèlement, j’ai élargi mon cadre de travail plus axé sur les prélèvements des sédiments lacustres de moyennes profondeurs et la logistique des campagnes de terrain. En 1999, j’ai créé le service SETEL 3 , combinant des moyens manuels et mécaniques de carottage inférieurs à 100 mètres, et la préservation des carottes sédimentaires dans des containers réfrigérés. L’organisation et l'entretien du matériel et des véhicules de missions ont permis d’ajouter un complément essentiel au service. Grâce au Syndicat Mixte de l’Arbois, aux Milles près d’Aix-en-Provence, cette plate-forme scientifique et technique a bénéficié d’une surface de 2 000 m² au bénéfice de la Communauté des Sciences de la Terre et de l’Environnement. Cette entreprise a été soutenue et financée par l’INSU, l’INEE, ECCOREV4, le Conseil Général des Bouches-du-Rhône et le CEREGE. À Marseille en 2009, j’ai eu l’honneur et la satisfaction d’obtenir le Prix de la Coopération scientifique, dans le 1

Institut français pour la recherche et la technologie polaire. L’institut est aujourd’hui devenu l’IPEV – Institut Polaire français Paul-Émile Victor –, en l’honneur de ce célèbre explorateur français des régions polaires. 2 Centre Européen de Recherche et d’Enseignement des Géosciences de l’Environnement. 3 Service, Étude, Terrain, Équipement et Logistique. 4 Institut National des Sciences de l’Univers, Institut Écologique et Environnement du CNRS, Écosystèmes Continentaux et Risques Environnementaux. 224

cadre du 8e festival des Sciences et des Technologies de la région PACA. Mais cela est déjà une autre histoire…

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REMERCIEMENTS Je voue une sincère reconnaissance à Maurice Taieb pour m’avoir permis d’effectuer mes premières missions de terrain en Éthiopie. Elles se sont avérées être celles devant permettre au monde de la science de faire un pas important pour la compréhension des origines de notre humanité. Merci, Maurice, je suis heureux d’avoir partagé avec toi plus de quarante-cinq années de travail et d’amitié. Je n’oublie pas mademoiselle Alimen et sa bienveillance, sans qui cette aventure n’aurait peut-être pas été possible. Merci, Pierre de ton immense patience pour m’avoir expliqué et guidé dans mon travail lors de mes premières missions topographiques à Hadar. Soit certain que tes efforts ont été bénéfiques pour le reste de ma carrière. Quels beaux souvenirs Jean-Jacques 1 , toi qui m’as instruit de ta science durant nos campagnes éthiopiennes, puis dans d’autres contrées africaines où nous avons chevauché ensemble… dans ta Land Rover. Sois-en encore remercié, là-haut, d’où tu nous regardes aujourd’hui. J’ai une profonde reconnaissance pour Françoise qui m’a conseillé, soutenu et encouragé tout au long de la réalisation du manuscrit. Ma gratitude va à ma famille, mes collègues et amis : France, Jean-Paul, Michel, 1

Jean-Jacques T. s’en est allé en 2017.

227

REMERCIEMENTS

Isabelle, Domi, Matilde, Ouassila, Jean-Philip, Sophie, Raymonde, Guy et Pierre-Jean, pour leurs corrections, leurs suggestions ou leurs concours ainsi que leur bienveillance. Je n’oublie pas celles et ceux qui ont bien voulu ici ou là, contribuer à ce livre, en apportant leurs remarques. Qu’ils veuillent bien accepter mon amitié et mon affection. J’éprouve une émotion envers celles et ceux qui ont partagé un bout de mon histoire, mais que la vie a éparpillés sur la planète au fil du temps, sans jamais pouvoir nous réunir à nouveau. Durant ma carrière, j’ai eu la chance rencontrer des personnages exceptionnels, connus ou non du public sur divers points de la Terre, et de profiter de leurs connaissances et grande sagesse, dont je garderai un éternel souvenir. Qu’ils en soient remerciés dans cet ouvrage.

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TABLE DES MATIÈRES

Préface par Maurice Taieb Inventeur du site de Lucy

9

PREMIERS PAS AU CNRS

13

Le « chahut » de mai 68. CARTOGRAPHIE ET PRÉHISTOIRE

41

Prémisses d’une carrière africaine. ADDIS-ABEBA

53

Premier contact Est-africain. LA VALLÉE DES PREMIERS HOMMES

75

Un camp scientifique international HONNEURS ET RECHERCHE

127

Lucy ou Dinknesh d’origine L’ENVERS DU DÉCOR

145

Les plus vieux outils du monde RETOUR EN ZONE DE GUERRE

179

Derniers jours à Hadar Épilogue

223

Remerciements

227

Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

L’Harmattan Sénégal 10 VDN en face Mermoz BP 45034 Dakar-Fann [email protected] L’Harmattan Cameroun TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé [email protected] L’Harmattan Burkina Faso Achille Somé – [email protected] L’Harmattan Guinée Almamya, rue KA 028 OKB Agency BP 3470 Conakry [email protected] L’Harmattan RDC 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala – Kinshasa [email protected]

L’Harmattan Hongrie Kossuth l. u. 14-16. 1053 Budapest [email protected]

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ISBN : 978-2-343-22130-4

24,50 €

Michel Decobert

Une aventure scientifique

Rue des Écoles / Récits

Photographie de quatrième de couverture : Jean-Marc Santarelli.

Lucy

Lucy

Michel Decobert, ingénieur retraité du CNRS, a été responsable d’un service de cartographie-Infographie. Conjointement, il a créé un service de carottages sédimentaires et de logistique, au bénéfice de la Communauté des Sciences de la Terre et de l’Environnement. Il a participé à diverses campagnes de carottages en mer à bord du Marion Dufresne. En 2009, il reçoit le Prix de la Coopération scientifique, au 8e Festival des Sciences et Technologies de la région PACA.

Michel Decobert

Une aventure scientifique

Rue des Écoles / Récits

Janvier 1968, Michel Decobert, jeune cartographe, est recruté au CNRS alors que les laboratoires vont être paralysés par les événements politiques. Novembre 1974, Maurice Taieb, Yves Coppens et Donald Johanson, annoncent à la presse internationale la découverte à Hadar, Éthiopie, d’une australopithèque de 3,2 millions d’années, « Lucy ». Michel Decobert participe à la cartographie de la zone de recherche et son initiation à l’étude d’outils lithiques lui permet d’identifier des galets aménagés vieux de 2,5 millions d’années. L’auteur raconte les péripéties vécues par les scientifiques, leurs méthodes différentes de travail sur fond de rivalités franco-américaines, mais aussi l’enthousiasme qui accompagne la quête des traces des plus anciens hominidés.

Préface de Maurice Taieb