Lorsqu'il synthétise, en 1938, le LSD 25, Albert Hofmann, chimiste du laboratoire de recherches de la multinational
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French Pages 246 Year 2003
Albert Hofmann
LSD mon enfant terrible
Traduit de l'allemand par Didier Aviat
L'ESPRIT FRAPPEUR
L'Esprit frappeur n° 116 Albert Hofmann LSD mon enfant tmible
L'Esprit frappeur 9, passage Dagomo - 75020 Paris Cet ouvrage a paru en langue allemande sous le titre LSD, mein Sorgenkind © Ernst .Klett, Stuttgart, 1979 © gris banal éditeur pour la traduction française, 1989 © 1997, Éditions du Lézard © 2003, L'Esprit frappeur (NSP). ISBN: 2-84405-196-0
Sommaire
Sommaire Préface 1. La naissance du LSD
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2. LSD, expérimentations animales et recherche biologique
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3. La modification chimique du LSD
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4. L'utilisation du LSD en psychiatrie
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5. Du médicament à la drogue
70
6.
Des dangers dans les expériences au LSD sans contrôle médical
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7. Le cas du docteur Leary
93
8. Voyages dans l'espace intérieur
102
9. Les cousins mexicains du LSD
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10. A la recherche de la plante magique • ska Maria Pastora •
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11. Du rayonnement d'Emst}ünger
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12. Rencontre avec Aldous Huxley
204
13. Correspondance avec le médecin-poète Walter Vogt
211
14. Des visiteurs du monde entier
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15. Expérience au LSD et réalité
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Préface
I
des expériences dont la plupart des hommes ont honte de parler parce qu'elles sortent du cadre de la réalité quotidienne et qu'elles se dérobent à toute interprétation rationnelle. Je ne veux pas parler d' expériences particulières du monde extérieur, mais de processus qui nous sont intérieurs; en tant que purs produits de notre imagination, ces processus passent pour négligeables et s'effacent de notre mémoire. L'image familière de l'environnement subit soudain une métamorphose étonnante ; merveilleux ou effrayant, il apparaît sous un autre jour, prend une signification particulière. Ces expériences peuvent aussi bien nous effleurer comme un souffle qu'au contraire nous imprégner profondément. De mon enfance, j'ai gardé, profondément gravé dans ma mémoire, le souvenir d'un de ces enchantements. C'était un matin de mai. J'ai oublié l'année, mais je peux encore retrouver, à un pas près, l'endroit exact du sentier, sur le Martinsberg, au-dessus de Baden (Suisse). Tandis que je parcourais la forêt verdoyante, dans une symphonie matinale de rayons de soleil et de chants d'oiseaux, tout m'apparut tout à coup sous un jour inhabituellement clair. Cette forêt printanière, ne L EST
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l'avais-je donc jamais vraiment vue auparavant? Ou bien était-ce seulement maintenant qu'elle m'apparaissait telle qu'elle était vraiment? Elle rayonnait d'une beauté éclatante qui m' alla droit au cœur, comme si elle voulait m'attirer dans sa splendeur. Un indescriptible sentiment de béatitude fait de communion et d'intimité m'envahit. Combien de temps je suis resté là, figé, avant de reprendre mon chemin, je ne saurais le dire, mais je me souviens des pensées qui m'assaillirent au fur et à mesure que l'illumination s'estompait. Pourquoi ne durait-il pas plus, ce moment enchanteur qui, par une expérience immédiate profonde, m'avait révélé une vérité évidente? Et comment allais-je pouvoir raconter mon expérience (l'allégresse qui m'avait submergé m'y poussait avec une telle force!) : je sentais bien aussi que je ne trouverais pas de mot pour cette vision. Il me paraissait étrange que l'enfant que j'étais ait vu une chose aussi merveilleuse, que les adultes, manifestement, ne remarquaient pas puisque jamais je ne les avais entendus en parler. À plusieurs reprises, dans mon enfance, j'ai renouvelé ces expériences béatifiques, au cours de mes promenades bucoliques. En me donnant la certitude qu'il existait une réalité vivante, qui échappe au regard quotidien, une réalité impénétrable, ces expériences ont déterminé les fondements de ma vision du monde. À cette époque, j'étais souvent préoccupé par la question de savoir si, plus tard, quand je serais adulte, je pourrais faire partager aux autres ces expériences, et si je serais en mesure de décrire ce que j'avais vu 6
par la poésie ou la peinture. Mais je ne me sentais vocation ni à l'une ni à l'autre de ces formes d'expression etje fus donc forcé et contraint de garder pour moi ces expériences qui me paraissaient si chargées de sens. Il s'est produit dans ma vie une corrélation aussi inattendue que peu fortuite entre mon activité professionnelle et le spectacle visionnaire de mon enfance. Je voulais accéder à la compréhension de la structure et de l'essence de la matière: c'est ainsi que je suis devenu chimiste. Comme, depuis ma plus tendre enfance, j'étais passionné par le monde des plantes, j'ai décidé de me vouer à la recherche sur les substances constitutives des plantes médicinales. C'est ainsi que j'ai découvert des substances psychoactives, capables de produire des hallucinations et, dans certaines circonstances, d'induire des états visionnaires comparables aux expériences spontanées que je viens de décrire. La plus importante de ces substances a été désignée sous l'appellation LSD. En tant que matières actives scientifiquement intéressantes, les hallucinogènes entrèrent dans le champ de la recherche médicale, de la biologie et de la psychiatrie, pour finir par se propager dans les milieux de la drogue, et c'est le cas tout particulièrement pour le LSD. En étudiant la littérature qui se rapportait à ces travaux, je découvris l'importance indéniable du spectacle visionnaire. Il a une place importante dans l'histoire des religions et des mysticismes, mais aussi dans le processus de création, en art, en science ou en lettres. Des recherches récentes ont montré que nombre de gens ont ces expériences visionnaires jusque dans 7
leur vie quotidienne, mais qu'en général ils n'en reconnaissent ni le sens ni la valeur. Il semble même que des expériences mystiques telles que celles de ma jeunesse ne soient pas si rares. On tend aujourd'hui à la reconnaissance visionnaire d'une réalité plus profonde, plus vaste que celle qui correspond à notre conscience rationnelle de tous les jours, et ce n'est pas là le lot des seuls disciples des courants religieux orientaux: ce processus gagne aussi les représentants de la psychiatrie classique qui incluent dans leur thérapie cette expérience de l'intégrité comme élément fondamental de la cure. Je partage avec beaucoup de mes contemporains la conviction que la crise des valeurs qui affecte tous les domaines de la vie dans notre société industrielle occidentale ne pourra être dépassée que si nous remplaçons l'image matérialiste du monde qui sépare l'homme de son environnement par la conscience d'une réalité qui englobe tout, jusqu'au moi qui la découvre, et dans laquelle l'homme se sache en harmonie avec la nature et toute la Création. Aussi toutes les voies qui peuvent contribuer à une modification fondamentale de l'expérience de la réalité méritent-elles une étude attentive. En font partie en tout premier lieu les düférentes méthodes de méditation, qu'elles soient religieuses ou profanes, dont le but consiste à faire naitre une expérience mystique de l'intégrité, et, par là même, à susciter un approfondissement de la conscience de la réalité. Mais il en existe une autre aussi importante, même si elle est controversée aujourd'hui: c'est l'utilisation de substances hallucinogènes, 8
qui modifient la conscience: en psychothérapie ou en psychanalyse, le LSD peut servir à faire prendre conscience au patient de ses problèmes dans toute leur étendue. Quand elle est planifiée, l'incitation aux expériences mystiques de l'intégrité, en particulier par le LSD et les hallucinogènes utilisés, est porteuse de dangers non négligeables, contrairement aux expériences visionnaires spontanées, si l'on ne tient pas compte du caractère actif spécifique à ces substances, à savoir leur capacité à influencer le noyau essentiel de l'homme. L'histoire du LSD montre assez quelles conséquences catastrophiques peuvent découler d'une méconnaissance de ces effets en profondeur ou d'une confusion de ce principe actif avec un quelconque excitant. Pour qu'une expérience au LSD prenne tout son sens, il est nécessaire de se préparer, extérieurement et intérieurement. L'utilisation inadéquate et abusive du LSD en ont fait pour moi un enfant à problèmes. Dans ce livre, j'aimerais donner une image d'ensemble du LSD, de sa découverte, de ses effets, de ses possibilités d'utilisation, et avertir des dangers qui découleraient d'un usage qui ne prendrait pas en compte le caractère actif tout à fait hors du commun de cette substance. Si l'on arrivait à savoir mieux utiliser, dans une pratique médicale en relation avec la méditation, les capacités du LSD à provoquer des expériences visionnaires dans certaines conditions, alors, je crois que d'enfant à problèmes, il pourrait devenir enfant prodige. 9
1. La naissance du LSD
Dans les champs de l'observatWn, le hasard nefavorise que les esprits préparés. Louis Pasteur
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N NE CESSE de dire et d'écrire que la découverte du LSD est un hasard. Ce n'est que partiellement vrai. En réalité, il est apparu dans le cadre d'une recherche planifiée et le hasard n'est intervenu qu'après coup. Alors que le LSD avait déjà cinq ans d'existence, j'ai fait l'expérience sur ma propre personne, il serait plus juste de dire sur mon propre esprit, de ses effets insoupçonnés. Quand, par un coup d' œil rétrospectif sur ma carrière professionnelle, j'essaie de découvrir tous les événements, toutes les résolutions qui ont pu peser sur son orientation et, finalement, infléchir mon activité vers ce domaine de recherche où j'ai synthétisé le LSD, j'en reviens au choix de mon premier emploi après l'obtention de mon diplôme de chimiste. Si j'avais opté pour une autre place, quelle qu'elle fût, ce principe actif
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mondialement connu n'aurait très vraisemblablement jamais vu le jour. C'est pourquoi, si je veux parler de l'histoire de la découverte du LSD, il me faudra également évoquer ma carrière de chimiste, à laquelle elle est indissolublement liée. À la fin de mes études de chimie, que j'avais faites à l'université de Zurich, je suis entré, au printemps 1929, au laboratoire de recherches pharmaco-chimiques de la firme Sandoz à Bâle, comme collaborateur du pr Arthur Stoll, fondateur et directeur de la division Pharmacie. J'ai choisi cette place parce qu'elle représentait pour moi la possibilité de travailler sur des substances naturelles. C'est aussi pour cette raison que j'ai décliné les offres d'emploi de deux autres entreprises de l'industrie chimique bâloise qui travaillaient sur la chimie synthétique.
Premiers travaux en chimie Ma préférence pour les chimies végétale et animale avait déjà présidé au choix de mon thème de doctorat chez le pr Paul Karrer. À l'aide de suc digestif d' escargots de Bourgogne, j'avais réussi à mettre en évidence pour la première fois la dégradation enzymatique de la chitine, le matériau de substance dont sont constituées les carapaces, les ailes et les pinces des insectes, des crabes et d'autres animaux inférieurs. Le produit de fission obtenu par l'analyse, un sucre contenant de l'azote, permit de déduire la structure chimique de la chitine, qui est analogue à celle de la cellulose, le matériau de substance des végétaux. Ce résultat important, acquis au bout de trois mois de recherches seule11
ment, me valut un doctorat avec la mention « honorable, avec les félicitations du jury •. Amon entrée à la firme Sandoz, la situation du personnel du département de pharmaco-chimie était encore très modeste. A la recherche, il n'y avait que quatre chimistes de formation universitaire, à la production, trois. Dans le laboratoire de Stoll, je trouvai une activité qui me convenait parfaitement, en tant que chercheur en chimie. Le pr Stoll s'était fixé pour but d'isoler les principes actifs entiers de plantes médicinales reconnues comme telles, de façon à les obtenir sous forme pure. Cette méthode est particulièrement intéressante, appliquée aux plantes médicinales dont les principes actifs sont instables; ces derniers sont susceptibles des plus grandes variations quantitatives, ce qui pose les pires difficultés pour un dosage exact. Dès que le principe actif existe sous forme pure, les conditions sont réunies pour élaborer une préparation pharmaceutique stable, dosée précisément à la balance. C'est à partir de ces réflexions que Stoll avait commencé à travailler sur des drogues végétales identifiées de longue date et intéressantes, telles que la digitale (Digitalis). la scille (Sdlla maritima) et l'ergot de seigle (Secale comutum) qui n'avaient trouvé jusque-là que des applications médicales limitées du fait de leur instabilité, et des difficultés à les doser consécutives à cette instabilité. Les premières années de mon activité au laboratoire Sandoz furent presque exclusivement consacrées aux recherches sur les principes actifs de la scille. Je fus initié au travail par Walter Kreiss, un des premiers colla12
borateurs du pr Stoll. Les principes actifs les plus importants de la scille existaient déjà sous forme pure. Avec un talent d'expérimentateur hors du commun, Kreiss avait déjà réussi à les isoler ainsi qu'à extraire sous forme pure les principes actifs de la digitale laineuse (Digitalis lanata).
Les principes actifs de la scille font partie du groupe des glucosides cardiotoniques (des substances contenant du sucre) et, comme ceux de la digitale, ils sont employés dans le traitement des cardiopathies. Les glucosides cardiotoniques sont des substances hautement actives. Leur dose thérapeutique (curative) et toxique (qui mène à l'arrêt du cœur) sont très proches l'une de l'autre, de sorte qu'ils nécessitent un dosage particulièrement précis. Au début de mes recherches, Sandoz avait déjà introduit en thérapie des préparations pharmaceutiques à base de scille, bien que la structure chimique de ces substances actives, à l'exception des sucres, fût parfaitement inconnue à l'époque. Ma contribution principale aux recherches sur la scille auxquelles je participais avec enthousiasme consista à éclaircir la structure chimique du corps constitutif des glucosides du type scille. À partir de là se vérifièrent d'une part la différence avec les glucosides du type digitale, d'autre part la parenté proche de structure avec les toxiques contenus dans les glandes cutanées des crapauds. Ces travaux prirent fin provisoirement en 1935. À la recherche d'un nouveau domaine de travail, je demandai au pr Stoll l'autorisation de reprendre les recherches sur les alcaloïdes de l'ergot, recherches qu'il 13
avait commencées en 1917, et qui avaient conduit à isoler l'ergotamine dès 1918. Cet alcaloïde découvert par Stoll était le premier à être extrait sous forme chimiquement pure de l'ergot. Bien que l'ergotamine occupât bientôt une place importante dans la pharmacopée, comme anti-hémorragique en obstétrique et contre les migraines d'une façon plus générale, la recherche chimique sur l'ergot dans les laboratoires Sandoz s'était arrêtée après qu'on eut trouvé la préparation pure de !'ergotamine et sa formule élémentaire. Entre-temps, au début des années trente, des laboratoires anglais et américains avaient commencé à travailler sur la structure chimique des alcaloïdes d'ergot. De plus, ils avaient découvert un nouvel alcaloïde d'ergot, hydrosoluble, que l'on réussit à isoler à partir des eaux-mères de la fabrication d'ergotamine. L'heure me semblait donc venue de reprendre l'étude chimique des alcaloïdes d'ergot si Sandoz ne voulait pas courir le risque de perdre sa place prédominante dans ce secteur pharmaceutique qui était déjà important à l'époque.
L 'l!l'got de sdg/e
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Le Pr Stoll approuva ma proposition; mais, il me fit remarquer: •Je vous mets en garde devant les difficultés que vous allez rencontrer dans vos travaux sur les alcaloïdes d'ergot. Ce sont là des substances extrêmement senSibles et instables, tout à fait différentes en tout cas, du point de vue de la stabilité, des substances avec lesquelles vous avez travaillé, les cardiotoniques de type glucoside. Mais si vous y tenez, vous pouvez toujours essayer. • Les jalons étaient posés, et le centre d'intérêt de ma carrière fixé. Je me souviens encore parfaitement de cette impatience propre aux créateurs en herbe que me procuraient ces recherches encore balbutiantes sur les alcaloïdes de l'ergot. ~ergot
Il convient ici de faire un retour sur quelques données concernant l'ergot 1. L'ergot est issu d'un champignon inférieur (Claviceps purpurea), qui prolifère sur le seigle, mais aussi sur d'autres céréales et d'autres graminées. Les grains touchés par ce champignon prennent une forme conique, les sclérotes se colorent du marron clair au mauve et il en sort des glumes à la place du grain normal. En botanique, l'ergot représente un mycélium 1. Nous renvoyons les personnes intéressées par une recherche plus approfondie sur l'ergot à la monographie de G. Barger, Ergot and ergotism (Gurney and Jackson, Londres, 1931), ainsi qu'à celle d'A. Hofmann, Die Mutterkorna/kaloin ne fini,rait jamais. Dans la chambre, les objets étaient anités de grimaces; tout autour, tout grognait, ironÜ{uement.]e vis les chaussures noires rayées de jaune d'Eva, celles-là même que j'avais trouvées si excitantes, ramper par terre, telles deux grosses guêpes méchantes. La conduite d'eau, au-dessus de l'évier, s'était transformée en tête de dranon dont les yeux, les deux robinets d'eau, me regardaient méchamment. Mon prénom, Georg, me vint à l'esprit, etje me vis en saint Georges qui devait combattre pour Eva. Les cris d'Eva m'arrachèrent à ces idées. Trempée de sueur, toute tremblante, elle se raccrochait à moi.j'ai soif, gémit-elle. Épuisé, je réussis à lui tendre un verre d'eau, sans lui lâcher la main. Mais l'eau était polluée, elle fai.wii des fils, elle était empoisonnée et ne MUS permit donc pas d'étancher Mtre soif Les deux lampes des tables de nuit brillaient d'un éclat étonnant, au milieu d'une lumière diabolique. L'horloge sonna douze coups. C'est l'enfer, me dis-je. n n'y a ni diables ni démons - et pourtant, on les sentait en nous, ils habitaient tout l'espace, ils nous torturaient, nous terrorisaient au-delà de l'imaninable. Imaoination ou non? Hallucinations, projections ? Questions futiles, comparées à la réalité, à l'angoisse qui se cachait dans MS corps et qui nous aoitait: l'angoisse, voilà ce que c'était. Quelques passanes du livre d'Huxley Les Portes de la Perception me revinrent à l'esprit et m'apportèrent quelque réconfort.je regardai Eva, cet être vanissant, terrorisé, dans son supplice, et j'éprouvai un grand regret, une grande pitié. Elle m'était 117
devenue étrangère; c'était à peine si je la reconnaissais maintenant. Autour du cou, etle portait une fine chaîne en or avec, en médailùm, Marie, la mère de Dieu. C'était un cadeau de son plus jeune frère.je sentis que cette chaîne exhalait un rayonnement fJ(Jréable, apaisant, plein d'un amour pur. Mais ensuite, ce fut de nouveau la terreur, comme notre anéantissement définitif j'eus besoin de toutes mes forces pour soutenir Eva. ]'entendais clairement, dehors, devant la porte, le compteur électrU,ue clU,Ueter bruyamment, comme si, à l'instant suivant, il allait m'annoncer une nouvelle importante, terrible, foudroyante. De tous les coins, de toutes les ouvertures, montaient sans cesse des chuchotements ironiques, moqueurs, méchants. Au milieu de ces tourments, je distinguai au loin le tintement de clarines, cette musU,ue merveilleuse me réchauffa le cœur. Mais bientôt, elle disparut de nouveau et, de nouveau, ce furent la terreur et l'angoisse. Comme un ivrogne titubant espère trouver le balcon salvateur, je souhaitais que les vaches aient une fois encore à s'approcher de la maison. Mais tout restait calme. Seuls bourdonnaient autour de nous comme un insecte invisible et malveillant le tic-tac et le ronflement du compteur électrique Le jour finit par poindre.je remarquai avec un grand soulaeement que les fentes des volets s'éclaircissaient. je pouvais maintenant laisser Eva à elle-méme; elle s'était calmée. Épuisée, elle ferma les yeux et s'endormit.je restai encore assis sur le lit, bouleversé, en proie à une tristesse profonde. Ma fu:rté, ma suffisance avaient disparu; il ne restait plus de moi qu'un petit paquet de misère. En me regardant dans le miroir, je me fis peur:j'avais vieilli de dix ans au cours de cette nuit. Complètement abattu, je fi.xais la lumière de la lampe de la table de nuit et l'horrible abat-jour tressé en fil de plastique. Tout à coup, la lumière parut plus claire; elle commença à scintiller et à briller dans les fils de plastU,ue; telle des diamants ou
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des pierres précieuses, elle rayonnait de mille couleurs et un sentiment de bonheur grandiose monta en moi. La lampe, la chambre et Eva disparurent d'un seul coup et je me retrouvai dans un paysage merveilleux, fantastique. Un paysage comparable à l'intérieur d'une gÏ/JanteSl[ue nefgothique, avec une foule innombrable de colonnes et d'arcades. Elles n'étaient pas en pierre, mais en cristal. Des colonnes de cristal bleuâtres, jaunâtres, lactescentes, translucides m'entouraient comme des arbres dans une forêt claire. Leurs cimes et leurs arcades se perdaient à des hauteurs vertieineuses. Une lumière claire m'apparut à l'intérieur de l'œil et une voix douce, merveilleuse, s'adressa à moi, venant de cette lumière.Je ne l'entendais pas par le pavillon de mon oreille, je la percevais comme des idées claires surgissantes. Je reconnus que les frayeurs qui m'avaient envahi cette nuit-là n'étaient rien d'autre que mon égoïsme. Qu'il m'avait coupé des hommes, et m'avait poussé à m'isoler en moi-même.Je n'avais plus aimé que moi-même,j'avais oublié mes proches,je n'avais plus aimé que la jouissance qu'ils m'offraient. Le monde n'existait plus que pour satisfaire mes appétits.J'étais devenu dur, froid, cynique. Voilà ce qu'avait sÏ/Jnifié l'enfer: égo'isme et sécheresse de cœur. Voilà pourquoi tout m'était apparu étranne et incohérent, si ironique et menaçant. Dans un torrent de larmes, j'appris que l'amour vrai revenait à un exercice d'enfermement du Moi, et que le pont qui conduisait au cœur de ses connénères, ce n'était pas le désir mais l'amour désintéressé. Une vague de bonheur d'une int.ensité indicible envahit mon cœur.]'avaisfait l'expérience de la miséricorde de Dieu. Mais comment pouvait-il se faire qu'elle m'ait illuminé précisément à partir de cet abat-jour de pacotille?-Alors la voix intérieure répondit: Dieu est en toute chose. 119
Mon expérience au bord de ce lac de montagne m'a apporté la conviction qu'à côté du monde matérielquotidi.en il y a aussi une autre réalité psychÏi[ue, inaccessible, qui est notre véritable monde intérieur.Je suis maintenant en route vers ce monde. Pour Eva, tout cela n'était resté qu'un mauvais rêve. Nous nous séparâmes peu après.
Le chant joyeux de l'être Les notes suivantes, qui ont été prises par un agent publicitaire américain de vingt-cinq ans, ont été consignées dans le livre n° 627 de Ullstein LSD - die Wunderdroge, de John Cashmann. Elles ont été consignées dans la présente sélection de rapports sur le LSD, dans la mesure où la série de ravissements intenses qui y est décrite comme faisant suite à des visions d'horreur, et où s'expriment successivement un vécu de mort et de résurrection, est caractéristique du cours de nombreuses expériences au LSD. Ma première expérience du LSD a eu lieu dans l'appartement d'un ami qui jouait pour moi le rôle de guide. Les li.eux m'étaient familiers, l'atmosphère agréable et détendue.Je pris deux ampoules de LSD (200 microgrammes) dans un demi-verre d'eau pure. L'effet de la drogue dura près de onze heures, de 20 heures le samedi à presque 7 heures le lendemain matin. Naturellement, je n'ai aucune possibilité de comparaison, mais je suis quand même persuadé que pas un saint n'a vécu de visions plus sublimes, plus somptueuses, ou même un état de transcendance plus béate que moi. Mes capacités à transmettre aux autres ces merveilles sont réduites et en aucun cas à la hauteur de la tâche. faudra se contenter d'une terne
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esquisse, là où seul pourrait mener à bien pareille entreprise un grand maître qui aurait une riche palette à sa disposition.je dois m'excuser de mon incapacité à exprimer avec des mots, et rien d'autre, l'expérience la plus impressionnante que j'ai jamais vécue. Mon sourire entendu devant les tentatives désespérées des autres qui voulaient m'expliquer leurs propres visions ce1estes s'est transformé en un regard de conjuré qui sait - les expériences communes se passent de mots. Ma première idée, après avoir bu le LSD, fut que la drogue n'agissait pas. On m'avait assuré qu'après une demi-heure les premiers symptômes commençaient à apparaître: un titillemcnt cutané.je ne ressentais pas de titillement. j'en fis la remarque, et, pour toute réponse, j'entendis que je n'avais qu'à attendre traTU{Uillemcnt la suite des événements. Comme je n'avais rien de mieux à faire, je me mis à fixer l'éclairage du curseur de recherches des ondes sur la radio et hochai de la tête à la cadence d'un" tube» que je ne connaissais pas.je crois qu'il s'écoula quelques minutes avant que je ne remarque que la lumière qui éclairait les gammes d'ondes modifiait les couleurs comme un kaléidoscope. Plus précisément, je voyais des sons roses et jaunes dans les hautes fréquences, violets et mauves dans les basses. je ris. je ne savais absolument pas quand ce jeu de couleurs avait commencé.]e savais simplement que, maintenant, il s'était produit un événement. je fermai les yeux, mais les sons colorés ne disparurent pas. j'étais sidéré par l'extraordinaire puissance d'éclairement de ces couleurs.je voulais parler, expliquer ce que je voyais, décrire les vibrations, la luminescence des couleurs. Mais, après tout, cela ne me semblait pas être si important. Pendant que je regardais, les couleurs luminescentes inondèrent l'espace et se disposèrent en couches superposées au rythme de la musique. Soudain je pris conscience du fait que les couleurs étaient la musique, mais cette découverte ne parut pas me
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surprendre. Des données que l'on avait tenues si lonotemps pour sacrées perdaient soudain toute importance.Je voulus parler de la musi.que colorée, mais je n'émis aucun mot, que des balbutiements monosyllabi.ques, cependant que des impressions polysyllabi.ques me traversaient la conscience à la vitesse de la lumière. Les dimensions spatiales entrèrent en mouvement, se modifièrent pendant lonotemps, prirent la forme d'un losanoe tremblant, puis s'étalèrent en un ovale, comme si quelqu'un dans la chambre pompait l'air jusqu'à ce que les murs menacent de s'écrouler.J'avais de la peine à me concentrer sur des objets. Soit ils s'enfuyaient dans un néant trouble, soit ils navitJuaient dans l'univers, partis dans des excursions au ralenti qui m'intéressaient extraordinairement.Je voulus regarder l'heure mais les aitJuilles effaçaient mon regard, demander l'heure mais ne le fis pas. J'étais beaucoup trop captivé par ce que je voyais et entendais: des sons rauques, harmoni.ques - des visll{Jes sinouliers. J'étais de'bordé.Je n'avais aucune idée du temps qu'allait durer cette extase.Je sais seulement qu'ensuite apparut l'œuf L'œuf - grand, animé de pulsations et d'un vert éclatant- était déjà là avant queje ne le découvre.Je sentis qu'il était là. nflottait au müieu de l'espace.J'étais fasciné par sa beauté; en même temps je craitJnais qu'il ne tombe à terre et se brise. Mais avant même que j'en eusse fini avec ces idées, l'œuf se déœupa et dévoila une grande fleur multicolore. Je n'avaisjamais vu une fleur pareille. Des pétales d'une incroyable élégance s'épanouirent dans l'espace et éparpillèrent les plus belles rouleurs dans toutes les directions.Je sentais les rouleurs, je les entendais flatter sans cesse mon corps, fraîches et chaudes à la fois; elles sonnaient, elles jouaient de la flûte.
Le premier sentiment inquiétant vint plus tard quand le milieu de la fleur déchira lentement ses pétales. n était
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rwir brillant et paraissait être formé d'inrwmbrables dos de fourmis. Avec une lenteur insouten(ible, il ma111Jea tous les pétales jusqu'au dernier.je voulais lui crier de cesser ou de se dépêcher. Cela me faisait mal de voir disparaître si lentement ces beaux pétales, comme s'ils étaient rongés par une maladie maligne. Puis, dans un éclair de flash, je compris avec angoisse que c'était moi que cette chose noire dévorait. j'étais la fleur, et cet étrange n'importe quoi rampant était en train de m'engloutir! je criai, ou peut-être je braillai, je ne me souviens plus très bien. L'angoisse et le dégoût évinçaient tout le reste.j'entendis mon guide me dire: «Reste calme - accompagne toujours, ne te rebiffe pas, accompagne. »j'essayai de suivre ce conseil, mais cette horrible chose rwire produisait en moi une telle soif de résistance que je criai: «je n'en peux plus! Au secours, aide-moi!» La voix m'apaisait, me consolait: «Laisse faire. Tout va bien. N'aie pas peur. Accompagne et ne résiste pas. » je me sentais me di.ssoudre dans cette horrible apparition. Mon corps fondait en vagues, et s'associait avec le noyau de cette chose rwire, mon esprit était libéré de mon Moi, de la vie et même de la mort. À un moment particulier, cristallin, je reconnus que j'étais immortel. je demandai:« Suis-je mort?» Mais cette question n'avait aucun sens. Soudain ce fut une lumière rayonnante et la beauté exaltante de l'unité. Tout était plein de cette lumière, une lumière blanche d'une incroyable clarté. j'étais mort et j'étais né, et c'était un ravissement pur, sacré. Mes poumons éclatèrent du chant joyeux de l'être. C'étaient l'unité et la vie, l'amour sacré qui remplissait ma vie ne connaissait plus de limites. Ma conscience était vive, omnisciente.je vis Dieu, le diable et tous les saints, etje reconnus la vérité.je me sentais m'envoler dans l'Univers, sans lourdeur, sans chaînes, libre de baigner dans l'éclat bénit des apparitions ce1estes.
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je voulais pousser des cris de joie, chanter la nouvelle vie merveilleuse, les sentiments. je savais et comprenais tout ce qu'il y avait à savoir et à comprendre. j'étais immortel, plus saee que la saeesse, et capable d'un amour qui surpasse tout amour. Chaque atome de mon corps et de mon âme avait vu Dieu, avait senti Dieu. Le monde n'était que chaleur et Bien. Le temps, l'espace et mon Moi s'étaient fondus dans une harmonie cosmique. Tout n'était que lumière blanche. De toutes les.fibres de mon être,je savais qu'il en était ainsi. ]'accueillis en moi cette illumination, je m'offris à elle sans retenue. Quand elle commença à pâlir, je n'eus qu'une envie: la retenir. Et je m'opposai bec et ongles à l'irruption de la réalité du temps et de l'espace. Pour moi, les réalités n'avaient plus de valeur dans notre existence limitée. j'avais contemplé les ultimes vérités, et il ne pourrait y en avoir aucune autre. Tandis que, lentement, j'étais ramené au royaume despotique des heures, des calendriers de rendez-vous et des petites misères, j'essayai de rendre compte de mon voyaee, de mon illumination, de l'horreur, de la beauté, de tout.j'ai dû radoter comme un fou. Mes idées tournoyaient à une vitesse folle si bien que mes mots ne pouvaient plus avancer d'un pas. Mon guide souriait et disait qu'il avait compris.
Ce choix de rapports sur les • voyages dans le monde de l'esprit~. quelle que soit la diversité des vécus dont il se fait l'écho, ne saurait cependant donner une image globale de toute l'étendue des réactions possibles au LSD qui vont des expériences psychiques, religieuses ou mystiques les plus sublimes jusqu'aux désordres psychosomatiques les plus graves. Ainsi, on a décrit des expériences au LSD dans lesquelles la stimulation de la fantaisie et du vécu visionnaire, telle qu'elle apparaît 124
dans les protocoles rapportés ici, a totalement échoué et où les sujets d'expérimentation se sont trouvés tout le temps dans un état de malaise psychique et corporel insupportable, voire avaient le sentiment d'être gravement malades. Les rapports sur l'influence du LSD sur le vécu sexuel sont également très contradictoires. Comme la stimulation de toutes les perceptions sensorielles est une caractéristique essentielle des effets du LSD, l'ivresse sensorielle de l'acte sexuel peut connaître des niveaux très différents. On a quand même décrit des cas où le LSD ne conduisait pas dans les paradis érotiques attendus, mais dans un purgatoire, voire dans l'enfer d'une extinction de ces sensations et dans le vide de la mort. Une telle diversité, une telle variété des réactions à une drogue ne peut se rencontrer qu'avec le LSD et les hallucinogènes qui lui sont proches. Il faut en rechercher l'explication dans la complexité et la variabilité des structures profondes, tant psychiques qu'intellectuelles, de l'homme, auxquelles le LSD permet d'accéder et qu'il peut mettre en scène.
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9. Les cousins mexicains du lSD
F
IN 1956, une note publiée dans un journal attira tout particulièrement mon attention. Des chercheurs américains avaient découvert chez des Indiens du Sud du Mexique des champignons qui, mangés au cours de cérémonies religieuses, produisaient un état d'ivresse accompagné d'hallucinations.
Téonanacatl, le champignon sacré Comme, à l'époque, la seule drogue dont on savait qu'elle était susceptible de produire des hallucinations comparables à celles provoquées par le LSD était le cactus mescaline, qui pousse lui aussi au Mexique, j'aurais aimé prendre contact avec ces chercheurs pour en savoir plus sur ces champignons hallucinogènes. Mais, dans sa brièveté, l'article ne mentionnait ni les noms ni l'adresse de ces chercheurs, de sorte qu'il me fut impossible de recueillir des informations complémentaires. Malgré tout, ces mystérieux champignons, dont l'étude chimique aurait été une tâche passionnante, continuèrent à me préoccuper. C'est bien le LSD qui était en jeu, comme je le constatai par la suite, quand, au début de l'année 126
suivante, ces champignons se retrouvèrent dans mon laboratoire, sans la moindre intervention de ma part. Par l'intermédiaire de Y. Dunant, qui dirigeait, à l'époque, la filiale parisienne de Sandoz, le Pr R. Heim, directeur du Laboratoire de cryptogamie du Muséum national d'histoire naturelle de Paris, demanda au Département de recherche pharmaceutique de Bâle si nous étions intéressés par une investigation chimique des champignons hallucinogènes mexicains. Ravi de cette aubaine, je me déclarai prêt à m'attaquer à ce travail dans mon département, le Laboratoire de recherche sur les substances naturelles. Le lien était trouvé avec ces recherches passionnantes sur les champignons magiques mexicains dont les caractéristiques ethno-mycologiques et botaniques avaient déjà fait.1' objet d'études scientifiques approfondies. L'existence de ces champignons magiques constituait depuis longtemps déjà une énigme. L'histoire de cette redécouverte est exposée de main de maître dans un ouvrage de référence en deux tomes richement illustrés, Mushrooms, Russia and History (Pantheon Books, New York, 195 7) ; les auteurs, le couple de chercheurs américains Valentina Pavlovna et R. Gordon Wasson, avaient joué un rôle prépondérant dans cette redécouverte. Les explications qui suivent sur l'histoire de ce champignon sont extraites de la publication des Wasson. Les premiers témoignages écrits de l'utilisation de champignons hallucinogènes au cours de fêtes ou bien dans le cadre de cérémonies religieuses, de pratiques thérapeutiques à caractère magique, se trouvent chez des chroniqueurs ou naturalistes espagnols qui pénétrè127
rent dans le pays au xvr siècle, peu après la prise de Mexico sous le commandement d'Hernan Cortéz. Le témoin le plus important est le frère franciscain Bernardino de Sahagun qui mentionne à plusieurs reprises les champignons magiques dans son fameux ouvrage historique Historia general de las cosas de Nueva Espana, rédigé entre 1529 et 1590, et où il en décrit les effets et l'utilisation. Ainsi, par exemple, il décrit des commerçants qui fêtent par une" champignon-party» leur retour d'un voyage d'affaires particulièrement fructueux. Au cours de la fête, au moment où les flûtes commençaient à jouer, ils mangèrent des champignons. ns ne prirent aucune autre nourriture; la nuit entière, ils ne burent que du chocolat. Ils mangèrent les champignons avec du miel. Quand les champignons commencèrent à agir, on dansa, on pleura... Ils avaient des visions, les uns mouraient à la guerre ... d'autres étaient dévorés par des bêtes sauvages ... d'autres encore devenaient riches et pouvaient s'acheter des esclaves... ou bien ils commettaient l'adultère, alors ils étaient lapidés et se faisaient briser le crâne ... ou bien ils se noyaient... ou bien ils trouvaient la paix dans la mort... ou bien ils se tuaient en tombant du toit de leur maison. Toutes ces choses, ils les voyaient. Quand l'effet des champignons céda, ils s'assirent ensemble et se racontèrent les visions qu'ils avaient eues.
Dans un écrit de la même époque, un frère dominicain, Diego Duran, rapporte qu'au cours de festivités données en 1502, à l'occasion de l'accession au trône de Montezuma II, le célèbre empereur aztèque, on fit usage de champignons hallucinogènes. 128
Un passage d'une chronique de Don Jacinto de la Serna, qui date du XVII' siècle, témoigne de l'utilisation de ces champignons dans un cadre religieux: fl advint qu'un Indien de Tenango, du nom de juan Chichiton, arriva au vil.laoe ... n avait apporté des champignons qu'il avait ramassés dans la montagne pour organiser un grand service divin ... Dans une maison où l'on s'était réuni pour ce'llbrer un saint, on joua toute la nuit du teponastli (un instrument de musique aztèque) et l'on chanta... Après minuit, juan Chichiton, l'officiant dans ce rite de communion, associa au partage des champignons tous ceux qui étaient là; ils en mangèrent tous et tous burent du puÙfUe... si bien qu'ils perdirent tous la raison, que c'en était abominable.
En nahuatl, la langue des Aztèques, ces champignons étaient appelés Téo-nanacatl, ce que l'on pourrait traduire par " champignon divin •. On a des raisons de penser que l'utilisation de ces champignons dans le cadre de cérémonies remonte loin dans l'époque pré-colombienne. Au Guatemala, au Salvador etdans les régions montagneuses frontalières du Mexique, on a retrouvé des espèces de champignonspierres. Ce sont ces sculptures de pierre en forme de champignons à chapeau dans le pédoncule desquels a été ciselé le visage ou le buste d'un dieu ou de démons zoomorphiques. La plupart ont une taille d'environ 30 centimètres. Les archéologues pensent que les exemplaires les plus anciens peuvent être datés d'époques qui remontent à cinq siècles avant Jésus-Christ. L'illustration ciaprès montre un de ces champignons-pierres, relativement récent, qui date de la période pré-classique maya 129
(300 av. J.-C. à 600 ap. J.-C.). Il est conservé au Rietberg Museum de Zurich.
Si la conception défendue par Wasson - et il y a de solides arguments pour l'étayer - selon laquelle il y a un rapport entre ces champignons-pierres et le téonanacatl se vérifie, cela signifie que le culte du champignon, incluant l'usage magique qui en est fait à des fins médicales ou l'usage religieux dans le cadre de cérémonies, a plus de deux mille ans. Les effets enivrants, inducteurs d'hallucinations et de visions de ces champignons apparurent aux missionnaires chrétiens comme l' œuvre du démon. Ils essayèrent donc par tous les moyens d'en extirper la consommation. Mais ils n'y réussirent que partiellement car aujourd'hui encore les Indiens utilisent en secret le champignon sacré, le téonanacatl. Étonnamment, les rapports sur l'usage des champignons magiques qui figuraient dans les anciennes 130
chroniques passèrent inaperçus les siècles suivants, vraisemblablement parce qu'on les prenait pour des produits phantasmatiques d'une époque superstitieuse. La connaissance de 1'existence de ces • champignons sacrés • faillit même disparaître définitivement quand, en 1915, un botaniste américain de renom, W. E. Stafford, soutint devant la Société de botanique de Washington, puis dans une publication scientifique, la thèse selon laquelle il n'avait jamais rien existé du genre de ces champignons magiques; selon lui, les chroniqueurs espagnols avaient pris le cactus mescaline pour un champignon. Quoi qu'il en soit, l'attention du monde scientifique fut détournée de cette énigme des champignons mystérieux par cette contre vérité soutenue par Stafford. C'est le médecin mexicain Blas Pablo Reko qui, le premier, s'inscrivit officiellement en faux contre cette opinion. Il avait trouvé des éléments prouvant qu'aujourd'hui encore, dans certaines régions montagneuses du Sud du Mexique, on faisait usage de champignons au cours de cérémonies médico-religieuses. Mais ce n'est qu'en 1936-1938 que l'anthropologue Robert}. Weitlaner et le botaniste Richard E. Schultes, de l'université Harvard, trouvèrent effectivement des champignons de ce type dans cette région; enfin, en 1938, un groupe de jeunes anthropologues américains sous la direction de J. B. Johnson réussit pour la première fois à assister à une cérémonie secrète de nuit. C'était à Huautla de Jimenez, le chef·lieu de la province des Mazatèques, dans la province de Oaxaca. Mais les chercheurs restèrent uniquement observateurs; la consommation des champi· gnons leur fut refusée. Johnson fit un rapport sur ce qu'ils 131
avaient vécu dans un périodique suédois (Ethnological Studies 9, 1939). Puis survint une pause supplémentaire dans la recherche sur ces champignons magiques. La Deuxième Guerre mondiale éclata. Sur ordre du gouvernement américain, Schultes dut se mettre à travailler sur la récolte du caoutchouc dans les régions amazoniennes. Quant à Johnson, il périt lors du débarquement allié en Afrique du Nord. Par la suite, ce furent des chercheurs amateurs, le couple déjà mentionné, Valenti.na Pavlovna et R. Gordon Wasson, qui reprirent le problème du point de vue ethnologique. R. G. Wasson était banquier, vice-président de la banque}. P. Morgan Co. de New York. Sa femme, décédée en 1958, était pédiatre. En 1953, les Wasson s'installèrent là où, quinze ans plus tôt, J. B. Johnson et ses élèves avaient constaté la survivance du culte indien du champignon, dans la région mazatèque de Huautla de Jimenez. Ils obtinrent des informations de première importance par une missionnaire américaine en activité dans la région depuis de nombreuses années, miss Eunice Victoria Pike, membre du Wycliffe Bible 'Iranslators; grâce à sa connaissance de la langue et à son rôle de directeur spirituel visà-vis de la population, elle était plus au fait que quiconque de l'importance de ces champignons magiques. Au cours de séjours assez longs et répétés à Huautla et dans la région, les Wasson purent étudier jusque dans les détails l'usage actuel des champignons et faire des comparaisons avec les descriptions des anciennes chroniques. Il s'avéra que la croyance en ces« champignons sacrés• était encore largement répandue dans cette région. Mais les Indiens n'en parlaient pas aux étrangers. Il a donc 132
fallu beaucoup de tact et d'adresse pour gagner la confiance des populations indigènes et avoir un regard sur ces sphères cachées. Dans la forme actuelle du culte du champignon, les anciennes représentations, les anciens rites se confondent avec les idées et la terminologie chrétiennes. Ainsi, on parle souvent des champignons comme du sang du Christ, parce qu'ils ne pousseraient que là où est tombée une goutte du sang du Christ. D'après une autre symbolique, les champignons sortent de terre là où une goutte de salive de la bouche du Christ a touché le sol; d'où l'on peut conclure que c'est Jésus-Christ lui-même qui parle à travers les champignons. La cérémonie des champignons se déroule sous la forme d'une consultation. Le consultant, le malade ou sa famille interrogent, en payant sous différentes formes, un ou une sage, un sabio ou une sabia, appelés aussi curandero ou curandera. On pourrait traduire curandero par un mot comme • prêtre-guérisseur • ; en effet, sa fonction tient autant de celle du prêtre que de celle du médecin, deux personnages particulièrement difficiles à trouver dans ces régions éloignées de tout. Dans la langue mazatèque, il semble qu'il n'y ait pas de mot équivalent précisément à l'espagnol curandero. Le« prêtre-guérisseur • est appelé co-ta-d-ne, • celui qui sait •. Il mange les champignons au cours d'une cérémonie qui se déroule toujours de nuit. Les autres personnes présentes se partagent les champignons, mais la plus grande quantité revient de droit au curandero. La séance se passe en prières et en incantations. On commence par fumer rapidement les champignons au-dessus d'un bac où brûle du copal (une 133
résine comparable à l'encens). Les autres participants sont allongés paisiblement sur leur natte, dans l'obscurité totale, ou parlois à la lueur d'une bougie. Le curandero prie en chantant, assis ou à genoux devant une sorte d'autel sur lequel se trouvent un crucifix ou une image de saint et d'autres objets de culte. Sous l'influence des champignons sacrés, il atteint un état visionnaire auquel participent plus ou moins les autres personnes présentes, même passivement. Le champignon téonanacatl donne les réponses sur le même ton monocorde que le curandero aux questions qui lui sont posées. Il dit si la personne malade va mourir ou bien guérir, quelles plantes amèneront la guérison; il découvre qui a tué tel homme, qui a volé un cheval; ou bien il fait savoir comment vont les parents qui sont partis loin, etc. La cérémonie des champignons n'a pas seulement une fonction de consultation, loin de là; par plusieurs côtés, elle a un sens comparable à celui qu'a la Cène pour les chrétiens croyants. De nombreux récits d'indigènes nous ont permis de conclure qu'ils croyaient que c'était Dieu lui-même qui leur avait offert le champignon sacré, parce qu'ils étaient pauvres, qu'ils n'avaient ni médecins ni médicaments, et que, de plus, comme la Bible leur était hermétique -ils ne savaient pas lire-, Dieu leur parlait directement par l'intermédiaire du champignon. Eunice V. Pike, la missionnaire, nous expliqua aussi toutes les difficultés qu'il y avait à vouloir expliquer le message du Christ, les Écritures, à un peuple qui croyait posséder les moyens - précisément les champignons sacrés - qui lui révélaient de manière immédiate, sensible, la volonté
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de Dieu, les moyens qui lui permettaient de voir dans le ciel et d'entrer en relation avec Dieu lui-même. Le respect des Indiens pour les champignons sacrés apparaît aussi dans leur croyance selon laquelle seule peut les consommer sans dommages une personne • pure •. Dans ce contexte, • pur • signifie : pur pour la cérémonie, ce qui inclut par exemple l'abstinence sexuelle cinq jours avant et cinq jours après la consommation du champignon. D'autre part, pour ramasser les champignons, il y a des règles précises à observer. Si elles ne sont pas respectées, les champignons pourront rendre fou ou même tuer celui qui les consommera Les Wasson avaient entrepris leur première expédition au mazatèque en 1953, mais ce n'est qu'en 1955 qu'ils réussirent à faire oublier suffisamment aux mazatèques, devenus entre-temps leurs amis, la crainte et la retenue qu'ils pouvaient ressentir pour se voir autorisés à participer activement à une cérémonie des champignons. À la fin juin de cette année-là, R Gordon Wasson et son acolyte, le photographe A. Richardson, purent manger des champignons sacrés au cours d'une cérémonie nocturne. Ils furent très vraisemblablement les premiers étrangers, les premiers Blancs, à avoir jamais pu goûter le téonanacatl. Dans le deuxième tome de Mushroom, Russia and Irrstary, Wasson décrit sur un ton tout à fait enthousiastes, comment le champignon prit possession de lui, malgré sa tentative de s'opposer à ses effets pour pouvoir rester un observateur objectif. Il vit d'abord des formes géométriques colorées, qui prirent ensuite une allure quasi architecturale. Puis vinrent des visions de halles aux colon135
nades merveilleuses, de palais décorés de pierres précieuses, d'une harmonie et d'un luxe surnaturels, des voitures triomphales tirées par des animaux fabuleux comme seule la mythologie en connaît, et des paysages d'un éclat féerique. Détachée du corps, l'âme flottait hors du temps dans un royaume de fantaisie au milieu d'images d'une plus grande vérité et d'une signification plus profonde que celles de la vie quotidienne. L'origine première semblait vouloir se livrer et, cependant, la porte ultime ne s'ouvrait pas. Pour Wasson, cette expérience démontra clairement que les forces magiques que l'on attribuait aux champignons étaient réellement présentes et ne relevaient pas que de la superstition. Pour soumettre les champignons à la recherche scientifique, il était déjà entré en contact avec le mycologue parisien déjà mentionné, Roger Heim. Heim accompagna les Wasson dans leurs expéditions ultérieures au Mazatèque et travailla à l'identification botanique des champignons sacrés. Il apparut qu'il s'agissait d'agaricacées de la famille des strophariacées, qui compte une douzaine d'espèces différentes, non encore étudiées scientifiquement et qui sont, pour la plupart, du genre psilocybe. Heim réussit même à en cultiver quelques sortes en laboratoire. Le Psilocybe mexicana de Heim se révéla tout à fait propice à la culture en laboratoire. Parallèlement à ces travaux de botanique sur les champignons magiques, la recherche chimique s'était fixé pour but d'extraire le principe actif hallucinogène du champignon et de le décrire sous sa forme chimique 136
pure. Des recherches identiques furent menées à l'instigation du Pr Heim au laboratoire chimique du Muséum national d'histoire naturelle de Paris, tandis qu'aux États-Unis des groupes de travail avaient entrepris des recherches sur cette question dans les laboratoires des deux grandes firmes pharmaceutiques Merck & Smith et Kline & French. Les laboratoires américains s'étaient directement procuré une partie de leurs champignons auprès de R. G. Wasson, et étaient allés récolter l'autre partie dans la sierra Mazateca. Les investigations chimiques ne débouchant sur aucun résultat positif, à Paris comme en Amérique, le Pr Heim, ainsi qu'il a déjà été signalé au début de ce chapitre, s'adressa à notre firme, en partant du principe que notre connaissance expérimentale du LSD, qui s'apparente quant aux effets aux champignons magiques, pourrait bien être de quelque utilité dans les tentatives pour isoler ce principe actif. C'est donc le LSD qui a indiqué au téonanacatl le chemin de notre laboratoire.
À l'époque, j'étais responsable de la Division substances naturelles des laboratoires de recherche pharmaco·chimique, et je voulais confier ce travail sur les champignons magiques à l'un de mes collaborateurs. Mais il ne montra aucun empressement à entreprendre ce travail, parce qu'il était évident que le LSD, comme tout ce qui avait à voir avec cette substance, était un thème assez peu goûté par la direction générale de l'entreprise. Comme l'enthousiasme nécessaire à un travail positif n'est pas quelque chose qui se commande, et que moi par contre j'en avais, je décidai de prendre en main moi-même ces investigations. 137
Diéthy/amidt de /'adde lyergique (LSD) cristallisé dans l'éther.
Psilocybine cristallisée dans le méthanol.
Psilodne cristallisée dans lt méthanol.
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Pour le début de l'analyse chimique, nous avions à notre disposition 100 grammes de champignon sec de type Psilocybe mexicana que le Pr Heim avait fait pousser en laboratoire. Pour les expériences d'isolation et d'extraction, c'était mon laborantin Hans Tscherter qui m'assistait; au bout de décennies de travail en commun, il était devenu un collaborateur parfaitement au fait de mes façons de travailler, tout à fait compétent. Comme il n'existait pas le moindre repère sur les propriétés chimiques du principe actif recherché, les essais d'isolement devaient être conduits à partir des effets des extraits. Mais aucun des différents extraits utilisés ne montra, ni sur la souris, ni sur le chien, d'effet pharmacologique univoque à partir duquel on aurait pu conclure à la présence du principe hallucinogène. L'efficacité des champignons cultivés et séchés à Paris fut alors mise en doute. On ne pouvait trancher là-dessus qu'à partir d'une expérience sur l'homme. Comme dans le cas du LSD, j'ai assumé moi-même cette expérience fondamentale: pour un chercheur, il est inconcevable de confier à un autre une auto-expérimentation nécessaire à ses propres recherches, à plus forte raison quand s'y attache un certain risque. Pour cette expérience, j'ai mangé trente deux exemplaires séchés de Psilocybe mexicana qui pesaient, en tout 2,4 g. D'après les indications de Wasson et Heim, cette quantité correspond à la moitié de la dose utilisée par les curanderos. Les champignons déployèrent une intense activité psychique, comme le montre l'extrait suivant du protocole d'expérience: 139
Une demi-heure après, le monde extérieur commença à se modifier étrangement. Tout prenait un caractère mexicain. Comme j'étais parfaitement conscient de mes capacités à imaginer des scènes mexicaines à partir de la connaissance que j'avais de l'origine mexicaine de ces champignons, je cherchai consciemment à considérer mon environnement tel que je le voyais habituellement. Mais tous mes efforts de volonté pour voir les choses dans les formes et les couleurs que je leur connaissais restèrent vains. Les yeux ouverts ou fermés, je ne voyais que des couleurs indiennes, que des motifs indiens. Quand le médeéin qui surveillait l'expérience se pencha sur moi pour contrôler ma tension artérielle, il se transforma en un sacrificateur aztèque etje n'aurais pas été plus étonné s'il avait tiré un couteau en obsidienne. Malgré le sérieux de la situation, cela m'amusa quand le visage alémanique de mon collègue eut adopté une expression purement indienne. Au point fort de l'ivresse, une heure et demie environ après la prise des champignons, l'affluence des images intérieures - c'étaient des motifs abstraits pour la plupart, changeant à grande vitesse de forme et de rouleur - prit une dimension si angoissante que j'eus peur de m'être enfoui dans ce magma de formes et de rouleurs et de m'y dissoudre. Six heures après environ, le rêve prenait fin. Subjectivement, j'aurais été incapable d'indiquer combien de temps avait duré cet état hors du temps. Le retour à la réalité habituelle fut ressenti comme un retour réjouissant d'un monde étranger, vécu comme tout à fait réel, au bon vieux domicile.
Cette auto-expérimentation montra une fois de plus que l'homme réagit beaucoup plus que l'animal aux substances psycho-actives. Comme on l'a déjà mentionné, nous avions fait la même constatation déjà au cours de nos recherches sur le LSD. Ce n'était pas le manque d'effi140
cacité du champignon, mais le manque de réactivité des animaux sujets d'expérience face à ce type de substance qui expliquait pourquoi nos extraits, apparemment, n'avaient eu aucun effet sur la souris, ni sur le chien.
Psilocybine et psilocine Comme l'expérimentation sur l'homme était le seul test dont nous pouvions disposer pour découvrir les doses efficaces d'extrait, il ne nous restait plus, si nous voulions poursuivre le travail et le mener à bien, qu'à entreprendre les tests sur nous-mêmes. Sachant qu'avec 2,4 g de champignons secs l'auto-expérimentation décrite cidessus avait provoqué une réaction puissante, qui avait duré plusieurs heures, nous ne prélevâmes par la suite que des fractions des échantillons à tester correspondant au tiers de cette quantité, soit 0,8 g de champignons secs; s'ils contenaient le principe actif, ils ne développeraient qu'un léger effet, n'amoindrissant que passagèrement nos capacités de travail; mais cet effet devrait pourtant être assez significatif pour nous permettre de distinguer sans équivoque les échantillons inactifs de ceux contenant le principe actif. Plusieurs collègues et d'autres collaborateurs proposèrent eux-mêmes de participer aux séries de tests en qualité de cobayes. A la suite de cette épreuve sur matériel humain, nous avons finalement réussi à isoler le principe actif, à l' enrichir et à le rendre chimiquement pur en utilisant de nouveaux procédés de séparation. Nous obtînmes ainsi deux nouvelles substances sous forme de cristaux incolores, que je nommai psilocybine et psilocine. 141
Le Pr Heim et mes collègues A. Braek et H. Kobel s'étant procuré une quantité assez grande de champignons, nous réussîmes à en améliorer notablement les conditions de culture en laboratoire ; après quoi, nous publiâmes ces résultats en mars 1958 dans le journal Experientia.
Psi/ocybe mexiœna.
Mes collaborateurs d'alors, A. J. Frey, H. Ott, Th. Petrzilka et F. Troxler, participèrent au stade suivant de la recherche, sur la structure chimique de la psilocybine et de la psilocine et sur la synthèse découlant de cette étude. La structure chimique de ces principes actifs de champignons mérite, à maints égards, une attention particulière. La psilocybine et la psilocine, comme le LSD, font partie d'une classe importante dans le domaine de la biologie animale et végétale, celle des substances indol. Des caractéristiques chimiques communes aux deux types de champignons et au LSD montrèrent que la psilocybine et la psilocine étaient étroitement apparentées au LSD, non seulement du point de vue de leurs effets psychiques, mais aussi de leur structure chimique. 142
La psilocybine est un ester de l'acide phosphorique de la psilocine; en tant que telle, d'ailleurs, elle est la première substance indol, et la seule à ce jour, qui contienne à l'état naturel de l'acide phosphorique. Le radical d'acide phosphorique n'intervient pas du tout dans l'effet, car la psilocine, qui ne contient pas d'acide phosphorique, est aussi active que la psilocybine; mais il tend à stabiliser la molécule. Alors que la psilocine est rapidement dégradée par l'oxygène de l'air, la psilocybine est une substance stable.
La psilocybine et la psilocine ont une structure chimique tout à fait semblable à celle de l'hormone cérébrale sérotonine. Comme nous l'avons déjà noté dans le chapitre sur le LSD dans les expérimentations animales et en recherche biologique, la sérotonine joue un rôle très important dans la chimie des fonctions cérébrales. Dans les expériences pharmacologiques, tout comme le LSD, les deux substances constitutives des champignons bloquent l'action de la sérotonine sur différents organes. D'autres propriétés pharmacologiques encore de la psilocine et de la psilocybine sont semblables à celles du LSD. La différence essentielle tient à leur efficacité quantitative respective, tant sur les hommes que sur les animaux. Chez l'homme, la dose efficace moyenne de psilocybine ou de psilocine est de 10 milligrammes (0,01 gramme), ce qui veut dire que ces deux substances sont plus de 100 fois moins actives que le LSD pour lequel une dose de 0,1 milligramme représente une forte dose. De plus, l'effet des substances constitutives des champignons dure moins longtemps 143
que celui du LSD, de quatre à six heures, alors qu'il dure huit à douze heures avec le LSD. La synthèse totale de psilocybine et de psilocine, c'est-à-dire leur élaboration artificielle sans utilisation de champignons put être développée en un procédé technique permettant de produire ces substances à grande échelle. Il est plus rationnel et plus économique de les préparer par synthèse que de les extraire des champignons. Avec l'isolement et la synthèse de la psilocine et de la psilocybine, la démystification des champignons magiques était parachevée. Les substances dont les effets merveilleux firent penser aux Indiens, pendant des millénaires, qu'un dieu habitait dans ce champignon ont été expliquées dans leur structure chimique et purent être fabriquées artificiellement à l'alambic. En quoi consiste en l'occurrence le progrès que la recherche scientifique a fait faire à la connaissance? En cela seulement que l'énigme qui entourait les effets merveilleux du téonanacatl a été ramenée à une énigme sur les effets de deux substances cristallisées, car ces effets, la science ne peut pas les expliquer mais seulement les décrire.
La parenté des effets psychiques de la psilocybine avec ceux du LSD, leur caractère visionnaire-hallucinatoire apparaît manifestement dans ce protocole d'une expérience à la psilocybine menée par Rudolf Gelpke, extrait du journal déjà mentionné Antaios. 144
Quand le temps s'arrête (10 mg de psilocybine, le 6 avril 1961à10 h 20)
L'effet commence après une vingtaine de minutes: sérénité, besoin de parler, ligère sensation d'étourdissement, agréable quand même,« délicieuse respiration profonde "· 10.50: Fort! Étourdissement, ne peux plus me concentrer. 10.55: Excité; intensité des couleurs; tout est entre le rose et le rouge. 11.05: Le monde se concentre sur le milieu de la table. Couleurs très intenses. 11.10: Clivage de l'être, inouï - comment pourrais-je décrire ce sentiment vital? Des vagues, des « Moi » différents, il faut que je me reprenne. Immédiatement après avoir pris ces notes, de la table du petit déjeuner, où j'avais mangé en compagnie du Dr H, de sa femme et de la mienne, je sortis m'allonger sur le gazon. I1ivresse atteignit vite son point culminant. A wrs que je m'étais fermement promis de prendre des notes sans arrêt, cela ne me paraissait plus maintenant qu'une pure perte de temps, vu l'infinie lenteur à laquelle j'écrivais et l'ineffable pauvreté des capacités expressives de ma langue, comparativement au caractère diluvien du vécu intérieur qui m'assaillait et menaçait de me faire sauter. n me sembla que cent ans ne suffiraient pas à décrire la richesse du vécu d'une seule minute. Au de'but, c'étaient encore les impressions optiques qui étaient au premier plan: je vis avec émerveillement une succession ininterrompue d'arbres dans la forêt nue; puis brusquement dans un silence à vous couper le souffle, des nuages qui s'amoncelaient, majestueusement festonnés dans le ciel ensoleilli, en un
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empilement de millier de couches - du ciel sur du ciel; je m'attendais à ce que, dans l'instant qui allait suivre, se produise ou apparaisse, là-haut, queU,ue chose d'infiniment puissant, d'inoui; quellfue chose qui n'aurait encore jamais été là - verrais-je un Dieu? Restaient l'attente, l'intuition, le« sur le seuil du dernier sentiment "· .. Je m'e1oi[Jnai encore (la proximité des autres me déranneait) et m'allongeai à un bout du jardin sur un bûcher gorgé de soleil - que caressaient mes doi{Jts, ivres d'une douceur de'bordante, d'une sensualité animale. Subitement, je m'engloutis en moi-même; ce fut un point culminant absolu; un sentiment de bonheur me traversa, une fe'licité béate - les yeux fermés, je me trouvai dans un vide plein d'ornements rouge brique et en même temps« à l'alpha et à l'oméga du silence total du vent », Je le savais: tout était bon - la cause et l'ori{Jine de toute chose était bonne. Mais, au même instant, je pris conscience aussi de la souffrance et du dégoût, de l'inharmonie et de l'incompre1rension de la vie quotidienne où l'on n'estj~ « entier »,mais divisé, haché menu, écartelé entre ces minuscules de'bris que sont les secondes, les minutes, les heures, les jours, les semaines, les années; où l'on est un esclave du temps Moloch qui dévore tout un chacun, petit bout par petit bout, où l'on est condamné au balbutiement, au gâchis, à l'incomplétude; là-bas, dans le quotidien de l'humanité, il faut traîner derrière soi, à travers ce rêve fiévreux qu'est le « présent », à partir d'un « passé » maudit et dans un « futur » tout brumeux - comme un dard profondément enfoncé dans l'âme, comme un mémorial de désirs jamais assouvis, comme un destin de paradis promis et perdu, la perfection et l'absolu, la simultanéité de toute chose, l'éternelle vacuité de l'âge d'or, cette raison d'être - qui a pourtant toujours existé et qui existera toujours. Voilà ce que je pensais. Cette ivresse était un voyage non pas à l'extérieur, mais à l'intérieur de l'homme, etje ressentis 146
un instant la réalité d'un endroit situé queùpl,e part audelà de la barrière du temps. Quand je recommençai à sentir cette gravité, j'étais assez enfant pour vouloir repousser le retour: à 11 h 45, je repris une dose de 6 mg de psilocybine et encore 4 mg à 14 h 30. L'effet en fut faible et ne justifie pas que j'en parle.
Mm• Li Gelpke s'est également associée à cette série d'expériences au LSD et à la psilocybine en se soumettant à trois auto-expérimentations; c'est au cours de l'une de ces expériences qu'est née un dessin au lavis. La dessinatrice ajouta en commentaires: Rien, sur cette page, n'a été dessiné consciemment. Pendant que j'y travaillais, le souvenir [de ce vécu sous psilocybine] était redevenu réalité et guidait chacun de mes traits. L'image est donc une superposition de couches, comme ce souvenir, et la forme, en bas à droite, est la prisonnière de son rêve ... Quand, des semaines plus tard, j'eus entre les mains des livres sur l'art mexicain, j'y retrouvai les motifs de mes visions - avec un brusque sentiment d'épouvante ...
Que des motifs mexicains entrent en scène au cours de l'ivresse à la psilocybine, je l'ai moi-même constaté dans ma première auto-expérimentation à la psilocybine, comme je l'ai déjà dit ... Ce phénomène s'est également produit pour R. Gordon Wasson. À partir de telles observations, il a exprimé l'idée que l'art mexicain primitif aurait été influencé par des images visionnaires comme celles qui apparaissent en état d'ivresse aux champignons. 147
Ololiuqui, le « volubilis magique » Après avoir réussi, en un temps relativement court, à résoudre l'énigme du champignon sacré téonanacatl, je m'intéressai au problème d'une autre drogue magique mexicaine, restée inexpliquée sur le plan chimique, l' ololiuqui. Ololiuqui est le nom aztèque des graines de certains types de volubilis (convolvulacées) qui furent utilisées dès l'époque pré - colombienne par les Aztèques et certains de leurs voisins dans le cadre de cérémonies religieuses ou de pratiques thérapeutiques magiques, au même titre que le cactus mescaline, le peyotl et le téonanacatl. Aujourd'hui encore, l'ololiuqui est utilisé par certaines tribus indiennes, les Zapotèques, les Chinantèques, les Mazatèques et les Mixtèques qui menaient, il y a peu de temps encore, une existence réellement isolée, peu influencée par le christianisme.
Jpomea tricolore.
R. Evans Schultes, le directeur de !'Harvard Botanical Museum de Cambridge (États-Unis), a publié en 1941 une, excellente étude sur les aspects historiques, ethnologiques et botaniques de l'ololiuqui. Elle s'intitule A 148
Contribution to our Knowledge of Rivea Corymbosa, the Narcotic Ololiuqui of the Aztecs. Les données que l'on va lire sur l'histoire de l'ololiuqui proviennent pour la plupart de la monographie de Schultes.
Rivea corymbosa.
Les premières indications sur cette drogue se trouvent chez les chroniqueurs espagnols du XVI" siècle, qui mentionnaient également le peyotl et le téonanacatl. Voici ce qu'écrit le frère franciscain Bernardino de Sahagun, dans sa célèbre chronique que j'ai déjà évoquée
Historia general de las cosas de Nueva Espana (Histoire générale des choses de la Nouvelle Espagne, Éditions La Découverte, 1983}, à propos des effets merveilleux de l'ololiuqui:
n y a une herbe, appelée coatl xoxouhqui (le serpent vert) qui produit une graine qui s'appelle l'ololiuqui. Cette graine engourdit les sens, elle les abuse. Elle est offerte comme boisson mtl{JÜ(ue•.. Le Dr Francisco Hernandez, qui avait été envoyé au Mexique par Philippe II d'Espagne de 1570à1575 pour y étudier les remèdes des indigènes, nous donne
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quelques indications supplémentaires. Dans le chapitre " De l' ololiuqui • de son ouvrage monumental publié à Rome en 1651 sous le titre Rerum Medicarum Novae
Hispaniae Thesaurus Seu Plantarum, Animalium, Mineralium Mexicanorum Historia, il donne une description exhaustive de l'ololiuqui, accompagnée d'une première illustration. Voici la traduction d'un extrait du texte latin qui accompagne celle-ci: L'ololiuqui, encore appelée coaxihuitl ou herbe de serpents, est une plante grimpante dont les fines feuilles vertes rappellent la forme d'un cœur ... les fleurs sont blanches et relativement grandes ... les graines arrondies. Quand les prêtres des Indiens entrent en contact avec les dieux et qu'ils veu'lent leur demander des informations, ils manoent de ces plantes pour s'enivrer. Des müliers d'imanes fantastiques et de démons leur apparaissent alors ...
Malgré cette description relativement bonne, l'identification botanique de l'ololiuqui en tant que graine de l'hallucinogène Rivea corymbosa donna lieu à des discussions houleuses dans les cercles de spécialistes, et, récemment, on a proposé comme désignation botanique correcte Turbina corymbosa (L.) Raf. Quand, en 1959, je décidai d'essayer d'isoler le principe actif de l'ololiuqui, il n'y avait qu'un seul rapport sur les travaux menés en chimie autour de la graine de Turbina corymbosa. Il avait été rédigé en 1937 par C. G. Santesson, un pharmacologue de Stockholm. Mais Santesson n'avait pas réussi à isoler un principe actif sous sa forme pure. Sur les effets des graines d'ololiuqui avaient été publiés des rapports tout à fait contradictoires. En 1955, 150
le psychiatre H. Osmond se livra à des auto-expérimentations avec des graines de 'llnbina corymbosa. Après avoir ingéré de 60à100 graines, il entra dans un état d'apathie et de vide qui s'accompagna d'une sensibilité accrue aux stimuli visuels. Quatre heures après, ce fut une période de détente et de bien-être, qui dura assez longtemps. Mais les résultats publiés en 1958 en Angleterre par V. J. Kinross-Wright contredisaient ce rapport: selon lui, des expérimentateurs volontaires qui avaient pris jusqu'à 125 graines ne ressentirent aucun effet. Par l'intermédiaire de Gordon Wasson, j'arrivai à avoir deux types de graines d'ololiuqui. Dans sa lettre du 6août1959, qui accompagnait cette livraison, il écrit: Je vous fais parvenir un petit paquet de graines dont je crois qu'il s'tl{Jit de Rivea corymhosa, connu également sous le nom d'ololiuqui, la ce'lèbre drogue des Aztèques. À Huautla, on les appelle semilla de la virgen. Le paquet, comme vous le verrez, contient deux petites bouteilles de graines que j'ai trouvées à Huautla et un récipient plus grand, de graines, qui m'a été fourni par Francisco Ortega, un Indien zapotèque qui les a lui-même récoltées des plantes de la région zapotèque de San Bartolo Yautepec ...
Les premières graines, marron clair, arrondies, de Huautla, se révélèrent à l'examen chimique des Rivea corymbosa (synonyme de Turbina corymbosa], comme il me l'avait indiqué; quant aux graines noires, anguleuses, de San Bartolo Yautepec, elles furent identifiées comme des Ipomea violacea L. Alors que Turbina Corymbosa ne pousse qu'en climat tropical ou subtropical, on trouve Ipomea violacea sur toute la planète, elle est même cultivée dans les zones 151
tempérées. C'est le volubilis et ses différentes variétés de calices bleus ou rayés bleu- rouge qui flatte l'œil dans nos jardins. Outre l'ololiuqui original, c'est-à-dire outre les graines de Turbina corymbosa qu'ils appellent badoh, les Zapotèques utilisent aussi le badoh negro, les graines d'Ipomea violacea. C'est T. M. C. Dougall qui fit cette observation; il nous fit parvenir une deuxième livraison, relativement importante, de ces dernières graines. Était associé aux recherches chimiques sur la drogue ololiuqui mon excellent assistant de laboratoire, Hans Tscherter, avec qui j'avais déjà procédé à l'isolement des principes actifs du champignon. Nous posâmes l'hypothèse que les principes actifs des graines d'ololiuqui pourraient relever de la même classe chimique que le LSD, la psilocybine et la psilocine, à savoir de substances indol. Compte tenu du nombre très important des autres groupes de substances qui étaient aussi susceptibles que l'indol d'être les principes actifs de l'ololiuqui, la probabilité que cette supposition fût juste était on ne peut plus réduite. Néanmoins, elle était très facile à vérifier. La présence d'indol est particulièrement facile et rapide à mettre en évidence à l'aide de réactifs colorés. Avec le réactif approprié, des traces d'indol donnent une coloration d'un bleu intense. Nous avons eu de la chance avec notre hypothèse. Des extraits de graines d'ololiuqui donnèrent, avec certains dissolvants, la coloration bleue caractéristique des substances indol. À 1' aide de ce test coloré, nous réussîmes rapidement à extraire des graines les substances d'indol et à les isoler sous forme pure. Leur identification donna un résultat 152
surprenant. Ce que nous trouvâmes paraissait, auparavant, à peine croyable. Ce n'est qu'après avoir répété l'expérience et soigneusement vérifié les conditions de sa mise en œuvre que l'incrédulité fut levée face aux résultats obtenus : les principes actifs de l'ancienne drogue magique mexicaine ololiuqui se révélèrent identiques à ceux de substances qui étaient déjà dans mon laboratoire, en particulier à des alcaloïdes qui avaient été en partie isolés à partir de la drogue dans les recherches sur les ergots qui nous avaient demandé des dizaines d'années de travail, en partie préparés par modifications chimiques de substances d'ergot. On établit que les principes actifs essentiels de l'ololiuqui étaient l'amide d'acide lysergique, l'hydroxyéthylamide d'acide lysergique et d'autres alcaloïdes qui leur étaient chimiquement proches. Entre autres, l'alcaloïde ergobasine dont la synthèse avait constitué le point de départ de mes recherches sur les alcaloïdes d'ergot. Le principe actif de l'ololiuqui, l'amide d'acide lysergique, est chimiquement très proche du diéthylamide d'acide lysergique (LSD}, comme cela se déduit, même pour les non-chimistes, des appellations. L'amide d'acide lysergique avait été décrit pour la première fois comme un produit de fission des alcaloïdes d'ergot par les chimistes anglais S. Smith et G. M. Timmis, et j'avais déjà synthétisé cette substance dans le cadre des recherches qui permirent de découvrir le LSD. À l'époque en tout cas, nul n'aurait imaginé que cette substance synthétisée en alambic pourrait être découverte dans une ancienne drogue magique mexicaine dont elle était le principe actif. 153
L-Ophophora (peyolt).
Après la découverte des effets psychiques du LSD, j'avais testé aussi l'amide d'acide lysergique dans le cadre d'auto-expérimentations, et constaté qu'il ne produisait un état onirique qu'à un dosage dix à vingt fois supérieur à celui du LSD. Cet état se caractérisait par une sensation de vide psychique, d'irréalité et d'inanité du monde extérieur, par une sensibilité acoustique accrue, et une sensation, qui n'était pas désagréable, de fatigue corporelle qui débouchait finalement sur l'endormissement. Dans une recherche systématique, le psychiatre H. Solms confirma cette conception des effets du LA 111, la dénomination de la préparation expérimentale d'amide d'acide lysergique. Quand je fis part, à l'occasion du Congrès sur les substances naturelles de l'Union internationale de chimie pure et appliquée (IUPAC) qui se tint à l'automne 1960 à Sydney en Australie, des conclusions de nos expériences sur l' ololiuqui, mes collègues accueillirent mes révélations avec scepticisme. Dans les discussions qui suivirent mon exposé, on émit le soupçon que dans mon laboratoire, où tant de travaux avaient été menés 154
sur les dérivés de l'acide lysergique, les extraits d'ololiuqui aient pu inopinément être souillés par des traces de ces composés. Cette idée venait de ce que la présence d'alcaloïdes d'ergot dans des plantes supérieures de la famille des volubilis contredisait l'idée bien vivace selon laquelle une substance constitutive donnée est typique d'une famille de plantes données, et de celle-là seulement à l'exclusion de toute autre, ces alcaloïdes n'étant connus jusqu'alors que comme substances constitutives des champignons inférieurs. Mais nos résultats furent confirmés quand, par la suite, différents laboratoires, des États-Unis, d'Allemagne et des Pays-Bas contrôlèrent nos recherches sur les graines d'ololiuqui. En outre, le scepticisme se répandit au point que l'on prit également en considération l'éventualité que les graines auraient pu êtres infiltrées par des champignons produisant des alcaloïdes, ce que les expériences ultérieures démentirent. Bien que publiés seulement dans les journaux spécialisés, ces travaux sur les substances actives des graines d'ololiuqui eurent une conséquence inattendue. Deux négociants néerlandais de plantes nous firent savoir que le volume de leurs transactions sur les graines d'Jpomea violacea, la variété bleue qui décore les jardins, avait fait un extraordinaire bond en avant. Et qu'une clientèle inhabituelle avait fait son apparition. Ils avaient entendu dire que cette demande importante était en relation avec des recherches que nos laboratoires de Bâle avait entreprises sur ces graines, et qu'ils auraient bien aimé avoir des éclaircissements à ce propos. Il s'avéra que cette 155
nouvelle clientèle était essentiellement constituée de cercles hippies et d'autres milieux intéressés à la drogue. On croyait avoir trouvé dans les graines d' ololiuqui un substitut au LSD qui devenait de plus en plus difficile à trouver. Mais le boom sur les graines de volubilis fut de courte durée, manifestement du fait de la rareté des expériences agréables que permettait de faire cette drogue, à la fois toute nouvelle et très ancienne. Les graines d'ololiuqui, écrasées en purée et absorbées dans un verre d'eau, de lait ou de toute autre boisson, ont très mauvais goût, et l'estomac les supporte mal. En outre, les effets de l'ololiuqui sont quand même différents de ceux du LSD dans la mesure où la composante euphorisante et hallucinogène est nettement moins marquée et où, la plupart du temps, ce sont des sensations de vide psychique, voire d'angoisse ou de dépression qui prédominent. L'effet de fatigue et d'avachissement est peu prisé dans une drogue. Voilà toutes les raisons pour lesquelles l'intérêt pour les graines de volubilis s'est relâché dans les milieux toxicomanes. La question des éventuelles applications médicales des principes actifs de l'ololiuqui n'a donné lieu qu'à peu d'investigations. À mon avis, il vaudrait mieux d'abord essayer de chercher si l'effet narcotique puissamment sédatif de certaines substances constitutives de l'ololiuqui ou de leurs dérivés chimiques serait utilisable médicalement. Avec les recherches sur l' ololiuqui, mes travaux se concentraient de belle manière dans le domaine des drogues hallucinogènes. Elles formaient un cercle 156
magique, pourrait-on dire: le point de départ avait été les recherches sur la fabrication de 1'amide d'acide lysergique du type de l'alcaloïde d'ergot naturel, l'ergobasine. Elles conduirent à la synthèse du diéthylamide d'acide lysergique, le LSD. Les travaux sur la substance active hallucinogène LSD firent la transition avec les recherches sur le champignon magique hallucinogène téonanacatl dont on isola, comme principe actif, la psilocybine et la psilocine. La prise en considération de la drogue mexicaine téonanacatl conduisit à étudier une deuxième drogue mexicaine, l'ololiuqui. Dans l'ololiuqui, on retrouva comme principes actifs hallucinogènes l'amide d'acide lysergique, et aussi l'ergobasine. Le cercle est refermé.
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10. À la recherche de la plante magique « ska Maria Pastora »
A'
L'AUTOMNE 1962, Gordon Wasson, avec quij'avais noué des relations amicales depuis nos recherches sur les champignons magiques mexicains, nous invita, ma femme et moi, à participer à une expédition au Mexique. Le but de l'entreprise était de rechercher une autre plante magique mexicaine. Lors de ses voyages dans les montagnes du Sud mexicain, Wasson avait appris que, chez les Mazatèques, on utilisait le jus de pression des feuilles d'une plante, les hojas de la Pastora ou hojas de Maria Pastora, en mazatèque ska pastora ou ska Maria Pastora (feuilles de la pastourelle ou encore feuilles de la pastourelle Marie - la mère de Dieu), qui était utilisée dans des buts médico-religieux au même titre que les champignons de téonanacatl ou que les graines d'ololiuqui. Il s'agissait simplement de savoir de quelle genre de plante venaient les « feuilles de la pastourelle Maria •, puis d'étudier cette plante d'un point de vue botanique. Nous avions aussi l'intention de recueillir, dans la mesure de nos possibilités, la quantité de plantes qui nous serait nécessaire pour mener à bien une recherche chimique sur les principes actifs hallucinogènes qu'elle contenait.
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Chevauchée dans le haut pays mexicain Le 26 septembre 1962 nous prîmes l'avion, ma femme et moi, pour Mexico où nous rencontrâmes Gordon Wasson. Il avait organisé tous les préparatifs nécessaires à l'expédition si bien que, dès le surlendemain, nous pûmes poursuivre notre voyage vers le Sud. M... Irmgard Johnson-Weitlaner, la veuve de J. B. Johnson, qui fut l'un des pionniers de la recherche ethnographique sur les champignons magiques, s'était jointe à nous. Son père, Robert Weitlaner, avait émigré d'Autriche au Mexique, et il avait également collaboré à la redécouverte du culte des champignons. Mm• Jonhson travaillait comme expert en textiles indiens au Musée national d'ethnologie de Mexico. Après un voyage de deux jours sur les hauts plateaux qui nous mena, à bord d'une Land Rover bien spacieuse, devant le Popocatepetl enneigé, puis, par Puebla, dans la vallée d'Orizaba, avec sa magnifique végétation tropicale, après une étape où nous avons franchi le Popoloapan Ue fleuve papillon) et traversé l'ancienne garnison aztèque de Tuxtepec, nous arrivâmes au village mazatèque de Jalapa de Diaz qui est accroché à une colline : le point de départ de notre expédition. À notre arrivée sur la place du marché, au centre du village qui s'étendait largement sur le désert, se forma un attroupement. Poussés tant par la méfiance que par la curiosité, des vieillards et des jeunes gens, les uns accroupis, les autres dans des bars ou des boutiques, se précipitèrent autour de notre Land Rover; la plupart étaient nu-pieds, tous portaient le sombrero. Pas une 159
femme, pas une jeune fille en vue. L'un des hommes nous fit comprendre que nous devions le smvre. Il nous condmsit chez le chef du village, un gros métis, qm avait installé son bureau dans une maison à un étage et au toit de tôle ondulée. Gordon lm montra les papiers que nous avaient délivrés les autorités civiles ainsi que le gouverneur militaire de Oaxaca et où il était expliqué que notre séjour ici était motivé par des recherches scientifiques. Le chef, qm vraisemblablement ne savait pas lire, fut visiblement impressionné par ces documents de grand format et leurs cachets officiels. Il nous fit nous installer dans une grande grange. Je regardai à l'entour. Les ruines d'une grande église de l'époque coloniale, qm avait dû être belle alors, se dressaient, quasi fantomatiques, du côté de la place du village qui donnait sur les hauteurs. Enfin je vis des femmes aux longs vêtements brodés de rouge et aux longues nattes brunes à reflets bleus s'aventurer timidement hors de leur case pour regarder les étrangers. Nous fûmes accostés par une vieille Mazatèque qm donnait des ordres à une jeune cmsinière et deux aides. Elle habitait dans une de ces cases typiquement mazatèques, simples bâtisses carrées au toit de chaume dont les murs sont faits de pieux de bois enchevêtrés, sans fenêtres, les jours entre les pieux de bois offrant suffisamment de possibilités d'observer. Au milieu de la case, sur le sol d'argile, se trouve, en surplomb, un foyer ouvert en argile sèche ou en pierre. La fumée passe par de grandes ouvertures dans les murs sous les deux faîtes. Pour dormir, des nattes dans un coin ou le long des murs. On partage la case avec les animaux domes160
tiques, des porcs noirs, des dindons et des coqs. A manger, il y avait du poulet rôti, des haricots noirs et, à la place du pain, des tortillas, une espèce d'omelette de farine de maïs. Nous bûmes de la bière et de la tequila, une eau-de-vie à base d'agave. Le lendemain matin, nous prîmes le départ pour une chevauchée à travers la sierra Matazeca. L'écurie du village louait des mules et des équipes d'accompagnateurs. Guadelupe, le guide mazatèque, prit la direction des opérations. Sur nos mules, Gordon, Irmgard, ma femme et moi étions encadrés. L'arrière de la colonne était constitué par Téodosio et Pedro, dit Chico, deux jeunes gens qui trottaient nu-pieds à la hauteur des deux mules chargées de nos paquets. Il nous fallut un certain temps pour nous habituer aux dures selles de bois. Mais, ensuite, ce mode de déplacement s'avéra le moyen de transport idéal, à ma connaissance. L'une derrière l'autre, les mules suivaient l'animal de tête d'un pas régulier. Elles n'avaient besoin d'aucun commandement de la part des cavaliers. Elles faisaient preuve d'une maîtrise déconcertante pour trouver les meilleurs passages dans ces chemins impraticables, mi-rocheux, mi-marécageux, pour traverser les buissons, les cours d'eau ou escalader les pentes abruptes. Libérés de tout souci d'itinéraire, nous pouvions consacrer toute notre attention à la beauté des paysages et de la végétation tropicale. La forêt vierge avec ses gigantesques arbres enserrés de plantes grimpantes, puis de nouveau la lumière, des bosquets de bananiers, des plantations de caféiers, des espèces de clairières, des fleurs sur le bord du chemin, sur 161
lesquelles s'ébattaient des papillons merveilleux. Par une chaleur écrasante et humide, notre chemin, tantôt montant, tantôt descendant, longeait le bord d'un large fleuve, le rio Santo Domingo. Une pluie tropicale, brève mais violente, nous fit apprécier les larges ponchos de toile cirée dont Gordon nous avait pourvus. Nos guides indiens se protégeaient de l'averse avec de gigantesques feuilles en forme de cœur qu'ils coupaient d'un habile coup de machette au bord du chemin. Teodosio et Chico faisaient l'impression de grands épouvantails verts quand ils couraient près de leurs mules dans cet accoutrement. La nuit commençait déjà à tomber quand nous arrivâmes au premier village, à la finca la Providencia. Le patron, donJoaquim Garcia, le patriarche d'une grande famille, nous accueillit généreusement et dignement. Gordon et moi installâmes les sacs de couchage à la belle étoile, sous l'avant-toit. Le lendemain, je fus réveillé par un porc qui me grognait au visage. Après un jour de voyage supplémentaire sur le dos de nos braves mules, nous atteignîmes le village mazatèque d' Ayautla qui s'étend largement sur un flanc de montagne. Pendant le voyage, j'avais eu le plaisir de voir dans les bosquets les calices bleus des volubilis magiques Jpomea violacea, la plante-mère des graines noires d'ololiuqui. Ici, c'est une plante sauvage, alors que chez nous on ne la trouve que dans les jardins, comme fleur d'ornement. Nous restâmes plusieurs jours àAyautla Nous étions hébergés dans la maison de doiia Donata Sosa de Garcia Dona Donata avait la haute main sur toute la famille, y compris sur son époux malade. En outre, elle dirigeait 162
la plantation de caféiers de la région. Un bâtiment voisin servait à engranger les grains de café fraîchement cueillis. C'était une belle image le soir, quand les jeunes Indiennes, les vêtements brodés de motifs clairs et multicolores, revenaient des champs, les sacs de café assujettis sur le dos par des serre-tête. Le soir, à la lumière des bougies, dofia Donata, qui, outre le mazatèque, parlait aussi l'espagnol, nous racontait la vie au village. Dans presque toutes ces cases apparemment si paisibles s'était jouée un jour ou l'autre une tragédie. Dans la maison contiguë, inoccupée maintenant, habitait un homme qui avait assassiné sa femme: il était maintenant emprisonné à vie. Un gendre de dofia Donata, qui avait eu une relation avec une autre femme, avait été assassiné par jalousie. Le chef d'Ayautla, un jeune mastodonte de métis, à qui nous avions présenté nos civilités dans la matinée, ne s'aventuraitjusqu'à son • bureau •, la mairie, un bâtiment couvert de tôle ondulée, qu'en compagnie de deux hommes armés jusqu'aux dents. Il avait peur d'être tué parce qu'il prélevait des taxes illégales. Grâce aux relations de dofia Donata, nous obûnmes d'une vieille femme les premiers échantillons de la plante que nous recherchions, quelques fleurs de hoja de la Pastora. Mais il manquait les fleurs et les racines pour procéder à nos identifications botaniques. Nos tentatives pour en savoir plus sur les endroits où l'on trouvait ces plantes et sur l'usage qui en était fait dans la région restèrent également vaines. Après une chevauchée de deux jours, au cours de laquelle nous avons passé la nuit dans le village de 163
montagne de San Miguel-Huautla, perché en hauteur, nous arrivâmes à Rio Santiago. Se joignit à nous dofia Herlinda Martinez Cid, une institutrice de Huautla de Jimenez. Elle était venue à cheval de là-bas, sur l'invitation de Gordon Wasson qui 1'avait connue au cours de ses expéditions mycologiques; comme elle parlait l' espagnol et le mazatèque, il avait pensé qu'elle pourrait faire l'interprète. De plus, par l'intermédiaire des parents qu'elle avait dans toute la région, elle devait nous aider à prendre contact avec les a.iranderos et a.iranderas qui utilisaient la hoja de la Pastora. Du fait de notre arrivée tardive à Rio Santiago, dofia Herlinda, qui connaissait les dangers de la région, s'était fait du souci pour nous, craignant que nous n'ayons dévissé dans un chemin rocailleux, ou que nous n'ayons été attaqués par des brigands. Notre halte suivante était San José Tenango, un village tout au fond de la vallée, en pleine végétation tropicale, avec des orangers, des citronniers et des bananeraies. Là encore, l'image typique du village: au centre, la place du marché, avec une église de l'époque coloniale à moitié en ruines, deux ou trois bars, une boutique où l'on pouvait acheter n'importe quoi, même des équipements pour chevaux et mules. Sur la pente de la montagne, nous découvrîmes une source dont l'eau, fabuleusement fraîche, invitait à un bain dans une anfractuosité naturelle. Après des jours sans la moindre possibilité de se laver vraiment, ce fut un plaisir inoubliable. C'est dans cette grotte que je vis pour la première fois un colibri en liberté, un bijou chatoyant aux teintes vert et bleu métallique, qui volait de liane en liane sous un toit de feuilles. 164
Avec l'aide des relations familiales de doüa Herlinda, nous pfunes enfin établir le contact recherché avec les guérisseurs et avec le curandero don Sabino. Mais celuici, pour des raisons obscures, se refusa à nous recevoir pour une consultation et à interroger les hojas. Par une vieille curandera, une femme vénérable, habillée de superbes vêtements mazatèques, et répondant au joli nom de Natividad Rosa, nous eûmes bien un plein bouquet d'exemplaires en fleurs de la plante recherchée, mais elle aussi resta inflexible et refusa de se livrer pour nous à la cérémonie des hojas. Elle était trop vieille, disait-elle, pour entreprendre un voyage magique; pour elle, cela signifiait qu'il allait falloir se rendre à des endroits précis, très éloignés, à une source où les sabias accumulent leurs forces, à un lac où les moineaux chantent et où les choses reçoivent leur nom. Natividad Rosa ne nous dévoila pas non plus les endroits où elle avait ramassé les hojas. Elles poussaient dans une forêt de la vallée, très, très éloignée. Là où elle déracinait une plante, elle mettait un grain de café en terre, pour rendre grâce à Dieu. Ainsi donc nous avions en main des plantes avec fleurs et racines, qui convenaient à nos travaux botaniques. Il s'agissait manifestement d'un représentant du genre Sa/via, une cousine de la célèbre sauge des prés. La plante a des fleurs bleues couronnées d'un stigmate blanc, ordonnancées sur une panicule longue de 20 à 30 cm dont le pédoncule se termine en bleu. Le lendemain, Rosa Natividad nous apporta une pleine corbeille de hojas pour cinquante pesos. La transaction avait dû s'ébruiter, car deux autres femmes nous en appor165
tèrent encore. Comme nous savions qu'au cours de la cérémonie c'était le jus de pression qui était bu, c'était donc bien lui qui devait contenir le principe actif; nous écrasâmes donc les feuilles fraîches sur un cylindre de pierre et les pressâmes dans un torchon. Nous mîmes en bouteilles ce jus, allongé d'alcool pour la conservation, de façon à ce que nous puissions poursuivre nos recherches au laboratoire, après notre retour à Bâle. Une petite Indienne nous aida dans ce travail: elle était habituée à faire tourner la meule, le metate avec lequel les Indiens, depuis toujours, écrasent leur maïs.
Une cérémonie autour de la sauge La veille du jour où nous avions prévu de reprendre notre voyage, alors que nous avions déjà renoncé à tout espoir de pouvoir jamais assister à une cérémonie, il s'avéra que nous pûmes entrer en relation avec une curandera qui était prête à nous rendre service. C'est un ami de la famille de Herlinda qui avait établi ce contact. À la nuit tombée, il nous conduisit par un chemin secret jusqu'à la case de la curandera, accrochée, solitaire, à flanc de montagne, au-dessus du village. Personne du village ne devait nous voir, ni apprendre que nous étions accueillis là-haut. Manifestement, cela passait pour une trahison à l'usage sacré passible de châtiment que de permettre à des étrangers, des Blancs, d'y participer. C'est sûrement pour cette raison que les autres curanderos s'étaient refusés à nous accepter dans une cérémonie aux hojas. D'étranges cris d'oiseaux sortis de l'ombre accompagnaient notre ascension, des aboiements retentissaient de toutes parts. 166
La curandera Consuela Garcia, une femme d'une quarantaine d'années, nu-pieds comme toutes les femmes indiennes, nous fit entrer dans sa cabane, effarouchée, et aussitôt ferma la porte avec de lourdes barres. Elle nous demanda de nous installer sur les nattes de raphia étendues sur le sol d'argile. Herlinda traduisait en espagnol les instructions de Consuela qui ne parlait que le mazatèque. Sur une table, couverte de tout un fatras, et de quelques images religieuses, la curandera alluma une bougie. Puis elle se mit à s'activer sans bruit, affairée. Tout à coup, des bruits étranges, un ronflement de moteur-y avait-il quelque étranger caché dans la case dont les coins et recoins étaient invisible à la lumière de la bougie? Visiblement inquiète, Consuela balaya l'espace avec sa bougie allumée. Mais ce ne semblait être que des rats qui infestaient les lieux. La curandera éteignit alors dans une jatte de copale une résine qui ressemblait à de l'encens et dont l'odeur envahit bientôt tout l'espace. Puis le breuvage magique fut préparé selon les rites. Consuela demanda qui de nous désirait en boire avec elle. Gordon en voulait. Comme je souffrais, à ce moment-là, d'embarras gastriques sévères, je ne pouvais les accompagner. Ma femme me remplaça. La curandera se prépara six paires de feuilles. Elle en donna autant à Gordon. Anita en reçut trois paires. Comme pour les champignons, on calcule toujours par paires, ce qui doit bien avoir une signification magique. Les hojas furent pressés en purée à la metate, puis on filtra le tout dans un verre à travers une fine passoire; enfin la mouture à la metate et le filtrat furent allongés avec de l'eau, et les verres remplis cérémonieusement au-dessus de la jatte enfumée de
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copale. Avant de leur donner leur verre, Consuela demanda à Anita et Gordon s'ils croyaient à la réalité et au caractère sacré de la cérémonie. Après qu'ils eurent répondu par l'affirmative et que le breuvage, qui avait un goût amer, eut été englouti, on éteignit la bougie. Nous en attendîmes l'effet dans l'obscurité, allongés sur les nattes de raphia. Une vingtaine de mi.D.utes après, Anita me chuchota qu'elle voyait des images merveilleuses, bordées d'images claires. Gordon, lui aussi, ressentait l'effet de la drogue. Dans l'obscurité, la voix de la curandera s'éleva, mi-chantante, mi-parlante. Herlinda traduisait: croyons-nous au caractère sacré du rite et au sang du Christ? Après notre• Creemos »(•nous croyons•), la cérémonie se poursuivit. La curandera alluma la bougie, la prit de l' • autel sacrificiel • pour la poser sur le sol, psalmodia des prières ou des formules magiques, reposa la bougie sous les images sacrées; puis ce fut de nouveau le silence et l'obscurité. C'est alors que commença la consultation proprement dite. Consuela nous demanda nos requêtes. Gordon voulait avoir des nouvelles de sa fille qui, juste avant son départ de New York, venait d'entrer en clinique un peu prématurément, alors qu'elle attendait un enfant. Il apprit une bonne nouvelle : la mère et l'enfant allaient bien. Puis de nouveau des chants, des prières, et des manipulations à la bougie sur l' • autel sacrificiel • et par terre, au -dessus du récipient à parfums. Quand la cérémonie fut finie, la curandera nous demanda de rester encore un petit moment sur nos nattes dans cet état de relaxation propice à la méditation. 168
Soudain, un orage éclata. Atravers les fentes des murs, la lumière des éclairs jaillissait dans la case, accompagnée de violents coups de tonnerre, tandis qu'une ondée tropicale crépitait sur le toit dans un roulement de tambour. Consuela exprima la crainte que nous ne puissions plus quitter sa case dans l'obscurité sans être vus. Mais la tempête faisait encore rage au petit jour; nous descendîmes de la montagne et regagnâmes nos baraques en tôle ondulée à la lueur des lampes de poche en faisant le moins de bruit possible pour ne pas être remarqués par les habitants du village. Mais, de tous côtés, les chiens se remirent à aboyer. Notre participation à cette cérémonie représenta le temps fort de l'expédition. Elle apportait la confirmation du fait que les hojas de la Pastora étaient utilisées par les Indiens dans le même but et que le téonanacatl, le champignon sacré, et aussi avec une cérémonie de décorum. De plus, nous avions enfin suffisamment de matériau végétal, non seulement pour la classification botanique, mais encore pour l'analyse chimique que nous avions prévue. L'état d'ivresse que Gordon Wasson et ma femme vécurent sous hoja n'avait été que de peu d'intensité et assez bref; néanmoins, il avait, sans équivoque possible, un caractère hallucinatoire. Le lendemain de cette nuit fertile en événements, nous primes congé de San José Tenango. Guadelupe, le guide, et ses deux acolytes, Teodosio et Pedro, se présentèrent devant le baraquement avec leurs mules à l'heure dite. Bientôt, les paquets furent ficelés, et, après avoir mangé, notre troupe reprit la route en remontant la vallée à travers un paysage luxuriant que la pluie d'orage de 169
la nuit faisait étinceler à la lumière du soleil. Nous repassâmes par Santiago, et, à la fin de la journée, nous atteignîmes notre dernière station au Mazatèque, Huautla de Jimenez, le chef-lieu. De là, nous avions prévu de regagner Mexico en voiture. Après un dernier dîner en commun dans la seule auberge, à l'époque, de Huautla, la Posada Rosaura, nous prîmes congé ·de notre accompagnateur indien et des bonnes mules qui nous avaient fait traverser le Mazatèque si agréablement, avec un tel sentiment de sécurité. Le lendemain, nous présentâmes nos hommages à la curandera Maria Sabina que les publications de Wasson allaient rendre célèbre. C'est dans sa case qu'à l'été 1955 Gordon Wasson avait pu goûter des champignons sacrés au cours d'une cérémonie nocturne; c'est vraisemblablement la première fois qu'un Blanc y avait accès. Gordon et Maria Sabina se saluèrent cordialement, comme de vieux amis. La curandera vivait à l'écart sur les pentes qui dominent Huautla La maison dans laquelle la séance historique avec Gordon Wasson s'était déroulée avait été incendiée, probablement par des autochtones irrités du fait que le secret du téonanacatl ait pu être partagé avec des étrangers, voire par un collègue jaloux. Dans la nouvelle case où nous nous trouvions maintenant régnait, comme autrefois dans l'ancienne sans doute, un inimaginable remue-ménage d'enfants à demi-nus, de coqs et de porcs qui s'ébrouaient. La vieille curandera avait un visage intelligent, extraordinairement expressif. Elle fut manifestement impressionnée quand nous lui expliquâmes que nous avions réussi à me_ttre en·pilule l'esprit des champignons et, sur-le-champ, elle se déclara prête à 170
en• servir., c'est-à-dire à nous proposer une consultation. D'un commun accord, nous décidâmes qu'elle aurait lieu cette nuit-là dans la maison de dofia Herlinda. Dans lajournée,je fis une promenade dans Huautla de Jimenez, qui longe une route nationale à flancs de montagne. Puis j'accompagnai Gordon à l'Instituto Nacional Indigenista. Cet organisme d'État a pour vocation d'étudier les problèmes de la population indigène et d'aider à les résoudre. Le directeur nous informa des difficultés que l'on rencontrait à l'époque dans le secteur du café. Le président de Huautla, qui, en collaboration avec l'Instituto, s'était efforcé de soutenir les cours du café pour les producteurs indiens en supprimant les intermédiaires, avait été tué au mois de juin précédent et son corps avait été découvert mutilé. Anotre tour, nous arrivâmes dans l'église d'où nous parvenaient des chœurs grégoriens. Le vieux père Aragon, qui s'était lié d'amitié avec Gordon lors de ses précédents séjours, nous invita à prendre un verre de tequila dans la sacristie.
Une cérémonie aux champignons Ce soir-là, quand nous entrâmes dans la maison de Herlinda, Maria Sabina était déjà là, accompagnée de ses deux jolies filles, Apolonia et Aurora, toutes deux curanderas en herbe, et d'une nièce; elles avaient toutes les trois des enfants. Dès que son fils faisait mine de crier, Apolonia lui proposait le sein. Puis entra aussi le vieux curandero don Aurelio, un homme puissant, borgne, vêtu d'une cape rayée noir et blanc (serape). Sur 171
la véranda, on avait servi du cacao et des gâteaux. Un reportage d'un vieux chroniqueur me revint en mémoire: il y expliquait qu'avant de prendre le téonanacatl, on buvait du chocolat[. Après la tombée de la nuit, nous nous rendîmes tous là où la cérémonie devait avoir lieu. On ferma en tirant devant la porte le seul lit de la maison. Seule restait ouverte pour les inévitables besoins pressants une issue de secours qui donnait dans le jardin derrière. Il était déjà presque minuit quand la cérémonie commença. Jusque-là, tout le monde était allongé sur des nattes de raphia à même le sol dans l'obscurité, soit à dormir, soit à attendre la suite des événements. De temps en temps, pour rendre plus supportable l'air vicié de la pièce, Maria Sabina jetait dans un brasero ardent un morceau de copale. Par l'intermédiaire de Herlinda qui, une fois de plus, s'était jointe à nous pour jouer le rôle d'interprète dans cette histoire, je fis expliquer à la curandera qu'une pilule contenait l'esprit de deux paires de champignons (c'étaient des pilules dosées à 5 milligrammes de psilocybine synthétique).
Le moment venu, après la fumigation rituelle, Maria Sabina distribua les pilules deux par deux aux adultes présents. Elle-même en prit deux paires, ce qui correspondait à 20 mg de psilocybine. Elle en donna la même dose à sa fille Apolonia, qui, elle aussi, allait devoir officier comme curandera, et à don Aurelio. Aurora en reçut une paire, Gordon aussi, tandis que ma femme et Irmgard n'en eurent qu'une seule. L'un des enfants, une petite fille d'une dizaine d'années, m'avait préparé le jus de pression de cinq 172
feuilles fraîches de hoja de la Pastora, sous la direction de Maria Sabina. Je voulais expérimenter aussi cette drogue-là qui m'avait échappé à San José Tenango. Le breuvage est censé être particulièrement efficace quand il est réalisé par un enfant innocent. On fu:ina aussi le verre avec le jus de pression cependant que don Aurelio et Maria Sabina le consacraient, puis on me le tendit. Tous ces préparatifs et la cérémonie qui suivit se déroulèrent exactement selon le même rituel que la consultation chez la curandera Consuela Garcia à San José Tenango. Après que la drogue eut été distribuée et les bougies de l' • autel • éteintes, on attendit l'effet dans l'obscurité. Il ne s'était pas encore écoulé une demi-heure quand la curandera murmura quelque chose; l'angoisse gagna aussi ses filles et don Aurelio. Herlinda traduisit pour nous expliquer ce qui se passait. Maria Sabina avait dit qu'il manquait aux pilules l'esprit du champignon. Avec Gordon qui était allongé à mes côtés, je fis le point de la situation. Pour nous, il était clair que la résorption du principe actif des pilules, qui devaient déjà se dissoudre dans l'estomac, était plus longue que la résorption d'une partie de ce principe actif par les muqueuses de la bouche qu'occasionnait la mastication des champignons. Mais que pouvions-nous espérer d'une explication scientifique dans une situation comme celle-ci? Au lieu d'essayer d'expliquer, nous décidâmes de passer à l'acte. Nous partageâmes les pilules qui restaient. Les deux curanderas et le curandero en prirent chacun une paire supplémentaire. Ils avaient donc absorbé chacun une dose totale de 30 mg de psilocybine. 173
Dix minutes après, l'esprit des pilules commença à déployer ses effets; ils ne cessèrent pas avant les premières lueurs de l'aube. Aux prières et aux chants de Maria Sabina, ses deux filles répondaient avec ferveur, don Aurelio y joignait sa voix de basse. Apolonia et Aurora bâillèrent avec une langueur voluptueuse, ce qui fit penser que, dans l'ivresse de la drogue, le vécu religieux des jeunes femmes n'était pas dénué d'impressions sensitivo-sexuelles. Au milieu de la cérémonie, Maria Sabina en vint à nous demander nos requêtes. De nouveau, Gordon demanda des nouvelles de sa fille et de son petit-fils. Il obtint la même réponse rassurante que chez la curandera Consuela. Et, effectivement, quand il rentra à New York, la mère et 1' enfant se portaient à merveille, ce qui, bien évidemment, ne constitue en aucun cas une démonstration des capacités divinatoires des deux curanderas. Sous l'effet des hojas, je me retrouvai un moment dans un état d'hypersensibilité psychique, mais celui-ci ne s'accompagna d'aucune hallucination. Anita, Irmgard et Gordon vécurent un état d'ivresse euphorique renforcé par l'étrange atmosphère mystique. Ma femme fut impressionnée par des visions de lignes idéales d'une étrange précision. Quelque temps après, elle découvrit non sans stupeur les mêmes images exactement au milieu des riches ornementations qui surmontaient l'autel d'une vieille église, à Puebla C'était pendant le voyage de retour à Mexico; nous visitions les églises de l'époque coloniale. Ce qui en fait des curiosités particulièrement intéressantes sur le plan historique et culturel, c'est que les 174
artistes et artisans indiens qui ont participé à leur construction y ont introduit subrepticement des éléments typiquement indiens. Dans son livre Die künstlich gesteuerte Seek (Ferdinand Enke Verlag, Stuttgart, 1970), Klaus Thomas écrit, à propos d'une éventuelle influence des visions sous psilocybine sur l'art indien en Amérique centrale: « Une pure comparaison sur le plan historique et artistique doit persuader l'observateur impartial des anciennes et des nouvelles créations de l'art indien ... de leur résonance avec les images, les formes et les couleurs d'une ivresse à la psilocybine. » De même, le caractère mexicain des scènes que j'ai vues lors de ma première expérience avec des Psilocybe mexicana séchés, et le dessin de Li Gelpke réalisé sous l'effet de la psilo· cybine, pourraient également témoigner dans ce sens. Quand, au petit matin, nous prîmes congé de Maria Sabina et de son clan, la curandera me dit que les pilules avaient la même puissance que les champignons, qu'il n'y avait pas de différence. L'identité entre la psilocybine de synthèse et le produit naturel se trouvait là confirmée par la source la plus autorisée. En cadeau d'adieu, je laissai à Maria Sabina un flacon de pilules de psilocybine. Cela lui permettrait de donner des consultations même dans les périodes où il n'y avait pas de champignons, expliqua-t-elle, le visage rayonnant de joie, à notre interprète Herlinda. Comment juger le comportement de la curandera Maria Sabina qui donna accès à l'inconnu, au Blanc, à la cérémonie secrète et lui fit goûter les champignons sacrés? 175
C'est à elle que revient de droit le mérite d'avoir ouvert la porte à l'approfondissement des recherches sur le culte du champignon dans sa forme actuelle au Mexique et aux investigations scientifiques, d'un double point de vue botanique et chimique, autour du champignon sacré. Il en est sorti un principe actif très intéressant, la psilocybine. Sans cette aide, il est possible, voire vraisemblable que le savoir et l'expérience des Anciens, qui se retrouvent dans ces pratiques secrètes, auraient disparu sans avoir porté leur fruits, sans laisser de traces dans cette civilisation occidentale en progrès. D'un autre point de vue, le comportement de cette curandera peut être considéré comme une profanation de l'usage sacré, voire comme une trahison de cet usage. Une partie de ses compatriotes était de cet avis, ce qui s'exprima sous la forme d'actes de vengeance; comme on l'a signalé, sa maison a été incendiée. La profanation du culte du champignon ne fut pas le fait de la seule recherche scientifique. Les publications sur les champignons magiques provoquèrent une invasion du Mazatèque par les hippies et les drogués, parmi lesquels un bon nombre se conduisirent mal, voire commirent des crimes. Une conséquence malheureuse supplémentaire fut la création à Huautla de Jimenez d'une infrastructure touristique qui détruisit peu à peu le caractère immuable de l'endroit. Ces réflexions, ces constatations valent pour la plupart des recherches ethnographiques. Là où des chercheurs et des scientifiques essaient de débusquer et d'expliquer les vestiges, qui se raréfient à vue d'œil, d'usages anciens, leur caractère originel est voué à la 176
disparition. Simplement, cette perte est plus ou moins contrebalancée quand le résultat de la recherche représente un gain réel pour la culture. De Huautla de Jimenez, nous arrivâmes d'abord, après un voyage en camion sur une route à moitié défoncée où nous avons mille fois risqué de nous casser le cou, à Teotitlan, et de là, après un agréable voyage en voiture, à Mexico, point d'arrivée de notre expédition. J'avais bien perdu quelques kilogrammes, mais tellement gagné par ailleurs en terme d'expériences visionnaires, expériences qui ne peuvent se mesurer. L'identification botanique des échantillons de hojas de la Pastora ramenés à l'Institut de botanique de l'université Harvard de Cambridge par Carl Epling et Carlos D. Jativa montra qu'il s'agissait d'une espèce de Salvia non encore décrite à ce jour; ils la baptisèrent Salvia divinorum. L'examen chimique du jus de pression de la sauge magique, au laboratoire de Bâle, resta vain. Le principe psychoactif de cette drogue semble être une substance peu stable, car lorsque nous testâmes le jus de pression que nous avions ramené du Mexique conservé dans de l'alcool, il s'avéra qu'il n'était plus actif. En ce qui concerne la nature chimique des principes actifs, le problème de la plante magique ska Maria Pastora attend toujours une solution. 1. De !'Anglais Thomas de Quincey (1821). Baudelaire en a traduit de larges extraits, intégrés dans les Paradis artificiels (1860).
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11. Du rayonnement d'Ernst Jünger
D
ANS CE LIVRE, jusqu'à présent, j'ai surtout traité
de mon travail scientifique et de choses qui ont à voir avec mes activités professionnelles. Mais l'essentiel de ce travail, ce sont les répercussions qu'il a eues jusque dans ma propre vie, voire dans ma personnalité; le fait qu'il m'ait mis en contact avec des contemporains intéressants et importants n'en est pas la moindre. J'ai déjà cité quelques-uns de ces personnages - Timothy Leary, Rudolf Gelpke, Gordon Wasson. Mais, dans les pages qui vont suivre, je vais sortir de la réserve caractéristique des scientifiques pour décrire des rencontres qui ont été très marquantes pour moi et m'ont encouragé à dépasser les problèmes que m'ont posés les substances que j'ai découvertes.
Premiers contacts avec Ernst Jünger La notion de • rayonnement • exprime bien la manière
dont l' œuvre littéraire et la personnalité d'Emst Jünger 2. •An der Zollstation • :titre original du chapitre • Ala douane • dans le Cœur aventureux.
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ont agi sur moi. Sa capacité à saisir en même temps la surface et la profondeur des choses, à l'image d'un stéréoscope, conférait au monde une transparence nouvelle et éclatante. Cela eut lieu bien avant la découverte du LSD, avant même ma première prise de contact personnelle, motivée par les drogues hallucinogènes, avec cet écrivain. Depuis quarante ans, j'ai toujours sous la main le livre de Jünger le Cœur aventureux, soit dans sa première, soit dans sa deuxième édition. C'est dans ce livre que s'est épanouie sous mes yeux la beauté, la magie de la prose de Jünger - ses descriptions de fleurs, de rêves, de promenades solitaires, ses réflexions sur le destin, le bonheur,les couleurs, et sur d'autres thèmes qui ont un rapport immédiat à notre personnalité. Partout apparaissait le côté merveilleux de la création, aussi bien dans la précision des descriptions superficielles que dans la transparence des profondeurs; dans tout être humain, on percevait l'Unique et l'Éternel. Aucun autre poète ne m'a ouvert les yeux à ce point. Dans le Cœur aventureux, il était aussi question de drogues. Mais il s'écoula encore un bon nombre d'années avant que je ne commence à m'intéresser particulièrement à ce thème, après la découverte des effets psychiques du LSD. Ce n'est pas sous le signe de la drogue que j'ai établi une relation épistolaire avec Ernst Jünger, mais comme lecteur reconnaissant, à l'occasion de son anniversaire.
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Bottminoen, le 29mars1947, Cher M.Jünoer, Comblé depuis des années par la richesse de vos œuvres,je voulais vous envoyer un pot de miel à l'occasion de votre anniversaire. Mais ce plaisir m'a été refusé: on ne m'a pas accordé le visa d'exportation à Bâk Pour moi, ce petit pot de miel se devait d'exprimer, plutôt que le salut de queÙfU'un qui habite dans un pays où le miel et le lait coukraient encore à jWts, mon accord profond avec cette phrase mtl(Jique tirée de votre livre Sur les falaises de marbre, où il est question des « bourdonnantes d'or »,
Le texte mentionné ici est paru en 1939 peu avant la déflagration de la Deuxième Guerre mondiale. Sur les falaises de marbre tout d'abord un chef-d'œuvre de la prose allemande; en outre ce qui lui donne toute sa signification, c'est son caractère prophétique dans les descriptions de la tyrannie, de l'horreur de la guerre et des bombardements nocturnes. Au cours de notre correspondance, Ernst Jünger s'informa aussi de mes travaux sur le LSD dont il avait entendu parler par un ami. Je lui envoyai alors les publications relatives à ce sujet; voici sa réponse. Kirchhorst, 3.3.1948, ... En même temps que les deux documents sur votre nouvelk drogue. Vous semblez avoir pénétré là des régwns qui regorgent de secrets passwnnants. Votre courrier m'est parvenu en même temps que les Confessions d'un mangeur d'opium 1, qui viennent d'être publiées dans une nouvelle traduction. Le traducteur 180
m'écrit que c'est la "lecture du Cœur aventureux qui l'y a décidé. En ce qui me concerne, il lJ a bien longtemps déjà que j'ai commencé les études pratiques. Ce sont des expériences dans lesquelles, tôt ou tard, on finit par accéder à des zones vraiment dangereuses; et on peut s'estimer heureux d'en sortir avec seu"lement un œil au beurre noir. Ce qui m'a préoccupé surtout, c'est le rapport de cette substance à la production. L'expérience m'a appris que la capacité créatrice exÏ{/eait une ronscience claire, et qu 'el"le diminuait sous l'emprise de la drogue. Par contre, la ronception est importante, et l'on acquiert une acuité dans le regard que l'on ne trouverait nul"le part ailleurs. La belle étude que Maupassant a écrite sur l'éther est imprégnée de cette acuité dans le regard. Du reste, même quand j'avais la fièvre, j'avais l'impression que l'on découvre de nouveaux paySO{Jes, de nouveaux archipels, une nouvel"le musique qui devient parfaitement univoque quand apparaît la Zollstation 2• Pour "les descriptions géographiques par contre, il faut avoir toute sa lucidité. La production est à l'artiste ce que la guérison est au médecin. Autrement dit, il suffit que lui aussi, de temps en temps, touche du doÏlJt, au-delà de la trame, les domaines que nos sens ont tissés. Au surplus, à notre époque, je crois percevoir moins d'intérêt pour les Phantastica que pour les Energetica - dont fait partie la pervitine que l'on donnait aux aviateurs et aux combattants, à l'année. A mon avis, le thé est un Phantasticum, le café un Energeticum, d'où les qualités artistiques incomparab"lement supérieures du thé. Je remarque que le café efface la fine grille des lumières et des ombres, les doutes fertiles qui surgissent au moment où l'on jette une phrase sur le
3. Les Portes de la perception et le Paradis et /'Enfer.
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papier. On dépa.sse ses résistances. Avec le thi au contraire, les pensées s'e1èvent génialement. Sur mes" études »,j'avais rédiné un manuscrit, mais je l'ai brûlé. Mes excursions ont pris fin avec le haschisch, qui provoque des états très agréables certes, mais aussi maniaques, une tyrannie orientale...
Peu après, une lettre d'Emst Jünger m'apprit que, dans le roman Héliopolis sur lequel il était en train de travailler, il avait introduit une digression sur la drogue. À propos du personnage du livre qui travaille à des recherches sur la drogue, il m'écrivit: ... Parmi les voyages dans les mondes métaphysiques et géographiques que j'essaie de décrire là, il y a aussi celui d'un homme tout à fait sédentaire qui va reconnaître des archipels situés au-delà de toute mer navigable en utilisant la drogue comme moyen de déplacement.je donne des extraits de son journal de bord. En vérité, je ne peux pas offrir une belle fin à ce Colomb des mers intérieures - il s'enfonce dans l'empoisonnement. Avis au lecteur.
Le livre, paru l'année suivante est sous-titré: Rétrospective sur une ville; il s'agit d'une ville du futur où 1' appareillage technique et les armes du présent étaient encore plus développées, au point qu'ils en devenaient magiques, et où se jouait une lutte pour le pouvoir entre un technocrate démoniaque et une force conservatrice. Jünger décrit sous les traits d'Antonio Péri le chercheur ès drogues qui habitait dans la vieille ville d'Héliopolis .
... n attrapait des rêves comme on en voit chasser le papillon, à l'épuisette. n n'allait aux îles ni les dimanches 182
ni les jours fériés, il n'allait pas au bistrot de la plage de PlllJOS. n s'enfermait dans son cabinet pour s'envoler dans les régions du rêve. n disait que taus les pays, routes les îles inconnues étai.ent tissés dans les tapisseries. Les drogues lui servai.ent de clés pour pénétrer dans les salles, dans les antres de ces mondes. Au cours des années, il avait acquis des connaissances étendues; aussi tenait-il un livre de bord de ses VO!JlllJes. Attenant au cabinet, il y avait aussi une petite bibliothèque constituée en partie de livres de botanique et de rapports médicaux, en partie d'œuvres de poètes et de m111Jici.ens. Anronio avait l'habitude de les lire quand la drogue déployait ses effets ... n partait en vo11111Je à la découverte de l'univers de son cerveau ... Au milieu de cette bibliothèque, qui avait été pillée par les soldats du bailli lors de l'incarcération d'Anronio Péri ... il y avait les grands inspirateurs du xnc siècle: De Quincey, E. Th. A. Hoffmann, Poe et Baudelaire. Mais certaines éditions remontaient loin en arrière, c'étaient des livres de botanique, de nécromancie et de démonologie du monde mo11enâgeux. On pouvait y voir les noms d'Albertus M111Jnus, de Raimundus Lullus et d'Agrippa de Nettesheym ... À côté se trouvait méme le grand in-folio de Wierus De Praestigiis Daemonum et les compilations tout à fait remarquables du médecin Weckerus publiées en 1582 à Bâle... Dans une autre partie de sa collection, Anronio Péri semble avoir fait porter route son attention sur de vieux livres de pha.nnaœlogie, de médecine, sur de vieilles ordonnances et être allé à la chasse aux tirés-à-part dans les journaux et les Annales. Entre autres se trouvaient encore un vieux bouquin d'un ps11chologue de Heidelberg sur l'extrait de bourons de mescaline et un ouvrlllJe d 'Hofmann de Bottminnen sur les phantastica de l'ergot... 183
C'est l'année où Héliopolis est paru que j'ai fait personnellement la connaissance de son auteur.
La première montée Deux ans plus tard, début février 1951, en compagnie d'Ernst Jünger, nous entreprîmes la grande aventure du trip au LSD. Comme, à ce moment-là, les seuls rapports d'expériences au LSD qui existaient se rapportaient à des questions d'ordre psychiatrique, cette expérience m'intéressa tout particulièrement dans la mesure où elle offrait l'occasion d'observer, hors de tout contexte médical, les effets du LSD sur un artiste. C'était avant même qu'Aldous Huxley ne commence à se pencher sur cette même question à l'aide de la mescaline, examen dont il rendit compte plus tard dans ses deux livres The Doors ofPerception et Heaven and Hell 3. Pour avoir sous la main l'assistance médicale nécessaire en cas de besoin, je proposai à mon ami pharmacologue et médecin Herbert Konzett de se joindre à notre entreprise. La montée eut lieu le matin à 10 heures dans le salon de la maison que nous habitions alors à Bottmingen. Comme les réactions d'un homme aussi éminemment sensible qu'Emst Jünger étaient imprévisibles, on ne retint pour ce premier essai qu'un dosage faible à 0,05 mg, par précaution. Aussi l'expérience ne mena-t-elle pas à d'insondables profondeurs. La première phase se caractérisa par une intensification du ressenti esthétique. Des roses rouge - violet prenaient des couleurs d'une brillance inconnue et rayonnaient d'un éclat important. Le Concerto pour flûte et 184
harpe de Mozart apparut comme une musique céleste dans sa beauté surnaturelle. Aussi émerveillés l'un que l'autre, nous regardions le nuage de fumée qui s'élevait d'une cigarette japonaise avec la légèreté d'une pensée. Nous étions allongés sur les fauteuils, les yeux fermés; à mesure que nous nous enfoncions dans l'ivresse et que la conversation faisait place au silence, des rêveries fantastiques nous arrivaient. Jünger se délectait du faste des couleurs d'images orientales; j'étais en voyage en Afrique du Nord, chez les Berbères, je voyais des caravanes multicolores, des oasis luxuriantes. Konzett, dont les traits du visage me semblaient éclairés à la manière d'un bouddha, vécut un souffle d'intemporalité, il était hbéré du passé et de l'avenir, comblé de bonheur à la simple idée d'être pleinement ici et maintenant. La descente, après cette modification de l'état de conscience, s'accompagna d'une intense sensation de froid. Comme des voyageurs frigorifiés, nous nous cachions sous des couvertures. Ce soir-là, on arrosa le retour dans nos chères vieilles peaux par un bon repas au cours duquel le bourgogne coula à flots. Ce voyage avait été empreint d'un vécu commun et parallèle que nous avions ressenti comme une profonde béatitude. Tous les trois, nous nous étions approchés de la porte d'une expérience mystique de l'être; mais elle ne s'ouvrit pas. La dose retenue avait été trop faible. Sous-estimant cette raison, Ernst Jünger, qui avait eu des expériences beaucoup plus intenses avec de la mescaline à haute dose, dit: • En comparaison au tigre mescaline, votre LSD n'est qu'un vulgaire chat dames185
tique. • Après des essais ultérieurs avec des doses supérieures de LSD, il révisa son jugement.
La vision des cigarettes dont j'ai parlé plus haut, Ernst Jünger l'a reprise dans son récit Besuch auf Godenholm (Vrsite à Godenholm) où interviennent aussi d'autres expériences de l'ivresse à la drogue: ... Comme il le faisait parfois pour clarifier l'air, &hwarzenberg brûla une cigarette. Un fil bleu monta de la lisière de la lumi.ère. Moltner le regarda d'abord avec étonnement, puis avec ravissement, comme si, tout à coup, on lui avait fait part d'une capacité nouvelle de son œil. Capacité qui dévoilait les jeux de cette fumée parfumée s'élevant en une fine hampe pour se ramifier en une de1icate couronne. C'était comme si son imaoination l'avait créée; un vague cocon de jacinthes d'eau dans les profondeurs qui rétl{/Ïraient à peine au ressac. Le temps influait la production; c'est lui qui l'avait amenée à maturation, qui l'avait fait tournoyer, se tortiller, comme si les idées que l'on s'était faites s'empilaient rapidement les unes sur les autres. La diversité de l'espace se dévoilait dans le mécanisme de la fibre, dans les nerfs innombrables, qui étiraient le fil et se déployaient en hauteur.
A ce moment, un souffle d'air atteignit la vision et la tourna adroitement autour de son axe, comme une danseuse. Moltner poussa un cri de surprise. Les rayons et les grilles de la fleur merveilleuse pivotaient en investissant de nouveaux plans, de nouveaux champs. Des myriades de molécules se soumettaient à l'harmonie. Les lois n'agissaient plus sous le voile du phénomène; la matière était si fine, si impondérable qu'elle renvoyait leur image ouvertement. Que tout était simple et nécessaire! Les chiffres, les mesures, les poids sortaient de la mati.ère. Ils jetaient le masque. Aucune déesse ne pourrait se montrer si librement, si hardiment à ses initiés. Avec 186
leur pesanteur, "les pyramides n'attei{Jnai.ent pas ce degré d'évidence. C'était l'édat pythalJoricien... Jamais un spectac"le ne l'avait touché avec une telle fascination mll(JÏl{ue.
Cette expérience, de type esthétique, telle qu'elle est décrite ici à partir de l'exemple du nuage de fumée bleue est caractéristique de la phase initiale de l'ivresse au LSD, avant que de profondes modifications n'agissent sur la conscience A chaque fois que j'en ai eu l'occasion, les années suivantes, j'ai rendu visite à Ernst Jünger à Wtlflingen où il s'était installé après avoir quitté Ravensburg; nous nous sommes rencontrés aussi en Suisse, chez moi à Bottmingen, près de Bâle ou bien dans le Bündnerland. Du fait de notre expérience commune au LSD, nos liens s'étaient resserrés. Dans nos conversations et dans notre correspondance, la drogue et les problèmes qui en découlent constituaient le thème essentiel alors même que nous n'avions pas renouvelé l'expérience. Nous échangeâmes de la littérature sur la drogue. Par exemple, Jünger me céda, pour ma bibliothèque, la très rare et très intéressante monographie du Dr Ernst Freiherr von Bibra, les Narcotiques et l'Homme, parue en 1855 à Nuremberg. C'est l'un des premiers livres de référence de la littérature sur la drogue, une source de premier ordre, surtout en ce qui concerne l'histoire des drogues. Sous l'appellation• narcotiques», Bibra entend non seulement les matières telles que l'opium ou la datura, mais aussi le café, le tabac, le qat qui ne rentrent plus aujourd'hui dans la catégorie des narco187
tiques, pas plus que la coca, l'amanite tue-mouches ou le haschisch. Les considérations générales sur les drogues qu'avançait Bibra il y a plus de cent ans sont remarquables, elles ont gardé toute leur actualité; il écrit par exemple: ... L'individu qui, ayant pris trop de haschisch, déambule furieusement dans les rues et agresse celui qui vient à sa rencontre, s'éclipse derrière la foule de ceux à qui une dose modéré après le repas fait couler quelques heures dans la sérénité et le bonheur; le nombre de ceux qui sont en mesure de surmonter les pires difficultés par la roca, voire d'échapper à la mort de faim, dépasse largement le nombre des Coqueros qui ont mis leur santé en danger en en consommant abusivement. De la même manière, seul un hypocrite roué pourrait condamner le verre qui a de1ivré le vieux patriarche Noé de ses soucis sous prétexte que certains pochards ne savent pas garder la mesure...
À chaque fois, je faisais un rapport à Jünger sur l'actualité et sur les facéties de la drogue, comme, par exemple, dans cette lettre de septembre 1955: ... La semaine dernière, nous sont parvenus 200 g d'une nouvelle drogue dont je voulais entreprendre l'étude. n s'agit de graines d'un mimosa (Piptadenia peregrina Benth.) qui sont utilisées comme drogue stimulante par les Indiens de l'Orénoque. On broie les graines, on les fait f ermcnter, puis on les me1anoe avec une farine de coquilles d'escargots brûlées. Cette poudre, les Indiens la prisent à l'aide d'un os d'oiseau creux en forme de fourchette, comme le rapportait déjà Alexander von Humboldt (Voyage dans les régions de !'Équinoxe du Nouveau 188
Continent, Ef livre, cliapitre XXIV). C'est surtout la tribu guerrière des Otomaques qui utilise cette dronue, que l'on appelle Niopo, Yupa, Nopo ou Cojoba. Aujourd'hui enœn, elle l'utilise assez largement. Dans la monographie de P.]. Gumilla S. J (El Orinoco illustrado, 1741), on peut lire:« Les Otomaques prisaient la poudre avant d'aller au combat contre les Caribes, car, à une époque reculée, il y avait des luttes sauvll{/es entre ces deux tribus ... Cette drogue leur ôtait tout esprit critique si bien qu'ils étaient enrll{/és quanà ils prenaient les armes. Et si les femmes n'étaient pas assez adroites pour les contenir, voire pour les attacher solidement, ils causeraient quotidiennement d'énormes ravages. C'est un vice horrible ... lJ'autres tribus, pacifülues et inoffensives qui prisent également la Yupa, n'entrent pas dans des états de fureur comparables à ceux des Otomaques qui s'auto mutilaientjusqu'au sa11{J avant le combat si bien qu'ils y arrivaient dans une rage
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Je serais curieux de savoir comment le Niopo agirait sur nous. Si un jour, nous devions organiser une séance au Niopo, il nefaudrait en aucun cas écarter nos femmes, comme nous l'avons fait avant le printemps, lors de cette rêverie (il s'agit de la séance au LSD de février 1951), afin qu'elles puissent nous attacher solidement si le besoin s'en fait sentir...
L'analyse chimique de cette drogue permit d'isoler des principes actifs qui faisaient partie du groupe des alcaloïdes d'indol, comme les alcaloïdes d'ergot et la psilocybine qui étaient décrits suffisamment dans le détail dans la littérature spécialisée pour permettre aux laboratoires Sandoz de ne pas poursuivre les recherches. Les effets fantastiques décrits plus haut ne semblent apparaître que lorsqu'on l'utilise sous forme de poudre 189
à priser; de plus, il est vraisemblable qu'ils soient à mettre en rapport avec le caractère propre des tribus indiennes concernées.
La problématique de la drogue Les questions fondamentales du problème de la drogue furent évoquées dans un échange de lettres: Bottminoen, le 16 XII 1961, D'une part, je brûle d'envie d 'e'laruir mes recherches pharmaco-chimiques sur les principes hallucinogènes à leur utilisation comme drogue magique dans d'autres domaines. D'autre part, je dois avouer que je suis très préoccupé par une question fondamentale: l'utilisation de ce type de drogues, je veux dire de substances qui ont une action si profonde, ne risque-t-elle pas de constituer en soi un dépassement des limites permises? Tant qu'un moyen, qu'une méthode quel.conque nous donne à voir de nouveaux aspects de la réalité, il n'y a rien à opposer à de telles méthodes, bien au contraire, car l'expérience et la connaissance d'autres facettes de la réalité ne nous la rend que plus réeU.e. La question se pose donc de savoir si les drogues dont il est question ici (à savoir celles qui ont une action puissante) représentent effectivement une ouverture supplémentaire à nos sens, à nos perceptions, ou bien si ce n'est pas plutôt l'observateur lui-méme, son nolJaU existentiel, qui enregistre des modifications. Ce qui reviendrait à dire que quelque chose est modifié qui, à mon avis, devrait garder son intégrité. Mon interrogation revient à demander si notre noyau existentiel intime est effectivement intanoible, s'il ne peut pas être endommagé par ce qui se joue dans sa coque matérielle, physico-chimique, biologique et psychique - ou bien si la matière, sous la
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forme de cette drogue, déploie une puissance qui lui permette d'atteindre le centre psychique de la personnalité, la personne elle-même. Ceci s'explÎl{u.erait par le fait que l'action des drogues magit/ues se fait sentir dans une zone-tampon où l'esprit et la matière se rejoÎIJnent - par le fait que ces substances magiques en elles-mêmes sont des points de rupture dans le domaine infini de la matière, où la profondeur de la matière et sa parenté avec l'esprit seraient particulièrement claires. En détournant un ce1èlm passage de Goethe, on TJOUrrait l'exprimer ainsi: Si l'œil n'était pas solaire, Le soleil ne pourrait pas l'apercevoir; Si la force de l'esprit n'était pas dans la matière, Comment la matière pourrait-elle troubler l'esprit? Cela correspondrait aux points de rupture que constituent les substances radioactives dans le système périodique des éléments, là où le passage de la matière à l'énergie devient manifeste. Même dans l'utilisation de l'énergie atomique, la question se pose d'une limite à ne pas dépasser.
nest une autre question angoissante qui résulte de la capacité d'une substance à influencer en quantité infinitésimale des fonctions cérébrales supérieures: c'est celle de la liberté de la volonté. Les substances psychotropes hautement actives telles que le LSD ou la psilocybine sont, du point de vue de leur structure chimique, très proches de substances que l'on trouve dans le corps, dans le système nerveux central et qui y jouent un rôle déterminant dans les régulations de ses fonctions. On peut donc imaginer que, par une quelconque défaillance dans l'échange de substances, se forme une liaison du type LSD ou psilocybine, capable de modifier ou de remodeler le caractère de la personnalité, son image du monde et son activité. Une quantité infini-
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tésimale d'une substance dont nous ne pouvons pas juner par notre volonté si elle existe ou non peut donner un sens à notre destin. Voilà les réflexrons biochimiques qui ont dû conduire Gottfried Benn à écrire dans son essai la Vie provoquée: « Dieu est une substance, une drogue! "
A l'inverse, il est prouvé que certaines idées, certains sentiments forment ou libèrent dans notre organisme des substances (comme l'adrénaline par exemple), qui, à leur tour, redéterminent les fonctions du système nerveux. n faut donc supposer que notre être psychique est aussi influençable et dépendant de notre chimisme que la substance de notre organisme par notre psychisme. On ne pourra pas plus décider lequel de ces deux processus est premier par rapport à l'autre qu'on ne réussira à montrer si c'est la poule qui a pondu l'œuf ou l'œuf qui a donné la poule. Malgré le peu de conviction que j'avais quant aux dangers fondamentaux qui peuvent être liés à l'usage de substances hallucinogènes,j'ai poursuivi mes recherches sur les principes actifs de ces volubilis mexicains dont je vous ai déjà brièvement entretenu. Dans les graines de ces volubilis que les Aztèques appelaient " ololiuqui '" nous avons trouvé comme principes actifs des dérivés de l'acide lysergique très proches du LSD. C'était une découverte presque incroyable. Depuis toujours, j'ai une inclination pour les volubilis. Ce sont les premières fleurs que j'ai cultivées moi-même dans mon petit jardin, quand j'étais enfant. Leurs calices bleus et rounes font partie de mes souvenirs d'enfance. Récemment, j'ai lu dans un article de D. T. Suzuki sur le zen et la culture japonaise que le volubilis jouait làbas un grand rôle, tant chez les amateurs de fleurs qu'en littérature ou dans les arts plastiques. La fugacité de leur éclat a donné aux phantasmes japonais une riche inspiration. Suzuki cite entre autres un tercet de la poétesse 192
Chi}JO (1702-1775) qui, un matin, est allée chercher de l'eau chez les voisins parce que... Mon auge est envahie Par un volubilis Alors, je vous demande de l'eau Ainsi, le volubilis montre les deux voies possibles d'influence sur l'homme considiré comme esprit, corps et être : au Mexique, il développe ses effets par la voie chimique de la drogue; au]apon, il aoit d'un point de vue ps}Jchique par la beauté de ses calices.
À quoi Jünger répondit, le 27 décembre 1961: ... D'abord,je vous remercie pour votre merveilleuse lettre du 16 décembre. j'ai réflichi à la question centrale que vous }J posez; vraisemblablement, je m'en occuperai à l'occasion de la correction de An der Zeitmauer.]i/ ai montré que, tant sur le plan de la ph}Jsique que sur celui de la biologie, nous commencions à mettre en œuvre des procédés qui, loin d'être à considirer comme des progrès au sens traditionne~ interviennent dans l'évolution et transcendent le développement des espèces. Quoi qu'il en soit,je retourne mon gant en supposant que c'est un nouvel Ô/je de la Terre qui commence à aoir de façon évolutionniste sur les types. Notre science, avec ses théories et ses découvertes, n'est donc pas la cause mais une des conséquences parmi d'autres de l'évolution. Les animaux, les plantes, l'atmosphère et la surface de la planète sont concernés en même temps. Ce ne sont pas des points d'un segment, mais une ligne. n faut bien mesurer le risque que vous mentionnez. Mais il s'étend sur l'ensemble de notre lione d'existence. Le dénominateur commun apparaît tantôt ici, tantôt là ... 193
En mentionnant la radioactivité, vous utilisez le mot de point de rupture. Les points de rupture 111: sont pas seulement des points de découverte, mais aussi des points de départ. En comparaison avec l'action des radiations, celle des drogues magiques est plus géniale et bien moins grossière. Elle dépasse l'humain à la manière classique. Gurdjieff en a déjà vu quelque chose. Le vin a déjà cha11{Jé beaucoup de choses, il a amené avec lui de nouveaux dieux et une nouvelle humanité. Mais vis-à-vis des nouveaux moyens, le vin adopte la mime attitude que la physique classique par rapport à la physique moderne. Ces choses ne devraient être éprouvées que dans de petits cercles.Je 111: peux pas souscrire à l'idée d'AùWus Huxley selon laquelle cela permettrait peut-être aux masses d'accéder à la transcendance. n s'agit non pas de fictions réconfortantes mais bien, pour autant que nous prenions les choses au sérieux, de réalités. n suffit de peu de moyens pour établir les voies et les embranchements. Cela dépasse même la théologie pour faire partie du chapitre de la théogonie, puisque cette dernière ressortit nécessairement à l'entrée dans une nouvelle maison au sens astro"logique du terme. Dans un premier temps, on peut se satisfaire de ce point de vue, il faudrait avant tout être prudent avec les appellations. Je vous remerrie du fond du cœur pour cette belle image de volubilis bleus. n semble que ce soient les mêmes que ceux que je fais pousser dans mon jardin depuis des années. Qu'ils aient des capacités spécifolues,je ne le savais pas; mais vraisemblablement, c'est le cas pour toutes les plantes. Nous ne connaissons pas la clé de la plupart d'entre elles. De plus, il doit y avoir un point central à partir duquel ce ne sont plus seulement le chimisme, la structure et la couleur qui devien11ent significatives, mais toutes les qualités propres ...
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Une expérience à la psilocybine Ces discussions théoriques sur les drogues magiques furent complétées par des tests pratiques. L'un d'eux, organisé au début de l'année 1962, avait pour but de comparer le LSD et la psilocybine. Cette fois, l'occasion se présenta chez les Jünger, dans l'ancienne demeure du conservateur des eaux et forêts du château de Stauffenberg à Wilflingen. Ace symposium sur le champignon participèrent aussi mes amis Gelpke et Konzett. Dans les anciennes chroniques, on décrit comment les Aztèques, avant de manger le téonanacatl, buvaient du chocolat[. De même, pour favoriser l'harmonie, M... Liselotte Jünger nous servit du chocolat chaud. Puis elle abandonna les quatre hommes à leur destin. Nous étions rassemblés dans une pièce de bon aloi: plafond de bois sombre, poêle de faïence blanc et meubles de style. Au mur, de vieilles estampes françaises, sur la table, un somptueux bouquet de tulipes. Jünger portait un vêtement ample rayé de bleu sombre à la manière du caftan qu'il avait rapporté d'Égypte; Konzett resplendissait dans sa tenue de mandarin aux broderies multicolores. Gelpke et moi avions mis des tenues d'intérieur. Le quotidien devait être écarté jusque dans son aspect extérieur. Peu avant le coucher du soleil, nous prîmes la drogue, non pas les champignons, mais leur principe actif, 20 milligrammes de psilocybine chacun. Ce qui correspond à peu près aux deux tiers des très fortes doses que la curandera Maria Sabina avait l'habitude de prendre sous forme de champignons psilocybes. 195
Une heure plus tard, je ne ressentais toujours pas d'effet alors que mes convives étaient déjà bien engagés dans la montée.J'étais venu dans l'espoir que les champignons me permettent de redonner vie à certains instantanés de mon enfance qui étaient restés gravés dans ma mémoire comme des états de béatitude: le champ de marguerites ondulant délicatement au vent de ce début d'été, le buisson de roses après la pluie d'orage dans la lumière du soir, les iris bleus au-delà du mur des vignes. Au lieu de ces images lumineuses des plaines de mon enfance, surgirent, quand le principe actif du champignon se mit àfaire sentir ses effets, d'étranges scènes. Amoitié assourdi, je m'enfonçais, je traversais des villes de caractère mexicain, décimées, d'un faste exotique quoique funèbre. Dans mon effroi, j'essayais de me tenir à la surface, de concentrer toute ma vigilance sur le monde extérieur, sur l'environnement. J'y arrivais par moments. Puis, je vis Jünger très grand, qui faisait les cent pas, un magicien puissant et fort. Konzett, dans son costume de soie brillant, me faisait l'effet d'un dangereux clown chinois. Même Gelpke me paraissait bizarre, long, mince, énigmatique. Plus je m'enfonçais dans l'ivresse, plus les choses devenaient étranges. Je me devenais étrange à moimême. Dans leur lumière de mort, les lieux que je traversais étaient étranges, froids, insensés, désertiques, quand je fermais les yeux. L'alentour m'apparaissait tout aussi dénué de sens, fantomatique quand j'ouvrais les yeux et que j'essayais de me raccrocher au monde extérieur. Le vide total menaçait de m'entraîner dans le néant absolu. Je me souviens comment, quand Gelpke 196
est passé devant mon fauteuil, je l'ai pris par le bras et me suis accroché à lui pour ne pas sombrer dans l'obscurité du néant. Une angoisse de mort m'étreignit et une impatience à retrouver la création vivante, la réalité du monde des hommes. Enfin, je revins lentement dans l'espace. Je regardais le grand magicien qui faisait des exposés professoraux ininterrompus à voix haute sur Schopenhauer, Kant, Hegel et l'antique Gê, la mère nourricière. Konzett et Gelpke eux aussi étaient déjà de retour sur cette terre sur laquelle je ne faisais que reprendre pied péniblement. Pour moi, cette entrée dans le monde des champignons avait été un test, une confrontation avec un monde mort et avec le vide. Cette expérimentation ne s'était pas déroulée comme je l'avais attendu, bien que la rencontre avec le vide soit positive. Cela rend d'autant plus merveilleuse l'existence de la Création. Minuit avait déjà sonné quand nous nous réunîmes autour de la table que la femme de ménage avait dressée à l'étage. Nous fêtâmes notre retour par un festin, à la musique de Mozart. Jusqu'au matin, la conversation roula sur nos vécus respectifs. Ernst Jünger a décrit dans un de ses livres, publié en 1970 aux Éditions Klett de StuttgartApproches, drogues et ivresse, au chapitre• Un symposium sur le champignon"• comment il avait vécu cette montée. En voici un extrait:
n s'écoula, comme d'habitude, une demi-heure ou plus dans le silence. Puis survinrent les premiers signes; les fleurs posées sur Ùl table commencèrent à flamboyer et à émettre des écùiirs. c'était un samedi soir; au-dehors, 197
comme à chQJfUe fin de semaine, on balayait la rue. Les coups de balai pénétraient douloureusement dans le silence. (;es grattments et frô"lements de hala~ auxquels s'ajoutent parfois un éraflement, des coups sourds, des dégringolades et des martèlements, se produisent par hasard, et n'en sont pas moins symptomatiques, comme l'un des signes avant-coureurs d'une maladie. Aussi jouent-ils toujours un rôle dans l'histoire des évocations mtl{JÎlfUes.
[ ... ] Le champignon commençait à agir; le bouquet printanier brillait d'une lumière plus vive, et qui n'était pas naturelle. Dans les angles, des ombres se mouvaient, comme cherchant à prendre corps.Je me sentis oppressé, frissonnant aussi, ma'foré la chaleur que répandaient les carreaux de faïence.]e m'étendis sur le sofa et tirai les couvertures par-dessus ma tête. Tout était membrane et percevait des attouchements, même ma rétine - sur laquelle le contact se changeait en lumière. Lumière multicolore; elle s'ordonnait en cordons qui oscillaient doucement, colliers en perles de verre des entrées orienta"les. El"les s'assemb"lent en portières comme on en traverse en songe, rideaux de volupté et de danger. Le vent "les agite comme une robe. Elles pendent aussi aux ceintures des danseuses, s'ouvrent et se referment à l'oscillation de leurs hanches, et de ces per"les, un ruissellement de sons, les plus subtils qui soient, va chatouil"ler "les sens aiguisés. Le tintement des anneaux d'argent, aux chevilles et aux poignets, fait déjà trop de bruit. Odeur de sueur, de sang, de tabac, de poil de cheval haché, d'essence de rose bon marché. Qui sait ce qui se passe dans les écuries? Ce devait être un palais gigantesque, mauritanien, une demeure inquiétante. (Jette sal"le de danse donnait sur des cabinets, sur des enfilades de pièces, à perte de vue. Et
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partout 1.es rideaux avec leur scintillemen.t - chat.oiement radwactif. Et, mlfé à tout cela, le ruissellement d'objets de verre, avec leurs paroles enjôleuses, leurs soUicitation.s sensuelles:" Veux-tu, "bel enfant, venir avec moi? ,. Tantôt, tout s'interrompait, puis tout reprenait, plus pressant, plus pénitrant, presque sûr de ma connivence. Vinrent ensuite des formes précises - collagène historique, la vox humana, l'appel du coucou.. Était-a la putain de Santa Lucia qui laissait pendre ses sein.s à la fenêtre? Si oui, c'en était fait de la paie. SaùJmé dansait- le collier d'ambre lançait des gerbes d'étincelles et faisait se durcir, les frôlant au passQ{/e, la pointe des seins. Que ne faiton pas pour son Saint-Jean 1 ? - bon Dieu, c'était une cochonnerie de mauvais alDi, elle ne venait pas de mo~ on l'avait chuchoté à travers le rideau. Les serpents étaient boueux, à peine vivants; ils se tordaient nonchalamment sur les nattes du soL Ils étaient piquetés d'éclats de brillants. D'autres épiaient du haut du plafond, avec leurs yeux rouges et verts. Scintil"lement et chuchotement, sifflements et rejkts, comme de minuscules Jau.cilles, dont la sorcière des moussons fauche les tiges. Puis le silence, puis un nouveau retour, moins bruyant, plus pressant. Ils me tenaient. " Nous nous sommes tout de suite compris 2 ,. La mère maquerelle traversa le rideau; elle était prroccupée, et passa devant moi sans me regarder.Je vis ses bottines aux talons rouges. Des jarretières sanglaient en leur milieu ses cuisses épaisses; la chair pendait en bourrelets par-dessus. Les seins monstrueux, le delta sombre de l'Amazone, des perroquets, des piranhas, des pierres semi-précieuses partout. 1. Le• Saint-Jean• désigne en argot allemand le pénis.(N.d. T.).
2. Vers de Heine(• mais, quand nous nous sommes retrouvés dans la boue, nous nous sommes tout de suite compris •).(N.d.T.).
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Elle se dirigeait vers la cuisine - ou bien JJ avait-il encore des caves en ce lieu ?Le scintillement et les chuchotements, les sifflements et les reflets n'étaient plus discernables; on eût dit que mut cela se concentrait désormais, jubilant, tendu par l'attente. La chaleur devenait insupportable; je rejetai ma couverture. LA pièce était faiblement éclairée. Le pharmacologue se tenait devant la fenêtre, en robe blanche de mandarin - elle m'avait encore servi récemment à Rottweil à l'occasion de la Fête des fous. L'orientaliste était assis près du poêle; il geÏ{Jnait comme dans un mauvais rêve. Je savais à quoi m'en tenir; ç'avait été une première poussée - elle allait tout de suite se reproduire. Le temps n'était pas encore révolu. ]'avais déjà vu la Petite Mère sous une autre apparence. Mais la boue, elle aussi est terre, soumise, non moins que l'or, aux métamorphoses. nfaut s'en contenter, tant qu'on se limite aux approches. C'étaient les champignons nés de la terre. Une plus grande lumière était dissimulé dans l'ergot sombre qui jaillit de l'épi, une plus grande encore dans le suc vert des plantes charnues, sur les parois brûlantes du Mexil{ue.
[... ] L'escalade s'était mal terminée - peut-être devraisje avoir une fois encore recours au champignon. Mais déjà revenaient et les murmures et les chuchotements, l'étincellement et le scintillement - la cuiller du pêcheur traînait le poisson à la suite. Une fois le thème donné, il se grave comme le CJJlindre - la nouvelle impulsion, le nouveau tour répète la me1odie. Le jeu ne mène pas plus loin que la suite de malchances. [ ... ]
Je ne sais pas combien de fois cela s'est reproduit, ni ne veux suivre ce fil jusqu'à son extrémité. nJJ a aussi bien
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des visions qu'on préfère garder pour soi. En tout cas, il était minuit passé lorsque nous nous retrouvâmes ... [ ... ] Nous montâmes au premier; 1.e dîner était servi. Nos sens gardaient encore 1.eur affinement et 1.eur ouverture: " 1.es Portes de la perception », La lumière jaillissait en onde du vin TO"IJe de la carafe, un anneau d'écume déferla sur 1.e bord. Nous entendîmes un concerto pour flûte. Les autres n'avaient pas eu plus de chance que moi:« Qu'il est bon de se retrouver entre êtres humains ,., dit Albert Hofmann ...
[... ] L'orientaliste, quant à lui, s'était retrouvé à Samarcande où Timour repose dans son cercueil de néphrite. n avait suivi le cortège triomphal à travers des vill.es dont 1.e don de jo9euse entrée était un chaudron rempli d'IJeux. n y était longtemps resté devant l'une des pyramides de crânes, édifiées pour effrll/Jer 1.es peuples, et dans la masse des têtes tranchées, il avait reconnu la sienne - incrustée de pierres précieuses. Le pharmacologue fut frappé d'un trait de lumière lorsqu'il l'apprit:" Je sais maintenant pourquoi vous étiez assis sans tête dans votre fauteuil - j'en étais surpris; je ne pouvais me tromper. » Je me demande si je ne devrais pas taire ce détail, puisqu'il frôl.e l'attirail des histoires de fantômes.
La substance des champignons ne nous avait pas emportés dans des sommets inondés de lumière, mais dans des régions profondes. Il semble que, dans la plupart des cas, l'ivresse à la psilocybine soit empreinte d'une coloration plus sombre que celle au LSD. Certes, les réactions induites par ces deux substances sont diffé201
rentes d'un individu à l'autre. Pour ma part, les expériences au LSD étaient plus radieuses que celles aux champignons, comme le note aussi Ernst Jünger dans ces pages.
Encore une montée au LSD Mon retour dans le cosmos, qui fut aussi le dernier en compagnie d'Ernst Jünger, cette fois au LSD, nous emmena très loin de la conscience quotidienne. Nous nous approchâmes très près de l'ultime porte. D'après Ernst Jünger, celle-ci ne s'ouvrira à nous qu'au moment du grand passage, celui de la vie aux régions de l'au-delà. Cette dernière expérience commune se déroula de nouveau à Wtlflingen dans l'ancienne demeure du conservateur des eaux et forêts. Cette fois, nous n'étions qu'à deux. Jünger prit 0,15 mg de LSD, et moi 0,10. Il a publié sans commentaires le •livre de bord•, les notes qu'il a prises à cette occasion dans Approches. . . Elles sont assez laconiques et, comme mes propres descriptions, elles ne parlent pas beaucoup au lecteur. L'expérience dura du matin après le petit déjeuner à la nuit tombante. Cette fois, le Concerto pour flûte et harpe de Mozart que nous avions mis dès le début de la montée et qui, d'habitude, me plonge dans l'extase, prenait une couleur étonnante à mes oreilles, comme • quand on fait tourner des figures de porcelaine •. L'ivresse m'emporta à une vitesse folle dans des profondeurs insondables. Lorsque je voulus décrire à Jünger les stupéfiantes modifications de ma conscience, je fus incapable d'aligner plus de deux ou trois mots, tant 202
ils sonnaient faux à mes oreilles, peu adaptés qu'ils étaient à l'expérience. Ils semblaient provenir d'un monde infiniment éloigné, qui m'était étranger, au point que je renonçai à mes efforts en partant d'un rire désespéré. Manifestement, il n'en allait pas autrement pour Jünger; mais nous n'avions pas besoin de mots; sans rien nous dire, un regard suffisait à établir l'harmonie. Je réussis néanmoins à jeter quelques lambeaux de phrases sur un papier. Tout au début:• Notre navire vacille sérieusement. • Plus tard, en contemplant les livres luxueusement reliés de la bibliothèque: • comme l'or rouge pousse de l'intérieur vers l'extérieur exsudant l'éclat de l'or •. Dehors, il commençait à neiger. Sur la route, passaient des enfants masqués et des chars de mardi gras tirés par des remorques. En regardant dans le jardin couvert de neige, on pouvait voir par-delà le haut mur d'enceinte des masques multicolores noyés dans des tonalités de bleu infiniment celeste: • Un jardin à la Breughel -vis avec et dans les choses. • Plus tard: • Cet instant - aucun rapport avec le monde vécu. •Vers la fin, l'idée réconfortante: • Confirmé dans ma voie jusqu'à présent. • Cette fois, le LSD avait bien induit une communion extatique.
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12. Rencontre avec Aldous Huxley
A
u MILIEU des années cinquante, ont été publiés deux livres d'Aldous Huxley The Doors ofPerception (les Portes de la perception} et Heaven and Hell (le Ciel et /'Enfer} dans lesquels il examine les états d'ivresse induits par les drogues hallucinogènes. L'auteur y décrit magistralement les modifications des perceptions sensorielles et de la conscience qu'il a vécues au cours d'une expérience à la mescaline. Pour Huxley, l'expérience à la mescaline tourna à l'expérience visionnaire. Il vit les choses sous un autre jour; elles lui ouvrirent leur être intime intemporel, celui qui reste caché au regard quotidien. Ces deux livres consistent en considérations fondamentales sur l'essence du vécu visionnaire et sur la signification de ce mode d'appréhension du monde dans l'histoire de la culture, dans la naissance des mythes et des religions et dans le processus de la création artistique. Huxley considère que ce qui fait la valeur des drogues hallucinogènes, c'est qu'elles donnent aux gens qui ne possèdent pas le don de vision spontanée propre aux mystiques, aux saints et aux grands artistes, la possibilité de vivre eux-mêmes des états de conscience
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tout aussi extraordinaires. D'après Huxley, cela pourrait amener à une intelligence approfondie des fondements de la religion ou du mysticisme et à une connaissance affinée des grands chefs-d'œuvre. Pour lui, ces drogues sont des clés qui permettent d'ouvrir les portes de la perception, les clés chimiques à côté des autres ~ ouvreporte •, avérés mais plus pémbles, que sont la méditation, l'isolement, le jeûne, ou certains exercices de yoga Al'époque, je connaissais déjà les œuvres plus anciennes de cet auteur. Du reste, dans son roman d' anticipation paru en 1932 sous le titre le Meilleur des mondes, une drogue psychotrope, déjà, qu'il nomme• Soma•, joue un rôle: elle plonge les gens dans un état euphorique. Dans ses deux écrits publiés dernièrement, j'ai trouvé une interprétation très riche du vécu induit par les drogues hallucinogènes qui m'a permis d'approfondir la compréhension que j'avais de mes propres expériences au LSD. Un matin d'août 1961,j'ai donc eu l'agréable surprise de recevoir au laboratoire un appel téléphonique d'Aldous Huxley. Il était de passage à Zurich avec sa femme. Il nous invitait, ma femme et moi, à un lunch à l'hôtel Sonnenberg. Un gentleman, le fraisia à la boutonnière, une apparition aristocratique qui dégageait l'amabilité- c'est l'image que j'ai gardée dans mes souvenirs de ma première rencontre avec Aldous Huxley. Atable, la discussion porta pour 1'essentiel sur le problème des drogues magiques. Huxley et sa femme, Laura Huxley Archera, avaient tous les deux expérimenté le LSD et la psilocybine. Huxley aurait préféré ne pas appeler drogues (drugs) ces deux substances, le LSD et la mescaline, du fait que drug en 205
anglais, de même que Droge en allemand, avait un sens louche et qu'il était important de démarquer ce type de substance des autres drogues. Il pensait que, dans cette phase d'évolution de l'humanité, revenait un rôle tout à fait significatif aux agents qui produisent des vécus visionnaires. Il considérait les essais dans des conditions de laboratoire comme peu sensés dans la mesure où, la réceptivité et la sensibilité aux impressions venant de l'extérieur étant extraordinairement accrue, l'environnement était d'une importance décisive. Il conseilla à ma femme, au moment où nous parlions des montagnes de sa régi.on d'origine, le canton de Graubünden, de prendre du LSD dans un pré de montagne, puis de regarder dans le calice bleu d'une fleur de gentiane pour y percevoir la meiveille de la Création. Quand nous prîmes congé, Huxley me donna, en souvenir de cette rencontre, une copie de 1' enregistrement de la conférence • Visionary Experience •,qu'il avait prononcée une semaine auparavant à un Congrès international de psychologie appliquée à Copenhague. Au cours de cette conférence, il avait parlé de l'essence et de la signification du vécu visionnaire et opposait ce type de conception du monde à l'appréhension verbale et intellectuelle de la réalité en le présentant comme son complément indispensable. L'année suivante parut un nouveau livre de Huxley, son dernier, le roman Island. Y est décrite la tentative menée à l'île de Pala de faire émerger une nouvelle culture qui serait le produit de la fusion de la sagesse orientale avec les acquis des sciences de la nature et de la civilisation technique, et dans laquelle la raison et 206
le mysticisme opéreraient un fructueux rapprochement. Dans la vie de la population de Pala, une drogue magique extraite d'un champignon, la moksha-médecine (moksha =délivrance, libération), joue un rôle important. Son usage est limité à des moments clés de la vie. Rituellement, les jeunes gens de Pala en prennent lors de leur initiation; elle est administrée au héros du roman lors d'une crise existentielle, dans le cadre d'un entretien psychothérapique avec une personne moralement proche de lui; à une mourante, elle facilite l'abandon du corps terrestre et le passage à l'autre être. Au cours de notre discussion à Zurich, j'avais appris par Huxley que, dans son nouveau roman, il aborderait de nouveau le problème des drogues psychédéliques. Et il m'envoya un exemplaire d'Island, avec une dédicace manuscrite: " Th Dr Albert Hoffmann, the original discoverer of the moksha-médedne, from Aldous Huxley. JJ Les espoirs qu'Aldous Huxley plaçait dans les drogues psychédéliques comme adjuvants de l'apparition d'un vécu visionnaire et dans ce que l'on allait en faire dans le quotidien ressortent de sa lettre du 29 février 1962, dans laquelle il m'écrit: J'espère bien que ces recherches, comme d'autres du même genre, de'boucheront sur le déve"loppement d'une véritable " histoire naturelle » de l'expérience visionnaire sous ses formes "les plus variées déterminées par des différences dans la constitution corporeUe, le tempérament, l'activité professionnelk, ainsi que sur une technique de " mystique appliquée '" une technique qui aiderait l'homme à tirer le plus grand bénéfice possible de ses visions de l'« autre monde » dans ce monde. Maître &khart a écrit: il faut que ce que l'on a pris dans "le cadre 207
de la contemplation soit restitué sous forme d'amour. Et c'est bien là l'essence de ce que nous devons dévewpper: l'art de restituer avec amour et intelligence ce que nous avons reçu "lors de la vision, dans l'expérience de l'autotranscendance et del'• être-un-au-monde "·
À la fin de l'été 1963, j'étais à Stockholm pour la Conférence annuelle du World Academy of Art and Science (WAAS), en compagnie d'Aldous Huxley le plus souvent. Au cours des séances de 1'Académie, ce furent surtout ses propositions et ses interventions dans les discussions qui marquèrent les débats, tant par leur contenu que par leur forme. L'idée qui avait présidé à la fondation du WAAS était de faire étudier les problèmes planétaires par les spécialistes les plus compétents, réunis dans une association qui ne reposerait ni sur la religion ni sur une quelconque conception du monde et de mettre à la disposition des gouvernements responsables et des organisations dirigeantes des publications qui reprendraient leurs résultats, suggestions et réflexions. La réunion du WAAS précédant la conférence de 1963 avait été consacrée à l'explosion démographique ainsi qu'à l'épuisement des réserves de matières premières et de denrées alimentaires. Les études et suggestions faites à cette occasion furent réunies dans le volume II du WAAS sous le titre The Population Crisis and the Use of World Ressources. Dix ans avant que contrôle des naissances, protection de l'environnement et crise de 1' énergie ne deviennent des leitmotive, on y faisait déjà des observations sur ces problèmes mondiaux et on présentait aux grands de ce monde des sugges-
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tions pour les résoudre. L'évolution, catastrophique depuis lors, dans ces domaines met en évidence la tragique disparité entre la connaissance, la volonté et la capacité. À la Conférence de Stockholm, Aldous Huxley suggéra, dans la lignée du thème • World Ressources », le problème• Human Ressources•, consistant à approfondir et à mettre en valeur des capacités cachées, inutilisées à ce jour, chez l'homme. Il est évident qu'une humanité aux capacités intellectuelles plus développées, ayant une conscience plus claire de l'ineffable merveille de l'existence, pourrait avoir une meilleure connaissance, et donc un plus grand respect des fondements matériels et biologiques de son existence sur cette terre. Pour l'évolution de l'homme occidental, avec son rationalisme hypertrophié, le développement, l'épanouissement de sa capacité à vivre dans sa sensibilité même la Vérité débarrassée de toute notion, de tout vocable, serait essentiel. Huxley considérait aussi· les drogues psychédéliques comme un moyen favorisant l'éducation dans cette direction. Le psychiatre Humphly Osmond, qui a forgé le terme psychedelic (• qui épanouit l'âme •), participait également à ce congrès : il le soutint dans cette voie avec un rapport sur les possibilités raisonnables d'utilisation des Psychedelica. Cette conférence de Stockholm fut ma dernière rencontre avec Aldous Huxley. Il portait déjà sur lui les stigmates de sa grave maladie, mais son rayonnement intellectuel était resté inchangé. Le 22 novembre de la même année, le jour où le président Kennedy fut assassiné, Aldous Huxley mourait. 209
Mm• Laura Huxley m'a fait parvenir une copie de la lettre qu'elle avait adressée à Julian et Juliette Huxley où elle raconte à son beau-frère et à sa belle-sœur les derniers jours de son mari. Les médecins lui avaient annoncé une fin dramatique; dans le cancer des voies respiratoires dont était atteint Aldous Huxley, la phase ultime est marquée par des crampes et des crises d'asphyxie. Mais il prit congé dans le calme et la paix. Le matin même, déjà trop faible pour pouvoir parler, il avait écrit sur une feuille de papier: •LSD - try it intramuscular 100 mmg ~. Mm• Huxley comprit ce qu'il entendait par là et, outrepassant l'avis du médecin qui était là, elle lui fit l'injection qu'il avait souhaitée: elle lui administra la moksha-médecine.
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13. Correspondance avec le médecin-poète Walter Vogt
P
ARMI les relations personnelles que je dois au LSD,
il y a aussi mon amitié avec le Dr Walter Vogt,
médecin psychiatre et écrivain. Comme le montre l'extrait suivant de notre correspondance, ce sont les effets psychologiques en profondeur du LSD, ses effets modificateurs du champ de conscience qui intéressèrent l'écrivain, et qui constituent le thème de notre échange. Muri/Berne, 22/Xl/70 Cher M. Hofmann, Cette nuit, j'ai rêvé que j'étais à Rome, et que j'avais été invité à prendre le thé dans un salon de thé par des amis. LA famüle connaissait le pape; c'est pourquoi le pape était assis à notre table. n était tout en blanc et portait même une mitrr: blanche. Assis en silence, ü était très beau. Et aujourd'hui.j'ai eu tout à coup l'idée de mus envoyer mon« Oiseau sur la table ,. - comme carte de visite si vous voulez - un livre resté un peu apocryphe et dont, réflexion faite, je ne suis même pas mécontent, bien que mon traducteur italien soit fermement persuadé que ce soit mon meilleur (ah oui, le pape aussi est italien. So it goes .. .). 211
Peut-être cet opuscule vous intéresse-t-il. fla été écrit en 1966 par un auteur qui, à cette époque, n'avait pas la moindre idées des expérimces avec les substances psychéde1iques, et qu~ sans rien comprendre, avait pris le contrepied des rapports sur les expériences de caractère médical que l'on faisait avec ces drogues -du reste, peu de choses ont chanoé, sauf peut-être que le hochement de tête, maintenant, a changé de côté. je suppose que votre découverte a provoqué dans mon œuvre (encore un bien grand mot) un hiatus (même pas une conversion de Saül en Paul comme le raconte Roland Fischer... ), de sorte que ce que j'écris devient plutôt plus réaliste, ou au moins, moins expressif En tout cas, sans rien, je n'aurais pas apporté à mon émission TV" Spiele der Macht » son réalisme cool. Les différentes versions en témoinnent, au cas ou elles passeraient encore quelque part. S'il se trouvait que vous ayez envie de me rencontrer et un peu de temps à me consacrer, je serais très heureux de vous rendre visite pour avoir un entretien ...
w.v. Burg i.L., 28/XI/70 Cher M. Vogt, Que l'oiseau qui est arrivé sur ma table ait trouvé le chemin de ma. maison, j'ai décidé finalement de l'attribuer une fois de plus aux effets magiques du LSD. je pourrai bientôt écrire un livre sur toutes les conséquences qu'a entraînées pour moi cette expérience de 1943 ... A.H.
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13/lll/71
Cher M. Hofmann, Ci-joint une critique des Approches de Jünger extraites du journal; je suppose que cela vous intéressera...
... n me semble qu'hallucination, rêve et écriture s'opposent à la conscience quotidienne et que ce sont là des fonctions complémentaires entre elles. En l'occurrence, naturellement, je ne peux parler que de moi. Chez les autres, cela peut se passer autrement - il est aussi très de1icat de parler de ces choses avec d'autres, tant il est vrai que, souvent, on parle des langages différents ... ... Mais comme vous collectionnez déjà les autographes et que vous me faites l'honneur de ranger dans votre collec-
tion l'une de mes lettres, j'y joins le manuscrit de mon « testament », dans lequel votre découverte - « la seule déoouverte joyeuse du vingtième siècle? " - joue un rôle ...
w.v. Nouveau testament du docteur Walter Vogt, 1969 je ne veux pas d'enterrement spécial rien que de coûteuses orchidées, et obscènes une myriade de petits oiseaux aux noms multicolores pas de danseuses nues
mais des tableaux psychéde1iques dans tous les coins des haut-parleurs et rien d'autre que le tout dernier disque des beatles* cent mille millions de fois et 213
do what you like** sur une bande infinie et rien d'autre qu'un christ populaire avec un certificat de sainteté en or pur et un cher cortège funèbre qui se pompe complètement à l'acide*** till they go to heaven * * * * one two three four five six seven
peut-être nous rencontrerons nous "là-bas Cordiakment dédié à Albert Hofmann pour l'arrivée du printemps 1971 *Abbey Road * * Blind Faith * * * acide = acid = LSD * * * * extrait d 'Abbey Road face deux
29/III/71
Cher M. Vogt, Vous m'avez une fois de plus gratifié d'une belle lettre et d'un autographe tout à fait précieux, le testament de 1969 ...
. . . Ces derniers temps, des rêves tout à fait remarquables m'ont donné l'occasion de vérifier le rapport entre la composition (chimique) du repas du soir et la qualité des rêves. Le LSD est bien quelque chose qui se mange aussi ... A.H.
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4/V/71
Cher M. Hofmann,
. . . Cette histoire de LSD semble jouer un rôle. Actuellement, nous voulons créer à la polyclinique une espèce de « groupe d'auto-expérimentation ,., sans programme de recherche ambitieux, ce que je trouve tout à fait raisonnable... . . . Entre la polyclinique et mon cabinet, j'espère bien pouvoir ronsa.cru six mois de l'an.nk prochaine au plaisir de la littérature pure. n faudrait absolument que j'écrive mes œuvres essentielles, et surtout un assez long travail en prose dont j'entrevois les contours... Votre découverte y jouera un rôle importa.nt...
wv. 5/IX/71 Cher M. Hofmann,
Souvent pensé à vous tout au long de ce week-end à Murtensee 1 - journées d'automne on ne peut plus rayonnantes - ai subi hier, samedi, à cause d'un comprimé d'aspirine (pour céphalée ou légère grippe) un flash-back très drôle, comme à la mescaline (que je n'ai jamais prise qu'une seule fois, et en petite quantité) ... ]'ai lu un article très amusant de Wasson sur les champÏ{/nons, il partaoe l'humanité en mycophiles et mycophobes ... Chez vous, il doit lJ avoir de beaux tuemouches en forêt maintenant. Ne devrions-nous pas faire une tentative ?
wv. 1. Tous les dimanches, je (A. H.) survolais le Murtensee dans le ballon de mon ami E. 1. qui m'avait pris comme passager.
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7/XI/71
Cher M. Hoftnann,
nfaut que je vous envoie de toute urgence ce que j'ai fait en vous attendant sous 'le so"leil, al.ors que vous étiez en ballon:j'avaisfini par prendre quelques notes à main levée sur notre visite à Villars-sur-Ollons (chez le Dr Leary), quand passa sur 'le lac une barque de hippies, qu'ils s'étaient bricolée eux-mêmes et qui semblait sortir tout droit d'un.film de Fellini;j'en aifait un croquis et au-dessus, tout en haut,j'ai dessiné votre ballon ... w.v " 15/V/72
Cher M. Vogt, Votre jeu te1évisé « Spie'leder Macht »m'a très fortement impressionné... Je vous félicite pour cette chose magnifique qui amène à la conscience 'les traumatismes psychiques, autrement
dit, qui auit à sa manière comme une espèce d'« e'largisseur du champ de conscience »; en tant que tel, on peut 'le comparer, sur 'le plan thérapeutique au sens 'le plus e1evé du terme, à la tragédie antique. A.H.
19/V/73
Cher M. Vogt, J'ai déjà lu trois fois votre prêche profane, la description et l'interprétation que vous avez faites de votre trip
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sur le Sinaï 2... C'était bien un trip au LSD?... C'est un acte de courage de choisir un thème aussi louche qu'une expérience de 1.a drogue comme thème d'un prêche, même si ce prêche a un caractère profane. Mais, au fond, les questions que les droques hallucinogènes mettent sur le tapis sont celles de l'Eglise en tout premier lieu, car ce sont des drogues sacrées (peyot~ téonanacatl, ololiuqui, dont le LSD est très étroitement proche du triple point de vue chimie, structure et action). Ce que vous dites en introduction de la religiosité actuelle de l'Église, je peux y souscrire sans réserve. Les trois états de conscience (l'état de veille accompagné d'une activité incessante et de l'accomplissement de son devoir, l'ivresse alcoolique, le sommeil), la différenciation des deux phases de l'ivresse psychéde1ique (la première phase, le sommet du trip, où l'on vit soit en relations cosmiques soit immergé dans son propre corps où est tout ce qui est; et 1.a deuxième phase que l'on peut décrire comme 1.a phase de compre'hension au degré supérieur des symboles), et 1.a référence à l'évidence des états de conscience induits par les hallucinogènes - toutes ces observations sont d'une importance fondamentale pour l'appréciation de l'ivresse allX hallucinogènes. 2. Walter Vogt, Mein Sinai 'Jtip. Ein Laienpredigt (Verlag der Arche, 1972). Cet écrit restitue le texte d'un prêche que tint Walter Vogt le 14 novembre 1971 sur l'invitation du pasteur Ch. Mohl au temple de Vaduz (Liechtenstein) dans le cadre d'une série de prêches confiés à des écrivains, ainsi qu'une postface de l'auteur et du pasteur qui l'avait invité. Il s'agit de la description et de l'interprétation d'un vécu extatico-religieux dû au LSD dont l'auteur voudrait faire une présentation en analogie lointaine, superficielle pourrait-on dire, avec le grand • trip • de Moïse sur le Sinaï. Cette description ne se borne pas à faire ressortir une • atmosphère patriarcale • ; elle contient aussi des références profondes que l'on ne peut déceler qu'en lisant entre les lignes et qui sont à l'origine précisément de cette analogie lointaine.
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L'un des gains essentiels que m'ont procurés mes expériences au LSD est l'expérience de l'insoluble interpénétration corporel-spirituel. « Le Christ dans la matière » (Teilhard de Chardin). Vos expériences de la drogue n'ontelles pas amené à votre consci.ence le fait que nous devons descendre dans « la chair que nous sommes » pour aller chercher "les nouvelks prophéties? Une critique à votre prêche, vous faites commenter à Timothy Leary la plus profonde expérience qui soit: " Le royaume des cieux est en toi. » Citée sans indication de ses sources, cette phrase pou"ait être interprétée comme si l'on ne connaissait pas une, ou plus exactement, la vérité essentielk du christianisme. Une de vos constatations qui mérite une prise de con..i:cience générale: « n n'y a pas d'expérience reli{Jieuse non extatique » ••• Lundi prochain, je suis interwievé à la te1.évision suisse (sur "le LSD et les drogues magiques mexicaines, dans le cadre de l'émission« Première main »).]e suis curieux de savoir quel genre de questions ces messieurs vont me poser... A.H.
24/V/73 Cher M. Hofmann,
Bien sûr, c'était du LSD - simplement, je ne voudrais pas écrire quelque chose de formel, moi-même, à vrai dire, je ne sais pas exactement... Le fait que je me sois servi du bon Leary - qui, depuis, m'apparaît quelque peu flippé lui-même - comme d'un témoin clé ne s'explique effectivement que par "le moment du discours ou du prêche ...
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je dois avouer que la reconnaissance du fait que nous devons nous immerger « dans la chair que nous sommes " ne m'est apparue qu'avec le LSD - je la triture encore, peut-être même est-elle effectivement arrivée « trop tard " pour moi, bien que, de plus en plus, je me fasse le porteparole de votre point de vue selon lequel 'le LSD doit être tabou pour les jeunes (tabou, mais pas interdit, c'est là toute la différence ... ). ... Apparemment, la phrase qui vous plaît, « il n'y a pas d'expérience religieuse non extatique »,n'a pas trop plu à d'autres - par exemple à mon (presque unique) ami littéraire, le prêtre et poète lJJri.que Kurt Marti ... Mais nous ne sommes pratiquement du même avis sur rien et mallJré tout, comme nous nous appelons à l'occasion et que nous faisons quelques petites actions concertées, nous formons la plus petite mafia de Suisse ...
w.v. 13/IV/74
Cher M. Vogt,
Hier soir, nous avons assisté avec intérêt à votre jeu te1évisé, " Pilatus vor dem schweiBenden Christus "· ... Comme représentation du rapport originel hommeDieu: l'homme qui est poussé vers Dieu par ses questions pénibles, et qui, en définitive, doit JJ répondre par luimême parce que Dieu se tait. Il n'y répond pas par des mots. Les réponses sont contenues dans le livre de sa Création (dont fait partie l'homme qui interroge). lnvesti{Jation véritable de la nature = déchiffrage de ce texte. A.H.
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11/V/74
Cher M. Hofmann, ... ]'aifait un,« poème» dans un état semi-crépusculaire que j'aimerais vous soumettre - tout d'abord,je voulais l'envoyer à Leary, mais this would make no sen se. Leary in jail Gelpke is dead Kur in Asylen is this your psychedelic revolution ? Avwns-nous pris au sérieux quelque chose avec quoi on ne peut que jouer ou bien au contraire ...
w.v. Cette question posée dans le poème de Vogt - avonsnous pris au sérieux quelque chose avec quoi on ne peut que jouer, ou bien est-ce le contraire? - résume en une formule brève et percutante l'ambivalence fondamentale des activités sur les drogues psychotropes.
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14. Des visiteurs
du monde entier
L
du rayonnement du LSD m'a mis en relation avec les gens et les groupes humains les plus divers. Sur le plan scientifique avec des collègues de ma branche, des chimistes, mais aussi des pharmacologues, des médecins, des mycologues, que j'ai rencontrés aussi bien dans les grandes écoles qu'à des congrès, à des conférences ou par l'intermédiaire de publications. Sur le plan philosophico-littéraire, il en est ressorti des contacts avec des écrivains; j'ai déjà parlé dans les chapitres précédents des rencontres que j'ai considérées comme les plus importantes. Le LSD m'apporta aussi un réseau bigarré de connaissances personnelles dans les milieux de la drogue comme dans les cercles hippies dont il faut bien dire quelques mots maintenant. La plupart de ces visiteurs venaient des États-Unis. En général, c'étaient des jeunes gens, souvent de passage, qui allaient en Extrême-Orient chercher la sagesse orientale ou un gourou; ou encore, ils espéraient trouver de la drogue plus facilement là-bas. Parfois même, le lieu de destination était Prague, parce qu'à cette époque on y trouvait facilement un LSD de bonne qualité. Comme ils étaient en Europe, ils voulaient profiter de 1' occasion 'EXTENSION
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pour voir le • père du LSD •, • the mcm who made the famous LSD bicycle trip •. Mais j'avais aussi des visiteurs aux motivations plus sérieuses. Ils voulaient raconter leur propre expérience du LSD et discuter, pour ainsi dire à la source, du sens ou de la signification de cette expérience. Le but de leur visite ne s'est que rarement révélé une intention d'obtenir du LSD; ils formulaient alors cette demande en expliquant qu'ils aimeraient bien au moins une fois faire l'expérience d'une substance indiscutablement pure, du LSD original. Vmrent les visiteurs les plus différents, de l'étranger, d'autres pays européens, porteurs de demandes extrêmement diverses. Ces derniers temps, ces visites se sont espacées, ce qui doit être mis en relation avec le fait que le LSD est passé à l'arrière-plan dans le milieu. Achaque fois que cela m'a été possible, j'ai accueilli ces visiteurs ou bien je les ai rencontrés à un endroit convenu d'avance. Je considérais cela comme une obligation découlant de mon rôle dans l'histoire du LSD; j'essayais alors d'apporter une aide par mes explications et mes conseils. Parfois, il n'en ressortait aucune discussion véritable. Une fois, par exemple, un jeune garçon handicapé est arrivé sur sa mobylette. Le but de sa visite ne m'était pas clair. Il me fixait comme s'il se demandait:• Comment l'homme qui a découvert une chose aussi étonnante que le LSD peut-il avoir un air aussi commun? •J'avais l'impression que, comme d'autres visiteurs du même genre, il espérait qu'en ma présence l'énigme du LSD se résoudrait d'une manière ou d'une autre. Les rencontres comme celle de ce jeune homme de Toronto avaient un tout autre caractère. Il m'invita dans 222
un restaurant chic. Un jeune phénomène qui en imposait, grand, mince, homme d'affaires, propriétaire d'une importante entreprise industrielle au Canada, un esprit brillant. Il me remercia d'avoir créé le LSD qui avait donné un autre sens à sa vie. Il avait été un businessman à cent pour cent, adapté, purement matérialiste; mais le LSD lui avait ouvert la voie au côté spirituel de la vie; il s'était découvert un goût pour la littérature, l'art et la philosophie, et, depuis, il s'occupait avec beaucoup d'intérêt des questions religieuses et métaphysiques. Il voulait maintenant ouvrir à sa jeune femme la porte de l'expérience au LSD dans un cadre approprié en espérant chez elle une transformation aussi bienfaisante qu'elle l'avait été pour lui-même. Un jeune Danois me fit un récit plein d'humour et de fantaisie des résultats moins profonds, quoique libérateurs et charmants, d'expériences au LSD. Il venait de Californie où il avait été domestique chez Herny Miller à Big Sur. Il repartait pour la France dans l'intention d'y acheter une ferme en ruines qu'il remettrait en état lui-même (il était menuisier de formation). Je lui demandai de me laisser un autographe de son précédent employeur pour ma collection, qu'effectivement je reçus quelque temps après. Une jeune femme était à ma recherche pour me faire part de ses expériences au LSD qui avaient été d'une grande importance pour son évolution ultérieure. En adolescente qui courait après tous les plaisirs de la vie et dont les parents s'occupaient peu, elle commença à prendre du LSD par curiosité et pour le plaisir de l'aventure. Pendant trois ans, elle fit de fréquents 223
voyages au LSD. Ils la poussaient à l'intériorisation, ce qui l'étonnait elle-même. Elle commença à rechercher le sens plus profond de son existence qui finit par s'ouvrir à elle, comme elle le disait. Elle reconnut par la suite que le LSD ne pouvait pas l'aider davantage et qu'elle pourrait donc se sevrer sans difficultés ni efforts de volonté. Elle était capable maintenant de continuer à travailler sur elle-même sans accessoires artificiels. Elle était dorénavant une personne heureuse, stabilisée. Ainsi finit son récit. Cette jeune femme me raconta son histoire parce qu'elle supposait que j'étais sans cesse la cible de personnes qui ne voyaient que les désordres que le LSD cause parfois chez les jeunes. Le motif immédiat de sa visite, c'était une discussion qu'elle avait entendue par hasard au cours d'un voyage en train. Un homme m'injuriait parce qu'il trouvait révoltante la manière dont j'avais pris position sur le problème du LSD dans une interview. À son avis, j'aurais dû rejeter en bloc le LSD, cette œuvre du diable et reconnaître officiellement ma faute. Des personnes délirant sous LSD qui auraient justifié une condamnation si passionnelle, je n'en ai jamais vu. Ces cas qui sont à mettre au compte soit d'une consommation de LSD dans des circonstances irresponsables, soit d'overdoses, soit de prédispositions à la psychose, atterrissaient la plupart du temps à la clinique ou bien au poste de police. On leur faisait toujours une grosse publicité. La visite d'une jeune Américaine m'est restée dans la mémoire comme exemplaire des conséquences tragiques du LSD. C'était pendant la pause de midi, que 224
j'avais l'habitude de passer dans mon bureau, sous stricte surveillance - pas de visiteurs, secrétariat fermé. Quelqu'un frappa discrètement mais résolument à ma porte, jusqu'au moment où je suis allé l'ouvrir. J'en croyais à peine mes yeux: devant moi, se tenait une jeune femme, très belle, blonde, aux grands yeux bleus; elle portait une tenue hippie, bandeau au front et sandales. • I am Jane. I come from New York. - You are Dr Hofmann? ,, Quelque peu éberlué, je lui demandai comment elle avait réussi à franchir les deux contrôles: celui de l'entrée principale de l'usine et la loge du gardien de la maison; les visiteurs ne sont introduits qu'après qu'on les a annoncés par téléphone mais cette jeune fille avait dû tout particulièrement faire sensation: • I am an ange! and can pass everywhere ,, (• je suis un ange et je peux passer n'importe où •).Enfin, elle s'expliqua: elle venait pour une grande mission. Elle devait sauver son pays, les États-Unis, en commençant par remettre le président (Lyndon Johnson à l'époque) dans le droit chemin. Et elle ne pourrait y aniver que sil' on donnait à ce dernier l'occasion de prendre du LSD. Cela lui donnerait les idées justes qui lui permettraient de trouver les moyens de sortir le pays de la guerre et des difficultés intérieures. Elle était venue chez moi pour que je l'aide à accomplir sa mission, donner du LSD au président. Son nom- Jane - disait assez qu'elle était la Jeanne d'Arc des États-Unis. Je ne sais pas si les arguments que j'ai mis en avant sur les raisons psychologiques et techniques, internes et externes pour lesquelles son plan n'avait pas la moindre chance d'aboutir ont pu la convaincre, malgré les précautions oratoires dont j'avais fait preuve à propos du feu sacré qui l'habitait. Déçue 225
et triste, elle repartit. Le lendemain, je reçus un appel téléphonique de Jane. Elle me demandait de l'aider encore un peu, car ses ressources en argent étaient épuisées. Je l'amenai chez un ami de Zurich chez qui elle put loger et qui lui procura du travail. Jane était enseignante de métier, mais aussi pianiste de bar et chanteuse. Elle resta un certain temps à jouer et chanter dans un restaurant chic de Zurich. Les clients, de bons bourgeois, ne devaient pas avoir la moindre idée de l'espèce d'ange assise au piano, en robe du soir noire, qui les distrayait par son jeu sensible et sa voix chaude et sensuelle. Il faut dire que peu de gens seulement faisaient attention au texte de ses chansons ; c'étaient pour la plupart des chansons hippies, et plus d'une rendait un hommage voilé à la drogue. Mais elle ne resta pas longtemps à l'auberge de Zurich; peu de semaines s'étaient écoulées quand j'appris un jour, par mon ami, que Jane avait disparu subitement. 'lrois mois plus tard, il reçut une carte d'Israël. Elle avait été admise dans une clinique psychiatrique. Pour conclure, j'aimerais encore citer une rencontre dans laquelle le LSD ne joua qu'un rôle indirect. Mn· H. S., secrétaire de direction dans un hôpital, me demanda par écrit d'avoir un entretien avec elle. Elle vint pour le thé. Elle expliqua sa visite en disant que, dans un rapport sur une expérience au LSD, elle avait retrouvé la description d'un état qu'elle avait vécu dans son enfance et qui continuait aujourd'hui encore à l'angoisser; peut-être pourrais je l'aider à comprendre cette expérience. 226
Elle avait participé comme apprentie au démarrage d'une entreprise commerciale. On passa la soirée dans un hôtel en montagne. H. S. se réveilla de très bonne heure et quitta la maison seule pour contempler le lever du soleil. Quand les montagnes commencèrent à luire dans cette mer de rayons, elle fut traversée par un sentiment de bonheur inconnu qui perdurait encore quand elle retrouva les autres voyageurs à la chapelle pour l'office du matin. Pendant la messe, tout lui apparut dans un éclat surnaturel et le sentiment de bonheur qui l'envahissait atteignit un point tel qu'elle éclata en sanglots. On la ramena à l'hôtel où elle fut soignée pour une crise de nerfs. Cet épisode influença durablement le cours de sa vie. H. S. craignait elle-même de ne pas être normale. D'une part, elle avait peur de ce qu'on lui avait présenté comme une crise de nerfs, d'autre part, elle aspirait à retrouver cet état. Déchirée intérieurement, elle mena par la suite une vie instable. Consciemment ou inconsciemment, elle s'était lancée dans une quête éperdue de situations professionnelles et de relations personnelles toujours différentes, elle recherchait cette vision bénie du monde qui lui avait procuré un si profond bonheur. Je réussis à apaiser ma visiteuse; ce qu'elle avait vécu autrefois n'avait été ni un processus psychopathologique ni une crise de nerfs. Ce que beaucoup de gens cherchent à atteindre avec l'aide du LSD, le spectacle visionnaire d'une réalité plus profonde, elle l'avait trouvé presque spontanément, comme une faveur divine. Je lui conseillai le livre d'Aldous Huxley, la 227
Philosophie éternelle (Steinberg Verlag, Zurich, 1949), dans lequel sont réunis des témoignages de visions inspirées de tous les temps et de toutes les cultures. Huxley a écrit que de tels instants de béatitude peuvent être vécus non seulement par des mystiques ou des saints mais aussi par des gens du commun, et beaucoup plus qu'on ne le supposerait généralement, mais que la plupart, au lieu de les considérer comme des parcelles de lumière pleines de promesses, n'en reconnaissent pas la signification, et les refoulent parce qu'ils ne conviennent pas à leur entendement ordinaire.
228
15. ~XJ?é,,rience au LSD
et realite
Was kann ein Mensch im Leben mehr gewinnen Als daft sich Gott-Natur ihm offenbare. (Que peut naoner l'homme de plus dans la vie, sinon que la nature divine se révèle à lui.) Goethe
S
OUVENT on me demande
ce qui m'a le plus impressionné dans mes expériences au LSD, et si je suis arrivé à une nouvelle connaissance par ces expériences.
Des réalités différentes Le plus important pour moi, c'est le point de vue - qui m'a été confirmé par toutes mes expériences au LSD - que ce que l'on désigne communément sous le nom de• réalité•, y compris la réalité de l'individu, n'est en aucun cas fermement établi, mais bien plutôt multiforme, qu'il n'y a pas une seule réalité, mais plusieurs, renvoyant chacune à une conscience du Moi différente. Ce point de vue peut constituer l'aboutissement de réflexions scientifiques. D'autre part, le problème de la réalité est, et il a toujours été, une des pierres d'achop229
pement de la philosophie. Il est fondamentalement différent d'aborder ce problème rationnellement, avec les méthodes de la philosophie, ou d'en être émotionnellement pénétré par un événement existentiel. Si la première expérience au LSD qui ait été programmée a été à ce point bouleversante et effroyable, c'est que la réalité quotidienne, et le Moi qui vit cette réalité, que j'avais tenus jusqu'alors pour une entité unique, se scindaient; c'est qu'un Moi étrange vivait une autre réalité, étrange. Se posait aussi la question de ce Moi supérieurement organisé, au point d'être capable d'enregistrer cette autre réalité, sans être atteint par ces modifications internes et externes. En l'absence d'un sujet de connaissance, en l'absence d'un Moi, la réalité est inconcevable. Elle est le produit du monde extérieur, de l' • émetteur • et d'un " récepteur•, un Moi au plus profond duquel les rayonnements du monde extérieur enregistrés par les antennes des organes sensoriels deviennent conscients. Que l'un des deux vienne à manquer, et aucune réalité ne pourra prendre forme, aucune musique ne pourra sortir du poste de radio, l'écran télé restera vide. Si l'on considère la réalité comme le produit d'un émetteur et d'un récepteur, l'entrée dans une autre réalité sous l'influence du LSD s'explique par le fait que le cerveau, le siège du récepteur, subit des modifications biochimiques. De sorte que le récepteur se retrouve sur une longueur d'ondes différente de celle de la réalité quotidienne normale. Comme à l'infinie diversité, à l'infinie stratification de la réalité correspondent des longueurs d'ondes infiniment nombreuses et différentes, 230
les nombreuses réalités différentes qui englobent chaque Moi peuvent accéder à la conscience en fonction des dispositions du récepteur. Elles - ou bien, plus précisément, ces différentes strates de la réalité - ne s'excluent pas mutuellement; elles sont complémentaires et, ensemble, elles constituent une partie de la réalité transcendantale, atemporelle, qui englobe tout et d'où provient le noyau insaisissable de la conscience du Moi, qui enregistre les modifications du Moi individuel. C'est dans la possibilité d'envoyer le récepteur• Moi• sur d'autres longueurs d'onde et d'induire ainsi des modifications dans la conscience de la réalité que réside l'importance caractéristique du LSD et des hallucinogènes qui en sont proches. C'est cette capacité de faire surgir de nouvelles images de la réalité, cette puissance vraiment cosmogonique qui permet de comprendre la vénération cultuelle dont sont l'objet les plantes hallucinogènes considérées comme drogues sacrées. Quelle est la caractéristique qui différencie essentiellement la réalité quotidienne des images du monde que l'on peut avoir dans l'ivresse au LSD? Dans les états de conscience normaux, dans la réalité quotidienne, le Moi et le monde extérieur sont séparés ; on fait face au monde extérieur. Il est objectivé. Dans l'ivresse au LSD, les frontières entre le Moi connaissant et le monde extérieur disparaissent plus ou moins selon l'importance de l'ivresse. Il se produit un feed-back de l'émetteur au récepteur. Une partie du Moi s'identifie au monde extérieur, aux choses; elles commencent à vivre, elles sont investies d'un autre sens, plus profond. Cela peut être ressenti comme un changement harmonieux, mais 231
aussi démoniaque, comme une transformation lente s'accompagnant d'une perte du Moi habituel et déclenchant des crises de frayeur. Dans les changements positifs, le nouveau Moi se sent dans une harmonie proche de la béatitude avec les choses du monde extérieur, et donc aussi avec ses semblables. Cette expérience peut aller jusqu'au point où le Moi et la Création ne font qu'un. Cet état, qui peut être provoqué par le LSD ou un autre hallucinogène du groupe des drogues sacrées mexicaines dans des conditions favorables, s'apparente à l'illumination religieuse spontanée, à l'unio mystica. Dans les deux états, qui ne durent le plus souvent qu'un instant atemporel, la réalité vécue est inondée d'un éclat qui trouve son origine dans la réalité transcendantale. Mais que l'illumination mystique et les états visionnaires induits par les drogues ne puissent pas être comparés sans difficultés, c'est ce qu'a fait ressortir avec la dernière acuité R. C. Zaehner dans son livre Mystik - religiôs und pro/an (Ernst Klett Verlag, Stuttgart, 1957). Dans son article • Provoziertes Leben • (paru dans Ausdruckswelt, Limes Verlag, Wiesbaden, 1949), Gottfried Benn parle de •la catastrophe schizoïde, la névrose occidentale du destin •. Il y écrit: C'est dans le Sud de TWtre continent que la TWtion de réalité a commencé à se former. C'est le principe hellénoeuropéen de l'« Agonalen '" du dépassement par la réalisation, la ruse, la perfidie, les talents, la force, fArete sous sa forme grecque, celui du darwinisme et du surhomme par la suite en Europe qui lui ont donné ses contours. Le Moi s'avançait en foulant tout aux pieds, il luttait et pour cela, il avait besoin de moyens, de matiriaux, de puissance.
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n se confronta différemment avec la matière; physi,quement, il s'en él.oiuna mais.formellement, il s'en approcha. n la démembra, la testa, la rannea par catégories: armes,
objets d'écha7111e, rançon. n l'expliqua en l'isolant, la mit en formules, la coupa en morceaux, la divisa. Un concept qui pesa sur l'Occident comme une fatalité, avec lequel il se mesura sans jamais réussir à l'appre'hender, auquel il offrit en sacrifice des hécatombes de sano et de bonheur, un concept dont aucun renard naturel, aucune connaissance méthodique ne pouvait plus clarifier les tensions et les ruptures dans la paix unitaire caractéristique des formes pre1o9iques de l'être ... Plus encore, le caractère cataclysmatique de cette notion apparaissait de plus en plus clairement... En définitive, un État, une ornanisation sociale, une morale publique pour lesquels la vie n'est rien d'autre qu'une vie économiquement exploitable, qui Î/Jnore la valeur de la « vie provoquée ,., ne peut pas empêcher son effondrement. Une société dont l'h!JBÏène et le souci de conservation de la race, en tant que rituels modernes, reposent sur des expériences biolo9ico-statistiques non fondées, ne peutjamais représenter que le point de vue extérieur des masses; elle peut entreprendre des nuerres incessantes, car la réalité, pour elle, n'est que matières premières, son fondement métaphysique lui restant forclos.
Comme Gottfried Benn le formule dans ces thèses, le sens du développement de l'histoire des idées en Europe a définitivement entériné une conscience de la réalité qui sépare le Moi et le monde. C'est le fait de considérer le monde comme une chose, comme un objet par opposition au sujet, qui a déterminé le développement des sciences de la nature et des techniques actuelles. L'homme s'est appuyé sur elles pour se soumettre la nature. Nous pratiquons un racket sur les 233
richesses de la terre; au point de développement effarant où est arrivée la civilisation technique fait pendant un anéantissement catastrophique de l'environnement. Cet esprit matériel a progressé jusqu'au cœur de la matière, jusqu'au noyau de l'atome et à sa fission, faisant apparaître des énergies qui mettent en péril la vie sur notre planète. Si l'homme ne s'était pas séparé de l'environnement, si, au contraire, il l'avait considéré comme partie intégrante de la nature vivante et de la Création, il aurait été impossible de faire un tel mésusage de la connaissance et du savoir. Si l'on cherche aujourd'hui à réparer les dommages par des mesures de protection de l'environnement, tous ces efforts ne resteront que raccommodage superficiel et désespéré tant qu'on aura pas réussi à soigner, pour reprendre 1' expression de Gottfried Benn, la « névrose occidentale du destin •. La guérison signifierait: vécu existentiel d'une réalité plus profonde, incluant le Moi. L'environnement mortifère, créé de main d'homme, de nos grandes villes et de nos paysages industriels ne facilite pas l'émergence de ce vécu. C'est ici précisément que s'impose la contradiction entre environnement et Moi. Surgissent des sentiments d'aliénation, de solitude et de menace qui marquent de leur sceau la conscience quotidienne dans la société industrielle occidentale, qui s'étendent partout où la civilisation technique s'enfonce et déterminent continuellement l'art et la littérature modernes. Dans un environnement naturel, le risque est plus faible que ne se développe un vécu schizoïde de la réalité. 234
Dans les champs, dans les forêts et dans la faune qui s'y cache, dans chaque jardin même, une réalité est visible, qui est infiniment plus réelle, plus ancienne, plus profonde et plus merveilleuse que n'importe quelle création humaine, et elle perdurera quand le monde du béton et des machines aura disparu sous la rouille et le délabrement. Dans la germination, la croissance, la floraison, la fructification, la mort et la renaissance de plantes, dans leur association avec le soleil dont elles peuvent convertir la lumière en énergie liée chimiquement, elles qui sont des composés organiques - toute vie sur terre est fondée sur cette transformation - , dans l'essence des plantes se manifeste la même force de vie mystérieuse, inépuisable, éternelle qui nous a créés, nous aussi, et qui nous reprend dans son sein ou nous nous abritons, unis avec tout le Vivant. Il ne s'agit pas ici d'une complainte sentimentale pour un• retour à la Nature• au sens de Rousseau. Ce courant romantique qui a cherché l'idylle dans la nature s'explique plutôt à partir du sentiment de l'homme d'être séparé de la nature. Ce qui est urgent aujourd'hui, c'est un retour au vécu élémentaire de l'unité du Vivant, une conscience globale de la réalité qu'il est de plus en plus rare de se voir développer spontanément, d'autant plus que la flore et la faune originelles de la Terre finiront par faire place à un environnement technique mortifère.
Mystères et mythes Comme l'explique Benn, l'idée du monde extérieur conçu comme une réalité opposée au Moi a commencé à prendre forme dans le Sud de notre continent, dans la 235
Grèce antique. Acette époque, les hommes connaissaient déjà la souffrance liée à cette conscience d'une réalité schizoïde. Le génie grec chercha à s'en guérir en complétant l'image apollinienne du monde, sensuelle mais aussi douloureuse, riche en couleurs et en formes qui était issue de la scission sujet-objet, par le monde du vécu dionysiaque dans lequel cette scission est élevée au rang d'ivresse extatique. Nietzsche écrit, dans la Naissance de la tragédie: Que ce soit par l'influence du breuvtl{Je narcotÏl{ue que tous les hommes et tous les peuples ont ce'le'bré depuis l'origine sous forme d'hymnes ou par l'approche du printemps qui se fraye irrésistibkment un passtl{Je voluptueux, ces sentiments dionysiaques dans la montée desquels le subjectif se perd en un total oubli de soi se réveillent ... Sous le charme du dionysiaque, non seulement le lien d'homme à homme se recrée de nouveau, mais encore la nature aliénée, hostile ou asservie, fête la réconciliation avec son fils perdu, l'homme.
Les mystères d'Eleusis qui ont été célébrés tous les ans à l'automne, pendant près de deux mille ans, de 1500 av. J.-C. à 400 ap. J.-C., sont étroitement liés aux festivités en l'honneur de Dionysos. Elles avaient été instituées par Déméter, la déesse des champs, en action de grâces pour sa fille Perséphone qu'Hadès, le dieu des enfers, avait enlevée et qu'elle venait de retrouver. Il y eut une autre offrande, l'épi de blé que les deux déesses remirent à Tliptolémée, le grand prêtre d'Eleusis. Elles lui apprirent la culture des céréales qu'il répandit bientôt sur toute la Terre. Mais Perséphone ne put pas rester chez sa mère parce que, au mépris des instructions 236
données par les dieux supérieurs, elle avait accepté de la nouniture d'Hadès. En châtiment, elle dut retourner une partie de l'année aux enfers. Pendant ce temps, c'était l'hiver sur la Terre, les plantes mouraient et retournaient dans le royaume de la terre pour se réveiller à une vie nouvelle, au printemps, avec le retour sur terre de Perséphone. Mais le mythe de Déméter, Perséphone, Hadès et des autres dieux qui ont participé au drame ne formait que la trame extérieure de l'histoire. Le point culminant de ces fêtes annuelles était la cérémonie initiatique nocturne. Il était interdit aux initiés, sous peine de mort, de diwlguer ce qu'ils avaient vécu ou vu dans la pièce la plus retirée, dans le saint des saints du temple de Telesterion. Aucun des innombrables hommes qui ont été initiés aux secrets d'Eleusis ne l'a jamais fait. Parmi les initiés, on retrouve Pausanias, Platon, des empereurs romains tels qu'Hadrien et Marc Aurèle, et beaucoup d'autres célébrités de !'Antiquité. L'initiation devait être une illumination, un spectacle visionnaire qui ouvrait à une réalité profonde, un regard sur le fondement éternel de la Création. On peut le déduire de récits d'initiés sur la valeur et la signification de ce qu'ils avaient vu. Ainsi, dans un poème homérique: ~ Heureux celui des mortels qui a vu ces choses! Celui qui n'a pas été initié aux 1. L'édition anglaise du livre de Kerenyi. Eleusis (Schokken Books, New York 1977) relate cette collaboration. 2. Dans la publication de R. G. Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck, The Road to Eleusis (Harcourt Brace Jovanovitch, Inc, New York, 1978), est examinée l'éventualité qu'il se soit agi d'une préparation à base d'ergot.
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mystères sacrés, celui qui n'y a pas pris une part quelconque, restera un mort accablé par l'obscurité. • Voici comment Pindare parle de la bénédiction d'Eleusis: « Heureux celui qui, après y avoir participé, pénètre le sein de la terre. Il connaît la fin de la vie et son début, donné par Zeus. • Cicéron, un célèbre initié aussi, témoigne, dans le même sens, de l'éclat qu'Eleusis a donné à sa vie.• Non seulement nous avons compris pourquoi nous vivions dans la joie, mais aussi comment nous allions mourir avec plus d'espoir. • Comment la représentation mythologique d'une aventure aussi claire, qui se déroule tous les ans devant nos yeux - la graine qui est enfouie dans la terre et y meurt pour faire apparaître une nouvelle plante, une nouvelle vie à la lumière-, peut-elle devenir un événement aussi réconfortant qu'en attestent les récits cités? 1.raditionnellement, avant l'ultime cérémonie, on donne aux initiés un breuvage, le kykeon. On sait aussi que l'extrait d'orge et la menthe étaient des parties constitutives du kykeon. Des spécialistes des religions et des mythes, tels que Karl Kerenyi (les données sur les mystères d'Eleusis sont extraites de son livre Die Mysterien uon Eleusis, Rhein Verlag, Zurich, 1962) avec qui je suis entré en relation 1 à propos de mes recherches sur les breuvages mystérieux, pensent qu'une drogue hallucinogène était mélangée au kykeon 2• Ce qui rendrait compréhensible le vécu visionnaire extatique du mythe de Déméter et Perséphone comme symbole du cycle de la vie et de la mort dans une réalité atemporelle qui inclurait les deux. 238
Quand, en 396 ap. J.-C., venant du Nord, Alaric, le roi des Goths, envahit la Grèce et détruisit les lieux sacrés d'Eleusis, cela signifia non seulement la fin d'un centre religieux, mais aussi la défaite définitive du monde antique. Avec les moines qui accompagnaient Alaric, le christianisme fit son entrée en Grèce .. Il est difficile d'apprécier la signification historicoculturelle des mystères d'Eleusis ainsi que leur influence sur l'histoire des idées européennes. L'homme souffrant de la scission de son esprit rationnel et objectivateur trouva le salut dans un vécu mystique de la totalité qui le faisait croire à une immortalité dans un être éternel. Cette croyance s'est perpétuée dans le christianisme originel, quoique avec d'autres symboles. On la retrouve aussi sous forme de promesses dans certains passages de l'Évangile; c'est dans l'Évangile selon saint Jean, au chapitre XIV, 16-20, que cela apparaît le plus nettement. Jésus parle à ses disciples en prenant congé d'eux: Je veux prier mon père TJOUr qu'il vous tùmne un autre consolateur qui reste éternellement parmi vous: l'esprit de Vérité que le monde ne peut pas saisir; car il ne le voit pas, ne le connaît pas. Mais vous, vous le connaissez; car il restera avec vous, il sera en vous.Je ne veux pas vous abandonner; je reviens à vous. Encore un moment et le monde ne me verra plus; car je vis et mus devez vivre aussi. Ce jour-là, vous reconnaîtrez que je suis en mon père, vous en moi et moi en vous.
Cette promesse constitue le noyau de ma conscience chrétienne et de ma vocation à la recherche scientifique: nous allons aboutir par l'esprit de la Vérité à la connaissance de la Création, et, par la suite, à la reconnaissance 239
de notre unité par la réalité la plus profonde, la plus globale, par Dieu. Mais le christianisme catholique, défini par la dualité Créateur-Création, a porté le coup fatal au legs éleusiendionysiaque de !'Antiquité en excluant la Nature de la religion. Dans le domaine de la croyance chrétienne, seuls quelques élus ont porté témoignage de cette réalité réconfortante, atemporelle, vécue dans une expérience visionnaire spontanée à laquelle, dans l' Antiquité, l'élite d'innombrables générations avait accès par l'initiation à Eleusis. L'unio mystica des saints catholiques et le regard visionnaire tel que l'ont décrit dans leurs œuvres des représentants de la mystique chrétienne, Jakob Boehme, Maître Eckhart, Angelius Silesius, Thomas 'lraheme, William Blake et d'autres, sont manifestement très proches, dans leur essence, de l'illumination qui était le lot des initiés aux mystères d'Eleusis. Aujourd'hui, l'importance fondamentale d'une expérience mystique de la totalité pour guérir les hommes, malades d'une image du monde univoque, rationnelle et matérialiste, est résolument mise en avant non seulement par les tenants des courants religieux orientaux comme le bouddhisme zen, mais aussi par les représentants les plus importants de la psychiatrie classique. On mentionnera seulement les livres du psychiatre bâlois Balthasar Staehelin, qui travaillait à Zurich: Haben und Sein (1969), Die ~lt ais Du (1970), Uroertrauen und zweite Wirklichkeit (1973), Derfinale Mensch (1976), tous publiés aux éditions TVZ, Theologischer Verlag, Zurich. Beaucoup d'autres auteurs se sont penchés sur cette même problématique. Aujourd'hui, une sorte de" métamédecine •, 240
• métapsychologie • et • métapsychiatrie • commence à admettre chez l'homme un aspect métaphysique qui se manifeste dans l'expérimentation d'une réalité plus profonde qui dépasse le dualisme, comme un élément fondamental dans leur pratique thérapeutique. Plus important encore: le dépassement d'une conception dualiste du monde apparaît non seulement aux cercles médicaux mais à des cercles de plus en plus larges de la société, comme une nécessité fondamentale pour que la culture et la civilisation occidentale connaissent la guérison et le renouveau spirituel. La méditation sous ses formes les plus diverses constitue aujourd'hui une voie d'accès privilégiée pour l'appréhension de cette réalité plus profonde, plus globale, où se cache même l'homme qui la pratique. La méditation se distingue essentiellement de la prière au sens traditionnel, qui est fondée sur le dualisme Créateur-Création, en ce sens que le dépassement de la frontière Moi-Toi est recherché par une fusion de l'Objet et du Sujet, de l'émetteur et du récepteur, de la réalité objective et du Moi. Mais le savoir concret qui saisit cette réalité objective, même en s'élargissant sans cesse, n'a pas à être profanateur. Au contraire: ce n'est que quand il progresse suffisamment en profondeur qu'il atteint à la cause fondamentale, indépassable, de la Création, à la merveille, au mystère -dans le microcosme de l'atome, dans le macrocosme des gala.xi.es, dans la graine des plantes, dans le corps et dans l'âme de l'homme-, au divin. La méditation commence à cette profondeur de la réalité objective à laquelle la connaissance concrète 241
et la science sont arrivées. Loin de signifier un détournement de la réalité objective, la méditation consiste en une irruption dans la connaissance approfondie; elle n'est pas une fuite dans un monde imaginaire de rêves: en observant simultanément, comme au travers d'un stéréoscope, la surface et la profondeur de la réalité objective, elle recherche sa vérité d'ensemble. De là devrait naître une nouvelle conscience de la réalité. Elle pourrait devenir le point de départ d'une nouvelle religion qui reposerait non pas sur les dogmes de telle ou telle religion, mais sur la connaissance par •l'esprit de Vérité•. Je veux dire, une connaissance, une lecture et une compréhension du texte original, • du livre qu'a écrit la main de Dieu • (Paracelse), de ia Création. La métamorphose de l'image concrète du monde en une conscience de la réalité approndie et donc religieuse peut être atteinte par étapes par des exercices suivis de méditation. Mais elle peut aussi surgir comme une illumination soudaine, comme un regard visionnaire; ses effets seront alors particulièrement profonds et béatifiques. Mais on n'extorque pas un vécu mystique de la réalité, comme 1' écrit Balthasar Staehelin, • pas même après des décades de méditation•. D'ailleurs, la méditation n'est pas accessible à tout homme, bien que la capacité de vécu mystique soit partie intégrante de la spiritualité humaine. Et pourtant, à Eleusis, la vision mystique, 1' expérience salutaire, apaisante pouvait être transmise à chacun des initiés aux mystères sacrés, à l'endroit prévu, au moment voulu. Ce qui pourrait s'expliquer par l'utilisation de drogues hallucinogènes comme le supposent 242
certains spécialistes des religions. Les effets caractéristiques des hallucinogènes, et tout particulièrement la levée des barrières qui, en situation d'expérience, séparent le Moi et le monde extérieur dans un vécu extatique émotionnel, auraient permis, avec l'aide d'une de ces drogues et après les préparatifs internes et externes tels que ceux qui ont été observés à Eleusis, de provoquer, voire de programmer un vécu de la totalité. La méditation est une préparation au même but que les mystères d'Eleusis recherchaient et atteignaient. Il serait envisageable d'utiliser de plus en plus le LSD à l'avenir pour provoquer une illumination qui couronnerait la méditation. L'importance spécifique du LSD, je la vois dans la possibilité qu'il offre d'apporter un soutien matériel à toute méditation fondée sur la recherche d'une expérience mystique d'une réalité à la fois plus haute et plus profonde. Cette utilisation correspondrait tout à fait à 1' essence et au caractère actif du LSD comme drogue sacrée.
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L'ESPRIT
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• L 'esprit frappeur est étoilant et rieur. Georges Heneil
• La vérité est si obscurcie en ces temps où le mensong. est établi qu'à moins d'aimer la vérité on ne saurait la connaître. Blaise Pascal, Pensées
Imprimé par Liberduplex, Barcelone, Espagne, mai 2003 Dépôt légal: 2''" trimestre 2003
ALBERT HOFMANN
Lorsqu'il synthétise, en 1938, le LSD 25, Albert Hofmann, chimiste du laboratoire de recherches de la multinationale pharmaceutique Sandoz, à Bâle, ne se doutait pas qu'il avait entre les mains le détonateur de ce qui sera, vingt-cinq ans plus tard, une révolution culturelle. En 1942, à l'occasion d'un accident de manipulation de cette nouvelle substance, il en consomme, et expérimente le premier cc trip ». Ce livre est le témoignage passionnant non seulement des circonstances de cette découverte, mais également de son histoire tumultueuse, à laquelle son auteur se retrouvera mêlé. 10€ • ISBN : 2·84405-198·0
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9 782844 051967