L’Or des images : Art - Monnaie - Capital 9782360120253, 2360120255

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L’Or des images : Art - Monnaie - Capital
 9782360120253, 2360120255

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Ouvrages parus aux éditions la ville brille .collection mouvement réel Pour lire Le Capital, David Harvey (trad. Nicolas Vieillescazes) Code de la nature, Étienne-Gabriel Morelly (édition critique établie par Stéphanie Roza) Conspiration pour l'égalité dite de Babeuf, Philippe Buonarroti (édition critique établie par Jean-Numa Ducange, Alain Maillard et Jean-Marc schiappa) Parution janvier 2014 un moment antifasciste (1934-1936), Thierry Hohl et Vincent Chambarlhac Parution février 2014 .autres collections Révolution dans l'Université, Emmanuel Barot Consignes pour un communisme du XXIe siècle, Isabelle Garo (livre-objet) .Ouvrages d'Isabelle Garo parus chez d'autres éditeurs Marx, une critique de la philosophie, Seuil, 2000 L'Idéologie ou la pensée embarquée, La fabrique, 2009 Foucault, Deleuze, Althusser & Marx, Démopolis, 2011 Marx et l'invention historique, Syllepse, 201.

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Ouvrage publié avec le concours de la région Ile-de-France et du Centre national du livre. En application des articles L.122-10 à L.122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans l'autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20 rue des Grands Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l'éditeur. © éditions la ville brûle, 2013 ISBN 978-2-36012-025-3

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Art - Monnaie - Capital

Isabelle Garo

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Sommaire

7 introduction. Art, politique et critique de l'économie politique 15 1. Art et travail : Marx et la critique de l'esthétique

18 Un art prussien, les Nazaréens 27 Art et aliénation : l'esquisse d'une critique de l'esthétique 42 L'art du communisme 53 2. Art et richesse: de Mycènes aux Flandres

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Les masques de Mycènes Les icônes byzantines L'art flamand : la monnaie mise en perspective La représentation en question

109 3. Art et capitalisme: une autre critique de l'économie politique

112 L'art monétisé 133 Cinéma et audiovisuel : images serves, images réfléchies 149 L'argent au cinéma : quatre études de films 187 4. Culture et capitalisme: du paradoxe à la contradiction

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Des images de prix L'économie politique de la culture Arts, savoirs, capitalisme Culture numérique et capitalisme

255 Conclusion. Un nouvel art engagé? Dépliant iconographique

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ART, POLITIQUE ET CRITIQUE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE

Au premier abord, le propos de cet ouvrage peut surprendre. Il s'agit ici de mettre en relation deux réalités qu'en principe tout oppose ou dont la rencontre reste hautement problématique: l'art et la richesse économique sous diverses formes- or, monnaie, capital. Circonstance aggravante, il s'agit par ce biais de proposer une approche marxiste de l'activité artistique, alors qu'une telle approche existe déjà, sur un tout autre mode, qu'elle soit constituée en esthétique théorique, prenant la forme d'une analyse critique de la culture, ou encore inspirant voire codifiant des œuvres. Du côté de cette tradition, des théorisations diverses et parfois incompatibles ont vu le jour au cours du xxe siècle, dont il ne faut mésestimer ni les acquis ni les limites - voire les impasses - et qu'il importe de renouveler. Le défi qu'affronte le marxisme contemporain se présente donc aussi sur ce terrain : proposer une analyse d'ensemble de la réalité économique et sociale contemporaine, ne séparant pas des secteurs de recherche selon les segmentations académiques, mais ne réduisant pas non plus la « production » artistique à une base économique et sociale. Il s'agit en outre de prendre en considération la visée politique et critique des artistes qui la revendiquent, sans la plaquer de l'extérieur sur leurs œuvres. À ces exigences s'ajoute bien sûr la prise en compte de la situation même de l'art et de la culture aujourd'hui. À côté du renouvellement constant de la production artistique, un bouleversement profond concerne ce qu'il est convenu d'appeler désormais «l'économie de la culture», qui amplifie et complexifie cette relation à la fois intime et conflictuelle de l'art avec la totalité économique et sociale, cette totalité qui l'englobe et qu'en retour il considère. Depuis longtemps, les arts, et certains plus que d'autres, sont aux prises avec les transformations des forces productives et du mode de production dans son ensemble, ainsi qu'avec l'expansion du marché capitaliste. Mais désormais, la culture et les savoirs en général sont aussi partie intégrante d'un capitalisme en crise, qui tente de s'y régénérer et s'emploie à y étendre et à y reproduire sa logique propre. Dans le même temps, ces activités restent par définition en partie étrangères - voire hostiles - à leur colonisation capitaliste intégrale : de nouvelles formes de résistance y naissent, qui renouvellent la question de l'engagement, la

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reconstruisant notamment au point précis où l'œuvre rencontre son double monétaire, qui la hante et l'interroge. Représentation d'un monde où règne la valeur et représentation de la valeur partie à l'assaut du monde se font puissamment écho. Toutes ces raisons combinées modifient en profondeur le paysage artistique contemporain en même temps que les réflexions théoriques qu'il suscite et qui l'habitent. Car si l'art est une activité sociale, il est logique qu'il soit traversé par les mêmes contradictions que toutes les autres activités humaines, s'y déployant de façon par définition spécifique. On oublie aussi trop souvent que la réflexion sur l'art est d'abord le fait des artistes eux-mêmes, une telle réflexion faisant pleinement partie, parfois, de leur production artistique. La confrontation de l'artiste à la loi de la valeur et à la circulation marchande fournit l'occasion par excellence d'une telle réflexion de l'art sur lui-même et sur le monde. Il est frappant que nombre d'oeuvres plastiques, installations, films de fiction ou documentaires, travaux photographiques, vidéos, etc., pour s'en tenir aux arts visuels, s'emparent aujourd'hui de la question de leur place, de leur statut, de leur réception et de leur impact, de leur mode de financement et de diffusion, prenant le relais d'une réflexion ancienne de certains artistes sur ces questions. Le projet de ce livre est de suivre cette mince ligne de crête, d'où se découvre un large paysage. Ainsi, si l'on y prête attention, cette rencontre entre l'art et la richesse est ancienne et persistante, ponctuant l'histoire de l'art d'oeuvres rares qui s'apparient et dialoguent. Depuis longtemps, l'art s'est confronté à la richesse, à son accumulation et à sa reproduction, dans la mesure où il participe à l'élaboration collective de significations, à la légitimation ou à la dénonciation des rapports sociaux existants. C'est d'abord l'or, et plus généralement les métaux précieux, que rencontre l'œuvre, jusqu'à aujourd'hui1. L'or se présente d'abord comme élément constitutif, complexe, à la fois matériau de l'œuvre et symbole, signe de la richesse et miroitement fascinant. À partir de la Renaissance, certaines œuvres s'empareront aussi de la monnaie, des lettres de change et du spectacle de leur i

Katy Siegel, Paul Mattick, Argent, Paris, Thames et Hudson, 2004 ; Anne-Marie Charbonneaux, L'or dans l'art contemporain, Paris, Flammarion, 2010.

Introduction. Art, politique et critique de l'économie politique

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manipulation. Jouant avec l'image de la richesse et de la réussite sociale, elles mettent en abyme la valeur et procèdent à la critique de la marchandise, critique d'autant plus acérée que l'œuvre se sait elle-même objet de valeur et marchandise. Dans le monde contemporain, de telles œuvres se font le foyer de contradictions fondamentales, entre patrimoine commun et appropriation privative, développement et mutilation des individus, soumission et résistance au capital. Car c'est bien le capital, et non pas la seule logique marchande qui est en cause. Objets de spéculation, pures réserves de valeur ou produits élaborés comme tels, les œuvres risquent-elles de s'abolir en tant qu'interventions critiques, et cela dès le moment de leur élaboration? Les artistes peuvent-ils échapper à cette logique globale ou doivent-ils l'affronter avec leurs moyens propres? De telles questions sont nôtres et elles renouvellent la réflexion de l'art et sur l'art, par-delà les frontières traditionnelles de l'esthétique. Sans jamais prétendre généraliser à l'histoire de l'art ni à l'art contemporain les hypothèses présentées ici, ce fil thématique qui confronte les formes de l'art à celles de la valeur se révèle apte à formuler ces questions neuves, tant sur le terrain de la création que sur celui du combat contre le capitalisme. Ce fil met également en évidence l'activité créatrice comme activité sociale, sans le moins du monde en effacer la dimension individuelle. Selon cet angle de vue, c'est alors avec le travail productif que l'art voisine, contraint de se soumettre lui aussi à la loi de la valeur, permettant l'extorsion de plus-value dès lors que l'industrie culturelle s'appuie sur le travail salarié et impose ses critères de la rentabilité. Sur ce plan, la contradiction est vive, là encore, entre une activité qui revendique et protège son autonomie - fut-elle relative et parfois fantasmée et son annexion à un fonctionnement capitaliste qui y déploie ses règles, ajoutant à l'obsession du taux de profit l'aura de générosité pure et de haute culture du mécène. C'est pourquoi les artistes sont et ne sont pas des travailleurs comme les autres, attisant la contradiction entre appropriation capitaliste et partage de la richesse commune, entre volonté individuelle d'autonomie et projet collectif d'émancipation. De telles questions débordent le secteur de l'art pour concerner la société tout entière.

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Pour toutes ces raisons, qui complexifient aujourd'hui la question de l'art et de la culture, et afin d'éviter aussi bien toute élaboration esthétique extérieure à la création artistique que la simple description d'un état des lieux, il semblait plus pertinent de mettre en relation et à parité le propos de certaines œuvres avec cette autre façon de se confronter au réel, la critique de l'économie politique. Ce parallèle n'implique aucune réduction, on l'a dit, et il vise aussi à éviter toute sectorisation du réel et des formes de conscience qui en font partie. Précisons que l'expression de « critique de l'économie politique» désigne et résume l'apport propre de Marx: un savoir du capitalisme qui inclut le projet de sa transformation révolutionnaire et, réciproquement, un projet révolutionnaire qui se noue aux savoirs et à un processus d'émancipation individuelle et collective qui est son but en même temps que sa condition. Cette dynamique, difficile, incertaine, implique la politisation des contradictions essentielles de ce mode de production. La critique de l'économie politique inclut donc, elle aussi, la réflexion sur ses effets, à travers l'analyse de ses conditions de possibilités et à travers les mobilisations qu'elle irrigue et qui la nourrissent. Là aussi, la réception est active et la création partagée. Ainsi joints par des points de croisement nombreux, s'entretissant sans se confondre, ces deux axes permettent de mettre en évidence les moments exceptionnels où l'artiste s'efforce de définir et de penser sa place dans le monde de la production et de l'échange et, ce faisant, théorise l'activité artistique sans pour autant construire de discours spécialisé extérieur aux œuvres qu'il produit. Loin de l'opposition entre art et discours sur l'art, quelles qu'en soient les variantes, laisser parler les œuvres c'est bien entendu les faire parler à la fois d'ellesmêmes et de l'activité artistique qui leur donne naissance. Cette opération de production et d'invention tend toujours, par définition, à s'évanouir derrière l'œuvre achevée, cet effacement du processus redoublant l'énigme de la marchandise qui à sa façon aussi révèle et occulte le travail vivant dont elle résulte. C'est pourquoi l'analyse de quelques œuvres précises s'impose, sélectionnées parmi le grand nombre de celles qui témoignent d'une telle réflexion. En choisissant quelques cas particuliers, on s'intéressera ici à ce qu'il est convenu d'appeler

Introduction. Art, politique et critique de l'économie politique

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les arts plastiques au sens large de l'expression, englobant des objets funéraires ou religieux, les fresques, les icônes sur bois ou la peinture de chevalet mais aussi les installations contemporaines et les images filmées, qu'il s'agisse de documentaires ou d'oeuvres de fiction. Dans tous les cas, rejeter le principe univoque de la figuration comme axe de l'analyse vise à mieux souligner la dialectique de la représentation, en la nouant à l'analyse marxiste de la représentation de la richesse et de la monnaie qui déploie précisément une telle dialectique et rénove radicalement ce vieux - mais irremplaçable concept de représentation, bien loin de son lieu de naissance philosophique. Le premier chapitre aborde les thèses de Marx concernant l'activité artistique en tant qu'elle est prise dans la totalité économique et sociale mais y échappe pourtant, l'analyse de Marx ne se constituant jamais en esthétique spécialisée, dors même que son tout premier projet est un essai sur l'art chrétien. Tout au long de son œuvre ultérieure, il ne cessera de confronter des formes distinctes de développement individuel, reliées de façon complexe au mode de production capitaliste et à la perspective communiste. Les deuxième et troisième chapitres s'arrêtent sur des œuvres et des moments précis de l'histoire de l'art, en les mettant en relation avec l'or et le métal précieux comme matériaux de l'œuvre, mais aussi avec la représentation monétaire et avec le capital, à partir du moment où ce dernier commence à imposer sa domination et à étendre sa logique. Au cours de cette histoire longue, certains artistes tentent de s'emparer de ce qui est à la fois condition de leur activité et menace sur une autonomie jamais acquise, la réflexion de l'œuvre sur elle-même devenant la condition de son ouverture au monde et le moyen, parfois, d'une intervention spécifique. Le quatrième chapitre s'arrête sur l'économie de la culture et de la connaissance, afin de prolonger sur le terrain de la critique de l'économie politique contemporaine cette enquête qui porte sur la question de la valeur et sur la façon dont certaines œuvres, en s'y affrontant, se confrontent à leur définition même. Le débat qui voit s'affronter les thèses du capitalisme cognitif, celles du courant néoclassique et des travaux d'orientation marxiste, présente des dimensions larges et

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multiples, qui articulent les préoccupations économiques et sociales à leur portée politique et anthropologique constitutives. Les analyses qui s'élaborent sur ce terrain retournent aussitôt, aux artistes contemporains comme aux spectateurs, le problème renouvelé de l'engagement.

Introduction. Art, politique et critique de l'économie politique

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ART ET TRAVAIL: MARX ET LA CRITIQUE DE L'ESTHÉTIQUE

Marx est-il l'auteur d'une esthétique? En dépit des théories de l'art qui ont cherché leurs sources dans son œuvre, ce qui n'est en rien illégitime, il faut cependant commencer par affirmer qu'une telle esthétique marxienne est introuvable. Cette absence est bien sûr à relier au rejet par Marx, dès ses premières œuvres, de l'élaboration d'une philosophie séparée. Les critiques que Marx adresse à la philosophie classique en tant que discipline abstraite de ses propres conditions historiques valent plus encore pour l'esthétique, au sens traditionnel du terme. Sa généalogie la situe en effet dans la lignée de l'idéalisme: la promotion du terme par Alexander Baumgarten, au milieu du xvme siècle, enracine sa définition sur le terrain d'une théorie de la connaissance et des facultés, conception que prolongera l'élaboration par Kant de la doctrine du jugement de goût. Sur ce terrain, la critique hégélienne de la théorie kantienne n'offre à Marx aucune perspective alternative, dans la mesure où il rejette précisément chez Hegel la conception d'une histoire culminant dans la réappropriation savante d'elle-même, dont l'art serait une étape. Le renversement et la réélaboration matérialiste et dialectique de l'hégélianisme rendent impossible le maintien d'une théorie spécialisée de l'art et du beau, qui demeurerait quoi qu'il en soit placée sous l'égide de la philosophie. Selon Hegel en effet, l'art présente la figure immédiate du savoir, qui a « de son côté, effectué la même chose que la philosophie - purifier l'esprit de la non-liberté»1. Ce n'est donc pas à partir de la critique de cette définition, qui reste trop profondément imbriquée dans l'édifice de l'idéalisme allemand, que peut se construire une critique marxienne de la philosophie hégélienne. En outre, l'objet principal de Marx étant ailleurs, si l'insertion de l'activité artistique au sein de l'ensemble des activités humaines est cohérente avec le reste de son projet, on conçoit qu'il n'ait pas eu la volonté d'en entreprendre comme tel l'examen et qu'il ne propose nulle part une analyse spécifique de l'œuvre d'art, de sa production et de sa réception. Marx ne suggère pas davantage, bien évidemment, le rabattement de l'art sur sa base économique, contrairement à une légende tenace qui continue de faire office de vulgate. 1

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G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, t. III, Philosophie de l'Esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 350.

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Néanmoins, la question de l'art apparaît régulièrement tout au long de son œuvre et en des points cruciaux de l'analyse. Parallèlement aux nombreuses citations de poèmes, de tragédies et de romans, et aux remarques littéraires qui parsèment l'œuvre et la correspondance de Marx, c'est avant tout comme activité sociale que la création artistique se trouve abordée et systématiquement reliée à deux autres questions : celle du travail en mode capitaliste de production et celle du développement non aliéné des facultés individuelles. On laissera de côté les autres dimensions de l'analyse (ainsi que l'apport propre d'Engels sur le sujet) pour s'intéresser au rapport, complexe et multiple, que Marx s'efforce d'établir entre art et travail et, à partir de là, entre création et production, œuvre et marchandise, travail productif et travail improductif, libération et aliénation. Sur ce plein, ses élaborations se révèlent profondément originales, de nature à dérouter toute théorie du jugement de goût et même toute analyse de la réception, en se focalisant avant tout sur la question de la création dans son rapport à la production. Pour préciser les choses, on peut, de façon délibérément anachronique, considérer son approche comme une remise en cause de la distinction arendtienne entre travail et œuvre1 : Marx esquisse la perspective d'une émancipation humaine, dont l'activité artistique offre, en contrepoint et en complément de la lutte sociale et politique, une préfiguration concrète. Et cela dors même que cette activité demeure nécessairement marginale, latérale peu- rapport à la question de l'organisation de la production d'une part, étrangère à la question du pouvoir étatique d'autre part. À l'opposé de la distinction proposée par Hannah Arendt, et loin de reléguer le travail du côté du cycle biologique, antipolitique, de la vie, Marx lui associe les dimensions de la fabrication - qui constitue un monde en tant que tel - et de l'action politique, où se façonne l'agent lui-même. Plus exactement, et pour abandonner cette fois la terminologie arendtienne, c'est la spécificité de l'activité artistique qui permet à Marx d'éclairer en retour celle du travail, à la fois dans son aliénation historiquement déterminée et du point de vue de la perspective de sa libération. S'il ne s'agit nullement de faire du travailleur un artiste, il s'agit bien de réorganiser 1

Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Presses Pocket, 1983.

Art et travail : Marx et la critique de l'esthétique

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socialement la production en fonction non seulement des besoins sociaux mais aussi des aspirations du travailleur luimême, aspirations auxquelles s'alimentent de façon essentielle les luttes sociales et politiques. C'est sur ce point que l'approche marxienne de l'art, en dépit de son caractère épisodique et incomplet, s'avère à la fois la plus féconde et la moins explorée, associant l'analyse d'une activité sociale d'un genre particulier à une critique globale et concrète de l'exploitation et de l'aliénation. Si l'on suit, tout au long de l'œuvre marxienne, la genèse de cette réflexion inachevée et non thématisée comme telle, il est possible de mettre en évidence le statut problématique de l'activité artistique chez Marx, statut qui tient à la double nécessité de penser l'activité artistique, d'une part comme la possibilité effective, mais exceptionnelle et isolée, d'une activité humaine libérée de l'aliénation, et d'autre part comme activité socialement déterminée par les formations historiques où elle prend place - formations caractérisées par les rapports de domination et d'exploitation qui culminent dans le mode de production capitaliste. Comme toujours chez Marx, cette analyse s'effectue en plusieurs temps, sans rupture, mais au rythme des étapes qui scandent l'œuvre tout entière.

Un art prussien, les Nazaréens Philosophie, religion, politique Le premier temps est précoce et concerne les tout premiers textes et les premières esquisses. Jusqu'à la rédaction des Manuscrits de 1844, la réflexion de Marx sur l'art se présente comme une première intervention théorique et politique, qui reste soumise aux coordonnées du débat philosophique d'alors. En effet, elle s'inscrit très précisément dans le cadre du débat qui traverse la Prusse des années 1830 et 18401. Au cours de cette période se développe une vive querelle esthétique, qui présente également et à la fois une dimension philosophique, une dimension théologique et une dimension politique. Cette querelle se trouve par ailleurs directement liée à la production artistique du moment ainsi qu'à une réinterprétation 1

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Cf. Margaret A. Rose, Marx's Lost Aesthetic, Cambridge, CUR 1984.

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de l'histoire de l'art, en termes de progrès et de décadence. On peut sommairement distinguer deux camps, qui ont en commun de se disputer l'héritage hégélien. D'un côté se constitue le courant des hégéliens de gauche, puis des Jeunes Hégéliens. De l'autre, des philosophes et des écrivains qui appartiennent au courant hégélien « orthodoxe » défendent des positions conservatrices en matière politique et religieuse. Les frères Schlegel, LudwigTieck, Novalis sont par ailleurs les promoteurs les plus en vue d'une esthétique idéaliste et romantique, qui s'efforce de réhabiliter le Moyen Âge contre le rationalisme des Lumières et la Révolution française. À leurs côtés, se constitue une école de peintres, les « Nazaréens » ou « Frères de Saint-Luc », qui se placent sous la protection de la monarchie prussienne de FrédéricGuillaume III puis, à partir de 1840, de Frédéric-Guillaume IV. Parmi ses membres, on compte notamment Friedrich Overbeck [i]\ originaire de Liibeck, fils d'un sénateur converti au catholicisme, Franz Pforr, originaire de Francfort, Peter Cornélius, de Dusseldorf, puis Julius Schnorr von Carolsfeld [2], originaire de Saxe, membre d'un groupe de Nazaréens protestants, et le Suisse Ludwig Vogel. Un groupe d'Autrichiens les rejoindra ensuite : Scheffer von Leonhardshoff, Joseph Fiihrich et Edouard von Steinle2. Convertis pour la plupart au catholicisme, ils souhaitent revenir aux formes artistiques antérieures à la Réforme et cherchent leurs maîtres dans la première Renaissance italienne ainsi que parmi les peintres flamands du Moyen Âge. Cette école monopolise alors les commandes de la monarchie prussienne et elle inspirera les préraphaélites anglais. Les Nazaréens élaborent en doctrine leur nostalgie esthétique et politique d'une époque où, selon eux, art, religion et vie ne faisaient qu'un. À cette fin, ils se réclament de la conception hégélienne pour présenter l'art romantique comme le point culminant du détachement à l'égard des sens et de la nature. Selon les principes de leur « hégélianisme » de circonstance, la représentation du divin accomplit la libération de l'Esprit et Raphaël, tout spécialement, se voit intronisé comme le représentant par excellence de l'art véritable par ces artistes 1

Les chiffres entre crochets renvoient aux œuvres correspondantes du dépliant iconographique situé en fin d'ouvrage. 2 Hinrich Sieveking « Les Nazaréens », L'âge d'or du romantisme allemand. Aquarelles et dessins à l'époque de Goethe, Paris, Paris-Musées, 2008. Art et travail : Marx et la critique de l'esthétique

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qui placent toute leur entreprise de restauration sous le haut patronage de la religion catholique et de l'État prussien. Il se trouve qu'Hegel lui-même sera l'un des critiques les plus ironiques et tranchants de leur démarche : selon lui, le romantisme conduit l'artiste à s'affranchir de l'objet représenté après que l'art a parcouru le cercle entier de ses contenus et de ses formes propres. Dans ces conditions, «il ne sert à rien (...) de vouloir s'approprier les croyances passées de l'humanité, de devenir, par exemple, catholiques, comme plusieurs l'ont fait ces derniers temps, afin de donner une forme fixe à leurs sentiments (...). L'artiste a besoin de n'être pas forcé de songer à sa sanctification. »'

Le résultat de cette ambition démesurée et de ce souci déplacé, étrangers aux motifs d'un art vivant, est la séparation de l'idée d'un côté, des formes et des contenus de l'œuvre de l'autre, l'artiste ne faisant plus que puiser dans «son magasin de types et de figures, de formes artistiques antérieures qui, prises en elles-mêmes, lui sont indifférentes et n'ont d'importance que parce qu'elles paraissent précisément les plus convenables pour le sujet qu'il traite. »2

Non seulement un tel art est mort, mais il est, du fait même du déni de sa propre agonie, anti-hégélien au possible. Après la mort de Hegel et face à la montée en puissance du courant romantique réactionnaire, c'est avant tout sur le terrain théorique que ses adversaires hégéliens de gauche déploieront leur offensive, sous la forme d'une critique théologique mais aussi esthétique. Il s'agit de proposer à la fois une autre lecture de l'œuvre de Hegel, d'en souligner la dimension critique à l'égard de la religion et de l'État prussien et de se réclamer d'une autre pratique artistique, apte à incarner la notion d'« avantgarde» élaborée par Saint-Simon dans sa fameuse Parabole de 1819, qui présente les artistes et les savants, au même titre que les principaux artisans, industriels et négociants, comme les «plus essentiels producteurs» de l'avenir3. Le débat se cristallise alors autour de l'héritage esthétique hégélien et de l'interprétation de l'art grec et du romantisme, en y incluant ses productions les plus récentes. Heinrich Heine, représentant le plus radical de cette esthétique critique, défend 1

G.W.F. Hegel, Esthétique, 1.1,2* partie, 3' section, trad. C. Bénard, B. Timmermans et P. Zaccaria, Paris, Livre de Poche, 1997, p. 742. 2 Ibid. 3 Claude-Henri de Saint-Simon, Œuvres, t. II, « l'Organisateur», Paris, Anthropos, 1966. 20

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du même mouvement le romantisme de Delacroix1 et l'art grec, qui ont en commun de promouvoir un sensualisme libéré de la condamnation chrétienne et, par suite, de véhiculer le projet d'une émancipation humaine, inséparable pour Heine d'une révolution sociale et politique. Stathis Kouvélakis souligne l'originalité de sa démarche: «Là où ses prédécesseurs "culturalisent" une réalité politique, Heine, on pourrait dire le nom de Heine, fonctionne comme dispositif de (re)politisation permanente de la tradition culturelle ainsi constituée. »2 Attaquant les «doctrines nazaréennes», Heine précise: «Je dis doctrine, car cette école commença par des jugements sur les œuvres d'art du passé, et par des recettes pour les œuvres d'art de l'avenir. »3 Mais c'est tout aussitôt à une arriération politique qu'il renvoie cette carence stylistique : « Les peuples de l'Allemagne ressemblaient à ses vieux serviteurs (...) qui souffrent plus que leurs nobles maîtres des humiliations que ceux-ci sont forcés de subir. »4 Derrière le romantisme se laisse apercevoir «une propagande de prêtres et de gentilshommes, qui conspiraient contre la liberté politique et religieuse de l'Europe »5. Dans son compte rendu du Salon parisien de 1831, il évoque une possible mort de l'art romantique allemand par épuisement, tandis qu'il rappelle la vitalité artistique d'Athènes et de Florence, affirmant que Phidias et Michel-Ange « ne séparaient pas leurs inspirations d'artistes de la politique du jour»6. Heine s'aventure alors à prédire une «régénération» française de l'art, qui semble offrir une variante de la thèse - devenue par la suite lieu commun - du cœur politique français et de la tête philosophique allemande de la révolution européenne7. De son côté, Bruno Bauer reprend l'opposition entre Nazaréens et Hellènes élaborée par Heine8, les Hellènes étant cette fois rapprochés des Jacobins. Mais il s'inscrit surtout dans une perspective théorique et politique bien moins radicale que celle de Heine et envisage essentiellement de présenter sa 1 2 3 4 5 6 7 8

Heinrich Heine, De la France, trad. G. Hôhn et B. Morawe, Paris, Gallimard, 1994, p. 238-242. Stathis Kouvélakis, Philosophie et révolution de Kant à Marx, Paris, Puf, 2003, p. 137. Heinrich Heine, De l'Allemagne, trad. E Grappin, Paris, Gallimard, 1998, p. 169. Ibid., p. 172. Ibid., p. 175. Heinrich Heine, De la France, éd. cit., p. 273. Solange Mercier-Josa, Théorie allemande et pratique française de la liberté, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 177 et suivantes. Heinrich Heine, Ludwig Borne, trad. M. Espagne, Paris, Le Cerf, 1993.

Art et travail : Marx et la critique de l'esthétique

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propre relecture d'ensemble de la philosophie hégélienne, fondée sur une critique de la religion et tout spécialement du christianisme. C'est à cette occasion qu'il propose à Marx de le seconder dans cette tâche et de participer à la rédaction de son pamphlet au titre lourdement ironique, La Trompette du Jugement dernier contre Hegel l'athée et l'Antéchrist. Le jeune Marx et son essai sur l'art chrétien Dans le contexte du durcissement autoritaire de FrédéricGuillaume IV, les positions de Bauer font aussitôt scandale. En 1842, peu avant son renvoi de son poste de l'université de Bonn et la disparition de toute perspective universitaire pour la gauche hégélienne, Marx entreprend la rédaction d'un article sur l'art chrétien destiné initialement à compléter l'ouvrage de Bauer. De ce projet d'article ne nous restent que sa correspondance avec Arnold Ruge et des cahiers de notes serrées, portant sur des ouvrages qui concernent à la fois l'art italien, l'art grec antique et l'histoire des religions1. Pour sa part, Bruno Bauer entend avant tout se consacrer à une critique du christianisme dénonçant son irrationalité et le caractère d'obstacle au progrès qu'il est selon lui devenu. D'abord convaincu que la révolution intellectuelle - dont il considère être l'initiateur - ouvre la voie à une révolution politique, il définit cette dernière comme l'émergence d'un État rationnel, c'est-à-dire rompant avec les principes de l'État chrétien. Mais sa révocation et le renforcement de la censure le conduiront à développer une philosophie de l'aliénation et de la conscience de soi2, accompagnant son revirement politique antisémite et antidémocratique de 1844. De son côté, Marx suivra un tout autre itinéraire : travaillant d'abord avec ardeur à son essai sur l'art chrétien, il en modifie dans un premier temps le thème en vue d'une publication dans les Anecdota philosophica suisses dirigées par Arnold Ruge, puis abandonne ce projet dans un contexte de crise personnelle et de première radicalisation politique qui en 1 Maix-Engels-Gesamtausgabe (mega), section rv, vol.l, Berlin, 1976. 2 David McLellan, Les Jeunes Hégéliens et Karl Marx, trad. A. McLellan, Paris, Payot, 1972. P- 74 et suivantes ; Boris Nicolaïevski & Otto Mânschen-Helfen, La vie de Karl Marx, trad. M. Stora, Paris, La Table ronde, 1997, p. 62-64; Franz Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, trad. J. Mortier, Paris, Éditions sociales, 19B3, p. 54-57-

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rend vite secondaire le motif. Il écrit alors à Arnold Ruge pour temporiser, tout en esquissant par la même occasion les lignes de ses travaux futurs, bien plus ambitieux. La critique du matérialisme de Feuerbach, développée par la suite dans l'Idéologie allemande, s'y dessine déjà : «Donc, en ce qui concerne notre affaire, j'ai trouvé que l'article "Sur l'art chrétien", qui est devenu maintenant "Sur la religion et l'art, et en particulier sur l'art chrétien", est tout entier à modifier, en ce sens que j'avais pris un ton de véritable trompette et accompli de mon mieux le psaume : "Ta parole est une lampe sur mes pas, une lumière sur ma route. Plus que mes ennemis, tu me rends sage par ton commandement, toujours mien, car Ton témoignage est ma parole et Lui, le Seigneur, va rugir des hauteurs de Sion" - et que ce ton, ainsi que le fâcheux esclavage dont témoigne la présentation de Hegel, doivent faire place désormais à une présentation plus libre et partant plus profonde. En raison des circonstances, je pourrai difficilement vous envoyer pour les prochains Anekdota la critique de la philosophie du droit de Hegel (car elle aussi était écrite pour la Trompette) ; je vous promets le mémoire sur l'art religieux pour la mi-avril, si vous voulez bien attendre jusque-là. Ce serait d'autant plus agréable que je considère la chose d'un nouveau point de vue, et que je donne aussi, en chapitre supplémentaire, un épilogue de Romanticis [sur le romantisme] (...). Dans le mémoire lui-même, j'ai dû nécessairement parler de la nature de la religion en général, et sur ce point, j'entre quelque peu en conflit avec Feuerbach, conflit qui touche non le principe, mais sa formulation. De toute manière, la religion n'y gagne rien. » 2

Du projet initial, qui comportait plusieurs articles associés, seul verra le jour l'article consacré à l'École historique du droit. Il est frappant que Marx souligne le lien profond qui existe entre ces textes, peu avant d'en refondre radicalement l'orientation puis de l'abandonner. En 1842, paraîtront les Remarques à propos de la récente instruction prussienne sur la censure, signées «par un citoyen rhénan» : c'est le journalisme politique, dans le cadre de la Rheinische Zeitung, qui occupera dorénavant son temps. Pourtant, et même si Marx est en fait toujours resté très éloigné de la démarche théorique qui est celle de Bruno Bauer3, on peut considérer que ce travail marquera toute sa réflexion ultérieure. Et cela en dépit des limites imposées par la commande et la censure, et de la simple esquisse inachevée qui en 1 Auguste Cornu, Karl Marx et Friedrich Engels, leur vie et leur œuvre, t. 1, Paris, Puf, 1955, p. 283-284. 2 «Lettre à Arnold Ruge», 20 mars 1842 in: Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance, 1.1, trad. G. Badia et alii, Paris, Éd sociales, 1964, p. 248-249. 3 Stathis Kouvélakis, Philosophie et révolution de Kant à Marx, éd. cit., p. 304.

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résulta. La rédaction d'un livre est même envisagée, aux dires de Marx du moins, qui associerait la réflexion sur l'art religieux à une analyse du romantisme et à une critique plus générale de la philosophie, renforçant encore la nature d'intervention politique du travail entrepris : « D ne faut pas vous impatienter si mes articles se font attendre quelques jours encore, mais quelques jours seulement (...). Cependant, j'ai presque fini. Je vous enverrai quatre articles: 1. "Sur l'art religieux", 2. "Sur les romantiques", 3. "Le manifeste philosophique de l'école historique du droit", 4. "Les philosophes positivistes", que j'ai un peu taquinés. Par leur contenu, ces quatre articles sont en rapport étroit l'un avec l'autre. Vous recevrez l'article sur l'art religieux sous forme d'extrait, sorte de format réduit, car la chose à mon insu a pris presque les proportions d'un livre, et je me suis lancé dans toutes sortes de recherches qui prendront encore pas mal de temps. » 1

Le travail préparatoire à ce livre qui ne verra jamais le jour n'est pas vain pour autant. Il fournit à Marx l'occasion de lire l'ouvrage de Charles de Brosses sur le fétichisme2 et va le conduire à engager une analyse neuve des représentations, poursuivie par-delà l'Idéologie allemande, en rupture tant avec les thèses feuerbachiennes qu'avec l'héritage philosophique de la notion depuis le XVIII6 siècle. C'est précisément l'éloignement rapide à l'égard de toute trajectoire académique qui caractérise le travail de Marx dès cette époque. Ainsi - on risquera l'hypothèse la question de l'art, loin d'être une fausse piste vite abandonnée, est, en raison même du déplacement à laquelle elle contribue, une des voies majeures de son engagement théorique et politique. Il n'en demeure pas moins qu'elle mène également à une critique de l'esthétique philosophique, critique aussi radicale qu'implicite, qui demeure aux marges des recherches ultérieures après en avoir constitué fugitivement le cœur. Cette nouvelle position de la question de l'art, à la fois subalterne et jamais oubliée, caractérisera toute l'œuvre ultérieure de Marx. C'est elle qui, d'entrée de jeu, substitue à une philosophie du beau et à une analytique du jugement de goût une théorisation de l'activité artistique ainsi qu'une analyse de la fonction des représentations, socialement produites et reçues. Ce faisant, Marx va retrouver et conserver dans la question 1

« Lettre à Arnold Ruge» du 27 avril 1842, in : Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance, 1.1, éd. cit., p. 252-253. 2 Charles de Brosses, Du culte des dieux fétiches ou Parallèle de l'ancienne religion en Égypte avec la religion actuelle de la Nigritie, Genève, 1760.

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esthétique ce qui concerne la sensibilité, conformément à l'étymologie du terme d'«esthétique», alors même qu'il congédie sans retour ce qui relève d'une théorie de l'art. Associée par la suite au problème de l'aliénation et de l'émancipation des travailleurs, et abordée sur le terrain du développement de l'individu, la question de la sensibilité semble justement fédérer la critique de l'économie politique et la réflexion sur l'art, en contournant toute attribution à l'art d'une mission spécifique sur le terrain politique. Les tenants et aboutissants de cette approche, jamais complètement stabilisée, et surtout jamais sectorisée selon les rubriques classiques de la philosophie, sont d'entrée de jeu considérables. Ils concernent d'abord la question matérialiste de la sensation et son dépassement en direction d'une première critique de l'aliénation. Une question subalterne : femmes de peinture et femmes réelles En effet si, en 1842, Marx semble se placer sur le terrain d'une critique de la religion et de la répression qu'elle impose aux sens, au nom d'une conception matérialiste de l'essence humaine, il dépasse aussitôt cet angle d'approche critique, hérité non d'abord de la philosophie de Feuerbach avec laquelle il signale aussitôt son désaccord, mais de la lecture que propose Bruno Bauer de l'esthétique hégélienne, cadre imposé de sa première intervention esthétique. L'apologie de la sensualité et de la beauté matérielle, que ce dernier prétend y rencontrer, attesterait une obédience sensualiste antique «ésotérique » de Hegel, qui se distingue de ses thèses « exotériques » prudentes. Il est plus surprenant de constater que Marx, qui rejette cette distinction, délaisse par la même occasion la dimension sensualiste, que Heine soulignait dans l'œuvre de Delacroix et qu'il reconnaissait notamment dans sa «Vénus des rues » guidant le peuple... Si Marx reprend la critique de Heine à l'encontre de l'école néoromantique allemande, il est frappant qu'il ne mentionne à aucun moment l'analyse de l'art français et de sa dimension révolutionnaire supposée saluée par ce dernier. Mais l'analyse de Heine est surtout profondément ambiguë, centrée sur la figure féminine, soulignant la fusion impossible entre la déesse et la femme réelle : Art et travail : Marx et la critique de l'esthétique

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« [Delacroix] a représenté un groupe de peuple pendant la révolution de Juillet, du milieu duquel s'élance, presque comme un personnage allégorique, une jeune femme. Elle porte sur la tête le bonnet phrygien, le bonnet rouge, un fusil dans une main et l'étendard tricolore dans l'autre. Elle passe sur des cadavres, elle excite au combat. Nue jusqu'à la ceinture, c'est un beau corps aux mouvements impétueux; son visage, un profil hardi ; une douleur impudente se lit dans ses traits ; au total, bizarre mélange de Phryné, de poissarde et de déesse de liberté. On n'a pas indiqué de manière précise qu'elle représentât ce dernier personnage ; l'artiste a voulu peut-être figurer la force brutale du peuple qui se délivre enfin d'un fardeau fatal. Je ne puis m'empêcher d'avouer qu'elle me rappelle ces dévergondées péripatéticiennes dont les essaims couvrent le soir les boulevards. »'

Oscillant entre idéalisation abstraite et représentation crue de la prostituée, Heine, autant que Delacroix d'ailleurs, témoigne du regard traditionnel sur la femme révolutionnaire et plus généralement sur la femme du peuple : politique si et seulement si sa représentation reste celle d'un idéal abstrait, elle reste par ailleurs un corps offert aux regards ou proposé à ses acheteurs d'un soir. Suprême dignité et bassesse absolue. Il n'existe aucune autre médiation entre ces deux dimensions que leur juxtaposition, leur fusion en une image équivoque, qui combine l'incompatible et pousse à son paroxysme l'apologie d'un peuple dont on redoute dans le même temps la part féminine ou enfantine (Gavroche), l'« excitation», l'« impudence », la «hardiesse» de «poissarde». L'imagerie des pétroleuses de la Commune prolongera cette tradition. Autant dire que si, ici, la femme peinte se révèle un foyer de significations multiples, la femme réelle n'existe tout simplement pas. Dès lors, on peut affirmer que le recours à la sensibilité est l'appel à une sensualité masculine, construite sans la moindre attention aux aspirations féminines : incarner la Liberté n'est pas s'en emparer. Une telle sensualité est la contradiction maintenue - et magnifiquement figurée par Delacroix - entre le regard évaluateur du « connaisseur», la lecture historique de la scène et sa portée allégorique. Le texte de Heine, faisant pour cette raison parfaitement écho à cette œuvre, exprime pour sa part, par le mélange des lexiques, le mixte mal assumé du désir codifié et de la sympathie politique qui le met en cause. L'allégorie maintenue mais incarnée - « allégorie réelle» si l'on emprunte à Courbet son génial sous-titre de l'œuvre-manifeste 1

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Heinrich Heine, De la France, éd. cit., p. 239.

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L'Atelier du peintre -, censée relever du ruisseau une Liberté bien peu fréquentable, voire redoutable, nourrissant en retour les fantasmes dont elle provient. Au total, l'ambiguïté se fait politique bien entendu, reléguant la sensualité du côté de l'inculture et de la vitalité brute, de la sauvagerie dépoitraillée, c'est-à-dire du corps nu des femmes, voisinant avec ceux des hommes, vêtus. La juxtaposition est saugrenue s'il s'agit d'une scène réelle, mais pleine de sens si l'on y reconnaît une mise en scène soigneuse, dont les indices sont à dessein multipliés. Le Déjeuner sur l'herbe de Manet en redoublera l'audace libertine et, au fond, le conformisme social quelques années plus tard. De sorte qu'un tel regard, celui du peintre mais aussi celui de Heine lui-même, est le strict pendant du fétichisme religieux dénoncé sans équivoque par la jeune philosophie allemande. De même que Marx ne traite jamais d'oeuvres précises, ce n'est pas la sensualité représentée et/ou suscitée, qui l'intéresse, mais une question autrement complexe, qui concerne le déploiement de toutes les dimensions de l'individu, articulant l'épanouissement sensible aux autres capacités humaines sociales. La création artistique est, en temps que telle, une activité sociale sensible, qui révèle mieux que d'autres cette dimension inhérente pourtant à toute vie individuelle et collective. Si l'on peut estimer plus théorique son approche, du moins échappe-t-elle aux poncifs que l'on trouve même du côté de la gauche la plus radicale du temps, comme on le constate en lisant Heinrich Heine. Ce qui d'ailleurs ne dédouane pas Marx d'un rapport pour le moins complexe à la question des femmes et à leur réalité.

Art et aliénation : l'esquisse d'une critique de l'esthétique À peu-tir du début de l'année 1843, alors que Marx rompt définitivement avec Arnold Ruge et avec les Jeunes Hégéliens, il continue de laisser de côté l'analyse d'oeuvres singulières, tout en reformulant la question de l'art en général dans les termes d'une analyse de l'activité artistique. On peut affirmer que Marx s'intéresse d'emblée et avant tout à la dimension

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sociale de l'activité artistique et y lit l'expression de la réalité historique contradictoire qui en est contemporaine : dès son premier essai, Marx mentionne ainsi la persistance du féodalisme dans la Prusse de cette époque et qui lui semble être un élément central d'explication de l'émergence et du succès de l'école néomédiévale. On trouve longtemps trace de cette réflexion philosophique et esthétique de Marx, dans les Manuscrits de 1844 bien sûr, mais également dans l'Introduction de 1857, qui explique par des facteurs historiques et non strictement esthétiques la séduction persistante qu'exerce l'art grec sur les hommes du X I X siècle. Si, par la suite, son centre d'intérêt se déplace plus nettement encore, on rencontre la cause de ce déplacement dès les premiers textes, qui expliquent à la fois la persistance de la question de l'art et sa subordination à la construction d'une critique de l'économie politique, qui l'intègre sans la faire disparaître ni la développer en tant que telle. Cette évolution et les refontes qu'elle implique s'effectuent schématiquement en trois étapes, qui succèdent à cette première approche. E

Sensation et activité Dans un premier temps, on l'a dit, Marx se concentre sur la critique de l'aliénation de l'homme en tant que désaisissement de son essence. Une telle approche n'a jamais été la sienne : pour Marx, l'essence humaine n'existe pas hors de l'histoire, où elle s'abîmerait. Dans une perspective qui n'est en réalité pas celle de Feuerbach, avant même qu'il n'en entreprenne la critique explicite, Marx s'emploie à élargir la dénonciation de l'aliénation religieuse à l'étude de tout ce qui entrave le libre développement de l'activité humaine sur le terrain de la réédité sociale la plus concrète, celle du travail. Puisque la question de l'activité passe au premier plan, il est logique que l'analyse demeure étrangère à la question du jugement esthétique autant qu'à celle du contenu ou de la fonction spécifique des œuvres. Surtout, elle reste profondément éloignée de la compréhension par Feuerbach de la représentation divine dans l'art sacré, comme pure captation illusoire et illusionnante, comme intermédiaire n'effectuant pas l'intermédiation dont il est chargé mais exerçant à lui seul une domination sur les hommes, en empêchant leur épanouissement réel. 28

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En effet, pour Feuerbach, Dieu est, en tant qu'« image des images » le modèle par excellence d'une telle projection : « L'objet religieux n'est que le prétexte invoqué par l'art ou l'imagination pour pouvoir exercer librement sa domination sur les hommes. »' En somme, l'art chrétien empêche le rapport immédiat de soi à soi, c'est-à-dire qui exclut tout moyen terme représentatif et que Feuerbach appelle de ses vœux, selon des principes qui demeurent fondamentalement ceux d'une exégèse protestante valorisant la relation directe du fidèle au divin. Il en vient ainsi à affirmer que le protestantisme «n'est plus théologie - il n'est essentiellement que christologie, c'est-à-dire anthropologie religieuse»2. Le matérialisme de Feuerbach emprunte paradoxalement des voies mystiques. Or, en vertu de son propre rapport politique à la réalité allemande de son temps, c'est une dialectique historique, dont la négativité concrète opère dans le réel des scissions objectives mobiles et fonctionnelles, qui intéresse Marx. Cette option dialectique résolue le conduit à explorer les représentations avant tout sous l'angle du caractère réel - voire matériel - de leur production et de leurs effets, excluant d'entrée de jeu la thématique feuerbachienne de la projection suprasensible, en tant que coupure irrémédiable. Les représentations sont productrices aussi bien que produites ou, plus exactement, elles sont sources d'effets précisément dans la mesure où elles se trouvent prises dans un réseau causal général. Contournant ainsi la question de la portée politique de l'art et donc celle du contenu déterminé des œuvres, la réflexion initiale de Marx sur l'art se voit aussitôt et très logiquement reversée au compte d'une analyse du développement et de l'éducation des sens humains: si la question de l'art s'y laisse encore entrevoir, c'est sous la forme nouvelle du développement de la capacité humaine à constituer le monde humain, jusque dans l'activité sensible en apparence la plus immédiate. Dans les pages qui portent sur l'œil comme « organe social » et sur la vision comme activité qui humanise son objet, il écrit : « Le sens qui est encore prisonnier du besoin pratique grossier n'a qu'une 1

Ludwig Feuerbach, L'essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, Paris, Maspéro, 1968, P-204. 2 Ludwig Feuerbach, Principes de la philosophie de l'avenir, in : Manifestes philosophiques, trad. L. Althusser, Paris, Puf, 1960, p. 128. Il ira même jusqu'à déclarer : « Ich bin Luther II. » (Alexis Philonenko, La jeunesse de Feuerbach, Paris, Vrin, 1990, t. 2, p.47i).

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signification limitée. »' Et Marx oppose, selon une terminologie qu'il ne cessera de reprendre, la richesse marchande et la vraie richesse humaine - la capacité active de développer des perceptions sociales complexes, l'éducation nécessaire pour «qu'une oreille devienne musicienne, qu'un œil perçoive la beauté de la forme »2. Paradoxalement, Marx semble retrouver sur ce point une thématique feuerbachienne, alors même qu'il en a déjà radicalement déplacé l'axe. Mais, si l'on y prête attention, l'apologie de la sensation cède le pas au développement social des capacités. La question de l'art n'a pas disparu, mais elle se trouve manifestement réinsérée, jusqu'à devenir parfois presque invisible, au sein d'une analyse plus générale, qui s'intéresse à la fois aux conditions concrètes et aux résultats déterminés de l'activité humaine. En ce sens, l'activité artistique, appréhendée du point de vue du sujet qui l'exerce, fournit à Marx l'occasion de penser à neuf le plein développement d'une essence humaine, faite de capacités et de virtualités dont la détermination est sociale. La création artistique n'est donc rien d'autre que l'expression et la manifestation de cette essence humaine qui reste à redéfinir par-delà la conception matérialiste-sensualiste de Feuerbach, car c'est précisément l'activité artistique pensée comme activité sociale « réussie » qui permet, a contrario, de mesurer le degré d'aliénation ordinaire du travail exploité qui lui est contemporain. D'entrée de jeu, Marx met en relation l'activité humaine et l'économie politique. Bien loin des élaborations ultérieures, ces premiers textes se focalisent sur l'échange monétaire. Les pages demeurées célèbres sur le «pouvoir de l'argent» qu'on rencontre dans les Manuscrits de 1844 sont souvent lues comme relevant d'une critique conventionnelle de la « maudite soif de l'or», alors qu'elles se présentent d'abord comme une mise en relation des besoins humains avec leur satisfaction réelle d'une part, leur double monétaire d'autre part. Explorant la dialectique objective des médiations que l'activité humaine produit, Marx oppose affirmation réelle de soi, alors encore qualifiée d'«affirmation ontologique essentielle»3, qui assure la mise en correspondance effective du besoin et de la jouissance, et le 1 Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. E. Bottigelli, Paris, Éd. sociales, 1968, p. 94. 2 Ibid., p. 93. 3 Ibid., p. 119.

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blocage fantasmatique dans la représentation monétaire, dans l'argent comme «entremetteur entre le besoin et l'objet, entre la vie et le moyen de subsistance de l'homme»1, qui se substitue au développement réel des capacités humaines. D'un côté, les rapports humains et leur dynamique anthropologique, anthropo-génétique pourrait-on dire; de l'autre, «le monde à l'envers», qui confond la réalité et sa «représentation purement abstraite »2. Chacun peut certes acheter des œuvres d'art, mais « si tu veux jouir de l'art, il faut que tu sois un homme ayant une culture artistique»3. Derrière le truisme, c'est une pierre d'attente que pose Marx, en vue d'une critique poursuivie de l'économie politique, dont s'inaugure ici la complexité à travers l'entreprise de définition conjointe du sujet et de l'objet. La valorisation de l'activité artistique ne s'effectue pas au détriment de la considération des œuvres : simplement, prenant sens dans le cadre de cette dialectique de la médiation réelle, elle conduit Marx à souligner la dimension active au détriment de toute fixation représentative, exactement comme sa critique ultérieure de la représentation politique complétera l'analyse du dévoiement bourgeois de la démocratie, sans interdire le moins du monde l'élaboration de formes de représentation non figées, n'alimentant plus la dépossession politique mais organisant un fonctionnement véritablement démocratique. Tout le travail ultérieur de Marx prolongera cette approche première, ainsi que le prouve la discrète mais persistante critique de l'esthétique philosophique, qui sera le contrepoint permanent de la critique de l'économie politique. L'art, une pratique sociale Le second temps de cette analyse réside dans la critique radicale que Marx adresse, dès 1845, à l'analyse de Feuerbach. Ce dernier résume l'activité à la sensation tandis que Marx propose de repenser la sensation comme pratique sociale parmi d'autres. La cinquième des Thèses sur Feuerbach exprime bien cette réorientation d'une critique trop étroite parce qu'elle s'enferme dans l'apologie de la sensibilité sans en percevoir 1 Ibid., p. 119. 2 Ibid., p. 122. 3 Ibid., p. 123.

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la dimension historique : « Il ne saisit pas le sensible en tant qu'activité sensible pratique de l'homme. »' Dans la foulée, c'est une redéfinition non feuerbachienne de l'essence humaine que propose Marx. Dans l'Idéologie allemande, Marx s'attachera à fonder sa dénonciation première de la propriété privée dans une analyse de la division du travail et de son aliénation. Dès lors, l'organisation sociale de la production constitue la base déterminante à partir de laquelle peut être compris l'ensemble des activités humaines. La question de l'art se transforme une fois encore : si l'art comme activité est lui-même un écho du mode de production qui lui est contemporain, il importe avant tout de l'envisager comme une pratique sociale parmi d'autres. Le thème feuerbachien du développement des sens s'efface derrière la tentative d'assigner à l'art une place et un rôle spécifiques au sein des diverses sphères constitutives du monde social. Dans l'Idéologie allemande, l'art ne jouit plus du caractère exceptionnel propre à une activité qui serait intégralement émancipatrice : resitué dans le cadre de la division du travail, il cesse d'être un modèle de libération pour devenir plus modestement l'un des objets de l'explication historique que Marx s'efforce de construire. Il l'inclut alors dans la sphère de l'idéologie, notion qui redéfinit le monde des superstructures en lui ôtant l'autonomie absolue que lui prêtaient les Jeunes Hégéliens : « Il n'y a pas d'histoire de la politique, du droit, de la science, de l'art, de la religion, etc. »2 C'est là renvoyer dos à dos l'esthétique idéaliste et sa critique matérialiste, en rejetant le cloisonnement d'une l'histoire de l'art séparée de l'histoire sociale. À cette époque, Marx est encore à la recherche de ce qui définit en propre un mode de production, et la découverte de la division du travail constitue la première étape de cette définition. Pour lui, la division sociale du travail d'un côté, la production intellectuelle et artistique de l'autre, et surtout le développement des individus qu'elle manifeste, sont à mettre en relation. C'est pourquoi, significativement, il écrit au détour d'un chapitre polémique dirigé contre Max Stirner : « Qu'un individu comme Raphaël développe ou non son talent, cela 1

Karl Marx, Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, trad. H. Auger et alii, Paris, Éd. sociales, 1976, p. 2. 2 Ibid., p. 76.

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dépend entièrement de la commande, qui dépend elle-même de la division du travail et du degré de culture atteint par les individus dans ces conditions.» 1

Si l'on se souvient que Raphaël est vénéré comme le plus inspiré des peintres par les Nazaréens, on comprend que la critique de Marx ne vise pas seulement Stimer, mais aussi l'esthétique dominante contre laquelle il a déjà entrepris de lutter. Il faut le souligner: la critique ne prend pas ici pour cible un certain type de production artistique, mais une certaine conception de l'œuvre d'art, l'affirmation de son caractère exceptionnel et la définition du génie comme exception pure, sans rapport aucun à l'histoire. Or pour Marx, le talent individuel requiert, pour exister, des conditions sociales, même s'il ne s'en déduit pas. C'est précisément pourquoi, en vertu de sa singularité sociale relative mais réelle, le thème de l'art se fait latéral, sans jamais disparaître de la réflexion marxienne : au même titre que toute activité, il doit être replacé dans le contexte économique et social qui est le sien et relié à une perspective révolutionnaire et émancipatrice dont les artistes ne sont ni les premiers acteurs ni les principaux porteurs, du fait même de la relative protection dont ils jouissent face aux dégâts humains produits par l'organisation capitaliste de la production. Mais ils s'y insèrent pourtant. Faut-il en conclure que la notion de génie, chère aux romantiques mais aussi à l'esthétique des Lumières, est à congédier? Si l'exceptionnalité supposée des créateurs est vouée à se résorber dans l'étude historique de la production artistique, toute activité est-elle destinée à perdre «toute apparence de manifestation de soi»2 dans un monde où règne l'aliénation? Le problème est donc bien plus difficile qu'il n'y paraît, dès lors que Marx maintient la reconnaissance du talent artistique comme créativité supérieure, sans cesser pour autant de la relier aux rapports sociaux et aux pratiques d'atelier qui en sont une manifestation. C'est bien en ce point que se cristallise ce qu'on peut nommer le paradoxe de l'esthétique marxienne. Quelques lignes après avoir souligné le caractère collectif du travail d'un peintre renommé comme Horace Vernet, la coopération qui préside à la production de vaudevilles et de romans ainsi qu'à l'observation astronomique, Marx dénonce « la concentration 1 bid., p. 396. 2 Ibid., p. 71.

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exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son étouffement dans la grande masse des gens»1. Horace Vernet fait partie des peintres exposés lors du Salon de 1831 et Heinrich Heine lui consacre un compte rendu relativement élogieux2. Il est frappant que Marx ne mentionne pas une seule fois Eugène Delacroix, dont La Liberté guidant le peuple est exposée au même moment et dont l'analyse par Heine suit immédiatement celle des tableaux de Vernet - décidément, le contenu même des œuvres n'est pas ici son objet. Deux thèmes en relative tension réciproque se superposent alors. Le travail artistique est, comme tout autre, dépendant de l'organisation d'ensemble de la production. À ce titre, il ne jouit d'aucun privilège. Mais dans le même temps, Marx fait de l'artiste une exception : il est l'un des rares hommes à pouvoir développer son pouvoir créatif, et la critique porte alors sur le caractère spécialisé et par suite étroit de ce talent, qui ne concerne qu'une partie des facultés humaines et, surtout, qu'une fraction infime de l'humanité. Ces deux arguments ne sont nullement du même ordre : d'un côté, le peintre est un travailleur comme un autre ; de l'autre, il est au moins l'esquisse de l'individu complet, dont la figure apparaît dès cette œuvre3 : « Dans une société communiste, il n'y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture. »4 Marx ne saurait mieux exprimer le caractère contradictoire d'une pratique sociale qui subit l'aliénation tout en frayant les voies de son abolition. L'art semble être à la fois déterminé et autonome, aliéné et libérateur, écho des contradictions du réel et ferment révolutionnaire de leur dépassement. Il est clair que la question, telle qu'elle se trouve formulée ici, appelle sa reprise. Art et histoire C'est dans un troisième et dernier temps que Marx va s'employer à réconcilier ces deux intuitions: l'art, qui est une activité sociale, consiste aussi dans l'épanouissement exceptionnel de quelques individus, préfigurant la société future. La liaison entre art et travail se resserre, sans devenir pour autant une 1 2 3 4 34

Karl Marx, Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, éd. cit., p. 397. Heinrich Heine, De la France, éd. cit., p. 235-238. Ibid., p. 31. Ibid., p. 397L'Or des images

identification : au contraire, la mise en tension des deux composantes de l'activité artistique semble inciter Marx à mieux définir ce que pourrait être la suppression de l'aliénation et de l'exploitation, sans pour autant suivre la pente utopique qui s'esquisse ici, mais en s'appuyant sur cette critique immanente et concrète de l'aliénation qu'est en tant que telle l'individualité exceptionnelle de l'artiste. Deux séries de textes peuvent être invoquées ici : d'une part l'esquisse du Capital que sont les Grundrisse de 1857-1858, d'autre part l'étude de la différence entre travail productif et travail improductif présentée dans les Théories sur la plusvalue, rédigées entre 1861 et 1863. Les considérations sur l'art y sont d'une grande brièveté, mais l'analyse sans cesse reconduite de cette question au sein de développements qui concernent la production et la nature de la marchandise prouve assez qu'elles présentent pour Marx une importance centrale, liée au problème plus général des représentations en tant que réalités sociales dotées de fonctions spécifiques. À partir de 1857, Marx peut combiner les développements de la critique de l'économie politique aux acquis d'une notion d'idéologie élaborée en 1845, qui à la fois connecte les éléments superstructurels à leur base et les en distingue. Il peut dorénavant insister sur la totalité différenciée que constitue l'ensemble de toutes les activités humaines au sein d'une formation économique et sociale donnée. Il est alors possible de souligner la portée exceptionnelle que peut prendre l'activité artistique dès lors qu'elle parvient à saisir et à exprimer cette totalité à laquelle elle appartient. Cela ne se produit que dans deux cas : lorsqu'une formation est parvenue à une maturité qui atténue pour un temps ses contradictions et peut donner à voir la relative et provisoire harmonie de son fonctionnement social ; mais aussi lors des périodes de crises, alors que la totalité apparaît à l'occasion de son démembrement même, faisant entrevoir aux contemporains leur position relative et instable au sein d'une histoire qui se poursuit. Le regard rétrospectif sur l'art de certaines époques du passé, reçu comme expression d'une harmonie perdue, est précisément le résultat de cette lucidité tardive, dont les aspirations à un mode de production débarrassé de ses contradictions mortelles s'accompagnent de la nostalgie à l'égard

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d'un monde disparu mais qui préfigure, en un certain sens et jusqu'à un certain point, l'avenir. Une telle analyse constitue un écho anticipé à l'étude tardive par Marx de formes sociales traditionnelles, propres aux sociétés non capitalistes, et à son analyse des ressources qu'elles offrent en vue d'une éventuelle construction du communisme faisant l'économie du passage par le capitalisme. Il est alors peu surprenant que la fameuse Introduction de 1857 revienne sur des thèmes qui sont au centre de la querelle des années 1830 : l'art grec, et à travers lui la philosophie hégélienne - non pas tant l'esthétique hégélienne, d'ailleurs, que la philosophie de l'histoire à laquelle elle s'associe. Marx est entré dans une période de son travail où la référence hégélienne n'est ni un repoussoir ni un instrument utilisable tel quel, mais l'occasion d'un retravail matérialiste-dialectique novateur, se démarquant finement de la conceptualisation hégélienne, parfois au moyen de quasi-citations. «Les Grecs sont des enfants normaux», dit Marx, jouant du paradoxe d'une enfance achevée, conforme à son essence et qui ne promet rien de plus que ce qu'elle est. Hegel, pour sa part, avait défini le moment grec comme la période fugitive d'une adolescence en voie rapide de transformation, le passage d'une première liberté subjective encore marquée par la nature à l'universalité abstraite du monde romain1. Selon lui, la mise en forme grecque de la «belle individualité» passe par la manifestation de soi de l'individu et de « ce qu'il y a dans sa nature humaine de non étiolé »2, faisant de soi une « œuvre d'art subjective» avant de passer à l'élaboration de «l'œuvre d'art objective», dont le vrai contenu est religieux en un sens précis et encore immature : « L'homme en tant que facteur spirituel constitue ce que les dieux grecs ont de vrai. »3 Pour autant, les Grecs n'ont pas atteint la saisie chrétienne du Dieu homme qu'est le Christ: la lecture hégélienne est inséparable d'une philosophie de l'histoire, en tant que cette histoire est mue par l'Esprit. La reprise critique de cette interprétation par Marx, et la substitution du moment unitaire de l'enfance aux scissions de l'adolescence, lui permettent d'avancer sa propre explication 1

G. W. F. Hegel, La Raison dans l'histoire, trad. K. Papaioannou, Paris, UGE, 1965, p. 288-289. 2 G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, trad. I. Gibelin, Paris, Vrin, 1963, p. 184. 3 Ibid., p. 190. 36

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du moment grec. La métaphore des âges de la vie, détachée autant que possible de tout scénario téléologique, a le mérite de lier les enjeux de l'histoire passée et de sa connaissance au rapport que tout individu entretient avec son propre passé, sans qu'il y ait là, cependant, plus qu'une homologie : le faible degré de développement des forces productives antiques a pour contrepartie la maîtrise imaginaire du monde dans l'art et la mythologie, de même que l'enfant, socialement passif, se consacre à ses jeux et à ses rêveries. Mais il faut ajouter à cela que cet art révolu nous touche de la même manière que le souvenir précieux d'une enfance qui fut heureuse. Tout projet de retour en arrière est absurde, mais l'émotion demeure intacte à mesurer une harmonie ancienne, à percevoir cette «maturité enfantine» à proprement parler qui est, pour l'humanité, celle de l'époque grecque classique. Émotion d'autant plus grande et « évidente» pour qui est, comme Marx, forcément imprégné par la forte tradition allemande des études antiques et philologiques, héritières des travaux archéologiques de Johann Winckelmann. C'est finalement à cette même tradition qu'il suggère en retour l'explication matérialiste de ses propres causes historiques et de sa vitalité. La nostalgie, ancrée dans une individualité traversée de souhaits de réalisation et d'émancipation, prend ainsi une dimension politique, qui peut être une fuite dans la contemplation des beautés du passé, fétichisées à leur manière comme idéal perdu, autant que l'exploration continuée de cette même dimension politique qui finit par convertir la nostalgie en aspiration révolutionnaire. Et c'est cette dernière voie, ouverte par le tout jeune Marx, qu'il continue de suivre ici. On mesure le trajet parcouru par rapport à la « défense » de l'art grec, qui semblait aux Jeunes Hégéliens une arme de choix à opposer au conservatisme prussien, et cela même si l'art grec est reconduit par Marx dans sa fonction de repère central, pour construire à partir de lui un système de coordonnées non pas d'abord esthétiques mais historiques et sociales. Le problème de Marx, lorsqu'il aborde la question de l'art, n'est donc pas de promouvoir un modèle esthétique quel qu'il soit, mais de penser l'activité artistique comme formatrice de l'individu humain lui-même, au même titre que le travail, tout en maintenant son caractère déterminé. L'analyse est complexe

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car elle doit inclure la spécificité d'oeuvres qui ont un impact sur leurs spectateurs en tant qu'êtres sensibles aptes à accéder au sentiment élaboré du beau. D'un côté, «l'objet d'art - comme tout autre produit - crée un public apte à comprendre l'art et à jouir de la beauté. La production ne produit donc pas simplement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet. »'

Ce qui revient à dire que l'art n'est en rien un reflet inerte mais qu'il présente une fonction sociale, à la fois expressive et structurante dans son ordre propre, et c'est précisément ce que Marx nomme une représentation. L'œuvre d'art façonne l'œil, l'oreille, l'intelligence de spectateurs qu'elle met ainsi en situation de sujets et d'acteurs. Par ailleurs, et corrélativement, Marx souligne le caractère inégal du développement des différentes sphères sociales : «pour l'art, on sait que des époques déterminées de floraison artistique ne sont nullement en rapport avec le développement général de la société, ni par conséquent avec celui de sa base matérielle, qui est pour ainsi dire l'ossature de son organisation. »2

Il est alors possible d'affirmer conjointement l'exceptionnalité de l'artiste, et la relative extraterritorialité sociale de l'activité artistique, tout en maintenant l'idée d'une cohésion essentielle de toute formation économique et sociale. L'artiste anticipe simplement sur des possibilités de développement, individuel et collectif, qui existent à l'état virtuel et préfigurent le dépassement possible et nécessaire des contradictions à l'œuvre dans le présent. Dans l'Idéologie allemande, Marx avait déjà souligné la capacité anticipatrice des idées, dans certaines conditions. Mais c'est bien l'insertion des activités artistiques au sein de l'ensemble des activités humaines qui est ici en jeu et, à travers elle, la redéfinition du travail, dans son contenu et ses finalités, tout autant que la perspective de limitation drastique du temps individuel qui lui est consacré. Art et critique de l'économie politique On retrouve donc ici la question du travail et du développement des facultés humaines. Contre Fourier, Marx tient à 1

Karl Marx, Introduction de 1857, Contribution à la critique de l'économie politique, trad. M. Husson et G. Badia, Paris, Éd. sociales, 1977, p. 158. 2 Ibid., p. 175-

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préciser que l'activité artistique n'est jamais un amusement ou un simple délassement, mais une activité qui requiert le plus grand sérieux. À ce titre, il doit être apparenté au travail libéré de l'exploitation et qui doit devenir «l'effort de l'homme, non en tant que force de la nature dressée d'une façon déterminée, mais en tant que sujet»1. L'art, comme le travail, transforme le monde extérieur et élabore la matière selon des procédés techniques qui évoluent au cours du temps. Mais à la différence de la production, le développement technique n'y est pas piloté par l'exigence d'une productivité croissante et de l'économie du temps de travail, pas plus que par la tendance à l'intensification et à la mécanisation des tâches. En un sens donc, l'art est pleinement un travail, qui marque l'émancipation de l'homme à l'égard de la nature : l'idée n'est certes pas neuve. Mais il est original, en revanche, de considérer que ce travail échappe à la subsomption réelle, qui soumet une pratique plus ancienne à sa reconfiguration capitaliste. En ce sens l'artiste n'est pas un travailleur. En vérité, il offre aux travailleurs, aux théoriciens du capitalisme et aux militants de son abolition, la figure paradoxale d'un individu épargné par la perte de soi qui caractérise le monde de la production. Deux questions se posent aussitôt, qui sont cruciales et qui orienteront l'analyse au cours des chapitres suivants: d'une part, comment penser le statut moderne d'œuvres d'art qui s'achètent et se vendent, et tendent à n'être que des réserves de valeur pour leurs propriétaires, indépendamment du contenu et de l'importance réelle des œuvres en question ? Une telle subsomption formelle, pour reprendre l'expression de Marx, ne conduit-elle pas à la colonisation capitaliste toujours plus complète d'une activité qui ne fut que ponctuellement et relativement épargnée par les rapports de production dominants? D'autre part, que penser d'une émancipation dès lors toute relative et qui n'est au mieux qu'un privilège local, le vestige du statut ancien des arts libéraux, exception sociale enchâssée dans l'aliénation de masse qu'elle rend plus patente encore, mais qui n'est le résultat d'aucune lutte émancipatrice? Faute de telles luttes collectives, la catégorie des artistes n'est pas un groupe social constitué, et encore moins une classe porteuse comme telle d'une perspective de transformation 1

Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), trad. J.-P. Lefebvre et alii, Paris, Éditions sociales, 1980, t. 2, p. 102.

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révolutionnaire, à la différence du prolétariat. Or les vertus critiques de l'activité artistique ne sont lisibles que du point de vue de cette transformation révolutionnaire, cette activité n'ayant pas par elle-même vocation à offrir une issue au travail exploité, la preuve étant sa possible intégration sans heurt à un mode de production avec lequel elle reste aussi, par ailleurs, en relation relativement conflictuelle. Le traitement du premier point suppose que Marx ait réélaboré la vieille distinction de l'économie politique classique entre travail productif et travail improductif et qu'il ait parallèlement réélaboré sa définition initiale de l'idéologie. Après avoir entrepris de développer la critique de l'économie politique, Marx est en mesure de montrer comment l'idéologie naît à même les rapports de production capitalistes et se manifeste, par exemple, dans l'idée fausse que le travail improductif est synonyme d'activité gratuite, inutile, destinée au pur divertissement : « même les productions intellectuelles les plus élevées ne doivent être reconnues et en quelque sorte excusées aux yeux du bourgeois que par le fait qu'on les dit productrices directes de richesse matérielle. »'

Ce n'est pas l'art ou tel courant artistique qui sont de nature idéologique pour Marx, mais la définition de l'artiste en tant que travailleur productif, comme seule justification valable de son existence au regard de la logique capitaliste. La production artistique peut, comme toute autre, être créatrice de plus-value. Mais telle n'est pas sa fonction essentielle et l'activité artistique résiste au moins en partie à son intégration aux forces productives sans disparaître pour autant. C'est précisément la résistance intrinsèque de la production artistique à sa subsomption réelle - et parfois même formelle - par le mode de production capitaliste qui explique la suspicion dont elle est l'objet et, a contrario, l'importance qu'elle revêt aux yeux de Marx: «Ainsi la production capitaliste est hostile à certains secteurs de la production intellectuelle, comme l'art et la poésie par exemple. »2 Non que l'art soit toujours révolutionnaire dans son contenu, mais parce qu'il s'oppose, en tant qu'activité foncièrement libre, à son annexion par le monde marchand. 1

Karl Marx, Théories sur la plus-value, trad. G. Badia et alii, Paris, Éd. sociales, 1974, 1.1, p. 327-328. 2 Ibid., p. 326.

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À l'époque de Marx, le marché de l'art demeure restreint et, loin des industries culturelles contemporaines, il reste largement soumis à la pratique du mécénat et au règne de l'académisme, surtout si l'on s'intéresse comme il le fait à la peinture prussienne. Par ailleurs, la quantité de travail abstrait cristallisé dans l'œuvre n'est pas ce qui définit sa valeur, Ricardo ayant déjà noté cette spécificité des biens «non reproductibles» qui échappent ainsi à la loi de la valeur1 sans échapper pour autant au marché. Il est remarquable que Marx, pour penser cette spécificité, ait recourt aux notions de praxis et de poïesis, revenant ainsi aux catégories aristotéliciennes de l'activité2. Les termes aristotéliciens ne se rencontrent pas en tant que tels dans son texte, mais il affirme que « certaines prestations de service, ou les valeurs d'usage, résultats de certaines activités ou travaux s'incarnent dans des marchandises, d'autres au contraire ne laissent aucun résultat palpable distinct de la personne elle-même ; ou leur résultat n'est pas une marchandise susceptible d'être vendue. »3

Une telle affirmation constitue une allusion transparente à la distinction conceptuelle proposée en son temps par Aristote. Marx n'en dit pas plus, mais il est clair que l'affirmation qu'il existe des activités «pures», indépendantes de tout résultat matériel donnant prise à son détournement marchand (et il donne l'exemple du chant), lui permet d'esquisser non pas une esthétique descriptive ou normative, mais une analyse du développement libre des facultés humaines, développement se visant lui-même comme fin. Il est finalement peu surprenant qu'une telle théorie de l'art passe d'abord par la mention de créateurs, peintres et écrivains principalement, que Marx place sur le même plan que les scientifiques et les intellectuels en général, dont le développement individuel esquisse une nouvelle «forme d'individualité», selon la définition qu'en propose Lucien Sève. Pour Lucien Sève en effet, la « théorie des formes historiques générales de l'individualité», qui n'est pas une psychologie, découle de l'analyse des rapports sociaux et d'un mode de 1

David Ricardo, Principes de l'économie politique et de l'impôt, Paris, GarnierFlammarion, 1999, ch. 1, section. 2 La pensée aristotélicienne du travail correspond pour Marx à un monde qui ignore fondamentalement la logique capitaliste de la valorisation et l'apparition du travail abstrait qui en est indissociable. Cf. Le Capital, livre 1, trad. J.-R Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1983, p. 67 et p. 458. 3 Karl Marx, Théories sur la plus-value, éd. cit. t.i, p. 473.

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production déterminé, analysant la façon dont les « rapports sociaux existent à travers des processus de vie individuelle»1. C'est à partir d'une telle analyse qu'on peut étudier la personnalité concrète qui est celle d'individus singuliers. Si en vertu de cette orientation de l'analyse marxienne le contenu et la portée critiques des œuvres passent manifestement au second plan, il n'en demeure pas moins que les nombreuses citations de Shakespeare et Calderon, Balzac, Cervantes et Diderot qui émaillent les textes de Marx constituent par ailleurs une illustration et un hommage à la puissance dénonciatrice de certaines œuvres, tout particulièrement celles qui ont su, depuis longtemps, identifier comme leur ennemi principal le monde de l'utilité et la soif d'enrichissement.

L'art du communisme Cette étrange esthétique se détourne de l'analyse des œuvres d'art et des conditions sociales de leur réception pour s'intéresser au processus social et anthropologique inséparable de leur production et à la formation qui s'y esquisse d'une individualité libérée des limitations capitalistes. Elle fait prévaloir l'intuition que l'émancipation du travail et du travailleur peut s'appuyer sur certaines de ses formes partiellement ou potentiellement désaliénées, et qui sont surtout porteuses, en tant que telles, d'une critique en acte de l'aliénation. La question de l'art semble ainsi constituer un passage à la limite qui permet à Marx à la fois de tester et d'enraciner concrètement la perspective d'une émancipation du travail et du travailleur sans verser dans l'utopie. Considérée sous cet angle, la question de l'art, pour demeurer discrète, n'est nullement secondaire, si l'on s'avise qu'elle permet à Marx de corroborer sa définition du communisme sous l'angle du «libre développement de chacun» comme «condition du libre développement de tous »2, et l'affirmation que « l'histoire sociale des hommes n'est jamais que l'histoire de leur développement individuel»3. Elle s'accorde par ailleurs à la conviction qu'il existe une base historique qui conditionne 1 Cf. Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, Éd. sociales, 1975. 2 Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, trad. G. Comillet, Paris, Éditions sociales, 1986, p. 88. 3 Karl Marx, «Lettre à Annenkov», 28 décembre 1846, Lettres sur le Capital, Paris, Éd. sociales, 1964, p. 28. 42

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la totalité d'une formation économique et sociale et délimite le développement historique de l'individualité. L'artiste et le travailleur Fondé sur l'écrasement des individus, le capitalisme ne cesse de susciter des capacités nouvelles tout en les bridant, faisant surgir des aspirations à la réalisation de soi qui émergent alors comme volonté consciente de réappropriation, directement antagoniste avec ses principes et sa réalité1. C'est la contrepartie de cette dépossession que la figure de l'homme polyvalent et de l'individu intégral fait surgir dans Le Capital, comme perspective de réalisation individuelle et sociale. À son tour, la figure de l'artiste vient éclairer en contrepoint, sous le jour de la créativité entretenue et de l'épanouissement essentiel, ce qui est commun à tout individu humain : un ensemble de capacités et d'aspirations socialement construites. Mais elle en révèle aussi par contraste la destruction et l'étiolement majoritaires en mode capitaliste de production : « C ' e s t s e u l e m e n t p a r le g a s p i l l a g e le p l u s é n o r m e d u développement d'individus particuliers qu'est assuré et réalisé le développement de l'humanité en général au cours de l'époque h i s t o r i q u e qui p r é c è d e i m m é d i a t e m e n t la r e c o n s t i t u t i o n consciente de la société humaine. »2

Ainsi, ce qu'il y a de parenté entre artiste et travailleur est à définir avec bien des précautions, non comme identité acquise mais plutôt comme perspective commune, future, de désaliénation essentielle : l'artiste est un travailleur au seul sens où le travail est appelé à devenir lui-même, dans toute sa diversité et indépendamment de sa mesure par le temps de travail, « premier besoin humain » ; réciproquement, le travailleur rencontre dans l'artiste non la perspective bucolique du retour au stade artisanal mais la possibilité concrète de sa désaliénation, le pouvoir retrouvé de se reconnaître dans l'activité exercée et, conjointement, l'utilisation libre du temps disponible pour œuvrer au développement des capacités humaines les plus diverses, sensibilité comprise. 1

Sur ce point encore, Lucien Sève a développé dans son œuvre une analyse précise et originale de cette question. Cf. Marxisme et théorie de la personnalité, éd. cit., et Une introduction à la philosophie marxiste, Paris, Éd. sociales, 1980. 2 Karl Marx, Le Capital, m, trad. M. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éd. sociales, 1977. 1.1, p. 99.

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«Une fois que la forme bourgeoise bornée a disparu, qu'est-ce que la richesse, sinon l'universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives des individus, universalité engendrée dans l'échange universel? Sinon le plein développement de la domination humaine sur les forces de la nature, tant sur celles de ce qu'on appelle la nature que sur celles de sa propre nature? Sinon l'élaboration absolue de ses aptitudes créatrices?»1

Ce n'est pas un hasard si le long passage enflammé des Grundrisse qui énonce ces questions fait suite à une description économique et sociale du monde grec antique, soulignant le peu d'intérêt de ce dernier pour la richesse abstraite en tant que telle : «C'est ainsi que l'opinion ancienne selon laquelle l'homme apparaît toujours comme la finalité de la production, quel que soit le caractère borné de ses déterminations nationales, religieuses, politiques, apparaît d'une grande élévation en regard du monde moderne »2.

Au plus près des énoncés de l'Introduction de 1857, Marx prolonge ici ses toutes premières réflexions sur le monde et l'art grecs, détachées de toute conception continuiste de l'histoire, insistant à l'inverse sur un écart, qui permet précisément le rapprochement analogique et lui confère la poésie d'une métaphore juste : le « puéril monde antique » est supérieur au nôtre, dans tous les domaines où l'on cherche une figure, une forme close, une délimitation accomplie»3. Mais dès lors que l'on cherche à supprimer les rapports de domination et d'exploitation, son invocation laisse place à la lutte sociale et politique, animée par des individus qui savent ce qu'ils ont à gagner dans la conquête de leur émancipation véritable. L'art offre alors si peu de ressources que Marx ne mentionne aucun des artistes révolutionnaires de son temps, pourtant salués par Heine comme les fourriers de l'avenir. Les tâches et les « armes de la critique» sont théoriques et politiques, elles ne sont pas artistiques. La conclusion qu'on peut en tirer est, en un sens, stupéfiante. Synthèse par anticipation de l'affirmation que le travail doit devenir le « premier besoin vital »4 et du programme de la suppression du salariat, l'activité artistique telle que Marx la pense est indissociable de la perspective d'une abolition du 1 2 3 4

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Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), éd. cit., t. 2, p. 424. Ibid., p. 424. Ibid., p. 425. Karl Marx, Critique du programme de Gotha, trad. S. Dayan-Herzbrun, Paris, Éditions sociales, 2008, p. 60. L'Or des images

capitalisme qu'elle ancre dans le présent, fournissant le critère et le repère d'une praxis libre, mais aussi gratuite et désintéressée. Et cette vertu est en même temps son défaut : elle laisse nécessairement en suspens et même élude la question de la construction sociale et politique d'un mode de production non capitaliste, contournant la centralité de l'affrontement de classe, de la réorganisation du travail ainsi que celle de l'affrontement au pouvoir étatique, et cela parce qu'elle se situe par définition radicalement hors - ou en marge - de la conflictualité sociale qui est le seul moteur de l'abolition des rapports de domination et d'exploitation. La part du jeu Loin de songer aux critères d'un art marxiste, Marx envisage l'activité de création artistique et celle de sa réception comme la part du jeu et du rêve, de l'enfance reconquise et de la libération du temps, par opposition à ce «vol du temps humain» en quoi consiste fondamentalement le capitalisme. Pourtant, Marx demeure éloigné du « libre jeu des facultés »' kantien et surtout de l'esthétique de Schiller2, ce dernier développant l'idée d'une voie esthétique conduisant à la liberté tout en esquivant à dessein le moment politique. Aux antipodes de la critique romantique de YAufklàrung, c'est pourtant à un puissant dépassement de la réconciliation schillérienne entre entendement et sensibilité que procède Marx, en replaçant sa thématique dans la perspective plus englobante d'une sortie proprement politique, révolutionnaire, hors du capitalisme, perspective dont l'activité artistique est bien l'indice et la métaphore, sans en être aucunement l'instrument. À cet égard, le point de vue de Heine se révèle en définitive être le plus proche de celui de Marx, en dépit de ce qui distingue leurs approches respectives : le communisme octroiera au peuple ce que Heine nomme les « droits divins de l'humanité », c'est-à-dire, par-delà le droit au pain, « le nectar et l'ambroisie, des manteaux de pourpre, la volupté des parfums, des danses de nymphes, de la musique et des comédies »3, loin de tout 1

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1974, p. 61. 2 Friedrich Schiller, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, trad. Robert Leroux, Paris, Aubier, 1992. 3 Heinrich Heine, De l'Allemagne, trad. P. Grappin, Paris, Gallimard, 1998, p. 93.

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puritanisme rigoriste et de toute peur de la jouissance. C'est donc bien sur le terrain du matérialisme, et de sa version la plus élaborée, proche ici d'une inspiration spinoziste1, que se situe l'analyse de l'activité artistique et plus généralement la définition d'une émancipation humaine véritable. Pour sa part, par-delà les thèses de Heine et son spinozisme réélaboré, Marx enracine la question du développement de l'essence humaine sur le terrain des luttes de classes et de leur articulation à la perspective communiste. Frank Fischbach fait l'hypothèse que c'est du côté d'une « ontologie de la relation» et d'une «ontologie de l'activité»2, que se retrouvent Marx et Spinoza, menant conjointement l'opération d'une critique de toute philosophie de la subjectivité et de l'élaboration d'une théorie de l'«autoactivation». Néanmoins, on peut considérer que Marx s'oriente plutôt en direction d'une redéfinition de l'activité pratique révolutionnaire, ce qui le conduit à relier aspiration au développement individuel et la lutte politique collective, lutte qui est tout autant résultante historique que condition subjective de la réalisation de ce développement. C'est pourquoi l'analyse de Marx ne conduit pas à une théorie de l'art, et surtout pas à une esthétique normative ou prescriptive. Il faut le souligner: elle délivre expressément l'activité artistique de toute injonction politique concernant son contenu ou ses tâches. Sa seule fonction, si elle en a une, est précisément de n'être pas asservie et de savoir le demeurer. Si cette réflexion n'exclut pas la dimension ultérieure de l'engagement, elle l'ignore, tout simplement. De ce point de vue, ce n'est surtout pas dans un « réalisme socialiste » qu'une telle fonction s'assume, confondant l'art avec une pédagogie confiée à des « ingénieurs des âmes », mais dans la 1

Le texte de Heine précédemment cité se situe en effet au plus près des thèses de Spinoza : «Il est, dis-je, d'un homme sage de se refaire et recréer en mangeant et buvant de bonnes choses modérément, ainsi qu'en usant des odeurs, de l'agrément des plantes vertes, de la parure, de la musique, des jeux qui exercent le corps, des théâtres, et des autres choses de ce genre que chacun peut user sans dommage pour autrui» (Spinoza, Éthique, trad. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1999,4• partie, p. 413). La philosophie de Spinoza se trouve au centre du Pantheismusstreit allemand, du débat sur le panthéisme, depuis que l'opposition entre Jacobi et Mendelssohn, au sujet de l'athéisme de Lessing, a fini par faire du terme de « spinozisme » une accusation. Heine s'inscrira tardivement dans ce débat, déplaçant sur le terrain du matérialisme les enjeux de la querelle. 2 Frank Fischbach, La production des hommes - Marx avec Spinoza, Paris, Puf, 2005, p. 143.

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sollicitation des facultés sensibles, dans le plaisir pur de l'œil et de l'oreille, qui enracinent sur le terrain du matérialisme, et d'un matérialisme inattendu de la «jouissance» de soi et du monde, la question du développement de l'individualité. Si l'on veut identifier des œuvres plastiques et des démarches artistiques, de quelque époque que ce soit, conformes à une telle « esthétique » marxiste, à contre-courant des illustrations attendues, on sera amené à sélectionner ce qui pourrait précisément constituer une tradition matérialiste sur ce plan. Si l'on se risque à proposer quelques exemples, parmi mille autres, empruntés à la création plastique du xxe siècle, on peut songer à l'exploration sensible et ludique d'un Paul Klee, aux revendications spontanéistes du groupe Cobra, mais aussi aux expérimentations de Fernand Léger sur « la couleur et l'espace»1, auxquelles ce dernier confère une portée sociale et politique. La liste serait infinie. Il s'agit seulement de souligner que les remarques de Marx s'accordent à une pratique artistique que rien n'assujettit aux exigences même de la figuration. Après tout, si le communisme lui-même échappe à la représentation anticipée, en tant qu'elle reste antérieure et extérieure à l'action collective de sa construction permanente, c'est peut-être dans un art non-figuratif, en tout cas résolument non illustratif, qu'il rencontre concrètement la perspective d'une libération en acte qui n'a nul besoin d'imagerie pieuse. Des questions en suspens Au total, l'analyse marxienne de l'art se révèle aussi inachevée que régulièrement remise sur le métier. Mais elle nous lègue des questions pendantes, bien plus riches que les réponses qu'on a souvent et à tort attribuées à Marx. On énoncera deux axes, dont la reprise et la combinaison sont le propos des chapitres qui suivent. Le premier de ces axes concerne la portée critique de l'art, comme de toute autre activité consciente. Si Marx ne fait qu'effleurer la question, il la prépare pourtant, en relation avec les conditions de son temps et avec une production artistique qu'au fond, il connaît peu. Au cours du XXE siècle, des artistes 1

Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Paris, Denoël-Gonthier, 1965, p. 85 et suivantes.

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engagés vont s'associer aux luttes sociales et politiques, mais ils seront aussi soumis à des impératifs imposés du dehors. Sur ce terrain, des créations majeures ont côtoyé la stérilité de l'art officiel. Aujourd'hui, la question se pose autrement, mais tout en tenant soigneusement compte de cette histoire : à l'heure où le capitalisme mondialisé colonise toutes les activités culturelles dans l'espoir de résoudre la crise qui le taraude, des artistes, étrangers à toute force politique organisée, n'en cherchent pas moins des voies nouvelles d'invention et d'intervention. Si la question de l'art fait pleinement partie des préoccupations du marxisme postérieur à Marx, le paradoxe est que ses théoriciens ont eu tendance à redéfinir les contours d'une esthétique, tandis que sa conceptualisation inaboutie permettait à Marx de se tenir sur la crête d'un propos jamais spécialisé et d'où s'apercevaient tous les pans de son œuvre. Dans le contexte des affrontements politiques du xxe siècle, et alors que le marxisme fut un champ de bataille dangereux pour nombre de ceux qui s'y risquèrent, les questions de l'art vont offrir la possibilité d'un repli théorique sur un terrain relativement éloigné des urgences et des affrontements de l'heure. Cette prise de distance fut clairement choisie par Gyôrgy Lukacs et par Henri Lefebvre, par exemple, à certains moments de leur itinéraire. Mais la réflexion esthétique accompagne parfois un retrait politique plus essentiel, plus définitif, par exemple chezTheodorW. Adorno mais aussi chez Ernst Bloch, chez Walter Benjamin, traçant la voie d'un redéploiement du marxisme comme philosophie. A contrario, on peut se demander si la connexion esquissée par Marx entre réflexion sur l'art et la critique de l'économie politique ne serait pas en mesure rendre à la question de l'art son caractère transversal et sa portée politique. Il se trouve que cette transformation de la question contemporaine de l'art et de la culture, sa migration partielle sur le terrain économique et social, est d'ores et déjà un fait, indépendamment du marxisme. Dans le cadre de l'analyse du rôle des nouvelles technologies et des mutations du capitalisme contemporain, la reprise de la question de l'art comme activité sociale a dernièrement conduit à une critique radicale du salariat, via la promotion d'activités dont la marginalité

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sociale semble offrir à certains égards une issue individuelle à l'aliénation, d'une désertion hors de la sphère de rapports sociaux dominants1. Certains analystes tendent aussi à faire de l'intermittent du spectacle et de l'intellectuel précaire le salarié paradoxal de l'avenir, sa précarité s'associant à son inventivité permanente, à l'extrême individualisation de son parcours social et à son hyperflexibilité contractuelle, incarnant cette « perfection concurrentielle »2 qui serait notre avenir inéluctable. La discussion de ces thèses permet de replacer l'activité artistique dans le cadre du capitalisme contemporain, sans l'y réduire. En lien avec la portée politique de ces analyses et de leurs critiques, c'est bien sûr la possibilité même d'un marxisme contemporain qui est en jeu, mis au défi de combiner l'analyse économique et la prise en compte d'activités irréductibles à leur dimension capitaliste. Si ces deux questions, la question de l'engagement et celle de la critique de l'économie capitaliste de la culture sont, en tant que telles, étrangères aux préoccupations immédiates de Marx, elles en croisent et en recroisent les thèses et les hypothèses. Et si le propre d'une approche qui se réclame de Marx reste d'appréhender la réalité sociale en termes de contradictions déterminées, la sphère de la création et de la culture peut être replacée au sein d'un présent éminemment contradictoire, traversé de tensions et caractérisé par la crise de la phase présente du capitalisme, d'une gravité sans précédent. Elle est même un des hauts lieux où de telles contradictions se déploient, se pensent et se travaillent. Par voie de conséquence, et afin d'éviter d'opposer une théorie à une «pratique », c'est aux productions artistiques elles-mêmes qu'il faut prêter attention pour aborder cette question, sans cesser de les confronter aux réflexions et aux élaborations théoriques qu'elles recueillent ou qu'elles suscitent. Ainsi, aux antipodes d'un art domestiqué et marchandisé qui s'est largement imposé, c'est du côté d'une activité artistique qui persiste à s'interroger sur le monde et sur elle-même que se rencontrent les vertus critiques d'un engagement par définition toujours problématique et sans cesse redéfini. C'est cette dimension problématique, à préserver comme telle, qui 1

Cf. notamment André Gorz, Métamorphoses du travail, Paris, Galilée, 1996, p. 269 et suivantes. 2 Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur, Paris, Seuil, 2002, p. 62.

Art et travail : Marx et la critique de l'esthétique

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seule peut animer une activité artistique dont l'autonomie n'est pas l'isolement d'une pratique supposée éminente, mais sa capacité à intégrer son propre moment théorique. Un art apte à s'interroger sur son statut social et sur les conditions de sa diffusion et de sa réception est par là même en mesure de s'arrêter non seulement sur le réel, mais aussi sur le type de conscience du réel qu'il produit, et le cas échéant sur son pouvoir d'intervention. On peut alors affirmer la dimension critique de certaines œuvres, de nature proprement politique, sans qu'elles ne concèdent rien à une orientation prédéfinie et dictée de l'extérieur. Mais il faut d'abord identifier de telles œuvres, hors de toute prescription en amont et loin d'une approche globalisante de l'art et de la culture, afin de les analyser comme témoins singuliers de ce travail critique immanent à l'activité artistique elle-même. Dans cette perspective, c'est un fil directeur précis qui guide l'enquête menée ici. Ce fil est le long face-à-face de l'art et de la richesse, métal précieux d'abord, monnaie et capital enfin. En effet, si la réflexion de l'image sur elle-même date de l'invention de la peinture de chevalet1, c'est en particulier dans sa confrontation à cette autre représentation, à ce double fascinant et menaçant qu'est la monnaie, que l'on rencontre la poursuite d'une analyse menée cette fois par les artistes eux-mêmes, de la figuration des pièces d'or et d'argent dans la peinture flamande jusqu'au cinéma contemporain prenant la monnaie et l'échange monétaire pour thème, qu'il s'agisse d'oeuvres de fiction ou de documentaires. Cette voie de recherche permet en effet d'associer la thèse d'une activité artistique prise dans son temps à l'affirmation de son autonomie maintenue et de son engagement critique rénové.

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Cf. Victor I. Stoichita, L'instauration du tableau, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993.

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ART ET RICHESSE : DE MYCÈNES AUX FLANDRES

S'arrêtant sur des périodes de l'histoire de l'art et des œuvres précises, ce deuxième chapitre porte sur la façon dont certaines œuvres d'art intègrent à leur rapport au réel leur rapport à ellesmêmes. De telles œuvres, en effet, réfléchissent à leur façon leur dimension sociale propre, toute activité artistique étant à la fois prise dans les contradictions du mode de production qui lui est contemporain et demeurant relativement extérieure à lui, cherchant à construire son autonomie. En s'arrêtant sur quelquesunes de ces œuvres, il s'agit de montrer que s'y rénove la question de la représentation en tant que médiation. Il s'agit, par la même occasion, de surmonter l'opposition largement factice entre un discours sur l'art et des œuvres qui lui resteraient étrangères et seraient seules porteuses de la vérité de la création artistique, cette création étant considérée comme d'ordre pratique, et par là opposée à la théorie en général, sans que soit interrogée la pertinence d'une telle distinction, profondément contestable dans le cas d'espèce. Il se trouve que, dans le rapport à l'or et à la monnaie, une telle réflexion des œuvres sur le monde et sur elles-mêmes se déploie au sein d'images qui le prennent pour matériau ou pour objet. De telles œuvres rencontrent ainsi très tôt au cours de l'histoire la question de leur propre valeur et de leur nature de marchandise. De ce fait, c'est un discours théorique spécialisé qu'elles ne cessent de croiser, discours portant non pas d'abord sur l'art mais sur les échanges, sur la production et sur les formes fonctionnelles qui leur sont indispensables. Le jeu d'échos qui s'installe entre ces registres en apparence éloignés l'un de l'autre que sont l'art, le savoir économique et la critique de l'économie politique, éclaire pourtant de façon inattendue certaines des œuvres qui développent cette dimension réflexive et autoréflexive, faisant de l'or et de la monnaie l'analogon, le double problématique de l'œuvre elle-même.

Les masques de Mycènes Afin de préciser les conditions de cette étrange rencontre, il faut en saisir le motif au sein d'une histoire longue qui voit d'abord l'or et l'argent se présenter comme des matériaux. Le goût des métaux précieux est partagé par toutes les sociétés qui eurent accès aux réserves naturelles d'or et d'argent. En raison de ses 54

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propriétés physiques - ductilité, malléabilité, couleur, rareté - l'or tout particulièrement suscite l'intérêt, sur le mode de la fascination la plus archaïque et la plus persistante. D'abord ramassé, il est vite ouvragé et transformé en objets d'apparat : coupes, bijoux, éléments de décoration divers, incrustations dans des objets qui marquent la supériorité sociale de leurs possesseurs, intégration à des objets rituels qui font signe vers un autre monde. Le métal, ne figurant alors rien d'autre que lui-même, se fait tout aussitôt signe social de la richesse : la première fonction de la monnaie, celle d'être réserve de valeur, naît avec la récolte même des métaux précieux et leur accumulation élémentaire, la simple collecte se trouvant ensuite prolongée par leur transformation artisanale en objets sociaux. En ce point, esthétique et richesse se trouvent d'ores et déjà liées par une fonction représentative, non indicielle, mais renvoyant pourtant d'emblée l'objet à autre chose que lui-même. Cette fonction commune de l'or monétaire et de l'or ornemental s'enracine dans le travail que nécessite et masque l'utilisation des métaux précieux: elle naît à même l'opération d'extraire le métal, de le purifier et de le fondre, puis de l'intégrer à des objets sociaux, parures, objets funéraires, vaisselle d'apparat. Le secret du métal précieux sera révélé bien plus tardivement par la critique marxienne de l'économie politique, qui rejette la définition par Jean-Baptiste Say de la monnaie comme simple voile neutre : ce secret réside, dès l'origine, dans la rencontre entre les propriétés physiques des métaux rares et le temps de travail qu'ils requièrent pour leur extraction et leur purification, travail dont ils permettent à ce titre la représentation la plus immédiate, la plus intuitive et la plus énigmatique : « comme moyens de circulation, l'or et l'argent ont sur les autres marchandises cet avantage qu'à leur densité élevée, leur conférant un poids relativement grand pour le petit espace qu'ils occupent, correspond une densité économique leur permettant de contenir sous un petit volume une quantité relativement élevée de temps de travail. »'

La « densité économique » va rencontrer et entretenir en retour l'impact esthétique des métaux précieux, puis suggérer leurs diverses élaborations culturelles, en tant que matières premières de l'œuvre, qui met en valeur leurs qualités naturelles et s'en trouve en retour magnifiée. 1

Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, trad. M. Husson et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 116.

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Toujours dans la Contribution à la critique de l'économie politique de 1859, Marx note que les métaux précieux sont fondamentalement impropres à un usage strictement utilitaire, d'autres métaux se révélant bien plus adaptés à la fabrication d'outils, d'armes, de vaisselle quotidienne, etc. Ainsi, d'emblée prédisposés à n'être que des valeurs d'échange séparées ou plutôt tendanciellement abstraites de toute valeur d'usage, l'or et l'argent présentent en outre des qualités esthétiques, qui expliquent leur usage somptuaire, leur nature de signes miroitants et fascinants de la valeur pure, à laquelle ils prêtent aussitôt un corps matériel qui semble précisément être prédestiné à cette mission représentative : « leurs qualités esthétiques en font le matériau naturel du luxe, de la parure, de la somptuosité, des besoins des jours de fête, bref, la forme positive du superflu et de la richesse. »'

Dans un esprit proche de la Théorie des couleurs de Goethe ouvrage publié en 1810 et marqué par l'héritage newtonien d'une physique de la lumière autant que par l'attention romantique portée à la perception sensorielle des couleurs, Marx ajoute : «Ils apparaissent comme une sorte de lumière dans sa pureté native que l'homme extrait des entrailles de la terre, l'argent réfléchissant tous les rayons du soleil dans leur mélange primitif et l'or ne réfléchissant que le rouge, la plus haute puissance de la couleur. Or le sens de la couleur est la forme la plus populaire du sens esthétique en général. »2

Forme d'apparition et d'évanescence du rouge, le chatoiement de l'or commence par égarer la sensation et par relier le visible à l'invisible, le travail à la valeur. Ou encore, selon l'une des transpositions possibles de cette équation fondamentale, l'or semble unir magiquement la matière brute à l'esprit pur. L'alchimie sera, bien plus tard, la pratique ésotérique, systématisée parfois jusqu'au délire, de cette intuition née de la vie sociale. Un exemple exceptionnel de cette coalescence initiale, qui unit émergence des signes de la valeur et recherche esthétique formelle, est fourni par les masques d'or des royautés mycéniennes. Société aristocratique et guerrière, demeurant aujourd'hui encore assez mal connue, Mycènes pratique 1 Ibid., p. 116. 2 Ibid., pp. 116-117.

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probablement le pillage et notamment celui de l'or, dont regorgent ses palais et ses tombes. Mais elle connaît sans doute aussi une forme de proto-commerce international, dont témoignent les provenances diverses des objets de luxe qui parent ses tombeaux gigantesques, explorés par des vagues successives d'archéologues passionnés. « Mycènes, riche en or», avait proclamé Homère. En 1876, Heinrich Schliemann, le pionnier allemand de l'archéologie, lui aussi adepte d'une nouvelle forme de rapine, mit au jour les vestiges de Mycènes alors qu'il était en quête des ruines de Troie. Convaincu que ce qu'il découvre alors correspond parfaitement au récit homérique, qu'il pense véridique et rigoureusement représentatif, il va exhumer cinq masques funéraires en or martelé, au milieu de quantité d'autres objets précieux, se persuadant que l'un d'eux est le masque d'Agamemnon. Exposés aujourd'hui au musée archéologique d'Athènes, ces masques sont réputés avoir été martelés directement sur le visage même des défunts [3]. Pourtant, dès le premier regard, c'est leur stylisation qui frappe, loin de tout réalisme morphologique : les yeux en grain de café, disproportionnés et exagérément rapprochés, l'élément graphique et symétrique des sourcils et des barbes poinçonnés, les oreilles aux formes semblablement épurées et schématisées, excessivement écartées. L'adhérence du signe à son référent, que le masque en principe incarne physiquement, se nie tout aussitôt dans la réélaboration artistique manifeste du signe comme forme largement autonome par rapport aux traits du visage réel : le masque mortuaire est avant tout une œuvre soigneusement conçue et non une empreinte. C'est bien pourquoi le récit homérique, en tant qu'épopée prise à tort pour un récit véridique, a pu être à son tour projeté sur ces feuilles d'or, dont la magie traverse les siècles : l'extrême finesse du métal martelé, qui n'a cessé de fasciner, s'épaissit finalement de ses interprétations multiples. Dans le même temps, ces objets se sont déplacés des sépultures antiques vers l'institution contemporaine du musée, qui en modifie profondément le sens. On se trouve d'emblée ici devant un étrange type de représentation, qui rassemble tous les paradoxes que persiste à véhiculer le terme et qui font sa richesse même : l'image se prétend décalque exact du visage alors même qu'elle en réélabore

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savamment les traits; le métal précieux, choisi pour sa malléabilité et son immutabilité, épouse les contours du visage censément réel, tout juste mort, mais magnifie et désincarné la chair même, la transmutant en majesté métallique, impérissable et inhumaine, qui typifie le défunt ; le portrait enfin, honore le mort en étant bien plus que lui, en devenant trésor et élément de la culture humaine universelle, par-delà les rapports sociaux spécifiques dont elle témoigne pourtant, par la même occasion. Et c'est ainsi que les masques mycéniens nous parlent encore, d'une langue énigmatique et partagée pourtant, offerte à toutes les lectures. Images à l'état naissant, hésitant entre empreinte et image, les masques mycéniens sont une gangue où s'éteint la vie et où, à sa place, sa mise en forme artistique la perpétue et la remplace. L'or n'est nullement un simple matériau neutre, que la tempera sur bois des portraits du Fayoum - portraits peints - ou le plâtre du masque mortuaire de Biaise Pascal empreinte authentique - auraient pu indifféremment remplacer : comme eux, mais à sa façon, il donne un contenu propre à la forme en ajoutant aux traits schématiques des visages ce qui est déjà l'abstraction de la valeur, bien avant et bien autrement que les premières monnaies n'en concrétisent la nature. Et si les monnaies ultérieures portent, pour beaucoup d'entre elles, les visages des souverains, si, inversement, les grands hommes ont tous ou presque médailles frappées à leur effigie, c'est bien parce que rôle politique, puissance sociale et richesse ne valent et ne s'équivalent que par la médiation de la représentation convenue qui les désignent et les magnifient. En retour, la représentation apparie l'image et la monnaie, en tant que réserve de valeur et moyen de circulation : le moyen terme représentatif s'autonomise, et surtout en vient à dominer la relation qu'au départ il rend possible. Inestimables chefs-d'œuvre, les masques d'or mycéniens sont désormais des pièces de musée, enchâssées dans l'économie culturelle contemporaine, et non plus des objets cultuels qu'une civilisation disparue a jadis fait vivre en les insérant dans ses propres rapports sociaux, en les intégrant à ses rituels les plus codifiés. Car il le faut souligner : en contradiction avec leur exposition muséale actuelle, ces masques funéraires devaient en principe être soustraits au regard et

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uniquement voués au culte funèbre. Un tel culte dispendieux des morts détruisait irréversiblement les richesses en bloquant leur circulation future. Pour Louis Gernet, longtemps après la disparition de la civilisation palatiale mycénienne, la loi - attribuée à Solon - qui limite le faste des dots et des funérailles athéniennes va traiter en tant que problème économique cette destruction votive de richesse, qui paralyse l'échange et enterre les signes en même temps qu'elle remet dans la terre le métal qui en avait été si difficilement extrait. Une telle législation signale le recul de la logique du don et du contre-don et l'émergence d'une première notion de valeur abstraite1. Paradoxalement, l'industrie contemporaine du tourisme transforme les vestiges des Palais de Mycènes et de ses tombeaux en lieux ouverts et en sites surpeuplés, faisant de nouveau circuler l'or mycénien sous forme de cartes postales bon marché et de billets d'entrée au musée national d'Athènes, renouvelant la vieille logique de la rente. Si l'or en général continue de fasciner, c'est paradoxalement l'unicité de l'objet et son authenticité culturelle qui viennent en outre auréoler l'œuvre de la circulation monétaire contemporaine, la transformant en nouvel objet de culte. Nulle trahison, en somme, puisque l'admiration des visiteurs d'aujourd'hui honore le mystère antique sous mode identiquement magique2. Nulle trace non plus d'une histoire linéaire et fatale qui conduirait d'une archaïque fascination pour l'or à la moderne économie culturelle marchandisée. Mais on est autorisé pourtant à lire, derrière cette histoire de longue durée, les croisements incessants et les parentés profondes qui lient l'œuvre à la valeur, au point que, dans certains cas, les deux dimensions se révèlent indiscernables, le trésor archaïque permettant en effet l'extraction de la rente culturelle moderne.

1 Louis Gemet, Droits et institutions en Grèce antique, Paris, Flammarion, 1982, p. 41. 2 Alfred Gell développe de façon originale et fortement argumentée la thèse d'un rapport magique à l'art qui perdure, prolongeant le fétichisme et l'anthropomorphisme qu'on attribue à tort exclusivement aux cultures traditionnelles (voir Alfred Gell, L'art et ses agents, une théorie anthropologique, Dijon, Les Presses du Réel, 2009).

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Les icônes byzantines Il ne s'agit pas ici de proposer le moindre schéma évolutif, c'est pourquoi on passera sans transition à cet autre moment clé de la présence de l'or dans l'art, l'icône byzantine [4]. Dans cette tradition, le fond d'or prévaut. Il est à la fois une esthétique, une technique, une conception théologique et une caractéristique économique de l'œuvre plastique. Systématisée par l'art byzantin, on la rencontre principalement jusqu'au X I V siècle, au moment où la représentation perspective va peu à peu prendre le pas sur cette ancienne conception de l'image qu'elle commence par coloniser progressivement. L'or comme matériau de l'œuvre se déplace alors de l'image proprement dite vers son encadrement, puis à la fin du xv® siècle, se limite à la moulure intérieure de ce même cadre, soulignant d'un liseré précieux une image alors exclusivement peinte de pigments colorés, même et surtout lorsque c'est l'or lui-même qu'il s'agit de figurer. E

Métal précieux et christologie On retrouve dans la tradition du fond d'or byzantin une partie des traits qui caractérisaient les masques mycéniens : l'or est le matériau même de l'œuvre, ostentatoire, qui manifeste sa préciosité de façon visible, du seul fait de son emploi, tandis que les images qu'il orne ne présentent que de faibles variations et respectent un code très strict de figuration des personnages divins ou des scènes sacrées. Outre le passage de trois à deux dimensions, de l'or martelé dans la masse à la mince feuille d'or collée sur un support de bois, la différence principale entre les masques mycéniens et les icônes tient à la dimension théologique de l'image byzantine, en rapport étroit avec la puissance institutionnelle mais aussi économique de l'Église. Les images sacrées sont investies d'un pouvoir miraculeux, notamment thaumaturgique, qui souligne leur statut d'objet, auréolé dans sa matérialité même d'une puissance surnaturelle, dont l'œuvre est moins une représentation qu'un véhicule : la représentation est ainsi médiation réelle par son refus même de tout illusionnisme, et même de tout réalisme, et par l'emploi systématique et prédominant du matériau sacré par excellence, l'or. Dorée à la feuille ou mosaïque précieuse, l'image est en tant

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que telle une puissance devenue chose, dont la forte diffusion va de pair avec la faiblesse de l'activité économique du monde byzantin, à cette époque de déclin des cités antiques, à commencer par Athènes. Pourtant, en dépit de cette apathie économique, le débat entre iconoclastes et iconodoules - ou iconophiles - préfigure à certains égards les discussions autour des thèses monétaristes qui naîtront quelques siècles plus tard, lors de l'arrivée massive en Espagne de l'or sud-américain : l'image est-elle Dieu ou le chemin qui y mène? L'or et l'argent sont-ils la richesse ou les moyens de sa circulation? Même si le débat économique fut en réalité plus complexe qu'on ne le dit d'ordinaire, un fétichisme naïf est dénoncé dans les deux cas, de même que la méconnaissance de la nature propre de la médiation représentative. La question de la représentation se constitue ainsi dans un premier temps sur le terrain théologique et porte sur la présence réelle du principe divin, avant de se déplacer sur le terrain économique et de concerner la valeur et la richesse. Question alors avant tout impériale dans les deux cas, le problème de la représentation s'inscrit dans le cadre d'une politique de domination, qui fait des signes et de leur circulation l'un des moyens de la puissance, et surtout de sa légitimation, la parant de fondements sacrés et de principes épurés. Ainsi, au viie siècle, le Christ est-il représenté pour la première fois sur les monnaies et associé à l'empereur Justinien II, figuré sur l'autre face1 : Dieu incarné, pouvoir politique et valeur économique s'unifient dans l'or martelé, médiation des médiations. Sur le plan théologique, c'est en effet la question du Christ et de son statut, la christologie et ses débats savants donc, qui vont permettre de sortir d'une alternative trop tranchée et donner naissance à une réflexion sur l'image d'une grande richesse : pour les iconodoules, le Christ comme incarnation est image - image non faite de main d'homme mais image cependant, qui autorise par son existence et dans son principe la figuration en général. Marie-José Mondzain rappelle que la question de l'incarnation et celle de l'icône sont englobées au cours de la période byzantine par le concept antique d'oikonomia, hérité de Xénophon et d'Aristote, le terme désignant d'abord la gestion de la fortune privée puis évoluant vers son sens moderne. 1 Anthony Cutler et Jean-Michel Spieser, Byzance médiévale 700-1204, Paris, Gallimard, 1996, p. 32.

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Bien loin de ce sens moderne, les Pères de l'Église l'utiliseront pour penser la place du Christ et la question de l'Incarnation. Désignant le plan divin de la Rédemption, l'économie est ici administration et gestion divine providentielle, dont le moderne culte du marché semble, au fond, n'être qu'une réplique tardive. Mais ce déplacement de la question de la médiation n'est pas son arrachement à son origine première : il conduit à multiplier et à consolider les parentés et les analogies entre les registres du religieux, de la politique et de l'échange. Ainsi la doctrine de l'Incarnation devient-elle «l'auxiliaire direct de l'établissement du pouvoir temporel de l'Église»1. On peut ajouter qu'à partir du xne siècle, la figure du Christ dit «Pantocrator» tend à faire fusionner l'image du Fils avec la représentation de l'Empereur : c'est elle qu'on retrouvera sur les monnaies, pile et face, Christ roi d'un côté et empereur consacré de l'autre, faisant se superposer et se soutenir l'un l'autre ces deux pouvoirs absolus dans ce qui est en est l'incarnation même, l'or monétarisé. Par la suite, la parenté de l'icône et de la monnaie définit une conception de la représentation qui vaut aussi sur le terrain de l'échange marchand : l'or est signe de la valeur, équivalent général, mais il ne l'est que pour autant qu'il est lui-même marchandise, représentation réelle et non arbitraire, signe conventionnel et motivé à la fois, réserve de valeur et, à ce titre, représentant de la valeur. C'est bien entendu la question de la médiation et de son efficacité qui est posée, médiation entre le ciel et la Terre d'une part, entre les marchandises d'autre part. La paradoxale et problématique identité de ces deux médiations va hanter pour longtemps l'art, et tout particulièrement la peinture, en en faisant l'un des lieux privilégiés d'une réflexion approfondie sur ces questions. Du côté du savoir économique, le constat de la connivence de l'échange monétaire avec les médiations qui valent dans la sphère religieuse est plus rarement souligné en raison même de l'émergence tardive d'un tel savoir, alors que s'estompe cette proximité première. Marx, précisément parce qu'il est un critique de l'économie politique et non un économiste, s'attachant à l'analyse de l'idéologie et du rôle des représentations en même temps qu'à l'étude du capitalisme, rappelle ce voisinage ancien. Alors qu'il traite de la nature de médiation de la 1

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Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l'imaginaire contemporain, Paris, Seuil, 1996, p. 100.

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monnaie dans le monde capitaliste, Marx se réfère très logiquement à la figure du Christ dans la théologie chrétienne. En effet, «dans la sphère religieuse, Christ, le médiateur entre Dieu et l'homme - simple instrument de circulation entre les deux - devient leur unité, Dieu-homme, et à ce titre plus important que Dieu; les saints deviennent plus importants que le Christ, les prêtres plus importants que les saints. »'

Dans la sphère économique, « il est important de remarquer que la richesse en tant que telle, savoir la richesse bourgeoise, est toujours exprimée à la plus haute puissance dans la valeur où elle est posée c o m m e médiateur, c o m m e la médiation des extrêmes que sont elles-mêmes la valeur d'échange et la valeur d'usage. Ce médian apparaît toujours comme le rapport économique accompli parce qu'il embrasse les contraires et en fin de compte apparaît toujours face aux extrêmes eux-mêmes comme une puissance plus Haute en son Unicité. »2

Si Marx traite ici de la richesse sous sa forme proprement bourgeoise, la fonction médiatrice de la monnaie est bien antérieure à la formation du mode de production capitaliste et on peut inverser ici la place du comparant et du comparé : le Christ des icônes byzantines est un médiateur d'autant plus puissant et convaincant que l'or qui le pare renvoie directement aux puissances terrestres et financières qui en diffusent la figure, l'Empire et l'Église. Non seulement la médiation se hisse au rang de principe, le représentant devient omnipotent, mais les diverses médiations s'étayent les unes les autres, en vertu de leur profonde parenté sociale et symbolique au sein de la même formation économique et sociale qu'elles contribuent à cimenter. En raison de l'importance sociale de cette dimension symbolique et religieuse étroitement intégrée à la vie économique et politique, le moment byzantin est sans doute celui qui affilie le plus étroitement la production des images à la réflexion théorique sur la représentation et aux débats politiques et théologiques qui la traversent. Toute la réflexion philosophique ultérieure sur la représentation - qu'elle prenne les allures d'une analyse métaphysique ou bien d'une critique de la métaphysique - ne cessera de se nourrir de ce travail de l'image sur elle-même et 1 2

Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858,1.1, pp. 270-271. On cite ici la traduction de ce passage proposée par Lucien Sève : Karl Marx, Écrits philosophiques, Flammarion, Paris, 2011, p. 282. Ibid., pp. 281-282.

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sur la valeur, de la même façon qu'elle ne cessera par ailleurs de s'augmenter des apports des divers savoirs qui lui sont à chaque époque contemporains. Sans doute est-ce en raison de l'éloignement en apparence radical qui sépare la philosophie sur son versant théologique, le savoir économique naissant, directement impliqué dans des choix politiques, et une activité artistique qui ne passe pas par le discours, que l'affirmation d'un tel lien ne présente cependant aucun caractère d'évidence. En ce sens, c'est sur la nature spécifiquement esthétique de l'usage de l'or, de l'argent, des pierres précieuses qu'il faut s'arrêter pour discerner non une causalité directe, mais des rapports analogiques avec le monde de la production, de l'échange marchand et de la circulation monétaire, rapports qui se mettent en place avant que ne s'installent des filiations plus concrètes et des parentés directes. L'utilisation byzantine de l'or promeut à la fois la manifestation de la puissance économique, en ornant des édifices qui sont en mesure de l'utiliser massivement, et l'élaboration d'une signification complexe, subtile, qui joue des miroitements d'une matière censée conduire plus et mieux que toute autre à l'immatériel, au divin. Ce sont ici les qualités matérielles de l'or qui sont valorisées et élaborées comme symboles, en même temps que s'édifie parallèlement une théologie de la lumière en tant qu'émanation divine, visant le transport de l'âme du fidèle vers les hauteurs sacrées. Art de l'étourdissement mental et technique de fascination visuelle, l'utilisation architecturale et figurative de l'or est inséparable d'une culture hautement élaborée de l'expérience sensible, qui façonne les impressions immédiates et les insère d'emblée dans une représentation religieuse du monde, au sens large du terme de « représentation ». Il va sans dire que cette expérience sensorielle, associée à celle des chants orthodoxes et des fastes de la liturgie, va de pair avec l'évaluation spontanée par le fidèle d'une richesse ostentatoire, qui redouble sa fascination et sa soumission : l'or est captivant par le sentiment, associé à l'extase religieuse, du coût exorbitant qu'implique son utilisation, cette dépense somptuaire plaçant les édifices religieux et les membres du clergé à grande distance sociale de l'écrasante majorité de la population.

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En ce sens, on peut considérer qu'il existe une esthétique de la richesse en tant que telle, qui s'associe au culte, mais qui peut également en être séparée, voire entrer en contradiction avec la prédication chrétienne originelle : l'or fascine par sa beauté mais aussi, dans le même temps et d'une autre manière, par sa valeur marchande. Son usage pompeux, éventuellement jugé choquant aux regards des conditions de vie des classes populaires et des principes chrétiens, pourra alors être opposé à la vraie foi, nourrissant hérésies et schismes qui reprocheront à l'Église chrétienne sa vénalité et sa collaboration directe à la reproduction des rapports économiques, sociaux et politiques dominants. L'iconoclasme protestant populaire, notamment dans ses versions alpines, sera, en tant que tel, le relais d'une critique sociale vigoureuse, portant précisément sur l'accumulation des richesses par le clergé catholique et associée à la volonté de refondation théologique et politique du christianisme. La dialectique de la représentation Il est intéressant de s'arrêter ici sur l'analyse hégélienne du moment byzantin, analyse centrée précisément sur sa dimension religieuse mais qui peut être reversée au compte d'une étude des images et de leur fonction, s'arrêtant sur leurs caractéristiques à la fois matérielles et iconographiques et les reliant au problème général de la représentation. La définition théologique de l'image qu'on vient d'évoquer est considérée par Hegel comme relevant d'une religion qu'il qualifie d'abstraite parce qu'elle n'habite pas l'intériorité individuelle mais lui demeure extérieure, artificielle même, jusqu'à un certain point. Elle atteste que les principes de l'Empire byzantin se situent, selon lui, aux antipodes des principes chrétiens : faute d'être une Sittlichkeit, c'est-à-dire une moralité concrète imprégnant en profondeur la vie profane, et surtout faute d'inspirer les institutions politiques de l'État, la religion byzantine dégénère en dogmatisme omniprésent et artificiel qui conduit nécessairement, selon Hegel, à la violence et à la guerre civile. Hegel écrit: « Dans Grégoire de Nazianze on lit quelque part : "cette ville [Constantinople] est remplie d'ouvriers et d'esclaves qui sont tous de profonds théologiens et qui prêchent dans leurs ateliers et dans toutes

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les rues. Si vous demandez à un homme de vous changer une pièce d'argent, il vous instruit sur la différence entre le Père et le Fils ; si vous demandez le prix d'une miche de pain, on vous répond que le Fils est moins que le Père, et si vous vous informez si le pain est prêt, on vous répond que le Fils s'est formé du néant." L'idée de l'esprit qui est contenu dans le dogme était traitée de cette manière aussi totalement dénuée d'esprit. »'

Pour Hegel, l'immaturité politique byzantine, qui associe «barbarie populacière» et «bassesse de la cour» sont les causes principales de ce goût pour l'abstraction extrême, combiné aux passions collectives les plus irrationnelles. Si l'on suit l'analyse hégélienne, c'est une forme d'extériorité et d'abstraction qui caractérise la politique et la culture byzantines : indépendamment de la rigueur historique d'un tel diagnostic, cette remarque éclaire le caractère avant tout ornemental de l'or tel qu'il se trouve utilisé massivement dans les productions plastiques de l'époque. En effet, c'est le métal précieux, les pierres rares ou l'ivoire qui sont, en tant que matériau, directement intégrés à l'objet artistique, au point de soumettre sa nature de représentation à cette fonction ostentatoire première. Participant immédiatement de la richesse, l'œuvre d'art byzantine est fondamentalement prisonnière de ce qui la pare, image enchâssée, à proprement parler, dans une matérialité, celle de l'or, dont la symbolique cristallisée l'empêche de se constituer pleinement en représentation séparée. Or seule cette autonomisation, bien distincte de l'abstraction dénoncée par Hegel, la conduirait à se libérer de sa fonction subalterne d'incarnation, de pure et répétitive médiation du divin. Faute de quoi, un tel art ne saurait développer le moindre regard critique sur le monde réel qui entoure l'artiste, qu'il ne représente pas ou fort peu, s'enfermant dans un formalisme voué à disparaître avec le monde politique et social qui lui correspond étroitement. L'usage de l'or dans les icônes byzantines est en harmonie avec de telles conceptions. Cette couche opaque et miroitante renvoie vers le spectateur le plan-écran d'un espace fermé s'opposant à la moindre suggestion de profondeur qui renverrait à l'espace réel. La présence du fond d'or est un signe avec lequel il est impossible de jouer tant il est figé dans des conventions 1

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G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1998, p. 261.

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visuelles que rien n'autorise à modifier, sinon de façon marginale et sur le mode de la variation. «Art apathique» écrit Federico Zeri1, même s'il ne faut pas en sous-estimer l'inventivité2. Il est frappant de constater que le creusement de l'espace visuel dans l'art pictural ultérieur ira de pair avec l'émergence de la représentation picturale de l'or et de la monnaie et l'abandon des incrustations métalliques, repoussées vers l'encadrement de l'image. Par la voie de la représentation, l'image se libère de l'or qui l'écrase et en fait l'occasion d'une démonstration de virtuosité réaliste, qui finit par renverser l'ordre des préséances : l'or représenté prend le pas sur l'or réel. Et finalement, si la peinture l'emporte sur l'or, il se pourrait bien que le peintre soit supérieur en dignité au banquier dont il fait le portrait. Quoi qu'il en soit, l'or étant désormais figuré par autre chose que lui-même, par la combinaison des pigments qui en restituent les apparences, la représentation picturale conquiert une autonomie accrue par rapport aux pouvoirs religieux et politiques, tandis que l'or s'y présente notamment comme monnaie, c'est-à-dire comme représentation sociale de la valeur, équivalent général. De ce point de vue, la construction perspective de l'image et l'imitation colorée de la monnaie métallique en souligne la nature de convention. À partir de là, la richesse abstraite, pensée comme telle par l'image qui s'en saisit, autorise les premières représentations critiques et moralisantes de l'avarice, au moment où l'échange marchand reste en principe - plus qu'en pratique - confronté à la condamnation médiévale de l'usure et de la soif de richesse. Mais le rapport de la représentation peinte à la représentation monétaire devient vite plus complexe et plus profond, précisément parce que c'est de médiation active qu'il s'agit de part et d'autre, médiations insérées dans une formation historique déterminée et qui en condensent la réalité globale. 1

Federico Zeri, Derrière l'image, Paris, Rivages, 1988, p. 20. Dans le même ouvrage, l'auteur rappelle que les fonds d'or, une fois passés de mode, furent parfois grattés en vue de récupérer l'or et de le réinsérer dans la circulation. Il ajoute : « Et nous savons même qu'à la fin du xvnr et au début du XIXe siècle, des marchands obtenaient des prêtres des lots de tableaux mis au rebut auxquels personne n'attachait plus aucune importance. Us en faisaient de grands tas puis y mettaient le feu. Un récipient de terre ou de métal recueillait l'or fondu qui sortait des cadres et des tableaux. » (Federico Zeri, op. cit., p. 92). 2 André Grabar, Les voies de la création en iconographie chrétienne, Paris, Flammarion, 1979, p. 310.

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La genèse du fétichisme et la naissance de la monnaie Cette complexification des formes picturales de la représentation accompagne ainsi, historiquement, un perfectionnement de la fonction monétaire, qui conserve et outrepasse la fascination première pour la belle apparence des métaux précieux et leur assimilation immédiate à la richesse. Marx écrit pour sa part, dans un esprit à la fois parent et éloigné de l'approche hégélienne : «ce qui rend particulièrement difficile la compréhension de ce qu'est l'argent dans toute sa déterminité d'argent (...), c'est le fait qu'un rapport social, une relation déterminée des individus entre eux, apparaît comme un métal, une pierre, une chose purement corporelle qu'on trouve telle quelle dans la nature et dans laquelle ne subsiste plus aucune détermination formelle qu'on puisse distinguer de son existence naturelle, w1

Ce texte qui préfigure le chapitre du Capital consacré au fétichisme est cependant à distinguer de ce dernier: ce n'est pas la marchandise qui ici vient déguiser les relations sociales des hommes entre eux, au sein du mode de production capitaliste. Il s'agit pour Marx de définir une forme précapitaliste de la richesse qui semble, précisément, n'avoir pas de forme et être matière brute prélevée dans la nature, immédiatement porteuse de valeur, antérieurement au travail de son extraction. Si une forme d'illusion puissante s'y dessine, celle-ci est d'un type bien particulier et Marx continue : «L'or et l'argent en eux-mêmes ne sont pas monnaie. La nature ne produit pas de monnaie, pas plus qu'elle ne produit de cours du change ou de banquiers. Au Pérou et au Mexique, l'or et l'argent ne servaient pas de monnaie, bien qu'Os se présentent comme bijoux, et qu'il y ait un système de production développé. Être monnaie n'est pas une propriété immédiate de l'or et de l'argent, le physicien et le chimiste, en tant que tels, en ignorent donc tout. Mais la monnaie, elle, est immédiatement or et argent. »2

Cette dissymétrie exige de relier une causalité sociale à ce qui la masque. Car, contrairement à ce que donnent à croire les subterfuges éblouissants de l'art byzantin, l'or n'est pas la matérialisation d'une valeur substantielle : sa sélection et sa valorisation comme représentant par excellence de la richesse reflètent 1

Karl Marx, Grundrisse, tome 1, trad. J.-P Lefebvre etalii, Paris, Éditions sociales, 1980, p.179. 2 Ibid., p. 179.

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des rapports sociaux définis qui vont de pair, dans le monde byzantin, avec une très faible circulation monétaire. La rigidité des rapports politiques et sociaux se retrouve dans ce blocage du regard et dans cette paralysie de l'invention plastique, les artistes étant impuissants à dépasser des images conventionnelles de Dieu et du pouvoir qu'on leur impose. L'image en vient à produire ses effets comme objet, expliquant la large diffusion des icônes portatives, parées de vertus magiques, et non comme représentation ayant une fonction activement médiatisante au sein du monde social. Surtout, l'analyse de Marx permet de rejeter l'idée - idée qu'on lui impute souvent à tort - que les métaux précieux porteraient en germe leur utilisation comme monnaie, et que l'apparition de la monnaie entraîne nécessairement, à terme, l'émergence du marché capitaliste et du mode de production capitaliste tout entier. Ici, c'est bien le caractère de convention sociale et surtout d'invention historique que souligne Marx, qui l'amène à qualifier de «développé» le mode de production du Pérou et du Mexique précolombiens, alors même que l'or et l'argent n'y sont que des matériaux décoratifs. Nulle histoire linéaire de ce qui serait un progrès économique, passant par des stades définis, ici; et pas davantage de conception linéaire d'une création artistique qui en viendrait nécessairement à la perspective renaissante, puis à sa remise en cause, selon la dynamique séparée d'une pure histoire des formes et des codes plastiques. En revanche, la question de la forme, qui apparaît de façon centrale dans le texte marxien, autorise à poursuivre ce jeu analogique entre représentation picturale et représentation monétaire, pour autant qu'il ne révèle aucune finalité historique préétablie. Pour le dire autrement, si des déterminations historiques et sociales expliquent ces analogies, ce ne sont pas pour autant des représentations (monétaires) qui en déterminent d'autres (picturales). Il faut s'arrêter sur la remarque de Marx: le métal précieux ramassé dans la nature ne présente «aucune détermination formelle qu'on puisse distinguer de son existence matérielle ». Et quelques lignes plus bas, il précise : «si la monnaie est considérée comme mesure, la détermination formelle y est encore prédominante ; ceci est encore plus vrai quand on la considère comme numéraire, où cette prédominance apparaît en plus extérieurement, dans son empreinte ; mais dans la troisième

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détermination, c'est-à-dire dans son achèvement, où le fait d'être mesure et numéraire n'apparaît que comme une des fonctions de la monnaie, toute détermination formelle a disparu, ou alors coïncide i m m é d i a t e m e n t avec son être métallique. Elle ne manifeste absolument pas en elle-même que sa détermination de monnaie n'est qu'un résultat du procès social ; elle est monnaie. »'

C'est en ce point exact qu'on voit naître un fétichisme moderne, portant sur la monnaie et sur le métal précieux, en plus de concerner les marchandises en général : en effet la détermination formelle, absente lors du ramassage ou de l'extraction de l'or et de l'argent, se manifeste avec l'apparition des deux premières fonctions de la monnaie. Fonction de mesure de la valeur, qui exige le marquage du métal précieux garantissant son poids, et fonction de numéraire, qui exige sa frappe. C'est alors parce qu'il est ouvragé qu'il se voit imposer une forme définie, éventuellement de nature artistique, qui transmute le métal en rapport social. Mais dans sa troisième fonction, la monnaie retrouve son immédiateté métallique, dépourvue de détermination formelle, sous forme de lingots dont le poids seul importe : cette fonction est celle de simple réserve de valeur. Dès lors et en fin de compte, la richesse est la monnaie et son détenteur méconnaît nécessairement la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange dont elle résulte. Incarnation parfaite du capitalisme, parfaite jusqu'à l'effacement du rapport social en quoi consiste ce dernier, la monnaie en tant que réserve de valeur cesse d'être représentation pour sembler la chose même, la richesse sous la forme du métal précieux à l'état quasi brut, fondu en barres ou en lingots. La formule du capital porteur d'intérêt (A-A'), ne passant plus même par l'intermédiaire de la marchandise (A-M-A') et fantasmant son indépendance enfin acquise à l'égard de la sphère de la production, y trouvera son principe. Marx en profite aussitôt pour dénoncer ceux qui veulent abolir la monnaie métallique pour la remplacer par une autre, en particulier par des bons-heures indexés sur le temps de travail, croyant contribuer à abolir par cette seule substitution dans les moyens de circulation les rapports de production capitalistes : « On cogne sur le sac en visant l'âne. »2 Le problème est 1 Ibid., p. 180. 2 Ibid., p. 180.

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bien plutôt de faire apparaître les rapports sociaux capitalistes comme tels, par-delà les apparences illusoires qu'ils suscitent, et de les combattre politiquement en visant la transformation de toute la formation économique et sociale. Au passage, néanmoins, le rapport entre forme et contenu tel qu'il est pensé ici se révèle éclairant pour comprendre comment des représentations particulièrement élaborées peuvent, précisément en vertu de cette élaboration, s'employer à faire disparaître le processus de leur production et apparaître pour la chose même. Un type d'illusion raffinée en résulte, qui éclaire aussi le jeu complexe, dialectique, de la représentation artistique avec sa propre nature de représentation. Loin de l'art métallique byzantin, un certain art renaissant du trompe-l'œil, qui se plaît à mêler billets amoureux, lettres de crédit et espèces monétaires, s'emparera de ce pouvoir évanouissant de la détermination formelle, de cette capacité de l'image à se prétendre autre chose qu'elle-même et passer pour le réel, capacité bien plus fascinante finalement que la magie répétitive du fond d'or hiératique. Ainsi saisie sous l'angle de ce que Marx nomme la « détermination formelle», zone mitoyenne où l'or ouvragé côtoie la monnaie frappée, la raison de cette dialectique de la représentation avec elle-même trouve son fondement du côté de la montée des contradictions économiques et sociales qui la traversent et qu'elle en vient à formuler et à entretenir, au risque d'en paraître la cause. En effet, avec la monnaie métallique, la valeur des marchandises en vient à exister à côté d'elles, en dehors d'elles, tout en leur étant inhérente. De ce fait l'argent «devient une marchandise comme les autres et, en même temps, il n'est pas une marchandise comme les autres»1. On conçoit que l'argent puisse alors devenir la finalité ultime de l'échange, précisément parce qu'il en est le moyen et que ce moyen terme s'autonomise partiellement : « Nous voyons donc comment il est immanent à l'argent d'accomplir ses finalités, en les niant simultanément. »2 C'est précisément cette même vie dialectique de la médiation que manifestent les œuvres d'art en général. Celles qui utilisent l'or et l'argent comme matériaux incarnent sous mode non critique cette contradiction jusqu'à l'éclatement, la richesse par excellence étant utilisée pour signifier les vertus chrétiennes. Quant aux œuvres 1 Ibid., p. 86. 2 Ibid., p. 86.

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qui représentent la monnaie, elles témoignent d'une prise de conscience et de l'essor d'un regard critique qui a peu à envier au discours théorique, même si l'image maintient l'ambiguïté constitutive de sa signification, dont la construction est laissée en partie à la charge du spectateur. Il se trouve qu'au terme de ce processus, alors qu'ils deviennent monnaie universelle, les métaux précieux perdent leurs formes monétaires particulières : « en tant que monnaie universelle, l'argent retrouve donc sa forme naturelle primitive. En sortant de la circulation intérieure, il dépouille derechef les formes particulières qui étaient nées du développement du procès d'échange à l'intérieur de cette sphère particulière, les formes locales qu'il avait comme étalon des prix, numéraire, monnaie d'appoint et signe de valeur. »'

Du côté de l'image, nulle perte de forme bien entendu, mais le changement de son statut et la mise en tension de la représentation de la valeur avec la valeur de la représentation. C'est pourquoi l'universalisation de la monnaie et la généralisation de l'échange marchand vont donner lieu à des inventions plastiques qui concernent la représentation des métaux précieux et des espèces monétaires, mais également l'espace même du tableau, puisque c'est bien du rapport de l'œuvre d'art au réel qu'il s'agit. Le creusement progressif de la perspective, qui culmine dans la construction géométrique de l'espace pictural, s'accomplit en même temps que le peintre s'empare, comme objet, du monde social de son temps et ne se contente plus de la figuration stéréotypée des thèmes religieux conventionnels. Il faut y insister: si ce parallélisme entre deux types de représentation ne tient pas du hasard, il ne relève nullement d'une logique linéaire qui ferait de la forme monétaire et de ses élaborations successives la cause d'un régime donné de la représentation artistique. C'est bien du côté de formes représentatives diverses et du côté d'elles seules que se dessinent des parentés fondamentales, qui ne renvoient cependant à aucune histoire préécrite, sans cesser pourtant de se relier à une histoire réelle qui les inclut toutes deux: «l'or devient monnaie, distincte du numéraire, d'abord en se retirant de la circulation sous forme de trésor, puis en y entrant comme non-moyen de circulation, et enfin en franchissant les barrières de la 1 Ibid., p. 112.

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circulation intérieure pour fonctionner comme équivalent général dans le monde des marchandises. »'

Seule cette histoire des formes représentatives, donc, à grande distance de ce qu'Henri Focillon définissait comme une «vie des formes» conçue sur le terrain de l'esthétique idéaliste, permet d'échapper au double écueil du réductionnisme et de la thèse d'une autonomie absolue de l'art.

L'art flamand : la monnaie mise en perspective Prêteurs et changeurs dans l'art flamand Le fond d'or va lentement céder la place à la mise en perspective moderne de l'espace représenté. Cette mise en perspective voit les intérieurs flamands à la fois s'ouvrir sur le monde extérieur et se clore sur les objets que le peintre s'ingénie à figurer aussi réalistement que possible, ce réalisme étant le produit d'une construction conventionnelle, qui implique la vision monoculaire d'un spectateur situé à une distance bien définie du tableau qu'il regarde. Parmi les objets représentés, de façon minoritaire et cependant répétitive et manifeste : la monnaie et ceux qui la comptent, dans des cabinets clos, mais où une fenêtre ou encore un miroir ouvrent souvent l'espace représenté sur la vie urbaine et en direction du spectateur vivant qui contemple l'œuvre. L'or et la monnaie occupent dorénavant une place singulière dans l'iconographie du temps, qu'il faut bien évidemment mettre en relation avec la montée d'une économie marchande, dont l'Italie et les Flandres sont alors les foyers privilégiés. La frappe de l'or a repris en Europe à partir du xm e siècle, détrônant l'argent de sa place d'étalon monétaire2. Dans le même temps, cette monnaie en voie de dématérialisation qu'est la lettre de change connaît un essor important et va de pair avec la spécialisation croissante des «banquiers-marchands», dont les méthodes comptables se perfectionnent et se complexifient3. Corrélativement, ce moment exceptionnel de réflexion sur soi de l'image est aussi 1 Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, éd. cit., p. 111. 2 Pierre Vilar, Or et monnaie dans l'histoire, 1450-1920, Paris, Flammarion, 1974, p. 43. 3 Jacques Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen Age, Paris, Puf, 2011, p. 32.

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le moment du changement de statut de l'artiste, qui commence à se préoccuper de la vente de ses œuvres. En ce sens, ce premier moment moderne de la représentation picturale qui se pense et s'élabore comme telle est à mettre en relation avec certaines des préoccupations qui seront encore celles de l'art contemporain, lorsque l'artiste conjoint la réflexion sur lui-même à son rapport critique au monde. On va y revenir, mais la remarque justifie qu'on insiste sur le rapport entre la transformation du régime iconique et l'importance nouvelle prise par la monnaie, sans prétendre néanmoins que le thème de la monnaie soit pour autant central au sein de l'art de la période : sa présence est minoritaire mais elle est suffisamment insistante pourtant pour qu'il faille s'interroger sur ce motif. À la différence des cultures dans lesquelles les métaux précieux sont omniprésents, matériaux constitutifs de l'œuvre, la figuration flamande de la monnaie tend à se resserrer aux limites d'un genre, ou d'un sous-genre. La monnaie apparaît dans des scènes d'intérieur, représentant des marchands comptant leur fortune, ou décorant, parmi d'autres objets symboliques, une pièce censée révéler les caractéristiques sociales et psychologiques des individus qui s'y trouvent placés. On la rencontre encore dans les trompel'œil et les vanités. Si l'on considère les portraits avec monnaie, qui apparaissent principalement aux Pays-Bas au XVe siècle, c'est en général la figure du thésauriseur qui s'y trouve représentée. Au moment où la circulation accélérée des marchandises, et des œuvres d'art elles-mêmes, notamment des portraits de commande, va de pair avec l'émergence de catégories sociales nouvelles, certains tableaux s'ingénient à dénoncer l'avarice du possesseur de métal précieux. Derrière la charge - parfois la caricature - à portée religieuse moralisante, on aurait tort, pourtant, de ne voir que la dénonciation de la soif d'or dans sa version moderne, que proscriraient à la fois les valeurs religieuses traditionnelles et l'économie marchande en plein essor. Outre que la condamnation morale de l'enrichissement est en réalité toute relative, le marchand-banquier n'est précisément pas un avare : il est celui qui sait remettre sans cesse dans la circulation ce qu'il en extrait, en vue d'accroître son capital initial. Car le moment de la thésaurisation reste constitutif du procès

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global de circulation des marchandises : temps du prélèvement du profit, il met au premier plan l'importance prise par l'activité comptable de l'habile gestionnaire. Dans le cas du prêt à usure, c'est la fonction sociale du changeur ou du banquier qui se constitue. Si certains peintres font montre d'un regard moral sans grande originalité, c'est bien l'ambiguïté de ces activités, du point de vue de leur utilité sociale, y compris dans leur rapport à la foi et à la piété, qui se trouve mise en scène dans certaines œuvres, en particulier dans le tableau à bien des égards pionnier de Quentin Metsys, intitulé Le Prêteur et sa femme (1514) • Avant de s'arrêter sur cette œuvre majeure, il faut remonter aux œuvres dont elle s'inspire manifestement et partir d'elles pour la comprendre pleinement. Sa filiation est incontestable avec au moins quatre autres tableaux, dont l'un a disparu : il s'agit des œuvres de Petrus Christus, de Quentin Metsys et de Marinus Claesz van Reymerswaele, représentant toutes trois des changeurs, dans des situations et des décors en partie identiques à ceux du tableau de Metsys et fonctionnant partiellement comme citation de ce tableau, lui-même étant la reprise d'un tableau disparu de van Eyck, selon Erwin Panofsky1. En vue d'analyser cette séquence d'oeuvres emboîtées, il faut d'abord se garder de toute réduction de ces tableaux à la simple mise en image d'un regard dénonciateur, concernant l'émergence du capitalisme et de son esprit : leur figuration de la monnaie et surtout de sa manipulation tranche sur les vanités traditionnelles qui sont des natures mortes. Concernant cette émergence du capitalisme, les interprétations historiques s'opposent. C'est moins le marxisme que l'économie politique classique, l'histoire et la sociologie, postérieures à ce marxisme et critiques à son égard, qui ont lu dans l'essor du commerce les signes avant-coureurs d'un capitalisme qui devait fatalement en résulter. En un sens, les œuvres d'art que l'on va analyser constituent par elles-mêmes une objection à cette thèse. Car loin d'annoncer la mise en place progressive des rapports sociaux capitalistes à travers la montée des échanges marchands et monétaires, ces œuvres s'emploient à broder à l'infini sur la complexité du thème de la richesse, à en multiplier les énigmes et à en ramifier les significations. Aussi éloignées 1 Erwin Panofsky, Les primitifs flamands, trad. D. Le Bourg, Paris, Hazan, 2003, p. 646.

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de la condamnation morale que de la pure apologie, elles soulignent et participent d'une dialectique qui est celle de la représentation autant que du réel, témoignant justement de cette appartenance de la représentation et de ses inventions aux contradictions historiques en devenir. La première remarque qui s'impose, pour comprendre cette étonnante séquence d'oeuvres, concerne les règles propres de la production des œuvres d'art picturales en Flandre à cette époque. Le principe de la citation crée une sorte de circulation spécifique des images et des motifs qui contribue à faire de la monnaie, parmi d'autres objets alors privilégiés par les peintres, un thème traditionnel : natures mortes et vanités, scènes de miséreux sur leur lit de mort, alchimistes caricaturés en fous, figures mythologiques de Danaé et de Midas, thèmes bibliques du Christ chassant les marchands du temple ou de Judas aux trente deniers, portraits satiriques de banquiers et de changeurs, etc.1 Ce ne sont pas seulement des thématiques qui se prolongent ou qui s'installent, mais aussi des procédés précis de composition et de facture qui passent d'un peintre à l'autre : si l'on s'en tient aux seuls Pays-Bas méridionaux, qui connaissent un essor important de la production d'oeuvres et de leur vente, la pratique de la copie s'y trouve attestée, sans qu'elle n'ait rien à voir avec la contrefaçon. Moyen de formation et d'étude, d'une part, elle relève d'autre part de la citation assumée, qui vaut hommage. Mais elle doit aussi être reliée à l'importance croissante de la commande et aux nouvelles conditions de la production des œuvres, dans des ateliers de type artisanal qui cherchent à accroître leur productivité : l'utilisation d'éléments standards, mais aussi l'emprunt de compositions et la confection de décors de fond prêts à recevoir la figure des commanditaires se répand. Autorisant des prix plus bas, elle élargit la clientèle privée. Œuvres d'art et marchandises L'importance nouvelle de cette circulation des images ou de certains de leurs éléments est bien évidemment à mettre en 1

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Edward J. Nygren, « Money », in : Encyclopedia of Comparative Iconography, vol. 2. Editor Helene E. Roberts, Fitzroy Deaborn Publishers, Chicago-London, 1998, pp. 617-619.

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relation avec la circulation croissante des marchandises à cette époque et en ces lieux: cet essor, souvent analysé comme émergence lente et généralisée d'un capitalisme qui s'instaurerait progressivement dans toute l'Europe par la voie d'une révolution commerciale, incite à faire des peintres de notre série des analystes critiques de cette émergence, au nom de valeurs morales traditionnelles dont ils resteraient à contretemps porteurs. D'une façon générale, les tableaux qui représentent des changeurs ou des banquiers sont presque systématiquement lus comme des dénonciations de la cupidité et des activités marchandes. Contre cette analyse, qui fait de l'artiste un pur spectateur de son temps, inquiet de ses évolutions, il faut rappeler la profonde insertion sociale des activités artistiques dans le mode de production qui leur est contemporain. Il faut ajouter que c'est précisément parce qu'il n'est pas capitaliste que le marché de cette époque - en même temps que les rapports sociaux qui s'y combinent, incluant la profession d'artiste et ses hiérarchies propres - explique la complexité des représentations picturales de la monnaie et des professions monétaires. Pour le dire autrement, ce ne sont pas les rapports capitalistes dont on rencontre la figuration, et encore moins la condamnation, dans la nouvelle peinture. En revanche, c'est bien une parenté fondamentale entre le monde des images et le monde marchand qui se reflète de façon complexe dans certaines de ces œuvres, notamment celles qui représentent la monnaie et les activités financières. Et le peintre, autant que l'œuvre qu'il produit, se révèle pris dans cette logique marchande qui donne à l'échange et à la circulation une place prépondérante. C'est précisément ici qu'un regard critique peut naître, un regard qui ne soit pas moralisant mais qui concerne le statut de l'œuvre peinte en même temps que ce qu'elle représente et, par extension, la position et la fonction sociales du peintre lui-même, dans un monde où la place de la marchandise croît. En effet, c'est parce que l'artiste se confronte lui aussi à la création de la valeur, à tous les sens de ce terme, qu'il peut aborder l'énigme du monde marchand de son temps. Il se trouve que l'accroissement de la commande concernant les objets d'art et les objets de luxe en général singularise l'économie marchande des Pays-Bas à partir du xv* siècle.

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Les commandes se multiplient, en provenance de la cour et de l'aristocratie, mais aussi des hauts fonctionnaires, des guildes, des marchands des villes, des artisans les plus fortunés1. La commande concerne des œuvres destinées à un édifice religieux, mais elle est aussi commande privée, facilitée par l'invention du tableau de chevalet et contribuant en retour à l'essor du portrait, individuel ou de groupe. Parallèlement, les marchands de tableaux se multiplient, même si ce sont majoritairement les artistes eux-mêmes qui s'occupent de la vente de leurs propres œuvres. Dans les conditions d'un commerce en plein essor et d'une concurrence accrue, le statut d'artiste se modifie et voit se structurer fortement la hiérarchie sociale entre les maîtres - auxquels est accordé le droit de vendre eux-mêmes leurs œuvres - et les apprentis - qui ne l'ont pas. L'accès au statut de maître suppose le paiement d'un droit d'entrée, accessible à peu d'apprentis. Ce véritable « barrage fiscal»2 au sein de la corporation des peintres et limite l'accès à une condition réservée, qui par ailleurs est protégée par des critères de compétence extrêmement sévères. Dans le cadre de cette réglementation précise et contraignante, le métier de peintre se développe et se stratifié, en même temps qu'augmente la demande - intérieure, mais ausii extérieure - d'oeuvres de qualité. Tandis qu'un peintre exceptionnel comme Jan van Eyck est encore qualifié de «valet de chambre et peintre», au service de Jean le Bon, la structure moderne de l'atelier voit des chefs d'ateliers régner sur des apprentis et organiser des formes nouvelles de sous-traitance. C'est cette modification de la pratique artistique, s'initiant d'abord au sein des structures féodales, qui se reflète dans un certain nombre d'œuvres, de façon certes marginale et partielle mais néanmoins bien réelle. En revanche, l'idée commune qu'on assisterait à la montée d'un capitalisme marchand se libérant peu à peu des entraves féodales de par sa seule dynamique irrésistible relève d'une conception téléologique profondément contestable. La philosophie de l'histoire qu'on continue trop souvent de reprocher à Marx caractérise un marxisme évolutionniste qui lui est postérieur ainsi qu'un certain récit libéral, même si des traces d'une conception déterministe sont parfois repérables. 1

Maximiliaan P J. Martens, « La clientèle du peintre », Les primitifs flamands et leur temps, La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1994, pp. 148-162. 2 Jean-Pierre Sosson, « Le statut du peintre », Les primitifs flamands et leur temps, éd. cit., p. 79. 78

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Parmi d'autres représentants de la tradition anglo-saxonne dite du « marxisme politique », comme Robert Brenner ou encore Kenneth Pomeranz, Ellen Meiksins Wood a étudié et contesté cette thèse de la révolution commerciale, qui fait du capitalisme le simple «prolongement de tendances universelles»1. Selon le modèle de la commercialisation, qu'on rencontre par exemple chez Max Weber et Fernand Braudel, ou encore chez Jacques Le Goff, l'émergence du capitalisme serait le résultat de pratiques commerciales parvenues à leur maturité et débarrassées des contraintes féodales passées. C'est dans le cadre des villes que serait né le capitalisme, comme simple expansion des activités marchandes. En ce cas, les cités italiennes et flamandes seraient le haut lieu de cette émergence et certaines œuvres d'art s'en feraient l'écho : la figure du banquier ou du prêteur se trouverait ainsi confrontée à l'éthique religieuse chrétienne qu'elle continue de heurter et c'est cet affrontement qu'il faudrait lire dans le tableau de Quentin Metsys, tout particulièrement. Or cette interprétation ne résiste ni à l'analyse historique ni à l'analyse iconographique. Du point de vue historique, et toujours selon Ellen Meiksins Wood, dans le cadre d'une recherche historique qui remet radicalement en cause tout schéma évolutif linéaire, l'émergence du capitalisme est d'abord à mettre en relation avec une modification en profondeur des rapports sociaux de propriétés, modification qui ne s'effectue ni en Flandre ni en Italie, mais en Angleterre, loin des villes et au cœur des campagnes. Cette thèse, solidement argumentée, a le grand mérite d'invalider tous les scénarios qui font de l'émergence du capitalisme une fatalité et de son absence un échec historique ou un retard. Par voie de conséquence, l'importance prise par l'échange marchand est à distinguer du capitalisme proprement dit : la recherche du profit dans la circulation n'est pas celle d'une production rentable, à l'affût des gains de productivité, même s'il est exact que l'échange commercial suscite d'emblée la recherche de la monnaie pour elle-même. C'est notamment vrai du commerce de luxe, et du commerce des œuvres d'art, profondément éloigné des conditions spécifiquement capitalistes de la production. Il n'en demeure pas moins que l'Europe des débuts de l'ère moderne construit sa puissance commerciale 1

Ellen Meiksins Wood, L'origine du capitalisme. Une Étude approfondie, trad. F. Tétreau, Lux, Montréal, 2009, p. 7. Art et richesse : de Mycènes aux Flandres

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autour d'un tel commerce de luxe, dont les atouts majeurs sont la domination des voies de circulation et des transports, la préservation jalouse des privilèges et des monopoles commerciaux. En ce sens, et à l'inverse de la thèse traditionnelle, la floraison artistique italienne et nord-européenne a pour condition non pas l'émergence précoce d'un capitalisme marchand, mais bien à l'inverse le maintien de conditions féodales de la production et des rapports de propriété traditionnels, précapitalistes si l'on veut. Une séquence de quatre tableaux: Jan van Eyck, Petrus Christus, Quentin Metsys et Marinus van Reymerswale Cette hypothèse historique conduit à lire tout autrement les œuvres qui mettent en scène la figure du banquier. Les tableaux mentionnés plus haut s'organisent alors en une véritable séquence, unifiée en partie par la pratique de la copie et de la citation qu'on a mentionnée, mais organisée aussi par des points de vue divers et complexes sur l'activité marchande de la part de ceux qu'elle concerne alors aussi au premier chef: les peintres eux-mêmes. Loin de témoigner d'un regard méprisant ou indigné, les œuvres les plus intéressantes sont ici celles qui se confrontent à cette position complexe de l'image, intégrée à cela même qu'elle décrit, une activité marchande et une production d'objets de grande valeur, dont l'artiste est à la fois le producteur et le négociant. À ce titre, les œuvres d'art ont en commun avec la monnaie et les autres objets ou matériaux précieux la fonction de réserve de valeur. Parmi ces trois œuvres, deux comportent un couple de changeurs et deux incluent le même miroir semi-sphérique. Leur matrice commune est un tableau de Jan van Eyck aujourd'hui disparu, dont on sait seulement qu'il comportait lui aussi un miroir, ce miroir faisant office de signature de la part de van Eyck et se présentant comme « citation explicite et déférente»1 dans l'œuvre de Metsys, qui avait auparavant travaillé dans l'atelier de van Eyck. En ce cas, on peut affirmer que le tableau de Petrus Christus [5] procède lui aussi à une telle citation, non seulement en raison de la présence du miroir dit «œil de sorcière» mais aussi de l'ensemble de la composition. S'il est le plus singulier de notre séquence, le tableau 1 80

Erwin Panofsky, Les primitifs flamands, éd. cit., p. 646. L'Or des images

de Petrus Christus y appartient néanmoins, tant il présente de parentés avec les autres œuvres. Il accumule, en particulier, les symboles religieux et les objets caractéristiques du banquier et de l'orfèvre, dont Eloi est le saint patron. Certains historiens de l'art émettent même l'hypothèse d'une commande de la part de la guilde des orfèvres1. Quant à l'œuvre de Marinus van Reymerswale [7], elle se présente comme une reprise directe du tableau de Quentin Metsys [6], caricaturant les personnages et supprimant le miroir en même temps que tous les autres symboles chrétiens. Si l'on considère le premier tableau de cette série, celui de Petrus Christus, il faut compter au nombre des objets hautement significatifs qui y sont présents les carafes de cristal et le chapelet de perles transparentes, objets qui figurent également dans le tableau de Metsys. L'aiguière transparente, que la lumière traverse sans la briser, est un symbole de la Vierge, tandis que les perles de cristal et le miroir désignent traditionnellement la pureté mariale. S'y ajoutent les objets typiques de l'orfèvre changeur: pièces de monnaie (ici identifiables : florins de Mayence, angels anglais et écus de Philippe le Bon), balance, bagues, corail brut, perles précieuses, etc. Deux objets sont ici particulièrement complexes et ambigus, la balance et le miroir, qui donnent au tableau sa complexité, voire son caractère énigmatique : pesée des métaux et pesée des âmes ne s'opposent pas, sans qu'il y ait pour autant d'identité affirmée entre les deux. Le propre de toute image est de créer des rapports sans les théoriser, mais en suggérant au spectateur des questions, et surtout une autre façon de penser. Ici, on peut deviner une apologie de la rigueur qui, loin de les opposer, met en relation juste prix et vie honnête, via la métaphore de la pesée attentive. La réversibilité des symboles économiques et théologiques est si courante qu'à la même époque Nicolas de Cues compare Dieu à un souverain battant monnaie. Il file une métaphore qui ne lui pose aucun problème et qui combine une fois encore les dimensions théologique, économique et politique de la monnaie: «Si nous posons Dieu comme quelqu'un qui bat monnaie, l'intellect, semble-t-il, ferafigurede changeur. » À cette remarque, son interlocuteur répond que «l'image n'est point absurde si tu vois en Dieu un omnipotent batteur de monnaie qui de par sa très 1

Sybille Ebert-Schifferer, La nature morte, Citadelles et Mazenod, Paris, 1999, p. 26. Art et richesse : de Mycènes aux Flandres

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haute et omnipotente puissance peut produire toute monnaie»1. Dans le tableau de Christus, aucune opposition de principe n'est donc repérable entre le monde de la foi et la vie sociale, y compris dans sa dimension mercantile et monétaire. Bien au contraire. Car le marchand est ici un saint, au visage impassible et bienveillant, qui veille sur une échoppe mais aussi sur un couple qui se forme et auquel il fournit l'anneau nuptial. De ce point de vue, et indépendamment de sa composition et de sa facture, le tableau de Petrus Christus est proche de l'esprit de cet autre tableau de Jan van Eyck, qui représente le mariage des époux Arnolfini [8], et qui combine lui aussi les insignes de la fidélité conjugale et de la piété à ceux de la prospérité privée et de la réussite sociale. Le miroir est sans doute l'objet le plus saturé de significations : symbolisant la pureté mariale, il est également un instrument de surveillance utilisé par les commerçants, ainsi qu'une référence directe à toute l'œuvre de van Eyck, tout en permettant d'ouvrir visuellement l'espace clos du tableau de Petrus Christus sur l'extérieur, la ville de Bruges en l'occurrence. Ainsi, s'y reflètent une rue et deux personnages conversant, qui regardent du dehors la scène que le spectateur contemple, en lui demeurant lui aussi extérieur. Par toutes ces dimensions associées et du fait de sa nature de producteur d'images, le miroir, qui «fonctionne comme signe et image à la fois »2, témoigne de cette autoréflexion de l'œuvre sur elle-même, dont Victor Stoichita a montré à quel point elle caractérisait les œuvres flamandes de cette période. À cet égard, il est frappant que le tableau le plus tardif de la série, celui de Marinus van Reymerswale, soit à la fois le seul à être clairement dénonciateur et le seul qui ne comporte ni miroir ni objets ou symboles religieux, le livre pieux de l'épouse étant même remplacé par un livre de comptes. En même temps que le miroir, c'est aussi la complexité et la profondeur spatiale et réflexive de l'image qui disparaît, au profit d'une représentation moralisatrice convenue de l'avarice comme trait psychologique - voire physique. Ici, de façon flagrante, cesse le jeu dialectique de l'image et de la monnaie, qui instituait la monnaie peinte comme l'un des éléments de la réflexivité picturale de 1

Nicolas de Cues, Lettres aux moines de Tegernsee sur la docte ignorance, trad. M. de Gandillac, Paris, O.E.I.L., 1985, pp. 163-164. 2 Victor I. Stoichita, L'instauration du tableau, Méridiens Klincksieck, Paris, 1993, p. 212. 82

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la peinture flamande. Du même mouvement, le peintre caricature et standardise des types humains, faisant régresser l'image vers l'icône grinçante, dont la signification univoque se révèle tout entière au premier regard. Dans une telle image, c'est la méditation de la représentation sur elle-même, c'est-à-dire celle du peintre sur son œuvre, sur son statut, sur sa fonction, qui disparaît, pour sombrer dans la simple illustration d'un sermon moral abstrait, passablement hypocrite, si l'on songe que le peintre fait commerce de ces dénonciations du négoce.

La représentation en question Finalement, en dépit de leurs parentés frappantes, ces œuvres diffèrent donc du tout au tout. Les thèmes de la richesse et de la monnaie peuvent tout à la fois servir une vision moralisatrice de la réalité sociale, qui exclut illusoirement le tableau et le peintre du monde marchand qu'il décrit, ou bien une réflexion sur leur inclusion réciproque et sur les questions ouvertes qu'elle soulève. Dans ce second cas, la représentation de la monnaie joue un rôle singulier, qui inaugure un regard artistique critique d'un type bien particulier. Victor Stoichita dénombre pour sa part trois éléments qui thématisent la représentation picturale au sein de l'œuvre picturale elle-même : «Le tableau, la carte, le miroir sont aussi les trois surfaces-représentations qui, projetées dans les profondeurs du champ pictural, instituent, au xvne siècle, un discours intertextuel qui n'est rien d'autre qu'un dialogue visant le statut même de la représentation. »'

Outre que les œuvres analysées ici sont bien plus anciennes et esquissent de façon seulement partielle une telle orientation, on peut ajouter que la monnaie y tient elle aussi ce rôle autoréflexif, mais d'une autre manière : à la condition que l'artiste renonce à la simple apologie de l'enrichissement autant qu'à sa dénonciation sommaire, il peut alors faire jouer dans toute sa complexité le statut de représentation et de réserve matérielle de valeur de l'œuvre, qui associe et apparente la richesse monétaire et le tableau, en tant que ce dernier est lui-même marchandise. Les espèces monétaires réfléchissent alors, au sein de l'image, l'interrogation de l'artiste sur sa propre fonction sociale au sein d'un monde en mutation, ce que ne font ni 1

Ibid., p. 190. Art et richesse : de Mycènes aux Flandres

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le tableau dans le tableau, ni la carte géographique, ni le miroir. Un questionnement artistique n'est d'aucune façon une thèse transposable dans les termes du discours théorique, qu'il s'agisse du savoir économique ou de sa critique. C'est pourquoi il ne s'agit pas d'affirmer qu'une théorie de la monnaie ainsi qu'une théorie de la représentation se déguiseraient dans ces œuvres, qui ne seraient au fond que des charades habiles : c'est bien plutôt un rapport dialectique, non discursif, qui fait vibrer au sein de l'image elle-même la parenté de la représentation picturale et de la représentation monétaire, jouant tout à la fois de leur proximité et de leur différence, voire de leur opposition. Cette dialectique de la représentation, d'un genre singulier puisqu' aucun discours théorique ne saurait la restituer, est portée à son comble dans le tableau de Quentin Metsys, en raison même de la vie et de la complexité psychologique qu'il parvient à conférer à ses personnages. Une telle œuvre se situe loin de toute schématisation de l'avaricieux, tandis que l'absence de tout personnage sacré interdit d'en rapatrier le symbolisme sur le seul terrain religieux. Moins compassé, plus vivant et instantané, ce tableau renvoie les unes aux autres les activités de peindre, d'échanger et de prier, déplaçant le symbolisme religieux sur le terrain du monde social où ces activités se croisent et s'associent, bousculant ainsi le principe même du symbolisme et l'équivalence simple qu'il tend à établir entre un objet et une idée. La crise du symbolisme médiéval : l'analyse de Panofsky Pour aborder selon cet angle - celui d'une puissance critique de l'œuvre dès lors que cette dernière se fait moyen et objet de la critique - la question de la représentation, de ses niveaux et de ses figures, il est opportun de s'arrêter sur l'analyse proposée par Erwin Panofsky, dans Les primitifs flamands (1953). Selon Panofsky, la peinture primitive flamande se singularise par un nouveau type de symbolisme, qu'il nomme « symbolisme voilé » : tandis que la représentation médiévale privilégie la présentation d'êtres symboliques, rassemblés dans une même image par leurs significations apparentées, sans le moindre souci de réalisme, les primitifs flamands s'efforcent de rassembler des objets à la fois symboliques et réels, dont le voisinage doit être vraisemblable, mais qui pourtant indiquent 84

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autre chose qu'eux-mêmes, par-delà leur pure présence physique dans l'espace fictif du tableau. Ainsi, les aiguières présentes dans le tableau de Petrus Christus et le tableau de Quentin Metsys, parmi tant d'autres, renvoient à des objets véritables et fonctionnels que les peintres intègrent à l'espace concret de la scène qu'ils représentent, tout en restant par ailleurs le symbole conventionnel de la virginité de Marie. Cette portée symbolique est ici renforcée et soulignée par la présence du chapelet en cristal, instrument de la piété, et de la pomme, symbole biblique, posée sur la même étagère. Selon Panofsky, les objets sont ici à la fois des signes et des objets représentés de façon naturaliste, les seconds étant soumis aux premiers, selon un «procédé qui consiste à déguiser les symboles sous l'aspect d'objets réels»1. Une telle analyse, en raison même de sa force, invite à discuter la définition du symbolisme et à explorer les causes des transformations stylistiques majeures pointées par Panofsky. Selon ses hypothèses, la représentation picturale réaliste et perspective qui se répand au cours de la Renaissance en vient à conférer ses dimensions matérielles et surtout sociales à une symbolique abstraite, qui demeure inchangée en son fond, mais qui imprègne désormais l'œuvre de part en part, voire guide la construction du tableau. En ce sens, le symbolisme religieux demeure selon lui plus que jamais prédominant, et cela dans la mesure même où il parvient à s'intégrer sans heurts à des scènes vivantes et réalistes. Pourtant, on peut aussi juger que, tout particulièrement dans les portraits qui peignent des individus au milieu de leurs activités et de leur monde privé, ces dimensions matérielles et sociales entrent en tension relative avec une symbolique qu'elles intègrent désormais à leur propre logique, celle d'une description méticuleuse de la vie quotidienne, la modifiant radicalement - voire la subvertissant à certains égards. Dès lors, loin de conforter ce symbolisme, ces œuvres contribuent à le défaire, libérant l'image d'un code ancien pour lui donner une complexité plus grande, un pouvoir d'interrogation et d'exploration qu'elle n'avait jamais eu. Ainsi, il est bien difficile de dire si certaines vanités flamandes ne se retournent pas surtout en apologie de la bonne chère, leur profondeur tenant précisément à cette réversibilité du prêche ascétique et du sybaritisme militant ! De ce point de 1

Erwin Panofsky, Les primitifs flamands, Hazan, Paris, 2010, p. 264. Art et richesse : de Mycènes aux Flandres

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vue, loin d'une histoire des formes symboliques, on peut estimer que les transformations iconographiques d'une partie de l'art flamand renaissant maintiennent le lien à une tradition mais s'enracinent avant tout dans la mutation contemporaine des rapports sociaux, qui font émerger, en même temps que de nouvelles valeurs, une nouvelle clientèle pour les peintres et un nouveau statut de ces derniers. Ces mutations retentissent aussitôt sur une forme iconographique et un contenu iconologique (pour reprendre les catégories descriptives de Panofsky), artistes et bourgeois cherchant à combiner et à exhiber les preuves de la foi en même temps que les marques de la réussite. Pour sa part, afin de renforcer sa thèse, Erwin Panofsky généralise son propos sur le terrain d'une histoire des formes et des inventions plastiques, détachée de ces considérations historiques matérialistes : « Le procédé qui consiste à déguiser les symboles sous l'aspect d'objets réels n'est cependant pas une innovation des grands Flamands, et sa mise en œuvre ne commence pas avec Melchior Broederlam. Il apparaît, en coïncidence avec l'interprétation perspective de l'espace, au cours du Trecento Italien. »'

En effet, l'invention de l'espace perspectif géométrisé va conduire à la définition renaissante du tableau comme fenêtre ouverte sur le réel, et soumet sa construction aux règles mathématiques aptes à restituer au mieux les données de la vision naturelle. Cette invention italienne, recueillie dans un second temps par les peintres du Nord, acclimatée à leurs préoccupations et à leurs thèmes, témoigne d'un changement profond dans la conception même de l'image, dans la définition de sa fonction, et par la même occasion dans le statut de l'artiste. Mais, une fois encore, ce changement appelle explication, de même que la parenté et les différences profondes qu'on rencontre au sein de la tradition picturale flamande. Si l'on ne peut qu'être d'accord avec la remarque de Panofsky, on peut contester que ce soit d'abord le symbolisme et ses modalités iconographiques qui changent, accompagnant d'autres mutations plastiques. Ce sont les rapports sociaux qui se modifient, dont fait partie la représentation artistique de ces rapports nouveaux, contribuant en retour à leur promotion, à leur légitimation ou à leur critique. 1 Ibid., p. 264. 86

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Participant de cette crise de la symbolique médiévale en tant que discours extérieur et antérieur à l'œuvre, ce sont aussi la place et la définition même de la religion qui se modifient, expliquant l'essor du protestantisme et sa conception singulière de la Grâce et de la relation du fidèle à Dieu, dont ces œuvres renaissantes portent la marque1. Dans tous les cas, il s'agit de penser la représentation au sens large, comme instance intégrée au monde économique et social et reliée aux diverses activités qui l'engendrent. Selon Svetlana Alpers, c'est toute la tradition nordique qui doit être considérée comme « un art descriptif par opposition à l'art narratif italien». Critiquant la démarche panofskienne, elle ajoute aussitôt: «Ce qui est nécessaire, et ce qui fait défaut aux historiens de l'art, c'est une conception de la représentation.»2 De ce point de vue, on peut considérer que les objets représentés dans les œuvres retenues ici ne sont pas le simple support iconographique de significations relativement immuables, surimposant à leur utilité prosaïque un sens théologique qui demeure étranger à leur usage concret. Il s'agit plutôt, dans certaines œuvres en tout cas, de représenter en tant que tels des objets réels, utilitaires, auxquels s'adjoint de façon complexe et parfois contradictoire cette vocation symbolique ancienne et même archaïque, chez des peintres dont les préoccupations mutent et dont le langage est en cours de renouvellement radical. Il est frappant que Panofsky mentionne cette fois Saint Thomas d'Aquin, alors qu'il vit et écrit dans l'Italie du xme siècle, pour étayer son interprétation des objets matériels peints en tant qu'ils sont les « métaphores corporelles des choses spirituelles »3. Or il semble que le tableau de Metsys, bien loin des conceptions médiévales du docteur angélique, représente des objets qui ne sont nullement métaphoriques tout en étant bel et bien aussi représentatifs, combinant savamment les signes d'un langage sacré et les indices de la vie marchande, en y incluant cette représentation d'un genre spécifique qu'est la monnaie. 1

Mais la Réforme n'est pas déterminante pour autant. Svetlana Alpers signale que ces transformations artistiques lui sont antérieures et que « la priorité donnée à l'image, la confiance même qui lui est faite semblent contredire le dogme clé du calvinisme - la croyance au Verbe » (Svetlana Alpers, L'art de dépeindre. La peinture hollandaise au xvif siècle, trad. J. Chavy, Paris, Gallimard, 1990, p. 26). 2 Svetlana Alpers, L'art de dépeindre, éd. cit., p. 16 et p. 23 (note 1). 3 Erwin Panofsky, Les primitifs flamands, éd. cit., p. 266.

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Ainsi cette représentation est-elle plutôt de type métonymique, renvoyant avant tout le spectateur au monde économique et social qu'évoque l'œuvre, tout en jouant des réminiscences religieuses qui l'auréolent encore, bien entendu. Mais cette dimension religieuse se fond désormais dans l'activité sociale à laquelle elle participe, de manière difficilement lisible par là même, complexifiant le message jusqu'à le brouiller mais manifestant avant tout l'intégration complexe du fait religieux au sein du monde profane. En ce sens, le symbolisme du tableau de Metsys est certes explicite, et non voilé, mais il est aussi profondément problématique, rejetant l'opposition de la vie active et de la vie chrétienne pour mieux interroger le rôle nouveau qu'y jouent des représentations de nature diverse, qu'elles soient picturales, religieuses et monétaires. Il est explicite précisément dans la mesure où ce symbolisme ancien tend à se défaire et que ses figures se fondent comme objets réels dans la réalité représentée, en tant que représentations réelles si l'on ose dire, qui maintiennent et déploient un jeu de significations complexe mais surmontent le principe archaïque du symbolisme et l'isolement de ses signes dans leur ordre propre, celui du discours. Ainsi, dans le tableau de Metsys, la Vierge n'est pas présente, mais la piété - un peu distraite - de l'épouse du changeur est clairement affirmée, comme pratique réelle, comme fait social, en même temps qu'est manifeste son intérêt extrême et concurrent pour les activités de son mari. À y mieux regarder, la symbolique persistante et discrète de l'Immaculée Conception se localise ici du côté de la seule image pieuse, ayant son espace propre et son lieu circonscrit - image existant en tant qu'image - , reléguée du côté du livre sacré que feuillette sans le regarder l'épouse, tout en fixant d'un regard indéfinissable la balance que manipule son mari. Certes, cette dernière fait à l'évidence signe vers la symbolique de la pesée des âmes au jour du Jugement mais elle est, en même temps et avant tout, un outil professionnel de mesure rationnelle, permettant la pesée des métaux précieux. C'est cette ambivalence que donne à voir le tableau de Metsys, et non pas un symbole immémorial. Il faut aussi le noter : les objets à signification religieuse sont plutôt situés du côté de l'homme, tandis qu'une fenêtre s'entrouvre sur la rue et sa

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vie sociale, du côté de la femme, divisant en deux l'espace du tableau, mais contredisant la symbolique traditionnelle qui veut que l'homme soit du côté de la vie active profane tandis que son épouse incarne la piété. Devant la complexité de telles images, la question de la représentation de la monnaie, précisément parce qu'elle est inséparable de la question de la monnaie comme représentation, semble être la meilleure clé interprétative, de nature à éclairer latéralement mais décisivement la logique de ces images énigmatiques et profondes. On peut considérer que ces tableaux (à l'exception de celui de Marinus van Reymerswale) rompent précisément avec l'allégorie et le symbolisme, une dernière fois suggérés et détournés, en vue de penser et de construire une représentation d'un genre nouveau. À la place de la symbolique traditionnelle, on y rencontre des signes effectivement intégrés à la vie sociale et installés comme tels dans l'espace perspectif réaliste, des signes ne renvoyant pas d'abord à un au-delà mais à un monde d'objets et de pratiques sociales. À l'appui de cette thèse, il faut noter que la monnaie est ici pesée en tant que métal précieux: non pas simple signe de convention, sa valeur requiert d'être validée par l'examen de la composition matérielle réelle des pièces métalliques, inexorablement usées par leur circulation. Une telle réflexion sur la représentation emploie des moyens picturaux d'autant plus adéquats à cette mise en abyme que le peintre n'utilise pas la feuille d'or mais les pigments colorés pour figurer le métal précieux. La convention monétaire et picturale se mêle ainsi savamment à la valeur marchande « authentique », exactement de la même façon que le miroir est à la fois un objet réel et une référence à une œuvre prestigieuse, le tableau perdu de Jan van Eyck. Mise en abyme du tableau, le miroir condense son sens et son ambition : refléter le monde tout en le construisant de toutes pièces et, plus fondamentalement encore, mettre en image ce lien problématique, qui modifie le rôle du peintre et le libère des autorités religieuses tout en le reliant au monde marchand. On peut alors affirmer que le tableau vertigineux de Quentin Metsys ne tient aucun discours philosophique sur la vanité des choses de ce monde, notamment lorsqu'elles sont des marchandises, au profit de la vraie foi. Il s'emploie

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avant tout à la présentation de leur intrication vivante, au sein d'une scène qui, semblant être immédiatement empruntée à la vie quotidienne, est en réalité formidablement construite. Beaucoup d'historiens de l'art ont voulu y lire l'opposition du monde féminin de la piété et du monde masculin du commerce et de l'avarice, en dépit du contresens manifeste que constitue une telle lecture. Le troisième tableau de la série, qui opte pour cette voie moralisante, permet de congédier une fois pour toutes cette interprétation : ce n'est pas l'avarice sordide du marchand qui est le thème de la toile de Metsys, mais la juste mesure en toute chose, l'honnêteté professionnelle du marchand modeste, bien intégré à la vie de la cité, y compris à sa vie religieuse dont il manipule, tout autant et en même temps que son épouse, les emblèmes. Il faut souligner qu'à cette époque la prospérité n'est pas considérée comme un vice, et que le prêt, l'usure et toutes les activités marchandes sont jugées positivement par l'Église, en dépit de la condamnation théorique qu'on rencontre dans un certain nombre de textes antiques et médiévaux. Jacques le Goff rappelle que l'Église considère avant tout les marchands comme de bons chrétiens et justifie leur utilité, présentant le commerce international comme « une nécessité voulue par Dieu» qui «entre dans le plan de la Providence»1. Au point que les livres de commerce commencent alors tous en invoquant le Christ et la Vierge2. Plus fondamentalement, Costas Lapavitsas insiste sur l'intrication entre les relations non-économiques et les relations économiques, qui caractérise à la fois les sociétés marchandes de la Renaissance et le capitalisme le plus contemporain. Concernant ce dernier, il écrit que «l'économie capitaliste est imprégnée de relations non-économiques qui sont spécifiquement capitalistes, et qui reflètent directement le caractère de classe de l'économie. »3

On peut bien sûr appliquer le même raisonnement aux modes de production antérieurs et tout particulièrement aux sociétés marchandes non-capitalistes. Loin de s'opposer, le marché d'un côté, les comportements sociaux marqués par la morale 1 Jacques le Goff, Marchands et banquiers au Moyen Âge, éd. cit., p. 87. 2 Ibid., p. 91. 3 Costas Lapavitsas, Social Foundations ofMarkets, Money and Crédit, Routledge, Londres, 2003, p. 8 (traduction de l'extrait cité par moi-même, IG).

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et la religion de l'autre, se combinent pour structurer une vie économique jamais séparée du système de valeurs qui l'accompagne et vise non pas seulement à la légitimer abstraitement mais aussi à la réguler effectivement. Pour autant, les contradictions ne disparaissent pas de telles images, mais elles ne sont justement pas là où l'on croit d'ordinaire les reconnaître, ces œuvres s'employant précisément à opérer leur déplacement. Ainsi, au cœur du processus de l'échange, on peut évoquer l'usure physique de la monnaie métallique au cours de sa circulation, qui concourt à son abstraction progressive, à sa transformation en pur signe, se détachant du poids métallique qu'il a pour fonction de garantir et qui contribuera à l'émergence d'autres formes monétaires, résolument dématérialisées. Marx écrit: « La différence entre le contenu nominal et la teneur en métal de la monnaie métallique, insignifiante à l'origine, peut donc s'accentuer jusqu'à une scission absolue. Le nom monétaire de l'argent se détache de sa substance pour subsister en dehors d'elle sur des billets de papier sans valeur. De même que la valeur d'échange des marchandises, par leur propre procès d'échange, se cristallise en monnaie d'or, la monnaie d'or est sublimée dans sa circulation jusqu'à devenir son propre symbole.» 1

C'est finalement une sublimation à la fois semblable et distincte qu'effectue le peintre, délaissant l'emploi de l'or comme matériau mais conférant un surcroît de valeur marchande à la simple représentation picturale de la monnaie et de l'activité marchande. En 1670, Cornelis Gijsbrechts ira jusqu'au bout d'une méditation savante et ironique sur cette dialectique de la toile peinte, comme matériau et comme œuvre, n'ayant plus de valeur intrinsèque, pas plus que d'importance liée au sujet représenté, mais une valeur désormais strictement dépendante de la seule virtuosité artistique qui s'y révèle [9]. Méditations sur la valeur vraie, tout en s'extrayant de l'horizon chrétien, ces représentations dans la représentation pointent toutes vers l'œuvre elle-même, dans sa triple nature d'image peinte, de reflet exact et d'objet précieux. Il faut rappeler que le lien entre l'Église et le commerce réside aussi dans la commande régulière et persistante d'œuvres d'art destinées à orner les lieux du culte, commandes passées directement par l'Église 1

Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, trad. M. Husson et G. Badia, Éditions sociales, Paris, 1977, pp. 81-82.

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elle-même mais aussi, et de plus en plus fréquemment, par des particuliers - nobles ou bourgeois, voire artisans enrichis - qui cherchent par ce moyen à assurer leur reconnaissance sociale en même temps que leur salut post-mortem. L'œuvre de Quentin Metsys est quant à elle un tableau de chevalet, destiné à l'exposition privée. C'est précisément pour cette raison qu'il devient possible pour le peintre d'y marquer sa présence : lui seul confère sa valeur à l'œuvre et en tire son surcroît de réputation, alimentant en retour la demande. Non seulement la représentation de lui-même (si l'on suppose que c'est bien lui qui se reflète dans le miroir) marque la conscience nouvelle de son rôle créatif, mais l'accumulation des éléments réflexifs converge vers la question de la nature de ce rôle. Interrogeant la représentation tout en y appartenant, ils mettent en évidence la nature singulière de l'image ainsi produite, soulignant son autonomie d'oeuvre sans équivalent mais aussi exaltant sa valeur d'échange, son enracinement résolu et assumé dans le monde marchand. Les questions posées sont donc aussi de nature économique et politique : la transformation de matériaux bon marché - toile, châssis, pigments - en objet de luxe renvoie vers l'œuvre ellemême la question de la formation de la valeur? En outre, la valeur marchande fondamentale réside-t-elle avant tout dans un poids déterminé d'or ou bien dans l'activité de production et d'échange qui met cet or en circulation incessante, au risque de le faire disparaître au cours des va-et-vient de main en main qui le polissent et font mentir sa valeur faciale? Pierre Vilar signale que l'afflux d'or se produit en Europe dès lors que la balance commerciale est excédentaire, la frappe de l'or n'étant pas une cause du développement économique1, même si l'afflux de métaux précieux contribue à stimuler la production à partir du xvie siècle. Mais un tel afflux est lié à l'activité marchande et ce n'est pas l'introduction directe des métaux précieux qui va affaiblir l'économie espagnole au lieu de l'enrichir. Les premiers économistes débattront longtemps de ce paradoxe dans le cadre de la théorie quantitative de la monnaie, qui affirme la relation entre masse monétaire et niveau des prix. C'est précisément une telle analyse quantitative qui donnera naissance à la doctrine monétariste contemporaine, doctrine conduisant à définir une politique économique de nature 1 92

Pierre Vilar, Or et monnaie dans l'histoire, 1450-1920, éd. cit., p. 43. L'Or des images

strictement monétaire, intervenant sur les taux d'intérêt et les taux de change, et s'interdisant toute intervention de type keynésien sur l'économie réelle1. Si la monnaie n'a jamais été un voile neutre, sa théorisation n'est pas non plus séparable des enjeux concrets qui sont ceux des politiques économiques nationales et internationales, hier comme aujourd'hui. En ce sens, la réflexion des artistes sur la monnaie et sur la richesse va d'emblée bien au-delà de la critique sommaire qu'on rencontre dans les vanités, en dépit de la complexité parente de ces dernières, et touche aux questions liées à la répartition de la richesse. Le peintre et le marchand : H ans Holbein À partir du XVe siècle, au moment où le statut de l'artiste se modifie lentement, la préoccupation d'un certain nombre de peintres est de proclamer par avance cette autonomie en voie de constitution. C'est la quête d'un statut d'exception, le distinguant de l'artisan, qui amène le peintre à développer le caractère autoréflexif ou plutôt auto-interrogatif de certains de ses tableaux, et non le souci bien plus tardif de refermer l'image sur l'énoncé de ses propres lois géométriques et plastiques. Jan van Eyck, se représentant dans le miroir qui constitue déjà sa signature, dans le double portrait des époux Arnolfini déjà mentionné, en fournit un exemple parlant. Ici aussi, on peut juger que le peintre rivalise victorieusement, à la fois avec les anciens faiseurs d'icônes et les modernes changeurs de monnaie : représentant l'or ainsi que toutes les autres matières par le seul jeu des pigments colorés fixés sur la toile, le peintre démontre sa capacité à mettre en équivalence son travail et son savoir-faire d'un côté, la valeur abstraite de l'autre côté, qui ne s'est pas encore séparée du métal précieux où elle se cristallise. On trouve dans le portrait du marchand Georg Gisze [11], peint en 1532 par Hans Holbein le Jeune, une semblable affirmation de soi, qui fait encore plus nettement et plus frontalement face à l'homme aux écus : s'il reste son valet appointé, le peintre est en même temps son égal et son rival. Et c'est cette contradiction sociale que s'ingénie à représenter le tableau, sans cesser 1

Bernard Guerrien, Dictionnaire d'analyse économique, Paris, La Découverte, 2002, pp. 521-522.

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pour autant d'être un portrait qui satisfasse son commanditaire. Une telle tension est source d'invention plastique et elle conduit à l'inépuisable richesse de l'œuvre, à proportion de la complexité de son rapport au réel. Dans le tableau de Hans Holbein, le regard du changeur fixe avec assurance et curiosité le peintre qui exécute son portrait ainsi que le spectateur qui le contemple. On trouve rassemblés autour de lui un certain nombre des signes et insignes rencontrés dans les œuvres analysées plus haut : aiguière de cristal, balance, livres peints en trompe-l'œil posés sur des étagères en bois brut, monnaie. Pas de miroir ici, mais une présence de l'écrit qui distingue ce tableau des précédents tout en y prolongeant le jeu de la représentation avec elle-même : des lettres que l'on peut supposer être des lettres de change ou bien des contrats voisinent avec des inscriptions qui font vaciller la surface du tableau et le statut de l'image, donnant à voir et à penser leur dialectique infinie. Ainsi, l'inscription cachetée à la cire sur la paroi du fond énonce en latin : « Ce que vous voyez est l'image de George, montrant ses qualités, combien vifs sont ses yeux et comme sa joue est formée, dans sa 34e année». Peinte comme si elle était réellement affichée au fond du cabinet du marchand, alors même qu'elle décrit la représentation picturale que le peintre en propose, cette inscription la transforme en document valide, en attestation, au même titre qu'une lettre signée porte engagement du signataire. On trouvait pareil jeu avec la signature dans le double portrait des Arnolfini. C'est bien par le simulacre, mais signé de son nom, que le peintre authentifie le réel, et cela ironiquement si l'on songe à la mention de la 34e année du modèle, par définition bien plus fugitive que la toile qui la fixe. Ici, le tableau tend bien vers la vanité, en parenté avec l'esprit des Ambassadeurs, autre œuvre majeure de Hans Holbein. Bien des éléments l'indiquent, la montre, le vase dangereusement placé au bord de la table et trop près du coude du marchand pour ne pas le gêner, l'inscription gravée dans le bois sous l'étagère : « Pas de joie sans peine ». Ce n'est pas l'irréligiosité de la vie marchande qui est dénoncée : la symbolique religieuse se fait discrète mais insistante au point de devenir presque indistincte et d'imprégner toute la scène. Finalement, c'est surtout le peintre lui-même qui rivalise avec son modèle et s'amuse de

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ce que la peinture éternise en chef-d'œuvre les yeux vifs et la carnation de l'homme arrogant, fier de sa fortune et de sa jeunesse. Cette concurrence est pourtant, avant tout, une reconnaissance mutuelle : les puissants marchands allemands de la Ligue hanséatique souhaitent tous posséder leur portrait. Celui de Gisze par Hans Holbein, premier d'une série, vise à le faire connaître et reconnaître en vue de commandes futures de la part de ces mêmes marchands1. Là encore, la thèse d'un regard critique moralisant de la part d'un artiste comme Holbein n'est pas tenable : le peintre est lui-même en position de marchand ambitieux lorsqu'il réalise un tel portrait, et certainement pas le contempteur de ses clients. De fait, il est connu que Hans Holbein a toujours été au plus haut point soucieux de ses intérêts et de ses bonnes relations avec les puissants de ce monde, qu'ils soient catholiques, anglicans, luthériens, indépendamment des vives rivalités nationales et religieuses du moment, ce qui lui vaudra quelques ennemis. En revanche, c'est bien sur le terrain de l'art que se joue ici la question de la nature de la représentation, celle des pouvoirs de la vision et de l'importance de la ressemblance2, ainsi que celle du statut social du peintre confronté à celui du marchand qui l'emploie. Par leur confirmation réciproque, et la concurrence qui la sous-tend, le portrait du marchand par le peintre trouve dans la monnaie et sa manipulation son double analogique. Loin d'être symbole de mauvaise vie, la monnaie est ici la clé, profondément ambivalente, de cette parenté rivale, qui met en équivalence le travail du peintre et celui de Gisze, s'émancipant l'un comme l'autre du mépris médiéval passé qui touchait l'artisan et le commerçant, et aspirant l'un comme l'autre à voir reconnue la valeur qu'ils créent et dont ils incarnent la puissance sociale, et la respectabilité revendiquée. On sait qu'en Italie, à la même époque, les collections d'art des marchands mécènes suscitèrent parfois la colère populaire et la destruction des œuvres, cet iconoclasme social attestant la perception d'une connivence fondamentale entre l'artiste et les puissants, en dépit même de la place subalterne concédée aux artistes par ceux qui les emploient. 1

Stéphanie Buck, « Hans Holbein the Younger, Portraitist of the Renaissance », in : Stéphanie Buck, Jochen Sander, Hans Holbein the Younger, Den Haag, Royal Cabinet of Paintings Mauritshuis, Waanders publischers, Zwolle, 2003, p. 26. 2 Svetlana Alpers, L'art de dépeindre, éd. cit., p. 146.

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Par ailleurs, la monnaie scripturale fait ici son apparition, monnaie « représentée » et dont les représentations n'ont pas de valeur intrinsèque par opposition à la monnaie métallique : les inscriptions peintes, situées dans l'espace fictif du tableau et qui renvoient en réalité à la puissance du peintre capable d'estampiller le réel après coup, semblent jouer avec cette nouvelle profondeur, liée à la dématérialisation des signes monétaires. Les lettres de change, qui apparaissent dès le xiv* siècle, sont des instruments de crédit, utilisés notamment à l'échelle internationale où elles permettent en outre l'échange entre monnaies différentes 1 , donnant toute la mesure de la puissance sociale de celui qui n'a plus besoin, pour l'exhiber, de s'entourer des richesses matérielles vulgaires. Là encore, relations économiques et relations non-économiques convergent et se combinent, permettant à la représentation picturale des activités marchandes de leur donner toute leur complexité sociale et leur profondeur psychologique. À l'évidence, un tel jeu autour de la richesse et de la monnaie, s'il est manifeste, reste plus intuitif que savant: il ne présuppose ni connaissance ni critique des mécanismes marchands, lesquelles ne seront rendues possibles et nécessaires que lors de l'émergence ultérieure du mode de production capitaliste. Il ne s'agit donc pas de prêter aux peintres mentionnés ici une analyse de type théorique et qui pourrait être transposée sans reste dans le discours : l'œuvre reste irréductible, intraduisible, tandis que l'une des caractéristiques de l'activité artistique est son intégration à l'ensemble de la vie sociale, intégration jamais totale qui préserve le décalage où se loge l'esprit d'invention mais aussi une éventuelle distance critique, une relative marginalité peut-être, voulue en même temps que subie. S'il est bien entendu absurde de voir dans les peintres et les artistes de la période flamande les ancêtres des artistes maudits, on aurait tort de les réduire au rang de bons serviteurs des idées dominantes et de valets des puissants. C'est bien une tout autre valeur qu'ils s'évertuent à confronter à la valeur d'échange, leur propre et indéfinissable talent, en passe d'être considéré comme davantage qu'un savoir-faire, et pas encore apprécié comme ce qui par la suite sera nommé le génie. C'est contre un statut qui demeure subalterne que s'élèvent ces artistes, qui sont parfois de véritables entrepreneurs et 1 96

Dominique Plihon, La monnaie et ses mécanismes, Paris, La Découverte, 2008, p. 10. L'Or des images

sont à ce titre porteurs d'une conception nouvelle de l'individualité humaine et de l'activité artistique, conception qui les rapproche des marchands et des bourgeois urbains. Il n'en demeure pas moins qu'ils sont traversés par des contradictions qui leur demeurent fondamentalement opaques, non politiques tant qu'elles ne sont reliées à aucune compréhension d'ensemble de la vie économique et sociale. Ces contradictions tiennent avant tout à la position sociale instable et hybride de l'artiste, oscillant entre artisan et marchand, entre inventeur et valet, hésitation où s'esquisse la figure du peintre en tant que créateur finalement délié de ses dépendances autant que démuni de ses anciennes protections. On peut appliquer à ce moment de l'histoire des arts la remarque de Marx concernant la façon dont l'objet d'art, loin d'être dépendant d'un goût préformé, en vient à créer son propre public : « La production ne produit donc pas simplement un objet pour le sujet mais aussi un sujet pour l'objet. »'. L'artiste en quête d'un public digne de lui se trouve aussitôt en position de juger ceux qui ne sont pas à la hauteur de son travail, dont il moque jusqu'à un certain point la fascination pour la richesse, mais qui sont pourtant voués à le rémunérer et donc à déterminer la valeur marchande et sociale de ses œuvres par leur demande. Au total, la transformation qui affecte l'activité artistique est majeure et elle explique la singularité de l'art des Pays-Bas autour du xv* siècle. Au renouvellement des thèmes picturaux s'ajoute en effet celui des techniques et des supports, mais aussi des formats, des commanditaires et des lieux d'exposition des œuvres, en même temps que la place de l'artiste se modifie et se cherche, et alors qu'évoluent à grande vitesse les conditions de vie - économiques, sociales, esthétiques, éthiques, religieuses, etc. Ce n'est pas par hasard si c'est à cette époque, qui promeut la figure nouvelle de l'individu moderne, actif et compétent, que l'artiste en vient du même mouvement à se peindre lui-même et à réfléchir sur la nature d'images qui, ayant perdu l'évidence simple de leur fonction passée, sont en train de gagner une place et un prestige tout nouveaux. Le peintre reste au service de ses commanditaires tout en occupant parfois une place de choix dans la hiérarchie sociale du temps. 1

Karl Marx, Introduction de 1857, éd. cit., p. 158. Art et richesse : de Mycènes aux Flandres

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Mais il faut aussitôt ajouter que c'est précisément le caractère non capitaliste de la société flamande qui préserve l'espace d'une telle interrogation suspendue et permet, un instant, l'émergence de ces tableaux énigmatiques, qui ne reflètent leur temps que pour mieux questionner le reflet qu'ils en proposent. Ellen Meiksins Wood signale que jamais la Renaissance artistique n'aurait vu le jour si Florence avait été une ville capitaliste, intégralement soumise aux contraintes du marché moderne1. On peut appliquer le propos aux Pays-Bas : ces tableaux sont certes des marchandises, participant à l'économie florissante des produits de luxe; ils sont l'occasion de dépenses somptuaires, liées à la recherche du prestige, mais ils sont aussi tout autre chose, des œuvres témoignant d'un niveau exceptionnel de maîtrise et de créativité, porteuses d'un questionnement puissant, aptes à s'interroger sur leur temps. Monnaie peinte, monnaie réelle Avant d'aborder la façon dont certaines œuvres contemporaines, en persistant à prendre pour objet la monnaie, prolongent et transforment ce rapport critique de la représentation artistique au monde et à elle-même, il convient de préciser la dialectique commune de la représentation qui traverse les images peintes et la monnaie. Mais on se situera cette fois du côté de l'analyse économique de la monnaie, c'est-à-dire sur le terrain d'une théorisation qui, bien que plus tardive que les œuvres dont on vient de traiter, éclaire certains des aspects de la réalité économique et monétaire qu'elles pressentent et dont elles témoignent à leur façon. En effet, dès la naissance du marché précapitaliste, certaines des contradictions inhérentes à la forme monétaire de la richesse se font jour, qui par la suite se développeront en tant que composantes centrales des crises capitalistes : la monnaie est à la fois métal et signe, moyen et fin de la circulation. Dans les Grundrisse, Marx écrit que « d e façon générale la double détermination de l'argent dans la circulation est contradictoire ; à savoir, d'une part servir de simple moyen de la circulation, auquel cas il est une simple médiation qui disparaît ; et en même temps servir de réalisation des prix, forme sous laquelle il s'accumule et se mue en sa troisième détermination en tant qu'argent. »2 1 Ellen Meiksins Wood, L'origine du capitalisme, éd. cit., p. 137. 2 Karl Marx, Grundrisse, II, éd. cit., p. 305.

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Or tout se passe comme si les œuvres flamandes considérées ici se situaient avant tout au niveau de la circulation, mettant en scène la contradiction latente entre moyen et fin, qu'il s'agisse de la circulation marchande ou de cette circulation particulière qui s'instaure entre la représentation monétaire de la valeur et la représentation artistique de la monnaie, à savoir l'échange marchand des œuvres d'art en question. Dans la peinture flamande, la dialectique monétaire se présente aussi comme une dialectique temporelle, qui reprend et décale les thématiques traditionnelles de la vanité et peut prolonger sans heurt toute une tradition iconographique qui joue de cette contradiction entre la persistance du tableau et l'évanescence de l'instant qu'il fixe. L'œuvre demeure, précisément, pour autant qu'elle parvient à saisir l'instant, regard fugitif, geste arrêté, tout en se faisant objet de luxe et réserve de valeur, éventuellement passible de transactions futures, lorsqu'auront depuis longtemps disparu les mortels portraiturés au milieu des richesses qu'ils croyaient durablement posséder. À la place du fond d'or hiératique byzantin, symbole d'éternité, la monnaie peinte sur une toile, cet objet dont la valeur intrinsèque est nulle, vient incarner cette nouvelle modalité de l'image, qui est aussi un nouveau rapport économique et social de l'artiste au monde qu'il représente et au temps social. C'est précisément cette dimension que délaisse Erwin Panofsky dans sa thèse d'un «symbolisme voilé»: s'il ne s'agit ni de voile ni de symbolisme, c'est bien parce que l'œuvre est prise dans la logique même, historique, de ce qu'elle peint, moment rare qui confère cette dimension autoréflexive à des tableaux qui ne sont pourtant jamais des œuvres conceptuelles. En dépit des critiques qu'on peut lui adresser, l'analyse de la peinture flamande proposée par Hegel dans son Esthétique est éclairante, en raison de la question de la représentation qu'il y aborde, à distance de sa critique radicale du concept kantien de représentation - critique que certains interprètes de la philosophie hégélienne ont tendance à simplifier et à durcir en rejet de la notion et de l'étape qu'elle désigne. Dans le cas de la peinture flamande, c'est précisément le rapport complexe de l'image créée à un monde lui-même produit de main d'homme qui retient Hegel, décrivant le tableau et ses «répliques réelles» qui retournent soudainement l'ordre et la logique de la représentation : Art et richesse : de Mycènes aux Flandres

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«Au lieu d'une laine, d'une soie réelles, de cheveux, de verres, de viandes et de métaux réels, nous ne voyons en effet que des couleurs, à la place de dimensions totales dont la nature a besoin pour se manifester nous ne voyons qu'une simple surface, et, cependant, l'impression que nous laissent ces objets peints est la même que celle que nous recevrions si nous nous trouvions en présence de leurs répliques réelles... Grâce à cette idéalité, l'art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il fixe pour lui en en faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui, sans lui, nous échappaient complètement. »

Idéalisation qui fixe la valeur en la faisant exister par-delà le moment de l'échange: la définition hégélienne de l'art se rapproche de la définition de la monnaie dans sa fonction simple de réserve de valeur. Hegel insiste sur l'attention des peintres flamands à la particularité concrète, à l'expression de «cette vertu bourgeoise, fidèle, honnête, ayant conscience d'ellem ê m e et pourtant sans orgueil, religieuse sans mélancolique enthousiasme ni dévote rêverie, déployant à la fois toutes les qualités pratiques dans les rapports de la vie sociale. »'

C'est pourquoi la représentation de la monnaie se trouve en général associée, dans la peinture du temps, à celle de la vie marchande, réglée depuis une échoppe de bois où les richesses les plus diverses prennent place dans un cadre sobre et sans ostentation. Dès lors que l'évocation de l'activité marchande et financière disparaît et que ses acteurs mêmes sortent du cadre, la monnaie n'est plus que l'élément de convention des vanités, côtoyant crânes, bouquets se fanant, bulles de savon prêtes à éclater. Elle devient alors l'objet d'un nouveau symbolisme, régressif et platement moralisant, profondément hypocrite au regard du statut de marchandise de luxe qui est celui de telles œuvres, comme dans la toile virtuose de Jacques de Gheyn, artiste flamand qu'on sait avoir été un homme très fortuné [10]. À l'inverse, on peut affirmer que c'est bien l'activité sociale et la circulation de la richesse qui trouvent dans les tableaux de changeurs et de marchands leur reflet et leur double le plus évident et le plus dérangeant, dynamisant et dialectisant ainsi ce qui resterait autrement simple peinture de mœurs ou tableau à thème. On peut aller plus loin : c'est précisément parce que le marché des biens de luxe, dont font partie les œuvres d'art, n'est pas un marché capitaliste, que les œuvres peuvent 1

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G.W.F. Hegel, Esthétique, trad. C. Bénard, B. Timmermans et P. Zaccaria, Le livre de poche, 1997, vol. II, p. 315-

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s'arrêter sur - et finalement s'en tenir à - cette contradiction inhérente à la circulation marchande. Autrement dit, nul fétichisme ici, ni de la marchandise, ni de l'or, ni de l'art, mais une attention interrogative prêtée à leurs relations mutuelles, à leur parenté déroutante et peut-être compromettante, entremêlant jusqu'au vertige leurs promesses de richesse et de gloire et la laideur prosaïque des échoppes et des comptoirs par lesquels la richesse transite. Si les banquiers et changeurs de la Renaissance sont manifestement fascinés par l'or qu'ils manipulent, cette fascination se développe dans le cadre d'une activité qui a bien le profit pour but, mais à un moment où cette recherche du profit n'est pas encore liée à l'expansion des forces productives et à l'exploitation capitaliste de la force de travail. La monnaie n'est donc pas encore capital sous forme de capital-argent, même si son appropriation est d'emblée traversée par la contradiction entre moyen de circulation et occasion de thésaurisation. Ainsi, la frénésie d'enrichissement, dont ces images témoignent bien, n'estelle pas l'appétit pour la richesse abstraite en tant que telle, ni la préoccupation pour son investissement rentable dans la sphère de la production, qui caractériseront le capitalisme : la manipulation de la monnaie et l'activité financière naissante s'associent encore à un savoir-faire, à des compétences professionnelles, à une technique particulière qui est celle du changeur, pesant le métal et estimant scrupuleusement la valeur des divers objets précieux qui lui sont laissés en dépôt. À ces techniques fait écho le savoir-faire spécialisé de l'artiste, qui pour sa part « fait de l'or » avec un châssis de bois, de la toile préparée et des pigments mélangés d'huile. C'est pourquoi les images de changeurs ne sont pas des portraits à charge mais des tableaux profonds et énigmatiques, où se renvoient sans fin, de l'or à l'image, les reflets de la valeur. On peut même faire l'hypothèse que s'y joue le retournement, ironique là encore, de la monnaie comme équivalent général, abstrait en une universalité concrète, celle du travail singulier, inestimable de l'artiste. À l'aube de l'émergence du travail abstrait, qui coïncide avec le salariat et l'apparition du capitalisme, le peintre est soudain en position de critiquer par son art sans équivalent, et pourtant producteur de valeur, ces formes standardisées de l'activité et de la richesse.

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Ainsi, modèles fortement individualisés par le travail du peintre, à la demande des commanditaires soucieux de reconnaissance à tous les sens du terme, les marchands et banquiers sont-ils ici les doubles équivoques de l'artiste. Ils sont des spécialistes, dont le travail est rémunéré à sa valeur, de la même manière que la valeur des œuvres du bon peintre est fixée en fonction d'un «métier» long à acquérir, d'une virtuosité particulière excédant ce métier et appréciée comme telle, d'une réputation aussi. Ce moment historique est fugace, où la figure des spécialistes de la circulation marchande hésite entre l'avarice traditionnelle, négativement perçue, et la fonction sociale nouvelle, appréciée et respectée, du prêt à intérêt. Marx écrit que « moins la production est développée, plus la fortune en argent se concentre dans les mains des commerçants ou apparaît sous la forme spécifique de fortune marchande» 1 . Les tableaux les plus puissants et les plus inventifs du point de vue artistique, ceux de Metsys et de Holbein, sont ceux qui jouent subtilement de cette dualité persistante. Si de tels portraits ne versent jamais dans la caricature, à de rares exceptions près, c'est précisément parce que les peintres savent de quoi ils traitent, étant eux-mêmes pris dans la logique qu'ils décrivent. C'est pourquoi l'hommage se complique de sa critique, le commanditaire étant en retour saisi par l'artiste dans les rets de la peinture, et la pérennité de sa gloire commerciale ironiquement mesurée à celle de l'œuvre peinte. Ainsi, on peut affirmer que ce que représente aussi le peintre est ce vacillement de la représentation et ce questionnement de l'art sur lui-même, cette indétermination de la valeur, suspendue entre l'image et la richesse qu'elle représente, avant que l'obsession capitaliste de la valorisation de la valeur ne simplifie les choses sous la forme du circuit et selon la logique de la reproduction. On peut supposer aussi qu'à la dialectique temporelle dont ces œuvres jouent avec esprit, s'ajoute une dialectique spatiale, moins immédiatement lisible que la première. En effet, les représentations picturales de marchands-banquiers installent ces derniers dans un espace systématiquement clos, une échoppe généralement sobre, voire rustique, où s'accumulent richesses et signes de la richesse. Ces signes sont pourtant des 1

Karl Marx, Le Capital, III, trad. M. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1977, p- 310.

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liens à grande distance entre marchands et banquiers, surtout lorsqu'il s'agit de lettres de change portant sur des transactions internationales. À mesure que les transactions à longue distance deviennent plus nombreuses et plus complexes, le banquier se spécialise et le marchand se sédentarise1, les espèces et les marchandises voyageant désormais sans lui. Alors que la perspective creuse les lointains et vante l'exploration du monde dans une partie des images de la même époque, c'est ici l'univers clos du comptable qui vient masquer les transports par mer, les convois terrestres de marchandises et les expéditions coloniales. Ici aussi, le miroir s'ingénie à ouvrir discrètement cet espace clos sur ce qui en vérité le fonde, à savoir la vie sociale urbaine, voire mondiale. De la même manière que le marchand enserre le monde dans les rets de l'activité commerciale qui s'étend, au besoin appuyée sur la force armée, le peintre enferme l'univers dans sa toile qu'il élargit de fenêtres entrouvertes, miroirs, cartes géographiques, monnaies étrangères, lettres. Cet ailleurs est notamment colonial, éludé ici dans des images qui n'y font que rarement allusion : s'émancipant de la tutelle espagnole, les Hollandais vont bientôt attaquer les comptoirs portugais en Chine, en Inde et en Afrique, exerçant sur les vaincus et surtout sur les peuples conquis une violence extrême, sans précédent. Les intérieurs clos et les visages paisibles, concentrés, méditatifs même, semblent ici occulter cette vérité du commerce : l'oppression la plus brutale. Dans le chapitre du Capital consacré à «la prétendue "accumulation initiale" », Marx souligne que la Hollande « fut la première à développer complètement le système colonial »2 : « Le butin directement prélevé hors d'Europe par le pillage, la mise en esclavage, les crimes crapuleux, etc. refluait vers la mère patrie et, là, se transformait en capital. »3 Nouveaux cabinets d'alchimistes - une alchimie qui parvient en effet, cette fois, à tout transformer en or - les échoppes de marchands et de banquiers représentées offrent la façade honnête de la gestion marchande, convertissant l'extorsion violente des richesses et l'exploitation des hommes dans les termes de la rationalité comptable et du droit du commerce. 1 Jacques Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen Âge, éd. cit., p. 392 Karl Marx, Le Capital, I, éd. cit., p. 846. 3 Ibid.

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Quelques pages plus loin, dans un texte d'une actualité inentamée quant à l'usage politique et social de la dette publique et de sa croissance, permettant la surimposition des produits de première nécessité, Marx affirme que : «en Hollande, où ce système fut d'abord inauguré, le grand patriote de Witt l'a célébré dans ses maximes comme le meilleur système pour faire de l'ouvrier salarié quelqu'un de soumis, frugal, diligent et... accablé par le travail. »'

S'y ajoute l'efficacité expropriatrice d'une telle politique économique sur les paysans et les petits artisans. Nulle trace de cette expropriation ni de cette violence coloniale dans ces tableaux qui ferment soigneusement le cadre, laissant hors champ ce qui est extérieur aux pures transactions financières issues de ces exactions, pour se focaliser sur des villes prospères et sur l'activité même de peindre et de contempler. Si la noblesse des visages représentés, qui n'est pas incompatible avec le souci de l'intérêt privé, semble aux antipodes de la violence, de tels portraits suggèrent bien que la monnaie est un rapport social et non une chose, par-delà les thèses mercantilistes qui prévalent alors sur le terrain du savoir économique. Il n'en demeure pas moins que, dans le même temps, l'illusion est à son comble : ces œuvres, en refermant l'attention du spectateur sur ce que Marx nomme la « circulation simple», c'est-à-dire le monde marchand coupé de ses prémisses productives et coloniales, présentent une dimension idéologique. Le Capital s'ouvre sur une analyse de la marchandise qui s'arrête tout d'abord sur cette circulation, en laissant de côté les principes de son accumulation et de sa reproduction. D'une façon frappante, et qui fait écho aux tableaux hollandais que l'on vient d'analyser, Marx prend sarcastiquement comme exemple l'échange marchand de toile et de Bible, dans le chapitre 3 du livre i qu'il consacre au rapport entre monnaie et circulation des marchandises. Il y explique que si on laisse de côté le caractère de marchandise de l'or et qu'on le considère comme monnaie, l'échange apparaît pour ce qu'il est, un incessant changement de forme, une métamorphose des marchandises, dont l'argent ou encore « la médiation permet le métabolisme social »2. La monnaie 1 Karl Marx, Le Capital, I, éd. cit., p. 84g. 2 Ibid., p. 118.

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comme valeur d'échange fait alors face aux marchandises en tant que valeurs d'usage et permet la circulation simple, où la monnaie n'est que le moyen pour échanger une marchandise, par exemple de la toile, marchandise vendue par le tisserand qui convertit aussitôt la quantité de monnaie reçue en une autre marchandise, « la Bible, laquelle toutefois s'en va en tant qu'objet utile au foyer du tisserand où elle est censée y satisfaire des besoins d'édification»1. Les deux métamorphoses sont opposées et complémentaires, ajoute Marx, incluant en elle la possibilité de l'arrêt de la circulation, c'est-à-dire la possibilité des crises. L'émergence du mode de production capitaliste donnera à la monnaie une complexité supérieure, renouvelant la question du rapport mimétique que l'œuvre d'art entretient avec elle. La monnaie cesse d'être une simple médiation neutre de l'échange et elle contraint l'analyste, pour comprendre la circulation marchande, à passer du côté de la production : « Ce n'est pas la monnaie qui rend les marchandises commensurables. C'est l'inverse. C'est parce que toutes les marchandises sont, en tant que valeurs, du temps de travail humain objectivé, et qu'elles sont, pour cette raison, commensurables, qu'elles peuvent collectivement mesurer leurs valeurs dans une seule et même marchandise spécifique et, par là même, transformer cette dernière en leur mesure de valeur collective, en monnaie. La monnaie, en tant que mesure de la valeur, est la forme phénoménale nécessaire de la mesure immanente de la valeur des marchandises, c'est-à-dire du temps de travail. »2

D'une part, cette forme invite à la recherche d'une essence du mode de production, située du côté de la production ellemême. D'autre part, ce rôle de la monnaie comme médiation contradictoire vient enrichir la question même de la représentation. Elle offre du moins la potentialité d'une réflexion poursuivie de l'artiste sur l'activité de production d'images et sur les rapports de cette production avec la réalité économique et sociale. C'est ce que l'on va étudier au cours du chapitre suivant. Au cours des xxe et xxi e siècles, certains artistes vont jouer de la fascination décuplée qu'offre la proximité du marché de l'art contemporain avec l'échange de type capitaliste, séduisant des collectionneurs devenus spéculateurs; d'autres 1 Ibid., p. 119. 2 Ibid., p. 107.

Art et richesse : de Mycènes aux Flandres

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vont poursuivre une réflexion critique dont les origines sont anciennes, on l'a vu. Dans le cas de l'art contemporain, ou plutôt d'une partie de celui-ci, la dimension politique se trouve alors redéfinie et associée à une critique de l'économie politique qui prolonge et manifeste le caractère autoréflexif de l'œuvre. En ce sens, la portée politique de l'œuvre ne se résume pas au fait de faire-valoir et d'illustrer une revendication, pas plus qu'à une mission pédagogique de dévoilement du réel. Il s'agit bien plutôt d'inventer de nouvelles formes d'intervention, qui incluent le travail artistique lui-même et la question du rôle de l'artiste au rang de ses enjeux.

ART ET CAPITALISME: UNE AUTRE CRITIQUE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE

Ce chapitre est consacré à l'analyse croisée de l'art et de la monnaie jusqu'à la période contemporaine, en inscrivant cette fois leur rencontre au sein de l'histoire du capitalisme établi et de ses crises. Ce n'est plus seulement la question des reflets croisés entre art et monnaie qui est en jeu, mais bien le rapport entre l'activité artistique et le monde capitaliste tout entier, posant au passage le problème de la capacité de l'artiste à faire voir cette totalité mouvante et déchirée, c'est-à-dire à explorer les incessantes métamorphoses de la marchandise qui sont le monde de l'œuvre et le milieu du travail artistique contemporain. Une fois de plus, aucune prétention à l'exhaustivité ni aucune thèse générale sur l'art n'animent ces pages. Il s'agit avant tout de s'arrêter sur la façon dont certaines œuvres persistent à se confronter, à travers la question de la monnaie et à travers celle du capital, à leur propre place et à leur propre statut. Cette confrontation est l'occasion d'une créativité singulière relevant d'une réflexion de l'art sur le monde et sur lui-même en tant qu'activité sociale, par les moyens mêmes de l'art tels qu'ils se réinventent à cette occasion. De telles œuvres sont au total si peu nombreuses qu'on peut les juger marginales. Pourtant, leur acuité les rend centrales et leur examen conduit à souligner et à rendre plus visibles des préoccupations présentes dans beaucoup d'autres productions artistiques, de façon plus indirecte ou moins patente. Cette réflexion est surtout à l'œuvre du côté des images qui maintiennent et travaillent leur rapport représentatif à la réalité sociale : installations et cinéma, en raison même de leur intrication complexe à la réalité qu'elles désignent, sont très logiquement les hauts lieux de cet art engagé d'un type particulier. Le propre de la séquence large découpée ici, qui va de la fin du xixe siècle au xxie siècle commençant, est l'installation et la mondialisation avancée du mode de production capitaliste, qui en vient progressivement à annexer en partie et à modifier en profondeur les activités intellectuelles et culturelles. Par-delà la marchandisation de l'art, qui ne date pas de cette période mais s'y amplifie, c'est la question du rôle critique et du poids politique de l'artiste qui se pose désormais, en relation directe avec son insertion variable - mais dans tous les

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cas modifiée - au sein des rapports économiques et sociaux capitalistes. Bien entendu, c'est l'apparition de « l'industrie culturelle » qui est le fait marquant de cette période, interrogeant radicalement en retour les termes d'« art », de « création », de « culture ». Il est habituel d'aborder la résistance de certains créateurs à cet enrôlement et le rôle critique de l'art sur le terrain politique de l'art engagé. Sans prétendre minimiser l'importance d'une création culturelle intense et diverse, adossée pendant des années à des forces politiques en quête d'alternative au capitalisme - les partis communistes principalement -, ce chapitre envisagera un autre type de confrontation de la création à l'histoire. En effet, la gigantesque défaite politique et sociale qui caractérise notre époque a clos l'époque d'un art engagé au côté du mouvement ouvrier. Cet art militant, qui fut porteur d'un projet politique et d'un programme culturel alternatifs, tout en étant marqué par l'histoire des pays dits socialistes sur le terrain de l'art et de l'esthétique, fut bien plus complexe et riche, bien plus diversifié aussi, qu'on ne le dit souvent, notamment dans les pays où les partis communistes n'étaient pas au pouvoir. Quant à ses travers, ils sont bien connus. Cependant c'est précisément la confrontation poursuivie des artistes et des œuvres à la question de la marchandise et de leur intégration capitaliste qui dessine une histoire de plus longue durée, en amont comme en aval de cette histoire politique de l'engagement artistique, manifestant la présence d'une création politique au sens large, soucieuse de réflexion et d'intervention. On essaiera de montrer que, par-delà les affiliations militantes, le rapport de la création artistique à la formation économique et sociale capitaliste inclut un questionnement sur la représentation. Cette voie en apparence détournée prolonge pourtant à sa façon l'engagement antérieur, notamment sous la forme d'un affrontement direct et intime des images critiques à cette autre représentation qu'est la monnaie, représentation rivale et complice, abstraite et lourde d'expérience concrète, à la fois lien inter-humain et principe de déliaison sociale. Il faut se garder de toutes les simplifications consistant à rabattre une tradition artistique sur des conditions

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économiques et sociales. En revanche, on peut affirmer que les transformations du capitalisme et celles de la représentation abstraite de la valeur - son histoire monétaire donc -, ainsi que sa dimension financière croissante, jouent un rôle moteur dans la mesure où elles vont tendre à entraîner toutes les activités sociales - y compris l'art - dans leur sillage, sans les arraisonner complètement pour autant. Ainsi, loin de prescrire du dehors aux arts des caractéristiques nouvelles qui s'imposeraient de façon homogène et implacable, ces transformations vont susciter des réponses diverses allant de la marchandisation consentie à la riposte réfléchie, de l'arasement des cultures nationales ou régionales au renouvellement de leurs ancrages originaux. L'activité artistique se présente comme une activité sociale, confrontée comme toutes les autres aux transformations de la production et de l'échange, et comme le lieu spécifique d'une prise de conscience. Cette dernière est patente lorsque l'œuvre se confronte sciemment à la représentation monétaire et financière. La raison en est simple : l'œuvre d'art devenant elle-même réserve de valeur, mais plus encore objet de spéculation ou production rentable, c'est à cette redéfinition qu'elle subit sans la maîtriser qu'elle a prioritairement à se confronter, en vue de ménager, de reconquérir ou d'inventer sa propre liberté critique. Avant de considérer des œuvres et des artistes qui explorent une telle voie, il faut commencer par préciser davantage la place que le capitalisme contemporain donne à la circulation monétaire et au crédit, qui éclaire la façon dont se structure un marché de l'art spécifique.

L'art monétisé Dès l'apparition du mode de production capitaliste, la dimension financière de l'économie acquiert une importance, une structure et un rôle nouveaux. Elle n'en constitue pas une excroissance parasitaire, mais une composante fonctionnelle. La monnaie conserve ses rôles antérieurs de moyen de circulation et de réserve de valeur mais, en raison de l'importance prise par le crédit, elle se voit confier des fonctions inédites qui modifient sa forme même et la 112

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détache toujours davantage du métal précieux. En ce sens, ce n'est pas la circulation simple qui explique le système de production capitaliste, c'est à l'inverse le circuit de valorisation du capital qui éclaire en retour les conditions de sa reproduction. Suzanne de Brunhoff explique que le schéma A-M-A'1, où l'argent est finalité et non plus seulement médiateur, est le véritable point de départ qui permet de comprendre M-AM2. Autrement dit, le marché ne porte pas nécessairement et par avance le capitalisme dans ses entrailles, même si le capitalisme a besoin du marché pour s'installer, fonctionner et se reproduire. Mais l'illusion est puissante. Traitant du passage au mode de production capitaliste, Marx analyse notamment dans le livre III du Capital la façon dont le capital commercial se présente bien comme la forme première du capital, sans inclure pourtant en lui les fonctions du capital ultérieur: ce n'est pas sur le terrain de la circulation mais sur celui de la production qu'émerge le mode de production capitaliste. En revanche, le capital commercial apparaît bien, rétrospectivement comme capitalisme en cours de formation, semblant dessiner un cours historique inéluctable, linéaire : « Il n'est donc nullement difficile de comprendre pourquoi le capital marchand apparaît comme forme historique du capital, bien avant que le capital se soit assujetti la production elle-même. Son existence et son développement à un certain niveau sont e u x - m ê m e s la condition historique pour le développement du mode de production capitaliste : 1. parce qu'ils conditionnent la concentration de la fortune monétaire ; 2. parce que le mode de production capitaliste suppose une production destinée au commerce, vendue en gros et non aux particuliers ; il suppose donc un commerçant qui n'achète pas pour ses propres besoins, mais concentre dans son opération d'achat les achats d'un grand nombre. D'autre part, tout le développement du capital marchand tend à donner à la production un caractère de plus en plus orienté vers la valeur d'échange et à transformer toujours plus largement les produits en marchandises. Comme nous le verrons un peu plus loin, son développement pris isolément est insuffisant pour mettre en œuvre et pour expliquer le passage d'un mode de production à l'autre. »3 1

La quantité d'argent A' recueillie au terme de la transaction est supérieure à la somme investie pour se procurer la marchandise. 2 Suzanne de Brunhoff, Les rapports d'argent, Paris, Presses universitaires de GrenobleMaspero, 1979, p. 15. 3 Karl Marx, Le Capital, III, éd. cit., p. 310.

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L'œuvre d'art comme réserve de valeur Contre toute attente, cette analyse qui s'attache avant tout à répudier tout déterminisme historique pour mieux définir des conditions concrètes, offre également deux nouvelles pistes à une analyse de l'art en tant que mode de représentation, intégré jusqu'à un certain point au mode de production capitaliste. D'une part, alors qu'il étudie la dimension monétaire et surtout financière du capitalisme, Marx va être amené à repenser la catégorie de représentation non pas d'abord sur le terrain philosophique mais en premier lieu sur celui de la critique de l'économie politique, qui inclut désormais cette dimension philosophique : la représentation monétaire s'y révèle enracinée dans la base économique et sociale, produisant ses effets à la fois à ce niveau et dans les consciences. Représentation d'un type nouveau qui conjoint fonction médiatrice et autonomie relative, la monnaie capitaliste participe à la formation du fétichisme de la marchandise et de ses avatars du côté du capital porteur d'intérêt, qui conduisent Marx à réélaborer par ailleurs la question de l'idéologie. Cette refonte de la question classique de la représentation - considérable même si elle n'est jamais présentée en tant que telle - peut également nourrir une approche autre des images et de leurs fonctions propres. Une seconde voie d'analyse tient à la transformation du rapport que l'activité artistique entretient avec la formation économique et sociale. L'impression rétrospective que les maîtres hollandais auraient décrit et critiqué le capitalisme se dissipe, tandis que se pose à l'artiste le problème de la compréhension renouvelée de son statut et de son rôle au sein d'un mode de production inédit : l'œuvre d'art est à la fois une réserve de valeur et une représentation potentiellement critique du règne même de la loi de la valeur, c'est-à-dire de cette logique folle de la valorisation de la valeur, qu'incarne le capitalisme. Cette valorisation a pour cœur non pas l'échange marchand en tant que tel, mais l'exploitation de la force de travail salariée. Autrement dit, dans ce mode de production, la circulation devient une phase à part entière de la production et de la reproduction capitaliste, qui perd toute autonomie en dépit des apparences qu'elle continue de susciter. C'est dans la circulation capitaliste en tant que telle que l'argent devient

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capital en tant que capital-argent, c'est-à-dire se présente comme simple agent du capital productif et moment de sa reproduction. Dans ces conditions, la représentation picturale de la monnaie et des professions financières change radicalement : ce n'est plus à son double mais d'abord à son autre que se confronte l'activité artistique, si elle choisit de résister au seul statut décoratif et divertissant qui lui est alors concédé par la bourgeoisie industrielle et financière. Face à la puissance de la richesse abstraite accumulée, qui menace directement son autonomie, c'est une nouvelle distance critique que doit inventer l'artiste dès lors qu'il veut aussi dire quelque chose du monde social et de ses transformations, dans lesquelles il se trouve plus que jamais pris. En effet, c'est désormais en tant que secteur du monde capitaliste - l'économie de la culture - que tend à être reconfigurée l'activité artistique contemporaine, conformément à une tendance historique qui ne cesse de se renforcer jusqu'à aujourd'hui. Mais cette reconfiguration ne saurait être complète. Les interrogations et les solutions plastiques de l'art flamand ne conviennent donc plus à préserver et à manifester cette autonomie, pour des raisons qui tiennent à la fois à l'histoire de l'art et à l'histoire économique et sociale, dénouant le lien de l'image à l'or autant que celui de la peinture aux modalités antérieures de la représentation. Car c'est au capital et à sa logique omniprésente que se confronte dorénavant l'artiste. Sur ce plan, le recours à la critique de l'économie politique peut aider à sortir d'une histoire idéaliste des formes sans réduire pour autant l'art au statut de reflet passif de son temps, car les formes de l'art prennent place à leur façon parmi les formes de la vie économique, politique et sociale. Sur le plan économique, selon Marx, c'est l'intégration tardive du capital commercial au capital productif qui permet de comprendre rétrospectivement l'histoire propre de ce capital commercial et son rôle historique, à la fois passé et présent. Simple intermédiaire, le capital commercial n'est pas d'abord en mesure de dominer la production. Il en résulte, paradoxalement, l'extrême importance sociale qui lui est accordée, en tant que richesse séparée, trésor accumulé. C'est de cette incarnation par excellence de la richesse et de la puissance sociale que témoignent certaines œuvres renaissantes, précisément dans

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les parties de l'Europe qui connaissent un essor marchand précoce et exceptionnel. En revanche, dès lors que le capital s'est emparé de la production tout entière, le capital marchand n'occupe plus qu'une place relative, qui se trouve redéfinie à mesure que le capitalisme s'étend et que se modifient en profondeur les rapports sociaux hérités. C'est au cours de cette transformation que les fonctions de l'argent se modifient : il devient à son tour capital, sous la forme de capital-argent, et vaut, non par son accumulation en tant que trésor, mais par la circulation incessante de la valeur qu'il autorise et nécessite. Ce que Marx nomme son « action dissolvante»1 attaque tel l'acide les conditions antérieures de la production en même temps qu'elle défait les anciens rapports sociaux: à la duperie, au pillage et à la colonisation impériale se substituent la réorganisation de la production et un nouveau type de colonialisme puis de domination post-coloniale, tandis que la monnaie devient monnaie universelle et que le crédit occupe une place croissante. Il va de soi que la place de l'art et le statut de l'artiste se modifient radicalement en même temps que toutes les autres activités sociales, qu'elles soient directement productives ou non. C'est à ce niveau que la critique de l'économie politique s'articule à une critique de ce que Marx nomme le «mode de représentation» capitaliste, qui peut aussi être reversée au compte d'une réflexion sur l'art et sur l'artiste, même si, pour sa part, il ne se préoccupe pas d'effectuer une telle transposition. En effet, au cours de son analyse du capitalisme et à mesure qu'il remanie en profondeur la notion d'idéologie, Marx élabore une nouvelle conception de la représentation, de nature à rendre compte de cette étrange représentation sans sujet qu'est la monnaie. Dans un premier temps, c'est dans le cadre de l'analyse de la marchandise capitaliste, et des conditions monétaires de son échange, que Marx entreprend de penser la représentation comme forme fonctionnelle. D'une part, la marchandise et la monnaie sont des représentations sociales objectivées et réifiées de la valeur, dont elles masquent l'origine véritable : le travail abstrait. D'autre part, elles se prolongent dans des représentations mentales, subjectives, qui tendent à se systématiser en une vision du monde social, par-delà la sphère de l'échange et des seules idées économiques qui en dérivent. L'étude du 1 Ibid., p. 313. 116

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fétichisme de la marchandise se prolonge dans l'analyse de sa version accomplie, qui concerne le capital porteur d'intérêt. À ce niveau en effet, vient se parachever l'impression que « le capital semble être la source mystérieuse et créant d'elle-même l'intérêt, son propre accroissement»1, la forme A-A' désignant le degré ultime du fétichisme, la croyance que «l'argent fait de l'argent». On peut considérer que cette représentation fondamentalement capitaliste, devenue idéologie dominante, hante désormais la totalité du monde social. Plusieurs conséquences en découlent, qui concernent le rôle et la place de l'art, dans sa relation à la connaissance et à théorisation critique. La première est que les représentations dominantes doivent être considérées comme étant à la fois fonctionnelles et contradictoires : avant d'être des discours apologétiques, elles sont des apparences, trompeuses et nécessaires, illusoires et adéquates, indissociables d'une organisation de la production et de l'échange qui extorque la plus-value et doit à toute force masquer le processus de cette extorsion. Les intentions idéologiques viennent dans un second temps entretenir ce « mode de représentation », enchâssé à la base même de la formation capitaliste et qui n'appartient donc pas à ce que l'Idéologie allemande identifiait comme « superstructure». La seconde conséquence concerne la tâche de la pensée critique, qui consiste à s'opposer aux idées dominantes mais aussi et surtout à expliquer leur genèse et à construire une alternative. En troisième lieu, et par voie de conséquence, l'artiste moderne est à la fois pris dans la logique capitaliste et capable de déployer une activité créatrice qui met en cause, en retour, les limites et les mutilations subies par les individus. Si ces derniers sont aliénés, ils aspirent aussi, à des degrés divers, à une émancipation sociale et politique, dont les effets concernent aussi leurs propres capacités créatrices mutilées. L'activité artistique se trouve donc prise dans ce jeu complexe de la représentation, si l'on donne à ce terme toute sa portée et sa dignité dialectique, si on la pense comme logique objective qui percole à travers toute la formation sociale, la scindant pour mieux la réajuster à elle-même. C'est en ce sens qu'elle n'est pas avant tout un ensemble d'oeuvres mais une activité et une instance spécifiques, irréductible à ce que serait sa fonction strictement définie au sein d'un mode de production, 1

Ibid., p. 363. Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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quel qu'il soit. Et c'est bien du côté de l'activité sociale qu'il faut chercher les causes de son pouvoir critique maintenu : expression de la force humaine de création et de production, l'art peut être rapproché de la production en ce qu'il sollicite une force de travail qui produit des marchandises sans être elle-même une marchandise. Art et travail sont annexés par le capitalisme tout en lui demeurant en partie extérieurs : ils se trouvent fédérés non par la marchandisation capitaliste mais par leur résistance à cette intégration capitaliste, à laquelle ils échappent partiellement - mais nécessairement. Pierre Salama etTran Hai Hac écrivent que «le procès de reproduction de la force de travail consomme des marchandises mais n'est pas production d'une marchandise: (...) sa reproduction ne donne pas lieu à la production d'une plus-value que le travailleur s'approprierait en tant que propriétaire de la force de travail. »'

Pour cette raison même, les luttes de classes concernent aussi et tout particulièrement un affranchissement maximal à l'égard de la marchandisation toujours plus complète que le capitalisme cherche à imposer à la force de travail et à sa reproduction: il en va de l'individualité même du travailleur. Cette analyse vaut pour la production artistique, qui produit des marchandises, éventuellement, sans être par elle-même marchandise. À cela s'ajoute le fait que le travail artistique échappe à sa standardisation puisqu'aucune augmentation de productivité ne peut y être obtenue et que son évaluation est et reste hautement problématique. Dans le cas de l'activité artistique, la valeur d'échange des œuvres est plus que jamais distincte de la valeur. Ou encore, si les œuvres d'art peuvent avoir un prix sur le marché, ce prix et la valeur d'échange qu'il est censé exprimer ne renvoient à aucune valeur sous-jacente. Pour Costas Lapavitsas, dans le mode de production capitaliste, la forme de la valeur peut être complètement détachée de la substance de la valeur, de sorte que « la forme de la marchandise est également adoptée par une large gamme d'activités capitalistes qui ne sont pas reliées à la valeur en tant que travail abstrait, ou m ê m e qui ne sont pas du tout reliées à l'économie. »2 1

Pierre Salama et Tran Hai Hac, Introduction à l'économie de Marx, Paris, La Découverte, 1992, p. 49. 2 Costas Lapavitsas, Social Fûundations ofMarkets, Money and Crédit, éd. cit., p. 30 (traduction de l'extrait cité par moi-même, IG).

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On reviendra sur le problème de la fixation du prix des œuvres et de la cote des artistes. Dans l'immédiat, c'est cette commune résistance potentielle de la force de travail du salarié et de la force créatrice de l'artiste à leur commune marchandisation - ou à leur remarchandisation contre les acquis de l'époque fordiste - qui explique que l'activité artistique demeure relativement autonome tout en se confrontant plus que jamais à la menace intime de son annexion à la production de simples biens marchands. Tandis que la métamorphose capitaliste de la force de travail en marchandise se révèle profondément contradictoire, du côté du marché capitaliste et de ses règles propres la monnaie et la finance n'ont pas seulement un rôle fonctionnel qui les réduirait au rang de purs moyens dociles. Elles sont aussi une expression et une forme d'existence des contradictions, que l'on vient d'évoquer. Et c'est précisément en ce point où se croisent des travaux, des œuvres, des prix sociaux et des exigences de rentabilité que se noue le rapport des artistes contemporains au capitalisme. Dès le début de l'époque moderne, le capitalisme modifie ainsi l'espace de leur intervention critique en même temps que les coordonnées de l'affrontement social. Ce qui est aussi un nouveau régime de la représentation économique de la valeur mettra du temps à trouver dans l'art ses formes de représentation, formes non pas dérivées mais associées. Elles vont conduire quelques créateurs à affronter sur leur terrain la question de la marchandise capitaliste, comme cette cellule qui contient la totalité sociale et ses contradictions. Historiquement, les étapes sociales de la formation de l'art moderne sont connues : à partir du moment où le capitalisme supprime les derniers vestiges du féodalisme, le statut des artistes change radicalement et brutalement. Avec la disparition du mécénat traditionnel, ils se trouvent dorénavant soumis plus ou moins directement au marché capitaliste et surtout à un marché spécifique, celui de l'art, sur lequel ils ne sont plus - ou sont rarement - des acteurs, à la différence de certains peintres flamands qui sont aussi des négociants, on l'a dit. Au XIX E siècle, cette position subalterne de la production artistique, non intégralement envahie par les intérêts capitalistes mais en partie restructurée selon leurs critères, explique l'apparition

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de formes d'intégration nouvelles, promues par l'essor des arts décoratifs et de l'esthétique industrielle par exemple. Mais elle explique aussi, du côté de certains artistes, un dégoût profond pour la bourgeoisie dominante, pour une part devenue hostile au monde de la culture1. Cette tendance, qui rapproche certains créateurs du mouvement ouvrier en cours de formation, nourrit surtout une revendication farouche d'indépendance qui culmine dans la défense de l'art pour l'art. Si la bohème est une réaction à la prolétarisation du monde de la culture en même temps que son esthétisation, la fin du mécénat ancien esquisse aussi les conditions d'un nouveau salariat, d'une nouvelle marginalité combinée à une fragile liberté. Les riches débats des arts décoratifs, du fonctionnalisme, du réalisme, du naturalisme, du symbolisme et de l'académisme persistant, ont pour conditions des luttes féroces au sein de ce qui se présente comme le nouveau monde de l'art. Il se trouve que du côté des arts plastiques, à la différence de ce qui se passe du côté de la littérature, les marchands d'art vont rapidement conquérir un rôle déterminant dans la réorganisation du monde artistique, ajoutant à la fonction de marchand et d'investisseur celles de critiques et de mécènes d'un nouveau genre, quadrillant l'ensemble de la création artistique. Karel Teige, artiste tchèque surréaliste et théoricien de l'art, écrit en 1936 : « Les marchands de tableaux achètent, vendent, critiquent, dissertent, écrivent et vu le fait que nombre de critiques et de peintres sont devenus eux aussi des marchands, on pourrait même dire que ce sont les marchands qui font la peinture. »2

Bien entendu, en dépit de la pertinence de la remarque, les choses sont plus complexes En raison même de la puissance annexioniste du marché, la dynamique propre d'écoles artistiques critiques et de courants anti-académiques puis d'avantgardes révolutionnaires vont conférer à la création artistique une vitalité réelle, en même temps que continue de se modifier le statut de l'artiste. Une grande diversité en résulte, qui fait place, très localement mais de façon pourtant frappante, à la reprise de la question de l'or et de la monnaie dans la peinture. 1

Pierre Bourdieu, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1998, p. 86. 2 Karel Teige, Le marché de l'art, trad. M. Gerghel, Paris, Allia, 2010, pp. 52-53.

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Un genre américain : la peinture de dollars Aux États-Unis, au cours de la seconde moitié du xix e siècle, alors que le capitalisme connaît un essor exceptionnel et tandis que la création artistique reste à cette époque en grande partie soumise à des traditions esthétiques qui s'inventent en Europe, se renouvelle un art académique d'un genre particulier. Celui-ci va s'employer à revivifier pour un temps la tradition renaissante du trompe-l'œil, en l'adaptant au contexte nouveau d'une nation en quête de passé fondateur en même temps que d'un avenir sans égal : quelques peintres américains vont décider de se consacrer exclusivement ou quasi exclusivement à la représentation de la monnaie de papier, inventant un genre mineur, la figuration illusionniste de billets de dollars. À la différence des peintres flamands, qui mettaient en scène la monnaie au milieu des activités professionnelles de sa manipulation et dans le cadre de la vie quotidienne, les billets de dollars sont ici, en général, le seul objet du tableau, ne témoignant plus que d'un savoir-faire virtuose, mais limité, de l'artiste, comme si ce dernier était en proie à la division du travail poussée qui s'impose au même moment dans le monde industriel. Curieux avant tout, plus démonstratifs qu'inventifs, ces tableaux n'en sont pas moins complexes. Paradoxalement, l'ambiguïté profonde du sens de telles images tient ici non à leur construction savante mais, à l'inverse, à leur extrême simplicité, à la fascination naïve et ambiguë dont elles témoignent pour cette autre représentation conventionnelle de la valeur qu'est le billet de banque et pour cette représentation au second degré de la puissance économique et politique étasunienne qu'est le dollar. Loin de ses formes byzantines, c'est bien une nouvelle adoration de l'image, billet vert peint ou réel, qui naît alors. Paradoxalement, l'effet produit reste indépendant de l'intention du peintre, parfois vigoureusement critique à l'égard des décisions économiques et politiques américaines (c'est le cas de Victor Dubreuil, en particulier, peintre de dollars ultraspécialisé). En ce sens, ces tableaux semblent finalement accomplir la menace qui pèse sur la représentation, dès lors qu'elle devient indiscernable de son objet, cet objet

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étant lui-même une autre représentation, une image gagée sur la richesse réelle: le billet de banque n'est qu'un ensemble de signes et de formes plastiques disposés sur un morceau de papier, dont la copie est un duplicata. Un fétichisme de second rang naît ici, qui porte non sur la marchandise mais sur la représentation de la monnaie, représentation de représentation devenant à son tour marchandise hautement appréciée des collectionneurs privés américains. Ces copies seront si parfaites, d'ailleurs, qu'un peintre de dollars comme William Michael Harnett [12] sera poursuivi pour contrefaçon par le Département du Trésor américain1. Par la suite, une loi votée par le Sénat américain interdira la reproduction picturale des dollars, signant la mort de ce genre éphémère. Comble d'ironie, ce n'est pas à un art critique que s'en prend ici la loi, mais à un illusionnisme virtuose, à l'intrusion possible de fausse monnaie sur le marché, qui menace le contrôle étatique de l'émission des signes monétaires et le fonctionnement réglé de l'échange. Traitant de l'expansion du capitalisme, Marx écrit que « ce n'est pas ici le commerce qui révolutionne constamment l'industrie, mais c'est l'inverse»2, conduisant à l'extension du marché mondial et à la subordination du capital marchand au capital industriel, entraînant le déclin des anciennes puissances commerciales et la montée de nouveaux centres capitalistes. On l'a dit, l'essor commercial est une des conditions d'émergence du capitalisme, qui subordonne en retour l'ensemble des activités marchandes. L'usure et la thésaurisation régressent à mesure que le mode de production capitaliste s'impose et fait de l'appropriation du surtravail sa base, ce dernier prolongeant néanmoins des tendances inhérentes à l'accumulation d'un trésor, antérieur à l'émergence du capital en tant que tel. « Ce qu'exige le propriétaire d'un trésor, ce n'est pas du capital, mais de l'argent en tant qu'argent ; mais par l'intérêt, il transforme en capital ce trésor monétaire qu'il avait constitué pour soi; il en fait un moyen qui lui permet de s'emparer entièrement ou en partie du surtravail et également d'une partie des moyens de production eux-mêmes, quoiqu'ils continuent nominalement à s'opposer à lui en tant que propriété d'autrui. »3

De sorte que l'on peut considérer que le crédit dépasse et conserve le prêt à usure de la même manière que le capitalisme 1 Edward I. Nygren, «Money», éd. cit., p. 619. 2 Karl Marx, Le Capital, III, éd. cit., p. 315. 3 Ibid., p. 552. 122

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dépasse et conserve la production marchande : la fascination pour la monnaie persiste mais elle se modifie, se concentrant dorénavant sur le système bancaire lui-même et sur le papiermonnaie qu'il émet, longtemps indexé sur le stock de métal précieux disponible mais désormais indépendant jusqu'à un certain point de lui, puisque gagé sur la production à venir. Du côté de l'art pictural, en écho à cette expansion et à cette dématérialisation, c'est ici le paradoxe d'un support de la valeur sans valeur intrinsèque qui semble fasciner le peintre, en même temps que la puissance économique et politique mondiale qu'incarne le dollar, puissance présente dans le moindre billet de petite valeur, sale et déchiré, qui en fait une icône à part entière. Il est intéressant de s'arrêter sur une des toiles les plus connues de Victor Dubreuil, qui a consacré l'intégralité de son œuvre à la représentation de billets de banque pour dénoncer le pouvoir à son goût excessif de la richesse aux États-Unis [13]. L'utilisation du motif chrétien de la croix, qui le place au plus près des œuvres analysées précédemment et de la rencontre entre motifs religieux et thème monétaire, peut être jugée ici ironique mais aussi tout simplement idoine à l'éthique de l'entrepreneur capitaliste, qui recourt non au prêt à usure mais au crédit bancaire, le crédit impliquant une croyance de type spécifique, strictement économique. La devise «In God we trust» apposée sur les billets n'est bien entendu pas le fruit du hasard. De son côté, Marx écrit que «le système monétaire est essentiellement catholique. Le système de crédit est essentiellement protestant. The Scotch hate gold. En que papier-monnaie, le mode d'existence monétaire des marchandises n'a qu'une existence sociale. C'est la foi qui sauve. La foi dans la valeur monétaire en tant qu'esprit immanent des marchandises, la foi dans le mode de production et son ordre tenu pour prédestiné, la foi dans les a g e n t s i n d u s t r i e l s de la p r o d u c t i o n en tant q u e s i m p l e s personnifications du capital qui se met lui-même en valeur. Mais le système de crédit ne s'est pas plus émancipé de la base du système monétaire que le protestantisme des fondements du catholicisme. »'

L'ironie marxienne n'est ici plus celle des Grundrisse, dont le texte cité précédemment insistait sur la place prépondérante du médiateur, monétaire ou divin. Ici, la foi n'est pas mentionnée comme l'élément d'une métaphore mais comme une 1

Karl Marx, Le Capital, III, éd. cit., p. 547-

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croyance spécifique, qui fonde le principe même du crédit. La relation avec les formes traditionnelles de la foi chrétienne est présentée comme une origine, mais une origine dépassée et transformée dans un nouveau dogme et surtout dans une pratique collective, de nature économique. En ce sens, la croix de Dubreuil peut être considérée, contre la volonté même du peintre, comme l'expression exacte, et finalement plate et acritique, de cette foi économique qui n'a rien d'une illusion mystique : c'est bien ainsi que le tableau sera perçu et exposé par les collectionneurs américains qui sont aussi des hommes d'affaires et qui se précipiteront sur ce type d'images sans y percevoir la moindre réprobation à l'égard de l'accumulation capitaliste1. Ce succès donne à penser que les acquéreurs de ces œuvres y lisent la traduction littérale, à peine teintée d'ironie complaisante, de leur intime conviction et de leur foi ardente. Il est intéressant de noter qu'au même moment les débats économiques américains portent, entre autres, sur la question du rapport entre le papier-monnaie et l'or, voyant s'affronter ceux qui affirment que la circulation monétaire doit être strictement proportionnée à l'encaisse métallique et ceux qui prônent la liberté d'émission monétaire en fonction des besoins de l'économie. Sur ce terrain, la question de la représentation se trouve abordée de façon bien plus profonde et complexe que dans les œuvres plastiques du moment, qui font de la monnaie leur thème de prédilection. Car ces artistes du dollar ne proposent en réalité aucune réflexion sur le capitalisme et sur le rôle qu'y joue la monnaie, pas plus que sur l'œuvre, son statut, sa fonction. Ils n'opèrent que la simple reprise des techniques du passé, appliquées à seul type d'objet qui occupe dorénavant tout l'espace du tableau redevenu plan, aux froissements de papier et aux veines du bois près. Cet art minimaliste et répétitif du trompe-l'œil manifeste l'absence de profondeur spatiale et intellectuelle de ce qui est donné à voir. La parenté complexe et conflictuelle entre l'artiste et le marchand, dont témoignait en son temps l'art des Pays-Bas, régresse en simple fusion entre l'œuvre et la monnaie. Cette pratique aux limites de la fraude est la seule distance, involontaire, que l'œuvre maintienne encore avec le monde capitaliste. Mais cette victoire absolue de la mimesis est surtout l'abolition de la représentation, l'annihilation de 1 124

Marc Shell, Art and Money, Chicago, The University of Chicago Press, 1995, p. 93. L'Or des images

sa dialectique propre. Ainsi, à force de ne représenter que la représentation de la valeur, ad nauseam, ces œuvres s'enlisent dans la fascination qu'elles dénoncent mais que finalement elles nourrissent. Simples exercices virtuose et production décorative, elles sont en outre parfaitement désuètes au regard des mouvements artistiques contemporains. C'est finalement l'un des personnages mythiques créé par Walt Disney, Uncle Scrooge, très littéralement traduit par « Oncle Picsou » en français, qui peaufinera et perfectionnera cette imagerie qui échoue à être ironique, en lui conférant sa mission ouvertement idéologique. Version modernisée de l'avare, ce personnage un peu vieux jeu mais fondamentalement sympathique parachève le portrait idéalisé du spéculateur à la Rockfeller. Sa fortune n'est qu'un léger défaut, le résultat d'une lubie inoffensive, légitimant à la fois un monde capable de sourire de lui-même et un fétichisme de l'or qu'il a d'ores et déjà assumé et dépassé. Comble d'ironie, si la Walt Disney Company, devenue depuis major du cinéma d'animation et de la télévision, y brosse surtout sa propre image, le but n'est assurément pas d'inciter le lecteur au regard critique sur un empire industriel et financier qui diffuse à haut régime les images les plus convenues et les plus emblématiques de la culture dominante. Art contemporain et valeur Miroirs de valeur

Du côté de l'art contemporain de l'après-guerre, la question de l'or et de la valeur réapparaît ponctuellement, dans des œuvres dont le propos demeure profondément ambigu et dont la portée critique reste indéfinissable. C'est le cas d'Yves Klein, qui réutilise l'ancienne technique byzantine du fond d'or dans un certain nombre de ses œuvres et notamment pour produire des monochromes qu'il baptise Monogold. En 1959, il procède à la vente de «zones de sensibilité picturale immatérielle», contre un reçu à des acheteurs qui doivent de leur côté jeter une petite quantité d'or pur dans la Seine. Le reçu porte mention de règles de transaction et de cession, qui prévoient en particulier que la zone achetée ne peut être cédée par son propriétaire qu'au double de sa valeur initiale. S'agit-il d'une critique du Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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marché de l'art? De son apologie teintée d'ironie? Par-delà une recherche de type métaphysique, qui préoccupait avant tout Yves Klein, la question du rapport de l'art au marché débouche non sur une critique mais plutôt sur l'affirmation résolue d'une démarche artistique qui serait intrinsèquement dotée de valeur marchande, au point qu'elle n'a plus même à se manifester dans une œuvre, au sens classique du terme. C'est aussi le propos de Joseph Beuys, dont une partie de l'œuvre témoigne de préoccupations politiques et sociales, mais qui conçoit l'art comme étant le seul moyen d'une transformation historique, sans qu'elle soit jamais définie. En 1979, il signe de son nom un billet de dix dollars sur lequel il inscrit «Kunst = Kapital» («Art = Capital»). Ce geste de défi plus que de dénonciation ressemble surtout à l'affirmation d'une puissance si directement concurrente de l'art face au capital qu'elle devient, paradoxalement, une simple identité, par définition rigoureusement réversible. De façon parente et plus provocatrice encore, l'artiste italien Piero Manzoni vend, en 1961, des boîtes de conserve de «merda d'artista», dûment numérotées. La dérision et l'autocélébration deviennent indiscernables, de même que la critique du marché et la transposition mimétique de ses règles. Ce qui était l'équivocité des tableaux renaissants se retrouve bien ici, y compris à travers la référence au mythe de Midas. Mais l'œuvre se retourne désormais vers elle-même et contre elle-même, se défaisant en tant qu'oeuvre d'art. Il n'en demeure pas moins qu'il faut inscrire ces œuvres et ces démarches au registre de cette longue histoire, qui amène certains artistes à se confronter explicitement à la marchandise et à la marchandisation de leur travail. Finalement, la descendance la plus fidèle à la démarche des peintres américains de billets de dollars se rencontre, au xxe siècle, du côté d'une partie du pop art, qui pourtant rompt radicalement avec la figuration académique et les conventions du passé. Sur le terrain de l'art contemporain américain inventif et provocateur des années i960, c'est ajoutant la reproduction à la répétition qu'Andy Wahrol va porter à son comble l'ambiguïté d'un art qui se révèle alors parfaitement et joyeusement intégré au marché, reproduisant ironiquement les espèces monétaires dans des œuvres qui semblent à la fois assumer et défier toutes les traditions picturales passées, et

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désarmer tous les discours critiques. 200 One Dollar Bills [15], un tableau représentant des billets de 1 dollar en noir et blanc, soigneusement juxtaposés, transforme en patchwork décoratif et inattendu les fades trompe-l'œil américains du xixe siècle, grâce aux subtiles variations de ton de la sérigraphie artisanale. Dans un style qui n'appartient qu'à lui, où l'ironie se critiquant elle-même s'annule finalement dans un conformisme de second degré, Andy Warhol écrit : « ce qui est formidable dans ce pays, c'est que l'Amérique a inauguré une tradition où les plus riches consommateurs achètent en fait les mêmes choses que les plus pauvres. On peut regarder la télévision et voir Coca-Cola, et on sait que le président boit du Coca, Liz Taylor boit du Coca et, imaginez un peu, soi-même on peut boire du Coca. Un Coca est toujours un Coca, et même avec beaucoup d'argent on n'aura pas un meilleur Coca que celui que boit le clodo du coin. Tous les Coca sont pareils, et tous les Cocas sont bons. Liz Taylor le sait, le président le sait, le clodo le sait et vous le savez. »'

Jouant avec les images les plus standardisées de la culture américaine, les productions provocatrices de la Factory, le fameux atelier new-yorkais de Warhol, se rangent finalement du côté de l'apologie et du mimétisme et deviennent ouvertement des sources de profits considérables pour l'artiste. Sans parler des innombrables reproductions et objets dérivés qui par la suite les dupliqueront une fois encore, remonétisant de façon légale de telles contrefaçons. Sur le mode de la pure redondance, des artistes devenus entrepreneurs d'eux-mêmes célèbrent ainsi une activité mercantile et financière dont leurs œuvres ne sont plus que l'indice. En 2009, l'œuvre de Warhol sera vendue 43.8 millions de dollars par Sotheby's, cette transaction « réalisant», au sens économique du terme, la substance de cette œuvre signée d'un nom désormais très coté sur le marché de l'art. La représentation de la représentation monétaire l'apparente aux produits financiers de second rang du capitalisme financiarisé. Tout un secteur de l'art contemporain va exploiter ce filon, iconoclaste au regard des principes passés de l'art pictural, mais fétichiste en vérité, si l'on considère la représentation monétaire et sa fonction de réserve de valeur et de capital argent que l'œuvre d'art en vient à épouser, s'affichant comme pure marchandise. Les billets sérigraphiés par Andy Warhol sont de 1 Andy Warhol, The Philosophy ofAndy Warhol (From AtoB and BackAgain), New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1975, pp. 100-101. Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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cet ordre, autant que les crânes ornés de diamants de Damien Hirst qui, à l'instar d'une proportion non négligeable des œuvres contemporaines, ne célèbrent plus que les épousailles joyeuses et cyniques, sceptiques et crédules, de l'art et du marché. Une telle représentation de la monnaie manifeste désormais la nature capitaliste de celle-ci, se trouvant comme happée par son objet même. Une fois encore, la critique marxienne de l'économie politique fait écho à de telles œuvres : « Si donc, à l'origine, l'argent exprimait la valeur d'échange, maintenant, en tant que prix, en tant que valeur d'échange réalisée mentalement, posée de manière idéelle, la marchandise exprime une somme d'argent : de l'argent dans une proportion déterminée. En tant que prix, toutes les marchandises sont, sous différentes formes, des représentants de l'argent, alors qu'auparavant l'argent, en tant que valeur d'échange autonomisée, était le représentant unique de toutes les marchandises. »'

De Metsys et Holbein à Wahrol, en dépit de la parenté des objets, il n'y a donc pas continuité mais bien rupture, l'œuvre d'art s'identifiant et s'abolissant désormais dans la valeur marchande qu'elle se contente de désigner et d'incarner. Nulle dialectique ici et nulle distance critique non plus qui interrogeraient le spectateur: désormais, le fétichisme règne et s'enchante de lui-même, répétitif jusqu'au vertige. C'est précisément ce parachèvement qui fait du geste une pure provocation et qui lui confère, outre sa célébrité, sa nature de paradigme. Il faut chercher du côté de l'histoire politique et idéologique du moment, en partie du moins, l'explication de l'émergence et du succès de cette production artistique devenue mondialement célèbre et qui, pour bien des amateurs d'art et des visiteurs de musée aujourd'hui, continue d'incarner l'idée même d'art contemporain. À l'âge du capitalisme américain triomphant, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l'émergence d'une scène artistique new-yorkaise active, baptisée « école de New York», couplée à la constitution d'un marché de l'art dynamique et à la publication de revues d'art prestigieuses destinées à une diffusion mondiale, relève d'une opération délibérément dirigée contre l'art engagé européen, contre l'«école de Paris» mais aussi contre la propagande soviétique, estimés porteurs de la même menace politique. Cette opération à vocation explicitement anticommuniste conduit le gouvernement américain à 1

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Karl Marx, Grundrisse, I, éd. cit., p. 129.

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financer directement la diffusion outre-Atlantique de cette production artistique, en même temps que l'esthétique et la philosophie qui l'accompagnent1. Il est frappant que cette opération se soit d'abord appuyée sur des peintres engagés à gauche, tels que Jackson Pollock. Il est frappant aussi que l'abstraction - et en particulier la tradition de l'expressionnisme abstrait - l'ait alors emporté sur toute forme de figuration, avant que cette dernière ne ressurgisse par réaction dans le pop art, mais principalement sous forme d'emprunts à l'imagerie commerciale de masse, ne contestant qu'à la marge cette conception du rôle de l'art en tant que vitrine du monde libre. L'offensive se situe parallèlement sur le terrain spécialisé de l'esthétique et de la critique d'art. Parmi d'autres critiques dont le rôle sera alors décisif pour assurer la promotion internationale de l'art américain, Clement Greenberg va théoriser une peinture pure, autoréflexive, éloignée de toute concession au divertissement mais aussi de tout propos social et politique. Meyer Shapiro défend pour sa part des thèses individualistes directement inspirées du libéralisme, appliquées à l'histoire de l'art et à l'art contemporain. La puissance de ce dispositif, s'ajoutant aux circonstances qui expliquent le déclin de l'art engagé européen et aux rapports de forces politiques et économiques de la guerre froide, va déplacer de Paris à New York la capitale mondiale de l'art contemporain consacré. La force de cette opération politique tient précisément à ce qu'elle promeut un art dépolitisé, qui parvient à rendre invisibles, aujourd'hui encore et plus que jamais sans doute, ses enjeux les plus déterminants et finalement profondément politiques. Ainsi le caractère de propagande de l'axt post-tridentin, arme de la contre-réforme catholique2, est-il bien mieux admis et connu, aujourd'hui, que le caractère délibérément militant de l'art américain de l'après-guerre! Pourtant, l'ancien marxiste qu'est Clement Greenberg n'hésite pas à écrire dès 1948 que : « si d'aussi grands artistes que Picasso, Braque et Léger ont connu pareil déclin, c'est probablement uniquement parce que le contexte social qui garantissait leur existence a désormais disparu en Europe. Et quand on voit, d'un autre côté, à quel point le niveau de l'art américain 1

Serge Guibaut, Comment New York vola l'idée d'art moderne, Paris, Jacqueline Chambon, 1988. 2 Le concile de Trente, qui débute en 1545, se tient en réaction à la Réforme protestante. Rénovant principalement l'interprétation des Saintes Écritures et lesrèglesdu culte, il va aussi être à l'origine d'un nouvel essor de l'art chrétien, sous les espèces de l'art baroque.

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s'est élevé ces cinq dernières années, avec l'apparition de nouveaux talents aussi pleins d'énergie et de possibilité qu'Arshile Gorky, Jackson Pollock ou David Smith - la conclusion, à notre grande surprise s'impose d'elle-même : les forces qui faisaient l'art occidental ont émigré aux États-Unis, en même temps que le centre de gravité de la production industrielle et que le pouvoir politique. »'

Il va de soi - mais il faut toutefois le préciser - que les œuvres issues de cette tradition américaine ne se réduisent nullement, pour autant, à de simples instruments asservis à une stratégie politique, comme on le reproche en général au seul eut engagé à gauche. Il n'est pas question de retourner cette critique en en conservant les principes : par-delà les quelques exemples choisis ici, il faut affirmer que les productions artistiques américaines de cette époque sont aussi d'une puissance et d'une inventivité exceptionnelles, d'une grande diversité également, destinées à marquer profondément et durablement l'histoire de l'art ultérieure. Une cartographie du capitalisme Au cours de cette mutation politique et culturelle majeure à l'échelle mondiale, qui voit se constituer un art contemporain légitime, sinon officiel, la question du rapport entre représentation artistique et représentation monétaire de la valeur se déplace, sans disparaître. Paradoxalement, alors que le rapport de l'art au marché s'intensifie et tandis qu'une politisation d'un nouveau genre apparaît, la question de la fonction critique de l'art recule en même temps que la question de la représentation, disparaissant de l'art, de l'esthétique et plus largement de la philosophie, se trouve réduite à une catégorie désuète. Entendue comme relation de copie à modèle et porteuse d'une conception simpliste de la vérité, la représentation se trouve associée à une épistémologie réductrice en même temps qu'à l'académisme artistique le plus réactionnaire. Dans le même temps, et parallèlement à la dimension désormais intrinsèquement politique des débats artistiques, la colonisation de l'activité artistique par le capital continue de se présenter comme menace, pesant plus que jamais sur l'activité artistique en tant que telle parce qu'elle l'investit de l'intérieur. David Harvey note que le postmodernisme - son 1

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Clement Greenberg, « Irrelevance versus Irresponsability », Partisan Review, mai 1948, vol. XV, n° 5, p. 579 (cité par Serge Guibaut, op. cit., p. 220).

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goût de la fragmentation, de la dispersion, de l'éphémère - est profondément mimétique à l'égard des conditions de l'accumulation flexible1. Il va sans dire que la mimèsis n'est précisément pas la représentation, au sens dialectique du terme, qui noue de façon complexe et contradictoire l'image au réel. Pour sa part, le pouvoir politique des pays capitalistes développés ne cherche plus dans l'art de relais iconographique direct. L'autonomie relative de l'art est la condition pour qu'il devienne le fourrier des valeurs du monde libre, opposé à une esthétique de l'engagement qui reste asservi à un répertoire figuratif. Mais désormais, c'est avant même la réalisation de l'œuvre, au niveau de sa conception elle-même, et non pas après coup et sur le seul terrain de l'échange marchand que l'annexion devient possible. Sur ces deux plans, économique et politique, la subordination relative de l'art emprunte des voies neuves, largement indiscernables, échappant à une lecture strictement idéologique, et qui sont de ce fait compatibles avec le discours de la liberté et de l'inventivité sans rivage. L'art contemporain américain devient ainsi la bannière - aussi identifiable et déroutante que les drapeaux américains peints par Jasper Johns - d'une société présentée sous un jour euphorique et qui donne en effet naissance à des œuvres profondément originales et fortes. Au total, la situation est donc bien plus contradictoire qu'elle ne semble l'être au premier abord, lue à travers ces icônes décalées. C'est précisément pourquoi certains artistes contemporains, américains ou non, se repolitisant progressivement à la faveur des mouvements contestataires de la seconde moitié du xxe siècle, vont aussitôt s'efforcer d'inventer de nouvelles formes d'intervention, afin de susciter un regard critique rénové, ne s'attachant pas d'abord à la dénonciation de l'argent mais se consacrant à la représentation critique du réel, à l'élaboration de cette «cartographie mentale» du capitalisme mondialisé pour reprendre l'expression de Fredric Jameson, cartographie qui se doit d'inclure l'activité artistique elle-même comme un département de son territoire. Les dessins que Mark Lombardi réalise à partir de 1994 offrent sans doute le meilleur exemple d'une telle démarche 1

David Harvey, The Condition of Postmodemity, Blackwell Publishers, CambridgeOxford, 1992, p. 302.

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cartographique, qui prend pour objet les liens du pouvoir économique et du pouvoir politique [14]. Issu d'un courant géométrique abstrait, Mark Lombardi réélabore à l'aide d'un travail d'investigation rigoureux son travail géométrique premier, dessinant les réseaux des pouvoirs économiques, politiques et mafieux du monde contemporain. Les graphiques qu'il propose, à la suite d'une enquête par définition infinie et toujours à réactualiser, sont la mise en corrélation d'informations rendant à la fois pensables et visibles les liens les plus secrets, par exemple entre le clan Bush et la famille Ben Laden, ou entre le Vatican et la mafia. Mais ils sont aussi une mise en image de relations causales multiples qui tissent les rapports mondiaux de domination, sur le modèle des images de l'astronomie ancienne, des mappemondes terrestres et, plus généralement, des arborescences et des taxinomies scientifiques. Cette représentation savante, maillage graphique dessiné à la main, archaïque dans ses moyens mais révélant des structures réelles et cachées, régulièrement actualisée, présente la sécheresse fascinante et la beauté à la fois élaborée et aléatoire d'un réseau capillaire qui innerve et strie des apparences lisses. En dupliquant des rapports réels invisibles, l'artiste donne soudain à voir et à mesurer la connexion gigantesque et terrifiante de tous les vrais centres de pouvoir du monde contemporain. Contre la représentation, diffusée par le libéralisme dominant, d'agents indépendants, disposant identiquement d'informations fournies par un marché censément transparent, et contre l'idéologie de la victoire planétaire de la démocratie autant qu'en dépit des thèses postmodernes de l'éclatement moléculaire qui abolit les vieilles totalités, Mark Lombardi trace les liens occultes d'une puissance diffuse et coordonnée, à la fois sociale, économique, politique et idéologique. En ce sens, et sans ajouter aucun discours à ces images fascinantes, il appelle le spectateur à donner leur sens profond à ces filets redoutables, dont la contemplation alerte mais appelle à son tour la compréhension plus aboutie, voire l'intervention politique. Ainsi, il semble que la combinaison entre cette menace capitaliste croissante d'intégration de l'activité artistique - ainsi que de toutes les activités sociales - et des formes renouvelées de résistance se constitue à nouveau en dialectique, et vienne dynamiser certaines œuvres contemporaines récentes,

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réactivant et rénovant des préoccupations anciennes. Cela vaut pour des œuvres plastiques dont bon nombre sont des installations, comme celles de Hans Haacke, de Santiago Sierra, de Rainer Ganahl, de Kendell Geers, mais aussi des dessins dans le cas de Mark Lombardi, et des sculptures dans celui de Tom Otterness, ou encore des œuvres littéraires ou théâtrales, comme l'extraordinaire et inclassable pièce de Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, pour ne mentionner ici que quelques exemples. Mais à la fin du xxe et au xxie siècle commençant, c'est aussi et surtout le cinéma qui va s'emparer de la question économico-politique, notamment sous l'angle monétaire et financier qui est désormais l'une de ses dimensions constitutives, relayant, déplaçant et surtout développant la dialectique de la représentation repérée depuis l'art flamand renaissant. L'importance du cinéma pour l'analyse conduite ici tient à la fois à son caractère d'art populaire, à ses spécificités représentatives et à ses caractéristiques industrielles et marchandes, qui lui permettent d'aborder - et l'incitent à le faire - les questions de l'économie de la culture qui le concernent au premier chef: ce n'est plus seulement au marché que se confronte le cinéma, mais aussi - et ce plus directement que l'art pictural au travail salarié producteur de valeur - à l'exploitation et donc à la définition même du travail productif. Cette situation au sein de l'économie capitaliste de la culture explique que certains réalisateurs s'emparent de nouveau de la question de l'engagement, en la situant au carrefour de la marchandisation capitaliste, de la circulation monétaire et des phénomènes financiers contemporains.

Cinéma et audiovisuel : images serves, images réfléchies Il se trouve que, tout au long de l'histoire du cinéma, un très grand nombre de films ont mis en scène l'or et la monnaie en en faisant un des composants cruciaux de l'intrigue, voire l'élément clé de l'œuvre. La circulation des richesses trouve dans le flux des images non seulement un moyen d'expression particulièrement adapté mais, plus fondamentalement, un écho ou

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une réplique qui peut fournir son fil narratif au scénario. C'est le cas de films aussi différents que L'Argent de Marcel L'Herbier (1928), La Beauté du diable de René Clair (1950), L'Argent de Robert Bresson (1983), Le Trésor de la Sierra Madré de John Huston (1948) ou encore de Touchez pas au grisbi de Jacques Becker(i954), pour ne citer que quelques classiques parmi un très grand nombre d'oeuvres cinématographiques qui abordent ce sujet. Pourtant, bien plus rares sont les films qui développent à cette occasion une réflexion sur leur propre statut d'oeuvre, en tant qu'ils se trouvent toujours plus pris dans la logique capitaliste, et qui s'efforcent en retour d'en proposer une représentation critique qui soit aussi une critique de la représentation. On se risquera à affirmer que, lorsqu'elles existent, de telles œuvres procèdent toujours à une dénonciation plus ou moins explicite de l'esthétique de masse standardisée, cette idéologie qui a su fondre à sa manière forme et contenu et dont le cinéma dominant est, avec l'imagerie publicitaire et la télévision, l'un des vecteurs principaux. Pour cette raison, le cinéma est aussi, et plus que tout autre art, un champ de bataille, ainsi que le note Jean-Louis Comolli : «Agent de la spectacularisation du monde, le cinéma en est pourtant devenu la conscience critique. »* Une telle contradiction, interne au secteur de la création artistique pour autant qu'il relève désormais de la production culturelle capitaliste, déplace et redéploie les enjeux mêmes de la dialectique représentative dont les logiques multiples sillonnent toute la réalité économique, sociale, politique et esthétique. D'une part, en effet, se trouve maintenue et même amplifiée la subordination de l'œuvre au marché capitaliste, et plus encore à l'industrie culturelle devenue un secteur de la production marchande capitaliste. Dans le cas du cinéma, les étapes de la conception, de la production, de la diffusion et de la distribution sont devenues à ce point inséparables que l'échec de l'une de ces phases annule purement et simplement l'œuvre, dans son existence même : un film non financé n'est pas tourné. D'autre part, si la production artistique est plus que jamais incluse dans ce secteur du capitalisme qui décide désormais de son existence même, c'est le problème de son rapport à ce 1

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Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir. L'innocence perdue: cinéma, télévision, fiction, documentaire, Paris, Verdier, 2004, p. 254.

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monde qui l'englobe qui se pose avec une acuité plus grande, rapport de reproduction ou de transformation, conformiste ou critique, sans autre troisième voie que le mixte plus ou moins cohérent de ces deux options. L'industrie culturelle existe-t-elle? Commençons par préciser ce deuxième point, qui concerne et renouvelle la question de l'engagement. Si le cinéma est, depuis sa naissance, le lieu d'un possible engagement militant à gauche, il est logique que les conditions de cet engagement changent à mesure que mute le monde de la culture. En outre, lorsque s'étend la colonisation capitaliste des activités qui sont en principe les plus étrangères à la seule quête du taux de profit, l'art, la connaissance et la culture en général, il est toujours à la fois plus difficile et plus urgent, pour ces mêmes activités, d'en contrer les menées et de réfléchir leur propre statut, du même mouvement. Enfin, dans le contexte du capitalisme tardif, les perspectives alternatives ont perdu l'évidence qui autorisait les artistes de la première moitié du xxe siècle à développer une dénonciation politique de ce même capitalisme et de l'impérialisme associé, et à relier leur activité de création à des forces politiques puissantes, en mesure de produire leur propre culture en même temps que d'engendrer leur propre public. Si l'enracinement des activités artistiques dans la sphère économique est désormais un fait, lié par ailleurs à un rapport de force modifié au plan social et politique, il est logique que la dimension militante de l'art, associé au rejet de toute dimension économique, soit entrée en crise profonde, débarrassée des évidences anciennes sans doute, mais dépourvue de points d'appuis sociaux et de perspectives politiques définies. Il faut à présent s'arrêter sur cette transformation de la culture en secteur intégré de la production capitaliste. Pour analyser ce processus il est devenu classique, depuis les travaux de Toni Negri, de se référer à l'analyse de Marx qui porte sur la façon dont le capitalisme hérite de rapports sociaux antérieurs et les transforme progressivement en ses propres rapports sociaux. Cette tradition de pensée, issue de l'opéraïsme italien des années 19701, s'appuie sur quelques textes marxiens, devenus 1

L'opéraïsme est un courant marxiste italien né au début des années i960, qui développe une critique du travail et des formes traditionnelles de l'engagement à gauche. Mario Tïonti puis Antonio Negri sont ses représentants les plus connus. Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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canoniques, objectés à l'ensemble de la tradition marxiste et à l'idée socialiste, en vue de leur opposer une redéfinition radicale du communisme. Cette lecture originale de Marx mérite qu'on s'y arrête et qu'on la confronte aux textes marxiens concernés puis au capitalisme contemporain. Dans le chapitre VI du Capital, texte qu'il n'avait pas retenu lors de la première édition de cette œuvre, Marx développe la distinction entre ce qu'il nomme « subsomption formelle » et «subsomption réelle». La subsomption formelle caractérise le premier temps de l'installation des rapports capitalistes de production, qui se confrontent d'abord au mode de production antérieur et le reprennent pour partie : «l'essentiel dans la subsomption formelle c'est le pur rapport d'argent entre celui qui s'approprie le surtravail et celui qui le fournit: dans la mesure où naît une subordination, elle naît à partir du contenu déterminé de la vente, non d'une subordination qui lui serait présupposée.» 1

Dans un premier temps donc, le procès de travail n'est pas modifié en tant que tel, tout en se trouvant désormais subordonné au capital. Dans un second temps en revanche, le capitalisme se présente comme « un mode de production spécifique sous les rapports technologiques et autres, qui transforme la nature réelle du procès de travail ainsi que ses conditions réelles »2. Les rapports sociaux capitalistes s'installent partout et reconfigurent le procès de production en vue d'une productivité accrue, condition d'un taux de profit croissant. On peut considérer que la transposition d'une telle analyse à l'activité artistique ne va nullement de soi, cette dernière n'étant pas concernée, ou seulement de façon marginale, par l'augmentation de la productivité du travail qui caractérise au premier chef la transformation capitaliste du mode de production. Mais avant de revenir sur cette question, on peut néanmoins s'appuyer sur cette analyse pour distinguer une organisation antérieure du travail artistique, marquée par le système des corporations et des ateliers, et la décomposition progressive de cette organisation, modifiant les principes de la commande et le type de prescription imposés aux artistes seins 1

Karl Marx, Le chapitre VI. Manuscrits de 1863-1867, Le Capital, livre I, trad. G. Comillet, L. Prost et L. Sève, Paris, GEME-Éditions sociales, 2010, p. 189. 2 Ibid., p. 204.

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pour autant les abolir. La liberté accrue de l'artiste, conquise au cours des xixe et xxe siècles, est à rapprocher de la transformation du statut du travailleur salarié, séparé de l'ancien système des corporations. Mais cette indépendance a pour contrepartie la nécessité vitale pour l'artiste de trouver une nouvelle source de rémunération, le salariat étant exclu, dans un premier temps du moins. À côté des institutions publiques et de l'académie dont le rôle décroît, les collectionneurs, les marchands d'arts, les galeries vont organiser les arts plastiques selon des critères principalement marchands et développer la dimension spéculative du marché des œuvres, dont l'estimation de la valeur demeure incertaine et, à la différence des autres marchandises, impossible à relier à un temps de travail socialement nécessaire. C'est donc un marché où règne la loi de l'offre et de la demande qui détermine les prix dès lors très fluctuants: les œuvres restent des biens d'un type particulier, se pliant à la logique capitaliste sans pouvoir y être intégralement soumis. Concernant le cinéma et l'audiovisuel en général, l'intégration sera bien plus avancée encore. Elle est contemporaine de la formation même de ces secteurs de la création, en raison de leur succès populaire immédiat et du besoin de financement préalable ainsi que d'une division du travail poussée, assemblant des équipes nombreuses de collaborateurs spécialisés. Là encore, firmes, subventions publiques et production indépendante se partagent très inégalement un secteur de plus en plus organisé selon les règles du marché et soumis au seul critère de la rentabilité. Lorsqu'il fait des rapports marchands son thème propre, c'est donc avec ce qui est bien plus que son contexte, sa condition même, que se débat le cinéma. Le quadrillage capitaliste minutieux de la création préserve malgré tout des foyers critiques du côté de ceux qui endossent le risque de la marginalité sociale et culturelle, tandis que d'autres choisissent tout aussi consciemment le succès commercial. Dès lors, les options des divers artistes et réalisateurs ne peuvent que diverger radicalement : elles se répartissent et surtout se polarisent entre soumission et rejet de cette montée des normes capitalistes. Mais plutôt que d'opposer deux représentations du monde qui différeraient surtout par leur contenu et par des visées politiques associées, ce sont des modes

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d'intervention qu'il convient de distinguer. S'en prenant à une des formes de la division du travail1, ces modes d'intervention impliquent de façon différente les spectateurs dans l'œuvre et contribuent, par la même occasion, à structurer leur rapport au monde. C'est aussi à ce niveau que la notion d'œuvre perd son sens étroit de construction figée, de produit fini, proposée à un spectateur lui-même passif. Luttes des formes, conditions de la réception Il faut le rappeler, cette sujétion du spectateur au dispositif de l'œuvre n'est pas récente : la conception même de l'œuvre ainsi que les conditions de sa présentation et de sa diffusion imposent depuis longtemps, et parfois de façon contraignante, les conditions de sa réception. De même que le point de fuite dans l'art perspectif implique une bonne distance et indique sa place exacte au spectateur du tableau, dont la vision est supposée monoculaire, la place du spectateur de cinéma lui est prescrite par les conditions de projection du film qu'il regarde. Dans tous les cas pourtant, la réception déborde voire bouscule les règles prescrites. Et, bien plus que les leurres de la participation interactive, l'obscurité et le silence de la salle de projection rendent possible l'appréhension élaborée et réflexive. Jean-Louis Comolli oppose le téléspectateur, devenu « sujet-consommateur » voué à « l'information-marchandise »2 au spectateur actif, partie prenante de l'œuvre qu'il reçoit. C'est aussi dans la confrontation polémique à ce que le cinéaste Peter Watkins a appelé la « monoforme » que se joue la possibilité d'une polyphonie complexe, laissant au spectateur la faculté de penser et contribuant à l'éduquer en un sens bien particulier. Car il ne s'agit pas d'enseigner un savoir par ailleurs déjà constitué, mais de construire les voies d'une interaction entre trois termes, le spectateur, l'œuvre et le monde, engageant leur émancipation mutuelle et redessinant l'espace des pratiques d'appropriation, d'invention et de transformation qui les articulent sans les confondre. C'est cette activité qu'interdisent délibérément les contraintes formelles dominantes. Selon Peter Watkins, 1

Emmanuel Barot, Caméra Politica. Dialectique du réalisme dans le cinéma politique et militant, Paris, Vrin, 2009, p. 15. 2 Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir, éd. cit., p. 216.

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« la monoforme est le dispositif narratif interne (montage, structure narrative, etc.) employé par la télévision et le cinéma commercial pour véhiculer leurs messages. C'est le mitraillage dense et rapide de sons et d'images, la structure apparemment fluide mais structurellement fragmentée, qui nous est devenue si familière. »'

Sollicitant et surtout anesthésiant les sens au point d'interdire la réflexion, ces procédés formels sont indissociables d'un certain type de trames narratives et de profils de personnages, qui ne sont plus que des variantes à l'infini de modèles préétablis. Mais ce qu'on peut à bon droit juger être la pauvreté artistique de telles productions ne résulte pas avant tout d'une absence regrettable de créativité ou de manque de sens esthétique, elle est une technique aboutie de dressage sensoriel et mental du spectateur contemporain, qui rend presque impossible l'attention à la complexité, la concentration sur des scènes lentes et dépourvues d'action, sur des dialogues clairsemés, bref, sur d'autres choix narratifs. En ce sens, la définition fameuse proposée par Jean-Luc Godard : « Le cinéma est une pensée qui prend forme, une forme qui pense», peut tout aussi bien s'appliquer aux films commerciaux qu'à ceux qui s'emploient à en critiquer les normes. À partir de ce constat, on peut considérer que les voies de la critique sont multiples. Cette dernière passe par des procédés formels opposés à la standardisation régnante : la désaturation des images et des sons, leur désynchronisation, l'utilisation appuyée du plan-séquence, le vide, le noir et blanc, l'absence d'intrigue, la raréfaction des dialogues, la lenteur, le recours à la musique ou au silence, etc., acquièrent ainsi immédiatement un enjeu critique, et indirectement politique, s'il est vrai que « la forme esthétique est du contenu sédimenté »2. La mise en évidence de la représentation comme élaboration créative libère, du côté du spectateur, la possibilité de recouvrer une liberté d'appréciation et de jugement. Mais cette possibilité demeure pure éventualité abstraite tant qu'elle ne s'associe pas à une volonté de représentation contre-idéologique, forgeant des significations qui unifient forme et contenu. Et c'est bien pourquoi le seul travail formel dissident ne suffit pas. Encore faut-il qu'il soit lui aussi réaccordé à une façon autre d'envisager le monde et de s'adresser à un spectateur. Theodor Adorno 1 Peter Watkins, Media Crisis, trad. P. Watkins, Paris, Homnisphères, 2007, p. 36. 2 Theodor W. Adomo, Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974, p. 14.

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avait formulé comme dilemme désespéré ce qu'il nomme «la situation aporétique de l'art»: « S'il cède de son autonomie, il se livre au mécanisme de la société existante; s'il reste strictement pour soi, il ne se laisse pas moins intégrer comme domaine innocent parmi d'autres. »'

Tout le problème est désormais d'échapper à ces deux formes d'intégration de l'art au capitalisme, par-delà le pessimisme adornien. Car les tours et détours idéologiques de la domination réelle font face aux formes et forces d'une émancipation qui demeure certes infigurable dans ses fins concrètes, mais non pas irreprésentable selon ses visées, puisqu'incarnée d'ores et déjà dans ses voies et ses moyens, anticipée dans des pratiques. D'un côté, les scénarios bouclés, les psychologies sommaires, les récits linéaires, le montage haché, la multiplication des plans et la saturation des sons. De l'autre, c'est avant tout un gigantesque chantier qui se présente : faire que le refus des formes imposées ne soit pas seulement cela, mais qu'il implique une autre pratique de la création soucieuse de sa réception et de sa créativité propre. En ce sens, le réamorçage d'une liberté d'initiative niche davantage dans la marge d'indétermination de l'œuvre, dans une complexité qui fait écho à celle du réel, que dans une pédagogie seulement soucieuse de transmettre ou dans les moyens formels qui sont les signes d'une contre-culture rebelle. Jean-Louis Comolli écrit : « Dans les images qui sont venues jusqu'à nous - qui nous ont constitués en tant que sujets soumis à l'altérité - à travers la peinture, la photographie, le cinéma, et même la télévision sur un mode mineur, c'est toujours une expérience de l'ambiguïté qui s'est jouée (...). La polyvalence des images est précisément ce qui autorise et forme l'exercice d'un regard de spectateur, impliqué dans ce qu'il voit, interprète en toute subjectivité de ce qui ne se donne pas pour achevé, emballé, pesé, mais qui dans la suspension des indices référentiels qu'accomplit nécessairement toute image, s'ouvre, l'emporte, le fait avancer sans guide. »2

Ce faisceau de lectures multiples, cette incitation à l'invention, est à la fois une caractéristique de la réception esthétique élaborée et l'esquisse d'une attitude plus large, éminemment politique, qui discerne le possible du réel et détecte l'inachevé dans le présent. C'est ce qui avait conduit Theodor Adorno 1 Ibid., p. 314. 2 Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir, éd. cit., p. 494140

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à affirmer qu'«est social en art son mouvement immanent contre la société, non sa prise de position manifeste»1. Mais un tel rapport critique de l'art au réel n'est profondément politique qu'à la condition que le contenu de l'œuvre soit aussi en mesure de faire écho à des préoccupations concrètes, liées à des situations bien déterminées et à des enjeux majeurs du monde contemporain. L'idéologie en temps de crise Dans un monde piloté par des politiques néo-libérales qui ont remplacé par la menace et la violence les promesses d'antan, l'hégémonie de ces images et leur diffusion mondiale correspond à des préoccupations idéologiques majeures qui en laissent aisément percevoir les principes stéréotypés et l'imposition de polarités complices - violence et mièvrerie, racisme et légalisme, sexisme et sentimentalisme, pornographie et puritanisme, superstition et pragmatisme, exotisme et xénophobie, etc. En face de ce dispositif global, digérant l'histoire, et qui inonde tous les écrans du monde, du téléphone portable aux écrans de cinéma en passant par les télévisions, présentes jusque dans les favelas, le risque serait de se satisfaire d'une contre-culture minoritaire, dont l'espace étroit existe pourtant bel et bien et qu'il faut bien entendu préserver. Mais il s'agit aussi de recréer l'espace d'une véritable culture populaire, ne concédant rien à l'idée reçue d'un spectateur-consommateur abruti et fatalement demandeur d'une télé-réalité toujours plus sordide, poubelle d'images indéfiniment recyclées et miroir obscène d'une misère économique et intellectuelle montante. C'est pourquoi, au cours de l'analyse des représentations, il ne faut jamais oublier de présenter comme contradiction vive et persistante l'idéologie dominante et la résistance qu'elle rencontre. Une fois encore, la catégorie de représentation, pourvu qu'elle soit rénovée et dialectisée, se révèle indispensable à préciser cette approche de l'art en tant qu'activité, en dépit du discrédit dont la notion a été l'objet au cours des décennies précédentes, principalement du côté de la philosophie et de la théorie de l'art, mais aussi dans bien des secteurs de la création artistique. Elle seule, cependant, permet de maintenir et de questionner 1 Theodor W. Adomo, Théorie esthétique, éd. cit.,p. 299. Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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le rapport de l'œuvre au réel, à condition d'admettre que cette catégorie n'est solidaire d'aucune conception sommaire du réalisme, tributaire d'aucune théorie mécaniste du reflet, postulant un rapport d'adéquation entre les images et le monde. C'est en ce point que l'analyse marxienne fournit les éléments du renouvellement de cette catégorie sur un terrain que pourtant Marx lui-même n'explore jamais ou rarement sous cet angle, celui de l'art et de la culture. Si l'on résume à grands traits l'approche de Marx, la représentation est réelle, assumant des fonctions propres et produisant des effets selon sa logique spécifique : non pas située en face des choses, elle intervient activement dans les logiques économiques, sociales, politiques mais aussi idéologiques, religieuses, artistiques, etc. D'autre part, il va de soi que la représentation est toujours construction et reconstruction, création. C'est pourquoi, sur le terrain de l'art, ce qu'on peut nommer le vacillement de la représentation entre dénotation et invention, vacillement constitutif, est ce qui permet au spectateur de la percevoir comme telle. Se rejoignent alors l'effet de connaissance, l'innovation formelle et l'incitation à agir. Sur ce terrain, il se trouve que certaines œuvres singulières se confrontent à d'autres types de représentations. On l'a vu, la monnaie et la valeur sont les hauts lieux d'un fonctionnement représentatif qui n'est jamais un simple décalque. Et c'est en ce point que peut s'inventer une critique du capitalisme qui objecte à sa logique la plus intime une tout autre circulation de la richesse collective, culture et idées incluses. Sur le terrain de l'économie politique et de sa critique, c'est précisément l'intégration accomplie de la loi de la valeur au travail vivant qui donne à la monnaie sa puissance représentative et au capital sa dimension fétichiste. Dans les deux cas, la représentation est un élément constitutif du tout, dont la fonction aboutit à nier la nature de médiation de la représentation et ainsi à masquer la nature du tout : mimétique jusqu'à l'hallucination, la représentation amputée de la maîtrise d'ellemême et de la simple conscience de sa construction chez ceux qui la reçoivent ne vise qu'à la reproduction à l'identique d'un fonctionnement social, devenu invisible précisément parce qu'il crève les yeux. Tout blocage de la circulation, que ce soit par une crise subie, dans le cas de l'économie capitaliste, ou 142

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que ce soit par le travail d'invention qui met en crise la représentation dans le cas de la création artistique, rend la vue, à proprement parler. En effet, la manifestation explosive des contradictions donne à voir l'autre dans le même, le possible dans l'existant, les règles retrouvées et subverties du passé dans les inventions du présent. Paradoxalement, ce sont les crises, blocages périodiques de la circulation capitaliste, qui rendent aux contre-représentations leur jeu propre parce qu'elles confèrent au monde son caractère de totalité contradictoire, se défaisant ou menaçant de se défaire. Marx explique que seule la crise, donnant à saisir l'unité de la formation sociale capitaliste qui est l'unité de ses contradictions, « manifeste l'unité des moments promus à l'autonomie les uns par rapport aux autres»1. De son côté, la mise en crise artistique de la représentation, c'est-à-dire la critique en acte du mode de représentation dominant, donne à réfléchir aux diverses fonctions possibles des images. De telles images, lorsqu'elles savent conjoindre crise et critique pointent des devenirs sociaux et politiques multiples, dont elles font vibrer l'exigence ou la menace, traversant les miroitements aveuglants du circuit fermé des images marchandes. C'est pourquoi seul un travail sur la représentation, donnant à voir les écrans et les fétiches, et revitalisant ses pouvoirs sociaux, permet la ressaisie théorique et pratique du monde réel. Élever le niveau de conscience individuel et collectif face à l'asservissement concerté ne conduit pas à l'opposition terme à terme d'une esthétique à une autre, pas plus qu'à la substitution d'une vision du monde à une autre, l'art étant alors ravalé au rang de moyen de pédagogie ou de propagande. De façon bien plus complexe, l'exigence porte sur le travail de construction d'un regard hétérodoxe, qui participe de l'élaboration de voies de sortie hors d'un mode de production entré dans une phase destructrice d'une formidable ampleur. Que des images, des installations et des films nous restituent la perception vive et la conscience de notre présence active dans ce monde et nous rendent la mémoire, passe par un travail persévérant, des inventions modestes et obstinées, dont bien des réalisateurs et des créateurs fournissent l'exemple, aujourd'hui. Ultraminoritaires sans doute, mais acharnés. 1

Karl Marx, Théories sur la plus-value, t. II, trad. G. Badia et alii, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 597. Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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En ce sens, l'effort pour opposer à la culture dominante des œuvres qui rendent sa domination à la fois visible et détestable ne peut que rencontrer l'effort de construction d'une alternative politique au capitalisme en tant que formation politique et sociale impliquant une esthétique. Si cette perspective implique des œuvres plus questionneuses et plus ambivalentes que par le passé, elle induit aussi la poursuite d'une réflexion de l'œuvre et de l'activité artistique sur elles-mêmes et sur leur place dans le capitalisme contemporain, réflexion que l'art engagé du passé a finalement peu développée. Cette réflexion n'est pas extérieure à la création artistique, même si elle la relie à ce qui n'est pas elle. Si l'autonomie n'est pas l'isolement mais une confrontation maîtrisée à ses obstacles, elle passe par le déboîtement minutieux et systématique des idées reçues, la guerre résolue aux images hallucinatoires du libéralisme et à son dressage psychophysiologique, l'interrogation sur la force et la fonction de la création dans un monde qui tente de l'asservir à la loi du marché et à l'apologie de la soumission, bref la sollicitation à contre-emploi de l'intelligence et de l'émotion. «À force de subir les histoires dérisoires, fragmentaires et clonées du processus médiatique, c'est notre histoire ellemême qui s'évanouit»1, écrit Peter Watkins. Mais loin du style épique et au-delà de la simple production d'un récit alternatif, la reconquête se présente comme un travail commun, comme la reprise du monde vécu et l'effort pour figurer même vaguement les possibles qui y logent. Pour Adomo : « les luttes sociales et les rapports de classes s'impriment dans la structure des œuvres d'art; les positions politiques qu'adoptent d'elles-mêmes les œuvres sont en revanche des épiphénomènes, le plus souvent aux dépens de l'élaboration complète des œuvres d'art qui, finalement, font tort ainsi à leur contenu social de vérité. »2

Pourtant cette immanence des contradictions à l'œuvre mérite d'être travaillée en tant qu'élément propre d'un art critique. Un tel art est apparu bien antérieurement au capitalisme, on l'a vu, dans les sociétés de classes qui l'ont précédé, mais il est, depuis l'installation de ce dernier, contemporain de l'expansion de sa logique représentative monétaire dans la sphère économique, qui intègre la culture à la base économique et sociale. 1 Peter Watkins, Media Crisis, éd. cit., p. 48. 2 Theodor W. Adomo, Théorie esthétique, éd. cit., p 314-

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C'est pourquoi l'art critique ne peut contourner l'interrogation renouvelée des images sur leur fonction et leurs effets, et cela par les moyens mêmes de l'image. En raison même de son indéchirable rapport au réel, aux hommes vivants et au monde qu'ils composent, le cinéma est le lieu par excellence - non le seul cependant - où se joue ce projet. Ce privilège tient à son caractère foncièrement figuratif, mais aussi à l'étendue de son public, comparé à celui qui fréquente les expositions d'art contemporain, ainsi qu'à l'universalité de son langage dont tous possèdent une maîtrise minimale. Mais surtout, ses nombreux paramètres, comme autant de variables, multiplient les possibilités d'invention et de renouvellement. En ce sens, il est des sujets et des thèmes qui, plus que d'autres, font saisir le monde comme un tout, mais inaccompli et déchiré, opposé à lui-même, dispersé en histoires singulières et réalités locales qui s'interconnectent et s'entretissent. Il se trouve que l'argent, lui-même image du capital, est devenu le grand unificateur régnant sur des contradictions qu'il alimente, et alternativement résorbe, avive, écrase, rallume. Il est cette représentation à laquelle se heurte toute image qui s'interroge sur ses effets, dès lors qu'elle est prise dans la logique de la marchandise et le sait. Pourtant, si bien des films de fiction donnent à l'argent une place de choix, moins nombreux sont ceux qui organisent de façon centrale la confrontation à ce qui est à la fois une représentation concurrente et une logique englobante, surtout dans le cas d'oeuvres qui doivent, pour voir le jour, commencer par se confronter au problème de leur budget, de leur coût et de leurs hypothétiques recettes. Une dialectique des images L'argent au cinéma, et plus encore l'argent dans les films qui en font leur objet propre, fonctionne comme une loupe donnant à voir les conditions fragiles de la venue au jour d'oeuvres critiques, critiques au point de s'inclure dans leur questionnement et qui portent à son plus haut point d'incandescence la question contemporaine de l'engagement. Encore une fois, il ne s'agit pas de sélectionner ici des œuvres faisant office de modèles ou de créations exemplaires, mais de s'arrêter sur des films prolongeant la réflexion plastique et politique antérieure, réflexion héritée notamment de l'histoire de la peinture, et qui Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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permet en retour de mieux percevoir les conditions de possibilité d'un engagement qui rénove les vertus critiques et dialectiques de la représentation. La possibilité de ce renouvellement est fournie par la transformation du rapport perceptif au monde, rapport perceptif qui implique la sphère du travail mais aussi le monde urbain et noue par ce biais aussi la représentation à la critique de l'économie politique. L'image est «la dialectique à l'arrêt» écrit magnifiquementWalter Benjamin1, ajoutant: «tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de l'Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique: ce n'est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée. »

Dans une autre variante de ce même fragment, il écrit qu'« elle n'est pas de nature temporelle mais de nature figurative »2. Benjamin est sans doute le premier à définir les caractéristiques d'une expérience sensorielle sans précédent et à les mettre en relation avec l'art moderne. La force de son analyse tient à ce qu'il rattache cette expérience sensorielle aux conditions concrètes de vie et de travail dans le monde capitaliste qui est celui de l'industrie, de la grande ville et de la guerre moderne. Avant que la télévision n'en reproduise et n'en décuple les effets anesthésiants, c'est le bombardement du système nerveux par les stimuli et les chocs extérieurs qui, selon lui, conduit l'individu à s'en protéger par l'intermédiaire de réponses automatisées, qui épargnent à la conscience la saisie et la mémorisation de cette expérience traumatisante, mais qui l'empêchent, tout aussi bien. La conséquence est la perte de mémoire. En dépit des défenses œcuméniques de « la » culture, cette analyse permet d'affirmer qu'une délimitation tranchée sépare aujourd'hui les œuvres apologétiques, exhibant leur statut marchand, des œuvres critiques, qui s'ingénient à rendre visible et à bloquer cette circulation accélérée de la valeur qui contamine le monde de l'art. Il n'est guère surprenant qu'un secteur de la culture comme le cinéma, structuré en profondeur par les rapports capitalistes mais apte aussi à en développer la conscience, soit précisément le lieu de cette 1 Walter Benjamin, Paris, capitale du xoc siècle, trad. J. Lacoste, Paris, éditions du Cerf, 2006, p. 478. 2 Ibid., p. 480.

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dialectique renouvelée et l'occasion d'une reprise particulièrement féconde de la question représentative. On peut aussi en conclure que le vieux rêve d'une fusion de l'art et de la vie ne saurait résoudre les paradoxes de l'art didactique et militant. Il faut souligner au passage que la rencontre de l'art et de la vie, qui fut le mot d'ordre de l'esthétique critique, est surtout devenue le fait majeur de la culture capitaliste lorsqu'elle s'emploie à la fusion et à la confusion de l'image et du réel. Le critique américain Hal Foster écrit que «le projet ancien de réconcilier l'Art et la Vie, que furent chacun à sa manière l'art nouveau, le Bauhaus et de nombreux autres mouvements s'est enfin accompli, non en suivant les ambitions émancipatrices de l'avant-garde, mais en obéissant aux injonctions spectaculaires de l'industrie culturelle. »'

Une autre perspective existe, se construisant à la fois contre l'idée d'un art apte à demeurer extérieur au capitalisme et relevant de la pure et simple « altérité », selon la thèse de Herbert Marcuse2, et contre la fusion des représentations et du réel au brasier de leur commune circulation marchande. C'est justement une telle voie artistique critique qu'incarnent les œuvres qui se confrontent centralement à cette autre représentation qu'est la monnaie, qui menace et interroge radicalement leur nature d'œuvre dans un monde dominé par le capitalisme, mais surtout par ses contradictions. La portée contre-idéologique de telles productions artistiques ne résulte pas de leur immunité native à l'égard du capitalisme. Elle ne se résume pas non plus à la dénonciation de ce même capitalisme. De façon bien plus forte, car intrinsèquement et réellement dialectique, c'est la confrontation de l'œuvre à elle-même en tant que marchandise, et l'exploration des résistances à sa propre absorption par l'industrie culturelle, qui la conduisent à porter sur le réel un regard critique qui n'est pas autre chose que l'œuvre ellemême, dans sa complexité et son ambivalence. Ce type de démarche ne conduit à aucune règle générale de production des œuvres ni ne permet aucun classement aisé. Preuve en est l'extrême diversité des œuvres qui abordent la représentation de la monnaie, dont les exemples qui suivent tentent d'esquisser le spectre large. On s'arrêtera sur quatre 1

Hal Foster, Design & crime, trad. C. Jaquet, L. Manceau, G. Herrmann et N.Vieillescazes, Paris, Les prairies ordinaires, 2008, p. 32. 2 Herbert Marcuse, La dimension esthétique, Paris, Le Seuil, 1979, p. 23.

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films récents, dont l'analyse précise permet de prolonger cette enquête sur le terrain de la création contemporaine. Lola, de Brillante Mendoza, est basé sur une histoire réelle. La monnaie est l'objet central de ce docu-fiction donnant à voir la vie quotidienne dans les quartiers pauvres de Manille. L'invention formelle et esthétique y contribue à la production d'un regard critique puissant et original qui est aussi un questionnement sur le rôle du cinéma dans le monde contemporain. Ouvrières du monde, de Marie-France Collard, est un documentaire relatant la fermeture d'usines Levi's en France et en Belgique en raison d'une stratégie patronale visant à abaisser le « coût du travail ». Au-delà de la dénonciation d'une logique strictement financière, thème classique du documentaire social, le motif traditionnel du film dans le film prend ici toute sa portée politique et réflexive. L'État des choses, de Wim Wenders ne s'inscrit nullement dans un projet d'analyse du capitalisme contemporain. Pourtant, s'interrogeant tout entier sur la question du financement et sur les contraintes de forme et de contenu qui en sont inséparables, ce film s'inscrit lui aussi dans la tradition des images qui réfléchissent sur leur insertion dans un monde marchand et sur leur raison d'être. Time out, d'Andrew Niccol, est le film le plus atypique de cette sélection. Superproduction hollywoodienne, le film cumule tous les clichés du genre sans présenter la moindre trace d'interrogation sur lui-même. Pourtant, sa description d'un monde futur où la monnaie n'est rien d'autre que le temps de vie et de travail des individus le situe au bord d'un projet critique, qu'il s'emploie tout autant à élaborer qu'à désamorcer.

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L'argent au cinéma : quatre études de films Lola, de Brillante Mendoza (2010) Ce film, tourné à Manille en 2010 par le cinéaste philippin Brillante Mendoza, a pour point de départ un fait réel : un jeune homme se fait assassiner pour son téléphone portable. Sa grand-mère («/oZa» signifie «grand-mère» dans la langue locale), incarnée par une actrice de 84 ans, prend aussitôt en charge toutes les démarches et l'organisation des obsèques, accompagnée la plupart du temps par son arrière-petitfils et par sa fille. La famille, qui vit dans un quartier pauvre et continûment inondé de Manille, se trouve vite incapable de faire face aux dépenses. Elle tente de trouver une aide financière auprès des voisins et des services municipaux. Parallèlement, la grand-mère de l'assassin s'efforce d'aider et de faire libérer son petit-fils emprisonné. Sur le conseil d'un homme de loi, elle va s'efforcer de passer un accord financier à l'amiable avec la famille de la victime afin que soit mis fin aux poursuites. Après bien des démarches de part et d'autre, les deux grands-mères se rencontrent et se mettent d'accord sur une somme d'argent. La procédure judiciaire est immédiatement arrêtée et l'assassin est libéré, tandis que peuvent avoir lieu les obsèques de la victime. Une partie du film est tournée dans le centre animé et bruyant de Manille, une autre dans le quartier pauvre, inondé en permanence, où les habitants se déplacent en barques plates, dans les deux cas sous la pluie battante et balayés par le vent de la mousson. Dans ce film, salué par la critique au moment de sa sortie et primé dans plusieurs festivals, l'argent est omniprésent, du début à la fin : argent visible - billets échangés de la main à la main, froissés, défroissés, séchés après la pluie, emballés dans des mouchoirs, cachés sous un matelas, extorqué frauduleusement à un client, etc. - ou invisible, dont il est question dans la plupart des dialogues, principaux comme secondaires : transactions diverses, requêtes, contrats, émissions de télé, discussions étrangères à l'action principale et qui portent sur les salaires ou le coût de la vie, etc. Comme la pluie et le vent, Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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l'argent semble être un des éléments quasi naturel du film de Mendoza, en même temps que son thème. Dans une interview, le réalisateur affirme que «l'argent est la source de tous les maux». Si, en effet, Lola ne montre en rien le capitalisme en tant que tel, ni même la cause des inégalités aux Philippines, on peut considérer qu'il va bien au-delà d'une dénonciation de l'argent et de son inégale répartition. Jamais moralisant, c'est bien l'argent comme ce milieu qui baigne la vie sociale que filme Mendoza: l'argent s'immisce partout, comme la pluie battante, le vent, l'eau qui envahit les rues du quartier pauvre de Malabon, s'insinue dans les relations familiales, au cœur des institutions étatiques (police et justice), dans toutes les circonstances de la vie quotidienne. L'argent des pauvres prend ici une importance inversement proportionnelle à sa quantité. La matérialité physique des billets et des pièces, sans cesse soulignée dans le film, confère à la monnaie son statut de fétiche à la fois révéré et craint. Sans jamais tenir de discours général, sans dénoncer non plus, Brillante Mendoza montre des êtres humains aux trajectoires singulières, tous aux prises avec cette réalité aussi évanescente qu'omniprésente. L'argent ici n'est pas mis en relation avec le travail ou bien peu, et assez peu finalement avec les marchandises elles-mêmes (quelques légumes vendus au marché, des photos d'identité ratées achetées dans la rue, un cercueil). Mais la plupart du temps, c'est la mise en équivalence - ou plutôt l'impossible mise en équivalence - de l'argent et de la dette, de l'argent et du crime, de l'argent et de la mort, qui est montrée. Loin d'une opposition mécanique entre la circulation monétaire et la vie sociale, c'est leur incroyable et redoutable indication, en même temps que leur mutuelle contamination que rend visibles le cinéaste : car le crime ne sera finalement puni que de quelques jours de prison, tandis que les grands-mères, à la fois magnifiquement humaines et sordidement affairées à leur seule cause privée, sont prêtes à tout pour préserver une solidarité familiale traditionnelle souvent ébréchée. Le respect que tous leur témoignent n'est en revanche jamais pris en défaut, même s'il n'allège en rien leurs difficultés. Au terme de l'histoire, dont l'ambiance pacifiée est cependant bien loin d'un happy end convenu, les deux femmes s'accommodent finalement du retour à la «normale», c'est-à-dire à la misère

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des quartiers inondés pour l'une, aux soins permanents apportés à son fils handicapé pour l'autre, dans un logement minuscule et presque vide, dont la télé est le meuble principal, et la charrette de marchand ambulant la seule ressource. C'est donc bien un tableau social d'ensemble que propose Mendoza, à travers la miniature d'un fait divers qui condense certains traits majeurs de la société philipine contemporaine. Le réalisateur insiste toujours, lors de ses interviews, sur l'importance de la critique sociale, sur sa volonté aussi de protester contre les inégalités qui régnent aux Philippines et sur la nécessité et la possibilité de «faire quelque chose»1. De tels propos autorisent à qualifier son travail d'engagé. Mais cet engagement, loin de se présenter comme une contestation frontale du capitalisme en général, se manifeste aussi et surtout dans l'extrême attention portée au réel et dans les choix esthétiques et techniques qui portent cette protestation. Sur ce plan, on peut considérer que sa radicalité est à la hauteur de son inventivité de cinéaste, plus encore que de ses convictions politiques. Ce qui relève d'une écriture originale autorise à relier la filmographie de Mendoza - et tout particulièrement Lola - à toute la tradition artistique qui réfléchit sur sa propre identité, sur sa fonction critique et sa nature d'intervention à la fois artistique et politique au sein du réel où elle décide d'inscrire et même d'insérer sa narration : c'est précisément entre documentaire et fiction, dans la combinaison des deux, que se construit un regard original sur le monde d'aujourd'hui. Au premier abord pourtant, nulle mise en abyme ici, nul film dans le film. À une exception près pourtant, au cours d'une scène brève mais que l'on peut juger décisive: parmi les scènes secondaires nombreuses qui accompagnent l'intrigue principale, on assiste à un bref dialogue dans un train entre un homme qui filme les bidonvilles de Manille avec une petite caméra numérique tandis que son compagnon s'exclame à la vue d'une telle misère. Il peut s'agir de touristes aussi bien que de reporters. Le spectateur ne verra rien de ce qu'ils filment, mais on sait ce que les deux amis aperçoivent depuis la fenêtre du train et qu'ils commentent avec stupéfaction : un enfant nu, une carcasse de voiture désossée, et des taudis, entrevus par le spectateur au début de la séquence. L'un s'étonne que des êtres 1 Voir l'interview donnée par Brillante Mendoza lors de la Mostra de Venise, interview qui fait partie des bonus du DVD.

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humains puissent vivre là. Nulle compassion pourtant, mais de l'étonnement et la volonté de ramener des belles images, parfaitement standardisées: «Au ralenti, ça pourrait donner un truc sympa», suggère le premier à celui qui filme. Filmer à distance un monde qu'on ignore et dont la pauvreté paraît exotique, plaquer sur des images documentaires des procédés esthétisants, voilà bien le contraire même de la démarche de Mendoza. Ce minuscule «œil de sorcière» cinématographique, logé dans un recoin de ce film foisonnant, prend tout son sens pourtant, lorsque l'on sait que la nouvelle génération du cinéma philippin des années 2000 se caractérise par ses préoccupations sociales et par son utilisation systématique de la caméra numérique, portée à l'épaule, comme ici. En parenté relative avec l'esprit de Dogme95' mais par-delà ses préceptes principalement formels et son recours exclusif au 35 mm, l'usage délibéré de la caméra numérique dans le nouveau cinéma philippin accompagne en outre la volonté proclamée de développer un cinéma du tiers-monde, novateur et critique, loin des images standardisées dominantes. Un tel format correspond en outre aux possibilités de projection des salles philippines, à la différence des salles occidentales, qui imposent sa conversion. Le réalisateur précise cependant que son succès aux Philippines est tout relatif, les spectateurs issus des classes populaires préférant surtout se divertir devant des superproductions américaines. Néanmoins, le succès populaire aux Philippines de certains films du nouveau cinéma philippin dément toute analyse trop unilatérale, ici encore. Le principal théoricien de cette utilisation de la caméra numérique et du principe du docu-fiction est sans doute un autre réalisateur philippin, Auraeus Calo Solito. Mais Brillante Mendoza s'inscrit dans cette même perspective : tourné en 11 jours avec un budget réduit, filmé avec une caméra légère à l'épaule, dont les mouvements sont tantôt saccadés et cadrés serrés tantôt lents et cadrés largement, ce film à l'écriture très maîtrisée témoigne d'une réflexion approfondie de l'artiste sur son travail et les conditions mêmes de la production et de la diffusion de son film. Il faut bien sûr ajouter que le parti 1

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Lancé en 1995 par Lars von Hier et Thomas Vinterberg, le manifeste Dogme95 oppose aux superproductions et à leur abus des effets spéciaux des contraintes strictes, parmi lesquelles le principe de la caméra à l'épaule, l'utilisation du 35 mm, le rejet de l'éclairage artificiel, etc. L'Or des images

pris documentariste est ici manifeste : nombre de scènes sont tournées avec des acteurs non professionnels, voire des nonacteurs qui n'incarnent qu'eux-mêmes, comme dans la prison de Manille où les détenus montrent leurs tatouages, ou lors de la saisie sur le vif des rues de Manille. Tandis que la bande-son restitue tantôt les bruits d'une circulation incessante, tantôt le clapot à peine audible des barques sur l'eau, la caméra qui suit les personnages dans leurs déambulations fatiguées et heurtées, au long d'escaliers innombrables, donne au spectateur le sentiment presque physique d'un cheminement chaotique et épuisant, livrant au passage les portraits magnifiques des deux vieilles femmes aux visages marqués et soucieux, aux corps lourds et obstinés, aux propos brefs et bourrus. Dans le quartier inondé, le silence se fait et les trajets en barque sont accompagnés par les mouvements souples de la caméra, presque immobile et qui embrasse les canaux de cette Venise misérable. Sans être jamais systématique tout en restant homogène, l'écriture de Mendoza réside aussi dans un maniement virtuose de la caméra, qui la rend apte à épouser les mouvements du lieu et des hommes. «le ne vois pas un film comme un objet de perfection technique, pour moi c'est une affaire d'émotions et de transmission d'émotions. Ce que je veux, c'est qu'il y ait cet aspect documentaire réaliste ; le fait que j'apparaisse, ou qu'il y ait des ombres me paraît quelque chose de négligeable ou d'anecdotique. »'

Le caractère en apparence bricolé, improvisé, heurté de Lola constitue à l'évidence une esthétique extrêmement maîtrisée jusque dans ses imperfections, et qui s'oppose délibérément aux constructions léchées, aux cadrages standardisés et aux rythmes accélérés et homogènes du cinéma dominant. Il suffit d'ailleurs d'écouter la version française pour mesurer à quel point le doublage proposé, qui adopte tous les clichés des doublages de films américains, détonne ici et suffit à dénaturer ce film qui se veut profondément fidèle à ce dont il traite, y compris aux voix, aux intonations un peu rudes des vieilles femmes, aux exclamations non apprêtées des habitants. Film à petit budget, Lola semble s'ingénier à inverser systématiquement le pouvoir de l'argent qui est de niveler et d'abstraire : sans proposer d'allégorie du monde comme totalité, dont Manille serait la réduction et l'anecdote narrée le résumé 1

Brillante Mendoza, Festival de Cannes, 2007.

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commode, c'est bien la singularité d'un parcours humain que montre le film, tout en évoquant pourtant en permanence le reste de la réalité mondiale unifiée et déchirée par le capitalisme. Car on y mesure à quel point l'argent est ce qui inclut les protagonistes, y compris les plus pauvres, dans le marché mondial, tout en les maintenant aux marges de la survie. C'est ainsi que la présence lancinante, à la fois familière et physique mais également symbolique de la monnaie inclut le spectateur dans ce monde global, dont il connaît les règles générales et méconnaît l'extrême diversité concrète. On mesure à quel point le réalisme revendiqué ici1 n'est pas la reprise de principes esthétiques antérieurs à la réalisation même de ce film : il consiste dans l'invention d'une forme et d'une technique conformes à un regard sur l'état des choses, regard qui porte avec lui une colère profonde mais aucun jugement, pourtant, la tâche de l'analyse étant abandonnée au spectateur, que Mendoza dit volontiers vouloir «déranger». Cinéma du constat, du malaise émotionnel en même temps que de la résistance à ce constat, le film de Mendoza montre avant tout les contradictions du réel, la coexistence de la plus profonde humanité et de la violence extrême, au sein d'une ville, d'une famille, mais aussi des individus eux-mêmes. Sans doute n'est-ce pas par hasard si ce film récent, et qui porte à son plus haut degré l'art du réalisateur, est aussi un film entièrement et presque obsessionnellement centré sur l'argent. Car il faut revenir sur la monnaie, parfois métallique mais souvent de papier, qui colle à la peau des personnages autant que la pluie torrentielle. Défigurant les relations humaines, mais les structurant finalement, et surtout infestant les institutions, l'argent corrompt et régule, conduit au meurtre et permet le rachat au sens propre - qui n'est pas celui de la justice -, interdit et rend possible la générosité et les dons, dont il faut souligner à quel point ils sont eux aussi présents tout au long du film, en contrepoints et compléments de l'échange marchand : dons de nourriture de la part de la seconde grand-mère, dons d'argent des voisins de la victime pour ses obsèques, aide à l'enterrement du service municipal qui consiste en un échange de «bons procédés» 1

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Lors d'une interview à la Mostra de Venise, Mendoza, qui dit avoir été baigné dans le cinéma philippin commercial pendant sa jeunesse, explique que ce n'est que depuis qu'il réalise des films qu'il peut énoncer des sources d'inspiration, principalement les néoréalistes italiens et français.

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illégaux, etc. Mais ces dons, loin de la contrarier, sont toujours reliés à la logique monétaire et économique qui les englobe : la grand-mère à qui la sœur de province offre canards, œufs et légumes s'efforce aussitôt de les revendre contre du cash. La première grand-mère met en gage sa propre pension de retraite dans un organisme officiel de prêts, qui assure ce type de transaction. L'argent qui est utilisé pour aider se révèle lui-même ambivalent, conduisant à la libération de celui qui a tué pour un téléphone, à qui nul reproche n'est adressé et qui, durant tout le film, ne montre d'intérêt que pour lui-même. Avec l'argent, ce n'est pas d'abord de perversion mais bien de médiation sociale dont il est question ici, conformément à toute une tradition artistique, qui n'est pourtant jamais convoquée mais dont l'héritage est patent: mis en rapport avec la vie et la mort, sans la moindre grandiloquence, c'est bien la fonction monétaire dans un monde capitaliste, mais habité par les structures familiales traditionnelles et par la solidarité et la compassion telles qu'elles se trouvent modifiées en retour par les conditions sociales contemporaines, qu'interroge Mendoza, sans jamais répondre à ses propres questions. David Harvey insiste sur la façon dont le capitalisme sait utiliser à son plus grand profit les relations familiales traditionnelles, qu'au besoin il réactive localement, pour détourner les solidarités traditionnelles en assujettissements marchands, préservant et annexant les différences culturelles 1 . Ici, la générosité de la grand-mère vient s'articuler directement sur le désir du petit-fils pour les objets de consommation et les signes de la réussite sociale, dont le téléphone portable est le symbole mondial. Et la circulation de l'argent, qui redouble et épouse celles des émotions les plus hautes, concourt fondamentalement à la reproduction d'un système qui génère pauvreté et violence, fétichisme et domination. En somme, racheter et rembourser, loin d'apurer les comptes, reproduit ce qui n'est pas un équilibre mais un déséquilibre permanent, l'injustice sociale et la logique du marché s'entretenant l'une l'autre. La dette est infinie et la simple honnêteté n'en viendra pas à bout, pas plus que la ruse. 1

David Harvey, The Condition of Postmodemity, Blackwell, Cambridge, USA, 1990 (2 e partie: «The political-economic transformation of late twentieth-century capitalism »).

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C'est en ce sens que ce film est profondément politique: non parce qu'il suggérerait quoi faire, ni même parce qu'il développerait chez le spectateur un quelconque sentiment d'injustice, inexistant jusque-là. C'est l'état des lieux, sans jugement, mais sans édulcoration, qui accable, et ce en vertu même de ses contradictions car le film nous renvoie avant tout à l'énigme de nos propres actions et de nos choix sociaux et politiques. Que penser, finalement, du dévouement admirable de deux vieilles femmes, percluses d'arthrite, qui conduit à ce qu'un criminel soit libéré sans la moindre poursuite? Et si l'on ajoute que les vols de téléphones portables avec violence à Manille sont nombreux et tiennent surtout au statut social que confère en apparence la possession d'un tel objet, on s'aperçoit que le film referme sur le spectateur une nasse d'émotions contradictoires qui se révèlent au fond sans issue : la compassion est touchante, pourtant elle conforte parfois l'injustice. L'argent corrompt, mais il épouse toujours les desseins de ceux qui l'emploient. Et surtout, l'argent répand autant qu'il masque parfaitement le fonctionnement d'ensemble d'un monde à la fois profondément différencié et profondément un. Unifiant sans harmoniser, il rassemble pourtant, sous l'égide d'une dialectique partagée, le spectateur et les habitants de cette étrange cité lacustre, le cinéaste et l'industrie du cinéma, l'altruisme et l'impunité, la rouerie, l'égoïsme et la générosité. Loin d'une critique de la monnaie détachée de sa nature capitaliste, Lola montre la colonisation marchande et capitaliste des esprits à quoi résistent pourtant des solidarités indéracinables et de fragiles barrières : dans tout le film, et surtout dans la magnifique scène du début, où la grand-mère de la victime se bat avec le vent et la pluie dans une zone bétonnée et taguée de la ville, pour parvenir enfin à allumer un cierge sur le lieu du meurtre, on voit des parapluies sous des trombes d'eau. Durant toute la scène, la grand-mère ne parvient jamais à l'ouvrir vraiment. Son parapluie, d'une scène à l'autre, forme cette touchante et fragile fleur noire, sous laquelle elle et son petit-fils se blottissent vainement, tandis que la caméra de Mendoza suit pas à pas, geste à geste, leur périple hésitant et têtu. Il ne s'agit surtout pas ici de décrypter des symboles. Ces parapluies ne sont la métaphore de rien: de fait, il pleut beaucoup

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à Manille, même si le réalisateur dit avoir voulu absolument tourner sous le ciel lourd de la saison des pluies. Mais, brandis par ces vieilles dames comme des remparts de toile dont l'efficacité tient à leur seule obstination, ils témoignent visuellement de cette résistance ténue dont le film nous narre l'histoire et, au fond, l'absurdité ultime, une victoire qu'on peut lire comme un échec - un échec qui témoigne pourtant d'une résistance sans défaut. Ici la lutte contre l'injustice est contrainte de lui emprunter ses moyens et ses voies. Ponctué d'accords frauduleux, d'escroquerie, de corruption avérée, le chemin de la générosité mène à l'abnégation reconduite, à la soumission consentie, aux transactions marchandes dont toutes les circonstances vécues, et les plus intimes, ne sont que l'occasion et le relais. Mais la leçon n'est pas là, justement. Elle se trouve bien plutôt dans cette contradiction elle-même et dans l'aveu que le film en tant que tel ne possède pas la solution et ne délivre aucun conseil. On est bien loin pourtant d'un constat désespéré : s'insérant subtilement dans le réseau des contradictions réelles, le film ne les surplombe jamais mais interroge autant qu'il s'interroge sur son rôle, sur le regard dont il témoigne, sur les échanges - y compris marchands - auxquels il participe nécessairement. L'œuvre dit - et est elle-même - l'effort pour exister, cette ténacité qu'elle donne à éprouver, cette lutte contre les images dominantes et les idées reçues. Cette forme élaborée - mais aussi politiquement démunie - de l'intelligence critique fait corps avec un récit singulier et avec le style puissant, rugueux, de Mendoza. Ouvrières du monde, de Marie-France Collard (1998) Ce documentaire a été tourné par Marie-France Collard à l'occasion de la fermeture par la célèbre entreprise de vêtements Levi's d'une usine belge et d'une usine française. Elle conduit la réalisatrice à filmer des ouvrières travaillant pour Levi's en France et en Belgique, mais aussi en Turquie, en Indonésie et aux Philippines. Au début du film, on apprend que les causes de cette double fermeture sont des «coûts trop élevés» et des « charges salariales » excessives, imposant ce qui n'est alors plus même une décision, mais une simple conséquence fatale, irrésistible. Ces justifications, répétées à l'occasion de toutes Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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les délocalisations et de tous les plans de licenciement, se trouvent ici confrontées à la réalité des conditions de travail et à celle du chômage. C'est une tout autre mesure sociale que le film oppose à la logique financière : au lieu de mettre en concurrence les acquis sociaux considérés comme des coûts, elle apparie les conditions sociales et compare les situations humaines, faisant ressortir diversité et points communs. Marie-France Collard filme des femmes salariées, toutes mobilisées, à des degrés divers et dans des contextes bien définis, contre la situation qui leur est imposée par la même entreprise mondialisée. C'est moins l'argent qui est figuré, que le capitalisme contemporain qui est suggéré comme l'horizon de l'histoire narrée ici, histoire sociale et humaine des usines d'une marque mondialement célèbre, emblématique de la consommation de masse et de la diffusion mondiale des symboles inusables de l'american way oflife. Le capitalisme est la cause manifeste et identifiable de ce qui se voit à l'écran : exploitation, licenciements, détresse, colère. Filmé dans des conditions très difficiles, contre la volonté des responsables de Levi's et en partie clandestinement, grâce à l'aide des ouvrières, le documentaire propose des images rares, celles du travail industriel concret, soumis à la double pression de la délocalisation vers les zones à main-d'œuvre bon marché et aux techniques de management et de contrôle, qu'on voit mises en œuvre de façon précise et parlante dans une usine Levi's de Rosario, aux Philippines. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une fiction, ce film résulte d'une construction très élaborée, mettant en cause du même mouvement une logique strictement financière et les films, y compris des reportages, enfermant le spectateur dans le constat et la passivité. La spécificité du travail de réalisation proposé ici réside dans sa reprise très originale d'un procédé pourtant classique, le film dans le film. La mise en abyme devient ici le moyen de tracer un trait d'union mais aussi de créer l'occasion d'une confrontation entre des mondes sociaux distincts, que le patronat s'emploie à mettre en concurrence: Marie-France Collard projette un premier film tourné dans les usines françaises et belges aux ouvrières indonésiennes et filme alors leurs réactions, cette prise de vue étant à son tour intégrée au film final. On suit ainsi tous les épisodes d'une lutte vouée à

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l'échec, qui va conduire les ouvrières françaises à approuver en vain une diminution de 10 % des salaires, afin de préserver les emplois. En dépit de cette concession considérable, la fermeture des usines Levi's est maintenue, la décision se révélant avoir été prise antérieurement au vote des salariées. Et la colère, une extrême émotion aussi, prennent alors la place d'un espoir demeuré, jusqu'au dernier moment, tenace. Le film de Marie-France Collard s'inscrit dans la longue tradition du documentaire militant, qui ne se contente pas de témoigner mais qui cherche dans le même temps à inventer des formes originales d'intervention sans pour autant se substituer aux salariées concernées. D'une part, elle donne la parole aux ouvrières, longuement, montre avec leur collaboration active les conditions de travail de façon aussi précise que possible, et la vie quotidienne centrée autour de ce travail, puis de son absence. D'autre part - et surtout - elle met en contact celles que le capitalisme s'efforce de mettre en concurrence, les « ouvrières du monde », censées demeurer invisibles les unes aux autres, les idées reçues remplaçant tout échange véritable : ouvrières européennes et ouvrières de pays en développement, dont les niveaux de vie diffèrent mais dont les statuts sont parents et liés. Il faut prendre toute la mesure de ce qui n'est pas une simple citation formelle, la rc-ième version du film dans le film mais une démarche profondément politique qui conduit nécessairement l'œuvre à réfléchir sur elle-même. Jean-Louis Comolli dit craindre que les documentaires qui, « de bon cœur, se proposent de "donner" la parole à ceux qui en sont privés ne fassent que reconduire la place du maître, le geste du pouvoir. Car il ne s'agit pas de "donner" mais de prendre et d'être pris, il s'agit toujours de violence : non pas de restituer à quelque démuni ce que j'aurais et que je déciderais qu'il lui manque, mais de constituer avec lui un rapport de force où, à coup sûr, je risque d'être aussi démuni que lui. »'

Ici, sans qu'aucun discours ne soit tenu par la réalisatrice, sans nulle voix off commentant les images, le film réfléchit sur ses propres conditions et ses propres conséquences, qui en partie se confondent : la séquence des ouvrières indonésiennes témoigne d'un double et en réalité triple apprentissage qui vient en retour modifier le déroulement de l'histoire filmée 1

Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir L'innocence perdue: cinéma, télévision, fiction, documentaire, Paris, Verdier, 2004.

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et de l'histoire réelle. Chacune découvre les autres, et le spectateur se trouve lui aussi en position de remettre en question quelques idées admises. C'est en particulier le cas de la thèse qui veut que les ouvriers du tiers-monde acceptent sans protester des niveaux de salaire correspondant à des standards de vie extrêmement frustes. Une ouvrière française, déléguée syndicale, affirme devant la caméra que les ouvrières indonésiennes acceptent, elles, de travailler pour «un bol de riz». Projeté devant les travailleuses de Jakarta, cette remarque suscite une réaction immédiate : « moi non plus, je ne travaillerai pas pour un bol de riz» affirme une femme, qui déclare avoir une fille à élever et qu'on voit vivre dans un logement sommaire mais qui n'a rien d'un taudis. Le film montre des conditions de vie bien différentes, mais aussi la volonté partagée de défendre des acquis et d'obtenir des salaires meilleurs. Il souligne également le paradoxe qui conduit les ouvrières européennes à voter la baisse de leur salaire, tout en affirmant que les autres salariées, hors d'Europe, devraient lutter davantage. Deux séquences du film sont particulièrement éclairantes. La première concerne les luttes sociales et les syndicats : les syndicats indonésiens sont des officines patronales et les ouvrières de Jakarta disent leur étonnement devant le développement des luttes belges et françaises, animées par des organisations qui tentent réellement d'obtenir des concessions. La seconde montre les syndicats français et belges s'efforcer de passer des compromis avec la direction pour préserver l'emploi, allant jusqu'à faire voter une baisse de salaire de 10%. «Ce n'est pas très syndical, s'exclame la déléguée, mais c'est la seule solution». La réunion entre salariées avant de mettre aux voix cette baisse de salaire est un moment presque tragique : il faut faire des propositions, dit une déléguée, des propositions « équitables», sans «aller trop loin», ajoute-t-elle, affirmant que c'est par ce moyen que la non-fermeture sera obtenue. Naïveté? Désespoir de cause? Collaboration poussée trop loin? Le film interdit toute conclusion et laisse le spectateur juger, une fois qu'il a été initié à la complexité de la situation et à ses enjeux humains. Il n'en demeure pas moins que les syndicalistes européennes font finalement jeu égal avec des femmes indonésiennes, dont on apprend qu'elles prennent du temps pour se

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former au droit du travail et à la résistance sociale, dans des conditions extraordinairement difficiles. De la même façon, on voit les ouvrières turques protester avec un immense courage contre les conditions qu'elles subissent, hantées par la peur. Les luttes sociales et politiques sont plus que jamais contraintes de s'affronter à la question de leur efficacité, de leurs méthodes, des limites de la négociation à tout prix comme de la difficulté à construire des confrontations frontales victorieuses. C'est précisément cette question que les protagonistes de ce documentaire se renvoient les unes aux autres, à travers les continents. C'est aussi celle qu'elles adressent aux spectateurs: question sociale par excellence, à laquelle le film confère sa dimension politique et internationale. Il y apparaît que la possible convergence de luttes à la fois locales et globales est une tâche immense, mais envisageable pourtant : sa construction nécessaire constitue le point d'orgue de ce film. Par la même occasion, le film donne à voir une culture populaire protestataire, des modes de vie et des solidarités, les espaces de la vie privée et ceux du travail, des émotions aussi, aux antipodes de la thèse répandue qui veut que les classes populaires soient anesthésiées par la culture de masse et que le populisme est l'expression politique infâme de ce sous-développement. Le documentaire engagé et ce dont il témoigne du côté de la réalité sociale sont des objections vivaces aux doctrines nauséabondes de la servitude volontaire. Car ce sont des résistances à la fois sociales, culturelles et esthétiques qui se dessinent dans ce film et dans d'autres productions apparentées. Si leur diffusion relativement limitée empêche en effet cette culture populaire de lutter à armes égales contre une culture hégémonique, elle n'en atteste pas moins sa présence vive au cœur même du capitalisme contemporain. Elle dément toutes les simplifications qui concluent à l'endoctrinement fatal et irréversible des seules classes populaires, coupables à la fois de manque de goût, d'absence de recul critique et de passivité sociale. Le théoricien marxiste de la culture, Raymond Williams, argumente en faveur de l'existence d'une culture populaire, qui se présente comme «culture progressiste alternative » : «elle ne s'est pas dotée d'institutions assez fortes pour être en mesure de se généraliser, mais on en a exagéré la faiblesse - certes bien réelle-,

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tant hors de ses cercles qu'en leur sein, en considérant soit qu'elle politisait tout, soit qu'elle était apolitique, ce qui revient au même. »'

Par ailleurs, devant le film qui leur est projeté, les ouvrières indonésiennes s'étonnent des chariots utilisés pour transporter les vêtements et des machines automatiques à riveter les jeans utilisées dans les usines françaises et belges, alors qu'ellesmêmes effectuent toutes ces opérations manuellement. La disparité des salaires et les formes de la surexploitation du travail vivant expliquent cette forte disparité d'équipements techniques et la moindre part du capital fixe dans les usines indonésiennes, qui misent sur l'exploitation directe du travail. Il ne s'agit nullement d'un retard technologique à combler, mais d'une utilisation sélective de la technologie et de la force de travail par le capitalisme mondialisé. La fin du film montre en effet le haut niveau d'équipement informatique mis en place dans les usines indonésiennes pour surveiller les ouvrières, enregistrant toutes les pauses et les cadences. Gros plan sur un écriteau édifiant : « Cherchons couturière pouvant travailler sous pression. » Disparités technologiques, niveaux divers d'exploitation, mais même logique de surveillance et de diminution des «coûts» salariaux: c'est bien cet ensemble qui confère au capitalisme son unité contradictoire et que le film, sans jamais l'exposer théoriquement, montre de façon précise. Cette cohérence différenciatrice du capitalisme mondialisé n'est certes pas le terreau de luttes communes spontanées. Et il est frappant que, sur ce point, les ouvrières européennes aient tendance à renvoyer la responsabilité des conquêtes sociales aux ouvrières du tiers-monde: c'est à elles de se révolter. Là encore, le film donne simplement à voir un niveau des luttes et des consciences que nul ne peut juger de haut, et qui offre un tableau saisissant des formes de résistances et des faiblesses face au capitalisme mondialisé. En effet, tandis que Levi's joue avec maestria et profit des disparités internationales, les salariées en sont encore à découvrir la logique qui les unit, logique adverse, qui précisément n'unifie qu'en opposant, qui soumet aux mêmes pressions pour mieux instaurer une concurrence, entretenant l'ignorance mutuelle et desrivalitésà la fois factices et bien réelles. On pourra juger décevante cette tendance du film documentaire contemporain à nourrir un fort pessimisme, loin des films 1

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Raymond Williams, Culture et matérialisme, trad. N. Calvé et E. Dobenesque, Paris, Les prairies ordinaires, 2009, p. 211.

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politiques des décennies passées et en particulier de la créativité esthétique et politique des groupes Medvedkine. Mais une telle option, outre qu'elle reflète bien l'état présent des alternatives et du rapport des forces, ouvre la voie à des formes d'intervention qui combinent les questionnements des salariées, de la documentariste et des spectateurs, leurs revendications autant que leurs doutes. Le rapport champ/hors-champ, tel que le définit Jean-Louis Comolli, se révèle le plus pertinent pour comprendre le rapport critique entre ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, ce qu'on connaît et ce qu'on ne comprend pas, ce qu'on maîtrise, au moins un peu, et ce qui induit l'impuissance sociale la plus totale. Ici encore, la question de l'argent est le foyer où convergent ces questionnements, liant salaire et profits, licenciements et stratégies financières. Il faut ajouter que le jean, en tant que produit emblématique de la consommation de masse, au même titre que les téléphones portables dans le film de Mendoza, renvoie au spectateur la question de sa participation indirecte à l'exploitation, en dépit de la distinction aussi contestable qu'efficace entre consommateur et producteur. La façon dont ce film se confronte à la dimension financière et monétaire du capitalisme, en raison même du caractère réticulaire de la question, permet à l'œuvre filmée de rencontrer par la même occasion la question de sa réception, de son impact réel, des formes de résistance qu'elle peut contribuer à esquisser. Loin des discours abstraits sur une réalité financière coupée des réalités industrielles et humaines, qu'elle parasiterait du dehors, c'est leur liaison intime qu'il donne à saisir. Plus encore, c'est une extrême violence sociale que montre ce film. Et la colère qui finalement en résulte. Si la télévision filme volontiers, parfois, les larmes des salariés tout juste licenciés, les caméras officielles s'attardent moins sur les luttes, les propos soudain virulents de la déléguée syndicale qui pensait qu'une concession importante sur les salaires empêcherait la fermeture. Tou à coup, elle désigne abruptement les coupables, affirme que les profits sont trop élevés et que les patrons sont des « salauds ». La question est stratégique ici : renvoyée vers le spectateur comme question politique globale, elle n'admet aucune réponse simple et surtout, aucune réponse simplement théorique. C'est aussi la question du droit du travail qu'aborde ce film: les employeurs délocalisent, afin d'instaurer une logique de Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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sous-traitance, autorisant les pires conditions de travail, sans que leur responsabilité ne soit jamais directement engagée. On apprend que l'État indonésien a fait en sorte que le salaire minimum, correspondant à 40 heures de travail hebdomadaires, ne couvre que la moitié des besoins de base. Les salariés sont donc contraints d'effectuer des semaines de 80 heures, tandis que les syndicats indépendants et les grèves sont interdits, les mesures de rétorsion étant immédiates et brutales. Le souci de stricte légalité des salariés se heurte vite à la violence patronale, qui, même si elle est plus grande dans le tiersmonde qu'en Europe, révèle ici sa cohérence et surtout sa visée d'ensemble : harmoniser vers le bas les droits des salariés. Là encore, sans que soit fournie la moindre réponse, le film donne à réfléchir sur les conditions d'une resyndicalisation offensive, sur la façon d'envisager des luttes sociales à échelle internationale, épousant au mieux les contours de firmes elles-mêmes transnationales. Si le documentaire montre l'ampleur des obstacles, il souligne aussi l'énergie, la combativité et l'intelligence des salariés de part le monde. Enfin, il s'agit d'un film profondément féministe, tourné par une femme et concernant essentiellement des ouvrières. Il parvient à présenter dans toute leur complexité des questions qui concernent en premier lieu l'émancipation des femmes dans un monde capitaliste, à la fois unifié par la quête du profit et différencié peu- des histoires et des cultures distinctes. Les travailleurs exploités du monde sont majoritairement des travailleuses, souvent doublement minorisées. Contre tous les clichés, c'est la détermination de l'ouvrière indonésienne qui frappe, sa volonté de se former en tant que militante, son courage et sa lucidité. On est au plus loin des représentations codifiées de femmes soumises et incapable de gestes techniques qu'on trouve dans le cinéma dominant. Comme dans Lola, c'est aussi la fatigue et l'usure des corps qui est montrée, la vie quotidienne des salariées étant filmée dans le prolongement des plans tournés à l'usine, sans que rien ne soit mis en scène. La caméra enregistre des choses minuscules, qu'on peut juger secondaires, insignifiantes, et auxquelles le spectateur est libre de prêter ou non attention. Mais ce sont ces petits éléments vécus, un regard, un napperon, un chien qu'on caresse en parlant, une mèche recoiffée, qui donnent pourtant

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tout leur poids à des images qui ne récitent rien, mais plongent au milieu des vies et restituent des expériences. L'expérience est aussi celle qui se joue lors de la rencontre à distance entre ouvrières européennes et indonésiennes, le temps de la projection du premier film, dans cette trame dense et entretissée de questions et de réponses, d'expressions sur les visages. C'est bien une certaine façon de capter le réel et de le saisir qui est ici à la fois mise en œuvre et montrée, de façon aussi modeste qu'insistante et subtile. Jean-Damien Huyghes insiste sur ce qui est le propre des appareils d'enregistrement du visible - appareil photographique ou caméra -, loin du «fonctionnement rationnel de l'esprit»: « pouvoir enregistrer quelque chose hors des catégories du langage»1. Contre un certain type de reportage télévisé, qui hache les plans, recadre, scénarise sans l'avouer, force à dire et contraint à cacher, les documentaires comme celui-ci cherchent non pas à soumettre le réel, à l'inscrire dans un cadre préexistant, mais à se faire déborder par leur objet, à embarquer le spectateur dans une relation non prédéfinie, non racontable par là même, à le confronter à la vie réelle d'autrui et aux échos multiples et complexes qu'elle établit avec la nôtre. Une phénoménologie de la réception sociale serait nécessaire ici, en lieu et place d'une psychologie des intentions du réalisateur. C'est dans cette richesse vécue et en partie partagée, dans cette profusion concrète que délivre l'image et qu'elle propose à des modes d'attention forcément divers, et indéfiniment variables, que naît un espace politique inédit, propre à cet art singulier qu'est celui du documentaire, dont la beauté n'est jamais absente. Cette beauté n'est en rien une esthétisation artificielle mais une capacité de la documentariste à capter une humanité qui s'inscrit dans les corps et les visages, les mouvements furtifs, les gestes du travail, les machines et les objets quotidiens, les temps morts et les regards. Il est classique de dire que l'art donne à voir ce qu'on ne regarde pas et à apprécier ce qu'on juge laid : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux», écrivait déjà Pascal2. L'art contemporain a profondément bouleversé les catégories de la beauté et de la laideur. Mais c'est bien une beauté 1

Jean-Damien Huyghes, Le cinéma avant après, Grenoble, De l'incidence éditeur, 2012, p. 22. 2 Biaise Pascal, Pensées, B134. Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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singulière, loin des canons réalistes de l'ouvrier de choc autant que de ceux de la femme éternelle, qui se trouve ici soulignée par la suspension de l'action qui s'impose au spectateur, beauté tout aussitôt interrogée. L'émotion individuelle et sociale ainsi filmée suscite une empathie traversée de conscience politique, sans cesser de se manifester comme rapport sensible aux images et à soi. Et sur ce plan, le hasard préservé, ce qui surgit n'ayant pas été préparé ou préécrit, ce que capte la caméra et que le spectateur doit trier à sa façon, repérer ou manquer, est ce qui distingue fondamentalement l'amateur de peinture du spectateur contemporain. On peut juger que cette modalité de la réception se révèle tout aussitôt critique en ce qu'elle bouleverse les critères établis, les exigences plastiques dont les femmes sont les principales victimes. Dans un des passages les plus célèbres de l'Idéologie allemande, Marx fait de la chambre noire le modèle de l'idéologie, tout en signalant les limites de sa comparaison : dans le capitalisme, ce n'est pas l'image du monde qui est renversée sur sa surface de projection (la conscience) mais le monde lui-même. Loin de définir les images comme le double passif du réel, c'est en un autre sens qu'il reconduit cependant la notion de reflet : « La façon dont les hommes manifestent leur vie reflète très exactement ce qu'ils sont. »' On peut ajouter que lorsque le cinéma capte au mieux cette « façon dont ils manifestent leur vie », il travaille ce reflet qui construit un lien représentatif au réel, non parce qu'il le duplique mais parce qu'il en prolonge les éléments constitutifs, à commencer par la conscience elle-même. Bref, si c'est bien «la vie qui détermine la conscience» et non pas «la conscience qui détermine la vie»2, cet énoncé, loin de justifier une conception réductionniste de l'image, ouvre en vérité aux pratiques représentatives le champ de leur propre appréhension en tant que moment du réel, moment actif, qui se refuse aux allégories, aux poncifs, aux abstractions. Dans le même texte, Marx précise encore que « chez un individu dont la vie embrasse un large éventail d'activités et de relations pratiques au monde, qui mène donc une vie multiforme, la pensée prend le même caractère d'universalité que toute autre 1

Karl Marx, Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, trad. G. Badia et alii, Paris, GEMEÉditions sociales, 2012, p. 15. 2 Ibid., p. 21.

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démarche de cet individu. Elle ne se fixe donc pas, ne se fige pas en pensée abstraite»1. Contre le flot d'images abstraites, parce qu'elles ne donnent à voir que ce qui est conforme à une idéologie dominante et préalable, le cinéma travaille le réel en se situant de plain-pied avec ses contradictions, en les recueillant mais en les élaborant pourtant, en formes et procédés, en inventions qui donnent à sentir et à penser. Le documentaire de Marie-France Collard montre donc une prise de conscience sociale et politique et contribue à accroître cette conscience - qu'il montre être d'ores et déjà à l'œuvre par la projection des séquences tournées en Europe devant un groupe d'ouvrières indonésiennes, dont les réflexions sont à leur tour filmées et intégrées au documentaire final. Un tel procédé, qui n'est en rien un savoir apporté de l'extérieur, inclut le spectateur dans cette dynamique indissociablement cinématographique et politique, du simple fait que la place du spectateur se trouve elle-même représentée, et représentée comme active, comme lieu de la réflexion, voire de la décision d'agir. Bouleversant bien des clichés, avec discrétion mais efficacité, un tel film s'inscrit aussi dans cette tradition critique, qui met en œuvre la dialectique de la représentation, autrement dit cette dialectique qui inscrit la représentation dans la réalité et contribue à la transformer. Ici encore, le cinéma se confronte à son ombre portée, ici le capitalisme, dont le portrait n'est pas fourni mais sur lequel butent aussitôt le regard et l'intelligence, dès lors que sont perçus les enjeux et les questions léguées par un tel travail. L'invention formelle ne peut ici se dissocier du contenu. Plutôt que de bouleverser les codes en vigueur, la solution choisie par Marie-France Collard va de pair avec un certain classicisme dans le maniement de la caméra. Elle réside plutôt dans le temps de parole laissé intégralement aux intervenantes et dans l'utilisation du film comme élément actif du conflit social. Il faut souligner la position en retrait de la réalisatrice durant le tournage, alors même que le choix de faire ce film est offensif, opposant ses procédés à l'omniprésence de l'animateur télévisé, du commentateur du journal, face à la saturation de l'image télévisée qui ajoute incrustations, voix off, montage accéléré, gros plans sur les émotions, sélection drastique des 1 Ibid., p. 261.

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intervenants et des types d'interventions. Loin de proposer un écho brut du monde, le documentaire de Marie-France Collard organise son interaction avec le réel, laissant apercevoir entre les images ou au-delà d'elles ce qui est l'objet de la représentation et ne s'y réduit d'aucune façon. Au total, ce film travaille sur ce qui l'englobe et l'inclut : ne cessant de désigner ce qui le précède, ce qui l'entoure et ce qui le suit, le documentaire tente de s'opposer à la fois aux images et aux discours dominants, mais aussi, à sa façon, au remodelage capitaliste ultraviolent des rapports sociaux et des individus. C'est, là encore, la confrontation à une logique financière qui permet cette inclusion polémique et combattive de l'œuvre dans le réel, démentant l'idée que l'art n'existerait qu'en se protégeant du monde. Un tel travail cinématographique n'est pas isolé: certains de ses traits, nettement repérables ici, grossissent des caractéristiques qui sont celles d'un cinéma éminemment politique d'aujourd'hui. L'enjeu est aussi que de tels films soient financés et diffusés par ce qui reste des télévisions publiques, leur permettant de toucher un grand nombre de spectateurs et de sortir des circuits spécialisés de faible audience. C'est aussi une telle question qui hante de part en part ce film. L'État des choses, de Wim Wenders (1982) Ce film d'auteur ambitieux, tourné en noir et blanc, date de 1982. À cette date, Wim Wenders est déjà un réalisateur consacré, qui a imposé un style et un univers très singuliers. Ses préoccupations politiques, peu définies et jamais directes, sont pourtant toujours présentes comme aux marges de ses œuvres. Le monde de Wenders baigne dans la lumière grise d'une lassitude et d'une défaite sans nom, où des individus exilés et esseulés s'efforcent d'inventer leur vie et de lui donner un sens. Dans L'État des choses, œuvre entièrement construite selon le principe de la mise en abyme et du film dans le film, il confronte la question de la création à celle de son financement, cette confrontation conduisant finalement à l'échec du réalisateur et à sa mort. Si l'argent n'est jamais filmé en tant que tel, le manque d'argent, l'absence de fonds et par suite la pénurie de pellicule elle-même, condition première et toute matérielle de l'existence d'un film, est le thème même de L'État des choses, 168

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ce titre en forme de constat sans espoir semblant énoncer par avance le verdict de Wenders quant à la situation du cinéma dans le monde contemporain. Film du manque et de l'absence, L'État des choses donne à voir des individus en quête d'eux-mêmes, s'attachant à créer et à inventer dans un monde indifférent à l'art et imperméable à l'utopie, situation à laquelle Wenders ne propose pour sa part aucune alternative. S'y rencontrent des contraires : le cinéma de science-fiction (le film en cours de tournage appartient de façon archi-conventionnelle à ce genre) et le cinéma d'avantgarde (L'État des choses) ; un réalisateur exigeant et le duo assassin, Hollywood-Mafia, la mafia n'étant rien d'autre que la version armée d'Hollywood. Cette identité, qui apparaît à la fin du film comme étant sa clé cachée, ne résout en rien les mille énigmes que tisse cette œuvre étrange et belle. Résumer un tel film est une opération impossible, les images débordant toute narration possible. Il est cependant nécessaire d'en rappeler quelques moments. Les premières images, au ton sépia très jauni, racontent l'histoire de survivants, probablement à un conflit nucléaire. The Survivors, tel est le titre de ce film, jamais achevé, dont les premières minutes narrent l'épopée d'un petit groupe dans un monde devenu inhabitable, à la recherche de la mer, un des rescapés filmant au passage le paysage dévasté. Le même sacrifiera un enfant contaminé, promis à la mort, avant que la troupe ne reprenne sa marche. Bien entendu, la mer et le bâtiment auquel ils parviennent finalement est le lieu même du tournage, sur la côte portugaise, à Sistra, non loin de Lisbonne : un vaste immeuble désolé en béton brut, battu par les vagues, permet à Wenders de lier par un lieu unique le film de sciencefiction et la situation qui résulte de l'interruption soudaine de son tournage. Car, au moment de tourner une nouvelle scène, le réalisateur apprend qu'il n'y a plus de pellicule et qu'il va devoir changer son projet et opter pour une scène bien plus brève que prévu, un rapide gros plan. Lorsque le tournage reprend pour cette ultime scène, le clap indique The State of Things et non plus The Survivors. Le producteur, responsable du financement, a quitté le lieu de tournage sans explication. Une longue attente se prépare, les uns étant convaincus que le producteur reviendra vite avec l'argent promis, les autres

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commençant à en douter. L'ennui s'installe, la colère parfois, tandis que les acteurs et les techniciens doivent patienter sans être payés. Des histoires amoureuses se nouent, fugitivement. Au cours d'une soirée, Friedrich, le réalisateur, prononce un discours étrange, au cours duquel il déclare : « Les histoires n'existent que dans les histoires. Alors que la vie s'écoule, au fil du temps, sans produire d'histoires. » Après plusieurs jours sans nouvelles, le réalisateur décide de partir à Los Angeles retrouver Gordon, le producteur disparu. C'est dans une grande caravane, garée sur un parking de fastfood que Friedrich, sanglé dans un imperméable de détective privé, le retrouve sans qu'on sache comment il a mené son enquête. Au cours d'une traversée de la ville dans ce motorhome, conduit par un ami de Gordon, la conversation s'engage, commençant par un échange passionné et érudit sur le cinéma. On apprend vite que Gordon est poursuivi par la mafia, qui a commencé à financer le film mais qui a découvert à sa grande fureur qu'il s'agissait d'un film en noir et blanc et non d'un film en couleurs. Gordon se dit menacé de mort. À la fin de ce mini road-movie, il sera en effet abattu. Friedrich, caméra au poing comme s'il s'agissait d'une arme, tente de capter des images des assassins, en vain. Et il se fait lui-même abattre d'une balle venue de nulle part, tandis que sa caméra tombée à terre enregistre ses dernières images, celles d'un parking et d'une avenue à peu près déserts, vision de cette Amérique désolée et comme brutalement désertée de ses habitants, que l'on rencontre souvent dans les films de Wim Wenders mais aussi dans son travail photographique. Soulignant la relation entre l'argent et le pouvoir de ceux qui financent le projet, l'indépendance du metteur en scène et la place de l'art, la question de la survie dans un monde à bout de souffle, la violence, latente ou manifeste qui l'habite, ce film lent et sombre se confronte explicitement à l'ensemble des questions abordées précédemment. C'est sans doute le film de Wenders le plus marqué par la volonté de réflexion du cinéma sur lui-même, parfois aux limites de la thèse théorique, voire aux limites du symbolisme, par exemple lorsque se confondent manifestement les survivants à un cataclysme nucléaire et les participants à un film d'avant-garde, film dont le réalisateur ne veut pas se laisser dicter les formes ni le contenu. À ces

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éléments s'ajoutent les références innombrables à l'histoire du cinéma: les réalisateurs Samuel Fiiller et Robert Kramer jouent dans le film, ce dernier ayant également participé à l'écriture du scénario ; le réalisateur se nomme Friedrich ou Fritz, comme Fritz Lang, et son nom, Munro fait écho à Murnau en même temps qu'à Monroe ; The Survivors est le remake d'un film d'AllanDwan, le livre prêté par Friedrich à une actrice donnera naissance au film de John Ford, La Prisonnière du désert, dont on entrevoit le titre en façade d'un cinéma de Los Angeles, la discussion dans la caravane commence par une longue empoignade savante entre cinéphiles, etc. Le propos de l'œuvre est complexe : le film présente une situation de crise généralisée, bien loin d'une dénonciation unilatérale de l'industrie du cinéma, loin également de tout propos directement politique, ou du moins à distance de toute considération sur le capitalisme dans son ensemble. Plusieurs éléments rendent possible cette complexité, qui donne au film sa profondeur rêveuse et méditative, tout en combinant à cette atmosphère étrange certaines des caractéristiques du film noir qui en font une réflexion sur l'histoire du cinéma. Il faut d'abord mentionner la beauté très maîtrisée du noir et blanc et le raffinement de l'éclairage (Henri Alekan est le chef opérateur du film), la lenteur et la longueur des plans, l'étrangeté désolée du lieu si conforme au regard de Wenders, l'errance des personnages, la musique très présente de Jiirgen Knieper, qui n'ornemente pas les images mais se compose avec elles. Film de création, L'État des choses qui cumule les signes du cinéma le plus exigeant et le plus inventif, commence pourtant par les plans déroutants du film en train de se faire, The Survivors. C'est donc par ce qui pourrait être, par ce qui aurait pu être un film grand public, et certainement pas un chef-d'œuvre d'avant-garde, que commence le film de Wenders, même si le choix de la pellicule le rapproche d'œuvres moins convenues. Et c'est ce seul rejet du noir et blanc par la mafia, dont on peut supposer qu'elle craint avant tout l'échec commercial, qui explique que l'État des choses se termine par une scène d'exécution, classique elle aussi du cinéma d'action hollywoodien, à un détail près, le fait que l'une des victimes brandisse une caméra au lieu d'une arme. Encadré par deux séquences qui appartiennent à la fois au film et à des genres bien répertoriés

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du cinéma hollywoodien, le film de Wenders déroule une critique du cinéma dominant qui s'y confronte au plus près et qui par la même occasion donne à voir un certain état des choses et des hommes. Le principe du film dans le film ne referme nullement le propos du réalisateur dans une réflexion ne portant que sur l'œuvre en train de se faire, ni même dans une méditation sur l'histoire du cinéma en général : la présence forte de personnages, dont s'entrevoient les histoires singulières ouvre l'œuvre sur le monde qui l'entoure. L'argent apparaît comme condition et menace de la production d'un film, comme ce principe implacable requis par le besoin d'un financement préalable et qui conduit à l'exécution finale. Par-delà l'industrie hollywoodienne et ce qui est ici décrit comme sa violence meurtrière, c'est un univers décalé et des individus perdus que donne à voir Wenders. Dans l'immeuble portugais battu par la mer, pendant l'attente, on voit le scénariste chercher l'inspiration, les acteurs écouter puis jouer de la musique, faire des photos, peindre, les deux fillettes qui participent au film photographiant elles aussi les présents. Quelque chose comme un besoin éperdu de création et de signification vient occuper le temps mort. Mais rien ne prend forme, la torpeur persiste. Les tentatives amoureuses, liées elles aussi au désœuvrement et à l'isolement forcé, redoublent le sentiment d'échec. Le manque d'argent et sa conséquence immédiate, le défaut de pellicule, semble être à la fois ce qui interdit les conditions matérielles minimales de la création cinématographique et ce qui ôte au travail collectif sa dimension sociale, la création d'une œuvre faite par plusieurs et qui sera vue par d'autres. On peut donc considérer qu'un tel film est bel et bien politique, au sens large mais aussi au sens fort, par la façon dont il pose la question du récit et du récit filmé au milieu des conditions humaines et sociales qui tout à la fois le permettent et l'interdisent. Confrontant la représentation à son objet, mais aussi à ses règles, et à son histoire (à travers la reprise du noir et blanc, la présence de Samuel Fiiller, le bref plein sur la plaque commémorative décernée à Fritz Lang, le recours à Henri Alekan, etc.), et à son futur (à travers le film de science-fiction et le monde dévasté qu'il donne à craindre). Par-delà l'intrigue minimaliste, sa force tient à l'évanescence de son propos, à son caractère

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énigmatique, : il faut comprendre pourquoi le film s'est arrêté. Or la découverte de ce motif bizarre, saugrenu qu'est le refus par la mafia du noir et blanc survient très tard, sans qu'aucun indice ne soit fourni au spectateur avant la conversation dans la caravane entre Friedrich et Gordon. Ici encore, la mise en abyme - cette fois poussée à l'extrêmeouvre l'œuvre à l'interrogation sur sa place et son rôle dans un monde capitaliste, où l'industrie dominante du cinéma fait régner sa loi. Gilles Deleuze a raison d'affirmer que le cinéma en crise, se prenant pour objet, n'est pourtant pas voué à raconter sans fin sa propre histoire : « Si l'œuvre en miroir et l'œuvre en germe ont toujours accompagné l'art sans jamais l'exténuer, c'est que celui-ci y trouvait plutôt un moyen de constitution pour certaines images spéciales. »'

Ces images qui renvoient à une surveillance, à un complot, dit Deleuze, se retrouvent très logiquement dans le cinéma, «art qui vit lui-même dans un rapport direct avec un complot permanent: cette conspiration est celle de l'argent» 2 . Prolongeant cette analyse, Deleuze précise que « ce qui définit l'art industriel n'est pas la reproduction mécanique, mais le rapport devenu intérieur à l'argent», «si bien que les films sur l'argent sont déjà, quoiqu'implicitement, des films dans le film ou sur le film »3. L'État des choses semble précisément expliciter cet implicite, incluant la dimension du complot. Pourtant, on peut considérer que le film sort de ce cercle, d'entrée de jeu, en s'interrogeant en même temps sur le rapport des images au monde, sans rien énoncer à ce sujet, mais en soulignant la fonction d'enregistrement des appareils photo et des caméras qui apparaissent à de nombreuses reprises dans le film. Il s'agit aussi de peindre, d'ailleurs : face à la mer, la compagne du réalisateur explique à sa fille qu'on ne peut peindre les choses qu'en juxtaposant des valeurs différentes, en noir et blanc donc, les couleurs n'étant finalement qu'un ajout à ce principe premier du contraste. Et Samuel Fiiller déclare : « La vie est en couleurs mais le noir et blanc est plus réaliste. Il permet de voir les contours des choses. » 1 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L'image-mouvement, Paris, Minuit, 1985, p. 103. 2 Ibid., p. 103. 3 bid., p. 104.

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Dans son livre majeur au sujet du cinéma en général, Théorie du film, paru en i960, Siegfried Kracauer affirme qu'«en enregistrant et en explorant la réalité matérielle, le film donne à voir un monde que nul n'avait jamais vu»1. De fait, le film de Wenders ne suit aucune direction linéaire : multipliant les arrêts, les ruptures, les échappées, il fait sans cesse voir et regarder autre chose que l'intrigue, dont on ne sait trop en quoi elle consiste ni où elle va. Le secondaire devient le principal et le désœuvrement l'emporte sur l'œuvre, diffractant et diffusant ses fragments, multipliant les angles, changeant de registre et bouleversant les genres constitués : film noir, comédie, science-fiction, drame sentimental, film d'avant-garde. Comme dans le documentaire de Marie-France Collard, dont le film de Wenders est pourtant si éloigné par ailleurs, l'expérience du spectateur prend le pas sur tout récit apte à résumer l'œuvre, l'histoire restant définitivement à construire et manifestant la place prépondérante d'une réception active. Cette expérience, que suscite cette fois un travail très élaboré sur l'image, semble pourtant donner accès à un réel brut, à un film qui n'a pas encore commencé, à une histoire qui ne parvient pas à prendre forme. Lors de sa conversation dans le mobile home, Gordon dit à Friedrich : « Il suffisait d'une histoire. Sans histoire, tu es mort. C'est comme si on bâtissait une maison sans murs. » Et Friedrich répond : « Pourquoi des murs? L'espace entre les personnages peut supporter la charge. » Peu guidé quant à ce qu'il faut regarder et ce qu'il faut comprendre, mais porté par un mouvement très pensé et très riche qui lui ouvre mille options, le spectateur dispose d'une liberté embarrassante, à l'image du temps libre et vide laissé aux participants du tournage interrompu. Mais le temps perdu devient ici le temps densément vécu de la contemplation. L'expérience reste à construire sur fond d'une distraction d'un genre particulier, qui est, selon Pierre-Damien Huyghe, inhérente à ce cinéma qui s'efforce d'échapper aux règles dominantes de l'industrie culturelle. Il écrit que : «la distraction est une situation dans laquelle manque l'unité des représentations chère à la position classique du sujet. Est distrait un esprit tendanciellement séparé, écarté en tout cas, qui laisse de côté quelque chose et qui, bien qu'il sente en quelque façon toujours sa distraction, n'est pas synthétique. »2 1

Siegfried Kracauer, Théorie du film, trad. D. Blanchard et C. Orsoni, Paris, Flammarion, 2010, p. 422. 2 Pierre-Damien Huyghe, Le cinéma avant après, éd. cit., p. 86. 174

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L'effet de réalité provient précisément de cette suspension de l'attention focalisée par le récit, précisément parce que, face au réel, la prise de conscience ne réside jamais de la découverte d'un fil narratif linéaire, ni même d'une causalité à sens unique. C'est plutôt par imprégnation, par l'adoption d'un rythme lent et l'appel à une attention flottante que peuvent être perçus et agencés des éléments multiples, convergents vers des questions elles-mêmes arborescentes. Il n'en demeure pas moins que ces questions portent à l'évidence, aussi, sur la représentation et sur l'argent, dont la complexité rend possible cette ramification presque infinie. Il se trouve que Robert Kramer, cinéaste expressément engagé à gauche qui a collaboré à l'écriture du scénario de L'État des choses, a par ailleurs écrit un texte éclairant, même s'il concerne en réalité un film plus tardif de Kramer lui-même : « Le marché (ou la relation entre Hollywood et le marché mondial) a déterminé la forme et le contenu des films en général (...). Toute production est précieuse, qui tente de présenter notre expérience différemment, en dehors de ces normes. La question n'est pas vraiment l'expérimentation formelle, bien qu'elle ait aussi son importance, mais le fait de rassembler les nombreux aspects de notre expérience contemporaine avec fraîcheur et de façon inattendue. La question est de penser différemment, d'un autre point de vue, avec d'autres valeurs et d'autres intérêts. L'un des buts est d'insister sur la manifestation d'autres possibilités à une époque où il y a uniformité d'affirmation sur ce qui est important et réel. Autre but, ne pas se contenter d'offrir du plaisir, mais inviter les gens à penser. À partir de là, la question se pose : qui a envie de penser? Ou, du point de vue de la production ou de la distribution, qui a envie d'engager de l'argent dans ce genre de militantisme modeste?» 1

Ce propos accompagne un film explicitement politique, Cités de la plaine, tourné dans le Nord de la France et centré sur l'Algérie, l'immigration et le travail, tourné en 2000 par Robert Kramer. Pourtant, ce questionnement court également dans l'État des choses, l'apesanteur sociale qui s'y manifeste conduisant le film du côté d'un symbolisme plus didactique par moments, mais qui ne contredit pas sur le fond cette conception de l'ouverture à l'expérience. Wim Wenders est avant tout préoccupé par l'absence de communication entre les individus, par l'errance et le défaut d'histoire, à tous les sens de ce terme. Il n'en demeure pas moins que le film de 1

Robert Kramer, au sujet de Cités de la plaine, cité par P. D. Huyghe, op. cit., p. 113.

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Wenders, marqué par le pessimisme et l'apolitisme dominant des années 1980, parvient à énoncer avec brio et sans la clore la question de l'industrie du cinéma et celle du statut de marchandise du film, au sein d'une œuvre qui refuse de toutes ses forces la soumission aux critères marchands. Quitte à en mourir, conclut Wenders. Et c'est alors le risque d'un cinéma refermé sur ses propres règles qui est aussi présent, et montré. Cette autre menace mortelle, encourue et assumée, donne aussi au film sa dimension politique, comme par défaut cette fois, la logique capitaliste étant à la fois omniprésente et hors-champ. Michel Boujut, spécialiste de l'œuvre de Wenders, rappelle que ce dernier a travaillé quelque temps pendant sa jeunesse, en 1969, dans la filiale de Diisseldorf de United Artists, entreprise américaine de distribution et de production, fondée par Charles Chaplin, Douglas Fairbanks, Mary Pickford et D.W. Griffith, devenue major après avoir promu le cinéma indépendant. Wim Wenders est resté choqué par le mépris montré par cette firme pour les petits exploitants allemands et pour les films eux-mêmes, ce qu'il relatera dans Au fil du temps, tourné en 1976, à la frontière de la RDA. À ce sujet, Wenders écrit : « On sait qu'une industrie ne peut guère se permettre l'idéalisme. Mais que cette industrie méprise à ce point sa propre marchandise et sa clientèle, cela, il ne faut pas l'admettre. »'

Si le propos demeure plus que modéré dans sa critique de l'industrie du cinéma, admettant que les films soient des marchandises, il esquisse cependant un fil thématique qui est précisément celui que reprend en l'épurant et en le dramatisant L'État des choses. Une des répliques d'Au fil du temps fait dire à un personnage : « Les Amerloques ont colonisé notre subconscient. » Et Wenders lui-même sera amené bien plus tard, en 1982, à travailler aux États-Unis pour tourner un film sur l'écrivain Dashiell Hammett, à l'invitation Francis Ford Coppola. Mais le film, dit-on, aurait été en grande partie modifié par Coppola, imposant finalement ses choix à Wim Wenders et ne conservant qu'une faible part de son travail, conformément au droit américain en matière de final eut. Le tournage de L'État des choses est postérieur à cette mésaventure et en porte la 1

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Michel Boujut, Wim Wenders, Paris, Edilig, 1986, p. 10.

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trace, le réalisateur Friedrich étant censé revenir en Europe après avoir passé dix ans à Hollywood. Tout donne donc à penser que c'est bien l'industrie du cinéma en même temps que son propre travail que Wenders prend ici pour objet. Time out, d'Andrew Niccol (2011) Pur produit hollywoodien, Time out fournit une illustration paradoxale à la thèse du caractère central des rapports entre l'art et la monnaie et de la portée critique de son traitement artistique. On sera en peine de trouver dans ce film la moindre innovation formelle, ainsi que la moindre réflexion du cinéma sur lui-même. Scénario «rythmé», acteurs du box-office, décors convenus et extrêmement soignés, prise de vue et montage standards, intrigue linéaire et personnages à la psychologie simpliste. En dépit de ces caractéristiques, Time out est un film atypique, qui se risque aux frontières de la critique sociale et de l'analyse économique. Il faut aussitôt ajouter que cette charge critique est largement désamorcée par la présence de personnages conventionnels, héros solitaires chargés de montrer que les frontières de classe n'en sont pas vraiment et qu'au fond, il n'y a que des bons et des méchants. Parmi ces derniers, on rencontre aussi bien un richissime homme d'affaires, un flic pauvre et cynique, des truands issus du ghetto et reconnaissant volontiers qu'ils collaborent à l'ordre des choses. Du côté des héros, rien ne vient ternir les vertus familiales anciennes (celles du héros, Will Salas) ou des convictions humanistes plus récentes (celles de sa compagne issue des beaux quartiers) en faveur du partage équitable des richesses, mais jusqu'à un certain point. Leur parcours solitaire et épique va sauver de l'oppression un monde où nul ne se rebellait avant leur intervention. Il faut noter que ce parcours associe aux lois de la compassion la pratique du braquage des banques, assez loin de la réflexion du marxisme politique sur la question des transitions. Et pourtant. Le monde de Time out est présenté selon ses principes essentiels dès les premières minutes du film : à l'âge de 25 ans, chacun des habitants de ce monde se voit créditer une année de vie, et le compte à rebours commence. Le temps de vie est la monnaie universelle : c'est en temps de vie que les salariés sont rémunérés, et c'est en temps de vie qu'ils payent leurs Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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factures, biens de consommation, etc. Incrusté dans leur corps, un compteur indique le temps de vie qui leur reste. On peut recharger son horloge biologique par un salaire distribué en unités de temps de vie, ou par transfert (don ou vol) de temps d'un individu à l'autre. Dystopie quasi-proudhonienne, le film montre sans le vouloir que le remplacement de la monnaie traditionnelle par des bons-heures ne modifie en rien les rapports d'exploitation et de domination. Au cours des premières scènes, on voit des ouvriers - dont le héros - travailler dans une usine évoquant l'Angleterre du xix e siècle, usine dans laquelle sont produits les compteurs de temps. Dans la peinture de ce monde carcéral, où le café lui-même se paye en temps de vie et dont le prix - de même que celui de tous les autres biens de consommation - augmente plus vite que la productivité ouvrière, on semble rencontrer une représentation du travail inspiré par un marxisme sommaire mais devenu puissamment suggestif grâce à cette trouvaille de l'équivalence temps-monnaie, mais surtout, au fond, vietemps de travail. On ne saurait mieux représenter l'aliénation telle que l'entendait le jeune Marx, comme perte de soi, atteinte portée à des capacités humaines et à un temps de vie utilisé librement. Manque bien sûr à ce marxisme hollywoodien l'analyse de l'exploitation et de la lutte des classes. Elle survient, quelques épisodes plus tard, mais sur un mode assez équivoque : le héros, contraint de fuir le ghetto en raison d'une accusation de meurtre infondée, se retrouve dans la ville centrale, luxueuse, où vivent des riches, c'est-à-dire des êtres devenus immortels teint ils ont accumulé de temps de vie. Le temps n'ayant pas la même valeur, on ne court jamais dans les beaux quartiers, on n'y presse pas même le pas. Et la course, ce stigmate de la banlieue, rend immédiatement repérable le héros pourtant tiré à quatre épingles. La suite narre la rencontre prévisible entre le héros d'une part, un homme d'affaires richissime et sa fille d'autre part. La fille est moins cynique que son père, et le séduisant Will finira par la convertir à la cause des pauvres ou à ce qui en tient lieu : la rupture de celle-ci avec sa famille et avec l'ennui feutré de son monde pour une fuite éperdue avec le héros. Will fait ici figure d'initié, à qui un autre riche, qui lui avait fait don de son siècle d'épargne avant de se suicider par lassitude de la vie, a

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transmis le secret bien gardé de l'inégalité. Ici, la conscience vient au prolétariat de l'extérieur. On s'attend à ce que le mystère de la plus-value lui soit révélé, et d'ailleurs c'est un peu ce qui se produit : au héros naïf, et que rien n'incitait jusque-là à la révolte radicale, est expliqué que si quelques-uns sont immortels c'est parce que la grande masse ne l'est pas. Mais exit le travail pourtant, qui disparaît définitivement du film après les quelques scènes du début. On apprend que les taxes sur les pauvres augmentent sans cesse, en vue de ce transfert de richesse, indépendant de la production. La plusvalue laisse ici place au vol organisé par un État qui impose lourdement les pauvres, thèse qui porte un message politique très ambivalent dans l'Amérique d'aujourd'hui, il faut le noter. Le héros n'en tombe pas moins des nues, comprenant qu'il y aurait assez de temps pour tous, à condition de mourir à l'heure biologique retrouvée, si l'on envisage qu'elle soit à peu près la même pour tous - ce que le film ne précise pas. C'est ainsi que Will, qui a vu mourir sa mère, pourchassé pour un crime qu'il n'a pas commis et muni de cette science toute neuve, arrive très en colère à New Greenwich, le ghetto des riches, prononçant de fatales paroles : « Je vais leur faire payer ! » Montée soudaine de la conscience de classes? Quoi qu'il en soit, elle sombre assez vite dans le luxe d'un hôtel haut de gamme et la fréquentation par le héros du casino local. On voit alors mal ce qui arriverait à un Will Salas en passe de se transformer en un parvenu idéal si la police du ghetto et son flic « garde-temps » ne le retrouvaient. Une scène d'action standard suit de peu un interrogatoire bavard (où l'inspecteur, rebaptisé «gardien du temps», avoue se préoccuper non de la justice mais seulement de ce qui se mesure), conduit le héros à prendre en otage la fille du magnat, avec laquelle un début de relation sentimentale s'est noué au cours de la soirée. Au cours de cette même soirée, cette dernière a eu l'occasion de prendre quelques distances avec son père, ce dernier développant la thèse pseudo-darwinienne de la survie des plus aptes et défendant un concept de darwinian capitalism. S'il n'est pas question d'alternative politique globale dans ce film, est évoquée la responsabilité de ceux qui profitent de l'injustice et en organisent la perpétuation. On est proche d'une analyse de classe élémentaire, qui distingue des riches cyniques et des pauvres dupés, sans poser

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la question de l'exploitation autrement que comme répartition injuste que le partage résoudrait, ni la question de la domination autrement que comme séparation étanche des banlieues déshéritées et des beaux quartiers. En dépit de ces limites, quelque chose est dit des inégalités, de leur ampleur et de leur injustice fondamentale. Et le rapport du travail au temps de vie est suggéré avec une grande force. En ce sens, on peut considérer que ce film à succès se démarque d'autres films auxquels il emprunte pourtant ses procédés. Dans le même temps, le spectateur reste enfermé dans une approche psychologique réductrice, qui distingue ceux qui donnent et ceux qui prennent, qu'ils vivent dans le ghetto ou dans les quartiers riches. La fin du scénario évolue en direction d'une simple apologie de la charité, suggérant que des mesures énergiques peuvent être nécessaires pour rendre possible une répartition un peu plus équitable du temps-monnaie. Ainsi voit-on le héros demander une rançon, à verser par le père à la banque publique qui donne du temps aux pauvres et qui, lorsqu'elle est vide, inscrit «Time out» sur sa façade. S'en suit un dialogue surprenant : «1 ooo ans à donner aux pauvres ! » s'étrangle le père. «Mais ce n'est rien, et c'est pour votre fille» rétorque la mère. «Non, c'est pour eux!» insiste le père. Les riches sont décidément de grands égoïstes, seuls conscients de la totalité sociale et des luttes de classe... La scène des retrouvailles avec les minute men vaut également son pesant de critique sociale novice. « Moi, je ne vole que les pauvres », proclame le chef de bande, expliquant son rôle de régulateur social voué à préserver l'injustice globale du système, avant de proposer un duel régulier avec le héros, que ce dernier va bien entendu gagner. Will et sa compagne décident alors de braquer le père, dont on a appris entre temps qu'il était le propriétaire de la banque du temps, et à ce titre, détenteur d'un trésor d'un million d'années, enregistrées dans un boîtier à temps lui-même déposé dans un coffre-fort, dont le code secret est... la date de naissance du malheureux Charles Darwin, égérie de cette époque féroce. Le banquier peut ainsi développer de nouveau ses conceptions face à la caméra : « En donnant 1 an à 1 million de personnes, vous ne ferez que prolonger leur agonie», assure-t-il. Devenue biologique, cette représentation du capitalisme

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semble pousser à son comble une version caricaturale du biopouvoir, qui a pour caractéristique de contourner la question du travail et de la production des richesses: pur transfert interindividuel, les échanges de temps relèvent d'un métabolisme social qui pourrait être mieux régulé, tout simplement. La discussion des protagonistes devant le coffre-fort dévalisé porte sur l'immortalité et le désir d'immortalité, partagé par tous dit le père. « On n'est pas faits pour vivre toujours », répond sa fille. In extremis, le film revient à la thématique de l'injustice sociale, mais sur le mode du happy end hollywoodien. Ayant réparti équitablement le temps volé (mais «voler ce qui a été volé, ce n'est pas du vol», précise Will), les barrières tombent et les habitants du ghetto se dirigent pacifiquement et sans courir vers New Greenwich, non pour régler des comptes ou abattre le capitalisme, mais pour profiter à leur tour du luxe, c'est-à-dire du temps libre. Version hollywoodienne de la chute du mur de Berlin, ce n'est plus le capitalisme qui est en cause mais un découpage de l'espace urbain purement arbitraire en fin de compte, et qui nuisait à tous. On apprend que toutes les usines sont à l'arrêt, mystère suprême puisque le temps de vie supplémentaire semblait initialement provenir de l'activité productive elle-même. Ainsi la critique sociale première se diluet-elle finalement dans une apologie incohérente de la charité, du partage raisonnable, et de la fin des ghettos urbains, le tout grâce à l'initiative d'un Robin des Bois motorisé et de sa compagne fraîchement convertie à l'égalitarisme modéré. Antoine de Baecque a montré que les films hollywoodiens contemporains prêchent volontiers le retour à des valeurs originelles qui auraient été perdues : héroïsme, sacrifice, amour, respect du travail et harmonie sociale, précisant que ses héros sont «mi-pères fondateurs, mi-pasteurs puritains»'.'Vérifiant exemplairement cette analyse, le film de Niccol réhabilite finalement tous les clichés avec lesquels il avait semblé, un instant, devoir rompre. Il n'en demeure pas moins que cette production mérite qu'on s'y arrête : film populaire, en raison de sa diffusion de grande ampleur et du nombre d'entrées enregistrées, Time out aborde malgré tout la question de l'injustice, saisie à travers cette puissante métaphore de la monnaie et du temps de vie. Insinuant que les inégalités seraient voulues, entretenues, le film ne montre cependant jamais le capital en tant 1 Antoine de Baecque, L'histoire-caméra, Paris, Gallimard, 2008, p. 395. Art et capitalisme : une autre critique de l'économie politique

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que tel. À l'hyperactivité des héros, défiant la loi et ses représentants, s'oppose la passivité des habitants du ghetto, qu'on voit s'affairer pour gagner du temps à tout prix et par tous les moyens, illustrant au mieux le slogan de Mai 68, « perdre sa vie à la gagner». La contestation vient de l'extérieur des rapports sociaux et - ce qui revient au même - du tréfonds de l'âme d'un individu rebelle, à qui un traumatisme d'enfance et les explications d'un riche ont fait voir et vivre les choses autrement. Par ailleurs, il faut y insister, tous les poncifs sont réunis d'une psychologie sans la moindre complexité : le héros est jeune et beau, il sait conduire vite - même en marche arrière -, ses manières sont la plupart du temps parfaites et il reste poli même dans les situations difficiles, utilisant la violence avec doigté et maîtrise de soi, se comportant en bon fils et en bon citoyen, sauf lorsque le système doit être quelque peu corrigé pour le bien de tous, employant alors les méthodes d'un cowboy solitaire du futur. Un tel film ne se donnant pas pour but de faire comprendre le capitalisme, il est logique qu'à l'arrivée, aucune révolution ne s'y produise. Au passage, il figure pourtant une aliénation qui combine le fantasme de l'éternelle jeunesse au constat de l'extrême violence sociale. Il montre aussi des vies colonisées jusqu'au bout par la logique marchande. En cherchant à produire chez le spectateur le sentiment d'une organisation du monde aussi absurde qu'injuste, il parvient toutefois à représenter certains des aspects du salariat. Forçant le trait à certains égards, gommant d'autres aspects, la caricature grimaçante produite renvoie au spectateur une représentation angoissante et au fond artificielle de sa vie et de la vie sociale en général. Usant des ficelles les plus attendues du récit hollywoodien, ce film s'emploie à neutraliser ses possibles effets critiques, les désamorçant systématiquement. À la fois illustration et contre-exemple du rapport entre art et monnaie tel que l'art peut l'élaborer, Time out permet de préciser la question de ce rapport critique et surtout d'indiquer ses limites. La première remarque est qu'on mesure ici à quel point les contraintes formelles de production des images ainsi que celles qui portent sur la construction des récits et la typisation des personnages interdisent un travail critique approfondi. Ne déroutant qu'à la marge un spectateur avant tout diverti, un film comme celui-ci le conforte surtout dans

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un rapport au cinéma profondément conformiste, fait de consommation plus ou moins passive des séquences attendues, scènes d'action chorégraphiées, scènes d'amour édulcorées, courses-poursuites et cascades, etc. Dans le même temps, il est impossible de mesurer l'impact sur les spectateurs de ce scénario mi-standard, mi-atypique. Sans doute la réception en est-elle diverse, à la mesure d'une culture politique même minimale, voire d'un simple sentiment d'injustice et d'exploitation, qui se trouve relayé et aussitôt dévoyé, renvoyé à la fiction et enfermé dans l'invraisemblance d'une solution factice. Il n'en demeure pas moins qu'il ne faut pas préjuger de la passivité d'un public, même si cette passivité est en effet présupposée et entretenue par la production culturelle de masse, et aussi, faut-il le rappeler, par les créations plus exigeantes, destinées à un public choisi mais non moins acritique sur le plan politique. Cela pose la question des limites, qui restent à mesurer, rencontrées par l'endoctrinement de masse, en dépit de l'arsenal technique et des formidables moyens de diffusion utilisés par l'industrie culturelle dominante. Supposer l'efficacité totale de l'idéologie capitaliste, c'est tout simplement oublier que l'expérience humaine et sociale des spectateursconsommateurs vient en partie contredire les discours diffusés. C'est oublier aussi que la passivité escomptée repose sur un mépris profond du public populaire, supposé bien plus aisément manipulable que tout autre. Il est frappant que certaines critiques des médias de masse et de la culture commerciale adoptent les présupposés mêmes de cette dernière, partant de l'idée que les spectateurs sont surtout crédules. La permanence des mouvements sociaux, ainsi que toutes les mobilisations en général et le regard critique porté sur le capitalisme, à des degrés divers, devraient conduire à une appréhension plus fine et plus différenciée des conditions de la réception dite populaire des productions de l'industrie culturelle. On peut considérer qu'un film comme Time out vient relayer des préoccupations largement partagées et qui expliquent son existence, au même titre que bien des livres de science-fiction, porteurs d'une critique du capitalisme parfois radicale et très élaborée. La deuxième remarque concerne l'insertion des activités culturelles et artistiques au sein du monde capitaliste. On oublie souvent que la représentation du capitalisme, de même que la

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représentation du monde qui masque ce capitalisme, sont des produits d'une industrie fonctionnant selon les critères dominants qui sont ceux de l'économie libérale contemporaine. Toute œuvre d'art, et plus largement toute production culturelle, se confronte à des degrés divers à la question du marché capitaliste, étant prise par définition dans le grand marché contemporain de la culture. C'est précisément pourquoi est décisive la relation critique développée par certaines œuvres à l'égard de ce qui est à la fois le milieu dans lequel elles baignent et la logique intérieure à laquelle elles se soumettent plus ou moins, voire entreprennent de résister. Allons plus loin : c'est à la condition de prendre conscience de l'économie capitaliste de la culture et de l'analyser à sa manière que l'activité artistique peut développer son pouvoir critique et construire son autonomie véritable, en interaction avec son public. Cette dimension tient au contenu de l'œuvre, bien évidemment, mais elle tient aussi aux conditions de sa diffusion, à la culture collective et à l'éducation artistique, qui rendent possible sa réception élaborée. Bref, elle renvoie très directement à la réalité économique mais aussi sociale et politique. Cet aspect qui relève de la critique de l'économie politique sera abordé dans le dernier chapitre de ce livre, de façon à définir plus précisément les conditions contemporaines d'une activité artistique qui n'a pas renoncé à l'engagement et qui, pour ce faire, doit se confronter aux contradictions du monde économique et social qui l'inclut.

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Des images de prix On a essayé de le montrer : à travers la thématique de l'or et de la monnaie l'art, et particulièrement les arts visuels, se révèlent capables d'interroger leur propre nature d'activité sociale, de conscience en travail. Par ce biais, l'art s'empare, selon ses règles propres, de la formation historique tout entière, saisie sous l'angle de la contradiction qui oppose forme marchande privative et libre diffusion des œuvres et des idées. Car l'art et la monnaie sont en premier lieu des liens sociaux, que certaines conditions historiques conduisent à séparer et à «chosifier», à fétichiser et à figer en fins en soi, à faire passer du statut de bien public à celui de bien privé. En effet, la monnaie n'est pas par essence capitaliste. Mais il est vrai que le capitalisme a fait de la forme monétaire le moyen par excellence du détournement privé de la richesse sociale et de l'accumulation. Quant à l'œuvre, elle n'existe que par l'échange qu'elle suscite autour de ses significations enrichies à l'infini, par les consciences qui s'en emparent et qui s'en trouvent en retour modifiées. Enfermée dans un coffre-fort, la toile de maître se dessèche en pure réserve de valeur, amputée de ses effets, privée de sa vitalité propre. Il ne s'agit donc pas ici de défaire des apparences, mais d'analyser des fonctions qui condensent et reproduisent le mode de production capitaliste tel qu'en lui-même, c'est-à-dire en ses contradictions essentielles. Dans les deux cas, c'est bien la question de la représentation qui se trouve posée et reposée, non plus comme surface plus ou moins fidèle à l'essence qu'elle recouvrerait, mais comme instance fonctionnelle, insérée dans une formation économique, sociale et culturelle. Cette instance peut contribuer au maintien et à la reproduction de cette totalité contradictoire et jamais stabilisée, mais elle peut aussi, à l'inverse, conduire à son blocage - voire participer à son abolition. Forme monétaire et formes esthétiques sont ainsi des représentations agissantes, aussi voisines qu'opposées selon les cas, et dont le rapprochement permet de congédier toute conception mécaniste du rapport entre superstructure et base, sans renoncer pour autant à leur distinction.

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Autonomie et engagement Du côté de l'art entendu comme activité sociale, au lieu que la représentation soit le résultat d'une position en surplomb par rapport à un tout constitué et qu'il serait possible d'appréhender comme tel, c'est en se concevant comme médiation active et comme production d'entrée de jeu insérée dans le monde social que l'œuvre est en mesure de dire quelque chose de ce monde en s'adressant à des spectateurs. Loin d'une théorie du reflet qui présuppose l'extériorité d'un regard situé face au réel, c'est un jeu d'échos croisés et d'inclusions réciproques qui s'instaure ici. Et après tout, on peut maintenir qu'il s'agit bien d'un jeu de reflets: le terme de «reflet» fut souvent utilisé à contre-emploi de la dialectique objective qu'il désigne, et cela dès le moment physique de sa formation, l'effet optique faisant tout autant partie du réel que sa cause, y inscrivant à son tour ses propres effets, comme les peintres du miroir l'ont montré. Reflets, donc, mais aussi réfractions et réflexions, à condition d'admettre que toute la structure économique et sociale est en tant que telle le lieu de formation de ces images dynamiques et sociales, de ces médiations représentatives qui font circuler les valeurs et les significations, les richesses et les projets ou bien les bloquent, liant et déliant superstructure et base au rythme de leurs maturations et de leurs crises à chaque fois singulières. Dans le cadre du marxisme du xxe siècle, un certain nombre d'auteurs ont insisté, contre le marxisme dogmatisé et stalinisé, sur ce caractère inséparable de la sphère idéologique et de la base économique et sociale, étudiant le mode d'insertion des activités culturelles et politiques ainsi que leurs effets au niveau même de la production et de l'échange. Antonio Gramsci est l'un des plus importants penseurs marxistes à avoir développé les enjeux théoriques et politiques de cette thèse, en faisant de l'art et de la culture le lieu d'une intervention politique spécifique et l'occasion d'une construction hégémonique, structurant un bloc historique apte à fédérer des classes distinctes. Mais jamais il n'a prétendu que l'hégémonie pouvait se construire sur ce seul terrain. En revanche, d'autres auteurs marxistes, plus distants ou plus sceptiques à l'égard de l'intervention politique, ont tablé sur le rôle en soi critique de l'art et de la culture authentiques à

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l'encontre d'un capitalisme qui les nie : Theodor W. Adorno, mais aussi Ernst Bloch, Herbert Marcuse, Ernst Fischer ou Henri Lefebvre ont affirmé la portée intrinsèquement politique de la création libre. Quant à la tradition du marxisme culturel qui est celle de Raymond Williams et de Fredric Jameson, elle souligne surtout l'intégration capitaliste de la culture au monde économique et social, en mettant au jour une causalité complexe et multiple qui interdit de la penser comme simple instance superstructurelle. Autour de la question de l'art, un marxisme occidental parfois en manque de perspectives politiques immédiates, mais d'une grande diversité et d'une grande fécondité, a redéployé ses perspectives et parfois transposé ses problématiques, échangeant contre ses préoccupations stratégiques antérieures de talentueuses et subtiles analyses critiques de la modernité et de la postmodernité. Parallèlement à ces perspectives théoriques diverses, quoique d'une tout autre manière, certains artistes, étrangers à l'art propagandiste autant qu'au ralliement sans état d'âme à la loi du marché, ont retourné la thèse de l'immanence de l'art au monde, s'intéressant plutôt à la façon dont les rapports sociaux capitalistes tendent à devenir toujours plus intérieurs aux œuvres elles-mêmes, à pénétrer leurs conditions de production et de diffusion, à coloniser leurs formes et leurs contenus, et cela dès avant le moment de leur réalisation. Dans le cadre de telles démarches politiques et réflexives, qui ne sont jamais des théorisations extérieures à la création artistique ellemême, l'œuvre se confronte à elle-même en même temps qu'à son autre, saisissant du dedans et, par suite, incarnant cette dialectique qui noue la critique du capitalisme à la soumission aux rapports dominants, l'engagement à la marchandisation, la révolte à la compromission. Un tel repli de l'activité artistique sur elle-même n'induit ni nombrilisme ni solipsisme, elle est la condition d'une critique et d'une autocritique continuées. On l'a vu, cet affrontement interne à l'œuvre, entre une autonomie tendancielle et l'hétéronomie qui la structure, est ancienne et bien antérieure à l'apparition du capitalisme, coïncidant avec l'émergence d'un marché où les œuvres d'art sont aussi des marchandises. En raison même de son caractère de représentation intégré au fonctionnement marchand,

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puis capitaliste, la monnaie est, à partir de ce moment, l'un des thèmes privilégiés et l'un des fils directeurs de cette confrontation de l'œuvre à sa nature de marchandise d'abord, puis à la menace de sa redéfinition capitaliste ensuite. C'est en ce point que la question de l'engagement se reformule et se complexifie. L'intérêt et la force de cette approche, peu- les artistes eux-mêmes, de la question politique qui concerne la place et de la fonction de leurs «productions», tient à ce qu'elle prolonge la dialectique réelle de la représentation, en inscrivant sa dynamique au sein de l'œuvre elle-même et en y déployant ses effets, les ramifiant jusqu'à ce qu'ils atteignent, en retour et en connaissance de cause, ce réel dont elle émane. De la même façon, la volonté de compréhension théorique du capitalisme n'est pas dissociable de son inscription dans le devenir qui l'a rendu possible et dont elle témoigne. Cette parenté avec ce que Marx nommait la critique de l'économie politique est ainsi bien plus qu'une métaphore : le projet qui anime de telles œuvres recoupe l'effort théorique de compréhension du capitalisme, dès lors qu'il n'est pas disjoint de l'effort collectif d'élaboration d'une alternative historique. Ce point de rencontre est la politique. Il faut y insister, le terme de «politique» désigne alors l'invention collective, ce mouvement qui abolit l'état présent en partant de lui et en s'appuyant sur ses contradictions constitutives. Si l'on admet cette définition, on peut considérer que certaines œuvres ne font rien d'autre, finalement, que procéder à une critique très ajustée du capitalisme, sans thématiser une telle opération. Il suffit que la réalité s'y autocritique, dégageant l'espace de son propre dépassement-abolition, sous forme de points d'appui concrets et d'esquisses en acte de cette abolition : la générosité et l'entêtement des femmes dans Lola, les luttes sociales et la solidarité internationale comme construction difficile dans Ouvrières du monde, la rébellion individuelle face à la dystopie sociale dans Time Out, pour ne prendre que ces exemples. Cette parenté renvoie donc à une homologie entre la conscience artistique et l'inventivité révolutionnaire : elles ont en commun d'envisager autre chose que ce qui est, à partir de ce qui est. La différence est cependant que l'activité artistique ne produit pas d'effets massifs ni même certains et qu'elle reste le lieu de manifestation d'un processus

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créatif singulier - fût-il collectif -, indiquant seulement, sans les investir, les voies d'une activité sociale émancipée. Fondamentalement inapte à instaurer les conditions concrètes d'un avenir meilleur, l'artiste s'est parfois voulu l'illustrateur de programmes politiques réalisant ou prétendant réaliser de telles alternatives politiques, économiques et sociales. Dans les conditions qui sont celles de la création contemporaine, on peut estimer bien plus nécessaire et féconde la confrontation de l'œuvre à la logique capitaliste qui la hante, dans la mesure où ce travail qui prend la forme d'une lutte critique préserve à l'art sa spécificité - et même la constitue - autour de l'effort pour refaçonner forme et contenu en relation avec une histoire de l'activité artistique autant qu'avec les destinataires présents de l'œuvre. Soumission/subversion de l'artiste contemporain Reconnaître cette spécificité, ou plutôt la produire, en tant qu'elle est une autocritique continuée de la création artistique sous mode capitaliste mais aussi, plus fondamentalement, une critique de la réalité historique par elle-même, permet d'échapper à un écueil qu'on rencontre parfois sur le terrain d'une certaine analyse marxiste de l'art. Car la thèse qui consiste à prêter à l'art une autonomie détenue de facto, objectée à l'art propagandiste, en fait de façon abstraite le modèle d'entrée de jeu désaliéné de toutes les autres activités sociales. Un tel critère esthétique tend à hiérarchiser les œuvres sur une échelle qui va de la compromission à la pureté, isolant de façon schématique d'un côté un art supposé resté étranger à l'industrie culturelle, jugé subversif du seul fait de son isolement maintenu, et de l'autre des productions de masse, indignes d'attention, vouées à colporter l'idéologie dominante auprès des dominés. La critique virulente du jazz par Adorno, son opposition entre l'exigeant dodécaphonisme de Schônberg et les facilités de Stravinski, suit cette ligne de pente jusqu'à la caricature, Adorno lui-même corrigeant par la suite une telle approche. D'une part, on a vu la complexité et les limites de cette thèse de la non-aliénation ou moindre aliénation de l'artiste selon Marx. D'autre part, reconnaître que l'art est traversé par les contradictions du monde social, c'est affirmer qu'il reste déchiré peu: des tensions cherchant leurs formes propres de manifestation. 192

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C'est bien pourquoi s'y esquissent parfois les voies d'une conscience en voie de constitution, là comme ailleurs. S'il est clair que les artistes diffèrent par leur degré d'engagement critique, aucune œuvre ne relève de la création pure, même si certaines, à l'inverse, sont le produit de l'industrie culturelle la plus intégralement et la plus complaisamment asservie. Toute production artistique s'inscrit dans une histoire, s'adresse à un public, de même que tout artiste doit se soucier de ses conditions matérielles d'existence et de travail. C'est pourquoi les conditions du capitalisme sont les conditions mêmes de la création, conditions auxquelles l'œuvre ne se réduit pas mais qu'elle ne peut ignorer. Ainsi l'affrontement à un monde social mutilant, et le degré d'intensité de cet affrontement, ne relèvent d'aucune nécessité immanente à l'activité artistique en tant que telle, mais d'une possibilité déjà présente et bien réelle : son développement renvoie à un type bien spécifique d'engagement qu'on a essayé de discerner dans certaines œuvres du passé et du présent, et donc aux choix théoriques, politiques et esthétiques de tel ou tel artiste. Les conditions d'hier n'étant pas celles d'aujourd'hui, la filiation mise au jour permet alors d'échapper à une approche trop étroite de la question de l'engagement, qui en souligne la longue durée et, de ce fait, la permanence. Les peintres de la Renaissance ne sont aucunement des artistes en rébellion contre la société de leur temps. Pourtant, ils s'interrogent sur la nature et le devenir de leur œuvre et de leur métier, à l'heure de la montée des échanges marchands et du renouvellement de leur statut social, renouvellement auquel ils aspirent sans être en mesure de le contrôler. On l'a vu, une interrogation - non pas semblable mais pourtant parente - se retrouve à l'époque contemporaine, amplifiée et complexifiée par la naissance de l'industrie culturelle, c'està-dire par la tendance à l'intégration capitaliste poussée des activités artistiques. Cette situation nouvelle se déploie avant tout comme contradiction, dont la saisie consciente acquiert une dimension politique. D'une part, cette intégration, la plupart du temps partielle, ne détruit pas pour autant les pouvoirs critiques de l'art, ni sa marge d'autonomie, sans laquelle la création disparaîtrait purement et simplement. D'autre part, aucune production artistique n'échappe, à un degré ou à un

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autre, à cette puissance intégratrice qui se présente désormais comme condition première d'existence de l'artiste et de son œuvre. Il faut alors abandonner la tâche vaine de séparer le bon art de l'ivraie, l'art authentique du simple divertissement, sans pour autant renoncer à l'évaluation critique des œuvres, ni à la catégorie d'engagement. Appelant à être radicalement reformulée, la question du rôle de l'art devenue plus complexe se révèle tout autant extérieure qu'immanente à l'activité artistique elle-même. Selon l'angle d'approche adopté ici, qui contourne l'évaluation politique des intentions de l'artiste autant que la définition d'un monde de l'art autonome, on peut alors affirmer que, se resserrant et se précisant, l'affrontement de l'art au capitalisme d'un côté, et son asservissement consenti de l'autre, tendent à se polariser en orientations créatives distinctes. Ces orientations peuvent être nettement opposées, mais elles se superposent aussi au sein une large zone mouvante où se mêlent l'invention et la convention, la révolte, la critique et le conformisme. Dans tous les cas, l'analyse des procédés et des productions de l'art ne peut être conduite sans être mise en relation avec cette partie de la production capitaliste qu'est l'industrie de la culture, qui déborde largement les frontières de l'art proprement dit et englobe le divertissement de masse. Mais il ne s'agit pas d'opposer pour autant un vaste secteur servile et des zones préservées de création authentique : l'art le plus soumis aux contraintes marchandes ne se trouve pas toujours du côté des industries culturelles, qui savent avoir tout intérêt à octroyer une marge de liberté à des créateurs attentifs aux préférences de publics parfois indociles. À l'inverse, les œuvres contemporaines les plus provocatrices sont parfois les mieux cotées sur le marché de l'art et leurs acheteurs se recrutent exclusivement dans cette fraction de la grande bourgeoisie qui souhaite prouver sa culture et son non-conformisme en même temps qu'exhiber sa puissance sociale. Décidément, le statut de marchandise de l'œuvre est en réalité aussi complexe et contradictoire que sa supposée autonomie : dans les deux cas, il s'agit de processus qui coexistent parfois et parfois se heurtent, donnant ainsi naissance à de surprenantes étincelles. C'est cette complexité qu'il s'agit de souligner dans ce chapitre conclusif, en abordant d'abord la question des arts

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plastiques contemporains, qui mettent en évidence le statut économique complexe de l'œuvre d'art. De ce point de vue, le rapprochement des activités artistiques et des activités intellectuelles s'impose, tant l'économie de la culture est directement liée à l'économie de la connaissance, ces deux secteurs étant l'occasion de l'élaboration de nouvelles analyses du capitalisme et de théories alternatives de la valeur, qu'il importe de discuter. Bref, on mesure à quel point l'art est désormais directement concerné par l'économie politique et par sa critique. Si l'on considère à présent le problème sous cet angle économique, la confrontation de l'œuvre et de la richesse s'y poursuit et s'y prolonge en confrontation entre l'art comme activité sociale et la loi capitaliste de la valeur. De l'art considéré comme un marché L'art contemporain est devenu, depuis quelques années, l'objet de travaux sociologiques et économiques qui insistent sur la nature de marchandise d'un type particulier des œuvres et sur le caractère spéculatif de ce marché très particulier. Les descriptions proposées dans ces travaux, étrangers à toute préoccupation esthétique, sont le plus souvent inspirées par la micro-économie libérale dominante. Cette approche souligne volontiers la difficulté qu'il y a à assimiler l'œuvre à une marchandise classique - voire à un produit financier - alors même que les règles marchandes qui structurent ce secteur sont les plus classiques du capitalisme financiarisé contemporain: recherche de réserve de valeur et d'opportunité d'investissement, spéculation financière, dépense somptuaire et quête de distinction sociale, mimétisme des collectionneurs définis moins comme esthètes que comme agents économiques. Les arts plastiques, plus que tout autre secteur de la création contemporaine, sont le haut lieu de la rencontre entre une créativité qui invente et réinvente sans cesse ses propres règles, et la loi d'airain de la valeur qui tente de s'y appliquer. La question est de savoir si cette rencontre est à décrire comme pure et simple absorption de l'art par le marché ou bien si elle est l'occasion d'un conflit spécifique qui, dans certaines conditions, alimente la prise de conscience critique. De façon amplifiée, on retrouve aujourd'hui les paradoxes qui étaient déjà ceux de la peinture renaissante au moment

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de l'essor de sa nouvelle clientèle, la bourgeoisie marchande urbaine. Aujourd'hui, tandis que les artistes - ou plus exactement certains d'entre eux - s'efforcent d'élaborer un langage neuf et de produire des œuvres sans équivalents, ils sont indistinctement évalués et classés selon des critères qu'ils contribuent souvent eux-mêmes à forger, la transgression des règles admises de l'évaluation contribuant tout aussitôt à en établir de nouvelles, valorisant et dévalorisant les œuvres mises en vente au même moment. La spéculation règne et les foires artistiques internationales sont les hauts lieux où se jouent et se rejouent les cotes des artistes. Quant aux acheteurs, ils font bien sûr valoir leurs choix et leurs goûts personnels, structurés socialement, mais la dimension capitaliste de l'investissement détermine également et parfois prioritairement l'achat. Au total, l'estimation de la valeur marchande de l'œuvre étant toujours un pari risqué, ce pari agit aussitôt en retour sur la valeur des biens, en vertu de la nature spéculative du marché de l'art. Il a été établi que le niveau des prix sur le marché de l'art est fonction directe du nombre de milliardaires présents sur la planète à un moment donné. C'est en effet parmi cette petite frange de la très grande bourgeoisie mondiale que se recrutent les collectionneurs privés. Ces mêmes collectionneurs fortunés, du moins les plus connus d'entre eux, sont aussi membres des conseils d'administration des musées1, collaborant avec les conservateurs en titre aux décisions d'achat des institutions publiques, achats qui produisent à leur tour des effets majeurs sur la reconnaissance des artistes par un public élargi et donc sur leur cote. La politique des musées est de ce fait de plus en plus largement pénétrée par les critères capitalistes de gestion et de rentabilité, tandis que les collectionneurs fortunés voient en retour leur image s'auréoler des vertus de haute culture et de mécénat généreux. Par bien des traits, le marché de l'art, c'est-à-dire le marché des œuvres plastiques (principalement peintures, photographies, sculptures et installations), réunit les caractéristiques économiques qui arriment ce type de production artistique aux règles spécifiques du capitalisme financiarisé. D'une autre façon que la culture de masse, et en principe à distance d'elle, prévaut le culte de la distinction économique, sociale et 1

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Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, Le marché de l'art contemporain, Paris, La Découverte, 2010, p. 72.

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culturelle. Pourtant ces deux mondes se croisent à l'occasion d'expositions publiques ou de grandes mises en scène plaçant des œuvres contemporaines parfois directement inspirées de la culture de masse dans des lieux célèbres du patrimoine : le lapin d'acier poli ou la panthère rose en céramique de Jeff Koons, exposés en 2008 dans le cadre du château de Versailles, devenu établissement public autonome, rendent indiscernables le premier et le second degré, dans le regard porté sur ces œuvres par les spectateurs ayant acquitté des droits d'entrée élevés. Il faut rappeler qu'un des trois exemplaires de La Panthère rose a été vendu en 2011 par Sotheby's pour 16,8 millions de dollars, tandis que les deux autres sont possédés respectivement par le très prestigieux Moma, le Musée d'art moderne de New York, et par le Musée d'art contemporain de Chicago. Comble de paradoxe, ce mélange des genres revisite volontiers les canons de l'art réaliste socialiste du passé et en valide de nouveau, jusqu'à un certain point, les standards esthétiques tout en en proposant une relecture ironique, dont le propos peu défini s'ajuste par avance à tous les regards et à tous les jugements. Une partie de l'art chinois contemporain, qui a atteint des prix records ces dernières années, avant son récent recul, combine pour sa part l'imagerie de propagande de la période maoïste et certains procédés de l'art occidental des années i960, en particulier du pop art, jouant à la fois sur les registres de la critique politique et de la reconnaissance esthétique : c'est par exemple le cas de Yu Youhan, l'un des artistes les plus reconnus internationalement. Dans ces deux cas, celui de Jeff Koons et celui de Yu Youhan, la reprise d'images de l'industrie culturelle et de procédés de l'art contemporain passés dans la culture populaire illustre le caractère indiscernable et finalement illisible de choix esthétiques jusque-là réputés bien distincts - voire incompatibles-, faisant de la seule reproduction une subversion. Le scandale orchestré et institutionnalisé, qui reproduit à l'infini et neutralise le geste inaugural qui fut celui de Marcel Duchamp, tient désormais du simple calembour visuel : entre la figurine plastique et la céramique de Koons, le prix seul et le statut insolite de « copie originale » signée d'un grand nom, permettent de déterminer où se trouve l'art, renversant tous les critères jusque-là admis.

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Ces traits sont connus et ils conduisent parfois à une dénonciation bien trop générale et schématique de l'art contemporain d'un côté, sans entamer la ferveur des amateurs et des collectionneurs de l'autre. Relevant de la seule convention, au sens économique du terme, c'est-à-dire restant étrangère à la formation classique de la valeur par le temps de travail cristallisé dans la marchandise, la détermination de la valeur des œuvres implique à la fois des pratiques institutionnelles (financements préalables, achats publics, soutiens divers) et des fonctionnements marchands typiques de la sphère financière, où le pari sur la valeur s'accompagne de croyances et de comportements mimétiques, proches des prophéties autoréalisatrices: «croire» en un artiste, lorsqu'on est un grand collectionneur et que s'y ajoute un rôle prescripteur, suffit à faire monter la cote de l'artiste en question et contribue à une notoriété, qui alimente en retour la multiplication des travaux critiques à son sujet, la promotion médiatique, stimule les achats publics et privés et concourt à une dynamique de hausse. Des œuvres en viennent ainsi à être achetées en raison de leur prix élevé1. Cette dynamique de «bulle spéculative» peut bien entendu s'interrompre et s'inverser brutalement, en vertu de la même causalité en boucle, extrêmement fragile, s'autodétruisant aussi aisément qu'elle s'auto-entretient. Le doute ressurgit périodiquement sur ce qui fait la «valeur» véritable d'un artiste, les œuvres n'étant plus évaluées séparément de leurs créateurs, qui seuls sont cotés et dont la cote fluctue au gré des ventes.

L'économie politique de la culture Différentes traditions économiques se sont efforcées de rendre compte d'un tel fonctionnement. Les ultralibéraux comme Gary Becker y repèrent une consommation de biens spécifiques, qui ont pour particularité de ne jamais assouvir le désir qui la provoque. En revanche, le comportement du consommateur est décrit comme parfaitement conforme aux thèses individualistes qui sous-tendent cette construction théorique : avec la culture artistique progressivement acquise, l'individu est censé devenir de plus en plus « efficace » dans ses jugements 1

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Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, Le marché de l'art contemporain, éd. cit., p. 39.

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et sa « productivité » s'accroît en même temps que son plaisir. L'amateur d'art serait ainsi un pur consommateur, qui cherche à minimiser les coûts de recherche de l'information pertinente, se fiant aux signaux du marché pour déterminer ce qui mérite d'être apprécié, et à quel degré1. Dès lors, plus une œuvre se vend, et par suite plus un artiste est connu, reconnu et commenté, moins sont élevés ces «coûts d'accès». On peut raisonnablement douter de la pertinence de cette logique abstraite de moindre effort, censée motiver l'intérêt pour l'art sous le seul angle de sa valeur marchande et de ses bénéfices mondains. Quoi qu'il en soit, elle illustre au mieux les conceptions anthropologiques sommaires qui fondent ou en tout cas accompagnent le néolibéralisme le plus dogmatique. De son côté, John Maynard Keynes fut, dès les années 1930, le théoricien pionnier et sarcastique du comportement économique mimétique, ce qui le conduisit à énoncer une critique précoce de la rationalité supposée des marchés. Dans sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, publiée en 1936, il écrivait : « Cet assaut d'intelligence pour anticiper de quelques mois la base conventionnelle d'évaluation bien plus que pour prévoir de longues années à l'avance le rendement escompté d'un investissement n'exige même pas qu'il y ait dans le public des pigeons pour emplir la panse des professionnels; la partie peut être jouée par les professionnels entre eux. Point n'est besoin non plus que certains persistent à croire ingénument que la base conventionnelle d'évaluation a une valeur réelle quelconque à long terme. »2

Pour Keynes, ce fonctionnement n'est pas particulièrement problématique en période de croissance, et lorsque la spéculation reste liée, dans sa logique et son rythme propres, au fonctionnement de l'entreprise en facilitant l'investissement. En revanche, les marchés financiers deviennent selon lui périodiquement des facteurs d'instabilité. C'est le cas lorsque leur fonctionnement se fait purement spéculatif et interdit la coordination nécessaire à l'investissement productif. Le marché devient alors autoréférentiel et auto-réalisateur, se déséquilibrant toujours davantage au lieu de se réguler, et enfermant ses acteurs dans un comportement grégaire qui relève moins d'une psychologie que d'un fonctionnement économique et 1 Françoise Benhamou, L'économie de la culture, Paris, La Découverte, 2011, p. 18. 2 John Maynard Keynes, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, trad. J. de Largentaye, Paris, 1942, ch. 12.

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social induit. Aucune correction purement marchande de telles dérives n'est alors envisageable. Il est frappant que Keynes choisisse comme métaphore pédagogique de ce fonctionnement spéculatif celle de la beauté conventionnellement reconnue, en l'occurrence la beauté féminine telle qu'elle est primée par des concours qui récompensent ceux qui ont désigné à l'avance les candidates victorieuses. L'exemple est hautement ironique, surtout quand on connaît l'indifférence fondamentale de Keynes aux motivations sexuées et sexistes d'une telle évaluation : « Ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s'approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l'ensemble des concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu'il juge lui-même les plus jolis, mais ceux qu'il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle.»'

Sur le marché de l'art, l'évaluation est parfois construite de façon comparable, combinant le jugement esthétique - portant en principe sur une valeur relative mais définie selon des critères préexistants à l'œuvre - et la mesure marchande, qui ne s'établit que via l'interaction des agents après la mise en vente. Raymonde Moulin en conclut que, désormais : « la constitution des valeurs artistiques contemporaines, au double sens esthétique et financier du terme, s'effectue à l'articulation du champ artistique et du marché. »2

Cette combinaison de la valeur non-marchande et du prix est un processus social complexe, qui naît au milieu du XIX e siècle, alors que se structure un marché capitaliste et que les artistes les plus en vue s'émancipent de l'Académie, contestant le bien-fondé de ses canons. Dépendant désormais de la vente de leurs œuvres à des collectionneurs privés, les artistes font aujourd'hui face à des marchands d'art, qui sont à la fois des critiques, des investisseurs et des intermédiaires. Il faut y ajouter le rôle des deux grandes sociétés de ventes aux enchères qui dominent le marché, Sotheby's et Christie's, et celui des grandes foires et salons internationaux, qui assurent au marché de l'art contemporain sa dimension internationale et mettent en relation les différents 1 Ibid., ch. 12. 2 Raymonde Moulin, Le marché de l'art, mondialisation et nouvelles technologies, Paris, Flammarion, 2003, pp. 31-32.

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acteurs de ce marché. Si l'on ajoute que le réseau des galeries qui en dépend est lui-même lié aux institutions publiques, on mesure mieux la circularité de ce monde marchand à laquelle tout artiste se confronte, qu'il en conteste la logique ou qu'il l'accepte. Dans ces conditions, l'activité artistique se trouve modifiée en profondeur par la structuration d'un marché de l'art qui est parvenu à se subordonner les institutions publiques, la reconnaissance d'un artiste à un moment donné étant directement dépendante de sa capacité à vendre et de sa cote sur le marché de l'art. L'offensive néolibérale, d'une façon générale, en est bien sûr la cause. Doit-on en déduire que l'art se trouve dès lors soumis à des règles étrangères à sa nature propre? Il faut rappeler que les prescriptions existaient bien antérieurement à un tel fonctionnement, qu'elles soient académiques, politiques ou religieuses, et ce sont elles - leur adoption autant que leur rejet - qui expliquent, à toutes les époques, que les artistes rencontrent et forgent un public qui partage leurs préoccupations et qui apprécie ou condamne leurs éventuelles innovations. À l'aube de l'élaboration du libéralisme classique, il est intéressant de noter que dès le xvne siècle, Immanuel Kant, attentif lecteur d'Adam Smith, avait préparé sur le terrain philosophique la prise en compte de ce renouvellement des principes du jugement, s'employant à articuler autonomie de la création et hétéronomie de l'œuvre devenue par ailleurs objet d'échange, marchandise. En effet, au moment où Kant s'efforce de définir l'autonomie comme principe de l'action morale dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, il développe une analyse confrontant les catégories du prix et de la dignité. Cette analyse kantienne ne procède pas à leur opposition, comme on le croit parfois, mais à leur différenciation relative. De façon subtile, Kant s'attache à prendre en considération l'importance du marché tout en maintenant l'indépendance absolue de la loi morale. Mais l'art ne relève justement ni de l'un ni de l'autre. Explorant cette difficulté, Kant écrit : « ce qui se rapporte aux inclinations et aux besoins généraux de l'homme, cela a un prix marchand ; ce qui, même sans supposer ce besoin, correspond à un certain goût, c'est-à-dire à la satisfaction que nous procure un simple jeu sans but de nos facultés mentales, cela a

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un prix de sentiment ; mais ce qui constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n'a pas seulement une valeur relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c'està-dire une dignité.»'

Le «jeu sans but de nos facultés mentales» est précisément l'effet de leur contemplation sur le sujet, qui se perçoit alors lui-même comme sujet, appréciant le libre jeu de ses facultés devenu sensible, effet proprement euphorisant que Kant prête aux œuvres d'art réussies. Et l'expression de « prix de sentiment» vient ici clairement hybrider la logique marchande par l'évaluation non marchande et réciproquement, Kant n'affirmant à aucun moment leur incompatibilité foncière. De fait, ce qui est «fin en soi» n'a «pas seulement» un «prix» mais aussi une «dignité». On comprend d'autant mieux la fascination de certains peintres pour la monnaie et les activités qui y sont associées quand on prend en considération ce très ancien voisinage entre le jugement de goût et l'évaluation marchande, dont Kant est un témoin parmi d'autres, ainsi que les tentatives pour rendre compatible ce qui est en quelque sorte une double mesure, effectuée selon des principes qui demeurent radicalement distincts. Mais Kant lui-même, qui concède une compatibilité sur le plan moral de ces critères distincts, avoue que la question économique est plus difficile à résoudre. En effet, juste avant les lignes qu'on vient de lire, il notait : «Dans le règne des fins, tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d'autre, à titre d'équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n'admet pas d'équivalent, c'est ce qui a une dignité. »2

C'est là souligner ce que les économistes ultérieurs identifieront comme la difficulté centrale concernant l'évaluation marchande des œuvres d'art : comment évaluer des biens qui sont par définition sans équivalent? Si l'œuvre est bel et bien produite dans des conditions sociales déterminées, qui font des relations marchandes puis des relations capitalistes son cadre historique préalable, il faut admettre que ce type de production artistique entre sur le marché après coup, c'est-à-dire après une élaboration créatrice, par définition inédite, qui ne saurait 1

Immanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Delagrave, 1988, p. 160. 2 Ibid., p. 160.

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refléter simplement la demande, puisqu'elle contribue aussi à l'engendrer. Le problème est donc d'appliquer après coup une mesure à une production d'un type singulier et qui échappe au moins en partie à la production classique de marchandises et dont la valeur n'est pas mesurable par le temps de travail. De ce point de vue, il faut admettre que le marché de l'art n'en est jamais complètement un et que l'œuvre d'art n'est pas une marchandise comme les autres. Tout d'abord parce que ce marché n'existe qu'en vertu de goûts et d'engouements qui ne résultent pas totalement des promotions médiatiques et des analyses critiques. Ensuite parce que l'incertitude quant à la valeur propre de l'œuvre demeure, en raison même des conditions atypiques de sa formation pour l'économie orthodoxe. Du fait de l'unicité de cette dernière, le vendeur se trouve de fait en situation de monopole : si cette situation rend possible des phénomènes spéculatifs, elle renvoie plus fondamentalement encore à une formation très spécifique des prix, qui échappe largement aux règles de la théorie libérale autant qu'aux principes de l'analyse marxiste concernant les marchandises, et cela alors même que cette formation s'accorde de fait avec le fonctionnement réel de l'économie capitaliste, sans la remettre le moins du monde en cause. En dépit des efforts des théoriciens libéraux, la difficulté à évaluer une telle marchandise unique et non reproductible est insoluble, dans les faits autant que dans la théorie, les fluctuations permanentes du marché de l'art le prouvant à l'envi. Concéder une spécificité à l'art, dans un tel cadre théorique, revient à admettre que «l'œuvre d'art est un actif non substituable et peu liquide»1 et rien d'autre. C'est d'ailleurs pourquoi la question de l'authenticité de l'œuvre est devenue typiquement un problème d'investisseur, qui entre en contradiction avec nombre de pratiques artistiques contemporaines, dès lors qu'elles font appel aux technologies numériques qui abolissent la distinction original/copie, autorisant l'accès universel, ou avec les installations éphémères, destinées à disparaître rapidement en même temps que s'anéantit leur valeur. La technique photographique - argentique voire même numérique - autorise encore les tirages numérotés, réalisés ou du moins signés par 1

Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, Le marché de l'art contemporain, éd. cit., p. 87.

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l'artiste. En revanche, l'identité absolue des exemplaires multiples des arts numériques et leur diffusion sans limite, permise par les nouvelles technologies de l'information et de la communication, contredisent directement la logique marchande, l'obligeant avant tout à se redéfinir et à se protéger par des mesures juridiques dirigées contre le partage et l'échange gratuits. Aussi instable que les marchés financiers, le marché de l'art s'avère finalement être un marché à haut risque, réservé à des investisseurs très fortunés qui y cherchent en outre un prestige social, une aura culturelle, que les transactions financières classiques ne confèrent pas. On pourrait penser que ce secteur marchand se heurte au moins partiellement aux institutions culturelles, qui en limitent le rôle. Ces dernières décennies, l'État s'est pourtant fait, ici comme ailleurs, le fourrier des marchés: d'une part en défiscalisant le patrimoine artistique, cette mesure étant présentée comme seul soutien efficace à la création, d'autre part en réformant les musées selon les critères de la rentabilité marchande, il contribue à la collusion toujours plus étroite entre logique capitaliste et des tâches revendiquées de promotion culturelle, même si la contradiction demeure entre une mission pédagogique qui perdure et la recherche de rentabilité. Ainsi, même si les politiques d'achat institutionnelles d'oeuvres contemporaines vont parfois à contresens des choix marchands dominants, l'interdiction de photographier les œuvres qui se répand aujourd'hui dans les musées du monde est significative de la volonté de protéger la diffusion massive de produits dérivés. D'une façon générale, on peut considérer que la libéralisation avancée des arts plastiques et des musées en fait un secteur pilote de l'économie culturelle capitaliste, où se testent et s'imposent des normes strictement néolibérales. Mais, évacuées de la théorie, les contradictions ne disparaissent pas pour autant du réel. C'est pourquoi il faut fortement relativiser cette absorption libérale des arts plastiques, qui démontre les limites de la thèse de la subsomption réelle mentionnée plus haut : l'approche strictement économique du marché de l'art contemporain, en dépit de sa portée descriptive, conduit à laisser dans l'ombre la diversité bien réelle des orientations artistiques de créateurs nombreux, extrêmement

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divers, et dont certains demeurent résolument extérieurs aux logiques marchandes. Si nombre d'artistes se satisfont avant tout de vendre, d'autres s'engagent dans des voies plus ardues et font une large place à la critique du monde contemporain, renouant avec des préoccupations politiques qui se payent souvent au prix fort de la marginalité institutionnelle, médiatique et sociale. Plus troublant encore, et complexifiant davantage encore ce paysage, l'un des artistes contemporains les mieux cotés, Gerhard Richter, est aussi le créateur d'une œuvre puissante, sans concession aux modes dominantes, et porteuse d'une réflexion originale sur le statut de la représentation et la place de l'art. S'il est bien connu que toutes les transgressions et les subversions peuvent être finalement absorbées et neutralisées par un marché de l'art en quête effrénée de nouveauté, il ne faut pas oublier les luttes et les conflits qui se déroulent du côté d'activités qui relèvent aussi de la conscience et de la vie intellectuelle. Figurer le capitalisme : Hans Haacke et Santiago Sierra Pour toutes ces raisons, la création plastique soucieuse de son autonomie et de son pouvoir critique est plus que jamais appelée à développer une nouvelle réflexion sur elle-même, qui intègre à l'œuvre elle-même la question de sa réception. Sans doute de telles démarches demeurent-elles minoritaires. Dominique Baqué, formulant l'hypothèse d'un « nouvel art politique», note sombrement: «l'hypothèse, demeurant toutefois prudente, ne saurait contrebalancer le constat accablant (...): jamais sans doute, depuis les avant-gardes, l'art ne s'est montré aussi impuissant, naïf, infraconceptuel, inopérant. »'

Il existe pourtant bien des exceptions. Parmi bien d'autres, l'artiste allemand Hans Haacke s'est efforcé de prendre en charge ce problème, explorant le rapport entre l'œuvre et son cadre historique et social, mais aussi institutionnel. Les scandales provoqués par ses installations, parfois situées dans des lieux publics, lui ont permis d'obtenir une notoriété relative mais réelle cependant. C'est à la question des rapports entre œuvre et argent ou plus exactement entre art et capital qu'il s'attaque lui aussi, mettant en scène et en 1

Dominque Baqué, Pour un nouvel art politique. De l'art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, 2004, p. 29. Capitalisme et culture : du paradoxe à la contradiction

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image la collusion des pouvoirs économiques et politiques, en s'efforçant de leur rendre toute leur épaisseur historique mais aussi éthique. Lors de ses entretiens avec Pierre Bourdieu, Hans Haacke, déclare : « Il y a un débat sur la direction des musées qui va bien au-delà de celui qui les entourait quand ils étaient accusés d'être des succursales des marchands de New York ou d'ailleurs. Ceux qui parlent du contexte dans lequel les œuvres ont été créées se voient accuser de marxisme, label hautement stigmatisant. La pratique la plus répandue reste celle qui consiste à décontextualiser les objets, un peu comme la présentation d'une collection de papillons rares. Elle évite, par défaut, toute considération du champ social d'où émanent les œuvres et auquel leurs créateurs ont fait allusion. Sans doute, cette pratique est-elle politiquement prudente. Mais ça aboutit à la neutralisation de l'art. »'

C'est à la contextualisation et à la déneutralisation de l'art que se consacre Hans Haacke, insérant ses œuvres dans des lieux qui leur donnent leur sens et qui en retour se trouvent métamorphosés. L'espace clos et silencieux du musée laisse place à l'espace social conflictuel, qui réinsère la représentation dans le réel au point qu'elle en déforme soudain, avec violence même, les coordonnées spatiales et historiques. Une de ses œuvres éphémères et in situ, intitulée La liberté sera maintenant sponsorisée, simplement en petite monnaie, consiste dans le détournement d'une tour de guet du mur de Berlin, peu de temps après la chute de ce dernier [16]. À la place du projecteur lumineux, la fameuse étoile rotative emblème de Mercedes est installée en haut de la tour, évoquant aussi l'étoile qui surmonte l'Europa Center de Berlin-Ouest, tandis que la guérite est équipée de vitres teintées inspirées du Palais du Peuple, anciennement situé à Berlin-Est et symbole de la RDA. On peut lire deux inscriptions sur deux côtés opposés de la tour, «Kunst bleibt Kunst» («l'art sera toujours l'art», formule de Goethe) et «Bereit sein ist ailes» («être prêt, tout est là», extraite de l'Hamlet de Shakespeare). Il s'agit pour Haacke, tout en considérant de façon sarcastique l'ex-RDA, d'attirer l'attention sur les stratégies successives d'une entreprise célèbre, symbole de la réussite de l'Ouest : Mercedes-Benz, firme allemande de premier plan, et sa société mère, Daimler-Benz, donnent une place très importante à l'achat d'oeuvres d'art contemporaines et cultive 1

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Pierre Bourdieu et Hans Haacke, Libre-échange, Paris, Seuil, 1994, p. 102.

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son image d'entreprise mécène. Mais Mercedes-Benz a aussi appuyé Hider dans les années 1930 et équipé en matériel militaire l'armée allemande, en ayant recours au travail forcé. Dans les années 1980, Mercedes collabore avec le régime d'apartheid d'Afrique du Sud et est l'un des principaux producteurs de matériels de guerre, comptant l'Irak parmi ses clients. Pour Hans Haacke, le travail artistique doit rendre la mémoire aux spectateurs mais aussi et surtout les informer des réalités du monde contemporain, en produisant des objets intrigants voire choquants, qui réinscrivent dans le réel lui-même les traces d'une histoire occultée. Dans le contexte de la récente réunification allemande, cette œuvre prend des significations multiples, laissant au spectateur le choix de son analyse tout en lui fournissant des informations factuelles irrécusables. À la lumière de cet exemple, on peut considérer que la contradiction, lorsqu'elle existe, est bien économique et politique entre le marché de l'art et les visées critiques de certains artistes. Mais elle est aussi sociale. L'écrasante majorité des artistes ne vivent pas de leur production mais exercent par ailleurs une activité salariée. Et les inégalités de revenus dans le monde de l'art contemporain sont supérieures à celles qu'on rencontre dans les autres secteurs de la vie sociale. Un tout petit nombre d'artistes consacrés crée des œuvres dont certaines se négocient à plusieurs centaines de milliers de dollars1. Mais leurs positions sont à tout moment menacées et les œuvres peuvent se dévaloriser brutalement. Quant à la plupart des artistes et plasticiens, ils sont dans l'impossibilité de faire connaître leurs travaux et n'entreront jamais dans le circuit des grandes galeries et des musées. Dans ces conditions, il est logique que certains créateurs soient portés à prendre en considération, dans leur production artistique elle-même, une situation qui conditionne à ce point leur travail. Le renouveau de l'art politique passe par le prolongement d'un travail réflexif ancien, mais qui prend toujours en compte les conditions qui lui sont contemporaines, tout particulièrement lorsque croît, comme aujourd'hui, l'importance des images dans la culture mais aussi dans la vie quotidienne et le travail. 1

Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, Le marché de l'art contemporain, éd. cit., p. 26.

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Un autre exemple de démarche critique originale est fourni par le travail de l'artiste d'origine espagnole, Santiago Sierra. Au moyen d'installations et de performances, mais aussi de photographies et de vidéos, Sierra propose une réflexion sur le travail et sur l'art qui l'implique lui-même, autant que le spectateur. Une des performances qu'il conçoit en 2010 est intitulée : 7 formes de 600 x 60 x 60 cm construites perpendiculairement à un mur [17]. Fabriquées en bois et asphalte, des poutres épaisses sont fixées au mur d'un côté et supportées de l'autre par quatre travailleurs, qui se relaient deux par deux. L'installation, située dans une galerie de Brisbane en Australie, est présentée pendant une semaine : à cette occasion, Santiago Sierra a recruté les travailleurs, qui sont rémunérés au salaire minimum. Des photos sont prises et une vidéo est tournée, montrant les employés soutenant ces longs parallélépipèdes noirs 1. Une autre performance réalisée en 2002, intitulée Personne prononçant une phrase, consiste à payer spounds un mendiant d'une rue commerçante de Birmingham, à condition qu'il accepte d'être filmé en prononçant ces mots : « Ma participation à ce projet peut engendrer un bénéfice de 72000 dollars. Je suis payé 5 pounds. » Si la première réaction est de juger choquante et cynique l'exploitation ostentatoire des autres par un artiste désormais connu, la seconde est de mesurer à quel point son but est de rendre manifestes et hautement visibles, les conditions de travail ordinaires, y compris dans le monde de l'art. De façon systématique, Sierra met en scène des situations de travail absurde, mais pas plus absurdes finalement que bien des opérations de construction et d'aménagement sans usage social véritable, pas plus absurde qu'un travail utile dès lors que ceux qui l'exécutent sont dépossédés de toute maîtrise, pas plus absurde non plus que nombre d'oeuvres d'art contemporaines, gratuites à force de se vouloir seulement rentables. La force critique de ces installations est telle qu'elle déstabilise toutes les évidences, y compris celle qui porte sur la nature de telles œuvres, qu'il est bien évidemment impossible de contempler comme telles. Ainsi, loin de se prétendre vecteur immédiat d'émancipation, en tant qu'artiste critique, Sierra se met à l'inverse lui-même en situation manifeste, 1

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On peut voir ces photos et cette vidéo sur le site de l'artiste:

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visible, d'employeur averti, rémunérant à bas coût un travail non qualifié. Il provoque par la même occasion chez le spectateur le sentiment insupportable de son voyeurisme, alors qu'il s'agit de contempler comme œuvre d'art, conçue par l'artiste seul, le travail mal payé d'autrui, dépourvu de sens et harassant. Ce qui est soudain rendu visible n'a jamais été caché pourtant. Et la force du propos provient de cette ambivalence de l'activité de l'artiste, qui ici souligne ce qui est bien connu et oblige à considérer l'exploitation comme telle, précisément parce qu'il s'insère lui-même parfaitement dans le monde capitaliste de l'exploitation et de la domination, qu'il le montre et qu'il en vit. La représentation artistique se fait ici mimétique, jusqu'à courir le risque de sa propre disparition, comme pure et simple dilution dans le monde réel. Et c'est précisément l'intégration de sa réflexion sur le statut de l'œuvre à une réflexion sur le capitalisme qui fait de Santiago Sierra le continuateur très paradoxal de certaines œuvres renaissantes. L'audiovisuel et le cinéma en proie au capitalisme À la différence des arts plastiques contemporains, qui concernent un nombre restreint de connaisseurs et d'acheteurs, les productions audiovisuelles s'adressent à un large public qui est aussi, et de plus en plus souvent, une clientèle. C'est donc sous l'angle économique qu'il faut revenir sur la télévision et le cinéma, car c'est là que se joue, avec son maximum d'intensité, la rencontre entre la création et le marché. En effet, l'analyse du secteur de l'audiovisuel, plus largement l'examen de l'économie de la culture et de l'économie de la connaissance, peuvent sembler s'éloigner du point de départ de ce livre. C'est pourtant sur ce terrain que convergent aujourd'hui les questions qu'on a vu émerger en cours de route, aussi bien celles qui concernent la transformation capitaliste des activités artistiques que les résistances multiples à cette annexion de la culture et des savoirs au capitalisme contemporain. La situation présente de crise profonde de ce mode de production avive plus que jamais la tension entre ces résistances et la conviction que ces secteurs économiques pourraient être des moteurs de croissance retrouvée. Il importe donc de faire le point sur ces activités, sur les théorisations nouvelles qu'elles Capitalisme et culture : du paradoxe à la contradiction

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suscitent et sur les contestations sociales, politiques et critiques qu'elles alimentent. Au total, c'est la thèse de la parenté entre activité artistique et critique de l'économie politique, thèse esquissée dans les pages qui précèdent, qui prend ici tout son sens. Mais il faut cette fois considérer l'art sous l'angle large des activités et production culturelles, en y incluant tout ce qui relève du divertissement, de la création, de l'éducation, de la formation, de la communication et de la connaissance : c'est à cette condition, en cessant d'isoler artificiellement des activités artistiques dont les contours seraient nettement définis, qu'on voit se dessiner un vaste domaine, relevant de la production mais aussi de la conscience. Cet ensemble a pour particularité de s'intégrer et d'échapper tout à la fois à la logique capitaliste, à des degrés extrêmement divers. C'est en le considérant comme totalité contradictoire, en évolution constante, qu'on peut alors préciser ce que peut être une approche marxiste de la culture et du savoir, qui échappe tant à la déploration sans nuance d'une culture mercantile qu'à l'apologie naïve d'une création et d'un savoir qui seraient par essence émancipateurs. Depuis les années 1980, l'audiovisuel est organisé comme secteur économique spécifique en lien étroit avec le secteur des télécommunications et des technologies de l'information et de la communication (TIC). Cette intégration capitaliste poussée, accélérée par les transformations technologies et surtout par les enjeux économiques de ce secteur, mais également par ses enjeux idéologiques et politiques directs, explique les rapports de force qu'on y rencontre et la domination massive de formes et de contenus standardisés, à un degré sans précédent. En effet, la prescription idéologique et politique passe par des procédures de production et de formatage, mais aussi de sélection, qui produisent des effets de censure puissants sans avoir même, le plus souvent, à utiliser les méthodes coercitives anciennes. La télévision d'État, qui domina jusqu'à la fin des années 1970 était le lieu d'injonctions émanant directement du pouvoir politique. Ce dernier étant contraint de composer avec des forces politiques puissantes à gauche, en particulier avec le Parti communiste, cette situation conduisait à un relatif pluralisme et à des productions de haute tenue culturelle et critique. C'est bien entendu le rapport de force politique et social

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global de l'immédiate après-guerre qui a pu imposer à l'échelle nationale les missions de service public de l'audiovisuel, et c'est sa disparition qui a entraîné le démantèlement de ce pôle public, dès le début des années 1980, sous la houlette du gouvernement socialiste d'alors. Désormais, et sans le moindre contrepoids, la marginalisation ou l'exclusion, et plus encore l'autocensure, élimine silencieusement et instantanément les récalcitrants. Les chaînes publiques qui continuent d'exister ont adopté les critères et les méthodes de leurs « concurrentes » du privé, abandonnant les unes après les autres les missions initiales, la loi du marché étant ici aussi jugée être la seule qui vaille par les institutions étatiques : « cette mission de redressement des taux d'audience prime, dans les attentes des pouvoirs publics, sur les anciennes fonctions de la télévision, notamment de démocratisation culturelle et d'éducation qui caractérisaient la télévision dite de service public. » 1

Cette libéralisation de l'audiovisuel vise deux buts principaux: tester sur ce terrain le démantèlement du secteur public tout entier; tabler économiquement sur un secteur jugé plus porteur que les secteurs industriels traditionnels, à partir de là abandonnés à leur déclin par les responsables politiques français des dernières décennies. Pour certains analystes des années 1970, le secteur de la culture, associé à celui des télécommunications et de l'informatique par l'intermédiaire des nouvelles technologies, était même voué à tirer la croissance d'un monde capitaliste supposé définitivement post-industriel. Daniel Bell, aux États-Unis, et Alain Touraine de façon plus critique, en France, sont les pionniers de cette approche qui inspirera les choix économiques et politiques aujourd'hui dominants. Il se trouve que leurs thèses sont en partie reprises par les tenants du capitalisme cognitif, en dépit d'un positionnement d'abord postcapitaliste de ces derniers, insistant sur la dimension toujours plus immatérielle de la production et sur la «virtualisation de l'économie»2. Si les espoirs d'alors ont disparu, la libéralisation décelable dès cette époque s'est imposée et généralisée, dans la pratique comme dans la théorie. 1

Philippe Bouquillion, Les industries de la culture et de la communication. Les stratégies du capitalisme, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2008, p. 180. 2 Yann Moulier-Boutang, Le capitalisme cognitif. La Nouvelle Grande Transformation, Paris, éditions Amsterdam, 2007, p. 83.

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En raison de l'expansion d'une logique concurrentielle, l'alignement de la production audiovisuelle sur quelques critères s'est effectué de lui-même, en l'absence de tout contrepoids institutionnel ou social, contribuant à la concentration du secteur autour de quelques acteurs économiques. Ainsi, l'achat de programmes par les chaînes de télévision prime désormais sur leur production, puisqu'il s'agit seulement de diffuser ce qui se vend. En même temps qu'idéologiques et esthétiques, les conséquences de cette évolution sont profondément sociales : l'évolution des modes de financement, qui fait la part belle aux recettes publicitaires, va de pair avec la précarisation des personnels et avec la recomposition d'une domination idéologique et politique sans partage. Les propriétaires des chaînes sont aussi bien souvent des proches du pouvoir politique et du monde médiatique, garantissant l'hégémonie des thèses libérales. Estimée à l'audimat, la satisfaction des téléspectateurs semble valider des choix d'émissions et de grilles de programmes, sans que soit jamais prise en compte l'absence de liberté véritable du téléspectateur, condamné à choisir entre des émissions toujours plus semblables les unes aux autres, et finalement contraint de visionner avec plus ou moins de conviction les talk-shows, les reality-shows et les jeux qui envahissent les écrans aux heures de grande écoute. Pierre Bourdieu a souligné le fonctionnement circulaire de chaînes qui se modèlent l'une sur l'autre au sein d'un champ où certaines entreprises pèsent plus que d'autres et acquièrent ainsi la possibilité de « déformer l'espace économique»1 et de se confirmer à l'infini, les unes aux autres, la pertinence de leurs choix. L'analyse doit ici combiner la prise en compte d'une volonté idéologique et celle du fonctionnement économique : à la différence de l'art contemporain et du cinéma, dont le marché évalue a posteriori les œuvres créées auparavant, la production audiovisuelle relève d'une économie de la demande, pilotée en amont par les mesures d'audience. Une division du travail poussée associe un grand nombre de salariés autour de projets qui passent, avant réalisation, par de nombreuses étapes de mise au point et de reformatage, à commencer par la réécriture imposée du scénario des téléfilms. Les critères 1

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Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber éditions, 1996, p. 45.

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de formes et de contenus sont l'expression avouée des idées dominantes, sous prétexte de ne pas choquer le téléspectateur moyen : de la même manière que l'intérêt du client devient le prétexte pour imposer aux salariés des services des contraintes toujours plus nombreuses, la soi-disant satisfaction du téléspectateur, lui-même captif d'une offre restreinte, s'auto-institue en règle d'or, sans autre auteur que le peuple souverain subrepticement reconverti en client-roi. La doctrine en vigueur est que le « bon programme n'est pas celui qui attire le plus, mais celui qui repousse le moins» 1 , principe que la conception libérale de la formation de l'opinion et des majorités politiques étend aux programmes électoraux eux-mêmes. La recherche effrénée d'annonceurs publicitaires, qui ne sont attirés que par le taux d'audience et un public fidélisé, achève de boucler le conformisme esthétique sur l'idéologie dominante et sur la recherche du taux de profit, chacun de ces paramètres relevant tout à la fois du contenu et de la forme en vertu d'une harmonie rarement atteinte, synonyme de doctrine esthétique incontestée. Pourtant, cet autoritarisme d'un nouveau genre échoue à tout régenter. Par-delà l'approche proposée par Pierre Bourdieu, la logique circulaire du champ se branche et s'ouvre alors sur la réalité complexe du capitalisme contemporain, dont la logique de reproduction, elle aussi circulaire, ne doit pas pour autant faire oublier le maintien et l'aiguisement des contradictions à la fois objectives et subjectives qui l'accompagnent. Et c'est bien évidemment le cas des secteurs restructurés en vue d'être les plus adéquats à sa nature, comme l'est la télévision contemporaine, sa multitude de chaînes privées généralistes ou thématiques, hertziennes ou câblées, et ses modes de réception sur terminaux multiples, du téléviseur au smartphone en passant par l'ordinateur. Ce sont ces contradictions, que délaisse Pierre Bourdieu au cours de son analyse et qu'oublient les contempteurs contemporains de la consommation de masse, qui supposent des téléspectateurs anesthésiés, sans jamais considérer ce qui, d'un côté, n'est que la tentative imparfaite de les engendrer, de l'autre ses effets véritables, extrêmement variables. 1 Annie Coste-Cerdan et Alain Le Diberder, La télévision, La Découverte, Paris, 1986, P-43-

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Il faut le rappeler, la production télévisuelle est insérée à plusieurs titres dans la réalité économique et sociale, où elle se révèle à la fois déterminée et agissante. Sur le plan économique, la concurrence que se font les chaînes entre elles se double de la rivalité créée notamment par l'essor du Net et le type de production et de consommation audiovisuelles nouvelles qui s'y construisent. Source alternative d'information, le Web est aussi un lieu massif de diffusion de vidéos souvent produites hors de l'industrie télévisuelle, sans que ces possibilités technologiques soient automatiquement porteuses de création et d'innovation. Y fleurissent les productions qui adoptent les standards dominants et relaient les pires poncifs, les vidéos commerciales colonisant par ailleurs les sites participatifs en principe réservés aux vidéos amateurs. Mais la critique et le débat y trouvent aussi une place de choix, dans le cadre de médias redéfinis autour de choix journalistiques et politiques antilibéraux: les actuelles tentatives de contrôle, indissociablement politiques et marchandes, du Web prouvent que cette liberté est à juste titre perçue comme une menace par les classes dirigeantes, surtout si on y ajoute les moyens de mobilisation rapide permis par les nouvelles technologies de la communication. Les chaînes de télévision relèvent d'une logique bien différente, et la déréglementation progresse sur fond d'autoritarisme incontesté. Certes, les autorités de contrôle et en premier lieu le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) dans le cas de la France, sont toujours censées veiller au «pluralisme» et à l'«honnêteté» de l'information, tout en imposant des quotas de production française et européenne, limitant ainsi les achats de productions audiovisuelles étasuniennes. Outre que la mention du « pluralisme » ressemble désormais à une mauvaise plaisanterie au regard des émissions politiques et de l'«information» effectivement diffusées, les quotas de diffusion n'empêchent pas la forte tendance des émissions françaises et européennes à calquer purement et simplement les productions outre-Atlantique. Quant à ce que furent les missions du service public de la télévision et de la radiodiffusion, telles qu'elles furent définies au moment de la Libération - éducation, expression des organisations syndicales et professionnelles, programmes scientifiques et culturels -, elles n'ont plus

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droit qu'à la portion congrue et sont - quand elles existent reléguées aux heures de moindre écoute. Il va sans dire que l'État a ici encore organisé cette déréglementation, confiant au marché le rôle directeur et se contentant d'opérations de contrôles censées corriger à la marge sa logique. Les quotas ne cessent d'être revus à la baisse et la défense de l'exception culturelle est menacée au niveau mondial par la pression des pays, à commencer par les États-Unis, qui la dénoncent inlassablement comme infraction injustifiable au libre fonctionnement des marchés. Il n'en demeure pas moins que, sur le plan social également, les contradictions prolifèrent, à commencer par les conditions de travail et les statuts de salariés précaires qui s'y généralisent. Les pressions qui s'exercent sur les journalistes et l'ensemble des professionnels expliquent leur soumission forcée aux impératifs idéologiques, tandis qu'une poignée de présentateurs et d'animateurs vedettes bénéficient d'un très haut niveau de rémunération, qui assurent leur connivence avec les élites politiques, économiques et idéologiques, quelques dîners parisiens aidant à resserrer régulièrement les liens. Mais, comme dans tous les secteurs de la vie sociale, les conflits sont vifs. Sociologie de l'artiste précaire On retrouve ici la question qui préoccupait Marx, celle de la situation sociale de l'artiste et de la place de l'activité artistique, une telle question devant aujourd'hui être très largement étendue, aux travailleurs du secteur audiovisuel comme à ceux des arts vivants. Dans son Portrait de l'artiste en travailleur, Pierre-Michel Menger rapproche les caractéristiques des métiers artistiques et les exigences du capitalisme contemporain, qui fournissent à ce dernier l'occasion de tester un nouveau statut social, en vue d'en envisager la généralisation : « c'est dans les paradoxes du travail artistique que se révèlent quelquesunes des mutations les plus significatives du travail et des systèmes d'emploi modernes : fort degré d'engagement dans l'activité, autonomie élevée dans le travail, flexibilité acceptée voire revendiquée (...).»'

Cette description a le mérite de souligner la capacité du capitalisme à intégrer à sa logique de toutes les activités qui lui sont au départ étrangères. Les ressorts psychologiques, qui 1

Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur, Paris, Le Seuil, 2002, p. 9.

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mobilisent la créativité et l'autonomie, ne heurtent pas fondamentalement une telle logique. On connaît bien désormais l'injonction à la mobilisation totale de soi qui règne aujourd'hui dans l'entreprise et qui procède à l'individualisation extrême des statuts en sollicitant les qualités privées et l'existence intime du salarié, sa « créativité » - sans forcément invoquer de compétences artistiques. Les professions artistiques ou semiartistiques offrent un laboratoire à cette mobilisation capitaliste de l'individualité, source d'une aliénation sans précédent qui se déguise en expression de soi. Mais il faut aussitôt ajouter que ces caractéristiques peuvent tout aussi bien être un point d'appui pour des luttes sociales, comme en témoigne le mouvement des intermittents du spectacle de 2003, à l'occasion de la dégradation des conditions d'indemnisation des chômeurs. Ainsi, contre toute vision sommaire, il faut tenir ensemble deux affirmations contraires. La première est que l'individualisation extrême du travail artistique n'est nullement incompatible avec la participation à des luttes ni avec le souci de formes collectives d'organisation. La seconde est que les traits distinctifs de l'artiste par rapport au travailleur productif « classique » ne sont pas forcément porteurs d'émancipation : ils peuvent être l'occasion de formes renouvelées d'aliénation - à des degrés dont Marx lui-même n'avait pas idée - qui sont à la fois le résultat du développement des industries culturelles et le produit d'une réorganisation sociale et technique permettant de capter certaines caractéristiques du travail artistique tout en en rejetant d'autres. En tant qu'art né dans le monde capitaliste, le cinéma est lui aussi et depuis longtemps une industrie. Mais il s'agit là encore d'une industrie d'un type particulier où l'on retrouve, selon un dosage spécifique, les forces et les tendances précédemment identifiées. On y rencontre ainsi une dialectique amplifiée, qui rend possible une création critique et novatrice particulièrement vivace. L'économie du cinéma: théories et pratiques libérales Pour revenir sur la question du cinéma, mais cette fois sous l'angle de la critique de l'économie politique, il faut commencer par rappeler que l'essor du cinéma en tant qu'art populaire et industrie culturelle coïncide avec la lente diffusion des loisirs 216

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populaires. À l'augmentation du temps de loisir correspond le développement des salles de projection dans les villes puis l'essor du premier cinéma hollywoodien, diffusant de par le monde le modèle social et politique nord-américain, ainsi que ses normes de consommation. Depuis cette époque, et en dépit de son relatif déclin, le cinéma n'a cessé d'être une industrie culturelle de premier plan, dont les caractéristiques économiques et sociales se modifient sans cesse, au même rythme que le capitalisme lui-même et que les technologies qui lui sont associées. Au cours des dernières années, le secteur cinématographique a connu une forte concentration sous l'influence de quelques majors, qui dominent avant tout les activités de financement et de diffusion1 et délèguent souvent la production elle-même. L'écart est maximal entre les superproductions et blockbusters à gros budget et les films d'auteur - écart en termes de recettes bien sûr, mais aussi de publics et de choix esthétiques et idéologiques, au sens large. Du côté du cinéma américain dominant, les recettes semblent éprouvées : budgets considérables, castings prestigieux, effets spéciaux, marketing intensif, moyens de distribution exceptionnels. Ce cinéma domine largement le marché mondial et rend de plus en plus difficile l'essor des cinémas nationaux, contribuant à formater la demande et les goûts des spectateurs. C'est à juste titre que, dans L'État des choses, Wim Wenders s'en prend explicitement au rôle central des commanditaires, qui peuvent intervenir dans l'œuvre elle-même. Au cours du tournage de son film précédent, portant sur Dashiell Hammett, il s'était heurté à cette conception hollywoodienne : c'est le producteur - en l'occurrence Francis Ford Coppola - qui dispose du pouvoir de contrôler le montage et qui décide en dernière instance des coordonnées artistiques du film. En France, à l'inverse, c'est encore au réalisateur que revient le final eut. En dépit de quelques résistances, dans le cas français en particulier, bien des aspects contemporains de l'industrie cinématographique vont dans le sens d'une domination capitaliste toujours plus avancée, qui le soumet de façon croissante ce secteur aux logiques de la rentabilité, de la concurrence, de la marchandisation de la création. La fragilisation généralisée des salariés progresse, tandis qu'ils sont amenés à côtoyer sur 1

Laurent Creton, L'économie du cinéma, Paris, Armand Colin, 2005, p. 24. Capitalisme et culture : du paradoxe à la contradiction

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les plateaux de tournage un petit nombre de stars aux cachets ahurissants. L'ensemble des caractéristiques économiques de ce secteur ne sont bien entendu pas sans effet sur les contenus et les formes des œuvres, conçues avant tout pour rencontrer l'audience la plus large et accompagner la promotion de produits dérivés. Comme dans toutes les autres industries culturelles en mode capitaliste de production, la structure est celle d'un « oligopole à frange», expliquent les analystes libéraux de l'économie de la culture : à côté des majors qui monopolisent la plus grande partie de la production, on trouve un grand nombre de structures plus petites, où s'appliquent encore les principes de la concurrence. Ce qu'il reste des aides publiques, en particulier en France, et de l'accent mis sur l'exception culturelle, contribue à maintenir un espace de création, préservé du souci exclusif de rentabilité. Mais ces protections sont sans cesse mises à mal, la thématique montante d'une « diversité culturelle » sans contenu bien défini remplaçant désormais la notion d'«exception culturelle» jugée trop rigide et protectionniste, tandis qu'une vive bataille juridique est menée au plan national comme au plan international pour libérer le marché des dernières « entraves » qui demeurent. Pourtant, comme dans les autres secteurs de la culture et de l'art, le tableau d'une montée irrésistible de la logique libérale, transformant à la fois les conditions de production des films et leur nature, ne vaut que pour une partie du cinéma contemporain. D'une part, des films sont produits qui échappent en partie ou totalement à cette emprise marchande. D'autre part, au plan strictement économique, on rencontre des particularités qui interdisent d'assimiler l'industrie cinématographique et les industries culturelles en général aux autres secteurs de l'économie : l'incertitude et le risque sont consubstantiels de toute la production. Économie de prototype (tous les films sont uniques, même si des copies peuvent être produites de façon illimitée), l'économie du cinéma est fragile et atypique: quelques films à grand succès rendent financièrement envisageable la production de ceux qui ne parviendront pas même à éponger leurs coûts. Ce n'est bien sûr pas le souci de la diversité qui explique cette multiplication et cette diversification relative des productions :

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c'est seulement la production d'un grand nombre de films, aux recettes toujours aléatoires, qui permet à des films à succès d'émerger, aucun des critères de la réussite commerciale n'étant infaillible ni même reproductible. S'autorisant de ce constat, certains analystes affirment un peu vite que c'est l'organisation libérale du secteur qui contribue à la diversité artistique, loin de la menacer. Ils oublient que le seul but est de produire des films à succès, rentables, et certainement pas de promouvoir des créations originales, encore moins des œuvres critiques. Et si cette diversité persiste jusqu'à un certain point, au titre de condition annexe de la rentabilité, il faut avant tout l'attribuer à ce qui est l'une des contradictions du capitalisme culturel : le statut économique singulier des œuvres cinématographiques explique la persistance, aux marges, d'une production indépendante, permettant à un cinéma inventif et critique d'exister, alors même qu'il ne touche que rarement tout son public potentiel et qu'il est pensé comme un laboratoire pour mettre au point de nouvelles recettes. À côté de ces pratiques capitalistes qui s'ajustent aux situations concrètes pour mieux les dominer, il faut souligner que la théorie économique dominante s'efforce de décrire au mieux la réalité économique. La tradition néoclassique, en particulier, s'attache à théoriser l'intervention de l'État dans les secteurs qui, selon elle, l'exigent, aux antipodes de l'idée reçue qui oppose marché et État, libéralisme et interventionnisme. En effet, le statut singulier des productions culturelles a été théorisé dès la fin des années i960 par William Baumol, économiste américain d'obédience néoclassique, et par son collègue William Bowen, donnant naissance à la «loi de Baumol». Centrée sur le spectacle vivant et née de la tentative pour comprendre, initialement, la mauvaise situation financière des célèbres salles de spectacle de Broadway, leur analyse souligne ce qui les différencie radicalement des autres secteurs industriels : les gains de productivité y sont nuls (on ne chante ni ne danse plus vite ou plus efficacement avec le temps) et le travail vivant domine, sa rémunération s'alignant nécessairement sur celles des autres secteurs. Caractérisé par une logique de coûts croissants, le secteur capitaliste des biens culturels dépend donc de financements extérieurs, qu'ils soient publics ou privés, en vue de corriger les défaillances du marché. Certains ont voulu y voir, à tort,

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la reprise de conceptions keynésiennes : il s'agit en réalité de définir plus précisément les conditions d'effectivité de la régulation marchande, en admettant la possibilité d'y intervenir, dans des cas bien déterminés. En ce point, la contradiction interne à l'organisation capitaliste de ce secteur apparaît, même si la récente économie de la culture s'efforce de dégager de nouvelles sources de profit, en vue de contrarier l'application de cette loi. Secteur désigné comme « archaïque » par Baumol, en vertu de l'absence d'innovation technologique qui le caractérise, la reproduction et la diffusion des œuvres viennent modifier les caractéristiques premières du spectacle vivant qui est alors transformé en enregistrements autorisant une large diffusion à faible coût, qu'elle soit payante ou gratuite pour le consommateur. Subalterne, une telle contradiction se déplace sur le terrain de la critique du capitalisme où elle s'ajoute à d'autres, posant le problème de la nature de bien collectif des productions culturelles, on va y revenir. Mais si l'on s'en tient aux analyses situées sur le terrain de la microéconomie libérale, qui inspirent les politiques économiques effectives, on doit conclure que l'économie de la culture, si elle est profondément atypique, ne remet pourtant pas en cause les principes théoriques de l'analyse économique dominante, pas plus que les principes objectifs du marché. Elle y introduit seulement une tension, qui demeure locale, tant que la question n'est pas abordée sous l'angle culturel, social et politique, qui seul permet d'interroger la nature complexe de l'activité artistique, par-delà sa théorisation strictement économique. Pour cette même raison, ce paradoxe mettant aux prises la création et le marché peut alimenter un travail artistique critique qui est en mesure de s'emparer en retour, délibérément, des conditions économiques et sociales qui l'encadrent si étroitement qu'elles le pénètrent: sur ce mode réflexif, le film de Wim Wenders montre à quel point un film, son esthétique mais aussi son contenu, sont désormais dépendants des conditions mêmes de son financement, au point de menacer son existence, voire, de façon hyperbolique, la vie même du réalisateur. En retour, les enjeux de la réflexivité de l'œuvre au sujet de sa propre élaboration et de ses conditions de diffusion s'en trouvent décuplés, redéfinissant l'engagement très au-delà ses contours traditionnels.

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Finalement, on peut affirmer que l'unité est si forte et la contradiction si vive entre les conditions capitalistes de la production culturelle d'un côté et les visées de la création artistique de l'autre, qu'il est logique qu'elles trouvent aussi leurs formes de manifestation et leur élaboration consciente sur le terrain même de l'art. Au passage, on peut vérifier une fois encore à quel point la question de la représentation se renouvelle au feu d'une telle dialectique, n'étant jamais la simple présentation de ce qui est, mais cette part du réel qui s'intègre ou s'affronte à cette totalité jamais achevée en quoi il consiste. La question précise qui se pose alors concerne à la fois le caractère de bien marchand de l'œuvre et la nature du travail de l'artiste. Loin d'être locales, de telles questions renvoient à l'ensemble de la formation capitaliste une interrogation sur sa viabilité économique, sur ses effets sociaux et sur les perspectives politiques de son abolition : le propre de la dialectique historique, sur le terrain de l'art comme sur tous les autres, est de se manifester sous la forme de telles inclusions réciproques en tension. Pour l'aborder, il importe de discuter de façon plus précise la nature de bien marchand des œuvres sur le terrain de l'économie politique et de sa critique.

Arts, savoirs, capitalisme Décidément, la question de la nature de marchandise de l'œuvre d'art, et par extension de la culture dans son ensemble, se révèle le point focal de l'enquête : ici comme ailleurs, la marchandise, cette « forme économique cellulaire»1 du capitalisme abritant la tendance à l'annexion de l'ensemble des activités humaines en même temps que ses contradictions essentielles et la potentialité préservée de sa critique radicale. En ce point où, contre toute attente, l'art et la critique de l'économie politique rencontrent leurs conditions historiques communes mais aussi, éventuellement, leurs perspectives révolutionnaires partagées, on retrouve les interrogations du jeune Marx au sujet des relations entre activité artistique, travail productif et émancipation humaine. Il faut le souligner, la tentative pour définir la nature du travail de l'artiste et établir son caractère productif ou non 1

Karl Marx, Le Capital, I, éd. cit., p. 4.

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productif est ancienne et relève de la tentative pour définir le mode de production capitaliste à partir de ses marges ou de ses exceptions. David Ricardo avait distingué les marchandises reproductibles des marchandises non reproductibles, rangeant parmi ces dernières les œuvres d'art mais aussi les livres et les vins rares, qui ont en commun de poser problème à sa conception de la valeur. Dans les premières lignes de son maître ouvrage de 1821, Des principes de l'économie politique et de l'impôt, il note : « Quelques marchandises ont une valeur déterminée par leur seule rareté. Aucun travail ne pouvant accroître leur quantité, leur valeur ne peut être réduite par un accroissement de leur offre. Tel est le cas des statues, des peintures, des livres et des monnaies rares, ou des vins de qualité exceptionnelle ne pouvant être obtenus qu'à partir de raisin cultivé sur un sol particulier et très peu étendu. Leur valeur est tout à fait indépendante de la quantité de travail nécessaire à l'origine pour les produire ; elle varie en fonction de la richesse et du désir de ceux qui cherchent à les posséder. »'

La remarque est destinée aux partisans de la valeur-utilité, Ricardo soulignant le caractère exceptionnel des marchandises dont la valeur n'est pas déterminée par le travail - par la quantité de travail social, dira Marx - nécessaire à leur production. La rareté se substitue ici, et ici seulement, au travail comme principe d'évaluation. Héritier de la théorie de la valeur-travail, Marx se trouve lui aussi confronté à une telle question, dont on a vu qu'elle pouvait être traitée de deux façons, relativement distinctes : soit comme question adressée à la théorie du capitalisme, soit comme problème qui se pose objectivement au capitalisme lui-même. L'art résiste-t-il au capitalisme? Ainsi, la question de la valeur des œuvres se présente-t-elle comme une énigme, qui met au défi d'en rendre compte les théories du capitalisme, quelles qu'elles soient. Mais on peut tout aussi bien considérer que cette difficulté indique le caractère pour une part non capitaliste de l'activité artistique, qui questionne en retour le bien-fondé du capitalisme dans son ensemble. Et c'est précisément ce qui intéresse Marx: la question n'est pas d'abord d'opérer l'évaluation marchande 1

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David Ricardo, Des principes de l'économie politique et de l'impôt, trad. C. Soudan, Paris, Flammarion, 1992, p. 52.

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d'oeuvres qui, fondamentalement, ne relèvent pas de la production capitaliste, mais de concevoir l'activité sociale en général - travail et temps libre - comme devant s'émanciper de la logique du capital, qui s'efforce de la soumettre intégralement, de même que toute autre activité, à la loi de la valeur. On ne peut séparer la question de la marchandise et de la marchandisation des rapports de production capitalistes. En ce sens, l'art est à la fois une activité sociale, modelée par le capitalisme et une activité qui lui demeure, en partie au moins, irréductible, produisant non pas d'abord de la valeur mais une richesse sociale, fondamentalement non marchande, inestimable, à tous les sens du terme. C'est notamment l'articulation entre le temps libre, occupé entre autres par l'art, la culture et la connaissance, et le temps de travail dans une société communiste qui intéresse Marx, et non l'estimation marchande des œuvres, à une époque où les industries de la culture ne sont pas encore nées. En ce point, il est utile de rappeler brièvement les conclusions du premier chapitre de cet ouvrage, puisqu'elles peuvent être discutées précisément au terme de ce long parcours : analysant d'abord l'art comme activité sociale permettant à l'individu de développer ses capacités, Marx l'oppose à la fois au travail aliéné et au fétichisme marchand. On peut considérer que c'est cette analyse du jeune Marx que retrouveront un certain nombre de théoriciens marxistes de l'art, en développant parfois sur le terrain du freudo-marxisme la thèse d'une mutilation essentielle de l'individu par le capitalisme. Ce n'est cependant pas la voie suivie par Marx luimême. Après cette première approche et une fois définie la centralité de l'économie politique et de sa critique, mais sans avoir encore engagé ce travail critique de grande ampleur, il va s'employer à resituer l'activité artistique dans son contexte historique : non seulement un génie comme Raphaël est une exception, mais l'art comme activité exclusive et réservée à quelques-uns est un pur produit de la division du travail, et non son correctif ou son exception. Enfin, au moment de la rédaction du Capital, la question de l'art se trouve abordée selon deux angles qui rassemblent les axes antérieurs : d'une part, l'activité artistique est traitée sous l'angle de la dialectique historique sujet-objet qui structure l'individualité humaine en

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tant que telle ; d'autre part, elle est confrontée à la question de la distinction du travail productif et du travail non productif dans le cadre du mode de production capitaliste. Envisagée dans ce cadre, la « production » artistique sous mode capitaliste n'a pas vocation, aux yeux de Marx, à devenir une activité productrice comme une autre, même si elle peut de fait permettre la formation de la plus-value, dès lors qu'elle consiste à salarier des artistes et à vendre leur prestation : « Un comédien par exemple, un clown même, est par conséquent un travailleur productif, du moment qu'il travaille au service du capitaliste (de l'entrepreneur), à qui il rend plus de travail qu'il n'en perçoit sous forme de salaire.»1

C'est l'échange direct de la prestation artistique contre du capital, lui-même investi dans la sphère de la production, et non simplement contre de l'argent, qui définit le caractère productif du travail en question, selon Marx. Ce n'est donc pas son «essence» supposée, hors des rapports de production et d'échange, qui est en cause, mais la place singulière d'une production donnée à l'intérieur du mode de production capitaliste. Et Marx insiste surtout, on l'a vu, sur la possible résistance de l'activité à sa subsomption capitaliste, qui méconnaît sa nature d'activité libre et réduit la richesse sociale collective qu'elle incarne à la production de valeur, qui seule préoccupe le capitaliste se l'appropriant de manière privée. Indépendamment de toutes les critiques qu'on peut adresser à cette distinction marxienne entre travail productif et travail improductif, c'est ce dernier point qui importe. Mais qu'en est-il des œuvres, lorsqu'elles sont considérées et d'emblée conçues comme des objets susceptibles d'échanges marchands? On peut le vérifier aisément: cette caractéristique est celle d'un certain nombre d'oeuvres d'art bien avant l'apparition du mode de production capitaliste. Pour sa part, Marx délaisse franchement la question, ne s'intéressant pas à ces objets marchands d'un type particulier, dont la valeur ne tient pas à la quantité de travail abstrait qui s'y trouve cristallisée, et qui fascinaient tant Ricardo. Aux yeux de Marx, la théorie de la valeur-travail demande surtout à être précisée sur le terrain de la notion de «travail» et de sa mesure, ce qui le conduira à proposer le concept radicalement non 1

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Karl Marx, Théories sur la plus-value, tome I, trad. dirigée par G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 167. L'Or des images

ricardien de « force de travail », rémunérée en tant que marchandise d'un type particulier. C'est pourquoi le problème des quelques marchandises qui échappent à cette loi ne le préoccupe pas : elles ne constituent en rien des objections, à partir du moment où il s'agit avant tout de décrire la production de masse du capitalisme industriel. Plus encore, en extrapolant cette fois à partir des principes qui sont ceux de l'analyse marxienne de la force de travail, on peut considérer que cette force de travail qui est source de toute valeur n'est pas par ellemême valeur. Costas Lapavitsas le note, « en dépit du rôle déterminant du travail salarié dans le capitalisme, la force de travail en tant que marchandise n'est pas du tout produite de façon capitaliste. La capacité à travailler n'est pas créée sur un lieu de travail, elle n'est pas non plus le résultat d'un procès de travail formel. Bien plutôt, la force de travail émerge comme marchandise en raison de processus non marchands, à la fois personnel et social. »'

Si l'on prolonge ces remarques, on peut considérer que la puissance de création de l'artiste est apparentée à la force de travail : formée de façon non marchande, au sein des rapports capitalistes bien sûr, mais avant tout sur le terrain des relations non-économiques qu'elle inclut nécessairement, elle n'est pas valeur par elle-même. Plus encore, dans le cas du travail artistique non salarié, ce dernier échappe même à la logique de la formation de la valeur, puisqu'il est impossible de le ramener à du travail abstrait, c'est-à-dire à une quantité de travail socialement nécessaire. Dans ce cas, le prix des œuvres ne correspond pas à l'application de la loi de valeur, sans la remettre en cause le moins du monde, mais en générant un marché très spécifique, on l'a vu. Si l'œuvre a un prix sans avoir une valeur, on peut la définir comme étant la contradiction entre manifestation de soi de l'individu et la forme marchande. Mais surtout, si le caractère de travail concret de la production artistique permet, classiquement, d'opposer travail productif et œuvre, on peut juger, à l'inverse, qu'il les rapproche sous l'angle de l'activité non aliénée qu'ils sont aptes à devenir, l'un comme l'autre. Sous cet angle, et en dépit de tout ce qui les sépare, on conçoit mieux que le travail salarié et l'art puissent être l'un comme l'autre des foyers de résistance, non au marché en tant que tel, mais aux rapports sociaux capitalistes, cette résistance étant toujours de l'ordre du choix conscient et politique. 1

Costas Lapavitsas, Social Foundations ofMarkets, Money and Crédit, éd. cit., p. 44 (traduction du passage cité par moi-même, IG). Capitalisme et culture : du paradoxe à la contradiction

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On peut donc considérer que la parenté profonde entre puissance créative et force de travail, en dépit de ce qui les sépare du côté des conditions de la marchandisation capitalistes de leur usage, a pour conséquence une capacité de résistance d'autant plus essentielle qu'elle est inhérente aux individus sociaux qui subissent l'exploitation et la domination. La tendance capitaliste d'une part à marchandiser le plus complètement possible la force de travail et d'autre part à marchandiser les conditions de sa production comme de sa reproduction est le lieu par excellence de la lutte de classes : s'y croisent les conséquences vécues de l'aliénation mais aussi la conscience de celle-ci, les sentiments d'injustice et de colère, et la volonté politique et sociale de transformation radicale. De même que cette conscience donna naissance à cette théorie-pratique de la révolution que Marx nomma « critique de l'économie politique», elle peut continuer de susciter des œuvres qui, loin de s'ajuster au marché, se modèlent sur ces aspirations transformatrices et en produisent une forme neuve. En somme, la résistance de la force de travail, en sa créativité même, au sens le plus large du terme, à l'annexion capitaliste alors même qu'elle en est le ressort principal constitue une des contradictions vives qui hantent le capitalisme, à la condition que cette résistance se dote de sa forme politique adéquate, expansive. Et sans doute sa dimension consciente lui donne-t-elle aujourd'hui le caractère décisif dans une lutte contre le capitalisme qui ne peut se prévaloir d'aucun espoir d'effondrement et ne peut qu'exister qu'en se construisant comme alternative unifiant la force sociale et politique qui la porte. Dès lors, la question posée par l'art se déplace, si l'on suit l'analyse marxienne en essayant de la prolonger au-delà des considérations de Marx lui-même sur le sujet et par-delà les conditions de son époque : le problème est de savoir si les activités culturelles et intellectuelles sont aujourd'hui, au sein de la phase présente du capitalisme, fondamentalement rétives à ses rapports sociaux. Et dans ce cas, le sont-elles en tant que forces productives d'un genre nouveau, situées au cœur de son fonctionnement? Ou bien demeurent-elles extérieures à la formation capitaliste, ne s'y intégrant qu'après coup et ne s'y intégrant que partiellement?

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Il faut revenir un instant sur la distinction entre travail productif et travail improductif, qui est au cœur du problème. On rencontre dans le chapitre vi du Capital des pages, également reprises dans les Théories sur la plus-value, qui portent sur l'utilisation du terme « travail productif» lorsqu'il s'agit de l'art. Marx y explique que le caractère productif d'un travail ne tient pas à son contenu propre mais à son insertion dans les rapports capitalistes de production et donc au surtravail non rémunéré qui permet au détenteur du capital d'engranger une plus-value. « Un travail de même contenu peut donc être productif ou improductif. Par exemple, Milton, qui écrivit Le Paradis perdu, était un travailleur improductif. Par contre, l'écrivain qui fabrique pour fournir à son libraire est travailleur productif. Milton a produit Le Paradis perdu comme un vers à soie produit la soie, comme une mise en action de sa nature. Il vendit ensuite son produit pour 5 livres et de la sorte devint marchand. Mais le littérateur prolétaire de Leipzig, qui produit des livres sur c o m m a n d e de son libraire, par exemple des abrégés d'économie politique, se rapproche d'un travailleur productif pour autant que sa production est subsumée sous le capital et n'a lieu que pour sa valorisation 1 . »

La différence semble tenir ici à la commande, qui insère la production de l'œuvre dans le circuit capitaliste et rémunère l'artiste comme salarié. Et Marx, après avoir ajouté à l'exemple de Milton celui de la cantatrice et celui du maître d'école, précise : «Cependant, la plupart de ces travaux, considérés du point de vue de leur forme, ne sont qu'à peine subsumés formellement sous le capital, et appartiennent bien plutôt aux formes de transition2. »

Il y aurait à rediscuter aujourd'hui des divers degrés d'intégration capitaliste des activités mentionnées par Marx. Mais l'essentiel tient à son affirmation d'une subsomption «à peine formelle», qui singularise ces activités sociales et qui interdit qu'on leur applique l'analyse qui vaut pour les autres formes de travail salarié. Il semble donc difficile de se revendiquer de ses analyses, pour affirmer que la subsomption réelle concernerait l'ensemble des activités intellectuelles et artistiques et on peut même douter qu'elle soit envisageable dans le futur, en dépit de la formule de «formes de transition» employée par Marx. Mais il faut reconnaître que la question du caractère marchand de la culture, qui intéressait peu Marx en son temps, est depuis lors devenue centrale, tant l'activité artistique vivante est 1 Karl Marx, Le chapitre VI, éd. cit., p. 220. 2 Ibid., p. 221.

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désormais inséparable des objets où elle s'enregistre et se fige, autorisant l'organisation capitaliste de leur production. La fixation de l'activité dans un objet qui persiste par-delà le moment de la création, ce qui est depuis toujours le cas de la littérature, de la peinture, de la sculpture et de l'architecture, est devenue désormais avant tout le fait de la musique, des productions audiovisuelles en général et même des arts vivants dans leur quasi-totalité. Les industries culturelles, indissociables d'un marché de grande dimension, se combinent en outre avec les technologies de la communication et de l'information, dominées par un petit nombre d'entreprises puissantes. Dans un tel contexte, il est évident que la seule mention du caractère émancipateur et formateur de l'art ne permet pas de comprendre les formes contemporaines de sa pratique et de sa diffusion ni, par suite, les contradictions qui traversent aujourd'hui les activités culturelles en général. Mais l'affirmation unilatérale de son intégration au capitalisme n'est pas plus recevable que celle de son extériorité maintenue, de sa liberté constitutive. La question est plutôt, désormais, celle du degré d'intégration de ces activités au capitalisme, qui renvoie aussitôt à celle de leur portée critique. À cet égard c'est, plus largement et par-delà la question de l'art, la place nouvelle prise par le travail intellectuel qui a été le point de départ d'une analyse originale du capitalisme contemporain, analyse s'employant à remettre en cause la loi de la valeur affirmée par Marx comme constituant son fondement. Ainsi, les théoriciens du capitalisme cognitif insèrent-ils la question de l'art au sein d'une réflexion sur les activités intellectuelles en général, afin de repenser le capitalisme à la lumière de leur essor sans précédent : héritiers du marxisme, c'est précisément à ce sujet qu'ils s'en séparent radicalement, réélaborant du même mouvement analyse économique et projet politique. Il est nécessaire de s'arrêter sur leurs propositions, qui ont le mérite de tenter de penser les activités intellectuelles et culturelles comme des composantes à part entière du capitalisme contemporain et non comme des activités qui lui demeureraient extérieures, de façon peu compréhensible : leurs analyses s'inscrivent de plein droit dans l'effort pour replacer les activités artistiques au sein du mode de production et d'échange qui les inclut.

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La théorie du capitalisme cognitif Partis d'une réflexion sur le rôle de la science dans le monde capitaliste, et utilisant des études américaines des années i960 sur l'importance croissante de la connaissance, certains auteurs réunis autour de l'opéraïsme italien des années 1970 se sont efforcés d'utiliser et de rénover le cadre théorique hérité du marxisme, finissant par rompre avec lui pour se rapprocher, entre autres, des thèses de Michel Foucault. Ils en viennent ainsi à construire une nouvelle théorie du capitalisme contemporain. S'appuyant en particulier sur une lecture originale du « fragment sur les machines », texte qu'on rencontre dans les Manuscrits de 1857-1858 de Marx, les théoriciens du capitalisme cognitif reprennent sa distinction entre subsomption formelle et subsomption réelle pour l'appliquer aux activités intellectuelles et culturelles, caractérisant alors un nouveau stade du capitalisme : « Le capital ne regarde plus en dehors mais plutôt au-dedans de son domaine, et son expansion est ainsi intensive plutôt qu'extensive (...). Tandis que l'accumulation moderne est fondée sur la subsomption formelle de l'environnement non capitaliste, l'accumulation postmoderne repose sur la subsomption réelle du terrain capitaliste lui-même. » 1

Toni Negri écrit, conformément à une inspiration aussi deleuzienne que foucaldienne, que le capitalisme n'a plus de dehors et que « le biopouvoir est un autre nom pour la subsomption réelle de la société sous le capital »2. Au même titre que les forces productives, les activités intellectuelles en général, et l'art en particulier seraient donc l'occasion d'une colonisation intégrale par le capitalisme, investissant de l'intérieur leur logique propre mais leur accordant par là même un rôle moteur. L'ancienne contradiction entre exploités, constitués en un prolétariat politiquement organisé, et exploiteurs cède la place à une nouvelle contradiction, située à l'endroit même où se heurtent de plein fouet l'autonomie irréductible de l'intellect et la loi de la valeur capitaliste. Il devient envisageable de subvertir du dedans ce nouveau capitalisme mutant, incapable de contrôler les forces subversives qu'il libère. 1 Toni Negri, Michael Hardt, Empire, Paris, Exils, 2000, pp. 332-333. 2 Ibid., p. 440.

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Pourtant, on peut considérer que l'affirmation d'un enrôlement capitaliste total de la subjectivité semble d'abord concrétiser la subsomption réelle plutôt que rendre possible sa remise en cause. Si la sortie hors de ce capitalisme est douteuse, au moins l'aliénation est-elle certaine. Elle est même d'une ampleur sans précédent, qui interdit justement d'envisager une alternative. Le problème soulevé est considérable, puisque toute activité se présente comme intégralement asservie à la loi de la valeur. Jean-Marie Harribey dit de cette lecture du capitalisme qu'elle «revient à nier la différence entre production de valeurs d'usage et production de valeur pour le capital, et plus généralement, cela conduit à assimiler tout signe de vie, biologique, mental, affectif, etc., à une production de capital par le canal de la production de soi. »'

Pour Yann Moulier-Boutang, les activités intellectuelles sont en effet devenues une force productive immédiate. Mais ces forces productives d'un genre nouveau présentent des caractéristiques telles qu'elles sont en mesure de transformer de l'intérieur le fonctionnement capitaliste, faisant valoir toujours davantage la coopération, le partage et la mise en réseau contre les rapports de propriété traditionnels. En somme, la croissance endogène des forces productives capitalistes enveloppe des rapports sociaux fondamentalement non capitalistes. En se substituant à la force de travail, la « force-invention » se révèle ainsi en mesure de subvertir ce capitalisme, « aussi instable que les précédents»2, installant d'ores et déjà des rapports communistes de partage et d'échange au cœur du mode de production qui leur est le plus hostile, sans que soit nécessaire la moindre transition sociale et politique. Les nouveaux exploités, dont les intermittents du spectacle et les intellectuels précaires constituent le modèle, seraient en voie de remplacer l'ancien prolétariat industriel et de rénover fondamentalement les luttes en même temps que les perspectives politiques qui leur sont liées. Outre que cette école conduit bien vite à renoncer à l'action politique classique, jugée désuète, elle propose une version de l'intégration au capitalisme des activités de connaissance et de création qui confère un rôle historiquement moteur à ces dernières : le travail vivant, utilisé comme tel par le capitalisme cognitif, 1

Jean-Marie Harribey, « Le cognitivisme, nouvelle société ou impasse théorique et politique ? », Actuel Marx, n°36,2004, p. 162. 2 Yann Moulier-Boutang, Le capitalisme cognitif, éd. cit., p. 143.

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résisterait fondamentalement à sa marchandisation et à son incorporation au capital, alors même que la connaissance est dorénavant «le lieu principal du procès de valorisation»1. Les contradictions de classes s'enracinent désormais dans les conditions de la division technique du travail, au point de se faire aussi actives qu'irreprésentables, réfractaires à leur élaboration politique selon les médiations traditionnelles, syndicats et partis. Ces transformations sont censées abolir la loi de la valeur telle qu'elle avait été conçue par Marx. En effet, les théoriciens du capitalisme cognitif n'hésitent pas à affirmer que la détermination de la valeur par le temps de travail a cessé d'être la mesure de cette même valeur, cette analyse selon eux datée se fondant sur la confusion entre valeur (formée de façon capitaliste) et richesse (l'ensemble des biens et des services qui présentent une utilité sociale). Michel Husson s'oppose fortement à cet argument : « C'est le capital (pas ses analyses marxistes) qui confine l'économie à la sphère de la valeur d'échange, où la valeur-richesse n'est là que comme un moyen. Et c'est bien sa faiblesse majeure que d'avoir de plus en plus de mal à donner une forme marchande à des valeurs d'usage nouvelles, immatérielles et potentiellement gratuites. »2

Peut-on appliquer aux activités artistiques et culturelles ces analyses ? Yann Moulier-Boutang mentionne le travail artistique comme l'archétype de ce nouveau travail vivant, sans affirmer leur identité complète : « Le travail s'habille en artiste ou en universitaire. »3 On peut objecter qu'une telle analyse présuppose ce qu'elle veut démontrer, bien loin des réalités du travail contemporain. Plus généralement, on peut considérer que l'approche du communisme sous l'angle exclusif du développement de l'individualité conduit logiquement à de tels raccourcis euphoriques, qui branchent directement les facteurs émancipateurs du travail et des nouvelles technologies sur une perspective politique de libération collective, qui serait déjà en cours de réalisation. Contre toute attente, cette analyse cognitiviste n'est pas sans antécédent, en particulier du côté des théories néoclassiques, qui vantent elles aussi la créativité des producteurs et la place 1 Ibid., p. 94. 2 Michel Husson, « Sommes-nous entrés dans le capitalisme cognitif? », Critique communiste, n° 169-170, été-automne 2003, pp. 4-5. 3 Yann Moulier-Boutang, Le capitalisme cognitif, éd. cit., p. 139. Capitalisme et culture : du paradoxe à la contradiction

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inédite du savoir et de la culture dans le capitalisme contemporain. On rencontre en effet, du côté de théorisations néoclassiques, une même surestimation de la connaissance et, cette fois, du facteur technologique, alimentant l'espoir dans un capitalisme refondé. Tiré par une dynamique d'innovation incessante, ce capitalisme serait, selon de telles approches, enfin en mesure d'échapper aux crises récurrentes caractérisant la période industrielle : ces théories misent donc sur une «croissance endogène», et n'hésitent pas à redéfinir l'action étatique et à la préserver en tant que telle, mais dans le seul but d'élargir le contrôle privé et non de le restreindre1. Au total, les apôtres du communisme réalisé - ou en bonne voie de l'être - sont curieusement proches, parfois, de ceux qui repeignent le capitalisme aux couleurs du développement humain, de la formation permanente et de l'innovation perpétuelle. Dans les deux cas, les tendances immanentes au capitalisme contemporain sont censées participer à la formation sous nos yeux d'un autre monde, donnant la place centrale à la connaissance, à la créativité et à l'autonomie censées les accompagner comme leur ombre. Un capitalisme artiste en somme, jamais ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Pourtant, note ironiquement Alberto Toscano, entre l'autonomie substantielle, émancipatrice, et l'autonomie formelle du travail précaire, il n'y a pas véritablement transition, mais tout simplement homonymie2. De sorte qu'un simple jeu de mots serait finalement le fondement factice de ce communisme immanent. La thèse mérite qu'on l'étaye. En guise de premier argument, il faut noter que c'est au nom des technologies de l'information et de la communication que le modèle du travailleur artiste est repris par le capitalisme, qui y puise une coloration utopique de nature à le réenchanter un tant soit peu. Bernard Miège souligne sur ce point l'écart persistant entre un discours et des pratiques. Bien loin du réel, le discours en vogue vante les mérites d'une liberté numérique foncièrement rebelle. Ce discours complaisant se développe notamment au sujet du Web et des moyens techniques de la circulation accélérée des données. Pourtant, 1

Concernant ces analyses néoclassiques contemporaines, cf. Remy Herrera, Un autre capitalisme n'est pas possible, Paris, Syllepse, 2010, ch. II. 2 Alberto Toscano, «The Limits of Autonomy. Cognitive Capitalism and University Struggles», in: Cognitive Capitalism, Education and Digital Labor, dir. Michael A. Peters et Ergin Bulut, New York, Peter Lang, 2011, p. 263.

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« le procès d'informationnalisation ne se déroule pas dans le cadre permissif et quasi-libertaire que les promoteurs des réseaux assurent avoir toujours recherché: ils font l'objet d'un contrôle social, d'une surveillance régulière et même d'opérations de censures. »'

La force de la critique élaborée par Bernard Miège tient à son analyse combinée des transformations en cours et de la portée idéologique d'un discours vantant à longueur de pages le caractère d'emblée et par essence émancipateur des technologies de l'information et de la communication, mais qui salue volontiers par ailleurs la revendication de gratuité et la montée de la thématique des biens communs. On peut juger que cette idéologie, loin de frayer la voie à des alternatives, relève tout simplement d'un marketing industriel bien conçu, détournant la rébellion en argument publicitaire: l'accès libre est utilisé comme le meilleur moyen pour appâter le consommateur, amené à souscrire un abonnement payant plus complet. Preuve s'il en était besoin de la puissance de détournement du capitalisme : la gratuité est un argument de vente d'autant plus efficace qu'il semble échapper aux logiques marchandes ! Dans le droit fil de cette analyse, Philippe Bouquillion souligne pour sa part la fonction de légitimation du capitalisme d'une idéologie qui promet son dépassement pour mieux vendre ses produits et ses services. Une fois encore, l'autre monde serait déjà là, nous épargnant l'effort de le conquérir. C'est bien entendu la démocratie enfin advenue qui est présentée comme l'enjeu ultime de ces transformations, renvoyant au passé les luttes sociales et politiques : « sur le plan politique, les industries de la culture et de la communication permettent le fonctionnement de micro-espaces publics où les individus règlent eux-mêmes, par l'échange et la négociation, les problèmes sociaux et politiques. »2

C'est au nom de ces mêmes évolutions, censément postindustrielles, que certains ont imaginé depuis quelques décennies la fin du travail taylorien, le dépérissement du salariat et affirmé la place croissante accordée aux activités culturelles et artistiques. Mais la thématique de l'autonomie est avant tout l'un des ressorts éprouvés du néolibéralisme contemporain : 1

Bernard Miège, La société conquise par la communication. III. Les TIC entre innovation technique et ancrage social, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2007, p. 76. 2 Philippe Bouquillion, Les industries de la culture et de la communication, éd. cit., p. 282. Capitalisme et culture : du paradoxe à la contradiction

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la notion de capital humain, promue par Gary Becker, définit l'éducation et la formation comme autant d'investissements que l'individu réalise pour son propre compte, qui en font un entrepreneur de lui-même. Si la marchandisation complète de l'éducation doit en résulter, selon les perspectives libérales radicales de Becker, il n'en va pas de même pour ceux des libéraux qui souhaitent corriger les défaillances des marchés, on l'a vu. Ils préconisent la mise sur pied d'un État de type néoclassique, capable d'intervenir notamment sur le terrain de l'élaboration et de la diffusion des savoirs, mais seulement en vue d'aider le marché à s'étendre avec plus de cohérence, et non afin de le limiter. Néoclassiques et néolibéraux se révèlent ici des alliés. Dans tous les cas, comme le dit Rémy Herrera : « [ils] réalisent l'exploit, dans le même temps où est pointée la centralité du savoir dans la croissance, d'en inhiber la dimension sociale de partage et de solidarité, pour en nier la nature de bien collectif et le réduire à une marchandise soumise à la logique du profit. »'

Les communs, un concept à définir C'est pourquoi, dans un tel contexte idéologique et politique, la question aujourd'hui de nouveau débattue, à gauche, des communs, apparaît comme une thématique profondément contradictoire, y compris sur le terrain des savoirs, de la culture et de l'art: le nouvel interventionnisme libéral, qui vise à renouveler les conditions de l'accumulation capitaliste, sait utiliser avec maestria le vocabulaire de l'autonomie, de l'éducation, de la création. Et ceux qui vantent les perspectives radieuses du capitalisme cognitif, comme Toni Negri, en viennent logiquement de leur côté à appuyer la très libérale constitution européenne, soumise au vote des peuples européens en 2003, avant que ne soient annulés les choix démocratiques d'alors. De telles convergences ne sont pas le fruit du hasard, elles sont les conséquences politiques d'une analyse économique qui table sur une tendance immanente du capitalisme à son propre dépassement. Comble de paradoxe, sa radicalisation serait donc le moyen pour accélérer cette tendance. De telles hypothèses résistent mal à la crise présente. Même concernant les seules activités artistiques et intellectuelles, l'analyse qui s'attache à repérer les contradictions 1 234

Rémy Herrera, Un autre capitalisme n'est pas possible, éd. cit., p. 61. L'Or des images

économiques, sociales mais aussi politiques est la plus apte à décrire ce qui est et à dégager des perspectives politiques de transformation véritables. Et les contradictions ici prolifèrent. N'étant pas des promesses, et encore moins des garanties de dépassement, elles rouvrent à l'intervention politique son espace propre. Cette dimension politique inclut par définition la dimension de la conscience, collective et individuelle: contre des analyses libérales qui tendent à les localiser du seul côté de l'économie entendue comme sphère autonome, l'art, la culture et la connaissance travaillent et élaborent cette conscience. Il faut le redire, les savoirs au sens large ne se réduisent pas à des forces productives, intégralement structurées de l'intérieur et dans leur finalité ultime par le mode de production capitaliste. En tant que ces activités sont traversées par les contradictions qui sont celles du capitalisme, mais dans la mesure aussi où elles en élaborent l'expression et l'appréhension, elles sont aussi le lieu de production de la critique théorique et pratique d'un tel mode de production.

Culture numérique et capitalisme Les contradictions sont têtues Les théoriciens du capitalisme cognitif l'affirment, une transformation radicale des conditions matérielles et sociales de la production se produit sous nos yeux. Le travailleur contemporain serait avant tout, désormais, un individu hautement qualifié, fonctionnant en réseau avec ses pairs et mettant en œuvre ses facultés intellectuelles et non plus physiques ou nerveuses. À cette conception simplificatrice, qui généralise seulement l'une des tendances à l'œuvre dans la nouvelle organisation de la production, on peut opposer le maintien et le renouvellement de la division taylorienne du travail, qui coexiste et se combine sans contradiction avec elle. El Mouhoub Mouhoud et Dominique Plihon constatent que le taylorisme semble même avoir retrouvé une nouvelle jeunesse, grâce à la diffusion d'innovations technologiques et organisationnelles, manifestant la complémentarité entre une logique productive cognitive et une logique productive « taylorienne flexibilisée »'. 1

El Mouhoub Mouhoud, Dominique Plihon, Le savoir et la finance. Liaisons dangereuses au sein du capitalisme contemporain, Paris, La Découverte, 2009, p. 96. Capitalisme et culture : du paradoxe à la contradiction

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À l'échelle du monde, la place de l'économie de la connaissance se révèle limitée et localisée, parfaitement compatible avec une division globale du travail qui maintient et répand des conditions de travail classiques, où prévalent déqualification et hiérarchie traditionnelle, voire le retour planifié de formes archaïques de domination et d'exploitation: David Harvey a montré à quel point le capitalisme contemporain est source d'hétérogénéité sociale et facteur de différenciation, loin d'homogénéiser la réalité sociale mondiale. C'est pourquoi ce modèle de la création artistique relève bien plus d'une apologie sommaire du capitalisme que de la saisie fine de ce qui s'y joue, maquillant ses contradictions irrésolues, de plus en plus violentes, en promesses de progrès linéaire. Il serait faux de faire de ce discours un simple masque : les capitalistes aussi veulent croire à l'entrée dans une nouvelle phase de croissance tirée par les activités de la connaissance et de la culture, aptes à prendre le relais du capitalisme industriel. Mais l'échec de plus en plus patent de cette voie explique le relatif déclin des thèses du capitalisme cognitif, même si leur force de séduction intellectuelle demeure. L'argumentation qui prêche en faveur d'une mutation du capitalisme s'appuie également - et tout particulièrement - sur l'opposition du matériel et de l'immatériel. Et cette opposition telle qu'elle est habituellement définie pose problème. En effet, loin d'être une notion simplement descriptive, le concept de « travail immatériel » est directement lié à des choix économiques et sociaux. Utilisé notamment par l'économiste néoclassique Kenneth Arrow pour définir les spécificités de l'économie de l'information au début des années i960, le concept est repris, dans les années 1990, par l'économiste américain Robert Reich, qui définit la notion de travail immatériel comme «manipulation de symboles». Ministre du Travail au sein du gouvernement de Bill Clinton, Kenneth Arrow va s'employer à redessiner les missions de l'État post-fordiste, en associant le travail immatériel à la classe moyenne, qu'il juge être la base électorale des démocrates. En dépit de cette interprétation sociologique étroite, la notion a de quoi séduire et elle va rapidement se répandre au sein de la sociale-démocratie mondiale.

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Matérialité de l'immatériel De fait, la montée des activités de recherche et développement, le rôle croissant de l'information et de la connaissance, mais aussi les transformations du monde de la culture attestent une tendance à la dématérialisation, qui affecte l'ensemble des activités sociales, qu'elles soient productives ou non. Cette thèse semble condamner à la désuétude toute approche matérialiste de l'économie contemporaine. Il faut pourtant lui objecter une évidence : la dimension matérielle maintenue de tous les moyens techniques qui permettent la production et la diffusion de l'information - écrans, caméras, disques durs, espaces de stockage, etc. En outre, la production de ces derniers dépend du travail matériel le plus classique, jusque dans ses formes d'organisation et ses modes d'exploitation. Il en va de même du côté de la diffusion et de la réception des œuvres numérisées : écouter de la musique en streaming continue d'impliquer l'activité mentale et physique de l'interprète, le travail d'enregistrement et de numérisation effectuée par des techniciens du son et le vaste appareillage très matériel de stockage et de gestion des flux numériques, si coûteux en énergie qu'il n'est pas sans poser des problèmes écologiques considérables. Sans parler du système de l'abonnement qui suppose que l'auditeur finance, par une activité sociale rémunérée et inscrite à sa façon dans la matérialité propre de la vie sociale, son accès payant au patrimoine culturel de l'humanité. Il ne s'agit pas de nier que les transformations en question sont en effet considérables, mais de rappeler que les processus matériels interviennent à tout moment - de l'usure nerveuse et cérébrale des salariés concernés aux objets matériels utilisés - comme supports et relais d'activités qualifiées d'« immatérielles ». Il va de soi que la question est d'autant plus complexe qu'elle porte sur la distinction même du matériel et de l'immatériel. Sur ce plan, qui met en jeu des catégories philosophiques, on peut considérer que c'est une conception réductrice de la matérialité qui hante la notion commune d'immatériel : réduisant le matériel au tangible, elle ne permet pas de concevoir la matérialité propre des processus décrits. A fortiori, elle ignore la conception élargie de la matérialité que Marx appliquait déjà pour sa part aux rapports sociaux.

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Pour analyser les nouveaux aspects de la production capitaliste, indéniables, il faut sortir de l'opposition sommaire entre matériel et immatériel, inapte à rendre compte de la complexité véritable de processus qui combinent en permanence ces deux dimensions. La promotion de la notion d'« immatériel » repose en effet sur une confusion entre les divers sens du terme - bien distincts et pas nécessairement compatibles. Sur le plan économique, le capital immatériel désigne dans le vocabulaire du libéralisme un ensemble d'actifs, comprenant les dépenses de recherche et développement, les droits de propriété intellectuelle, les logiciels, les dépenses organisationnelles, mais surtout ce que les libéraux nomment le « capital humain»: éducation, formation, compétences, santé. Mais une telle définition strictement économique de l'immatériel, indépendamment des problèmes qu'elle soulève, est bien distincte de la définition élargie du travail immatériel, la plus souvent mobilisée, et qui tend subrepticement à vaporiser les rapports sociaux de production et à résumer l'activité à la seule sollicitation de la subjectivité humaine, cette dernière étant à son tour réduite au pur et constant développement des compétences et de l'autonomie. En outre, cette distinction méconnaît les élaborations philosophiques de ces notions, élaborations de longue durée et profondément conflictuelles, qui engagent pour leur part une conception de la matière en même temps qu'une définition du matérialisme. Or c'est de la fusion et de la confusion entre ces trois registres que découle depuis quelques années l'invasion de la thématique de l'immatériel, largement médiatisée, et qui semble autoriser chez certains auteurs le diagnostic de la fin même du travail, du moins dans ses formes passées. Sur le terrain du marxisme, on l'oublie souvent, la question de la matérialité est un des axes de l'analyse, qui ne conduit pourtant à aucune réduction des activités intellectuelles. Il se trouve que Marx fut, en son temps, le penseur de ce qui se présentait déjà comme matérialité complexe et différenciée, loin des idées reçues sur la matière : s'il s'inscrit délibérément dans une tradition matérialiste de longue durée, c'est pour la renouveler en profondeur. La diversité du vocabulaire mobilisé prouve l'ampleur de cette réélaboration. Lucien Sève a proposé de traduire par «objectai»1 le terme allemand utilisé 1 238

Karl Marx, Le chapitre VI, éd. cit., p. 31. L'Or des images

par Marx, pour lequel il n'existe pas d'équivalent en français et qui désigne cette transformation du travail vivant en « quelque chose » qui persiste par-delà le moment de la praxis qui l'a fait naître. Marx parle ainsi de Vergegenstàndlichung pour désigner ce qui se trouve posé en face de l'activité et qui en résulte. On peut considérer que cette « objectalité » correspond bien aujourd'hui à celle d'un logiciel, ou d'une production audiovisuelle, requérant du travail matériel et intellectuel, en vue de sa production mais aussi de sa consommation et de son utilisation. Le travail vivant se trouve sans cesse coagulé et stocké sous une forme qui exige à son tour une activité intellectuelle vivante pour être actualisé puis de nouveau sans cesse chosifié. Les processus d'enregistrement les plus divers, depuis l'écriture jusqu'aux fichiers informatiques, relèvent tous de cette fixation spécifique du travail intellectuel vivant, qui appelle à son tour la mise en œuvre d'un nouveau travail vivant pour prendre sens, à commencer par l'éducation nécessaire à l'appropriation active, humaine, du savoir et de la culture passés. À la différence du travail mort classique - dans les conditions imposées par le mode de production capitaliste et si l'on reprend les termes de ses analystes libéraux -, ce travail vivant stocké présente une structure de coût spécifique et des traits singuliers, qui exigent le financement de sa production mais font de sa diffusion un processus quasi gratuit : « Non-rivalité dans l'usage et difficulté de la possession exclusive définissent ce que les économistes appellent un bien public. »' Avant d'en venir aux questions adressées en retour aux formes de propriétés traditionnelles, il faut noter que la connaissance ainsi définie présente deux caractéristiques qui l'ajustent au capitalisme, loin que ce dernier soit menacé dans sa nature même par la montée de l'immatériel. D'une part, cette connaissance, pour être stockée, exige une codification qui l'appauvrit nécessairement et se combine à des savoirs et compétences non codifiés, « tacites », pour reprendre l'expression de Michael Polanyi2. Un tel savoir mort présente alors des possibilités d'aliénation inédite, en confisquant et figeant des procédures de création et d'intelligence vivante sous forme de compétences étroites et standardisées. Une partie des savoirs 1 Dominique Foray, L'économie de la connaissance, Paris, La Découverte, 2009, p. 59. 2 Michael Polanyi, The Tacit Dimension, London, Roudedge, 1966.

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formalisés en informations utilisables élimine le savoir humain non codifié et non codifiable. Elle élimine également toute dimension historique et critique. Selon Emmanuel Barot, on passe « de savoirs produits-transmis avec une certaine indépendance » à « des savoirs substantiellement transformés et infléchis dans leurs modes de production et de contrôle, et leurs régimes d'organisation, de légitimation et de publicisation (leur socialisation devient communication) La question de l'éducation est ici centrale, tant elle est l'épicentre de la rencontre contradictoire entre émancipation et domination, concernant les futurs salariés et les salariés en formation permanente. On se contentera de mentionner un exemple : élément à part entière de la culture, l'apprentissage des langues est un des laboratoires de la transformation libérale de l'éducation, dans la mesure où la maîtrise des langues étrangères fait partie des compétences demandées à un nombre croissant de salariés. La privatisation et la marchandisation de cet enseignement passe par l'utilisation des nouvelles technologies. Le e-learning et la formalisation stricte, à échelle européenne, de niveaux de maîtrise fournissent un bon exemple de cet arraisonnement capitaliste des savoirs : le but est de subdiviser, de standardiser et d'automatiser la formation, mais aussi de parcelliser les compétences des salariés, ne se recomposant jamais en qualification globale qu'il s'agirait de reconnaître et de rémunérer comme telle. La maîtrise minimaliste d'une langue, réduite à des formulations élémentaires, n'a rien à voir avec l'accès à une culture et à une histoire. Dans ce domaine comme dans tous les autres, la redéfinition sociale de la connaissance comme compétence ajustée à la demande des entreprises, et non aux besoins de formation des individus, va de pair avec son appauvrissement drastique. Les réformes en cours du système scolaire, de la maternelle à l'université, dans le cadre européen qui fait de l'éducation un marché, illustrent cette volonté d'annexion totale des connaissances. Mais s'il faut souligner la puissance et les menaces de cette marchandisation des savoirs et de la culture, il faut aussi marquer des limites, qui tiennent à la méconnaissance fondamentale des conditions réelles de l'apprentissage et de la dimension critique irréductible des savoirs. Pourtant, 1

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Emmanuel Barot, Révolution dans l'Université. Quelques leçons théoriques et lignes tactiques tirées de l'échec du printemps 2009, Montreuil, la ville brûle, 2010, p. 53.

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reconnaître que le marché ne peut pas tout en matière d'élaboration et de transmission des connaissances, ce n'est pas contribuer pour autant à l'essor sulfureux et subversif des communs, on l'a dit, et encore moins hâter la fin du mode de production capitaliste. Les entreprises savent qu'elles ont tout intérêt à établir des partenariats avec les institutions publiques de recherche, en vue d'extemaliser des investissements en recherche et développement dont les gains sont jugés trop aléatoires1 : tel est précisément le sens de la réforme de l'université. Le savoir est-il (seulement) une marchandise? Si, aujourd'hui, du travail intellectuel vivant est en effet nécessaire à la mise en œuvre des technologies de la communication et de l'information, on rencontre très tôt dans l'histoire une logique de transfert technologique des capacités de travail hors de l'individu. Dès leur apparition, les machines-outils captent le savoir-faire ouvrier et en dépossèdent les travailleurs. Le travail intellectuel s'organise en partie selon la même logique. Dans le chapitre VI du Capital, Marx décrit une intégration capitaliste du savoir, qui anticipe sur l'essor futur de l'économie de la connaissance. Il signale pour sa part l'aliénation renforcée qui en résulte, ce passage confirmant à quel point la lecture «cognitiviste» du chapitre des Grundrisse sur les machines est contestable : « Dans ce procès, où les caractères sociaux de leur travail sont en quelque sorte capitalisés face à eux - comme par exemple dans la machinerie ce qui est un produit manifeste du travail apparaît comme maître du travail - , la même chose a bien entendu lieu pour les forces naturelles et la science, ce produit du développement historique universel dans sa quintessence abstraite - ils leur font face comme puissances du capital. Ils se séparent effectivement de l'habileté et du savoir individuel - cela bien que considérés à leur source Us soient de nouveau le produit du travail - et partout où ils interviennent dans le procès de travail ils apparaissent comme incorporés au capital. Le capitaliste qui emploie une machine n'a pas besoin de la comprendre (...). Mais dans la machine la science devenue réalité apparaît face au travailleur comme capital. Et de fait, fondées sur le travail social, toutes ces mises en œuvre de science, de force naturelle, de produits du travail sur une grande échelle vont même jusqu'à n'apparaître que comme moyens d'exploitation du travail, moyen de s'approprier du 1

El Mouhoub Mouhoud, Dominique Plihon, Le savoir et la finance, éd. cit., p. 154.

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surtravail, et par là comme forces appartenant au capital face au travail. Le capital n'emploie naturellement tous ces moyens que pour exploiter le travail, mais pour l'exploiter il lui faut les employer à produire. De sorte que le développement des forces productives sociales du travail et les conditions de ce développement apparaissent comme acte du capital, avec lesquelles le travailleur individuel se trouve dans un rapport non pas simplement passif mais qui au contraire lui font opposition. »'

On objectera que ce texte décrit précisément une intégration capitaliste du savoir typique de l'époque industrielle. Mais il permet surtout de compléter l'analyse de la subsomption réelle, empruntée à Marx par certains analystes mais radicalisée et généralisée, et surtout dé-dialectisée, pour décrire la situation de la connaissance dans le monde post-fordiste. Or cette lecture omet de distinguer le savoir intégré par le capital de celui qui ne peut l'être, une partie des savoirs et de la culture demeurant en position d'extériorité à l'égard du monde de la production, qui ne les intègrent que partiellement et seulement dans la mesure où ils sont créateurs de valeur. En effet, en dépit de la puissance expansive du capitalisme contemporain, on ne peut affirmer que la science est capitaliste. Tout simplement parce qu'elle « apparaît» comme force du capital, dit Marx, sans l'être. Par suite, ce ne saurait être en vertu de son intégration sans reste qu'elle peut faire jouer ses qualités subversives à l'intérieur même des rapports d'exploitation et de domination. Il en va de même pour la culture et l'art. Il faut à l'inverse considérer qu'une partie du savoir, incluant pour partie la recherche fondamentale en mathématiques et les sciences de la nature, pour partie également les sciences humaines, les humanités traditionnelles et la culture artistiques lui demeurent extérieures, inutilisables, donc suspectes. En ce cas, le capitalisme sacrifie volontiers des activités à ses yeux inutiles, et potentiellement hostiles, sans être taraudé sur ce point par la moindre contradiction. En revanche, du côté des opposants au capitalisme, il s'agit de défendre cette partie de la culture en tant qu'elle préserve des secteurs d'activités non marchandisés et non marchandisables, jouant un rôle critique non par leur intégration contradictoire au capitalisme mais 1

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Karl Marx, Le chapitre VI, Manuscrits de 1863-1867, éd. cit., pp. 237-238.

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par leur extériorité persistante et par les formes de conscience transformatrices et contestataires qu'ils alimentent. Si le capitalisme s'efforce en effet de tout englober et de marchandiser intégralement la force de travail, il est faux d'affirmer que cette colonisation capitaliste est achevée ou même achevable : la force de travail n'est pas une marchandise comme une autre, dans la mesure même où elle ne saurait être produite comme une marchandise capitaliste. En somme, les théoriciens du capitalisme cognitif ne prennent en considération que la part du savoir effectivement devenue force productive, omettant ses autres dimensions et ses autres composantes, et délaissant largement de ce fait la question de la culture1. Ainsi, on peut résumer les choses en distinguant deux cas, qui se chevauchent parfois : lorsque l'appropriation capitaliste du savoir et de la culture est impossible, ils perdent leurs financements ; et lorsque la refonte rentable du savoir est possible, le capitalisme l'incorpore mais en le reformatant et en le réifiant selon une logique qui ne s'oppose pas fondamentalement à celle qui prévalut lors de son âge industriel. Application rentable de la science et utilisation rentable de la culture ont en commun d'exploiter ce qui est un des aspects de l'activité intellectuelle, sa plasticité et son ajustement possible à des fins diverses, parfois étrangères à ses conditions sociales d'élaboration. Mais ce n'est pas là le tout des activités intellectuelles et culturelles, dont les capacités de résistance résident dans une extériorité maintenue, à condition qu'elle soit consciente et développée comme telle, qui permet justement en retour de penser, de préparer ou d'imaginer la rupture avec le mode de production capitaliste. On peut en conclure que l'effort d'élaboration et de diffusion de connaissances et d'oeuvres émancipées des exigences capitalistes de rentabilité est bien plus et bien autre chose que la simple défense et préservation d'une culture non marchande, tant cette dernière recèle de potentialités critiques encore inexplorées. Mais que ces potentialités soient effectivement actualisées suppose une lutte de longue haleine et qui ne peut être que politique en ses visées essentielles, visant une tout autre organisation économique et sociale, et accordant par là même une autre fonction sociale aux savoirs et à l'art. C'est en 1 Toni Negri a consacré un livre à l'art mais il n'y aborde pas cette question (Antonio Negri, Art et multitude, trad. J. Revel, N. Guilhot, X. Leconte et N. Sels, Paris, Mille et une nuits, 2009). Capitalisme et culture : du paradoxe à la contradiction

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ce point que le savoir scientifique et la culture en général sont bien parents, en dépit de la possibilité d'intégrer en partie le premier au processus de production et de refondre la seconde selon les normes de la rentabilité. Dans tous les cas, la force émancipatrice du savoir et de la culture ne tient pas d'abord à leur caractère d'activités intellectuelles immatérielles mais à un parti pris de recherche approfondie, de contestation des normes établies, de construction d'une autonomie véritable. Cette autonomie revendiquée et construite contre les normes capitalistes dominantes constitue la dimension politique fondamentale de l'art et des savoirs. Ainsi définie, elle n'est en rien illustrative, mais profondément créative, associant plusieurs dimensions, pas nécessairement toutes présentes en même temps : une exploration du réel par-delà les éléments reçus et les savoirs acquis ; un retour critique sur les savoirs et la culture dominants, tels qu'ils sont incorporés au fonctionnement capitaliste ; une volonté de donner à voir et à penser cette domination capitaliste elle-même en vue de participer à son abolition ; une culture de l'imagination et de l'anticipation qui ne se coupe pas des conditions réelles qui les nourrissent. Le retour de la question de la propriété Un des arguments des théoriciens du capitalisme cognitif consiste à souligner la contradiction montante entre les formes traditionnelles de propriété et les traits contemporains spécifiques de la connaissance, de la culture et de l'information : « Le système des droits de propriété est en train de vaciller. »' Là encore, il ne s'agit pas de nier ce qui peut devenir une contradiction vive, à la condition expresse, cependant, d'être politiquement élaborée. Car le fait qu'une contradiction s'installe ou perdure n'est pas plus le signe de l'effondrement prochain d'un système que la preuve de sa transmutation en cours, toute l'histoire du capitalisme l'atteste. Concernant la question de la propriété, le problème est d'autant plus intéressant qu'il est l'occasion d'un militantisme spécialisé, luttant pour des logiciels libres et un Internet non marchand. Pourtant, cette question classique du marxisme, et de la contestation sociale bien avant lui, implique une analyse 1 Yarui Moulier-Boutang, Le capitalisme cognitif, éd. cit., p. 153.

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d'ensemble des rapports sociaux et de leur expression juridique. Quoi qu'il en soit, le mérite de ce débat, né sur le terrain de la culture numérique, est de contribuer au retour politique de la question de la propriété. Il faut rappeler que, dès le milieu du xxe siècle, ce ne sont pas les marxistes mais les théoriciens néoclassiques qui se sont efforcés d'ajuster la théorie économique aux pratiques réelles. Pour cette tradition, le propre d'un bien public ou d'un bien collectif tient à sa non-rivalité (sa consommation par un individu ne limite pas celle d'un autre) et par sa non-exclusion (il se prête à un libre accès) : cette définition a été proposée par l'économiste américain néoclassique Paul A. Samuelson en 1954. C'est le cas de la culture et de la connaissance, dont la libre diffusion est tendanciellement incompatible avec l'investissement capitaliste dans leurs coûts de production. Mais une telle tendance, si elle existe, est avant tout celle des usagers du savoir et des acteurs de la culture, et non une caractéristique inhérente à des biens spécifiques, qui seraient en mesure d'opposer par eux-mêmes et par essence une résistance au fonctionnement capitaliste. Jean-Marie Harribey note que : « l'erreur théorique de la conception néoclassique samuelsonienne n'est pas d'avoir proposé des critères de définition des biens collectifs, mais d'avoir attaché ces critères aux biens eux-mêmes alors qu'ils doivent être attachés aux utilisateurs potentiels de ces biens dans des conditions sociales précises. »'

La menace relative que fait effectivement peser la gratuité sur la logique capitaliste est surtout l'occasion pour les États de mettre au point un arsenal de mesures dirigées contre les utilisateurs, recourant elles aussi aux technologies les plus avancées, visant au respect de la loi du marché et qui dynamise à sa façon un certain type d'invention intellectuelle: «Les mesures techniques de protection ont pour fonction de contrer la tendance à la non-rivalité des produits numériques. »2 Ainsi les systèmes de protection des œuvres numérisées permettent-ils de limiter le piratage, ce dernier occasionnant une diffusion gratuite très marginale, en dépit des campagnes alarmistes sur le poids économique de ce qui est présenté comme une nouvelle délinquance. 1

Jean-Marie Harribey, «Le bien commun est une construction sociale. Apports et limites d'Elinor Ostrom », L'Économie politique, n° 49, janvier 2011, p. 112. 2 Philippe Chantepie, Alain Le Diberder, Révolution numérique et industries culturelles, Paris, La Découverte, 2010, p. 60. Capitalisme et culture : du paradoxe à la contradiction

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Le système des brevets ainsi que l'utilisation du droit de propriété intellectuelle, permettent non seulement de lutter contre la libre diffusion de la connaissance mais aussi d'étendre considérablement les capacités d'appropriation privative du capitalisme, les nouveaux brevets ne portant pas seulement sur les savoirs, mais également sur les objets réels qui sont l'objet de ces savoirs. Ainsi est-il permis désormais de breveter tout ou partie du génome d'êtres vivants et de barrer l'accès à une diffusion de connaissances de première importance sociale, comme les connaissances médicales et pharmaceutiques par exemple, empêchant la diffusion des médicaments génériques, même après que les frais de recherche ont été largement amortis. De façon semblable, il est depuis longtemps possible de soustraire des œuvres d'art devenues propriétés privées à toute forme de diffusion, les coupant de leur réception, les privant ainsi de leurs effets possibles et les arrachant à une histoire de la culture qui est l'ensemble de ses appropriations successives. À cet égard, la critique qui consiste à opposer à cette forme de propriété l'alternative juridique des communs, comme étant mieux adaptée à ce type de production, se présente comme contestation féconde mais seulement locale, voire même ambiguë, niant simplement que l'allocation optimale des ressources soit, concernant tel type de bien ou tel type de service, assurée par le marché. Car une telle perspective laisse intact le mode de production capitaliste en tant que tel, autorisant surtout un partenariat privé-public censé améliorer son efficience globale. Telle est fondamentalement l'optique de Paul Samuelson, que son libéralisme d'orientation pragmatique conduit à admettre qu'il puisse en effet exister des défaillances du marché, sans remettre en cause pour autant son efficacité, par ailleurs et en règle générale. Loin de contester les logiques dominantes, il nuance seulement - et au total cherche à perfectionner - la théorisation néoclassique en même temps que le fonctionnement des différents marchés1. L'idée n'est pas neuve : des formes de régulation étatiques ou publiques sont périodiquement venues stabiliser un capitalisme se vouant au seul pilotage marchand, allant ainsi contre sa doctrine officielle mais dans le sens de ses intérêts bien 1

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La défense nationale et européenne de l'exception culturelle face aux offensives réitérées des États-Unis n'a pas d'autre préoccupation, aujourd'hui, même si elle se pare volontiers d'une aura de résistance courageuse aux marchés.

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compris et de ses pratiques réelles. Bien entendu, telle n'est pas l'optique des nouveaux militants des communs, qui soulignent avant tout le caractère anticapitaliste de ce type de bien et le rattachent à l'idée d'un patrimoine commun de l'humanité, qui ne saurait être marchandisé. Mais de l'exception culturelle juridiquement protégée aux biens communs rénovés, la perturbation toute relative de la liberté des marchés n'entamera en rien un fonctionnement économique et social d'ensemble, capable d'une grande souplesse, apte à retourner ses contradictions en atouts et parfois même ses contradicteurs en alliés. Ainsi, faute de construire comme question politique globale la question montante de la propriété, la contradiction est-elle bien réelle, mais seulement de façon tendancielle, entre un savoir qui ne vaut socialement que par sa diffusion large, mais qui ne se valorise économiquement que par les limites imposées à son accès. Il n'en demeure pas moins que ce débat atteste la naissance d'une nouvelle contradiction, inhérente au capitalisme contemporain: elle consiste à «vouloir transformer l'élément principal constituant le travail vivant, la connaissance, en capital à valoriser, c'est-à-dire en nouvelle forme de travail mort»1. Pour le moment, le capitalisme sait gérer à son avantage cette difficulté, multipliant ses péages sur le savoir et sur la culture, sans les annihiler pour autant. Croire que la tendance à la diffusion élargie, inhérente par ailleurs à ces activités, serait à elle seule un ferment révolutionnaire spontané et puissant est bien naïf. En revanche, la politisation de cette question présente des enjeux majeurs. De ce point de vue, les luttes en faveur de la libre diffusion des œuvres, le mouvement autour du logiciel libre et la défense de la gratuité d'Internet peuvent être des points d'appui pour une prise de conscience plus large de l'incapacité foncière du capitalisme à prendre en charge les besoins sociaux en matière de connaissance et de culture. Mais il reste à relier cet activisme à une contestation bien plus radicale, qui pourrait populariser davantage en retour ses initiatives. Plus encore : si l'ensemble des activités intellectuelles est concerné, la prise de conscience à leur endroit ne fait que mettre en lumière la contradiction plus générale et très 1

Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l'inestimable. Fondements d'une critique socio-écologique de l'économie capitaliste, Les liens qui libèrent, 2013, p.243.

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ancienne entre le caractère social de la production et le caractère privé de son appropriation. Que les défenseurs du Net en viennent à cette précieuse redécouverte suppose là encore des conditions politiques : les biens communs ne le sont qu'en vertu d'une construction sociale et politique qui les constitue comme tels ou qui les arrache à la logique marchande, et non par eux-mêmes. En ce sens, la lutte pour la préservation et l'élargissement des biens communs est bien centrale, à condition de ne pas séparer la seule revendication d'accès libre aux biens culturels des nouvelles enclosures qui touchent le savoir en général ainsi que toute activité sociale, et à condition de poser dans toutes ses dimensions la question contemporaine de la propriété. En somme, pour cesser d'être seulement éthique, la revendication des communs doit prendre en compte la dimension économique de la question, mais aussi sa portée politique de grande ampleur, anticapitaliste, qui reste largement à construire. La critique de l'économie est toujours politique Il faut y insister, le statut économique complexe des biens culturels et du savoir est une contradiction que le capitalisme sait, pour le moment, domestiquer: simplement, il n'en obtient pas forcément les profits par lui-même escomptés et ce constat ruine désormais le scénario d'une sortie de crise pilotée par la recherche et par l'innovation. Sur le plan économique en effet, les connaissances et les œuvres présentent une structure de coût apparentée et singulière : exigeant un fort investissement initial, les résultats demeurent aléatoires. Qui plus est, une fois produit, la reproduction de ce type de bien est quasi gratuite, autorisant une appropriation par la concurrence et une diffusion large, qui occasionne une dévalorisation rapide du capital investi : les économistes néoclassiques parlent d'une «forme extrême de coût marginal décroissant»1. Michel Husson souligne que ces coûts fixes élevés n'autorisent pas pour autant à supposer un changement de nature de la «nouvelle économie» par rapport aux formes classiques de valorisation du capital2. La rotation accélérée du capital fixe qui la caractérise illustre bien plus, finalement, les thèses marxiennes que les hypothèses « cognitivistes ». 1 Dominique Foray, L'économie de la culture, éd. cit., p. 12. 2 Michel Husson, Le capitalisme en dix leçons, Paris, Zone, 2012, p. 93.

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Selon cet angle, si la contradiction est bien réelle entre l'utilisation sociale potentielle d'un bien public et son contrôle capitaliste, on l'a dit, elle ne prend pas spontanément le caractère d'une remise en cause radicale et globale du capitalisme. Et les raisons sont à chercher cette fois du côté de la production et des échanges : bien des contre-tendances viennent rééquilibrer un fonctionnement contradictoire, qui n'entraînera pas de lui-même l'autodestruction du capitalisme ou le passage sans heurt vers le communisme, fût-il «spontané et élémentaire»1. Ainsi, l'imitation d'un produit par des concurrents peut être conçue non comme une contrefaçon ruineuse, mais comme une incitation à l'innovation qui défavorise le capitaliste individuel mais dynamise le capitalisme dans son ensemble. Des formes collaboratives et gratuites d'innovation peuvent être détournées en vue d'usages marchands, comme c'est le cas dans le monde du logiciel libre et de la « culture hacker», aisément disponibles au rachat privé. Quant à la diffusion large de biens culturels et le prêt d'oeuvres à des musées, elle peut accompagner une politique de prestige et faire du mécénat contemporain une méthode publicitaire efficace pour les entreprises concernées. Enfin, si les activités de recherche et de création sont amenées à pâtir d'un sousfinancement ou d'orientations trop dirigistes qui stérilisent l'invention, on peut considérer que le mode de production capitaliste ne souffre pas particulièrement d'une contraction de l'activité culturelle et de la recherche scientifique à leurs seules zones rentables. C'est précisément ce que l'économie de la connaissance et l'économie de la culture, d'inspiration libérale, s'emploient à rationaliser, limitant au minimum les subventions publiques au profit des financements privés. Mais une autre raison doit encore être évoquée, qui explique le haut degré de financiarisation de l'économie de la connaissance et de l'économie de la culture : en raison du caractère aléatoire des profits, ces secteurs relèvent d'une économie « du risque », par définition hautement spéculative. Cette logique financiarisée encourage la concentration et la formation d'oligopoles, neutralisant autant que faire se peut la sacro-sainte loi de la concurrence, qui n'en sert pas moins à légitimer toutes les libéralisations. La croissance des coûts de production, par exemple dans l'industrie du cinéma, doublée du petit nombre 1

Toni Negri, Michael Hardt, Empire, éd. cit., p. 359. Capitalisme et culture : du paradoxe à la contradiction

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de films qui équilibrent leurs coûts de production grâce aux recettes en salle, explique que seuls les majors soient en mesure de lancer de grands projets et d'alimenter un catalogue large, qui garantira des profits importants. On retrouve ici, au cœur du fonctionnement capitaliste, les causes de cette ancienne parenté qui affilie l'œuvre d'art et son double monétaire. Ce double est cette fois le capital financier, dont le rôle majeur caractérise la séquence contemporaine du capitalisme. Si cette proximité tend comme jamais à standardiser et à appauvrir la création d'un côté, elle relance et réactive la contestation de sa logique mortifère de l'autre, en vertu d'une dialectique concentrée et, à certains égards, explosive, dès lors qu'elle se construit en affrontement conscient, impliquant non seulement certains artistes, mais aussi les classes et les peuples. En effet, l'organisation des secteurs de la culture sous l'égide des marchés financiers suscite à son tour de nouvelles contradictions, qui peuvent être autant de semences critiques, mais qui doivent d'abord être analysées précisément et faire l'objet de mobilisations larges. Il faut d'abord rejeter la thèse d'une opposition de principe entre des choix économiques spéculatifs et des orientations politiques étatiques : souvent incapables de se hisser au niveau des analyses néoclassiques, les instances politiques de contrôle ou de régulation ont organisé leur impuissance, imprégnées par la conviction que la culture doit se soumettre aux critères de sa marchandisation capitaliste. Les pouvoirs publics, à l'échelle européenne, ont ainsi soutenu la logique de concentration des grands acteurs de l'audiovisuel, après avoir officiellement défendu la loi de la concurrence, l'excuse étant qu'il s'agit désormais d'inscrire les industries européennes de la culture dans le cadre de la concurrence internationale. Non seulement la protection juridique de l'exception culturelle est en recul permanent, en dépit des discours, mais les divers gouvernements français depuis les années 1980 ainsi que la Commission européenne en sont venus à juger ouvertement bénéfiques les accords entre groupes : «Tous les accords qui restreignent la concurrence ne sont pas nécessairement illégaux (...). Les accords entre sociétés rivales sont susceptibles de restreindre la concurrence, mais ils peuvent être aussi nécessaires pour améliorer les produits ou les services, développer de

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nouveaux produits ou trouver de nouveaux moyens, plus efficaces mettre des produits à la disposition des consommateurs. »'

Ce discours entêtant sur les « consommateurs » et sur les «produits» qui leur sont proposés cache mal l'incohérence d'une doctrine concurrentielle à géométrie variable, qui suit les lignes de pente du marché mondial. Surtout, cette organisation en oligopoles conduit à tenter d'associer les puissantes industries de la communication avec le secteur plus fragile de la culture. En dépit de l'échec de cette « convergence », qui fut un temps présentée comme une opportunité majeure du capitalisme en crise, l'organisation capitaliste du secteur de l'audiovisuel révèle aujourd'hui pleinement ses effets : orientée vers la seule rentabilité, cette industrie tend à développer un marketing intensif qui va de pair avec une standardisation des productions jugées porteuses. Les créateurs sont ainsi pris dans un réseau serré de contraintes, qui les oblige à intégrer ces critères commerciaux ou à tout abandonner. Pourtant, là encore la contradiction est patente : faute de recettes miracles, les majors sont elles aussi obligées de faire sa place à l'innovation artistique, quitte à la déléguer à de petites entreprises indépendantes qui sont vite rachetées en cas de succès. Il n'en demeure pas moins qu'une certaine créativité, au sein des productions les plus convenues, apparaît comme un gage éventuel de succès, parfois salué par le public. Certaines séries télévisées américaines de grande qualité sont un excellent exemple de la façon dont les contradictions se retrouvent à tous les niveaux, sans suffire là non plus à menacer une logique globale. Ainsi, contre tous les stéréotypes sur le sujet, tout se passe comme si la logique financiarisée ultrapuissante du capitalisme contemporain s'efforçait de ménager des lieux de recherche et de création, pour mieux en tirer profit sans les contrôler absolument. En ce point, les tensions se font sociales et traversent les rôles et les statuts, mixant formes perfectionnées de contrôle et marges persistantes de liberté. Les artistes et les chercheurs sont pris dans cette contradiction violente, de plus en plus visible, qui ne rend possible 1

Commission des communautés européennes, « La politique de concurrence de l'Union et le consommateur», p. 10, cité in: Philippe Bouquillion, Les industries de la culture et de la communication, éd. cit., p. 111.

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leur travail qu'à la condition de le menacer en permanence puis de l'annexer et de le marchandiser en bout de course. Il va de soi que si cette situation peut laisser indifférents ceux qui ont épousé la logique dominante, elle doit heurter tous ceux qui restent fidèles à la volonté de créer une œuvre et d'inventer librement, ou plus exactement, d'inventer en vue de se libérer soi-même et d'aider les autres à le faire. Car, dans ce domaine comme ailleurs, la thèse d'une liberté pure est un concept vide, autant qu'est trompeuse l'idée que la culture en général aurait par elle-même un rôle libérateur. En la matière, seules valent les options effectives, les stratégies et les choix concrets, à l'échelle de la société comme au niveau des intellectuels et des artistes eux-mêmes, et ces choix sont variés. On peut considérer que, dans le capitalisme d'aujourd'hui, les causes de l'extrême disparité - et pas seulement de la diversité - que recouvre le mot de « culture » sont à chercher aussi du côté de politiques économiques dont le rôle est décisif : si la connaissance et l'art sont des biens publics qui ne peuvent être pris en charge par les seuls acteurs privés, les conclusions politiques qu'on peut en tirer restent extrêmement diverses, de l'hégémonie maintenue des marchés vaille que vaille au co-financement public piloté par les critères de rentabilité, jusqu'à l'organisation d'un véritable service public, se préoccupant d'éducation et de formation mais aussi de diffusion, d'accès gratuit et de soutien à la création. Ces options diverses, situées sur le terrain des politiques de la culture, de l'éducation et de la recherche, posent plus que jamais la question du choix de société, autrement dit celui de la formation économique et sociale et des formes d'appropriation qu'elle génère ou empêche. Mais elle éclaire aussi sous leur angle politique spécifique les activités intellectuelles et artistiques ellesmêmes. Car ces conditions et leurs contradictions, devenues intérieures à ces activités, y appellent l'invention de leur mise en forme sur leur terrain propre. À partir de là, on peut considérer que l'engagement, loin d'être le nom d'une attitude désuète, est cette réponse en constant réajustement à des conditions historiques concrètes. Elle est le fait de ceux qui cherchent dans les contradictions qu'on vient d'énumérer les voies d'une création critique, réfléchissant à ses propres conditions de possibilités, parce qu'une telle

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réflexion conditionne directement sa capacité à se situer et à intervenir dans le moment historique qui est le nôtre. Par la même occasion, on peut affirmer que c'est la vaste question de l'émancipation qui se trouve aussitôt posée, et apparie la perspective d'une résistance des intellectuels et des créateurs à leur absorption capitaliste et celle d'une fonction émancipatrice de leurs productions, auprès d'un public traversé dans son existence sociale par les mêmes contradictions. Le terme d'émancipation est délicat à manier, tant il semble bien souvent diluer et euphémiser la perspective révolutionnaire d'une abolition du capitalisme. Mais lui seul permet pourtant de formuler ici la double question de la libération de la culture et par la culture - libération ou plus exactement effort de libération qui constitue l'un des aspects parmi d'autres de la lutte collective contre le capitalisme. Il reste à conclure sur cette conjonction, non seulement possible, mais d'ores et déjà effective.

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On a essayé de le montrer: à partir de l'époque moderne, l'œuvre d'art a fondamentalement à voir avec ce qui est à la fois son autre et son essence, la valeur. En conséquence de quoi l'artiste n'est ni étranger ni intégré au capitalisme, ni émancipé ni complice. Et s'il a à choisir, c'est précisément parce qu'il se situe, comme individu conscient, sur cette crête : sa production si singulière peut être tout aussi bien étayage des rapports de classe qu'effort de leur mise en crise, illusion et idéologie que critique sociale et contestation politique. Mais quoi qu'il en soit, elle reste surtout, au bout du compte, leur mélange vertigineux, irréductible. La confrontation de certaines œuvres contemporaines à l'or et à la monnaie ne fait que porter à son point d'incandescence, devenu visible, cette relation contradictoire de l'art au capitalisme, faite d'immanence reconnue et refusée de la loi de la valeur, de sortie revendiquée, mais impossible hors des rapports d'exploitation et de domination. En s'installant sur cette brèche, des artistes révèlent ainsi l'ampleur de cette étrange harmonie désaccordée, persistante, qui les lie à leur présent, qui confère à l'œuvre d'art moderne puis contemporaine sa place instable et précieuse, son rôle d'éveilleur incomparable, sans qu'elle n'ait rien à annoncer, pourtant, au dormeur qu'elle dérange, ni rien à promettre au révolté qu'elle conforte. Le risque serait alors et dans tous les cas que l'œuvre s'abolisse dans un discours déjà tenu, on l'a dit. Et c'est en ce point que la confrontation des créations contemporaines à la richesse abstraite, voire au capital en tant que tel, pourrait rencontrer à la fois ses motivations et ses limites. C'est pourquoi il faut y insister : la question de la marchandise, de la monnaie, voire du capital ne saurait constituer un thème artistique en tant que tel, ni de ce fait définir un genre. C'est même à cette condition qu'elle peut demeurer une préoccupation, une hantise surtout, se manifestant à des degrés variables, et qui pour cette raison croise et recroise toujours en même temps la réflexion de l'œuvre sur elle-même. Cette réflexivité, qui renvoie vers l'œuvre et vers le spectateur ce questionnement sur le monde, fait que jamais il ne s'agit d'éduquer ou d'édifier, alors même, cependant, qu'aucun artiste critique ne saurait renoncer à la volonté de faire réfléchir et d'inciter à agir sachant bien que réfléchir et agir passe d'abord par de

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tout autres moyens que ceux qu'il emploie : des concepts et des luttes, des projets et des organisations. L'art d'inventer En ce point difficile, qui est celui d'une conscience en construction et qui doit demeurer en chantier, ou plus exactement en ce lieu où s'esquisse la conscience requise, où parfois s'entrevoit un savoir et s'accompagnent des pratiques, une partie non négligeable de l'art contemporain s'installe et crée des œuvres fortes qui interrogent le monde d'aujourd'hui en même temps qu'elles s'interrogent sur leur place, leur puissance et leur impuissance. Et c'est en ce point que se prolonge et se réinvente un art engagé qui n'est pas directement politique au sens où il défendrait des thèses ou des programmes, mais qui l'est parce qu'il participe de ce fait d'une politique elle aussi en quête d'elle-même, d'un anticapitalisme qui parvienne à être affirmatif, porteur de propositions et d'une culture, partagée et vivante, contradictoire et inventive. Dans le même temps, les raisons d'abolir le capitalisme se sont multipliées. De tout cela découle ce qui fut en réalité l'hypothèse de départ de cette enquête. On peut considérer que le mouvement qui réaccorde l'art à la recherche, sur ce plan, est pcirent de ce qui lui fait pendant sur un terrain où l'exigence d'alternative elle aussi se cherche et se construit : la critique de l'économie politique. Cette parenté intime, qui redouble sur son versant critique la parenté plus ancienne de l'œuvre et de la valeur, bien loin d'imposer à l'art une mission supplémentaire et profondément stérilisante (illustrer des thèses sur la monnaie et le marché), déstabilise heureusement ou plutôt donne à voir le côté fécond d'une commune perte d'évidence : l'art du présent ne peut rien promettre, tandis que nous ne savons par avance comment abattre le capitalisme avant de l'avoir abattu, ni comment le remplacer avant d'avoir en effet commencé à le faire. Mais dans les deux cas, l'exploration est urgente et elle est la condition, à sa façon, de l'histoire collective à venir, en dessinant certains de ses traits, en soulignant du moins et en alimentant les exigences qui sont sa source. Un certain art politique est mort, de son conformisme autant que de ses promesses jamais tenues, devenu propagande mensongère ou Conclusion, un nouvel art engagé ?

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trop naïve au même titre exactement, il faut le rappeler, que l'apologie plus que jamais perdurante et dominante du capitalisme, apologie diffusée à haute dose par la culture commerciale de masse et ses canaux puissants. Il est bien entendu que l'invention critique s'appuie forcément sur l'existant, du côté des institutions et des structures comme du côté des consciences, et surtout sur les contradictions qui les apparient. C'est pourquoi une telle invention engage la réflexion individuelle et la réflexion collective et implique, à sa façon, l'initiative stratégique. Art et politique, aujourd'hui, en leur incertitude foncière, voient se redéfinir l'une avec l'autre, et l'une par l'autre parfois, leur critique respective du capitalisme mondialisé. Il reste, pour conclure, à préciser cette question en l'abordant sous son angle historique contemporain. Le capitalisme financiarisé en crise profonde est notre monde. « L'autre monde, il y a deux mille ans qu'on essaie de nous le vendre. Nous, c'est celui-ci que nous voulons», écrit Éric Hazan1. Mais, s'il est entendu que l'altérité loge dans le même et que le futur s'esquisse dans le présent, leur construction effective, c'est-àdire le passage effectif à une formation économique et sociale non capitaliste, exige pourtant l'abolition de ce qui est en partant des conditions présentes, qu'elles soient économiques, sociales, politiques, culturelles, conformément à la définition ouverte - et problématique - qu'en donnèrent Marx et Engels dans l'Idéologie allemande. Or ces conditions sont avant tout des contradictions gigantesques, et dont les dégâts sont bien plus visibles que le dépassement dont elles sont potentiellement porteuses. La désorientation qui en découle, du côté des exploités et des dominés en général, est le signe des périodes de crise essentielle : celle dont nous sommes les contemporains traverse à un degré inégalé toutes les activités sociales et, parmi elles, les activités de recherche et de création, les domaines voisins de l'art, de la culture et de la connaissance. La situation particulière de l'art au cours de cette période inédite, lourde de régressions et de dangers, tient à ce qu'il est une activité qui, par essence, ne saurait être complètement intégrée au capitalisme, on l'a dit. Mais, paradoxalement, c'est précisément cette indépendance relative qui menace aujourd'hui son existence au lieu de la protéger, alors que la marchandisation et la remarchandisation 1 258

Éric Hazan, Chronique de la guerre civile, Paris, La fabrique, 2004, p. 58. L'Or des images

intégrales des activités sociales potentiellement rentables tend à l'élimination des autres. Il convient pourtant de ne pas oublier l'autre flanc de la contradiction, qui ne se perçoit qu'à partir d'une analyse d'ensemble: les industries culturelles, même les mieux intégrées au marché, se heurtent à la définition problématique des biens qui s'y trouvent produits, en dépit d'un ajustement poussé d'une partie de ces activités au marché. La tendance à la standardisation des « produits » culturels, la division du travail, la précarité des salariés, la concentration oligopolistique du secteur et la multiplication des sources de revenus témoignent de cet ajustement. Dans le même temps, la faible augmentation de la productivité, l'importance de l'investissement initial, le risque face à des recettes aléatoires et le renouvellement nécessaire des contenus restent problématiques du point de vue même de l'économie capitaliste de la culture. Sans constituer le moins du monde une menace immédiate pour le capitalisme en tant que tel, ces particularités attestent bien d'une spécificité de la création artistique et des activités culturelles à tous les niveaux. Il faut donc compléter l'analyse en considérant ces activités sociales comme restant aux prises avec une formation économique et sociale en crise, à laquelle elles ne s'articulent que partiellement et qu'en retour elles peuvent aider à contester, à condition que s'y réfractent et s'y refaçonnent les contradictions puissantes qui les habitent. Dans le cas du capitalisme, les activités de la culture, comme celles de la connaissance, conservent à certains égards une extériorité relative. Cette dernière ne les rend pas forcément rétives mais du moins étrangères à des logiques marchandes qui, en outre, ne sauraient les conquérir intégralement qu'en détruisant leur caractère de travail vivant. Or c'est cette dimension du travail vivant, seule source de plus-value, qui intéresse le capitalisme. La raison tient à une histoire, mais elle tient aussi au fait que ces activités sociales relèvent des activités conscientes, que Marx et le marxisme logent traditionnellement du côté de la superstructure. Si cette notion a été déconsidérée en raison de la vision mécaniste qui la coupe illusoirement de sa base - vision qui ne fut jamais celle de Marx -, il faut la réhabiliter, en raison de sa capacité à définir des activités qui présentent une autonomie relative par rapport à la totalité historique dans

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laquelle elles sont prises. À la fois déterminées et agissantes, ces activités sociales présentent en outre la capacité à réfléchir cette totalité historique dans laquelle elles interviennent. Mais il va de soi que toutes les activités et les productions culturelles ne présentent pas de dimension critique à l'égard du tout social : seules certaines œuvres, certaines orientations de recherche, certains savoirs associent cette capacité de ressaisie globale à des perspectives d'intervention, toutes politiques en ce sens, à des degrés variables. La vraie richesse C'est à partir de ce point, où émancipation de l'art et art de l'émancipation se rejoignent parfois, que l'on peut revenir à la question d'un art engagé contemporain, la notion d'engagement exigeant d'être radicalement reformulée. Et l'on peut alors distinguer schématiquement deux formes d'intervention critique, à chaque fois immanentes aux pratiques artistiques et aux activités de connaissance, qui autorisent à discerner au sein de la culture au sens large les travaux qui se donnent cette intervention pour visée, définissant ainsi les contours d'un nouvel art politique. Cet art politique ne relève pas d'abord d'une volonté didactique, il ne cherche pas à faire comprendre comment et pourquoi agir politiquement, on l'a dit. Mais il s'emploie à réfléchir ses propres conditions et par là, à anticiper ou à esquisser ses propres effets. Ces deux opérations critiques, qu'il est permis de considérer comme des facteurs de politisation spécifiques parce qu'elles mettent en scène, en mots, en images leur insertion dans la vie sociale, visent à développer la contradiction entre les activités artistiques et intellectuelles d'un côté, et le capitalisme s'efforçant de les annexer de l'autre. C'est ici et ici seulement que peut se déployer une stratégie propre, faisant écho aux luttes de classes et à la recherche de formes politiques neuves. La première vertu critique dont l'activité artistique est potentiellement porteuse concerne la question de l'activité sociale, et plus précisément le rapport entre l'activité libre et le travail salarié sous contrainte capitaliste : en quoi cette activité peutelle remettre en cause la conception capitaliste de la production? Et comment dessine-t-elle la possibilité d'activités hors 260

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travail, dont l'individu est le maître en même temps que la finalité? La seconde opération critique concerne la forme et le contenu même des œuvres et la nature des connaissances qui portent une perspective émancipatrice : comment la culture peut-elle, sans s'asservir à quelque injonction extérieure que ce soit, collaborer à l'émergence d'une conscience à la fois élargie et offensive? Dans quelle mesure esquisse-t-elle un autre rapport au monde, aux autres et à soi? L'articulation de ces deux critiques ne va pas de soi mais, lorsqu'elle existe, elle confère aux œuvres qui l'engendrent une puissance et une profondeur exceptionnelles. Par sa nature d'activité, l'activité artistique participe, au même titre que d'autres, et aussi contradictoirement qu'elles, à la formation économique et sociale. Et donc, éventuellement, à sa contestation radicale. Mais en tant qu'activité relevant du champ de la conscience et du domaine de la superstructure, elle ajoute à cette participation un pouvoir de conviction ou de contamination qui réside avant tout dans ce qu'elle donne à voir, à entendre et toujours en même temps à penser, sans que cette pensée ne se ramène jamais à une leçon univoque. En ce sens, les énigmes de l'art contemporain, la complexité de bien des œuvres, mettent mieux en lumière ce qui fut toujours une composante de l'art: donner à réfléchir sans rien illustrer ni rien prescrire. Cette indétermination politique est en outre adéquate à l'état majoritaire des consciences. Et la tâche critique est d'autant plus incertaine de ses effets que l'art ne stimule éventuellement la réflexion qu'à la condition que cette dernière se nourrisse par ailleurs de savoirs critiques et de pratiques rebelles, c'est-à-dire de luttes sociales et d'action politique. Il se satisfait, le reste du temps, d'intriguer et de distraire, sans qu'il faille le moins du monde proscrire de telles finalités. Précisons les deux conditions qui peuvent permettre de définir un art engagé aujourd'hui. La première fonction critique de l'art tient à sa nature d'activité potentiellement émancipée, mais qui ne peut l'être vraiment dans un monde asservi. Il faut ici revenir sur la notion même d'activité. On l'a vu, Marx commence son analyse de l'art en l'abordant sous l'angle du développement des capacités humaines. Et il y revient au terme de son œuvre, après avoir élaboré une théorie du capitalisme qui examine à la fois ses

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dimensions économiques, sociales, politiques, mais aussi idéologiques et culturelles, en décrivant cette formation à travers ses tendances, ses contre-tendances et ses contradictions. L'activité est alors pensée à la fois comme lieu de formation de l'individualité et comme réalité collective, déterminée par une formation économique et sociale donnée. Selon cet angle d'approche enrichi, l'activité intellectuelle et artistique se présente de façon plus complexe : elle est à la fois compatible avec la logique capitaliste et apte à résister, dans certaines conditions, à son annexion, capable de se déployer dans, hors et contre la sphère marchande. Mais, au lieu d'affirmer que cette contradiction serait vouée à se dénouer d'elle-même en métamorphosant de l'intérieur les rapports capitalistes, il est plus fécond et plus réaliste d'insister sur les limites historiques et sur l'obstacle anthropologique que constitue l'organisation capitaliste de l'activité sociale, qu'il s'agisse de la production des richesses ou de la production culturelle. Or, c'est précisément la notion de richesse telle que Marx l'utilise dans les Grundrisse, renversant d'un même geste l'appariement capitaliste de l'art et de la valeur, qui permet de relier l'émancipation du travail salarié à la libération du temps : Michel Husson a souligné l'importance de cette notion marxienne originale de « richesse» et l'actualité de la thématique de la libération du temps1. La notion de « richesse » se révèle plus large et plus dialectique que la notion de bien commun, que par ailleurs elle implique : ne désignant pas simplement un autre régime juridique de la propriété, qui pourrait être réservé à certains biens, elle caractérise une réorganisation sociale radicale du travail productif et des activités qui ne relèvent pas de la production. C'est une autre définition de l'utilité sociale qui en découle, véritablement détachée, cette fois, de la loi de la valeur. Car Marx pense à la fois la refonte des activités productrices hors des rapports d'exploitation et de domination qui sont ceux du capitalisme, et l'extension du temps libre individuel, que chacun peut dédier aux activités qu'il choisit. La notion de richesse, redéfinie comme catégorie centrale du communisme, permet d'articuler l'une à l'autre le travail et le non-travail, sans les confondre. Il faut citer ce long passage des Manuscrits de 1857 : 1

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Michel Husson, « Communisme et temps libre », Critique communiste, n° 152, été 1998.

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« Mais, en fait, une fois que la forme bourgeoise bornée a disparu, qu'est-ce que la richesse, sinon l'universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives des individus, universalité engendrée dans l'échange universel? Sinon le plein développement de la domination humaine sur les forces de la nature, tant sur celles de ce qu'on appelle la nature que sur celles de sa propre nature? Sinon l'élaboration absolue de ses aptitudes créatrices, sans autre présupposé que le développement historique antérieur qui fait une fin en soi de cette totalité du développement, du développement de toutes les forces humaines en tant que telles, sans qu'elles soient mesurées à une échelle préalablement fixée? Sinon un état de choses où l'homme ne se reproduit pas selon une déterminité particulière, mais où il produit sa totalité, où il ne cherche pas à rester quelque chose ayant son devenir derrière soi, mais où il est pris dans le mouvement absolu du devenir? Dans l'économie bourgeoise - et à l'époque de production à laquelle elle correspond - cette complète élaboration de l'intériorité humaine apparaît au contraire comme un complet évidage, cette objectivation universelle c o m m e totale aliénation, et le renversement de toutes les fins déterminées et unilatérales, comme le sacrifice de la fin en soi à une fin tout à fait extérieure. »'

A contrario, redéfinie cette fois selon la perspective communiste, la culture n'est plus un secteur, plus ou moins soumis à la loi de la valeur, mais avant tout la sphère de l'activité qui permet à l'individu de se prendre pour condition et fin de son propre développement. Sous cet angle, l'activité artistique apparaît non comme production de marchandises d'un type particulier mais avant tout comme libre élaboration de soimême, rendue possible par une réorganisation de fond de la production et par la réduction drastique du temps de travail. Elle devrait permettre à tous les individus de collaborer au savoir et à la culture sans forcément devenir pour autant peintres ou philosophes de profession: l'activité intellectuelle, tout comme l'activité artistique, se révèle à la fois intégralement sociale et radicalement individualisée, ou plutôt facteur d'individuation. En ce sens, elle accompagne des activités de production qui ne présentent pas les mêmes caractéristiques, permettant de distinguer le temps libre du temps de travail proprement dit. Dans son œuvre tardive, Marx retrouve ainsi in fine les intuitions de Y Idéologie allemande mais considérablement enrichies par sa formulation précisée de la perspective communiste, 1

Karl Marx, Grundrisse, Manuscrits de 1857-1858, trad. J.P Lefèbvre et alii, 1.1, Éditions sociales, 1980, pp. 424-425. Conclusion, un nouvel art engagé ?

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dans la mesure où elle articule organisation sociale de la production et développement des individus en tant que tels. La question de la richesse et la question du temps libre se trouvent recombinées sous l'angle de l'organisation collective de la production orientée vers la satisfaction des besoins sociaux, du plus élémentaire au plus élaboré. La rationalisation de la production va de pair avec la modernisation des forces productives et avec la diminution du temps de travail, de même qu'avec l'abolition des classes et le bris de l'État comme appareil de domination. Cette libération, que Marx envisage à terme - et à terme seulement - comme abolition du salariat, n'est pas la disparition de toute contrainte au sein du travail mais la redéfinition progressive et le partage des activités de production. À côté du temps de travail et de ses exigences doit donc se déployer le temps libre, qui autorise le développement des facultés humaines, en utilisant les gains de productivité en ce sens. Son augmentation est même l'un des buts centraux de la redéfinition des activités productives. Le dire ainsi permet de mesurer à quel point une telle transformation serait radicale, inversant littéralement les principes capitalistes d'organisation de la production. Et c'est pourquoi l'on peut considérer que les activités culturelles, aussi aliénées soient-elles, font néanmoins toujours miroiter la possibilité d'un temps libéré, en tant qu'image anticipée d'un monde où prévaudrait la passion de lire, d'écrire, de nager, de peindre, de cuisiner, d'apprendre les langues ou les mathématiques, de pratiquer la musique et de danser... Car il ne faut pas oublier que les activités artistiques, pour ne parler que d'elles, occupent dès à présent, et pour une part variable mais conséquente, le temps libre de salariés, d'enfants, d'étudiants, de retraités qui ne sont pas des artistes professionnels et ne souhaitent pas le devenir. Les besoins et les capacités qui s'y construisent et, par suite, la défense résolue de ce temps libre s'opposent à une conception libérale du travail et de son emprise sans limites sur le temps de vie et la personnalité du travailleur. Mais cette portée anthropologique de l'art ne saurait être détachée de la question des luttes de classes, seules en mesure de convertir le développement individuel en fin en soi. Sur ce versant, la fonction émancipatrice de l'activité artistique se noue à la question de la critique

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sociale et politique dont les œuvres peuvent être porteuses, en maintenant liés ces deux aspects. C'est pourquoi la seconde critique, qui caractérise cette fois ce qu'on peut nommer l'art engagé contemporain n'existe qu'en s'arrimant à cette question préalable, qui exige que l'artiste s'en empare à sa façon et élabore dans leur unité forme, contenu et activité. Cette critique prolongée est celle que déploient certains artistes, en partant de ce niveau même de l'activité sociale, dès lors qu'ils s'opposent à l'annexion capitaliste de leur propre « production », en thématisant ce refus comme arme critique et choix esthétique. Confrontation de l'activité artistique au travail et confrontation de l'œuvre à la valeur et à la marchandise sont alors deux voies de cette critique immanente, qui ne porte pas d'alternative globale pour autant, mais pousse le fer au cœur d'une logique capitaliste qui lui est en partie inhérente. Art et politique, de nouveau Pris entre des principes contradictoires, artistes et chercheurs sont plus que jamais contraints d'effectuer des choix qui les confrontent à une marchandisation de leur travail, s'imposant parfois en amont de la réalisation même de l'œuvre. La contradiction entre les liens complices et la guerre sourde de l'artiste renaissant à l'égard de son mécène se rejoue et s'amplifie dans la lutte contemporaine contre les injonctions des industries de la culture et contre les impératifs de rentabilité imposés à la recherche. Si la défense de la culture en général n'a guère de sens, c'est parce qu'il faut prendre en considération ces options des artistes eux-mêmes, dont aucune instance politique n'a à juger, mais qui sont, le cas échéant, les acteurs d'une politisation spécifique de l'art et les promoteurs d'une réflexion sur ses finalités propres, en partenariat plus ou moins élargi avec un public dont ils intègrent parfois les réactions ou les propositions. Car la question de la réception doit être intégrée à la réflexion sur l'art, la question de l'engagement soulignant plus que tout autre son importance. La participation ou l'interaction ne sont qu'une modalité possible de la réception critique, et pas toujours son meilleur moyen. Le propre du spectateur attentif demeure de juger, d'apprécier ou de rejeter, de s'enthousiasmer ou de s'encolérer. Conclusion, un nouvel art engagé ?

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La réception active des œuvres passe nécessairement par leur évaluation singulière, informée, liée à une culture acquise et à des préoccupations présentes, à des goûts personnels aussi, bien évidemment. La frontière entre engagement et indifférence sillonne de façon plus complexe et surprenante le monde de la culture. La confrontation de l'artiste à ses propres conditions de travail et de création, à son propre effort pour conduire une activité libre et prenant en compte un public qui ne se réduit pas à des acheteurs potentiels, est précisément ce qui fait écho à des attentes et à un questionnement, autant qu'à des choix esthétiques et culturels déjà constitués et parfois figés. Du côté de l'artiste, s'ancrer dans le monde, et en particulier dans le monde social, ne se résume pas à en livrer une image d'ensemble mais consiste surtout à partir d'un point d'insertion concret qui permet d'y jouer un rôle actif. Un nombre croissant d'oeuvres plastiques, audiovisuelles ou relevant d'autres secteurs de la création, vérifient aujourd'hui cette préoccupation 1 . Toutes les formes d'intervention et d'engagement s'éclairent à partir de cette insertion sociale problématique, dont l'artiste déploie à sa manière la dialectique. Et l'engagement n'est alors rien d'autre, peut-être, que cette dialectique exhibée, re-présentée. À cet égard, le domaine contrasté, hétéroclite mais formidablement vivant de la création contemporaine n'autorise pas le pessimisme, quant à sa créativité d'une façon générale, mais aussi quant aux formes renouvelées d'engagement qui y naissent. D'abord, il faut réaffirmer que cet art préoccupé d'engagement et d'intervention critique ne se veut pas théoricien, pas plus qu'il ne relève directement de la politique instituée ni même ne participe à la lutte sociale en tant que telle. À cet égard, certaines rhétoriques de l'art rebelle relèvent du seul marketing. Le fil directeur de l'argent visait à le montrer : si, comme le travail savant, il peut se prendre pour objet, cette réflexivité lui est propre et ses modalités relèvent de l'invention la plus singulière. Dans les deux cas en revanche, art et théorie, cette ressaisie des conséquences 1

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II faut aussi mentionner la bande dessinée, et les auteurs qui y côtoient l'enquête historique et le documentaire, sans délaisser l'invention plastique et narrative, tels que Jacques Tardi, Chantai Montellier, Philippe Squarzoni, David Vandermeulen, Joe Sacco, etc. L'Or des images

pratiques et collectives sont le fait des œuvres et des travaux les plus aptes à dire le monde en s'efforçant de s'insérer dans son histoire et dans son présent. Tel était justement le but de la critique de l'économie politique selon Marx, théorisation du capitalisme alimentant sa critique concrète et collective, une pratique politique révolutionnaire, donc. La critique marxienne de l'économie politique ne préconise pas de solutions prêtes à appliquer : elle débusque des contradictions économiques et sociales, donnant meilleure prise à la réflexion sur leur structuration politique, orientant et accélérant seulement l'abolition d'un capitalisme qui ne se produira pas d'elle-même. Et cela d'autant plus que ce même capitalisme qui engendre les aspirations subjectives les plus fortes, les maintient rigoureusement séparées de leurs médiations concrètes et de leurs moyens termes politiques, comme de leurs ressorts artistiques et de leurs nourritures savantes. D'une autre manière, on peut dire que s'ouvre aujourd'hui l'espace pour une création qui sache nous rendre des yeux et des oreilles, des sensations et des idées, des colères et des espoirs. Il faut redire qu'une telle création existe, dans tous les secteurs de l'art contemporain - arts plastiques, vidéo, danse, photographie, théâtre, cinéma, roman, poésie, etc. Elle laisse entrevoir une possible émancipation à partir de son propre souci de ne s'asservir à aucune logique extérieure sans pourtant se rêver autonome. Contradiction létale ou contradiction émancipatrice offrent un choix sans moyen terme, désormais. Et c'est précisément parce que l'art se confronte à la marchandisation croissante du monde que sa parenté avec la critique de l'économie politique est patente au moins sur ce point: dans les deux cas, il s'agit de penser une politique immanente, mais qui doit encore se doter pourtant de sa propre stratégie, construire ses instances et se préoccuper de son expansion intellectuelle et culturelle comme étant l'une des voies de la repolitisation à gauche. Cette question est collective et elle échappe autant à l'art qu'à la science. Mais il est clair que, depuis le xix® siècle elle s'y inscrit, à la fois par ses motifs, en amont, et par sa volonté transformatrice en retour. Il n'y a donc pas à surestimer le nivellement capitaliste de la culture, pas plus qu'il n'y a à déplorer l'abrutissement des Conclusion, un nouvel art engagé ?

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masses, l'élite cultivée étant alors censée échapper seule à ses méfaits. Car c'est précisément en raison de la parenté entre culture et capital, parenté intime, et à terme mortelle pour la première, que la confrontation devient l'occasion d'une telle re-politisation, réappariant culture et contestation. Des théoriciens comme Bernard Stiegler, qui reprennent et développent la thèse foucaldienne et deleuzienne d'une société de contrôle, mais surtout la critique moralisante et pessimiste du capitalisme de Christopher Lasch, insistent sur ce que serait la colonisation des activités symboliques, à l'instant même où elles seraient devenues centrales. Dans ce cadre, l'étude des formes renouvelées du contrôle politique et social, située sur le terrain de la question esthétique et symbolique, devient l'occasion d'une vision apocalyptique de la domination sur les esprits et sur les corps d'un capitalisme de la consommation : « mon hypothèse est que l'intégration du symbolique à la production, qui est la réalité organisationnelle du contrôle esthétique, constitue un saut et un terme, un changement radical aussi bien qu'une catastrophé, c'est-à-dire le stade terminal d'une histoire qui est aussi le stade d'une dé-composition du sensible. »'

Le mérite de telles analyses est qu'elles cessent de présenter les activités intellectuelles et artistiques comme s'élaborant en un lieu privilégié, extra-social et échappant à la contamination des rapports capitalistes et marchands. Elles soulignent aussi la puissance d'un conditionnement qui redéfinit intimement les individus qui en sont la cible. Mais leur principal défaut tient précisément à ce mérite dès lors qu'il est mis au principe d'une lecture unilatérale : tordant le bâton dans l'autre sens, supprimant toute conflictualité sociale et idéologique, elles tendent à faire des pratiques culturelles et symboliques des activités intégralement, ou presque intégralement, asservies. Dans ces conditions, seule une culture de la résistance, marginale et subversive, aux antipodes de la culture de masse, parviendrait à faire échapper une petite fraction éclairée de la population à une réalité mutilante et nivelante, sans que le moindre effet politique n'en résulte. On peut juger cette opposition beaucoup trop schématique. Pour autant, l'art n'est certainement pas la solution, encore 1

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Bernard Stiegler, De la misère symbolique, II. La catastrophé du sensible, Paris, Galilée, 2005, p. 106.

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moins le modèle d'une liberté miraculeusement donnée, et dont l'inexplicable magie se serait conservée intacte au milieu du bruit et de la fureur. De façon moins héroïque mais plus féconde, il convient d'admettre que la création artistique, par définition en renouvellement permanent, accompagne forcément les contradictions de son temps, collaborant parfois et à sa façon à la critique radicale de ce qui est. Ce nouvel art politique tranche sur une conception antérieure de l'engagement, on l'a dit. En revanche, il faut souligner qu'il renoue tout aussi bien avec une longue histoire, qui inclut en partie au moins cet art à portée politique et qui, au-delà de lui, concerne les œuvres qui questionnent le réel en s'interrogeant sur le rôle qu'elles y jouent. Cette simple exploration de la représentation, dont on a voulu montrer qu'elle était à distinguer de ses sens anciens et durcis, la replace au sein d'un monde où s'esquissent des possibles et où ils dépérissent aussi, et renaissent sans cesse. Finalement, la leçon donnée par l'art, ou par cette partie de l'art à la politique tient surtout à cette capacité, non à dessiner des futurs merveilleux, mais à alimenter des tensions ou des tendances, à soumettre à la réflexion collective la recherche individuelle. Après tout, la perspective d'une sortie et d'une abolition du capitalisme relève fondamentalement de la même capacité à préparer et à imaginer, de ce jeu de la pensée en somme, mais d'un jeu qui s'articule très rigoureusement à la fois à ce qui est, et à la conscience partagée que cet état des choses ne peut se prolonger. Cette inventivité politique, qui relie ou doit relier la critique élaborée aux inventions collectives et aux initiatives sociales et politiques, qui se nomme stratégie, trouve aussi son double dans l'art, sur un mode plus interrogatif mais non moins inventif. Dans les deux cas, l'art et la politique d'aujourd'hui ont à nous rendre le goût de l'invention, en toute connaissance de cause et compte tenu, aussi, d'une certaine idée des conséquences.

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Création graphique, maquette intérieure et couverture : Jean-Luc Chamroux Relecture éditoriale : Marianne Zuzula et Raphaël Tomas

Achevé d'imprimer en août 2013 sur les presses de l'imprimerie EMD (France) Numéro d'impression : 28359 Dépôt légal : septembre 2013