Lois des dieux, lois des hommes 9782343129761, 2343129762

La 4e de couv. indique : "Aborder les relations qu'entretiennent les dieux et les hommes, ou les rapports que

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Lois des dieux, lois des hommes
 9782343129761, 2343129762

Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
Autour de l’Homo Sacer
Les aspects juridiques

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Patrick Voisin, agrégé de grammaire, professeur de chaire supérieure, enseigne les langues et cultures de l’Antiquité dans les classes préparatoires littéraires du lycée Louis Barthou à Pau. Aux éditions de L’Harmattan, il a déjà publié Il faut reconstruire Carthage. Méditerranée plurielle et langues anciennes (2007), coédité Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique (2009), L’art du discours dans l’Antiquité : de l’orateur au poète (2010), L’espace dans l’Antiquité (2015) et préfacé L’Ambition d’un verger (Poésie) de Moëz Majed (2010). Marielle de Béchillon, maître de conférences en Droit privé et sciences criminelles à la Faculté de Droit de Pau, est membre de l’équipe PLH-ERASME, Université de Toulouse-Le-Mirail. Aux éditions de L’Harmattan, elle a participé à des ouvrages collectifs dans le domaine du droit ainsi qu’à Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique (2009) et coédité L’art du discours dans l’Antiquité  : de l’orateur au poète (2010) ainsi que L’espace dans l’Antiquité (2015).

En couverture : Thémis et Égée, kylix attique à figures rouges du Peintre de Codros, 440-430 av. J.-C. (Vulci) ; image Wikimedia Commons retravaillée par Patrick VOISIN. Photographie de Marielle de Béchillon : Émilie MASSAL (2010).

ISBN : 978-2-343-12976-1

37,50 €

Lois des dieux, lois des hommes

Aborder les relations qu’entretiennent les dieux et les hommes, ou les rapports que les dieux ont entre eux à propos des hommes, ou encore les liens que les hommes tissent entre eux sous le regard réel ou fantasmé des dieux, constitue une base de questions très vaste. La dimension juridique des relations existant de manière directe ou indirecte entre les dieux et les hommes offre déjà un champ d’investigation considérable. Cet ouvrage se propose donc plus particulièrement d’examiner si les lois des dieux et les lois des hommes trouvent des points d’accord ou sont antagoniques. Le cadre principal pour ce travail est celui de l’Antiquité gréco-romaine, d’Homère au Ve siècle apr. J.-C., sans exclure pour autant d’autres cultures issues du monde indo-européen, tels les Hittites et les Perses. Il s’agit d’envisager la dimension juridique de la question, tout aussi bien que de se tourner vers une approche pluridisciplinaire – historique, philosophique, anthropologique, philologique et littéraire. Enfin, une évolution historique s’est-elle dessinée et laquelle ?

Patrick Voisin et Marielle de Béchillon (éds.)

Lois des dieux, lois des hommes

Collection KUBABA

Patrick Voisin et Marielle de Béchillon (éds.)

Série Antiquité Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne

Lois des dieux, lois des hommes

Lois des dieux, lois des hommes

Cahiers Kubaba - Série Antiquité Patrick VOISIN et Marielle de BÉCHILLON (eds.)

Lois des dieux, lois des hommes

Président de l’association : Michel MAZOYER Comité de rédaction Trésorière : Valérie FARANTON Secrétaire : Charles GUITTARD Comité scientifique : Sydney AUFRÈRE, Sébastien BARBARA, Marielle de BÉCHILLON, Nathalie BOSSON, Dominique BRIQUEL, Sylvain BROCQUET, Gérard CAPDEVILLE, Jacques FREU, Charles GUITTARD, JeanPierre LEVET, Michel MAZOYER, Paul MIRAULT, Dennis PARDEE, Éric PIRART, Jean-Michel RENAUD, Nicolas RICHER, Bernard SERGENT, Claude STERCKX, Patrick VOISIN Logo KUBABA : La déesse KUBABA, Vladimir TCHERNYCHEV Illustration : Thémis et Égée, Peintre de Codros Ingénieur informatique Laurent DELBEKE ([email protected]) Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA KUBABA, Université de Paris I Panthéon – Sorbonne 12, place du Panthéon 75231 Paris CEDEX 05 [email protected]

© L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-12976-1 EAN : 9782343129761

Collection Kubaba Série Antiquité Sydney H. AUFRÈRE Thot Hermès l’Égyptien. De l’infiniment grand à l’infiniment petit Régis BOYER Essai sur le héros germanique Dominique BRIQUEL Le Forum brûle Jacques FREU Histoire politique d’Ugarit Histoire du Mitanni Suppiliuliuma et la veuve du pharaon Anne-Marie LOYRETTE et Richard-Alain JEAN La Mère, l’enfant et le lait Michel MAZOYER Télipinu, le dieu du marécage Claude STERKX Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens. Le mythe indo-européen du guerrier impie. Les Hittites et leur histoire en quatre volumes : Hélène VIAL Incarnations littéraires d’une mère problématique Michel MAZOYER (éd.) Homère et l’Anatolie Valérie FARANTON et Michel MAZOYER (éds). Homère et l’Anatolie 2 Hélène NUTKOWICZ Destins de femmes à Eléphantine au Ve siècle avant notre ère Hélène NUTKOWICZ et Michel MAZOYER La disparition du dieu dans la Bible et dans la mythologie hittite

AUTRES PUBLICATIONS DES ÉDITEURS DE L’OUVRAGE AUX ÉDITIONS DE L’HARMATTAN PATRICK VOISIN (COLLECTION KUBABA) Série éclectique / Essais Patrick VOISIN, Il faut reconstruire Carthage. Méditerranée plurielle et langues anciennes, 2007. Série Actes Patrick VOISIN, Marie-Françoise MAREIN et Julie GALLEGO (éditeurs), Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique, 2010. Série Monde moderne monde contemporain : Afrique du Nord Moëz MAJED, L’Ambition d’un verger (Poésie), préface de Patrick VOISIN, 2010. MARIELLE DE BÉCHILLON « L'abus sexuel et sa preuve en Droit pénal », coll. avec J.-J. CHOULOT, in R. NERAC (dir.), Le mineur et le Droit pénal, 1998. « Quelques aspects de la protection juridique des personnes âgées », in Actes du Congrès de l'APAVIM, 2002. « L'étrangère, le couple et la cité. À partir du Contre Nééra du corpus démosthénien », in Patrick VOISIN, Marie-Françoise MAREIN et Julie GALLEGO (éditeurs), Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique, Collection Kubaba, 2010. PATRICK VOISIN et MARIELLE DE BÉCHILLON (COLLECTION KUBABA - SÉRIE ACTES) L’art du discours dans l’Antiquité. De l’orateur au poète, 2011. L’espace dans d’Antiquité, 2015.

À Florent Dumont, ancien élève de classe préparatoire au lycée Louis Barthou, Pau, pour qui ce livre arrive trop tard. Loi divine ou loi humaine ?

AVANT-PROPOS Aborder la question des relations qu’entretiennent les dieux et les hommes, ou les rapports que les dieux ont entre eux à propos des hommes, ou encore les liens que les hommes tissloent entre eux sous le regard réel ou fantasmé des dieux constitue une base de questions très vaste. Le choix a donc été fait de travailler plus précisément sur la dimension juridique des relations existant de manière directe ou indirecte entre les dieux et les hommes. Ainsi resserrée, l’étude se propose plus particulièrement d’examiner si les lois des dieux et les lois des hommes trouvent des points d’accord ou sont antagoniques. Le cadre principal pour ce travail est celui de l’Antiquité gréco-romaine, d’Homère au Vè siècle ap. J.-C., sans exclure pour autant d’autres cultures issues du monde indo-européen, tels les Hittites et les Perses. Il s’agit d’envisager la dimension juridique de la question à partir de l’analyse de lois, de plaidoyers ou de jurisprudences – afin de fonder le questionnement –, tout aussi bien que de se tourner vers une approche pluridisciplinaire : historique, littéraire, philosophique, sociologique, anthropologique et philologique. Les sources convoquées sont naturellement d’ordre divers – par exemple de nature épigraphique –, mais ce sont les références littéraires qui ont été privilégiées. Comment la littérature présente-t-elle les lois religieuses et les lois de la Cité ou de l’État ? Comment reflète-t-elle les mentalités au regard de l’acceptation ou du refus de ces lois ? Comment la mythologie offre-t-elle la possibilité de transgresser par l’imaginaire des lois difficiles à accepter mais imposées aux hommes ? Les pistes qui se présentent sont nombreuses pour un tel sujet. Avant les lois des dieux et/ou des hommes, n’était-ce pas le droit du plus fort qui prévalait comme loi du monde ? Qu’est-il alors devenu dans un monde régi par des lois ? L’apparition des lois n’est pas sans susciter à son tour des interrogations : les premiers législateurs sont-ils divins ou humains ? Les lois peuvent-elles disparaître comme elles sont apparues ? Les hommes peuventils abroger les lois divines comme ils le font des lois humaines ? Qu’entendre d’ailleurs par lois des dieux et lois des hommes ? Quels mots sont utilisés pour nommer les unes et les autres ? La question probablement la plus complexe est bien de définir les relations ou les articulations qui ont existé entre ces deux sortes de normes, ainsi que leur appréciation en termes d’influence et de hiérarchie. Les interrogations se bousculent alors toujours plus. La législation humaine est-elle d’inspiration divine, ou au contraire laïque ? Les lois des dieux sont-elles supérieures aux lois humaines ? Les droits des hommes 11

constituent-ils des droits de l’Homme ? S’imposent-ils par conséquent aux lois divines ? Le permis et l’interdit sont-ils identiques ou distincts chez les dieux et chez les hommes ? Qui est garant du respect des lois divines et humaines ? Devant quelles juridictions reçoivent-elles une application ? Une évolution historique s’est-elle dessinée et laquelle ? Enfin, dans une perspective plus littéraire, les genres littéraires – le théâtre, la poésie et la prose argumentative ou narrative – présentent-ils les mêmes problèmes et apportent-ils les mêmes réponses dans ce dossier des lois divines et humaines ? Le présent ouvrage essaie modestement de faire le point à l’intérieur de grands chapitres. Qu’appelle-t-on homo sacer ? Peut-on faire ressortir des aspects juridiques majeurs ? Comment les Autres des Grecs et des Romains – leur altérité – ont-ils vécu le rapport entre lois divines et lois humaines ? Est-ce que la philosophie – Platon et Aristote en particulier – a permis de mieux comprendre ces deux types de lois ? La représentation que les dramaturges, les historiens et les romanciers donnent des lois est-elle semblable ? Enfin, quel changement le monde chrétien a-t-il entraîné ? L’ouvrage reprend les communications qui ont été données à Pau, les 17 et 18 mars 2011, au Lycée Louis Barthou puis à la Faculté de droit (UPPA), dans le cadre des Journées d’Étude annuelles de Langues et Culture de l’Antiquité, autour du programme de culture antique des classes préparatoires littéraires, sous le double patronage du Recteur de l’académie de Bordeaux et de l’Inspection générale des lettres ; à ces communications se sont ajoutées d’autres contributions destinées à couvrir plus largement le champ qui avait été délimité. Les organisateurs des deux Journées d’Étude et éditeurs de l’ouvrage ont souhaité que le lieu de parole et le lieu d’écriture soient l’occasion d’une rencontre entre hittitologues, hellénistes, latinistes, historiens, philosophes, littéraires ; de même, ils ont voulu que les jeunes doctorants d’aujourd’hui, qui seront les professeurs de demain, aient la possibilité de croiser leurs réflexions avec celles de chercheurs confirmés et spécialistes dans leur domaine ; enfin ils ont tenu à ce que les intervenants et auteurs associent monde universitaire et monde des classes préparatoires. Ces deux Journées d’Étude ont par ailleurs bénéficié d’un partenariat multiple et nous remercions pour leur soutien financier et/ou moral : le Centre de Recherche et d’Analyse Juridiques Unité Jean Pinatel – CRAJUJP, le Conseil de la Recherche de la Faculté de droit, d’économie et de gestion de Pau – COREJE, l’École Supérieure de Commerce de Pau et le laboratoire ERASME de l’Université de Toulouse le Mirail. Que soient remerciés pour terminer : Monsieur Jean-Louis Nembrini, Recteur de l’académie de Bordeaux, sous le haut patronage duquel les Journées d’Étude littéraires se sont déroulées ; Monsieur Alain Vaujany, 12

Proviseur du Lycée Louis Barthou, pour avoir permis que cette manifestation bénéficie du meilleur cadre et des meilleures conditions de réalisation ; Monsieur Michel Mazoyer, Directeur de publication de Kubaba, dont les Cahiers Kubaba et la Collection Kubaba sont édités chez L’Harmattan ; ainsi que les intervenants des deux Journées d’Étude et les chercheurs qui ont bien voulu écrire un article pour cet ouvrage afin d’ouvrir des pistes plus nombreuses.

Patrick VOISIN Marielle de BÉCHILLON Organisateurs et éditeurs

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Autour de l’Homo Sacer

La condition de l’homo sacer Michèle DUCOS Les liens qu’entretiennent droit et religion dans le monde romain sont manifestes ; dans les temps les plus anciens de la cité, c’étaient les pontifes qui veillaient sur la religion et sur le droit ; ils avaient déterminé les formules d’action en justice et avaient aussi pour fonction d’interpréter les règles de droit1. Il n’est donc pas surprenant que les romanistes se soient interrogés sur la relation entre fas et ius et aient examiné avec attention les institutions civiles. La question reste toutefois discutée : tantôt est affirmé l’aspect religieux du droit ; tantôt droit et religion sont considérés comme deux mondes « rigoureusement étanches2 ». À tout le moins la procédure d’action en justice qui porte le nom de sacramentum semble montrer nettement l’existence de ce lien3 ; mais, même si les juristes romains conservent leur intérêt pour le droit religieux, fas et ius ne se confondent pas. Il paraît pourtant possible de retrouver quelques formes d’une étroite association. L’une des plus remarquables réside dans la situation de l’homo sacer, consacré à la divinité qu’il a offensée et, de ce fait, exclu de la communauté. Cette condition singulière a suscité l’intérêt des auteurs anciens et des romanistes contemporains, qui en ont recherché la signification. Nous voudrions plus simplement tenter d’en comprendre les origines et les formes ainsi que l’évolution. La réflexion sur l’homo sacer nous conduit ainsi à revenir aux premiers temps de la communauté romaine, aux origines de la cité au moment où lois des hommes et lois des dieux étaient encore étroitement associées. À travers les siècles, jusqu’au IVè siècle ap. J.-C. avec Macrobe, les auteurs anciens ont gardé le souvenir de l’homo sacer ; juristes, antiquaires, ou lexicographes, attentifs aux réalités les plus anciennes de l’Vrbs, ont souligné le caractère singulier de sa condition. Selon Festus, qui se fonde sur des sources anciennes, « l’homo sacer est celui que le peuple a jugé pour 1

Digeste, 1, 2, 2, 6 (Pomponius) : omnium tamen harum (scil. legum) et interpretandi scientia et actiones apud collegium pontificum erant (…). 2 Selon la formule de M. HUMBERT (« Droit et religion dans la Rome antique », in Archives de Philosophie du droit, 1993, pp. 35-47) ; A. MAGDELAIN (« Le ius archaïque », in Jus, Imperium, Auctoritas. Études de droit romain, Coll. École française de Rome n°133, Rome, 1990, pp. 3-93) a longuement montré les aspects religieux du droit public et les aspects sacrés du droit privé romain. 3 C. LOVISI, Contribution à l’étude de la peine de mort sous la république romaine (509-149 av. J.-C.), Paris, 1999, p. 68 ; le plaideur dont le sacramentum a été déclaré iniustum se trouve en quelque sorte dans la condition d’un homo sacer.

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un crime ; il n’est pas permis par la loi religieuse de l’immoler, mais celui qui le tue n’est pas condamné pour "parricide"4 ». Énumérant les lois de Romulus, l’historien grec Denys d’Halicarnasse déclare dans ses Antiquités romaines : « Tout homme convaincu d’avoir enfreint une de ces règles tombait sous le coup de la loi que Romulus avait établie pour les traîtres. Le premier venu était en droit de le mettre à mort, comme une victime que l’on dévouait à Zeus Katachtonios ; car les Romains avaient l’habitude de consacrer à quelque dieu – et, en particulier, aux divinités infernales – la personne de ceux dont ils voulaient que la mort demeurât impunie5. »

Macrobe, enfin, dans les Saturnales, rappelle la condition « de ceux qui sont consacrés à des dieux déterminés, parce que je n’ignore pas qu’il paraîtra étonnant à certains que, tandis qu’il est sacrilège de toucher à tout ce qui est sacré, il soit conforme au droit de tuer un homme voué aux dieux6 ». Les trois auteurs que nous avons cités s’accordent ainsi pour souligner deux caractéristiques de cette condition : l’homo sacer est un homme consacré aux dieux à la suite d’un maleficium ; on peut le tuer impunément sans être considéré comme coupable d’homicide. Tous insistent sur cette contradiction, ce que l’on a appelé le « paradoxe du sacer7 ». L’adjectif sacer appartient à la langue religieuse, comme sanctus ou religiosus ; ce terme figure dans l’une des plus anciennes inscriptions romaines8. Il désigne précisément ce qui est consacré aux dieux comme le montre la définition citée par Macrobe : « Est sacré, comme le rapporte Trébatius, au livre I de son traité Des pratiques religieuses, tout ce qui relève

4 FESTUS, Sacer Mons 424 L : homo sacer is est quem populus iudicauit ob maleficium ; neque fas est eum immolari sed qui occidit parricidi non damnatur. Dans la Rome archaïque, le "parricide" (parricidas) désigne l’homicide, le meurtre d’un homme libre : Cf. FESTUS, 221L : Nam parricida non utique is qui parentem occidisset dicebatur, sed qualemcumque hominem indemnatum. Voir A. MAGDELAIN, « "Paricidas" », in Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, CEFR 79, Rome, 1984, pp. 549570. 5 DENYS D’HALICARNASSE, Antiquités romaines, II, 10. 6 MACROBE, Saturnales, III, 7, 5 : Hoc loco non alienum uidetur de condicione eorum hominum referre quos leges sacros esse certis dis iubent, quia non ignoro quibusdam mirum uideri quod cum cetera sacra uiolari nefas sit, hominem sacrum ius fuerit occidi. 7 R. JACOB, « La question romaine du sacer. Ambivalence du sacré ou construction symbolique de la sortie du droit », in Revue historique, 308, 2006, pp. 523-588. 8 Sur l’inscription du Lapis Niger (CIL I²,1), trouvée à Rome, près du Comitium, datée du VIè siècle, on peut lire sakros es/ed (= sacer erit), formule qui sert, semble-t-il, à protéger l’objet ou le lieu ; voir G. DUMÉZIL, La religion romaine archaïque, Paris, 2e éd., 1974, pp. 99-103.

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du domaine des dieux9. » C. Trébatius Testa, juriste contemporain de Cicéron, avait analysé le vocabulaire religieux romain dans son traité, opposant au sacré le profane qui relève des hommes. D’autres définitions concernant les res sacrae s’accordent de façon très claire avec ces affirmations ; elles proviennent des juristes qui ont examiné le droit des biens et de la propriété ; il est en effet indispensable de distinguer ce qui appartient aux dieux de ce qui appartient aux hommes et relève alors du droit civil. En outre, ces définitions montrent que le sacré n’est pas une qualité divine présente dans une chose ou un être car on constate qu’appartient au sacrum ce qui a été consacré aux dieux par une consecratio ou plus largement par une décision des hommes10. Cet adjectif s’applique aux choses, aux temples mais aussi aux êtres humains : le cas de l’homo sacer le montre à l’évidence11. En s’appuyant sur ce dernier exemple, bien des savants ont insisté sur l’ambivalence du sacré car le même mot désigne à la fois ce qui est le plus vénérable et un être humain qui est un exclu. Il existerait ainsi un sacrum digne de vénération et un autre suscitant l’horreur. C’est précisément ce que remarque Émile Benveniste12, en soulignant le caractère ambigu du sacré : « consacré aux dieux et chargé d’une souillure ineffaçable, auguste et maudit… » ; mais cette interprétation n’a pas entièrement convaincu. Il faut donc retenir que sacer désigne ce qui est séparé du monde des hommes, retranché et réservé aux dieux13. L’homo sacer est séparé et isolé du monde des hommes. Comment peut-on aboutir à cet état ? Pour le comprendre, il faut se reporter aux règles de droit les plus anciennes de Rome, celles que les auteurs anciens avaient attribuées aux différents rois, et qu’ils nommaient leges regiae. Dans les fragments épars que nous avons conservés, droit et religion se trouvent souvent associés à travers les sacrifices, le droit pénal ou le droit familial ; plusieurs lois prévoient explicitement que certains actes 9 MACROBE, Saturnales, III, 3, 2 : Sanctum est, ut Trebatius libro primo de religionibus refert, quicquid est quod deorum habetur ; d’autres définitions vont dans le même sens : FESTUS, 424 L, qui cite la définition d’un autre juriste de l’époque augustéenne (Aelius Gallus ait sacrum esse (…) quod dis dedicatum atque consecratum sit) ou MACROBE, Saturnales, III, 7, 3 (quicquid dis destinatum est sacrum uocatur). Voir R. SCHILLING, « Sacrum et Profanum. Essai d’interprétation », in Latomus, 30, 1971, pp. 953969. 10 R. SCHILLING, art. cit., p. 954 ; voir aussi J. SCHEID, Religion et piété à Rome, Paris, 1985, p. 54. 11 R. SCHILLING (art. cit., p. 955-956) mentionne le cas de la deuotio et du deuotus qui se consacre aux dieux pour assurer la victoire de l’armée. 12 É. BENVENISTE, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, t. II, Paris, 1969, pp. 187-192 ; A. ERNOUT et E. MEILLET, DELL, 4e éd, Paris, 1967, s.u. sacer : « sacer désigne celui ou ce qui ne peut être touché sans être souillé ou sans souiller, de là le double sens de "sacré" ou "maudit". » 13 G. DUMÉZIL, op. cit., p. 143.

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entraîneront la sacratio du coupable. Ces dispositions concernent en premier lieu la famille14. Dans une loi attribuée à Servius Tullius sont mentionnés les mauvais traitements envers les ascendants : « si un enfant frappe son père, mais s’il [le père] appelle à grands cris, que l’enfant soit consacré aux divinités des parents15. » Une règle du même type, attribuée à Romulus et T. Tatius, concernait la bru (nurus) ; elle se trouvait, elle aussi, consacrée aux divinités familiales16, pour des actes qui étaient sans doute de même nature et de même gravité, bien que le caractère lacunaire du texte ne permette pas de les préciser. C’est donc l’atteinte à la pietas qui explique dans ce cas la sacratio. Une autre règle de droit concerne les rapports entre patrons et clients. Denys d’Halicarnasse donne des informations précises à ce sujet : « Il était interdit aux uns et aux autres de se traîner mutuellement en justice, de porter un témoignage ou de voter les uns contre les autres, de se ranger chacun au parti des ennemis de l’autre. Tout homme convaincu d’avoir enfreint l’une de ces règles tombait sous le coup de la loi que Romulus avait établie pour les traîtres. Le premier venu était en droit de le mettre à mort, comme une victime que l’on dévouait à Zeus Katachtonios ; car les Romains avaient l’habitude de consacrer à quelque dieu – et, en particulier aux divinités infernales – la personne de ceux dont ils voulaient que la mort demeurât impunie17. »

Cette disposition très ancienne exprime un interdit qui persiste au cours des siècles ; bien après le temps de Romulus, la sacratio conserve son importance puisque nous la retrouvons expressément mentionnée en 450 av. J.-C. dans la loi des XII Tables : « Si le patron fait du tort à son client, qu’il

14 PLUTARQUE (Romulus, 22, 3) mentionne un sacrifice aux dieux infernaux offert par le mari qui répudie sa femme ; mais l’interprétation de ce passage est extrêmement discutée ; certains savants comprennent que le mari qui vend sa femme doit être sacrifié aux dieux infernaux. Il pourrait alors s’agir de sacratio. Voir la discussion dans C. LOVISI, op. cit., pp. 18-19. 15 FESTUS, 260 L : si parentem puer uerberit, ast olle plorassit, puer diuis parentum sacer estod ; selon cet auteur, le verbe plorare signifie inclamare. 16 FESTUS, ibid. : In regis Romuli et Tatii legibus : Si nurus… sacra diuis parentum estod. On doit tenir compte de la correction proposée par Th. MOMMSEN (in K.G. BRUNS, Fontes Iuris Romani Antiqui, Tübingen, 1909, pp. 7-8, n. 6) et acceptée par la plupart des commentateurs : in regis Romuli et Tatii legibus haec : « si parentem puer… sacer estod » (…) Adicitur : « si nurus… estod » in Serui Tulli. En intervertissant les citations, elle attribue la première loi à Romulus, la seconde à Servius Tullius. 17 DENYS D’HALICARNASSE, II, 10, 3. Le texte de l’historien grec semble mêler des éléments relativement récents (élections, interdiction d’accusation réciproque) et des données authentiquement archaïques (voir C. LOVISI, op. cit., p. 23).

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soit sacer18. » Certes, cette disposition concerne désormais le seul patron ; mais fraus a ici un sens très fort et désigne tout comportement illicite, contraire aux obligations et aux interdictions réciproques qui s’imposaient dans cette relation ; il faut comprendre que le patron lèse son client et manque à ses devoirs, oubliant la fides qui doit fonder leurs rapports. La loi des XII Tables qui contient des normes fondamentales reprises pendant des siècles, relues et commentées par les juristes romains, exprime ainsi l’importance majeure de ce lien. Il se trouve placé sous la protection des dieux et semble avoir été considéré (au moins à l’origine) comme une relation familiale19. Enfin, certaines atteintes à la propriété privée sont également sanctionnées par la sacratio. Le déplacement des bornes, marquant la limite entre les propriétés, fait du coupable un homo sacer : « Numa Pompilius avait décidé que celui qui aurait arraché une borne (en labourant) serait consacré aux dieux, lui et ses bœufs20. » La mention des animaux, eux aussi consacrés aux dieux, renvoie aux temps les plus anciens de la cité, « à des lois primitives encore toutes dominées par des conceptions religieuses21 ». Mais, il ne s’agit pas seulement de constater un préjudice pour le propriétaire22 ; un tel acte porte atteinte à la religion et à la fides. Les bornes font l’objet d’un culte ; le dieu Terminus protège les limites des terres et garantit leur propriété ; en outre, à travers la répartition des propriétés et les relations de voisinage qui en découlent, il est relié à Fides. Il faut enfin souligner son association avec Jupiter (avec sa présence dans le temple de Jupiter Capitolin) ; c’est ce qu’exprime le renvoi à Jupiter Terminus, présent

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Lex XII Tab., VIII, 21, cité par SERVIUS : si patronus clienti fraudem fecerit, sacer esto. Selon C. LOVISI (op. cit., p. 21), la fraus du patron est une notion très vague qui désigne un « comportement frauduleux », « tort », ou « manquement à ses obligations ». Pour G. FREYBURGER (Fides. Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, Paris, 1986, pp. 86-89), fraus désigne d’abord la « rupture d’un droit ou d’un devoir ». 19 Selon A. MAGDELAIN (« Remarques sur la société romaine archaïque », in Revue des Études Latines, 49, 1971, pp. 103-127), qui se fonde sur Festus et Servius, le commentateur de Virgile, la relation patron-client semble avoir été, dans les premiers temps, une relation quasi filiale, les clients étant en quelque sorte considérés comme les fils de leurs patrons. 20 FESTUS, 505 L : Numa Pompilius statuit eum qui terminum exarasset et ipsum et boues sacros esse ; DENYS D’HALICARNASSE, II, 74, 3 : « Si quelqu’un supprimait ou déplaçait les bornes, la loi prévoyait que le coupable serait dévoué aux dieux ; ainsi chacun pouvait, en toute impunité et sans encourir la moindre souillure, le mettre à mort comme sacrilège. » 21 Th. MOMMSEN, Le droit pénal romain, trad. française, Paris, 1907, t. I, p. 75. 22 E. CANTARELLA, « La sacertà nel sistema originario delle pene. Considerazioni su una recente ipotesi », in M. HUMBERT et Y. THOMAS (éd.) Mélanges de droit romain et d’histoire ancienne. Hommage à la mémoire de André Magdelain, Paris, 1998, pp. 47-71 (voir p. 58 où est soulignée la violation de propriété que constitue cet acte) ; C. LOVISI, op. cit., p. 15.

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chez Festus23. Il s’agit donc d’une infraction qui concerne autant la religion que le droit. Après ces situations précises24, où la sacratio est expressément indiquée, on mentionne souvent, de façon plus large, la violation d’un serment : en effet, le serment est un engagement pris devant les dieux ; violer un serment, se parjurer suscite leur colère et fait du coupable un homo sacer25. Aux normes présentes chez les auteurs anciens d’autres dispositions ont été ajoutées par les romanistes26, de façon moins convaincante : par exemple, les dispositions des XII Tables permettant de tuer impunément le voleur qui s’introduit la nuit dans une demeure, ou le jour, en cas de vol à main armée27. La mise à mort du coupable reste impunie ; mais la sacratio n’est pas expressément mentionnée et c’est plutôt la légitime défense qui explique ces deux dispositions28. Ces règles de droit ont suscité bien des commentaires : elles sanctionnent des atteintes à la famille, à la société, à la propriété et concernent par conséquent des relations privées ; il ne s’agit pas de sacrilège, de menaces contre le pouvoir royal ni de perduellio, mais de tort causé à un particulier constituant une transgression du droit et, plus largement, d’un comportement contraire à la fides ou à la pietas. Ainsi, implicitement ou explicitement, de telles conduites nuisent à la pax deorum : les relations harmonieuses entre les hommes et les dieux, qui assurent la bienveillance de ces derniers envers la cité29. Ce sont les structures familiales et sociales ainsi que la répartition des biens qui sont concernées ; et c’est précisément le bon ordre de la cité qui est remis en cause, un ordre qui est placé sous la protection des dieux. Droit et religion, loi humaine et monde des dieux se rejoignent. L’atteinte à la pax deorum peut être réparée en détachant de la société l’auteur de ces fautes et en le consacrant à la divinité qui a été 23

G. DUMÉZIL (op. cit., pp. 211-213) renvoie à PLUTARQUE, Numa, 16 ; G. DE SANCTIS (« Qui terminum exarasset… », in S.I.F.C., 98, 2005, pp. 73-101) souligne clairement l’importance de la Fides et son association à Terminus (pp. 92-94). 24 FESTUS, 5 L, rapporte aussi le texte d’une loi royale fragmentaire dont seule la sanction a été conservée, l’indication du contenu n’étant pas parvenue. 25 C. LOVISI, op. cit., p. 24. Pour la critique de cette théorie, voir G. CRIFO, « Exilica causa quae adversus exulem agitur. Problemi dell’Aqua et igni interdictio », in Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, Coll. EFR 79, Rome, 1984, pp. 459-497 (en part. pp. 460-463). 26 Cet élargissement est aussi manifeste dans le livre de R. FIORI, Homo sacer. Dinamica politico-costituzionale di una sanzione giuridico-religiosa, Naples, 1996. 27 Lex XII Tab., VIII, 12 : Si nox furtum faxsit, si im occisit, iure caesus esto ; VIII, 13 : luci si telo se defendit endoque plorato. 28 B. SANTALUCIA, « Il processo penale nelle XII Tavole », in Studi di diritto penale romano, Rome, 1994, pp. 12-13. 29 L. GAROFALO, « Sulla condizione di ‘homo sacer’ in età arcaica », in SDHI, 56, 1990, pp. 223-255 ; id., « Homo liber et homo sacer : deux archétypes de l’appartenance », in RHD, 87, 2009, pp. 317-336 (en part. p. 324).

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offensée. La cité se sépare du coupable et le remet aux dieux, de même que dans le droit pénal le plus ancien le coupable était remis à la famille de la victime30. L’auteur de ces infractions devenait sacer, terme qui suscite des traductions variées : « tabou », maudit, proscrit31. Exclu de la communauté, il était abandonné à la vengeance de la divinité offensée. Comment était-il parvenu dans cette condition ? Y avait-il un jugement ? Une déclaration publique ? Aucune indication n’est donnée pour l’arrachage des bornes, ni même pour les relations des clients et des patrons. La ploratio (l’appel à grands cris), mentionnée dans la loi attribuée à Servius Tullius, a pu sembler exprimer une malédiction32, mais il s’agit aussi d’un appel à la communauté (parents, voisins, concitoyens) que l’on peut considérer comme un appel à l’aide : tous sont pris à témoin de la faute33 et de la sacratio qui en est la conséquence. Faut-il penser qu’il s’y ajoute un jugement dès les premiers temps ? La question est très discutée chez les spécialistes du droit romain : pour les uns, il suffisait de commettre cet acte contraire aux règles, ce flagrant délit entraînait automatiquement la « sacerté » immédiate puis l’élimination du coupable34 ; il n’existe en effet aucun indice d’un jugement. Mais, même en tenant compte de la dimension réduite de la communauté civique romaine à ses débuts35, il était sans aucun doute nécessaire de porter cet acte à la connaissance de tous les citoyens par un moyen ou un autre ; pour d’autres savants, un « jugement », quelle qu’en soit la forme, est nécessaire36. Il y eut sans doute une déclaration publique et ensuite, progressivement, un jugement préalable fut senti comme indispensable. En effet, la loi des XII Tables interdit de tuer impunément un homme qui n’a

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C’est ce que les juristes nomment abandon noxal ; voir F. DE VISSCHER, Le régime romain de la noxalité. De la vengeance collective à la responsabilité individuelle, Bruxelles, 1947. 31 C. LOVISI, op. cit., p. 48. 32 E. CANTARELLA, art. cit., pp. 60-61 ; L. GAROFALO (art. cit., 1990, pp. 245-248) s’appuie sur L. GERNET (Anthropologie de la Grèce antique, Paris, 1968, pp. 236-238) pour en faire d’abord une malédiction adressée à la divinité outragée par la conduite du puer. B. SANTALUCIA (art. cit.) l’interprète comme une prise à témoin en vue d’un futur jugement. 33 Voir CICÉRON commentant, dans le Pro Tullio (21, 50), le verbe endoplorare présent dans la loi des XII Tables (VIII, 13) : endoplorato, hoc est conclamato ut aliqui audiant et conueniant. L’orateur insiste ainsi sur l’importance des témoins. 34 B. ALBANESE (« "sacer esto" », in BIDR, 91, 1988, pp. 154-179) considère que le coupable devient automatiquement sacer (pp. 154-155), ainsi que L. GAROFALO (art. cit., 1990, p. 246, et art. cit., 2009, pp. 322-323). C. LOVISI (op. cit., p. 48) envisage une exécution immédiate, conséquence d’un flagrant délit. 35 B. ALBANESE, art. cit., p. 158. 36 B. SANTALUCIA (art. cit., p. 12) estime qu’il faut un jugement.

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pas été condamné37 (indemnatus). Mais il ne s’agit pas d’une sanction pénale ; la sacratio est un état38. À ce moment, l’homo sacer n’appartenait plus au monde des humains. Il est consacré aux dieux, d’abord à tous de façon générale, comme le montrent les formules les plus anciennes où il est seulement déclaré sacer esto. Il est alors « dévoué au monde indifférencié de la mort où des personnalités divines se distinguent mal39 ». Des précisions furent apportées avec le cours du temps ; le coupable est alors consacré à une divinité particulière, celle qu’il a offensée : Jupiter, les dieux de la famille ou les ancêtres, les divinités infernales, Cérès, Liber et Libera. C’est à elles de déterminer le sort de l’homo sacer40. Ce dernier se trouve isolé, exclu de la collectivité humaine41. On parle à son sujet de « proscription religieuse et temporelle42 ». Sa situation est souvent comparée avec des formes d’exclusion archaïques existant dans le Haut Moyen Âge, dans le monde des Francs, des saxons, et des pays germaniques43 car « le proscrit est mis au ban de l’ordre social (…), déchu de tous les attributs du sujet de droit, promis à une mort que n’importe qui pouvait lui donner44 ». L’homo sacer est ainsi dans une condition singulière : vivant mais séparé des hommes et de la communauté civique. Il ne semble pas devoir être sacrifié comme le précise Festus, car il n’est pas une victime pure45. Il n’y a pas non plus d’exécution officielle. Mais, pour de nombreux savants, il doit nécessairement être mis à mort46. Pour d’autres, il est un objet d’horreur et de malédiction, un être qui n’appartient plus à la communauté et ne peut plus bénéficier de sa protection. Les auteurs anciens (grecs et latins) insistent clairement sur cet état : ils affirment que la mise à mort est admise par les lois divines et humaines, tout en insistant sur l’impunité exceptionnellement accordée à l’auteur de cette mort47. Il ne s’agit pas d’homicide, mais d’un acte échappant à toute répression et à toute vengeance. C’est pourquoi 37 Lex XII Tab., IX, 6 ; cette disposition est mentionnée par un grand nombre d’auteurs ; sur sa signification, voir C. LOVISI, op. cit., p. 58 ; FESTUS, 424 L, fait allusion à celui que le peuple a jugé pour un maleficium. 38 C. LOVISI, op. cit., p. 39. 39 Selon la formule employée par A. MAGDELAIN (De la royauté et du droit. De Romulus à Sabinus, Rome, 1995, p. 104). 40 L. GAROFALO, art. cit., 1990, p. 241. 41 L. GAROFALO, art. cit., 2009, p. 322. 42 C. LOVISI, op. cit., p. 43. 43 R. JACOB, art. cit., pp. 524 et 574 ; E. CANTARELLA, art. cit., pp. 51-53. 44 R. JACOB, art. cit., p. 524. 45 C. LOVISI, op. cit., pp. 44-45 ; cf. FESTUS, 424 L : homo sacer is est quem populus iudicauit ob maleficium ; neque fas est eum immolari sed qui occidit parricidi non damnatur. 46 L. GAROFALO (art. cit., 2009, p. 324) suggère que les dieux pouvaient aussi frapper l’homo sacer de folie ou de maladie, ou encore le pousser au suicide. 47 TITE-LIVE, III, 55, 5 : eum ius fasque esse occidi.

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l’homo sacer pouvait être mis à mort par quiconque : quis uolet. L’impunité accordée au meurtrier laisse donc penser qu’il n’y avait pas d’exécution publique, mais que c’étaient des particuliers qui se chargeaient de son élimination48. Elle était sentie comme nécessaire, si l’on en croit les remarques de Macrobe, car, selon lui, l’âme ne peut parvenir jusqu’aux dieux que si elle est libérée du poids du corps, ce qui ne peut se faire que par la mort49. Avec l’évolution de la cité (dans les débuts de la république), la sacratio subsiste, mais se transforme et concerne aussi les institutions publiques. Elle réprime l’adfectatio regni, l’aspiration à la royauté. En 509, les Romains ont prêté serment de refuser la royauté et de vouer aux dieux (dans sa personne et ses biens) celui qui voudrait se faire roi50. Selon Plutarque51, cette loi proposée par le consul Valerius Publicola permettait de tuer sans jugement le coupable et déclarait innocent l’auteur du meurtre. Plusieurs cas de ce type sont connus dans les débuts de la république : Spurius Cassius en 485 av. J.C., Spurius Maelius en 439, Manlius Capitolinus en 384. Chaque fois, ces hommes ont su s’attirer les faveurs du peuple, et ont ensuite été accusés de vouloir rétablir la royauté, puis condamnés et mis à mort. Les formes de l’exécution varient : dans certaines versions, Sp. Cassius est tué par son père52 et c’est la justice familiale qui s’exerce ; pour Manlius Capitolinus53, il y a un procès ; Sp. Maelius est tué par Servilius Ahala54, le maître de cavalerie, l’auxiliaire du dictateur. Il aurait résisté par la force à la convocation de Cincinnatus, alors dictateur. Dans le discours que lui prête Tite-Live, ce dernier donne l’explication suivante pour justifier cette mort : « il tentait d’échapper à la justice par la force, on l’avait châtié par la force (…)55. » Mais le dictateur déclare aussi qu’on ne pouvait le traiter en citoyen, car, « né dans une ville libre, il avait conçu le projet d’être roi ». L’orateur le présente enfin comme un monstrum et ajoute : « (…) il ne suffisait pas de son sang pour l’expier : il fallait encore que son toit et ses murs fussent mis en pièces et ses biens saisis56. » Ainsi, malgré les 48

C. LOVISI, op. cit., p. 43. MACROBE, Saturnales, III, 7, 5-8 ; L. GAROFALO (art. cit., 2009, p. 327) commente ces lignes en suggérant qu’une telle interprétation est influencée par les doctrines néoplatoniciennes. 50 TITE-LIVE, II, 8, 1 : (…) sacrandoque cum bonis capite eius qui regni occupandi consilia inisset (...). 51 PLUTARQUE, Publicola, 12, 1 : « Il fit une loi qui permettait de tuer sans jugement tout homme qui aspirait à la tyrannie ; elle déclarait innocent l’auteur du meurtre pourvu qu’il fournît les preuves du crime. » 52 TITE-LIVE, II, 41, 10. 53 TITE-LIVE, VI, 20. 54 TITE-LIVE, IV, 14,6-7. 55 TITE-LIVE, IV, 15, 2-3. 56 TITE-LIVE, IV, 15, 8. 49

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réécritures successives de l’annalistique et la mise en forme élaborée de TiteLive, le passage conserve quelques éléments laissant penser que Sp. Maelius fut déclaré sacer57. La sacratio concerne aussi les tribuns de la plèbe ; ils sont sacrosaints : celui qui porte atteinte à un tribun devient sacer et peut être tué impunément58. Au moment de la sécession, la plèbe aurait assuré l’inviolabilité tribunicienne par un serment59. La sacrosainteté se trouve ensuite réaffirmée par la lex Valeria Horatia de 449 av. J.-C. : « (…) si quelqu’un porte atteinte à un tribun, sa tête est consacrée à Jupiter, ses biens sont vendus au profit du temple de Cérès, Liber et Libera60. » Après avoir cité cette disposition et les commentaires des iuris interpretes, Tite-Live souligne l’étroite association entre religion et droit public qui fonde la sacrosanctitas des tribuns : en effet, cette dernière est d’abord religieuse, issue du serment et des « cérémonies rituelles », et, ensuite, reconnue par la loi de la cité61. De nombreux exemples révèlent cette inviolabilité : celui qui maltraite un tribun ou ne respecte pas sa potestas est précipité du haut de la roche Tarpéienne par le tribun lui-même ; aucun jugement n’est nécessaire et sous cette forme, la sacrosainteté s’exerça jusqu’à la fin de la république62. Dans tous les cas pour ces règles qui concernent l’organisation politique de la cité, c’est le serment qui les accompagne qui fonde la sacratio. Au cours des siècles, la sacratio évolue : un jugement devient nécessaire, non pour l’atteinte physique, mais pour tout ce qui est offense envers le tribun, manque de respect envers son pouvoir. L’exemple de Coriolan ou les multiples procès intentés par les tribuns contre des patriciens le montrent clairement. Il ne paraît plus acceptable de mettre à mort un homme sans jugement ni condamnation. Avec l’organisation et le développement de la 57

Ces variantes multiples et « suspectes » montrent toutefois que l’exécution privée de l’homo sacer tend à disparaître, et que le jugement est senti comme nécessaire. Voir M. LOWRIE, « Dictatorship and the homo sacer », in B. BREED, C. DAMON, A. ROSSI, Citizens of Discord, Oxford, 2010 ; J. BAYET (Tite-Live, livre VI, Paris, 1966, Appendice, p. 117) souligne que « les variantes dramatiques et institutionnelles étouffent en ces récits le sentiment archaïque de l’expulsion religieuse d’un homme sacer, considéré comme un miasme pour la cité ». 58 CICÉRON, Pro Tullio, 20, 47 : recitauit… legem antiquam de legibus sacratis, quae iubeat impune occidi eum qui tribunum pl. pulsauerit ; FESTUS, 424 L : nam lege tribunicia prima cauetur : si quis eum, qui eo plebei scito sacer sit, occiderit, parricida ne sit. 59 TITE-LIVE, III, 55, 10 : tribunos uetere iure iurando plebis, cum primum eam potestatem creauit, sacrosanctos esse. Voir C. LOVISI (op. cit., pp. 30-32) qui insiste à plusieurs reprises sur la relation étroite entre lex sacrata et serment. 60 Ibid., 7 : ut qui tribunis plebis aedilibus, iudicibus decemuiris nocuisset, eius caput Ioui sacrum esset, familia ad aedem Cereis Liberi Liberaeque uenum iret. 61 Ibid. : (…) cum religione inuiolatos, tum lege etiam fecerunt (…). 62 C. LOVISI, op. cit., pp. 35-36 ; J.-M. DAVID, « Du comitium à la roche Tarpéienne… Sur certains rituels d’exécution capitale sous la république, les règnes d’Auguste et de Tibère », in Du châtiment dans la cité…, op. cit., pp. 131-175 (voir pp. 135-139).

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justice criminelle dans la cité, avec la laïcisation du droit, il y a jugement et condamnation ; la cité contrôle l’exécution. C’est donc la loi des hommes, la lex publica, qui intervient désormais. La sacratio disparaît du droit pénal, elle n’est plus qu’une malédiction, voire une simple injure comme chez Plaute où un personnage se présente comme sacer et scelestus63. Mais les « lois royales » étaient encore bien connues à la fin de la république, et elles le restèrent directement ou indirectement pendant longtemps. La condition singulière de l’homo sacer n’était pas oubliée et se trouve mentionnée par de nombreux auteurs. La recherche d’une définition du sacré, en particulier chez les juristes (ou les antiquaires), conduit encore à s’interroger sur l’homo sacer. Il ne semble pourtant pas présent dans la réflexion cicéronienne ; Cicéron a fortement insisté sur les fondements sacrés du droit, la parenté entre les hommes et les dieux. Mais, dans le De legibus, il se borne à indiquer que les tribuns de la plèbe sont sancti (III, 3, 9) ; la discussion qui suit porte sur l’utilité des tribuns, mais leur caractère sacrosaint n’est pas envisagé ; dans le livre II, consacré aux lois religieuses, la sacratio n’apparaît pas ; le voleur d’objets sacrés est considéré comme un « parricide » par Cicéron64. Certes le traité est lacunaire, mais cette explication sommaire ne peut être satisfaisante. Pour notre auteur, le « parjure est frappé d’infamie par les hommes, mais c’est aux dieux d’en décider l’anéantissement65 » ; une telle affirmation peut paraître étonnante, mais, quand le parjure ou l’impiété n’atteint pas la communauté civique, il n’y a pas d’expiation. Les lois de la cité ne sanctionnent pas tant l’affront fait aux dieux que l’atteinte à la communauté politique66 : les impies et les parjures sont châtiés par les dieux qui causent leur perte, les frappent de remords ou de folie. De plus, il n’est pas surprenant que Cicéron ne s’arrête pas sur cette situation, car il est le premier à s’attacher à la responsabilité personnelle, au sentiment de culpabilité et au remords67. Dans la suite de l’histoire romaine, la sacratio n’est pas totalement laissée de côté ; elle n’est pas seulement une préoccupation d’historiens et d’érudits, mais paraît subsister dans la mentalité et l’imaginaire romains. C’est bien ce que révèle l’Énéide. Dans le chant VI, Virgile décrit la 63

PLAUTE, Bacchides, 784 : Ego sum sacer, scelestus ; et FESTUS, 424 L : Ex quo quiuis homo malus atque improbus sacer appellari solet. 64 CICÉRON, De legibus, II, 10, 22 : sacrum sacroue commendatum qui clepserit rapsitue, parricida esto. Voir A. DYCK (A commentary on Cicero, De legibus, University of Michigan, Ann Arbor 2003, ad loc.) qui souligne que l’on aurait attendu sacer esto dans une telle disposition. 65 CICÉRON, De legibus, II, 10, 22 : periurii poena diuina exitium, humana dedecus. 66 J. SCHEID, « Le délit religieux dans la Rome tardo-républicaine », in Le délit religieux dans la cité antique, CEFR 48, Rome, 1981, pp. 117-171 (voir pp. 152-154). 67 J. SCHEID, art. cit., p. 155.

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descente aux Enfers qu’entreprend Énée, guidé par la Sibylle de Cumes. Avant d’atteindre les Champs Élysées et de retrouver son père, le héros passe près du Tartare, le séjour des plus grands criminels où personne ne peut pénétrer ; la Sibylle lui décrit alors ce qu’il n’a pas le droit de voir et l’instruit des criminels et des supplices décidés par les dieux. Après avoir mentionné les criminels de la mythologie, Ixion, Tityos, elle évoque une foule anonyme dont seuls les actes ont retenu l’attention : « Ici se trouvent ceux qui ont haï leurs frères pendant la durée de leur vie, ceux qui ont maltraité leur père, ceux qui ont tissé leurs perfidies contre un client, ou ceux qui ayant découvert des richesses, les ont couvées pour eux seuls et n’en ont pas réservé une part pour les leurs – eux qui composent la foule la plus nombreuse ; ceux qui ont été tués pour adultère, ceux qui ont suivi des armes impies et n’ont pas craint de trahir la fidélité donnée à leurs maîtres : tous enfermés en ces lieux attendent un châtiment68. »

De tels crimes ne constituent pas seulement des actes contraires aux lois, mais des fautes majeures, qui portent atteinte aux principes fondamentaux sur lesquels est fondée la vie en société. La haine entre frères évoque un thème classique des mythologies et de la tragédie : mais il s’agit des rivalités qui s’achèvent dans le sang et dans la guerre. L’adultère (v. 612) peut aussi bien suggérer les légendes que le monde réel, les fautes souvent évoquées dans la littérature ou l’histoire romaine. Toutefois, la mise à mort de l’amant adultère ou de l’épouse reflète les pratiques d’un droit archaïque69. Enfin, on ne saurait laisser de côté les mauvais traitements envers un père, les torts causés à un client car dans ce contexte ils constituent de toute évidence un écho des lois « royales » où le coupable était frappé de sacratio, comme nous l’avons vu plus haut. Il n’est pas surprenant que des coupables qui, de leur vivant même, sont exclus du monde des hommes par leurs forfaits et appartiennent déjà au monde des dieux (et même des dieux infernaux) se retrouvent là où leurs fautes les appellent : aux Enfers, parmi les plus grands criminels. Pour évoquer ces atteintes majeures envers la famille et la société, Virgile revient 68

VIRGILE, Énéide, VI, 608-614 : Hic, quibus inuisi fratres, dum uita manebat, / pulsatusue parens et fraus innexa clienti, / aut qui diuitiis soli incubuere repertis / nec partem posuere suis (quae maxima turba est), / quique ob adulterium caesi, quique arma secuti / impia nec ueriti dominorum fallere dextras, / inclusi poenam exspectant. Ces vers ont suscité bien des commentaires et bien des études que les dimensions de cet article ne permettent pas de citer ; voir mon article « Les criminels du Tartare (Énéide, VI, 608-627) », in Stylus : la parole dans ses formes. Mélanges en l’honneur du professeur Jacqueline Dangel, Contributions réunies par M. BARATIN, C. LEVY, R. UTARD, A. VIDEAU, Paris, Garnier, 2011, pp. 645-657. 69 Comme le montre la remarque de Caton l’Ancien citée par AULU-GELLE (Nuits Attiques, X, 23, 5) : In adulterio uxorem tuam si prehendisses, sine iudicio impune necares.

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donc aux origines du droit criminel romain ; il a donné une profondeur nouvelle à ces crimes avec ces exclusions qui proviennent du fond des âges, qui appartiennent aux siècles obscurs où se formait la communauté romaine et renvoient aux origines premières du droit et de la société. On mesure ainsi à quel point ces dispositions anciennes restent vivantes, profondément enracinées dans la mentalité romaine. Une étude plus poussée en révélerait sûrement d’autres traces. Bien des siècles après l’empire romain, l’homo sacer à nouveau retient l’attention des philosophes contemporains. Giorgio Agamben, a publié une série d’ouvrages qui ont pour titre Homo sacer. Dans Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, il analyse précisément cette « figure énigmatique du droit romain archaïque70 » avec ses traits contradictoires : il est sacré, mais ne peut être sacrifié, et il est tué impunément. L’insistance est mise sur cette vie exposée au meurtre, sur cet être exclu du monde humain et du monde divin. C’est une vie incompatible avec le monde humain, une « vie nue », selon la propre formule de l’auteur, qui est exposée à la mort. L’auteur retrouve cette « vie nue » dans le monde contemporain. De telles théories ont suscité les critiques des spécialistes du droit romain71, mais il n’est pas indifférent de constater que les catégories du monde romain puissent servir de référence et se trouver associées à une réflexion sur le pouvoir souverain et le monde contemporain. L’exemple de l’homo sacer montre clairement comment lois des hommes et lois des dieux se trouvent réunies dans les premiers temps de la communauté romaine : des actions qui portent atteinte à la pax deorum consacrent le coupable aux dieux. Avec le développement de la cité, la sacratio se transforme : elle ne s’applique plus seulement aux relations sociales et familiales, mais concerne la cité elle-même : rejet de la royauté, sacrosainteté des tribuns. Elle tend même à disparaître : un procès et une condamnation sont considérés comme nécessaires. C’est donc la loi de la cité, la loi faite par les hommes, qui détermine crimes et délits. Mais le souvenir de cette condition singulière a suscité la curiosité des historiens et des juristes ; il a subsisté dans la mémoire collective. Michèle DUCOS Université de Paris Sorbonne

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G. AGAMBEN, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. française, Paris, Seuil, 1997, p. 81. 71 L. PEPE, « Note minime di metodo intorno alla nozione di homo sacer », in SDHI, 73, 2007, pp. 429-443 ; L. GAROFALO, art. cit., 2009, pp. 331-333.

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Macrobe et la question du sacré Patrick VOISIN Émile Benveniste ouvre le livre 3 (consacré à « la religion ») de la 2ème partie de son Vocabulaire des institutions indo-européennes1 portant sur les notions de « pouvoir, droit, religion » par un chapitre intitulé « le sacré ». La distinction qu’il fait des mots grecs hieros, hosios, hagios et des mots latins sacer, sanctus est connue, ainsi que le lien qu’il établit entre tels mots grecs et tels mots latins ; nous allons cependant y revenir. Benveniste s’appuie bien entendu sur les autres langues indo-européennes pour définir ces mots, et il renvoie aux textes grecs et latins : des commentaires de Festus, le Digeste (I, 8), Virgile commenté par Servius, Varron (De re rustica, III, 17, et De lingua latina, VIII, 77), abondamment Homère (Iliade et Odyssée), Suétone (Vie de César), Isocrate (VII, 66), les Hymnes homériques à Hermès, à Déméter et à Apollon, Hérodote, les Tragiques dont Eschyle (Sept contre Thèbes), Aristophane, Pausanias, Strabon, Denys d’Halicarnasse et Sénèque (dans l’ordre où ils apparaissent dans le texte). Mais point de référence à Macrobe ! Ni pour ce chapitre ni pour tout autre d’ailleurs dans l’ouvrage, et Macrobe est totalement absent de l’index des passages cités. Or, Macrobe n’a pas été découvert récemment : édition princeps à Venise en 1472 ; éditions Firmin-Didot en 1827, Dubochet en 1843, Panckoucke en 1845-1847, encore Firmin-Didot en 1875, etc., jusqu’à l’édition Garnier (H. Bornecque et F. Richard) en 1937 et, plus récemment – depuis Benveniste cette fois –, l’édition des Belles Lettres en 1997 (« La Roue à livres ») avec la traduction des livres 1 à 3 par Charles Guittard. Notre article ne prétend élucider aucun aspect nouveau des mots liés au « sacré », ni apporter une lecture nouvelle par rapport soit à Benveniste soit aux travaux les plus récents sur le sacré2 – sans oublier Robert Schilling et John Scheid. Il s’intègre d’ailleurs – sans vouloir les discuter – au propos que Michèle Ducos développe sur l’homo sacer dans l’article précédent et à la réflexion qu’Arnaud Paturet mène, plus loin, sur « le religieux et le droit dans l’ancienne Rome » ; il veut simplement – et tout d’abord – opérer un rapprochement entre ce que dit Macrobe du sacré dans les Saturnales et 1

É. BENVENISTE, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 2 tomes, 1969. 2 H. FUGIER, Recherches sur l’expression du sacré dans la langue latine, Paris, Les Belles Lettres, 1963. M. DE SOUZA, La question de la tripartition des catégories du droit divin dans l’Antiquité romaine, préface de J. SCHEID, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2004. R. JACOB, « La question romaine du sacer. Ambivalence du sacré ou construction symbolique de la sortie du droit », in Revue historique, 2006/3 - n° 639, pp. 523-588.

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l’étude menée par Benveniste. Il se présente avant tout comme un texte d’étonnement qui trouve son élargissement dans la lecture de travaux plus récents que ceux de Benveniste.

Les textes de Macrobe Macrobe se penche sur la question du sacré dans deux chapitres qu’il convient de rappeler pour commencer3 ; ils sont tous les deux au livre III. Le chapitre III, en particulier, a pour titre « Ce qu’on entend par sacer, profanus, sanctus et religiosus ». Saturnales, III, 3, 1-9 1 Et quia inter decreta pontificum hoc maxime quaeritur, quid sacrum, quid profanum, quid sanctum, quid religiosum, quaerendum, utrum his secundum definitionem suam Virgilius usus sit, et singulis uocabuli sui proprietatem more suo seruarit. 2 Sacrum est, ut Trebatius libro primo de religionibus refert, quicquid est quod deorum habetur. Huius definitionis poeta memor, ubi sacrum nominauit, ammonitionem deorum paene semper adiecit : Sacra Dionaeae matri diuisque ferebam. Item : Sacra Ioui Stygio quae rite incepta parabam. Item : — Tibi enim, tibi, maxima Iuno, Mactat sacra ferens. 3 Profanum omnes paene consentiunt id esse quod extra fanaticam causam sit, quasi porro a fano et a religione secretum. Cuius significatus exemplum executus est, cum de luco et aditu inferorum sacro utroque loqueretur : — Procul, o procul este profani, Conclamat uates, totoque absistite luco. 4 Eo accedit quod Trebatius profanum id proprie dici ait quod ex religioso uel sacro in hominum usum proprietatemque conuersum est, quod apertissime poeta seruauit, cum ait : Faune, precor, miserere, inquit, tuque optima ferrum Terra tene, colui uestros si semper honores : Quos contra Aeneadae bello fecere profanos. Dixerat enim : Sed stirpem Teucri nullo discrimine sacrum Sustulerant, unde ostendit proprie profanatum, quod ex sacro promiscuum humanis actibus commodatum est. 5 Sanctum est, ut idem Trebatius libro decimo Religionum refert, interdum idem quod sacrum idemque quod religiosum, interdum aliud, hoc est nec sacrum nec religiosum, est. 6 Quod ad secundam speciem pertinet : Sancta ad uos anima, atque istius inscia culpae, Descendam. Non enim sacro aut religioso eius anima tenebatur, quam sanctam, hoc est incorruptam, uoluit ostendere, ut in illo quoque : — Tuque, o sanctissima coniunx, Felix morte tua. In quo castitatis honorem incorruptae uxoris amplexus est : unde et sanctae leges, quae non debeant poenae sanctione corrumpi. 7 3

Les traductions proposées sont celles de Ch. GUITTARD, Les Saturnales, I-III, Paris, Les Belles Lettres, « La Roue à livres, 1997.

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Quod autem ad priorem speciei definitionem de sancto attinet, id est ut non aliud sit quam sacrum aut religiosum : Ecce leuis summo de uertice uisus Iuli Fundere lumen apex, et paulo post : Nos pauidi trepidare metu crinemque flagrantem Excutere et sanctos restinguere fontibus ignes. Hic enim sanctos ac si sacros accipiemus, quia diuinitus contigerunt. Item : — Tuque, o sanctissima uates Praescia uenturi, non aliud nisi sacram uocat, quam uidelicet uatem, et deo plenam et sacerdotem. 8 Superest ut quid sit religiosum cum Virgilio communicemus. Seruius Sulpicius religionem esse dictam tradidit quae propter sanctitatem aliquam remota ac seposita a nobis sit, quasi a relinquendo dicta ut a carendo cerimonia. 9 Hoc Virgilius seruans ait : Est ingens gelidum lucus prope Caeretis amnem Religione patrum late sacer, et adiecit, quo proprietatem religionis exprimeret : undique colles Inclusere caui, et nigra nemus abiete cingit, quae res utique faciebat lucum a populi communione secretum. Et ut relictum locum ostenderet non sola adeundi difficultate, adiecit et sanctitatem : Siluano fama est ueteres sacrasse Pelasgos Agrorum pecorisque deo. « 1. Et puisque, dans les décrets des pontifes, la question la plus débattue porte sur la définition de ce qui est sacré (sacer), profane (profanus), saint (sanctus), religieux (religiosus), il faut examiner si Virgile a employé ces mots conformément à leur définition et s’il a, selon son habitude, conservé à chacun la valeur propre de sa signification. 2. Est sacré, comme le rapporte Trébatius, au livre I de son traité Des pratiques religieuses, « tout ce qui relève du domaine des dieux ». Ayant cette définition présente à l’esprit, le poète, quand il a mentionné un sacrifice, a presque toujours ajouté la mention des dieux : "Je portais les offrandes sacrées à ma mère la Dionéenne et aux dieux." De même : "Le sacrifice à Jupiter Stygien dont je commençais les préparatifs selon les rites." Et encore : "À toi, oui en ton honneur, toute puissante Junon, il offre un sacrifice, portant les offrandes sacrées." 3. Presque tous s’accordent à reconnaître qu’est profane ce qui est en dehors de la condition sacrée, comme étant maintenu à l’écart du temple (fanum) et du culte. Virgile a fourni une attestation de cette signification en évoquant le bois sacré et l’entrée des enfers, tous deux sacrés : " Loin, loin d’ici, profanes, s’écrie la prophétesse, éloignezvous en dehors de tout le bois sacré." 4. Entre aussi en considération le fait que, d’après Trébatius, est dit proprement profane ce qui, après avoir été religieux ou sacré, a été transféré à l’usage et à la propriété des hommes, usage que le poète a clairement observé, quand il dit : "Faunus, de grâce, aie pitié de moi, dit-il (Turnus) et toi, Terre bienfaisante, retiens ce fer, si j’ai toujours respecté tout ce qui vous honore, qu’au contraire les compagnons d’Énée ont rendu profane dans la guerre." Il avait dit en effet plus haut : "Mais les Troyens, sans faire la différence avec les autres arbres, avaient arraché la souche sacrée." En quoi le poète montre qu’a été, au sens propre, profané ce qui, après avoir été sacré, a été rendu à l’activité des

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hommes, dépouillé de caractère distinctif. 5. Sanctus, comme le rapporte encore Trébatius, au livre X de ses Pratiques religieuses, tantôt est synonyme de "sacré" (sacer) et de "religieux" (religiosus), tantôt signifie autre chose, ni "sacré" ni "religieux". 6. Pour ce qui est de la deuxième acception : "Âme irréprochable (sancta anima), exempte de cette faute, je descendrai, vers vous (ô Mânes)." Cette âme ne revêtait pas un caractère sacré ou religieux ; ce qui est mis en valeur, c’est son caractère vénérable, c’est-à-dire exempt de toute souillure, comme dans le passage suivant : "Et toi, ô très vénérable épouse (sanctissima coniux), heureuse d’être morte", où le poète a voulu rendre hommage à la vertu d’une épouse irréprochable ; d’où le qualificatif de sanctus appliqué aux lois, parce qu’elles ne doivent pas être atteintes par l’application d’un châtiment. 7. En ce qui concerne la première définition de la notion de sanctus, c’est-à-dire en tant que synonyme de sacer et de religiosus : "Voici que, du haut de la tête d’Iule, on vit une mince langue de feu répandre sa lumière", et un peu plus loin : "Nous, épouvantés, nous tremblons de peur, nous secouons la chevelure embrasée et nous éteignons avec de l’eau ce feu sacré." Ici nous interpréterons sanctus au sens de sacré (sacer) parce que le phénomène est d’origine divine. De même : "Et toi, très sainte prophétesse qui connais l’avenir." Il n’exprime rien d’autre que le caractère sacré de celle en qui il voyait une prophétesse, habitée par la divinité et servante du dieu. 8. Il nous reste à examiner ce qui est "religieux" selon Virgile. Selon une tradition remontant à Servius Sulpicius, la religion se définit comme ce qui, en raison d’un caractère vénérable, est écarté et séparé de nous, tirant son nom de relinquere (laisser de côté), comme "cérémonie" dérive de carere (être privé de). 9. Respectant ce sens, Virgile déclare : "Il est un immense bois sacré, en bordure des eaux fraîches du fleuve de Caeré, dont l’étendue a été religieusement consacrée par nos pères", et pour exprimer le sens propre du mot "religion", il a ajouté : "De tous côtés, il est fermé par des collines, qui le délimitent par leur hauteur et un bois de noirs sapins l’entoure" ; cette disposition rendait le bois sacré absolument isolé de tout contact avec le commun des mortels. Et pour montrer que l’isolement de l’endroit ne reposait pas seulement sur la difficulté d’accès, il a souligné également son caractère sacré : "La tradition veut que les anciens Pélasges l’aient consacré à Silvain, dieu des guérets et du bétail." »

Saturnales, III, 7, 3-8 3 Verbis etiam singulis de sacro ritu quam ex alto petita significet, uel hinc licebit aduertere : Iniecere manum Parcae, telisque sacrarunt Euandri. Nam quicquid destinatum est dis sacrum uocatur : peruenire autem ad deos non potest, nisi libera ab onere corporis fuerit, anima, quod nisi morte fieri non potest. Ita ergo oportune sacratum Halesum facit, quia erat oppetiturus. 4 Et hic proprietatem

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et humani et diuini iuris secutus est. Nam ex manus iniectione paene mancipium designauit, et sacrationis uocaulo obseruantiam diuini iuris inpleuit. 5 Hoc loco non alienum uidetur de conditione eorum hominum referre quos leges sacros esse certis dis iubent, quia non ignoro quibusdam mirum uideri quod, cum cetera sacra uiolari nefas sit, hominem sacrum ius fuerit occidi. Cuius rei causa haec est. 6 Veteres nullum animal sacrum in finibus suis esse patiebantur, sed abigebant ad fines deorum quibus sacrum esset : animas uero sacratorum hominum, quos zanas Graeci uocant, dis debitas aestimabant. 7 Quemadmodum igitur quod sacrum ad deos ipsos mitti non poterat a se tamen dimittere non dubitabant, sic animas, quas sacras in caelum mitti posse arbitrati sunt, uiduatas corpore quam primum ire illo uoluerunt. 8 Disputat de hoc more etiam Trebatius Religionum libro nono, cuius exemplum, ne sim prolixus, omisi. Cui cordi est legere, satis habeat et auctorem et uoluminis ordinem esse monstratum. « 3. Même par un seul mot concernant le rituel, combien il exprime des réalités profondes, on pourra encore le voir dans le passage suivant : "Les Parques jetèrent la main sur Halésus et le consacrèrent aux traits d’Évandre." En effet, tout ce qui est destiné aux dieux est sacré (sacer), mais l’âme ne peut parvenir jusqu’aux dieux, sans avoir été libérée du fardeau du corps, ce qui ne peut se faire que par la mort. Ainsi donc, c’est à juste titre que Virgile montre Halésus consacré (sacratus), puisqu’il était sur le point de mourir. 4. Sur ce point, également, il a rigoureusement respecté une particularité du droit humain et du droit divin. En évoquant en effet une mainmise (manus iniectio), il a indiqué une sorte de mancipation et par un mot traduisant la consécration, il s’est pleinement conformé à la règle du droit divin. 5. En ce point de la discussion, il ne semble pas hors de propos d’évoquer le statut des hommes qui sont voués à des dieux déterminés par les dispositions de la loi, car je n’ignore pas que certains s’étonnent de ce que, alors qu’il est sacrilège de toucher à ce qui est sacré, le droit permet de tuer un homme voué aux dieux. Voici l’explication de ce fait. 6. Les Anciens ne laissaient pas sur leur propre territoire les animaux consacrés aux dieux mais il les repoussait sur le territoire des dieux auxquels ils étaient consacrés ; quant aux âmes des hommes consacrés aux dieux que les Grecs appellent zanas, elles étaient, selon eux, dues aux dieux. 7. Donc de même qu’ils n’hésitaient pas à éloigner d’eux un animal consacré qui ne pouvait être envoyé aux dieux eux-mêmes, de même les âmes qui, consacrées, pouvaient selon eux être envoyées au ciel, ils ont voulu les faire parvenir là-bas le plus tôt possible après les avoir libérées du corps. 8. On trouve également un développement sur cette pratique chez Trébatius, au livre IX de ses Pratiques religieuses : je n’ai pas pris la peine de le citer pour ne point être trop long. Si l’on tient absolument à le lire, qu’il suffise de trouver mentionnés et l’auteur et la tomaison du livre. »

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Que retenir comme éléments définitionnels à partir de ces deux passages des Saturnales ? La chose sacrée est celle qui appartient aux dieux ; la chose profane est celle qui n’a aucun rapport avec le temple, ni avec nulle autre partie du culte religieux ; la chose sainte est, ou la même que la chose sacrée, ou la même que la chose religieuse, ou différente de l’une et de l’autre. Macrobe oppose bien chose sacrée et chose profane ; en revanche la chose sainte n’apparaît pas aussi claire.

Benveniste : sacer/sanctus Même si Michèle Ducos rappelle que le caractère ambigu du sacré développé par Benveniste « n’a pas entièrement convaincu » et si, selon elle, « il faut retenir que sacer désigne ce qui est séparé du monde des hommes, retranché et réservé aux dieux », en suivant Georges Dumézil et sa Religion romaine archaïque, il est judicieux de reprendre l’analyse de Benveniste pour la confronter au texte de Macrobe puis envisager comment il est possible de la dépasser. D’emblée, dans le sommaire, Benveniste oppose le couple sacer/sanctus, au même titre que le couple hieros/hagios, parlant d’une « notion à double face » à la fois positive (« ce qui est chargé de présence divine ») et négative (« ce qui est interdit au contact des hommes »). Il commente le mot sacer ainsi, précisant que « le terme latin sacer enferme la représentation qui est pour nous la plus précise et spécifique du "sacré" » : « C’est en latin que se manifeste le mieux la division entre le profane et le sacré ; c’est aussi en latin qu’on découvre le caractère ambigu du "sacré" : consacré aux dieux et chargé d’une souillure ineffaçable, auguste et maudit, digne de vénération et suscitant l’horreur. Cette double valeur est propre à sacer ; elle contribue à distinguer sacer et sanctus, car elle n’affecte à aucun degré l’adjectif apparenté sanctus. »

Puis, après avoir cité Festus et le Digeste à propos de sacer et de sanctus, il poursuit : « On voit en tout cas que sanctum, ce n’est ni ce qui est "consacré aux dieux", qui se dit sacer ; ni ce qui est "profane", c’est-à-dire ce qui s’oppose à sacer ; c’est ce qui, n’étant ni l’un ni l’autre, est (…) défendu par une peine contre toute atteinte. »

Enfin, après avoir montré comment la valeur négative ancienne de sanctus (« ni sacré ni profane ») s’est transformée en valeur positive (« celui qui se trouve investi de la faveur divine », par exemple), il conclut : « La différence entre sacer et sanctus se voit en plusieurs circonstances. Il n’y a pas seulement la différence entre sacer, état

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naturel, et sanctus, résultat d’une opération. (…) On dirait que le sanctum, c’est ce qui se trouve à la périphérie du sacrum, qui sert à l’isoler de tout contact. (…) Si donc on tente de définir ce qui distingue sacer de sanctus, on peut dire que c’est la différence du sacré implicite : sacer, et du sacré explicite : sanctus. »

Et il définit chaque terme : « Par lui-même, sacer a une valeur propre, mystérieuse. Sanctus est l’état résultant d’une interdiction dont les hommes sont responsables, d’une prescription appuyée d’une loi. La différence entre les deux mots apparaît dans un composé qui les associe : sacrosanctus, ce qui est sanctus par un sacrum, ce qui est défendu par un véritable sacrement. (…) Sacer est une qualité absolue, ne comporte pas de degrés. (…) Mais le sanctus est du domaine du relatif : quelque chose peut être plus ou moins sanctum. »

Après avoir envisagé encore la place de hosios « permis par la loi divine (aux hommes) » en grec, il termine en montrant que les deux couples de mots grecs et latins ne sont pas superposables : hagios et sacer sont des notions assurément différentes ; voici différents temps de son raisonnement : . « Nous pouvons dès maintenant voir dans la valeur du "sacré" en grec quelque chose de particulier, qui ne coïncide pas avec ce que le latin entend par sacer. (…) Dans sacer, il y a exclusivement la notion d’un domaine distinct qui est attribué au divin. Le sens de sacer s’éclaire par l’opposition avec profanus "en dehors du fanum". Le domaine du sacer est un domaine séparé par la disposition même des lieux. Rendre sacer consiste en une espèce de (…) mise hors du domaine humain par une affectation au divin. » . « Au contraire, dans hieros, (…) nous voyons une propriété tantôt permanente, tantôt incidente qui peut résulter d’un influx divin, d’une circonstance ou d’une intervention divine. On n’observe pas en grec cette contamination du "sacré" qui équivaut à une souillure et peut exposer l’homme sacer à la mort. » . « Le rapport de hieros et hagios en grec semble bien équivalent à celui de sacer et sanctus, en gros. Sacer et hieros "sacré" ou "divin" se disent de la personne ou de la chose consacrée aux dieux, tandis que hagios comme sanctus indiquent que l’objet est défendu contre toute violation, concept négatif, et non, positivement, qu’il est chargé de la présence divine, ce qui est le sens spécifique de hieros. » . « Mais on ne peut construire à l’aide de ces couples un même modèle. Ils fonctionnent à l’intérieur d’une langue seulement et les

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relations entre ces couples ne s’établissent pas au même plan ; ou bien les notions se correspondent parfois à travers des termes distincts. » . « On a vu la relation étymologique qui unit en latin sacer et sanctus, mais la formation de sanctus souligne le caractère secondaire de cette création. Il semble que cette notion indo-européenne ait été renouvelée en latin, précisément parce que, à date indo-européenne même, il n’y avait pas de terme unique connotant ces deux aspects du sacré ; mais il existait déjà une dualité de notions que chaque langue a notée à sa manière. » . « Enfin hieros et hagios montrent clairement l’aspect positif et l’aspect négatif de la notion : d’une part ce qui est animé d’une puissance et d’une agitation sacrées, d’autre part ce qui est défendu, ce avec quoi on ne doit pas avoir de contact. Voilà comment se distribuent dans le vocabulaire de chaque langue ces deux qualités, illustrant les deux aspects d’une même notion : ce qui est rempli d’une puissance divine ; ce qui est interdit au contact des hommes. »

Nous posons la question une nouvelle fois : pourquoi donc Benveniste ne cite-t-il pas Macrobe qui distingue lui aussi sacer et profanus, puis sacer et sanctus, en opposant également sacrare et sancire ?

Depuis Benveniste ? Manuel de Souza et Robert Jacob Robert Jacob : sacer vs ius Citant le travail d’Huguette Fugier déjà mentionné4, ainsi que les deux Homo sacer de Giorgio Agamben et de Roberto Fiori5 – mais jamais l’ouvrage de Manuel de Souza6 pourtant antérieur de deux ans –, Robert Jacob7 reprend la question principale que l’on peut raisonnablement se poser une fois Benveniste lu : « Comment le même mot pouvait-il désigner ordinairement ce que la société romaine tenait pour le plus respectable et exceptionnellement l’individu qu’elle décrétait pour tous haïssable ? »

Il note que ce fameux « paradoxe du sacer » embarrassait déjà les Romains tardifs qui ne le comprenaient plus, dont Macrobe :

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H. FUGIER, op. cit. G. AGAMBEN, Homo sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, 1995 (trad. fr., Paris, Seuil, 1997). R. FIORI, Homo sacer. Dinamica politico-costituzionale di una sanzione giuridicoreligiosa, Naples, Jovene, 1996. 6 M. DE SOUZA, op. cit. 7 R. JACOB, art. cit. 5

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Cum caetera sacra uiolari nefas sit, hominem sacrum ius fuerit occidi.8 « Alors qu’il était interdit de faire violence aux autres choses sacrées, il a été conforme au droit d’abattre l’homme sacer. »

Il rappelle que, même si à la fin du XIXè siècle l’ambivalence du sacré a été considérée comme fondamentale dans les sociétés, à la lumière du « tabou » polynésien – interdit entourant des forces mystérieuses tantôt propices, tantôt funestes9 –, le sens commun résiste à accepter l’idée que des points de rencontre puissent exister entre « l’extrêmement pur » et « l’extrêmement impur » ! Voici différents temps de son raisonnement : . « L’énigme romaine du sacer entretient avec l’idée de l’ambivalence du sacré un rapport circulaire, tel que celle-là procure à celle-ci un des rares points d’appui historiques auxquels s’accrocher, tandis que réciproquement la seconde prétend donner à la première la seule voie possible de résolution. » . « D’un côté, le fait que le même mot latin sacer se soit appliqué à la fois au sacré et au proscrit constitue, aux yeux des théoriciens de l’ambivalence, un signe patent de la justesse de leur intuition. Il paraît même fournir, dans l’histoire de l’Occident, l’archétype parfait d’un sacré indifférencié, tout à la fois le sacré proprement dit et le maudit, le souillé, l’exclu, le répulsif. Un archétype d’autant plus précieux qu’il est unique, puisque, de toutes les langues indo-européennes, seul le latin confère à un terme affecté à la désignation du sacré une valeur aussi éloignée de son sens ordinaire. » . « De l’autre, les historiens du droit romain et de la langue latine confrontés au paradoxe du sacer ont jusqu’ici peiné à imaginer une autre voie d’explication. » . « Sans doute n’a-t-il pas manqué de voix pour exprimer à l’occasion scepticisme et réticences. Mais, faute que s’impose une alternative crédible, la majorité des auteurs se rallie toujours à la thèse d’un sacré ambivalent. Il faut que, à l’âge archaïque, la langue latine et le droit romain avec elle aient fondu sous le terme sacer le sacré, le maudit, le tabou et le proscrit : telle est la position qui domine encore la romanistique contemporaine. »

Robert Jacob rappelle ainsi la définition d’Alfred Ernout et d’Antoine Meillet, suivie par Benveniste : 8

MACROBE, Saturnales, III, 7, 5. « Freud, Durkheim, Hubert et Mauss, Roger Caillois, Mircea Eliade, René Girard, et bien d’autres », ajoute R. Jacob. 9

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« Sacer désigne celui ou ce qui ne peut être touché sans être souillé ou sans souiller10. »

Et il montre que les langues modernes (italien, allemand et français) possèdent un *sacertas non classique que nous traduisons par « sacerté ». Or, que recouvre ce concept né de la vocation du sacré à fusionner les contraires ? « L’état de sacré-béni-maudit-tabou-proscrit. » « La "sacerté", c’est, par opposition au sacré positif, ce qui en absorbe aussi les aspects négatifs. »

C’est dans l’ouvrage de Roberto Fiori que Robert Jacob constate la volonté de trouver l’explication de la sacerté autrement que dans la « théorie du tabou ». Il estime pourtant que le vrai problème posé par la sacerté n’est pas tant la coexistence d’aspects négatifs et positifs dans le sacré, mais plutôt une confusion, dans les aspects négatifs, entre « deux mécanismes profondéments différents » : « malédiction » et « proscription », la deuxième étant un degré supérieur de la première ; en effet, alors que c’est une idée reçue pour tous – partisans ou non de l’ambivalence du sacré –, pourquoi, chez les Romains, le sacré nomme-t-il le proscrit et non le maudit ? C’est cette question que Robert Jacob développe dans la suite de son long article de soixante-cinq pages. Pourtant il se demande une nouvelle fois pourquoi les dictionnaires, au lieu d’envisager deux mots sacer différents (l’un signifiant « sacré », l’autre « proscrit ») – sur le modèle des deux mots ius –, n’en conçoivent qu’un et « comment la pensée symbolique a constitué le second sur le premier ». À cet effet, il revient à Macrobe corroboré par Gaius11 : Sacrum (…) quicquid est quod deorum habetur « Est sacré quoi que ce soit qui est attribué aux dieux12. » Puis il cite John Scheid13 : « Le sacré n’est pas à proprement parler une qualité divine que l’on constate dans un être ou une chose, mais une qualité que les hommes y mettent. »

Là est l’essentiel pour Robert Jacob : distinguer le sacré et le divin ! Et cela permet de prendre conscience d’un nouveau paradoxe : pourquoi les Romains, au lieu d’exclure le sacer-proscrit hors des espaces politiques et domestiques, l’ont-ils placé « à l’épicentre de l’ordonnancement de leurs rites, de leur ville et de leur vie sociale » ? Car ce n’est pas le sacer-maudit

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A. ERNOUT et A. MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 1931. GAIUS (Institutes, 2, 7) que BENVENISTE ne cite pas non plus ! 12 MACROBE, Saturnales, III, 3, 2. 13 J. SCHEID, La religion des Romains, Paris, Armand Colin, 1998. 11

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mais le sacer-proscrit qui est difficile à comprendre. Comme Benveniste, Robert Jacob montre l’écart qui existe entre les sources grecques et latines : « La langue grecque n’a pas de terme qui rendrait les deux valeurs de sacer, pas plus que la tradition juridique de la Grèce ancienne ne propose d’équivalent manifeste. »

Il rappelle combien les auteurs tardifs tels que Festus, Servius et Macrobe sont de précieux témoins d’un monde qui existe encore à travers des expériences mais qui prend des contours de plus en plus flous : religion, droit et signification des mots : « Il faut savoir les lire comme un ethnologue écoute son informateur, (…) guetter sous l’apparente incongruité du propos le dévoilement d’une vérité enfouie. »

Benveniste a commencé ; Robert Jacob a pris le relais et permet de comprendre, dans la fin de son article, pourquoi le sacer-proscrit prend place au cœur même de la cité qui l’exclut. La leçon tirée est la suivante : « Le mot sacer ne fait pas sens en ce qu’il désigne par ailleurs le sacré, mais en ce qu’il représente le moment d’anomie antérieur au temps du ius. »

L’antithèse qu’il faut interroger n’est donc plus entre sacer et profanus ou sacer et sanctus, mais bel et bien entre sacer et ius. Et l’on pourrait penser que tout est dit. Il se trouve pourtant que, de même que Benveniste oublie Macrobe, Robert Jacob semble ne pas connaître – ou ignorer ? – l’étude menée par Manuel de Souza et préfacée par John Scheid14 ! Manuel de Souza et la tripartition sacer-religiosus-sanctus Il faut dire que la perpective d’étude n’est pas exactement la même, puisque Manuel de Souza a comme objectif principal de remettre en cause la tripartition des catégories du droit divin dans l’Antiquité romaine telle que la conçoit Georges Dumézil. John Scheid résume très clairement la démarche de Manuel de Souza ; nous séparons les étapes du raisonnement : . « M. de Souza étudie avec une grande finesse un aspect particulier de la terminologie religieuse, les mots sacer, sanctus et religiosus. Ces termes, qui sont encore les nôtres, lui permettent de 14

M. DE SOUZA, op. cit.

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mettre en évidence les changements de sens survenus, non seulement avec l’avènement du christianisme, mais dans l’Antiquité même. » . « Une entreprise louable, car beaucoup d’historiens et de linguistes admettent encore que les mots ont toujours eu le sens qu’ils ont à une époque donnée. D’une racine reconstruite par la linguistique comparative, ils veulent dériver des signifiés qui auraient existé sans changement depuis "les origines". Tel est le cas pour les trois mots étudiés par Manuel de Souza. » . « Ainsi quand Georges Dumézil les trouve associés dans certains textes du début de notre ère, il n’hésite pas à y reconnaître une structure trifonctionnelle indo-européenne15. Une conclusion que combat M. de Souza, qui est en mesure de démontrer que la structure n’est pas ancienne à Rome, mais qu’elle a sans doute été construite à l’époque impériale. Les trois termes sont, certes, anciens (…). Ce qui, d’après les sources conservées, est récent, c’est la combinaison des trois, utilisée pour désigner un ensemble de choses. » . « Guidés par les commentaires de Manuel de Souza, nous découvrons que les termes sacer, religiosus et sanctus offrent un bel exemple, non seulement des difficultés propres au comparatisme trifonctionnel, mais aussi du sens fluctuant qui peut être celui des mots, même de ceux qui paraissent les plus vénérables. »

En moins de cent pages, l’étude de Manuel de Souza met parfaitement en place les données du problème. Il part de « la thèse de la tripartition » qu’il présente ainsi en trois temps : . « La division tripartite des catégories du droit divin est abordée par la plupart des études sur les res diuini iuris en droit romain. (…) Une thèse s’est (…) imposée, celle de l’ancienneté, voire de l’archaïsme, d’une classification sacer-sanctus-religiosus heureusement préservée par les juristes et les érudits, témoins du conservatisme légendaire des Romains. » . « Cette idée a été systématisée par Georges Dumézil qui rattache l’existence de cette antique tripartition du ius diuinum à l’organisation trifonctionnelle des premières institutions romaines. » . « Sans être toujours aussi radicaux, de nombreux romanistes jugent également très ancienne cette division juridique, et révélatrice des débuts de la religion romaine. Les critiques formulées à l’encontre 15

Note de J. SCHEID : « Voir notamment G. DUMÉZIL, Religion romaine archaïque, Paris, 1987. »

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de ces idées sont restées isolées malgré les sérieuses objections qu’elles soulevaient. »

Puis, après avoir analysé l’historiographie de la question de la tripartition des catégories du droit divin et passé en revue toutes « les sources de la tripartition », juridiques (les Institutes de Gaius, le Digeste, les Institutes de Justinien et l’Epitome Gai) ou érudites (Festus, Macrobe, Servius Danielis et Isidore de Séville), il formule modestement ses propres hypothèses sur la tripartition : « Plusieurs éléments me semblent infirmer l’idée d’une ancienne tripartition des catégories du droit divin dans l’Antiquité romaine. Au contraire, je pense qu’une bipartition des choses divines sur le mode sacer-religiosus a précédé la fabrication tardive de la trilogie, par l’ajout de la troisième et nouvelle catégorie de sanctus. »

De ce qu’il appelle « la mutation des catégories » qui prend trois formes (adaptation du sacré, métamorphoses du « religieux » et ascension de sanctus), il tire sa propre thèse : « Il me semble donc que Justinien clôture une évolution en étant l’initiateur de la tripartition sacer-religiosus-sanctus avec l’idée d’associer ces catégories sur le double plan du droit divin et de leur extra-patrimonialité, au bénéfice de sa politique de défense et de reconquête. »

Et il conclut : « La question de la tripartition des catégories du droit divin dans l’Antiquité romaine se révèle riche d’enseignements. Elle confirme que l’histoire du monde romain tardif n’est pas un simple héritage, parfois maladroitement interprété, du monde classique. La distance s’affirme dans la manipulation politique et juridique des catégories et de leur signification malgré une parure traditionnelle. »

Ce sont là les grands traits du travail de Manuel de Souza, mais, puisque Macrobe est un écrivain de référence depuis le début – sauf pour Benveniste… et sans explication pour autant – il n’est pas inutile de présenter ce que Manuel de Souza dit lui-même des extraits des Saturnales ; la démonstration se fait sur plusieurs pages (pp. 58-64) dont nous donnons le début et la fin, en renvoyant au raisonnement intégral (liens à établir avec Sextus Pompeius Festus et Servius Sulpicius Rufus, utilisation de Trébatius Testa, discussion illustrée par des vers de Virgile) : . « Dans le chapitre trois du troisième livre des Saturnales écrit à la fin du IVè siècle ou au début du Vè siècle ap. J.-C., Macrobe discute

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précisément des trois termes en question. Quatre passages de ce livre raisonnent simultanément sur les mots sacer, religiosus, sanctus : 3, 3, 1 ; 3, 3, 5 ; 3, 3, 6 ; 3, 3, 7. » . « Au total, il me semble que ce développement de Macrobe sur les mots les plus discutés par les pontifes ne peut être utilisé comme une preuve de la tripartition des catégories du droit divin. En revanche, il montre l’existence d’une paire sacrum-religiosum, constituée par des choses non profanes, et donc divines, suffisante pour classer "ce qui relève des dieux". » . « Le sanctum est une qualité, "la non corruptibilité", que peuvent posséder aussi bien des choses profanes que divines, et ne forme pas une catégorie à part de res diuini iuris. »

Macrobe représente donc pour Manuel de Souza un jalon permettant de montrer la bipartition plutôt que la tripartition ; il rappelle d’ailleurs que Macrobe utilise quatre termes et non trois (sacrum, profanum, sanctum et religiosum) ! Et on peut lire par exemple ce raisonnement, à partir de la double interprétation par Trébatius de sanctum dans la doctrine pontificale, dont nous faisons ressortir les différentes étapes : . « Soit sanctum est différent de sacrum et de religiosum, soit il leur est égal. » . « Quand sanctus s’oppose à sacer-religiosus, sanctum désigne des "choses" de nature profane, l’âme rêveuse de Turnus, l’épouse morte d’Évandre ou les lois de Rome. » . « En revanche, si sanctus est égal à sacer-religiosus, sanctum s’applique à des "choses" en relation directe avec les divinités, comme les feux apparus sur la tête d’Ascagne dans Troie en ruine, ou la personne de la Sibylle aux portes des Enfers. » . « Ainsi, soit sanctum est de nature profane et ne peut donc s’intégrer dans une conception tripartite des matières du ius diuinum, soit il désigne des choses qu’on peut également appeler "sacrées" ce qui n’en fait pas plus une tierce catégorie. » . « De même, les explications que donne Macrobe sur les autres mots discutés par les pontifes romains montrent une conception des "choses divines" assez éloignée de celle définie par la doctrine tripartite. » . « Le sanctum oscille entre le profanum et le sacrum-religiosum, ce qui lui interdit d’être une catégorie efficace pour organiser "tout ce qui relève des dieux". »

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Ainsi, parti de Macrobe – à travers deux textes ignorés par/de (?) Benveniste – et continuant avec l’analyse un peu datée de celui-ci, même si elle demeure une source toujours pertinente – Benveniste oblige ! –, notre article se développe comme la trajectoire non close qui, avec Robert Jacob et Manuel de Souza, apporte des pistes nouvelles de compréhension du « sacré » qui vont jusqu’à remettre en cause – de manière sacrilège ? – l’édifice dumézilien ! In fine, nous posons une nouvelle fois la question… sans avoir de réponse(s) : pourquoi et comment Benveniste a-t-il pu oublier deux textes majeurs qui permettent de comprendre le lien entre sacer, profanus et sanctus ? Parallèlement, Benveniste a pourtant bien situé le mot religio à partir de la double lecture de Cicéron et de Lactance ! Article scriptible donc, invitant à prolonger la construction du sens, plutôt que simplement lisible, car il ne prétend détenir aucune vérité univoque, pour reprendre le clivage établi par Roland Barthes dans la préface de S/Z16. Patrick VOISIN CPGE, Lycée Louis Barthou, Pau, Membre du Conseil scientifique du Laboratoire LABOLIMA, Université de Manouba, Tunis

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R. BARTHES, S/Z, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1970.

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Forme et force de l’injonction et de l’interdiction dans les lois divines et humaines Nathalie CROS et Marie-Ange JULIA La loi est souvent définie par sa forme, selon le sens que le terme forma a en latin : c’est un « moule » officiel, une règle de droit générale et impérative, une prescription ou une interdiction émanant d’une autorité. Sa force, directement liée à sa forme, est naturellement garante de l’observance de la loi. Les lois divines ont, par elles-mêmes, valeur d’argument suprême d’autorité, alors que la loi humaine, même promulguée par une autorité souveraine, nécessite une mise en contexte ainsi que le recours au vocabulaire juridique et à des clauses spécifiques. L’association de la forme et de la force, qu’une seule lettre distingue, ne relève pas du simple jeu de mots mais est révélatrice de la question et de la méthode. Il s’agit d’associer les approches linguistique et littéraire en pariant sur leur complémentarité et leur enrichissement mutuel. L’importance de la forme, révélée par l’examen des mots et de leurs racines, trouve une confirmation dans la manière dont la littérature présente les lois. La comparaison de deux types de parole prescriptive, la loi et l’oracle, est éclairante. L’oracle est souvent associé à la figure de la courbe, du cercle, signes de son ambivalence, il est tortueux, indiquant par sa forme même ses caractéristiques profondes. C’est une parole énigmatique, à déchiffrer et qui peut perdre celui qui la reçoit. La loi est et se veut tout le contraire : nette, univoque, catégorique, ce pour quoi elle s’associe à la ligne droite1. La comparaison de textes de différents auteurs, qui mettent en relation les dieux et les hommes sur le plan de la loi, lorsque l’enjeu est la formulation de cette dernière, laisse apparaître quelques constantes, au premier rang desquelles l’étroite interdépendance entre le choix des procédés mis en œuvre et l’efficacité attendue de l’injonction ou de l’interdiction. Pourtant différents moyens formels ont été employés pour qu’elle soit "au mieux de sa forme" ; ces moyens varient selon que la loi a une origine divine ou humaine au point que les différences observées conduisent à l’élaboration d’une scalarité dans la force de la loi divine par rapport à la loi humaine. Celle-ci, dès lors, introduit des incompatibilités entre les deux lois, qui se réalisent, dans les textes, par des affrontements spectaculaires entre les dieux et les hommes. Cette opposition repose sur le principe que, pour les Anciens, 1

HOMÈRE, Iliade, XVIII, 508.

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la désobéissance à la loi civique correspondait à une désobéissance à la loi divine. Ce principe apparaît plus clairement encore dans l’association, parfois réussie, entre les lois divines et les lois humaines : elle prend forme dans une complicité fortuite entre un dieu et un homme, qui montre avec un humour certain que l’union fait la force. En outre, la perspective diachronique laisse entrevoir un recours plus net et plus systématique à des formulations de type religieux et à des références divines dans les lois des hommes, à un moment où il a semblé nécessaire de leur redonner force et efficacité : l’analogie avec la loi sacrée peut ainsi être lue comme la conséquence d’une certaine fragilisation des lois civiques, qui ont dû recourir à une imprégnation religieuse.

Performativité de la loi Lien sémantique et fonctionnel La devise gravée à l’entrée du Palais de Justice à Paris – GLADIUS LEGIS CUSTOS « le glaive gardien de la loi » – recourt à une image déjà présente dans l’Octavie du pseudo-Sénèque : destrictus ensis « le fil de l’épée ». Certaines paroles, dans certaines circonstances, sont douées d’efficacité2. Dire qu’un énoncé possède une force performative, c’est dire qu’il attribue à son énonciation un pouvoir « juridique », celui d’obliger à agir. La performativité de la loi est inscrite dans le mot même : dire, c’est légiférer, comme en témoigne le latin fās « ce qui est formulé comme droit selon la loi divine » ; c’est également presque faire3 quand on en accepte la teneur4. Dans l’Antiquité, la plupart des mots désignant « la loi » ou « le droit » en eux-mêmes portaient la force de l’injonction ou de l’interdiction formulée. L’une des premières racines indo-européennes de la « loi », *dheh1-, est également présente dans des verbes du grec et du latin signifiant « faire ». Une autre racine i.-e., *h2ei-, celle de « la force vitale et droite », a fourni le nom du « droit » en latin, qu’É. Benveniste définit comme « la formule de conformité » et qui nourrit une affinité particulière avec le verbe « dire » du latin. Une autre racine, *h2er-, attestée par le védique et l’iranien désigne la loi comme un « ordre », qui règle les rapports des dieux et des hommes. C’est le cas encore du gaulois rectu, qui repose sur une racine qui signifie « diriger », celle même du nom du « roi ». Une dernière racine est intéressante car la force de la loi y est concrète : c’est la baguette du canon 2

O. DUCROT, « Polyphonie », in Lalies 4, 1984, pp. 3-30. J. AUSTIN, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1991. 4 Lois des Douze Tables VI, 1 = Festus, De la signification des mots, XII, uti lingua nuncupassit, ita ius esto « comme on l’aura déclaré oralement, qu’ainsi soit le droit ». Cf. J.H. MICHEL, « Le droit romain et l’oralité en latin », in Cl. MOUSSY (éd.), De Lingua Latina nouae quaestiones, Actes du Xè Colloque International de Linguistique Latine, Peeters, Louvain-Paris-Sterling, Virginia, 2001, pp. 971-980. 3

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qui menace de représailles physiques. La métaphore est peut-être aussi présente dans le mot hébreu Torah, qui repose sur une racine yry « instruire, commander » et qu’il serait tentant de rapprocher du nom de la main yad qui, par métaphore, désigne également la force, la puissance5. Tous ces termes imposent donc la représentation d’une formule (religieuse, puis humaine) qui a force de loi. À côté de ce groupe, on trouve d’autres racines, en moins grand nombre, qui désignent la loi selon le contenu : ce sont les racines bien connues *nem- « allouer » et *leg- « (re)cueillir ». Tableau comparatif des racines

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Racine

« loi »

Sens premier

Correspondants

*b h eh 2 « dire »

lat. fās , nēfās

« ce qui (n’)est (pas) droit selon la loi divine »

lat. fārī, gr. φήµι, arm. bay, véd. Bhánati « dire, parler »

*d h eh 1 « mettre ; faire »

skr. dharman, gr. θέµις, θεσµός, νοµοθέτηµα, νοµοθεσία, v. pers. dāta-

« la règle établie (par les dieux) »

gr. τίθηµι, lat. faciō « faire »

*h 2 e i̯« vivre » (force vitale et droite)

lat. iūs , v. angl. ǣw, v. frison ēwe, v.h.all. ēwa

« la formule de conformité »

gr. αἰεί « toujours », lat. aeuum, aeuus « durée de vie, éternité », Iūnō « Junon »

*h 2 er« joindre » et/ou *ret« exécuter»

véd. r̥ta, v. ir. arta

« ordre », qui règle les rapports des dieux et des hommes

v. irl. -reith « exécuter », lat. ars « technique, savoir-faire », arma « armes » ; rota « roue », arm. arari « j’ai fait »

Sur le plan de la phonétique, l’alternance consonantique r/d est possible.

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*h 3 reg̑« diriger »

gaul. rectu/rextu-, bret. reiz, v. irl. recht, gall. rhaith

« règle fixée »

lat. rex, gaul. rix « le roi en tant que celui qui fixe les règles », véd. r̥ñjate « progresser rapidement en ligne droite », gr. ὀρέγω « (é)tendre en ligne droite », lat. regō « diriger en droite ligne »

(emprunt au sumérien gin ?)

gr. κανών, lat. canōn, hébr. ‫קָנֶה‬ qånεh, irl. cáin

« tige, baguette droite, règle »

gr. κάννα « roseau », akkad. qanu, pun. qn’

? *Hi̯-

hébr. ‫תּוֹרָה‬ tōråh

« prescription, ordre, instruction »

hébr. ‫ ירי‬yry « instruire, ordonner », ? ‫ יָד‬yåd « main »

*nem« allouer »

gr. νόµος, νοµο-θέτηµα et νοµο-θεσία, νόµισµα, νόµιµον

« ce qui est alloué pour vrai ou alloué légalement, loi (écrite) »

gr. νοµίζω « tenir pour vrai », got. niman « recevoir légalement », av. nǝmah- « prêt »

*leg- « (re)cueillir »

lat. lex

« convention, contrat entre deux personnes ou groupes »

gr. λέγω, lat. legō « cueillir », gr. λόγος « ordre/mot »

Deux manières de désigner la loi se sont donc succédé : une plus ancienne, à partir de l’idée de force, imposée et exécutable ; une plus récente, à partir de l’idée de fixation d’une règle ou d’une vérité. Lex ne désigne plus la loi comme une prescription divine ou une coutume, mais un texte gravé sur des tables de pierre ou de bronze. Ces deux manières correspondent à deux évolutions : l’évolution du mode de réception de la loi ; dans un premier temps, « les lois ont le pied dans le ciel6 », elles sont 6

SOPHOCLE, Œdipe Roi, 865-866 : νόµοι πρόκεινται / ὑψίποδες.

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établies par les dieux ; dans un second temps la loi est donnée par des prêtres, puis des magistrats, aux autres hommes ; et l’évolution du mode de rédaction de la loi, d’abord orale, qui repose sur une mise en action verbale performative, puis écrite, qui repose sur une fixation verbale nécessitant une mise en forme diluée. L’exécution de la loi est, de fait, temporisée parce qu’une fois écrite la loi est soumise à l’interprétation7. Performance et brièveté de la loi divine La loi divine est d’autant plus performante qu’elle est brève, souvent elliptique8, alors que la loi humaine introduit des clauses spécifiques qui « gonflent » la loi. L’exemple d’Œdipe Roi de Sophocle (v. 95-98 ; v. 235254) illustre bien cette dilution verbale : une loi d’abord énoncée par le dieu Apollon9, par l’intermédiaire de Créon qui était allé consulter l’oracle, est reformulée par Œdipe : Λέγοιµ´ ἂν οἷ´ ἤκουσα τοῦ θεοῦ πάρα. Ἄνωγεν ἡµᾶς Φοῖβος ἐµφανῶς ἄναξ µίασµα χῶρας ὡς τεθραµµένον χθονὶ ἐν τῇδ´ ἐλαύνειν µηδ´ ἀνήκεστον τρέφειν. […] ἃκ τῶνδε δράσω, ταῦτα χρὴ κλύειν ἐµοῦ. Τὸν ἄνδρ´ ἀπαυδῶ τοῦτον, ὅστις ἐστί, γῆς τῆσδ´ ἧς ἐγὼ κράτη τε καὶ θρόνους νέµω µήτ´ εἰσδέχεσθαι µήτε προσφωνεῖν τινα, µήτ´ ἐν θεῶν εὐχαῖσι µήτε θύµασιν κοινὸν ποιεῖσθαι, µήτε χέρνιβος νέµειν· ὠθεῖν δ´ ἀπ´ οἴκων πάντας, ὡς µιάσµατος τοῦδ´ ἡµὶν ὄντος, ὡς τὸ Πυθικὸν θεοῦ µαντεῖον ἐξέφηνεν ἀρτίως ἐµοί. Ἐγὼ µὲν οὖν τοιόσδε τῷ τε δαίµονι τῷ τ´ ἀνδρὶ τῷ θανόντι σύµµαχος πέλω· κατεύχοµαι δὲ τὸν δεδρακότ´, εἴτε τις εἷς ὢν λέληθεν εἴτε πλειόνων µέτα, κακὸν κακῶς νιν ἄµορον ἐκτρῖψαι βίον· ἐπεύχοµαι δ´, οἴκοισιν εἰ ξυνέστιος ἐν τοῖς ἐµοῖς γένοιτ´ ἐµοῦ ξυνειδότος, παθεῖν ἅπερ τοῖσδ´ ἀρτίως ἠρασάµην. Ὑµῖν δὲ ταῦτα πάντ´ ἐπισκήπτω τελεῖν, 7

CELSE, Digeste 1, 3, 17 : Scire leges non hoc est uerba earum tenere, sed uim ac potestatem « Connaître les lois, ce n’est pas en posséder les mots, mais en connaître la force et le pouvoir (les effets et les virtualités). » 8 J.-H. MICHEL (cf. note 3) a remarqué que dans les Lois des Douze Tables il manquait presque systématiquement le sujet et le complément. 9 Plus loin dans la pièce (v. 1440), l’ordre d’Apollon est désigné par le terme φάτις « la parole », la parole performative.

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ὑπέρ τ´ ἐµαυτοῦ τοῦ θεοῦ τε τῆσδέ τε γῆς ὧδ´ ἀκάρπως κἀθέως ἐφθαρµένης. « CRÉON. Ce que je dirai, je le tiens du dieu. Le seigneur Apollon nous ordonne sans détour de purifier le pays de la souillure nourrie dans cette terre, et de ne pas entretenir un mal incurable. […] ŒDIPE. Sachez ce que je ferai. Je défends aux habitants de cette terre où je détiens puissance et trône d’accueillir ou de parler à cet homme, quel qu’il soit, de le laisser prendre part aux prières aux dieux et aux sacrifices, de l’admettre aux ablutions ; que tous le chassent de leur maison, qu’il soit pour nous comme une souillure, ainsi que l’oracle du dieu Pythique vient de me le révéler. De cette façon je me fais l’allié de la divinité et de l’homme tué. Je maudis le meurtrier, qu’il ait agi seul, avec dissimulation, ou qu’il ait eu des complices ; que le malheur s’abatte sur lui, qu’il traîne une vie de malheur. Et si je le reçois sciemment à ma table, dans ma maison, que les maux que mes imprécations viennent d’appeler sur lui retombent sur moi. Je vous demande d’accomplir tout cela pour moi-même, pour le dieu, et pour notre terre, qui dépérit ainsi, stérile et abandonnée des dieux. »

Dans sa pièce Œdipe (v. 217-220 ; v. 232-241 ; v. 247 ; v. 257-269), Sénèque ajoute la loi reformulée par la prêtresse d’Apollon, comme une voix intermédiaire entre celle du dieu et celle de l’homme : (Creo) Caedem expiari regiam exilio deus et interemptum Laium ulcisci iubet : non ante caelo lucidus curret dies haustusque tutos aetheris puri dabit. […] emicat uasto fragore maior humano sonus : ‘Mitia Cadmeis remeabunt sidera Thebis, si profugus Dircen Ismenida liqueris hospes regis caede nocens, Phoebo iam notus et infans. Nec tibi longa manent sceleratae gaudia caedis : tecum bella geres, natis quoque bella relinques, turpis maternos iterum reuolutus in ortus.’ (Œdipus) Quod facere monitu caelitum iussus paro, functi cineribus regis hoc decuit dari, ne sancta quisquam sceptra uiolaret dolo. […] (Œdipus) Nunc expietur numinum imperio scelus. […] cuius Laius dextra occidit, hunc non quieta tecta, non fidi lares, non hospitalis exulem tellus ferat ; thalamis pudendis doleat et prole impia ; hic et parentem dextera perimat sua faciatque (num quid grauius optari potest ?) quicquid ego fugi. Non erit ueniae locus : per regna iuro quaeque nunc hospes gero

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et quae reliqui perque penetrales deos, per te, pater Neptune, qui fluctu breui utrimque nostro geminus alludis solo ; et ipse nostris uocibus testis ueni, fatidica uatis ora Cirrhaeae mouens. « CRÉON. Que le meurtre du roi soit expié par l’exil, et qu’on venge le meurtre de Laïus, tel est l’ordre du dieu : alors seulement l’astre du jour reprendra sa course dans le ciel, et nous laissera respirer sans danger un air salubre. […] Retentit en un immense fracas une voix surhumaine : "Des astres sereins reviendront sur la Thèbes de Cadmus si tu quittes en fugitif la source de l’isménienne Dircé, ô étranger coupable du meurtre d’un roi, et connu de Phébus dès ta première enfance. Il ne te réserve pas de longues joies, ce meurtre infâme : à toi-même tu feras la guerre, à tes fils aussi tu lègueras des guerres, être ignoble, revenu au ventre de la mère dont tu es né !" […] Ce que je m’apprête à faire sur l’ordre du ciel, on aurait dû l’accorder aux cendres du roi défunt, afin d’empêcher toute violence perfide contre ce sceptre sacré. ŒDIPE. À présent que le crime soit expié suivant l’injonction des puissances divines. […] Que celui dont la main a tué Laïus ne trouve ni toit tranquille, ni foyer sûr, ni terre hospitalière pour l’accueillir en son exil. Qu’il soit affligé par des noces infâmes et une descendance impie ; qu’il fasse périr son père de sa propre main et accomplisse (car peut-on former un souhait plus accablant ?) tous les crimes que j’ai fuis moi-même. Il n’y aura pas de place pour le pardon ; je le jure par le royaume que je gouverne sans en être natif, par celui que j’ai quitté, par mes dieux domestiques et par toi, père Neptune, qui de tes courtes vagues joues sur les deux rives de notre sol ; et toi aussi, sois témoin de mes paroles, toi qui inspires la voix prophétique de la prêtresse cyrrhéenne. »

Dans les deux cas, la loi divine est présentée comme ayant une force inhérente plus importante que celle de la loi humaine, selon une scalarité mise en valeur lexicalement en latin (fas : iubet, monitu caelitum iussus, numinum imperio ; ius : fragore maior humano sonus ; lex : uocibus) et dans la formulation même de la loi : dans la loi divine, le verbe introducteur a le sens fort d’« ordonner » et le futur employé est un temps de l’inéluctable, de la détermination ; la voix de l’oracle conserve uniquement le futur, alors que la loi humaine repose en latin sur l’emploi du subjonctif, dont la valeur peut aller de l’injonction à l’exhortation la plus faible, en grec sur un verbe introducteur de sens moins fort. En revanche, les deux lois se différencient par la longueur : l’homme double quasiment la longueur de la loi des dieux en latin, la multiplie par plus de six en grec ; d’autre part, il n’y a pas d’entrée en matière pour la parole divine, alors que la loi humaine est préparée par une formule qui insiste sur sa force ; l’emploi de la 1ère personne (iuro « je jure » ; κατεύχοµαι « je voue » ; τοῦδ´ au vers 242 : le

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démonstratif étant utilisé couramment pour la 1ère personne, Œdipe sans le vouloir se désigne lui-même) manifeste l’implication humaine. Les lois s’opposent enfin sur l’amplification de la peine : la loi divine exige que pour expier le crime le coupable soit exilé ; Œdipe double aussi le châtiment en promettant un exil douloureux où le coupable ne trouvera pas même de toit hospitalier. L’amplification verbale rejoint l’amplification dans le contenu même de la loi, du fait de l’homme. D’un point de vue pragmatique, la différence est plus étonnante encore : plus la forme de la loi s’affaiblit par l’action humaine, plus la sanction formulée est terrible. La dilution verbale entraîne une perte d’universalité. Renforcement de la loi Si la loi est dite ou édictée, c’est bien pour être suivie d’action, et cela de manière d’autant plus nécessaire que les religions antiques sont autoritaires. À elle seule, l’affirmation d’un droit suffit à ordonner ou à interdire. D’ailleurs on demande souvent dans les textes d’« écouter » la loi, au sens d’obéir, mais l’écoute lie directement la loi à l’action. Ainsi donc, l’affirmation de l’égalité entre les hommes induit l’observance du droit d’égalité tout aussi bien qu’elle condamne le racisme (Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits) ; l’affirmation de son existence permet à (un) Dieu d’ordonner la croyance (Je suis l’Éternel, ton dieu). Pourtant différents moyens formels ont été employés, renforçant ainsi son autorité. C’est le cas par exemple des lois antiques sur le meurtre. Le style lapidaire des lois divines tranche avec le détail de la loi de Dracon sur l’homicide ou la verbosité des lois de la fin de la République sur l’infanticide et le parricide. Les lois de Dracon, qui datent de 521 av. J.-C., constituent l’une des premières attestations de lois écrites dans la Grèce antique. Καὶ ἐάµ µὲ ʾκ│π│ρονοί[α]ς [κ]τένει τίς τινα, φεύγεν. « Même (?) si quelqu’un commet un meurtre non intentionnel, il devra s’exiler. » (IG, I3, 104, 1, trad. M. GARGARIN)

Le premier article de la loi, sur les quinze qu’elle contient, est simple, mais on note qu’il présente une spécification du meurtre non intentionnel, d’abord le crime et le châtiment ; les articles suivants préciseront le rôle des juges, la règle selon laquelle celui qui inspire l’acte est également coupable, la responsabilité, la réconciliation détaillée de manière précise, suivie de l’accusation et la poursuite en détail. Ces clauses spécifiques sont nécessaires10 en raison du passage de la tradition, du mythe, à l’écriture. Il 10

M. GARGARIN, « La loi de Dracon sur l’homicide : pourquoi était-elle écrite ? », in Le législateur et la loi dans l’Antiquité, Caen, PUC, 2005, pp. 119-126.

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faut préciser un grand nombre de détails et s’assurer que tous ceux qui le veulent peuvent connaître la loi. C’est pourquoi Dracon a écrit une loi complète sur l’homicide, a réfléchi à tous ses aspects et même prévu des situations improbables. La Loi des Douze Tables constitue le premier corpus de lois romaines écrites, autour de 450 av. J.-C., et consacre un article à l’infanticide (cf. Cicéron, Lois, 3, 8, 19) : Cito necatus insignis ad deformitatem puer esto. « Que soit tué sans délai l’enfant atteint d’une difformité manifeste. »

On notera l’imitation de la forme de la loi divine avec l’impératif futur esto11 ; toutefois les lois du Ier siècle av. J.-C. jusqu’au code justinien recourent au subjonctif, par exemple la Lex Pompeia de parricidiis (-55, -52) (cf. Cicéron, Pour Sextus Roscius, et Digeste, 48, 9, 9) : Poena parricidii more maiorum haec instituta est, ut parricida uirgis sanguineis uerberatus deinde culleo insuatur cum cane, gallo gallinaceo et uipera et simia : deinde in mare profundum culleus iactatur. « La peine du parricide, selon la coutume instituée par les Anciens, est telle : le parricide est battu de verges teintes de son sang, ensuite on le coud dans un sac, avec un chien, un coq, une vipère et un singe ; le sac est jeté dans la mer profonde. »

Comme c’était le cas dans Œdipe, la force de la loi divine repose sur le recours à l’impératif futur ; celle des lois humaines, sur celui du subjonctif présent. De même, le Décalogue, que la tradition juive nomme « Dix paroles » et qui se présente comme un catalogue de lois divines à la fois oral (ce sont les paroles de Dieu) et écrit (les paroles deviennent droit écrit par le doigt de Dieu qui les grave sur les Tables de la loi), recourt également au futur (de l’indicatif) pour interdire le meurtre (Exode, 20, 13) : lo’ tireṣåḥ « tu n’assassineras pas/tu ne dois pas assassiner » = οὐ

φονεύσεις = non occides « tu ne tueras pas ».

11 Ce futur n’a rien de futur, mais avait au départ une valeur impersonnelle : il « exprime un ordre qui ne sera pas instantanément exécuté par l’interlocuteur mais dont l’exécution différée incombera à une personne absente du dialogue », selon P. MONTEIL (Éléments de phonétique et de morphologie du latin, Paris, Nathan, seconde édition, 1986, p. 336).

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La loi dans la Bible est lapidaire12, puisqu’elle comporte deux mots : une négation absolue et un yiqtol (qui peut avoir une valeur temporelle de futur ou modale de devoir, qui correspond à un futur de l’indicatif prohibitif en grec13 et en latin. Ce septième commandement correspond sur le plan divin aux vingt-et-un versets de la loi humaine énoncée dans le Deuteronomos « Seconde loi », mais appelé Devarim « Parole » en hébreu, le même terme qui désigne les dix Commandements (19, 1-2114). La différence dans le détail de la loi sur l’homicide est liée d’un côté au caractère immuable et perpétuel de la loi prononcée directement par Dieu, de l’autre au caractère empirique, casuistique, hypothétique de la loi reformulée par l’homme15, peut-être Moïse16. Dès lors donc que deux lois coexistent, il est inévitable qu’elles s’opposent : lois divines contre lois humaines, lois non écrites, éternelles contre décrets temporels.

Affrontement lois divines vs lois humaines Les origines de la loi et du droit s’enracinent dans la mythologie : une fondation légendaire sacralise la loi et établit à son origine le lien entre dieux et hommes, voire un fondateur légendaire bénéficiant d’un statut particulier et d’un rapport privilégié avec les dieux (Numa/Lycurgue) ou avec les Muses (on songe à l’activité poétique de Solon). Ainsi donc, si les lois divines et humaines peuvent parfois s’affronter en révélant leurs contradictions et/ou leurs incompatibilités, les textes témoignent également d’un type de confrontation dont les enjeux formels seront particulièrement 12 Le texte source ne dit pas « Tu ne tueras pas », mais « tu n’assassineras pas ». Le fait de tuer n’est pas en soi pour les Juifs un péché. C’est une notion juridique dans le texte massorétique plus complexe, qui ne couvre pas l’homicide en cas de guerre, de légitime défense entre autres ; la tradition occidentale en revanche n’a pas de limite. L’esprit des lois est différent selon le peuple. 13 En grec, c’est un terme de la même famille qui est employé dans Œdipe Roi de Sophocle (φονεύς, v. 460). 14 L’extrait s’achève sur la fameuse Loi du Talion, l’une des plus anciennes lois existantes, résumée le plus souvent par œil pour œil, dent pour dent ; mais cette loi commence en fait par l’antithèse du septième Commandement : bənep̄eš nep̄eš = ψυχὴν ἀντὶ ψυχῆς = animam pro anima = « vie pour vie ». 15 Si l’on s’intéresse à la même loi, en un sens, encore plus humaine, celle du droit pénal français (Article 221-1 : Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle), on remarque que le législateur a recouru, non à l’ordre, mais à une mise en contexte par une qualification juridique du meurtre ; la loi n’est plus d’ordre moral mais repose sur la menace d’une sanction. 16 Le Décalogue est intéressant sur un autre point : le nombre de commandements divins qui imposent une défense (dix ordres sont négatifs, en regard de quatre injonctions positives), alors que ces mêmes commandements dans la Rome ou la Grèce antiques sont majoritairement injonctifs. Pourquoi tant de négations dans les Commandements ? Serait-ce parce que les lois positives concernent toutes Dieu, les lois négatives l’homme ?

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cruciaux, lorsque c’est à propos d’une même loi que dieux et hommes s’opposent. Les dieux contre les hommes En premier lieu, il arrive que l’attitude des dieux démente la valeur contractuelle de la loi et mine l’accord qu’elle prétend garantir, la pax deorum que les pratiques religieuses entretiennent et garantissent : la loi sépare les dieux des hommes, elle est une manifestation de leur écrasante supériorité et de leur toute-puissance, et n’implique pas d’obligations réciproques. . Obéir et être puni Œdipe reprend et reformule la loi divine, en une affirmation catégorique, valant engagement, de l’application de la loi (futur, forme tonique du pronom de première personne en fin de vers, verbe impersonnel d’obligation). L’affirmation de l’obéissance (Sophocle, Œdipe Roi, v. 235) se voit renforcée par un appel aux dieux comme témoins (Sénèque, Œdipe, v. 267-269), par une mise en gage de soi-même (Sophocle, v. 251 ; Sénèque, v. 262-263 : faciatque […] / quidquid ego fugi). L’homme se présente ainsi comme un allié (σύµµαχος, v. 245) des dieux. Mais, ce faisant, Œdipe appelle sa propre malédiction, qui s’inscrit justement dans son obéissance aux injonctions divines, et réalise l’inversion tragique de l’obéissance et du châtiment. Dès lors, la loi constitue un piège plutôt qu’un accord et signale la distance infranchissable qui sépare les dieux des hommes. C’est l’homme lui-même qui crée, par ses paroles, les entraves dans lesquelles il va se trouver piégé : c’est une autre conséquence de la dilution, qui confirme au passage la perte d’universalité envisagée précédemment. . Faire exception à la loi : un marché de dupes Il est impossible d’échapper aux lois divines, comme l’exemple d’Orphée dans les Métamorphoses d’Ovide le confirme (X, 50-53) : Hanc simul et legem Rhodopeius accipit heros, ne flectat retro sua lumina, donec Auernas exierit ualles ; aut inrita dona futura. « Le héros du Rhodope reçoit en même temps sa femme et une loi : qu’il ne tourne pas ses regards en arrière, avant d’avoir quitté les vallées de l’Averne ; sinon, la faveur sera annulée. »

Le chant d’Orphée, qui parvient à fléchir même les dieux des Enfers est un motif traditionnel, auquel Ovide ajoute une coloration juridique : dans une véritable plaidoirie, il invoque une clause qui permette de faire exception à la loi. En termes de droit, la jurisprudence permet d’apporter des modifications à la loi. Orphée fait valoir que deux lois également inaltérables et puissantes se contredisent dans son cas : celle de l’irréversibilité de la 57

mort, et celle de l’amour qui s’exerce même entre les deux souverains infernaux (v. 29, uos quoque iunxit amor). Finalement, ce que demande Orphée, c’est une dérogation, présentée comme un délai : il ne s’agit pas de soustraire Eurydice à la mort, mais de retarder ce moment. La demande formulée est présentée comme la plus minime possible : l’enjeu est de faire accepter que la loi ne soit pas appliquée sans pour autant la remettre en cause, affirmer à la fois sa validité universelle et sa non-application ponctuelle. C’est en fait le contraire de la jurisprudence : le cas d’Eurydice ne fera pas jurisprudence. C’est pourtant le risque : c’est ce qui peut expliquer que la faveur accordée soit immédiatement suivie de la formulation d’une loi (v. 50, Hanc simul et legem […] accipit). Notons que le terme lex est aussi celui qu’emploie Virgile dans les Géorgiques (IV, 487) pour désigner la condition imposée par Proserpine : namque hanc dederat Proserpina legem. Les dieux ne cèdent pas, ils reformulent les termes du pacte qui lie les hommes à eux. La loi divine apparaît ici dans toute sa dimension contractuelle, car la faveur est accordée au moment même où la condition est imposée. Le héros est ainsi placé dans la position ambiguë et dangereuse de celui qui reçoit une faveur des dieux, à la fois don et épreuve, synthèse assurée par le sens du verbe accipere. De plus, la formulation indique la permanence de la supériorité divine : il n’y a pas de dérogation à la loi des Enfers, mais la loi universelle peut laisser place exceptionnellement à un marché dont les termes sont définis par les dieux. La formulation de la « loi » est révélatrice de la spécificité de ce marché : d’abord, elle est brève, sa breuitas garantissant son efficacité ; Cicéron (Lois, II, 7 et 10) associe puissance et breuitas des lois anciennes ; ensuite, elle est complète : la composition binaire peut renvoyer à la composition protase/apodose des lois archaïques, avec cependant cette différence notable que la protase comporte une interdiction. La précision temporelle (donec) précise l’extension et les limites de l’interdiction. La seconde proposition (aut inrita dona futura) est liée à la précédente par un rapport de coordination et non de subordination, donc un rapport moins étroit. La conjonction aut sonne comme une menace, et la proposition acquiert une validité moins conditionnelle. Cette loi est donc un marché de dupes, dona inrita, qui confirme finalement l’absolue validité de la loi universelle : on ne revient pas des Enfers. La loi divine s’affirme par l’inefficience du marché ponctuel, et ce que l’on retient, c’est qu’elle n’admet aucune exception. Les hommes contre les dieux Il peut aussi arriver que les hommes remettent en cause les lois divines, soit qu’ils en contestent l’application (c’est le cas exemplaire du sacrilège), soit que, comme le tyran, ils disputent aux dieux leur légitimité à légiférer.

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. Le sacrilège Le sacrilège est une transgression consciente de la loi divine ; Cicéron, dans les Lois (II, 22), établit une distinction entre l’impiété involontaire, réparable, et l’impiété volontaire, qui ne peut avoir comme suite que la destruction de l’impie, seule à même de rétablir l’ordre un moment contesté. Les exemples sont nombreux, l’histoire et la tragédie exploitent volontiers ce motif : le châtiment de l’impie prend une valeur exemplaire, et l’horreur qu’il suscite est autant une punition qu’une affirmation de la toute-puissance divine. Le sacrilège de P. Claudius Pulcher, devenu proverbial et repris comme exemplum par Tite-Live et Cicéron, associe un geste transgressif et une parole significative. Le récit de Valère Maxime (Faits et paroles mémorables, I, 4, 3) témoigne de la reformulation des termes de la loi qui en résulte : P. Claudius bello Punico primo, cum proelium nauale committere uellet auspiciaque more maiorum petiisset et pullarius non exire cauea pullos nuntiasset, abici eos in mare iussit dicens : « Quia esse nolunt, bibant. » « Au cours de la première guerre punique, P. Claudius voulait engager un combat naval, et avait, conformément à la coutume, demandé qu’on consulte les auspices. Comme le pullaire lui avait annoncé que les poulets sacrés ne sortaient pas de leur cage, il donna l’ordre de les jeter à la mer et dit : "Puisqu’ils ne veulent pas manger, qu’ils boivent." »

La prise des auspices a pour fonction de confirmer l’accord des dieux pour la bataille entreprise. Elle s’inscrit ainsi dans le cadre du mos, de la loi non écrite qui fonde l’ordre établi par les dieux et entretenu par l’action des hommes, condition de la pax deorum au fondement de toute loi. Livrer bataille malgré un signe défavorable constitue en soi une rupture du contrat. Cette rupture devient un sacrilège caractérisé avec l’association d’une parole au geste symbolique. Jeter les poulets à la mer avant un combat naval est une provocation, un affront direct fait au dieu, qui suffit à marquer la transgression. La parole n’a donc pas pour fonction d’expliciter le geste, dont la signification n’est pas douteuse, mais de manifester, par une reformulation des termes de la loi, la supériorité de la volonté humaine. Le geste est lié à la parole par le jeu de mot insolent esse/bibant. On retrouve la breuitas caractéristique de la loi dans la parole transgressive, et la structure binaire que l’on peut rapprocher de celle des lois, manifestant la volonté de singer la loi, comme une provocation supplémentaire. Au sein d’une structure comparable, les différences sont toutefois particulièrement significatives : dans la protase, quia suivi du présent exprime un rapport de causalité qui insiste sur la valeur ponctuelle et particulière de la parole, tandis que le subjonctif de l’apodose marque une injonction dont l’effectivité est immédiate. Dans le cas du sacrilège, l’homme se mesure donc aux dieux, 59

non seulement en n’obéissant pas à leur loi, mais en substituant à la loi divine non écrite et de portée universelle la formulation d’une volonté individuelle et ponctuelle. La transgression est une agression, lorsque la volonté humaine s’arroge les caractéristiques formelles de la loi. Et lorsque l’homme est détenteur de la puissance politique, l’opposition se fait à la source de la loi. . Le tyran et les dieux La tyrannie envisagée comme une virtualité de crimes tragiques met face à face le tyran et les dieux, les lois humaines et divines. Dans ces vers du pseudo-Sénèque (Octavie, v. 437-438 ; v. 448-461), ce sont deux sources de la loi qui s’affrontent. Nero. – Perage imperata : mitte, qui Plauti mihi Sullaeque caesi referat abscisum caput. […] Se. Vt facta superi comprobent semper tua. Ne. Stulte uerebor, ipse cum faciam, deos ? Se. Hoc plus uerere quod licet tantum tibi. Ne. Fortuna nostra cuncta permittit mihi. Se. Crede obsequenti parcius : leuis est dea. Ne. Inertis est nescire quid liceat sibi. Se. Id facere laus est quod decet, non quod licet. Ne. Calcat iacentem uulgus. Se. Inuisum opprimit. Ne. Ferrum tuetur principem. Se. Melius fides. Ne. Decet timeri Caesarem. Se. At plus diligi. Ne. Metuant necesse est Se. Quicquid exprimitur graue est. Ne. Iussisque nostris pareant. Se. Iusta impera. Ne. Statuam ipse. Se. Quae consensus efficiat rata. Ne. Destrictus ensis faciet. Se. Hoc absit nefas ! « NÉRON. – Voilà mes ordres, exécute-les : envoie un agent assassiner Plautus et Sulla ; qu’il m’apporte leur tête tranchée. […] SÉNÈQUE. – Puissent les dieux du ciel toujours approuver tes actes. N. – Serai-je assez stupide pour craindre les dieux, quand c’est moi qui les fais ? S. – Crains-les d’autant plus que ton pouvoir est si grand. N. – La Fortune qui est mienne me permet tout. S. – Ne te fie pas à sa complaisance : c’est une déesse inconstante. N. – C’est être un incapable que d’ignorer l’étendue de ce que l’on peut. S. – Il est louable de faire ce que l’on doit, non ce que l’on peut. N. – La foule piétine l’homme à terre. S. – Elle renverse le tyran. N. – Le fer protège le prince. S. – Mieux vaut la confiance. N. – Il convient que César soit redouté. S. – Aimé plus encore N. – Il faut qu’ils me craignent. S. – Tout ce qui est obtenu par la force est pénible. N. – Qu’ils obéissent à mes ordres. S. – Donne des ordres justes. N. – C’est moi qui ferai la loi. S. – Qu’elle soit ratifiée par le consensus.

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N. – L’épée s’en chargera. S. – Loin de nous un tel crime ! »

Comme dans les tragédies de Sénèque, le tyran revendique et théorise sa propre pratique, ici sous la forme d’un agôn entre le sage et le tyran, avec en arrière-plan l’idéologie impériale qui est en train de se constituer. Le point de départ est admis par les deux partis : le prince est un magister legum. Le désaccord porte sur le partage de l’imperium : c’est, pour Néron, un pouvoir absolu qui l’égale aux dieux et le place même en position de supériorité ; pour Sénèque, c’est la règle ordonnatrice de l’univers dont le prince est le dépositaire et qu’il a le devoir de respecter. Du point de vue moral et philosophique, le prince est le représentant des dieux et successeur des sages, auteurs de premières lois (Sénèque, Lettres à Lucilius, 90, 6). L’enjeu est pour Sénèque la pérennité de l’organisation politique ; pour Néron c’est la satisfaction immédiate de sa volonté particulière. La comparaison de la formulation des lois, à trois niveaux, laisse apparaître une inversion de la scalarité entre lois humaine et divine : la loi du tyran se formule avec une force supérieure, l’impératif (impera) soulignant la performativité de la parole injonctive et le futur (statuam) la certitude de son application ; on peut songer au futur employé dans les textes de lois. La loi des hommes s’exprime quant à elle en termes de consensus, selon une conception contractuelle de la loi dont le caractère réciproque garantit la permanence de la ciuitas. Le verbe efficiat signifie le passage de l’ordre à la loi que le tyran refuse précisément, comme le montre la récurrence du verbe facere dans les propos de Néron. Plus encore, lorsque Néron désigne sa volonté par le terme nutus (v. 843), il s’arroge « la puissance divine » numen ; Varron (De la langue latine, VII, 85) fait explicitement dériver numen de nutus. Néron exprime lui-même cette inversion dans une formule saisissante : Stulte uerebor, ipse cum faciam deos ? Il se coupe ainsi à la fois des dieux et des hommes et réalise le nefas fondamental, dont découlent tous les crimes et actes de cruauté qui seront comme les décrets d’application d’une loi impie, si l’on peut encore parler de loi. En effet, le tyran confond l’ordre et la loi, la force de la valeur générale et la puissance du désir particulier ; c’est ce qui le caractérise : la première apparition de Néron, au vers 437, est un ordre d’exécution. La parole impériale est brève, violente et performative ; son application est immédiate ; elle se substitue à la loi : la sententia du vers 456 (ferrum tuetur princeps) peut être significativement mise en regard de la devise que nous évoquions précédemment : gladius legis custos. L’extrait de l’Octavie du pseudo-Sénèque constitue donc à la fois un reflet et un dévoiement de l’idéologie impériale. L’affrontement entre le prince et les dieux révèle alors, par surcroît, la proximité de leur rôle. Quand ils s’associent, leur union fait la force de la loi.

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Association lois humaines et lois divines Dans la plus haute Antiquité, on considérait que les lois humaines étaient formulées σὺν θεοῖσιν « avec l’aide des dieux17 ». Le roi (rex sacrorum) apparaissait comme l’intermédiaire entre le monde céleste et le monde humain. Dans le fragment 30, Solon, grand législateur du début du VIè siècle av. J.-C., assure son action politique par le témoignage de la Mère Olympienne, terre sans doute à la fois divine et matérielle (la terre noire). Le Metroon mère sur l’Agora témoignera du lien qui lie Solon à la Terre Mère et aux Athéniens. Celui-ci se présente comme un refondateur du territoire civique et désigne d’ailleurs ses lois du terme de θεσµός « la loi établie par les dieux ». Dès lors que l’on croit le prince « au rang des dieux », qu’il « est contemplé comme le serait la divinité18 », il est en droit de se comporter comme un dieu et, en liant les clauses d’une loi humaine à la loi divine, il renforce son statut divin : désobéir à une loi de la République est considéré dorénavant comme une désobéissance à la loi divine, un sacrilège. L’analogie avec la loi sacrée est la conséquence d’une certaine fragilisation des lois civiques, qui sont censées retrouver leur force par cette imprégnation religieuse. Une caution douteuse C’est à ce titre qu’Auguste fit une addition à la Lex Iulia maiestatis, qui datait de 45 av. J.-C. et correspondait à une reformulation d’une loi des Douze Tables19. Celle-ci punissait de mort une personne qui soulevait un ennemi contre Rome ou qui livrait un citoyen romain à un ennemi. La Lex Iulia condamna toute exécution ou planification de la mort d’un magistrat, tout acte qui diminuait la Maiestas Publica, la Souveraineté de l’État ou du peuple romain. Auguste s’attaqua également aux satires anonymes ou publiées mises sous un faux nom, au titre que l’on n’avait pas le droit d’injurier les dieux20. En faisant cette addition à la loi, le prince ne fit que renouveler et confirmer les anciens ordres divins : les faiseurs de libelles diffamatoires devaient être poursuivis sur le pied de criminels de lèsemajesté, puisqu’il était évident qu’un particulier qui diffame son prochain usurpe un des droits de la Souveraineté, du divin Auguste au titre de 17 SOLON, fr. 29b GENTILI-PRATO (= 34 WEST). Dans le fragment, on lit une nouvelle fois la preuve de la valeur performative de la parole : ἃ µὲν γὰρ εἶπα « ce que j’ai dit », au sens de « légiféré ». Pour un commentaire détaillé du fragment, cf. L.-M. L’HOMME-WERY, « Le rôle de la loi dans la pensée politique de Solon », in Le législateur et la loi dans l’Antiquité. Hommage à Françoise Ruzé, Presses Universitaires de Caen, 2005, pp. 169-186. 18 SÉNÈQUE, De la clémence, X, 26. 19 MARCIANUS, Institutions 14 = Digeste, 48, 4, 3, et ULPIEN, De l’office du proconsul, 7 = Digeste XLVIII, 4 (Mommsen & Krueger, Berlin, 1954). 20 TACITE, Annales, III, 24, 2.

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représentant des dieux. Cette évidence fut parfois moquée avant que l’expression de la majesté du prince supra leges ne s’imposât à Rome au cours des IIè et IIIè siècles21. Tacite reprend ainsi un exemple de punition au titre de crime de lèse-majesté à laquelle a échappé un homme qui aurait, par un serment, outragé la majesté d’Auguste (Annales, I, 73) : Ius iurandum perinde aestimandum quam si Iouem fefellisset : deorum iniurias dis curae « il fallait, [dit Tibère], considérer comme si le parjure avait été fait à Jupiter, et laisser aux dieux le soin de venger l’offense faite aux dieux ». L’humour de l’empereur rend discutable la caution divine sur laquelle le prince fait reposer son autorité. Une fructueuse collaboration Comme Tibère, quelques auteurs ont pu eux aussi s’amuser de cette équivalence entre la loi du prince et celle du dieu, ainsi Ovide (Fastes, III, 37-44) : Adnuit oranti, sed uerum ambage remota abdidit et dubio terruit ore uirum. « Caede caput » dixit ; « cui rex parebimus » inquit ; « caedenda est hortis eruta cepa meis. » Addidit hic « hominis » ; « sumes » ait ille « capillos. » Postulat hic animam ; cui Numa « piscis » ait. Risit, et « his » inquit « facito mea tela procures, o uir conloquio non abigende deum. » « Jupiter accède à sa prière, mais il lui laisse le vrai à chercher sous des équivoques subtiles, et il effraie le roi par des paroles à double entente : "Coupe une tête." - "J’obéirai ; je dois couper celle d’un oignon cueilli dans mes jardins". – "Celle d’un homme", ajoute le dieu - "Tu en prendras les cheveux", répond le roi. "Le dieu exige une vie" - "Celle d’un poisson", répond Numa. Jupiter éclate de rire : "Voilà donc les offrandes par lesquelles tu devras détourner mes traits, ô mortel digne de converser avec les dieux !" »

La con-frontation et la col-laboration sont explicitées par le terme conloquio, à la fois duel verbal et échange performatif : la loi détermine l’acte et résulte d’une discussion. Le choix des rites expiatoires résulte d’une négociation lexicale au cours de laquelle le dieu et l’homme s’envisagent comme des égaux. Ovide souligne avec ironie l’ambiguïté de la loi divine : dubio ore « une parole qui jette le doute, à double sens… douteuse… ». Le

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S. BENOIST, « Le prince, magister legum : réflexions sur la figure du législateur dans la Rome impériale », in Le législateur et la loi dans l’Antiquité. Hommage à Françoise Ruzé, op. cit., pp. 225-240.

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rire, risit, est la concrétisation de cette merveilleuse collaboration entre les hommes et les dieux22. La brièveté de la loi divine et orale limitait les interprétations. Or, quand les hommes entreprirent de l’interpréter, de la détailler, de tout simplement l’écrire, des brèches s’ouvrirent, dont surent profiter les princes qui se prenaient pour des dieux, ou des auteurs bien humains à la verve sans aucun doute divine. Nathalie CROS CPGE, Lycée Descartes, Tours Marie-Ange JULIA CPGE, Lycée Henri IV, Paris, Membre du Centre Alfred Ernout et de la Fédération Typologie et Universaux linguistiques

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L’humour repose également sur le jeu des sonorités et des anagrammes qu’a relevé D. PORTE (L’Étiologie religieuse dans les Fastes d’Ovide, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 131) : caput, caepitium, cepa, caput, capilli ; anima/maena ou maina, sardine ou anchois. Voir aussi G. DUMÉZIL, La Religion romaine archaïque, 2e éd. revue et corrigée, Payot, Paris, 2000, p. 130 : « Le Romain ne trompe pas les dieux. Il les traite comme des juristes, autant que lui persuadés de l’excellence des formes. »

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Les aspects juridiques

Minos, Cécrops, Phoronée : figures du premier législateur humain dans ses rapports avec le divin Antoine CONTENSOU L’objet de la présente étude est une figure de la mythologie grecque qui se trouve au centre des relations entre lois des dieux et lois des hommes, celle du premier législateur humain. Nous avons pour cela choisi trois personnages mythiques, Minos, Cécrops et Phoronée. Dans les récits grecs, le Crétois Minos est très souvent le premier nomothétès1 « législateur », l’humain qui inventa les lois régissant la vie de la cité. Les traditions divergent cependant selon les régions, et les Athéniens haïssent le personnage de Minos, qui leur imposa le célèbre tribut destiné au Minotaure2 ; pour eux, le premier législateur humain est l’Athénien Cécrops3. Quant à Phoronée, il est pour les habitants d’Argos le premier homme sur terre4, et compte lui aussi au nombre des grands législateurs : les Argiens se référaient ainsi à ses lois comme les Spartiates à celles de Lycurgue5. Trois personnages, trois traditions locales donc ; chacun d’eux jouit cependant d’une notoriété panhellénique, puisque Phoronée avait par exemple donné son nom à une épopée, la Phoronide, et que l’excellence des 1

Minos est ainsi appelé νοµοθέτης σπουδαῖος « sage instituteur des lois » par STRABON (X, 4, 8), qui cite ÉPHORE (FGrH 70 F 147) ; le même mot νοµοθέτης se retrouve chez PLUTARQUE (Thésée, XVI, 4) ou chez PLATON (Minos, 321b), passage où l’on trouve aussi l’expression νοµεὺς ἀγαθός. Selon une autre version rapportée par DIODORE DE SICILE (Bibliothèque historique, IV, 60), l’auteur des lois crétoises n’est pas Minos, mais son frère Rhadamante, ce que l’on retrouve, avec quelques complications toutefois, chez ÉPHORE (FGrH 70 F 147) cité par STRABON (X, 4, 8). 2 Minos a une très mauvaise réputation à Athènes, largement due à son image chez les auteurs de tragédies : les Athéniens se vengent ainsi de ce que leur fit subir le roi crétois (PLATON, Minos, 320e-321a ; PLUTARQUE, Thésée, XVI, 3). 3 La tradition athénienne faisait de Cécrops le premier νοµοθέτης : voir un fragment du traité d’HERMIPPE (fin du IIIè siècle av. J.-C.) intitulé Sur les législateurs (Péri nomothétôn) (P. OXY. XI, 1367, fr. 1, col. I, l. 41 sqq.). Voir aussi l’historien athénien PHILOCHORE (FGrH 328 F 96). 4 Sur Phoronée comme étant le premier humain, voir par exemple CLÉMENT D’ALEXANDRIE (Stromates, I, 102, 5), qui cite ACOUSILAOS (fr.23a FOWLER), et le poème épique intitulé Phoronide, dans lequel Phoronée est appelé « père des mortels humains » (fr.1 BERNABE et DAVIES) ; voir aussi PLATON, Timée, 22a. 5 CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Protreptique, X, 108, 4. Dans ce passage, Phoronée fait partie des νοµοθετοῦντες « ceux qui font des lois » ; voir aussi Protreptique, III, 44, 1.

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lois de Minos était si connue qu’un dialogue apocryphe de Platon consacré à la loi porte son nom6. Surtout, les motifs que l’on retrouve dans les textes qui les concernent rapprochent étroitement ces trois héros, en particulier sur le plan de leur relation au divin. Nous commencerons par aborder les différents types de liens qui unissent ces trois législateurs humains aux dieux ; nous montrerons ensuite comment l’action de ces premiers législateurs a pourtant pour effet de séparer les hommes des dieux pour constituer l’humanité comme race à part entière. Nous tenterons enfin d’expliquer comment l’action de nos trois personnages contribue à constituer la polis, la cité, en lieu de reconnaissance mutuelle entre lois des hommes et lois des dieux.

Les législateurs humains ont des liens étroits au divin Évoquons pour commencer les liens étroits qui unissent les premiers législateurs humains et le monde divin. Ces liens sont de trois ordres : organique, spatio-temporel et symbolique. Un lien organique Nous parlons de lien organique parce que l’on constate que nos trois législateurs sont directement issus de dieux ou d’entités divines : pour la plupart des auteurs, Minos est fils de Zeus7 ; Phoronée est fils d’Inachos, le dieu-fleuve d’Argolide ; Cécrops, quant à lui, est autochtone, issu de Gê, la Terre8. Progéniture divine, ils ne sont pas eux-mêmes des dieux : Minos est mortel et humain, comme Phoronée. Quant à Cécrops, il est certes diphuès « à la double nature », puisqu’il est mi-homme mi-serpent9, mais il est mortel et ce n’est pas un dieu. 6 Au sujet de l’excellence des lois de Minos, voir par exemple PLATON, Minos, 318d, et Lois, I, 631b ; etc. Sur l’ancienneté de ses lois, voir PLATON, Minos, 318d, texte qui explique que les lois de Minos sont les plus anciennes de Grèce : les lois crétoises, à l’époque de Platon, étaient supposées remonter à Minos lui-même. Le Minos cite d’ailleurs une loi censée avoir été créée par Minos (320a). Sur l’influence de Minos et de ses lois sur le travail des grands législateurs comme le Spartiate Lycurgue, voir également PLATON, Minos, 320a etc ; STRABON, XVI, 2, 38 ; PLUTARQUE, Lycurgue, 4, 1-3 ; Lycurgue passait pour avoir voyagé et sa première destination fut la Crète ; voir aussi HÉRODOTE, L’Enquête, I, 65 ; ARISTOTE, Politiques, II, 10, 1-3, 1271b ; LUCIEN, Anacharsis, 39. 7 Voir par exemple HOMÈRE, Odyssée, XI, 568 ; DIODORE DE SICILE, V, 84, 1 ; HYGIN, Fables, 41 ; LUCIEN, Anacharsis, 39 ; etc. D’autres traditions existent : il est par exemple fils d’un certain Lycastos chez DIODORE DE SICILE (IV, 60, 3). 8 Certaines traditions en font un Égyptien venu en Grèce : voir PHILOCHORE, FGrH 328 F 93 ; SCHOL. ARISTOPHANE, Ploutos, 773. 9 συµφυὲς ἔχων σῶµα ἀνδρὸς καὶ δράκοντος « ayant un corps à double nature d’homme et de serpent », écrit APOLLODORE (Bibliothèque, III, 14, 1). Voir aussi EURIPIDE, Ion, 11631164 ; SCHOL. ARISTOPHANE, Guêpes, 438 ; etc. Les Anciens donnaient d’autres explications de cet adjectif ; l’une d’entre elles sera évoquée plus bas.

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Les législateurs humains sont donc directement issus du divin ; en particulier, Minos est fils du législateur divin, celui qui a créé le kosmos, l’univers ordonné dans lequel nous vivons, Zeus. Les lois des hommes procèdent donc in fine des lois divines, de façon organique. Un lien spatio-temporel Second lien entre les dieux et nos législateurs, le lien spatio-temporel. Nos trois personnages vivent à une époque où dieux et humains sont encore en commerce fréquent, état immédiatement postérieur à la séparation entre la race des dieux et la race des hommes qui, selon la Théogonie d’Hésiode, eut lieu quand Prométhée tenta de duper Zeus lors du partage des parts du banquet de Mékonè10. C’est ainsi que Cécrops est par exemple témoin et juge de la célèbre querelle entre Athéna et Poséidon pour savoir quel dieu sera le protecteur de l’Attique11. Phoronée, lui, sera aussi témoin et arbitre d’une querelle entre deux dieux sur laquelle nous reviendrons ; il épouse une nymphe, et sa propre fille Niobé sera la première maîtresse mortelle de Zeus. Quant à Minos, selon certaines traditions s’appuyant sur un vers de l’Odyssée dont nous reparlerons, il se rendait tous les neuf ans dans un antre où il rencontrait le roi des dieux, pour s’entretenir avec lui des questions de lois12. Ce fameux vers de l’Odyssée le présente même comme un « confident du grand Zeus13 » : on voit jusqu’où va la familiarité entre le dieu et le législateur. Nos législateurs vivent ainsi en étroite relation avec les dieux. L’apparition des lois humaines relève donc d’un espace-temps inaccessible à la race humaine telle que nous la connaissons, postérieure aux ruses de Prométhée et même à l’époque des héros de la guerre de Troie : elle renvoie à l’époque lointaine et définitivement révolue de la fréquentation courante des hommes et des dieux dans un même espace. Un lien symbolique Le dernier lien qui unit dieux et premiers législateurs est d’ordre symbolique. 10

HÉSIODE, Théogonie, 535 sqq. APOLLODORE, Bibliothèque, III, 14, 1, 2-4. 12 PLATON, Minos, 319c et 319e ; PLATON, Lois, 624a ; ÉPHORE, FGrH 70 F 147, cité par STRABON, X, 4, 8 (les entretiens eurent lieu « pendant neuf ans ») et 19 ; DIODORE DE SICILE (Bibliothèque historique, V, 78, 3), qui ne se réfère pas explicitement à Homère et ne donne pas d’indication de temps. Voir aussi DENYS D’HALICARNASSE (Antiquités romaines, II, 61, 2), qui propose une interprétation rationalisante de ce mythe : Minos aurait en réalité feint de rencontrer Zeus pour que ses lois soient plus aisément reçues par son peuple. On retrouve la même idée, appliquée à de nombreux autres législateurs proches de dieux, rapportée par PLUTARQUE (Numa, 4, 12). 13 Διὸς µεγάλου ὀαριστής (HOMÈRE, Odyssée, XIX, 179 ; traduction Ph. JACCOTTET). 11

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Il se fait à travers la figure du roi, le législateur par excellence : le Minos, ce dialogue platonicien auquel nous faisions allusion au début de notre étude, assimile par exemple le législateur au « pasteur d’hommes » en s’aidant d’un jeu de mots, permis par l’étymologie, entre nomothétès, celui qui institue le nomos « la loi », et nomeus « le pasteur »14. Ce texte fait ainsi le lien avec le roi « pasteur de peuples », le poimèn laôn des épopées. Or, le roi est souvent présenté par les textes comme une image de Zeus parmi les hommes : ainsi, selon Hésiode, procède-t-il du roi des dieux15, au point de mériter le surnom de « nourrisson de Zeus16 ». Minos règne en portant le « sceptre de Zeus17 », symbole de la relation entre les deux personnages : il tient donc son autorité de Zeus, de même que Phoronée à qui le dieu en personne a fait ce don18. Ce lien entre le législateur divin qu’est Zeus, qui créa les lois qui régissent le monde, et son homologue humain se retrouve en particulier dans un vers de l’Odyssée qui dit que Minos « régnait en confident du grand Zeus, tous les neuf ans19 ». Ce vers fut interprété ainsi par les Anciens : Minos, tous les neuf ans, rencontrait Zeus dans une grotte et s’entretenait avec le dieu ; à son retour, il rapportait des tablettes couvertes de textes de lois, élaborées sous la direction de Zeus, voire écrites sous sa dictée20. Le Minos platonicien offre de ce passage une lecture marquée par les débats de l’époque : Zeus est présenté comme un sophistès possesseur d’une téchnè, d’une technique, d’une méthode, et Minos le rencontre pour se faire instruire, paideuthèsomenon21 : on est ici dans le domaine de la paidéia, de l’instruction, dans une véritable relation de maître à élève, dans la transmission d’une technique, celle de l’élaboration des lois22. Le sceptre de

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PLATON, Minos, 321b-c. ἐκ δὲ Διὸς βασιλῆες (HÉSIODE, Théogonie, v. 96). 16 Διοτρεφέων (HÉSIODE, Théogonie, v. 82) ; au vers 91, le roi est « semblable à un dieu ». 17 « Et il fut le seigneur de foules d’humains alentour, / Tenant le sceptre de Zeus ; c’est avec ce sceptre qu’il régnait sur les cités » ; HÉSIODE, fr.144 M-W, cité dans le Minos, 320d ; voir aussi PLUTARQUE, Thésée, XVI, 3. 18 HYGIN, Fables, 143. 19 ἐννέωρος βασίλευε Διὸς µεγάλου ὀαριστής (HOMÈRE, Odyssée, XIX, 179). 20 C’est l’interprétation de V. BÉRARD dans la CUF, qui traduit ἐννέωρος par « toutes les neuf années ». Ph. JACCOTTET, lui, traduit « par cycles de neuf ans », en se fondant sur une analyse de G. GLOTZ. ÉPHORE (FGrH 70 F 147), cité par STRABON (X, 4, 8 et 19), rapporte que Minos visitait bien, tous les neuf ans, un lieu appelé l’antre de Zeus, d’où il ressortait avec des lois dont il disait qu’elles venaient de Zeus ; Minos aurait repris cette pratique de son prédécesseur Rhadamante, dont Éphore fait le premier législateur de la Crète. Sur ces fameux entretiens, voir encore PLATON, Lois, 624a (« tous les neuf ans »), et DIODORE DE SICILE, V, 78, 3. 21 PLATON, Minos, 319 c. 22 STRABON (XVI, 2, 38) rapporte que Lycurgue, le législateur spartiate, avait pris Minos pour modèle et faisait de même avec la Pythie de Delphes. 15

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Minos est d’ailleurs, selon le personnage de Socrate23, un symbole de l’enseignement reçu de Zeus. Comment ne pas penser ici au deuxième roi de Rome, Numa Pompilius ? Ce personnage, grand législateur et instituteur de cultes, ramena nombre de règles et de lois de ses célèbres entretiens avec la nymphe Égérie24. Le rapprochement entre Numa et Minos est d’ailleurs fait par Denys d’Halicarnasse25 et Plutarque26, tous deux, fins connaisseurs des deux cultures. Quoi qu’il en soit, constatons que, selon le dialogue platonicien, les lois soufflées par Zeus à Minos sont respectées « comme si elles étaient divines27 ». Strabon fait d’ailleurs de Minos un simple interprète de la divinité28, et non un véritable législateur humain, idée que l’on trouve aussi dans les Lois de Platon29. Pour certaines traditions, les lois de Minos sont en fait des lois imposées par les dieux, ce qui les situe dans le domaine de la thémis30. Notre législateur est ainsi le représentant privilégié de Zeus sur terre : c’est par le sceptre du dieu qu’il règne31, c’est de leurs entretiens qu’il tient son pouvoir, et c’est d’ailleurs sans doute de lui qu’il aura délégation pour, après sa mort, devenir le juge suprême des Enfers, là encore muni d’un sceptre32. Plus largement, le législateur humain est donc un intermédiaire entre hommes et dieux, à travers lequel les deux races semblent se rapprocher. Nos personnages sont d’ailleurs aussi, nous y reviendrons, des fondateurs de cultes, qui visent à établir un lien entre dieux et hommes – rappelons l’étymologie du mot « religion » que donnent Lactance et Tertullien : la « religio » est ce qui relie (« religare ») l’homme à Dieu. Nous allons 23

PLATON, Minos, 320c. Voir par exemple TITE-LIVE, Histoire Romaine, I, 19, 5 ; DENYS D’HALICARNASSE, Antiquités romaines, II, 60, 5-7 ; OVIDE, Fastes, III, 275 sqq. ; PLUTARQUE, Numa, 4 ; etc. 25 DENYS D’HALICARNASSE, Antiquités romaines, II, 61, 2. 26 PLUTARQUE, Numa, 4, 11. 27 ἅτε θείοις οὖσιν (PLATON, Minos, 320 b). 28 STRABON, XVI, 2, 38. 29 Chez PLATON (Lois, 624a), on voit le personnage de l’Athénien se référer à l’Odyssée pour évoquer Minos faisant les lois sous les ordres de Zeus, κατὰ τὰς παρ’ ἐκείνου φήµας « selon ses oracles ». 30 Songeons à Agamemnon, à qui Nestor dit dans l’Iliade : « à toi Zeus a confié le sceptre et les lois divines (thémistes) » (HOMÈRE, Iliade, IX, 97) : cité par BENVENISTE (Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, t.2, p. 105). 31 APOLLODORE (Bibliothèque, III, 1, 3-4) rapporte d’ailleurs que, sa légitimité étant contestée, Minos fit appel aux dieux : Poséidon fit alors jaillir de la mer le célèbre taureau de Crète, preuve que le pouvoir de Minos lui venait bien des dieux. 32 HOMÈRE, Odyssée, XI, 568-571 : Minos juge avec un sceptre d’or ; ce texte est cité dans PLATON (Minos, 319d), mais aussi dans le Gorgias (526d) ; voir aussi Gorgias (523a sqq.), où Minos est chargé de surveiller les jugements de Rhadamante et d’Éaque et, en cas d’hésitation de ces derniers, de trancher en dernier ressort. 24

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pourtant constater que leur action législatrice a pour effet profond de constituer la race humaine en tant que telle, et donc justement de la séparer des dieux.

L’action législatrice humaine contribue à constituer l’humain par opposition au divin Les lois humaines apparaissent après la séparation d’avec les dieux Observons d’abord que nos législateurs sont actifs à une époque bien particulière, qui est celle de la séparation définitive des hommes et des dieux. Zeus, on le sait, a éloigné les humains après l’échec des ruses de Prométhée. Dieux et hommes vivent pourtant encore dans un état de proximité relative. Lisons un texte capital du mythographe latin Hygin : Homines ante saecula multa sine oppidis legibusque uitam exegerunt, una lingua loquentes, sub Iouis imperio ; sed postquam Mercurius sermones hominum interpretatus est, […] tum discordia inter mortales esse coepit, quod Ioui placitum non est. Itaque exordium regnandi tradidit Phoroneo, ob id beneficium quod Iunoni sacra primus fecit. « Auparavant les humains, des siècles durant, vécurent leur vie sans villes ni lois, parlant une langue unique, sous l’empire de Jupiter ; mais après que Mercure eut révélé les langues aux humains, […] alors il commença à y avoir de la discorde parmi les mortels, ce qui déplut à Jupiter. C’est pourquoi il offrit à Phoronée d’être le premier à régner, en échange du bienfait qui consistait à avoir, le premier, accompli les rites de Junon33. »

Dans ce récit qui n’est pas sans rappeler celui de la tour de Babel, l’action législatrice de Phoronée est liée à l’apparition de la discordia, à la fin de la concordia primitive. Avant Phoronée, les hommes vivaient directement « sub Iovis imperio » « sous l’empire de Jupiter », sans intermédiaire d’aucune sorte et « sine legibus » « sans loi écrite » : il n’y en avait pas besoin. Le législateur agit au moment précis où, dans l’histoire de la race humaine, « cela fut nécessaire », pour citer Porphyre34, de créer des lois, c’est-à-dire quand apparaissent les armes, les guerres, les crimes, qui ont eux aussi des inventeurs dans les récits grecs35 ; quand ce n’est plus la concorde, 33

HYGIN, Fables, 143. ὅτε ἐδεήθησαν (PORPHYRE, De Abstinentia, III, 15) : cité par P. CHUVIN (La Mythologie grecque, du premier homme à l’apothéose d’Héraclès, Paris, Fayard, 1992, p. 68) ; chez Porphyre, le premier législateur n’est pas Phoronée, mais son fils Apis. 35 Certains textes nous ont en effet transmis le nom des premiers à avoir perpétré un meurtre au sein de leur propre famille par exemple : voir P. OXY. X 1241, col. III, 28-36 et col. IV, 12. Ce texte est cité par P. CHUVIN (op. cit., p. 68). 34

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mais la discorde qui règne si les humains ne font rien ; quand les hommes quittent la tutelle directe de Zeus. L’œuvre de Phoronée consiste précisément à lutter contre la discordia dès son apparition, et à organiser et réguler la vie loin des dieux, avec des lois proprement humaines ; c’est, au sens propre, l’auto-nomie. Le législateur sépare l’humain de l’animal Hygin montre aussi comment l’action du législateur contribue à l’avènement de l’humanité, en séparant l’humain de l’animal. Avant Phoronée, dit Hygin, les humains vivaient « sine oppidis legibusque » « sans villes ni lois ». On retrouve ce motif chez Pausanias, pour qui Phoronée rassemble les humains qui vivaient « de façon dispersée36 », ou encore dans l’évocation par Isocrate d’une époque primitive où les Grecs vivaient « sans lois (anomôs) et de manière dispersée37 ». Vivre en ville et avec des lois, c’est, nous y reviendrons, vivre dans ce que les Grecs appellent une polis « une cité » ; vivre « sans villes ni lois », au contraire, c’est tout simplement vivre à l’état sauvage, mode de vie qui est explicitement celui du cyclope Polyphème dans l’Odyssée38. Chez Hygin, les humains, avant Phoronée, sont donc comme des animaux, à ceci près qu’ils sont dotés de parole39 : c’est la loi qui différenciera l’humain de l’animal, comme l’affirme clairement Isocrate40. Phoronée, en tant que premier législateur, tire donc les humains de l’état sauvage : il les éloigne de l’animal pour les constituer en race à part entière. Remarquons d’ailleurs que nos trois législateurs ont aussi un rôle civilisateur. La tradition argienne fait ainsi de Phoronée le découvreur du feu41. Quant à Cécrops, il institue le mariage monogame42 et fait enterrer les 36

Σποράδας (PAUSANIAS, II, 15, 5). ἀνόµως […] καὶ σποράδην (ISOCRATE, Panégyrique, 39) ; les Grecs furent tirés de cette condition par l’exemple d’Athènes. Voir aussi le mythe du Protagoras (322a-d). Ces deux textes sont cités par J. DE ROMILLY (op. cit., p. 85 pour Platon et p. 174 pour Isocrate). 38 Dès l’Odyssée, l’état sauvage est caractérisé par la vie solitaire et l’absence de lois, comme on le voit au sujet de Polyphème, personnage « sauvage et méprisant la justice comme les lois » (IX, 215 : ἄγριον, οὔτε δίκας εὖ εἰδότα οὔτε θέµιστας) ; voir aussi IX, 175-176, et les mêmes vers en XIII, 201-202 et IX, 188-189. 39 Voir aussi PLATON, Protagoras, 322a-b. 40 ISOCRATE, Nicoclès, 5-9, passage repris environ quinze ans plus tard dans Sur l’Échange, 253-256 ; ces deux passages sont cités par J. DE ROMILLY (op. cit., p. 174). Voir aussi ISOCRATE (Panathénaïque, 124) : cité par J. DE ROMILLY (op. cit., p. 174) ; les Athéniens furent les premiers à fonder une polis et à employer des nomoi. 41 PAUSANIAS, II, 19, 5-6 ; cette version contredit la version hésiodique, largement acceptée par les Grecs, du don du feu aux humains par Prométhée. 42 Voir principalement les textes jumeaux SCHOL. ARISTOPHANE (Ploutos, 773) et SOUDA (s.v. Κέκροψ) qui présentent cette mesure comme étant des νόµους, ainsi qu’ATHÉNÉE, (Deipnosophistes, XIII, 555d) ; ces textes expliquent par ailleurs de façon amusante le qualificatif de διφυής attribué à Cécrops. 37

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morts selon un rite précis43. Surtout, Tacite44 rapporte que certaines traditions en font l’inventeur de l’écriture, ce qui n’est guère étonnant puisque dans la pensée grecque, écrit Jacqueline de Romilly qui renvoie aux Lois de Platon, « la loi politique ne pouvait prendre corps que du jour où l’on pouvait la consigner par écrit45 ». Bref, le législateur est aussi un civilisateur, et ce double rôle est explicitement souligné dans un texte qui affirme que c’est Cécrops qui « inventa de nombreuses lois pour les humains et les amena de l’état sauvage à la civilisation46 ». Les premiers législateurs contribuent donc à l’élévation des humains, en les dotant de lois qui les séparent du monde animal. Le législateur éloigne définitivement les humains des dieux Ces mêmes lois les éloignent aussi du monde des dieux. On a vu qu’avant Phoronée les humains vivaient directement « sous l’empire de Jupiter », donc sous la loi divine, exactement comme les dieux eux-mêmes. Avec Phoronée, les humains quittent cette relation directe au divin pour se doter de leurs propres lois ; ce n’est plus la seule norme imposée par les dieux, la thémis, qui régit la vie des hommes, mais bien leur propre loi, leur nomos. Les humains se constituent en communautés auto-nomes. Le législateur est ainsi l’agent d’un éloignement du monde des dieux. Zeus donne le pouvoir à Phoronée afin qu’il s’occupe de la discordia parmi les hommes, dont le roi des dieux ne veut pas s’occuper lui-même. Zeus crée ainsi un intermédiaire entre lui et les humains, qui sont mis à distance. N’oublions pas en outre que cette discordia contre laquelle doit lutter le législateur vient d’Hermès, qui révèle les langues aux humains : la discordia humaine est donc une volonté divine. Pour résumer, les premiers législateurs achèvent le processus, voulu par les dieux, de séparation entre l’humain et le divin qui avait débuté avec Prométhée. Ce rôle des législateurs transparaît dans l’aspect religieux de leur action. Les premiers législateurs sont en effet aussi des créateurs de pratiques cultuelles. Phoronée, par exemple, prescrit aux humains de vénérer les dieux, de leur bâtir des temples et de leur sacrifier47, et crée le culte d’Héra, ce qui lui vaut d’être le premier à régner sur les humains48 ; Cécrops, lui, définit 43

Selon le témoignage de CICÉRON (De Legibus, II, 63). TACITE, Annales, XI, 14, 2. 45 J. DE ROMILLY (op. cit., p. 11), qui renvoie à PLATON (Lois, 680a) : selon ce dernier, avant l’invention de l’écriture, seules existent « les coutumes » (ἔθεσι), qui sont des « lois que l’on appelle traditionnelles » (τοῖς λεγοµένοις πατρίοις νόµοις). Seule l’écriture permet l’existence de la loi à proprement parler. 46 νόµους πολλοὺς ἐφεῦρε τοῖς ἀνθρώποις καὶ ἀπὸ ἀγριότητος εἰς ἡµερότητα ἤγαγεν (SCHOL. ARISTOPHANE, Ploutos, 773) ; le texte de la Souda (s.v. Κέκροψ) est quasiment identique. 47 CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Protreptique, III, 44, 1. 48 HYGIN, Fables, 143, 225 et 274. 44

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certains rites concernant les sacrifices, les statues, les autels49, et fonde le culte de Saturne et d’Ops50. Nos héros, à la fois rois, législateurs et prêtres, illustrent parfaitement la première fonction indo-européenne, la fonction de « souveraineté magique et juridique », pour citer Dumézil51 qui, lui aussi, évoque Numa52. Or, instaurer un culte aux dieux, c’est reconnaître, accepter et marquer l’existence d’une distance infranchissable entre eux et les humains, qui assument une position d’infériorité. Leur rôle de fondateurs de cultes révèle ainsi à quel point l’action des premiers législateurs s’inscrit dans le moment charnière de la séparation des hommes et des dieux, temps de transition où la race humaine se constitue définitivement en race à part entière. Les premiers législateurs sont donc aussi pour partie les concepteurs de la race humaine, qu’ils achèvent de créer et d’autonomiser. Leur action législatrice est ambivalente : appuyée par les dieux qui l’inspirent, elle élève les humains vers la civilisation en les séparant de l’animal, mais joue aussi un rôle capital dans la séparation définitive des hommes et des dieux voulue par Zeus. Elle aboutit à la création du cadre par excellence de l’action du législateur humain, la polis.

La polis, le lieu d’une réciprocité entre kosmos humain et kosmos divin Le législateur comme fondateur d’une forme de kosmos humain On sait depuis Aristote que l’homme est un zoon politikon53 « animal politique », c’est-à-dire un être vivant dont la nature est de vivre en communauté dans un cadre de lois appelé polis, cité-État. Agglomération et cadre de lois vont de pair, et on sait que les premiers législateurs sont aussi 49 Selon PAUSANIAS (VIII, 2, 3), c’est lui qui, pour certaines cérémonies, remplaça les victimes de sacrifices par des gâteaux brûlés sur les autels, rite observé par les Athéniens. ISIDORE DE SÉVILLE (Étymologies, VIII, 11, 9) mentionne aussi l’invention des statues, le nom d’Hypatos « suprême » donné à Jupiter, ainsi que d’autres innovations. 50 PHILOCHORE, FGrH 328 F 97 = MACROBE, Saturnales, I, 10. 51 G. DUMÉZIL, Idées romaines, Paris, Gallimard, 1980 (première édition 1969), p. 195. 52 G. DUMÉZIL en fait « le sage religieux qui fonda les cultes, les prêtres, le droit, les lois » (op. cit., p. 202), ce que disent très explicitement VIRGILE ou TITE-LIVE par exemple. Dans l’Énéide (VI, 810-811), Numa est présenté en prêtre primam qui legibus urbem / fundabit « qui fondera la première ville par ses lois ». TITE-LIVE (I, 18, 1) raconte que Numa, avant d’être roi, était réputé pour sa iustitia religioque « son sens de la justice et de la religion », et connaissait omnia diuini atque humani iuris « toutes choses du droit divin et humain » ; plus loin, en I, 19, 1, on voit Numa souhaiter établir la ville iure […] legibusque ac moribus « par le droit […] et les lois et les mœurs ». Numa est d’ailleurs, dans les Vies parallèles de PLUTARQUE, le parallèle latin du législateur spartiate Lycurgue. Voir une longue liste des nomoi de Numa chez DENYS D’HALICARNASSE (Antiquités romaines, II, 63 sqq.), CICÉRON (République, II, 25 sqq.) ou PLUTARQUE (Numa, 7-20), etc. 53 ARISTOTE, Politiques, I, 2, 9.

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ceux qui rassemblèrent les hommes dans des communautés54. C’est donc tout naturellement que nos trois personnages sont considérés comme les fondateurs des cités de leurs peuples respectifs. Minos est le fondateur mythique de cités crétoises comme les prestigieuses Cnossos et Phaestos55. Phoronée, on l’a vu, regroupe les humains et crée un astu « une agglomération »56. Quant à Cécrops, l’historien athénien Philochore57 rapporte qu’il fonda les douze villes d’Attique plus tard regroupées par Thésée pour former la cité d’Athènes ; Cécrops donna d’ailleurs son nom aux habitants58, ainsi qu’à la ville et au pays59. Certains font même de Cécrops le véritable fondateur d’Athènes60. Toujours selon Philochore, Cécrops fut aussi l’inventeur du recensement, un des actes par excellence de la vie civique61. Remarquons aussi que les législateurs ont fondé une autre institution capitale de la cité, les tribunaux : c’est le cas de Phoronée62 et de Cécrops, sous le règne duquel fut créé l’Aréopage selon certaines traditions63. Quant à Minos, on sait qu’il est juge aux Enfers. Leur activité est donc double, puisqu’elle touche à l’origine comme à la fin de la loi : ils créent la norme et la font respecter64, comme le fait le roi hésiodique65. 54

HYGIN, Fables, 143 ; PAUSANIAS, II, 15, 5 ; TATIEN, Oratio ad Graecos, 39 ; etc. ÉPHORE (FGrH 70 F 147) cité par STRABON (X, 4, 8) : Minos opère ensuite un découpage administratif de la Crète ; selon DIODORE DE SICILE (V, 78, 2), Minos fonda πόλεις οὐκ ὀλίγας ; en V, 84, 1, Minos est aussi présenté comme le fondateur de nombreux comptoirs (ἀποικίας) hors de Crète ; il s’installe aussi dans les Cyclades, où il répartit la terre entre les habitants, ce qui fait écho à son rôle de roi et de détenteur de la justice. 56 Le mot se trouve chez PAUSANIAS (II, 15, 5) ; voir aussi HYGIN (Fables, 143), déjà cité plus haut. 57 Cité par STRABON (IX, I, 20) ; voir PHILOCHORE (FGrH 328 F 94) où l’on trouvera d’autres références. 58 HÉRODOTE, VIII, 44. 59 PLINE, Histoire Naturelle, VII, 194 ; APOLLODORE, Bibliothèque, III, 14, 1, 1 ; voir aussi le MARBRE PARIEN, FGrH 239 A 1. 60 AMPÉLIUS, 15 ; AUGUSTIN, Cité de Dieu, XVIII, 10 ; ISIDORE DE SÉVILLE, XV, 1, 48 ; voir aussi les deux textes parallèles que sont SCHOL. ARISTOPHANE, Ploutos, 773 et SOUDA, s.v. Κέκροψ. PLINE (Histoire naturelle, VII, 194) et ÉTIENNE DE BYZANCE (s.v. ᾿Αθῆναι) font même d’Athènes la première ville de l’humanité. 61 PHILOCHORE, FGrH 328 F 95. 62 P. OXY., X, 1241, col. IV, 3-5, cité par P. CHUVIN (op. cit., p. 63). 63 Selon EUSÈBE (Chronicon, II, traduit en latin par JÉRÔME, Chronique, p. 289 Migne), c’est durant la quarante-septième année du règne de Cécrops que fut fondé l’Aréopage. 64 M. et H. VAN EFFENTERRE pensent même que l’adjectif épiouros, employé dans l’Iliade, signifie non pas « protecteur » de la Crète, mais « celui qui impose et fait respecter la loi », en l’occurrence celle de Zeus (cf. M. et H. VAN EFFENTERRE, « Les « lois de Minos », in R. LAFFINEUR et W-D. NIEMEIER (edd.), POLITEIA : Society and State in the Aegean Bronze Age, Aegaeum 12, Liège, 1995, vol. I, pp. 335-339) ; le passage cité se trouve aux pages 335336. 65 HÉSIODE, Théogonie, v. 84-90. 55

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Le premier législateur, étant aussi un fondateur de villes ou de cités, organise l’humanité en lui donnant un cadre à la fois géographique et légal. Tirant les humains de leur état sauvage, de leur dispersion et de leur discordia, il a un rôle de créateur d’un monde ordonné, d’un kosmos66. On en revient ainsi à l’idée que le premier législateur humain est à l’image du législateur divin, Zeus : selon la Théogonie d’Hésiode, ce dernier mit en effet fin aux rivalités qui agitaient le monde des dieux et créa le kosmos dans lequel vivent à présent dieux, humains et animaux. L’œuvre de Zeus n’est certes pas à la même échelle, puisque son kosmos est universel, tandis que celui de nos législateurs est proprement humain ; il reste que l’analogie est réelle, comme le souligne Jacqueline de Romilly : « la "loi" représente ainsi un idéal de civilisation ; elle est la règle en soi, le principe d’ordre ; et les hommes se la donnent comme Zeus la donne au monde67. » Le législateur humain façonne le kosmos divin On peut pourtant se demander si le rôle de nos législateurs ne dépasse pas la seule sphère humaine. Lors des premiers temps des cités, on constate en effet que les dieux euxmêmes rivalisent pour devenir la divinité attitrée d’une polis, position privilégiée à laquelle ils attachent un grand prix. Poséidon se trouve ainsi deux fois en compétition : avec Athéna, pour devenir la divinité poliade d’Athènes68 ; avec Héra, pour être la divinité protectrice de l’Argolide69. Par deux fois, le dieu est défait par sa rivale. Or, dans certaines versions, ces querelles sont arbitrées par nos législateurs. À Argos, la rivalité entre Poséidon et Héra est tranchée par un jury dans lequel figure Phoronée, seul humain aux côtés de trois fleuves argiens : Poséidon, déçu par sa défaite, fait en sorte que les fleuves d’Argolide ne soient alimentés que par l’eau de pluie, faisant ainsi régner la sécheresse en été70. À Athènes, c’est Cécrops qui joue le rôle d’arbitre entre Poséidon et Athéna, soit en personne71, soit en organisant le vote réclamé par l’oracle delphique ; les hommes votèrent tous pour Poséidon, les femmes 66 On trouve d’ailleurs le verbe µετεκοσµήθησαν, formé sur cette racine, appliqué à l’action de Phoronée, chez TATIEN (Oratio ad Graecos, 39). 67 J. DE ROMILLY, op. cit., pp. 23-24. 68 HÉRODOTE, VIII, 55 ; APOLLODORE, Bibliothèque, III, 14, 1. Voir aussi, dans la sculpture, le Parthénon, le temple d’Athéna Niké, l’Érechtheion ou le cap Sounion ; on trouvera références et reproductions dans le LIMC, à l’article « Athéna ». 69 PAUSANIAS, II, 15, 5. 70 Ibid. 71 XÉNOPHON, Mémorables, III, 5, 10 ; CALLIMAQUE, fr. 194 Pf., v. 66-68 ; APOLLODORE (Bibliothèque, III, 14, 1, 3) mentionne une tradition selon laquelle les arbitres de la querelle furent Cécrops et Cranaos ; il rejette cependant ce récit, car, pour lui, les jurés furent les douze dieux. Dans la version retenue par Apollodore, Cécrops témoigne en faveur d’Athéna, attestant que la déesse avait été la première à faire pousser un olivier.

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toutes pour Athéna ; il y avait une femme de plus, c’est donc Athéna qui fut choisie72. Selon ce récit, les Athéniennes furent punies par Poséidon : elles perdirent notamment leur droit de parole au sein de la cité, ainsi que celui de donner leur nom à leurs enfants. Rappelons-nous que la polis est une création purement humaine de nos premiers législateurs. Les dieux qui, de leur propre chef, se lient à une cité et deviennent des divinités poliades, s’inscrivent eux-mêmes dans le cadre de la polis, acceptent ce cadre créé par les lois de nos législateurs, s’y conforment. Les lois de Cécrops et de Phoronée s’appliquent donc à ces dieux. Bien évidemment, les dieux ne se soumettent pas aux humains ; mais ils acceptent de voir le législateur décider de certaines de leurs attributions propres. Chargé, tel un juge, de trancher la querelle divine et d’attribuer à un dieu donné un honneur et un rôle précis – ceux de protecteur d’une cité –, le législateur humain se trouve en position de façonner pour partie le kosmos divin, et de parachever ainsi l’œuvre organisatrice de Zeus. L’acceptation des lois humaines par les dieux est une reconnaissance du statut de kosmos de la polis Le fait pour les dieux de se lier étroitement à des cités humaines est le signe de la reconnaissance par les dieux de la polis en tant que kosmos proprement humain, bien évidemment intégré dans le kosmos divin organisé par Zeus. Plus que cela, c’est finalement une façon pour les dieux de se soumettre aux lois des humains et au cadre de la polis, ce qui transparaît nettement dans trois séries de faits. Les dieux acceptent en effet de comparaître devant nos législateurs pour trancher leurs différends. C’est le cas lors des querelles que nous avons mentionnées, mais aussi lors du tout premier procès instruit dans le célèbre tribunal athénien de l’Aréopage. Ce dernier fut fondé, on l’a dit, sous le règne de Cécrops, au sein d’une cité purement humaine ; il jugea pourtant une affaire concernant deux dieux puisqu’Arès y fut attaqué par Poséidon pour le meurtre de son fils73. Le jury de ce procès fut en outre composé des dieux eux-mêmes : que ce soit en tant que parties ou que jury, les dieux dans leur ensemble se soumettent ainsi de leur plein gré aux cadres légaux créés par un humain, Cécrops, et par sa cité. 72

VARRON cité par AUGUSTIN (Cité de Dieu, XVIII, 9). APOLLODORE, Bibliothèque, III, 14, 2, 1-2 ; HELLANICOS, fr.38 FOWLER = SOUDA, s.v. ῎Αρειος πάγος, et fr.169 FOWLER = SCHOL. EURIPIDE, Oreste, 1648 ; PHILOCHORE, FGrH 328 F 3 = STÉPHANE DE BYZANCE, s.v. ῎Αρειος πάγος ; MARBRE PARIEN, 3 ; DEMOSTHÈNE, Contre Aristocrate, 66 ; DINARQUE, Contre Démosthène, 87 ; PAUSANIAS, I, 21, 4 et I, 28, 5. La plupart de ces références sont issues de l’ouvrage de J.CL. CARRIÈRE et C. MASSONIE, La Bibliothèque d’Apollodore, Paris, 1991, n.180.3, pp. 244 sqq. ; VARRON connaissait aussi cette légende, à laquelle il s’opposait vigoureusement selon AUGUSTIN (Cité de Dieu, XVIII, 10). 73

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De plus, non seulement les dieux acceptent ces comparutions, mais ils en acceptent aussi le verdict : c’est évidemment le cas des vainqueurs – Héra, Athéna, et Arès, qui fut acquitté –, mais aussi du héros malheureux de ces trois procédures, Poséidon. Ce dernier a beau punir les deux cités auxquelles il aurait souhaité s’attacher – rappelons-nous les femmes d’Athènes et la sécheresse argienne –, il ne va pas plus loin et se conforme au choix de Cécrops et de Phoronée. Enfin et surtout, attacher son nom à une polis ou à une division territoriale d’origine humaine, c’est reconnaître implicitement et accepter officiellement la forme d’ordre humain qu’est cette cité. Il y a là une espèce de mouvement de retour. Les humains, séparés des dieux, reconnaissent et respectent la place qui leur a été attribuée par Zeus dans son kosmos ; mais on voit que les dieux, eux aussi, se voient attribuer par les hommes leur place dans le kosmos humain qu’est la cité, et qu’ils acceptent cette place, qu’elle leur convienne ou non. Ainsi l’action des premiers législateurs humains contribue-t-elle à une sorte de reconnaissance mutuelle entre les deux races et les univers qu’elles ont forgés pour en faire le cadre de leurs existences. Remarquons pour conclure que les premiers législateurs, héros des mythologies locales, ont un champ d’action finalement bien plus étendu que leurs successeurs des cités de l’époque historique. Ces derniers, qui agissent dans le monde d’après la guerre de Troie, où les dieux sont loin des hommes, voient leur pouvoir limité à la cité, kosmos humain ; Minos, Cécrops et Phoronée, eux, en créant l’ensemble de lois humaines qu’est la polis, créent en fait la dernière pièce du kosmos divin et universel voulu par Zeus. Ils secondent le roi des dieux en parachevant ses projets, à la fois en achevant de constituer la race humaine en tant que telle et en assumant la dernière tâche de répartition des attributions chez les dieux eux-mêmes. Plus que de simples représentants parmi les hommes, les premiers législateurs humains sont ainsi l’ultime instrument du dessein de Zeus. Antoine CONTENSOU CPGE, Lycée Leconte de Lisle, Saint-Denis, Réunion

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Le religieux et le droit dans l’ancienne Rome : artefact prescriptif, taxinomies juridiques et tempéraments au rigor iuris Arnaud PATURET S’interroger sur les rapports entre religion et droit dans l’ancienne Rome revient à évaluer les places respectives de deux traits fondamentaux de la civilisation romaine. La religion occupait une place prépondérante dans la vie privée, publique et institutionnelle des Romains, lesquels défendaient l’idée que cette propension à honorer les dieux venait garantir le succès politique, la puissance et l’hégémonie universelle de la cité. Ceux-ci ont aussi inventé la science du droit, et Paul Veyne ne manqua pas d’observer que la pratique du droit privé était pour eux un « véritable sport national1 ». En dépit de certaines similitudes dans la mesure où le ritus romanus relève d’une forme fortement juridicisée2, les sphères religieuses et juridiques ont été présentées, déjà à partir d’une période antérieure à la codification décemvirale (vers 450 av. J.-C.), comme « rigoureusement étanches3 » par certains romanistes. Ce point de vue doit d’autant plus être nuancé que des composantes de la législation classique tardive (IIè-IIIè siècles ap. J.-C.), laquelle s’épanouit à un moment où cette scission est réputée plus nette qu’à aucun autre moment de l’histoire juridique de Rome, semblent contenir à l’occasion un substrat religieux incontestable. Un tel constat est remarquable en ce qu’il s’agit de responsa émanant de juristes dont l’activité intellectuelle est clairement séparée d’un rôle liturgique, ce qui n’était pas le cas lors de temps plus anciens où les Pontifes réunirent entre leurs mains les savoirs religieux et juridique, en marquant ainsi d’une similitude profonde les dispositifs des rituels païens ancestraux et du droit. Une telle interpénétration ne doit pourtant pas étonner sur le fond car la religion et le jus poursuivent en réalité des buts convergents : maintenir une paix communautaire à travers des rôles complémentaires. Le respect de la religio 1

P. VEYNE, Sexe et pouvoir à Rome, Paris, 2005, pp. 84-85. Bien des témoignages abondent en ce sens et sous-tendent toute la juridicité des prières et des rites. Les tables eugubines décrivent avec une infinie précision, de manière « positive » et prescriptive, toutes les obligations en rapport avec les opérations rituelles. Voir, sur ce point, Ch. GUITTARD, « L’expression du délit dans le rituel archaïque de la prière », in Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, Rome, 1984, pp. 920. 3 M. HUMBERT, « Religion et droit dans la Rome antique », in Mélanges F. Wubbe, Fribourg, 1993, pp. 35-47, en particulier p. 36. 2

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garantit la pax deorum qui désigne les bonnes relations entre les dieux et les hommes. En réunissant ceux que sépare l’opposition des intérêts particuliers, le droit perfectionne quant à lui l’indispensable autorégulation sociale des hommes entre eux4. Pour repérer la concomitance entre ces deux corps normatifs au sein du droit tardo-classique, j’évoquerai en premier deux textes qui renferment des prescriptions à connotation religieuse, avant d’aborder plus globalement la manière dont les juristes ont incorporé le religieux dans leur système. Enfin, je montrerai que l’idéologie du paganisme a pu parfois tempérer le rigor iuris. Voici un premier extrait des Sentences de Paul (fin IIIè siècle ap. J.-C.) au sein duquel il est question du transport du corps d’un défunt : Ob incursam fluminis, vel metum ruinae, corpus jam perpetuae sepulturae traditum, solemnibus redditis sacrificiis, per noctem in alium locum transferri potest. (PS., 1, 21, 1) « Dans le cas où un fleuve aurait changé de lit, ou dans l’inquiétude d’un désastre, il est possible de transférer dans un autre lieu le corps déposé jusque-là à titre de sépulture perpétuelle, pendant la nuit après la célébration des sacrifices habituels. »

Le jurisconsulte Paul rappelle ici certains critères justifiant le transfert de restes humains sans mentionner les autorisations administratives habituelles et récurrentes dans plusieurs sources. En revanche, l’auteur prend soin d’indiquer le nécessaire accomplissement de sacrifices religieux qui doivent accompagner l’opération. Cette prescription qui n’apparaît dans aucun autre texte réglementant la translatio cadaveris découle des usages traditionnels de la religion des morts et ne relève pas des procédures juridiques au sens strict. En ce sens, ce passage pourrait reprendre une ancienne sentence pontificale, car il incombait auparavant aux pontifes de régler ces questions relatives au rituel, avant que le droit prétorien et les constitutions impériales ne viennent à leur tour réguler le domaine funéraire. Pour autant, la disposition demeure laconique au sujet des modalités cérémonielles : l’auteur des Pauli Sententiae n’est ni grammairien, ni théologien et son but n’est que de rappeler les prescriptions du ius divinum afin de prévenir une éventuelle rupture de la pax deorum. L’emploi du pluriel sacrificii se justifie par la multiplicité des actes accomplis par l’homme sur l’espace dévolu aux

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J. CARBONNIER a mis en évidence les effets de la loi pédagogue : cf. « Sur la loi pédagogue », in Pour une sociologie du droit sans rigueur, 10è éd, Paris, 2001, pp. 155-169 (article déjà paru in Società, Norme e valori. Studi in onore di Renato Treves, Milan, 1984). Mais, à l’idée d’une fonction pédagogique attribuée, l’auteur préfère l’expression « effet pédagogique » parce qu’elle est plus neutre et générale.

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dieux. Un premier sacrifice5 sera offert par le paterfamilias ou l’héritier du mort6 aux mânes du défunt, pour expier l’exhumation par anticipation. Un second, vraisemblablement une truie en référence à la porca praesentana qui accompagnait l’introduction du sujet dans le monde des morts, s’accomplira en l’honneur de Cérès au moment de la nouvelle inhumation. La cérémonie serait à rapprocher d’une parentatio, fête commémorative rendant hommage aux dieux mânes d’un individu déterminé7. Voici un autre extrait toujours tiré des Sentences de Paul : Qui corpus perpetuae traditum, vel ad tempus alicui loco commendatum nudaverit et solis radiis ostenderit, piaculum committit. (PS., 1, 21, 4) « Quiconque a déterré un corps confié à une sépulture perpétuelle et l’a exposé aux rayons du soleil, ou l’a déposé pour quelque temps dans un autre lieu, a commis un piaculum. »

Ce fragment recèle un souffle religieux comme le suggèrent les expressions solis radiis et piaculum committit. La première désigne, dans une métaphore poétique unique dans les sources juridiques, le dies lumineux par opposition à la nox. Il pourrait s’agir de la seule référence juridique connue au sol invictus. Des attestations sûres de la diffusion de cette croyance datent du Ier siècle de l’Empire et mettent en scène une divinité appelée Mithra représentant le soleil. Il faudra toutefois attendre le règne d’Élagabal (218-222 ap. J.-C.) pour constater une reconnaissance étatique du culte solaire avec l’érection du temple de Sol Invictus sur le Palatin et la création de la charge de Pontifex Solis. Le rayonnement de cette religion venue d’Orient fut considérable au Bas-Empire. Au IVè siècle ap. J.-C., l’Empereur Constantin fut adepte du culte solaire avant de devenir chrétien ; Julien Auguste fut lui aussi au départ dévoué à Cybèle et au soleil. Sensiblement à la même époque, l’écrivain Macrobe8 élabore une théorie influencée par le néoplatonisme représentant le Sol comme la déité qui regroupe tous les dieux. Toutes les divinités du paganisme ne seraient, sous des noms différents, qu’un seul et même deus : le soleil.

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Il est difficile de se prononcer sur la nature précise des victimes. Dans le contexte funéraire, les sacrifices pouvaient impliquer des bœufs, des moutons ou des porcs. 6 L. DESCHAMPS, « Rites funéraires de la Rome républicaine », in F. HINARD-M. F. LAMBERT (dir.), La mort au quotidien dans le monde romain, Paris, 1995, p. 179. Cf. aussi J. SCHEID, La religion des romains, Paris, 2002, p. 72 : l’auteur précise que, dans le cadre domestique, il appartient au paterfamilias d’opérer, mais cette autorité peut, le cas échéant, être déléguée à des remplaçants qu’il aura pris soin de désigner. Le sacrifice se pratique également avec l’assistance d’appariteurs et d’esclaves qui se chargent de certaines opérations. 7 J. SCHEID, Quand faire c’est croire, Paris, 2005, pp. 181 et 193-200. 8 Cf. MACROBE, Saturnales, I, 17-23.

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La seconde expression qui intègre le vocable piaculum est rarissime dans la littérature juridique, en particulier à l’époque classique9. Ce terme typique du vocabulaire religieux demeurait forcément connu des juristes : son emploi dans un contexte liturgique était fréquent dans la littérature latine de l’époque républicaine et impériale10. Piaculum désigne de manière métonymique à la fois la faute religieuse génératrice de l’offense et le moyen d’éviter l’affront ou, le cas échéant, la procédure expiatoire pour le réparer en apaisant la divinité outragée11. Il s’agit précisément de mettre en évidence la responsabilité du délinquant en qualifiant le délit générateur de la sanction12 tout autant que de montrer que l’agissement a porté préjudice à la déité. Après ces deux exempla concrets qui dévoilent que le droit classique fut à l’occasion perméable à la religion en matière prescriptive, il convient de s’attarder maintenant sur le cheminement intellectuel par lequel les jurisconsultes de Rome ont, dans leur système d’appréhension et de classement des objets, assimilé le religieux tout en parvenant à s’en distancier. Ceux-ci, dont l’activité consistait à s’occuper de la gestion communautaire des hommes au plan normatif, auraient pu ignorer la religion sauf que celle-ci s’inscrivait dans une action collective et civique d’un enjeu sociétal majeur. Or, le juriste est avant tout l’observateur attentif d’un monde tangible et total, qu’il s’agira pour lui de reconstruire voire de réinventer à l’aide des outils du droit. Et cet espace de travail pouvait intégrer des composantes affectées à des divinités. Il faudrait donc parler à ce stade d’une législation qui n’ignore pas la religio mais la saisit comme un paramètre parmi d’autres, cette dernière se subsumant au système légal sans jamais y établir un socle théorique ou idéologique. En réalité, la tradition textuelle ne fait pas émerger de véritable acte de naissance du droit, fût-il divin ou non, alors qu’un tel point d’ancrage s’induit implicitement de l’existence reconnue du cadre spatio-social au sein duquel le jus s’observa dès sa création. Il s’agit de la civitas, circonscrite géographiquement par la consécration du sol urbain, dont le juriste Pomponius rapporte (D., 1, 2, 2, 1) 9 Les mentions les plus fréquentes proviennent de sources postclassiques au sein desquelles la valeur religieuse du terme est presque toujours conservée pour désigner des actes en rupture avec la religion chrétienne. 10 Voir TITE-LIVE, II, 38, 4 ; VIII, 9, 10 ; VIII, 10, 12 ; VIII, 10, 13 ; XXI, 10, 11 ; XLV, 10, 13 ; XLV, 23, 17 ; CICÉRON, De legibus, II, 57 ; VARRON, De lingua Latina, VI, 7, 53 ; TACITE, Annales, I, 49, 3 ; AULU-GELLE, Noctes Atticae, X, 15, 10 ; XIX, 13, 5, etc. Il serait facile de multiplier ces exemples. 11 Pour une première approche de cette notion : A. V. SIEBER, « Piaculum », in Der Neue Pauly, 9, Stuttgart-Weimar, 2000, pp. 999-1002. 12 P. CUNEO, « La législation du Bas-Empire sur les tombeaux et la pensée de F. De Visscher », in H. JONES (dir.), Le monde antique et les droits de l’homme, Bruxelles, 1996, p. 27 note 4 : il a souligné « l’utilisation du terme piaculum dans un syntagme qui le dénote clairement comme un fait délictueux qui cause une peine ».

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qu’elle fut à l’origine gouvernée par les rois sans loi ni droit certain, comme si le groupe s’était établi avant de penser sa régulation juridique. Corrélativement, les doctrines romaines ne mettent pas même en exergue la figure d’un premier législateur, au sens du rôle joué par les grands nomothètes grecs tels Minos, Lycurgue, Zaleucos ou encore Solon. La législation romuléenne n’est pas conçue comme primordiale mais noyée dans un processus au sein duquel le droit s’érige en marge du rôle tenu par ses grands protagonistes successifs13. Aussi les juristes de Rome n’ont-ils jamais envisagé le droit ou la loi comme un don des dieux – de sorte que le non-respect des normes juridiques ne relèvera jamais de l’impiété – mais avec la plus stricte neutralité : jus est ars boni et aequi « le droit est l’art du bien et de l’équitable » affirme Ulpien (D., 1, 1, 1) en s’appuyant sur l’élégante définition de Celse. Ce détachement est aussi affiché par les juris praecepta énoncés avec une trivialité presque surprenante par le même Ulpien (D., 1, 1, 10 ; IJ., 1, 1, 3) : honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tribuere « vivre honnêtement, ne pas faire de mal à autrui, rendre à chacun son dû ». La loi incarne quant à elle « un simple précepte commun » : Lex est commune praeceptum (D., 1, 3, 114) d’après le juriste sévérien Papinien. Point d’origine ni de connotation divine donc, et ce constat négatif découle encore des notions relatives aux divisions du droit privé : ius gentium, ius civile ou ius naturale. Il n’existe également aucune allusion à une quelconque divinité dans la définition de la iustitia, laquelle demeure « la volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun son dû » (Ulpien, D., 1, 1, 10) et qui n’est en aucun cas rendue au nom des dieux. Cependant la jurisprudence (iurisprudentia) relève, entre autres, de « la connaissance de ce qui est de l’ordre des choses divines et humaines » (divinarum atque humanarum rerum notitia) d’après Ulpien (D., 1, 1, 10, 2). Cette mention ne doit pas leurrer et ne désigne en aucun cas le juriste, appelé ailleurs sacerdos (D., 1, 1, 1, 1) pour caractériser sa fonction au service de la justice, comme un prêtre au sens liturgique. Elle signifie juste que le jurisconsulte est un praticien sachant dissocier les éléments juridiques propres à l’humain, c’est-à-dire ceux ouverts aux procédures d’évaluations et d’échanges les qualifiant comme biens, de ceux identifiés comme relevant de l’univers divin, lesquels se trouvaient retranchés de l’univers transactionnel. Cette approche n’est qu’une simple projection vers la sphère du droit de la séparation très nette qui prévalait dans l’imaginaire social entre le monde des dieux et celui des hommes. Une telle distinction apparaissait déjà au sein des 13

Voir le récit de POMPONIUS (D., 1, 2, 2, 2) et Y. THOMAS (« Idées romaines sur l’origine et la transmission du droit », in Rechthistorisches Journal, 5, 1986, pp. 253-273). 14 Sur ce texte controversé, se reporter à R. MARTINI (« Sulla definizione di ‘lex’ in D., 1, 3, 1 », in Nozione, formazione e interpretazione del diritto. Dall’età romana alle esperienze moderne. Ricerche F. Gallo, Naples, 1997, pp. 29-37).

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Institutes de Gaius (2, 2) qui précisent que les choses (res) relèvent soit du droit humain (ius humanum) soit du droit divin (ius divinum). Ce passage est fondamental si l’on s’intéresse très précisément aux termes qui le composent. La différenciation juridique est repérée au plan systémique : il est question de ius, au sens subjectif et global, et non pas de lex. En ce sens, il n’est pas indifférent que les juristes n’aient jamais apprécié le droit des dieux au sens de loi et n’emploient jamais les expressions lex divina ou leges divinae à l’époque classique. En effet, la loi relève d’une sous-catégorie du droit. Sans rentrer dans tous les détails de l’idée de lex, il suffit de rappeler qu’elle est, en suivant Papinien, un des éléments avec les plébiscites, les sénatus-consultes, les décrets impériaux ou encore l’autorité des prudents, qui sont à l’origine du droit civil s’adressant à la civitas. Il s’agit donc, dans ce cadre, d’un procédé normatif élaboré par l’homme pour ses semblables et qui n’entretiendait aucun rapport direct avec le ius divinum. Par conséquent, parler de loi au regard des dieux aurait correspondu à théoriser et à expliciter un domaine échappant par nature à la mainmise humaine. C’est par un autre biais que les juristes romains ont préféré aborder le divin ; non pas celui du processus créateur des normes mais plutôt sous le prisme de la nomenclature des concepts à l’aide desquels ils découpèrent le monde en unités discrètes. Et c’est la catégorie des choses (res), qui désigne d’ordinaire toute entité inanimée – par opposition aux personnes – pouvant ou non intégrer un rapport juridique, qui servira de point d’appui à l’érection d’une taxinomie du divin. L’univers des res se composait de diverses subdivisions. Celle s’appliquant aux choses mises en réserve du fait de leur affectation aux divinités était importante au point que Gaius s’y attarde en premier au livre 2 des Institutes (2, 1-9), avant d’évoquer toutes les nombreuses caractéristiques des res relevant du ius humanum : res publicae/privatae ; res corporales/incorporales ; res mancipi/nec mancipi etc. Cette approche « négative » est symptomatique en ce qu’elle atteste une propension à circonscrire au départ les éléments soustraits par nature aux transactions, comme pour sanctuariser au préalable des enclaves de droit divin afin de libérer tout le reste. La catégorie juridique des res divini iuris se découpait en une tripartition dont les critères de constitution révèlent une volonté humaine utilitariste d’organisation du matériau juridique divin. Les res sacrae étaient des choses (humaines) qui avaient fait techniquement l’objet d’une consecratio publique aux dieux supérieurs ou célestes. Celle-ci découlait en amont d’une décision collective, par exemple d’une loi ou d’un sénatus-consulte d’après Gaius (2, 5) qui légitimait l’officiant à pratiquer l’opération et lui conférait pleine et entière efficacité. Cette approche implique que le sacré n’est pas une qualité intrinsèque à un objet au sein duquel on pourrait déceler une présence divine mais une affectation juridique aux déités déterminée par l’homme, comme l’illustre parfaitement le propos de Macrobe (Saturnales, 3, 3, 2) : sacrum… est quicquid quod deorum habetur « est sacré quoi que ce soit qui est attribué 86

aux dieux ». Une telle formulation traduit une réelle difficulté pour transposer le concept de propriété humaine sur le plan de la mainmise divine réputée frapper un objet ou un lieu. Les res religiosae correspondaient exclusivement aux sepulchra. Et il s’agit là d’un prisme fort réduit car il existait d’autres éléments dits « religieux » dans la tradition latine dont les juristes n’ont jamais voulu évoquer l’existence15. La raison de cette assimilation des choses religieuses aux seuls tombeaux pourrait résulter d’une raison pratique visant à isoler l’origine constitutive de la res. Les sépultures étaient placées sur des parcelles privées et la décision de les fonder relevait de la seule volonté du propriétaire du terrain (Gaius, 2, 6) et non pas d’une décision communautaire comme dans le cas des res sacrae. Enfin, la troisième catégorie correspondait aux res sanctae et intégrait les enceintes urbaines, murailles castrales ou encore les portes des villes décrites comme inviolables par Gaius (2, 8) qui qualifie ces choses de quodammodo « en quelque sorte » divini iuris. Le qualificatif sanctus pouvait s’appliquer aussi à certaines lois, à des traités, aux tribuns de la plèbe voire aux ambassadeurs du peuple romain. La sanctitas était garantie par une sanctio : sacratio d’où l’expression sacrosanctus. Les normes juridiques en matière de droit funéraire et de res religiosae constituent un excellent terrain pour appréhender et comprendre les rouages de la transposition de l’élément religieux sur le terrain des problématiques internes propres aux techniques juridiques. Les récents travaux de M. de Souza16 ont permis de distinguer les diverses significations de l’épithète religiosus, substantif formé à partir du préfixe religio et du suffixe -osus qui signifie littéralement « ce qui est plein de religio » entre le IIè siècle av. J.-C. et le Vè siècle après. Les différentes acceptions oscillent de la notion d’interdit prédominante chez Aelius Gallus jusqu’à celle beaucoup plus valorisante et positive qui s’épanouira plus tard : les religiosi symboliseront la vertu, le désintéressement et la prudence. Les juristes de Rome ne retiennent finalement de ce mot que la marque du trépas : religiosus signifie certes « religieux » mais, d’une manière plus 15

Parmi plusieurs exemples, on peut signaler le fulguritum, c’est-à-dire l’endroit frappé par l’éclair – lieu dont les Romains pensaient qu’il devenait religiosus aux dires de PAUL DIACRE dans l’abrégé de FESTUS (p. 82 L.), parce que la divinité paraissait l’avoir dédié à elle-même –, ou encore le mundus, fameuse fosse fermée par une pierre localisée près du Comitium d’après PLUTARQUE (Vie de Romulus, XI, 2) ; sur ce locus lié à la fondation de Rome et dont tant les caractéristiques que la situation topographique font l’objet de controverses, voir M. HUMM (« Le mundus et le Comitium : représentations symboliques de l’espace de la cité », in RHU, 10, 2004/2, pp. 43-61). Sur toutes ces questions, se reporter également à l’étude de fond menée par B. ALBANESE (« Bidental, mundus, ostium orci nelle categoria delle res religiosae », in Scritti giuridici, 1, Palerme, 1991, pp. 603-647). 16 M. DE SOUZA, La question de la tripartition des catégories du droit divin dans l’Antiquité romaine, Saint-Étienne, 2004.

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concrète, « frappé par la mort ». Auprès de cet adjectif au sens dorénavant très étroit, vont s’accoler les mots désignant les objets du droit. Ce qui est religieux deviendra une res ou un locus (locus religiosus ou res religiosa), ce qui revient au même car le tout était de canaliser cette religiosité dans des contenants que les juristes avaient l’habitude d’utiliser et qui renvoient à une étendue spatiale ou à une entité inanimée. En vertu de cette association d’idées, les tombes res religiosae existent dorénavant comme objet juridique et Gaius en propose la définition suivante : (…) religiosae quae diis manibus relictae sunt. (Gaius, 2, 4) « (…) (les choses) religieuses sont celles qui sont abandonnées aux dieux Mânes. »

Le trait saillant de cette formulation réside en ce qu’elle n’établit pas la mainmise de la divinité sur la chose mais plus exactement le choix de l’homme d’affecter les tombeaux aux dieux des morts au moyen d’une démarche reprenant le principe de la derelictio. Les res derelictae étaient des choses, généralement mobiliaires, laissées par le dominus et censées appartenir au premier occupant ou possesseur qui s’en saisissait. Par une forme d’analogie avec ce procédé, la renonciation par l’homme à ses droits immobiliers sur les terrains sépulcraux impliquait la prise de possession des Mânes sur ceux-ci sans que cette emprise, qui s’envisage au plan passif comme la conséquence implicite d’un abandon humain, ne fasse l’objet d’une formulation nette. Il n’est pas un seul texte qui évoque la propriété divine en termes de dominium, de proprietas, ou même de possessio, car ces notions attributives relèvent seulement de l’appropriation humaine au sens positif, comme si les juristes soulignaient toujours, à travers leurs modes de pensée et d’écriture, la nécessaire divergence entre le domaine des dieux et celui des hommes. En réalité, les res religiosae sont toujours prises sous l’angle de leur indisponibilité, à l’image du ius divinum qui s’énonce dans ses seules implications humaines et non dans sa substance. Il faut insister sur l’homogénéité des énoncés juridiques à ce sujet dont témoignent plusieurs passages présents au Digeste : Labeo cité par Ulpien (D., 43, 24, 13, 5) : sepulchri nemo dominus fuit « personne n’est propriétaire d’un tombeau » ; Ulpien, D., 8, 5, 1 : sepulchra autem nostri dominii non sunt « cependant les tombeaux ne nous appartiennent pas ». Les ramifications de la casuistique seront l’occasion de rationaliser, toujours sous l’angle négatif, tous les effets juridiques de la mise en réserve des sépultures. Ils s’articulent autour du principe suivant : ce qui est soustrait à la mainmise humaine échappe simultanément aux mécanismes de la procédure civile par lesquels les biens s’échangent et s’évaluent. Aussi les textes érigent au cas par cas le régime juridique dérogatoire des lieux réservés aux morts et des matériaux réalisant

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les monuments qui les protègent17. Le sepulchrum non assujetti au dominium ne peut pas être revendiqué en tant que propriété privée (Paul, D., 6, 1, 23, 1 ; CJ., 3, 44, 4 a. 223), ni être acquis par prescription18 ; il est insusceptible de possession (Paul, D., 41, 2, 30, 119) et ne peut pas faire l’objet d’une usucapio (Gaius, 2, 48 ; IJ., 2, 6, 1). Les tombes sont corrélativement exclues du patrimoine (extra nostrum patrimonium ; nullius in bonis : Gaius, 2, 1 ; 6-9) et hors commerce (Pomponius, D., 18, 1, 6 pr.20 ; Modestinus, D., 18, 1, 62, 1 ; CJ., 3, 44, 9 a. 245). À ce titre, il est impossible de les céder ou de les vendre (Ulpien au D., 11, 7, 6, 1) au point que les formulaires de vente foncière renferment une clause d’exclusion pour les parcelles religieuses ou sacrées (Ulpien, D., 18, 1, 2221 ; Papinien, D., 18, 1, 72, 1) et que des recours spécifiques viennent protéger l’acheteur lésé qui aurait acquis un locus religiosus comme s’il était profane : Ulpien, au D., 11, 7, 8, 1, donne une actio in factum. On comprend alors fort bien que les res religiosae ne puissent ni servir à constituer une garantie (CJ., 3, 44, 2 a. 217 ; 8, 16, 3 a. 215), ni être saisies en gage22, ni intégrer une quelconque stipulation (Venuleius, D., 45, 1, 137, 623 ; Paul, D., 45, 1, 83, 524) voire faire l’objet d’un legs (CJ., 6, 37, 14 a. 28625) ou encore être frappées de servitudes 17

Pour un exposé détaillé, je me permets de renvoyer à ma thèse : A. PATURET, Iura sepulchrorum : la sépulture en droit romain classique (version courte 648 p.), ClermontFerrand, 2006, pp. 144-238. 18 M. KASER, « Zum römischen Grabrecht » in ZSS, R. A., 95, 1978, pp. 15-92, p. 74. 19 Namque locum religiosum aut sacrum non possumus possidere. Ce principe implique que l’illatio d’un corpus dans le fonds que l’on possède détruise la possessio. 20 Le même juriste valide une telle transaction au D., 18, 1, 4, mais tout l’enjeu du texte est de fixer l’attention sur l’acheteur de bonne foi, en lui permettant de se retourner contre le vendeur par le biais de l’actio empti. À l’inverse, un monument funéraire ne contenant pas de corps peut être librement donné ou vendu d’après ULPIEN (D., 11, 7, 6, 1). 21 La uenditio ne demeure valable que si les portions religieuses ou sacrées du terrain vendu relèvent de modica loca. 22 C’est ainsi qu’il faut interpréter un responsum d’ULPIEN (D., 11, 7, 2, 9) qui autorise la fondation d’un locus religiosus au sein d’une terre donnée en gage : la banalité d’une telle situation était consécutive de l’habitude romaine consistant à enterrer les morts aux confins des fonds privés pour assurer visibilité et mémoire des trépassés. Cette faculté offerte au débiteur ne s’accorde pas avec l’éventuelle saisie de la tombe par le créancier et elle suppose au contraire une indisponibilité opposable à ce dernier. Il sera en revanche possible de s’emparer des édifices somptuaires jouxtant le sepulchrum, lesquels ne bénéficient pas, aux dires d’Ulpien, du statut juridique de locus religiosus. 23 La condicio est ici impossible et la stipulation est donc nulle. 24 L’acte est inutile car l’oportere afférent à la stipulatio se vide de tout contenu en raison de la nature religieuse de l’objet en cause. 25 Monumenta quidem legari non posse, manifestum est : jus mortuum inferendi legare nemo prohibetur. Monumentum ne fait pas ici référence à un simple monument mais à un sepulchrum renfermant des restes humains. Le fragment s’interprète de la manière suivante : la tombe extra patrimonium ne peut être léguée, mais le droit d’être enseveli ou d’ensevelir autrui en son sein peut s’accorder par voie successorale ; le de cujus en dispose au profit de la personne de son choix.

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(Javolenus, D., 8, 4, 426). Face à ce constat, il convient également d’observer que de nombreuses inscriptions font paradoxalement état de cessions, de dons, de legs, de ventes de tout ou parties de monuments27. Aussi la doctrine s’est-elle partagée entre la conception de l’inaliénabilité abolue des sepulchra et l’inaliénabilité relative qui permettrait la disposition de tout ou partie du sépulcre sous condition que son affectation funéraire perdure de manière immuable. Cette seconde solution qui s’accorde avec les données épigraphiques et archéologiques est de loin la plus plausible28. Quoi qu’il en soit, l’existence de telles restrictions a commandé de définir avec minutie l’étendue des lieux sépulcraux. Le point de départ de cette délimitation fut le critère religieux pontifical de constitution d’un tombeau évoqué par Cicéron au De Legibus (2, 22, 57). D’après l’orateur, la sépulture naît du dépôt du corps dans la terre et de l’accomplissement conjoint des rites funéraires, le caractère religieux ne s’appliquant qu’à partir du moment où les ossements du trépassé sont recouverts. Les juristes utilisèrent cette règle comme un point d’appui, en la précisant afin d’éviter certains abus : Sepulchrum est, ubi corpus ossave hominis condita sunt. Celsus autem ait : non totus qui sepulturae destinatus est, locus religiosus fit, sed quatenus corpus humatum est. (Ulpien, lib. 25 ed., D., 11, 7, 2) « Un sépulcre est l’endroit où sont renfermés le corps ou les ossements d’un homme. Et Celse dit que tout le lieu destiné à la sépulture ne devient pas religieux mais seulement l’endroit où le corps se trouve inhumé. »

Les fondateurs de sépulcres furent parfois tentés d’étendre le régime d’inaliénabilité aux terres contiguës. Celles-ci pouvaient intégrer des parcelles conséquentes comprenant des jardins paysagés et arborés entretenus par des jardiniers, des roseraies, vignes ou vergers. Ces ensembles formaient de véritables domaines agricoles miniatures agrémentés d’édifices divers : autels sculptés, salles à manger, auberges, solariums, citernes ou bassins29. La mise en réserve de ces lieux adjacents aux tombes avaient pour 26

En revanche, le sépulcre peut bénéficier d’une servitude irrégulière appelée iter ad sepulchrum qui permet d’assurer l’éventuel accès à travers un terrain privé. Le sepuchrum serait donc à considérer en ce cas comme un fonds servant. 27 Cf. parmi de nombreux exemples : FIRA, III, n°80 k ; aediculae CIL, VI, 9189 = DESSAU, ILS 7929 ; ollae et cineraria CIL, VI, 10241 = DESSAU ILS 7912 ; sarcophagum CIL, VI, 14672 = DESSAU, ILS 8556 ; BRUNS, n° 52, p. 384. 28 F. DE VISSCHER, Le droit des tombeaux romains, Milan, 1963, p. 72. Sur la portée de l’inaliénabilité des sepulchra, cf. aussi A. PATURET, Iura sepulchrorum…, op. cit., pp. 185201. 29 Pour un exemple de composition de ces domaines, voir le Testamentum Galli (édition originale par A. KIESSLING), in Anecdota Basileensia, I, Akademisches Programm, Basel, 1863, pp. 4-22 ; CIL, XIII, 5708 = DESSAU ILS 8379 = BRUNS, n°118, p. 308.

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dessein de mettre des biens à l’abri de créanciers privés ou du fisc, voire, plus couramment, d’assurer la permanence des revenus nécessaires au bon accomplissement du culte funéraire, car celui-ci commandait l’accomplissement régulier de sacrifices, libations, ou de banquets commémoratifs durant lesquels les vivants festoyaient auprès des morts30. Pour contrecarrer ces procédés illégaux, la jurisprudence impériale décida de réduire le caractère religieux à l’endroit précis renfermant le corpus du mort. Par ailleurs, le caractère généraliste du critère pontifical mis en évidence par Cicéron aurait pu favoriser une pluralité de tombes pour un même défunt, si d’aventure les restes se trouvaient ensevelis en divers lieux. Les juristes nient cette possibilité et énoncent au contraire le principe de l’unité sépulcrale dans un sens restrictif : Cum in diversis locis sepultum est, uterque quidem locus religiosus non fit, quia una sepultura plura sepulchra efficere non potest : mihi autem videtur illum religiosum esse, ubi quod est principale conditum est, id est caput, cuius imago fit, inde cognoscimur. (Paul, lib. 3 quaes., D., 11, 7, 44) « Lorsqu’un mort est enterré en différents endroits, chacun ne fait pas un lieu religieux parce qu’une sépulture ne peut faire plusieurs sépultures, seul est religieux à mon sens l’endroit où est enseveli le principal, c’est-à-dire la tête, dont on fait l’image, à partir de laquelle nous sommes reconnus. »

L’évocation de l’ensevelissement d’une tête tranchée qui vaut inhumation du corps pris comme intangible unité est prétexte à énoncer un principe d’intégrité toujours présupposé par le droit funéraire romain. Les juristes n’envisagent d’inhumation ou de crémation que d’une entité unique et indivise, représentée par le caput du défunt correspondant à son imago. J’espère avoir démontré cette émancipation du droit vis-à-vis de la religion, laquelle ne se réduit sous cet angle qu’à un vivier utilitaire nourrissant les taxinomies juridiques et les normes. Mais, en étant très vigilant au contenu de certains textes, on remarque que les préceptes religieux peuvent opérer un retour dissimulé de l’extérieur, par l’intermédiaire d’un critère décisionnel venant tempérer le rigor iuris. Voici deux exemples rapides, toujours afférents au droit funéraire, qui illustrent ce mécanisme.

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Sur les marques séparant les vivants et les morts dans ces repas funèbres, voir J. SCHEID (« Contraria facere : renversements et déplacements dans les rites funéraires », in AION archeol., VI, 1984, pp. 117-139).

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Le premier concerne l’inhumation dans un lieu public : Si in locus publicus usibus destinatum intulerit quis mortuum, praetor in eum iudicium dat, si dolo fecerit et erit extra ordinem plectandus, modica tamen coercitione : sed si sine dolo, absolvendus est. (Ulpien, lib. 25 ed., D., 11, 7, 8, 2) « Si quelqu’un a enseveli un mort dans un lieu destiné à l’usage public, le préteur donne une sentence envers lui, s’il a agi par dol, il sera aussi puni extraordinairement, cependant avec un châtiment modéré : mais s’il n’y a pas dol, il est absous. »

L’utilisation du critère du dolus malus « dol » retient ici toute l’attention. Ce n’est pas tant l’acte en lui-même qui est de nature à susciter réprobation et poursuites, que l’intention de l’inhumant : la matérialité de l’agissement s’efface devant les dispositions psychologiques du contrevenant. Cette approche s’explique au regard de l’idéologie funéraire romaine. La causa religionis enjoignait de ne pas laisser un mort sans sépulture car ceux qui n’étaient pas enterrés selon les règles, voire pas inhumés du tout, étaient réputés dangereux pour les vivants31. Une fête spéciale, les Lemuria, leur était consacrée les 9, 11 et 13 mai au cours de laquelle le paterfamilias offrait aux lémures (esprits errants des morts) un banquet minimal consistant en un jet de fèves. Et cette obligation morale d’inhumer les morts, évoquée dans divers contextes par les juristes classiques et en lien direct avec l’utilité publique32, est protégée par le préteur33. La reconnaissance de ce devoir social vient effacer la simple négligence du délinquant. Cette orientation confirme que le droit romain tenait compte de la personnalité du fautif et s’attachait à rechercher s’il détenait certaines qualités humaines essentielles comme l’honestas, la dignitas et l’humanitas. Dans le cas où l’inferens avait enseveli dolosivement, il subira une punition légère car son action porte certes préjudice au domaine public, mais elle permet aussi de préserver la communauté de la pollution engendrée par un cadavre non pris en charge. La peine légère requise prenait sans doute la forme d’une amende dont le montant reste incertain. À titre comparatif, Ulpien évoque un montant de 40.000 sesterces au D., 47, 12, 3, 5, et le fragmentum Florentinum mentionne une somme de 10.000 sesterces34 au sujet d’une inhumation 31

J. SCHEID, La religion…, op. cit., p. 139. PAPINIEN, D., 11, 7, 43. 33 Sur laquelle : ULPIEN, D., 11, 7, 8, 1. Voir encore SERVIUS, Ad Aeneidem, VI, 176. 34 Ce fragment a été publié par TH. MOMMSEN comme partie intégrante d’une même loi coloniaire datant de l’époque d’Auguste, cf. CIL, I, 1409 ; BOORMAN les a plus tard envisagés de manière séparée au CIL, II, 4632. D’après ce document, l’ensevelissement dans un lieu public est interdit sous peine d’une amende de 10.000 sesterces. Le locus au sein duquel le corps est enseveli ne devient pas religiosus et tout individu aura la possibilité de l’exhumer sans encourir de poursuites. 32

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pratiquée dans la cité. Ces montants sont relativement modestes et s’accordent avec l’idée que le préteur urbain ne pouvait, en raison de son imperium limité, prononcer une grave coercitio. Le second passage vise un enterrement dans un lieu privé : Is qui intulit mortuum in alienum locum, aut tollere id quod intulit aut loci pretium praestare cogitur per in factum actionem. (Gaius, lib. 19 ad ed. pro., D., 11, 7, 7 pr.) « Celui qui a enterré un mort dans le terrain d’autrui, est condamné, par une action expositive du fait, à exhumer le mort ou à payer le prix du terrain. »

La sanction évoquée par Gaius prend la forme d’une mesure alternative assez originale et plutôt clémente. Soit l’inferens est contraint d’enlever le corps en opérant, sans doute à ses frais et après avoir requis l’autorisation des autorités publiques, la translatio corporis, soit il devra payer au propriétaire le montant correspondant au prix de la parcelle occupée par le défunt. Cette seconde solution correspond à une expropriation. Elle est singulière en ce qu’elle s’oppose tout net aux intérêts légitimes du dominus lésé. Un agissement similaire mais ne concernant pas la création d’un sepulchrum35 aurait justifié une condamnation beaucoup plus nette du contrevenant. À titre d’exemple, celui qui entamerait la construction d’un édifice sur le sol d’autrui s’exposerait à l’exercice d’un recours36, à l’initiative du propriétaire, pour prévenir le dommage causé par l’opus novum37. Dans cette hypothèse, en cas d’inexécution du constructeur après qu’il eut été sommé d’arrêter la mise en oeuvre, il sera possible de requérir un interdit par lequel le préteur ordonnera la démolition du bâtiment. Il faudrait alors admettre que la solution alternative préconisée ici par Gaius, pour des faits dont la nature est assez proche, se trouve justifiée par le favor religionis qui commandait à la fois de ne pas laisser un mort sans sépulture et d’éviter, dans la mesure du possible, de le soustraire à son tombeau. Pour conclure, à un moment où il y aurait encore tant à dire, il faut se borner pour l’instant à formuler que le droit et la religion ont entretenu des relations assez subtiles dans l’ancienne Rome. Les rares artefacts en matière de prescriptions religieuses ne sont pas représentatifs du rôle joué par la religio, laquelle est surtout prise par le biais d’une démarche scientifique par 35

Il faut considérer que toute création de sepulchrum nécessitait un minimum d’aménagement du sol, afin de préparer l’endroit à recevoir le corps. Une telle idée est développée par Labeo cité par ULPIEN (D., 11, 7, 14, 3), au sujet des frais funéraires qui doivent comprendre les dépenses nées de la préparation du lieu destiné à abriter les restes du défunt. 36 ULPIEN, D., 39, 1, 1 pr. 37 La mise en œuvre d’un sepulchrum paraît rentrer dans la définition assez générale proposée par ULPIEN (D., 39, 1, 1, 11) de l’opus novum.

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les juristes, comme un paramètre parmi d’autres pour concevoir leur système. Ce cheminement aurait pu tendre vers une émancipation totale du jus, or il n’en fut rien car ce dernier resta ouvert à certains paramètres religieux qui vinrent à l’occasion tempérer le raisonnement juridique. Un peu comme un couple à la fleur de l’âge, ces deux systèmes normatifs ont pu parfois se chevaucher, sans jamais se heurter de front ou se concurrencer. La Rome antique nous fournit ainsi un très bel exemple de société en laquelle purent harmonieusement cohabiter une ferveur religieuse civique des plus intenses et un système juridique autonome ou presque. Arnaud PATURET CNRS UMR 7074 CTAD / École Normale Supérieure

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Formes et fonctions du serment à Rome Michel GRIFFE Le serment est une des plus anciennes et des plus universelles institutions humaines. Sous des formes très variées, on le trouve dans toutes les civilisations antiques de la Méditerranée et du Proche-Orient1. À Rome, il tient une grande place dans la vie quotidienne, dans la vie publique, dans le droit et la religion. Il a joui d’une grande faveur au Moyen-Âge et jusqu’à l’époque moderne. Il a aujourd’hui beaucoup perdu de son prestige. Considéré comme un spectacle solennel quelque peu suranné (serment des présidents, des magistrats, des jurés, des témoins…), il a néanmoins conservé la plupart des formules et des rites de la tradition romaine. C’est à celle-ci que nous consacrerons cette étude qui est une reprise très remaniée et élargie d’un article publié en 19922.

Le nom du serment Il n’y a pas de nom unique pour le serment dans les langues indoeuropéennes : cf. hittite lingāi, iranien miθra « engagement solennel », persan sowgand « soufre », sankrit vrata « décision », grec horkos, slave rota, germanique aiθs < *oito « marcher », angl. oath, all. Eid, osque deiva< *deiwo- = lat. deus, Iu-piter3. Mais, en latin il existe trois termes. Sacramentum désignait, dans le très ancien droit romain des « actions de la loi », le dépôt d’une caution en argent versée par les parties pour garantir leur bonne foi. En cas de condamnation on perdait sa caution qui revenait à l’État. Il y avait probablement à l’origine la prestation d’un serment4. En latin classique le mot désigne exclusivement le serment prêté par les soldats. En latin chrétien, au pluriel, sacramenta désigne les « sacrements » : profession de foi, baptême… Sacramentum a donné le français « serment ». Juramentum est « le fait de jurer », -mentum étant un suffixe de nom d’action. C’est un mot de création tardive en latin dont les premiers exemples se trouvent chez Rufin et saint Augustin (fin du IVè siècle ap. J.C.). Juramentum a donné en français classique « jurement », utilisé 1 Sur l’universalité du serment, voir les deux volumes des actes du Colloque international CNRS, Paris X Nanterre (25-27 mai 1989), Le Serment, édités par R. VERDIER, Centre national de la recherche scientifique, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, Paris 1991. 2 M. GRIFFE, « ITA ME DI AMENT (VT…) Une formule de serment en latin ancien », in Lalies, Actes des Sessions de linguistique et littérature, vol. 11, PULM, Paris, 1992, pp. 289298. Consultable sur http://www.presses.ens.fr/Data/le_0154-1.pdf 3 Cf. É. BENVENISTE, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2, p. 163 sq. 4 Voir plus loin « les usages du serment ».

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couramment par Calvin dans sa traduction française de l’Institution de la religion chrétienne. Dans l’édition latine, le théologien de Genève emploie indifféremment juramentum, sacramentum et jusjurandum. L’italien a giuramento, et l’espagnol juramento. Jusjurandum est le terme courant en latin classique. C’est un mot étrange à cause de sa morphologie (composé d’un nom, jus, et d’un adjectif verbal, jurandum) et de son sens (mot à mot : « le jus qui doit être juré »), apparent pléonasme, littéralement intraduisible en français.

Les formules du serment Comme en grec (omnumi « je jure que »), les serments sont le plus souvent introduits en latin par un verbe consacré, juro « je jure », suivi d’une proposition infinitive (avec l’infinitif présent pour une assertion ou avec l’infinitif futur pour une promesse). Écoutons le pauvre Sosie s’épuiser à jurer qu’il est bien Sosie et qu’il dit la vérité : Per Iouem juro med esse neque me falsum dicere. « Par Jupiter, je jure que je suis moi et que je ne dis pas de chose fausse5 ».

Pour les serments les plus solennels, on a recours à des formules qui trahissent leur ancienneté par leur syntaxe archaïque et qui révèlent des présupposés qui méritent d’être explicités. On examinera ici les plus courantes. Ex mei animi sententia Elle est attestée pour des serments administratifs. L’exemple ci-dessous nous a été conservé par une inscription sur une tablette de bronze trouvée à Aritium en Lusitanie, en 1659 ; elle est datée de 37 ap. J.-C. ; il s’agit d’un serment prêté par les magistrats et les habitants de la ville à l’empereur Caligula. Voici son début : Ex mei animi sententia, ut ego iis inimicus / ero, quos C. Caesari Germanico inimicos esse / cognovero (…) « En mon âme et conscience je jure que je serai l’ennemi de tous ceux que je reconnaîtrai être les ennemis de l’empereur C. Germanicus (...)6. »

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PLAUTE, Amphitryon, v. 435. Les traductions françaises sont de nous, sauf indications contraires. Pour des raisons de place, il n’a pas été possible de citer intégralement le latin, mais nous avons donné le texte original des passages importants. Nous avons conservé les graphies ramistes j et v pour le i et le u consonnes, pour nous conformer aux usages des juristes et faciliter la lecture de cet article aux non spécialistes.

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La forme de ce serment ne semble pas au premier abord poser de problème. Mais, en y regardant de plus près, on constate que ex mei animi sententia n’est pas un simple complément circonstanciel qui accompagnerait un juro sous-entendu ; c’est une proposition à part entière, sans verbe, qui signifie à elle seule « je jure que ». En effet, si la conjonction de subordination ut introduisait une complétive (« je jure que je serai… ») elle serait suivie du subjonctif – du moins en latin classique. Or, encore à l’époque d’Auguste, on trouve l’indicatif (ero « je serai »). Vt ne peut être non plus interprété comme un adverbe introduisant une indépendante impérative (« que je sois l’ennemi ») qui se mettrait, elle aussi, au subjonctif. Deux témoignages cicéroniens montrent qu’il s’agit d’une formule très ancienne : « Je puis invoquer encore à l’appui de notre doctrine les précautions prises par nos sages ancêtres, qui voulurent d’abord que chacun commence par jurer en son âme et conscience [iurare ex sui animi sententia]7. »

Cicéron défend le serment ex animi sententia qui permettrait selon lui d’éviter de condamner un accusé qui aurait commis une faute par inadvertance, « sans intention de nuire ». « Prononcer un faux serment n’est pas se parjurer, ce n’est que lorsqu’on prononce un serment en employant la formule ex animi tui sententia, que ne pas le respecter constituerait un parjure. Voyez Euripide : "J’ai juré avec la langue, je n’ai pas juré en esprit8." »

Cette forte pensée, qui se donne la caution d’Euripide, est bien dans la manière casuistique de Cicéron : les règles morales doivent être adaptées dans certains cas, pour la bonne cause naturellement. Si on est contraint de prêter serment par la force, il faut pratiquer la restriction verbale : pour ne pas être parjure, il suffit donc d’éviter la formule ex animi mei sententia, qui seule identifie une promesse comme serment. Des cas semblables se rencontreront en France au moment de la constitution civile du clergé en 1790 : pour ne pas abandonner leurs ouailles, de nombreux prêtres jureront en pratiquant la restriction mentale. Cette réflexion de Cicéron confirme qu’il s’agit bien d’une formule consacrée, qui, par le seul fait d’être prononcée, transforme une assertion ou

6 BRUNS, Fontes juris Romani antiqui, I, Tübingen, 1909, p. 277-278, n. 101 ; CIL II, n. 172 sur le site The Roman Law Library à l’adresse suivante : http://web.upmf-grenoble.fr/ 7 CICÉRON, Premiers académiques, II, 146. 8 CICÉRON, Des devoirs, III, 29.

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une simple promesse en serment. La traduire simplement par « en mon âme et conscience » ne suffit pas, il faut ajouter « je jure que ». Une très jolie anecdote racontée par Aulu-Gelle confirme le caractère officiel et solennel de cette formule. La procédure du cens comprenait un serment devant le censeur : les citoyens romains devaient jurer qu’ils étaient mariés. « Le censeur, selon la coutume, faisait prêter le serment par lequel on déclare qu’on est marié. Il dictait le serment suivant : "Et toi, jure sur l’honneur que tu es marié [Vt tu ex animi tui sententia uxorem habes]." Un homme du peuple vint prêter serment à son tour. C’était un plaisantin, naturellement moqueur. Pensant que l’occasion était bonne pour faire rire, il répond à l’injonction traditionelle du censeur : "Oui, je suis marié, mais pas avec honneur [habeo equidem uxorem, sed non hercle ex animi mei sententia]." Pour cette réponse déplacée, le censeur relégua le plaisantin dans la classe des citoyens privés du droit de suffrage [ararii], et il motiva ainsi son arrêt : "plaisanterie inconvenante en sa présence du censeur "9. » Le jeu de mots, qu’on a essayé de rendre très approximativement en français par l’opposition sur l’honneur/avec honneur consiste pour le plaisantin à prendre ex mei animi sententia, qui signifie « je jure », au pied de la lettre dans son sens courant « selon mon sentiment intime, comme je le voudrais » : il avait probablement été marié par ses parents sans être consulté, comme il était habituel à Rome. Mais le censeur, gardien de la moralité, n’a pas accepté qu’on se moque des vénérables traditions romaines. La sanction tombe lourdement : l’homme est privé de sa citoyenneté romaine, il n’est plus inscrit dans une tribu et on l’astreint à payer à l’État un droit de résidence comme un vulgaire étranger. Ita me di ament On trouve fréquemment en latin ancien, chez Plaute et chez Térence particulièrement, une formule qui a la même valeur : Ita me di ament, ut tuam ego video ineptiam. « Que les dieux m’aiment, que je vois ta sottise = Je jure que je vois ta sottise10. »

La présence de ut n’est pas obligatoire, ce qui prouve qu’on a affaire à ce que les grammairiens appellent une parataxe.

9 10

AULU-GELLE, Nuits Attiques, IV, 20. TÉRENCE, Adelphes, v. 749.

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Ita me di ament, lepidast Scapha. « Que les dieux m’aiment, Scapha est une belle femme ! = Je te jure, Scapha est une belle femme11 ! »

Lorsqu’il s’agit d’un souhait ou d’une promesse, on trouve le subjonctif de volonté : Ita me di ament, ut illa me amet malim quam di, Milphio. « Je te jure, Milphion, par l’amour des dieux que je préférerais que ce soit elle qui m’aime plutôt que les dieux12. »

Plaute joue ici sur le verbe amare [ament/amet] qui désigne à la fois l’amour des femmes comme en français et une relation d’amicitia qu’on peut avoir entre hommes et dieux et sur laquelle nous reviendrons plus loin. Ita me di ament est l’exact équivalent de ex mei animi sententia : c’est ce que les linguistes appellent une formule performative, c’est-à-dire une formule qui réalise une action par le fait même d’être prononcée. On parle aussi d’« acte de langage ». On emploie le plus souvent des verbes conjugués à l’indicatif présent et à la première personne : « j’ordonne, je condamne, je déplore, je souhaite… ». Pour s’excuser, on dit « Je m’excuse » ou, si l’on a un sens aigu de la politesse, « Veuillez m’excuser ». Si l’on emploie un passé (« j’ai ordonné, condamné »), ces formes rentrent dans le rang, elles ne sont plus « performatives » et n’expriment qu’une simple action passée. La langue du droit est riche de ce genre de formules, qu’on prend trop souvent pour du jargon. Il est en effet important de savoir si un agonisant a bien voulu léguer sa fortune à la personne qu’il avait choisie avant de mourir ; pour cela il faut des témoins et surtout prononcer des paroles qui ne soient pas ambiguës : si l’on disait Caius heres esto « Que Caius soit mon héritier » ou Caium heredem esse jubeo « J’ordonne que Caius soit mon héritier », le testament était valable, mais si l’on disait Caium heredem facio « Je fais de Caius mon héritier » ou toute autre expression, le testament était nul ! La preuve que ita me di ament est l’équivalent de juro est apportée par un passage de Plaute où Simia, dès qu’il entend Ita me di ament, comprend que l’esclave Pseudolus va prononcer un (faux) serment : « Pseudolus : Que les dieux m’aiment... (Ita me di ament... = « Je te jure… ») Simia : Qu’ils n’en fassent rien ; tu vas te répandre en purs mensonges. 11 12

PLAUTE, Mostellaria, v. 170. PLAUTE, Poenulus, v. 289.

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Pseudolus : Je te jure que je t’aime, Simia, que je te crains et t’apprécie pour ta perfidie13. »

Le grammairien Donat (IVè siècle ap. J.-C.) l’indique clairement dans un commentaire du vers 276 de l’Hécyre de Térence : « Ita me di ament : Elle jure dans les règles [bene] parce que sans serment [sine jurejurando] on ne croirait pas qu’elle est une bellemère comme il faut. »

Ita me di ament est une formule très ancienne, mais qui subsiste sous diverses formes pendant toute la latinité et même au-delà jusqu’au MoyenÂge.

Statistiques14 On note trente-neuf exemples chez Plaute, vingt-trois chez Térence et deux chez Catulle : At marite, ita me juvent / caelites, nihilominus / pulcher es. (61, 196) « Mais toi, jeune époux, je le jure, tu n’es pas moins beau. » Non (ita me di ament) referre putaui / utrum os an culum olfacerem Aemilio. (7, 1) « Non ! je le jure, j’ai pensé que ça n’avait aucun intérêt de me demander si c’était l’odeur de la bouche d’Emilius que je sentais, ou celle de son cul. »

Le contraste entre la solennité de la formule de serment et la grossièreté de la chute de l’épigramme est soigneusement calculé. Il n’y a qu’un exemple chez Cicéron, et ita disparaît de la formule en latin tardif, car l’adverbe n’a pas laissé de traces dans les langues romanes, mais il est remplacé par sic dont on lit déjà un exemple chez Pétrone dans la bouche de Trimalcion : Sic me salvum habeatis, ut ego sic solebam ipsumam meam debattuere. « Je vous jure sur ma vie que je besognais régulièrement ma maîtresse15. » Traduction d’A. Ernout (Budé) : « Je veux bien mourir si… » ; traduction d’O. Sers (Budé poche) : « Je meurs si… » 13 PLAUTE, Pseudolus, v. 944. Le serment sur la vie ou sur la tête de quelqu’un était de pratique courante dans l’Antiquité. 14 D’après le BTL de Louvain. 15 PÉTRONE (Ier siècle ap. J.-C.), Satyricon, 69, 3 (discours d’un affranchi).

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On trouve encore la formule à l’époque chrétienne, sans la référence aux dieux, mais avec toujours la même valeur sacramentelle. En voici un exemple, tiré des Miracles de saint Étienne, récit d’un anonyme cultivé contemporain de saint Augustin, qui date du début du Vè siècle : une mère presse son médecin de lui dire la vérité sur les chances de guérison de sa fille malade, en lui « déférant » le serment comme au tribunal. Pour plus d’efficacité elle demande au médecin, lui aussi père d’une fille unique, de prêter serment sur la vie de celle-ci : « Sic unica filia tua vivat, potestne curari Megetia de paralysi ista, an non ? » Tum ille : « Quia sic, inquit, me uoluisti constringere, fideliter dico filiam tuam penitus de hac causa curari non posse. » « "Sur la vie de ta fille unique, est-ce que Mégétia peut être guérie de sa paralysie, oui ou non ?" Alors l’autre : "Puisque tu as choisi ce moyen de contrainte, je te le dis en toute sincérité, ta fille ne peut absolument pas être guérie de son mal16." »

On trouve fréquemment dans les textes latins du Moyen-Âge la formule sic me deus adjuvet, qu’on traduit en général par « Que Dieu me vienne en aide », ce qui est le sens littéral, mais pas sa signification réelle, car il s’agit en réalité d’une formule de serment et non d’un simple vœu, comme le montre ce passage d’une lettre de Pierre Damien un religieux italien du IXè siècle, où il emploie la formule au début et à la fin de son serment : « Je le jure au nom de Dieu [Sic me Deus adiuvet] et des Saints Évangiles. Pour ce qui est des dignités ecclésiastiques, je n’ai rien donné, rien promis et je ne promettrai jamais de donner quoi que ce soit. Je le jure au nom de Dieu et des saints Évangiles [Sic me Deus adjuvet et ista sancta evangelia] 17. »

Dans une autre de ses lettres, il explique que sic me Deus adjuvet est bien une formule de serment : « Car quand celui qui jurait utilisait la formule suivante : "Je ferai cela (ou « je ne ferai pas » cela), que Dieu et ce saint Évangile me viennent en aide [Hoc faciam, vel certe non faciam, sic me Deus adjuvet, et istud sanctum evangelium]", il concluait un pacte [interposita condicione paciscitur] dont la clause était que s’il ne

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Miracula sancti Stephani, II, 3, 35-36. Patrologia Latina, 41, coll. 833-854. Nouvelle édition par le Groupe de recherche sur l’Afrique Antique de l’Université Paul-Valéry, Montpellier III, Les miracles de saint Étienne. Recherches sur le recueil pseudo-augustinien, J. MEYERS (éd.), 392 p., Brépols, 2006. 17 Pierre DAMIEN, Lettres, CLXXX, vol. 2, lettre 65.

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réalisait pas sa promesse, Dieu ni le saint Évangile ne lui viendraient en aide à l’avenir18. »

On trouve chez Alexandre d’Ashby, prieur de la maison augustinienne d’Ashby près de Northampton (deuxième moitié du XIIè siècle), auteur d’un Liber festiualis, au livre 2, ligne 1144, un curieux emploi de la formule dans une sorte d’ordalie. Un compagnon du roi Godwin risque pour son malheur le jugement de Dieu : Sic me buccellam glutire sinat Deus istam, / expers ut vivo prodicionis ego. « Que Dieu me permette d’avaler cette bouchée, aussi vrai que je vis exempt de trahison19. »

La formule était encore employée au XVè siècle, comme en témoigne cette citation du Concile œcuménique de Bâle (1431-1437), session 23 : Cultum divinum in ecclesia tituli mei et ejus bona conservabo, sic me deus adiuvet. « Je maintiendrai le culte de Dieu dans l’église de mon titre ainsi que ses biens, je le jure au nom de Dieu20. »

La formule est même passée en ancien français où si représente l’adverbe latin sic et non la conjonction de subordination conditionnelle qui s’écrit se : Ne par mal ne par malveisté / Ne fud unc cest plai enginné ; / De traïsun ne dutés ren : / Si m’aïst Deus, jol fiz pur ben. « Non, ni la méchanceté ni la malveillance n’ont inspiré cet acte, n’y voyez nulle trahison, je le jure (litt. "que Dieu me vienne en aide"), je pensais bien faire21. » Voire, si ait diex en moi part / Con je volantiers le ferai. « Vraiment, je le jure (litt. = que Dieu s’intéresse à moi) : je le ferai volontiers22. » Et, si m’aïst Dieu, mon doux maître, / je ne sais. « Et je jure, mon gentil maître, que je ne sais pas23. »

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Pierre DAMIEN, Lettres, CLXXX, vol. 4, lettre 170. Alexandre D’ASHBY (Alexander Essebiensis), Liber festiualis, livre 2, ligne 1144 (sur la base Brepols de la LLT). 20 Concile œcuménique de Bâle, 1431-1437, session 231431-1437 (base Brepols, LLT). 21 Tristan de THOMAS, fragment du manuscrit de Turin, v. 160-163 (XIIè siècle). 22 Roman de Renart, éd. Martin, XVI, 414 (XIIIè siècle). 23 Farce de Maître Pathelin, scène 2 (XVè siècle ?). 19

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L’ordre des mots habituel en latin dans une proposition indépendante est sujet + compléments + verbe. Or, on observe dans ita me di ament que le complément d’objet me « moi » se trouve toujours en deuxième position avant le sujet di. Cet ordre des mots s’est perpétué en latin du Moyen-Âge jusqu’en ancien français où la forme la plus fréquente de la formule est si m’aist Dieu. Cette place de me en latin avant di présente certes l’avantage d’éviter l’élision qu’aurait entraînée sa place avant ament et de garder en latin la forme pleine du monosyllabe, mais la véritable raison de cette interversion est ailleurs. Avec le pronom placé en tête de proposition, le jureur est mis en valeur comme le véritable protagoniste de l’action, ou, au moins, comme ce qu’on appelle en linguistique le « thème » qui va supporter les informations de la suite. On va voir dans les exemples suivants que l’association me di, c’est à dire du jureur et des divinités chargées d’assurer le respect du serment, est caractéristique de la formule de serment.

Les formules abrégées On trouve en latin des sortes de jurons qui posent toujours problème aux traducteurs : mecastor « par Castor », mehercules, mehercle « par Hercule », medius fidius « par Dius Fidius » ; Dius Fidius est Jupiter gardien des serments, l’équivalent de Zeus pistios en Grèce. Ces formules ne peuvent pas être assimilées à des jurons comme le français « Nom de Dieu ! », car le juron dans les pays chrétiens est un blasphème au moyen duquel le locuteur exprime sa colère contre un Dieu qui ne lui a pas évité une contrariété. Or, invoquer le nom du Seigneur en vain est prohibé par le Décalogue ! Il n’en est rien à Rome où aucun interdit ne pèse sur l’évocation du nom des dieux, ce dont les auteurs de comédie ne se privent pas. Mecastor, mehercules ne sont pas des jurons, mais des sortes de mini-serments dont on se sert couramment dans la conversation pour appuyer une assertion ou une promesse. La meilleure traduction en est « je le jure par Castor / Pollux / etc. » Les formules précitées sont composées du nom du dieu en seconde position : Castor, Hercules, Dius Fidius au nominatif, et du pronom personnel en première position : me avec e long peut être un accusatif ou un ablatif. On en déduira sans trop de risque d’erreur qu’il s’agit d’un abrégé de ita me di ament. Le problème est de savoir s’il s’agit là de la forme la plus ancienne de ces mini-serments, ou s’ils ont été créés plus tardivement, car il existe à côté d’eux des formes sans me : ecastor, edepol, pol, hercle. Le e- initial est bref, ce qui exclut de le considérer comme un me élidé. Les comparatistes le rapprochent du e- bref de equidem à valeur exclamative. Quant au ede- de edepol, on a voulu le faire remonter à *deiwos, origine indo-européenne des

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noms de Zeus et de Jupiter. Mais cela reste dans le domaine des spéculations et il n’est pas possible de conclure.

Le serment est un jus Jus est un mot d’origine indo-européenne, qui a son correspondant en indo-iranien (yaus), mais pas en grec (horkos « serment » / omnumi « je jure »), ni en germanique (anglais oath / swear, all. Eid / schwören)24. Son étymologie est peu claire : yoh en sanscrit veut dire « prospérité, santé » ; en iranien yaos signifie « pur ». On a même rapproché jus de son homonyme latin jus, juris « sauce », d’où le jeu de mot célèbre de Cicéron sur jus Verrinum « le droit selon Verrès » et « le jus de cochon ». Pour comprendre ce que veut dire jus, on doit se contenter des emplois du mot en latin. L’expression jus dicere « dire le droit » et le mot ju-dex « juge » montrent que le jus est quelque chose qui se prononce (dicere « dire »). Le mot lex « loi » est souvent employé comme synonyme de jus. Or, lex appartient à la même famille que legere qui signifie en latin « lire à haute voix ». Jus est employé au pluriel (jura) pour désigner primitivement les formules du droit. Le jus est une formule « performative » qui agit par elle-même quand elle est prononcée par une personne habilitée, un judex, incarné à l’origine par le roi25. Autres exemples de jura La loi de perduellione « sur la haute trahison » est attestée par Tite-Live (Histoire Romaine, XXVI, 5-7). Après avoir tué sa sœur, Horace est traduit devant le roi qui nomme deux duumvirs chargés de juger les crimes d’État. Ceux-ci vont le condamner car ils n’ont pas la liberté d’interpréter la loi, Lex horrendi carminis erat : « Duumuiri perduellionem judicent ; si a duumuiris provocarit, provocatione certato ; si vincent, caput obnubito ; infelici arbori reste suspendito ; verberato vel intra pomerium vel extra pomerium. » « Cette Loi consistait en une horrible formule : "Que les Duumvirs jugent (l’accusé) pour crime de haute trahison. Si celui-ci fait appel, qu’on débatte de son appel. Mais si les Duumvirs l’emportent, qu’on lui couvre la tête, qu’il soit suspendu par une corde à l’arbre fatal, qu’il soit fouetté, dans Rome ou au-dehors26." » 24

Sur l’étymologie de jus, voir É. BENVENISTE, op. cit., p. 111 sq. Cf. A. MAGDELAIN, De la royauté et du droit de Romulus à Sabinus, Rome, 1995. 26 L’arbor infelix était un tronc d’arbre auquel on suspendait les condamnés pour les fouetter. L’horreur du châtiment, pour Tite-Live, ne réside pas dans le fait qu’il se serait agi d’une condamnation à mort (ce que le texte ne dit pas), mais dans le fait qu’un supplice en principe réservé aux esclaves à partir de lex Porcia (198 et 194 av. J.-C.), pouvait être imposé à un citoyen romain, et, qui plus est, à l’intérieur même du pomoerium ! Cf. CICÉRON, Des supplices, LXIII, 163 : « O doux nom de liberté ! droits sacrés du citoyen ! loi Porcia ! loi 25

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Les historiens nous apprennent que l’institution de l’appel devant le peuple de la décision d’un juge (provocatio ad populum) n’est pas antérieure au IIIè siècle av. J.-C. Tite-Live nous donne donc une représentation idéalisée du passé juridique de Rome. Le jus à partir du moment où il était prononcé avait force de loi et ne laissait aucune marge à l’interprétation. On notera dans le texte l’emploi du mot carmen (*can-men, de canere « chanter ») pour désigner la loi. C’est aussi le mot qui désignait en latin la poésie et la formule magique, qui étaient censées avoir leur propre pouvoir d’action comme le jus. La loi dite des XII Tables27 Uti legassit super pecunia tutelaue suae rei, ita jus esto. (Table V, fragment 3) « Quand (ou comme) il aura "légué" au sujet de son argent et de la tutelle de ses biens, qu’il y ait jus. »

Legare « léguer » est un dérivé « intensif-duratif » de lex. Il signifie primitivement « déléguer une autorité au moyen d’une lex » (d’où legatus « ambassadeur »). La lex est une déclaration officielle devant témoins. Le texte de la loi dit très exactement que lorsqu’un paterfamilias a déclaré solennellement qu’il léguait, sa déclaration devient ipso facto un ius immédiatement exécutoire. Cum nexum faciet mancipiumque, uti lingua nuncupassit, ita jus esto. (Table VI, fragment 1) « Quand il procédera au nexum ("prêt" ») ou au mancipium ("don"), dès que (ou « comme ») il l’aura annoncé de vive voix, qu’il y ait jus. »

Ce deuxième extrait de la Loi des Douze Tables montre clairement que, pour qu’il y ait jus, il faut qu’il y ait déclaration publique ; lingua nuncupare signifie mot à mot « annoncer avec la langue28 ». Sempronia ! puissance tribunitienne, si vivement regrettée, et enfin rendue aux vœux du peuple, tout cela à abouti à ce que, dans une province du peuple romain, dans une ville alliée, un citoyen de Rome est attaché en plein forum et battu de verges par les ordres d'un homme à qui Rome avait confié ses faisceaux et ses haches ! » 27 La Loi des Douze Tables (Leges XII Tabularum) n’est connue que par les nombreuses citations qu’en ont faites les orateurs et les juristes romains. On trouvera les textes de l’éditions Bruns sur le site de la Roman Law Library à l’adresse suivante : http://webu2.upmfgrenoble.fr/Haiti/Cours/Ak/Leges/twelve_Bruns.html. A. ERNOUT en a étudié quelques fragments dans son Recueil de textes latins archaïques (pp. 114 à 121) ; le fragment V, 3 y figure. 28 Le texte de la loi nous a été conservé par le grammairien narbonnais SEXTUS POMPEIUS FESTUS (fin du IIè siècle ap. J.-C.) qui le commente en ces termes : « NUNCUPATA PECUNIA. C’est, comme le dit Cincius, au livre II de son traité des Devoirs du jurisconsulte

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Le mot jusjurandum n’est donc pas un pléonasme ; c’est littéralement l’action de prononcer solennellement (jurare) la formule (jus) qui agit de manière quasi magique par le fait même d’être prononcée. On pourrait croire que cette conception de la loi procède d’une mentalité primitive ; mais, si on y réfléchit, on s’aperçoit qu’elle fonde la notion même de droit encore aujourd’hui. La parole du juge établit un état de fait nouveau. Il n’y a aucune vie sociale possible sans contrat. Or qu’est-ce que le contrat sinon un serment réciproque ? Certes, en Occident les dieux ne garantissent plus rien, mais les témoins, l’opinion publique et la loi sont toujours là.

La cérémonie du serment Les images romaines de serment sont rarissimes. Malgré une longue recherche dans les banques de données et sur Internet, nous n’en avons trouvé qu’un seul exemple sûr consistant en deux émissions d’une monnaie d’époque républicaine qui présentent la même scène mais avec quelques différences à l’avers comme au revers. La première29 semble antérieure à 140 av. J.-C. à cause du chiffre X gravé sous la nuque du personnage et qui indique la valeur du denier (10 as) avant la dévaluation de 140. L’avers représente un buste avec heaume et cimier de Mars ou plutôt de la déesse Rome, dont le nom figure au revers ; le verso montre un desservant qui tient dans ses bras un porcelet sur lequel deux soldats pointent leur épée ; ils portent le fourreau sur le côté gauche : ce sont des officiers, ce que confirme la lance d’honneur, la hasta pura sur laquelle ils s’appuient. Nous avons donc affaire à une prestation de serment militaire (sacramentum). L’inscription TI.VET. (Titus Veturius) est le nom du magistrat qui a procédé à l’émission. Il appartient à une très ancienne famille aristocratique qui eut dans ses rangs au moins deux consuls en 494 et 462. La deuxième version montre au revers à peu près la même scène, mais avec quelques variantes : il n’y a pas de desservant ; les militaires se contentent de tendre la main (armée ?) au dessus non plus d’un porcelet mais d’une truie qui rappelle celle d’Énée aux trente petits30 ; enfin leur tunique longue protégée par des bandes de cuir indique qu’il s’agit d’officiers supérieurs (tribuni militum). L’avers est radicalement différent ; il figure deux têtes d’hommes laurés dans le style des portraits des rois hellénistiques. L’inscription D.P.P. est l’abréviation de di penates publici. Nous savons de plusieurs sources que les la somme d'argent nommée, déterminée, énoncée en termes et noms précis : Quum nexum faciet mancipiumque, uti lingua nuncupassit, ita jus esto « Que le droit soit établi d’après ce qu’il aura nommé, d’après la manière dont il aura parlé. » On appelle vota nuncupata les voeux que font les consuls, les préteurs, lorsqu’ils partent pour leurs provinces : ils sont transcrits sur des tables, en présence d’un grand nombre de témoins. » (Trad. Savagner 1848) 29 Le Fitzwilliam Museum à Cambridge en possède huit exemplaires. 30 VIRGILE, Énéide, III, 388-393 ; VIII, 36-49 et 81-85.

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di penates étaient invoqués dans les serments, privés ou publics. À la fin de l’épître I, 7 d’Horace, le pauvre Ména, devenu pour son malheur propriétaire terrien grâce à un don du consul Philippus, adjure son bienfaiteur de lui reprendre son cadeau : Quod te per genium dextramque, deosque Penatis Obsecro et obtestor, uitae me redde priori31. « Par (ton) Génie, par (ta) dextre, et par les dieux Pénates, je te prie et t’implore de me rendre à ma vie antérieure. »

Le fragment de la loi de Bantia32, à peu près contemporaine de ces monnaies, stipule à propos des magistrats romains : < eis consistunto pro ae > de Castorus palam luci in forum vorsus et eidem in diebus V apud q(aestorem) iouranto per Iovem et deos (…) « qu’ils se tiennent devant le temple de Castor, en plein jour, tournés vers le forum et que dans un délai de cinq jours ils prêtent serment en présence du questeur par Jupiter et les dieux Pénates. » (La restitution Penateis de Mommsen est assurée par la suite du fragment où on lit : per Iovem deosque Penate.)

Le temple de Castor et Pollux est un des plus anciens du forum romain ; on voit encore son haut podium et trois colonnes toujours en place. Sur les marches se trouvait l’autel des dieux qui servait aux prestations de serments. La loi associe donc, comme le denier de Titus Véturius, les dieux Pénates et les Dioscures. L’identification du revers comme scène de serment s’en trouve confirmée. En l’absence d’images anciennes, nous connaissons assez bien la cérémonie qui nous est décrite par le menu dans une scène du Rudens de Plaute (v. 1331 à 1349) : le bénéficiaire du serment conduisait le jureur à l’autel d’un dieu (Jupiter au Capitole, Castor et Pollux au forum républicain, Hercule au Forum boarium), d’où l’expression ire in jusjurandum « aller au serment » ; il lisait à haute voix le texte du serment qu’il avait préparé (praeire uerbis « parler en premier ») ; le jureur posait la main sur l’autel du dieu (celui de Vénus dans le Rudens) et répétait mot pour mot le texte du serment ; il terminait par une formule d’imprécation demandant au dieu de punir un éventuel parjure.

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HORACE Épîtres, I, 7, v. 94. Fragment d’une table de bronze retrouvé en 1790 en Apulie, actuellement au musée de Naples. A. ERNOUT, Recueil de textes latins archaïques, Paris Klincksieck, 1053, pp. 85-89. 32

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« GRIPUS. Avance par ici [Accede dum huc] ; je veux que Vénus reçoive ton serment. LABRAX. Ordonne tout ce qu’il te plaira. GRIPUS. Touche l’autel de la déesse. [Tange aram hanc Veneris]. LABRAX. Je le touche. GRIPUS. Il faut jurer maintenant par Vénus [Per Venerem hanc iurandum est tibi]. LABRAX. Jurer quoi ? GRIPUS. Ce que je te dirai. LABRAX. Dicte ce que tu veux [praei uerbis quidvis], car, moi personnellement, je ne supplierai jamais aucun dieu. GRIPUS. Mets la main sur l’autel. LABRAX. Voilà qui est fait ! GRIPUS. Jure de me donner l’argent le jour même où tu tiendras la valise. LABRAX. Soit. Vénus Cyrénéenne ! Je te prends à témoin, si cette valise que j’ai perdue dans mon naufrage est retrouvée intacte avec l’or et l’argent et rentre en ma possession… GRIPUS. Dis : "Alors à ce Gripus ici présent…" et touche-moi en même temps33. LABRAX. Alors Gripus ici présent – je le dis tout haut, Vénus, pour que tu entendes – recevra de moi sur l’heure un grand talent d’argent. GRIPUS. Et si tu te parjures [Si fraudassis], ajoute que tu pries Vénus de t’anéantir dans ton commerce et dans ta vie à tout jamais. Et, dans tous les cas, que la malédiction ne te lâche plus dès que tu auras juré. LABRAX. Et si je manque à mon serment, Vénus, je te prie de ruiner tous les proxénètes34. »

La promesse est exprimée au futur de l’indicatif ; le serment est constitué non seulement par les paroles prononcées publiquement par Labrax mais aussi par le rituel qui les entoure et qui était représenté sur le théâtre « grandeur nature ». Le choix de Vénus comme garante du serment s’explique par la présence d’un temple de la déesse dans le décor, celui d’un promontoire près d’un rivage à proximité d’une ville. Vénus comme Aphrodite est la divinité tutélaire des prostituées, il était donc piquant pour les spectateurs romains de 33

Les textes des manuscrits attribuent le vers 1342 à Labrax, ce qui est impossible : ce n’est pas au jureur de dicter ses exigences. Il faut rendre la réplique au pêcheur Gripus, qui au moment où le proxénète Labrax va désigner le bénéficiaire de la somme d’argent, redouble de précautions en obligeant Labrax à le désigner par son nom et à le toucher de sa main car Vénus est censée assister en personne à la cérémonie et ne doit pas se tromper sur l’identité de la personne. 34 PLAUTE, Rudens, v. 1331-1349.

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voir le proxénète obligé de prêter serment devant la déesse protectrice de ses filles. Il entre dans cette scène de comédie une part de caricature : Labrax refuse d’invoquer les dieux parce que le proxénète dans la comédie classique est censé être le pire des impies. Mais, comme toute caricature se doit d’être encore plus ressemblante que l’original, on peut considérer que ce texte donne une image assez fidèle du serment civil. Le rituel le plus complexe est probablement celui des fétiaux, un collège de prêtres spécialisés dans le droit international et notamment dans les déclarations de guerre. Tite-Live fait remonter leur création à Ancus Marcius, l’un des rois de Rome, et en attribue le modèle à la tribu latine des Èques. Dans un premier temps on envoyait le fétial à la frontière du territoire ennemi. Il prononçait un premier serment mis sous le patronage de Jupiter en tant que garant de la fides « la loyauté ». Il invoquait également le fas « le droit divin », par opposition au jus « le droit humain ». Ce premier serment sanctionne deux assertions : « Je suis l’envoyé officiel de Rome » et « J’agis conformément au droit humain et divin ». Le fétial pénétrait ensuite sur le territoire ennemi et prononçait un deuxième serment repris sous diverses formes en plusieurs lieux. Outre Jupiter, étaient invoqués Janus, Quirinus et les dieux du ciel, de la terre et des enfers, il n’y manque aucune puissance divine, la solennité traduit son importance : le fétial parlait à ce moment au nom de Rome et non plus seulement au sien propre35.

Les usages du serment Le serment est omniprésent dans tous les domaines de la vie publique et privée à Rome. En voici quelques exemples. Dans la procédure judiciaire Les modalités primitives de l’action de la loi par serment (actio legis per sacramentum), procédure très ancienne, nous sont connues avec précision par Gaius36. Elle est emblématique de ce que Florence Dupont a appelé le « scénario de la justice37 » et de la conception performative du jus 35

TITE-LIVE, Histoire Romaine, I, 32, 6-10 (traduction de D. DE CLERCQ, Bruxelles, 2001, sur le site d’Itinera Electronica, avec quelques modifications). 36 GAIUS, Institutes, IV, 13-16 : « Cette action était aussi périlleuse en cas de mensonge que l’est aujourd’hui l’action certae creditae pecuniae en raison de la promesse par laquelle est tenu le défendeur s’il nie témérairement et de la contre-promesse par laquelle est tenu le demandeur s’il réclame ce qui ne lui est pas dû. En effet celui qui perdait abandonnait le montant du sacramentum à titre de peine, somme qui tombait dans le trésor public. Des cautions étaient données à ce titre au préteur. » Traduction de J. IMBERT in R. MONIER, G. CARDASCIA et J. IMBERT (éd.), Histoire des Institutions et des faits sociaux des origines à l’aube du Moyen-Âge, tome 1, Paris, éd. Montchrestien, 1957, pp. 162-163, n. 90. 37 F. DUPONT, La vie quotidienne du citoyen romain sous la république, Hachette, 1989, p. 195.

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que nous avons évoquée ci-dessus38. Les parties devaient probablement jurer que leur cause était juste et prenaient les dieux à témoin en versant aux prêtres une caution qui n’était restituée qu’au gagnant. Le préteur désignait ensuite un juge dans un délai maximum de trente jours. Cette procédure est tombée peu à peu en désuétude comme toutes les actions de la loi, remplacée par la procédure formulaire. La mise en scène rituelle était de moins en moins comprise et il a paru immoral d’obliger l’une des parties à mentir pour régler un différend et les pauvres à avancer une somme d’argent importante. Il faut aussi envisager le serment prêté par le juge au début d’un procès de statuer en toute impartialité. Dans le cas du jusjurandum de calumnia, les parties et les avocats jurent de ne pas plaider par esprit de chicane. Le jusjurandum in jure (« serment nécessaire ») est une mise en demeure adressée par le demandeur au défendeur de jurer qu’il n’est pas redevable de ce qu’on lui réclame – ce dernier pouvant renvoyer (« référer ») le serment au demandeur. Ce serment existe encore en droit français, même s’il est peu utilisé : c’est le « serment décisoire39 ». On peut encore citer le « serment volontaire », alternative laissée aux parties de mettre fin à la procédure par un serment, et le jusjurandum in judicio, imposé au demandeur par le juge pour fixer le montant d’une réparation. Il existe aussi en droit français (« serment déféré d’office ») pour une évaluation40. En droit international Le foedus, terme lié étymologiquement à fides « loyauté », est l’un des grands principes de l’idéologie des Romains qui se considéraient comme le peuple le plus respectueux au monde de la parole donnée. C’est ainsi qu’ils 38

Sur l’action de la loi per sacramentum, voir M. DUCOS (Rome et le droit, Le Livre de Poche, collection Références, Paris, 1996, pp. 120-125). 39 Le serment des témoins (article 211 du Code de procédure civile, CPC) est obligatoire sinon il y a une amende de 6.000 euros au plus. Le serment décisoire ou serment judiciaire (articles 317 à 322 du CPC) est une preuve « orale » au même titre que l’aveu. C'est un serment prêté sur l'honneur. Le demandeur qui ne dispose d’aucune preuve va demander à son adversaire le prêter serment en lui demandant de jurer qu’il ne lui doit rien. Le défendeur peut jurer qu’il ne doit rien et dans ce cas il a gagné le procès, refuser de prêter serment et alors il perd le procès, renvoyer le serment au demandeur à qui il appartient cette fois de prêter serment. Dans ce cas le demandeur a une option : soit il refuse de prêter serment et il perd le procès, soit il jure que le défendeur est bien son débiteur et il gagne le procès. On comprend que le serment décisoire soit si peu utilisé : il est très dangereux pour le demandeur s’il a affaire à un adversaire prêt à tous les mensonges pour gagner ! Le serment déféré d’office par le juge, « preuve imparfaite » (article 1357 du Code Civil), est utilisé pour évaluer le montant de la condamnation. C’est un serment qui est déféré par le juge à l’un des plaideurs. Le plaideur à qui il est demandé de prêter serment peut prêter serment ou refuser, mais il ne peut le déférer à son adversaire. Le juge n’est pas lié par le serment. 40 Sur les serments judiciaires, voir R. DE FRESQUET (Traité élémentaire de droit romain, Paris, pp. 371-400).

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vénéraient la figure du consul Marcus Atilius Regulus, qui, libéré sur parole par les Carthaginois après une défaite des Romains lors de la Première Guerre Punique, avait été envoyé à Rome pour négocier un traité de paix. Après le refus du sénat, il était revenu à Carthage pour y subir des tortures et y mourir. Le foedus est un traité conclu entre Rome et les cités ou peuples étrangers. Il prend la forme d’un double serment avec sacrifice d’un porc. Les foederati, ou socii, étaient les alliés latins qui conservaient en principe leur autonomie administrative, mais, dans la pratique, ils subissaient un véritable protectorat. Les abus de Rome ont été la cause d’une longue guerre avec les alliés italiens en 90 av. J.-C., au terme de laquelle ces derniers obtinrent le droit de cité (89 av. J.-C.). En matière militaire Le sacramentum liait les soldats à leur général au moment de leur recrutement. Ils jurent d’obéir au chef, de ne pas abandonner leurs enseignes et de respecter les lois. Le serment est accompagné d’une sacratio qui les voue aux divinités infernales en cas de manquement. À l’époque impériale, le sacramentum est prêté exclusivement à l’empereur ; il a même été rendu obligatoire pour tous les fonctionnaires impériaux. En droit public Les magistrats sont soumis à de nombreux serments : serment in leges « à l’égard des lois », à l’entrée en charge et à la sortie de charge (cf. magistratum ejurare « quitter sa charge en prononçant le serment »). Il en va de même pour le vote de certaines lois au sénat : on connaît le serment de uxoribus devant le censeur (Ex sententia animi uxorem habes ? – Ex sententia habeo) évoqué par Aulu-Gelle, et auquel Tite-Live fait allusion dans le passage suivant : « Spurius Carvillus, surnommé Ruga, homme noble, divorça d’avec sa femme, parce qu’un handicap empêchait celle-ci de lui donner des enfants. Cela se passait cinq-cent-vingt-trois ans après la fondation de Rome [230 av. J.-C.], sous le consulat de M. Attilius et de P. Valérius. Ce Corvillus, dit-on, loin de détester la femme qu’il répudia, l’aimait beaucoup pour la pureté de ses mœurs, mais il sacrifia son amour et ses affections à la religion du serment [jusjurandi religio], parce qu’il avait juré devant les censeurs qu’il se mariait pour avoir des enfants [liberum quaerundum gratia] 41. »

La formule liberum quaerundum gratia « pour engendrer des enfants » devait appartenir à ce serment devant les censeurs. Selon la periocha 59 de Tite-Live, Quintus Caecilius Metellus Macedonicus, en 131 av. J.-C., aurait 41

AULU-GELLE, Nuits Attiques, IV, 3, 2. Voir aussi XVII, 11, 44.

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tenté de rendre le mariage obligatoire pour tous les citoyens, mais il n’y serait pas parvenu42. En droit privé On peut relever le serment promissoire (institution d’héritier, promesse de don, de vente…), mais aussi le jusjurandum liberti, qui astreint l’affranchi à un certain nombre d’obligations envers son ancien maître (patronus), et le serment des fiancés : « Celui qui voulait se marier faisait à celui qui devait lui donner une femme la promesse de la prendre pour épouse ; de son côté, celui qui avait promis une épouse s’engageait à la donner. Ce contrat, ces conventions réciproques, ces stipulations, s’appelaient sponsalia "fiançailles" ; la femme promise était appelée sponsa "promise" ; celui qui promettait de la prendre sponsus, "promis"43. »

Spondere signifie « promettre ». Le verbe est lié étymologiquement au grec spendo « faire une libation », et il est probable que tel fut le sens premier en latin de spondere remplacé ensuite dans la langue courante par libare. Une sacratio avec libation devait probablement entrer dans le rituel de la promesse solennelle faite par le père de la jeune fille.

La sanction du serment Deux issues sont possibles. Tout d’abord, il y a la malédiction des dieux (exsecratio) en cas de parjure ; on lit ceci au début du serment de Labrax, le proxénète dans le Rudens de Plaute : Di me perdant nisi (…) / di me infelicent nisi (…) ; et, à la fin, aux vers 1347-1348 : (…) si quid pecasso, Venus Veneror te ut omnes miseri lenones sint. « (…) si je manque à mon serment, Vénus, je te demande de ruiner tous les proxénètes. »

Plaute joue sur la paronomase Venus/veneror. Les deux mots sont, de fait, liés étymologiquement ; ils ont la même origine, la racine indo-européenne *wen- qui est celle du désir. Le sens premier de venerari « vénérer » est « désirer, demander une faveur ». La faveur des dieux est acquise en cas de respect du serment : Di me seruent (…), di me iuuent (…). L’emploi du verbe amare est surprenant car la religion romaine n’est pas fondée sur une relation affective avec les dieux. Amare en latin possède à peu près tous les sens du verbe français « aimer » : 42 TITE-LIVE, Periocha, 59 : Q. Metellus censor censuit ut cogerentur omnes [cives] ducere uxores liberorum creandorum causa. Voir S. TREGGIARI, Roman Marriage, Clarendon Paperbacks, Oxford University Press, 1991, reprint 2002, p. 8, note 37. 43 AULU-GELLE, Nuits Attiques, IV, 4.

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« avoir du goût pour quelque chose », « avoir de l’affection pour quelqu’un », « être amoureux » et même « faire l’amour ». Le français a également conservé les deux substantifs dérivés : amor (« amour ») et amicitia (« amitié »). Mais ce parallélisme est trompeur. L’idée que les Romains se font de l’amour est assez différente de la nôtre. Pour illustrer cette différence, on se contentera ici de quelques curiosités significatives. L’amour (amor) peut exister à Rome entre deux hommes sans qu’il ne s’agisse pour autant de relations homosexuelles, lesquelles étaient d’ailleurs sévèrement condamnées par la loi et par l’opinion lorsqu’elles survenaient entre citoyens romains libres. Qu’on lise pour s’en convaincre les échanges épistolaires entre le jeune Marc-Aurèle et son précepteur Fronton, respectable vieillard, où l’on trouve de brûlantes protestations d’amour réciproque44 ; amor dans ces lettres est l’équivalent d’amicitia. En II, V, 2, Marc-Aurèle, après avoir reconnu la supériorité « amoureuse » de Fronton, ajoute : Jam mihi cum gratia certamen erit, quam timeo, ut superare possim. « Je vais dès maintenant engager une compétition de gratia que je ne suis pas sûr de gagner. »

L’empereur se montre ici fidèle disciple de Sénèque : « C’est pourquoi il faut bien choisir celui dont on acceptera un bienfait [beneficium]. Et il faut rechercher avec plus de soin un bienfaiteur qu’un banquier. À ce dernier je n’ai à rendre que ce que j’ai emprunté, et, si j’ai rendu, je suis quitte et sans obligation ; à celui-là je dois rendre plus, et, une fois témoignée ma reconnaissance [gratia], nous sommes encore liés ; je dois recommencer et ainsi persiste l’amitié [manet amicitia]. Or je ne prendrai jamais comme ami quelqu’un qui en est indigne, il en va de même pour le droit des bienfaits, sacré entre tous, qui donne naissance à l’amitié45. »

L’amitié pour Sénèque ressemble au potlatch tel que l’a décrit Marcel Mauss dans son Essai sur le don46. Elle est fondée sur la gratia, la reconnaissance qui en fait un contrat durable. Pour les Romains, l’amitié est fondamentalement un échange de services. Il y l’amitié héroïque qui ne peut exister qu’entre les âmes d’élite dont Sénèque fait ici la théorie, comme Cicéron avant lui dans son De amicitia47, et l’amitié ordinaire fondée sur 44

FRONTON, Correspondance, I, 2, 1-2, et II, 5, 1-3. SÉNÈQUE, Des bienfaits, II, 18, 5. 46 M. MAUSS, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, 1923-1924, chapitre I « Les dons échangés et l’obligation de les rendre (Polynésie) », accessible en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss 47 CICÉRON, Laelius ou De l’amitié, 20 : sine virtute amicitia esse nullo pacto potest « sans vertu il ne peut y avoir d’amitié ». 45

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l’utilité (utilitas). En politique étrangère, l’amicitia populi Romani est l’alliance avec le peuple romain ; en politique intérieure, comme on le voit dans la lettre que Quintus, le frère de Cicéron, adresse à l’orateur au début de sa campagne pour le consulat, le candidat devait faire jouer en sa faveur toutes les sortes d’amitié, des plus nobles aux plus vulgaires. À cette fin il ne faut pas hésiter à rappeler les services rendus en échange d’un soutien électoral. Lorsqu’il n’existe pas de societas amicitiae, il est légitime de faire miroiter l’espoir de services futurs : même un partisan de l’adversaire est capable d’être sensible à une ouverture amicale du candidat48. Cette conception de l’amitié comme échange réciproque de services est inscrite dans le vocabulaire. Il est souvent question dans les textes du foedus amicitiae. Comme nous l’avons vu, le foedus est un pacte solennel d’alliance (societas). Les deux mots amicitia et societas sont d’ailleurs fréquemment associés. Les constructions pour signifier la naissance d’une amitié (ou sa renaissance) sont souvent constituées d’un verbe de mouvement avec une préposition : venire, ire, redire in amicitiam. Enfin amabo « je t’aimerai », dans une incise, signifie « à charge de revanche ». Le verbe accompagne fréquemment une demande ou une promesse ou les deux à la fois comme dans cet exemple de Plaute : Mi Libane, ocellus aureus, donum decusque amoris, amabo, faciam quod uoles, da istuc argentum nobis. « Mon cher Libanus, prunelle d’or de mes yeux, cadeau et parure d’amour, à charge de revanche, je ferai ce que tu voudras, donne-nous ton argent49. »

Ainsi, en respectant ses serments, on espérait se concilier la bienveillance des dieux et établir avec eux une alliance durable. Les Anciens n’étaient pas aussi naïfs qu’on pourrait le croire. La menace de la vengeance divine ne faisait plus peur à personne. Le faux serment était monnaie courante comme en témoigne ce passage des Bacchides de Plaute : « CHRYSALE. Je le jure par Jupiter [Ita me Jupiter… dique omnes ament…], Junon, Cérès, Minerve, Latone, l’Espérance, Ops, la Vertu, Vénus, Castor, Pollux, Mars, Mercure, Hercule, le dieu des Mânes, le Soleil, Saturne, et tous les dieux ; il n’est pas en ce moment avec elle, ni debout ni couché, il ne l’embrasse pas, ni.... tu vois ce que je veux dire ! NICOBULE. Quel beau serment ! Ses parjures me sauvent [Vt jurat ! servat me ille suis perjuriis ]50. »

48

QUINTUS CICÉRON, De petitione, VII. PLAUTE, Asinaria, v. 691. 50 PLAUTE, Bacchides, v. 892 ; voir aussi PLAUTE, Pseudolus, v. 944. 49

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Cicéron lui-même, qui était pontife, affirme que la vengeance des dieux n’avait jamais existé (Des devoirs, III, 29) ; il préfère mettre le serment sous la protection de deux vertus nationales divinisées, Fides et Justitia. Dans le serment il faut bien voir ce qu’il y a à craindre, mais quelle est sa force ? C’est une assertion religieuse. Ainsi, ce que l’on a promis fermement et comme en prenant Dieu à témoin, il faut le tenir. Il y va, non pas de la colère des Dieux, qui n’existe pas, mais de la Justice et de la Loyauté. Ennius a fort bien dit : « Ô Loyauté, déesse ailée, ô Serment de Jupiter. » Celui donc qui viole son serment viole la Loyauté, que les ancêtres ont voulu faire résider sur le Capitole, à côté du Maître des Dieux, comme nous l’apprend Caton dans un de ses discours. Cicéron croyait-il dans l’existence des dieux ? L’important pour lui est que le respect de ces deux vertus ait assuré la grandeur de Rome. Il ne faut jamais oublier que la religion romaine est d’abord une religion civique avant d’être, dans cet ordre, une religion familiale et personnelle. Le fabuleux destin de Rome était la meilleure preuve de l’existence des dieux.

L’opinion publique et la loi Pour sauvegarder la bonne foi, on comptait déjà plus, à date ancienne, sur la publicité du serment qui entraînait un contrôle social très efficace dans une petite communauté. Un mot exprime cette idée : fama « l’opinion publique ». Le parjure n’était pas puni par la loi, mais mettait le coupable au ban de la société ; il était frappé d’infamia et devenait intestabilis « interdit de témoignage » : on ne lui faisait plus confiance. Aulu-Gelle rapporte un épisode des Guerres Puniques après l’effroyable défaite de Cannes au cours duquel dix soldats Romains avaient été libérés par Hannibal à condition d’obtenir du sénat un échange de prisonniers. Le sénat avait refusé et huit des militaires n’avaient ni respecté leur parole ni regagné le camp d’Hannibal. Ils étaient devenus invisi « objets de la haine publique » et intestabiles, au point, dit Aulu-Gelle, qu’ils avaient fini par se suicider51. Quand Rome est devenue une grande métropole, la fama n’a plus suffi ; il a fallu recourir aux rigueurs de la loi : le parjure a été sanctionné par l’édit du préteur, puis par la lex Julia municipalis de 46 av. J.-C. qui l’a puni de capitis deminutio, qui se traduisait par une perte partielle ou totale des droits civiques, l’exclusion du sénat pour les notables, l’exclusion de l’armée pour les militaires, enfin par l’incapacité juridique52. 51

AULU-GELLE, Nuits Attiques, VI, 18, 11. Voir aussi CICÉRON, De la République, III, 22 ; Des Lois, II, 9, 22 ; Pour Scaurus, II, 37 ; TITE-LIVE, Histoire Romaine, XXVII, 34 ; AULU-GELLE, Nuits Attiques, XV, 13. 52 Le Digeste (3, 2, 1) rappelle les cas d’infamie prévus par l’édit du préteur : Praetoris verba dicunt : « infamia notatur qui… in iudicio publico calumniae praevaricationisve causa quid fecisse iudicatus erit (…). » L’édit du préteur stipule notamment que sera noté d’infamie quiconque aura été jugé pour calomnie ou prévarication. La lex Julia municipalis (46 av. J.-

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Le droit occidental a conservé la plupart des dispositions du droit romain en matière de serment judiciaire. Si certaines sont encore vivantes comme le serment des témoins, les autres sont pratiquement tombées en désuétude ; même quand, par exception, elles sont appliquées, elles ne font jamais preuve à elles seules. Cette évolution, nous l’avons vu, était déjà inscrite dans le droit romain et n’a donc rien pour étonner. Toutefois, on constate que le serment reste encore très vivant dans l’imaginaire occidental. Qu’on pense à l’immense public qui a assisté à Washington à la prestation de serment de Barak Obama le 20 janvier 2009 et au cri qu’a poussé la foule quand le nouvel élu a hésité à répéter les paroles fautives du Président de la Cour Suprême. De même, on imagine aisément la foule romaine horrifiée quand le rituel n’était pas conforme aux formes prescrites et que, pour cette raison, il fallait tout recommencer, ce qui constituait un très mauvais présage pour un peuple superstitieux. Les conseillers du Président américain ont eu les mêmes craintes – pourtant sans objet selon l’avis des juristes – et ont imposé le renouvellement de la cérémonie le lendemain 21 janvier, en privé, à la Maison Blanche. Mais ceci est une autre question ! Michel GRIFFE Université Paul-Valéry, Montpellier III

C.) prévoyait les cas où les infames ne pouvaient pas accéder aux fonctions municipales. Le Code de Justinien (2, 4, 41) punit sévèrement le non-respect des contrats, transactions, promesses, actés de bonne foi : Si quis maior annis adversus pacta vel transactiones nullo cogentis imperio libero arbitrio et voluntate confecta putaverit esse veniendum vel interpellando iudicem vel supplicando principibus vel non implendo promissa, eas autem invocato dei omnipotentis nomine eo auctore solidaverit, non solum inuratur infamia, verum etiam actione privatus, restituta poena quae pactis probatur inserta, et rerum proprietate careat et emolumento, quod ex pacto vel transactione illa fuerit consecutust : itaque omnia eorum mox commodo deputabuntur, qui intemerata pacti iura servaverint. En France aujourd’hui, le parjure n’existe pas sous ce nom dans le code pénal, mais plusieurs articles punissent le faux témoignage lorsqu’il nuit à une personne ou à l’État : article 226-10 à 12 du code pénal : pour dénonciation calomnieuse, 5 ans d’emprisonnement, 45.000 euros d’amende au maximum ; article 434-13 : « Le témoignage mensonger fait sous serment devant toute juridiction ou devant un officier de police judiciaire agissant en exécution d'une commission rogatoire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75.000 euros d'amende ; toutefois, le faux témoin est exempt de peine s'il a rétracté spontanément son témoignage avant la décision mettant fin à la procédure rendue par la juridiction d'instruction ou par la juridiction de jugement » ; article 411-10 : pour fausses informations aux autorités (en matière militaire notamment), 7 ans, 100.000 euros ; article 434-26 : pour atteinte à l’autorité de la Justice par dénonciation mensongère, 6 mois et 7.500 euros.

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Chez les autres

Remarques sur la peine à l’époque hittite Michel MAZOYER On considère souvent que la sphère du sacré et de la magie coïncide avec le moment le plus archaïque. En fait les limites entre la sphère religieuse et la sphère profane se brouillent dans les civilisations anciennes. À un stade ancien les limites ne sont pas distinctes. À ce sujet on pourra se référer aux travaux de Louis Gernet qui parle de l’existence d’un pré-droit où le droit et la religion se confondent. De même Paolo Prodi travaillant sur le serment évoque un pré-droit où la séparation entre religion et politique n’a pas commencé1. Si on se réfère à la loi hittite, on constate que cette fusion entre le droit et la religion, entre la religion des dieux et des hommes est manifeste. On part de la vie quotidienne dans les textes hittites. Une proposition hypothétique contient le délit puis on tire la conséquence juridique de l’hypothèse. On examine avec précision les circonstances du délit. Lorsque l’on ne peut pas avoir la preuve certaine de la culpabilité d’un accusé, en cas d’adultère par exemple, on a recours à la technique de l’ordalie. On s’en remet à la religion pour déterminer la culpabilité de l’accusée. Ainsi l’ordalie ne s’oppose pas à la législation hittite mais constitue un complément de la législation. Mais on constate que les cas évoqués ne sont pas spécifiquement religieux. Un certain nombre reposent sur des présupposés religieux. Par ailleurs la répression ne présente pas de commune mesure avec la faute commise. Enfin on remarque que certains crimes entraînent une souillure du sol et la nécessité d’une purification de celui-ci.

La justice des hommes L’apparition de l’agriculture et des villes, le développement de la propriété privée obligeaient les Hittites à imaginer des lois qui réglementent l’agriculture et le commerce. Un grand nombre d’entre elles avait trait à la propriété agraire. Ainsi les articles 57-92 concernaient le vol du bétail ; les articles 101-118 réglementaient les dommages portés aux vignobles et aux cultures ; les articles 119-145 les dommages causés aux propriétés et les dommages causés aux canaux d’irrigation.

1 L. GERNET, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspéro, 1968 ; « Le droit pénal de la Grèce antique », in Le Châtiment dans la cité, Roma, École française de Rome, 1984 ; P. PRODI, Il sacramento del potere. Il giuramento politico nella storia costituzionale dell’Occidente, Bologna, Il Mulino, 1992.

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L’Édit de Télipinu, qui date de la deuxième partie du règne du roi Télipinu, confirme la complémentarité entre le domaine religieux et le domaine profane. Si le roi assure l’abondance des récoltes grâce aux relations qu’il entretient avec les dieux, il doit veiller à ce que ses sujets ne détournent pas ces biens à leur profit et recourir à la loi pour écarter les délits : « Voici ce que proclame le roi hittite : "J’ai rendu les récoltes abondantes (…) que toute la population ne commette pas de fraude. Si au-delà de leur ration ils prennent une ou deux aunes de plus, alors ils boiront le sang du pays. Maintenant qu’ils ne le fassent pas. S’ils le font qu’on leur inflige une mauvaise mort." »

Deux remarques d’ensemble peuvent être formulées. La codification est extrêmement précise. On remarque un adoucissement du châtiment au cours de l’histoire. Dans la société primitive, la punition est synonyme de vengeance, et il est impossible de distinguer la loi de la vengeance criminelle. La partie offensée se vengera elle-même le mieux qu’elle peut de l’offenseur, ou, s’il est mort, sur ses descendants. Ils peuvent aussi être dédommagés s’il y a accord. À l’époque hittite, la punition concerne le responsable du délit et non pas toute la famille. Ainsi on consolide la paix entre les sujets. L’État est consolidé par la préservation de l’ordre. On limite la vengeance. Peu à peu on recherche une compensation, un substitut, on estime que deux maux ne valent pas un bien, d’où la pratique de la compensation. Le châtiment joue un rôle minimum dans le principe de restitution. L’adoucissement des peines au cours de l’histoire montre la volonté de créer une société apaisée. Sans doute cett nouvelle orientation des lois date de l’époque du Grand Roi Télipinu et traduit la volonté d’organiser et de limiter le recours à la violence. Seules manifestement quelques fautes à caractère religieux continuent à être violemment réprimées par la peine de mort. Elles sont désignées par le terme spécial (hurkel) qui désigne l’inceste et certaines formes de zoophilie. Le roi lui-même doit se plier aux lois en cours. On assiste donc à une limitation de son pouvoir. Ainsi, en cas d’adultère, il devra condamner ou acquitter le couple coupable ; il ne peut dissocier les personnes qui le constituent.

Les délits religieux Malgré cette volonté de définir précisément les différents cas où il y a délit et de réprimer ceux-ci d’une façon équilibrée – préoccupation purement humaine qui correspond à une volonté de laïcisation de la société –, on constate la présence de préoccupations religieuses dans certains articles.

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Le hurkel Il s’agit du crime sexuel, qui concerne l’inceste et certaines formes de zoophilie. Le hurkel définit un cadre au-delà duquel l’homme sort de sa condition d’être civilisé. Il est clair que pour les Hittites la prohibition de l’inceste définit la civilisation. Suppiluliuma I ou son scribe définit l’inceste par le terme dampupi qu’on peut traduire par « barbare, sauvage ». Selon le texte du traité, Huqana pratique l’inceste parce qu’il est originaire de l’Hayasa. Les habitants de Hayasa, qui sont des barbares, pratiquent l’inceste. On trouve la même thématique chez les Grecs où l’inceste est considéré comme une marque de barbarie. Ainsi dans un passage bien connu d’Andromaque, Euripide écrit : « Toute la race des barbares est ainsi faite. Le père y couche avec la fille, le fils avec la mère, la sœur avec le frère2. » Inversement les Hittites, qui sont des gens civilisés, ont prohibé l’inceste et exercent une violente répression à l’égard de ceux qui s’y livreraient. Ainsi pour les Hittites l’interdiction de l’inceste définit la civilisation. Celui qui pratique l’inceste est un barbare, un dampupi, littéralement un individu « inexpérimenté », un être frustre qui ne connaît pas les usages de la civilisation, mais qui est capable d’éducation. Les conséquences de l’inceste sont évoquées succinctement dans le traité. Le pays barbare pratiquant l’inceste est en proie aux troubles et à l’agitation (zahhan). En revanche, l’adultère et le viol n’entrent pas dans la catégorie des hurkel et ne sont pas non plus désignés par un terme spécifique, à l’exception de la concupiscence qui se porterait sur les femmes du palais. Cette limite qui définit le cadre audelà duquel l’homme cesse d’être un civilisé, est de nature religieuse. Les contrevenants s’exposent à la punition divine. L’inceste est considéré comme ce qui n’est pas permis (natta ara). C. Watkins a montré que l’expression hittite natta ara était équivalente du grec ouk osia « il n’est pas permis ». Le terme osia concerne les normes de la religion et de la morale, et définit ce qui est permis, ce qui est juste, ce qui est conforme aux lois divines, et s’oppose au to adikion « ce qui est injuste3 ». D’où l’idée que l’inceste, qui est considéré dans le Traité de Suppiluliuma et de Huqqana comme natta ara, est chez les Hittites un crime fondamentalement religieux. Les termes ikibbu et NIG.GÍG, qui sont équivalents en akkadien et en sumérien, interdisent différentes actions sexuelles et sont employés dans un contexte religieux.

2

Vers 173-175, cités par J. WILGAUX, Inceste et Barbarie en Grèce ancienne, Barbares et civilisés dans l’Antiquité, Paris, 2005, p. 267. 3 Dans le monde grec peuvent être considérés comme criminels, outre l’inceste (mal défini), les adultères, une union sexuelle qui se déroule dans un sanctuaire, un amour monstrueux pour un animal, toute union non autorisée par une divinité (cf. J. WILGAUX, op. cit., p. 268).

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Les effets du hurkel Le terme hurkel est souvent associé à papratar « souillure », à alwazantar « sorcellerie », à lingais « parjure », à eshar « effusion de sang », à inan « maladie » et à AN-ZE-EL-LU « tabou ». L’effusion de sang humain entraîne le dégoût des dieux et constitue une souillure du sol alors que le sang du sacrifice est au contraire un moyen de sanctification et de purification. L’homme libre coupable d’un hurkel de façon analogue souille le sol et provoque le départ des dieux, source d’instabilité de toute nature, comme on le voit dans le traité de Huqana. Il convient alors de purifier le sol. L’homme coupable d’inceste est généralement condamné à mort. Toutefois, les esclaves ayant commis un hurkel ne sont pas mis à mort, mais ils sont écartés et envoyés dans d’autres cités. Dans leur cas, on procède à un rite de purification en sacrifiant à leur place des animaux de substitution. Il apparaît donc que l’esclave qui a commis un hurkel n’est pas coupable même s’il a souillé le sol. Le hurkel ne concerne pas seulement celui qui en a été victime mais toute la communauté comme l’hubris chez les Grecs. De façon analogue, dans le monde grec, tout ce qui est ouk osia est en dehors des limites religieuses et l’équivalent du latin nefas. De même l’expression gamos anosios renvoie à des comportements monstrueux, susceptibles de souiller l’auteur du forfait mais aussi la communauté4. Tout adulte libre et pas seulement la victime pouvait poursuivre celui qui avait commis l’hubris5. Chez les Hittites, comme chez les Grecs, la punition est la mort. Ce sont les dieux qui imposent la sanction. Dans le cas du crime appelé hurkel il convient de réparer la souillure, dont il est la cause, en mettant à mort soit le coupable, soit son substitut6. On sait par ailleurs que l’homme coupable de hurkel ne peut approcher le roi qu’il risquerait de souiller. On retrouve cette idée de souillure dans quelques cas où les dieux sont victimes eux-mêmes du délit. Dans quatre cas le texte de loi mentionne que la resacralisation ou la purification est obligatoire7. Elles sont désignées par deux termes complémentaires : suppiyahh- « rendre sacré » et parkunu- « rendre propre »8. 4

J. WILGAUX, op. cit., p. 268. D. KEYT, Aristotles Politics Books V and VI, Oxford University Press, 1999. 6 À la suite des recherches de J. FREU et de M. FORLANINI, nous devons abandonner l’idée d’un royaume hittite qui se serait substitué à un royaume hatti. Il semble peu probable qu’un royaume hatti ait existé en tant qu’entité politique, les Hittites s’étant mêlés très tôt aux peuples autochtones. 7 E.J. BUIS, « Droit et religion en Asie Mineure : autour de la reconsacration comme sanction juridique chez les Hittites », in Rant 4, pp. 171-188. 8 M. MAZOYER, Télipinu. Le dieu au marécage, Paris, 2003, p. 108 ; « Purifier pour rendre sacré » (publication en cours). 5

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Atteinte à la propriété du dieu Pour illustrer ce crime religieux on évoquera le cas de la violation du culte privé9 (§ 164-165/*49-50) : [ták-ku a-ap-pa-at-ri-wa-a]n-zi ku-is-ki pa[iz-zi ta su-ul-la-tar i-eiz-zi] [na-as-su NINDA har-si-in na-as-ma GESTIN is-pa-an-tu-zi ki-nu-zi 1 UDU] [10 NINDA HI.A DUG.KA.DU pa-i-ta É.SU a-ap-pa su-up-pí-[iaah-hi] [ku-it-ma-an ú-i-i-it-ti] me-e-a-ni a-ri-ta É-is-si [ « Si quelqu’un entre (dans la maison d’autrui) pour exiger quelque chose et que commence une dispute et qu’il s’attribue soit du pain de sacrifice soit du vin de libation, il donnera un mouton, dix pains et un pot de bière et resacralisera sa maison. Pendant un [an], il préservera inviolé ce qui est dans sa maison. »

Deux forfaits sont mentionnés. Premièrement, on viole un espace privé considéré comme sacré. Le coupable entre dans une maison privée et s’empare de ce qui est utilisé pour les sacrifices privés. Il s’agit donc d’une intrusion dans un espace privé considéré comme sacré. Deuxièmement, le vol effectué est un deuxième sacrilège, puisqu’il va interrompre le culte des dieux. Le résultat est représenté par l’impureté de la maison. La conséquence est que le coupable doit purifier l’espace souillé et fournir des aliments qui permettront de réaliser des sacrifices avec compensation pour se dédouaner devant le dieu et se faire pardonner le retard. L’amende est beaucoup plus importante que ce qui a été prélevé10. Il y a donc purification, restitution et compensation. Le délit porte sur un pain, du vin de sacrifice. La sanction est considérable par rapport au délit. Il s’agit de réparer un sacrilège. Le coupable doit restituer dix pains, un pot de bière, un mouton. Le pain restitué est multiplié par dix, on offre un mouton d’un prix important pour un simple particulier. La bière utilisée régulièrement dans les sacrifices remplace le vin dérobé. La codification de la sanction est très précise. La quantité et la nature du dédommagement sont précisées avec soin. On ne laisse pas la place à un accord entre les deux parties. La fin du texte se réfère à un cycle temporel d’une année nécessaire pour la resacralisation de l’espace violé. L’idée de laisser inviolé l’espace sacré se retrouve dans d’autres textes religieux11. L’année représente un cycle liturgique. 9

Traductions empruntées à H.A. HOFFNER, The Laws of Hittites, Leiden, 1997. E.J. BUIS, art. cit., p. 178. 11 Jr. H.A HOFFNER, op. cit., pp. 214-215. 10

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L’examen des lois hittites permet donc de conclure qu’il n’est pas possible de distinguer une phase religieuse mythologique et une phase profane. Les deux sont étroitement mêlées. On peut mettre en évidence une phase archéologique et ultra historique. On trouve la même thématique chez G. Dumézil, qui a su définir sa recherche, non pas comme celle d’un historien de la vieille histoire, mais en essayant d’atteindre cette frange ultra historique12. La malédiction a joué un grand rôle dans les débuts du droit : elle sanctionne à l’occasion des lois, elle supplée la loi même13. Elle s’identifie avec la devotio. Comme dans le cas du droit grec on peut parler d’une consubstantialité entre la malédiction et la législation14. Michel MAZOYER Université de Paris 1

12

G. DUMÉZIL, Mythe et Epopée, t. 3, Paris, 1973, p. 14. L. GERNET, Le droit pénal de la Grèce antique, op. cit., pp. 11-12. 14 E. ZIEBARTH, « Der Fluch im griechischen Recht », in Hermes, 30, 1895, pp. 57-70. 13

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Soleil céleste, Soleil parmi les hommes : la divinité solaire, le roi hittite et leurs rapports aux lois Raphaël NICOLLE Que ce soit dans l’espace ou dans ses fonctions, le Soleil est une divinité omniprésente pour les Hittites. Le Soleil peut être dit nepišaš dUTU « dieu Soleil du ciel », taknaš dUTU « dieu Soleil de la terre », ou encore witeni d UTU « dieu Soleil dans l’eau ». Ces divinités ont chacune des attributs qui leur sont propres. Nous nous intéresserons particulièrement au Soleil du ciel, d UTU nepišaš, une divinité souveraine du panthéon hittite. Le roi hittite est appelé : dUTU-si, c’est-à-dire, « Mon Soleil ». Ce titre identifiant le roi au dieu Soleil se retrouve dès l’Ancien royaume (deuxième moitié du XVIIè siècle) que ce soit dans le Testament politique de Hattušili ou dans le Traité de Zidanza avec Pilliya du Kizzuwatna1. Ce titre évoque le dieu Soleil dans ses fonctions de souverain et de juge. Par conséquent, le souverain hittite pense être un équivalent du Soleil sur la terre. Le Soleil et le roi produisent les lois. Ils sont des juges bienveillants, responsables devant tous les dieux des activités des Hittites. Ils règlent les litiges et les crimes pouvant être dangereux pour la cohésion du royaume. Les écrits politiques royaux, les lois hittites, les prières au Soleil ou la mythologie hittite nous permettront de cerner l’originalité de la « monarchie solaire » hittite.

La Loi et la Justice comme fonctions solaires Les prières hittites au Soleil2 développent les caractères et les fonctions de la divinité solaire. Ce corpus est constitué par les prières d’un simple mortel (CTH 372), du prince Kantuzzili (CTH 373), et enfin celle d’un roi (CTH 374). Il existe des nuances dans les compositions de ces textes, mais le dieu est toujours présenté de la même façon : comme une divinité de la loi.

1

I. KLOCK-FONTANILLE, Les premiers rois hittites et la représentation de la royauté dans les textes de l’Ancien Royaume, Paris, 2001, p. 43. 2 Les traductions d’I. SINGER semblent actuellement les plus fiables ; nous citerons de préférence ses travaux : Hittite prayers, Atlanta, 2002, CTH 372 : La Prière d’un mortel, pp. 36-40 ; CTH 373 : La prière de Kantuzzili, pp. 31-33 ; CTH 374 : La prière d’un roi. pp. 3336.

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Le Soleil est législateur « Ô Soleil, roi puissant, fils de Ningal ! Vous établissez les coutumes et les lois des pays. » (CTH 372 Ro I 16-173)

Le roi affirme : « [Soleil, roi puissant,] fils de Ningal, [toi seul fix]es [les loi]s ainsi que les c[ou]tumes. » (CTH 374 x1-2’4)

Pour les Hittites, le Soleil est un dieu législateur. Il donne au royaume ses lois et ses règles de fonctionnement. Le Soleil est juge Nous trouvons dans la Prière d’un mortel (I 42-45) : « Vous jugez le cas du chien et du porc. Le cas des animaux qui ne parlent pas avec la bouche, vous le jugez. Et le cas de l’individu mauvais, vous le jugez aussi5. »

Il juge toutes les espèces, que ce soit les hommes ou les animaux. Une affirmation équivalente se trouve dans l’hymne au Soleil intégré à la Prière de Muwatalli II au dieu de l’Orage pihaššašši (CTH 381 III 13-176). Le Soleil est un juge équitable « Soleil, mon maître, maître équitable de la justice handanza hanniešnas išhaš. » (CTH 372 Ro I 1-27) « Tu (es) le maître de la justice hanniešnas išhaš et en fait de justice ta lassitude n’existe pas8. » (CTH 372 I 24-259)

Le segment handanza hanniešnaš išhaš associe handanza « la bonne disposition » à hanniešnas (de hanneššar10) « le cas en jugement » et à

3

I. SINGER, Hittite prayers, op. cit., trad. fr. J. FREU, et M. MAZOYER, Les débuts du Nouvel Empire hittite, Les Hittites et leur histoire, tome 2, Paris, 2007, p. 320. 4 I. SINGER, op. cit., p. 33. R. LEBRUN, Hymnes et prières hittites, Louvain-la-Neuve, 1980, p. 127. 5 I. SINGER, op. cit., p. 37, trad. fr. J. FREU, et M. MAZOYER, op. cit., p. 321. 6 I. SINGER, op. cit., p. 91. 7 R. LEBRUN, op. cit., p. 94 et p. 101. 8 R. LEBRUN, op. cit., pp. 101-102. On retrouve cette affirmation en CTH 374 6'-8', p. 127. 9 R. LEBRUN, op. cit., p. 94 et p. 102. 10 A. KLOEKHORST, Etymological dictionary of the Hittite inherited Lexicon, Leiden, 2008, p. 331.

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išhaš11 « le maître ». Le Soleil est donc une divinité juste qui juge sans esprit de vengeance12. Le Soleil est miséricordieux « Toi seul, oui, toi seul donnes satisfaction à la supplication, toi seul (es) le Soleil miséricordieux (genzuwalaš). Toi seul manifestes toujours de la pitié (genzu). » (CTH 372 : Ro I 5-8)

À l’inverse de nombreuses divinités rancunières, son amour de l’homme est infini. « Toi seul, Soleil, tu éprouves de nouveau de la pitié (genzuwaši) envers l’hom[m]e que les dieux haïssent et qu’ils rejette[nt] 13. » (CTH 374 x+25’-26’)

Genzuwalaš14 ou genzuwaši15 proviennent de genzu-16 « l’abdomen » ou « le ventre ». La douleur des individus prend littéralement le dieu « aux tripes ». La thématique de la justice anthropophile est appliquée à la déesse solaire d’Arinna. Dans l’Hymne et la Prière de Muršili II à la déesse solaire d’Arinna, la déesse est présentée comme une juge inflexible (A I 47’) et miséricordieuse (A I 39’-41’)17. Le Soleil persécute les coupables d’injustices Sa course dans le ciel lui permet de poursuivre les fautifs. Le Mythe d’Appu et son fils le dieu Soleil retrace la vie des frères Juste et Mauvais. À la fin de ce récit, le Soleil poursuit les crimes du frère Mauvais et le transmet à une divinité vengeresse car celui-ci rejette le jugement du Soleil (1 IV - 116 : 12)18. Cette petite histoire illustre la bienveillance du Soleil pour les Justes et son rejet des Injustes. Le roi doit en faire autant. La rareté de la peine de mort dans les lois hittites est certainement à rapprocher de la nature anthropophile du dieu.

11

A. KLOEKHORST, op. cit., p. 390. H.G. GÜTERBOCK, « The composition of Hittite Prayers to the Sun », in Journal of the American Oriental Society 78, 1958, pp. 237-245. 13 R. LEBRUN, op. cit., p. 123 et p. 128. 14 A. KLOEKHORST, op. cit., pp. 541-543. J. PUHVEL, Hittite Etymological Dictionary, vol. 4 : Words beginning with K, Berlin-New-York, 1997, pp. 156-157. 15 A. KLOEKHORST, op. cit., p. 468. 16 Ibid. 17 I. SINGER, op. cit., pp. 50-54, et M. MAZOYER, op. cit., tome 3, Paris, 2008, pp. 303-331 et 413. 18 H. HOFFNER, Hittite Myths, Atlanta, 1998, pp. 84-85. 12

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Le roi et l’exemple solaire Le roi s’inspire du Soleil pour régner sur ses sujets. Il agit en juge et en législateur. Le roi et l’administration judiciaire du royaume hittite Comme le Soleil, le roi hittite est un souverain juge et législateur. Il apparaît à plusieurs reprises dans le Code de lois19. Du fait de la taille de l’empire, le souverain n’était pas capable d’arbitrer tous les litiges. Il exerçait seulement une justice exceptionnelle. L’administration royale était chargée de faire respecter la loi. En Syrie, les vice-rois de Karkemiš et d’Alep étaient chargés de gérer les affaires syriennes et intervenaient au nom du roi20. La justice était exercée selon les règles coutumières par les Anciens des villages (c’est à dire les notables) qui collaboraient en cas de difficultés avec les gouverneurs provinciaux (LÚBEL MADGALTI) nommés par le roi21. Il existait également des magistrats (LÚDUGUD) nommés par le roi (loi 173a)22. Leur parole faisait office de parole royale. Le jugement du roi servait de justice suprême ou de recours. Sa cour de justice se nommait « le palais du roi » ou « la porte du roi » (lois 198, 199)23. Le roi jugeait en personne les crimes qui remettaient en cause la stabilité du royaume (disputes entre vassaux, vols importants, conflits commerciaux majeurs, etc.). Les jugements du roi (ou de ses magistrats) ont servi à bâtir le corpus des lois hittites. Les lois hittites sont en réalité des jugements qui ont fait jurisprudence. Les lois hittites explicitent des cas qui posaient des difficultés à la justice coutumière. Le roi fait donc la loi par le jugement. Selon Hoffner24, ces lois ont commencé à être réunies par les premiers rois hittites. Télipinu semble avoir joué un rôle essentiel dans le rassemblement de ces textes. La loi en dehors de la justice Le roi avait la capacité à formuler des édits qui avaient force de lois. Ces édits étaient imposés au royaume et aux successeurs du roi. Ainsi l’Édit de 19

H. HOFFNER, The Laws of the Hittites, A Critical Edition. Documenta et Monumenta Orientis Antiqui 23, Brill, Leiden, 1997. L’ouvrage de H. HOFFNER compile les lois hittites. Nous renverrons à cet ouvrage lorsque nous citerons des lois. 20 T. BRYCE, Life and society in the Hittite world, New-York, 2004, p. 36. 21 T. BRYCE, op. cit., pp. 37-39. H. HOFFNER, The Laws of the Hittites, A Critical Edition, op. cit., pp. 4-5. 22 H. HOFFNER, The Laws of the Hittites, A Critical Edition, op. cit., pp. 217-220. 23 H. HOFFNER, The Laws of the Hittites, A Critical Edition, op.cit., pp. 156-157 24 H. HOFFNER, The Laws of the Hittites, A Critical Edition, op. cit., pp. 229-230.

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Télipinu25 qui régla la succession royale fut une loi particulièrement respectée. Le roi donne également des « instructions26 » qui concernent la gestion et l’administration quotidienne du royaume.

Le Soleil, le roi et la loi des dieux Le roi et le Soleil agissent de la même manière, car ils ont pour fonction de diriger les Hittites. Ils représentent les Hittites, les protègent et les obligent à se conformer aux Lois divines. Le Soleil et le roi : les bergers des Hittites Dans la Prière d’un mortel (CTH 372 Ro I 39-44), il est affirmé que le Soleil gouverne le monde. Dans les Annales d’Hattusili, à la suite de la soumission des ennemis du roi, il est dit que « le dieu de Soleil s’installa dans le pays27 ». Le Soleil impose sa souveraineté au monde grâce au roi hittite. Le Soleil est régulièrement décrit comme « le berger des pays28 » (CTH 372 II 60-69). Le roi comme le Soleil sont porteurs du bâton de berger, le giš kalmuš29. À Yazilikaya30, le roi Tuthaliya IV est habillé comme le Soleil. Ils portent tous les deux le giškalmuš. Le roi est présenté comme un double du Soleil. Les lois du Soleil comme celles du roi dirigent et protègent les Hommes. Dans la Prière de Muršili II à la déesse solaire d’Arinna31, le roi affirme que la déesse est la maîtresse de la terre, le père et la mère des pays (A I 43’46’).

25

J. FREU, M. MAZOYER, Des origines à la fin de l'Ancien Royaume Hittite, Les Hittites et leur histoire, tome 1, Paris, 2007, pp. 140-157. W. EISELE, Der Telipinu-Erlaß, Münich, 1970. 26 Par exemple les instructions aux prêtres, aux commandants des forteresses frontalières ou celles aux gardes du palais. Pour une édition commune, une bibliographie et une étude de ces textes, voir William W. HALLO, K. LAWSON YOUNGER JR., The context of scripture, Canonical compositions from the Biblical World, tome 1, Leiden-Boston, 2003, pp. 217-230. 27 I. KLOCK-FONTANILLE, op. cit., pp. 202 (§7) et 203 (§14), trad. fr. de la version hittite du document. Voir F. IMPARATI, « L’autobiografia di Hattušili I », in SCO 13, 1964, p. 10. 28 I. SINGER, op. cit., p. 38. Cette fonction se retrouve dans le chant d’Ullikummi (A IV 41-48) où le dieu de l’Orage affirme la primauté du Soleil sur la gestion et la surveillance de la Terre et des Hommes. H. HOFFNER, Hittite Myths, op. cit., p. 59. 29 G. BECKMAN, « Herding and Herdsmen in Hittite Culture », in Fs Otten, 1988, pp. 42-43 ; « "My Sun-God" : Reflections of Mesopotamian Conceptions of Kingship among the Hittites », in A. PANAINO, G. PETINATO (eds), Ideologies as Intercultural Phenomena, Proceedings of the Third Annual Symposium of the Assyrian and Babylonian Intellectual Heritage Project Held in Chicago, USA, October 27-31, Milano, 2000, pp. 37-43. 30 J. FREU, Michel MAZOYER, Le déclin et la chute du Nouvel Empire Hittite, Les Hittites et leur histoire, tome 4, Paris, 2010, p. 330. 31 I. SINGER, op. cit., pp. 50-54.

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Le Soleil et le roi agissent en témoins et en avocats des Hittites à la cour de justice divine De nature proche des hommes, sentimentalement et physiquement, le Soleil est un intermédiaire entre les autres dieux et les hommes. Du fait de ses déplacements dans l’espace, il côtoie tous les dieux, il leur rapporte les paroles et les prières des hommes. Il visite les dieux pour les informer des problèmes humains qu’il regarde avec pitié (CTH 373 ro 4’-5’ ; CTH 374 A 2’-8’). Il est l’avocat des Hittites. Dans la Prière de Muwatalli II concernant le culte de Kummanni, il est écrit : « Le Soleil du ciel, qui jadis, montait dans le ciel, ce mêm[e Soleil du ciel monte toujours au ciel] encore maintenant. Il se dresse en qualité de témoin pour écarter la colère de Tešub32. » (I 7-8)

Du fait de sa course dans tout le cosmos, de son omniscience et de sa fonction de berger des hommes, le Soleil voit tous les faits et gestes de l’humanité. Le Soleil se dresse en qualité de témoin devant le tribunal suprême qu’est la cour de justice du dieu de l’Orage. À partir des déclarations du Soleil, le dieu de l’Orage agit en juge et en bourreau. Par exemple, lors du rituel de la devotio, le dieu de l’Orage détruit, à la demande du roi, un territoire ennemi en le rendant au monde sauvage33. Le témoignage du Soleil est rapproché des formules avec lesquelles le roi parle au dieu de l’Orage. Le langage sacré est lié au langage juridique et forme un tout homogène34. Dans ses prières aux dieux, le roi prononce régulièrement des plaidoyers pour dénoncer les injustices qui sont faites aux Hittites (donc aux dieux)35. Le Soleil, le roi et la loi divine : les persécuteurs de la souillure Bien que bienveillant, le dieu Soleil semble intraitable avec les méfaits qui remettent en cause l’ordre divin. Ces fautes causent une souillure. Le prince Kantuzzili, ou le mortel, affligés par la maladie, produisent une « confession négative » dans laquelle ils présentent des fautes qui auraient pu offenser le dieu : transgresser un serment ou parjurer par le dieu (Prière 32 I. SINGER, op. cit., p. 82. J. FREU, et M. MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite, Les Hittites et leur histoire, tome 3, Paris, 2008, p. 338. 33 M. MAZOYER, R. NICOLLE, « La puissance du langage à l'époque hittite : le sacrement du langage », in P. VOISIN et M. DE BÉCHILLON (éd.), L’art du discours dans l’Antiquité, Paris, L’Harmattan, 2011, pp. 36-39. 34 M. MAZOYER, R. NICOLLE, art. cit., pp. 29-39. 35 I. SINGER, op. cit., pp. 40-43. La Prière du roi Arnuwanda et de la reine Ašmunikal à la déesse solaire d'Arinna au sujet des ravages des Gasgas (CTH 375) est un exemple particulièrement frappant de plaidoyer royal.

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de Kantuzzili ro 12’ ; Prière d’un Mortel II 29-30) ; souiller son corps (Prière de Kantuzzili ro 14’ ; Prière d’un Mortel II 33) ; voler un animal de l’enclos du dieu ou utiliser de la nourriture consacrée au dieu (Prière de Kantuzzili ro 13’, 15’-17’ ; Prière d’un Mortel II 31-32 et 34-39). Ces trois forfaits révoltent le Soleil. Ce sont des fautes religieuses : le vol dont il est question est celui des enclos sacrés du temple du Soleil ; le parjure est une faute religieuse, puisque le Soleil est régulièrement garant des serments, et la souillure entraîne un dégoût des dieux pour l’être souillé et sa communauté. Dans la Prière d’un mortel (II 6’-1’ + III + x 1-26’) ou dans la Prière Kantuzzili (Vo 1-26) la colère des dieux à la suite d’une infraction entraîne la maladie du coupable. Selon la Prière d’un mortel, le fautif valétudinaire devient « un homme indésirable à la porte du roi » (CTH 372 x + 20-22 + 14’-16’). L’infection exclut socialement le malade malgré les bonnes actions qu’il a pu faire. La maladie est une souillure que l’on doit éloigner du roi afin d’éviter la colère des dieux. La contrition permet d’obtenir le pardon du dieu36. Par le rêve, la divination ou l’examen hépatoscopique (CTH 372 II 51-59 ; CTH 373 Ro 24’-28’), le Soleil informe le malade de sa faute afin que le coupable s’amende. Les actions du roi pour la paix civile ont un fondement religieux. La paix est une notion théorisée par les Hittites ; elle est la bénédiction des dieux sur le territoire hittite. Dans le Mythe de Télipinu, le souverain reçoit son royaume des dieux37, et plus particulièrement des dieux souverains Soleil et dieu de l’Orage, comme le souligne CTH 41438. Dans l’Édit de Télipinu (§ 7-22, § 30)39, le souverain associe guerre civile, invasion et famine avec l’abandon du royaume par les dieux ou à une vengeance divine. « Un marchand, un homme, tient la balance devant le Soleil ; il fausse la balance. Je suis toujours angoissé quant à ce que j’ai fait à mon dieu40. » (CTH 374 9’-10’)

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H.G. GÜTERBOCK, art. cit., pp. 242-243. M. MAZOYER, Télipinu, le dieu au marécage, Paris, 2003, pp. 149-161. 38 G. KELLERMAN, Recherche sur les rituels de fondation hittites, thèse de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne en vue du doctorat de 3ème cycle, 1980, pp. 216-217 (KUB XXXIX I, II, 47-54). Voir également G. KELLERMAN, « The king and the Sun-God in the Old Hittite Period », in Journal of the Tel-Aviv University Institute of Archaelogy 5, ¾, 1978, pp. 205206. 39 I. KLOCK-FONTANILLE, op. cit., pp. 125-128. 40 R. LEBRUN, op. cit., p. 129. 37

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On comprend donc l’angoisse du roi de ne rien faire qui pourrait faire fuir le dieu. Ses actions sont jugées par le dieu. La question de la souillure est centrale pour les Hittites ; elle entraîne le départ des dieux et donc la perte de leurs bienfaits. La paix du royaume est associée à la pax deorum. Le roi est donc soucieux de préserver la pureté du Hatti, que ce soit en exilant les personnes souillées ou en procédant à des purifications41. Dans ses relations internationales, le souverain insiste sur les comportements barbares susceptibles d’entraîner une souillure sur le peuple hittite. Ainsi, lors du mariage de Hukkanna d’Hayaša avec sa fille, le roi Šuppiluliuma interdit certains comportements de nature sexuelle (inceste et concupiscence sur les personnes du harem hittite)42. Dans les lois hittites, le roi jugeait des cas exceptionnels associés à la religion. Il examinait lui-même les forfaits ayant trait à la sorcellerie (lois 44b et 111/*11), ou à certains cas de zoophilies (lois 187/*73, 188/*74, 199/*85). La sorcellerie et la zoophilie doivent être regroupées dans notre étude car ces cas relèvent de la souillure. La sorcellerie (alwanzatar43) est l’utilisation d’éléments souillés à la suite d’une purification chez une personne (lois 44b) ou la constitution d’images d’argile (111/*11) pour nuire à un individu. La zoophilie est à associer à la notion d’hurkel44, le crime d’ordre sexuel et tabou. Les animaux qui sont concernés par ces lois sont les bovins, les ovins, les porcs et les chiens. Ces animaux sont associés aux cultes. Les animaux sacrifiés aux dieux doivent être purs. La zoophilie met alors en danger la pureté de l’animal en le souillant, ce qui risque d’entraîner la colère divine. La faute religieuse entraîne une souillure. La personne souillée est exclue de la société afin d’éviter une contagion (CTH 372 III 14’-16’ ; CTH 373 rev. 22-26) ; la loi 200a/*85 précise même que le coupable de zoophilie avec une mule ne peut pas exercer de prêtrise45. Ainsi, sorciers et zoophiles sont exécutés ou rejetés loin du roi. Le roi se doit d’être pur pour exercer ses prêtrises. La pureté est recherchée par le Soleil ; son prêtre se doit par conséquent d’être irréprochable au risque de le faire fuir. 41 Le temple du Soleil sert au couple royal de lieu de purification. (KUB XXX 31+ XXXII 114 = CTH 479). R. LEBRUN, « Textes religieux hittites à la fin de l’empire », in Hethitica II, pp. 94-116. Voir également Kbo X 26 I. SINGER, The Hittite KI.LAM festival, in StBoT 27, 1983, pp. 71-72). 42 G. BECKMAN, Hittite Diplomatic Texts, Atlanta, 1999, pp. 26-34. M. MAZOYER, « Sexualité et Barbarie chez les Hittites », in Barbares et civilisés dans l’Antiquité, Cahiers Kubaba VII, Paris, 2005, pp. 142-150. 43 H. HOFFNER, op. cit., pp. 189-191. 44 H. HOFFNER, op. cit., pp. 224-225, p. 254, p. 278. M. MAZOYER, « Sexualité et Barbarie chez les Hittites », op. cit., pp. 142-150. 45 H. HOFFNER, op. cit., pp 157-158.

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Le Soleil et le roi comme protecteurs de la propriété : la loi comme vecteur de paix Le roi et le Soleil protègent la propriété afin d’assurer des relations sociales apaisées. Ils garantissent aux Hittites la protection de leurs biens par la Loi, la Justice mais aussi par la maîtrise des limites. La protection des biens du roi et de ses sujets Le grand nombre de lois qui ont pour objet la protection des diverses propriétés des sujets du roi (lois 63, 65, 70, 100, etc.) manifeste une priorité de la justice hittite. En plus de promulguer des lois qui règlent les conflits entre ces sujets, le roi jugeait directement les cas remettant en cause gravement la propriété. Il jugeait les cas d’injustices dans la condamnation de l’adultère (loi 198/*84), les vols financièrement graves (102/2, 176a), les vols commis par des serfs du roi (lois 49), les entorses aux corvées (lois 47, 55) et les contestations d’un jugement royal (loi 173a/*58a). Ces cas préoccupent le roi. L’adultère est passible de la peine capitale. La femme et l’amant doivent être exécutés ensemble ou être graciés. Le mari ne peut pas demander de punir ou de sauver l’un sans l’autre. Cette loi est censée assurer la paix sociale et éviter la vendetta qui tue les sujets du roi. Le roi juge certains vols trop graves pour être laissés à la justice ordinaire. En effet celle-ci risque d’être illégitime ou incapable de juger correctement ces affaires. Les vols produits par des serfs du roi46 (hipparaš) relèvent du jugement royal car ces hommes sont la propriété du souverain puisqu’ils ne sont pas propriétaires de leur corps. Les entorses aux corvées dues à la royauté remettent en cause le pouvoir du souverain et l’économie palatiale47. La contestation du jugement royal trouve un équivalent mythologique dans le Mythe d’Appu et ses deux fils48. Dans ce récit, le Soleil juge les méfaits du frère Mauvais et essaye de le sauver. Mais, face à l’hostilité de Mauvais, le Soleil est contraint de l’abandonner aux mains d’une divinité vengeresse. Du fait de sa nature de favori des dieux et de berger des hommes, le roi a toute autorité sur ses sujets. Ils forment son troupeau. Le

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F. IMPARATI, « Aspects de l’organisation de l’État hittite », in JESHO 25, 1986, pp. 235236. J. PUHVEL, op. cit., vol. 4, Words beginning with H, pp. 316-317 47 M. YAMADA, « The Hittite Social Concept of "Free" in the Light of the Emar Texts », in AOF 22, 1995, p. 297-316. H. GONNET, « Le rôle du palais dans l’économie hittite », in Actes du Symposium sur les modalités du contrôle économique dans le monde Minoen et dans le monde Mycénien. Nanterre 1999. Ktéma 26, 2001, pp. 73-78. 48 H. HOFFNER, Hittite Myths, op. cit., pp. 84-85.

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refus d’accepter le jugement royal revient à nier la souveraineté du roi. Le condamné est alors abandonné. Cet abandon se traduit par une exécution. La maîtrise des limites : imposer la loi ou sacraliser la propriété La terre est la propriété du Soleil. Refuser de se soumettre au Soleil et aux armées hittites qu’il accompagne est alors une impiété, crime religieux. Dans les écrits royaux, comme les Annales d’Hattušili, lorsque le roi est en campagne contre des ennemis et des rebelles, le Soleil ouvre les accès au souverain hittite. « J’entrais à Parmanna. Parnanna était à la tête de ces roi[s] ; celleci avait aplani les routes devant eux. Lorsqu’ils me vi[rent] en face d’eux, ils rouvrirent leurs portes, et dans [cette] affaire, le dieu So[leil] du ci[el] me [prit par la main]. » (Annales d’Hattušili49, II 1-9)

La divinité solaire est une divinité qui donne au roi sa majesté et lui permet d’inspirer le respect afin de soumettre ses ennemis. Le Soleil ouvre les portes des ennemis au bénéfice des Hittites. Ce rôle d’ouvreur pacifique des portes peut être associé à sa fonction héliaque. Dans les prières, il est dit que seul le Soleil peut franchir les portes du ciel (CTH 372 Ro I 29-31 ; CTH 374 B 12’). Dans l’Hymne et la Prière de Muršili II à la déesse solaire d’Arinna (CTH 376.A A I 29’- II 2’)50, le roi affirme les fonctions souveraines de la déesse solaire d’Arinna mais aussi son droit à se voir ouvrir les portes du ciel. Dans le cinquième paragraphe (I 22-32) des Annales d’Hattušili51, la déesse se présente devant Ninašša qui ouvre alors ses portes au roi hittite sans combattre. Le Soleil ouvre les portes fermées par les rébellions aussi naturellement qu’on ouvre les cieux au Soleil lors de sa course quotidienne. Son aptitude à ouvrir les portes sur terre est donc un reflet de ses capacités cosmiques et de son cycle quotidien. Le Soleil est régulièrement associé aux limites. Il a ainsi une dimension de dieu fondateur. Les limites sont importantes car elles marquent les propriétés de chacun, que l’on soit paysan ou roi. Dans le Mythe de la Disparition du Soleil, lors du rituel d’évocation, le Soleil reçoit, en B IV 14’17’52, plusieurs objets : une marmite en bronze et un couvercle en bronze ; et sur ce couvercle sont posés une porte en bronze, une lucarne en bronze, deux 49

I. KLOCK-FONTANILLE, op. cit., p. 202, trad. fr. de la version hittite du document. Voir F. IMPARATI, « L’autobiografia di Hattušili I », art. cit., pp. 6-9. 50 I. SINGER, Hittite prayers, op. cit., p. 51. J. FREU, M. MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite, Les Hittites et leur histoire, op. cit., pp. 305-306. 51 I. KLOCK-FONTANILLE, op. cit., pp. 201-202, trad. fr. de la version hittite du document. Voir F. IMPARATI, « L’autobiografia di Hattušili I », art. cit., pp. 6-7. 52 M. MAZOYER, Télipinu, le dieu au marécage, op. cit., p. 170 et p. 181.

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fenêtres en bronze, un verrou en bronze, une bêche de bronze, une serrure en bronze. Ces objets faits de bronze, un alliage à symbolique solaire, sont liés aux limites de la maison (portes et fenêtres) ainsi qu’aux champs. Lors de la violation d’une borne de propriété (de champ) la loi 169/*54 précise qu’il est nécessaire de sacrifier un petit pain au Soleil. La loi 168/*53 spécifie que la violation oblige à reconsacrer le champ53. La frontière est donc sous la tutelle du Soleil. Celui-ci protège les limites des propriétés hittites et assure leur inviolabilité. Dans l’Hymne et la Prière de Muršili II à La déesse solaire d’Arinna, la déesse établit également les frontières (CTH 376 ro 37’)54. Le titre de « Mon Soleil » n’est pas une coquille vide. Il raccorde le roi hittite aux pouvoirs du dieu Soleil. Le Soleil est une divinité bienveillante qui veille sur tout un chacun. Il donne la Loi. Son omniscience permet d’être témoin des injustices. Il est le persécuteur des malfaiteurs, mais il laisse le soin de leur destruction à des divinités brutales. Le roi, son délégué sur terre, est également un Soleil sur terre. Il est législateur, bienveillant, juge et miséricordieux. Il cherche à résoudre les injustices faites à son peuple. Il veille à la paix sociale, à ce que chacun ait ce qui lui revient. Son jugement fait office de loi. Le Soleil, bien que bienveillant ne tolère pas la souillure produite par les fautes religieuses. Il s’écarte alors du coupable et ne lui assure plus sa protection. Le roi juge mais aussi légifère sur les fautes religieuses qui peuvent remettre en cause la pax deorum et entraîner la ruine du Hatti. Le Soleil et le roi sont étroitement associés aux limites. Ils ouvrent les limites pour imposer la loi des Hittites sur les territoires ennemis ou, au contraire, protègent la propriété par la loi et par le tabou religieux. La souveraineté solaire du Soleil inspira les Hittites pour constituer la déesse solaire d’Arinna. Elle fut dotée de nombreuses fonctions du Soleil. Comme le Soleil, elle impose sa loi au monde, le juge et aide le roi à imposer sa souveraineté. La Loi assure la cohésion sociale et la régulation en douceur de la société, ce que G. Dumézil considérait comme l’aspect Mitra de la souveraineté55 : c’est-à-dire la souveraineté anthropophile, sociable, pacifique. Cette souveraineté est associée à un aspect Varuna, une autorité brutale, retorse et belliqueuse. Les principes fonctionnels de ces deux dieux formaient la fonction souveraine des panthéons indo-européens selon G. Dumézil. Dans 53

À Rome, lors des Terminalia, les voisins sacrifiaient à la borne de Jupiter Terminus (cf. G., DUMÉZIL, La religion romaine archaïque, op. cit., pp. 212-213). 54 I. SINGER, op. cit., pp. 49-54. J. FREU, M. MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite, Les Hittites et leur histoire, tome 3, op. cit., pp. 413. 55 G. DUMÉZIL, Les dieux souverains des Indo-européens, Paris, 1986, (3ème éd.), pp. 55-77.

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le monde hittite, le Soleil serait l’aspect Mitra, et le dieu de l’Orage serait l’aspect Varuna56. Le titre de « Mon Soleil » disparut avec l’empire hittite, mais la royauté « solaire » perdura dans les cités néo-hittites57. Le titre néo-hittite de IUDEX (juge et législateur) doit être probablement rapproché des fonctions du roi hittite du deuxième millénaire avant Jésus-Christ. Raphaël NICOLLE Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

56 R. NICOLLE, Réflexions sur le dieu de l’Orage hittite et Jupiter aux époques archaïques, mémoire de Master 2 en Lettres Classiques, Université Paris X Paris-Ouest Nanterre, 20092010, pp. 54-60. Les dieux de l’orage à Rome et les Hittites : étude de religion comparée, thèse soutenue le 14 décembre 2015, Université Paris X Paris-Ouest Nanterre. 57 J. FREU, M. MAZOYER, Les Royaumes néo-hittites à l’âge du fer, Les Hittites et leur Histoire, tome 5, Paris, L’Harmattan, 2012.

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La fusion du droit divin et du droit humain dans les inscriptions en vieux-perse Jean-Pierre LEVET L’empire des Achéménides est le plus vaste de l’Antiquité1. Il regroupe sous une unique autorité politique des peuples nombreux, parlant des langues très diverses, les unes étant indo-européennes2, d’autres afro-asiatiques3, d’autres enfin ne relevant d’aucune de ces deux familles, par exemple l’élamite4. La loi qui s’impose dans cet immense territoire est celle du souverain, devenu et maintenu roi par la volonté du dieu Ahuramazdā. Quelle en est donc la nature ? Est-elle humaine ? Divine ? Humaine et divine à la fois ? Pour tenter de le savoir, on étudiera successivement, à partir des inscriptions rédigées en vieux-perse5, les fondements de l’autorité sur laquelle elle repose, la nature de l’obéissance qui lui est due, l’éthique et l’idéologie dont se réclament Darius et Xerxès, quelques éléments majeurs du lexique juridique (notamment dātam « loi ») et enfin les réflexions que suscitent la notion de « loi du roi » en Babylonie (dātu ša šarri) et l’attitude de Darius à l’égard des codes égyptiens. Comme ses prédécesseurs, Ariaramnès (vašnā Auramazdāha adam xšāyaθiya « c’est par la volonté d’Ahuramazdā que je suis roi » ; tya adam dārayāmi... manā baga vazraka Auramazdā frābara « ce royaume que je dirige, le grand dieu Auramazdā me l’a confié6 ») et Arsamès (Auramazdā mām xšāyaθiyam akunauš « Ahuramazdā m’a fait roi7 »), Darius déclare solennellement détenir son pouvoir du dieu qui l’a fait roi et juge (ou guide) de beaucoup de peuples : vašnā Auramazdāha adam xšāyaθiya amiy « c’est par la volonté d’Ahuramazdā que je suis roi »8 ; Auramazdā xšaçam manā frābara « Ahuramazdā m’a confié le royaume » ; Auramazdā Dārayavaum xšāyaθiyam akunauš aivam parūnām xšāyaθiyam aivam parūnām 1

Sur son histoire, on se reportera à P. BRIANT (Histoire de l’Empire Perse, Paris, 1996). Comme le vieux-perse. 3 L’akkadien, l’araméen etc. (famille sémitique), l’égyptien (famille chamitique) etc. 4 Langue élamo-dravidienne. 5 Elles sont, en réalité, pour la plupart d’entre elles, trilingues (vieux-perse, akkadien, élamite) ; pour le texte on se reportera à l’édition de P. LECOQ, Les inscriptions de la Perse achéménide, Paris, 1997. Lire également : R.G. KENT, Old Persian, New Haven, 1953 (réimpression en 1989). 6 Inscription de Hamadan, 7-8 et 6-7. 7 Hamadan, 7-8. 8 DB I, 11-12. 2

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framātāram « c’est Ahuramazdā qui a fait Darius roi, roi unique de beaucoup, juge (ou guide) unique de beaucoup9 ». Xerxès utilise la même formule10 : baga vazraka Auramazdā…hya Xšayārsām xšāyaθiyam akunauš aivam parūnām xšāyaθiyam aivam parūnām framātāram. Dans de telles conditions d’accession à la royauté, il n’est pas surprenant que Darius fasse savoir11 que « tout ce qu’il a fait, il l’a accompli conformément à la volonté d’Ahuramazdā » (tya adam akunavam visam vašnā Ahuramazdāha akunavam). Son pouvoir sans partage connut une extension géographique considérable, puisqu’elle fut aux dimensions de la terre entière : xšāyaθiya dahyūnām vispazanānām ahyayā būmiyā vazrakayā dūraiy apiy12… xšāyaθiya haruvahyāya būmiyā13. Heureux acteur de ce que P. Briant14 a appelé la « fondation d’une nouvelle royauté et d’un empire revivifié » ainsi que « des droits dynastiques de sa descendance », il dit avoir rétabli un ordre ancien, avoir soumis les peuples qui se sont révoltés contre lui et avoir imposé de manière absolue son autorité souveraine15 : « ces régions qui m’appartenaient par la volonté d’Ahuramazdā étaient liées à moi par un lien de soumission, elles m’apportaient un tribut et ce qui leur était dit de ma part, nuit et jour était fait » (imā dahyāva tyā manā patiyāisa vašnā Auramazdāha manā badakā āhatā manā bājim abaratā tyašām hacāma aθahya xšapavā raucapativā ava akunavayatā). S’il a été élevé avec l’aide d’Ahuramazdā à la dignité royale, c’est bien, dans une perspective à la fois politique, juridique et religieuse16, pour remettre toutes choses à leur place : « j’ai remis les choses en place » adam gaθavā niyašādayam) dans un monde qui était en ébullition (yaθā avaina imām būmim yaudatim… mām xsāyaθiyam akunauš « lorsqu’Ahuramazdā vit cette terre en ébullition, il me fit roi ». Ainsi les régions, c’est-à-dire les pays et leurs habitants, en vinrent-elles à obéir à sa loi (« ces régions qui obéissaient à ma loi » imā dahyāva tyā manā dātā apariyāya17), celle, en réalité, de son bon plaisir (« ce que je leur disais était fait selon mon désir » tyašām adam aθαham akunava yāθa mām kāma18), à lui qui les possédait

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DE, 1 et 7 sq. XPa, 4-6. 11 DSf, 21. 12 DNa, 10-11. 13 DSb, 6-8. 14 P. BRIANT, Histoire de l’Empire Perse, op. cit., p. 137 et p. 123. 15 DB I, 17-20. 16 DNa, 32 sq. 17 DB I, 23. 18 DNa, 37-38. 10

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(« par la suite cette région devint mienne » pasāva dahyāus manā abava19). Les peuples tombent ainsi dans sa main où ils sont placés par Ahuramazdā (pasāva diš auramazdā manā dastayā akunauš), ce qui lui permet de les traiter selon son désir (yaθā mām kāma avaθā diš akunavam20). On notera que l’inscription utilise la même racine verbale21 pour décrire l’action d’Ahuramazdā et celle de Darius, ce qui implique une parfaite continuité des volontés manifestées et des résultats obtenus. Darius impose de cette manière sa propre loi que chacun craint (dātam tarsati22), il assure la paix, punit les mauvaises actions et fait régner le bien (naibam, vasiy tya duškartam āha ava naibam akunavam « tout ce qui était mauvais, je le rendis bon »23), concept sur lequel on reviendra. Xerxès poursuivra la même politique et l’exprimera avec les mêmes termes en précisant qu’il a tout fait conformément à la volonté d’Ahuramazdā, qui lui a apporté son aide24. Les ordres donnés par Darius et par Xerxès, leur façon de concevoir la loi et de l’appliquer correspondent parfaitement à ce que veut Ahuramazdā, ou, si l’on souhaite voir les choses autrement, Ahuramazdā sert de caution aux décisions politiques et judiciaires des souverains achéménides. Darius prétend qu’il tient du grand dieu qui l’a fait roi sa sagesse et sa bravoure : « C’est le grand dieu Ahuramazdā qui a placé la sagesse (xraθum) et la bravoure (aruvastam).25 » Mais il doit cette élection, cette faveur, à ses propres qualités morales éminentes, exemplaires, à son absence de vices, à sa droiture, à son sens profond de l’équité et de la justice : « Je ne suis pas l’ami du menteur, je ne me mets pas en colère, je demeure maître de moi. L’homme qui collabore, je le protège, celui qui nuit, je le punis, mon désir n’est pas qu’un homme nuise, ce n’est pas non plus qu’il ne soit pas puni, s’il nuit. Ce qu’un homme déclare contre un homme, cela ne me convainc pas tant que je n’ai pas entendu la version des deux26. » En un mot, le désir de Darius se définit par le règne du droit : « ce qui est droit, voilà ce qu’est mon désir » tya rāstam ava mām kāma27. Le droit, la paix, l’équité, la protection de tous ses sujets, la punition de ceux qui combattent de telles valeurs, voilà ce que sont les ambitions de Darius28. 19

DB III, 20. DB IV, 35-36. 21 Kar-. 22 DSe, 38. 23 DSe, 30 sq. 24 XPh, 41 sq. 25 DNb, 1 et 3-5. 26 DNb, 6 sq. 27 DNb, 11-12. 28 DNb, 6 ; DB IV, 61-67. 20

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En fait, ce que Darius considère comme étant le droit n’est autre que le triomphe dans la société et dans l’État de la volonté d’Ahuramazdā. Il y a, pour lui, une identité réelle entre son kāma et la vašna- divine, qui se rejoignent, qui se fondent dans une commune définition et dans une unique et conjointe application du droit. Tel est le message éthique et politique majeur que proclament les inscriptions. Il doit être diffusé et compris dans tout l’empire (vispadā)29, dont il exprime la loi fondamentale qui s’impose à tous. C’est donc le roi qui a pour vocation de trancher tous les différends, après avoir entendu les parties en présence et après avoir réfléchi sans céder à l’emportement30. Ses qualités personnelles lui permettent de rendre la justice en toute équité et il semble que, dans ce domaine, son pouvoir, exercé directement ou par des intermédiaires soumis à ses directives, puisse même s’étendre au-delà de la seule justice pénale, qui représente l’une de ses prérogatives officielles. La vérité étant pour les Perses la principale valeur, Darius éprouve une haine toute particulière pour le mensonge et il demande à ses successeurs de veiller tout spécialement à punir sévèrement les menteurs (martiya hya draujana ahatiy avam ufraštam parsā31), pour que soient maintenus l’ordre public et la cohésion sociale. Éthique, droit, politique et religion se rejoignent manifestement dans une telle recommandation. Le monarque fait respecter un principe éthique, il juge et il assure, sous son autorité absolue, la continuité politique et la stabilité dont le pays ne saurait se passer, s’il veut vivre en sécurité (duruvā). C’est en agissant continuellement de cette manière qu’il accomplit sa mission, celle dont, bien évidemment, l’a chargé Ahuramazdā. La rhétorique déployée est particulièrement habile : Darius s’appuie sur une conviction ancrée dans la pensée commune, l’importance de la vérité et la certitude que le mensonge est à l’origine de tous les vices, de telle façon qu’il l’utilise au service de son propre pouvoir, que légitime de surcroît la référence religieuse à Ahuramazdā. La conséquence logique de la diffusion d’une telle idéologie, qui nous incitera à faire un bref examen des occurrences de dātam, conduit le roi à estimer que ses propres lois sont elles aussi, pour ainsi dire, divines, ou plutôt à la fois humaines et divines dans une fusion totale, à laquelle d’ailleurs Xerxès n’hésite pas à procéder explicitement32 lorsqu’il déclare que les respecter (« respecte ces lois » avanā dātā parīdiy), c’est, pour l’homme, se préparer à connaître le bonheur aussi bien vivant que mort (jīva 29

DB IV, 92. DNb, 13. 31 DB IV, 36-39. 32 XPd, 46 sq. 30

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utā marta). Au-delà de la personne du roi, c’est Ahuramazdā qui les a établies. Il les a conçues avec Arta (Justice) et les a fait proclamer, promulguer par l’intermédiaire du souverain, qui a la charge de les faire appliquer sans faiblesse. Une telle conviction était déjà celle de Darius, puisqu’il enseigne que c’est bien Ahuramazdā en personne qui veut que les gens obéissent à ses lois à lui (tyanā manā dātā « ces lois qui sont miennes »33). Les inscriptions de Suez34 et de Naqš-i Rustam35 font savoir que c’est la loi de Darius ainsi conçue qui régit les régions (ou les peuples) placées sous son autorité : dātam tya manā avadiš adāraiya « cette loi qui est mienne les régissait36 ». Tous les passages dans lesquels figure dātam montrent donc clairement que la loi de Darius est aussi celle d’Ahuramazdā. Le véritable et grand législateur est bien Ahuramazdā qui transmet au roi ses lois pour qu’il les fasse appliquer par les sujets de son vaste empire. Dans de telles conditions, qui permettent à Darius de légitimer et de rendre fort son pouvoir, une fusion s’opère sans cesse entre les deux ordres, divin et humain, de législation. Dans la rhétorique idéologique des Achéménides, le droit, dans son essence, est présenté comme étant entièrement d’inspiration théologique. Enfreindre la loi revient certes à commettre juridiquement une faute, mais aussi et peutêtre surtout à transgresser un principe éthico-religieux. Les valeurs défendues par Darius sont censées posséder un fondement strictement divin, ce qui permet au roi de s’élever, dans son rôle de législateur et de juge, au-dessus de la condition humaine et de ne pas avoir à justifier ses décisions autrement que par un recours aux principes d’une éthique et d’une politique transcendantes. Cela se traduit par les connotations exprimées non seulement par dātam, mais aussi par arika « mauvais » et par naiba « bon », qui entrent en opposition avec duškartam « mauvais » ou « mal fait ». Étymologiquement, naiba signifie « beau » ou « moralement beau », comme nous le montre le rapprochement37 avec le terme vieil-irlandais nōib « saint ». L’adjectif s’applique à la Perse de Darius « qui », nous dit le roi38, « est belle, riche en chevaux, riche en hommes par ma volonté et par celle d’Ahuramazdā » (hyā naibā uvaspā umartiyā vašnā auramazdāhā manacā). Il ne saurait être question d’une beauté géographique, mais bien plutôt d’une beauté religieuse, liée à la piété et au respect des règles morales. C’est bien parce que dans ce pays règnent conjointement la volonté d’Ahuramazdā et 33

DB I, 23. DSe, 20-21. 35 DNa, 21-22. 36 DNa, 21-22 ; DSe, 20-21. 37 Voir J. POKORNY, IEW, p. 760. 38 DPd, 8-10. 34

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celle de Darius, qui ne font qu’un (cā « et »), qu’il mérite d’être qualifié comme possédant une sainte beauté ; il est, d’autre part, évident, que l’effet de la volonté du dieu et du roi ne s’applique qu’à naibā, Darius ne pouvant pas influer sur la qualité des chevaux et des hommes de son royaume, mais seulement sur la piété religieuse et sur la moralité de ce dernier. La même idée est exprimée à Suse39. Darius rappelle qu’il est parvenu à maintenir la beauté de ce royaume qu’il a reçu d’Ahuramazdā pourvu de cette qualité (xšaçam frābara tya naibam). Elle a été transmise à tout l’empire que Darius a (re)construit et reconstitué pour obéir à la volonté du dieu40 : ahyāyā BUyā vašnā AMha visam naibam akunavam « sur cette terre, conformément à la volonté d’Ahuramazdā, j’ai fait en sorte que tout soit beau ». Ainsi, par les deux souverains, Darius41 (« ce qui était mauvais, je l’ai rendu beau complètement » vasiy tya duškartam āha, ava naibam akunavam) et Xerxès42 (« ce qui était fait de façon à être mauvais, moi je l’ai rendu beau » tya duškartam akariya ava adam naibam akunavam), la révolution achéménide est présentée comme morale et religieuse. Étudions maintenant arika. Cet adjectif, qui signifie « mauvais » ou « méchant », qualifie43 toute personne (martiya) qui se dresse contre l’autorité d’Ahuramazdā et par conséquent de Darius ou, si l’on préfère, de Darius et par conséquent d’Ahuramazdā : « celui qui était arika », hya arika āha « je l’ai puni sévèrement conformément à la volonté d’Ahuramazdā ». Cet homme mauvais tombe fatalement dans le mensonge (pasāva drauga44), inspirateur de tous les vices, dans lequel il s’englue. Les Élamites45 reçoivent également ce qualificatif d’arika parce qu’ils refusent de rendre un culte à Ahuramazdā (naiy ayadiyiya auramazdām), pour la raison qu’ils adoraient d’autres dieux que lui avant d’être soumis au pouvoir de Darius (arikā āha « ils étaient mauvais »). Darius, avec l’appui du grand dieu, leur imposa son désir (yaθā mām kāma avaθādiš akunavam). Darius punit donc les impies et les ramène dans le droit chemin tel qu’il le conçoit. Les Saces subirent pour la même raison un sort identique à celui des Élamites46. Dans son combat mené dans de telles conditions contre les arika, Darius s’érige en défenseur de la foi en Ahuramazdā et des valeurs qui lui sont liées. Aux concepts moraux et juridiques la rhétorique et la pensée achéménides 39

DSp, 2 DSi, 4. 41 Des,32. 42 XPh, 43. 43 DB I, 22. 44 DB I, 34. 45 DB V, 15. 46 DB V, 31-33. 40

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associent toujours, pour le plus grand profit de leur autorité, des éléments proprement théologiques. Lorsqu’il affronte des peuples dépourvus de sens religieux, Darius agit évidemment avec des moyens militaires persuasifs. Dans les autres circonstances, il se présente comme un chef, comme un juge (framātār), un parmi beaucoup d’autres, qui dicte seul aux autres sa volonté : aivam parūnām framātāram. L’expression, reprise par Xerxès, est formulaire47, et le nom n’apparaît jamais en dehors d’elle. Le verbe fra-mā (racine indoeuropéenne *meh1- « mesurer »48) veut dire « commander » ; le substantif féminin framānā signifie « ordre », « commandement ». Il désigne, en particulier, la loi d’Ahuramazdā dans l’inscription de Naqš-i-Rustam49. Darius y adresse à quiconque lira le texte un conseil moral : « ne considère pas comme appelant un rejet (littéralement répugnant) le commandement d’Ahuramazdā, ne quitte pas le chemin de la droiture, ne te révolte pas » hyā Auramazdāhā framānā hauvtaiy gastā mā θadaya raθim tyām rāstām mā avarada mā stabhava. Darius et Ahuramazdā donnent aux hommes de l’empire le même commandement, à savoir suivre le droit chemin (moralement, religieusement et politiquement) et ne pas se révolter, puisque, être soumis au dieu et accepter de respecter son autorité, cela conduit nécessairement, dans la logique achéménide, à se lier au pouvoir de Darius. Là encore apparaît avec évidence l’unité proclamée et servie par une rhétorique royale de l’éthique religieuse, du droit et de l’idéologie politique. Ce constat nous incite à nous intéresser à la « loi du roi », appelée en babylonien dātu ša šarri. Si les inscriptions de Darius (et de Xerxès) nous renseignent de manière satisfaisante sur les principes que défend et promeut la monarchie achéménide, elles demeurent muettes en ce qui concerne l’activité concrète du souverain en tant que législateur. Certains historiens, comme A. T. Olmstead50, ont estimé qu’une loi royale avait été constituée et diffusée pour application dans toutes les régions de l’empire, mais cette thèse, fondée notamment sur l’interprétation des lignes 21 à 24 de la colonne I de Bisotun, que l’on a déjà largement citées51, a été fortement contestée. De l’ample bibliographie que cette controverse a suscitée et de ses propres recherches, P. Briant retient l’idée exacte que la loi 47 DNa, 7 ; DSe,7 ; DSf, 5 ; DE, 11 ; XPa, 5 ; XPb, 11 ; XPc,5 ; XPd, 8 ; XPf, 7 ; XPh, 6 ; XE, 11. 48 IEW, p. 703. 49 DNa, 57. 50 T. OLMSTEAD, « Darius as Lawgiver », in AJSL, 51, 1935, pp. 247-249 ; History of the Persian Empire, Chicago, 1948, pp. 119-134. 51 Ces lignes évoquent des dispositions (dātā) répandues dans toutes les régions (atar imā dahyāva) au sujet de la récompense de l’homme loyal (āgariya), que Darius soutient, et de la punition qui est infligée à l’individu qualifié d’arika,

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(dātam) correspond moins à une organisation juridique des pays placés sous l’autorité de Darius qu’à une idéologie politico-religieuse constituant le socle sur lequel s’appuie le pouvoir impérial. Dans un article plus récent52, Sophie Démare-Lafont a repris l’ensemble de la question. On en retiendra les conclusions, qui sont solidement étayées. Il semble donc bien établi que « l’influence achéménide dans la vie quotidienne du droit fut assez discrète, tout comme le fut la domination politique et administrative des vainqueurs, les institutions publiques reflétant elles aussi des repères idéologiques mésopotamiens53 ». Les inscriptions ne nous communiquent aucune information sur le corps de fonctionnaires ayant le titre de dātabara « porteur de la loi », mais nous n’ignorons pas le rôle joué par leurs équivalents akkadiens, les muhhi dātu. Leur mission consiste à rassembler et à conserver la jurisprudence des tribunaux, leur action étant définie par ce que nous révèle la sémantique perso-akkadienne : dātam doit être mis en rapport avec dīnātu, pluriel de dīnu « jugement », « décision », « procès ». Si Darius ordonne de faire connaître partout le texte de ses grandes inscriptions, et notamment de celle de Bisotun, c’est parce qu’il souhaite qu’il serve de référence fondamentale à toute décision arrêtée par des juges en vertu des lois locales (et éventuellement communes dans la mesure où elles existent) et qu’il devienne, en quelque sorte, la base de toute réflexion judiciaire de façon que se construise au fil du temps une jurisprudence relativement unifiée autour des principes très généraux qu’il énonce et pourvue de la vocation d’inspirer les actes législatifs futurs. La loi du roi, portée par les dātabara qui collectent les jugements pour en vérifier la conformité aux déclarations royales, devient la norme des normes. Grâce à elle, doivent être progressivement élaborées des règles juridiques concrètes, pratiques, qui refléteront partout la volonté qu’exprime le roi dans les principes éthiques, politiques et religieux qu’il souhaite voir adoptés par tous. Ainsi, comme l’écrit Sophie Démare-Lafont, « la loi du roi s’enracine dans la pratique judiciaire et permet d’établir une norme54 ». Si elle est bien « la disposition normative que les juges décident d’appliquer aux parties et qui s’impose à elles55 », elle ne l’est qu’au second degré, parce qu’elle est située au sommet de la hiérarchie des normes. Darius respecte les lois particulières des peuples soumis, à condition que leur application ne contrevienne pas aux principes généraux qu’il a solennellement promulgués. 52

S. DÉMARE-LAFONT, « dātu ša šarri. La loi du roi dans la Babylonie achéménide et séleucide », in Droit et cultures [en ligne], 52, 2006-2, 12 pages. 53 Ibid., p. 1. 54 Ibid., p. 6. 55 Ibid., p. 4.

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On peut les résumer simplement de la façon suivante : la justice doit punir les arika et veiller à ce que dans l’État pris dans son ensemble, tout devienne ou demeure qualifiable de naiba. Les préceptes de Darius sont suffisamment vagues pour qu’on puisse les appliquer, par l’intermédiaire des lois particulières de territoires, dans toutes les décisions judiciaires. Celles-ci, formant jurisprudence, se transforment en normes. Pour le roi, ce qui compte, ce n’est pas tant l’ensemble des détails précis relatifs à la justice des décisions rendues que l’affirmation ferme et universelle de son autorité souveraine, qui reflète la volonté d’Ahuramazdā. Cependant Darius et Xerxès n’étant ni prêtres ni mages, leur empire n’est pas une théocratie, mais une monarchie absolue qui trouve sa justification dans une référence sans cesse répétée au divin, une monarchie de droit divin et humain à la fois. En fait, Darius manipule à son profit, avec une rhétorique bien adaptée à ses ambitions personnelles et dynastiques, des thèmes religieux et moraux. Sur ce point on avancera une preuve d’ordre sémantique : à l’avestique vohu qui désigne le bien, le roi substitue la notion de naibam, dont il est l’artisan du triomphe dans son empire entier. Est donc dit naibam le bien selon Ahuramazdā (le vohu) revu par Darius et mis politiquement en pratique. L’attitude du monarque à l’égard de l’Égypte confirme cette façon de définir sa conception de la loi. Diodore de Sicile56 nous apprend que Darius fut le sixième éminent personnage « à porter attention aux lois du pays ». Il en fit étudier les codes pour tirer personnellement de leur étude des enseignements de nature à lui permettre de mener une vie qualifiée d’« honnête et de vouée à de pieuses ambitions ». À la démarche descendante, que l’on a décrite précédemment (des principes vers la loi et la jurisprudence), s’associe donc une réflexion ascendante partant des lois pour s’élever jusqu’aux principes moraux et théologiques. Telle est peut-être la double nature de la loi du roi, une loi à deux faces, l’une ascendante, l’autre descendante. Mais, ce qu’il y a de sûr, c’est que l’attitude de Darius le place toujours au-dessus de l’humanité commune, en arbitre, pour ainsi dire, du divin. Concluons. Il serait sans doute naïf et incongru de supposer que derrière la rhétorique achéménide se cache un réel attrait philosophique, politiquement désintéressé, pour la recherche du bien, car la démarche adoptée sert de toute évidence trop nettement les intérêts du pouvoir royal. En revanche, il ne semble pas interdit de penser que, dans la fusion du droit humain et du droit divin, se découvre, au-delà de préoccupations politiques manifestes, la conviction qu’avait Darius que, sans les fondements religieux des valeurs sur lesquelles reposent les principes éthiques de base, il 56

Bibliothèque Historique, I, XCV.

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ne peut pas y avoir d’assises solides supportant un droit destiné à transcender, dans une double perspective, spatiale et temporelle, les traditions diverses des peuples regroupés sous son autorité souveraine. Une telle conviction ne pouvait que dangereusement exalter son ego, en le persuadant au plus intime de lui-même qu’il y avait en lui quelque chose qui l’élevait au-dessus de l’humanité vers le divin, à un niveau intermédiaire, d’ailleurs représenté dans les sculptures qui accompagnent les inscriptions. A-t-il eu conscience de ce risque ? Le récit de Diodore semble nous le suggérer dans la description de la démarche adoptée par le souverain puisque celui-ci part des lois, du droit et de la jurisprudence, pour parvenir à l’éthique et à la théologie. Ainsi, pour Darius, le religieux semble conditionner l’éthique et le droit, qui finissent par ne faire qu’un, alors que le juridique ne subsiste que sous la forme des décisions judiciaires constitutives de jurisprudence, qui renvoient à l’éthique et au religieux. La fusion voulue de l’éthique et du droit relève du politique avec le soutien du religieux. Dans de telles conditions, il y a bien fusion des lois humaines et des lois divines dans une perspective où le politique et sa rhétorique se substituent à ce que l’on pourrait appeler le philosophique, non pas en l’éliminant, mais en prenant appui sur lui et sur ses extensions théologiques. Tel est le système auquel se réfère constamment Darius en tant que roi. Comme personne privée, sa réflexion, telle qu’elle a été conduite en Égypte, hors de tout renvoi au politique, a cheminé du juridique, respecté en tant que donnée de fait, vers l’éthique et le théologique. Le regard de l’homme et celui du souverain sur les lois divines et humaines semblent bien entrer dans un système de pensée cohérent que l’on s’est efforcé de reconstruire de l’intérieur par des analyses philologiques57. Jean-Pierre LEVET Université de Limoges et IEHEI

57 Cet article a déjà été publié sous les références suivantes : J.-P. LEVET, « La fusion du droit divin et du droit humain dans les inscriptions en vieux-perse », in Traditions indoeuropéennes et patrimoines folkloriques. Mélanges offerts à Bernard Sergent, A. MEURANT (éd.), Paris, L'Harmattan, coll. Kubaba, 2017, p. 323-335.

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Ce qu’en disent les philosophes

Platon : de la divinité des lois humaines Marie-Noëlle RIBAS Les quatre premiers livres des Lois de Platon se présentent comme une vaste réflexion sur le paradoxe qui consiste à devoir reconnaître un caractère proprement « divin » aux lois humaines pour les légitimer. Comment les lois en vigueur dans les cités humaines peuvent-elles être divines, si elles sont le fait d’un homme ? Est-il nécessaire de les renvoyer à cette réalité ontologique plus fondamentale qu’est celle des dieux, pour pouvoir les qualifier de « divines » et fonder ainsi leur autorité ? Cet article se propose d’étudier la manière dont Platon résout ce paradoxe, en précisant dans quelle mesure il est possible de soutenir, d’un point de vue moral et politique, que le dieu est au fondement de la loi.

Se démarquer de l’explication traditionnelle de la divinité des lois humaines Une remontée vers le fondement supposé de la législation Les quatre premiers livres des Lois entendent remettre en question certaines idées reçues concernant le fondement du droit. Avant d’être un traité de législation appliquée dès le milieu du quatrième livre, le texte adopte une perspective systématique qui remonte jusqu’au fondement de la législation1 et, notamment, jusqu’à son fondement supposé qu’est le dieu. Aussi n’est-ce pas un hasard si le terme « dieu » constitue le premier mot du dialogue et son point de départ, puisque c’est à partir de lui que les lois humaines ont toujours été envisagées comme le rappelle Platon au quatrième livre, lorsqu’il cite un vers qu’il rattache à une ancienne tradition, probablement orphique : « (…) le dieu qui suivant l’antique tradition (ὁ παλαιὸς λόγος) tient en ses mains le commencement, la fin et le milieu de tout ce qui est accomplit ses révolutions avec régularité, conformément à la nature. » (IV, 715 e7-716a1)

Selon cet ancien discours, le dieu est au fondement de tout et notamment de cette loi divine (τοῦ θείου νόµου, 716a3), par laquelle sont désignées les lois de la nature assurant l’ordre cosmique. S’il est tout à fait concevable que 1

Pour ce qui est de cette distinction entre ce qui relève d’une approche systématique dans les Lois et ce qui relève du traité de législation appliquée proprement dit, voir l’article de A. LAKS, « Prodige et Médiation : esquisse d’une lecture des Lois », in J.-F. BALAUDE (dir.) D’une cité possible. - Sur les Lois de Platon, Université Paris-X Nanterre, 1995, pp. 11-12.

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de telles lois soient le fait d’un dieu, il est en revanche plus difficile d’admettre que le dieu soit également à l’origine des lois en vigueur dans les cités humaines. Et c’est précisément sur cette difficulté que s’ouvre le dialogue, tandis que l’étranger d’Athènes demande à ses interlocuteurs, Clinias, un Crétois, et Mégille, un Spartiate, qui est responsable de l’établissement de leurs lois (τὴν αἰτίαν τῆς τῶν νόµων διαθέσεως, 624a1-2). Est-ce un dieu ou bien un homme (θεὸς ἤ τις ἀνθρώπων, 624a1) ? Question délicate, qui reçoit étrangement une réponse immédiate de la part du Crétois. Il s’agit d’un dieu, répond-il doublement : « Un dieu, Étranger, un dieu, on ne peut rien dire de plus juste. » (I, 624a3)

Bien évidemment, devant pareille affirmation redoublée, la suspicion est de mise, et les trois premiers livres des Lois auront tôt fait de nous montrer que, contrairement à ce que Clinias prétend, appuyé par Mégille (624a6), il existe bel et bien un discours alternatif plus juste que cette conception traditionnelle qui comprend le rapport de fondement à fondé que le dieu est supposé entretenir avec les lois de la cité, selon un modèle auctorial. C’est la valeur de ce discours qui attribue un rôle auctorial à la divinité dans la constitution des lois que Platon va interroger dans les premiers livres. Dans ce dialogue, dont Jean-François Pradeau et Luc Brisson ne manquent pas de nous rappeler le ton et le tour irénique2, il est nullement question d’engager une polémique ouverte. Il s’agit simplement pour Platon, sur la base de conceptions erronées du droit préalablement exposées, d’amener progressivement sa formulation novatrice du problème, afin de dévoiler l’originalité de sa conception qu’il exposera au quatrième livre. Critique du rôle auctorial reconnu à la divinité dans la législation humaine Dans les Lois, Platon se démarque de la conception traditionnelle qui entend légitimer les lois humaines en prétendant qu’un dieu en serait l’auteur. Cette conception mérite d’être examinée puisqu’elle sous-tend les deux constitutions alors exemplaires aux yeux des Grecs que sont celles de la Crète et de Lacédémone. Le mythe veut, en effet, comme le rappelle le début du premier livre aux lignes 624a3-5, que Zeus fût le père de Minos et qu’il lui inspirât la législation de la Crète, quand Apollon Pythien passe pour être à l’origine de la législation que Lycurgue donna à Sparte3. Or, selon Platon, cette interprétation, qui explique la « divinité » des lois humaines en 2

PLATON, Lois, traduit, introduit et annoté par L. BRISSON et J.-F. PRADEAU, Paris, GFFlammarion, 2006, introduction, p. 13. 3 HÉRODOTE, I, 65 ; VI, 57. Voir PLATON, Lois, traduit, introduit et annoté par L. BRISSON et J.-F. PRADEAU, op. cit., note 3, p. 334.

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les attribuant à un auteur divin, est doublement critiquable, d’une part, parce qu’elle est risquée du point de vue de la pratique politique, et, d’autre part, parce qu’elle est fausse du point de vue de la théorie politique. Avant d’en discuter la véracité, Platon souligne tout d’abord qu’un tel discours qui fait du dieu l’auteur des lois humaines est politiquement risqué. Cette thèse revient à conférer une sacralité aux lois qui pourrait en rendre impossible toute critique et interdire toute réforme législative. Cette conséquence est inacceptable si l’on reconnaît avec lui que « jamais le travail qui consiste à instituer les lois n’a été correctement mené4 », autrement dit, que tout reste à faire en matière de législation. Pareil discours n’est pas mauvais en soi ; seul un certain usage de ce dernier est présenté comme politiquement condamnable. Et, s’il faut critiquer ce discours, ce n’est qu’en raison des possibles dérives qu’il permet. Car, à bien l’employer, il faut lui reconnaître des vertus politiques certaines, comme ne manque pas de le faire Platon au premier livre, lorsqu’il le présente comme le moyen de réaliser l’unanimité autour des lois, sans pour autant empêcher les hommes d’âge mûr et compétents de débattre sur elles5. Les Lacédémoniens et les Crétois, qui « enjoignent à tous de proclamer d’une seule voix et en chœur que tout y est bien puisqu’elles (les lois) ont été instituées par les dieux » (I, 634d9-e1), font un juste usage de cette thèse qui ne manque pas de susciter l’intérêt de Platon dont la théorie politique vise justement à produire unité et univocité au sein de la cité. Or, remarque-t-il, jusqu’à lui, c’est-à-dire jusqu’à l’écriture des Lois, un tel discours a pu être l’instrument de causes immorales. La sacralité accordée à la loi en raison de son origine divine peut servir à légitimer ce qui par nature ne peut l’être. Platon montre que les Crétois, qui passent pour avoir la meilleure constitution en vigueur6, en faisant de Zeus l’auteur de leurs lois, ont rendu ce dernier responsable des bonnes comme des mauvaises lois, puisqu’officiellement il n’y a plus que des lois bonnes. Et pour preuve que la responsabilité divine des lois entraîne une déresponsabilisation des hommes moralement inacceptable, les Crétois se servent de Zeus pour légitimer des pratiques homosexuelles, immorales, parce que contre nature. Ceci constitue la preuve irréfutable que Zeus ne peut être exclusivement l’auteur des lois 4

PLATON, Lois, IX, 857c. PLATON, Lois, I, 634d6-e2 : « Chez vous (Lacédémoniens et Crétois) en effet, même en admettant que vos lois ont été disposées de façon mesurée, l’une des meilleures est probablement celle qui ne permet à aucun jeune homme de s’enquérir de ce qu’il y a en elles de convenable ou de défectueux, mais qui enjoint à tous de proclamer d’une seule voix et en chœur que tout y est bien puisqu’elles ont été instituées par les dieux ; et si un jeune homme dit autre chose, il faut absolument refuser de lui prêter l’oreille. Mais si un homme âgé trouve à redire sur l’une des lois de chez vous, c’est à un magistrat, c’est-à-dire à un homme de son âge qu’il l’adressera, en évitant de tenir de tels discours devant un jeune homme. » 6 PLATON, Lois, I, 631b3 sq. 5

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crétoises comme ils le prétendent, puisqu’elles entrent en contradiction avec le droit naturel, qui, lui, est proprement divin : « Les tentatives (d’accouplement) de mâles sur mâles ou de femelles sur femelles sont contre nature (kata phusin) au premier chef et proviennent d’une intempérance dans le plaisir. Or, tous nous accusons les Crétois d’avoir inventé la fable de Ganymède. Comme l’on admettait que leurs lois venaient de Zeus, ils ont mis cette histoire sur le compte de Zeus, afin justement de prétendre suivre l’exemple de Zeus, lorsqu’ils cueilleraient eux aussi ce plaisir. » (I, 636c5-d5)

Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle le dieu est l’auteur des lois humaines peut très vite devenir inacceptable quand elle sert à légitimer ce qui moralement ne peut l’être. Il s’agit d’une conception à double tranchant sur laquelle Platon met d’ores et déjà en garde : elle ne peut avoir de valeur du point de vue de la pratique politique qu’à condition de servir des fins morales. Platon renouvelle dans les Lois la critique qu’il avait adressée à Gorgias dans le dialogue éponyme : être auteur, autrement dit « être cause de » (aition esti), c’est également être « responsable de ». Ce discours qui explique la divinité des lois humaines en les rapportant au dieu qui en est l’auteur, s’il présente certaines vertus du point de vue de la pratique politique, est néanmoins faux du point de vue de la théorie politique, car il dépossède l’homme de l’activité législatrice qui est la sienne au sein des cités. En niant que les hommes soient les auteurs des lois en vigueur dans les cités, l’on nie également leur responsabilité pour ce qui est de l’établissement des lois et des éventuels effets pervers que certaines d’entre elles peuvent entraîner. La conception traditionnelle doit donc être révisée. Si elle a permis aux constitutions lacédémoniennes et crétoises de susciter l’adhésion, elle n’en reste pas moins fausse et politiquement risquée. Le législateur humain, ravalé à n’être, pour ainsi dire, que le secrétaire du dieu, ne peut en ce cas être tenu pour responsable des lois qu’il édicte, et les lois immorales qu’il peut promulguer acquièrent une légitimité contre nature. Pour que la loi n’ait pas qu’une fonction constitutionnelle d’organisation de la cité, mais un rôle proprement moral en permettant de forger les mœurs, il faut que le discours qui les rende légitime ne puisse pas légitimer un usage amoral, voire immoral de ces dernières.

De la fonction paradigmatique reconnue au dieu Reformulation platonicienne du problème La conception traditionnelle selon laquelle un dieu serait l’auteur des constitutions humaines a beau être erronée et moralement dangereuse, l’étude de son rôle fédérateur dans le cadre des constitutions crétoises et lacédémoniennes a montré qu’il fallait parvenir à concilier l’affirmation 152

d’une origine proprement humaine de ces lois avec l’acceptation de leur caractère divin, qui seule dans la pratique semble assurer leur autorité. En rappelant l’origine humaine des lois de la cité, Platon ne remet pas en question leur divinité, mais récuse l’explication traditionnelle de la divinité des lois. Si, comme Solon7, Platon reconnaît l’origine humaine des lois en vigueur dans les cités des hommes, à la différence de ce dernier, il soutient qu’il est nécessaire de rappeler que la loi est elle-même quelque chose de « divin » pour assurer sa légitimité. Car, pour que la loi commande les hommes, il faut, établit-il dans le mythe de Kronos8, qu’elle soit d’une nature supérieure, de même que nous sommes supérieurs au petit bétail que nous dirigeons, et que les démons que Kronos avait mis à notre tête nous dirigeaient parce que leur nature était plus divine et meilleure que la nôtre (γένους θειοτέρου τε καὶ ἀµείνονος, δαίµονας, 713d1). Dans les quatre premiers livres des Lois, il va donc s’agir de proposer un modèle alternatif original permettant de comprendre la divinité propre des lois humaines, afin d’assurer leur respect effectif. Les exigences de la théorie politique doivent s’accorder avec celles de la pratique politique. Un premier moment de la réponse consiste à expliquer la divinité des lois en rapportant ces dernières non à un dieu, mais à un être divin. C’est ainsi qu’au deuxième livre des Lois, Platon substitue à l’alternative inaugurale qui mettait à l’origine des lois de la cité soit un dieu, soit un homme (θεὸς ἤ τις ἀνθρώπων), une nouvelle alternative : les lois pourraient être le fait soit d’un dieu, soit d’un « être divin » (τοῦτο δὲ θεοῦ ἢ θείου τινὸς ἂν εἴη9). Ceci revient à dire que, faute d’être un dieu, le législateur des lois de la cité pourrait être un « être divin », c’est-à-dire un démon ou un homme supérieur. Une difficulté nouvelle et spécifique à la reformulation platonicienne du problème qui se laisse lire au niveau des manuscrits eux-mêmes. Un copiste 7

L’entreprise critique de Platon qui remet en question l’origine divine des lois de la cité qui déposséderait l’homme de son activité législatrice propre est à rapprocher à certains égards de la démarche adoptée par un autre législateur, historique, Solon, archonte d’Athènes en 594593 av. J.-C et auteur de nombreuses lois nouvelles ou thesmoi. En s’attribuant le rôle traditionnellement accordé à Zeus, Solon rappelle, comme Platon, que, dans les cités où vivent les hommes, les responsables des lois sont des hommes. En revanche, il semble que ce dernier ait manifestement omis qu’il est nécessaire de rappeler que la loi est elle-même quelque chose de « divin » pour assurer sa légitimité puisqu’il affirme que le contenu des lois résulte simplement de l’activité législatrice elle-même et que leur application, et non quelque principe transcendant, suffit à les rendre légitime. Voir F. BLAISE, « Solon. Fragment 36 W. Pratique et fondation des normes politiques », in Revue des Études Grecques, 108, 1995, pp. 24-37. 8 PLATON, Lois, IV, 713c2-714b1. 9 De la réglementation de la musique en vigueur en Égypte, il nous dit, aux lignes 657a8-9 du livre II, qu’elle pourrait être « l’œuvre d’un dieu ou de quelqu’un de divin ».

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s’est ainsi cru autorisé à lever l’indécision sur la nature de cet être en précisant qu’il se pourrait bien que ce soit là « l’œuvre d’un dieu ou de quelque homme divin » : l’expression theiou tinos devenant sous sa plume theiou tinos andros10. Or, sur ce point, il semble que la première version qui maintienne l’indécision soit préférable, car, outre d’être appuyée par un plus grand nombre de manuscrits11, elle n’anticipe pas sur le mythe de Kronos du quatrième livre auquel il revient de clarifier cet aspect. De la rationalité des lois La solution qui explique la supériorité des lois humaines en raison de la nature éminemment supérieure de celui qui les établit est, il est vrai, particulièrement tentante : si, dans les cités humaines, c’est un homme qui légifère, la nature supérieure de cet homme pourrait assurer la légitimité des lois qu’il promulgue. Mais reconnaître au législateur humain une nature divine12 ne constitue pas une explication suffisante dans les Lois. La divinité de la loi ne peut lui être extrinsèque : il ne s’agit pas d’affirmer que son auteur est divin pour les prétendre divines. La question qui se pose est bien plutôt la suivante : qu’est-ce qui fait la supériorité intrinsèque de la loi qui légitime son autorité auprès des hommes ? La réponse se trouve au quatrième livre où Platon expose son modèle alternatif. La recherche d’une bonne législation dans le passé s’étant soldée par un échec au livre précédent, il revient aux protagonistes du dialogue de forger eux-mêmes une bonne législation, ainsi que de formuler de justes discours pour assurer que celle-ci soit respectée. Le quatrième livre fournit ses assises théoriques à la législation appliquée qui va occuper la suite du dialogue, et nous invite à repenser à nouveaux frais la place qu’occupent la divinité et son activité rationnelle dans le domaine des lois humaines. Par une redéfinition de la législation comprise désormais comme technique gouvernementale, Platon réaffirme dans ce livre que cette

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Cette variante, visible sur le manuscrit d’Eusèbe (Eusebii I = Macianus graecus 341 - saec. XV) est présentée comme une correction réalisée par une seconde main par É. DES PLACES qui a établi le texte pour les Belles Lettres en 1951. (Voir apparat critique : Ic, soit Macianus Graecus 341 - saec XV - post correctionem primae manus). Bien qu’unique, c’est cette version du texte que retient J. BURNET dans l’édition qu’il réalise des Lois en 1903 : PLATO, Platonis Opera, ed. J. BURNET, Oxford University Press. 1903. 11 « AO cum Eusebii IOND » : A : Parisinus graecus 451 (a. 914) ; O : Vaticanus Graecus I saec IX ex. ; Eusebii I : Marcianus graecus 341 - saec XV - avant correction ; Eusebii O : Bononiensis, B. Univ. 3643 - saec XIII in ; Eusebii N : Neapolitanus II AA16 - saec XIV) ; Eusebii D : Parisinus graecus 467 - saec XV ex. 12 On pense bien évidemment à la nature supérieure que Platon reconnaît au philosophe dans la République.

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expertise n’est ni le fait du dieu, ni celui du hasard13. Puis, considérant une forme d’autorité et d’administration particulièrement heureuse (µάλ᾽εὐδαίµων) qu’est celle du temps de Kronos, et dont les « cités les mieux administrées aujourd’hui » ne seraient qu’une « imitation14 » (713a10-b3), il se propose de caractériser la fonction propre du dieu dans l’établissement des lois humaines, en termes non pas auctoriaux mais mimétiques. C’est au moyen d’un mythe décrivant l’âge d’or qu’est le règne de Kronos, aux lignes 713c1-714b2, que Platon réévalue les rapports devant exister entre ces différents ordres de réalité que constituent le divin et l’humain. Par cet eikos muthos ou « mythe vraisemblable » pour reprendre l’expression du Timée, le propos entend discriminer le divin à l’intérieur même des affaires humaines. La diachronie non-historique qu’est le mythe opère ici comme une méthode d’analyse et comme un discours explicatif15 : la référence à une origine qui ne relève pas du passé permet la mise au jour des éléments divins qui fondent au présent16 les lois humaines. La première partie du récit décrit les bénéfices éthiques et politiques du règne de Kronos, pour mieux souligner, dans un second temps, le contraste existant entre un tel âge d’or et le gouvernement des cités par les hommes. « Or, aujourd’hui encore, ce récit, et en cela il dit vrai, fait bien apparaître que, dans toutes les cités où c’est un mortel qui dirige, et non un dieu, il n’est pas possible d’échapper aux maux et aux malheurs. » (IV, 713 e2-6)

Bien que le gouvernement d’un homme laisse ouverte la possibilité du malheur, le mythe ne nous invite toutefois pas à remplacer le mortel par un dieu, ni même par un démon. La solution est autre : « On comprend le mythe comme suit : nous devons imiter par tous les moyens le genre de vie qui avait cours sous le règne de Kronos et, pour autant qu’il y a en nous de l’immortalité, nous devons en y obéissant, administrer en public et en privé nos maisons et nos cités, en donnant à cette distribution de la raison le nom de loi (τὴν τοῦ νοῦ διανοµὴν ἐπονοµάζοντας νόµον). » (IV, 713 e6-714a2)

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PLATON, Lois, IV, 709b7-8 : « (…) c’est un dieu, et de concert avec ce dieu le hasard et l’occasion qui gouvernent toutes les affaires humaines sans exception. Il faut bien convenir que s’ajoute à cette liste un troisième élément plus policé (ἡµερώτερον) : la technique. » 14 PLATON, Lois, IV, 713b2 : µίµηµα. 15 En témoigne l’apparition du terme de « cause » (αἰτία) à la ligne 713c5 : « Or, voici à peu près, dit-on, quelle en était la cause. » 16 Le recours à cette origine non historique permet de tirer des conclusions présentes, la vie des gens de « cette époque » (τότε, 713c2) contrastant avec celle d’« aujourd’hui » (νῦν, 713 e4).

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Le mythe se contente en réalité de nous apprendre que, dans une cité, le pouvoir exercé par un mortel doit obéir à un principe divin, et ce au moyen d’un procédé explicitement établi qu’est l’imitation du règne de Kronos : (…) ἀλλὰ µιµεῖσθαι δεῖν ἡµᾶς οἴεται πάσῃ µηχανῇ τὸν ἐπὶ τοῦ Κρόνου λεγόµενον βίον, καὶ ὅσον ἐν ἡµῖν ἀθανασίας ἔνεστι. (IV, 713d6-7)

Le dieu n’est pas l’auteur des lois humaines, mais sa gouvernance doit servir de modèle à toute entreprise de législation humaine. Imiter ne signifiant pas instituer à l’identique, il ne s’agit pas pour les hommes de restaurer l’âge de Kronos, comme le souligne la restriction « pour autant qu’il y a de l’immortalité en nous », entendez « à la mesure de l’immortalité qui est en nous ». Prendre le dieu pour modèle ne revient pas à faire exactement comme le dieu dans un suivisme docile, comme le prétendent les Crétois17, mais cela suppose de lui être identique sous un certain rapport uniquement. Il n’y a en définitive pour les hommes que deux manières d’imiter le dieu, en se conformant à la raison dans le domaine législatif : en légiférant, d’une part, ce que seul le législateur en tant qu’homme divin et supérieur peut faire ; en obéissant à la loi, d’autre part, ce qui est le lot du reste de l’humanité. Et ce, parce que dans les cités où un mortel gouverne, c’est la loi comme « distribution de la raison18 » (τὴν τοῦ νοῦ διανοµὴν, 714a1-2) qui fait autorité pour nous, non les démons, ou encore le dieu luimême. À la question initiale de savoir quel est cet « être divin » autre que le dieu qui pourrait être à l’origine de la législation des cités, Platon répond : un homme, mais pas n’importe lequel. Un homme divin parce qu’il obéit à ce qui en lui est divin, à savoir, la raison « que l’on qualifie de loi de la cité » (I, 654a2) et qui correspond à ce fil d’or qui rattache la marionnette humaine au dieu. Le tour de force consiste à affirmer que c’est un seul et même principe 17

Platon dit des Crétois qu’ils suivent le dieu (ἑπόµενοι δὴ τῷ θεῷ, Lois, I, 636d2), quand il faut simplement l’imiter. 18 Il y a une part indéniable de jeu dans ce discours vraisemblable, mais il s’agit là d’un « jeu sérieux », selon le thème bien connu du Phèdre (234d-e ; 262d) : s’il est vrai que Platon s’appuie ici sur une étymologie fantaisiste qui rapproche le terme de « raison » noos de celui de « loi » nomos en raison de leur proximité sonore, il n’en demeure pas moins que la dimension divine de la loi comme distribution rationnelle est ce qui légitime son autorité et l’obéissance qu’on lui doit. On peut en outre souligner que, selon une autre étymologie fantaisiste issue du Cratyle de Platon (396d), le nom de Kronos serait composé du terme rare koros signifiant « pur » et du terme noos « raison » ; Kronos signifiant alors la « pure raison » (cf. R. MAYHEW, « The theology of the Laws », in Plato’s Laws, ed. C. BOBONICH, United Kingdom, C.U.P, 2010, p. 200.), Platon jouerait, en réalité, doublement sur des étymologies fantaisistes pour exposer une thèse tout ce qu’il a de plus vraie, comme il le rappelle en 713e4, en disant, à propos du discours mythique qu’il vient de tenir, qu’il utilise la vérité : οὗτος ὁ λόγος, ἀληθείᾳ χρώµενος.

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qui assure la supériorité du législateur, comme celle de la loi : leur intrinsèque rationalité.

Instrumentalisation de la conception traditionnelle Une « noocratie » Au terme de ce mythe, il semble possible de donner un nom à la constitution que Platon prétend conférer « en paroles19 » à la cité « en acte » que doit être la colonie crétoise des Magnètes. Il s’agit d’une « noocratie », ou gouvernement de la raison, étant entendu que ce qui est proprement divin c’est le Noûs. Il n’est nul besoin, semble-t-il, d’affirmer qu’il s’agit d’une « theonoocratie20 » sous prétexte que le dieu serait la raison, comme le suggère André Laks, dans la lecture qu’il propose des Lois et qui fait du dieu le fondement de la législation platonicienne21. Et ce, parce que le mythe n’a pas ici pour vocation de renvoyer la législation humaine à la raison divine qu’est le dieu, mais bien à son analogue humain. Le terme de noûs est en réalité plurivoque : en un premier sens, noos, la raison, c’est effectivement le dieu, Kronos, entendu comme pure raison, comme le suggère André Laks ; mais, en un second sens, c’est la raison qu’est cette part d’immortalité que les hommes ont en eux, et qui doit se comprendre comme un analogue du dieu. Selon cette seconde acception, la raison n’est plus le strict équivalent du dieu, mais de la loi. Ce qui permet à Platon d’assigner à la raison humaine le rôle de fondement de la législation humaine, à la manière dont la raison divine qu’est le dieu lui-même fonde la loi divine et cosmique. Les rapports juridiques existant entre le dieu et l’homme sont donc des rapports analogiques, voire mimétiques puisqu’il revient à l’homme d’imiter le dieu autant que possible. Le problème de l’obéissance effective des lois En affirmant par le biais du mythe que la rationalité de la loi explique son caractère divin, Platon s’est exposé à une difficulté de taille. Dans les faits, la dimension noétique de la loi empêche ceux qui n’ont pas la science du législateur, autrement dit la majorité des hommes que guide l’opinion, de la comprendre pleinement et d’y adhérer totalement. Comment assurer l’obéissance effective de la loi quand la plupart sont incapables de comprendre ce que la loi a de rationnel et ce qu’elle contient d’impératif ? La réponse de Platon est double : par la contrainte et par la persuasion. Lorsqu’à la ligne 713e7 du mythe de Kronos, il dit qu’il « faut imiter par 19

PLATON, Lois, III, 702d1-702 e1. A. LAKS, Médiation et Coercition. Pour une lecture des Lois de Platon, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005, p. 22. 21 Voir également P.-M. MOREL, « Le regard étranger sur la cité des Lois », in D’une cité possible. - Sur les Lois de Platon, op. cit., p. 110. 20

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tous les moyens le dieu », il enjoint le législateur d’user de toutes les ruses et de tous les stratagèmes (πάσῃ µηχανῇ) qui permettent de persuader de la nécessité du modèle et de son imitation. Outre le recours à des discours mythiques, Platon dote le législateur d’une arme discursive qui fait l’originalité de la législation platonicienne : le préambule. L’article de la loi qui contraint est surmonté par un préambule qui persuade de la nécessaire obéissance à la loi. Ce préambule peut n’être qu’un « pieux mensonge », c’est-à-dire un discours qui, faute d’être théoriquement vrai, présente des vertus politiques concrètes22. Étant donné cela, il n’y a pas de contradiction à ce que, sitôt qu’a été rappelée au moyen du mythe de Kronos l’origine humaine de la législation des cités humaines, l’Étranger d’Athènes convoque le vers ancien qui met le dieu à l’origine de tout dans l’exhortation qu’il adresse aux futurs colons de la cité des Magnètes. Si, du point de vue de la théorie politique, la thèse qui met le dieu au fondement de toute législation divine comme humaine est fausse, à moins que de comprendre la fonction de modèle dévolue au dieu, du point de la pratique politique, pareil discours apparaît comme le meilleur moyen d’assurer l’obéissance de la loi par tous (I, 634d6-e5). C’est ce qui explique pourquoi Platon l’insère dans le préambule général aux lois de la future colonie crétoise qui suit de près le mythe de Kronos. Entre le mythe de Kronos et cette exhortation, la perspective s’est modifiée, entraînant un changement de la forme du discours employé. Avec le mythe de Kronos, la réflexion sur le fondement du droit humain a trouvé sa réponse. La perspective systématique fait donc place à un traité de législation appliquée dans lequel le résultat tient lieu de critère axiologique du discours politique. Il ne s’agit plus simplement de « façonner en paroles » le modèle de la cité la meilleure par défaut comme dans le mythe de 22

Le problème de la reconnaissance de la supériorité naturelle du philosophe qui faisait l’objet de la République devient dans ce dialogue celui de la reconnaissance de la supériorité intrinsèque de la loi. La difficulté que rencontre le philosophe à être reconnu comme tel par ses concitoyens, qui paraît insoluble dans la République, comme en témoignent les références constantes à l’issue tragique de Socrate et la qualification de la mort probable du philosophe comme « un beau risque », trouve dans le cas des Lois une solution politique : la persuasion. Dans les Lois, Platon réhabilite une certaine forme de discours persuasif, offrant ainsi une solution à l’isolement de Socrate mis en scène et expliqué dans le Gorgias. C’est pour avoir maintenu envers et contre tous la distinction entre le discours philosophique assimilé au discours vrai, d’une part, et le discours rhétorique ou discours du faux-semblant, d’autre part, que Socrate n’a pu se prémunir d’une fin tragique. Or, cette position assumée par Socrate qui prétend ne pas se mêler de politique est proprement intenable pour le législateur des Lois qui œuvre à des fins morales et politiques. Le discours persuasif apparaît alors, au même titre que la contrainte, comme un instrument nécessaire d’une législation et d’une politique résolument morales. Autrement dit, le discours du faux-semblant que peut être le discours politique n’est pas un faux-semblant de discours s’il sert à la réalisation de fins morales, car lui seul peut permettre d’assurer la reconnaissance effective par tous de la supériorité de la raison, qu’elle s’incarne dans un homme ou dans les lois.

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Kronos23. À partir du préambule, il s’agit de considérer la cité en acte qu’est la future colonie crétoise des Magnètes pour la doter de la meilleure constitution pratiquement parlant. En conclusion, dans les premiers livres des Lois, Platon expose que le principe divin qui assure la légitimité des lois humaines n’est pas une divinité transcendante, mais la part de divin que tout homme a en lui et qui s’appelle « raison ». La démarche de Platon a donc consisté à corriger la conception traditionnelle qui fait du dieu l’auteur effectif des lois, en précisant en quel sens le dieu peut être dit les inspirer, et ce pour mieux permettre l’instrumentalisation de ce discours. Une fois qu’il a été établi quel est le juste discours du point de vue de la théorie politique, il est tout à fait possible d’employer l’affirmation selon laquelle le dieu est à l’origine des lois pour convaincre de la divinité des lois, puisque, désormais, nous ne sommes pas dupes de la valeur instrumentale et non théorique de cette assertion. Nous savons désormais qu’affirmer que le dieu est à l’origine des lois humaines ne revient pas à en faire l’auteur, mais le modèle. Subtilité dont on n’a que faire lorsqu’il s’agit non plus de légiférer mais d’obtenir l’obéissance à la loi. Dire que le dieu est à l’origine des lois humaines, tel est le meilleur moyen politique de persuader de la divinité des lois. Ceci est d’autant plus important que l’obéissance à la loi est le moyen qui permet aux hommes de respecter la part de divin qu’est en eux la raison. Marie-Noëlle RIBAS ENS de Lyon, Cerphi-UMR 5037

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Modèle qui est à distinguer du modèle de la cité la meilleure absolument ou protè politeia que façonne Platon dans la République.

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Les lois des Atlantes et des Athéniens d’aprés le Timée et le Critias Thierry GRANDJEAN Écrits après la République et avant les Lois, le Timée et le Critias forment des jalons essentiels dans la réflexion platonicienne sur les constitutions et les législations : c’est pourquoi Aristophane de Byzance et Thrasylle classent ces deux dialogues avec la République1. Le mythe de l’Atlantide, commencé dans le Timée et poursuivi dans le Critias, permet d’analyser les lois de deux puissances antagonistes : celles de l’antique Athènes, censées avoir existé 9.000 ans avant l’époque de Solon, et celles de l’Empire des Atlantes, vaste fédération de dix cités. Or, la réflexion sur les lois ne se limite pas au récit mythologique, car les interlocuteurs des deux dialogues relient étroitement le mythe des Atlantes à l’histoire politique de la Grèce historique. En effet, Critias raconte le mythe d’après le récit de Solon, le grand législateur d’Athènes ; la diégèse comprend aussi de nombreuses allusions à la topographie et aux institutions athéniennes. Ainsi cette étude des lois dans le Timée et le Critias, en s’appuyant sur les rapports entre mythe et histoire, permet de connaître le jugement critique de Platon sur la législation de sa cité et sa vision d’autres lois, soit pires soit meilleures. Comment, après avoir décrit la constitution de la cité idéale dans la République, le philosophe réussit-il à exposer l’affrontement entre deux puissances politiques, Athènes et l’Atlantide, aux lois très différentes ? Après avoir défini les deux conceptions de la législation évoquées par les différents interlocuteurs, nous analyserons le contenu des lois particulières de l’Athènes archaïque et des Atlantes.

Deux conceptions différentes de la législation Au début du Timée, c’est Socrate qui lance la discussion : après avoir résumé les principaux traits de la constitution idéale qu’il avait longuement présentée la veille (celle de la République), il trouve que cette cité manque de vie et souhaite que « quelqu’un (…) raconte comment cette cité rivalise avec les autres, comment elle entre en guerre avec le droit pour elle et comment, dans la guerre, elle fait voir les qualités qu’ont transmises aux citoyens leur éducation et leur formation, et cela aussi bien dans les opérations militaires que dans les négociations avec les autres cités prises

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DIOGÈNE LAËRCE, Vies, III, 56-62.

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une à une2 ». Le sujet concerne donc, non plus la cité en théorie, mais la polis, à la fois confrontée aux réalités de la guerre et illustrant les qualités de son éducation ancestrale, le tout dans le plus grand respect de la moralité et du droit, un des éléments de l’éducation civique. Les quatre interlocuteurs, Socrate, Hermocrate et les deux personnages éponymes, Timée et Critias, sont compétents pour parler des lois : Socrate présente les devisants comme des personnes « qui, par leur nature et leur formation, participent à la fois de la politique et de la philosophie3 ». Or, la situation politique est particulière : l’entretien a lieu à Athènes pendant les Panathénées, fête en l’honneur de la divinité poliade4, et la date dramatique des deux dialogues se situe très probablement entre 430 et 4255, au début de la Guerre du Péloponnèse : il faut en effet que ces quatre personnages puissent se rencontrer à Athènes. En 430-425, le général syracusain Hermocrate est déjà célèbre ; en 424, son discours permet de conclure une trêve entre les cités de Sicile6. Mais, en 413, il cause le désastre final des Athéniens, donc sa présence à Athènes doit forcément être antérieure à l’expédition de Sicile. En 430-425, Hermocrate jouit d’une bonne réputation : Socrate estime que « sa nature et sa formation sont à la hauteur de toutes ces questions ; maints témoignages nous le garantissent7 », comme celui de Thucydide, qui souligne « son intelligence » et « sa valeur »8. Il est donc qualifié pour parler du droit, notamment à l’armée, et des relations entre cités, sujet proposé par Socrate. Timée lui aussi connaît bien les lois, puisqu’il « vient de la cité si bien policée de Locres en Italie » (20a). Socrate mentionne ici l’eunomia de Locres épizéphyrienne, qui devait ses lois à Zaleucos9, législateur exigeant comparé à Dracon pour la sévérité de sa législation. La notion même d’eunomia renvoie aux poèmes des législateurs Tyrtée et Solon : ce concept résume parfaitement la nature de la loi envisagée dans ces deux dialogues : la loi ancestrale et visant la bonne moralité de tout le corps civique. Quant à Critias, personnage éponyme qui rapporte le récit mythique de l’Atlantide dans les deux dialogues, son identification fait difficulté, d’autant plus que ce narrateur tient ce récit sur l’Atlantide d’un homonyme, son grand-père Critias (20e), qui, lui-même, 2 Timée, 19b-c. Toutes les traductions du Timée et du Critias sont celles de L. BRISSON, éd. GF, 2001. 3 Timée, 19e. 4 Timée, 21a, 26e, L. BRISSON, GF, p. 333. 5 L. BRISSON, GF, p. 334. 6 THUCYDIDE, IV, 58. 7 Timée, 20a. 8 VI, 72, 2, trad. de J. DE ROMILLY. 9 ARISTOTE, Politique, II, 12, 1274a. Sur la sévérité de ses lois, voir R. VAN COMPERNOLLE (« La législation aristocratique de Locres épizéphyrienne, dite législation de Zaleucos », in L’Antiquité classique, 1981, vol. 50, n°1, pp. 759-769, p. 767).

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avait reçu ce récit de Solon en personne, « parent » et « ami » de sa famille (20d-e) : les commentateurs les distinguent en parlant de Critias l’Ancien et Critias le Jeune, ou encore respectivement Critias II et Critias ΙΙΙ (ou IV)10. Critias II (l’Ancien) est né vers 600, ce qui en fait un contemporain de Solon ; Critias le Jeune, s’il est identifié comme le tyran (Critias IV), est né en 460, mais certains critiques ont postulé l’existence d’un Critias III (sans doute né vers 520), pour résoudre des problèmes de chronologie. Dans tous les cas, ces différents Critias appartiennent à la famille de Platon : Critias III serait ainsi l’arrière-grand-père de Platon et le petit-fils de Critias II, mais aussi le grand-père de Critias IV. Comme l’a montré Brisson de manière convaincante, « cette ambiguïté [entre Critias III et Critias IV] est intentionnelle. Elle aurait été voulue par Platon, d’une part, pour faire remonter plus directement ce récit à l’ancêtre fameux, Solon, (…) et, d’autre part, pour donner à ce même récit une actualité que seul pouvait lui conférer Critias le tyran, qui prit part à la guerre du Péloponnèse et qui relança la guerre civile à Athènes ; guerre dont celle qui eut lieu entre l’Athènes ancienne et l’Atlantide est le paradigme11. » En effet, il faut tenir le plus grand compte de la date dramatique du Timée et du Critias (430-425) : les quatre interlocuteurs s’entretiennent dans les premières années de la Guerre du Péloponnèse. Mais la référence à Solon ne s’explique pas seulement par la volonté de Platon de mentionner un illustre parent et ami. Il faut tenir compte également de la date de composition des deux dialogues : très vraisemblablement 358-356 av. J.-C. C’est l’époque où l’image de Solon est encensée : le fameux législateur « était devenu au milieu du IVè siècle le grand homme des modérés, des partisans de la constitution des ancêtres12 ». Encore convient-il de montrer que cet éloge de la législation de Solon au milieu du IVè siècle n’est pas anachronique dans les années de la Guerre du Péloponnèse. Comme l’a montré Cl. Mossé, « c’est dans les dernières décennies du Vè siècle que le thème de la patrios politeia fait son apparition » : « Face aux difficultés de l’impérialisme maritime, mais aussi au climat politique nouveau créé par l’émergence d’une nouvelle classe de politiciens dont Cléon figure l’archétype, certains avaient lié les deux séries de faits, imputant à une certaine forme de démocratie la responsabilité des désastres extérieurs, et exprimant par là-même l’idée qu’un retour à la "constitution des ancêtres" ramènerait la paix et l’ordre intérieur13. » 10

Voir l’arbre généalogique élaboré par L. BRISSON (DPhA, II, n° 216, s.v. Critias, p. 513). L. BRISSON, éd. GF, p. 332 12 P. VIDAL-NAQUET, « Athènes et l’Atlantide », in Le Chasseur noir, Paris, La Découverte, 2005, p. 348 et la n. 68. 13 Cl. MOSSÉ, dans Le Monde grec et l’Orient, éd. É. WILL, Cl. MOSSÉ ET P. GOUKOWSKY, tome 2, Paris, PUF, 1985, p. 191-192. 11

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D’où l’émergence de la figure des législateurs que l’on identifiait à cette constitution ancestrale, à savoir Dracon, Solon et Clisthène dans l’Athènaiôn Politeia d’Aristote. Cl. Mossé souligne le lien entre l’impérialisme maritime, la démagogie corrompant la politique et la réflexion sur les vertus de la constitution ancestrale. On comprend ainsi pourquoi Platon met en scène l’Atlantide impérialiste et fait de Solon un personnage capital et un maillon essentiel de ces deux dialogues. D’où l’éloge de Critias le Jeune : « Solon, le plus sage des sept sages » (20d). C’est l’écho manifeste de l’enthousiasme de l’époque pour le grand législateur ; il faut retrouver dans les anciennes constitutions ce qu’elles avaient de meilleur. Voilà pourquoi Platon multiplie les discours rapportés pour relater le mythe de l’Atlantide : c’est une histoire « vraie » (20e) qui se transmet de génération en génération au sein de sa famille et qu’il s’agit de publier. Les quatre étapes de la transmission orale correspondent, selon nous, à une remontée vers les origines de la meilleure législation : le quatrième niveau est celui de la recherche philosophique menée, hors du cercle familial, par Socrate et les trois devisants, dont Critias le Jeune (III ou IV), dans l’époque troublée des années 430-425 ; le troisième niveau est celui de la confidence familiale, lorsque Critias l’Ancien (II) rapporte le mythe à Critias III en 510 avant J.-C. (21 b) ; le deuxième niveau est celui de la transmission du milieu des législateurs au milieu familial, quand Solon rapporte le mythe à son « parent et ami » Critias II, entre 600 et 558 (20d-e, 21a, 25d) ; enfin, le premier niveau est celui de la transmission du domaine sacré au domaine profane, au moment où le prêtre de Saïs révèle le mythe de l’Atlantide à Solon lors de son voyage en Égypte vers 600 avant notre ère14. Toutefois, cette admiration de Critias le Jeune pour Solon est en fait une concession de Platon aux partisans de la tendance traditionaliste, celle de la constitution des ancêtres, car le grand philosophe vise une autre conception de la législation. En effet, d’après le discours rapporté par Solon, le prêtre de Saïs, appelé Paténéit15, et qui va lui raconter le mythe de l’Atlantide, s’oppose au grand législateur athénien. Lorsqu’ils en viennent à parler des antiquités de leurs pays, Paténéit lui reproche de ne pas connaître l’époque la plus reculée de la Grèce. D’après Solon, ce qu’il y a de plus ancien, c’est « le mythe de Phoronée, qu’on dit être le premier homme, et de Niobé ; puis celui qui décrit comment Deucalion et Pyrrha survécurent au déluge. Il fit aussi la généalogie de leurs descendants, et il essaya de calculer à combien d’années remontaient les événements qu’il évoquait, en se remettant en mémoire leur âge » (22a-b). En fait, en remontant à chaque fois aux premiers hommes16, Phoronée et sa fille Niobé, puis, après le déluge qui a supprimé 14

Timée, 21c-d ; Critias, 108d, 110d, 113a. PROCLUS, Commentaire sur le Timée, I, 101, l. 22. 16 Ibid., I, 100-101, et la note 3 (p. 143) de A.-J. FESTUGIÈRE. 15

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l’humanité, Deucalion et Pyrrha, Solon montre à Paténéit qu’il ne connaît pas d’événements antérieurs à l’humanité. Pire encore, il semble avoir oublié les liens primordiaux qui existent entre les dieux et leurs enfants, les hommes peuplant leurs cités. Autrement dit, c’est le thème fondamental de l’autochtonie. Alors le prêtre de Saïs lui explique pourquoi les Grecs ignorent le passé le plus reculé : les hommes ont été détruits, alors que le territoire de l’Égypte permet à ses habitants de survivre. C’est pourquoi les prêtres égyptiens ont gardé mémoire du passé le plus ancien. Paténéit considère les généalogies citées par Solon comme « des contes pour enfants » (23b) : comme Platon a utilisé Acousilaos en mentionnant ces légendes de Phoronée et de Deucalion17, ce sont les généalogies des mythographes que critique le prêtre ; Platon vise une fois de plus les mensonges des poètes et raille la manie des généalogies, d’où également le brouillage de la généalogie des Critias. D’après le prêtre égyptien, il faut envisager l’antiquité des cités d’une autre manière, en tenant compte des liens entre les dieux et les hommes, en général pour tous les aspects de la vie civique, et en particulier pour les bonnes lois, qui sont d’origine divine. C’est particulièrement vrai pour Athènes reliée à Athéna, sa divinité poliade. Or, ce qui donne un très grand crédit à l’explication du prêtre, c’est que les cités de Saïs et d’Athènes sont « parentes » : « Si on en croit les habitants de Saïs, la divinité fondatrice de la ville est une déesse, qui a pour nom, en langue égyptienne, Neith, et, en langue grecque, à ce qu’ils prétendent, Athéna. Ils ont une grande amitié pour les Athéniens et déclarent être en quelque manière leurs parents. » (21e)

Alors Paténéit rappelle le passé le plus reculé d’Athènes, oublié parce que la cité a été engloutie par plusieurs déluges : cette cité antédiluvienne existait à une époque que l’on peut appeler préhistorique. Or, cette Athènes préhistorique possédait, entre autres qualités, une bonne législation. Le prêtre fait un éloge appuyé de cette eunomia : « La cité, qui est aujourd’hui celle des Athéniens, était la meilleure pour la guerre et, à tous égards, celle qui avait les meilleures lois, et cela à un point remarquable (εὐνοµωτάτη διαφερόντως). Cette cité a accompli les exploits les plus beaux, et ses institutions politiques surpassèrent en beauté toutes celles dont sous le ciel nous avons recueilli l’écho. » (23c-d)

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CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Stromates, I, 21 ; 103, 2.

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Ce panégyrique de l’Athènes préhistorique se poursuit par l’exposé de l’autochtonie des Athéniens, qu’Athéna a élevés et instruits en leur donnant les meilleures lois (23d). Ainsi se comprend le rôle du prêtre saïte : c’est un passeur entre le monde des humains et le monde des dieux : il permet de passer de la législation humaine à la législation divine. Ce sont donc deux conceptions différentes des lois qui sont exposées dans le Timée : la législation divine, celle d’Athéna (puis plus loin celle de Poséidon et de ses descendants), et la législation humaine, représentée par Solon qui ne se souvient pas des liens avec les lois divines et, indirectement, par Timée, originaire de Locres aux bonnes lois instituées par Zaleucos. Après avoir montré l’opposition entre les lois des dieux et les lois des hommes en suivant l’explication du prêtre de Saïs, nous pouvons analyser le contenu des meilleures lois, celles de l’Athènes préhistorique, et souligner leur différence avec celles des Atlantes.

Le contenu des lois de l’antique Athènes et de l’Atlantide Le prêtre expose des lois spécifiques et non une constitution complète, comme l’observe justement Proclus18. Un retour au temps préhistorique s’impose, en remontant à l’époque où les dieux donnaient leurs lois aux hommes. Paténéit s’appuie sur une chronologie précise. Lui aussi est spécialiste des chronologies, comme les atthidographes et les mythographes, mais son mérite est qu’il connaît les liens entre les dieux et les cités, ainsi que les époques les plus reculées. Il sait qu’Athènes « est apparue mille ans avant [Saïs], quand elle a reçu de Gê et d’Héphaïstos la semence dont [proviennent les Athéniens] » (23d-e). C’est une allusion à la naissance d’Erichthonios, né de la semence d’Héphaïstos tombée dans le sol, et à l’autochtonie des Athéniens19. Ce lien fondamental entre la divinité poliade et les autochtones explique aussi l’importance des lois divines pour les citoyens, « les enfants d’Athéna ». C’est Athéna « qui a élevé et instruit » les cités d’Athènes et de Saïs (21d). Même si, depuis la naissance des deux cités d’Athéna jusqu’à l’époque de Solon, il s’est écoulé neuf mille ans (23e) et que l’Athènes préhistorique a été détruite, il est parfaitement possible de connaître ses antiques lois, parce qu’elles ont été reproduites par les lois égyptiennes et que Saïs a échappé aux déluges. Alors commence l’exposé des lois précises des deux cités, suivi du récit de la guerre entre les Athéniens et les Atlantes. Pour restituer plusieurs lois anciennes, Paténéit invite Solon à comparer les lois d’Athènes avec celles de Saïs, qui a conservé des prescriptions anciennes. Le premier exemple qu’il 18

PROCLUS, op. cit., I, 149, p. 201. EURIPIDE, Ion, 20-21, 29-30 ; N. LORAUX, Les enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Points Essais, 2007, pp. 11-12.

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donne est celui de la séparation des classes sociales à Athènes, qui correspondent aux castes égyptiennes : le prêtre mentionne les groupes des prêtres (qui dirigent la vie politique)20, des démiurges21, des bergers, des chasseurs, des paysans, et le groupe des guerriers qui « se trouve ici [scil. à Saïs] séparé de tous les autres groupes, la loi prescrivant à ses membres de ne s’occuper de rien d’autre que de ce qui concerne la guerre » (24a-b). En fait, Platon ne mentionne que six groupes socioprofessionnels, tandis qu’Hérodote en nomme sept et qu’il en existe encore davantage22. En Égypte, Platon veut retrouver la tripartition sociale qu’il propose dans la République (les dirigeants, les guerriers, le peuple). En tout cas, l’origine religieuse de cette loi ne fait pas de doute, puisque les prêtres occupent la première place. Pour l’armement des guerriers, « constitué de boucliers et de lances » (24b), Paténéit précise que c’est la déesse elle-même, Neith-Athéna, qui en a montré l’usage : à Athènes aussi, la déesse porte ces armes, comme les hoplites. Parmi les lois de la déesse, le prêtre loue celle qui concerne les disciplines intellectuelles, tellement importantes à Athènes et à Saïs : « Pour ce qui est de la pensée, tu vois sans doute à quel point ici la loi s’en est préoccupée dès le début, suivant cet ordre : elle nous a tout appris depuis la divination et la médecine qui a en vue la santé, en partant de ces savoirs divins pour arriver à leurs applications humaines, et elle nous a pourvus de tous les autres savoirs qui découlent de ceux-là. » (24b-c)

Les Scholies sur le Timée précisent ces autres « savoirs » qui en dérivent : « géométrie, astronomie, calcul, arithmétique, et celles qui leur sont apparentées ». Ainsi la législation en matière d’éducation est partie de la connaissance du divin et du corps pour en déduire les autres sciences nécessaires. Ce sont les matières que va exploiter Timée pour exposer la nature de l’univers et celles qu’étudient les philosophes-gouvernants de la République. Ce sont aussi les sciences attestées à l’époque archaïque en Grèce : témoins les devins et les médecins dans l’Iliade. C’est pourquoi Paténéit conclut : « Voilà donc quels étaient alors au total votre organisation et votre système, et c’est chez vous les premiers que la déesse a établi cette organisation quand elle a fondé votre cité. » (24c)

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L. BRISSON, « L’Égypte de Platon », in Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000, p. 163. Les démiurges sont ici tous les « producteurs », selon L. BRISSON (GF, n. 71, p. 227). 22 HÉRODOTE, II, 164, et la note 3 (p. 183) de LEGRAND, éd. CUF. 21

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Il s’agit de l’institution des techniques, qui sont, d’après le prêtre, d’origine divine et qui ont des applications humaines : Platon exploite ici les mythes étiologiques qui attribuent à telle divinité l’invention de telle technê, comme le calcul, l’astronomie et l’écriture inventés par Theuth. Ainsi la divinité poliade d’Athènes et de Saïs a veillé de près à la naissance de « ses enfants » et, par ses lois, à leur éducation. C’est pourquoi les anciens Athéniens, « régis par de telles lois et mieux policés encore, l’emport[aient] dans tous les domaines de l’excellence sur tout le reste du genre humain ». C’est alors que le prêtre rappelle le plus grand des exploits accomplis par les anciens Athéniens : jadis Athènes anéantit l’Atlantide, arrêtant cette « puissance étrangère (…) dans sa marche insolente sur toute l’Europe et l’Asie réunies, lançant une invasion à partir de l’océan Atlantique » (24e). L’Atlantide était « une île » située devant les colonnes d’Héraclès, « plus étendue que la Libye et l’Asie prises ensemble ». Dans cette île « s’était constitué un empire vaste et merveilleux, que gouvernaient des rois ». Pour connaître les lois des Atlantes, il faut lire la suite de ce mythe dans le second dialogue, le Critias. L’interlocuteur éponyme, Critias le Jeune, remonte à l’époque où la déesse Dikê (« Justice ») a partagé la terre entre les différents dieux. Héphaïstos et Athéna, le frère et la sœur, reçurent la contrée de l’Attique : « Après y avoir fabriqué des autochtones qui étaient hommes de bien, ils établirent [à Athènes] le type de constitution politique qui répondait à leurs vues23. »

Les autochtones cités par les prêtres égyptiens sont « Cécrops, Érechthée, Érichthonios, Érysichthon et ceux des autres héros antérieurs à Thésée24 » qui firent la guerre aux Atlantes. Cette liste revêt une grande importance : Critias nomme les anciens rois d’Athènes, capables de rivaliser avec d’autres rois, ceux de l’Atlantide. Surtout, Cécrops, le roi hybride mi-homme miserpent25, arbitra la querelle entre Poséidon et Athéna pour la possession d’Athènes : cette querelle est, selon nous, la matrice à partir de laquelle Platon a imaginé la guerre entre Athènes et l’Empire de Poséidon, l’Atlantide. À Athènes, Héphaïstos et Athéna avaient institué une loi, selon laquelle à la fois les femmes et les hommes participaient à la guerre26. Or, c’est 23

Critias, 109d. N. LORAUX, op. cit., p. 30. 25 L. GOURMELEN, Kékrops, le roi-serpent. Imaginaire athénien, représentations de l’humain et de l’animalité en Grèce ancienne, Paris, Les Belles Letres, 2004, p. 150 (sur les quatre rois cités). 26 Nous traduisons νόµος par « loi », comme le fait A. RIVAUD (éd. CUF, p. 135), tandis que L. BRISSON (GF, p. 359), J.-F. PRADEAU (Critias, éd. Les Belles Lettres, p. 49) et H.G. 24

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conformément à cette loi que les Athéniens représentaient aussi leur déesse Athéna tout armée. Cette loi divine et humaine, inventée par Platon, sert à expliquer l’armement d’Athéna qui brandit une lance et un bouclier. C’est surtout la concrétisation de l’idée exposée au livre V de la République (453e457b), où Socrate évoque la nécessité que les femmes soient associées à la guerre. En somme, à cette époque, les Athéniens vertueux administraient constamment, selon la justice (δίκῃ), leur cité et la Grèce : cette image de l’hégémonie et de la vertu des Athéniens s’inspire davantage de l’oraison funèbre prononcée par Périclès, au livre II de Thucydide, que de la réalité politique de 356, quand Athènes perd son Empire. Pour ce qui est de l’Atlantide, lorsque les Dieux tirèrent au sort leur contrée, Poséidon reçut l’île et installa les enfants qu’il avait engendrés d’une femme mortelle, Clitô : « Il engendra cinq couples de jumeaux mâles, les éleva et partagea en dix parties toute l’île Atlantide. » (113e) À chacun des dix enfants, Poséidon attribua une des dix parties du royaume Atlantique ; la partie la plus vaste revint à l’aîné, Atlas, qui donna son nom à tout le royaume, et qui eut de nombreux descendants. Dans les dix parties, « toujours l’aîné était roi et transmettait la royauté à l’aîné de ses rejetons » (114d). Concernant l’exercice des pouvoirs, « des dix rois, chacun régnait sur la portion de territoire qui lui était dévolue et, dans la cité qui était la sienne, avait un pouvoir absolu sur les hommes et sur la plupart des lois, punissant et faisant périr qui il voulait » (119c). Ainsi chaque roi exerce seul tous les pouvoirs, aussi bien exécutif et législatif que judiciaire, ce qui fait de lui un despote. Mais, poursuit Critias : « En ce qui concerne (…) l’autorité que les rois avaient les uns sur les autres et les relations mutuelles qu’ils entretenaient, elles étaient réglées d’après les décrets de Poséidon, tels qu’ils leur avaient été transmis par une loi, gravée en toutes lettres par les premiers rois sur une stèle d’orichalque, qui se trouvait au centre de l’île dans le sanctuaire de Poséidon. » (119c-d)

Par conséquent, les relations entre les dix rois atlantes sont réglementées par leur Dieu et père fondateur, Poséidon, qui a élaboré une loi ancestrale. Or cette loi divine, contrairement aux lois particulières des rois, n’est plus appelée à évoluer : elle a été « gravée en toutes lettres par les premiers rois », autrement dit par les descendants humains du dieu, afin que la parole divine soit fixée définitivement, sans évolution possible. Ce qui prouve le caractère ESSELRATH (Kritias, pp. 15 et 168-169) estiment qu’il s’agit de « coutume » ; en fait, dans le Timée, Critias évoque également les armes d’Athéna (le bouclier et la lance, 24b) parmi la liste des lois divines d’Athéna (24a-c), ce qui justifie ici la traduction de νόµος par « loi ».

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figé de la loi divine, c’est qu’elle est gravée sur une stèle d’orichalque : l’orichalque est un métal précieux, aux reflets cuivrés et flamboyants, difficile à identifier : selon une hypothèse ingénieuse de B. Sergent, il s’agirait de l’électrum, alliage naturel d’or et d’argent, aujourd’hui disparu27. Mais, ce qui importe, c’est à la fois la matière précieuse et la gravure inaltérable, et aussi son exposition dans le sanctuaire de Poséidon. En effet, il convient, selon nous, de comparer la stèle d’orichalque inaltérable avec les axones et les kurbeis sur lesquels étaient écrites les lois de Dracon et de Solon : c’étaient des tablettes de bois (kurbeis) tournant sur un pivot (un axe) ; elles étaient groupées par quatre pour les axones et par trois pour les kurbeis, d’où l’aspect pyramidal. Mais ces tablettes étaient en bois périssable ; c’est pourquoi les Athéniens ont décidé de transcrire les lois de Dracon et de Solon sur des monuments plus durables en bronze ; d’après R. Stroud, la transcription de ces lois sur des tables de bronze eut lieu probablement avant 480 avant notre ère28. Ainsi une loi qui serait gravée dans l’orichalque serait encore plus durable que l’airain. De plus, les tablettes pyramidales ou quadrangulaires de Dracon et Solon avaient été ainsi conçues pour que les lois puissent être lues par les Athéniens de tous côtés ; en revanche, la stèle des Atlantes ne présente qu’un côté, ce qui souligne sans doute le moindre souci de visibilité. Ce qui le confirme, c’est que les tablettes de Dracon et Solon étaient exposées sur l’Agora, sous le Portique royal, donc sur la place publique, à la vue de tous les citoyens, alors que la stèle divine des Atlantes se trouve dans le sanctuaire de Poséidon et n’est consultée que par les dix rois. Comme le centre de l’île est protégé par des enceintes, le peuple ne peut pas y accéder aisément, donc ne peut pas vraiment connaître la loi, ce qui est contraire aux habitudes de l’Athènes démocratique. Plus grave encore, comme chaque roi peut faire dans son royaume les lois qu’il veut, sans aucune concertation et sans rendre de compte, il peut s’écarter de la loi divine, d’où des divergences entre la législation figée de Poséidon et les lois humaines dépendant de l’arbitraire royal. Dès lors, tous les excès, toutes les dérives sont possibles. Pourtant, Critias rapporte le cérémonial du serment chez les Atlantes, qui devrait éviter toute dérive : en effet, « les rois se réunissaient [dans le sanctuaire de Poséidon] périodiquement tous les cinq ou six ans (…) » (119d), pour y rendre la justice. Ils devaient alors prêter serment de cette manière :

27 B. SERGENT, L’Atlantide et la mythologie grecque, Paris, L’Harmattan, coll. Kubaba, 2006, pp. 254-256. 28 R. STROUD, The Axones and Kyrbeis of Drakon and Solon, Berkeley-Los Angeles, 1979, p. 43.

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« Après que des taureaux eurent été lâchés dans l’enclos de Poséidon, les dix rois (…) se mettaient en chasse (…). Celui des taureaux qu’ils capturaient, ils le menaient vers la stèle au sommet de laquelle ils l’égorgeaient pour que le sang coule sur l’inscription. Sur la stèle, il y avait, outre les lois, un serment qui vouait aux pires malheurs ceux qui le violeraient. (…) Ensuite, puisant avec des coupes d’or dans le cratère et versant des libations dans le feu, ils faisaient le serment de rendre justice en fonction des lois inscrites sur la stèle, de châtier celui d’entre eux qui, antérieurement, y aurait contrevenu sur quelque point, de ne contrevenir de leur plein gré, à l’avenir, sur aucun point aux ordres de la prescription, de ne commander et de n’obéir que conformément aux lois de leur père. Après avoir pris cet engagement pour lui-même en particulier et pour sa descendance, chaque roi buvait et remettait la coupe en ex-voto dans le sanctuaire du Dieu. » (119d-120b)

Ce cérémonial du serment repose donc sur le sacrifice sanglant du taureau, qui a une origine grecque. Selon l’interprétation d’A. Rivaud, « boire le sang du taureau est une des plus anciennes et des plus redoutables ordalies de la religion grecque » : « Quiconque boit le sang, [s’il se rend] coupable de parjure, s’expose à mourir sur le champ (…). Celui qui a subi l’épreuve avec succès est armé pour les tâches les plus rudes : il pourra peut-être franchir sans dommage les eaux du fleuve infernal29. »

En fait, selon J.-F. Pradeau, « il n’y a pas consommation de sang30 ». Si l’on compare le serment des Atlantes avec celui des archontes, rapporté par la Constitution d’Athènes d’Aristote, on constate des analogies saisissantes : les rois atlantes « faisaient le serment de rendre justice en fonction des lois inscrites sur la stèle » (120a) ; les archontes « jurent de remplir leur charge en toute justice et conformément aux lois31 ». Quant au serment scellé par le sang, c’est un rite mentionné par Euripide dans les Suppliantes, quand une alliance entre Athènes et Argos fait l’objet d’un serment avec sacrifice de brebis32. De même, dans les Sept contre Thèbes, ce sont les sept chefs argiens, opposés aux Thébains, qui font un sacrifice sanglant : ils égorgent un taureau et jurent de mourir ou d’abattre Thèbes33. Mais les rituels ont évolué : dans les Assemblées, à l’époque de Platon, les Athéniens lançaient des imprécations contre quiconque enfreindrait les lois, mais sans boire le 29

A. RIVAUD, éd. CUF, p. 245. J.-F. PRADEAU, Critias, n. 53, p. 76 ; Le monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et Critias, Academia Verlag, International Plato Studies, vol. 8, pp. 163-164. 31 ARISTOTE, Constitution d’Athènes, LV, 5. 32 EURIPIDE, Suppliantes, v. 1196-1212. 33 ESCHYLE, Les Sept contre Thèbes, v. 42-48 ; B. SERGENT, op. cit., p. 182. 30

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sang du sacrifice et sans souiller les tablettes de la loi. Ce rituel se caractérise donc par sa violence34, en opposition avec la douceur et l’humanité des lois d’Athènes. Critias mentionne enfin : « Beaucoup de lois particulières réglant les prérogatives de chacun des rois, dont les plus importantes étaient les suivantes : (1) ne jamais prendre les armes les uns contre les autres ; (2) s’apporter tous une aide mutuelle, dans le cas où un jour l’un d’eux entreprendrait dans une cité de renverser la famille royale, et cela en délibérant en commun, comme leurs ancêtres, sur le parti à prendre concernant la guerre et les autres affaires, et en laissant l’hégémonie à la famille d’Atlas ; (3) enfin, un roi n’était maître de donner la mort à aucun des membres de sa famille, à moins que cette mort n’eût l’assentiment de plus de la moitié des dix rois35. »

Ces trois lois prennent la forme d’un serment, qui « ressemble à celui que les Lois attribuent aux fondateurs des trois royaumes péloponnésiens36 ». En effet, en examinant les différentes constitutions historiques, Platon évoque la confédération dorienne, formée par Lacédémone, Argos et Messène, trois États qui se sont partagé le Péloponnèse et qui prêtèrent serment37 : « Un triple serment lia mutuellement chacune des trois royautés envers les trois États constitués par ces royaumes : serment conforme aux lois instituées pour régler les rapports des gouvernants avec les gouvernés, et par lequel les premiers s’engageaient pour l’avenir : (1) à ne pas, avec le progrès du temps et celui de leur lignée, faire de la force un usage abusif dans l’exercice de leur autorité ; les seconds, forts de l’engagement solennel pris par les gouvernants ; (2) à ne jamais, ni rien faire eux-mêmes pour renverser la royauté, ni s’abandonner à ceux qui par ailleurs entreprendraient de la renverser ; serment par lequel aussi bien des rois s’engageaient (3) à porter dans l’avenir secours à des rois et à des peuples victimes d’injustice, que des peuples, à leur tour, à porter secours à des peuples et à des rois victimes d’injustices38. »

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J.-F. PRADEAU (Le Monde de la politique, op. cit., pp. 165-166) attribue ce caractère violent à la représentation traditionnelle de Poséidon, mais c’est aussi, plus généralement, une tendance de la religion, montrée par R. GIRARD (La violence et le sacré, Paris, Fayard/Pluriel, 1972). 35 120c-d. Nous avons numéroté les trois lois particulières. 36 H.G. NESSELRATH, Platon, Kritias, Göttingen, Vanderhoeck et Ruprecht, 2006, p. 421 ; la traduction est la nôtre. 37 R. WEIL (L’"archéologie" de Platon, Paris, Klincksieck, 1959, p. 95) précise que le nom des législateurs doriens n’est pas connu. 38 PLATON, Lois, III, 684a-b, trad. de L. ROBIN, éd. Pléiade, p. 717. Nous avons ajouté la numérotation des éléments du serment.

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Dans le serment des Atlantes et celui de la confédération dorienne, nous retrouvons les engagements à ne pas recourir à la violence et à se porter assistance en cas de danger. Mais tout aussi frappante que les analogies est la différence entre les deux serments : alors que les confédérés doriens ont veillé à régler leurs rapports avec leurs sujets, les rois de l’Atlantide ne se soucient que de régler leurs rapports entre rois, en ignorant leurs sujets, parce qu’ils ne craignent pas de révolution39. Les chefs atlantes révèlent donc leur désir de pouvoir personnel, leur égoïsme et leur indifférence à l’égard de leur peuple. Le serment vise à assurer la solidarité entre les dix rois et à réaffirmer l’autorité de la branche d’Atlas, l’aîné de la première génération. Ce serment des confédérés doriens prouve aussi, selon nous, qu’ils ont su tirer les leçons du passé d’Argos : (1) l’engagement de ne pas prendre les armes les uns contre les autres doit éviter que la guerre des sept chefs argiens contre Thèbes ne se reproduise ; (2) d’où l’engagement de ne pas renverser la famille royale, comme Polynice, avec l’aide des Argiens, tenta de renverser son frère Étéocle ; le serment de délibérer en commun à dix doit servir à éviter l’affrontement, comme celui des deux fils d’Œdipe ; le serment de laisser l’hégémonie à la famille d’Atlas doit aussi servir à imposer l’autorité de l’aîné et à écarter tout usurpateur, comme Étéocle ; (3) enfin le serment des rois de ne pas mettre à mort un autre roi de la famille doit précisément éviter la tragédie du fratricide commis par les deux fils d’Œdipe. Une fois de plus, à l’arrière-plan des lois atlantes, nous cernons l’influence d’Argos, ce qui fait du Péloponnèse (île de Pélops) un modèle prégnant de l’Atlantide. En principe, grâce à ces nombreuses lois, tout avait été prévu par le législateur divin, Poséidon, pour éviter les excès et la discorde. Mais, finalement, ce qui a causé la perte de l’Atlantide, c’est la décadence morale de ses habitants associée à la perte du divin. En effet, comme le dit Critias à la fin du dialogue : « Pendant de nombreuses générations, tant que la nature du dieu domina en eux, les rois restèrent dociles à la voix de leurs lois et gardèrent de bonnes dispositions à l’égard du principe divin auquel ils étaient apparentés. » (120e)

Comme le souligne la notion de « docilité », l’obéissance aux lois équivaut à l’obéissance à Dieu40. Les Atlantes avaient alors de nombreuses qualités morales : la sincérité, la bonté, l’intelligence, la tempérance. En définitive, c’est à la fois leur réflexion et le principe divin en eux qui leur permettaient d’exceller. 39

Nous résumons l’argumentation de H. HERTER (« Das Königsritual der Atlantis », in Rheinisches Museum, 109, 1966, p. 259). 40 Cf. L. BRISSON, GF, n. 189, p. 392.

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« [Mais] quand l’élément divin vint à s’étioler en eux, parce que cet élément avait été abondamment mélangé et souvent avec l’élément mortel, et quand le caractère humain vint à prédominer, alors, désormais impuissants à supporter le poids de la prospérité qui était la leur, ils tombèrent dans l’inconvenance. » (121a-b)

Cette décadence montre la nécessité, pour les hommes, de se référer constamment aux lois divines, de tourner leur réflexion vers les dieux et de se souvenir de leur origine. Comme les Atlantes ont oublié la loi de Poséidon, on peut en déduire qu’ils se sont parjurés, qu’ils ont renoncé à la solidarité en laissant libre cours à leurs vices. D’où la nécessité d’un châtiment : comme la loi de Poséidon est bafouée, c’est Zeus qui intervient pour punir. Critias le présente comme « le dieu des dieux, Zeus, lui qui règne en s’appuyant sur des lois » (121b) : la punition est donc fondée. Le but est annoncé explicitement : Zeus « voulut appliquer un châtiment [aux Atlantes] afin de les faire réfléchir et de les ramener à plus de modération ». Le verbe σωφρονίζειν signifiant « donner une leçon, corriger, ramener à la modération » révèle la volonté d’éduquer les Atlantes, de punir leurs excès, leur ὕβρις. Aux lois éducatives d’Athéna poliade s’opposent les lois punitives de Zeus souverain. La grande leçon du Timée et du Critias en matière de législation, selon les explications du prêtre de Saïs, c’est qu’il faut, en transcendant les généalogies humaines, remonter jusqu’aux lois divines : elles seules confèrent à la cité un ordre excellent, en conformité avec l’ordre et la nature de l’univers exposé dans le Timée. Ainsi les lois divines de l’Athènes préhistorique et de sa parente, Saïs en Égypte, forment un paradigme acceptable pour qui recherche une bonne législation (εὐνοµία). En effet, la divinité poliade, associée à Héphaïstos, a veillé à tout pour le bonheur de ses enfants : à la naissance des autochtones, à la séparation des classes sociales, ce qui permet de limiter les compétences et d’éviter l’empiètement sur le domaine d’autrui (la πολυπραγµοσύνη étant à l’origine de l’injustice selon la République) ; elle a aussi veillé à l’éducation de ses enfants en instituant des lois. De la sorte, les lois divines ont à la fois une fonction régulatrice, limitative et pédagogique. D’où l’excellence des Athéniens d’autrefois. En revanche, les lois divines des Atlantes n’offrent pas un paradigme acceptable : Poséidon a établi jadis une loi qui ne peut plus changer ni s’adapter, alors que la vie évolue. Poséidon ne s’est pas soucié d’éduquer les Atlantes : sa loi sert uniquement à réguler le pouvoir royal pour éviter la discorde. Pire encore, le dieu a quitté l’Atlantide en confiant le pouvoir législatif à ses descendants qui prennent des défauts humains, d’où des lois humaines imparfaites. En effet, les Atlantes ne respectent plus la législation fondatrice et privilégient leur royauté aux dépens de leurs sujets. Notre étude a aussi montré toute l’importance de la date de composition (358-356) et de la date dramatique (430-425) : Platon fait raconter la guerre 174

entre les Atlantes et les Athéniens par Critias dans les premières années où « se déroula la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens41 » : les expressions ainsi rapprochées font apparaître le lien entre l’île de l’Atlantide et l’île de Pélops. Notre recherche permet de découvrir que Platon, en associant mythe et histoire, a rapproché subtilement les lois des rois atlantes et les lois de l’Argos historique, proche de la mer. Nous relions à présent l’ensemble des éléments de notre démonstration. La réflexion sur les lois commence par la mention des premiers hommes : Phoronée dans le Timée et Cécrops dans le Critias. Or, Phoronée arbitra la querelle entre Poséidon et Héra pour la possession de l’Argolide42, de même que Cécrops arbitra la dispute entre Poséidon et Athéna pour la possession d’Athènes. Ces querelles divines sont précisément la matrice de la guerre des Athéniens et des Atlantes. À l’époque historique, la confédération dorienne, formée de trois États unis par un serment, est manifestement le modèle de la confédération des Atlantes, qui comprend dix royaumes unis par un serment similaire. Enfin, au début de la Guerre du Péloponnèse, en 430-425, Argos reste neutre, mais multiplie ensuite les alliances : avec Athènes en 420, avant de se lier avec les ennemis d’Athènes, Sparte, en 418 ; si Argos a perdu son prestige à l’époque où Platon écrit, elle était du moins une des principales puissances à l’époque de la confédération dorienne et des rois mycéniens, surtout d’Agamemnon, ce qui autorise Platon, en remontant dans le temps, à conjecturer la superpuissance des Atlantes d’après le modèle argien. Ainsi l’Atlantide est-elle essentiellement, selon nous, une transposition de la confédération des États du Péloponnèse. Toutefois, Platon ne se satisfait pas des seules lois humaines ni de la seule constitution des ancêtres : pour lui, Solon mérite d’être encensé, mais le législateur humain a oublié l’origine divine des lois, ce que lui rappelle le prêtre de Saïs. Platon pousse plus loin l’exigence en matière de législation : les lois humaines ne peuvent s’améliorer que si on prend pour modèle l’ordre divin du monde. Thierry GRANDJEAN Lycée Henri Poincaré, Nancy EA 1132 – HISCANT-MA, Université de Lorraine

41 42

THUCYDIDE, I, 1, 1. PAUSANIAS, II, 15, 5.

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Des lois humaines qui tendent vers le divin : l’Intellect actif chez Aristote Jean-Pierre MASSAT Aristote a beau écrire, dans La Métaphysique, « nous les platoniciens », toute son œuvre est une réfutation des eidè rebaptisés « genres platoniciens » et considérés comme des abstractions vides. Pour Aristote, le réel, c’est la Substance, considérée comme une individualité concrète caractérisée par ses déterminants singuliers et originaux. Bucéphale est un cheval, mais « cheval » n’est pas un cheval, c’est une abstraction. Dans le domaine de la politique, on ne s’étonnera pas de voir Aristote dans La Politique critiquer vertement le contenu de La République et des Lois avec une virulence plus acérée pour ce dernier ouvrage. Mais Aristote est désarmant pour les penseurs platoniciens que nous sommes inconsciemment : de même qu’il n’hésite pas dans La Métaphysique à mettre sur le même plan la contemplation de l’Intellect actif, parcelle de l’Intellect divin en l’homme et distinct de l’âme qui n’est que la forme du corps et meurt avec lui, et la connaissance sensible par la sensation, de même, dans La Politique, il développe sur un plan d’égalité la vision toute empirique du moins mauvais régime politique possible et la conception intellectuelle active du système politique idéal. Entre temps, il règle quelques vieux comptes avec son maître vénéré, non sans une certaine indulgence. Après tout, il a été longtemps le disciple préféré de Platon et, s’il n’était devenu Aristote, il aurait été son successeur à la tête de l’Académie.

La Politeia comme le moins mauvais régime politique réel Pour Aristote, toutes les lois constitutionnelles sont imparfaites et erronées, qu’elles soient réelles ou imaginaires, comme celles que Platon développe dans Les Lois. Aristote montre, dans La Politique (on nous pardonnera ou on ne nous pardonnera pas notre fidélité rétrograde et peut-être obsolète à la traduction de M. Tricot, un maître qui aurait pu parler grec avec Aristote et latin avec saint Thomas), qu’il existe trois grands types de constitution : la royauté, l’aristocratie et la république ou politeia, gouvernement constitutionnel et légal, régime soumis aux lois votées par la majorité et gouverné pour l’essentiel par les classes moyennes. Ces régimes ont en commun de viser l’intérêt commun et par là général. Ils présentent tous trois des formes dégradées dont chacune vise un intérêt particulier. La tyrannie, dégradation de la royauté, vise l’intérêt d’un seul homme. L’oligarchie, dégénérescence 177

de l’aristocratie, l’intérêt des euporoi « les gens aisés », et la démocratie, caricature de la politeia, l’intérêt des aporoi « ceux qui sont dans le manque ». Parmi ces régimes dégénérés, les pires sont la tyrannie, lorsqu’elle tend vers la dictature, et la démocratie, lorsqu’elle mène à l’anarchie. Mais les constructions correctes ne sont pas non plus parfaites, même si elles ont toujours meilleures que les régimes dégénérés. La royauté enlève toute possibilité de participation aux affaires de l’État à tous les citoyens. L’aristocratie confisque pour un petit nombre une telle participation. Seule la politeia constitue le moins mauvais système politique. Le gouvernement est fondé sur une constitution acceptée par tous ou presque tous. Les lois constitutionnelles permettent à tous les citoyens de participer à part égale aux assemblées et d’élire aux fonctions administratives pour des périodes assez brèves des citoyens qui restent des pares inter pares. Chaque citoyen est tour à tour gouvernant et gouverné. Cette république tempérée fait vivre ensemble les riches et les pauvres sous le gouvernement des classes moyennes. C’est la république de la Mésotès, de la « Médiété ». Ce n’est pas le juste milieu, car souvent le milieu n’est pas juste et la justice n’est pas médiane. C’est la mesure exacte qui, en combinant la justice égalitative et la justice distributive, parvient à l’équité, c’est-à-dire à la juste proportion, autrement dit à la plus petite injustice possible. Cette mesure est approximative, mais, pour Aristote, ce sont les citoyens des classes moyennes, situés entre les intérêts des plus riches et les revendications des plus pauvres qui sont le plus à même de trancher honnêtement et, mieux même, exactement. « En tout cas, un État veut être composé le plus possible d’individus égaux et semblables, ce qui se rencontre surtout dans les classes moyennes. Il suit nécessairement que le mieux gouverné de tous est cet État qui est composé des éléments dont, selon nous, l’État est naturellement constitué : les riches, les pauvres et les gens de la classe moyenne. Ce sont aussi les citoyens de la classe moyenne qui, dans les États, jouissent de la sécurité personnelle la plus grande : ils ne convoitent pas, comme les pauvres, le bien des autres, et les autres ne convoitent pas non plus le leur, comme les pauvres convoitent le bien des riches. Et, du fait que personne ne cherche à les inquiéter et qu’ils ne cherchent à inquiéter personne, leur vie se passe à l’abri de tout risque […]. On voit donc également que la communauté politique la meilleure est celle où le pouvoir est aux mains de la classe moyenne, et que la possibilité d’être bien gouverné appartient à ces sortes d’États dans lesquels la classe moyenne est nombreuse et plus forte, de préférence, que les deux autres réunies, ou tout au moins que l’une d’entre elles, car par l’addition de son propre poids elle fait

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pencher la balance et empêche les extrêmes opposés d’arriver au pouvoir1. »

La classe moyenne est d’autant plus décisive pour l’équilibre social que « là où la classe moyenne est nombreuse, c’est là aussi qu’il naît le moins de factions et de dissensions entre les citoyens ». La raison en est que cette classe possède en commun une faculté essentielle qu’Aristote nomme phronèsis. La phronèsis n’est pas la sophia, connaissance absolue et exacte par l’Intellect actif de la Substance qui est l’Être absolu, acte sans puissance, forme sans matière, fin qui est sa propre fin dans une circularité parfaite. La phronèsis est une connaissance qui repose sur les jugements d’expérience et sur les raisonnements que l’on peut faire sur les jugements d’expérience afin de mieux combiner les formes de la vie. La phronèsis, les philosophes peuvent la partager avec tous ceux de leurs concitoyens qui aiment observer, expérimenter, raisonner, tirer de leurs observations et de leurs raisonnements ce qui permet d’améliorer les outils, les institutions et les mœurs. Or, la classe moyenne abonde en esprits fermés à la sophia mais grand ouverts à cette espèce d’intelligence théorico-pratique qu’est la phronèsis. Or, la phronèsis concerne éminemment l’espace politique, et les hommes de la classe moyenne, hommes de bonne volonté, c’est-à-dire de bonne phronèsis, peuvent trouver ensemble, dans la discussion rationnelle, les meilleures solutions qui conviennent à la cité. De cela on pourrait se contenter si on n’était pas le philosophe Aristote. Mais, Aristote veut trouver un système politique idéal issu de la contemplation de l’Intellect actif-actant et constituer une sophia des réalités politiques. Mais auparavant, il lui faut faire place nette des élucubrations platoniciennes de La République et des Lois.

La critique aristotélicienne platoniciennes de la politique

des

conceptions

Aristote critique la conception platonicienne de l’unification absolue de la cité. Ce n’est pas une mauvaise idée en soi ; toute cité gagne à être le plus unie possible. Mais, l’application pratique du communisme ou communautarisme est un désastre, on le verra tout à l’heure. Pour Aristote, en vérité, la cité doit être une pluralité dont la diversité complémentaire permet la solidarité et l’autarcie. La cité idéale, si elle doit être absolument une, ce ne peut être que l’individu. Surtout, la communauté des hommes, des femmes et des enfants, ainsi que des biens, est, au sens propre, invivable. La communauté des femmes, des hommes et des enfants fait disparaître de fait tout lien de parenté, ce qui suppose également la disparition de tout 1

ARISTOTE, La Politique, IV, 11, trad. J. TRICOT, Paris, Vrin, 1995.

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sentiment familial : plus de tendresse maternelle, de protection paternelle, d’amour filial et fraternel, de famille au sens large. L’inceste, l’infanticide, le parricide, le meurtre en général vont se développer sans plus aucune retenue, puisque plus personne ne sait de qui il est le fils, la fille, le père, la mère, le frère, la sœur. En cherchant l’unité anonyme, Platon ne fait que provoquer un désordre indescriptible, aggravé encore par les querelles incessantes qui se déchaînent lorsque des hommes et des femmes ont l’idée saugrenue de vouloir former des couples stables. La communauté des biens pose un problème encore plus redoutable : si le sol appartient à tous, qui le cultivera et au nom de quelle prérogative ? Le champ que j’ai labouré et ensemencé peut être repris par un autre au moment de la récolte et, comme tous, quel que soit leur travail effectif, peuvent prétendre aux fruits de la récolte, ce sera une pagaille extraordinaire, avec des rixes, et même des vols, ce qui est un comble pour un bien considéré comme commun. Aristote comprend et approuve l’intention théorique de Platon, former par la communauté des personnes et des biens une unité complète et absolue de la cité, mais cette intention louable se heurte à des impossibilités pratiques définitives. Au contraire, la stabilité des liens de parenté, la régularité de la possession des terres et des biens, permettent une assise à partir de laquelle la pluralité des biens et des richesses rend possibles non seulement l’échange, mais les secours que chacun doit à chacun dans une société dominée par la philia. La philia est un lien de solidarité familiale au sens large et une relation d’élection au sens extrafamilial qui permet d’exercer cette vertu morale qu’Aristote met au dessus de tout et qui va de la simple sympathie jusqu’à la générosité et à la magnanimité. Pour Aristote, Les Lois ne vaut guère mieux en tant qu’œuvre théorique et même, par endroits, est pire que La République. Aristote reproche aux Lois de n’être « qu’une collection de dispositions législatives » sans cohérence. C’est pourquoi dans Les Lois, ajoute-t-il, « l’auteur a dit peu de choses de la forme du gouvernement ». Les Lois n’est qu’une reprise des dispositions législatives de La République : « En effet, à l’exception de la communauté des femmes et des biens, pour tout le reste il assigne les mêmes dispositions aux deux constitutions : l’éducation y est la même, la vie des citoyens reste affranchie des œuvres serviles et on y prévoit pareillement des repas en commun. Une seule différence : dans Les Lois, il est indiqué qu’il doit y avoir des repas communs même de femmes et le nombre de citoyens appelés à porter les armes qui était de mille dans La République passe à cinq mille quarante. »

Aristote reproche à Platon de ne considérer que le territoire et les hommes pour établir ses lois, en « oubliant » la guerre contre les ennemis.

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Même pour une cité parfaitement autarcique, la question de la situation naturelle, des défenses avancées et des remparts ne peut être éludée. Aristote critique Platon sur le fait d’avoir commis un trop grand nombre d’imprécisions et d’inconséquences. Platon est trop imprécis lorsqu’il dit que chacune des propriétés égales (5040) doit permettre de vivre avec « tempérance », car on peut vivre d’une vie tempérante et cependant misérable. Pour Aristote, « une meilleure maxime serait : pour vivre avec tempérance et libéralement », c’est-à-dire dans l’abondance maîtrisée des biens et surtout le libre emploi de son temps, la scholé, l’être de loisir. Autre imprécision ou pire imprudence : laisser la procréation des enfants sans contrôle ; les lots étant indivis, « il arrivera fatalement que les enfants en surnombre ne possèderont rien du tout ». Première inconséquence : la séparation des lots en deux (ville et campagne) sera nuisible à l’administration domestique « parce qu’il est difficile de tenir un double ménage ». Mais la seconde inconséquence est la plus grave, puisqu’elle est mortelle pour la cité : « Dans Les Lois, on nous dit que la constitution doit être un composé de démocratie et de tyrannie. » Or, ce sont là deux régimes dégénérés, les pires de tous : la tyrannie étant la forme dégradée de la royauté, et la démocratie la dégénérescence de la politeia. Dans leur mélange, les défauts de l’une renforcent les défauts de l’autre.

La constitution idéale selon Aristote Pour penser cette constitution idéale, le philosophe doit passer de la phronèsis, capacité de l’âme (psuchè) mortelle, intelligence théoréticopratique, au nous, intellect actif et actant hors de l’âme, part du divin en nous-mêmes, intelligence théorétique permettant la connaissance absolue, la sophia. L’intellect actif est une forme sans matière, un acte sans puissance. Pour Aristote, la matière est la même chose que la puissance puisqu’elle est une forme sans acte. L’intellect actif est un acte pur constituant une fin pour lui-même, c’est-à-dire un cercle qui est la pensée de la pensée, la pensée se pensant elle -même dans l’absolu. « En tout cas une vie de ce genre (la vie contemplative selon la pure activité théorétique) sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon mais en tant que quelque élément divin est présent en nous […]. Si donc l’intellect est quelque chose de divin par rapport à l’homme, la vie selon l’intellect est également divine comparée à la vie humaine2. »

2

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177 b.

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À la mort, l’âme, qui n’est que la forme du corps, meurt avec lui. Mais l’intellect est éternel et rejoint le divin, dont nous n’avons reçu qu’un don temporaire. Voyons à présent ce que l’Intellect actif dicte à Aristote en ce qui concerne la constitution idéale de la cité. Tout d’abord, bien vivre et non pas seulement vivre. La vie de l’individu et de l’État est même chose. Ce sont les citoyens excellents qui font l’État excellent, à condition que la constitution de l’État permette aux citoyens d’exceller. Mais, lorsque les citoyens excellent, ils rédigent une excellente constitution. L’excellence c’est l’aretè, ensemble, et des vertus morales dont les plus essentielles sont la tempérance la justice et la solidarité, et de la vertu intellectuelle de l’intellect actif. Cet ensemble permet aux citoyens d’accéder au bien suprême, le bonheur (eudaimonia). Ce bonheur ne dépend ni du hasard (tuchè), comme celui qui est procuré par la possession des biens matériels que l’on peut perdre à chaque instant, ni de la bonne santé du corps si instable et si fragile (eutuchia). Mais il faut – et c’est là le côté réaliste d’Aristote – que la bonne santé et les biens matériels en quantité suffisante (euporia ou aisance) puissent constituer l’assise matérielle de l’excellence de la vie morale et contemplative. Ensuite, alternance de la vie active et de la vie contemplative. La vie active et la vie contemplative se concilient en chaque citoyen, puisque les responsabilités politiques et judiciaires doivent être exercées à tour de rôle pour des périodes n’excédant pas deux années et que chaque citoyen alternera dans sa vie les périodes de vie active et les périodes de vie contemplative. Pendant les périodes de vie contemplative, il peut revoir et critiquer les actions qu’il a entreprises pour les infléchir ou les modifier, et, lorsqu’il revient à la vie active, il pourra appliquer ce qu’il a médité longuement et transformer utilement les lois et les mœurs. Enfin, l’État est fondé sur un certain nombre de conditions (hupotheseis) imaginaires mais non pas irréalisables. Au contraire, en dépit qu’il s’agisse de la conception de la cité idéale, toutes les dispositions prévues doivent être sinon facilement réalisables, du moins réellement réalisables dans des conditions qui ne sont pas supra-humaines et divines mais simplement humaines. Ces dispositions concernent : le nombre de citoyens, le territoire, la communication avec la mer, le caractère national, les parties constitutives de l’État, la distribution des terres, le plan général de la cité, l’organisation des syssities (repas en commun), l’éducation. Le nombre de citoyens. Pour Aristote le nombre de citoyens doit être tel que leur communauté doit rester une polis (cité) et non pas devenir un ethnos (nation) où les cités ne sont plus que des villes d’un ensemble très large où les instructions politiques ne peuvent plus parvenir aux villes les plus éloignées des centres de décisions. Tous les citoyens doivent se connaître pour savoir choisir 182

pertinemment leurs magistrats et leurs juges et les chefs doivent pouvoir saisir d’un seul coup d’oeil l’ensemble du territoire et de la population aussi bien dans la paix que dans la guerre. Citons trois passages essentiels de La Politique : « Si la population est trop faible, la cité ne pourra se suffire à ellemême en autarcie et, si elle est trop nombreuse, elle se suffira assurément à elle-même dans les besoins essentiels de la vie, mais ce sera à la manière d’une nation (ethnos) et non d’une cité (polis), car il ne sera pas aisé de lui donner des institutions politiques. » (V, 4)

Aristote pense qu’une nation peut avoir un chef, dont les décisions ne survivent pas à sa mort, mais pas des magistrats et des juges garants de la pérennité des institutions politiques. C’est pourquoi Aristote pense son système politique idéal dans la cadre de la cité et non de la nation, même s’il a été le précepteur d’Alexandre le Grand, chef de la nation macédonienne. « Pour décider sur les questions de droit comme pour distribuer les fonctions publiques d’après le mérite, il est indispensable que les citoyens se connaissent et sachent ce qu’ils sont, attendu que là où cette connaissance n’existe pas en fait, la nomination aux magistratures et l’administration de la justice vont nécessairement de travers. » (V, 4)

Si l’on raisonne en termes moyens, on peut penser que le nombre de citoyens pour Aristote ne doit pas excéder cinq mille (au-delà, plus personne ne se connaît vraiment) et ne doit pas descendre en dessous de deux mille (chiffre en dessous duquel on se connaît trop bien pour éviter le familialisme et le clientélisme). « La limite idéale à donner pour un État, c’est la plus grande extension de la population compatible avec une vie se suffisant à ellemême et qui puisse être embrassée d’un seul coup d’œil. » (V, 4)

Le panoptisme apparaît essentiel à Aristote tant du point de vue de l’administration civile que de la défense du territoire ; c’est la condition nécessaire pour pouvoir décider dans l’urgence lorsqu’il faut embrasser la situation dans son ensemble et dans l’immédiat sans passer par des étapes intermédiaires. Sur le plan de l’empirie, le regard panoptique est l’équivalent de la contemplation globale de l’intellect actif sur la Substance première. Le territoire. « En ce qui concerne la nature particulière du territoire que l’État doit posséder, il est clair que tout le monde ne saurait que

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recommander le territoire qui se suffit à lui-même (et tel est nécessairement le sol fertile en toutes sortes de productions, car avoir de tout et ne manquer de rien, c’est se suffire par soi-même). Son étendue et sa grandeur doivent être telles que les habitants puissent mener une vie de loisirs à la fois libérale et tempérante. » (VII, 4)

Quant à la configuration du territoire, elle doit être choisie en sorte que le territoire soit difficile à envahir pour les ennemis et facile à évacuer pour les habitants. Quant à la ville principale, elle doit être située dans une position favorable aussi bien par rapport à la terre que par rapport à la mer : par rapport à la terre, il faut pouvoir porter secours aux villages excentrés ; la mer doit permettre d’importer le nécessaire en cas de mauvaise récolte et le commerce doit être un travail exclusivement réservé aux métèques et aux étrangers, ce qui interdit le contact des citoyens avec les marchands et les équipages, souvent corrompus et dégénérés. Les marchands dans la cité idéale ne seront pas des citoyens : ils constitueront avec les laboureurs une partie importante de la classe des non citoyens. Aristote réfute deux objections de Platon dans Les Lois, IV, 704 : le risque de corruption et de dégénérescence propre à tous les grands ports de mer et l’accroissement anormal du nombre de citoyens par l’adjonction d’un corps nombreux de marchands. La communication avec la mer. Elle offre l’intérêt stratégique d’ouvrir un nouveau front dans la guerre, un front de mer qui peut permettre le débarquement de renforts essentiels. En outre, « c’est une nécessité pour un pays d’importer les produits qui ne se trouvent pas sur son sol et d’exporter le surplus de sa propre production ». Il ne s’agit pas pour Aristote de créer un immense port au centre de la ville où les influences pernicieuses dénoncées par Platon ne manqueraient pas de s’exercer, mais de construire un simple comptoir en dehors de la ville principale, relié à celle-ci par un véritable couloir de sécurité, et de faire en sorte que citoyens et marchands et matelots se mêlent le moins possible. Le caractère national. Les peuples du Nord ont du courage (thumos) mais sont dénués d’intelligence de d’habileté technique (dianoia). Les nations asiatiques, c’est le contraire : elles sont intelligentes et d’esprit inventif, mais elles manquent de courage. La race des Hellènes occupe une position géographique intermédiaire, ce qui pourrait lui conférer tous les défauts, mais c’est le contraire qui se produit : non seulement les Grecs sont et intelligents et courageux, mais ils pourraient dominer le monde s’ils parvenaient à fédérer leurs cités sous une constitution unique, qui laisserait à chaque cité sa liberté en les contraignant toutes à se lier et à s’entraider dans une confédération panhellénique. Aristote fait le rêve d’un panhellénisme qui dominerait le monde entier.

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« Mais la race des Hellènes, occupant une position géographique intermédiaire, participe de manière semblable aux qualités des deux groupes de nations précédentes, car elle est et courageuse et intelligente, et c’est la raison pour laquelle elle mène une existence libre sous d’excellentes institutions politiques, et elle est capable de gouverner le monde entier si elle atteint à l’unité de constitution. » (VII, 7)

Les parties constitutives de l’État. Aristote distingue entre « les conditions sans lesquelles le tout n’existerait pas » et « les parties du composé total ». Certaines de ces conditions sont de simples « moyens » que l’État doit utiliser, mais qui ne sont pas des parties de sa structure. Les moyens d’assurer les subsistances, les arts mécaniques, le commerce sont des « services » que l’État utilise, mais ne sont pas des parties de l’État. Les laboureurs, les artisans et les commerçants ne seront donc pas des citoyens. D’autres conditions ou services sont des « fins » et en tant que telles sont des parties constitutives de l’État : la défense militaire, la fonction sacerdotale, la fonction législative et judiciaire. Les hommes qui exerceront ces fonctions seront tous des citoyens. Les plus jeunes et les plus vigoureux formeront la classe militaire (de 30 à 49 ans), puis dans la partie la plus sage de leur vie, lorsque les forces physiques commencent à décliner mais que les forces morales et intellectuelles s’épanouissent heureusement, ils exerceront les fonctions sacerdotales ou judiciaires, en fonction de leur personnalité. Seuls les citoyens pourront accéder à la propriété des terres. La distribution des terres. Le sol est attribué à « ceux qui portent les armes et participent à la vie publique ». Nous avons vu précédemment que ce sont les mêmes en fonction de leur âge. Cependant l’État doit subvenir aux charges du culte rendu aux Dieux et payer la part des indigents qui ne peuvent subvenir aux frais des repas communs (syssities) obligatoires. La terre sera donc divisée en deux parties : le domaine public et le domaine des particuliers. Chacun de ces domaines sera lui-même divisé en deux. Dans le domaine public, une portion sera affectée aux charges du culte et l’autre destinée aux frais des repas en commun. Le domaine des particuliers comprendra aussi deux portions, l’une située au voisinage de la frontière de la cité et l’autre aux abords de la ville. Ainsi, chaque citoyen demeurera vigilant, ne se reposant pas sur la position centrale de ses terres pour exclure toute mesure visant à renforcer la défense des frontières, mais ne concevra des inquiétudes excessives comme si tous ses biens étaient constamment soumis aux dangers de l’éloignement des garnisons du centre ville. La propriété peut être mise en commun quand il s’agit de porter secours à un citoyen indigent, selon le proverbe qui veut que « entre amis tout soit commun ». La terre sera cultivée par les esclaves et les

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périèques, hommes libres qui ne sont pas citoyens mais possèdent des droits civils, dont celui de payer des impôts. Le plan général de la cité. La cité idéale doit pouvoir disposer d’eau et d’air de bonne qualité ; les meilleures eaux sont celles de source, le meilleur air est renouvelé par les vents du Levant, c’est-à-dire les vents d’est. La ville doit être « établie en un lieu escarpé » et doit avoir un plan en quinconces ou chicanes, ce qui rend également difficile l’entrée et la sortie des assaillants en grosses masses. Des remparts sont nécessaires surtout depuis l’invention des catapultes et des béliers sous le règne de Denys l’Ancien. L’organisation des syssities. Les syssities (repas en commun) seront distinctes : les citoyens sous les armes tiendront leurs banquets dans les postes de garde des remparts ; les prêtres dans le voisinage des temples ; les hauts magistrats au voisinage du premier agora, place d’où sera exclu tout trafic et où n’auront pas accès les marchands, les travailleurs manuels et les laboureurs ; les magistrats inférieurs à proximité de la seconde agora affectée aux besoins du commerce. L’éducation. L’éducation pour les jeunes enfants ne peut consister qu’à leur inculquer de bonnes habitudes. Sur ce fondement on pourra bâtir une triple élaboration : favoriser la partie rationnelle de l’âme en vue de la phronèsis ; cultiver l’intellect actif pour parvenir à la sophia ; maîtriser la partie irrationnelle de l’âme, celle du désir ou orexis. Tout ceci ne sera possible que si sont cultivées en permanence ces deux vertus centrales de l’âme citoyenne, la tempérance et la justice. L’âge des mariages doit être réglementé : trop précoce, il engendre des enfants mal formés ; trop tardif, il empêche les époux trop âgés de donner des soins appropriés aux enfants nouveau-nés. Dans son empirisme avisé, Aristote va jusqu’à fixer des âges précis. « C’est pourquoi il convient de fixer le mariage des filles vers l’âge de dix-huit ans, et celui des hommes à trente-sept ans ou un peu moins : c’est dans les limites de ce temps, et tandis que le corps est dans toute sa vigueur, que l’union des sexes aura lieu, et l’arrêt de la faculté procréatrice surviendra, par une heureuse rencontre, aux mêmes époques pour les deux époux. » (VII, 16)

La procréation aura lieu en hiver, lorsque les vents sont orientés au nord, ce qui permet l’exposition des enfants « difformes ». Pour les enfants en basâge, l’alimentation doit être riche en lait et pauvre en vin ; il faut laisser leur 186

corps libre de tous les mouvements qu’ils peuvent naturellement accomplir et les habituer au froid. Entre cinq et sept ans, ils doivent s’adonner à des activités variées et notamment à des jeux éducatifs, « imitations des activités sérieuses de leur vie à venir ». À partir de sept ans l’éducation doit être unique et commune pour tous et « le soin de l’assurer relève de la communauté et non de l’initiative privée ». Cette éducation commune comprendra la grammaire, la gymnastique et la musique. Les deux premières disciplines sont indispensables, l’une pour exercer une future magistrature, la seconde pour se préparer à la vie militaire, mais la troisième, la musique, est une initiation à la vie de loisir et de bonheur qui est celle du citoyen lorsqu’il est dans sa vie contemplative, après avoir exercé les rudes obligations de la vie active. Ainsi l’éducation prépare aux deux aspects de la vie du citoyen : la vie active et la vie contemplative La gymnastique ne doit pas viser à produire des athlètes, nous dirions aujourd’hui « bodybuildés », mais des jeunes gens en pleine santé, souples et agiles, et capables de se battre avec intelligence, ruse et courage. Pour beaucoup, la musique représente un simple délassement après le travail et un plaisir en soi. Pour Aristote, elle influence le caractère moral de l’âme : c’est pourquoi certains modes musicaux seront préférables à d’autres. Aristote privilégie le mode dorien, parce qu’il donne à l’âme « un maximum de stabilité » et qu’il est « le mode le plus grave et qui exprime le mieux un caractère viril. Les jeunes gens apprendront à jouer des instruments les plus simples sans chercher à imiter les exploits des professionnels de la flûte ou de la cithare. De la cité idéale d’Aristote plus personne aujourd’hui ne songerait à reprendre le programme intégralement. La cité grecque n’existe plus et le mot désigne, par l’ironie terrible de l’histoire, ces lieux invivables où l’on entasse les populations à qui le bonheur est à peu près interdit. Bien sûr, certains éléments du système survivent : l’alternance de la vie active et de la vie contemplative ; l’éducation du citoyen ; la nécessité d’éduquer le corps autant que l’esprit. Le paradoxe est que l’élément le plus moderne de la philosophie moderne d’Aristote vient de la description de son gouvernement réel le moins pire : c’est l’importance des classes moyennes pour l’équilibre politique d’une nation. Aristote a plus de deux millénaires d’avance sur nos penseurs post-modernes. Jean-Pierre MASSAT CPGE, Lycée Louis Barthou, Pau

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L’utopie, réflexion sur les lois les meilleures Franck COLLIN L’utopie n’a pas bonne presse aujourd’hui. On la réduit d’ordinaire à n’être que le rêve impossible d’une vie idéale en société, et cela ne cadre pas avec la volonté de pragmatisme affichée par notre époque. L’utopie se veut en effet la projection avant-gardiste d’un état parfait où seraient instaurées les lois les meilleures. Toutefois, si cet état n’existe pas – u-topia étant, selon le néologisme de Thomas More (1516) une « Terre de Nulle part »1 –, il n’est pas pour autant interdit de le penser, de l’anticiper. L’utopie n’est donc pas que de la fiction, elle est avant tout une construction hypothétique. Dans l’Antiquité, bien que le mot n’existe pas, les conceptions utopiques ne manquent pas et s’inscrivent au centre d’un débat opposant la loi des dieux à celle des hommes. Le mythe fondamental par rapport auquel elles s’inscrivent est le mythe de l’Âge d’or, et son hypotexte le récit qu’en donne Hésiode dans Les Travaux et les Jours. C’est à la fin de cet Âge d’or que les lois humaines naissent et acquièrent leur nécessité. Ce moment de fracture captive les utopistes, car le départ des dieux rend aléatoire la possibilité pour les hommes de garantir des lois justes. On peut parler à ce sujet de manichéisme utopique. C’est que les utopistes anciens ne pensent pas les lois seulement en termes de droit, mais en termes téléologique et éthique : la question du bonheur humain et de la justice immanente y devient une affirmation, représentée directement sous forme d’hypotypose. Les trois phases utopiques que nous avons retenues, chez Diodore, Virgile et Platon, nous montreront ce rapport graduel des lois divines aux lois humaines : dans un premier temps, les dieux omniprésents ne laissent aucune prérogative aux lois humaines ; dans un second temps, ils motivent une forme de conscience nécessaire aux lois ; dans un troisième temps, ils ne sont plus qu’un modèle abstrait dont on cherche à s’affranchir. La question sera donc de savoir si l’un de ces modèles utopiques est plus probant, et s’il est possible de se passer de l’archétype des lois divines.

Héliopolis et la Panchaïe, deux utopies insulaires et dorées Diodore de Sicile rapporte, dans sa Bibliothèque historique, deux récits célèbres de voyageurs ayant abordé deux mondes inexplorés qui leur seraient 1

Les deux sens dépendent du sens qu’on donne au préfixe u- selon qu’on le fait dériver du grec οὐ (« ne… pas », d’où « Non-Lieu », « Terre de Nulle Part »), ou bien εὖ (« bien », d’où « Lieu du Bien »).

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contemporains et qui offriraient des sociétés sinon parfaites, du moins heureuses. Evhémère, le premier de ces voyageurs, décrit un archipel de trois îles au large de l’Arabie, dont la principale, Panchaïe, évoque « une Terre où il y a Tout2 ». Iamboulos, pour sa part, est un marchand qui, à la suite de péripéties, gagne un archipel de sept îles, dont les habitants vénèrent le Soleil avec tant de ferveur que le nom d’Héliopolis3 (« Cité du Soleil ») lui convient aisément. Ces enclaves éloignées du monde connu, et préservées de lui – ce dont l’insularité est le signe –, bénéficient d’un écosystème généreux, censé révéler l’état de commensalité divine qui y existe encore, comme sous l’Âge d’or. Les dieux continuent à y partager symboliquement la table (mensa) des hommes, alors que, dans le monde ordinaire, la nature est (re)devenue dévoratrice selon son habitude. La douceur du climat, tempéré et chaud, et l’abondance de l’eau assurent la fertilité de ces contrées et une nourriture facile, mûre toute l’année, à ses habitants. Tous les critères du locus amoenus sont ainsi réunis. Chez Évhémère, c’est Zeus Triphylios4 qui maintient l’équilibre propre à ce bonheur terrestre : son temple, situé à Panara, la capitale de Panchaïe, organise tout l’espace autour de la source du Soleil sur laquelle il est bâti, et qui arrose une plainte verdoyante ainsi qu’une forêt exceptionnellement variée ; l’abondante et précieuse production d’encens et de myrrhe sert d’abord au culte du dieu. Emerveillé, l’observateur Evhémère conclut : ὥστε τῇ θεοπρεπείᾳ τῆς προσóψεως ἄξιον τῶν ἐγχωρίων θεῶν φαίνεσθαι5.

De son côté, Iamboulos préfère parler de l’animisme qui règne chez les Héliopolites, celui d’une la natura sive deus pour reprendre les mots de Spinoza, σέβονται δὲ θεοὺς τὸ περιέχον πάντα καὶ ἥλιον καὶ καθόλου πάντα τὰ οὐράνια6.

Ce sont les dieux-éléments qui favorisent ce séjour terrestre et doré. Mais redisons-le : aux yeux des Anciens, la nature n’est pas bonne en soi, trop synonyme d’un état inquiétant de loi du plus fort ; c’est l’état de nature divin qui l’est, pour peu que les dieux qui l’habitent soient bons. Ainsi, la commensalité dispense de lois les hommes puisque cette nature leur crée un 2

DIODORE, Bibliothèque historique, V, 41-46, et VI, 1, 1-11, éd. Loeb, C.H. OLDFATHER (1954). 3 DIODORE, ibid., II, 55-60, éd. Loeb, C.H. OLDFATHER (1935). 4 Zeus protecteur des trois tribus qui forment toute la société de l’archipel, voir plus bas. 5 DIODORE, ibid., V, 43, 2 : « La beauté divine de ses paysages rend apparemment la contrée digne des dieux qui l'habitent. » 6 DIODORE, ibid., II, 59, 2 : « Ils honorent au rang de dieux l'air qui tout embrasse, le soleil, et le ciel tout entier. »

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éden entièrement favorable. Sous l’Âge d’or, Kronos et Dikè (« Justice ») assuraient cette fonction. La nature déversait ses bienfaits en abondance, selon le sponte sua virgilien, car d’elle-même, suivant un mouvement inné (et divin), elle était « moralisée » sans qu’il n’y ait besoin du caractère obligatoire et répressif des lois propres à corriger les travers humains. Dans cet état, règnent paix, prospérité et farniente, ce qui est une autre version du « luxe, calme et volupté » baudelairien. Le temps (malgré la présence de Kronos) y est suspendu, et ne couve aucun nuage. Ovide, bien après Hésiode, caractérise ainsi l’Âge d’or : Aurea prima sata est aetas, quae vindice nullo, sponte sua, sine lege fidem rectumque colebat. Poena metusque aberant, nec verba minantia fixo aere legebantur, nec supplex turba timebat iudicis ora sui, sed erant sine vindice tuti7.

Le caractère téléologique de ces vers se comprend aussitôt : l’homme est heureux sous les lois divines qu’il ne ressent pas comme contraignantes. On pourrait formuler a contrario cette restriction : l’homme ne sera-t-il capable d’édicter pour lui-même que des lois rigoureuses, artificielles, qui ne savent le rendre heureux ? Car la loi divine a pour elle plus que la légalité, elle a aussi une légitimité créatrice dont l’harmonie est la preuve. Les lois humaines de la Panchaïe et d’Héliopolis sont donc dépendantes des lois divines, et voilà, très brièvement, à quoi elles ressemblent. Évhémère présente un régime que l’on peut qualifier de théocratie souple, dirigée par un roi, qui n’est ni le dépositaire de toute l’autorité, ni de toute la richesse. La Panchaïe possède ainsi une société très hiérarchisée, composée de trois classes8 : celle des prêtres (fonction juridique et administrative) à qui s’ajoutent les artisans ; celle des agriculteurs (fonction trophique) ; celle des soldats (fonction militaire) à qui se joignent les bergers. La répartition n’est pas originale en soi, devenue un topos de la philosophie politique depuis Platon ; on retrouve d’ailleurs la même tripartition dans la société des Atlantes décrite par le Critias, qui rappelle les trois fonctions duméziliennes ; elle vise à assurer un juste équilibre des pouvoirs. De son côté, Iamboulos affirme que les Héliopolites partagent les mêmes lois et les mêmes mœurs sur l’ensemble de leurs sept îles9, leur régime étant avant tout fondé sur des répartitions claniques, des castes familiales (n’excédant pas 7

OVIDE, Métamorphoses, I, 89-94 : « L'âge d'or fut le premier à paraître, qui sans aucun vengeur, /observait spontanément, sans loi, la loyauté et le droit / La sanction et la crainte en étaient absentes, on ne lisait pas / des propos menaçants sur de l’airain fixé, et la foule suppliante ne / redoutait pas les visages de son juge, mais elle était en sûreté sans vengeur. » 8 DIODORE, ibid., V, 45, 3. 9 DIODORE, ibid., II, 58, 7.

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quatre-cents membres), dont les lois sont peu explicitées. C’est « le plus âgé, dit-il (donc réputé être le plus sage), qui y détient le commandement, ainsi qu’une sorte de roi auquel tous obéissent ». Les aspects positifs qui ressortent de ces deux régimes utopiques est une grande égalité entre les citoyens. On peut même parler à leur sujet, et malgré les différences relevées, d’un vrai « communisme », compris comme la mise en commun des ressources et l’égalité des droits. Chez Évhémère, on ne peut absolument rien acheter pour soi, si ce n’est un jardin ou une maison. Les prêtres, qui prennent tous les produits et revenus, en distribuent le bénéfice à chacun, de façon équitable. De même, les tâches et les services sont partagés. Chez Iamboulos, ce « communisme » se vit à travers la communauté des mariages et des naissances, comme dans La République de Platon : les Héliopolites n’épousent pas les femmes, mais ils les partagent et, puisqu’ils élèvent leurs enfants comme s’ils étaient ceux de tous, ils les aiment tous autant10. De même, leur régime alimentaire est strictement réglementé en fonction des ressources dont ils disposent, avec la volonté, malgré l’abondance dont jouit leur île, de ne se livrer à aucun gaspillage. De telles utopies insulaires, qui en inspireront beaucoup d’autres à l’époque moderne, affichent la prévalence des lois divines à travers une nature préservée. Leur autarcie leur permet de se prémunir contre un monde civilisé dont les lois trop humaines viendraient les « contaminer ». Elles sont des enclaves où subsistent un état idéal, antérieur et disparu, et qu’il est donc impossible de généraliser.

L’Arcadie ou les lois réparatrices Abordons à présent une seconde utopie avec l’Arcadie qui voit naître avec elle un certain nombre de lois humaines. Créée par le poète latin Virgile à partir d’un substrat grec, cette utopie a souvent été confondue, à tort, avec l’Âge d’or11. D’après le mythe, l’âge arcadien vient clairement après l’Âge d’or, puisque son fondateur éponyme, Arcas, descend (par Callisto) du roi Lycaon, qui vit sous le règne de Zeus et plus de Kronos. Cet état d’après l’Âge d’or sonne la fin de la commensalité avec les dieux et inaugure aussi une rivalité avec eux. On voit souvent, dans l’imaginaire grec, la tentative de se hisser au rang des dieux, de leur prendre le pouvoir et d’assurer une suprématie à leur place12. Les cas les plus célèbres sont ceux de Lycaon (Métamorphoses, I, 163-25213) ou de Prométhée, qui défient Zeus. Les 10

DIODORE, ibid., II, 58, 1. Sur ce point, F. COLLIN, Virgile et l’esthétique arcadienne dans la poésie latine, I° Partie, 2, C, « Arcadie et Âge d’or », pp. 46-58, thèse Paris IV, 2005. 12 Cf. la gigantomachie parodiée par l’Aristophane du Banquet (190b-193e) dans le soulèvement des androgynes. 13 Dans la version ovidienne, c’est la perversion des hommes, concentrée dans ce même Lycaon (capable de servir des plats humains – Arcas lui-même ? – à manger à Zeus) qui 11

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sanctions sont connues : Déluge, crucifixion de Prométhée, envoi de Pandore. Mais elles sont aussi plus subtiles : Zeus, qui succède à Kronos, invente, contre les hommes, le temps (la dégradation des âges), et la peine (πóνος, labor). Obtenir sa nourriture ou tout autre bien ne pourra désormais se faire sans effort. Hésiode voit dans cette vengeance divine14 une inéluctable limitation humaine, ce que Virgile redit en ces termes : Pater ipse colendi Haud facilem esse uiam uoluit, primusque per artem Mouit agros, curis acuens mortalia corda, Nec torpere graui passus sua regna ueterno15.

La peine, assortie du besoin et du souci, impose en effet deux lois aux humains pour se protéger d’une nature devenue hostile : celle des inventions techniques (auxquelles Prométhée ouvre la voie, avec le vol du feu) et celle de la politique (sédentarisation et synœcismes). L’homme doit sortir de cette « paralysie sénile » (veternus) dans lequel le plongeait un bonheur permanent, et se mettre en quête d’une satisfaction immédiate, reléguant ce bonheur à un imaginaire lointain. Le travail vient donc conditionner le progrès et l’évolution ; mais, en même temps, le labor, comme l’a compris Virgile, est un mouvement perpétuel à vide, ou du moins à paliers provisoires, ceux d’inventions successives qui n’ont d’autre but qu’ellesmêmes16. C’est la différence majeure qu’il faudrait introduire entre le Prométhéen, pour qui toutes les inventions techniques sont bonnes, et l’Arcadien, pour qui les techniques ne sont bonnes qu’à condition d’être réparatrices. Virgile oppose ainsi, point par point (Géorgiques, I, 121-168), l’âge arcadien et l’âge d’or (cf. tableau infra). On y voit que la nature perd son rôle protecteur et fertile ; que le besoin (usus) met l’homme en quête de biens nécessaires, le contraignant à inventer les techniques (artes), avant les lois entraîne le Déluge propre à balayer les hommes de la surface de la terre, à l’exception de Deucalion et Pyrrha. 14 HÉSIODE, Les Travaux et les Jours, 47-49 : « Jupiter nous déroba ce secret, furieux dans son âme d’avoir été trompé par l’astucieux Prométhée. Voilà pourquoi il condamna les hommes aux soucis et aux tourments. » 15 VIRGILE, Géorgiques, I, 121-124 : « Le père lui-même voulut / que la méthode pour cultiver ne soit pas aisée, et le premier fit au moyen de l’art / remuer les champs, en aiguisant de soucis les cœurs mortels / et il ne permit pas que son règne s’engourdît dans une pesante indolence. » 16 La conception du temps cyclique va dans le sens de cette dégradation inéluctable comprise à l’intérieur d’un courant invisible, cf. Géorgiques, I, 201-204 : sic omnia fatis / in peius ruere ac retro sublapsa referri (...) « c’est une loi du destin / que tout périclite et aille rétrogradant / [Tout de même que celui qui pousse sa barque contre le courant, à force de rames, si par hasard il relâche ses bras, l’esquif saisi par le courant l’entraîne à la dérive]. »

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(leges) : la chasse, la pêche, la navigation, l’astronomie, et surtout la culture du blé qui succède à l’alimentation du gland et crée la notion de propriété par le bornage des champs. Mais ces artes n’ont rien de biens installés définitivement ; il faut chaque année semer, récolter, et surtout lutter contre les maladies de la terre, ses plantes parasites, etc. L’apparition des techniques (artes) Âge d’or Pas de culture / générosité

Âge arcadien Culture (coloni) Bornage (signare, partiri limite) Venin des serpents, prédation des loups Plus de biens immédiats : nécessité de les chercher (quaereret), Blé du sillon, feu du silex Navigation, astronomie Chasse, pêche, [gland] Arrivée des techniques (uariae artes, 145) [pas de leges encore] Jupiter donne l’impulsion générale Les cultures ont des maladies à vaincre Aide des autres dieux : Cérès, Bacchus

Pas de propriété Pas de danger Miel des feuilles : don des dieux : Géorgiques, IV Fleuves de vins Feu : chaleur immédiate Pas de voyage (Ovide, Métamorphoses) Pas de régime carné Nature spontanée Léthargie générale (veternus de Kronos) Pas de nature hostile Ère de Kronos (léthargie)

Jupiter donne une impulsion générale contraire à celle du temps de Kronos, mais il ne produit pas les artes. Le secours des autres dieux reste donc indispensable aux hommes pour la découverte de techniques vitales : Cérès qui apporte le blé, Bacchus le vin, sans oublier l’apport des inventeurs arcadiens. Ainsi Arcas apprit-il à ses sujets à passer du régime du gland au régime du blé17 ; Aristée leur apporta l’apiculture18. L’aide divine doit être ici comprise comme une révélation sur le sens à donner à la technique : les artes n’ont de sens que si elles découvrent au sein de la nature une amélioration possible du sort des hommes, tout en restant en accord avec

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PAUSANIAS, VIII, 4, 1. Cf. VIRGILE, Géorgiques, IV, 315-558, Virgile nommant Aristée magistri Arcadii « maître en Arcadie » (v. 283). 18

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elle. Elles ne sont donc pas la recherche de la perfection technique en soi. Ainsi le passage si connu de Virgile : Labor omnia vicit Improbus et duris urgens in rebus egestas19.

Il n’est pas, comme on a pu l’affirmer, une espérance mise dans le travail aveugle et le progrès issu de la technique20. Je pense, au contraire, que Virgile est très conscient du caractère illusoire, car toujours inachevé, du labor. Il suffit de le comparer en cela à l’interprétation que Lucrèce donne du progrès des premiers hommes, et qu’il met pour sa part sur le compte de la vie sociale (De Rerum Natura, V, 1011-1027) : c’est parce qu’ils se rassemblent (synœcisme) que les hommes perdent leur rudesse et leur sauvagerie, et se civilisent peu à peu : dès lors, ils découvrent le langage, le feu, la politique (organisée par des rois), la religion, et seulement alors les techniques : Nauigia atque agri culturas, moenia, leges […] usus et impigrae simul experientia mentis paulatim docuit pedetemptium progredientis. Sic unum quicquid paulatim protrahit aetas In medium ratioque in luminis erigit oras. 21

Le seul balbutiement que peut rencontrer le progrès, dans sa marche, est, aux yeux de Lucrèce, constitué par les défauts humains, essentiellement la richesse et l’ambition, cette cupidité du pouvoir qui vient vicier les lois politiques organisant la vie sociale, suscitant ainsi des déséquilibres sociaux, des désordres civils, la chute des rois. Cette instabilité provient des raffinements même de la civilisation auxquels l’homme s’est habitué, et qui ne lui suffisent jamais. Dans sa vision arcadienne, Virgile n’a donc plus cette confiance lucrétienne à l’égard du progrès technique censé « améliorer » l’homme. S’il reprend à l’Épicurien le fameux bonheur de « connaître » (rerum cognoscere 19

VIRGILE, Géorgiques, I, 145-46 : « La peine vient à bout de tout, / acharnée, tout comme le besoin pressant dans les dures circonstances… » 20 Pour le sens bien plus large à donner à cette notion de progrès, cf. A. NOVARA, Les idées romaines sur le progrès d'après les écrivains de la République (essai sur le sens latin du progrès), Paris, Belles Lettres, 2 vol., 1982-1983. 21 LUCRÈCE, De Rerum Natura, V, 1448-1455 : « La navigation, la culture des champs, les fortifications, les lois [...] / voilà ce que le besoin (usus) et à la fois l’expérience acquise par l’esprit infatigable / a enseigné peu à peu aux hommes dans leur marche pas à pas en avant. / C’est ainsi que le temps donne naissance peu à peu à chaque découverte, et que la science les dresse en pleine lumière / [Car les hommes les voyaient s’éclairer l’une par l’autre en leur esprit / jusqu’à parvenir, grâce à ces arts (artibus) au faîte de la perfection]. »

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causas : Géorgiques, II, 490), qui permet tout de même aux hommes de maîtriser leurs peurs, il lui conjugue une autre « connaissance » : Fortunatus et ille deos qui nouit agrestis22.

Le respect des « dieux agrestes » ne doit pas seulement rendre « heureux » (felix), mais « bienheureux » (fortunatus), en phase avec une espèce de mouvement du monde, et pas seulement avec les intérêts changeants des hommes. L’âge arcadien ne consiste ainsi nullement à restaurer un accord définitivement perdu avec la nature, perte que le labor est là pour nous rappeler, mais à tenter de rattraper une partie de ce déficit perdu avec elle. Ce n’est une croyance dans le progrès au sens où nous l’entendons, mais une confiance donnée au travail dans la mesure où il répare les choses naturelles. C’est sans doute le sens de l’arcadisme virgilien, et c’est en tout cas le cœur de sa pensée dans les Géorgiques. Sa loi éthique fondamentale est de s’accorder aux choses, à la terre, aux astres, aux rivières, aux arbres, aux fleurs, aux légumes, à tout ce qui compose notre être ici, hic et nunc, et tout particulièrement à l’égard des choses les plus infimes, dont la petitesse n’est pas moins gage de dignité à qui sait les observer : in tenui labor, at tenuis non gloria23

Cet arcadisme est-il susceptible de concilier la nature et les lois ? Et si la nature offre une autosuffisance, quel intérêt poussera les hommes à se rassembler ? Comme l’énonce judicieusement Protagoras, chez Platon24, la technique ne saurait compenser l’art politique du vivre-ensemble : les hommes parvenus à une maîtrise technique supérieure se prévaudront de cette supériorité, voudront en tirer des avantages qui les conduiront à s’entredéchirer. Rendre possibles les lois humaines, c’est leur conférer une universalité prévoyant que nul ne pourra s’y attribuer un bénéfice au détriment des autres. C’est pourquoi Protagoras – sur ce point en total désaccord avec Platon – affirme que la politique ne doit pas être l’œuvre de spécialistes de la politique, mais qu’elle doit être le bien de tous, les responsabilités étant à tour de rôle partagées (selon le modèle de la démocratie participative athénienne), afin que tous œuvrent ensemble à la confection des lois et des institutions. Dans cet esprit, Zeus charge Hermès, dans le Protagoras, de donner le sens politique à tous les hommes sans exception. Les inventeurs arcadiens sont investis au plus haut point de ce sens politique, puisque leurs découvertes – l’agriculture, l’apiculture – sont des 22

VIRGILE, Géorgiques, II, 493 : « Bienheureux aussi celui qui connaît les dieux agrestes (…). » 23 VIRGILE, Géorgiques, IV, 5 : « La peine est dans l’infime, mais la gloire qu’on en retire n’est pas infime (…). » 24 PLATON, Protagoras, 322c sqq.

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bienfaits universaux. Le seul exemple de société organisée que donne toutefois Virgile est celui des abeilles. Les Anciens ont souvent considéré la vie de la ruche comme un modèle politique idéal25. Certes l’activisme et la cohésion de si petits volatiles nous laisserait peut-être perplexes aujourd’hui quant à ses règles sociales : société du plein emploi, sans grève, où chacun trouve une place qui le satisfait et qui obéit sans maugréer à un(e) souverain(e) hégémonique26. Pour Virgile, qui leur consacre tout le livre IV des Géorgiques, elles incarnent le modèle même de la société arcadienne : organisée selon des lois et répondant à l’exigence de la nature. Il choisit les abeilles tout autant pour des motifs personnels (son père était apiculteur), que pour rendre compte d’une société qui fonctionne. Le même modèle lui servira à décrire l’activité et la grandeur de Carthage quand Énée y aborde27. Virgile admire les « grandes lois28 » qui régissent ces êtres infimes et, comme chez Évhémère ou Iamboulos, ce « communisme » solidaire qui leur fait partager les enfants, le même foyer et des tâches variées qu’elles ne rechignent pas, chacune dans leur domaine, à effectuer. Plus que la loi ellemême, qui serait vide sans la volonté de l’animer, c’est le respect de cette loi qui fait des abeilles un peuple exemplaire : Namque aliae uictu inuigilant et foedere pacto Exercentur agris ; pars intra saepta domorum (…)29

Le « traité » qu’elles ont conclu entre elles les fédère autour de l’intérêt commun et leur permet de transcender leur cupidité, qui ne serait qu’un désir égoïste d’amasser (amor habendi30) s’il ne venait renforcer la communauté. Elles sont de même capables de se sacrifier individuellement pour défendre la ruche ou leur « roi ». Si un tel dévouement se rencontre du côté des lois humaines, c’est le plus souvent lié à des circonstances exceptionnelles, et pas avec la même constance. L’homme n’a pas naturellement (innatus) la faculté d’abandonner 25

Aristote est d’un avis contraire : « Si l’homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux grégaires, c’est évidemment, comme je l’ai souvent dit, que la nature ne fait rien en vain. » (Politique, I, 1253b, § 10) 26 Virgile, en accord avec les croyances de son époque, pense que la ruche est dirigée par un roi (regem : Géorgiques, IV, 75 ; rege : Géorgiques, IV, 212). 27 VIRGILE, Énéide, I, 430-436. 28 VIRGILE, Géorgiques, IV, 154 : (…) magnisque agitant sub legibus aeuum « (…) et elles passent leur vie sous de grandes lois. » 29 VIRGILE, Géorgiques, IV, 158-159 : « Car les unes veillent à la subsistance, et fidèles au pacte conclu / se démènent dans les champs ; / les autres, restées dans les enceintes de leurs demeures [jettent les premières assises de leur rayons (…). » 30 VIRGILE, Géorgiques, IV, 177 : Cecropias innatus apes amor urget habendi / munere quamque suo « Le désir inné d’amasser presse les abeilles de Cécrops / chacune dans son emploi. »

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ses intérêts particuliers, moins encore si son désir est exacerbé. C’est un point irréductible avec les lois divines qui sont tournées d’emblée vers l’espèce, plutôt que vers l’individu. Pour justifier les abeilles, Virgile leur a donc inventé une ascendance divine. Elles ne s’accouplent pas, elles ne perdent pas leurs forces au service de Vénus, mais, en vertu d’un mythe ancien, elles naissent spontanément d’une rosée déposée sur les feuilles31. Ainsi, ne participant pas à la génération, elles sont comme soustraites au temps ou, tout au moins, à la dégradation que celui-ci suscite chez tous les êtres. De plus, vénérant leur « roi », elles ne forment avec lui, dans une cohésion totale, qu’un « un seul esprit32 », laissant penser au poète (qui là encore se place sous l’autorité de la tradition : dixere) que les abeilles participent de « l’intelligence divine » qui anime toute vie terrestre comme un grand tout33. L’Arcadie est le constat d’un monde, celui de Jupiter, où les dieux ont retiré leurs avantages spontanés aux hommes. Ces derniers sont dans la nécessité d’inventer leurs ressources et leurs propres lois. Pour Virgile, la science lucrétienne n’y suffit pas, mais il faut garder en regard la loi divine comme un modèle inaccessible vers lequel tendre, sans s’y substituer, la loi humaine n’étant pas capable par elle-même de transcender les intérêts particuliers qui finissent par la ronger. Nous ne serons jamais comme les abeilles, mais leur exemple peut nous mettre sur la voie d’une conscience à observer.

L’exemple du tissage : une science politique pour les hommes ? Des lois humaines sans référence aux dieux sont-elles dès lors envisageables chez les Anciens ? C’est ce que nous voudrions discuter à présent avec cette troisième utopie que forge Platon dans le Politique. On n’imagine pas Platon se passer des dieux pour lesquels sa conscience aristocratique a un respect de principe. Toutefois, la science politique qu’il définit dans son traité octroie au dirigeant de la cité, et donc aux lois humaines, des prérogatives qui ne devraient être que du ressort des lois divines. Coup de force nécessaire ou outrancier ? Le Politique prend place, dans la réflexion de Platon sur l’état, entre La République et Les Lois, mais il est sans doute le plus radical des trois. L’homme politique y est défini d’abord comme un pasteur, puis comme un 31

VIRGILE, Géorgiques, IV, 197-207. VIRGILE, Géorgiques, IV, 212 : rege incolumi mens omnibus una est « tant que leur roi est sauf, elles ne font toutes qu’un seul esprit avec lui. » 33 VIRGILE, Géorgiques, IV, 221-23 : esse apibus partem diuinae mentis et haustus / aetherios dixere ; deum namque ire per omnes / terrasque tractusque maris caelumque profundum « on a dit que les abeilles avaient une partie de l’intelligence divine et des émanations éthérées ; que la divinité, en effet, se propage dans toutes les terres, les étendues de la mer et le ciel profond. » 32

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tisserand. Un « mythe » sert de transition entre les deux figures. Ce « mythe » est, selon l’habitude platonicienne, une fiction recomposée à partir d’éléments mythiques existants pour appuyer, voire justifier, la spéculation philosophique. Ces « mythes » sont aussi des utopies quand ils affichent une volonté programmatique, et pas seulement explicative, ce qui est le cas ici où le récit mythique vient affirmer la nécessité de l’interventionnisme du politique qui sera ensuite détaillé par la métaphore du tisserand. Le « mythe » inventé par l’Étranger, qui mène le dialogue face à Socrate le Jeune, est celui des deux révolutions contraires de l’univers34. Partant de la légende d’Atrée, pour qui Zeus fit rétrograder le soleil et les astres, il imagine que l’univers ne tourne pas uniformément dans un sens, mais qu’il est tantôt gouverné par Dieu, qui le fait marcher dans un sens, tantôt livré à lui-même, ce qui le fait marcher dans le sens inverse. Ainsi, la première période, gouvernée par Dieu est conforme à l’Âge d’or. C’est le règne de Kronos, où tout naît de soi-même pour l’usage des hommes. En revanche, dans le second état, Dieu abandonne le gouvernail et laisse le monde vivre à sa guise, si bien que ce dernier marche à rebours, faisant que le cycle de la vie va en se dégradant, c’est-à-dire en vieillissant. Tout marchant en sens contraire, les vieillards redeviennent jeunes, les jeunes redeviennent enfants et tous disparaissent dans le sein de la terre. Ils s’y reconstituent et en ressortent pour remonter à la vie. C’est dans un de ces cycles que nous vivons actuellement. Mais, dans ce monde livré à lui-même, le dérèglement s’accentue de plus en plus. Les hommes s’engendrent désormais d’euxmêmes et périraient si les dieux ne leur faisaient don des arts, et parmi ceuxlà, de l’art politique. Cet art a donc pour but, aux yeux de Platon, de corriger la dégradation de la nature causée par l’abandon de la divinité, et de se substituer à cette dernière. Le rôle du dirigeant politique devient dès lors primordial. Platon n’est pas du tout de l’avis du sophiste Protagoras, rappelons-le, pour qui la politique ne doit être en aucun cas le fait d’une science, d’une spécialité, qui serait confisquée par des « technocrates », mais qu’elle est l’affaire de tous dans l’État35. Le philosophe veut au contraire défendre l’idée d’une vraie science politique. Cette science doit ainsi se calquer sur son modèle divin et son art de diriger le monde. On touche là à la question fondamentale, et problématique, de la mimèsis (µίµησις) platonicienne. Pour le dire vite, seules les idées en soi sont au niveau de l’essence, et porteuses de vérité. Si les dieux circulent aisément parmi ces essences, les hommes, eux, ne pourront jamais atteindre sur cette terre la même connaissance que les Dieux. C’est pourquoi ils doivent se contenter d’imiter (µιµεῖσθαι) ce qui leur est supérieur, si tant est qu’ils puissent l’atteindre pour pouvoir le 34 35

PLATON, Politique, 270b-274e. PLATON, Protagoras, 322c sqq.

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contempler. Or, par sa sophia (σοϕία « sagesse »), c’est le philosophe qui est, aux yeux de Platon, le plus apte à approcher l’être, tandis que le sophiste, ou le poète, n’en reste qu’au niveau du non-être, du langage, qui reste au niveau du sensible. L’utopie consiste donc ici à placer le vrai sophos, homme rare et loin du commun, en position suprême de législateur, parce que sa connaissance des lois divines légitimera en lui la « science du commandement sur les hommes » : ἐν τίνι ποτὲ τούτων ἐπιστήµη συµβαίνει γίγνεσθαι περὶ ἀνθρώπων ἀρχῆς, σχεδὸν τῆς χαλεπωτάτης καὶ µεγίστης κτήσασθαι36.

Le régime qui a les faveurs de Platon est ainsi une sorte de monarchie éclairée, celui du « roi sage » qui est sur le même plan que le philosophe roi de La République 37. Il y a là un vrai tour de force, qui consiste à mettre sur le même plan la loi politique et la visée téléologique, mais surtout à lui donner un caractère obligatoire, voire répressif. Car Le Politique va très loin en soutenant que celui qui a la science politique peut, non seulement légiférer, mais changer les lois sans l’assentiment du peuple ou même lui imposer de force ses volontés. Ce pouvoir outrancier n’est pas autrement justifié que par une comparaison avec le médecin qui, lorsqu’il applique un traitement de choc à son patient sans le lui expliquer, n’agit que pour son bien : τούτους δέ γε, ἐάντε ἑκόντων ἄντ‘ ἀκόντων ἄρχωσιν, ἐάντε κατὰ γράµµατα ἐάντε ἄνευ γραµµάτων, καὶ ἐὰν πλουτοῦντες ἢ πενόµενοι, νοµιστέον, ὥσπερ νῦν ἡγούµεθα, κατὰ τέχνην ἡντινοῦν ἀρχὴν ἄρχοντας. τοὺς ἰατροὺς38.

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PLATON, Politique, 292d : « [il est dès lors indispensable d’examiner maintenant] en laquelle parmi elles (= de ces formes de gouvernement), se trouve la science de commander aux hommes, la plus difficile et la plus importante à acquérir. » 37 Pour la référence au « roi sage », PLATON, Politique, 292d : ἀπὸ τοῦ φρονίµου βασιλέως ; pour celle au philosophe roi, République, V, 473c-d : ᾿Εὰν µή οἱ φιλόσοφοι βασιλεύσωσιν(…). 38 PLATON, Politique, 293a-b : « Mais ceux-là (= les rois sages), qu’ils commandent avec ou sans le consentement de leurs sujets, selon des lois écrites ou sans elles, et qu’ils soient riches ou pauvres, il faut croire, comme nous le pensons maintenant, qu’ils gouvernent suivant un certain art. Il en est absolument de même des médecins : [qu’ils nous guérissent avec ou sans notre consentement, en nous taillant, nous brûlant ou nous faisant souffrir de quelque autre manière, qu’ils suivent des règles écrites ou s’en dispensent, qu’ils soient pauvres ou riches, quel que soit le cas, nous ne les en tenons pas moins pour médecins, tant qu’ils nous régentent avec art, qu’ils nous purgent ou nous amaigrissent d’une autre manière, ou nous font engraisser, pourvu que ce soit pour le bien de notre corps et pour le rendre meilleur, de pire qu’il était, et que leur traitement sauve toujours les malades qu’ils soignent]. »

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Du fait que la loi ne peut promulguer des règles qui conviennent à tous les cas, et qu’il est pourtant nécessaire de légiférer, le roi sage ne prescrit que ce qui convient à la majorité des cas et des individus. Mais, plus que cela, il se réserve le droit d’imposer les lois qu’il estime être les meilleures, car, finalement, ses administrés n’auront pas à s’en plaindre. L’idée mise en avant par Le Politique, c’est la toute-puissance de la science, qui peut et doit même, à l’occasion, se substituer à la loi et s’imposer de force pour le bien des administrés. Les chefs pourront décider de mettre à mort ou de bannir des citoyens, de réduire la cité en envoyant des colonies ou de l’agrandir en amenant du dehors des étrangers, ils n’auront aucun compte à en rendre pourvu que leur science et leur justice rendent la cité meilleure. Cette assertion, τὸ δὲ καὶ ἄνευ νόµων δεῖν ἄρχειν39, étonne pour le moins le jeune Socrate, et il y a de quoi. « Gouverner sans loi », parce que le législateur se prend lui-même pour la loi, est paradoxal, antinomique, et en tout cas dangereux pour n’importe quelle conscience politique qui a la mémoire des tyrans, comme les Grecs l’ont. Une telle utopie ne consiste plus à se conformer aux dieux, mais à se substituer à eux. Elle heurte donc le jeune Socrate qui professe, dans le Criton ou dans sa discussion avec Calliclès40, le respect religieux que doit observer la loi. Platon reviendra d’ailleurs sur ces positions, ultérieurement, dans Les Lois41. Mais le propos est encore plus insidieux. La démonstration de l’Étranger commence par la définition du tissage (ὑφαντική42), dont la métaphore filée prend un sens politique clair : le tisserand représente le législateur, le métier à tisser le corps social, les fils les citoyens ; et la trame, comme art d’apparier ces fils, devient l’exercice de la politique lui-même. Or, cet art, comme tous les autres, doit se confronter à la réalité incontournable de la « juste mesure » (τὸ µέτριον) qu’il doit respecter dans les proportions (nombre, longueur, grandeur, petitesse, largeur, etc.43). De même, le tissage royal (βασιλικὴ συµπλοκή) exigera, par nature, une manière propre d’entrecroiser les fils pour obtenir le tissu souhaité44. À l’échelle sociale, cela signifiera qu’une cité juste se devra d’être composée d’un certain alliage de vertus. Ainsi le législateur ne se contente pas d’édicter des lois, il doit connaître la nature des êtres, s’immiscer dans la personnalité des citoyens, déterminer leur caractère, de façon à les apparier le mieux possible :

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PLATON, Politique, 293e : [Socrate le Jeune parle] « le fait que l’on doive gouverner sans lois. » 40 PLATON, Gorgias, 482c-505b. 41 En particulier, PLATON, Lois, VI, 753a-760a. 42 PLATON, Politique, 283b : « Le tissage est l’entrelacement de la trame avec la chaîne. » 43 PLATON, Politique, 283e sqq. 44 PLATON, Politique, 306a.

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τοῦτο γὰρ ἓν καὶ ὅλον ἐστὶ βασιλικῆς συνυφάνσεως ἔργον, µηδέποτε ἐᾶν ἀφίστασθαι σώφρονα ἀπὸ τῶν ἀνδρείων ἤθη, συγκερκίζοντα δὲ ὁµοδοξίαις καὶ τιµαῖς καὶ ἀτιµίαις καὶ δόξαις καὶ ὁµηρειῶν ἐκδόσεσιν εἰς ἀλλήλους, λεῖον καὶ τὸ λεγόµενον εὐήτριον ὕφασµα συνάγοντα ἐξ αὐτῶν, τὰς ἐν ταῖς πόλεσιν ἀρχὰς ἀεὶ κοινῇ τούτοις ἐπιτρέπειν45.

Comme les personnes sont plutôt attirées par les caractères qui leur ressemblent, les énergiques par les énergiques, les tempérées par les tempérées, le risque serait de les voir « dégénérer » (ἐξανθεῖν46 « défleurir ») à travers leurs enfants, les uns en gens furieux, les autres en êtres apathiques. Ainsi, le politique, dans le but de susciter les meilleures coalitions sociales, pourra choisir quels sont les mariages les plus adaptés ! Cet art du tissage comme l’expression utopique du meilleur type de gouvernement politique qui soit a de quoi faire trembler : on pense au contrôle étendu sur le citoyen que suppose la connaissance intime de son caractère ; mais déjà Big Brother n’est pas loin, tout comme les réseaux sociaux où les internautes consentent librement à livrer des informations personnelles. On pense aux dérives eugéniques d’une période noire de l’histoire ; mais la génétique ne pourrait-elle à nouveau définir des portraits types pour la criminologie ? Platon a voulu placer au centre de sa définition la question de l’éthique et des qualités individuelles ; mais peut-on forcer les citoyens à être moraux malgré eux ? La loi humaine a un caractère incitatif ou dissuasif, elle ne doit pas agir sur le cœur de l’homme, ce qui était la prérogative de la loi divine. Si Platon a le mérite d’être le premier à définir une science politique, son tort est sans doute de ne pas avoir respecté l’écart irréductible entre lois divines et lois humaines qui, en chaque individu, peut continuer à agir d’abord comme une liberté de conscience, ensuite comme une liberté du citoyen. Après avoir étudié, au début de notre exposé, des utopies trop fusionnelles avec le modèle divin, on peut estimer qu’à l’inverse un régime où la loi humaine occuperait le champ du divin serait liberticide, et inadéquat dans son rêve de justice. Sans prétendre le moins du monde concurrencer le droit, l’utopie nous présente un champ de réflexion différent sur la manière de réaliser les meilleures lois possibles. Les trois phases utopiques que nous avons étudiées nous ont montré quels rapports entretenaient dans ce but les lois divines avec 45

PLATON, Politique, 310e-311a : « toute la tâche du royal tisserand, et il n’en a pas d’autre, c’est de ne pas permettre le divorce entre les caractères tempérés et les caractères énergiques, de les ourdir ensemble, au contraire, par des opinions communes, des honneurs, des renommées, des gages échangés entre eux, pour en composer un tissu lisse et, comme on dit, de belle trame, et de leur conférer toujours en commun les charges de l’État. » [Trad. É. Chambry] 46 PLATON, Politique, 310d.

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les lois humaines : Évhémère et Iamboulos d’abord ont figuré deux états insulaires entièrement sous le patronage de dieux bienveillants, et tournant le dos à la civilisation pervertie des hommes ; Virgile présente une Arcadie qui tente de s’adapter à l’éloignement des dieux par le biais des arts, mais seulement dans la mesure où ceux-ci s’harmonisent à la nature en apportant aux hommes le nécessaire ; enfin Platon, dans le mythe du Politique et la comparaison avec le tisserand, investit le gouvernant d’un pouvoir équivalent à celui des dieux, parce qu’il est censé en avoir la connaissance la plus intime, et définit par là une science politique à l’usage des hommes. On constate ainsi que, dans ces utopies, les lois humaines ne peuvent se passer de la référence aux dieux parce qu’ils transcendent les intérêts particuliers et garantissent aux hommes la possibilité d’une conscience collective. L’universalité à laquelle prétend la loi ne peut, par définition, se passer de ce modèle divin, quand bien même elle essaie de chercher d’autres manières de penser, qui, si l’on se réfère au modèle platonicien, trop totalitaire, ne sont pas nécessairement meilleures. Il y a donc incontestablement une difficulté pour les hommes à penser les lois sans les dieux, car ils sont comme le criterium du bien-être et de la justice, le divin jouant un rôle essentiel dans la définition d’une conscience. Pourtant la représentation de ces derniers s’efface devant le scepticisme qui existe déjà largement dans l’Antiquité. La question reste de savoir ce que l’on met à leur place. Franck COLLIN ESFiMA - Université Martinique

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Dans les œuvres dramatiques

Les hommes et les dieux : la loi dans l’Orestie d’Eschyle François GADEYNE Une œuvre de théâtre n’est pas un traité d’histoire du droit1 : elle a pour vocation de montrer, non de démontrer. Les problèmes politiques et religieux que soulève L’Orestie d’Eschyle sont à la fois spectaculaires et singuliers. Résumons l’histoire en quelques mots. Agamemnon met en scène le retour du père, le roi d’Argos. À la fin de cette première tragédie, le public voit deux cadavres, ceux d’Agamemnon et de sa captive Cassandre, et deux assassins, son épouse Clytemnestre et son cousin Égisthe. Les Choéphores, en revanche, montrent le retour du fils : Oreste, revenu de la lointaine Phocide. À la fin de la pièce, de nouveau, deux cadavres : à présent, ce sont Clytemnestre et Égisthe ; et deux complices victorieux, Oreste et sa sœur Électre. Mais cette fois, la pièce se referme sur l’étonnante apparition des Érinyes, déesses de la vengeance, qu’Oreste lui-même avait invoquées contre sa mère. La tragédie des Euménides, enfin, est le spectacle d’un procès, celui d’Oreste réfugié à Athènes. Les Érinyes, vaincues, acceptent l’accueil que leur offre Athéna. Le spectacle apporte un éclairage théâtral sur le sacré, sur l’ὅσιον, comme « alliance entre le sacré et la loi2 ». Or, la clarification de cette alliance, sous le jour du théâtre d’Athènes, ne prend pas la forme d’une distinction croissante entre le monde des dieux et celui des hommes. « Le divin, dans lequel l’homme se sait ici abrité, n’est […] pas le "Tout Autre" auquel ont recours ceux pour qui la réalité du monde est privée des dieux. Le divin est bien plutôt ce qui nous entoure, dans lequel nous vivons et respirons, ce qui nous saisit et prend figure dans la clarté de notre sens et de notre esprit3. »

Dans Agamemnon et dans Les Choéphores, les hommes, égarés dans la nuit, tendent les mains vers les dieux. Au grand jour des Euménides, au 1

Voir P. JUDET DE LA COMBE, Les Tragédies grecques sont-elles tragiques ? Théâtre et théorie, Paris, Bayard, 2010, p. 215. 2 G. JAY-ROBERT, Le Sacré et la loi. Essai sur la notion d’hosion d’Homère à Aristote, Paris, Kimé, 2009, p. 50. 3 W.F. OTTO, L’Esprit de la religion grecque. Theophania, Paris, Berg international, 1995, rééd. Pocket, coll. Agora, 2006, p. 99. Édition originale : Theophania. Des Geist der altgriechischen Religion, Frankfurt, Vittorio Klostermann, 1975.

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contraire, une déesse tend la main à un homme. Ce qui demeure, c’est le divin au cœur de toute justice, que ce soit celle du talion ou celle de l’Aréopage. L’avènement d’une justice civique change la forme des rapports entre les hommes et les dieux : c’est une mise en lumière, non une séparation. Le φαίνεσθαι, ou le φαντάζεσθαι, apparition sur la scène, sous les yeux du public assemblé, de ce qui est invisible, nous parle de la nature de la loi comme structure visible du sacré.

Voir l’obscurité L’alliance du sacré et de la loi n’apparaît pas avec l’ὁσίη, alliance réglée entre les hommes et les dieux, dans le cadre de la cité. Dans Agamemnon et Les Choéphores, cette alliance prend sa source dans la nuit, et prend la forme de la vengeance. La justice (δίκη) s’impose aux hommes comme aux dieux. Dans la Théogonie d’Hésiode, la Nuit est mère du Destin et des Moires, de la mort, du sommeil et des songes, du chagrin douloureux, de la fraude et de l’amour criminel, mais aussi de Νέµεσις, la Sanction qui châtie l’orgueil, et d’Ἔρις, la Discorde. Cassandre affirme : « L’homme heureux, une ombre pourrait le renverser4. » Les deux premiers volets du triptyque illustrent la filiation nocturne de ces lois non écrites. La nuit est d’abord celle dont se plaint le veilleur, au commencement d’Agamemnon ; dans cette nuit, surgit le cri de Clytemnestre : « des songes, des nuits traversées d’épouvantes5 » ont provoqué ce « cri dans l’air de la nuit6 ». La scène de théâtre rend visible la scène onirique cachée au plus profond du cœur : c’est toute l’ambiguïté du φάντασµα, révélation de l’invisible dans une obscurité non dissipée7. Oreste aperçoit alors ce que nul autre ne voit : les Érinyes. « Vous, vous ne voyez pas ces créatures ; moi, je les vois8. » La nuit est aussi celle du sommeil des Érinyes, sommeil que décrivent, successivement, la Pythie9 et Apollon10, et dans lequel, bientôt, apparaît Clytemnestre : « car la pensée endormie a ses yeux pour lumière11 ». Avec la 4

εὐτυχοῦντα µὲν / σκιᾷ τις ἂν πρέψειεν (Agamemnon, v. 1327-1328). ἔκ τ´ ὀνειράτων / καὶ νυκτιπλάγκτων δειµάτων (Les Choéphores, v. 523-524, traduction de D. LOAYZA, Paris, Flammarion, 2001). 6 ἀωρόνυκτον ἀµβόαµα (id., v. 34). 7 Voir l’hallucination angoissée de Cassandre dans Agamemnon : φαίνεται (v. 1114). Autre exemple intéressant de φαντάζεσθαι : Clytemnestre invoque l’apparition de « ce vieux, rude vengeur d’Atrée » ; quel est ce dieu mystérieux, si ce n’est Clytemnestre elle-même, « apparaissant » (φανταζόµενος) dans ses propres paroles comme un « vieux génie vengeur » sorti de l’ombre pour punir Atrée en la personne de son fils ? 8 Ὑµεῖς µὲν οὐχ ὁρᾶτε τάσδ´, ἐγὼ δ´ ὁρῶ (Les Choéphores, v. 1061). 9 « Une troupe étonnante de femmes dort. » (Les Euménides, v. 46-47) 10 « Tombées dans le sommeil » (ὕπνῳ πεσοῦσαι, id., v. 68). 11 Εὕδουσα γὰρ φρὴν ὄµµασιν λαµπρύνεται (v. 104, traduction de J. et M. BOLLACK : Les Choéphores et les Euménides, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009). 5

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mère assassinée, c’est le monde chthônien, le monde des morts, qui surgit sur la scène : le monde d’Iphigénie et d’Agamemnon dont la pensée est « obscure12 ». Scène nocturne, scène onirique, et scène infernale ; scène du crime, dans l’ombre, dissimulée par la σκηνή ; scène du complot, aussi, au début des Choéphores. La tragédie commence dans l’ombre et le silence. Σιγᾶτε « taisez-vous », recommandent les choéphores aux jeunes héros13. L’obscurité est le milieu d’où surgit la loi de Νέµεσις, Sanction, fille de la Nuit. Les Moires (Μοῖραι), filles de la Nuit également, doivent veiller à ce qu’elle s’accomplisse : « Déesses du destin, qu’au nom de Zeus cela s’achève Selon la voie où s’engage le Droit (τὸ δίκαιον)14. »

Les dieux chthôniens (θεοί οἱ κατὰ γᾶς15) appartiennent, eux aussi, à la nuit. La terre mère (γαῖα µαῖα16) est elle-même associée à ces dieux, qu’elle recèle : « Terre, et noblesse des dieux d’en bas17. » Parmi ces « bienheureux chthôniens » (µάκαρες χθονίων18), il y a Perséphone19 et les divinités qu’invoque Oreste : l’Érinye, associée au sang « versé sur le sol », les souverains des enfers, et les imprécations (Ἀραί20). Les Érinyes, dans leur prière, appellent la Nuit, qui est leur mère : ὦ µᾶτερ Νύξ21. Zeus, Hermès et Apollon ne sont pas étrangers à ces ténèbres. Zeus, qui fait surgir « d’en bas » le malheur22, est le « Zeus infernal, sauveur des morts23 », auquel Clytemnestre offre la mort d’Agamemnon. Hermès est le « guide des rêves », qui avertit Clytemnestre que les morts sont en colère ; et c’est lui qu’Électre prie de porter son message aux esprits souterrains24. C’est encore lui, cet Hermès nocturne (Ἑρµῆς Χθόνιος et Ἑρµῆς Νύχιος25), qu’invoque le chœur des femmes :

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Ἀµαυρᾶς φρενός (Les Choéphores, v. 157). Id., v. 265. 14 Id., v. 306-308. Traduction de D. LOAYZA, op. cit. 15 θεῶν τῶν κατὰ γᾶς (id., v. 475). 16 Id., v. 45. 17 Γᾶ χθονίων τε τιµαί (id., v. 399). 18 Id., v. 476. 19 Id., v. 490. 20 Id., v. 402, 405, 406. 21 Les Euménides, v. 321-322. 22 ἄταν (Les Choéphores, v. 383). 23 Si on suit, avec D. LOAYZA, la proposition de lire Zeus (Ζηνός) à la place d’Hadès (Ἅιδου) dans Agamemnon, v. 1386-1387. 24 Les Choéphores, v. 125. 25 Id., v. 727-728. 13

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« Il fait souvent voir l’obscur. Sa parole est imprécise ; Pendant la nuit il fait de l’ombre devant les yeux ; Mais il n’est pas moins noir le jour26. »

Ce dieu qui « fait voir l’obscur » (ἀµφαινεῖ...κρυπτά) est, plus que Dionysos, le dieu du théâtre eschyléen. « Une sorte d’épouvante emplit Eschyle d’un bout à l’autre », écrit Victor Hugo dans William Shakespeare : « une méduse profonde s’y dessine vaguement derrière les figures qui se meuvent dans la lumière27. » Dans ce théâtre en clair-obscur, toute lumière se dessine dans la nuit : les Érinyes « habitent l’ombre », dit Apollon ; elles sont « sans soleil » (ἀνήλιοι28), « à l’œil brillant, sourcil froncé dans les ténèbres29 ». Quant à Apollon, il n’est pas encore le dieu solaire d’Euripide : il est le dieu « couteau à la main », selon le titre de Marcel Detienne30. Il est Λοξίας, l’« Oblique », dont l’oracle a poussé Oreste au matricide. À Électre qui en appelle à Zeus, à la Terre, et à « toutes les puissances de dessous la terre31 », le coryphée répond en définissant ainsi la loi (νόµος) des dieux chthôniens32 : une loi archaïque, mécanique et individuelle, celle de la vengeance. C’est la loi de la terre (πέδον), du sang (αἷµα) et de l’errance (ἄτη), une loi aveugle qui fait « payer le crime par le crime33 ». Le destin semble condamner cette justice surgie de l’ombre à toujours y retourner. Cette justice immanente, mécanique et aveugle, c’est l’ombre de la nuit sur la scène de théâtre. La loi cachée, fille des ténèbres, est d’autant plus puissante qu’elle est obscure. Le théâtre pose donc le problème de la loi avec les moyens du spectacle : qu’est-ce qu’une loi que tout le monde ne voit pas, et qui n’est vue que du coupable ? « Vous ne les voyez pas, ces femmes, dit Oreste ; moi, je les vois. » Cette justice invisible, manifestée en clair-obscur par le théâtre, s’impose aux hommes comme aux dieux, et les uns comme les autres y prennent part. Oreste invoque Ἑρµῆς Χθόνιος « Hermès souterrain », au premier vers des Choéphores ; Électre le fait aussi, employant pour le dieu Hermès et pour le défunt Agamemnon des termes comparables34. « Veuille être mon allié », lance Oreste à Zeus35 ; à cette demande s’ajoute bientôt une proposition

26

Id., v. 815-818, traduction de J. et M. BOLLACK, op. cit. Paris, Flammarion, 2003, p. 84. 28 ἀνήλιοι (Les Choéphores, v. 51). 29 ὁρῶντα λαµπρόν, ἐν σκότῳ νωµῶντ´ ὀφρύν (id., v. 285). 30 M. DETIENNE, Apollon le couteau à la main, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1998/2009. 31 χθονίων […] τιµαί (Les Choéphores, v. 399). 32 Id., v. 400-404. 33 τὸν ἐχθρὸν ἀνταµείβεσθαι κακοῖς (id., v. 123. Traduction de P. MAZON, op. cit.). 34 Id., v. 124-151. 35 γενοῦ δὲ σύµµαχος θέλων ἐµοί (id., v. 19). 27

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d’échange : secours divin contre offrandes36. Électre, quant à elle, prie Zeus de s’unir à la « Force » (Κράτος) et au « Droit » (Δίκη)37 pour lui venir en aide. Oreste appelle Δίκη à combattre à ses côtés38, avec les autres dieux chthôniens39. Nombreux sont les exemples d’impératifs adressés, « au nom du droit » (διὰ δίκας40), aux dieux et au défunt Agamemnon : κόµιζε « viens avec moi »41 ; δὸς τυχὰς « donne le succès »42. Inversement, la vengeance est exigée à la fois par un mort, Agamemnon, et par un dieu, Loxias-Apollon43. Les hommes et les dieux se tiennent la main. Les dieux donnent à l’action humaine la puissance dont, réduite à ses propres moyens, elle manque. Dans la vengeance, l’action des dieux est au cœur de l’action des hommes ; elle en est le principe spirituel, la force (κράτος), la condition nécessaire au succès (τυχή). Oreste jure « de par les dieux, de par mon bras44 » ; Clytemnestre paiera le prix de son crime. L’allié divin et l’allié humain se côtoient : l’appel à Pylade, ami d’Oreste, vient juste après l’appel à Zeus45. Le coryphée traduit explicitement ce parallèle : « Que vienne contre eux (contre les coupables) un dieu (δαίµονα) ou un mortel46 » et Électre interprète l’arrivée de son frère comme un don des dieux47. Du matricide, « Loxias porte la responsabilité avec moi48 », plaide Oreste dans Les Euménides. Mais quel est le bras de la justice : un bras humain, ou celui d’un dieu ? À propos du sacrifice d’Iphigénie, Daniel Loayza parle de « brouillage causal ». Quel fut, dans cette affaire, l’instigateur du crime ? Ce sacrifice fut à la fois un crime et une compensation demandée par Artémis. Agamemnon l’a considéré comme θέµις49 « justice sacrée ». Mais le chœur n’en attribue pas aussi clairement la responsabilité à Artémis : pour lui, le roi d’Argos en porte tout le poids. En même temps, Agamemnon accomplit la règle du πάθει µάθος « connaissance par la souffrance », fixée par Zeus, règle sacrée mais qui s’applique de manière immanente. « Les parts respectives des 36

Id., v. 246-263. Id., v. 244-245. 38 Id., v. 497. 39 τοὺς γῆς ἔνερθε δαίµονας (id., v. 125). 40 Ιd., v. 787. 41 Id., v. 262. 42 Id., v. 785. 43 Id., v. 269 sq. 44 ἕκατι µὲν δαιµόνων, / ἕκατι δ´ ἀµᾶν χερῶν (id., v. 436-437, traduction de P. MAZON, op. cit.). 45 Id., v. 20. 46 ἐλθεῖν τιν´ αὐτοῖς δαίµον´ ἢ βροτῶν τινα (id., v. 119). 47 Id., v. 214. 48 τῶνδε κοινῇ Λοξίας µεταίτιος (Les Euménides, v. 465, traduction de J. et M. BOLLACK). D. LOAYZA traduit ainsi : « Loxias en prit sa part, car il fut mon complice. » 49 Agamemnon, v. 217. 37

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agents divins et humains dans l’affaire du sacrifice deviennent extrêmement difficiles à déterminer. »50 Dans L’Orestie, le brouillage est le même. Il rend problématiques les liens entre la δίκη et la notion religieuse d’ὅσιον. Un crime peut être juste ; et il peut même être ὅσιον, comme le sera, par exemple, le « saint crime » d’Antigone51. Inversement, le respect d’une loi (νόµος) ou d’une règle de justice (δίκη) peut conduire à la catastrophe, comme l’isonomie dans Les Sept contre Thèbes52. L’action humaine peut être moralement bonne ou mauvaise ; seule compte la δίκη, l’équilibre du bien avec le bien, du mal avec le mal. Cette règle pose un problème que formule Électre au début des Choéphores : une prière peut-elle être faite pour le mal ? Le chœur la rassure : il est juste et pieux de « rendre à l’ennemi le mal pour le mal53 ». Mais revenons à cette nuit qui environne la scène. Ici et là brillent, de loin en loin, la lueur des fanaux (le « nocturne messager de feu54 »), la flamme des sacrifices, « la lumière du feu impérissable55 » du temple d’Apollon, ou les yeux des Érinyes. La nuit, dans les deux premières tragédies de L’Orestie, c’est l’absence du père : le père attendu, le père assassiné, puis le père défunt. Nombreuses sont les prières au père absent ; et le péan, chant de joie, n’est jamais loin du thrène, chant de deuil56. Dans Les Choéphores, le chœur des femmes élève sa prière vers le père des dieux, Zeus (πάτερ Ζεῦ57), en faveur d’Oreste « poulain privé de père58 ». « Au nom du droit (δίκας) j’élève chaque mot59. » L’absence du père, c’est donc l’absence du droit ; le désir ou le regret d’un père, c’est le désir ou le regret du droit : c’est ce que disent Les Choéphores, tragédie de la nuit du droit, et déploiement d’une longue prière au père absent. Δίκη, la justice, n’est-elle pas, chez Eschyle, fille de Zeus (Διὸς κόρα60), donc fille du père ? La prière est un appel dans la nuit. Les mortels sont en attente de signes (σήµατα61). La prière d’Oreste est l’expression de cette attente : « Ô père, père de douleur, que Te dire, ou quoi faire, 50

ESCHYLE, L’Orestie, op. cit., p. 39. ὅσια πανουργήσασ’ (SOPHOCLE, Antigone, v. 74). Voir G. JAY-ROBERT, op. cit., p. 55. 52 Voir P. JUDET DE LA COMBE, op. cit., p. 213. Cette règle est celle « de l’isonomie qui fonde la démocratie ». 53 τὸν ἐχθρὸν ἀνταµείβεσθαι κακοῖς (Les Choéphores, v. 123). 54 νύχιος ἄγγελος πυρός (Agamemnon, v. 588). 55 πυρός τε φέγγος ἄφθιτον (Les Choéphores, v. 1037). 56 Id., v. 124-163. 57 Id., v. 783-784. 58 πῶλον εὖνιν (id., v. 794). 59 διαδικᾶσαι πᾶν ἔπος / ἔλακον (id., v. 787-788, traduction de D. LOAYZA, op. cit.). 60 Id., v. 949. 61 Id., v. 219. 51

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Pour atteindre, de loin, avec un bon vent, Le lit qui te retient ? Où l’ombre n’est pas, est la lumière ! Pourtant les actions de grâce ne portent pas moins Le nom de plainte triomphale En l’honneur des Atrides, aux portes du palais62. »

« L’ombre et la lumière s’opposent63. » Mais les « actions de grâce » (χάριτες), « portent aussi le nom de plainte », une « plainte triomphale » (γόος εὐκλεής). L’ombre du deuil devient lumière triomphale, et la lumière (φάος) est elle-même l’expression de cette ombre (σκότος). Pour les Atrides endeuillés, l’ombre est une lumière, et la lumière une ombre ; et, dans cette ombre, ils lancent un cri vers le père, qui est un cri vers le droit : « Écoute encore ce dernier cri, mon père64. »

Dans la lumière du droit Ne perdons pas de vue la scène de théâtre. Les prières (péans, thrènes et imprécations) nous ont plongés dans l’ombre qui l’entoure. La scène est aussi le lieu de l’avènement du visible : tout le public la voit, c’est-à-dire la cité rassemblée pour un moment constitutif de la vie politique65. Quand Oreste, à la fin des Choéphores, a vengé son père, il appelle le chœur et le public à ouvrir les yeux : ἴδεσθε « voyez ». Le « Père », aussi, doit voir – ὡς ἴδῃ πατήρ « pour que le père voie » –, non son propre père, Agamemnon, mais le Soleil, qui voit tout : ὁ πάντ’ ἐποπτεύων τάδε, Ἥλιος66. Le Soleil, symbole de justice, est le dieu qui voit et qui fait voir : les héros tragiques l’invoquent souvent, le prenant à témoin67 ; notons que Les Euménides s’achèvent sous le regard de Ζεὺς ὁ πανόπτας « Zeus qui voit tout68 ». Les dieux eux-mêmes sont convoqués sur scène, sommés de se montrer enfin, ainsi que les mortels, invités à com-paraître. Mortels et immortels se rencontrent alors, car les dieux, présents sur la scène athénienne, jouent le jeu du λόγος et de l’ἀγών. Le véritable enjeu n’est donc pas la séparation des hommes et des dieux : là n’est pas la leçon du théâtre. Le problème du droit, 62

Id., v. 315-322 (traduction de J. et M. BOLLACK, op. cit.). Id., v. 319 (traduction de D. LOAYZA, op. cit.). 64 Id., v. 500. 65 C. MEIER, De la Tragédie grecque comme art politique, Paris, Les Belles Lettres, coll. Histoire, 2004. 66 Les Choéphores, v. 985-986. 67 τὸν πανόπτην κύκλον ἡλίου (Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 91). Voir Jacques JOUANNA, « "Soleil, toi qui vois tout" : variations tragiques d’une formule homérique et nouvelle étymologie de ἀκτίς », in Études sur la vision dans l’antiquité classique, études réunies par Laurence Villard, Publication des Universités de Rouen et du Havre, 2005. 68 Les Euménides, v. 1045. 63

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tel que le pose L’Orestie, est, répétons-le, celui de sa visibilité : la loi est-elle visible de tous ? Dans Les Euménides, les pères sont encore absents : leur présence est impossible, et celle d’Agamemnon n’avait pas ramené l’ordre. Mais chaque protagoniste du drame semble représenter un de ces pères absents. Oreste, bien sûr, est le vengeur du sien. Sa nourrice, dans Les Choéphores, pleurait la perte de celui qu’elle avait reçu « pour son père69 ». Oreste est là « pour son père », à nouveau, et pour lui succéder70. C’est de son père qu’Apollon tient sa puissance oraculaire : « De Zeus, son père, Loxias est le prophète71. » Athéna, elle aussi, est fille de Zeus ; elle n’a, d’ailleurs, pas de mère, n’ayant pas, comme le dit Apollon, été « nourrie dans l’obscurité d’un sein72 ». Elle doit à son père sa puissance et sa virilité, et c’est grâce à Ζεὺς ἀγοραῖος73 – « Zeus de la parole », ou « de l’agora », de la place publique – qu’elle triomphe à la fin de L’Orestie. La Justice elle-même (Δίκη) est fille de Zeus ; or, justement, Eschyle fait évoluer la tradition sur ce point. Quant aux Érinyes, nous le savons aussi, elles sont filles de la Nuit. Agamemnon était la tragédie de la paternité violente. Dans la parodos, le chœur résumait les débuts de la théogonie : la succession violente d’Ouranos, de Kronos et de Zeus. À la fin de cette tragédie, Égisthe rappelle la sombre histoire d’Atrée, le père d’Agamemnon, qui servit en repas à son frère Thyeste, le père d’Égisthe, la chair de ses enfants74. Pour avoir sacrifié sa fille, Agamemnon doit mourir de la main de son épouse ; c’est ce que veut la δίκη, Clytemnestre le rappelle, et le chœur lui répond : « Cet outrage-là est venu en échange d’un outrage75. » Dans Les Choéphores, « les morts tuent le vivant76 » ; par la main d’Oreste, faussement annoncé comme mort, c’est Agamemnon, le vrai père, qui tuait Égisthe, l’usurpateur, le faux père. Mais le père était absent : l’ombre était désormais son domaine. L’intrigue posait le problème moral et juridique majeur de l’héritage, de la succession légitime, de la place vacante du père77. Les générations se succèdent ; l’engendrement des fils et des filles se fait dans la douleur (ὠδίς78). La succession est difficile, pour les hommes

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ἐξεδεξάµην πατρί (Les Choéphores, v. 762). Id., v. 479-480. 71 Διὸς προφήτης δ´ ἐστὶ Λοξίας πατρός (Les Euménides, v. 19). 72 Id., v. 665. 73 Id., v. 973. 74 Agamemnon, v. 1577 sq. 75 ὄνειδος ἥκει τόδ´ ἀντ´ ὀνείδους (id., v. 1560, traduction de P. JUDET DE LA COMBE, Paris, Bayard, 2004). 76 Les Choéphores, v. 886. 77 Voir P. LEGENDRE, Leçons IV. L’Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985 (nouvelle édition augmentée, 2004). 78 Les Choéphores, v. 211. 70

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comme pour les dieux, et le sacrifice d’Iphigénie rappelle au chœur le conflit entre Zeus et sa fille Artémis79. Les Euménides résolvent de manière théâtrale – c’est-à-dire, encore une fois, spectaculaire au sens propre du terme – le problème de la filiation, par le contraste, révélé sur la scène, entre une filiation obscure et une filiation éclairée. Voilà que les fils et les filles seulement sont là, réunis sur l’acropole. Les Euménides offrent l’image d’une filiation apaisée, symbolisée par Athéna qui met au jour la vérité du droit restée obscure dans les deux tragédies précédentes : celle d’une filiation nécessaire. La vérité s’y fait pleinement ἀλήθεια « dévoilement » – un dévoilement qui, loin de séparer l’humain du divin, élucide leurs relations. Malgré cette clarté, la participation des mêmes dieux aux deux formes de justice, la justice privée et la justice civique, implique que dans celle-ci le talion n’a pas entièrement disparu. La loi de la πόλις ne se substitue pas à la vengeance en la niant, mais en comprenant cette part d’ombre : « le droit et la violence » sont intimement liés80. Il en résulte une esthétique théâtrale de la justice, faite d’ombre et de lumière, et qui caractérisait déjà le talion : « La balance de Justice contrôle, Rapide, ceux qui sont dans la lumière ; Dans les intervalles de l’obscurité, Le malheur attend et tarde ; Les autres, la nuit sans mélange les possède81. »

L’Aréopage fondé par Athéna jugera « de jour et de nuit pareillement82 » ; il « veillera sur la ville qui dort83 ». Les Euménides révèlent une vérité en clair-obscur de la justice. Mais le sens chrétien du mot « révélation » nous piège : nous imaginons trop facilement le vrai et le bien venus d’en haut, c’est-à-dire une transcendance. Or, Athéna n’est pas le Dieu de Moïse. L’expérience du divin est celle d’une rencontre, d’une présence des dieux dans le réel, et non audelà. Dans les ténèbres du prédroit, les dieux se cachent mais ils sont là ; ils servent la loi de la vengeance, loi humaine et divine à la fois. Dans Les Euménides, les dieux se montrent : ἀλήθεια, dévoilement de leur présence dans une cité d’hommes. Les hommes et les dieux sont ensemble sur la même scène, sur l’acropole, espace politique et religieux à la fois. Apollon et les Érinyes s’affrontent comme au tribunal. « Les dieux », écrit Walter

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Voir D. LOAYZA, op. cit., p. 40, note 2. P. JUDET DE LA COMBE, op. cit., p. 219. 81 Les Choéphores, v. 61-65, traduction de J. et M. BOLLACK, op. cit. 82 Les Euménides, v. 692. 83 Id., v. 705-706. 80

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Friedrich Otto, « sont présents là où quelque chose de décisif a lieu, est accompli ou enduré84. » À elle seule, Athéna n’aurait pu rendre la justice : elle le reconnaît ellemême. À lui seul, Apollon est impuissant à purifier Oreste, son protégé ; ce dieu est d’ailleurs pour le moins ambigu, comme l’a montré Marcel Detienne dans Apollon le couteau à la main : « L’Apollon meurtrier, qu’il soit à Delphes ou à Sicyone, est complètement étranger à l’avènement du droit et à ce monde des tribunaux de sang. Nulle part, il n’institue une cour de justice et s’il paraît devant l’Aréopage, c’est aux côtés d’Oreste, en tant que partie et en avocat prenant la défense d’un client qui est encore, tout au long de l’Orestie, l’homicide le plus cher à son cœur85. »

Rien n’est plus étranger à la religion grecque qu’un dieu entièrement bon, comme le dieu de Platon, qui ne peut commettre aucun mal. Public moderne d’un spectacle antique, nous découvrons une autre vérité de la loi : celle de la rencontre, en plein jour, de l’humain et du divin. La scène des Euménides circonscrit un espace de visibilité où les deux dimensions se retrouvent. Cette rencontre s’effectue grâce à l’accueil de l’étranger, du ξένος : il est permis de penser que cet espace de visibilité, qui représente l’espace civique, est aussi un espace d’hospitalité, loi sacrée en Grèce. Les Érinyes elles-mêmes sont finalement accueillies à Athènes. Inversement, tous les crimes qui sous-tendent L’Orestie apparaissent comme des crimes contre l’hospitalité : Pâris enlevant Hélène à Ménélas, l’horrible festin d’Atrée, le retour d’Agamemnon, etc. Oreste fut accueilli en hôte à Argos86 ; en tant que tel, il eut droit aux « regards justes » (δίκαια ὄµµατα). Mais cet hôte, sous une identité feinte, assassine à son tour ses hôtes. Le retour d’Ulysse à Ithaque, dans l’Odyssée, interroge pareillement les fondements du droit, comme l’a montré Eva Cantarella87. La rencontre, en plein jour, entre les hommes et les dieux renouvelle et rétablit la tradition sacrée de l’hospitalité, garantie par Zeus. Le théâtre restaure le droit comme accueil de l’homme par le dieu et du dieu par l’homme, condition d’une paix civique renouvelée.

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W.F. OTTO, op. cit., p. 77. M. DETIENNE, op. cit., p. 211. 86 « Vous trouverez ici un accueil digne d’un tel palais, des bains chauds et un lit pour charmer vos épreuves, et la présence de regards justes. » (Les Choéphores, v. 668-671) 87 E. CANTARELLA, Ithaque : Héros, femmes et pouvoir entre vengeance et droit, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Histoire, 2003. 85

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Les hommes et les dieux sur la scène du droit Revenons un instant au premier dialogue entre Athéna et Oreste, dans le deuxième épisode des Euménides88 ; nous y trouverons la matière d’une synthèse. Une justice nouvelle s’invente et s’organise, sous nos yeux, et dans le temps de la représentation. En réponse aux Érinyes, la déesse discute l’argument religieux : qu’Oreste refuse de prêter serment ne prouve rien contre lui. Elle refuse ainsi une sentence venue d’ailleurs, hors de la scène, d’une δίκη obscure que Louis Gernet appelle le « prédroit »89. En outre, la déesse refuse la souveraineté juridique dont les Érinyes l’ont jugée « digne » (ἀξίαν) : « La décision finale de l’accusation me reviendrait donc90 ? » La justice n’appartient pas à un juge souverain : Athéna donne la parole aux deux parties ἐν µέρει « à leur tour91 » et annonce qu’elle prendra part au vote. Cette participation de la déesse est certes décisive, puisqu’elle permettra l’acquittement d’Oreste, mais sa voix, juridiquement, sera une voix parmi les autres, et non celle d’un Θεός ἐκ µηχανῆς. Athéna interroge donc Oreste, et sollicite sa défense par des impératifs : « défends-toi » (ἀµυναθοῦ92), « réponds » (ἀµείβου93). Elle s’adresse à lui comme à un « suppliant » (προσίκτωρ94) et le compare à Ixion. En celui-ci se conjuguent le suppliant et l’hôte, puisque Ixion, meurtrier de son beau-père, fut accueilli sur l’Olympe après avoir été purifié par Zeus. L’hôte et l’accusé ne font donc qu’un ; ce lien essentiel entre justice et hospitalité, c’est la déesse qui l’exprime. Oreste est accueilli près du foyer de la divinité : « gardant cette statue » (βρέτας τόδε…φυλάσσων95), « auprès de mon foyer » (ἑστίας ἐµῆς πέλας96), dans la position d’un « respectable suppliant » (σεµνὸς προσίκτωρ). Le démonstratif τόδε, dans la bouche d’Athéna, détermine et désigne la statue (βρέτας) de la déesse. Ainsi, celle-ci se dédouble ; d’un côté, il y a le βρέτας, c’est-à-dire sa représentation humaine, et, de l’autre, la déesse elle-même dont le séjour est l’Olympe. Si elle accueille le réfugié chez elle, ce n’est pas sur l’Olympe, séjour divin, contrairement à Ixion,

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Les Euménides, v. 436-489. « Dans le prédroit, on peut dire qu’elle est toujours du type de l’ordalie, c’est-à-dire du procédé qui permet de trancher ou d’entériner en renvoyant l’une des parties ou toutes les deux à un autre monde où se joue leur sort. » (L. GERNET, « Droit et prédroit en Grèce ancienne », in Anthropologie de la Grèce archaïque, Paris, 1976, p. 242 ; cité par D. LOAYZA, op. cit., p. 360). 90 Les Euménides, v. 434, traduction de J. et M. BOLLACK, op. cit. 91 Id., v. 436. 92 Id., v. 438. 93 Id., v. 442. 94 Id., v. 441. 95 Id., v. 439-440. 96 Id., v. 440. 89

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mais dans le lieu humain où se trouve sa statue, dans le séjour humain de la divinité, sur l’acropole qui est, en quelque sorte, l’Olympe d’Athènes. Dans sa plaidoirie, Oreste présente Apollon comme son complice, nous l’avons vu97 ; mais il n’est pas non plus un étranger complet pour Athéna : « tu connais bien mon père98 », lui dit-il, rappelant à la déesse le rôle qu’elle joua aux côtés (ξύν) d’Agamemnon pendant la guerre de Troie : ξὺν ᾧ σὺ Τροίαν ἄπολιν Ἰλίου πόλιν ἔθηκας (…)99

L’humain et le divin sont liés par des alliances étroites, qui sont autant de contrats informels qui rappellent la φιλία purement humaine, entre hôtes, entre amis, entre membres d’une même famille100. Apollon, qui l’a poussé à la vengeance, est maintenant aux côtés de l’accusé pour le défendre. Le dieu de Delphes l’a purifié selon les règles de son culte. Une expression étrange employée par Oreste, ἀνδρὸς αἵµατος καθαρσίου101 « l’homme qui purifie le sang », désigne le sacrificateur qui purifie le suppliant, comme sur le vase du « peintre des Euménides » conservé au Louvre102 . Or, sur ce vase, le sacrificateur est sans doute Apollon lui-même. Dans l’ἀνὴρ καθάρσιος, Marcel Détienne voit Apollon, le « purificateur humain103 ». Certes, ni Apollon ni Athéna ne dialoguent avec Oreste sur un pied d’égalité. Oreste obéit aux « ordres de Loxias » (Λοξίου κελεύµασιν104), à ses « prescriptions oraculaires » (Λοξίου χρηστηρίους105). Il s’en remet, en outre, à la justice des dieux : « Décide le droit, dis si c’était juste ou non106. » Ajoutons qu’après le règlement de ce procès, Oreste rendra grâce à trois divinités : Apollon, Pallas Athéna et Zeus Sauveur107. Nulle égalité, nulle confusion entre l’humain et le divin, par conséquent. Mais le lieu de la divinité n’est pas celui de la transcendance. Apollon et Athéna ont accueilli le fugitif à la fois chez eux et parmi les hommes : l’un à Delphes, l’autre à Athènes. Le premier, Apollon, l’a fait entrer « sous les toits d’autres

97

Id., v. 465. Id., v. 455. 99 « Avec lui, c’est toi qui as fait de la ville d’Ilion la non-ville / Qu’est Troie. » (id., v. 457458, traduction de J. et M. BOLLACK, op. cit.) 100 É. BENVENISTE, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 1, Économie, parenté, société, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 335-353. 101 Les Euménides, v. 449. 102 Cet objet peut être vu dans la base Atlas du musée du Louvre : http://cartelfr.louvre.fr/ 103 M. DETIENNE, op. cit., p. 207. 104 Les Euménides, v. 235. 105 Id., v. 241. 106 Id., v. 468. 107 Id., v. 758 et 760. 98

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hommes108 », où il a pu laver sa faute par des sacrifices109 , et dans son propre temple, à Delphes, où se situe la première scène des Euménides. La deuxième, Athéna, accueille le coupable dans la cité d’Athènes, dans son séjour humain, sur l’Acropole où se trouve son temple, et où elle institue un tribunal constitué d’hommes. L’avènement d’un droit politique résulte d’une rencontre éclairée entre les hommes et les dieux. Puissances invisibles mais efficaces, ceux-ci accompagnent les hommes dans l’accomplissement de lois obscures ; mais ils les conduisent aussi sur la voie d’une loi claire. La leçon des Euménides est celle de la lumière qui rend visible. L’arrière-monde devient apparent, le théâtre transforme le sacrifice en spectacle. Clytemnestre sort des enfers et apparaît sur scène ; les Érinyes se montrent et plaident leur cause à visage découvert. La scène publique accueille l’invisible ; le divin n’est plus caché au fond de la nuit, il est dévoilement (ἀλήθεια). C’est par ce dévoilement des forces obscures de la δίκη que la loi acquiert le pouvoir de canaliser la violence sacrée. C’est à ce point d’intersection de la nuit et du jour que se rencontrent l’humain et le divin, et cette rencontre est définie par le « saint » (ὅσιον) et structurée par le « sacré » (ἱερόν)110. Les mêmes lois non écrites (ἄγραφοι νοµοί111), sacrées, ont justifié l’accueil d’Oreste à Argos, le matricide, et, en-deçà de ce crime, le déchaînement de la violence mimétique depuis Atrée ; elles justifient, symétriquement, l’accueil d’Oreste à Athènes, son procès et son jugement, et enfin la création de l’Aréopage. Les hommes et les dieux agissent de conserve, dans les deux cas. L’ombre précède la lumière, mais elle demeure en elle : les noires Érinyes sont accueillies dans la cité. Seulement, la loi de la πόλις est l’avènement public, c’est-à-dire « politique », de la loi privée ; elle est la loi et la conscience de la loi, plutôt qu’obéissance aveugle aux lois non écrites. « L’homme de ce monde grec s’élève jusqu’au divin au moment le plus important et le plus significatif, où le dieu lui est si proche qu’il ressent la conduite divine comme la sienne propre et réciproquement112. »

François GADEYNE CPGE, Lycée Henri IV, Paris 108

Id., v. 451-452 (traduction de D. LOAYZA, op. cit.). Id. v. 451. 110 Voir G. JAY-ROBERT, op. cit., p. 40 et 64-65. 111 Ce sont les devoirs dus aux morts, l’hospitalité et le respect des suppliants (voir G. JAYROBERT, id., p. 55-56 : « l’hosios et les lois non écrites »). 112 W. OTTO, op. cit., p. 99. 109

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Lois des dieux ou lois des hommes dans Oedipe Roi de Sophocle ? Marielle de BÉCHILLON La figure d’Œdipe, fils d’incestueux et parricide, traverse les époques. Littérature et cinéma se sont emparés du mythe dans le sillage des Tragiques grecs1. Freud fera de même. Quant au droit, il n’a cessé de l’interroger. Ainsi la doctrine juridique française ancre-t-elle dans la pièce de Sophocle l’idée d’une permanence de la prohibition pénale de l’inceste parce qu’elle y lit l’histoire de la culpabilité d’Œdipe. Est-ce à bon escient ? Œdipe Roi met-il en scène un débat de nature véritablement juridique ? Pour répondre à cette interrogation, il faut d’abord considérer les lois que Sophocle évoque dans le texte de cette œuvre : loi des dieux ou lois des hommes ? Car c’est bien à travers l’étude de la norme posée, de son origine et de ses caractéristiques, que nous serons à même d’identifier dans quel registre la pièce se déploie. Attardons-nous, pour commencer, sur le thème de la pièce. Œdipe est un Labdacide. Œdipe Roi narre un épisode particulièrement tragique de son existence. Il est devenu roi de Thèbes, époux de Jocaste et père de quatre enfants, après avoir répondu à l’énigme de la sphinge. Depuis, la ville est ravagée par la maladie. On demande à Œdipe de sauver la cité en découvrant qui a, jadis, tué Laïos l’ancien roi. Le meurtrier démasqué et puni, Thèbes devrait être lavée de la souillure qui l’abîme et la conduit à sa perte. Œdipe enquête pour découvrir la vérité. Il finit par apprendre qu’il a occis Laïos, son propre père, et épousé sa mère, Jocaste. Celle-ci se suicide de désespoir, Œdipe s’exile après s’être crevé les yeux. La pièce, serait-elle de facture moderne, aurait toutes les allures d’un roman policier. Lisons-la plutôt dans son contexte. Sophocle écrit Œdipe Roi aux alentours de 420 av. J.-C. à l’heure où le théâtre tisse des liens étroits avec la polis. Écoutons L. Canfora à ce sujet : « À côté de l’assemblée populaire et des tribunaux, le théâtre est à Athènes un pilier du fonctionnement politique de la communauté. Ce sont les trois lieux où la communauté se reconnaît comme telle, et où la communication est vraiment générale et immédiate2. » 1 C. BIET, Œdipe en monarchie, tragédie et théorie juridique à l’âge classique, Paris, Klincksieck, 1994. CORNEILLE, Théâtre III, Œdipe, Flammarion, 2006. J. COCTEAU, La machine infernale, Grasset, 1934. VOLTAIRE, Œdipe, éd. Espaces 34, 2008. A. ROBBEGRILLET, Les Gommes, Éditions de minuit, 2012. P. PASOLINI, Œdipe Roi. 2 L. CANFORA, Histoire de la littérature grecque d’Homère à Aristote, Paris, Desjonquères, 1994, p. 159.

221

C’est dire à quel point le théâtre grec du Vè siècle av. J.-C. est un théâtre engagé, surtout dans la sphère politique. Qu’en est-il de l’histoire politique d’Athènes ? C’est une jeune démocratie. La loi, fer de lance du régime, fait la fierté de la cité. Conçue comme l’aboutissement d’une convention actée entre citoyens, elle est de facture humaine. Et, pourtant, dès le Vè siècle, la crise du nomos éclate à Athènes. Les querelles fusent de toutes parts, bruissent dans toutes les disciplines. Sophocle n’est pas en reste. Dans ses pièces, c’est au travers de l’affrontement entre lois des dieux et lois des hommes qu’il traduit le malaise ambiant. Antigone, incontournable, symbolise l’opposition entre les normes humaines et les règles divines. Elle fixe l’idée d’une suprématie des lois divines sur les lois humaines, ici matérialisées sous la forme d’un simple décret. Œdipe Roi, un autre de ses chefs-d’œuvre, offre, à son tour, une contribution nourrie au débat. Ce sont les lois divines que Sophocle évoque dans son texte et elles seules. Ce choix exprime une partie de sa pensée juridique. Il résume l’opinion du Tragique sur la légitimité, les caractéristiques et la valeur des lois divines et, en creux, dénonce les manques des lois humaines. Il dit plus encore. En ne convoquant que les lois divines, Sophocle donne un sens, une tonalité à sa pièce. Ajoutons à cela que la lecture de la pièce dans la langue de l’auteur autorise la même conclusion. Le vocabulaire choisi renforce l’hypothèse d’une pièce dédiée à un registre particulier, celui de la religion et de la morale. Autant d’éléments qui autorisent une sérieuse remise en cause de sa réception juridique contemporaine. Notre point de départ a été un questionnement sur l’origine des lois inscrites dans la pièce afin de saisir la pensée juridique de l’auteur et de déceler le registre dans lequel évolue sa pièce. Alors, poursuivons dans cette logique. Après l’étude de l’évocation exclusive des lois divines, nous évaluerons la portée de cette évocation exclusive des lois divines.

L’évocation exclusive des lois divines Aux vers 863-867, le chœur évoque, dans une clameur pleine d’effroi, les lois nées de l’Olympe. D’emblée, il leur rend hommage. Ses propos sont nourris de louanges qui scandent leurs qualités, les distinguant, dans le même mouvement, des lois humaines. L’évocation prend, alors, des allures de célébration. À l’inverse, les lois humaines restent absentes de la pièce. Sophocle n’a pas nommé le nomos au sens politique du terme. Son choix interpelle. Toute la pièce est focalisée sur un inceste et un parricide, deux crimes majeurs. Pourquoi, alors, taire le nomos qui les prohibe et les sanctionne ? La célébration des lois divines Le passage dans lequel le chœur célèbre les lois divines dévoile un pan, certes déjà célèbre, de la pensée juridique de Sophocle. C’est la prise en 222

compte du contexte de l’époque qui jette un éclairage décisif sur les motifs de cette célébration. Étudions le texte pour commencer. Le chœur évoque les lois divines aux vers 863-866, sur un total de 1530 vers qui constituent l’intégralité de la pièce. Il le fait en ces termes : « Ah ! fasse le Destin que toujours je conserve la sainte pureté dans tous mes mots, dans tous mes actes. Les lois qui leur commandent siègent dans les hauteurs : elles sont nées dans le céleste éther, et l’Olympe est leur seul père ; aucun être mortel ne leur donna le jour ; jamais l’oubli ne les endormira : un dieu puissant est en elles, un dieu qui ne vieillit pas. »

Un peu plus de la moitié de la pièce s’est déjà déroulée. Le chœur clame son souhait de garder « la sainte pureté » issue de la loi née dans l’Olympe. On décèle dans sa voix l’empreinte de son désarroi. À mi-parcours de la pièce, il contemple avec horreur les actes ignobles recensés, l’inceste et le parricide, et il mesure « le scepticisme impie de ses souverains3 ». Il prie pour ne pas être contaminé par toute cette souillure et cette impiété. « Il se réfugie dans une soumission pieuse aux lois des dieux et aux lois éternelles de la morale4. » Voilà pour le principe même de la célébration. Mais son propos est plus dense. Les lois divines sont remarquables par leurs qualités qui, précisément, les opposent aux lois humaines. Et Sophocle ne se prive pas de répéter leurs atouts. Par deux fois, le Tragique renseigne sur l’origine de ces lois. Elles sont seulement d’origine divine et, précise-t-il, comme si l’affirmation ne se suffisait pas à elle seule, elles n’ont aucune origine humaine. La redondance n’est pas neutre. Elle ancre la certitude d’une légitimité exclusivement divine. Enfin, le chœur les crédite de deux qualités qui se complètent et se renforcent. Ces lois sont pérennes (jamais l’oubli ne les endormira) et « portées par un dieu puissant qui ne vieillit pas ». Elles sont éternelles, autrement dit stables et sûres. Comment expliquer la pensée juridique de Sophocle ? Pourquoi retient-il les lois divines ? Comment comprendre les qualités dont il les pare ? Explorons le contexte de l’époque pour proposer des réponses fondées sur des indices objectifs, sans perdre de vue les limites de l’enquête. Restons lucides. Nous n’accéderons qu’à une partie de la subjectivité de l’auteur. Celle qu’il donne à voir, celle que l’éclairage apporté par le contexte de l’époque permet de s’approprier. C’est dire à quel point nous devons rester modeste et procéder par hypothèses plutôt que par assertions. 3

Nous avons utilisé la traduction de P. MAZON, Les Belles Lettres, 2002. En ce sens cf. P. MAZON, op. cit., note 1, p. 103. 4 Ibid., p. 103.

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Sophocle utilise le mot nomos. Lorsqu’il écrit Œdipe Roi, le terme désigne la loi. Très prisée dans la vie politique, la loi a connu un moment de splendeur auquel succédera une véritable crise, nous l’avons déjà souligné. Comment tout cela est-il advenu ? Dressons le bilan des années précédentes. On s’accorde pour admettre que le vocable nomos remplace thesmos à la fin du VIè ou au début du Vè siècle av. J.-C. Alors, il désigne la loi, émanation de la démocratie et prend le sens politique qui fera sa fortune5. On sait la fierté que fut la loi pour les Grecs. Écoutons ce que nous apprend J. de Romilly à son sujet : « La loi – et, plus précisément, la loi écrite – devint alors le symbole même de cette double opposition : elle incarna pour les Grecs la lutte contre la tyrannie, et l’idéal démocratique, mais aussi la lutte contre les barbares, et l’idéal d’une vie policée6. »

À ses débuts, la loi humaine est dotée de deux qualités essentielles : permanence et stabilité. Elle devient le symbole d’une démocratie aboutie. Dans la pensée grecque, pendant un temps, lois divines et lois humaines coexistent sans préjudice pour les unes ou pour les autres : « Les lois humaines sont le reflet de la loi divine, ou bien son émanation, ou encore son imitation ; en tout cas il y a continuité de l’une à l’autre7. »

Puis, à l’époque de Sophocle, l’admiration sans limite qui portait la loi démocratique au pinacle s’amenuise. Sa légitimité est remise en question. Des critiques fusent, qui la font vaciller là où elle semblait si solide. Désormais, elle apparaît relative, précaire et contradictoire. On sait combien les Grecs aiment les débats. Ils ne bouderont pas celui-ci. Poètes, historiens, tragiques, philosophes et parmi eux les sophistes, prendront part, au fil des ans, à la polémique. « Alors, tout à coup, l’opposition se fait sentir ; et l’on a soudain, au théâtre, la fière affirmation que la loi divine est la seule qui compte : on a Antigone8. »

C’est peu dire combien Sophocle est concerné par le questionnement et les débats autour de la loi. Probablement parce que les prémisses de la crise surviennent avec lui. Évidemment parce qu’il choisit de s’impliquer : il est 5

J. DE ROMILLY, La loi dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 17. J. DE ROMILLY, op. cit., p. 18. 7 J. DE ROMILLY, op. cit., p. 28. 8 J. DE ROMILLY, op. cit., p. 29. 6

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un des premiers à mettre en scène une de ses conséquences, le duel qui oppose et opposera la production normative humaine aux lois divines. On sait combien le débat sera vif et nourri avec les sophistes. Déjà Hérodote avait saisi la relativité de la loi9. La philosophie continuera la critique en réfléchissant de manière explicite sur l’opposition entre l’être et le paraître. Et l’on passera du relativisme « tolérant d’Hérodote au relativisme philosophique de Protagoras10 » – ce dernier questionnant pour la première fois la légitimité et les fondements de la loi. Parmi les sophistes actifs dans ce débat, nous retiendrons Antiphon, puis Hippias et Thrasymaque que Platon fit connaître. Enfin Calliclès viendra à son tour formuler les critiques les plus virulentes à l’égard de la loi 11. Mais revenons à Sophocle. Il marque sa préférence dès Antigone. Les lois non écrites d’origine divine priment sur le décret de Créon, opposant dans le même mouvement leur caractère inébranlable à la relativité des lois humaines. Dans Œdipe Roi, il n’est pas question de véritable hiérarchie entre loi divines et lois humaines. Mais la supériorité des lois d’essence divine sur celles de facture humaine s’enracine dans les qualités de stabilité qu’offrent les premières. Après ce bref moment de comparaison, qui met en scène les lois humaines, le rideau tombe. Le silence s’installe, reléguant la production normative des hommes dans l’oubli. Pourquoi ? Le silence sur les lois humaines À un moment ou à un autre, Sophocle aurait pu inscrire dans Œdipe Roi une référence aux lois humaines. Le thème s’y prête. Les actes réputés souiller la ville constituent des comportements interdits et sanctionnés par la loi. Dans un premier temps, avant que leur auteur présumé ne soit identifié, on mentionne tantôt l’homicide tantôt l’assassinat de l’ancien roi de la ville, Laïos. Puis, quand l’enquête aura porté ses fruits et que tout désignera Œdipe, la qualification se précisera. C’est de parricide dont il sera question et d’inceste. Dans l’écriture de la pièce, le parricide et l’inceste sont concrètement envisagés comme des actes répréhensibles en droit. En effet, c’est un vocabulaire pris dans le registre juridique qui les désigne souvent. À titre d’exemple, considérons le parricide et relevons de quelle manière les différents protagonistes de la pièce le nomment. Créon, au vers 100, explique à Œdipe les conseils prodigués par Phoebos pour chasser la souillure qui envahit le pays. Œdipe lui demandant comment procéder, Créon réplique ainsi : 9

J. DE ROMILLY, op. cit., p. 69. Selon la formule de J. DE ROMILLY (op. cit., p. 76). 11 Pour des développements plus détaillés sur ce point, voir L. JERPHAGNON, Les dieux et les mots : histoire de la pensée de l’Antiquité au Moyen-Âge, Paris, Tallandier, 2004, p. 82 sqq. 10

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« En chassant les coupables, ou bien en les faisant payer meurtre pour meurtre, puisque c’est le sang dont il parle qui remue ainsi notre ville. »

C’est le mot grec phonos qui est utilisé par Créon dans l’expression « meurtre pour meurtre ». C’est le même terme que l’on trouve dans la bouche d’Œdipe quand il cherche à reconstituer les circonstances du décès de Laïos : « Est-ce en son palais, ou à la campagne ou hors du pays que Laïos est mort assassiné12 ? »

Le même vocabulaire est repris par Tirésias, qui entreprend de fustiger le comportement d’Œdipe sans le mettre directement en cause : « Et du même coup, il se révélera père et frère à la fois des fils qui l’entouraient, époux et fils ensemble de la femme dont il est né, rival incestueux aussi bien qu’assassin de son propre père13. »

Le mot phonos, traduit par « assassiné » et « assassin » dans les deux derniers exemples, est inscrit dans le texte grec. Ce mot appartient au registre du droit ; il apparaît ainsi dans la loi de Dracon, comme en témoigne l’extrait suivant. Là aussi il désigne le meurtre : « Les rois connaîtront les causes de meurtre et des accusations de meurtre indirect et les éphètes décideront14. »

Bien plus tard, le terme phonos se lit sous le calame des orateurs attiques, chez Antiphon 15 et chez Démosthène, pour ne citer que ces deux orateurs16. La précision méritait d’être apportée. Le registre juridique n’est pas encore bien établi à l’époque. J.-P. Vernant écrit :

12

SOPHOCLE, Œdipe Roi, v. 113. SOPHOCLE, Œdipe Roi, v. 457-460. 14 R. DARESTE, B. HAUSSOULIER, Th. REINACH, « Lois de Dracon sur le meurtre », traduction première table, éd. ANASTATICA, 1965. p. 3. 15 ANTIPHON, Sur le choreute, VI, 9. 16 Dans l’index des termes du droit et des institutions, réalisé par R. WEIL, à la fin du livre IV des Plaidoyers civils de Démosthène, le mot phonos est donné comme appartenant au vocabulaire du droit et des institutions (p. 188). De nombreux extraits de plaidoyers de DÉMOSTHÈNE (cf. DÉMOSTHÈNE, Plaidoyers civils, tome IV, texte établi et traduit par L. GERNET, index par J.A. DE FOUCAULT et R. WEIL, Paris, Les Belles Lettres, 1960) sont proposés pour avérer ce classement : Pant., 58, 59 ; Naus., 21, 22 ; Conon, 18, 19, 25 ; Néera, 9. 13

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« Les poètes tragiques utilisent le vocabulaire du droit en jouant délibérément de ses incertitudes, de ses flottements, de son inachèvement : imprécision des termes, glissement de sens, incohérences et oppositions qui révèlent des discordances au sein de la pensée juridique elle-même, qui traduisent également des conflits avec une tradition religieuse, une réflexion morale dont le droit est déjà distinct mais dont les domaines ne sont pas clairement délimités par rapport au sien17. »

Avec le mot phonos, Sophocle investit un registre juridique identifié comme tel. Il appréhende l’inceste et le parricide comme des crimes, au sens large du terme. Aujourd’hui, nous dirions des infractions. Mais Sophocle s’arrête là. S’il écrit sur l’inceste et le parricide, il n’entend pas s’épancher sur la norme juridique qui les qualifie de crimes. La connaissance et le contenu de la ou des lois humaines qui interdiraient et sanctionneraient ces actes ne semble pas l’intéresser. Prenons, cette fois, l’inceste comme exemple. On trouve des traces de la réprobation dont ils sont l’objet chez d’autres auteurs grecs, et non des moindres. Euripide, dans des vers restés célèbres, écrit : « Toute la race des Barbares est ainsi faite. Le père couche avec la fille, le fils avec la mère, la sœur avec le frère18. »

Platon, plus tard, reprendra à plusieurs reprises l’interdit de l’inceste, par exemple dans la République : « Mais lorsque l’un ou l’autre sexe aura passé l’âge de la génération, nous laisserons les hommes libres de s’unir à qui ils voudront, hormis leurs filles, leurs mères, leurs petites-filles et leurs aïeules ; et les femmes de même, hormis leurs fils, leurs pères et leurs parents en ligne directe descendante ou ascendante. Nous leur accorderons cette liberté après leur avoir recommandé de prendre toutes les précautions possibles pour que nul enfant, fruit de ces unions, ne voie le jour, et s’il en est un qui se fraie de force sa route vers la lumière, de disposer de lui en tenant compte que la cité ne se chargera pas de le nourrir19. »

17

J.-P. VERNANT, Mythe et Tragédie en Grèce ancienne I, Paris, La Découverte, 1989, 7è éd., p. 15. 18 EURIPIDE, Andromaque, v. 173-175, trad. M. DELCOURT, Paris, Gallimard, 1962. 19 PLATON, République, V, 9, 461b-c.

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Puis dans les Lois : « Dans le cas où quelqu’un a un frère ou une sœur qui sont des beautés. La même loi, même si elle n’est pas écrite, protège encore et si efficacement un fils, une fille, que personne n’ose coucher avec eux que ce soit ouvertement ou en cachette, ni se laisser aller envers eux à des attouchements où la tendresse prendrait quelque autre forme ; en réalité c’est jusqu’au désir d’une telle relation qui demeure totalement étranger à la pensée du plus grand nombre20. »

Plus récemment les historiens s’accordent pour considérer qu’inceste et parricide étaient interdits et réprimés en Grèce ancienne, même si le droit connaissait des variations en fonction des cités21. Il y avait donc matière à poursuivre plus avant l’enquête juridique. Sophocle aurait pu investir le Droit, nommer les lois humaines applicables à ces actes et détailler leur régime juridique. La pièce n’effleure rien de tout cela. Le droit disparaît, sitôt les actes qualifiés. Le ressort de la pièce n’est pas juridique. C’est dans une dimension essentiellement religieuse et morale que Sophocle nous invite à suivre le sort d’Œdipe. Et c’est bel et bien l’évocation des lois divines qui a dessiné cette orientation.

La portée de la célébration exclusive des lois divines Les lois divines sont célébrées par le chœur soucieux d’être épargné par la souillure des actes commis et désireux de clamer sa soumission à ces normes. La tonalité est donnée. Il n’y aura pas de débat de nature juridique dans Œdipe Roi. L’essentiel de la pièce est centré sur le malheur d’Œdipe. Exclusion de tout débat de nature juridique Œdipe Roi n’est pas une pièce sur le Droit. Le débat juridique est inscrit ailleurs, dans Œdipe à Colone. Œdipe y démontre son innocence dans un magnifique plaidoyer étayé sur des règles certainement en vigueur dans le Droit Athénien. C’est cette pièce qui devrait être étudiée, analysée, disséquée par la doctrine juridique, parce qu’elle recèle une richesse juridique encore inexploitée. Écoutons à ce sujet Suzanne Saïd : « Le problème de la responsabilité et de la culpabilité d’Œdipe n’est pas posé dans Œdipe Roi (…) on ne trouve jamais dans Œdipe Roi, du moins à propos du héros, aucun des mots qui appartient au registre de la faute. L’absence d’adikein qui est un terme précisément juridique, se comprend aisément. Mais comment faut-il interpréter 20

PLATON, Les Lois, VIII, 6, 838a. E. KARABELIAS, Inceste, mariage et stratégies matrimoniales dans l’Athènes classique, Symposium, 1985, Cologne-Vienne, Böhlau, 1989, pp. 233-251. 21

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l’absence d’amplakein ou d’hamartanein, qui désigne la faute de manière beaucoup large ? On ne saurait en effet y voir un simple hasard. Faut-il alors voir dans ce fait un argument supplémentaire en faveur de l’innocence d’Œdipe ? C’est sans doute ce que feraient ceux qui, comme H. Funke, se sont attachés à souligner l’absence de faute d’Œdipe, au moins en ce qui concerne le meurtre de Laïos à partir du récit qu’en fait Œdipe aux vers 800-813. Mais on doit plutôt expliquer cette omission systématique de tout vocabulaire de la faute par la volonté de ne montrer que l’aspect objectif de l’histoire d’Œdipe et le refus de poser la question de la culpabilité22. »

Nous adhérons totalement à cette lecture que Suzanne Saïd propose de la pièce. Pourtant, ce n’est pas celle que retiennent les juristes français contemporains. En effet, la doctrine juridique française lit la pièce de Sophocle comme la démonstration de la culpabilité d’Œdipe. Ainsi, deux auteurs, A. Fabbri et C. Guéry écrivent : « Œdipe Roi, pièce de Sophocle, met en lumière une autre vérité, celle qui naît de l’enquête. Œdipe mène lui-même l’enquête susceptible de lui démontrer – il ne le sait pas encore – sa propre culpabilité. À la fin de la pièce, il menace les témoins de torture s’ils ne parlent pas. Ce sont ces ultimes témoignages d’esclaves qui permettent de découvrir la vérité de ses origines, le parricide qu’il a commis, et l’inceste qui en fut la suite23. »

Leurs propos supposent que la pièce possède une dimension juridique. On s’attend alors à y trouver une argumentation de nature juridique. Il n’en est rien. Certes, nous l’avons déjà souligné, l’inceste et le parricide qui lui sont reprochés constituent bel et bien deux crimes et c’est un vocable juridique qui les désigne. Pour le reste, ils ne sont pas analysés, décrits, appréhendés pour étayer la thèse de sa culpabilité. Ce que Sophocle met en scène, c’est leur ignominie, leur caractère intrinsèquement et objectivement monstrueux. Le registre de la pièce est religieux et moral. Ainsi, pour le registre religieux, l’origine divine de leur prédiction est expressément rappelée aux vers 964-966 par Œdipe en ces termes : « Ah ! Femme qui pourrait désormais recourir à Pythô, au foyer prophétique ? ou bien à ces oiseaux criaillant sur nos têtes. D’après eux je devais assassiner mon père. »

22

S. SAÏD, La faute tragique, Paris, François Maspero, 1978, pp. 215-216. A. FABBRI, C. GUERY, « La vérité dans le procès pénal ou l’air du catalogue », in RSC, 2009, p. 343. 23

229

Plus loin, encore, aux vers 994-995 : « Nullement Loxias m’a déclaré jadis que je devais entrer dans le lit de ma mère et verser de mes mains le sang de mon père. »

Ailleurs ce sont encore les dieux qui décident de la sentence. Œdipe l’exprime ainsi aux vers 305-309 : « Phoebos consulté nous a conseillé ainsi : un seul moyen nous est offert pour nous délivrer du fléau ; c’est retrouver les assassins de Laïos pour ensuite les faire périr ou les exiler. »

Certes, à quelques endroits, le fils de Jocaste explique qu’il n’a pas voulu ces actes. Mais ce qui domine dans la pièce, c’est l’appréciation morale portée sur l’inceste et le parricide. C’est de leur horreur objective et de leur ignominie qu’il est question. Ils sont, dans la pièce, moralement reprochables. Voici quelques exemples pour s’en convaincre. Écoutons Œdipe aux vers 790-792 : « Et là Phoebos me renvoie sans même avoir daigné répondre à ce pour quoi j’étais venu, mais non sans avoir en revanche prédit à l’infortuné que j’étais le plus horrible, le plus lamentable destin : j’entrerais au lit de ma mère, je ferais voir au monde une race monstrueuse, je serais l’assassin de mon père. »

La même virulence se retrouve dans la bouche du messager. Il fait part de l’horreur indicible des actes commis, en se montrant même incapable d’en nommer certains aux vers 1288-1289 : « Celui qui tua son père et qui fit de sa mère… Ces mots sont trop ignobles pour que je puisse les dire. »

Œdipe reste dans le même registre aux vers 1360-1361 : « Tandis qu’à cette heure je suis un sacrilège, fils de parents impies qui a lui-même enfanté des enfants de la mère dont il est né. »

Plus loin, aux vers 1373-1374 : « J’ai commis sur tous les deux les forfaits les plus atroces que ceux pour lesquels on se pend. »

Enfin, au vers 1522, Œdipe se lamente ainsi : « Mais je fais horreur aux dieux maintenant. »

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Qu’est-ce qui a pu rendu possible une lecture contemporaine essentiellement juridique d’Œdipe Roi ? Une explication nous semble plausible. Elle tient tout entière dans la tonalité de la traduction de la pièce. Loin de nous l’idée d’en critiquer la facture. Elle est littéraire, noble et belle. Cependant, elle ne nous semble pas toujours juridiquement exacte. Ainsi, au vers 1395, Œdipe reconnaît ses forfaits. Voici en quels termes ils sont traduits : « J’apparais aujourd’hui ce que je suis en fait : un criminel issu de criminels. »

Dans le texte grec c’est le terme kakos qui est utilisé par Sophocle. Paul Mazon le traduit par « criminel ». On peut penser que l’ajout d’un mot du registre juridique, qui ne dénature pas la pièce, ne lui en concède pas moins une tonalité juridique qu’elle ne possède pas vraiment. Suzane Saïd nous offre une lecture similaire, en partant du texte grec et non de sa traduction. L’auteur souligne le fait que Sophocle « emploie avec une fréquence exceptionnelle à la fin de la tragédie le mot kakon qui, purement objectif, peut désigner aussi bien le mal que l’on commet que celui qu’on subit24 ». Il nous paraît possible d’avancer la thèse d’une traduction, belle et élégante, mais qui donne à la pièce une dimension juridique éloignée du mot à mot réalisable à partir du texte grec. En réalité, c’est dans Œdipe à Colone que Sophocle aborde le thème de l’innocence d’Œdipe et celui de la responsabilité. C’est cette pièce que les juristes contemporains devraient étudier à l’occasion d’un questionnement juridique. Suzanne Saïd l’entend aussi de la sorte : « Œdipe établit son innocence dans Œdipe à Colone en s’appuyant sur le droit attique25. »

Que nous apprend la pièce ? D’abord Œdipe se livre à une véritable démonstration propre à justifier l’acte homicide qu’il a commis à l’encontre de Laïos. Il plaide la légitime défense, notamment aux vers 547-548. Il s’évertue à démontrer qu’il a été la victime d’une attaque injuste commise par Laïos et ses hommes. Pire encore, Laïos se serait acharné sur lui, lui assénant un dernier coup que rien ne justifiait. À propos de l’inceste, Œdipe évoque l’erreur de Droit : il ne savait pas que Jocaste était sa mère et n’a jamais cherché à l’épouser, c’est le peuple qui la lui a offerte en récompense pour avoir résolu l’énigme de la sphinge (cf. notamment les vers 524-525).

24 25

S. SAÏD, op. cit., p. 215. S. SAÏD, op. cit., p. 217.

231

Le texte est en outre précieux en ce qu’il permet de cerner la conception de la responsabilité dans la dernière pièce de Sophocle. C’est une responsabilité individuelle, et non pas collective, que Sophocle propose. Revenons à Œdipe Roi afin de mesurer la place décisive du malheur dans la trame de la pièce. Focalisation de la pièce sur le thème du malheur Œdipe, lui, n’évoque aucune loi, ni divine, ni humaine. Son rapport aux actes qu’il a commis est d’emblée situé hors du domaine de la loi. Œdipe revient encore et toujours sur le caractère objectivement monstrueux de l’inceste et du parricide. C’est qu’il clame avant tout son malheur. Et il n’est pas le seul à dire l’immensité du malheur qui l’accable. Œdipe Roi est résolument la pièce du malheur. Voici quelques témoignages éloquents. Tirésias, le premier, mentionne le malheur d’Œdipe au vers 329 : « Mais non n’attends pas de moi que je révèle mon malheur, c’està-dire le tien. »

Plus loin, il nourrit son propos, en s’exclamant aux vers 366-367 : « Tu vis sans le savoir dans un commerce infâme avec le plus proche des tiens et sans te rendre compte du degré de misère où tu es parvenu. »

Puis aux vers 427-428 : « Jamais homme avant toi n’aura été plus durement broyé par le sort. »

Écoutons Œdipe maintenant : « Ah ! Que plutôt je parte et que je disparaisse du monde des humains avant que la tache d’un pareil malheur soit venue souiller mon front. » (v. 831-833)

Dans le même registre, Jocaste se lamente, aux vers 1071-1072 : « Malheureux ! malheureux ! Oui, c’est là le seul nom dont je peux t’appeler. Tu n’en auras jamais d’autre dans ma bouche. »

Le serviteur n’est pas en reste, aux vers 1180-1181 : « Si tu es vraiment celui dont on parle, sache que tu es né marqué par le malheur. »

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Le chœur ne dit rien d’autre que l’inévitable malheur du héros, aux vers 1204-1206 : « Et maintenant qui pourrait être dit plus malheureux que toi ? Qui a subi désastre, misères plus atroces dans un pareil revirement. »

Les derniers vers prononcés par le chœur synthétisent l’essentiel de notre propos, aux vers 1528-1530 : « C’est donc ce dernier jour qu’il faut pour un mortel toujours considérer. Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin. »

Étrange paradoxe que la réception juridique contemporaine d’Œdipe Roi de Sophocle. La pièce est citée pour symboliser la culpabilité d’Œdipe, là où Sophocle est tout entier occupé à narrer son effrayant malheur. Et, de fait, on oublie Œdipe à Colone dont la richesse et la modernité devraient nourrir la réflexion actuelle en Droit pénal. À l’opposé, nul juriste du XXIè siècle ne songe à reprendre le débat sur la légalité que Sophocle soulève en évoquant, comme il le fait, les lois divines. Pourtant, les failles des lois humaines, dénoncées par l’auteur, monopolisent et divisent encore et toujours la doctrine. De nos jours, les lois sont votées, critiquées, réécrites et remplacées par d’autres en permanence. Leur relativité et leur instabilité, pointées par le Tragique, sont plus que jamais d’actualité26. Marielle de BÉCHILLON Université de Pau et des Pays de l’Adour, Équipe PHL-ERASME, Université Toulouse II-Le-Mirail

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On peut ajouter les lectures suivantes : C. ASTIER, Le mythe d’Œdipe, Paris, Armand Colin, 1974 ; J. BOLLACK, L’Œdipe Roi de Sophocle, tomes I, II, III, IV, Presses Universitaires de Lille, 1990 ; M. DELCOURT, Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, Les Belles Lettres, 1981 ; J.-J. THONISSEN, Études sur l’histoire criminelle des peuples anciens, tomes I et II, Paris, 1869 ; J.-J. WINKLER, Désirs et contraintes en Grèce ancienne, EPEL, 2005.

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Iphigénie en Tauride ou l’avènement du droit logique Isabel DEJARDIN Le théâtre d’Euripide apparaît souvent comme la manifestation d’une désaffection du poète et de son temps à l’égard des dieux : les tragédies euripidéennes représenteraient un monde rendu à l’homme, où le divin n’exercerait plus la pression ressentie chez Eschyle ou Sophocle, où le poids de la tuchè reculerait devant les passions humaines. Un théâtre de l’homme pour l’homme, en bref. Et un théâtre marqué par « une crise politique et morale qui atteint Athènes1 », où se lit « ce grand essor de découverte et de contestation [...qui] explique l’habileté rhétorique de ses personnages, leur goût des idées et des débats intellectuels2 ». Et, cependant, quelques pièces peinent à entrer dans ce schéma : Les Bacchantes, notamment, et l’Iphigénie en Tauride, des drames qui confrontent l’homme à la divinité et semblent remettre en cause celle-ci, pour mieux installer, in fine, son autorité. Des deux, l’Iphigénie est celui qui nous intéresse ici, parce que la pièce installe le conflit en question dans la perspective du droit et pose à cet égard trois questions majeures : quelle place accorder au divin dans l’instauration de la loi ? sur quelles fondations la reconnaissance de cette loi peut-elle s’établir ? et cette légitimité du droit divin a-t-elle quelque chose à voir avec la légalité civique ? Dans cette perspective, Euripide reprendrait à son compte la problématique ouverte par Eschyle dans l’Orestie et débattue par Sophocle dans Antigone, pour en proposer une résolution, que l’anastrophe manifeste – rompant par là même avec ce pessimisme souvent repéré dans le théâtre euripidéen3. L’Iphigénie étonne, à ce titre d’abord et parce que, en dépit des positions de son auteur sur le terrain religieux, elle rend le théâtre aux dieux. La pièce pourrait ainsi s’apparenter à un mystère : les dieux sont partout – c’est une partie du panthéon olympien qui apparaît ici, auquel s’adjoignent les démons chthoniens représentés par les Érinyes. Le vol de la statue, la magie de la substitution, autant d’éléments dramatiques qui pourraient évoquer cette cérémonie secrète dont la connaissance est refusée au profane. Dans ce contexte, le divin est régulièrement mis en doute par un homme rebelle, qui s’interroge sur sa justesse autant que sur sa justice. Alors, comment expliquer l’apparente contradiction que représente la victoire des dieux au 1

J. DE ROMILLY, La Modernité d’Euripide, Paris, PUF, 1986, p. 7. Op. cit., p. 9. 3 Ibid. 2

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dénouement ? S’agirait-il de rendre aux topiques du genre une tragédie que conclut cette formule toute sophocléenne : « Celui-là qui entend la parole des dieux et n’y obéit point, est peu sage4. » Mais, dans ce cas, pourquoi ce long procès ? La sentence finale est peut-être une déclaration d’allégeance à l’héritage ; mais, surtout, elle inaugure une refondation – celle du droit naturel –, et par là même réinstaure les bases de la relation entre la cité et ses dieux. C’est ainsi l’hypotexte de la polis qui est reformulé, dans le rééquilibrage de la relation triangulaire entre la cité, les hommes et les dieux. Une relation de nature juridique, c’est ce que cette étude cherchera à montrer. Car l’Iphigénie en Tauride présente une déclinaison on ne peut plus méthodique des modes de juridictions. Or, aucune d’entre elles n’échappe à une remise en cause radicale, qui n’a d’autre conclusion que le chaos. Et pour que le monde se reconstruise enfin, il faut l’avènement d’un droit nouveau, fondation politique autant que sacrée où s’opère, nous le verrons, une réconciliation entre droit positif et droit naturel.

Une législation curieuse Aborder la question de la législation dans l’Athènes classique, voire du droit, est en soi périlleux : c’est encourir le risque quasiment inévitable d’une superposition anachronique entre les conceptions juridiques de deux mondes profondément distincts – la polis et l’État moderne. Or, la première source de trouble tient à l’origine religieuse des lois grecques ou, dans un second temps, de la thémis, assise sur une structure familiale : « Dans l’épopée, on entend par themis la prescription qui fixe les droits et les devoirs de chacun sous l’autorité du chef du genos, que ce soit dans la vie de tous les jours à l’intérieur de la maison ou dans les circonstances exceptionnelles : alliance, mariage, combat5. »

Par conséquent, si la loi entendue dans sa dimension contractuelle, se nourrit de l’institution démocratique6, elle ne se départit jamais totalement de l’ancrage sacré qui puise au mystique autant qu’à l’intime. C’est Athéna qui décrète la première institution politique dans les Euménides. Comprendronsnous jamais de quelles lois nous parle Antigone, ces « lois non écrites », que la cité ne peut ni abroger ni suivre ? Si le propos n’est pas ici de discuter terminologie, force est d’admettre au point de départ de cette analyse une 4

EURIPIDE, Iphigénie en Tauride, v. 1475-1476 ; traduction citée : Léon Parmentier, Belles Lettres, Paris, 1990. 5 É. BENVENISTE, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969, p. 103. 6 C'est l’analyse que propose par exemple J. DE ROMILLY (La Loi dans la pensée grecque, Paris, Belles Lettres, 2001, pp.10-11).

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définition de cette loi dont traite l’Iphigénie en Tauride. Assumons donc l’anachronisme et demandons à Hegel cette base sémantique, au moins pour la rigoureuse abstraction que sa définition adopte et qui nous permet de prendre à l’égard du conjoncturel le recul nécessaire ; selon le philosophe allemand, la loi doit être comprise ainsi : « Ce qui est en soi le droit est posé dans son existence objective, c’est-à-dire défini pour la conscience par la pensée. Il est connu comme ce qui est et vaut justement : c’est la loi. Et ce droit, d’après cette détermination, est le droit positif en général7. »

Cette définition s’oppose a priori à la juridiction complexe qui soumet Iphigénie et qui apparaît comme la conjugaison de trois législations : la législation primitive, régulée par le principe de vengeance et déterminée en l’occurrence par la malédiction familiale ; la législation divine, orchestrée par la volonté des instances supérieures ; et la législation du « sol », attachée à la terre de Tauride. Ces trois législations légitiment l’irrecevable du point de vue hellène : le sacrifice humain, l’anthropoctonie ; elles paraissent suivre un fonctionnement originel, que l’Athènes classique qualifierait de barbare et que Hegel rapporterait à « l’instinct ». Le droit familial Ce droit primitif est subi par Iphigénie comme un triple déterminisme : parce qu’il n’apparaît pas « défini pour la conscience par la pensée », il vient à l’individu « du dehors8 ». Dans ce contexte, la captivité et l’exil d’Iphigénie illustrent la soumission de sa volonté, l’extériorisation à soimême. Dans cette variante de son mythe, la princesse argienne devient prêtresse de Tauride, une terre reculée aux confins septentrionaux ; et son office suppose qu’elle orchestre le sacrifice de tous les Grecs qui accostent cette terre barbare. Premier motif donc : le sacrifice humain, celui qu’Agamemnon s’apprêtait à commettre, celui que sa fille répercute sur les Hellènes, par l’une de ces multiples mises en abyme qui organisent le drame et le font miroiter. Aussi la pièce développe-t-elle une poétique du sang. Tout d’abord dans les propos de l’héroïne elle-même : « ici, dit-elle, j’écris avec du sang les malheurs, sinistres à chanter, d’étrangers gémissant de lamentables plaintes9. » Puis dans les descriptions qui parfois confinent à l’hypotypose, comme le montre cet échange entre Oreste et Pylade :

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HEGEL, Principes de la philosophie du droit, troisième partie : « la moralité objective », § 211, traduit de l’allemand par André Kaan et préfacé par Jean Hyppolite, Paris, Gallimard, 1940, p. 221. 8 HEGEL, op. cit., introduction, § 15, p. 61. 9 EURIPIDE, Iphigénie en Tauride, v. 225-228.

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« Oreste – Et cet autel, de sang hellénique arrosé ? Pylade – Sans doute, car le faîte en est jaune de sang. Oreste – Et vois-tu les trophées humains sous les corniches ? Pylade – Oui, je vois des débris d’étrangers immolés10. »

Le thème est par ailleurs inséparable du topos familial évoqué par Iphigénie d’abord, puis par Oreste dans la scène de reconnaissance : ce qui pèse sur la jeune fille, et la captive, c’est cette loi du sang, entendue comme résurgence de la crise tragique. Personnage morcelé entre instinct familial et libre-arbitre, Iphigénie se distingue par l’ambiguïté : à la révolte qu’elle exprime d’abord en évoquant son office, succède une souscription sans détour ; un rêve lui « a fait l’âme cruelle », dit-elle : « Je crois qu’Oreste est mort. Parce que je le crois, vous, qui que vous soyez, me trouverez hostile. »

Le sang pour abreuver la vengeance : telle est la loi familiale, intime – le droit du sang. Le droit divin Curieusement, la divinité, toute olympienne soit-elle, ne s’oppose pas à ce droit primitif ; même, elle l’encourage, puisque Iphigénie se montre « docile aux lois d’un culte auquel se plaît la déesse Artémis11 ». C’est bien de nomos qu’il s’agit alors, concept établi en corrélation avec la volonté divine, associé au lexique du bon vouloir, du plaisir12 ; ailleurs, il est précisé que l’anthropoctonie est « agréable » à Artémis. De surcroît, les victimes sont égorgées « en secret, au fond du palais, séjour de la déesse », comme le fut Agamemnon dans le fond du sien. Faut-il y voir un accord de la divinité avec le droit du sang ? Voilà qui entrerait en totale contradiction avec l’origine même de la dramatique associée aux Atrides : l’écœurement des Olympiens devant le geste de Tantale. Certes, « la volonté des dieux prend des voies ténébreuses13 », reconnaît la princesse ; mais il n’en demeure pas moins une opposition entre la loi d’Artémis et l’interdiction des sacrifices humains chez les Grecs – contradiction que mentionne la Coryphée au début du troisième épisode14. Le droit divin est bien un nomos – le lexique à ce

10

Ibid., v. 72-75. Ibid., v. 37. 12 Ibid., v. 35. 13 Ibid., v. 476-477. 14 « Maîtresse, si vraiment te plaisent les offrandes que ce peuple te fait, daigne les agréer, bien que nos lois, les déclarant impies, les interdisent aux Hellènes. » 11

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sujet est très clair15 –, mais c’est un droit aveugle, d’une légitimité incompréhensible. Qui plus est, ce nomos est assimilé à une dikè, tout aussi aveugle ; ainsi, il n’est pas permis (dikaiôs) à Oreste d’embrasser sa sœur, consacrée à Artémis. À ce point de l’analyse, l’incohérence surgit : le nomos fonde une dikè qui ne se justifie pas autrement que par la volonté divine, laquelle est clairement associée à son plaisir. Le droit trouve ici une origine obscure, ou plutôt une absence d’origine : il a l’immanence du divin – ou de l’usage selon la traduction de Léon Parmentier16 ; il ne se fonde nullement en raison et ne trouve d’autre motif à son autorité que la crainte. Il a aussi ce caractère incohérent sur lequel reviendra Platon dans Les Lois : l’homme y apparaît là encore comme une marionnette humaine désarticulée entre les mains d’un divin contradictoire et arbitraire17. La légitimité de ce droit n’a d’autre source que l’autorité, celle de la parole divine. L’ordre est uniquement fondé sur le jussif, qui ne saurait, par sa nature même, être interrogé, quelle que soit la révolte intime qu’il peut générer. Le droit du sol Toutefois, Iphigénie essaie de résoudre la contradiction entre légitimité et légalité en proposant une explication aussi curieuse d’ailleurs que la contradiction elle-même : le divin serait acculturé. Ainsi, après avoir exprimé l’incohérence de la loi édictée par Artémis, elle a cette conclusion : « Je crois que les gens du pays, sanguinaires eux-mêmes (anthropoctonous), de leurs instincts cruels ont doté leur déesse : car je n’admettrai point qu’aucun dieu soit méchant18 ! »

L’usage du pays fonde ainsi le droit établi par Artémis : la loi est transcription de l’usage. Aussi les usages pratiqués sur le territoire seraientils à l’origine de la loi divine elle-même ; et, par conséquent, ce qui est immanent est moins le divin que le droit lui-même. Tout aussi arbitraire puisque justifiée uniquement par l’usage, cette loi partage trois caractéristiques avec le droit divin : elle est absolue puisque incontournable, incompréhensible puisque non justifiable, et sanguinaire. L’argument de l’acculturation est lui-même de nature rhétorique : la Tauride, comme le rappellent les personnages, est une terre barbare ; or le barbare est violent ; ses usages le sont donc également, et ses lois. Le syllogisme est par ailleurs 15

Iphigénie à propos d'un Grec qu'elle sacrifia : « Il eut pitié de moi, sachant bien que ce qui le tuait, ce n'était pas mon bras, c'était la loi (nomos), c'était qu'Artémis agréât de pareils sacrifices. » 16 Iphigénie est, selon cette traduction, « esclave d'un usage (nomos) qui avant [elle] existait en ces lieux. » 17 PLATON, Lois, I, 644a-645d. 18 EURIPIDE, Iphigénie en Tauride, v. 389-391.

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complété par une autre dimension de la barbarie, état corollaire d’un stade primitif dans le développement historique des hommes ; Euripide reprend ici une conception largement développée par la rhétorique athénienne contemporaine19 : le sang cultuel est associé à cet état primitif de l’être apolitique, ou anti-politique. La terre barbare génère la violence primitive – celle qui s’illustre dans le massacre des génisses par Oreste, lequel redouble symboliquement la cérémonie sacrificielle orchestrée par sa sœur. En ce sens, la juridiction en œuvre dans ce territoire croiserait fort heureusement, si l’on peut dire, la loi des Atrides, ce droit primitif dont il était question précédemment. Divin, sang et terre disposeraient ainsi de la même immanence, elle-même à l’origine d’usages sans cohérence puisque sans autre origine qu’eux-mêmes. Droit et justice seraient, par voie de conséquence, hors de l’espace logique parce qu’autosuffisants. Aussi, dans cet exercice d’une juridiction absolue et immanente, les formes du droit sont-elles confondues avec la source première : la coutume fournit la jurisprudence, la doctrine et la loi. Peut-on assimiler ce droit de coutume aux « lois non écrites », ces « règles admises par les hommes sans être pour autant consignées dans un code, et pouvant, par suite, prétendre à des fondements absolus20 », ces lois dont Antigone a revendiqué l’autorité ? La tentation est grande, surtout si l’on considère la parenté originelle du nomos et du divin, qui confère naturellement au droit une valeur absolue et infrangible. Et, cependant, le droit taurien ne saurait être légitime en dehors de son espace ; la localisation est ici une donnée fondamentale en ce que la distance géographique autorise le recul critique. Et si Sophocle, dans l’Antigone, soulignait une égale légitimité du décret étatique et du nomos sacré, lequel manifestait l’aspiration au bien et à la justice21, Euripide dévalue la loi coutumière en dénonçant sa dimension arbitraire, validant en creux l’autorité du nomothète.

La remise en cause du droit Cette perspective critique fonde l’ensemble du drame, touche au sort des personnages, questionne plus profondément la pertinence de la loi divine et conduit finalement à une situation de chaos. La valeur du droit est ainsi interrogée à plusieurs degrés. Des personnages proscrits D’un point de vue dramatique, les personnages sont des hors-la-loi : Oreste et Iphigénie sont tous deux extérieurs à la légalité hellène, hors de cette légalité édifiée sur le système des valeurs athéniennes : Oreste, le 19

I. DEJARDIN, Visages antiques de la barbarie, Paris, Bouchène, 2010. J. DE ROMILLY, La Loi dans la pensée grecque, op. cit., p. 26. 21 Ibid. 20

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matricide, a enfreint la thémis ; Iphigénie, officiante du meurtre cultuel, enfreint elle-même la douceur, cette vertu cardinale de la culture hellène. Eux-mêmes réprouvent constamment leur statut, en condamnant les actes auxquels ils sont ou ont été astreints. Ainsi, dès le prologue, Iphigénie exprime ses réserves à propos d’un culte « qui n’a rien de beau que ce seul nom de culte » et, à plusieurs reprises dans la pièce, elle formule l’ambiguïté d’un sort qui la divise : d’un côté, prêtresse d’une Artémis cruelle aux Grecs, de l’autre princesse argienne compatissante à ces mêmes Grecs. L’héroïne incarne à elle seule la crise, une crise nouvelle dans l’espace tragique antique, car c’est d’identité qu’il s’agit ; dans le même personnage voisinent des statuts divers : princesse argienne, prêtresse, captive... De même, Oreste est le proscrit, celui qui a commis le matricide et que son acte condamne à errer ; lorsque, dans la scène de reconnaissance, Iphigénie légitime le crime de son frère – « Il fit bien d’exercer cette juste vengeance. » –, la réponse d’Oreste souligne la douleur de sa situation : « Mais, si juste qu’il soit, les dieux sont durs pour lui. » Dans ces propos, le grec emploie le terme dikaios : le juste fonde la légitimité de l’action, mais subit une dissociation tragique avec le sort ; il n’y a donc pas, dans cette légalité primitive, de lien consécutif entre le juste et le droit, ou plus exactement, entre la légitimité et le statut juridique. Ainsi confrontés à un divorce identitaire que signale l’illégitimité de leur position, les personnages s’efforcent de résoudre ce hiatus en engageant la responsabilité du divin. Les dieux passent en procès dans la pièce, Artémis certes, mais aussi Apollon Phoibos : « Phoibos, devin pourtant ? Phoibos m’avait menti22 ! » On le sait, toute tragédie est un procès ; mais, très clairement ici, les accusés sont les dieux. Nombreux sont les griefs : Oreste accuse Apollon de mensonge23, Artémis est cruelle et capable de sophismes, voire d’incohérence (amathia). Ce dernier terme subsume le ressentiment des humains à l’égard du divin : le constat du chaos en découle, puisque la légitimité de la parole divine est démentie par les faits. Pire encore : les divinités ainsi remises en cause sont les divinités tutélaires pour les personnages, celles qui guident leur action ; Iphigénie est le bras sacré d’Artémis, Oreste suit les ordres de Phoibos. La volonté divine, désormais frappée d’incohérence, ne peut plus assurer la légitimité ; le droit s’abîme dans l’absence de sens, et les humains dans des hypothèses interprétatives qui restent sans réponse. Ce qui s’opère ici, c’est précisément cette distinction entre une juridiction relative, établie sur l’usage, et le droit entendu comme concept absolu, selon la définition de Hegel : 22

EURIPIDE, Iphigénie en Tauride, v. 711. « Les dieux, même passant pour les plus véridiques, ne disent pas plus vrai que les songes volages : le désordre est bien grand dans choses divines comme aux choses humaines. » (Oreste au troisième épisode) 23

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« Une détermination juridique peut se révéler fondée et cohérente d’après les circonstances et les institutions existant, et pourtant injuste en soi et irrationnelle24. »

Jusqu’au quatrième épisode, cette absence de cohérence demeure, qui perturbe l’ordre du monde. Le procès est celui des dieux, mais, par voie de conséquence, il implique également le droit positif en engageant la question de la désobéissance. La légitimité de la désobéissance Dans l’incohérence qui surgit de la désunion entre nomos, dikè et logos, quel est le sort des hommes ? On pourrait croire à une libération gagnée sur le discrédit du divin : le règne du divin s’abîmerait dans ce constat répété d’incohérence, et l’homme entrerait dans une autonomie définie comme la capacité à légiférer sur son propre sort. Il en va tout autrement : l’obéissance aux règles l’emporte chez ces personnages, conduite par une double motivation : la crainte persistante du divin et une loi intériorisée. La loi, curieusement, entre ici en conflit avec le devoir. C’est la piété en effet qui conduit Iphigénie à souscrire au macabre office d’Artémis ; la piété encore est remontrée par Pylade à Oreste, qui projette de se soustraire à la mission qu’Apollon lui a confiée : « Fuir ? Comment y songer ? Ce n’est pas notre usage25 ! » Et Oreste lui-même, convaincu, a ce discours surprenant : « Il ne sera pas dit que ce fut par ma faute, si l’oracle du dieu ne s’est pas accompli. Osons : pour se soustraire au devoir, un jeune homme ne peut valablement invoquer nul obstacle. »

Il y a donc bien intériorisation de la loi divine, auréolée d’une sacralité qui lui attire le respect quand toute légitimité a disparu. La puissance de la tuchè est finalement préservée par les hommes eux-mêmes, en l’absence d’une justification théophane ; en d’autres termes, c’est la volonté des hommes qui assure la perpétuation du nomos divin, en y reconnaissant un droit positif. Est-ce à dire que nous soyons en face d’une volonté librement exercée ? Non, car la liberté individuelle est freinée par l’absence de légitimité de ce droit auquel les personnages adhèrent. Il y aurait exercice libre si la conscience des personnages ne les amenait pas constamment au désaveu de la source même de la moralité à laquelle ils adhèrent. La piété (sebas) résulte alors de la perversion du mouvement naturel de la volonté. C’est d’une conscience entravée par un droit non légitime qu’il s’agit ; et la captivité des personnages ne dit pas autre chose : Iphigénie, quoique dotée 24 25

HEGEL, op. cit., introduction, p. 47. EURIPIDE, Iphigénie en Tauride, v. 120-122.

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d’une autorité que lui confèrent ses fonctions sacrées, est cependant retenue contre son gré en Tauride ; la constitution du Chœur qui, comme on le sait, redouble le personnage éponyme et l’épaule, avère cette captivité en représentant un groupe de Grecques également contraintes à demeurer en terre barbare ; Oreste, quant à lui, est captif des Érinyes, qui l’assaillent et le conduisent à la perte de conscience, à l’hallucination. Ces personnages reconnaissent donc un droit, positif puisque défini par le double usage de la loi divine et de la terre où ils se trouvent ; leur volonté se soumet à ce droit, dont ils prétendent même continuer à assurer l’existence après que les dieux se sont déjugés ; mais cette volonté est, paradoxalement, non-libre parce que non établie sur l’entendement, c’est-à-dire sur l’adhésion de la raison à l’origine du droit. Le véritable conflit réside moins entre le droit positif et la volonté individuelle – qui n’entre pas en ligne de compte –, qu’entre la volonté et la raison : la volonté souscrit au nomos quand la raison s’indigne de sa qualité arbitraire. De ce hiatus naît une situation chaotique propre au tragique, qui ne peut être résolue que par une réconciliation entre le nomos et le dikaios. Le droit positif ne saurait être légitime sans une fondation raisonnable et raisonnée ; voilà la conception qui, à ce stade de son examen, se dégage du drame euripidéen. À ce stade également, la comparaison s’impose à nouveau entre cette Iphigénie d’Euripide et l’Antigone de Sophocle. Car, outre que les deux pièces interrogent la nature du droit, l’une et l’autre battent en brèche la possibilité d’une légitimité intrinsèque, autoproclamée, du droit positif ; Iphigénie, pas plus qu’Antigone, n’admet cette légitimité ; l’une et l’autre se réfèrent par ailleurs à un droit sacré. Mais, alors qu’Antigone oppose le droit divin au droit humain, fait du premier un droit naturel seul dépositaire de la légitimité, induisant ainsi la distinction entre légitimité et légalité, Iphigénie assimile le droit du sol et le droit divin comme deux formes de droit positif, tout autant invalides. Là serait peut-être la perspective athée introduite par Euripide, qui, dans cette assimilation du sacré au territorial, détruirait le premier. Plus exactement, il y a dans sa démarche le prolongement de la réflexion qui se conduit depuis les Euménides : une interrogation sur la légitimité du droit. Euripide n’oppose pas un droit naturel à un droit positif ; sinon, ses personnages pousseraient leur rébellion jusqu’à refuser la mission assignée par les dieux ; ce qu’il formule, c’est une proposition juridique, qu’il s’agit maintenant d’examiner. Le chaos ou la suspension de l’ordre Le propos demande en effet quelques nuances majeures : d’abord parce que les dieux ne sont que temporairement déconsidérés ; ensuite, parce que l’action se situe en territoire barbare. Puisqu’il est positif de nature, le droit qu’examine Euripide est marqué par la terre ; c’est ce droit territorialisé, conjoncturel et circonstancié dont il a déjà été question. Aussi la perturbation des personnages tient-elle à cette délocalisation de l’action sur un territoire 243

qui comporte tous les paramètres de l’inversion. « Pays inconnu et inhospitalier », tel que le décrit Oreste, terre dominée par la violence et le sang, gouvernée par un roi facile à berner : les lois hellènes disparaissent là au profit des usages barbares dont l’anthropoctonie manifeste crûment l’horreur, par un principe d’inversion susceptible de contraindre la course du soleil elle-même26. Euripide s’appuie là sur la doxa hellène, qu’Oreste expose sans ambages : « Nous savons de reste ce que sont dans votre pays les sacrifices ! » ; les deux verbes de connaissance utilisés dans la phrase grecque (epistamai et gignôskô) font référence à cette représentation des barbares on ne peut plus répandue dans la rhétorique athénienne contemporaine. La loi du pays, ainsi établie sur l’usage, attire une observance rigoureuse de la part des personnages : Iphigénie prétend devant Thoas être déterminée à respecter les usages (nomos). Pour autant, elle ne renie pas non plus les usages hellènes : inhospitalière, puisqu’elle sacrifie les étrangers comme le veut la loi du territoire, elle refuse dans le même temps d’assassiner les barbares au motif que ce serait un « forfait » pour des étrangers d’assassiner leur hôte. Il n’y a pas là d’incohérence mais la mise en évidence d’une antinomie profonde entre deux systèmes juridiques – antinomie qui bénéficie bien évidemment au droit hellène. Construite sur une réversibilité totale, la pièce repose sur une opposition axiale entre deux législations différentes, et incompatibles ; la préférence va très clairement au droit hellène ; cependant, dans la mesure où il s’agit, comme nous l’avons vu précédemment, de droits également positifs, cette préférence doit se justifier ailleurs. Il faut une source à la légitimité du droit grec, et c’est ce que le drame installe progressivement. Réconciliation du droit naturel et du droit positif L’établissement d’une légitimité juridique, de nature nomothétique, ne procède pas cependant d’une révolution, mais plutôt d’une conciliation qu’incarne le personnage de Pylade. Celui-ci observe la loi des dieux : Apollon a ordonné à Oreste de prendre la statue, il poursuit sa mission ; Iphigénie a ordre de sacrifier les Grecs, elle s’y plie. Dans le système hellène, la règle divine est incontournable puisque garante de la collectivité : « L’impiété (*asebeia), faute envers les dieux, est aussi bien atteinte au groupe social, délit contre la cité. Dans ce contexte, l’individu établit son rapport avec le divin par sa participation à une communauté. […] Le lien du fidèle au dieu comporte donc toujours une médiation sociale27. » 26 « Voici que le soleil a changé sa carrière, déplacé l’œil sacré du jour. » : réponse du Chœur à Iphigénie (EURIPIDE, Iphigénie en Tauride, v. 193-195). 27 J.-P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, éd. La Découverte, coll. « Textes à l’appui », Paris, 1994, p. 356.

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Or, il ne s’agit pas, dans l’Iphigénie en Tauride, de disloquer la relation entre hommes et dieux, ce qui aurait pour conséquence immédiate la plongée dans un chaos irrémédiable. La tragédie a ici une triple dimension : thérapeutique en ce qu’elle est remède à ce chaos même, elle poursuit un but éthique, celui de réassurer la cohésion collective, et rhétorique par la confiance dans la puissance de la logique pour parvenir à cet objectif. Les personnages, apatrides et misérables, ne se rebellent pas, mais organisent la refondation de l’ordre par l’exercice de leur lucidité critique. Aussi célèbrent-ils le recouvrement par le divin de sa valeur absolue, lorsque sa parole se vérifie dans le réel : après la reconnaissance et la ruse salvatrice d’Iphigénie, le Chœur rend grâce à l’oracle « véridique28 ». Pour que la loi divine soit reconnue comme véridique, respectable et efficiente, il lui faut se fonder en véracité. Les dieux ont gain de cause à la fin du drame parce que leur volonté a trouvé son appui dans les faits : la position d’Iphigénie se trouve justifiée par la reconnaissance, la mission d’Oreste y prend sens. L’anastrophe s’établit sur la reconnaissance de cette cohérence jusqu’alors dissimulée aux hommes ; et cette reconnaissance va de pair avec une véracité de la parole divine. La fondation d’un droit juste – d’un nomos dikaios – est là, dans la fondation du logos en vérité. De là provient également la démonstration d’une supériorité du droit hellène sur le droit barbare : la plaisante ruse d’Iphigénie, qui abuse aisément Thoas par l’habileté de son discours, avère la propriété hellène du logos. Les Grecs sont dépositaires de cette parole fondée en raison et qui, par conséquent, trouve son application dans la mise en place d’une législation légitime. La mise en scène du logos Si la pièce interroge la loi des dieux, elle ne cesse d’établir la corrélation entre celle-ci et le logos. La question, on l’a vu, repose sur la véracité du discours divin. Aussi y a-t-il double mise en scène de la parole : parole des dieux et parole des hommes sont également interrogées. Sur le premier point, il est frappant de considérer le choix lexical qu’Euripide effectue pour désigner la parole des dieux : le verbe *légô et son substantif logos l’emportent. En témoigne le récit par lequel Oreste évoque, au premier épisode, l’histoire de sa mission29: à la parole commune, légendaire (*phasin), s’opposent le verbe *légô et son aoriste *eipein. Une brève comparaison avec un passage similaire des Choéphores, dans lequel Oreste évoque également l’oracle de Loxias, suffit à convaincre de l’évolution : Apollon, alors, ne parle pas à Oreste mais l’appelle (kalein30). En revanche, 28

EURIPIDE, Iphigénie en Tauride, v. 1235-1283. Ibid., v. 77-103. 30 ESCHYLE, Les Choéphores, v. 1037 : « C’est vers ce seul foyer que Loxias m’a prescrit de diriger mes pas. » 29

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c’est le verbe *legô qu’utilise Athéna lorsqu’elle intervient à la fin des Euménides : « Je m’adresse à tous également31. » Il y a donc, au point de départ, distinction entre deux formes de parole divine : la parole prescriptive et la parole énonciative. Or, ce qui est intéressant dans le choix d’Euripide, c’est qu’il privilégie cette seconde forme de parole, intégrant ainsi la loi divine à un dialogue avec les hommes ; et c’est ce dialogue qui lui confère son ancrage concret – car le logos est la parole de raison, celle qui se vérifie dans le contact avec le réel – et, partant, sa légitimité. Que se passe-t-il chez Sophocle ? Créon, dans Antigone, n’énonce pas la loi mais l’annonce comme le ferait un héraut32 ; et Antigone utilise strictement la même forme verbale lorsque, devant Créon, elle évoque la loi de Zeus33. La racine *kèr, qui participe à la formation du terme désignant le héraut, est sémantiquement rattachée aux affects (le cœur, la volonté). Il entre donc dans ce choix sémantique un lien immanent entre la loi, qu’elle soit d’ailleurs humaine ou divine, et la psyché : la loi ne se justifie que par la volonté. Entre Eschyle et Sophocle, Euripide choisit de revenir au premier, à cette émergence d’une loi qui n’a d’autre source que la parole de l’énonciation, de l’échange et du réel. La raison fonde par conséquent le légitime. Cette faculté de raisonnement prend ainsi le relais de la vertu, cette qualité dont fait montre Pylade et qui gouvernait le trio : celle-ci était jusqu’alors le seul garant de la légitimité du droit en vigueur. Le respect – des dieux, de la coutume locale et du sang familial – constituait la valeur ajoutée de ce droit. Dans ce cadre, c’est donc aux hommes de reconnaître la légitimité du divin : l’aidos fonde le nomos. Le débat entre Créon et Antigone était insoluble, puisqu’il confrontait deux respects – ou plutôt deux objets de respect. C’est cette aporie qu’Euripide propose de dépasser en substituant le logos, comme puissance de raisonnement, à l’aidos. Le dernier chant final du Chœur célèbre cette victoire de la raison en chantant la clarté apollinienne. La raison rend intelligible un droit qui, jusqu’alors, n’était que respectable ; elle lui accorde une légitimité universelle, par le fait même que ce droit, rendu à l’intelligence, est à la portée de toute activité critique. Cette universalité, l’adhésion finale de Thoas, le roi barbare, en fait la preuve : la barbarie elle-même ne saurait résister à l’évidence de la raison, alors même que son usage lui est interdit. Il s’agit donc bien moins d’une réhabilitation des dieux, dans l’Iphigénie en Tauride, que d’une refondation du droit. La raison est donc la clé de voûte d’un système où se réconcilient la loi, la légitimité et le droit ; telle est la signification de l’anastrophe : de cette réconciliation, la reconstitution du couple fraternel est l’indice, sur le plan humain – Iphigénie est rendue à son frère – comme sur le plan divin – 31

ESCHYLE, Les Euménides, v. 408. SOPHOCLE, Antigone, v. 192. 33 Ibid., v. 450. 32

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Artémis, sa statue, revient à Apollon. Et la réconciliation signifie une harmonie cosmique qui doit au principe de cohérence. Or, cette reconstitution est de nature : la famille est recomposée ; de même, le droit prend ici valeur de droit naturel, dans la mesure où, selon la définition qui en est communément donnée, il prend en considération la nature de l’homme et sa finalité dans le monde. Le dénouement associe l’avènement de ce droit, le rétablissement de l’harmonie et l’exercice de la liberté entendue comme exercice de la volonté individuelle en relation avec le juste (*dikaios) ; une finalité est donnée au destin de chacun, qui retrouve la position initiale conférée par la nature ; les dieux rejoignent leur panthéon au cœur de la polis, Iphigénie rentre dans sa famille, Thoas reste le roi de son pays malgré sa mésaventure. Le monde est en ordre, parce que la prescription naturelle est respectée. Le droit positif se fond alors, légitimement cette fois, avec le droit naturel, ce qui suppose que le logos, sa clé de voûte, relève lui-même de la compétence naturelle de l’homme – celle dont, par conséquent, la possibilité échappe aux barbares. Plus sûrement, ce qui se produit dans l’Iphigénie en Tauride est une conversion : religieuse peut-être, si l’on croit à la direction mystérieuse du drame, juridique en tout cas ; le futur utilisé par Athéna à l’épilogue marque clairement l’entrée dans un temps autre. Le droit trouve dans son association à la raison l’autorité suprême de la légitimité ; il est de ce fait débarrassé de la barbarie, de même qu’Artémis est rendue aux Grecs. Il entre dans la démonstration euripidéenne l’idéalisme philosophique qui marquera la conception antique et moderne de la loi chez certains de nos philosophes majeurs : Platon, d’abord, définit la loi comme « une dispensation de la raison34 » ; selon Luc Brisson, Platon jouerait sur la parenté linguistique des termes nomos et nous « la raison35 ». Plus près de nous enfin, nous retrouvons l’association du nomos et du dikaios comme fondation de la culture : « L’esprit n’a sa réalité que s’il se divise en lui-même, s’il se donne les besoins naturels et les relations à la nécessité extérieure pour limite et pour finité et si, par là même, il se forme en s’y insérant, et ainsi les dépasse et obtient son existence objective. Le but rationnel [du droit] n’est donc ni cette simplicité de mœurs naturelle, ni les plaisirs que l’on obtient pas la civilisation dans le développement de la particularité ; c’est, au contraire, de soumettre à un travail de défrichement la simplicité de la nature, c’est-à-dire la passive 34

PLATON, Les Lois, IV, 714a. « La loi (nomos) trouve son origine dans la raison (nous) qui en l'homme représente ce qui s'apparente le plus au divin (theos). » (« Une comparaison entre le livre X des Lois et le Timée », in J.-F. BALAUDÉ (éd.), D’une cité possible. - Sur Les Lois de Platon, Nanterre, 1995. 35

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privation de soi et l’inculture du savoir et de la volonté, ou encore l’immédiateté et l’individualité où l’esprit fait naufrage, et de donner d’abord à cette extériorité la rationalité extérieure dont elle est capable : la forme de l’universel, la capacité à l’entendement. […] Donc, dans sa détermination absolue, la culture est la libération, et le travail de la libération supérieure, le point de passage vers la substantialité infinie subjective de la moralité, objective substantialité non plus immédiate et naturelle mais spirituelle et élevée à la forme de l’universel36. »

Qu’Euripide ait été un précurseur des philosophes, voilà une idée séduisante ; plus sûrement, il est probable que sa réflexion, en prolongeant celle des Euménides, se soit fait l’écho des débats juridiques qui ont accompagné l’avènement de la polis et ses crises. Isabel DEJARDIN CPGE, Lycée Pothier, Orléans

36

HEGEL, op. cit., pp. 221-222.

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Le scelus nefas dans Médée et Phèdre de Sénèque : ordres du roi, vengeances de femmes et lois des dieux Émilia NDIAYE La « monstruosité » des personnages dans les tragédies de Sénèque, telle qu’elle a été définie par Florence Dupont1, dérive du schéma qui structure toutes les pièces avec ces trois composantes : du dolor, blessure qui atteint l’être dans son essence, le personnage passe au furor, état d’aliénation à soi mais sans perte de lucidité, à partir duquel s’enclenche le scelus nefas, crime impie commis par le héros, inexpiable au regard de la justice tant humaine que divine. Les termes de furor, furiosus2 et scelus placent eux-mêmes les protagonistes dans un cadre juridique, bien que nous soyons dans la fiction d’un univers théâtral qui puise ses sujets dans la mythologie et qui mêle la Grèce et Rome. Nous nous proposons de comparer les héroïnes éponymes, Médée et Phèdre, telles que Sénèque les a mises en scène, pour approfondir leur rapport transgressif à la loi et les relations entre les lois humaines et divines3 qui régissent chacune des deux pièces. Le poète philosophe4 propose, comme le dit Pierre Grimal à propos de Phèdre, « une analyse concrète de la responsabilité5 » ; voyons comment ce théâtre présente les lois religieuses et celles de la cité. Dans chacune de ces pièces, le scelus nefas se décompose en deux temps. Dès avant leur entrée en scène, les héroïnes sont marquées par un scelus : Médée par les actes odieux qu’elle a commis en Colchide et dans son trajet vers Corinthe, Phèdre par son amour incestueux pour Hippolyte. La tragédie 1

F. DUPONT, Les monstres de Sénèque, Paris, Belin, 1995, pp. 53-83. Voir A. LEBIGRE, Quelques aspects de la responsabilité pénale en droit romain classique, Paris, PUF, 1967, pp. 31-40. 33 Sur le « droit sans dieu » à Rome, voir M. T. FÖGEN, Histoires du droit romain, De l’origine et de l’évolution d’un système social, éd. de la Maison des Sciences de l’homme, 2007, p. 74. 4 Voir M. DUCOS, « Sénèque et le monde du droit », in Présence de Sénèque, B. CHEVALLIER, R. POIGNAULT (éd.), Caesarodonum 24bis, Paris, Touzot, 1991, pp. 109-126 : « Le philosophe stoïcien ne peut manquer de s’interroger sur la place du droit au sein de la cité, dans cet univers nouveau qu’est le principat. » (p. 121) 5 P. GRIMAL, « L’originalité de Sénèque dans la tragédie de Phèdre », in REL, 41, 1963, p. 314. Sur la question de la personne comme « sujet de droit et d’obligation », voir R. ROBAYE, Le droit romain, Introduction, sources du droit, personnes, successions, biens, Louvain-laNeuve/Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 40 et p. 69. 2

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s’enclenche à partir du moment où ce scelus entre dans une seconde phase : pour Phèdre, c’est le rejet de son aveu par Hippolyte ; pour Médée, sa répudiation par Jason et l’exil auquel la condamne Créon. Les deux femmes sont petites-filles du Soleil et, de ce fait, appartiennent à une lignée poursuivie par la vengeance de Vénus, déesse en rivalité avec Diane6, vénérée par Hippolyte7. Poséidon, père divin de Thésée, en veut aussi à la descendance de Minos après le refus du roi de lui offrir en sacrifice le taureau promis. Médée est la nièce de Circé8 et prêtresse d’Hécate9. Les tragédies ont donc un arrière-plan divin complexe, d’autant plus que Phèdre et Médée peuvent être considérées comme d’anciennes divinités déchues ou des hypostases de telle ou telle déesse10. C’est dans ce contexte que se pose la question de la culpabilité ou plutôt de la responsabilité des deux héroïnes, si on admet que le coupable est l’auteur matériel des crimes et le responsable l’auteur moral. Se greffe sur cette distinction la question de la conscience et de l’intention dans l’accomplissement du mal11. L’idée de réparation ou de compensation apparaît également dans ces vengeances. Que Médée et Phèdre soient coupables, ni elles-mêmes ni aucun autre personnage ne le nie : le problème posé dans les deux tragédies est celui de leur responsabilité et de leur châtiment. Sont-elles coupables et responsables ?

Femmes dans la cité : avant le scelus nefas tragique Phèdre et Médée sont deux figures de femmes étrangères dans une cité grecque. Médée vient de Colchide, terre barbare, dont elle amplifie la barbarie par ses pratiques de magicienne12. Phèdre est issue de Crète, île régie dans les temps archaïques par un système matriarcal. Comment l’une et l’autre se situent-elles dans la cité ? Quel est leur rapport à la loi civique et religieuse ?

6

Voir P. GHIRON-BISTAGNE, « Phèdre ou l’amour interdit », in Femmes fatales, CGita, 8, Montpellier, 1994-1995, pp. 34-35 et p. 43. 7 Voir A. MOREAU, « Arrière-plan mythique et culture personnelle dans l’Hippolyte portecouronne d’Euripide », in Connnaissance Hellénique, 101, oct. 2004, pp. 14-15. 8 Voir A. MOREAU, Le mythe de Jason et Médée, Le va-nu-pied et la sorcière, Paris, Belles Lettres, 1994, p. 20 (tableau 4), et, pour une autre tradition, id., p. 21 (tableau 6). 9 Sur Hécate, voir P. SAUZEAU, « Hékatè, archère, magicienne et empoisonneuse », in J.-C. TURPIN (éd.), La Magie, La magie dans l’antiquité grecque tardive, les mythes, Montpellier, Publications de la recherche Université Paul-Valéry, Montpellier III, 2000, t. 2, pp. 204-216. 10 Pour Phèdre et Hippolyte, voir P. GHIRON-BISTAGNE, « Phèdre… », op. cit., pp. 30-32 et p. 44 ; pour Médée, voir infra, note 1, p. 266. 11 Ce sont des nefas scientium et uolentium : H. ONISHI, « Theseus’curse at the end of Seneca’s Phaedra », in Classical Studies II, 1986, p. 88. 12 Sur Médée comme « magicienne de profession », voir A.-M. TUPET, La magie dans la poésie latine, Paris, Les Belles Lettres, 2009 (1979), pp. 141-142.

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Médée est, dès le départ, hors la loi par son ascendance. La magie pratiquée hors du cadre des rites collectifs de la religion civique est pour elle un héritage familial (v. 752). La longue évocation de ses pratiques (v. 752784) la place hors de la cité, quelle qu’elle soit, même si en Colchide la question de la loi ne se pose pas dans les termes qui sont ceux des cités grecques ou latines13. Mais Médée fait le parallèle entre le royaume de son père Aiétès et celui de Créon : fière de sa naissance, elle rappelle comment elle « brillait de tout l’éclat de la puissance royale » (v. 216-218). C’est par amour pour Jason qu’elle aide l’ennemi de son père, quitte son pays et tue son frère pour faciliter leur fuite, transgressions de la coutume et des traditions familiales – alors que le droit antique repose sur le mos maiorum qui a force de loi14. Devenue l’épouse du grec Jason, elle n’en reste pas moins une étrangère à Corinthe. Sa condition d’exul revient en leitmotiv dans toute la pièce, avec d’autant plus d’insistance que Créon l’y renvoie. La décision du roi crée une rupture dont la conséquence pour Médée est double : elle est ipso facto répudiée par son époux et redevient une exilée en quête d’un domicile15. Cette rupture ouvre le temps de la tragédie dont le premier conflit se situe entre deux conceptions de la justice humaine. L’enjeu est de définir où se situent la culpabilité et la responsabilité : a-t-elle mérité ce nouvel exil ? L’affrontement entre Médée et le roi se place très explicitement dans une perspective judiciaire16 dès le premier vers de leur brève stichomythie : quod crimen aut culpa multatur fuga ? « quel crime est puni d’exil, quelle faute ? » (v. 192) Après avoir opposé la justice qui enquête et le pouvoir qui ordonne, Médée revendique le droit à un procès équitable, ce que lui accorde Créon. S’en suit un agôn dans lequel Médée argumente en sa faveur : le seul bien qu’elle ait rapporté de Colchide, c’est d’avoir assuré « l’immense gloire de la Grèce » (v. 226), on lui doit le retour d’Argo, « son seul crime » (v. 237), pour lequel elle a commis toutes les infamies qu’elle reconnaît. Son 13

Sur la différence entre les lois des rois et celles de la République, voir M.T. FÖGEN, op.cit., pp. 23-24 et pp. 51-76 ; sur l’élaboration du droit antique, voir J.-L. THIREAU, Introduction historique au droit, Paris, Flammarion, 2003, pp. 13-16, pp. 35-37 et pp. 74-80 ; sur le sens de lex, ius, themis, etc., voir A. SCHIAVONE, L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2008, pp. 97-117. 14 Voir R. ROBAYE, op. cit., pp. 44-45. 15 Pour F. FIX (Médée : l’altérité consentie, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2010), « Médée, c’est aussi l’intégration impossible » (cf. pp. 37-39). Voir M. MENU, « Médée entre avoir et être », in Pallas, 45, 1996, p. 120. 16 Pour M. DUCOS (op. cit., p. 109), Sénèque emploie beaucoup de termes juridiques, sans que l’on puisse toujours faire la distinction entre « un vocabulaire technique, mais d’usage courant, et des références à des règles de droit plus complexes et moins familières ». Voir aussi F.-R. CHAUMARTIN (« Mise au point sur quelques problèmes relatifs à la Médée de Sénèque », in P. DEFOSSE (éd.), Hommages à Carl Deroux. 1, Poésie, Bruxelles, Latomus, 2002), qui souligne la dimension oratoire de ce débat (pp. 112-113).

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sort, comme celui de Jason, est maintenant entre les mains de Créon : si placet damna ream / sed redde crimen « si tu le veux, condamne l’accusée ; mais rends-moi le motif de l’accusation17» (v. 245-246). Elle réclame donc le respect de la parole donnée et la protection à laquelle elle a droit en tant que suppliante. L’appel aux lois de l’hospitalité et à la fides, notion si importante pour les Romains18, souligne l’arrière-plan religieux de cet agôn. La réponse de Créon (v. 251-271) renvoie Médée à sa condition de magicienne. Il ne se pose plus la question de sa culpabilité ; dès son entrée en scène il l’a qualifiée de « criminelle » (v. 179). Jason n’a rien à se reprocher, et lui non plus : c’est Médée seule, malorum machinatrix facinorum « machinatrice de mauvaises actions » (v. 266), qui souille son royaume et qui doit partir avec ses herbes mortifères. Le roi évacue l’argument religieux en terminant par une mention des dieux mais pour souligner a contrario qu’ils sont hostiles à Médée. Ce premier affrontement met en jeu la loi des hommes plutôt que celle des dieux ; le conflit n’a pas grand chose à voir avec celui d’Antigone, défendant la loi divine, face à un autre Créon, tyran faisant primer sa loi humaine à lui. Médée plaide coupable pour les crimes qu’elle a commis, coupable aux yeux de Créon (et de Corinthe), mais elle en rejette la responsabilité sur les autres, Jason en première ligne, qui est à tout le moins complice, et toute la Grèce qui a bénéficié de ses méfaits. Coupable donc, mais pas responsable19. À Jason elle redira la même chose. Après avoir rappelé ses méfaits, elle admet mériter un châtiment (v. 461-462), mais les impute à son époux qui seul en a tiré profit : obicere tandem quod potes crimen mihi ? Med. : Quodcumque feci. Jas. : Restat hoc unum insuper, tuis ut etiam sceleribus fiam nocens. Med. : Tua illa, tua sunt illa : cui prodest scelus is fecit […] ; ubi innocens sit quisquis est pro te nocens,

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Voir A. PERRENOUD, in REL, XL, 1962 : « C’est en alliant le sens "accusation" et celui de "celui pour lequel la faute a été commise" que s’explique l’expression redde crimen employée par Médée » (p. 71). 18 Sur cette notion essentielle au droit romain, voir J. IMBERT (« De la sociologie au droit : la Fides romaine », in Droits de l’Antiquité et sociologie juridique, Mélanges Henri Lévy-Bruhl, Paris, Publications de l’Institut de droit romain de l’Université de Paris, 17, 1959, p. 408 et p. 411) et M. MESLIN (L’homme romain, Des origines au 1er siècle de notre ère, Paris, Éditions Complexe, 1978, pp. 22-25). Pour M.-H. GARELLI-FRANÇOIS (« Médée et les mères en deuil », in Pallas, 45, 1996), Médée, qui respecte son engagement, est donc « plus romaine que Jason ou Créon » (p. 200). 19 Voir J. HAILLET, « Médée est-elle coupable ? », in Mélanges offerts à Maurice Descotes, Pau, Université de Pau et des Pays de l'Adour, 1988, p. 176 et p. 183.

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« quel20 crime enfin peux-tu me reprocher ? – Tous ceux que j’ai commis. – Il ne manque vraiment plus que cela : que je sois fait aussi coupable de tes crimes. – Ce sont les tiens, ce sont les tiens : celui à qui profite le crime l’a commis […] ; tiens pour innocent quiconque a perdu l’innocence à ton service. » (v. 497-503)

Aussi doit-il la soutenir. Devant le refus de Jason, qui avoue craindre la puissance royale, Médée invoque Jupiter pour que la chute de sa foudre désigne le coupable (v. 534-537), comme Jason en avait appelé à la Justice (v. 440), mais rien ne se passe. En fin de compte, la justice des hommes, celle du roi arrogant comme celle du héros sous sa puissance, reste sourde aux arguments de la magicienne ; celle des dieux est, pour l’instant, silencieuse. Passons à Phèdre, dont le cas de figure présente des similitudes. Sa première tirade semble un écho aux propos de Médée : fille du roi de Crète, elle est, comme la Colchidienne, fière de son pays d’origine et se sent prise en otage à Athènes (v. 88). Devenue épouse de Thésée, ennemi de son père à elle comme Jason l’était de celui de Médée, elle se plaint aussi du manque de fidélité de son époux. Mais elle est, elle, pleinement intégrée dans la cité athénienne, ce qu’elle révèle a contrario quand elle fait état du rôle qu’elle n’est plus capable de tenir ou lorsqu’elle décrit les vêtements qui maintenant lui pèsent (v. 387-393). Femme du roi, elle jouit d’une réputation établie (v. 252, v. 26921) ; elle assume en tant que reine les fonctions religieuses qui lui sont dévolues, diriger les chœurs et les fêtes de la religion publique en l’honneur d’Athéna, patronne du lieu (v. 103-109). Elle possède aussi un certain pouvoir, puisque Thésée lui confie les rênes de la royauté en son absence (v. 617-621). Bref, elle obéissait aux lois de la cité tant politiques que religieuses. Ceci n’empêche pas que se produise également pour elle une double rupture, bien que de nature différente, et qui est à l’origine de la tragédie. C’est par sa soumission aux lois de Vénus qu’elle est conduite à désobéir aux lois morales et civiques et à éprouver un amour adultère22, sinon 20

Les traductions sont celles de F.-R. CHAUMARTIN (Sénèque, Tragédies, Paris, Belles Lettres, t. 1, 1996, ad loc.). 21 À propos de la Phèdre d’Euripide, N. LORAUX (« La gloire et la mort d’une femme », in Sorcières, Les femmes vivent, n° 18, Paris, Stock, 1979, p. 53) souligne qu’elle « rêve d’être un modèle de sôphrosunè » ; de même, pour P. GHIRON-BISTAGNE (« Phèdre… », op. cit., p. 36), par son « souci constant de préserver sa réputation », elle obéit « à l’idéal de la femme libre à Athènes ». Ces propos valent pour le personnage latin. 22 Sur l’obligation de fidélité de l’épouse à Rome, voir J. GAUDEMET, Droit privé romain, Paris, Montchrestien, 2000, pp. 55-56 ; sur le droit de répudiation, id., pp. 52-53 ; sur la punition de l’adultère à Rome, voir S. TREGGIARI, Roman Marriage, Iusti conjuges from the time of Cicero to the time of Ulpian, Oxford, Clarendon Press, 1991, appendix 1 et 2, pp. 507510.

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incestueux23, pour son beau-fils Hippolyte. La culpabilité est nettement proclamée, avec le vocabulaire juridique du délit, par la nourrice24, par Hippolyte25, par Phèdre elle-même26. Faute au regard des hommes27, avec les allusions nombreuses à l’infamie de la reine28, et au regard des dieux, stricto sensu selon les propos de la nourrice pour laquelle l’amour monstrueux ne pourrait échapper à ses « ancêtres qui voient tout » (v. 158), au Soleil ni à Jupiter. La question de la responsabilité n’est pas posée dans les mêmes termes que dans Médée, dans la mesure où Phèdre agit pour son propre compte. La situation est plus ordinaire et relève du traitement des passions tel que Sénèque l’a exposé dans ses dialogues philosophiques29. Dépossédée d’ellemême, elle ne peut que se soumettre au furor amoureux imposé par les lois de la déesse qui se venge. Son impuissance face au pouvoir de Vénus est soulignée par Phèdre, qui lui impute ainsi la responsabilité de son amour. Cette question de la non-responsabilité due au furor renvoie à la fois au statut juridique du furiosus – considéré comme non responsable et donc non coupable du point de vue pénal30 – et à la question philosophique de la responsabilité du sujet face aux passions. On connaît la réponse stoïcienne, sur laquelle nous ne reviendrons pas31. Mais Phèdre se présente, elle, coupable bien que non responsable32. Nous pouvons donc dire que, si la culpabilité des héroïnes aux yeux des hommes et de la cité est affirmée par elles-mêmes, elles contestent leur propre responsabilité, soit en restant sur le plan humain, soit en se référant 23

Sur la définition juridique de l’inceste : R. ROBAYE, op. cit., p. 71 ; J. GAUDEMET, op. cit., pp. 49-50. Sur les implications incestueuses de son amour pour Hippolyte : P. GHIRONBISTAGNE, « Phèdre… », op. cit., pp. 39-41 ; J.-B. BONNARD (« Phèdre sans inceste », in RH, 304(1), 2002) conclut que la relation n’est pas incestueuse : l’emploi d’incesta (v. 1185) est analysé comme l’antonyme de casta au vers précédent (p. 94). 24 Poena : v. 162 ; culpa : v. 163, v. 565 ; nefanda : v. 130, v. 143, v. 153, v. 166, v. 173 ; scelus : v. 144, v. 161, v. 164, v. 427, v. 565 ; facinus : v. 146, v. 158, v. 169 ; stuprum : v. 160. 25 Scelerum : v. 559, v. 670, v. 685-687, v. 718 ; incesti stupris : v. 560, v. 684, v. 689 ; nefas : v. 678 ; impudicus : v. 704-705, v. 707. 26 Avant l’aveu : v. 115, v. 126-127, v. 254, v. 594-598 ; après la mort d’Hippolyte : v. 11861189. 27 Bien que non coupable juridiquement puisque l’adultère n’est pas commis ; voir P. GHIRONBISTAGNE, « Phèdre… », op. cit., p. 36. 28 « La faute de Phèdre [l’adultère] relève bien moins du registre de l’impiété ou de la souillure que de celui de la honte et de l’honneur. » (J.-B. BONNARD, op. cit., pp. 92-94) 29 Voir J.-M. CROISILLE, « Lieux communs, sententiae et intentions philosophiques dans la Phèdre de Sénèque », in REL, 42, 1964, pp. 286-287. 30 Voir A. LEBIGRE, op. cit., pp. 36-40. 31 Voir v. 195-215 et le commentaire de J.-M. CROISILLE, op. cit., pp. 280-281. 32 Pour S. MEILLET, E.-M. ROLLINAT-LEVASSEUR (« Sénèque, Phèdre : remarques à propos de l’expression de la personne », in VL, 116, déc. 1989), « Phèdre se reconnaît responsable de sa passion » (p. 41).

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aux lois divines. Pour l’une, ce sont les lois de Vénus qui sont à l’origine de sa passion, lois contre lesquelles elle ne peut rien – renouant ainsi avec la définition juridique du furiosus dépossédé de lui-même ; de ce fait, son crime n’est pas intentionnel. Mais il est malgré tout assumé. Pour l’autre, le fait de ne pas avoir tiré bénéfice de ses actes l’exonère de la responsabilité, pour le moins partagée avec Jason. Mais le rapport à la loi change dans le second temps du scelus nefas dont la pièce donne à voir l’accomplissement : c’est maintenant le furor de la vengeance qui est à l’œuvre chez Phèdre, comme chez Médée.

Vengeances de femmes et lois des dieux Ces deux femmes sont bafouées, dans leur amour et dans leur amourpropre. Et ce sont leurs vengeances à chacune qui font la loi – en tout cas du point de vue dramatique. Médée est doublement bafouée : sur le plan social par la proposition de Créon qui fait fi de son mariage avec Jason ; sur le plan amoureux par son époux qui lui préfère la fille du roi. Affirmant dès l’ouverture de la pièce que la faute est du côté de Créon, Médée envisage comme châtiment mérité sa vengeance contre lui : culpa est Creontis tota, qui sceptro impotens coniuga soluit quique genetricem abstrahit gnatis et arto pignore astrictam fidem dirimit : petatur solus hic, poenas luat quas debet, « la faute est toute entière à Créon, qui, abusant de son pouvoir, détruit notre union, qui éloigne une mère de ses enfants et rompt un lien de fidélité resserré par ces gages : à l’attaque, que lui seul subisse le châtiment qu’il mérite. » (v. 143-147)

Mais Jason n’en est par pour autant disculpé : si elle admet qu’il a été contraint (v. 137-138 et v. 417), elle lui en veut de ne pas l’avoir défendue. Et plus l’entretien avec son époux avance, plus sa décision s’affermit, jusqu’au moment où elle trouve son point faible : son amour pour ses enfants (v. 550). Dès lors, le processus de la seconde moitié de la pièce est enclenché ; le temps n’est plus aux arguties juridiques ; place au furor déchaîné. La loi des hommes disparaît, seule compte celle des divinités vengeresses de la nuit, dieux mânes, Chaos, Dis, etc.33, et surtout Hécate, invoquées dès l’ouverture (v. 6-18) puis longuement ensuite (v. 740-842). Et la déesse Trivia fait signe, elle répond à l’appel (v. 840-842). Puis, au 33

Sur les criminels infanticides évoqués, voir L. DESCHAMPS, « Réflexions sur Sénèque, Médée, 746-747 », in J. CHAMPEAUX, M. CHASSIGNET (dir.), « Aere perennius » : en hommage à Hubert Zehnacker, Paris, PUPS, 2006, pp. 379-380.

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moment de l’infanticide, Érinys, Mégère et la troupe des Furies (v. 958) imposent leurs serpents et leurs fouets vengeurs. Cette vengeance, assistée des dieux donc, est présentée comme relevant du fas (v. 8-9) et le châtiment mérité, qui associe la mort de Créüse et celle des fils de Jason : placuit hoc poenae genus meritoque placuit : […] liberi quondam mei, uos pro paternis sceleribus poenas date, « j’ai choisi ce genre de châtiment et je l’ai choisi à juste titre : […] enfants jadis à moi, subissez le châtiment pour les crimes de votre père. » (v. 923-925)

Poenas dare, luere et petere sont des expressions récurrentes34. L’infanticide se justifie ainsi par la culpabilité des enfants héritée de leur père (v. 925)35. Et la vengeance réclamée par les mânes d’un autre innocent, son frère dépecé, achève de transformer Médée en « monstre » (v. 964-965). Incarnation du Furor (v. 395-39636), elle devient la proie des Furies (v. 96637) et offre en victime sacrificielle un de ses fils ; puis le scelus culmine avec le second infanticide38. On assiste donc à une justice de « réparation39 » sous l’autorité et avec l’aide des dieux infernaux : ce crime compense l’autre crime, il y a comme une annulation de l’un par l’autre : fructus est scelerum tibi / nullum scelus putare « le profit que tu tires de tes crimes est de ne rien considérer comme un crime » (v. 563-564). La responsabilité est désormais non seulement assumée, mais revendiquée. Celle que Jason désigne du terme sceleris auctor (v. 979), en cherchant à l’arrêter avec l’aide de la cohorte, est fière de son acte, avec les fameuses formules : Medea nunc sum « maintenant je suis Médée » (v. 909)

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Aux vers 256, 399, 406, 462, 492, 616, 746, 898, 922, 925, 956, 964, 1007. Alors qu’en droit romain prévaut la règle d’extinction de la responsabilité pénale à la mort de l’auteur de l’infraction ; voir A. LEBIGRE, op. cit., pp. 91-95. 36 Également aux vers 406, 445, 673, 806, 852, 864, 930. G. BARTHOUIL (« Cohérence psychologique de la Médée de Sénèque », in Dioniso, 52, 1981, p. 505) et A. MOREAU (Le mythe de Jason…, op. cit., pp. 213-215) parlent de « forcenée ». Voir aussi A. ARCELLASHI (« La violence dans la Médée de Sénèque », in Pallas, 45, 1996), qui insiste sur la virilité de sa violence (p. 187). 37 Voir J.-C. RANGER, « Violence, nature et divin », in Pallas, 45, 1996, p. 234. 38 Sur l’aspect rituel de ces infanticides, voir G. GALIMBERTI BIFFINO, « La Médée de Sénèque, une tragédie annoncée », in Medeas, Versiones de un mito desde Grecia hasta hoy, vol. 1, A. Lopez, A. Pociña (éd.), Granada, Universidad de Granada, 2002, p. 529. 39 « Tuer ses enfants est une réparation : elle en tuera un pour son père, un autre pour son frère. » (G. BARTHOUIL, op. cit., p. 487 et p. 505) Voir aussi S. BALLESTRA-PUECH, Y. BRAILOWSKY, P. MARTY, A. TORTI-ALCAYAGA, Z. SCHWEITZER, Théâtre et violence, Paris, Atlande, 2010, p. 156. 35

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et meus dies est « c’est mon jour » (v. 1017)40. Ni les scrupules des vers 925948, où elle souligne l’innocence des enfants, ni son impuissance face à Érinys (v. 952) ne tiennent. Son rapport à la loi est maintenant autre. Exclue de facto de la cité par Créon, répudiée par Jason, elle fait appel aux divinités infernales de la nuit et de la vengeance pour qu’elles châtient les coupables et elle-même leur prête son bras : ira, qua uadis, sequor « ma rage, là où tu me mènes, je te suis » (v. 953). Furiosa, elle s’enorgueillit de son scelus nefas, le plus horrible qui soit au regard des lois de la nature et de la famille. Mais la monstruosité du personnage ne le place pas du tout en marge du monde, puisque le Soleil, auquel elle avait demandé son aide (v. 32-33), lui offre son char pour l’emmener dans les airs. Ce deus ex machina devient ainsi l’allié objectif d’Hécate et des mânes pour imposer sa loi également41. La dernière réplique de Jason traduit son trouble face à ce dénouement : uade […]/ testare nullos esse, qua ueheris, deos, « porte témoignage qu’il n’y a pas de dieux là où tu te rendras » (v. 1026-1027).

Comment justifier que les lois divines ne la punissent pas ? Le personnage a, dans les diverses traditions, un rapport complexe avec la divinité42. Elle est parfois considérée comme une figure « rayonnante43 », antique déesse présidant aux rites d’immortalité ; et son envol vers « l’éther supérieur le plus pur », par delà les lieux où résident les dieux olympiens, est ainsi mis sur le compte de ce rite d’éternité44 ; il devient un « acte de justice divine, au-delà du bien et du mal par son caractère absolu45 ». Pour A. Moreau, « elle retrouve sa grandeur originelle, mais au lieu d’apparaître comme déesse-mère tutélaire et généreuse, elle s’est métamorphosée en

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Voir L. THÉVENET (Le Personnage : du mythe au théâtre, La question de l’identité dans la tragédie grecque, Paris, Belles Lettres, 2009), qui parle de « l’enfantement d’une nouvelle Médée perfecta par l’ancienne » (p. 247) et pour la métaphore du kolossos funéraire, « image héroïque du soi » (pp. 252-253). 41 A. MOREAU (« Quelques approches du mythe de Médée », in CGita, 2, 1986, p. 115) reprend la thèse de B. M. W. KNOX, selon laquelle c’est Médée elle-même qui est transformée en une dea ex machina, debout sur le toit : « Avec Médée, le barrage social se rompt et tout est emporté, tout est détruit, même ce que Médée aime le plus au monde. » 42 Pour A. MOREAU (id., p. 111), « Médée appartient à la grande famille des hypostases déchues de la Terre-Mère » ; voir aussi P. GHIRON-BISTAGNE, « Les avatars de la légende de Médée dans la tragédie post-euripidéenne et à l’époque gallo-romaine », in CGita, 2, 1986, p. 126 ; F.-R. CHAUMARTIN, « Mise au point… », op. cit., pp. 111-113. 43 G. DUMÉZIL, in D. N. MIMOSO-RUIZ, Médée antique et moderne. Aspects rituels et sociopolitiques d’un mythe, Ophrys, p. 5. 44 A. ARCELLASCHI, op. cit., pp. 189-190. 45 J.-C. RANGER, op. cit., p. 231. De même, G. BARTHOUIL, op. cit., p. 497.

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force du Chaos46 ». Le rapport particulier que la magicienne entretient avec la nature explique aussi ainsi l’infanticide. Au lieu d’être « l’anti nature47 », de « sortir de l’humanité48 », Médée s’inscrit pleinement dans le monde naturel : son infanticide est un rituel de réintégration de l’ordre « archaïque49 », celui où le sacré et l’harmonie des forces naturelles sont respectés et dans lequel la conquête de la Toison par les Argonautes a causé une rupture50. La mort de ses fils rétablit « l’équilibre des pertes51 » entre la Colchide et la Grèce ; on parle même de « reconquête de l’innocence perdue » par cette transgression. Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté52 du féminin et de ses divinités, « qui règnent sur la fécondité et qui président à la vie et à la mort53 », ressort dans ce personnage par son scelus nefas qui à la fois transgresse l’ordre divin et le rétablit54. Dans Phèdre, la question du furor de la vengeance est à la fois plus simple dans son dénouement et plus complexe dans son fonctionnement, car s’associent plusieurs furores, le sien, celui de Thésée et celui d’Hippolyte. Le scelus supposé d’Hippolyte, que Phèdre accuse d’avoir tenté de la violenter, est souligné par son père : il qualifie son acte de monstrum (v. 808) et c’est en réaction à ce crime que Thésée le maudit (v. 937). Le furor imputé à tort à Hippolyte démasque son autre dirus furor « fureur inhumaine » (v. 567)55 : sa haine des femmes. Son culte exclusif à Diane le met en dehors de la cité – il passe son temps dans les forêts à chasser – et de ses rites de passage vers l’âge d’homme : refusant de s’inscrire dans l’ordre

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A. MOREAU, « Médée ou la ruine des structures familiales : la Médée ancienne : mère généreuse, fiancée bénéfique, florissante épouse », in O. CALVET (dir.), Silence et fureur : la femme et le mariage en Grèce : les antiquités grecques du Musée Calvet, Avignon, Fondation du Muséum Calvet, 1996, p. 317. 47 F.R. CHAUMARTIN, « Mise au point… », op. cit., p. 152. 48 Voir le titre de F. DUPONT, Médée de Sénèque ou comment sortir de l’humanité, Paris, Belin, 2000. 49 S. BALLESTRA-PUECH et alii, op. cit., p. 113 ; voir aussi : G. GALIMBERTI BIFFINO, art. cit., p. 527 ; G. BARTHOUIL, op. cit., p. 495. 50 F. FIX, op. cit., pp. 123-125 ; M. MENU, op.cit., p. 131. 51 F. FIX, op. cit., p. 71. 52 J. BOULOGNE (« Pour une approche systémique de la mythologie grecque. Le cas de Médée », in Les systèmes mythologiques, J. BOULOGNE (éd.), Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1997) parle de « bivalence » (pp. 219-221) ; M.-H. GARELLI-FRANÇOIS (« Médée et les mères en deuil », in Pallas, 45, 1996) parle de sa « nature duelle » (p. 204). 53 P. GHITON-BISTAGNE, « Les avatars… », op. cit., p. 126. 54 F.-R. CHAUMARTIN, « Mise au point… », op. cit., p. 119. 55 Sur ce furor et l’importance du thème de la chasse dans la pièce, voir A. D. LEEMAN, « Seneca’s Phaedra as a stoic tragedy », in J. M. BREMER (éd.), Miscellanea Tragica in honorem J.C. Kamerbeek, Amsterdam, Hakkert, 1976, pp. 203-204.

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social (faire la guerre, la politique et l’amour), il ne peut qu’en être exclu56. Ainsi il n’obéit pas non plus aux devoirs de Vénus (propria […] officia, v. 450-451), lois de la nature qui assurent la pérennité du monde (v. 466-480). La vengeance, si son motif est injuste, déclenche une punition finalement méritée : la loi de Neptune – et par contrecoup de Vénus – s’applique en s’appuyant sur le non-respect supposé de la loi humaine et sociale mais aussi naturelle. La mort du jeune homme vient punir cette misogynie radicale57 qui exclut la part du féminin dans le monde, et la pièce se termine sur les efforts faits par Thésée pour rassembler les parties éparses de son corps, qu’il faut précisément remettre en ordre (v. 125758). Après la mort de son fils, le roi se reconnaît comme nocens (v. 1203 et 1211) et en appelle aux dieux infernaux pour son supplice. Mais maintenant ces dieux sont muets (v. 1242-1243). Phèdre, quant à elle, se plaint de l’abandon du roi (v. 90-98), séducteur impénitent, même si elle pense peut-être que ses infidélités peuvent justifier la sienne. Mais ce qui la conduit à la vengeance, c’est le rejet brutal de sa passion par Hippolyte – blessure d’amour mais aussi d’amour-propre pour la reine qui s’est abaissée suppliante aux genoux du jeune homme. La Nourrice transfère la faute sur Hippolyte, dans un appel au chœur saturé de termes juridiques : Deprehensa culpa est. […] Regeramus ipsi crimen […] : scelere uelandum est scelus ; […] secreta cum sit culpa, quis testis sciet ? […] Pignus tenemus sceleris […] facinoris tanti notae. […] Mens impudicam facere, non casus, solet, « J’ai surpris la faute.[…] Renvoyons sur lui l’accusation […] : par un crime il faut voiler un crime.[…] puisque la faute est demeurée secrète, quel témoin le saura ?[…] Nous tenons la preuve du crime.[…] les marques d’un forfait tellement atroce.[…] L’acte 56

Voir A. MOREAU, « Arrière-plan mythique et culture personnelle dans l’Hippolyte portecouronne d’Euripide, II », in Connaissance hellénique, 102, janv. 2005, p. 44 : « la virginité prolongée est aussi une faute » ; J.-B. BONNARD, op. cit., pp. 97-98 ; O. THEVENAZ, (« Rationaliser l’irrationnel ou raisonner la déraison ? Autour de Phèdre et d’autres héros tragiques de Sénèque », in V. NAAS (éd.), En deçà et au-delà de la ratio, actes des journées d'étude, Université de Lille III, 28 et 29 septembre 2001, Villeneuve-d'Asq, Université Charles-de-Gaulle-Lille III, 2004) souligne qu’Hippolyte franchit, par son attitude, la limite de la raison (p. 76). 57 J.-M. CROISILLE parle de « misogynie infantile prolongée » (op. cit., p. 298). 58 O. THÉVENAZ (op. cit., p. 76) commente : « Thésée, puni d’avoir agi sans raison et d’avoir condamné sans juger, se voit contraint, pour restaurer une équité dans la mort, de recomposer le corps déchiqueté de son fils innocent et de laisser à l’abandon celui de Phèdre criminelle. »

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volontaire rend la femme impure, non l’événement fortuit. » (v. 719-735)

Après la mort du jeune homme, Phèdre se dénonce comme coupable de la calomnie dont elle assume la pleine responsabilité59, bien que l’idée ne soit pas d’elle : « c’est la parole elle-même qui est criminelle60 » ; la responsabilité est bien dans l’intention qui conduit à la mort d’un innocent. Là est son principal crime ; en effet, « no one is allowed to defend his own reputation at the expense of the life of another man61 » : poenas tibi soluam et nefando pectore ferrum inseram […] : falsa memoraui et nefas, quod ipsa demens pectore insano hauseram, mentita finxi, « je vais exécuter le châtiment que je te dois, plonger le fer dans mon cœur sacrilège […] : j’ai proféré des calomnies et le crime impie, dont ma propre démence avait conçu l’idée insensée, est le produit de mon imagination menteuse. » (v. 1176-1194)

Son suicide est présenté comme un sacrifice réparateur aux mânes de l’innocent ainsi vengées (v. 1997-1998), suicide qui est donc l’autochâtiment humain62 pour l’acte impie de celle qui « voyant le bien a fait le mal63 » – impiété rappelée par Thésée dans le dernier vers de la pièce. La responsabilité de ces deux furiosae est donc acceptée et revendiquée par elles-mêmes, l’une en réintégrant par son acte sa nature d’exilée barbare, l’autre en en payant le prix par sa mort. Dans un monde dont les lois sont régies par les hommes64, le rôle perturbateur des femmes est souligné dans les deux pièces par ces figures de transgression65, menace à l’ordre public et singulièrement familial66, menace 59

Voir P. GRIMAL, op. cit., p. 311 : « pour que la responsabilité soit totale, il faut qu’une même volonté conçoive le crime et l’exécute. » 60 P. HEUZE, « Les aveux de Phèdre », in Présence de Sénèque, op. cit., p. 174. 61 E. WESOLOWSKA, « Some remarks on lie in Senecan Phaedra », in Euphrosyne, 28, 2000, p. 353 ; voir aussi P. GHIRON-BISTAGNE, « Phèdre… », op. cit., p. 41. 62 Selon J.-M. CROISILLE (op. cit., p. 289 et pp. 296-297), ce suicide est une fuite ; pour P. GRIMAL (op. cit., pp. 312-314), c’est un suicide stoïcien, par lequel l’héroïne retrouve sa dignité ; A. D. LEEMAN (op. cit., p. 207) y voit « only a cruel palliative of her sin ». 63 J.-M. CROISILLE, id., p. 297. 64 Sur le système agnatique, i.e. patriarcat, à Rome, voir R. ROBAYE, op. cit., pp. 70-71. J. BOULOGNE (op. cit., p. 223) parle de « société phallocratique ». 65 Le rapprochement entre ces deux personnages féminins est fait également sur cet aspect par M. DO C. SAVIETTO (« Medéia e Fedra : uma perspectiva racionalista da condiçião da mulher e suas emoções », in Revista de letras, 28, 1988) qui souligne le féminisme d’Euripide dénonçant les préjugés de son temps (p. 127).

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contre le pouvoir masculin – menace qui, de potentielle, devient réelle67. La barbarie de Médée n’est pas rappelée comme telle par Sénèque ; mais sa virilité68, face à un Jason que sa faiblesse place du côté du féminin69, apparaît à travers son exigence d’un traitement égal à celui des hommes, son pouvoir de vie et de mort sur ses enfants, version inversée de la patria potestas70, et son désir d’instaurer sa « propre loi71 ». Qu’elle s’inscrive ou non dans l’ordre de la nature, cette femme est une « figure polémique, voire subversive72 ». Parallèlement, si le désir de Phèdre, qu’il soit incestueux ou simplement adultère, se libère, si elle prend l’initiative de la relation amoureuse73, si elle refuse de se laisser enfermer dans le rôle et les lieux qui lui sont assignés, la filiation et la stabilité de la cellule familiale sont mises en danger – ce qui n’est pas le cas, dans les sociétés patriarcales que sont Athènes ou Rome, quand les aventures sont masculines. Ces deux femmes, par qui le scandale arrive74 et qui en revendiquent la responsabilité, ne peuvent, dès lors, qu’être coupables aux yeux des hommes75. Or, cette culpabilité n’est pas aussi radicale au regard des dieux et le rapport aux lois divines est plus ambigu. On a parlé du « silence assourdissant » des dieux76, celui de Jupiter, de Diane et d’autres. Obéissant aux lois d’une Vénus vengeresse, Médée et Phèdre sont soutenues par Hécate ou Neptune, qui répondent, eux, à leurs invocations, directes ou indirectes. Médée est même sauvée par le Soleil. La réalisation de la vengeance du furiosus, placé d’office hors des lois humaines, est régie par les lois des dieux, plutôt chtoniens que célestes, mais ceux-ci ne semblent 66

Pour P. GHIRON-BISTAGNE (« Phèdre… », op. cit., p. 40), Sénèque est « obsédé par les perversités que déchaînent au sein de la famille les passions ». 67 Voir : C. SEGAL, « Euripides’ Medea : vengeance, reversal and closure », in Médée et la violence, Colloque international, Toulouse-Le-Mirail, 28-29-30 mars 1996, PUF Le Mirail, 1996, pp. 17, 25 et 32 ; J.-B. BONNARD, op. cit., pp. 97-105. 68 Voir G. GALIMBERTI BIFFINO, op. cit., p. 528 ; E. GRIFFITHS, op. cit., pp. 72-73 ; G. BARTHOUIL, op. cit., pp. 484-507 ; J. BOULOGNE, op. cit, p. 222. 69 Voir M.-H. GARELLI-FRANÇOIS, op. cit., p. 559 ; G. BARTHOUIL, op. cit., p. 485 et pp. 497500. 70 Sur la patria potestas, voir J. GAUDEMET, op. cit., pp. 6-7 et 77-80 ; sur l’incapacité de la femme, id., pp. 13-14. Sur Médée comme inversion du mariage, voir F. DUPONT, Médée…, op. cit., pp. 85-86. 71 M.-H. GARELLI-FRANÇOIS, op. cit., p. 559. 72 S. BALLESTRA-PUECH et alii, op. cit., p. 39. 73 P. GHIRON-BISTAGNE (« Phèdre… », op. cit., pp. 41-42) voit dans le comportement de Phèdre un reste de matriarcat crétois. 74 Pour Phèdre, voir N. LORAUX, op. cit., p. 56. Pour Médée, voir : J. BOULOGNE, op. cit., pp. 222 et 227 ; F.-R. CHAUMARTIN, « Mise au point… », op. cit, p. 122. 75 Pour A. MOREAU (« Médée bouc-émissaire ? », in Pallas, 45, 1996, pp. 102-107), Médée comme Phèdre sont entachées de souillure et devenues pharmakoi. 76 Dans Médée, voir S. BALLESTRA-PUECH et alii, op. cit., p. 157 ; pour Phèdre, voir E. WESOLOWSKA, « Lie in Senecan tragedies », in Eos, 80, p. 50.

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pas concevoir la justice de la même façon. D’un côté, on a ceux qui sont actifs pour accomplir les deux vengeances. De l’autre, il y a Jupiter qui se tait, tout comme les divinités du mariage, ou même la Justice. La complexité du polythéisme antique, dont les dieux se répartissent les fonctions – ce qui n’exclut pas solidarités, rivalités ou empiètements –, ainsi que les antagonismes de pouvoir entre les lois des divinités archaïques et celles du panthéon officiel, structurent ces deux tragédies77. « Mais Médée n’est appelée devant aucun autre tribunal que celui que constituent les spectateurs assemblés dans ce lieu magique : une salle de théâtre78. »

Dans ses tragédies, Sénèque, plutôt que des leçons illustrées de stoïcisme, fait, selon le terme de Pierre Grimal, des « expériences79 » ou, suivant l’expression d’Olivier Thévenaz, un « exercice de funambulisme80 » sur le franchissement des limites de la raison – mais aussi sur la transgression des lois. « Que se passerait-il si un jour les femmes refusaient ce contrat [leur confinement à la maison] dont la justification n’est jamais donnée, comme si elle allait de soi, mais dont les clauses léonines sont répétées à satiété81 ? »

Autrement dit, que se passe-t-il dans la cité quand elles transgressent l’interdit, qu’il soit moral ou religieux, imposé par les hommes ou par les dieux ? La liberté qu’autorise la fabula offre l’occasion d’opérer des simulations, avec la fonction cathartique bien connue, en mettant en scène une série de monstres, tous coupables d’un scelus nefas. Ces figures mythologiques qui sortent de l’humanité, le temps et l’espace de la représentation ou de la lecture, nous plongent par le mythe dans l’inhumanité présente en chacun de nous, homme ou femme, qui rêvons tous un jour de franchir les limites ou de nous mettre hors la loi. Émilia NDIAYE Université d’Orléans

77

Voir E. GRIFFITHS, Medea, Gods and Heroes in the Ancient World, London-New York, Routledge, 2006, p. 54. 78 M. MENU, op. cit., p. 136. 79 Op. cit., p. 314. 80 Op. cit., p. 76, à propos de l’équilibre de la raison. 81 A. MOREAU, « Médée ou la ruine… », op. cit., p. 311.

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Chez les historiens et les romanciers





L’histoire de Crésus ou la nécessité de la loi Ghislaine JAY-ROBERT Dans la Grèce du Vè siècle, le divin oscille entre deux pôles : la puissance et la loi. Les dieux se définissent, en effet, à la fois par leur pouvoir redoutablement efficace et par l’ordre qu’ils font régner. Ce mode de présence au monde donne naturellement aux hommes une place spécifique et implique, de leur part, une conduite particulière. C’est sur elle qu’Hérodote, dans ses Enquêtes, nous invite à réfléchir. Au livre I, en effet, l’écrivain prend beaucoup de soin à retracer la vie de Crésus ; il n’épargne aucun détail de ce qui lui arrive, et il est manifeste qu’il veut en faire une histoire édifiante, propre à délivrer un message particulier. Crésus est souverain de Lydie ; Hérodote le présente comme un homme théosébès1, parce qu’il a foi dans les dieux, respecte leurs rites et les honore tous, et plus encore Apollon delphien qu’il comble de cadeaux. Une telle attitude lui vaut de pouvoir obtenir du dieu par ses prières qu’il éteigne le feu du bûcher sur lequel Cyrus, après avoir ravagé sa ville, l’avait condamné à périr. Ces relations privilégiées avec les dieux ne le mettent pas pour autant à l’abri de la violence que les dieux peuvent aussi exercer contre lui. Ce sont bien eux, en effet, qui provoquent la mort de son fils aîné2, la destruction de sa ville, de son royaume, et qui le réduisent lui-même en esclavage. L’histoire de Crésus repose donc apparemment sur un paradoxe : comment peut-il se faire qu’un homme pieux, respectueux des rites divins et proche des dieux soit l’objet, de leur part, de tant d’acharnement ? Que manque-t-il donc à la piété de Crésus ? Le terme de théophilès3 qu’Hérodote utilise également pour qualifier Crésus est instructif. Cet adjectif est employé au moment où le roi lydien est sauvé des flammes par Apollon, afin d’expliquer ce phénomène. Ce terme insiste donc sur le rapport privilégié établi entre le souverain et le dieu, à l’image de celui que pouvaient nouer les héros homériques avec les Immortels. L’adjectif philos traduit en effet, à l’origine, l’existence d’un lien unissant deux personnages sous la forme d’un « pacte4 », fondé « sur la réciprocité des prestations5 ». Et c’est bien ainsi que Crésus envisage ses rapports avec Apollon : s’il a comblé le dieu de cadeaux, c’est pour pouvoir 1

HÉRODOTE, Enquêtes, I, 86. Id., I, 34 à 46. 3 Id., I, 87. 4 É. BENVENISTE, Le Vocabulaire des institutions indo-européenes, II, Paris, éd. Minuit, 1969, p. 341. 5 Id., p. 98. 2

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bénéficier, en retour, de ses bienfaits. Dans cette perspective, le terme de théophilès apparaît comme un lointain écho de l’adjectif diiphilos employé souvent par Homère pour qualifier Achille6, Ulysse7, Hector8 ou d’autres héros. C’est grâce à cette proximité avec le divin que Crésus parvient à établir un véritable dialogue avec Apollon, directement d’abord, quand il interpelle avec succès le dieu du haut de son bûcher9, indirectement ensuite, par l’intermédiaire de l’oracle de Delphes qu’il consulte assidûment tout au long de son règne10. Comme le dit, en effet, C. Darbo-Peschanski, « la geste de Crésus » est « tout entière articulée autour des réponses » de la Pythie11. Et c’est justement là que réside, selon nous, l’erreur commise par Crésus qui abuse de cette familiarité avec Apollon12, n’hésitant pas à mettre à l’épreuve l’oracle de Delphes13, puis à aller lui demander des comptes, lorsqu’il se croit trompé14. Ces initiatives masquent en fait une incapacité à écouter et à comprendre les messages divins. C’est d’ailleurs ce qu’Apollon lui reproche, lorsqu’il fait dire ce propos à la Pythie : « [Crésus] récrimine sans raison. Loxias lui prédisait que, s’il entrait en guerre contre les Perses, il détruirait un grand empire. En face de cette réponse, il aurait dû, s’il voulait prendre un sage parti, envoyer demander au dieu de quel empire il parlait, du sien ou de celui de Cyrus. Il n’a pas compris ce qu’on lui avait dit, il n’a pas interrogé de nouveau ; qu’il s’en fasse grief à lui-même15. »

Cette difficulté à communiquer, manifestée par Crésus lorsqu’il s’adresse aux dieux, se retrouve également dans ses rapports avec les hommes, et tout particulièrement avec Solon, le sage Athénien qu’il reçoit comme hôte et auquel il demande de nommer l’homme qui, à son avis, est « le plus heureux du monde16 ». Déçu, en effet, de ne pas s’entendre cité, sourd au raisonnement de l’Athénien, selon lequel un homme ne peut être qualifié d’heureux avant que l’on connaisse la fin de sa vie, Crésus refuse d’entendre ce qui ne lui convient pas17 : aveuglé par son opulence présente et par 6

HOMÈRE, Iliade, I, 74 ; XVI, 169 ; XVIII, 203 ; XXII, 216 ; XXIV, 472. Id., X, 527 ; XI, 419 ; XI, 473. 8 Id., VIII, 493 ; VI, 318. 9 HÉRODOTE, op. cit., I, 87. 10 Le souverain consulte en effet la Pythie à quatre reprises : I, 49, 53, 55, 91. 11 C. DARBO-PESCHANSKI, Le discours du particulier. Essai sur l'enquête hérodotéenne, Paris, Seuil, 1987, p. 74. 12 Voir C. DARBO-PESCHANSKI, op. cit., p. 75. 13 HÉRODOTE, op. cit., I, 46. 14 Id., I, 90, 91. 15 Id., I, 91 : traduction de Ph.-E. LEGRAND in HÉRODOTE, Histoires, Paris, Belles Lettres, 1964. 16 Id., I, 30. 17 Id., I, 32, 33. 7

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l’assurance d’avoir raison, il n’arrive pas, ni dans ses paroles, ni dans sa vie, à adopter un ton juste et mesuré, et c’est cela, souligne Hérodote, qui déclenche la « vengeance » divine (némésis18) donc la violence des dieux. Ce défaut de communication se traduit, nous semble-t-il, par la présence aux côtés de Crésus d’un fils sourd et muet. Le lien entre ce handicap et l’attitude du roi est établi à deux reprises par l’oracle de Delphes. La première allusion coïncide avec la première réponse faite par la Pythie aux envoyés de Crésus. Mis à l’épreuve par ce dernier, Apollon rétorque avec fierté : « Je sais le nombre des grains de sable et les dimensions de la mer. Je comprends le sourd-muet, j’entends celui qui ne parle pas19. »

En affirmant son pouvoir et son omniscience, Apollon fait ressortir, par contraste, l’incapacité de Crésus à communiquer avec ceux qui l’entourent. Ce défaut persiste jusqu’au jour de sa défaite contre Cyrus. C’est alors seulement que le roi comprend enfin la définition que Solon avait donnée du bonheur et constate la vérité de ses propos20 ; c’est alors également que Crésus réussit enfin à poser à la Pythie les bonnes questions lui permettant de saisir le sens des réponses qu’elle lui a déjà faites21. Or, c’est justement aussi à ce moment-là que son fils retrouve la parole, conformément à ce qu’avait prédit la Pythie, lorsqu’elle lui avait annoncé – et c’est la deuxième fois – que le dieu lie le sort du fils à celui du père : « Homme de race lydienne, roi de nombreux sujets, très insensé Crésus, ne souhaite pas d’entendre dans ton palais le son tant désiré de la parole de ton fils. Il vaut mieux pour toi que cela reste loin ; le premier jour où ton fils parlera sera un jour de malheur22. »

C’est pourtant ce malheur qui permet à Crésus, instruit par son désastre, de sortir de son aveuglement et de s’ouvrir aux autres pour entendre leur langage. Cette communication rétablie tient moins aux progrès du fils, qui arrive à parler, qu’à ceux du père, qui arrive à entendre. Elle est indissociable d’une prise de conscience qui conduit Crésus à ravaler sa superbe, à respecter une hiérarchie entre les hommes et les dieux et à établir avec le divin une relation fondée, non plus sur la familiarité et le favoritisme, mais sur la loi, c’est-à-dire sur la soumission intellectuelle et morale à un 18

Id., I, 34. Id., I, 47. 20 Id., I, 86. 21 Id., I, 91. 22 Id., I, 85 : traduction Ph.-E. LEGRAND (HÉRODOTE, Histoires, Les Belles Lettres, Paris, 1964). 19

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ordre du monde. C’est bien à cela que l’engage Apollon, lorsqu’il lui rappelle la toute-puissance des Moirai « les Destinées », qui répartissent sans défaillance la part allouée à chacun23. Le contre-portrait de Crésus, c’est Hérodote lui-même, dans la façon qu’il a de gérer, dans son texte, le contact entre les hommes et le sacré. C. DarboPeschanski distingue avec raison, en ce cas, deux types de parole, adoptés par l’historien, qui correspondent à deux types de sacré. Hérodote peut envisager d’abord le sacré dans son rapport avec l’organisation d’un État : il prend alors la forme de cérémonies qui fondent l’existence de cultes destinés à étayer les structures politiques et sociales de l’État en question. Ces cérémonies se déroulent au grand jour, aux yeux de tous. À ce moment-là, Hérodote « décrit et détaille minutieusement toutes les règles et tous les rites, comme il le fait pour d’autres aspects de la vie sociale des peuples qu’il évoque24. » Et elle ajoute : « Cependant, à côté des cultes officiels qui concernent toute la communauté et dans lesquels cette dernière puise une part de sa cohésion, on trouve des cultes reconnus eux aussi, mais qui supposent l’engagement volontaire et personnel du croyant et qui sont réservés à un groupe d’initiés25. »

Ces cérémonies s’apparentent aux Mystères et font vivre à leurs fidèles « des formes particulières de communication avec la divinité26 » où les frontières entre le monde des dieux et celui des hommes sont brouillées. Reproduisant alors le schéma de pensée propre aux Grecs, Hérodote s’abstient d’en évoquer le déroulement ; il peut donner des détails sur l’organisation de ces cérémonies, mais, au moment crucial de la communication entre l’homme et le dieu, à ce moment-là, il se tait. Ce silence s’applique en particulier, comme le dit C. Darbo-Peschanski, aux « récits qui fournissent les thèmes des pantomimes jouées lors des cultes mystiques ou les formules rituelles27 ». Hérodote les nomme « paroles sacrées » (hiéroi logoi), parce qu’elles sont prononcées dans des circonstances exceptionnelles où l’ordre divin subvertit l’ordre humain. Ce sont elles que l’écrivain se défend de divulguer pour éviter dans son texte toute confusion entre le monde des hommes et celui des dieux : « (…) à propos des statues de Dionysos par exemple, l’enquêteur se pose une question à laquelle il s’interdit de répondre, parce que la solution est contenue dans un "récit sacré" : "Pourquoi ces statuettes 23

Id., I, 91. C. DARBO-PESCHANSKI, op. cit., p. 39. 25 Id., p. 40. 26 Id., p. 40. 27 Id., p. 41. 24

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ont-elles un membre disproportionné et ne remuent-elles que cette partie du corps ? Il y a là-dessus une légende sacrée qui se raconte28." Sitôt après cette phrase, il passe à un autre sujet29. »

Hérodote ne révèle pas non plus l’histoire sacrée qui expliquerait pourquoi, à Saïs, on célèbre la fête des lampes ardentes en l’honneur d’Athéna, car il conclut par ces mots : « Qu’est-ce qui a valu à la nuit en question ces illuminations et cet honneur ? Il y a là-dessus une légende sacrée qui se raconte30. »

C’est tout ce que l’on saura. Contrairement au personnage que l’écrivain campe sous les traits de Crésus, Hérodote veille donc avec grand soin, dans ses Histoires, à conserver une distance entre les hommes et les dieux, à respecter une hiérarchie entre ces deux mondes, comme s’il voulait éviter tout dérapage susceptible de mettre en œuvre « l’étrangeté subversive31 » du sacré et sa violence potentielle. Ces scrupules prennent la forme d’une référence quasi-systématique à l’hosion, une notion que l’on retrouve pratiquement chaque fois qu’Hérodote s’oblige à garder le silence sur certaines choses sacrées. Ainsi, par exemple, lorsque l’enquêteur décrit les rites accomplis lors des fêtes célébrées en l’honneur d’Isis-Déméter et qu’il refuse de dire en l’honneur de qui les fidèles, à moment donné, se frappent, il invoque la notion d’hosion (ou moi hosion esti legein32), comme il le fait également, quand il mentionne l’existence des Thesmophories33. On a l’impression que cette notion intervient à chaque fois qu’Hérodote met en jeu le point de contact entre les hommes et les dieux, comme si l’hosion et les principes qu’il implique permettaient de gérer la communication entre ces deux mondes en instaurant la distance nécessaire. Or, il se trouve que cette notion ne figure à aucun moment dans le récit que fait Hérodote des mésaventures de Crésus. Dans son désir de traiter les dieux comme des proches, le roi ne tient en effet aucun compte de cette barrière que forme l’hosion ; sa piété et son respect du rituel n’intègrent pas ce sentiment de réserve face au sacré, ni cette conscience de la limite et de la mesure. C’est ce qui déclenche la violence des dieux et ce qui précipite finalement sa chute. Cette lecture de l’histoire de Crésus démontre, a contrario, l’importance que peut revêtir la notion d’hosion. Ce terme, dont l’étymologie est 28

HÉRODOTE, op. cit., II, 48. C. DARBO-PESCHANSKI, op. cit., p. 41. 30 HÉRODOTE, op. cit., II, 62. 31 C. DARBO-PESCHANSKI, op. cit., p. 42. 32 HÉRODOTE, op.cit., II, 61. 33 Id., II, 171. 29

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inconnue34, est attesté pour la première fois chez Homère, où il figure à deux reprises, dans l’Odyssée35, sous la forme du substantif hosiê. C’est sous cette forme qu’on le trouve également dans les Hymnes homériques36 et il faut attendre Théognis, au VIè siècle av. J.-C., pour trouver la première occurrence de l’adjectif hosios37. C’est seulement à partir de l’époque classique que l’utilisation de cet adjectif se banalise et se multiplie. Pour comprendre cette notion, on se réfère généralement à l’emploi que semblent en faire les Grecs au IVè siècle av. J.-C., lorsqu’ils lui adjoignent le terme de hiéros, et on traduit alors l’expression ta hiéra kai ta hosia, très courante à cette époque, par « le sacré et le profane ». En fait, comme l’affirme É. Benveniste, hosiê désigne « ce qui est prescrit, permis par la loi divine38 » et se réfère, ainsi que l’a montré A. Motte, à une « notion normative du sacré39 ». D’après l’analyse qu’on peut faire de ses différentes occurrences, ce terme traduit l’existence et l’importance de la loi de Zeus en tant que principe d’ordonnancement des mondes divin et humain. Lorsque, dans l’Hymne qui porte son nom, Hermès cherche à se faire reconnaître comme dieu et à être intégré parmi les Olympiens, c’est une hosiê qu’il brigue40, c’est-à-dire une place attitrée dans l’organisation du monde telle qu’elle a été conçue par Zeus, qui, en tant que maître de l’hosiê41, a le pouvoir de répartir entre les divinités honneurs (timai) et cultes. L’émergence, à l’époque classique, de l’adjectif hosios est révélatrice d’une évolution des mentalités qui suppose un changement de perspective. Tout se passe en effet comme si, à partir d’un certain moment, les Grecs voyaient dans l’ordre olympien non plus une entité élémentaire à laquelle ils pouvaient se référer, mais bien une réalité à laquelle ils devaient obéir. Au Vè siècle av. J.-C., il ne s’agit plus de mettre en place un monde, mais de se conformer à son organisation. Ce processus conduit à définir, pour l’individu et pour la communauté, un comportement structuré autour du respect du

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Voir P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1968-1980. 35 HOMÈRE, Odyssée, XVI, 423, et XXII, 412. 36 Ce mot figure à cinq reprises dans trois des Hymnes homériques : une fois dans l'Hymne à Apollon (v. 237), une fois dans l'Hymne à Déméter (v. 211) et trois fois dans l'Hymne à Hermès (v. 130, 173, 470). 37 M.L. WEST, Iambi et elegi Graeci ante Alexandrum cantati, 2 vol., Oxford, 1978, p. 180. 38 É. BENVENISTE, op. cit., p. 198. 39 A. MOTTE, L'expression du sacré dans les grandes religions, III, 1986, p. 165. 40 Hymne à Hermès, 173. 41 Hymne à Hermès, 470 : Zeus agit, lui, ek pasès hosiês « de plein droit ». Sur ce sujet, voir : G. JAY-ROBERT, « Essai d'interprétation du sens du substantif hosiê dans l'Odyssée et dans les Hymnes homériques », in Revue des Études Anciennes, t. 101, 1999, pp. 5-20. (pp. 12-16) ; J. STRAUSS CLAY, The Politics of Olympus. Form and meaning in the major Homeric Hymns, London, 2006, pp. 128-131.

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sacré et de la loi, désigné par l’adjectif hosios42. La première qualité de l’homme qui se conforme à ces principes est donc de respecter les timai, les honneurs dus aux dieux. Une telle attitude se traduit par une observation scrupuleuse du rituel approprié et, plus généralement, en une soumission aux règles dont les dieux sont garants, mais elle va également bien au-delà et repose en fait sur une volonté de s’intégrer à un système : accepter de s’assujettir aux règles divines, c’est d’abord en effet reconnaître l’existence et la place des dieux, c’est se soumettre à une certaine hiérarchie et s’adapter à l’ordre divin du monde. L’hosion devient dans ces conditions une notion morale et correspond à un choix culturel qui définit l’homme grec et son type d’intégration dans le cosmos. De fait, il est très significatif de constater que, dès lors qu’Hérodote emploie ce mot comme adjectif, il le met systématiquement en rapport avec le monde grec, soit qu’il l’utilise pour condamner les actes d’un Grec (Ménélas, par exemple, ou un certain Panionios de Chios43), soit qu’il l’insère dans la bouche d’un Grec jugeant le comportement ou le caractère d’un personnage qu’il a côtoyé44. En exprimant une certaine conception de l’homme, l’adjectif hosios est nécessairement lié à un principe identitaire. Il est donc logique qu’Hérodote n’utilise jamais ce terme pour qualifier Crésus. D’ailleurs, la « piété » (théosébéia) du tyran lydien reste étrangère à ce mode de pensée. En s’estimant le plus heureux des êtres et en offrant aux dieux des présents qui témoignent encore plus de son opulence que de sa foi, il fait preuve, en effet, d’une arrogance que les divinités grecques ne peuvent que châtier. Si le Lydien connaît ce triste sort, c’est donc parce que sa théosébéia n’a pas pu le mener jusqu’à l’hosion. Attachée au strict respect des rites et du culte divins, la simple piété n’induit pas cette sorte de conscience morale et intellectuelle ni cette reconnaissance de ses propres limites qui définit l’être hosios. C. Darbo-Peschanski fait cette analyse : « L’hosion apparaît donc comme une notion capitale chez Hérodote, car elle recouvre le respect de valeurs socio-culturelles grecques qui permettent au Grec qu’il est de structurer les règnes humain et divin. Si des injustices portent atteinte à ces valeurs qui mettent les dieux et les hommes à leur place, elles suscitent son effroi ; effroi dont la manifestation première est le silence dont il

42

Sur ce sujet, voir G. JAY-ROBERT, Le sacré et la loi. Essai sur la notion d'hosion d'Homère à Aristote, Paris, 2009. 43 HÉRODOTE, op. cit., II, 119 ; VIII, 105. Ménélas a un comportement ouk hosion envers les Égyptiens, parce qu’il n’hésite pas à immoler deux enfants pour avoir des vents favorables, alors qu’il a bénéficié chez ses hôtes d’un accueil magnifique. Quant à Panionios, ses actes sont eux aussi qualifiés de anosioi, parce qu’il vit du commerce d’esclaves qu’il rend eunuques. 44 HÉRODOTE, op. cit., VIII, 109 : il s'agit de Thémistocle jugeant l'attitude de Xerxès.

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enveloppe la transgression et la manifestation seconde, sa croyance en une vengeance automatique des valeurs bafouées45. »

Ce mode de pensée trouve son expression dans le système de la cité-état, auquel est étroitement associée la notion d’hosion, puisqu’elle définit une certaine façon adoptée par la communauté de communiquer avec les dieux et d’appréhender le sacré. Si l’on en croit les textes, il est nécessaire, en effet, d’être hosios pour pouvoir accéder sans danger à l’hiéron. Cette démarche se place sous le signe de la Loi et permet à la collectivité, sous réserve d’une observation attentive des exigences divines, d’agir, par les rites, sur le surnaturel, « d’apprivoiser », en quelque sorte, la puissance qui en émane, de la canaliser et d’éviter ainsi le déclenchement de la violence. C’est ce point de contact qu’établit collectivement la cité et c’est de cet équilibre ainsi mis en jeu que dépend la survie de la communauté. On est loin de la conception individualiste incarnée par Crésus qui recherche, au contraire, une familiarité et une proximité avec les dieux qui soient construites à l’image des relations nouées par les héros homériques avec les divinités. L’histoire édifiante de Crésus démontre donc aussi le caractère caduc d’une époque46 : au Vè siècle av. J.-C., on ne vit plus sous le signe du philon, mais sous celui de l’hosion. À l’individu, on préfère la communauté ; à la valorisation de privilèges exceptionnels, on préfère la normalisation établie par la loi. Placée dès le livre I, au début des Enquêtes d’Hérodote, l’histoire de Crésus est emblématique, selon nous, de la façon dont l’écrivain conçoit l’homme et ses rapports avec les dieux. Hérodote compose, en effet, la figure d’un souverain qui a pour caractéristique d’adopter avec le surnaturel, si j’ose dire, « la fausse bonne attitude ». Son tort consiste à ne pas savoir communiquer avec les dieux : en s’obstinant à les considérer comme des proches, il ne comprend pas leur étrangeté ni leur ambivalence, pourtant essentielles, si bien que, malgré sa piété et son strict respect du rituel, il ne parvient pas à détourner la violence du sacré. Qu’il soit aveuglé par l’hubris propre aux Barbares ou qu’il applique les principes d’une morale appartenant à une autre époque, Crésus est donc disqualifié. Quelle attitude aurait-il donc dû adopter ? La réponse est donnée par Solon et, en filigrane, par Hérodote lui-même47. L’homme doit établir avec 45

C. DARBO-PESCHANSKI, op. cit., pp. 70-72. Sur l'utilisation politique de la figure de Crésus, voir A. DUPLOUY, « L'utilisation de la figure de Crésus dans l'idéologie aristocratique athénienne », in L'Antiquité Classique, n° 68, 1999, pp. 1-22. Voir également : J.-L. GARCIA-RAMON, « Griechisch hieros und seine Varianten, vedisch isira », in R. BEEKES et alii, Rekonstruktion und Relative Chronologie », (Akten der VIII Fachtagung der Indog. Gesellschaft, pp. 184-205, Leiden, 1987), Innsbruck, 1992. 47 Sur la correspondance entre les points de vue de Solon et d'Hérodote, consulter S. SHAPIRO, « Herodotus and Solon », in Classical Antiquity, n° 15 (2), 1996, pp. 348-364. 46

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les dieux une communication juste et vraie, qui passe par la volonté de ne pas mêler trop intimement les mondes divin et humain, qui passe aussi par l’écoute de l’autre, la réserve et la capacité à se taire, qui passe enfin par la soumission à un ordre du monde et à la Loi, inscrite sous le signe de l’hosion. Ghislaine JAY-ROBERT Université de Perpignan Via-Domitia

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Loi des dieux, loi des hommes : deux exemples d’ordalie dans les aventures de Leucippé et Clitophon Valérie FARANTON L’ordalie est un ancien mode de preuve dans le domaine de la justice, qui a eu un rôle important dans l’Antiquité. On se reportera à ce sujet aux analyses que Bernard Sergent lui consacre dans son livre Les IndoEuropéens. On sait par exemple qu’il joue un certain rôle dans la législation hittite. On associe souvent l’ordalie à une conception archaïque de la justice. Mais, si on s’appuie sur les textes anciens, on se rend compte que c’est loin d’être aussi simple. Ainsi le code de lois hittite qui est un code indoeuropéen très ancien, fortement marqué par le rationalisme toutefois, connaît l’ordalie : ce procédé est intégré à la justice, dans des limites et des circonstances étroitement délimitées. Aujourd’hui nous nous intéresserons à l’ordalie dans un cadre bien différent, celui des romans hellénistiques. On a, au travers du roman d’Achille Tatius, qui date certainement du deuxième siècle après J.-C., deux exemples d’ordalie que l’on va étudier plus précisément. Deux jeunes femmes subissent l’ordalie à la fin du récit ; dans les deux cas, il s’agit de connaître la vérité en l’absence de moyen rationnel ou juridique plus pertinent. Cette double ordalie se déroule à Ephèse, dans le sanctuaire d’Artémis. Mais les deux cas considérés sont différents : pour la première jeune femme, il s’agit de savoir si elle est encore vierge comme elle le prétend ; pour l’autre, il s’agit de savoir si elle a – ou non – commis un adultère. Si la présence de l’ordalie à cette époque tardive peut nous étonner, cette procédure semble cependant intégrée à la justice. La visée de cette communication est de définir les liens qui existaient entre la justice traditionnelle et le recours à l’ordalie, à une époque où droit et religion étaient encore étroitement mêlés.

Définitions et origine des deux épreuves : mythes et divinités La première ordalie doit permettre de déterminer si Leucippé est encore vierge. En l’absence de tout moyen objectif, de toute preuve scientifique et médicale, elle doit subir l’ordalie qui consiste à entrer dans la grotte de la syrinx, située sur le sanctuaire d’Artémis, à Éphèse. 275

Cette épreuve prend appui sur un mythe, rapporté dans le roman par le prêtre d’Artémis, au cours d’un banquet qui suit le long procès qui a échoué à déterminer la culpabilité ou l’innocence de la jeune fille. Le mythe en question appartient à la geste de Pan, dieu sauvage aux pulsions sexuelles désordonnées. Tombé amoureux d’une jeune fille, il la poursuit, mais elle le fuit et s’enfonce dans la terre, qui fait naître à sa place des roseaux. Le dieu les coupe, croyant que la jeune fille se cache dans ce marais, puis se repent à l’idée qu’il a tué la jeune fille. Il utilise alors les roseaux coupés pour fabriquer une syrinx, qu’il consacre et suspend dans une grotte, qu’il offre à Artémis, après avoir convenu avec elle qu’aucune femme ne pourrait descendre en cet endroit1. Ainsi, dans le roman d’Achille Tatius, l’épreuve qui doit déterminer si la jeune fille est encore vierge – c’est-à-dire en dehors de la société, dans une phase antérieure à son entrée dans le monde adulte civilisé – met en scène deux divinités qui appartiennent au monde sauvage : Pan et Artémis. La seconde ordalie doit établir si Mélitté a – ou n’a pas – commis d’adultère. Là encore, l’épreuve se déroule à Ephèse, dans le sanctuaire d’Artémis. De la même façon que pour la première ordalie, un mythe – intégré à la narration, cette fois – vient soutenir la légitimité de l’épreuve que doit subir la jeune femme : du nom de Rhodopis, elle menait une vie de sauvageonne, vivant dans les bois et pratiquant la chasse. Remarquée par Artémis, elle prête serment à la déesse de lui rester fidèle et de fuir la gent masculine. Aphrodite en prend ombrage et veut lui faire payer cet acte d’hybris : aidée par son fils, elle fait en sorte que Rhodopis tombe amoureuse du bel Euthynicos et transgresse le serment qu’elle a prêté à Artémis. Cette dernière se rend compte de la situation et change en eau la jeune fille, dans la caverne même où elle l’a trahie et où elle a perdu sa virginité2. Dans le cas de cette seconde ordalie, il s’agit de se prononcer sur une femme mariée, donc intégrée à la société. L’épreuve qui doit déterminer si la femme mariée a respecté le contrat qu’elle a contracté par le mariage et qui lui permet de donner à la famille une lignée pure fait intervenir deux divinités rivales : l’une qui appartient au monde sauvage et à la nature, l’autre au monde civilisé. Pourtant, les deux mythes ont bien des éléments communs. Le lieu, tout d’abord, en est Éphèse et le sanctuaire d’Artémis. On est dans un univers civilisé et sacré, avec des présences divines fortement marquées ; et, pourtant, on est proche aussi de la nature et du monde sauvage, avec les grottes et les forêts. 1

TATIUS, Le roman de Leucippé et Clitophon, VIII, 6, 7 sqq. Pour le texte comme pour la traduction, l’édition de référence est celle de la CUF. 2 TATIUS, op. cit., VIII, 22.

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L’Artémis d’Ephèse est la lointaine héritière des divinités anatoliennes. Elle a des traits spécifiques. Il s’agit d’une divinité appartenant au monde sauvage, liée à la fécondité. Ces traits la rattachent à la déesse hittite Inara. Dans les deux mythes, si Artémis apparaît bien avec son caractère grec – il s’agit d’une divinité vierge –, elle est associée soit à Pan, divinité à la sexualité débridée, soit à Aphrodite et Éros, qui sont aussi du côté de la sexualité, comme Inara. Quant aux personnages, on remarquera l’importance des jeunes filles et du thème de la virginité, auquel il faut joindre les thèmes de la métamorphose et de la puissance divine : la terre enfante des roseaux à la place de Syrinx et Artémis change Rhodopis en source. La grotte est un lieu très important dans les deux mythes que nous avons analysés ; aussi mérite-t-elle que l’on s’y attarde quelque peu. Les grottes et cavernes sont communément des lieux propices aux activités relevant de l’éros comme aux activités clandestines, interdites voire marginales ou monstrueuses. De nombreux exemples viennent à l’esprit, depuis la grotte abritant les amours d’Ulysse et Calypso à la caverne du cyclope Polyphème. La grotte est aussi un lieu topique dans les romans, comme l’a montré Françoise Létoublon3 : endroit idéal pour l’emprisonnement des jeunes filles, c’est souvent le repaire des brigands de toutes sortes. Dans les deux récits qui nous occupent, la grotte revêt un aspect symbolique spécifique : elle est bien l’endroit idéal pour les individus en dehors de la société : elle abrite, d’une part, le désarroi de Pan, dieu sauvage, donc en dehors de la société, d’autre part, les amours interdites de Rhodopis et Euthynicos. Mais elle est aussi un lieu sacré, qui met en relation avec les puissances infernales, puisque la grotte de la syrinx est capable de faire disparaître le corps de la jeune fille impure. La grotte est également, ici, liée au son, ce qui rappelle qu’elle est un lieu de prophétie. Elle apparaît donc comme un lieu intermédiaire entre la terre – le monde des vivants – et le monde souterrain, un lieu par lequel on peut communiquer avec les dieux, en particulier les dieux des Enfers. On comprend dès lors qu’elle soit un lieu privilégié pour l’ordalie. C’est le jugement des divinités infernales qu’on attend. Dans ce cadre, la peine de mort n’existe pas : on lui substitue l’abandon aux dieux. On ne condamne pas quelqu’un à la peine capitale, mais on l’expose à un danger capital, avec, cependant, l’espoir que la divinité vienne au secours de l’accusée, ce qui se produit dans le roman pour les deux femmes.

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F. LETOUBLON, Les lieux communs du roman, stéréotypes grecs d’aventure et d’amour, Leiden, E.J. Brill, 1993.

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L’eau est depuis toujours un élément important dans la religion grecque. On sait que l’eau joue un grand rôle dans la divination4, puisque toutes les divinités de l’eau sont dotées de qualités prophétiques, qu’il s’agisse des Nymphes, divinités des sources, ou de Nérée ou Protée, liés à la mer. L’hydromancie utilisait les fontaines et les fleuves ; certaines eaux garantissaient les serments et dénonçaient les parjures. L’eau du Styx (pris ici comme fleuve des Enfers) serait le prototype de ce genre de fleuves : en effet, lorsqu’un dieu voulait se lier par serment, Zeus envoyait Iris chercher une aiguière d’eau du Styx. L’effet d’homophonie entre les deux fleuves – celui des Enfers et celui du roman – ne peut être fortuit ; il renforce d’une part le caractère de l’épreuve que doit subir Mélitté, d’autre part l’importance de la faute commise et de la punition méritée en ce cas. Toutefois, rien n’est dit, dans le roman, du sort des jeunes femmes qui ne sortent pas victorieuses de l’épreuve : ἡ δὲ κρίσις· ἐγγράψασα τὸν ὅρκον γραµµατείῳ µηρίνθῳ δεδεµένον περιεθήκατο τῇ δέρῃ. κἂν µὲν ἀψευδῇ τὸν ὅρκον, µένει κατὰ χώραν ἡ πηγή· ἂν δὲ ψεύδηται, τὸ ὕδωρ ὀργίζεται καὶ ἀναβαίνει µέχρι τῆς δέρης καὶ τὸ γραµµατεῖον ἐκάλυψε5. « Voici quelle est l’épreuve : après avoir inscrit son serment sur une tablette, elle la suspend à son cou, reliée par un fil. Si elle ne ment pas dans son serment, la source reste telle qu’elle est ; mais si elle ment, l’eau se met en colère, monte jusqu’à son cou et recouvre la tablette. »

Les explications s’arrêtent là ; on peut supposer qu’en cas de mensonge la justice des hommes puisse prendre le relais et punir la menteresse, puisque dans le cas contraire ce sont les acclamations publiques qui valident les signes divins. L’ordalie s’inscrit dans une tentative de déterminer la vérité et repose sur un constat d’impuissance des mortels à déterminer la vérité. Le recours à l’ordalie n’est pas spontané dans le roman d’Achille Tatius, mais fait suite à des multiples aventures : comme toujours dans les romans, les deux principaux personnages féminins se retrouvent accusées, l’une de n’être plus vierge, l’autre d’avoir commis un adultère. En première intention, l’accusateur – le mari qui pense avoir été trompé – intente, en vain, une action en justice.

4 M. MAZOYER, « Quelques remarques sur le rôle de l’eau dans la religion grecque », in L’eau : croyances, symboles et réalités, Kubaba I, Université Paris I - Panthéon Sorbonne, février 1999. 5 TATIUS, op. cit., VIII, 12, 9.

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Un procès burlesque et impuissant à établir la vérité Achille Tatius est le romancier qui se démarque le plus des conventions romanesques, si bien que l’on a longtemps cru qu’il était le romancier le plus tardif et que son récit n’était que parodie du genre romanesque, avec une volonté délibérée d’amplifier les idéaux et les invraisemblances qui lui sont liés. Si cette théorie ne peut résister aux preuves fournies par les découvertes papyrologiques qui établissent qu’Achille Tatius est bien antérieur à Héliodore, il n’en reste pas moins qu’il a un ton original. Sa façon de traiter le topos du procès en est une bonne illustration. L’ordalie, en effet, est demandée par l’accusateur, Thersandre, en désespoir de cause, car le procès qu’il avait intenté n’a pas permis d’établir quelque vérité que ce soit. Pire encore, ce procès se déroule d’une façon rocambolesque et ressortit plus à une scène de comédie qu’à la solennité d’un prétoire. Le procès qui occupe toute la fin du roman est tout d’abord remarquable de désorganisation : effets de surprise et coups de théâtre se succèdent constamment. Le point de départ est à lui seul un coup de théâtre : Thersandre que tout le monde croit mort réapparaît subitement. Ensuite, le jour J, Thersandre et Mélitté produisent de nombreux avocats, qui plaident comme il se doit jusqu’à ce que Clitophon, désespéré par une fausse nouvelle, décide de s’accuser du (faux) meurtre de Leucippé et de se suicider. C’est alors que son cousin Clinias prend la parole de façon impromptue et donne la version réelle des faits, ce qui a comme conséquence de déclencher toute une série de rebondissements : Mélitté livre Sosthénés, l’esclave qui retient Leucippé prisonnière pour le compte de Thersandre, lequel se lance dans un discours-fleuve pour réfuter les dires de Clinias et accuser Mélitté et Clitophon d’adultère et de meurtre ! Le président du tribunal est débordé et condamne Clitophon à mort, mais refuse de se prononcer sur le cas de Mélitté. Il décide de lui faire subir un nouveau procès. La confusion, déjà très importante, atteint son comble lorsque le tribunal voit arriver une députation d’ambassadeurs étrangers, conduits par le père de Leucippé, pour honorer l’Artémis d’Ephèse. Il faut alors reporter l’exécution de Clitophon. Puis, se produit le coup de théâtre final : la résurrection de la victime, puisque Leucippé a réussi à s’échapper de la cabane où on la retenait prisonnière. Cet ultime rebondissement rend donc caduque la condamnation, puisqu’il n’y a pas eu meurtre. Clitophon est libéré et tout finit par un banquet ! Mais Thersandre est mauvais perdant et fait reprendre le procès deux jours plus tard ; il intervient lui-même et se lance dans une longue diatribe fondée sur l’accumulation, dans laquelle il mélange tout (VIII, 8, 3). Ce second procès finit en cacophonie et échoue à mettre à jour la vérité. 279

La désinvolture à l’égard des usages judiciaires est patente. L’intervention de Clinias, le cousin de Clitophon, en plein milieu des plaidoiries est une infraction aux usages judiciaires et confirme que ce topos du procès est ici traité de façon ludique. De la même façon, à la fin du procès, les avocats de Clitophon et Mélitté n’arrivent pas à prendre la parole : c’est le défenseur de Thersandre qui occupe le terrain, d’une façon tout à fait incohérente, et qui se lance dans un discours certes élaboré, du point de vue rhétorique, mais sans lien avec les débats. À la fin, c’est Thersandre lui-même qui met fin aux débats – car l’institution n’est plus pilotée –, en demandant que Mélitté et Leucippé soient soumises à l’ordalie. Le prêtre, tout au long du procès, tient un rôle important ; il est plutôt favorable à l’accusé et à Leucippé et leur offre un banquet après l’acquittement de Clitophon. Mais, c’est au cours de la reprise du procès, deux jours après la réapparition de Leucippé, que son comportement et son langage vont le construire en personnage transgressif : le prêtre, attaqué par Thersandre et agacé par celui-ci, va répondre en abordant un sujet qui n’a aucun rapport avec le procès : les penchants efféminés de Thersandre. Par cette façon de rapporter le procès, Achille Tatius souligne sa désinvolture à l’égard de la vraisemblance et du respect du topos du procès, mais aussi, sans doute, sa défiance vis-à-vis de l’institution judiciaire ellemême. Face à l’impuissance de la justice humaine d’établir la vérité, le recours à l’ordalie, forme de rationalisme ancien, s’impose naturellement.

L’ordalie, une forme de rationalisme ancien L’ordalie était connue dès la plus haute antiquité comme moyen de connaître la vérité. Les Égyptiens, par exemple, avaient recours à des pratiques de cette nature : lorsqu’il fallait déterminer le degré de noblesse d’un bébé né d’un père inconnu, l’enfant était jeté dans le Nil. Si celui-ci pouvait se réclamer d’une famille noble, il était sauvé par le Dieu du Nil. Mais s’il ne l’était pas, alors il se noyait. D’autres peuples anciens recouraient aussi au jugement des dieux. On pourrait évoquer des exemples d’ordalie chez les Celtes, notamment par l’eau : telle ou telle source sacrée se met à bouillir en cas de parjure ; l’ordalie sert à prouver la légitimité d’un roi : les signes examinés vont du simple succès de son règne à diverses épreuves qu’il doit se montrer capable de réussir ; il y a aussi des serments ordaliques tel celui de la dénonciation en paternité sous menace de fausse couche en cas de parjure. En ce qui concerne le monde grec, le recours à l’ordalie n’est pas clairement établi. Glotz affirme qu’il est « impossible qu’ils n’aient pas

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connu l’ordalie6 ». Il convoque à l’appui de son propos un passage de l’Antigone de Sophocle, lorsque les gardes qui devaient surveiller le cadavre de Polynice essaient de contrer l’accusation de négligence : « Nous étions prêts à prendre en main les fers rouges, à marcher à travers le feu et à jurer par devant les dieux de n’avoir été ni coupables ni complices7. »

Pourtant, les gardes qui demandent à Créon de leur faire subir une épreuve ne s’expriment pas devant un tribunal. L’ordalie ne s’applique pas, ici, par ordre des juges, mais par l’effet d’une volonté particulière. En tout état de cause, il n’existe pas de preuve irréfutable de cette pratique dans le monde Grec. Dans tous les cas, il s’agit de mener l’investigation sur un sujet donné et d’appréhender la vérité en recourant, en dernier lieu, au savoir des dieux qui ont des connaissances supérieures aux nôtres. Il s’agit donc bien d’un mode de preuve, c’est-à-dire d’une forme de rationalisme. Le recours aux dieux est un rempart contre l’aporie ou l’arbitraire. Deux cas peuvent, cependant, se présenter. Dans le premier cas, les hommes reconnaissent leur impuissance à faire émerger la vérité par les moyens qui leur sont propres et demandent aux dieux de se prononcer. L’ordalie a alors lieu mais in fine ; ce sont les hommes qui prennent la décision d’absoudre l’accusé. C’est ce que l’on trouve dans la civilisation hittite ; c’est aussi ce que l’on trouve dans la première ordalie de notre roman, au terme de l’épreuve subie par Leucippé. Les portes de la grotte s’ouvrent et le peuple réagit bruyamment, validant le jugement de la syrinx. « Comme je me disais ces mots, une harmonieuse mélodie se fit entendre et l’on dit que l’on n’avait jamais encore entendu de plus suave mélodie ; aussitôt nous vîmes les portes grandes ouvertes. Quand Leucippé sortit d’un bond, le peuple tout entier poussa des cris de joie et injuria Thersandre8. »

La quête de la vérité s’inscrit ici dans un rapport dialogique entre les hommes et les dieux : les hommes reconnaissent leur impuissance, questionnent les dieux, qui se prononcent, et les hommes reprennent l’initiative pour valider la réponse, absoudre l’accusé(e). La validation de la

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G. GLOTZ, L’ordalie dans la Grèce primitive, New York, Arno Press, 1979 (reproduction de l’édition originale de 1904), p. 2. 7 SOPHOCLE, Antigone, v. 264-266. 8 TATIUS, op. cit., VIII, 14, 1-2.

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réponse divine qui devient vérité judiciaire devant la justice des hommes apparaît encore plus nettement dans le cas de la femme adultère : « Lorsque se fut écoulé le temps que l’on avait fixé que Mélité devait passer dans la source, le président la prit par la main et la fit sortir de l’eau9. »

Pour le second cas, les hommes reconnaissent leur impuissance à faire émerger la vérité par les moyens qui leur sont propres et demandent aux dieux de se prononcer. L’ordalie a alors lieu, mais les dieux gardent la main, en quelque sorte. Dans cette hypothèse, nous disposons de moins d’éléments d’analyse, car les héroïnes ne s’y trouvent pas confrontées. Toutefois, si Leucippé n’avait pas été reconnue innocente, la situation eût été différente : les dieux se seraient prononcés, mais ils auraient agi eux-mêmes et puni l’accusé(e) de leur propre chef : les portes seraient restées closes et il y aurait eu disparition du corps. On se trouve là devant une forme d’ordalie différente. La collaboration entre les hommes et les dieux ne laisse plus de place aux hommes. Dans ce cadre, où le corps de la personne déclarée coupable disparaît, on peut se demander si l’on n’aurait pas affaire à une forme de punition proche de l’emmurement, peine de mort pratiquée assez couramment pour punir les femmes, en particulier10. Toutefois, le romancier n’accorde pas davantage de crédit à ce mode de preuve qu’à la justice des hommes. De même que le procès était tourné en ridicule et présenté comme une mascarade, de même l’ordalie n’échappe pas au regard caustique voire sceptique du romancier et finit en dérision : ce mode de preuve est, in fine, tourné en ridicule, puisque Mélitté a fauté – le lecteur le sait depuis le début – mais est reconnue innocente tout de même, par un artifice de langage. En effet, Clitophon a épousé, certes sans enthousiasme, une jeune femme réputée veuve, Mélitté, à un moment où il croyait son amoureuse morte. Il enfreint, ce faisant, les règles de la fidélité qui sont de mise dans les romans entre les héros. À sa décharge, il trouve mille et un prétextes pour ne pas consommer ce mariage. Mais, lorsqu’il se retrouve emprisonné, injustement accusé d’adultère, Mélitté va venir le trouver dans sa cellule, en secret, et le supplier d’apaiser son désir, lui promettant en échange sa liberté et celle de Leucippé. Là, Clitophon cède, pour ne pas irriter Éros considérant qu’il fait une bonne œuvre : « Lorsqu’elle me détacha et m’embrassa en pleurant, je ressentis quelque compassion et craignis véritablement Éros ; j’eus peur que ce ne soit contre moi la vengeance du dieu et pensai surtout que j’avais 9

TATIUS, op. cit., VIII, 14, 4. Voir, sur ce point, les analyses de E. CANTARELLA, Les peines de mort en Grèce et à Rome, Paris, Albin Michel, 2000 (1991 pour l’édition originale en italien). 10

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retrouvé Leucippé, qu’après cela j’allais être débarrassé de Mélité et que ce qui allait se passer n’était même plus un mariage mais un remède, pour ainsi dire, pour une âme malade11. »

Lorsque Mélitté subit l’épreuve du Styx, pour prouver qu’elle n’a pas commis d’adultère, elle surmonte l’épreuve, car la formule de demande comporte la précision : « en l’absence de Thersandre ». Or, le rapport sexuel entre Mélitté et Clitophon a eu lieu après le retour de Thersandre ! Cet expédient et cette précision de la demande permettent donc à la jeune femme d’éluder la règle sacrée et d’être innocentée. Il est probable que le romancier ait voulu ici mettre en évidence la vacuité de ce genre de pratique, l’aspect aléatoire de la vérité qui en découle et renvoyer dos à dos des pratiques judiciaires qui lui semblent désuètes. Au-delà de l’aspect parodique, souvent relevé et critiqué chez A. Tatius, on peut se demander s’il n’y aurait pas une volonté de se démarquer des pratiques anciennes, qui ne seraient plus à même de poser les problèmes et de les régler, et d’ouvrir de nouvelles voies de réflexion. La présence d’ordalies dans les romans – en particulier dans les deux romans les plus tardifs – peut paraître surprenante. En effet, il y aurait un paradoxe entre la modernité de l’écriture, l’innovation formelle, le jeu avec les codes et un retour vers des traditions bien anciennes. Cette contradiction n’est qu’apparente car les romans s’inscrivent dans les traditions culturelles anciennes, ils prennent appui sur la Païdéia, la culture commune de l’époque hellénistique puis de l’époque impériale. Imprégnés de ces traditions ancestrales, les romanciers reprennent à leur compte le recours à l’ordalie lorsque la vérité est inaccessible par la seule raison humaine, en particulier lorsqu’il s’agit de se prononcer sur des questions qui ont trait aux femmes : l’adultère et la fidélité. Toutefois, on prend ses distances avec ces procédés, qui sont presque tournés en ridicule et présentés comme obsolètes. On pourrait d’ailleurs pousser plus loin l’analyse et se poser la question de l’influence du christianisme et du stoïcisme dans les scènes que nous avons analysées, car le comportement des femmes y apparaît particulièrement digne et courageux12. Valérie FARANTON Université d’Artois 11

TATIUS, op. cit., V, 27, 2. Cet article a déjà été publié sous les références suivantes : V. FARANTON, « Un exemple d'ordalie dans les romans hellénistiques », in Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l'eau, S. H. AUFRÈRE et M. MAZOYER (éds), Paris, L'Harmattan, coll. Kubaba, 2015, p. 139149. 12

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Désirs divins, sacrifices humains : du rôle du couple dieux / hommes dans l’élaboration des pratiques rituelles juvéniles civiques Romain ROY Bien que son inexistence rituelle semble aujourd’hui faire consensus, le sacrifice humain n’en finit pourtant pas de hanter les fantasmes – anciens et modernes – par son omniprésence au sein de la mythologie grecque. Souvent imposé par les divinités oraculaires comme une ultime procédure salvatrice, il frappe de préférence – mais non exclusivement – de jeunes victimes, dont le paradigme semble à jamais incarné par Iphigénie. On a d’ailleurs souvent relevé à son propos un schéma narratif stéréotypé : 1/ transgression ; 2/ catastrophe provoquée par une divinité ; 3/ consultation oraculaire ; 4/ fondation d’un rituel1. Pourtant, si la mythologie se veut prolixe en matière d’immolations humaines, rares sont les traductions rituelles que celles-ci subissent dans la réalité du vécu historique. C’est donc à partir de deux complexes cultuels offrant cette précieuse combinaison mythique et rituelle, celui d’Artémis Orthia à Sparte et celui d’Artémis Triclaria et Dionysos Aisymnètès à Patras, que nous avons travaillé2. Néanmoins, dans la transformation qu’il subit du contexte mythique au contexte rituel3, le sacrifice humain nécessite un ajustement au champ des possibles rituels grecs. Ne découlant en rien d’un processus automatique, la diversité des formes rituelles qu’il épouse au contraire, encourage à voir dans l’intervention humaine la variable d’ajustement en dernière instance. En s’intéressant aux agents/sources des lois « sacrificielles », à la temporalité au cœur de laquelle ils agissent ainsi qu’aux interprétations, modernes et anciennes, de ces mêmes lois, il apparaît possible de mettre en exergue des temporalités distinctes entre mythe et rite, susceptibles, non pas tant d’interroger l’historicité des immolations humaines, que de préciser, par la valeur temporelle différenciée qui est accordée aux différentes sources de loi, la place que les Grecs ont ménagée, dans leur système de pensée, à la pratique du sacrifice humain. Finalement, c’est le caractère nécessairement impérieux de la loi, divine comme humaine, qui doit être mis en question. 1 Entre autres, cf. W. BURKERT., « Causalité religieuse : la faute, les signes, les rites », in Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, volume 9-10, 1994. pp. 27-40. 2 Nous présenterons, au fur et à mesure, les sources utilisées ; précisons qu'une large place a été faite à la Périégèse. 3 Transformation évidemment métaphorique ; nous n'envisageons aucune relation systématique – surtout pas chronologique – entre mythe et rite.

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La multiplicité des sources législatives du rite Ce que nous avons à faire ensuite est de dresser le tableau des fêtes et d’établir par une loi, en accord avec l’oracle de Delphes, quels sacrifices et à quelles divinités il sera, pour la cité, profitable et salutaire d’offrir. Quant à leurs dates et à leur nombre, les fixer est peut-être notre propre affaire4. Dans la distribution platonicienne des parts qui, dans l’organisation des fêtes religieuses, reviennent aux dieux et aux hommes, il n’est a priori question ni de contradiction, ni de concurrence. Pour autant, parler de collaboration serait exagéré. La chronologie d’action différenciée détermine en réalité des niveaux religieux différents. Si l’Apollon Pythien est requis pour l’instauration de la pratique rituelle type, c’est que sa participation au divin en fait le meilleur connaisseur/transmetteur des désirs de ses congénères. Au législateur (nomothète), il convient d’inscrire le culte dans le temps humain. Son appartenance au monde humain et sa proximité avec le divin, par le biais de l’oracle, lui confèrent la possibilité de matérialiser dans le temps et dans l’espace les désirs des dieux. Enfin, reste, notamment en raison d’une compétence technique, aux interprètes, prêtres, prêtresses et devins, avec les nomophylaques, à « régler les détails que le législateur aura forcément omis5 ». Cette distribution des rôles n’a, semble-t-il, rien d’utopique. La multiplicité des agents impliqués dans l’élaboration des lois transparaît également des complexes cultuels de Sparte et Patras. Pourtant, la spécificité de l’immolation humaine entraîne, en même temps qu’une séparation temporelle de la fonction législative divine de la fonction législative humaine, une dévolution accrue du rôle du législateur humain. Du rapport des hommes et des dieux Mais commençons par le commencement, celui de la narration périégétique. Au commencement, donc, non pas le chaos, mais une première mise en forme des relations hommes/dieux qui passent par l’accomplissement des rites établis en l’honneur de la divinité : un sacrifice pour Orthia6, une fête, une cérémonie nocturne annuelle et une prêtrise juvénile pour Triclaria7. De la raison de l’institution de ces honneurs, nous ne savons rien. Cela n’intéresse pas Pausanias et là n’est pas l’essentiel. C’est qu’en réalité la transgression n’a pas encore été commise, et cette période religieuse anté-faute n’a, semble-t-il, d’autre intérêt que d’offrir un cadre de communication privilégié entre monde humain et monde divin, à 4

PLATON, Lois, VIII, 828a, trad. A. DIES. PLATON, Lois, VIII, 828b. 6 PAUSANIAS, III, 16, 9. 7 PAUSANIAS, VII, 19, 1. 5

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partir duquel le récit qui fait suite va pouvoir se développer. Cette suite, en revanche, questionne directement la fonction législative des divinités grecques. Que ce soit à Sparte, où les Spartiates des quatre villages originels s’entretuent alors qu’ils sacrifient à Artémis, ou à Patras, où la jeune prêtresse et son amant usent du sanctuaire de la déesse comme d’un lieu d’ébats, l’attitude humaine entraîne la colère divine, qui se manifeste par l’abattement de terribles fléaux – maladie, stérilité de la terre – sur le monde humain. Face à une pensée qui, selon W. Burkert, rechigne à envisager « la coïncidence fortuite des événements8 », viennent automatiquement à l’esprit les questions : « pourquoi ? pourquoi maintenant ? pourquoi nous9 ? » Ces questions, les humains ne peuvent en trouver seuls les réponses. Seul l’intermédiaire d’un oracle – ici, Apollon Pythien – permet la compréhension de la tragédie. C’est donc par son entremise que va se mettre en place le nouveau rituel permettant de contenter la divinité outragée. Mais, déjà, nous anticipons ; revenons un instant sur le rôle d’Artémis. C’est en son honneur que sont effectués les rites qui précèdent les fléaux. C’est également pour elle que vont être effectués les rites qui cherchent à tirer les conséquences des fléaux. C’est, enfin, la manifestation terrestre de sa colère qui impulse la recherche d’une innovation rituelle, d’une innovation législative. Pourtant, est-il vraiment pertinent de considérer qu’Artémis joue ici un rôle législatif quelconque, au sens où elle serait personnellement source de loi ? La question, et nous n’oserions y répondre catégoriquement, mérite d’être posée. Le monde des humains et celui des dieux sont, certes, en communication : on observe en effet une répercussion directe des actes humains sur le divin et des humeurs et actes divins sur les humains. Ces deux mondes, donc, sont liés, bien que dans un rapport hiérarchique évident, à l’avantage des dieux sur les hommes. Néanmoins, s’il y a bien communication directe entre les deux mondes, la communication entre entités (dieux et hommes) ne peut, elle, faire l’économie du recours à un intermédiaire, l’oracle. C’est qu’en réalité Artémis exprime un sentiment, une attitude, non une demande précise et intelligible pour les humains. Le courroux des dieux semble n’être que le symptôme de l’urgence qu’il y a, pour les hommes, à « légiférer », l’ancien culte et l’ancienne série d’attitudes vis-à-vis des dieux étant devenus obsolètes. Les oracles : injonction ou médiation ? À cette incapacité de communication échappe Apollon, lui qui, parmi d’autres, s’est fait une spécialité de permettre que communiquent le monde des hommes et celui des dieux. Dans l’installation des cultes spartiate et patréen, son action est cruciale. Reste pourtant à voir si cette parole 8 9

W. BURKERT., op. cit., pp. 39-40. Ibid., p. 28.

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oraculaire est ou non source de loi et, si oui, comment elle a force de loi. Le recours systématique à l’injonction oraculaire, pour les cas d’immolation humaine, a souvent été souligné par les historiens, interprété par Pierre Bonnechère comme un moyen pour les humains de rejeter « sur les dieux la responsabilité d’un acte ressenti comme atroce10 ». Constatant que l’Apollon de Delphes demeure, in fine, la divinité la plus demandeuse en sacrifices humains11, Stella Georgoudi voit en lui la source fondamentale de loi en matière d’immolations humaines. Au-delà de l’oracle delphique, explique-t-elle, c’est le dieu lui-même qui fait savoir aux hommes le tribut qu’ils doivent payer : or, elle ajoute : « La sentence que prononce Apollon a valeur d’ordre [...] pour que le dieu accorde aux humains le salut, il faut que le sang humain coule12. »

Les diverses versions du complexe d’Orthia offrent pourtant, du rôle apollinien, des configurations moins systématiques. Le dialogue rapporté à ce sujet par Philostrate est certainement le plus proche, dans l’esprit, de l’analyse de Georgoudi, Apollonios expliquant ceci : « Cette coutume de la flagellation est accomplie en l’honneur d’Artémis de Scythie et ce sont, dit-on, des oracles qui l’ont prescrite (exègoumenôn) ; et instituer une loi contre les dieux (theois d’antinomothetein) est folie, je pense13. »

Le caractère sans appel de la parole oraculaire y est saillant ; elle est source de loi et a en même temps force de loi. Toutefois, si la parole oraculaire s’impose avec force aux hommes, celle d’Apollonios permet de toucher du doigt la volonté divine, entendue comme distincte de la volonté d’Apollon Pythien et consorts, qui émane en filigrane derrière les injonctions des oracles, nuançant ainsi le modèle proposé par Georgoudi. À Platées, alors que Pausanias procède aux sacrifices qui précèdent le combat, Plutarque explique qu’une succession de présages négatifs l’empêche de donner l’ordre aux Spartiates d’attaquer, alors même que les ennemis ont déjà commencé à fondre sur eux : « Selon quelques auteurs, au moment où Pausanias sacrifiait et priait un peu en dehors de la ligne, une bande de Lydiens, tombant 10

P. BONNECHÈRE, Le sacrifice humain en Grèce ancienne (Kernos supplément 3), AthènesLiège, 1994, p. 120. Cf. aussi pp. 251-252. 11 S. GEORGOUDI, « À propos du sacrifice humain en Grèce ancienne : remarques critiques », in ARG 1, 1999, p. 69. 12 Ibid., pp. 69-70. 13 PHILOSTRATE, Vie d'Apollonios de Tyane, VI, 20, 2, traduction personnelle.

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soudain sur lui, arracha et dispersa tout ce qui servait au sacrifice ; Pausanias et ceux qui l’entouraient, n’ayant pas d’armes, les frappèrent avec des bâtons et des fouets ; c’est pour cela qu’aujourd’hui encore, en imitation de cette attaque, on frappe à Sparte les éphèbes autour de l’autel et qu’on fait ensuite la procession des Lydiens14. »

Si la fondation du culte ne découle pas explicitement d’une demande divine, les dieux n’y sont pourtant pas totalement étrangers. L’oracle de Delphes a en effet promis la victoire à Aristide, si, entre autres choses, les Athéniens « affrontaient le péril sur leur propre sol, dans la plaine de Déméter Éleusinienne et de Corè15 », tandis que de son côté le devin Tisaménos d’Élis a prédit à Pausanias une victoire grecque, s’ils se bornaient à se défendre et ne cherchaient pas à attaquer les premiers16. C’est donc la conjonction de deux prédictions oraculaires qui assure aux Spartiates la mémorable victoire et, dans cette perspective, la répétition, sous une forme ritualisée, du sacrifice jadis perturbé, ne fait que rejouer la soumission bienheureuse des Spartiates aux oracles. L’intervention divine, si elle peut servir d’explication à la fondation rituelle, ne semble nullement être une source de loi. Elle n’impose pas la répétition du sacrifice de Pausanias. Dans le récit périégétique, la consultation oraculaire n’a au départ d’autre raison que la recherche des causes du courroux divin. Alors que nombreux sont déjà les hommes qui, à la suite de la querelle entre villageois, ont succombé à l’autel, une terrible maladie (nosos) vient s’abattre sur les autres. Le Périégète rapporte : « À ce propos un oracle leur fut rendu (ginetai logion) qui leur disait d’arroser l’autel de sang humain ; aussi dorénavant celui que le sort avait désigné fut sacrifié, mais Lycurgue transforma la coutume en la flagellation des éphèbes, de sorte que l’autel soit de même couvert de sang humain17. »

La nécessité d’arroser l’autel de sang humain est seule évoquée par l’oracle. Le sacrifice humain n’est qu’une interprétation humaine d’un conseil divin pour satisfaire le divin, la solution la plus évidente pour la communauté. Du passage d’un rite à l’autre, il y a apparemment place, dans le récit périégétique, pour l’élément humain. Rappelant les liens étroits qui unissent, notamment en contexte de 14

PLUTARQUE, Aristide, 17, 10, trad. É. CHAMBRY et R. FLACELIÈRE. Ibid., 11, 3. 16 Ibid. 17 PAUSANIAS, III, 16, 10, trad. P. BONNECHÈRE, op. cit., 1994, pp. 52-53, légèrement modifiée. 15

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purification, le chrèsmos et le nomos, Emilio Suarez de la Torre explique que la mantikè couvre un champ sémantique de la « connaissance » large18. Il n’est pas question uniquement de connaissance de l’avenir. La « révélation » grecque inclut aussi bien le présent que le passé, dans une sorte de vision « panchronique » : « Dans les conceptions religieuses des Grecs, elle [la mantikè] est liée à une croyance fondamentale : l’existence d’une "pré-destination", d’une force mystérieuse, qui organise nos vies au-delà de la volonté même des dieux ou, très souvent, émanant de cette volonté divine19. »

Cette façon de penser confère à la consultation oraculaire un caractère éminemment didactique : il s’agit, explique E. Suarez de la Torre, de savoir ce qu’il faut faire lorsque l’on est amené à prendre une décision importante. Le récit de Pausanias à Sparte, où Apollon Pythien ne fait qu’indiquer les besoins de sa divine sœur, sans imposer pour autant aux humains une forme rituelle déterminée, offre une illustration parfaite de cette façon didactique de conceptualiser la parole oraculaire, nuançant par là-même son caractère uniquement prescriptif et ménageant à l’humain un espace d’expression.

Temps des lois, temps des rites, temps de la narration Des temps aux épaisseurs historiques différenciées : le Périégète, de Sparte à Patras L’intervention humaine, si elle semble prendre place, dans la Périégèse, en aval chronologique du courroux divin et de l’injonction/médiation oraculaire, se situe en réalité dans un ailleurs temporel. Il convient donc, afin de mesurer l’enjeu de cette intervention, d’introduire une dimension de temporalité dans les rapports qui lient dieux et hommes. Bien qu’évoquées par eux, ni Pausanias ni Philostrate ne prétendent avoir jamais rencontré d’immolations humaines, le sacrifice humain demeurant chez eux extérieur au temps de la narration. De ce constat, Pierre Bonnechère tire la nécessité d’une distinction entre temps mythique et temps réel20. Sur le principe, le fossé séparant l’importance numérique des récits légendaires qui font état d’une telle pratique, du nombre extrêmement réduit de cas « historiques », encourage à suivre Bonnechère dans cette distinction. Pourtant, la mise en pratique s’avère plus délicate. Un exemple suffira. Pour 18 E. SUAREZ DE LA TORRE, « Oracle et norme religieuse en Grèce ancienne », in P. BRULÉ (éd.), La norme en matière religieuse en Grèce ancienne. Actes du XIe colloque du CIERGA (Rennes, septembre 2007), in Kernos Suppl. 21, Liège, 2009, p. 107. 19 Ibid., p. 108. 20 P. BONNECHÈRE, « Le sacrifice humain grec entre norme et anormalité », in P. BRULÉ (éd.), op. cit., p. 204.

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les historiens, Lycurgue n’est qu’un mythe, personnification emblématique du « mirage » spartiate. Pour Xénophon, il est l’unique législateur de l’ensemble des lois et mœurs spartiates. Quant à Plutarque, s’il affirme de lui qu’on « ne peut absolument rien dire qui ne soit douteux21 », il lui consacre néanmoins, au même titre que Démosthène ou Alexandre, une de ses vies. Quel statut, alors, accorder à ce personnage ? Appartient-il au mythe ou au réel ? Quel point de vue adopter ? Celui de l’interprète moderne d’une réalité/fiction qui toujours un peu lui échappe ? ou celui des auteurs anciens qui, d’ailleurs, n’offrent pas tous un tableau univoque ? De cette ambiguïté transparaît clairement le peu de pertinence que revêt, aux yeux des anciens Grecs, la dichotomie temps historique/temps mythique ; Claude Calame écrit : « Là où nous voyons habituellement une rupture entre mythe et histoire, il y a en fait un enchaînement […]. Et si distinction il y a, elle porte moins sur la valeur de vérité de ce qui est rapporté que sur sa mise en forme narrative22. »

Est-ce à dire, alors, que notre problème s’avère insoluble ? Certainement pas. Si entre Apollon et Lycurgue, le rapport n’est pas chronologique, s’il ne peut non plus être appréhendé en fonction d’une véracité qui s’avère ici non pertinente, si, comme le rappelle Paul Veyne, le temps mythique n’a « ni profondeur ni mesure23 », il nous semble néanmoins possible, dans la réalité que constitue l’ensemble de la narration périégétique, de chercher à distinguer différentes « épaisseurs » temporelles, afin de pointer les valeurs différenciées24 qui sont attribuées par Pausanias aux différents faits qu’il rapporte, et donc à la part législative qu’il attribue aux différents agents. À Sparte, dans le temps, et de la dispute sanglante, et du fléau qui s’ensuit, les fidèles du culte ne sont pas désignés en tant que Spartiates ; du moins pas tout à fait. De Limnatis, de Cynosouries, de Mésoa et de Pitané25, ils sont avant tout des habitants des villages à l’origine de la formation de Sparte. Le culte est, certes, établi par un roi Spartiate, Oreste, mais rendu à la déesse par des fidèles qui, avant d’être des Spartiates, sont des villageois. Un parallélisme frappant se dégage du récit étiologique que Pausanias donne du rituel patréen : 21

PLUTARQUE. Lycurgue, 1, 1. C. CALAME, « Temps du récit et temps du rituel dans la poétique grecque : Bacchylide entre mythe, histoire et culte », in C. DARBO-PESCHANSKI (dir.), Constructions du temps dans le monde grec ancien, Paris, CNRS éditions, 2000, pp. 396-397. 23 P. VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris, Seuil, 1983, p. 85. 24 Valeurs différenciées qui n'ont, comme nous les entendons, aucun rapport avec une quelconque idée de véracité universelle. 25 PAUSANIAS, III, 16-9. 22

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« Les Ioniens qui habitaient Aroé, Antheia et Mésatis avaient en commun un enclos sacré et un temple d’Artémis qu’on surnommait Triclaria, et les Ioniens célébraient chaque année en son honneur une fête et une cérémonie nocturne26. »

Aucune mention n’est faite de la cité patréenne ; face à nous, des Ioniens dispersés en différentes localités, auxquels seul le culte de la déesse, par le biais d’un enclos commun, offre une possibilité de rapprochement. La Grèce décrite ici semble à la fois en amont du nouveau rituel et en amont de la vie en cité, ces deux éléments apparaissant comme fondamentalement liés. À ce niveau du récit, et alors que la colère d’Artémis s’est abattue sur les habitants des deux localités, seule l’entremise de l’oracle delphique est apparue comme la solution permettant un retour à la normale. Quoique ! À Sparte, l’oracle, on le sait, intervient en amont du nouveau rite ; mais une fois cet oracle rendu, le récit de Pausanias subit une brutale accélération : « Et, à ce propos un oracle leur fut rendu qui leur disait d’arroser l’autel de sang humain ; aussi dorénavant celui que le sort avait désigné fut sacrifié, mais Lycurgue transforma la coutume en la flagellation des éphèbes, de sorte que l’autel soit de même couvert de sang humain. »

Même si Pausanias est coutumier d’un style régulièrement elliptique, il s’agit pourtant bien, dans son récit, d’une succession de trois temps distincts, avec les rites distincts qui leur sont associés, qui, ici, sont ramassés en une seule phrase, l’important résidant évidemment, aux yeux de Pausanias, dans la transformation quasiment civilisatrice opérée par Lycurgue. Si l’immolation humaine est bien une des possibles traductions humaines, elle est surtout une traduction impersonnelle et anonyme, perdue dans le temps sans consistance du sacrifice humain. L’imprécis et le général caractérisent cette instauration rituelle qui, si elle témoigne d’un comportement normé, n’a pas de « normalisateur » véritable ; comme si, finalement, cette norme n’avait d’avenir que temporaire. C’est l’apparition de l’humain personnifié, en la personne du législateur, qui permet que cessent les sacrifices humains et, de façon concomitante, c’est la cessation de ces immolations humaines qui permet à l’humanité d’entrer dans le temps du vécu, vécu non universel, mais ressenti par le Périégète comme le sien propre. Le législateur opère une véritable rupture dans le temps, plus temporelle que chronologique. Tout ce qui fait suite à Lycurgue est rattaché au présent de la narration périégétique. Seules les origines importent, comme le rappelle Paul Veyne ; une fois celles-ci rapportées, nul besoin de savoir comment l’on vit à un instant donné, il suffit de supposer qu’il n’en va pas différemment de maintenant : 26

PAUSANIAS, VII, 19, 1, trad. Y. LAFOND.

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« (...) La cité [est] épinglée à sa place dans l’espace et dans le temps ; elle [a] sa fiche d’identité27. »

Le récit patréen confirme et prolonge cette analyse. En prise avec un terrible fléau, les Ioniens reçoivent de l’oracle delphique une réponse plus précise : « La Pythie, rapporte Pausanias, accusa Mélanippe et Comaithô. La réponse de l’oracle fut de les sacrifier eux-mêmes à Artémis et de sacrifier à la déesse chaque année la jeune fille (parthenon) et le jeune garçon (paida) qui seraient les plus beaux28. »

Le rituel sacrificiel se pose comme seule échappatoire, les responsables du fléau étant nommément désignés. L’oracle prend en outre le soin de conférer à cette pratique rituelle un caractère pérenne, ou, du moins, feint-il de le réaliser ; l’arrivée d’Eurypyle annonce en effet la fin de l’impitoyable tribut annuel. Si, suivant Paul Veyne, on confère à la guerre de Troie le statut de commencement de l’histoire purement humaine pour les Grecs29, il est envisageable, à titre d’hypothèse, de voir en Eurypyle un personnage qui permet l’entrée du récit dans l’histoire humaine, mais aussi l’entrée du rituel patréen à la fois dans l’histoire de la Grèce civique et dans ce temps des origines de la cité dont on a dit qu’il se suffisait à lui-même pour être rattaché au temps de la narration30. Qu’importe alors que nous le qualifiions de héros, il lie le nouveau rituel à l’espace-temps auquel Pausanias appartient. La dévolution de cette tâche civilisatrice ne le place néanmoins pas dans une position concurrentielle par rapport à la législation divine. Son action est comme incluse dans les projets divins, suivant l’idée d’une « "prédestination" […] qui organise nos vies au-delà de la volonté même des dieux ou, très souvent, émanant de cette volonté divine »31. Si la nature étrangère de l’intervention d’Eurypyle a souvent été soulignée, on s’est cependant moins intéressé à la raison de son arrivée à Patras et à la façon dont il a été, avec réjouissance, accueilli par les gens du lieu. Ni cette arrivée ni cet accueil ne sont pourtant fortuits. Bien au contraire, par une double précaution oraculaire, le divin s’assure de la temporalité transitoire du rite sanglant. D’une part, en effet, Eurypyle, devenu fou à la suite de la vision de l’idole de Dionysos, avait reçu d’Apollon Pythien la réponse suivante :

27

P. VEYNE, op. cit., p. 87. PAUSANIAS, VII, 19, 4. 29 P. VEYNE, op. cit., p. 86. 30 Ce qui n'est en rien contradictoire avec le fait que le synœcisme soit attribué à Patreus ; cf. PAUSANIAS, VII, 18, 5. 31 E. SUAREZ DE LA TORRE, op. cit., p. 108. 28

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« À l’endroit où il rencontrerait des gens en train d’accomplir un sacrifice étranger (thusian xenèn), il installerait son coffret et fixerait sa propre résidence32. »

D’autre part, Pausanias rapporte ceci : « Les Patréens avaient, auparavant déjà, reçu un oracle de Delphes annonçant qu’un roi étranger viendrait dans leur pays, amenant avec lui une divinité étrangère, et qu’il mettrait fin aux rites du sacrifice de la Triclaria33. »

Ce double récit nous met face à un paradoxe qui ne fait que troubler davantage le rôle législatif d’Apollon. D’un côté, l’oracle prend soin de pérenniser le sacrifice humain ; de l’autre, il s’assure sa cessation. Son rôle fondamental se situe dans la période qui précède et qui voit l’exécution d’immolations de jeunes gens. Au-delà, c’est comme s’il n’avait plus vraiment la main, que l’intervention humaine devenait nécessaire. Finalement, la figure du législateur permet de rompre un temps « d’éternité temporaire ». C’est qu’il faut voir, nous pensons, et dans la colère d’Artémis, et dans la réponse apollinienne, non pas tant des sources effectives de loi pour les humains du temps vécu, qu’un balisage non explicite destiné à faire qu’arrive ce qui en fin de compte doit arriver. L’abolition du sacrifice humain se pose alors comme le véritable aboutissement de la crise34. Dans l’espace temporel du sacrifice humain, loi imposée par la divinité, le monde est certes normé, mais normé d’une façon provisoire, imparfaite, et en contradiction, par ailleurs, avec les normes civiques qui sont celles du temps vécu35. Seule l’intervention humaine, par le truchement du législateur, permet la rupture définitive qui normalise le rituel et en fait une loi au sens plein du terme. Orthia et les "oubliés" de l’histoire Mais, ne nous y trompons pas, l’éternité de cette normalisation n’a de consistance que du point de vue grec. D’Orthia, les sources témoignent au contraire bien plus d’un aspect évolutif et multiforme du rituel. Voyons plutôt. Xénophon rapporte ainsi : « Lycurgue a fait un point d’honneur aux enfants de ravir le plus de fromages possibles à l’autel d’Orthia, et il a prescrit que des camarades les fouetteraient pendant ce temps.36 » 32

PAUSANIAS, VII, 19, 8. PAUSANIAS, VII, 19, 6. On remarquera, malgré ce qui précède, que Pausanias évoque déjà les Patréens avant l’arrivée du héros. 34 Cf. P. BONNECHÈRE, « Le sacrifice humain grec entre norme et anormalité », op. cit., p. 204. 35 Bien que, par la force des choses, l’anti-norme fasse pleinement partie de la norme. 36 XÉNOPHON, La République des Lacédémoniens, 2, 9. 33

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Aucun besoin quelconque en sang n’est évoqué, les fromages à dérober étant posés sur l’autel. Ce qui est en jeu ici, c’est avant tout le vol, l’aptitude du jeune spartiate à faire preuve de rapidité pour subtiliser un maximum de fromages. Le groupe des assaillants doit donc échapper au fouet, non s’y exposer comme à l’époque impériale. Cette différence est, à notre avis, significative, et elle doit être prise en compte pour comprendre la présence ou l’absence de sacrifices humains dans le récit des origines du rituel37. La version la plus complète du rituel tardif est rapportée par Pausanias : « La prêtresse, dit-il, se tient devant les éphèbes, le xoanon entre les mains. Il est petit et léger. Mais si ceux qui frappent les éphèbes, influencés par la beauté ou le rang de l’un d’eux, frappent moins fort, la prêtresse sent le xoanon s’alourdir et a du mal à le tenir. Elle accuse alors ceux qui tiennent le fouet. Ainsi la statue qui vient de chez les Taures et de leurs sacrifices aime toujours le sang humain38. »

Le vol a disparu et le fouet n’est plus une option : l’éphèbe doit s’y soumettre, parfois, selon certains, jusqu’à la mort39. C’est l’appétit sanglant de la déesse qui focalise toute l’attention. L’éventualité d’une coexistence de deux rituels ayant été largement balayée par l’ensemble des historiens, il s’agit donc, entre le rituel de l’époque classique et celui rapporté par les auteurs tardifs, d’une évolution. Pierre Bonnechère a bien montré comment il fallait lire cette forme dure du rituel selon son inscription dans le « vaste mouvement de "retour aux sources" que vécut la Sparte des premiers siècles de notre ère40 ». Néanmoins, restent pour nous en suspens deux questions. Tout d’abord, il y a le rôle de ceux que nous avons appelés « les oubliés de l’histoire ». À moins d’envisager une intervention divine, il faut nous résoudre à accepter le fait que, dans l’évolution du rituel d’Orthia, un ou plusieurs humains, agents législatifs, sont bel et bien passés à la trappe de l’histoire des pratiques rituelles. Cette constatation doit nous questionner. Considérant ainsi que, selon les sources, la part divine et la part humaine d’une même loi peuvent être fort différentes, que cherchons-nous alors réellement à étudier ? Une pensée grecque entendue comme uniforme et qui aurait, de l’imbrication divin/humain dans l’élaboration des lois, une image parfaitement définie ? Ce qui précède dit suffisamment comme une telle entreprise serait illusoire. Si des « moments législatifs » se sont perdus dans 37 Notons néanmoins que Plutarque, décrivant pourtant une flagellation similaire à celle de Pausanias, n’évoque jamais l'origine sacrificielle du rituel. 38 PAUSANIAS, III, 16, 11, trad. L. BRUIT, Les Grecs et leurs dieux, Paris, 2005, p. 156. 39 CICÉRON, Tusculanes, II, 14, 34 ; PLUTARQUE, Anciennes coutumes des Spartiates, 40 ; PLUTARQUE, Lycurgue, 18, 2. 40 P. BONNECHÈRE, « Orthia et la flagellation des éphèbes spartiates : un souvenir chimérique de sacrifice humain », in Kernos 6, 1993, p. 15. Cf. aussi J. DUCAT (« Un rituel samien », in BCH, 119, 1995, p. 357-358), qui, suivant un raisonnement similaire, avance comme date le rétablissement par Rome, en 183 av. notre ère, de la patrios politeia.

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l’histoire, c’est éventuellement qu’ils n’intéressaient guère nos sources. Que leur importe, en réalité, de donner au lecteur/fidèle les détails législatifs successifs qui ont permis l’évolution de la flagellation classique à la flagellation hellénistique/impériale ? Leur objectif est autre ; il vise à donner une justification définitive d’une pratique vécue comme définitive (éternelle) à un moment donné que nous savons, nous, non définitif. Et dans cette perspective justificative, à la différence de l’historien, il est fait peu de cas du changement dans ce qu’il peut avoir de précis. Primauté est au contraire donnée à la question des origines, entendues comme ce qui fait le lien entre un avant soumis au désordre et un après soumis à la loi, ce qui permet de réunir, dans une relation équilibrée, le monde des dieux et celui des hommes. Notre recherche doit donc plutôt s’efforcer d’observer les possibilités de reconfiguration à souhait, selon les auteurs grecs, de cette imbrication divin/humain, dans le but de donner de l’espace-temps, qui sépare et relie dans un même mouvement le temps des origines et le temps du vécu, une image cohérente. La question du changement d’aition qui, de Xénophon à Pausanias, confère une place plus ou moins importante aux dieux dans l’élaboration des prescriptions rituelles juvéniles spartiates, mérite également attention. Comment expliquer, par exemple, alors que, a priori, Xénophon les ignore, l’apparition des aitia donnés par Plutarque et Pausanias ? De façon concomitante à la formation des récits étiologiques, c’est aux manières envisageables, dans une étude historique, de traiter la relation du couple mythe/rite que nous avons la contrainte de réfléchir. À propos du récit périégétique, Bonnechère estime que la réponse est à trouver dans la réinterprétation tardive d’un rituel devenu incompréhensible à l’époque impériale41. Les Grecs, selon lui, répugnant à faire couler le sang de leurs semblables dans un cadre religieux, et terrifiés par la violence de la cérémonie, ne pouvaient qu’envisager la diamastigôsis comme l’amenuisement d’une coutume plus sauvage. Les mythes abondants d’immolations humaines imposées par les dieux et remplacées in extremis par la substitution d’un rituel juvénile offraient aux Spartiates de l’époque impériale, ainsi qu’à Pausanias, matière à réflexion. Néanmoins, il y aurait danger à rester prisonnier d’une explication trop fonctionnaliste. Plutarque écrit lui aussi à l’époque impériale. Lui aussi décrit la diamastigôsis. Lui, pourtant, n’évoque, pas plus que Xénophon, d’antiques sacrifices humains précédant le rituel présent. Deux aitia se faisaient-ils concurrence aux premier et deuxième siècles ap. J.-C. ? Ou doit-on parier sur une éventuelle évolution d’un siècle à l’autre ? Il ne nous sera, évidemment, probablement jamais permis de répondre. Prudence doit simplement être rappelée quant au traitement de la relation mythe/rite, afin notamment d’éviter les 41

Ibid., p. 20.

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interprétations de type archaïsantes, dont l’hypothèse de traces de rites d’initiation n’est que trop souvent l’avatar. De la transformation rituelle à la plasticité du rite Tandis qu’à Patras l’oracle a pris soin de régler de A à Z la fondation du rituel, en revanche, à Sparte, il a négligé de matérialiser rituellement les exigences divines. Les humains, pris qu’ils sont pourtant dans la tourmente de la colère divine, n’en semblent pourtant pas moins posséder une once, sinon de libre-arbitre, du moins de marge de manœuvre. Cette possibilité d’interprétation de l’oracle se voit renouvelée au moment de la législation lycurgéenne. Se faisant exégète de la parole oraculaire, Lycurgue sait que seule l’aspersion de sang est une nécessité divine. C’est la raison pour laquelle il transforme (metaballein) la coutume en une flagellation rituelle des éphèbes, « de sorte que l’autel soit de même couvert de sang humain42 ». L’intervention du législateur permet de rendre une prescription religieuse, nécessaire du point de vue de la piété, supportable aux humains. Ici, le législateur n’a donc pas la possibilité de passer outre les désirs divins ; du sang, il en faut pour la déesse. Lycurgue n’abroge donc pas la loi, il procède simplement à la transformation d’une loi divine en une loi consensus dieux/hommes. Notons que rien dans le récit de Pausanias n’indique la raison ni la façon dont on passe du sacrifice d’un humain indifférencié à la flagellation des seuls éphèbes. Cela ne gêne pas le Périégète. Le mythe n’est pas là en tant que notice explicative de la pratique rituelle d’époque historique. Il ne doit pas justifier la configuration, dans le détail, du culte rendu en l’honneur d’Artémis Orthia. Il frappe davantage les contemporains de Pausanias comme une piqûre de rappel, rappel d’un temps où la relation entre les hommes et les dieux n’était pas fixée par une loi consensuelle, un temps frappé du sceau du courroux divin et de ses conséquences humaines ; un temps finalement dissous par l’acte législatif et dont la pratique rituelle est destinée à avorter toute possibilité de rétablissement. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, à partir d’une trame mythique similaire, une certaine plasticité du rite, dans son processus de formalisation légale, soit autorisée : une flagellation pour un sacrifice humain à Sparte, un bain rituel dans un fleuve pour le même type d’immolations à Patras43. Mais doit-on alors supposer que, d’un point de vue sémantique, la trame mythique est primordiale par rapport au rituel ? Évidemment non. Nous serions, sinon, dans l’obligation de refuser au récit de Plutarque, qui omet la pratique antique du sacrifice humain, le moindre sens. Si l’autonomie du rite et du mythe est aujourd’hui assurée, le témoignage de Pausanias nous met face au rite dans le mythe, en raison de la relation temporelle qu’il crée entre le 42 43

PAUSANIAS, III, 16, 10. PAUSANIAS, VII, 20, 2.

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temps de la narration et celui de la rupture législative. Or, si Eurypyle est orienté par Apollon Delphien dans le choix de son établissement et s’il est contraint de répondre à l’exigence artémisiaque qui fait suite aux amours illégitimes de la prêtresse, la réponse législative qu’il apporte n’apparaît aucunement lui être dictée par les dieux. Un constat similaire peut être fait du Lycurgue de Pausanias, de celui de Xénophon et peut-être du roi spartiate de Plutarque. En dernière instance, il ressort de nos sources une autonomie quasiment complète de l’humain par rapport au divin, au moment de la mise en forme du rituel. Artémis, par sa colère, et Apollon, par ses oracles, initient la recherche d’un nouveau mode de communication entre les hommes et les dieux, l’ancien ayant été rompu par un comportement hybristique. Le législateur est celui qui, au-delà du caractère parfois péremptoire des ordres divins, comprend la nécessité de cette recherche et la formalise. Mais, surtout, plus que sa nature impitoyable, il comprend la nature forcément temporaire des immolations humaines. En cela, et à la différence de Stella Georgoudi44, nous ne pensons pas que le sacrifice humain, en tant que pratique religieuse, fasse partie du champ des possibles rituels grecs. C’est d’ailleurs pour cette raison que la rupture rituelle opérée par le législateur fait basculer l’histoire dans le temps du vécu, lui confère une épaisseur historique palpable qui jusqu’alors lui manquait. C’est aussi pour cette raison que la réinterprétation des antiques oracles par les législateurs ne choque pas. Elle s’impose, au contraire, d’elle-même. Selon Stella Georgoudi, « le sacrifice humain [...] fait aussi partie de l’espace et du temps grecs45 ». Et ce ne sont pas les quelques voix qui, dans l’Antiquité, se sont élevées contre, qui doivent nous autoriser à le rejeter audelà des frontières de l’hellénisme. À la différence de P. Bonnechère46, elle ajoute que l’on ne doit pas nécessairement lire le sacrifice humain comme une « valeur d’inversion », comme une « contre-valeur » du « système normatif » grec, mais davantage comme un rituel possédant un surplus positif : « [Les divinités grecques,] « en temps de crise et de malheur […] exigent, des communautés humaines, non pas des "anti-sacrifices", non pas des "anti-victimes", mais des actes sacrificiels forts, insolites, exceptionnels, des sacrifices "extrêmes", des mises à mort marquées par le signe "plus"47. »

Récemment, Pierre Bonnechère a réaffirmé que, bien qu’il accepte l’idée, dans les cas de sacrifices volontaires pour le bien commun de la cité, d’une charge positive exceptionnelle du sacrifice humain, le sacrifice humain reste 44

S. GEORGOUDI, op. cit., p. 69. Ibid., p. 79. 46 P. BONNECHÈRE, Le sacrifice humain en Grèce ancienne, op. cit. 47 S. GEORGOUDI, op. cit., p. 80. 45

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une antivaleur, porteuse, certes, d’une charge émotive supplémentaire, mais qui est un « surplus d’horreur48 ». Nous espérons que l’étude des complexes cultuels de Sparte et Patras a permis de montrer que le temps du sacrifice humain est un temps d’éternité temporaire. Imposé par la divinité, il feint d’être la norme tout en prenant soin de signifier qu’il ne l’est pas. S. Georgoudi insiste sur la qualification toujours salutaire des prédictions divines, et ce, même lorsqu’elles annoncent une nécessité d’immolation humaine49. Nous croyons que, s’il en est ainsi, c’est justement en raison du caractère nécessairement provisoire du sacrifice humain. In fine, et de façon similaire au courroux divin matérialisé sous la forme d’un fléau terrestre, le sacrifice humain offre un caractère punitif évident. C’est d’ailleurs en faveur de la cessation de cette punition que le législateur est chargé de légiférer. À la différence de la punition infligée par Zeus en représailles de l’apatè prométhéenne, les hommes ne peuvent apprendre à vivre avec le sacrifice humain. Sa disparition est comme déjà programmée lors de son instauration. En cela, si le sacrifice humain est bien grec, il n’en est pas pour autant l’une des procédures normées de l’outillage grec destinées à faire communiquer le monde des hommes et celui des dieux. Romain ROY Équipe HeRMA, Université de Poitiers

48 49

P. BONNECHÈRE, « Le sacrifice humain grec entre norme et anormalité », op. cit., p. 204. S. GEORGOUDI, op. cit., note 9, p. 80.

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César et les dieux Jean-Pierre BRÈTHES En 63 av. J.-C., l’année du consulat de Cicéron, César, jouant tout son avenir politique dans un combat apparemment perdu d’avance, est élu Pontifex Maximus de Rome1 et il le reste sa vie durant, avant de prendre rang, à sa mort, parmi les dieux, sous la forme d’une étoile. Ainsi, celui qui descendait du dieu Mars par Romulus et de la déesse Vénus par Iule connaissait un destin qui ne dut pas surprendre le peuple de la ciuitas religiosa2 par excellence, Rome. Pourtant, dès l’Antiquité, l’ambiguïté des liens de César avec la religion, les dieux et le sacré n’échappe à aucun de ceux qui le connaissent ou qui s’intéressent à lui. Quand il s’agit d’un homme dont les lois et les innovations politiques, pour ne pas parler de révolution, ont joué un tel rôle pour la construction de l’empire romain, on ne peut se dispenser d’une réflexion sur le sentiment religieux qui a pu l’habiter et avoir une influence sur son œuvre. Nous allons tout d’abord examiner les pièces à charge et à décharge du procès d’impiété que lui ont fait les Anciens ; le dossier d’instruction est si volumineux que nous n’en retiendrons que les pièces principales. Puis, donnant la parole à celui qui est en cause, nous étudierons ce que César luimême dit au sujet des dieux ou du sentiment religieux. Enfin, nous nous interrogerons sur son attitude face à Fortuna3, la seule entité à laquelle il semble reconnaître le pouvoir d’influer sur le cours des choses et à laquelle il concède, peut-être, une dimension métaphysique.

1 Immensément endetté auprès de Crassus pour l’obtention de cette fonction qui conférait une autorité morale non négligeable, César avait tout misé sur cette élection, disant à sa mère, selon une anecdote célèbre, qu’elle le reverrait grand pontife ou qu’il ne reviendrait pas (SUÉTONE, De Vita Caesarum, Diuus Iulius, 13). 2 Cf . TITE-LIVE Histoire Romaine, passim par exemple VI, 5, 6, ou XXXI, 9, 5. 3 Nous n’aborderons pas ici, du moins pas ouvertement, la question fort débattue de l’épicurisme de César. Pour ceux que cela intéresse, nous renvoyons aux pages 122 et 123 du Dictionnaire historique et critique (1740) de BAYLE qui n’y croit guère, ainsi qu’à la communication de M. RAMBAUD qui y croit : « César et l’épicurisme d’après les Commentaires », in Actes du congrès de l’Association Guillaume Budé, Paris, 1968, pp. 411434.

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Caesar impius ? Nous examinerons d’abord les témoignages antiques de la piété de César et de son respect pour les dieux, les temples, les cultes ou les prodiges avant de nous intéresser aux textes qui nous apportent la preuve du contraire. César respecte les dieux Macrobe Si nous en croyons Macrobe, qui écrit plus de quatre siècles après, César serait l’auteur de plusieurs livres sur les auspices et aurait fixé avec précision un certain nombre de pratiques politiques et religieuses de Rome4. Dion Cassius5 Selon cet historien de langue grecque, César, après sa victoire éclair6 sur le roi du Pont, Pharnace, aurait été saisi d’un scrupule religieux, voire superstitieux, qui l’aurait empêché de détruire le trophée consacré aux dieux de la guerre par Mithridate, le père du vaincu, pour célébrer sa victoire sur les Romains trente ans plus tôt7. Le vainqueur se serait « contenté » d’ériger un monument si grandiose qu’il éclipsa totalement le précédent. Plutarque8 Selon ce moraliste et biographe de l’époque impériale, César fait prier les dieux avant Pharsale9, ce qui ne nous permet guère de savoir si, ce faisant, il évite de fâcher ceux qui croient à la protection divine au combat ou s’il y attache personnellement de l’importance. 4

Sed contra Iulius Caesar sexto decimo Auspiciorum libro negat nundinis concionem advocari posse, id est cum populo agi: ideoque nundinis Romanorum haberi comitia non posse. (MACROBE, Saturnales, I, 16, 29) Les nundinae (neuvième jour dans le décompte à la romaine), tous les huit jours, étaient jour de marché pour les paysans et donc jour de repos dans les travaux agricoles. 5 CASSIUS DIO COCCEIANUS (autour de 150-235 ap. J.-C.), après une formation de rhéteur, fit une carrière politique non négligeable. Il nous est surtout connu par son Histoire Romaine, écrite en grec, en quatre-vingts livres dont un tiers environ est parvenu jusqu’à nous. 6 En 47, à Zéla. C’est à cette occasion qu’il aurait prononcé le fameux « Veni, uidi, uici ». 7 Καὶ τά τε λάφυρα πάντα (καίτοι πλεῖστα γενόµενα), τοῖς στρατιώταις ἐδωρήσατο, καὶ τρόπαιον, ἐπειδήπερ ὁ Μιθριδάτης ἀπὸ τοῦ Τριαρίου ἐνταῦθά που ἐγηγέρκει, ἀντανέστησε· καθελεῖν µὲν γὰρ τὸ τοῦ βαρβάρου οὐκ ἐτόλµησεν ὡς καὶ τοῖς ἐµπολεµίοις θεοῖς ἱερωµένον, τῇ δὲ δὴ τοῦ ἰδίου παραστάσει καὶ ἐκεῖνο συνεσκίασε καὶ τρόπον τινὰ καὶ κατέστρεψε. (DION CASSIUS, Histoire Romaine, XLII, 48, 2) 8 PLUTARQUE (46-120 ap. J.-C.) a vécu un siècle après César qu’il met en parallèle avec Alexandre dans ses Vies parallèles des hommes illustres. 9 Ἐπεὶ δὲ τῶν σκηνῶν ἤδη καταλελυµένων οἱ σκοποὶ προσίππευσαν αὐτῷ, τοὺς πολεµίους ἐπὶ µάχῃ καταβαίνειν ἀπαγγέλλοντες, περιχαρὴς γενόµενος καὶ προσευξάµενος τοῖς θεοῖς, παρέταττε τὴν φάλαγγα, τὴν τάξιν τριπλῆν ποιῶν. (PLUTARQUE, Vies parallèles, César, 44, 1)

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D’autre part, prenant très exactement le contre-pied de Suétone, Plutarque nous montre César totalement ébranlé par le songe prémonitoire de son épouse, la veille de sa mort, aux ides de mars 44. Il aurait même consulté des devins et, sur leurs prédictions négatives, envoyé Antoine annuler la séance du jour10. Suétone11 Cédant peut-être à une mode, en tout cas en contradiction avec le reste du portrait, le chroniqueur Suétone fait état d’un prodige survenu au moment précis où César franchit le Rubicon et les frontières de la légalité. C’est alors que le général en chef, à la tête d’une seule légion12, se serait lancé dans l’aventure militaire politique en prononçant le fameux : Iacta est alea13. Pline l’Ancien14 Au détour d’une réflexion sur le pouvoir magique et médical des invocations religieuses, Pline l’Ancien affirme que César, avant tout déplacement important, prononçait trois fois une prière censée le protéger des aléas du voyage15. 10

εἶχε δέ τις ὡς ἔοικε κἀκεῖνον ὑποψία καὶ φόβος· οὐδένα γὰρ γυναικισµὸν ἐν δεισιδαιµονίᾳ πρότερον κατεγνώκει τῆς Καλπουρνίας, τότε δ´ ἑώρα περιπαθοῦσαν. Ὡς δὲ καὶ πολλὰ καταθύσαντες οἱ µάντεις ἔφρασαν αὐτῷ δυσιερεῖν, ἔγνω πέµψας Ἀντώνιον ἀφεῖναι τὴν σύγκλητον. (PLUTARQUE, Vies parallèles, César, 63, 11-12) 11 CAIUS SUETONIUS TRANQUILLUS, secrétaire du palais sous Hadrien, est né en 70 et mort après 122 de notre ère. S'il est difficile de dater le De vita Caesarum, on peut affirmer que les vies de César et d'Auguste sont écrites avant 122, date de la disgrâce de l'auteur, puisqu'il y cite les archives du palais auxquelles il avait alors accès. 12 Selon la tradition historique et la légende césarienne, César n’aurait disposé à ce moment-là que de la XIIIè légion. Nous avons pu montrer, à la suite du colonel Stoffel (Histoire de Jules César, guerre civile, 1887), qu’il est évident que le reste de l’armée de Gaule était déjà en mouvement et que, de ce fait, l’entreprise était bien moins hasardeuse que ce que César a voulu nous faire croire. 13 Cunctanti ostentum tale factum est. Quidam eximia magnitudine et forma in proximo sedens repente apparuit harundine canens ; ad quem audiendum cum praeter pastores plurimi etiam ex stationibus milites concurrissent interque eos et aeneatores, rapta ab uno tuba prosiliuit ad flumen et ingenti spiritu classicum exorsus pertendit ad alteram ripam. Tunc Caesar : « Eatur », inquit, « quo deorum ostenta et inimicorum iniquitas uocat. Iacta alea est », inquit. Atque ita traiecto exercitu, adhibitis tribunis plebis, qui pulsi superuenerant, pro contione fidem militum flens ac ueste a pectore discissa inuocauit. (SUÉTONE, De Vita Caesarum, Diuus Iulius, 32-33) 14 CAIUS PLINIUS SECUNDUS (23 ou 24-79 ap. J.-C.), que nous appelons Pline l’Ancien, fut d’abord le compagnon d’armes du futur empereur Titus avant de devenir un avocat de renom et, après 69, l’ami des empereurs Vespasien puis Titus. Ce dernier lui confia le commandement de la flotte impériale basée non loin du Vésuve, dont l’éruption causa la mort de Pline le 24 août 79. Les trente sept livres de son Histoire Naturelle constituent la plus belle encyclopédie que nous aient laissée les Romains. 15 Dixit Homerus profluvium sanguinis vulnerato femine Ulixen inhibuisse carmine, Theophrastus ischiadicos sanari, Cato prodidit luxatis membris carmen auxiliare, M. Varro

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Né sous l’empereur Tibère, Pline l’Ancien a écrit ces lignes près d’un siècle après la mort de César ; il n’en est pas moins, de tous les auteurs que nous avons cités jusqu’ici, le plus proche de l’époque qui nous intéresse. Mais, alors qu’il nous a fallu nous éloigner du siècle de César et plonger au cœur des textes pour déceler quelques bribes d’allusions aux sentiments religieux, voire à la superstition du chef politique et militaire, au contraire, parfois même de son vivant, de nombreuses sources attestent l’indifférence et parfois le mépris que le grand pontife affiche pour les dieux et les diverses croyances qui leur sont attachées. Ces témoignages sont d’autant plus fiables qu’ils sont formulés à l’endroit du fondateur de l’empire, qui plus est descendant de deux dieux majeurs du panthéon romain et devenu lui-même dieu, très vite après sa mort, sous la forme d’une étoile16. César ne respecte pas les dieux Salluste17 Césarien par conviction et par intérêt, ayant amassé une fortune considérable dans la province de Numidie que César lui a confiée, Salluste, qui consacre la fin de sa vie à l’écriture, nous livre le témoignage d’un contemporain, avec tout l’intérêt et toutes les limites que présente la connaissance personnelle, presque intime, de celui dont on parle. Ainsi, dans le compte rendu de la mémorable séance du Sénat qui a précédé la condamnation de Catilina, César affirme clairement, au détour d’un admirable discours, qu’il ne croit pas à une vie après la mort18, ce qui, d’ailleurs, ne l’empêche pas d’invoquer, immédiatement après, les « dieux immortels19 », dans une formule oratoire de pure forme. Dans la célèbre réponse qu’il lui fait, Caton relève ironiquement cette digression philosophique et souligne à plaisir l’impiété de César20.

podagris. Caesarem dictatorem post unum ancipitem vehiculi casum ferunt semper, ut primum consedisset, id quod plerosque nunc facere scimus, carmine ter repetito securitatem itinerum aucupari solitum. (PLINE L’ANCIEN, Histoire Naturelle, XXVIII, 4, 21) 16 SUÉTONE, De Vita Caesarum, Diuus Iulius, 88. 17 CAIUS SALLUSTIUS CRISPUS (86-35 av. J.-C.), d’origine plébéienne, est un homme politique qui doit toute sa carrière et toute son immense fortune à César. 18 De poena possum equidem dicere, id quod res habet, in luctu atque miseriis mortem aerumnarum requiem, non cruciatum esse ; eam cuncta mortalium mala dissolvere ; ultra neque curae neque gaudio locum esse. (SALLUSTE, De coniuratione Catilinae, 51, 20) 19 Sed, per deos inmortalis, quam ob rem in sententiam non addidisti, uti prius verberibus in eos animadvorteretur ? (SALLUSTE, De coniuratione Catilinae, 51, 21) 20 Bene et conposite C. Caesar paulo ante in hoc ordine de vita et morte disseruit, credo falsa existumans ea, quae de inferis memorantur : divorso itinere malos a bonis loca taetra, inculta, foeda atque formidulosa habere. (SALLUSTE, De coniuratione Catilinae, 52, 13)

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Lucain21 Parmi les nombreux coups que Lucain s’acharne à porter à la mémoire de César, près d’un siècle après sa mort, nous trouvons le refus de ce respect superstitieux des croyances religieuses de l’ennemi, trait caractéristique des Romains, que l’on a souvent pris pour de la tolérance. Ainsi, au cours du siège de Marseille, pendant la première année de la guerre civile, César ordonne de faire abattre le bois sacré de la ville ; voyant que ses hommes hésitent à porter le fer sur les arbres des dieux, il prend lui-même la cognée et donne l’exemple, assurant la responsabilité du sacrilège collectif ; aussitôt, les légionnaires obéissent par crainte des foudres de César22. Suétone Quasiment contemporain de Plutarque, Suétone donne, par rapport à ce dernier, une version diamétralement opposée de l’attitude de César face aux prodiges et aux prédictions qui annoncent la fatale issue de la journée des ides de mars 44 : il nous montre le maître de Rome méprisant les présages tirés des sacrifices et se moquant ouvertement de celui qui lui a prédit le malheur23. Si l’on en croit ce chroniqueur, les temples et les chapelles que César a profanés et pillés sont en si grand nombre que ces vols sacrilèges, qui n’épargnent même pas le Capitole, permettent de comprendre l’origine des sommes énormes englouties dans la conduite de la guerre civile24. Bien plus, parfaitement indifférent à l’égard de toute religiosité, le général romain, avec une intelligente désinvolture, tire parti de la superstition de ses troupes et invente lui-même l’interprétation divinatoire de ses faits et gestes25. 21

MARCUS ANNAEUS LUCANUS (39-65 ap. J.-C.), neveu de Sénèque, bénéficia de l’admiration et de la protection de Néron, avant de susciter sa haine, ce qui causa sa mort. Son grand poème épique Sur la guerre civile (De Bello Ciuili), que nous appelons La Pharsale, porte la marque de ses convictions politiques, anti-césariennes, et, dans une moindre mesure, de son adhésion à la philosophie stoïcienne. 22 implicitas magno Caesar torpore cohortes / ut uidit, primus raptam librare bipennem / ausus et aeriam ferro proscindere quercum / effatur merso uiolata in robora ferro / « iam nequis uestrum dubitet subuertere siluam / credite me fecisse nefas. » tum paruit omnis / imperiis non sublato secura pauore / turba, sed expensa superorum et Caesaris ira. (LUCAIN, Belli Ciuilis liber III, v. 432-439) 23 dein pluribus hostiis caesis, cum litare non posset, introiit curiam spreta religione Spurinnamque irridens et ut falsum arguens, quod sine ulla sua noxa Idus Martiae adessent : quanquam is uenisse quidem eas diceret, sed non praeterisse. (SUÉTONE, De Vita Caesarum, Diuus Iulius, 81) 24 SUÉTONE, De Vita Caesarum, Diuus Iulius, 54. 25 Ne religione quidem ulla a quoquam incepto absterritus umquam uel retardatus est. Cum immolanti aufugisset hostia, profectionem aduersus Scipionem et Iubam non distulit. Prolapsus etiam in egressu nauis uerso ad melius omine : « teneo te », inquit, « Africa. » Ad eludendas autem uaticinationes, quibus felix et inuictum in ea prouincia fataliter Scipionum

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Parvenu au terme de l’instruction du dossier d’accusation d’impiété, nous pouvons raisonnablement affirmer que César ne partage pas la religiosité de la plupart de ses contemporains, subtil mélange de superstition et de croyances diffuses en des forces supérieures qu’il n’est pas bon de contrarier. Le moment est venu maintenant de nous plonger dans le texte même de César pour essayer de comprendre, à travers ce qu’il nous dit, les rapports que le grand pontife entretient avec les dieux de Rome. Populorum religiones et dei Comme nous avons pu le montrer en nous appuyant sur l’étude des Notes de Guerre26 sur la campagne de Gaule, César est, par choix politique et par goût personnel, bien trop proche de ses soldats romains et gaulois pour ne pas connaître, à défaut de les partager, leurs convictions et leurs superstitions religieuses27. Pourtant, malgré l’importance que prennent ces préoccupations populaires pour un chef de guerre dont le projet politique est de plus en plus visible à mesure que se déroulent les opérations militaires, les occurrences des deux termes deus et religio sont très peu nombreuses. Pour le premier, nous avons relevé une poignée d’emplois dans le Bellum Gallicum et aucun dans le Bellum Ciuile ; pour le second, nous en avons trouvé cinq dans chaque œuvre, presque toujours au pluriel dans la première et avec le sens de « superstition », mais, dans la seconde, toujours au singulier avec le sens de « respect du serment ». Sous le calame parfaitement maîtrisé d’un chef de guerre qui nourrit de grands projets politiques, ce petit nombre d’emplois nous incite à faire une lecture précise des passages où ils apparaissent. Dei Dès le début de la campagne en Gaule, alors qu’il vient de massacrer par surprise et quasiment sans défense le quart de la nation helvète, César a plaisir à constater que le clan massacré est celui-là même qui, jadis, avait tué un consul romain et fait passer son armée sous le joug. Se départant alors de sa légendaire sobriété, le narrateur livre une interprétation des faits qui laisse planer une ambiguïté : cette coïncidence est due soit au hasard, soit à l’action

nomen ferebatur, despectissimum quendam ex Corneliorum genere, cui ad opprobrium uitae Saluitoni cognomen erat, in castris secum habuit. (SUÉTONE, De Vita Caesarum, Diuus Iulius, 59) 26 Nous avons choisi cette formule pour rendre compte du sens du mot latin commentarii, qui désigne un ensemble de notes destinées à garder la mémoire des faits pour aider à la rédaction ultérieure d'un texte historique. 27 Cf. J.-P. BRÈTHES, César, premier soldat de l’Empire, Bordeaux, 1996, pp. 220 sqs et pp. 309 sqs : « Caesar Populusque Romanus ».

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concertée des « dieux immortels28 ». Faut-il en conclure que l’auteur hésite entre ces deux explications ou bien qu’il livre ici, dans la juxtaposition calculée de deux termes à l’amplitude asymétrique, en un mot sa réflexion personnelle, puis, dans un long groupe nominal, celle de ceux qui l’entourent et de beaucoup de ses lecteurs romains ? Nous répondrons sans peine à cette question, d’autant que, dans le texte césarien, ce sont toujours les formules les plus brèves qui trahissent la pensée personnelle de l’acteur principal de ces « exploits » militaires. Peu après ce glorieux massacre, le proconsul reçoit l’ambassade des Helvètes dont le narrateur reconstitue le discours, comme à son habitude. Les Helvètes s’indignent de cette lâche embuscade, mais proposent la paix et rappellent au Romain que, de son côté, le peuple helvète préfère le combat frontal et a déjà eu l’occasion de prouver sa valeur aux légions de Rome. César leur propose une reddition sans condition et, pour faire écho à l’évocation de leur gloire passée, s’appuie sur « l’habitude des dieux immortels29 » : l’apparente impunité que ceux-ci ont laissée aux Helvètes est la preuve même qu’ils vont les punir. Cette utilisation politique des « dieux trompeurs », dont César devient le bras armé, s’adresse à des barbares et trouve peut-être quelque écho chez les légionnaires toujours heureux de savoir que les dieux sont avec eux. Ceci dit, il n’est pas inintéressant de remarquer la désinvolture avec laquelle le proconsul de Gaule se sert des immortels comme d’un paravent commode pour des ambitions politiques inavouables. Trois ans plus tard, en 55, lors du premier débarquement de Bretagne dont le narrateur a quelque mal à masquer le caractère calamiteux, comme il le fait souvent en pareil cas, l’auteur s’attarde longuement sur l’exploit épique du porte-aigle de sa légion d’élite, la Xè, qui ne parvient pas à prendre pied sur le rivage, face à un ennemi bien renseigné et puissamment installé sur la plage. Le héros invoque alors les dieux et s’élance seul30 ; mais les propos qu’il prononce montrent clairement que, si le légionnaire a besoin de se sentir soutenu par les dieux, le succès de ce geste héroïque tient avant tout au dévouement des soldats pour leur aigle, pour Rome et pour leur général en chef. 28

Ita sive casu sive consilio deorum immortalium quae pars civitatis Helvetiae insignem calamitatem populo Romano intulerat, ea princeps poenam persolvit. (Bellum Gallicum, I, 12) 29 Consuesse enim deos immortales, quo gravius homines ex commutatione rerum doleant, quos pro scelere eorum ulcisci velint, his secundiores interdum res et diuturniorem impunitatem concedere. (Bellum Gallicum, I, 14) 30 Atque nostris militibus cunctantibus, maxime propter altitudinem maris, qui X legionis aquilam gerebat, obtestatus deos, ut ea res legioni feliciter eveniret, « desilite », inquit, « milites, nisi vultis aquilam hostibus prodere ; ego certe meum rei publicae atque imperatori officium praestitero. » (Bellum Gallicum, IV, 25)

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L’année suivante, en 54, peu après le massacre des quinze cohortes de Sabinus et Cotta31, César parvient de justesse et à marche forcée à dégager Cicéron assiégé dans son camp d’hiver par un ennemi qui déploie un savoirfaire digne des Romains. Le général parle le lendemain à la troupe ; loin d’invoquer une quelconque fatalité, il attribue le revers subi à une faute de commandement32. Quant aux succès présents et à venir, ils sont dus à la faveur des dieux et à la valeur des hommes : là encore, la formule montre bien que César, sans vouloir pour autant heurter les convictions de ses soldats, compte davantage sur leurs vertus guerrières que sur les dieux pour remporter le combat. Au contraire, à l’image de la plèbe romaine, les barbares vénèrent un grand nombre de dieux, et ceux des Gaulois ressemblent étrangement à ceux que la Grèce a légués à Rome : Mercure, Apollon, Mars, Jupiter et Minerve, tous dotés des mêmes attributs que les dieux du panthéon gréco-romain33. Si l’on évoque souvent à ce sujet le syncrétisme romain, il n’est pas interdit d’y voir la communauté de mépris dans laquelle un grand intellectuel romain tient les peuples adonnés à ces croyances. De plus, en ce qui concerne les Gaulois, le passage fait allusion aussi à des rites sanglants et à des sacrifices humains qui assimilent clairement le culte des dieux à la barbarie. Sur ce plan là aussi, comme sur beaucoup d’autres, César concède une forme de supériorité aux Germains qui savent, eux, limiter leur vénération aux forces de la nature34, religiosité qui a le mérite de permettre une explication rationnelle. Religiones Certes, le premier emploi de ce terme dans le récit de la guerre en Gaule nous ramène à l’utilisation commode du paravent religieux en politique, 31 C’est le plus grave revers militaire de César au cours de la campagne de Gaule : deux légats, Q. Titurius Sabinus et L. Aurunculeius Cotta, et plusieurs milliers d’hommes, à l’exception d’une poignée d’hommes, sont tués par les Éburons d’Ambiorix qui tourne alors ses forces contre la légion de Quintus Cicéron, le frère du célèbre orateur. 32 Postero die contione habita rem gestam proponit, milites consolatur et confirmat : quod detrimentum culpa et temeritate legati sit acceptum, hoc aequiore animo ferendum docet, quod beneficio deorum immortalium et virtute eorum expiato incommodo neque hostibus diutina laetatio neque ipsis longior dolor relinquatur. (Bellum Gallicum, V, 52) 33 Deum maxime Mercurium colunt. Huius sunt plurima simulacra : hunc omnium inventorem artium ferunt, hunc viarum atque itinerum ducem, hunc ad quaestus pecuniae mercaturasque habere vim maximam arbitrantur. Post hunc Apollinem et Martem et Iovem et Minervam. De his eamdem fere, quam reliquae gentes, habent opinionem : Apollinem morbos depellere, Minervam operum atque artificiorum initia tradere, Iovem imperium caelestium tenere, Martem bella regere. (Bellum Gallicum, VI, 17) 34 Germani multum ab hac consuetudine differunt. Nam neque druides habent, qui rebus divinis praesint, neque sacrificiis student. Deorum numero eos solos ducunt, quos cernunt et quorum aperte opibus iuvantur, Solem et Vulcanum et Lunam, reliquos ne fama quidem acceperunt. (Bellum Gallicum, VI, 21)

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comme nous l’avons vu à l’œuvre chez César lui-même. En 54, l’héduen Dumnorix l’invoque pour ne pas suivre César dans sa deuxième expédition de Bretagne35. La formule employée montre clairement que le Romain n’est pas dupe mais aussi qu’il fait peu de cas de ces croyances qui caractérisent les Gaulois. Tout au long du livre VI, quasiment le seul où il apparaisse, le terme religiones, rarement employé, est réservé aux Gaulois. La seule fois où il apparaît au singulier, c’est pour désigner la force qui maintient dans l’obéissance les guerriers auxquels on impose le sacrifice du butin, par l’immolation et l’offrande36. Sans nous attarder sur la barbarie du supplice qui attend quiconque osera braver la loi religieuse, nous pouvons relever que la religion est ici associée à un acte qui distingue nettement le Gaulois du Romain civilisé, à qui il ne viendrait pas à l’idée de se priver ainsi de ce qu’il a conquis par les armes. Au contraire, la nation gauloise est tout entière adonnée à ces superstitions religieuses sur lesquelles est assis l’exorbitant pouvoir des druides37. Comme on l’a parfois écrit, on croirait lire Lucrèce38 quand César associe la religion aux sacrifices humains ou au suicide rituel, des mœurs dont rien ne permet d’affirmer qu’elles étaient courantes à l’époque de la guerre en Gaule. Avec une rare lucidité, le général a parfaitement compris le rôle culturel et politique de ceux qui contrôlent la religion39, mais ce qui frappe surtout, c’est qu’il dénigre les prêtres gaulois en leur attribuant des fonctions qui sont, à peu de choses près, celles d’un pontife romain40, notamment l’interprétation des signes dans le domaine religieux.

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Id factum ex suis hospitibus Caesar cognoverat. Ille omnibus primo precibus petere contendit ut in Gallia relinqueretur, partim quod insuetus navigandi mare timeret, partim quod religionibus impediri sese diceret. (Bellum Gallicum, V, 6) 36 Multis in civitatibus harum rerum exstructos tumulos locis consecratis conspicari licet ; neque saepe accidit, ut neglecta quispiam religione aut capta apud se occultare aut posita tollere auderet, gravissimumque ei rei supplicium cum cruciatu constitutum est. (Bellum Gallicum, VI, 17) 37 Natio est omnis Gallorum admodum dedita religionibus, atque ob eam causam, qui sunt adfecti gravioribus morbis quique in proeliis periculisque versantur, aut pro victimis homines immolant aut se immolaturos vovent administrisque ad ea sacrificia druidibus utuntur, quod, pro vita hominis nisi hominis vita reddatur, non posse deorum immortalium numen placari arbitrantur, publiceque eiusdem generis habent instituta sacrificia. (Bellum Gallicum, VI, 16) 38 On pense bien sûr à la célèbre évocation de la victoire d’Épicure sur la religion (De Rerum Natura, I, 63-79) ou encore au vers fameux : « Tantum religio potuit suadere malorum. » (id., I, 101) 39 Au début de la campagne, César s’appuie sur un druide héduen, Diviciacos, qui, outre le fait qu’il joue un jeu ambigu et peut-être un double jeu, est à la fois hôte de Cicéron l’orateur et frère de Dumnorix, ennemi juré des Romains. 40 Sed de his duobus generibus alterum est druidum, alterum equitum. Illi rebus divinis intersunt, sacrificia publica ac privata procurant, religiones interpretantur : ad hos magnus

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L’assimilation de la religion, sous ses formes les plus frustes, à des superstitions archaïques et barbares ne fait aucun doute ; ainsi, la seule fois où le terme religiones est employé pour des Romains, bien sûr pour de simples soldats, il prend une connotation particulièrement péjorative. En 53, un an après le massacre des quinze cohortes de Sabinus et Cotta, dont nous avons parlé, le légat Cicéron est en difficulté sur les lieux mêmes du désastre, à Atuatuca. Aussitôt, une peur panique s’empare des soldats, persuadés que le lieu est maudit41. César, qui entre-temps a rétabli la situation et remporté une facile victoire, a beau jeu de souligner à la fois le caractère irrationnel des superstitions religieuses et, en même temps, leur danger à la guerre, puisqu’un légionnaire persuadé d’avance qu’il sera vaincu est rarement vainqueur42. Religio Dans le récit de la guerre civile, le terme religio n’apparaît plus qu’au singulier pour désigner le respect que l’on doit au serment fait au général pour qui l’on combat, conférant ainsi une dimension religieuse à un engagement politique. Dans les cinq occurrences que nous avons relevées au long des trois livres, il est question chaque fois des Pompéiens qui jouent avec cette notion, au plus grand mépris de ce que peut avoir de sacré le lien entre un soldat et son chef, dans ces heures mouvementées où agonise la république romaine. Avant Pharsale, César, qui vient d’être battu à Dyrrachium, dénonce la légèreté des Pompéiens qui se vantent trop tôt et oublient que peu de choses peuvent changer le cours d’une guerre : parmi ces paruulae causae43, à côté des paniques incontrôlées et des fautes de commandement, il cite l’objection de conscience fondée sur la religio. Les chefs pompéiens, avec une désinvolture coupable, changent les termes de ce lien sacré au gré des circonstances, comme le font Petreius et Afranius en Espagne, pour faire changer de camp des légionnaires enclins à

adulescentium numerus disciplinae causa concurrit, magnoque hi sunt apud eos honore. (Bellum Gallicum, VI, 13) 41 Alius iam castra capta pronuntiat, alius deleto exercitu atque imperatore victores barbaros venisse contendit ; plerique novas sibi ex loco religiones fingunt Cottaeque et Tituri calamitatem, qui in eodem occiderint castello, ante oculos ponunt. Tali timore omnibus perterritis confirmatur opinio barbaris, ut ex captivo audierant, nullum esse intus praesidium. (Bellum Gallicum, VI, 37) 42 « Qui veut mourir ou vaincre est vaincu rarement. » (CORNEILLE, Horace, II, 1, v. 385) 43 Non denique communes belli casus recordabantur, quam parvulae saepe causae vel falsae suspicionis vel terroris repentini vel obiectae religionis magna detrimenta intulissent, quotiens vel ducis vitio vel culpa tribuni in exercitu esset offensum ; sed, proinde ac si virtute vicissent, neque ulla commutatio rerum posset accidere, per orbem terrarum fama ac litteris victoriam eius diei concelebrabant. (Bellum Civile, III, 72)

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rejoindre César44. Au contraire, le césarien Curion en Afrique, dans sa longue harangue à des soldats indécis, leur rappelle que trahir César reviendrait à remettre en cause la définition même de la religio45 ; en utilisant exactement la même formule (noua religio) par laquelle il a dénoncé la coupable désinvolture de l’adversaire, le narrateur marque clairement la différence entre les deux camps. Dans les sordides calculs qui lui sont prêtés, Pompée, en se gardant de préciser les dates et les délais, évite scrupuleusement de paraître manquer au serment qu’il trahit pourtant46. Au fond, les deux généraux se rejoignent sur ce point : le respect religieux du serment fait au chef aide à s’assurer la fidélité des hommes. Toutefois, au détour d’une phrase, César montre clairement qu’il a mesuré les limites de ce lien sacré dès lors qu’il s’agit d’une guerre civile47. Lorsque la peur et la défection gagnent le camp de ses adversaires Petreius et Afranius, en Espagne, le narrateur explique que les chefs ennemis, doutant du seul pouvoir moral de la religio sur les consciences, décident de ne pas marcher de nuit pour limiter les désertions et préfèrent jouer sur l’amour-propre du soldat qui répugne à déserter de jour, au vu et au su de ses camarades d’armes. Ainsi, la religio, ce mélange confus de superstition et de sens du devoir, reste un outil, parmi d’autres, pour garder dans l’obéissance des soldats frustes et sujets à des peurs irraisonnées. Toutefois, César ne s’exagère pas le pouvoir de cette force irrationnelle ; et il lui préfère toujours le recours au sens de l’honneur, ou encore, plus simplement, l’attachement à sa personne qui, il est vrai, est souvent, chez le légionnaire, du même ordre que la vénération envers un dieu des combats48. Nous avons vu que ni les dieux ni la religion n’ont d’incidence sur la conduite de la guerre ou sur les choix politiques de celui qui devient, après dix années de victoires militaires étonnantes et parfois inattendues, le maître de Rome. Réussissant là où tant d’autres avaient échoué avant lui, vainqueur dans des batailles raisonnablement perdues d’avance, indemne au soir de combats où il a risqué sa vie en première ligne comme un simple soldat, 44

Sic terror oblatus a ducibus, crudelitas in supplicio, nova religio iurisiurandi spem praesentis deditionis sustulit mentesque militum convertit et rem ad pristinam belli rationem redegit. (Bellum Civile, I, 76) 45 Relinquitur nova religio, ut eo neglecto sacramento, quo tenemini, respiciatis illud, quod deditione ducis et capitis deminutione sublatum est. At, credo, si Caesarem probatis, in me offenditis. (Bellum Civile, II, 32) 46 polliceri se in provinciam iturum neque, ante quem diem iturus sit, definire, ut, si peracto consulatu Caesar profectus esset, nulla tamen mendacii religione obstrictus videretur. (Bellum Civile, I, 11) 47 nocturnaque proelia esse vitanda, quod perterritus miles in civili dissensione timori magis quam religioni consulere consuerit. (Bellum Civile, I, 67) 48 Cf. J.-P. BRÈTHES, « Une lecture militaire du Bellum Ciuile, I », in Vita Latina, n° 174, Mense Junio Anno MMVI, pp. 26 à 37.

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César ne peut manquer de réfléchir sur ce que les légionnaires modernes appelleraient sa baraka et qu’il nomme lui, à plusieurs reprises, Fortuna. Fortuna Iulia Sans pour autant nous lancer dans un débat philosophique, que nous avons dit vouloir éviter, il nous faut rappeler que le terme fortuna, dont l’étymologie reste douteuse49, ne désigne pas le hasard, casus, que le narrateur oppose parfois à l’action supposée des dieux, comme nous l’avons vu50. Pour César, fortuna est avant tout une loi non écrite qui règle le sort des combats et qu’un guerrier, quel qu’il soit, doit s’abstenir d’enfreindre ou de provoquer sous peine de défaite. S’agit-il pour autant d’une divinité ? La question a souvent été posée et mérite réflexion ; en tout cas, dans les textes qui nous intéressent, cette force supérieure avec laquelle il faut composer est partout présente. Nous avons relevé et observé, dans les Notes de Guerre qui sont de la main de César, cinquante-neuf emplois de ce terme, avec une remarquable inflation du nombre des occurrences dans le septième livre du Bellum Gallicum, consacré au soulèvement général de l’année 52, l’année de tous les hasards et de toutes les possibilités, l’année où César remet en jeu tous ses gains et joue son avenir politique sur un coup de dés militaire. Fortuna lex Tout au long des neuf années du récit césarien, la loi du sort apparaît comme universelle, tant chez les Romains que chez leurs ennemis gaulois ou germains51. Tous la respectent et évitent de « tenter le sort ». Nous voyons ainsi le légat Galba battre en retraite, après un succès inespéré dans sa calamiteuse tentative pour ouvrir la route des Alpes. Les Germains euxmêmes, pourtant les plus intrépides des combattants, l’invoquent aussi pour refuser de répondre à l’appel au ralliement du Trévire Indutiomaros, puisque, à deux reprises, la fortune des armes a tranché en leur défaveur. Vercingétorix lui-même, alors même qu’il est au sommet de sa puissance 49

Dans leur Dictionnaire étymologique de la langue latine (4è édition revue, Kliencksieck Paris 1994), E. ERNOUT ET A. MEILLET disent : « On n’ose affirmer aucune étymologie. » 50 Ita sive casu sive consilio deorum immortalium quae pars civitatis Helvetiae insignem calamitatem populo Romano intulerat, ea princeps poenam persolvit. (Bellum Gallicum, I, 12) 51 Galba dans le Valais en 58 : Quo proelio facto, quod saepius fortunam temptare Galba nolebat (…). (Bellum Gallicum, III, 6) / Les Germains en 53 : Neque tamen ulli civitati Germanorum persuaderi potuit, ut Rhenum transiret, cum se bis expertos dicerent, Ariovisti bello et Tencterorum transitu : non esse amplius fortunam temptaturos. (Bellum Gallicum, V, 55) / Vercingétorix en 52 : Omnes equites, quindecim milia numero, celeriter convenire iubet ; peditatu quem antea habuerit se fore contentum dicit, neque fortunam temptaturum aut in acie dimicaturum. (Bellum Gallicum, VII, 64) / César en 49 : Cur etiam secundo proelio aliquos ex suis amitteret ? cur vulnerari pateretur optime de se meritos milites ? cur denique fortunam periclitaretur ? (Bellum Civile, I, 72)

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militaire et que sa victoire paraît assurée, respecte scrupuleusement cette loi en évitant le choc frontal avec les légions de Rome invincibles depuis six ans sur le sol gaulois. César enfin, au début de la guerre civile, se refuse à compromettre, par une attaque hasardeuse, le premier verdict de la fortune des armes. À la différence des lois romaines, scrupuleusement codifiées par un peuple de juristes, celle-ci a un contenu imprévisible, inconnu de ceux qui vont être frappés par ses décrets. C’est le cas du malheureux peuple helvète qui a tenté sa chance52, sans se douter que la loi de la fortune avait déjà tranché en faveur des armes de Rome. César, lui, sait combien cette loi est changeante et, à l’en croire, les revers de la fortune stimulent ses hommes53. Ainsi, lors du siège de Marseille, un mistral violent propage l’incendie allumé par les assiégés et détruit en peu de temps tous les appareils de siège des Césariens qui se croyaient déjà vainqueurs ; loin de les abattre, ce rappel à une loi aussi imprévisible que le vent décuple leur courage. Il importe donc de ne jamais croire connaître à l’avance le texte de cette loi, mais de savoir l’exploiter ou, suprême habileté, de deviner l’exploitation qu’en fera l’adversaire54, comme le fait, en Espagne, en 49, le légat césarien Fabius dont l’avant-garde est isolée et mise en péril par une crue soudaine qui a emporté un pont derrière elle. Avec un pragmatisme que tout le monde lui reconnaît, César, pourtant convaincu que c’est par la force de son esprit plus que par celle de ses armes qu’un général remporte la victoire55, accepte l’existence de cette loi contre laquelle le plus génial des généraux ne peut rien. Ainsi, avant Pharsale, il reconnaît que c’est à l’inversion imprévue du vent qu’il doit le succès de la traversée hasardeuse de sa flotte56. C’est encore au respect de cette suprême loi des combats que César invite Pompée avant qu’il ne soit trop tard et, dans le message qu’il confie à L. Vibullius Rufus, il fait de la connaissance de la

52 Quod Helvetii fecerint, ut domo emigrent, aliud domicilium, alias sedes, remotas a Germanis, petant fortunamque, quaecumque accidat, experiantur. (Bellum Gallicum, I, 31) 53 Nostri repentina fortuna permoti arma, quae possunt, arripiunt ; alii ex castris sese incitant. Fit in hostes impetu. (Bellum Civile, II, 14) 54 Commisso ab equitibus proelio signa legionum duarum procul ab utrisque conspiciuntur, quas C. Fabius ulteriore ponte subsidio nostris miserat suspicatus fore id, quod accidit, ut duces adversariorum occasione et beneficio fortunae ad nostros opprimendos uterentur. (Bellum Civile, I, 40) 55 Cur denique fortunam periclitaretur ? praesertim cum non minus esset imperatoris consilio superare quam gladio. (Bellum Civile, I, 72) 56 Quo simul atque introitum est, incredibili felicitate auster, qui per biduum flaverat, in Africum se vertit. Hic subitam commutationem fortunae videre licuit. (Bellum Civile, III, 2627)

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puissance de Fortuna l’apport majeur de leur expérience commune de grands chefs de guerre57. On comprend dès lors pourquoi, dès l’Antiquité, d’aucuns ont voulu voir en Fortuna la seule divinité vénérée par César, qui, au sommet de sa gloire, en 44, fit d’ailleurs ériger sur l’emplacement de la Curia Hostilia, un temple à Felicitas, la forme bienveillante des hasards de Fortune58. Fortuna omnipotens dea Les éditeurs les plus célèbres du texte se sont demandés à plusieurs reprises quand il fallait mettre la majuscule au mot fortuna. Nous nous en tiendrons aux occurrences qui font à peu près l’unanimité pour étudier la figure de Fortune divinisée. Rejoignant alors le panthéon romain, elle connaît, sous la plume de César, sensiblement le même sort que les autres dieux dont nous avons parlé précédemment. Ainsi, en 54, après le désastre d’Atuatuca, elle offre, avec l’impéritie du chef, une explication commode pour la catastrophe militaire59 due en réalité, pour une grande part, à une erreur stratégique de César, trop sûr de sa supériorité. De même, c’est après l’échec de Dyrrachium que le général, en bien mauvaise posture, éprouve le besoin, dans une démarche peut-être apotropaïque, de remercier la déesse pour tous les biens prodigués jusque-là60. Nous ne trouverons donc rien d’étonnant à ce que Vercingétorix, dans un discours recomposé par le narrateur, rende grâce lui aussi à Fortune, quasiment dans les mêmes termes, alors qu’il est passé tout près d’un désastre non loin d’Avaricum et qu’il doit faire face à une accusation de trahison61. Soupçonné d’avoir renseigné les Romains qui ont attaqué très précisément au moment où il avait quitté son armée avec toute la cavalerie, le chef arverne, décidément très césarien, met lui aussi en balance Fortune et le hasard (casus). Dernier recours du soldat dans les situations désespérées, c’est encore cette déesse qui est invoquée par les hommes du césarien Curion, submergés, en 48, par les Numides du roi 57

Proinde sibi ac rei publicae parcerent, cum, quantum in bello fortuna posset, iam ipsi incommodis suis satis essent documento. Hoc unum esse tempus de pace agendi, dum sibi uterque confideret et pares ambo viderentur. (Bellum Civile, III, 10) 58 DION CASSIUS, Histoire Romaine, 44, 5, 2. La mort surprit César, aux ides de mars, avant l’achèvement des travaux ; ce fut Lépide qui mena l’ouvrage à son terme. Une cité de Lusitanie prit aussi le nom de Felicitas Iulia (PLINE L’ANCIEN, Histoire Naturelle, 4, 117). 59 nostri, tametsi ab duce et a Fortuna deserebantur, tamen omnem spem salutis in virtute ponebant (…). (Bellum Gallicum, V, 34) 60 Habendam Fortunae gratiam, quod Italiam sine aliquo vulnere cepissent, quod duas Hispanias bellicosissimorum hominum peritissimis atque exercitatissimis ducibus pacavissent, quod finitimas frumentariasque provincias in potestatem redegissent. (Bellum Civile, III, 73) 61 Romani si casu intervenerint, Fortunae, si alicuius indicio vocati, huic habendam gratiam, quod et paucitatem eorum ex loco superiore cognoscere et virtutem despicere potuerint, qui dimicare non ausi turpiter se in castra receperint. (Bellum Gallicum, VII, 20)

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Juba qui attire dans un guet-apens et massacre les deux légions et leur imprudent légat62. En revanche, quand tout se déroule selon les plans de César, il n’est jamais fait mention de Fortune, totalement absente, par exemple, de l’évocation de la marche triomphale sur Rome au tout début de la guerre civile. Par ailleurs, elle n’a pas les traits de ces divinités toutes-puissantes qui, à l’instar des dieux homériques, volent au-dessus des mêlées guerrières et en infléchissent le cours à leur gré. Bien au contraire, comme pour illustrer l’adage « Aide-toi, Fortune t’aidera », César la présente plutôt comme étant le « coup de pouce » qui décuple l’efficacité de la principale arme d’un général, son intelligence, qu’il s’agisse de la manœuvre de Labiénus qui aboutit, en 54, à l’élimination du trévire Indutiomaros63, ou des calculs de César en état de supériorité face aux pompéiens d’Afranius, en Espagne, en 4964. Et quand Fortune ne semble pas favorable, comme César l’éprouve à Dyrrachium en 48, c’est aux hommes qu’il appartient d’y remédier par leur savoir-faire65. Omniprésente dans les combats, sans jamais être véritablement toutepuissante, fortuna est à la fois la compagne du soldat et cette force dont César reconnaît la prévalence et dont il observe les déroutantes manifestations, comme en 53, quand Ambiorix et lui-même en sont successivement bénéficiaires, lui en le retrouvant et le Gaulois en lui échappant66. Fortuna Iulia À plusieurs reprises, le narrateur observe le rôle joué par fortuna et, tout en se tenant assez éloigné de ce qui pourrait relever d’un acte de foi, il constate la puissance de cette force dans la seule chose qui importe au combat, le résultat. Au feu de dix années de combats quasiment ininterrompus, César se forge une conception très personnelle de cette réalité sur laquelle il n’a pas de prise. Au fil du récit, il nous livre ses réflexions sur la part d’imprévisible dans tout combat, qu’il s’agisse de la lutte farouche et décisive qu’il mène, en première ligne, glaive à la main, contre les

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Hi de sua salute desperantes, ut extremo vitae tempore homines facere consuerunt, aut suam mortem miserabantur aut parentes suos commendabant, si quos ex eo periculo Fortuna servare potuisset. Plena erant omnia timoris et luctus. (Bellum Civile, II, 41) 63 Comprobat hominis consilium Fortuna, et cum unum omnes peterent, in ipso fluminis vado deprehensus Indutiomarus interficitur (…). (Bellum Gallicum, V, 58) 64 Cur denique Fortunam periclitaretur ? praesertim cum non minus esset imperatoris consilio superare quam gladio. (Bellum Civile, I, 72) 65 Si non omnia caderent secunda, Fortunam esse industria sublevandam. (Bellum Civile, III, 73) 66 Multum cum in omnibus rebus tum in re militari potest Fortuna. (Bellum Gallicum, VI, 30)

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redoutables Nerviens sur la Sambre, en 5767, ou qu’il s’agisse du défi épique que se jettent Pullo et Vorénus, deux centurions lancés dans un concours de bravoure, en 54, devant le camp assiégé de Cicéron68. À la guerre, où la mort est la sanction ordinaire de l’échec mais aussi, parfois, de la malchance, fortuna représente « ce qui doit arriver », c’est devant cette force que s’inclinent les chefs que César respecte, le vieux Camulogène à Lutèce69, comme le jeune Vercingétorix à Alésia70. Pompée vérifie à ses dépens, en payant de sa vie son imprudente demande d’hospitalité à Ptolémée après sa défaite de Pharsale, que les hommes sont sans pitié pour ceux que leur fortuna a abandonnés71. Aussi, en se liant à un chef, on se lie aussi, de fait, à sa fortuna comme, devant Dyrrachium, en 48, le fait clairement savoir Labiénus, l’un des plus brillants généraux de César en Gaule et l’un des premiers à le trahir pour rejoindre Pompée72. Pendant la guerre civile tout particulièrement, bien des hommes de premier plan, quand il s’agit de choisir son camp, penchent tout naturellement pour celui qui semble être accompagné de fortuna et, comme elle est changeante et imprévisible, bien des ralliements sont remis en cause au premier coup du sort. C’est ainsi que, en Espagne, en 49, Varron, dans un premier temps césarien, penche pour Pompée quand le vent de la chance lui semble avoir tourné73 ; au même moment, en Afrique, le césarien Curion harangue ses soldats, tentés par la désertion, en les incitant à rester fidèles à celui qu’ils ont suivi quand tout était incertain et dont il est manifeste, maintenant, qu’il est accompagné de fortuna74. Proconsul de Gaule aux audacieuses conquêtes couronnées de succès, chef de guerre aux choix périlleux et victorieux, homme politique lancé dans une aventure révolutionnaire d’où devait naître l’Empire, César a la conviction que, attachée à ses pas, sa fortuna l’accompagne dans les 67

Itaque in tanta rerum iniquitate fortunae quoque eventus varii sequebantur. (Bellum Gallicum, II, 22) 68 Sic fortuna in contentione et certamine utrumque versavit, ut alter alteri inimicus auxilio salutique esset, neque diiudicari posset, uter utri virtute anteferendus videretur. (Bellum Gallicum, V, 44) 69 Sed circumventi omnes interfectique sunt. Eamdem fortunam tulit Camulogenus. (Bellum Gallicum, VII, 62) 70 Quoniam sit fortunae cedendum, ad utramque rem se illis offerre, seu morte sua Romanis satisfacere seu vivum tradere velint. (Bellum Gallicum, VII, 89) 71 despecta eius fortuna, ut plerumque in calamitate ex amicis inimici exsistunt (…). (Bellum Civile, II, 104) 72 Princeps Labienus procedit iuratque se eum non deserturum eundemque casum subiturum, quemcumque ei fortuna tribuisset. (Bellum Civile, III, 13) 73 se quoque ad motus fortunae movere coepit. (Bellum Civile, II, 17) 74 Vos autem incerta victoria Caesarem secuti diiudicata iam belli fortuna victum sequamini, cum vestri officii praemia percipere debeatis ? (Bellum Civile, II, 32)

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combats. Il nous en fait la confidence, au détour d’une phrase, quand, lors de la première expédition de Bretagne, en 54, alors qu’il a frôlé l’échec, il ne lui manque que l’appui de sa cavalerie pour apporter la preuve totale de son éternelle baraka, quelles que soient les circonstances75. Ainsi donc, la seule concession que César fasse à l’imprévisible, pour ne pas dire à l’irrationnel, conduit à renforcer encore ce trait essentiel que tous ses biographes ont souligné, un pragmatisme qui ne laisse pas la moindre place à des considérations métaphysiques ou religieuses. À la lumière de cette réflexion, on comprend peut-être mieux l’audace politique et législative dont il fait preuve à partir de 49, élevant les provinces, rabaissant le Sénat, s’appuyant sur la plèbe pour construire un ordre nouveau qui substitue un état conçu à l’échelle du monde romain à la vieille république municipale et au partage des privilèges entre une poignée de familles aristocratiques. Dans tout l’appareil législatif que Rome doit à César, si l’on met à part la réforme du calendrier, dictée par des considérations scientifiques, la seule loi qui concerne vraiment la religion, la Lex Iulia de sacerdotiis de 47, mentionnée par Cicéron76, a simplement pour but de multiplier les charges et les privilèges de prêtres, afin de récompenser quelques amis. Incontestablement matérialiste bien plus que vraiment épicurien, le grand prêtre César ne laisse pas de dérouter et d’étonner dans une société romaine marquée par le fait religieux, alors même qu’il évolue au milieu de citoyens et surtout de soldats constamment en proie à des scrupules et à des doutes superstitieux. Aux ides de mars 44, le jour où fortuna abandonne César, beaucoup de Romains, comme plus tard Suétone, voient dans sa mort la revanche des dieux dont il avait méprisé tous les avertissements. Par une dernière ironie du sort, devenu lui-même dieu sous l’apparence d’une étoile, César rejoignait le firmament pour y présider aux destinées d’un empire de droit divin qu’il avait au contraire imaginé reposant sur des fondements matérialistes et pragmatiques. Jean-Pierre BRÈTHES Lycée Charles Despiau, Mont-de-Marsan

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Hoc unum ad pristinam fortunam Caesari defuit. (Bellum Gallicum, IV, 26) Pour l’œuvre législative de César, cf. Z. YAVETZ, César et son image, Belles Lettres, Paris, 1990, en particulier pp. 125 sqq. 76

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En contexte chrétien





La place du terme latin canon dans le vocabulaire chrétien Pedro DUARTE Le développement du christianisme dans l’Empire romain se traduit linguistiquement par l’importance de la prédication d’abord faite en grec, tout particulièrement dans les premiers siècles de notre ère. Ce développement même du christianisme mais aussi de courants hérétiques engage les Pères et les Docteurs de l’Église dans une réflexion sur l’établissement du canon chrétien, près de deux siècles après une réflexion similaire menée dans le judaïsme1. Il ne s’agit pas ici de prétendre reprendre les fondements du droit canonique, sur lequel la bibliographie est d’une extrême richesse. Notre propos est d’avancer une réflexion sur le processus de transformation du lexique disponible, dans le latin chrétien. En l’espèce, le terme canon est clairement d’origine grecque et, en optant pour l’appellation de « terme latin », il s’agissait d’attirer l’attention sur les modalités de transmission, assimilation et réappropriation du terme en latin. L’étude de canon dans le vocabulaire latin chrétien implique alors deux grandes pistes : l’histoire même du terme grec κανών et l’appréciation du lexique disponible par ailleurs en latin, pour croiser finalement ces deux perspectives dans l’analyse du terme canon dans le vocabulaire latin chrétien. D’emblée, il convient de noter que la difficulté résidera dans la distinction et l’emploi des sens juridique, éthique et théologique des termes mentionnés.

La conservation du vocabulaire juridique : entre conservation lexicale et glissements sémantiques L’importance accrue du christianisme a une incidence notable au niveau linguistique : la duplicité du regard porté sur la période païenne comme une période riche d’enseignements, d’une part, mais également, d’autre part, comme une période dont il faut se démarquer, implique un rapport complexe dans les reprises et modifications du lexique jusqu’alors disponible. Ainsi, les écrits d’Augustin permettent de voir en partie le maintien du vocabulaire juridique fondamental attesté dans le paganisme (en considérant particulièrement ici le premier siècle avant notre ère et le premier siècle de notre ère), avec cette réserve que nous avons affaire à une littérature qui ne

1

Vers la fin du premier siècle de notre ère.

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constitue pas une œuvre juridique. Ainsi, le terme nefas est toujours bien attesté2. En revanche, lorsque nous considérons les changements du vocabulaire latin depuis le vocabulaire païen vers le vocabulaire chrétien, l’étude lexicologique et sémantique appelle l’analyse de trois grandes possibilités de modifications : renouvellement lexical (sous la forme d’un emprunt ou d’un néologisme3), changement sémantique (avec la question du calque sémantique possible avec le grec4), création de nouvelles phraséologies (notamment calque phraséologique). Nous rappellerons simplement les propos d’Hélène Pétré dans sa thèse sur caritas : ce n’est pas nécessairement le niveau lexical qui est le plus remarquable dans les modifications historiques du vocabulaire ; ce sont souvent des locutions qui sont tout à fait nouvelles et originales5. À titre d’exemple, au niveau phraséologique, sequi legem « conserver la loi » se développe nettement à la période tardive (chez Ambroise ou Augustin), où l’on notera l’emploi majoritaire de legem sequi, en regard de leges sequi6. Peut-être plus subtilement encore, une locution comme diuina lex permet la reprise d’une locution, certes attestée dans le paganisme (« loi des dieux7 ») mais davantage employée à la période tardive, avec le sens de « loi de Dieu » (cf. Tertullien, De cultu feminarum, I, 1, 168). Dans le détail, chez 2

Comme substantif et non seulement dans le tour impersonnel nefas est qui aurait pu être désémantisé au profit d’une locution à valeur déontique. Les données statistiques brutes chez Augustin sont les suivantes : nefas est employé dans 133 occurrences, fas dans 120 et canon/canonicus dans 241. En cela, il existe une forme d’équilibre entre l’emploi de l’ancien vocabulaire et du nouveau. Des données comparables sont appréciables chez Jérôme : 28 occurrences de nefas, 13 de fas, 29 occurrences de canon/canonicus. En somme, plus qu’une concurrence en défaveur de l’ancien vocabulaire, c’est l’intégration rapide et remarquable du nouveau vocabulaire qu’il s’agit de considérer. Dans une comparaison avec fas et nefas, on peut signaler qu’il n’existe pas de développement grammatical de *canon est en regard de fas est pour désigner une possibilité (permise par la loi de Dieu). 3 Comme par exemple le renouvellement lexical des dénominations de sculptures : voir L. SZNAJDER, « Non facietis uobis idolum et sculptile (Vulg. Lev., 26, 1) », in D. AUGIER et É. WOLFF (éd.), Culture classique et christianisme. Mélanges offerts à Jean Bouffartigue, Paris, Picard, 2008, pp. 399-411. 4 Sur l’exemple de gratia, voir Cl. MOUSSY, Gratia et sa famille, Paris, P.U.F., 1966. 5 Elle prend l’exemple de diligite alterutrum. 6 Il peut exister ici l’influence du texte biblique ; on trouve en grec l’expression νόµον φυλάττειν. 7 CICÉRON, De officiis, III, 5. Il faut toutefois insister sur la faiblesse d’emploi du syntagme lex diuina ; hormis l’exemple cicéronien, il existe une attestation de ce syntagme chez APULÉE (De Platone et eius dogmate, 2, 23). 8 Selon C. MOHRMANN (Études sur le latin des chrétiens, III, p. 64), l’emploi de l’adjectif relationnel constitue un vulgarisme qui se développe historiquement. À titre d’exemple, elle fait contraster l’emploi de l’adjectif relationnel chez Lactance et Augustin : ce dernier l’emploierait plus volontiers que Lactance. Il ne faut pas négliger, à notre sens, des questions stylistiques ici, puisque l’emploi de l’adjectif relationnel est assez bien établi sur l’ensemble

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Tertullien, diuina lex n’apparaît qu’au singulier (« la loi de Dieu »), cependant que « loi humaine » apparaît essentiellement au pluriel (leges humanae). Avec lex diuina, l’emploi de leges humanae doit en effet être considéré conjointement : de manière assez significative, les deux seules occurrences du syntagme leges humanae chez Jérôme s’inscrivent dans des contextes négatifs où la loi humaine apparaît comme inférieure à la loi de Dieu. La distinction entre loi divine et lois humaines apparaît ainsi avec la formulation doctrinale de la supériorité absolue de la loi divine. Non sum unus de his, qui in urbibus habitant, qui humanis legibus uiuunt, qui crudelitatem arbitrantur iustitiam, quibus ius summum summa malitia est ; mea autem lex meaque iustitia est saluare correcto. (Jérôme, Commentarii in prophetas minores, In Osee, 3, 11) « Je ne suis pas de ceux qui demeurent dans les villes, vivent selon les lois des hommes, prennent la cruauté pour la justice, hommes pour qui le droit suprême est le degré suprême de malice ; mais ma loi et ma justice consistent à assurer le salut des repentis. »

On peut également renvoyer à Jérôme, Commentarii in euangelium Matthaei, 3. Un tel témoignage ne peut manquer de nous faire entendre que la loi humaine soit n’est pas en conformité avec la loi divine, soit n’est pas même commensurable avec la loi de Dieu, ce qui marque plus fondamentalement une distinction forte entre les deux lois. De fait, il peut exister une forme de défiance dans l’adéquation des lois humaines avec la loi divine, conformément à une idée présente dès les écrits vétérotestamentaires9 : « Comment pouvez-vous dire : "Nous avons la sagesse, car la Loi du SEIGNEUR est à notre disposition." Oui, mais elle est devenue une loi fausse sous le burin menteur des juristes. Les sages sont confondus, ils s’effondrent, ils sont capturés ; ils méprisent la parole du SEIGNEUR : en quoi donc peuvent-ils se dire experts ? » (Jérémie, 8, 8-910)

Plus fondamentalement encore, la difficulté réside dans la définition même de ce qu’est la « loi de Dieu » : si l’expression est employée à de

de la latinité ; l’appréciation d’une augmentation de son emploi peut ainsi être tributaire de plusieurs éléments, dont le calque d’expressions grecques, par exemple. Il faut peut-être bénéficier d’outils d’analyse statistique pour voir s’il est véritablement possible d’évoquer une augmentation de l’emploi de l’adjectif relationnel. On pourra noter, en tout cas, que Jérôme emploie également diuina lex : cf. JÉRÔME, Epistulae, 50, 5. 9 On pourra se reporter également à 2 Rois 17, 7-23 sur les causes de la ruine du royaume du Nord : la désobéissance à la loi de Dieu. 10 Les traductions données reprennent la traduction œcuménique de la Bible.

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nombreuses reprises, dès la Bible11, la tradition néotestamentaire peut revenir sur les commandements vétérotestamentaires12. La question de cette circonscription et définition de la loi divine doit alors être réglée par le canon. C’est désormais autour même du lexème canon, d’abord dans ses emplois en grec, qu’il faut s’attarder.

Le terme κανών : l’emploi de κανών en grec dans le vocabulaire chrétien Si le terme κανών est très polysémique, il faut toutefois nuancer d’emblée une possibilité, à savoir celle d’une influence sémantique du terme originel, sémitique. Il ne fallait pas omettre de prime abord une telle hypothèse puisque, pour reprendre l’expression d’Antoine Meillet, le vocabulaire chrétien grec comprend des « mots hébreux sous un déguisement grec » (Linguistique historique et linguistique générale, I, p. 346), idée reprise par Christine Mohrmann à propos de lex : « Je fais remarquer en premier lieu que beaucoup de mots grecs, empruntés par le latin, ne sont que des mots hébreux sous un déguisement grec. Ces mots sont donc des hébraïsmes, qui, d’une manière indirecte, ont pénétré dans le latin. C’est le cas pour le substantif angelus, qui a l’air d’être grec, mais qui est une transposition de l’hébr. ml’k "envoyé". Mais aussi lex avec ses significations multiples, souvent difficiles à définir, n’est que la transposition de gr. νόµος, qui se trouve régulièrement dans les Septante, mais qui est à son tour la transposition de Thora, mot presque intraduisible, qui signifiait "doctrine" ou "enseignement", spécialement "enseignement religieux". » (Études sur le latin des chrétiens, I, p. 47)

En l’espèce, le mot grec νόµος peut traduire plusieurs termes hébreux, dont le terme mitzwah « commandement » (Deutéronome, 17, 11 = νόµος) ou encore ῾edût « édit » (Psaumes, 19, 8 = νόµος). Le terme κανών apparaît, quant à lui, dans le Nouveau Testament, dans trois occurrences dues à l’apôtre Paul13.

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Parfois même avec une déformation entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament pour insister d’autant plus sur le don de la loi par Dieu. Tel est le cas dans l’Épître aux Éphésiens (4, 8) qui cite le verset 19 du Psaume 68, mais avec une inversion de la citation vétérotestamentaire : « tu as pris des dons parmi les hommes » (Psaumes, 68, 19) devenant « il a fait des dons aux hommes » ; « dons » est compris comme une expression qui désigne en l’occurrence la « loi ». 12 Nous n’avons pas l’occasion de nous attarder sur cette question et ne faisons que renvoyer à certains exemples : sur la continuité du Nouveau Testament avec l’Ancien Testament, voir par exemple l’Évangile selon Matthieu, 5, 17-20 ; à titre d’exemple, pour une nuance sur la loi du talion, voir Exode (21, 23-25) et l’Évangile selon Matthieu (5, 38-39).

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(…) Ἡµεῖς δὲ οὐκ εἰς τὰ ἄµετρα καυχησόµεθα, ἀλλὰ κατὰ τὸ µέτρον τοῦ κανόνος οὗ ἐµέρισεν ἡµῖν ὁ θεὸς µέτρου, ἐφικέσθαι ἄχρι καὶ ὑµῶν. Οὐ γὰρ ὡς µὴ ἐφικνούµενοι εἰς ὑµᾶς ὑπερεκτείνοµεν ἑαυτούς, ἄχρι γὰρ καὶ ὑµῶν ἐφθάσαµεν ἐν τῷ εὐαγγελίῳ τοῦ Χριστοῦ· οὐκ εἰς τὰ ἄµετρα καυχώµενοι ἐν ἀλλοτρίοις κόποις, ἐλπίδα δὲ ἔχοντες αὐξανοµένης τῆς πίστεως ὑµῶν ἐν ὑµῖν µεγαλυνθῆναι κατὰ τὸν κανόνα ἡµῶν εἰς περισσείαν, εἰς τὰ ὑπερέκεινα ὑµῶν εὐαγγελίσασθαι, οὐκ ἐν ἀλλοτρίῳ κανόνι εἰς τὰ ἕτοιµα καυχήσασθαι. (Deuxième épître aux Corinthiens 10, 13-16) « Pour nous, nous ne passerons pas la mesure dans la fierté que nous montrons, mais nous nous servirons comme mesure de la règle même que Dieu nous a attribuée, en nous faisant parvenir jusqu’à vous. Car nous ne dépassons pas notre limite, comme si nous n’étions pas venu chez vous. Nous sommes vraiment arrivé le premier jusqu’à vous avec l’Évangile du Christ. Nous n’avons pas une fierté démesurée, fondée sur les travaux d’autrui, mais nous avons l’espoir, avec les progrès de votre foi, de grandir de plus en plus en vous selon notre règle, en portant l’Évangile au-delà de chez vous, sans tirer fierté de travaux tout faits sur le terrain des autres. » Nos autem non in immensum gloriabimur. Sed secundum mensuram regulae, qua mensus est nobis Deus. […] Non in immensum gloriantes in alienis laboribus : spem autem habentes crescentis fidei uestrae, in uobis magnificari secundum regulam nostram in abundantiam. Etiam in illa, quae ultra uos sunt, euangelizare, non in aliena regula in ijs quae praeparata sunt gloriari. (Vulgata, Hetzenauer, 1906) Nos uero non in inmensum gloriamur sed secundum mensuram gloriae quam partitus est nobis Deus. […] … euangelizare, non in alienam regulam in ea quae praeparata sunt gloriari. (Itala, Cod. 64, Ziegler, 1876) Nos uero non in inmensum gloriabimur sed secundum mensuram regulae qua mensus est nobis Deus. […] … euangelizare. Non in aliena regula. In his quae praeparata sunt gloriari. (Itala, Cod. 65, Buchanan, 1912) […] ὅσοι τῷ κανόνι τούτῳ στοιχήσουσιν, εἰρήνη ἐπ’ αὐτοὺς καὶ ἔλεος, καὶ ἐπὶ τὸν Ἰσραὴλ τοῦ θεοῦ. (Épître aux Galates, 6, 15-16) « Car, ce qui importe, ce n’est ni la circoncision ni l’incirconcision, mais la nouvelle création. Sur ceux qui se conduisent selon cette règle, paix et miséricorde, ainsi que sur l’Israël de Dieu. » In Christo enim Iesu neque circumcisio aliquid ualet, neque praeputium, sed noua creatura. Et quicumque hanc regulam secuti fuerint, pax super illos & misericordia, & super Israel Dei14. 13

Il n’est guère possible d’incriminer ici la rédaction des textes néotestamentaires, conformément à la tradition de la Formgeschichte. 14 On pourra noter la corrélation entre le vocabulaire du droit classique et des valeurs comme misericordia et pax.

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(Vulgata, Hetzenauer, 1906, et Itala, Cod. 65, Buchanan, 1912 ; Itala, Cod. 75, Tischendorf, 1852 : sectantur au lieu de secuti fuerint.

Nous pouvons ainsi noter que la traduction latine de κανών est regula, équivalent de traduction bien attesté par ailleurs. Ce n’est donc pas dans l’emploi paulinien de κανών15 que réside la reprise en latin de canon. Aussi faut-il désormais prospecter dans les écrits patristiques, à la recherche de l’origine de la reprise de l’emploi chrétien de κανών sous la forme du lexème latin canon. Dans le vocabulaire grec chrétien, le terme κανών est alors très usité, comme en atteste Clément d’Alexandrie : Ὅθεν ὁ νόµος εἰκότως εἴρηται διὰ Μωυσέως δεδόσθαι, κανὼν τυγχάνων δικαίων τε καὶ ἀδίκων. (Stromates, I, 26) « Puisque c’est à juste titre que l’on dit que la loi fut donnée par l’intermédiaire de Moïse, étant la règle de ce qui est juste et injuste. »

Il convient de relever la correspondance établie entre νόµος et κανών ; le κανών doit permettre de discriminer les deux éléments antithétiques de δικαία et ἀδίκα, dans une formulation des interdits mais également dans une approche positive des règles de justice. Néanmoins, une fois encore, il faut se défier de la polysémie de ce terme en grec : ainsi, κανών peut désigner le « canon liturgique » (Clément Ier, Première épître aux Corinthiens, 41 : τὸν ὡρισµένον τῆς λειτουργίας αὐτοῦ κανόνα), la règle de la vérité révélée (κανὼν τῆς ἀληθείας) ou encore le canon ecclésiastique (κ. τῆς ἐκκλησίας) ; une variation a lieu historiquement : Irénée l’emploie pour désigner la « règle de foi » (κ. τῆς πίστεως). Ainsi, dès la fin du premier siècle de notre ère, le terme κανών est très polysémique16, même si sa signification correspond essentiellement à la « règle » entendue dans un sens abstrait ; deux substantifs grecs répondent, en effet, au sens concret de « liste canonique » : κατάλογος (Eusèbe) et πίνακες17. Cela est notable avec le sens de « canon ecclésiastique », qui connaît une fortune particulière dans la définition du texte biblique retenu : κανὼν δὲ ἐκκλησιαστικὸς ἡ συνῳδία καὶ ἡ συµφωνία νόµου τε καὶ προφητῶν τῇ κατὰ τὴν τοῦ κυρίου παρουσίαν παραδιδοµένῃ διαθήκῃ. (Stromates, VI, 15) « L’harmonie et l’accord de la Loi18 et des Prophètes avec l’Alliance transmise lors de la venue du Seigneur constitue la règle ecclésiastique. » 15

En l’espèce, dans la tradition apostolique, il existe un emploi de κανών plus proche du vocabulaire du droit. 16 Voire développer de nouveaux sens très éloignés comme celui d’« impôt » attesté à partir du IVe siècle de notre ère. Autre emploi : « canon des astrologues » canones astrologorum (AUGUSTIN, De ciuitate Dei, 21, 8). 17 Il convient de noter que ces termes ne sont pas repris en latin. 18 Loi désigne alors le Pentateuque.

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Κανών désigne alors une règle suivie pour distinguer le texte retenu du texte considéré comme hérétique ; il renvoie ainsi à un procédé dogmatique : « canon ouvert », pour reprendre l’expression de Sheppard19. Or, cette question ne saurait être comprise par l’étude du seul vocabulaire grec, mais elle implique aussi l’étude du vocabulaire latin, puisque les textes essentiels qui sont rédigés sur l’établissement du canon chrétien sont composés en latin.

Canon dans le latin chrétien À la période impériale, le terme grec κανών avait certes déjà été repris sous la forme de l’emprunt, tel qu’il est attesté par Pline l’Ancien en esthétique20, ou encore par Vitruve, cette fois-ci en mécanique (canon au sens de « tuyau21 »). Cependant, le sens qui nous intéresse tout particulièrement ici, à savoir celui de « règle », dans le vocabulaire éthique, est rendu par l’équivalent de traduction latin regula et non par canon22, comme en atteste, entre autres, Sénèque23. Or, au début du christianisme, le terme grec κανών s’est enrichi d’un emploi particulier avec le sens de « canon ouvert » et il faut percevoir comment cela est retranscrit dans le vocabulaire latin : canon ou regula ? L’importance de la prédication chrétienne faite en langue grecque aux débuts de notre ère et tout particulièrement à la fin du premier siècle de notre ère et au deuxième siècle doit favoriser une reprise directe au grec24. La question est assez délicate puisque, après Clément d’Alexandrie, a lieu une restriction 19

Citation reprise par L.M. MCDONALD, The Biblical Canon. Its Origin, Transmission, and Authority, Peabody (Mass.), Hendrickson Publishers, 2007. 20 Selon Pline, canon désigne le canon polyclétéen, dans une appellation technique : ueluti lege quadam (PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, XXXIV, 55). 21 VITRUVE, De architectura, X, 8, 3. 22 Il est en effet possible de parler de nouvel emprunt d’après notre documentation, qui laisse entrevoir une absence totale du terme canon sur un siècle. En outre, la reprise même du terme grec diffère selon les périodes, marquant différents degrés d’intégration de cet emprunt : à la période classique, le terme est ainsi fort peu attesté et suit le paradigme grec (accusatif canona exclusivement) ; en revanche, à la période tardive, le terme est non seulement bien plus usité mais intégré à la flexion latine (accusatif canonem exclusivement). 23 Par exemple, SÉNÈQUE, De beneficiis, II, 18, 2, ou IV, 12, 1. Voir H. OHME, Kanon ekklesiastikos, New York, De Gruyter, 1998, p. 28 sq. Il convient toutefois de rester prudent au vu de la nature des textes considérés, à savoir des textes littéraires. Il faut rappeler les distinctions entre latin chrétien oral, latin chrétien écrit et latin chrétien littéraire, souvent ordonné dans cette filiation chronologique. Là-dessus, voir J. GAUDEMET, Le droit romain dans la littérature chrétienne occidentale du IIIe au Ve siècle = Ius Romanum medii aeui, Pars I, 3, b, Milan, Giuffrè, 1978, pp. 10-11 passim. 24 Cependant, comme le signale C. MOHRMANN (Études sur le latin des chrétiens, I, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1958, p. 47 passim), il s’agit plutôt de termes concrets, comme apostolus ou angelus. L’emploi de canon est alors plus remarquable, sans constituer pour autant un cas unique au sein du vocabulaire latin.

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de sens, par métonymie, du procédé au résultat (« canon fermé »). C’est à partir de cette distinction que se forge la différence d’emploi en latin entre canon et regula. Canon désigne alors le texte canonique qui donne la loi inviolable de Dieu. C’est en cela que canon constitue un marqueur de l’orthodoxie, en face des formes de l’hérésie. Tertullien appuie fortement sur cette idée, au troisième siècle, dans le Contre Hermogène (22), puisque celui qui ajoute ou retranche au canon doit être puni. La fermeture même du canon, passant de ce que Sanders appelle norma normans à norma normata25, modifie le sens du terme, et déplace la question de l’autorité26 vers la question de l’inviolabilité27. Le troisième siècle constitue de fait un moment important dans l’émergence de cette idée d’inviolabilité, qui va à l’encontre de la possibilité jusque là admise d’une adaptation du canon à l’actualité28. En cela, il convient de noter la correspondance importante entre le contexte historique, doctrinal et le lexique, qui suit de près ces évolutions. Dans l’œuvre d’Augustin29, il n’existe pas de périssologie, ou d’énoncé métalinguistique entre canonicus30 et un terme latin, voire un énoncé à valeur explicative sinon définitionnelle, alors qu’Augustin ne manque pas de donner ce genre d’équivalent sémantique et lexical lorsqu’il le juge nécessaire31. De fait, l’établissement du canon est particulièrement notable, à la fin du quatrième siècle de notre ère et au cinquième siècle, avec les

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Sheppard parle du passage du « canon 1 ouvert » au « canon 2 fermé ». Question d’une grande importance ; elle est nette à propos de la loi mosaïque mais devient encore plus aiguë à propos de l’enseignement christique ; voir les recherches sur les Logiaquelle : A. LE BOULLUEC, « De l’usage de titres “néotestamentaires” chez Clément d’Alexandrie », in M. TARDIEU (éd.), La formation des canons scripturaires, Paris, Éditions du Cerf, coll. Centre d’études des religions du Livre, 1993, pp. 191-202, particulièrement pp. 196-197. 27 A. LE BOULLUEC (op. cit., p. 201) insiste très justement sur le fondement du procédé du canon chez Clément d’Alexandrie où l’ouverture scripturaire doit être balisée par l’importance d’un dogme discriminant : « En somme, si la délimitation du sacré, pour d’autres, coïncide, en matière d’Écriture, avec la clôture d’un "canon", l’indétermination apparente du corpus "néotestamentaire" de Clément est constamment dominée par le verrouillage exégétique et dogmatique. » 28 Principe dit de Vergegenwärtigung. 29 La loi divine en cours d’établissement par le canon chrétien soulève la question de sa dénomination, élément auquel Augustin se montre particulièrement sensible en homme attaché au lexique. Pour Augustin, la consuetudo a une valeur linguistique et se double d’une valeur dogmatique, dans la reconnaissance d’une habitude dans la langue des chrétiens plus particulièrement (AUGUSTIN, Epistulae, 149, 2 ; 286, 20 ; De ciuitate Dei, 10, 1). Dans le même ordre d’idées, c’est alors le concept qui prévaut sur le caractère artificiel que constitue le néologisme. 30 Le terme canonicus est certes déjà attesté à la période impériale (par exemple, VITRUVE, De architectura, I, 1, 8 : ratio canonica) ; mais, dans le latin chrétien, il n’apparaît qu’au quatrième siècle, chez PHILASTRE DE BRESCIA, Diuersarum hereseon liber, 88, 1. 31 Tel est le cas comme pour epiphania (AUGUSTIN, Sermones, 202, 1, 1). 26

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conciles dogmatiques32 ; et le terme est employé dans le vocabulaire chrétien à compter du quatrième siècle. Cette coïncidence entre le vocabulaire et la doctrine insiste sur l’importance de cette doctrine, et sur l’urgence de donner corps, notamment par le lexique, à cette doctrine. Trois points doivent être relevés : tout d’abord, la réflexion sur la place de la loi, des lois et des règles se trouve sans doute favorisée par le développement du monachisme. Canon se démarque nettement de regula désormais, dans une forme de hiérarchie des textes et des principes doctrinaux. En cela, la polysémie interne au grec κανών n’est plus strictement présente dans le terme latin canon qui prend pleinement une spécialisation doctrinale qui lui est propre, dans une distribution complémentaire des emplois avec regula (ou encore norma – ces deux derniers termes étant parasynonymiques). Cela peut être illustré par la traduction de κανὼν τῆς ἀληθείας par regula ueritatis33. Ainsi, à la révision de l’équivalence de traduction très majoritaire entre le grec κανών et le latin regula s’ajoute une distinction sémantique qui établit une hiérarchie entre canon et regula et structure donc différemment le lexique. Miror ergo prudentiam tuam, quod me admonueris, ut iubeam non recipi eos, qui ad nos a uobis ad monasterium ueniunt, ut, quod statutum est a nobis in concilio, permaneret, et tu non memineris in concilio institutum, quae sint scripturae canonicae, quae in populo Dei legi debeant. (Augustin, Epistulae, 64, 3) « Je m’étonne de ta prudence puisque, alors que tu m’engages à ordonner que ne soient pas accueillis ceux qui viennent de vous à nous dans le monastère, afin de maintenir ce que nous avons établi dans le concile, tu ne rappelles pas que ce fut de manière conciliaire que furent institués les écrits canoniques qui doivent être lus au peuple de Dieu. »

Ensuite, il convient de noter également qu’à la période tardive se forme une distinction, précisément, entre tradition apostolique et tradition ecclésiastique. Dans les faits, comme le notait déjà Metzger, le terme canon se construit dans un syntagme avec un être animé (canon alicuius « canon assuré/autorisé par quelqu’un »). Or, depuis l’établissement de la loi comme

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Certes, il faut toujours relativiser la portée des témoignages littéraires, par l’histoire des persécutions des chrétiens, d’une part, car ils peuvent expliquer une certaine discrétion de la part des auteurs, et par le développement d’abord oral de la pensée chrétienne, d’autre part. Cependant, il semble difficile de retenir seulement l’idée selon laquelle il s’agirait de préoccupations peu littéraires des premières traductions latines : raisons intellectuelles (prédilection de la littéralité ; indifférence à l’égard de l’élégance) et raisons socioculturelles (diffusion du christianisme à partir des basses classes sociales peu instruites). 33 On pourra noter norma ueritatis dans l’œuvre de JÉRÔME (Liber tertius aduersus libros Rufini, 1, 13) et, certes, une occurrence de canon ueritatis dans les écrits d’AUGUSTIN (Sermones, 294).

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autorisée par un prophète (loi mosaïque et enseignement christique34), le canon devient désormais canon ecclesiasticus : à l’autorité individuelle de prophètes se substitue donc l’autorité de l’Église. Ce transfert de compétences, complexe, autour de la question auctoriale, permet un glissement sémantique de canon. L’Église, en se faisant forte d’assurer la légitimité du canon, modifie substantiellement la notion d’autorité et insiste surtout sur le caractère d’inviolabilité du canon. Les syntagmes dans lesquels figurent canon, canonicus sont alors plutôt scripturae canonicae ou canon scripturarum diuinarum, permettant d’insister sur la réalité concrète du texte biblique. Nous pouvons ainsi relever une tendance à spécialiser le terme dans l’établissement du canon ecclésiastique. En cela, il est possible de faire contraster avec l’emploi grec, tel qu’il est attesté chez Eusèbe de Césarée, qui emploie κανών aussi bien pour le canon apostolique que pour le canon ecclésiastique : τάς τε ἐντολὰς τοῦ θεοῦ καὶ τὸν ἀποστολικὸν κανόνα καὶ τῆς ἐκκλησίας φυλάττειν […]. (3, 61) « observer35 les commandements de Dieu, le canon apostolique et le canon ecclésiastique. »

Enfin, il ressort l’idée d’une nécessaire réaction urgente par rapport aux hérésies, dans une église catholique plutôt jeune encore36. Le rôle de Constantin est alors notable37 ; il mène notamment des luttes contre les

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La question de l’autorité est tout à fait singulière, puisqu’il ne s’agit plus tant de distinguer des législateurs mais des médiateurs de la loi divine. Telle est l’analyse que propose D. G. MEADE : cf. Pseudonymity and Canon. An Investigation into the Relationship of Authorship and Authority in Jewish and Earliest Christian Tradition, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), coll. Wissenschaftliche Untersuchungen zum neuen Testament, 1986. 35 La même expression de « suivre le canon » (canonem sequentes) figure chez JEROME, De uiris inlustribus, 45, 30. 36 AUGUSTIN, Sermones nouissimi (Dolbeau), 10D (=162C), §15 : Non enim frustra canon in ecclesia constitutus est : spiritus sancti hoc officium est « Car ce n’est pas en vain que le canon fut constitué dans l’église : c’est là le devoir du saint Esprit. » 37 L’édit de Milan, en 312, constitue à ce titre un événement majeur. Il n’est pas possible de revenir sur l’importance de la figure de l’Empereur comme garant de l’ordre, en sa qualité de représentant de Dieu. Voir S. BENOIST, « Le Prince, magister legum : réflexions sur la figure du législateur dans la Rome impériale », in P. SINEUX (éd.), Le législateur et la loi dans l’Antiquité. Hommage à Françoise Ruzé. Actes du colloque de Caen, 15-17 mai 2003, Caen, Presses universitaires de Caen, 2005, pp. 225-240. Nous rappellerons succinctement que la fin des persécutions contre les chrétiens offre un contexte favorable au développement du vocabulaire chrétien. Il convient alors de noter un phénomène de concomitance sensible entre le développement historique du christianisme et la formation de la langue des chrétiens. Cependant, il faut toujours garder à l’esprit cette nuance : il existe souvent une discordance entre le développement de la langue des chrétiens et son attestation, qui plus est dans des textes littéraires.

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hérésies38. Cela implique au préalable la définition même de ce qu’est le canon, comme permet de l’apprécier notamment le concile de Laodicée au quatrième siècle de notre ère39. Cela s’entend dans la complexité de la collatio legum, la saisie des lois pour harmoniser le tout, avec une définition progressive des modalités d’établissement du canon. Cette définition du canon sur l’unicité, le caractère consensuel de certains dogmes constitue assurément une étape importante dans l’établissement du canon pour éviter l’éclatement des églises (synode de 381). Il s’agit de fixer des critères dans l’établissement même du canon. Il existe une urgence, justifiée dans la doctrine par une corrélation forte entre canon et loi de Dieu40. Aussi la réflexion engagée sur les modalités d’établissement du canon sont-elles empreintes de gravité. Tenebit igitur hunc modum in scripturis canonicis, ut eas, quae ab omnibus accipiuntur ecclesiis catholicis, praeponat eis, quas quidam non accipiunt ; in eis uero, quae non accipiuntur ab omnibus, praeponat eas, quas plures grauioresque accipiunt, eis, quas pauciores minorisque auctoritatis ecclesiae tenent. Si autem alias inuenerit a pluribus, alias a grauioribus haberi, quamquam hoc inuenire non possit, aequalis tamen auctoritatis eas habendas puto. (Augustin, De doctrina christiana, 2, 8, 12, Metzger) « On considérera ainsi que constituent les écritures canoniques : on préfèrera les textes qui sont acceptés par toutes les églises catholiques à ceux que certains n’acceptent pas ; aussi, parmi ceux qui ne sont pas acceptés de tous, on préfèrera les textes qu’acceptent la plupart des églises connues pour leur gravité, aux textes que considèrent moins d’églises, qui jouissent d’une moindre autorité. Si par hasard, on en vient à trouver des textes qui sont considérés pour les uns par la plupart des églises, pour les autres par les églises les plus autorisées, – bien que cela ne puisse trouver de résolution aisée – j’estime qu’il faut leur reconnaître une égale autorité. »

Dans le même esprit, nous voudrions alors terminer par une citation de Vincent de Lérins : Itaque cum primum alicuiusque erroris putredo erumpere coeperit, et ad defensionem sui quaedam sacrae legis uerba furari eaque fallaciter et fraudulenter exponere, statim interpretando canoni 38

Voir le témoignage d’EUSÈBE DE CÉSARÉE, III, 20 et 64-65. Cela implique une relation entre le politique et la reconnaissance d’un canon ecclésiastique en début de formation. 39 Canon 59, Concile de Laodicée (Phrygie), IVè siècle : Ὅτι οὐ ἰδιωτικοὺς ψαλµοὺς λέγεσθαι ἐν τῇ ἐκκλησία οὐδὲ ἀκανόνιστα βιβλία, ἀλλὰ µόνα τὰ κανονικὰ τῆς Παλαιᾶς καὶ Καινῆς Διαθήκης « Que ne soient pas lus dans l’église des psaumes profanes, ni les textes qui ne sont pas canoniques, mais seulement les textes canoniques de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament. » 40 Voir JÉRÔME, Epistulae, 21, 54 : le canon permet d’avoir la loi de Dieu.

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maiorum sententiae congregandae sunt, quibus illud, quodcumque exsurget nouitium ideoque profanum, et absque ulla ambage prodatur et sine ulla retractatione damnetur. (Commonitorium, 28) « C’est pourquoi, dès que la pourriture de quelque erreur commence à se manifester, à user, pour sa défense, de certains mots pris à la loi sacrée, et à les présenter de manière fausse et frauduleuse, aussitôt, suivant le canon des anciens, on doit assembler des formules par lesquelles ce qui ressort comme nouveau et, partant, profane, soit dénoncé sans ambages et condamné sans la moindre possibilité de recours. »

Ainsi, dans le vocabulaire chrétien, le terme canon désigne tout d’abord la règle et, à ce compte, n’implique pas nécessairement de prime abord un « canon fermé », mais plutôt un procédé dogmatique. Le changement sémantique et phraséologique observable entre les premiers emplois de κανών dans le vocabulaire chrétien grec et le vocabulaire chrétien latin permet de relever un glissement dans la modification de l’attribution auctoriale du canon41. Reprendre le terme canon présentait un intérêt certain puisque le mot n’était pas marqué d’un attachement à la langue religieuse en latin ; en cela, il ne s’agissait pas de reprendre le fonds indo-européen observé en grec et en latin, dans une distinction entre loi divine (θέµις, fas) et, à la fois, ce qui ne relève pas de la loi divine (latin nefas) et ce qui est loi humaine (νόµος, lex)42. Cependant, canon n’est pas exempt d’attaches avec le vocabulaire païen : il doit ainsi être rattaché au vocabulaire éthique, philosophique, dans la mouvance de l’épicurisme et du stoïcisme43. En définitive, la distribution complémentaire de regula et de canon, où regula est un terme plus abstrait que canon, permet d’apprécier la transmission mais également la réappropriation du terme repris au vocabulaire grec44. L’établissement en cours du canon peut rendre plus malaisée la confrontation de la loi divine avec la loi humaine45. Néanmoins, 41 L’établissement du canon chrétien, par l’intégration même du vocabulaire grec qui vient enrichir le vocabulaire latin, marque la prégnance des nouveautés doctrinales de la chrétienté. 42 Voir É. BENVENISTE, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2, Paris, Les éditions de Minuit, 1969. 43 Dans un rapport avec ὅρος « limite » : voir H. OHME, Kanon ekklesiastikos, op. cit., particulièrement p. 575. En cela, l’association des deux concepts d’ὅρος et de κανών permettait d’avoir un élément d’appréciation en extension (ὅρος) et en compréhension (κανών). La reprise du seul terme κανών marque l’importance du contenu, mais implique, implicitement, une définition extensive du canon. En passant du « canon ouvert » au « canon fermé », canon reprend l’emploi historique des deux termes employés en philosophie. Cela permet d’insister sur l’enseignement et le lieu de l’enseignement qu’est le canon scripturaire. 44 Il faut signaler l’intégration historique du grec κανών dans la tendance majoritaire du latin chrétien : les mots abstraits sont plutôt traduits et les mots grecs renvoient préférentiellement à des notions plus concrètes. 45 L’établissement du lien se fait progressivement et, vers la fin du Vè siècle, apparaissent les premiers emplois du syntagme ius canonicum avec [Jean] Cassien.

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la marche vers un changement structurel profond a lieu, dans un rapport revu entre loi divine, lois humaines et politique, initié par Constantin, et développé plus sensiblement au-delà de l’Antiquité tardive46. Pedro DUARTE Aix Marseille Univ, CNRS, TDMAM, Aix-en-Provence, France

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Au titre de lectures complémentaires nous renvoyons à : G. BARONE-ADESI, L’età della lex Dei, Naples, Jovene Editore, 1992. BOVON (F.), « La loi dans l’œuvre de Luc », in C. FOCANT (dir.), La loi dans l’un et l’autre Testament, Paris, Éditions du Cerf, coll. Lectio diuina n°168, 1997, pp. 206-225. G. CAMASSA, « Du changement des lois », in P. SINEUX (éd.), Le législateur et la loi dans l’Antiquité. Hommage à Françoise Ruzé. Actes du colloque de Caen, 15-17 mai 2003, Caen, Presses universitaires de Caen, 2005, pp. 29-36. C. FOCANT, P. GIBERT et alii, Bible et histoire. Écriture, interprétation et action dans le temps, Namur, P.U. Namur ; Bruxelles, Lessius, 2000. O. GARCIA DE LA FUENTE, « El latín bíblico y el latín cristiano : coincidencias y discrepancias », in Actas del I Simposio de latin Cristiano, Salamanca, Universidad pontificia Salamanca, 1990, pp. 45-67. J. GAUDEMET, L’Église dans l’Empire romain (IVe - Ve siècles), in G. LE BRAS (dir.), Histoire du Droit et des Institutions de l’Église en Occident (tome III), Paris, Sirey, 1958. J. GAUDEMET, « Humanité et miséricorde. Le vocabulaire de la clémence dans les constitutions de la Rome tardive », in G. G. MARION (dir.), Mélanges en hommage à Bernard Vonglis, Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 1-12. J. GAUDEMET, Formation du droit canonique et gouvernement de l’Église de l’Antiquité à l’âge classique, Strasbourg, P.U. Strasbourg, 2008. M. GILBERT s.j., « La loi, chemin de sagesse », in C. FOCANT (dir.), La loi dans l’un et l’autre Testament, Paris, Éditions du Cerf, coll. Lectio diuina n° 168, 1997, pp. 93-109. D. MARGUERAT, « "Pas un iota ne passera de la loi…" (Mt 5, 18). La Loi dans l’évangile de Matthieu », in C. FOCANT (dir.), La loi dans l’un et l’autre Testament, Paris, Les éditions du Cerf, coll. Lectio diuina n° 168, 1997, pp. 140-174. É. NODET, « Pas un yod, pas un waw – Mt 5, 18 », Revue biblique, 117-4 (octobre 2010), pp. 614-616. H. PETRE, Caritas. Étude sur le vocabulaire latin de la charité chrétienne, Louvain, Spicilegium Sacrum Lovaniense, 1948. P. RICHARDSON & S. WESTERHOLM (with A. I. BAUMGARTEN, M. PETTEM & C. WASSÉN), Law in religious communities in the Roman period. The debate over Torah and Nomos in post-biblical Judaism and early Christianity, [Waterloo, Ont., Canada], published for the Canadian Corporation for Studies in Religion by Wilfrid Laurier University Press, coll. Studies in Christianity and Judaism, n°4, 1991.

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Les lois constantiniennes sont-elles conformes aux vœux du Christ ? Tiphaine MOREAU Constantin (306-337) est le premier empereur romain qui s’est montré favorable au christianisme. Sous son principat la religion chrétienne obtient une existence légale parmi les autres religions de l’empire. Mais la législation constantinienne va plus loin que la liberté des cultes ; le Code Théodosien (compilé en 438), le Code Justinien (529 et 534), le Digeste (533), ou encore les sources littéraires, témoignent d’une vaste activité législatrice de la part de Constantin au IVè siècle, dont une partie aurait bénéficié au christianisme. Faut-il y voir, de la part du législateur, la volonté de conformer ses lois aux vœux du Christ, tels qu’ils sont exprimés dans les Évangiles ? Une lecture chrétienne des lois constantiniennes a fait l’objet de débats dans la recherche des trente dernières années. Le constat d’aujourd’hui est que l’analyse qui relie systématiquement les lois aux préceptes chrétiens est un miroir aux alouettes ; car la législation du IVè siècle entend cadrer et contrôler la société, non pas dans une perspective universaliste de christianisation, mais dans l’objectif d’une reconquête de l’empire par le maintien de l’ordre. Il apparaît également que l’enquêteur d’aujourd’hui s’est laissé duper par le génie littéraire des IVè et Vè siècles, dont l’objectif était de construire l’image d’un empereur-évêque, serviteur du Christ.

Les lois constantiniennes au regard des préceptes du Christ : un miroir aux alouettes Lois constantiniennes et lois du Christ dans l’historiographie Nous possédons pléthore d’études sur les lois constantiniennes, dont il serait laborieux de rendre compte de manière exhaustive ici. Toutefois, un aperçu général met en évidence que ces lois ont d’abord été étudiées sous l’aspect de leurs ressemblances avec les préceptes chrétiens. En 1954, Biondo Biondi publiait trois volumes, dont le dernier, consacré à l’étude de la famille, apportait un regard globalisant sur la législation impériale1. La conversion de Constantin devenait l’angle de lecture unique, par lequel tout s’expliquait ; et donc, la législation n’avait de sens que par 1

B. BIONDO, Il diritto romano cristiano, La famiglia - rapporti patrimoniali, t. III, Milano, Giuffrè, 1954.

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rapport à l’histoire chrétienne. C’est déjà l’approche qu’adoptait V. Basanoff en 1936, lorsqu’il liait la loi de Constantin sur le divorce à des sources chrétiennes antérieures2. En 1958, Edoardo Volterra analysait finement les termes de la loi sur le divorce et trouvait que huit mots n’apparaissaient pas ailleurs dans le code. Pour cette raison, un personnage extérieur à la chancellerie impériale, peut-être un clerc, l’aurait rédigée.3 Jean Gaudemet allait abonder dans le sens d’une interprétation chrétienne des lois en comparant leur contenu aux canons du concile d’Elvire4. Plus récemment, Armando Diego Manfredini affirmait que la loi instituant l’amputation des membres coupables, chez les esclaves, trouvait un fondement dans la parole du Christ (Mt, 18, 8)5. Plus récemment, en 2009, K-L. Noethlichs interrogeait à nouveau une approche chrétienne des lois constantiniennes. Ces dernières seraient empreintes d’éthique, de morale ou simplement d’humanisme6. Mais on regrette que l’auteur isole les lois religieuses de la législation dans son ensemble et de la politique réformatrice de Constantin. Les lois de la période constantinienne en matière de religion ont fait l’objet de relectures récentes. Pour ne citer que quelques exemples, Judith Evans Grubbs a montré en 1993 que les lois de Constantin allégeant les mesures augustéennes à l’encontre des célibataires étaient en fait destinées à l’aristocratie païenne plutôt qu’aux ascètes7. Elle montrait également que les lois sur le divorce ne s’inspiraient pas du Christ, mais qu’elles appartenaient bien à la tradition romaine ; sous le principat augustéen aussi, les hommes devaient se séparer des femmes adultères8. En outre, le divorce était mal perçu dans la société romaine païenne, malgré les apparences. Par conséquent, même si les chrétiens étaient les plus opposés à la séparation des époux, les païens aussi comprenaient cette loi9. Plus récemment, en 2002,

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V. BASANOFF, « Les sources chrétiennes de la loi de Constantin sur le repudium et le champ d’application de cette loi », in Studi in onore di. S. Riccobono, 1936, pp. 175-199. 3 E. VOLTERRA, « Intorno ad alcune costituzioni di Costantino », in Rendiconti dell’Accademia Nazionale dei Lincei », 1958, pp. 61-80 ; « Quelques remarques sur le style des constitutions de Constantin », in Mélanges Levy-Bruhl, 1959, pp. 325-330. 4 Voir les articles réunis dans : Études de droit romain, Naples, Jovene, Pubblicazioni della Facoltà di Giurisprudenza dell’Università di Camerino, 1979, 3 vol. 5 A.D. MANFREDINI, « Die Bestrafung des schuldigen Gliedes », in Index, 1998, pp. 231-237. 6 K-L. NOETHLICHS, « Éthique chrétienne dans la législation de Constantin le Grand ? », in S. CROGIEZ-PETREQUIN et P. JAILLETTE (dir.), Le Code Théodosien, diversité des approches et nouvelles perspectives, Rome, École Française de Rome, 2009, pp. 225-237. 7 J.E. GRUBBS, « Constantine and the imperial legislation on the family », in J. HARRIES, I. WOOD (dir.), The Theodosian Code, Londres, Bristol Classical Press, 1993, p. 125. 8 Id., p. 127. 9 J.E. GRUBBS, art. cit., p. 130. L’auteur suggère d’ailleurs qu’il existe un lien entre le destinataire de CTh 3, 16, 1, le préfet du prétoire Ablabius et l’empereur : « Perhaps Ablabius had been disgusted at the freedom with wich one Partner was able to break up a mariage, and

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Yann Rivière refusait de lire le fondement de la législation constantinienne dans la littérature chrétienne des IIè et IIIè siècles10. Le chercheur rejetait le lien artificiel et systématique entre les préceptes chrétiens et la législation du IVè siècle, remettait en cause l’analyse sémantique des lois, d’où l’on aurait pu retirer quelques traces de l’influence chrétienne, et montrait que les auteurs chrétiens n’adoptaient pas eux-mêmes une vision monolithique du christianisme avant ladite conversion de Constantin11. En 2007, une journée d’Études sur le Code Théodosien revenait encore sur le lien entre préceptes chrétiens et lois impériales. On convenait alors que le christianisme n’avait pas révolutionné le droit ; au contraire, celui-ci permettait de structurer juridiquement la coutume12. Aujourd’hui, il n’est plus de commentateur pour affirmer assurément que les lois constantiniennes s’inspirent directement des préceptes chrétiens. Pourtant, J.E. Grubbs admet que même les contemporains de Constantin ont pu interpréter sa législation comme des lois d’inspiration chrétienne13. C’est qu’il demeure des analogies évidentes. Les analogies malheureuses Avant toute chose, il faut bien admettre que les Évangiles ne sont pas des livres de lois au même titre que le Lévitique par exemple. Ainsi, nous parlerons plutôt de l’enseignement, de la prédication, ou même des « idées14» de Jésus pour reprendre le mot d’Ernest Renan, l’un de ses premiers biographes contemporains. Par conséquent, le christianisme n’a jamais eu de loi fondamentale qui aurait permis à ses adeptes de le définir, une loi sacrée et intangible, qui aurait fondé dès la racine un catholicisme. had suggested to Constantine that it was time to put a stop to this, particularly in view of the emperor’s professed Christian beliefs. » 10 Y. RIVIÈRE, « Constantin, le crime et le christianisme : contribution à l’étude des lois et des mœurs de l’antiquité tardive », in Antiquité Tardive, 2002, pp. 327-361. D’après le chercheur, prudence et rigueur nous obligent à trouver seulement trois lois constantiniennes en lien avec les préceptes chrétiens : la suppression de la crucifixion, attestée dans les sources littéraires (AURELIUS VICTOR, 41, 4-5 ; SOZOMÈNE, HE, 1, 8, 12-13), l’interdiction de marquer les condamnés au visage et la gladiature. 11 Y. RIVIÈRE, ibid., pp. 331-349. 12 P.O. CUNEO, « Le mariage dans le Code Théodosien et dans la société de l’Antiquité tardive », in J.-J. AUBERT, P. BLANCHARD (dir.), Droit, religion et société dans le Code Théodosien, Genève, Droz, 2009, pp. 149-158 : « Le christianisme n’a pas exaspéré les divergences entre le droit classique et le droit de l’Antiquité tardive » (p. 150) ; P. LAURENCE, « Les mésalliances dans le Code Théodosien », in J.-J. AUBERT, P. BLANCHARD (dir.), op. cit., pp. 159-176 : « Quant à parler, comme le font certains, d’une influence chrétienne sur cette législation, la seule évidence est celle d’un gouvernement soucieux de la stabilité et, par voie de conséquence, de l’efficacité administrative, et surtout économique, de son système social. » (p. 174) 13 J.E. GRUBBS, art. cit., p. 126. 14 RENAN, Vie de Jésus, Paris, 2005, première éd. 1992, p. 107.

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Pour cette raison, l’Église s’est construite de manière empirique. Or, avec l’activité législatrice sous Constantin, le christianisme se trouve doté d’un substrat juridique, dans lequel se trouvent des ressemblances avec les préceptes évangéliques. C’est sans doute par là que la recherche s’est fourvoyée : par des similitudes, des convergences, des analogies évidentes entre les lois de l’empereur et l’enseignement du Christ15. Une seule loi suffirait à pointer les analogies malheureuses qui aboutissent au contre-sens. C’est la loi de 331 qui rend le divorce plus difficile (CTh, III, 16, 1). Elle interdit aux femmes de répudier leur époux, même s’il s’adonne aux jeux, à l’ivrognerie et courtise les autres femmes ; de même, les maris n’ont plus le droit de répudier leur femme, sauf en cas d’homicide, de viol de sépulture et d’adultère. Or, Jésus s’exprimant au sujet du couple, disait : « Mais moi je vous dis que quiconque aura renvoyé sa femme, excepté pour cause d’adultère, la fait devenir adultère ; et quiconque épouse une femme renvoyée commet un adultère. » (Mt, 5, 32 ; 19, 9 ; Mc, 10, 11-12 ; Lc, 16-18) Il est incontestable que ces mesures paraissent, de prime abord, jumelles. Toutefois, un regard rigoureux sur la législation romaine en vigueur, de l’époque de Jésus à celle de Constantin, permet de contredire l’existence d’un lien direct et unique entre le précepte du premier et la législation des bureaux du second. En effet, la loi constantinienne rappelle en tous points une autre loi, que l’on trouve dans une Vie de Romulus (22)16. Il est dit que ce dernier édicta des lois dont l’une était réputée particulièrement sévère. Il s’agit de celle qui ne permettait pas à la femme de quitter son mari, mais qui accordait au mari le droit de répudier son épouse pour cause d’empoisonnement d’enfants, de soustraction de clefs ou d’adultère. Cette loi aurait prévu que, si la femme était renvoyée pour un autre motif, la moitié de sa fortune reviendrait à l’épouse malheureuse et l’autre moitié à Déméter. Ensuite, l’homme qui répudiait sa femme devait faire un sacrifice aux dieux infernaux. Il y avait donc une dimension religieuse dans la conception contractuelle du mariage et de sa rupture, et cela bien avant Constantin. De plus, la représentation du divorce était négative dans la société païenne17. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les mots de Suétone à l’encontre de Néron répudiant son épouse Octavie18. Il 15 Pour les analogies avec la littérature chrétienne des premiers siècles, voir, par exemple, V. BASANOFF (art. cit., pp. 175-199). 16 Loi citée par P. GRIMAL, L’amour à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1979, pp. 80-81. 17 Comme le notait déjà J.E. GRUBBS (art. cit., p. 127). 18 SUÉTONE, Vie de Néron, XXXV, 3-4 : « Dégoûté bientôt d’Octavie, il dit à ses amis qui lui en faisaient des reproches, que les ornements matrimoniaux devaient lui suffire. Après avoir inutilement essayé plusieurs fois de l’étrangler, il la répudia comme stérile. Mais, voyant que les Romains blâmaient ce divorce et s’emportaient en invectives contre lui, il l’exila d’abord, et enfin la fit périr comme coupable d’adultère. »

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existe bien de fortes similitudes entre le précepte du Christ et la loi constantinienne, mais la seconde ne procède pas du premier. Enfin, il n’est plus nécessaire de rappeler que les interdits pesant sur le mariage existaient déjà bien avant l’Antiquité tardive19. Une autre loi peut être source de contre-sens ; il s’agit de la mesure datée de 321, instituant le repos dominical (CJ, III, 12, 3). Il y est décidé que le dimanche (dies solis) deviendrait un jour chômé pour les juges, la population urbaine et quelques métiers. De nos jours, c’est une évidence, le repos dominical est considéré comme d’origine chrétienne. Or, la chancellerie constantinienne ne donne pas dans l’innovation en choisissant le jour de la Résurrection comme jour chômé. En effet, dans la loi juive, il est prévu que le septième jour de la semaine serait un jour de repos complet, un jour de sainte convocation où personne ne devrait travailler (Lv 23, 3). Ensuite, on rappellera, après Paul Veyne, que le dimanche était aussi un jour particulier dans le paganisme20. Le septième jour correspondait au jour du soleil et chaque planète gouvernait ainsi un jour de la semaine. Cette division était connue des Romains. Paul Veyne ajoute qu’il existait à Rome le justitium, tradition de rendre un jour chômé dans l’année à l’occasion de quelques grands événements, avec la fermeture des organes judiciaires et législatifs et même des boutiques. Le savant conclut ainsi : « Constantin décida que désormais il y aurait à perpétuité un justitium21 », le dimanche, ce qui convenait parfaitement au christianisme, car le Christ est ressuscité le troisième jour, soit le dimanche (Mc 16 ; Mt 28 ; Lc 24 ; Jn 20). Robert Turcan propose du reste de voir dans la mise en place d’un repos hebdomadaire le culte de Sol invictus dont Constantin était adepte avant sa conversion et qu’il continua d’honorer pendant quelques années – une autre hypothèse qui n’est pas à exclure22. Ce deuxième exemple montre bien qu’il faut se méfier de la fausse évidence des apparences. Parce que Constantin s’est montré favorable au christianisme, il ne faudrait pas conclure que toute sa politique était régie par cela. La confusion vient peut-être de ce qu’une partie de la législation constantinienne a bénéficié au christianisme, ou que les chrétiens se sont servis de l’œuvre du législateur. Une légende circulait au Moyen-Âge au sujet de Constantin. L’empereur aurait donné à l’Église les insignes impériaux, des terres et des trésors, soumettant ainsi au spirituel le pouvoir temporel. Bien que cette légende soit

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GAIUS, Institutes, 56-64 ; P.O. CUNEO, art. cit., p. 151 ; P. LAURENCE, art. cit., pp. 159-176. P. VEYNE, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, 2007, pp. 172-175. 21 Id. 22 R. TURCAN, Constantin en son temps, le baptême ou la pourpre, Dijon, 2006, p. 213. 20

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un fantasme ecclésiastique23, elle n’est pas née ex nihilo, mais de la représentation que les Anciens ont pu se faire de la politique de Constantin en faveur du clergé chrétien. La recherche s’est aussi laissé abuser par les faveurs du pouvoir envers le christianisme. En effet, une loi de 318 prévoit par exemple que toute personne qui souhaite porter une affaire devant la loi chrétienne sera écoutée, même si ladite affaire a déjà été portée devant les tribunaux civils (CTh, I, 27, 1). Cette mesure est doublée d’une seconde, datée de 321, qui accorde aux évêques le pouvoir de libérer les esclaves et même d’octroyer une part de citoyenneté, pour les propriétaires qui le souhaitaient (CTh, IV, 7, 1). Par ces deux lois, le pouvoir du clergé se trouve renforcé au point d’égaler les organes judiciaires civils, ainsi que l’affranchissement traditionnel par le cens ou par testament. Il faut bien admettre que la législation impériale est favorable au clergé chrétien ; elle s’émancipe néanmoins de l’enseignement du Christ et prend des initiatives24. C’est dans cette dynamique que les clercs sont exemptés de charges publiques (munera) par une loi de 319, afin qu’ils puissent s’adonner au service de l’Église (CTh, XIII, 1, 1 ; Brev., XVI, 1, 1)25. Il s’agit par exemple des charges de précepteurs ou de receveurs du fisc. Cette loi est doublement intéressante : d’une part, elle écarte le clergé du maniement de l’argent, d’autre part elle lui permet de constituer des fortunes ecclésiales. Une autre loi de 321 permet d’abandonner ses richesses personnelles à l’Église par legs testamentaire (CTh, XVI, 2, 4)26. D’une certaine manière, la législation constantinienne peut sembler conforme aux vœux du Christ. Elle l’est de fait. On peut admettre sans danger que la législation sous Constantin n’est pas étrangère à l’enseignement de Jésus et qu’elle a favorisé le clergé chrétien sans pour autant lui donner davantage qu’à ceux des religions traditionnelles, notamment en matière de droit pénal. La législation répond à une demande sociale et politique : celle de la société, des Églises, de l’État, etc. On accuserait à tort Constantin d’être un homme de foi avant d’être un prince 23

LORENZO VALLA, La donation de Constantin, texte traduit et commenté par J-B. GIARD, Paris, Les Belles Lettres, 1993. 24 Lorsque les pharisiens demandèrent à Jésus s’il était permis ou non de payer l’impôt à César, il répondit : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Mc, 12, 17 ; Mt, 22, 21 ; Lc, 20, 20-26) ; Jésus suggère qu’il faut différencier les choses du monde et les choses divines. En d’autres termes, chacun doit agir en fonction de son domaine de compétence. Jésus préconise bien une stricte séparation du spirituel et du temporel. 25 La législation émet une restriction aussitôt, en raison du risque possible ou avéré d’abus de la part des fonctionnaires chrétiens (CTh XVI, 2, 6). 26 Cette mesure n’est pas sans laisser penser à l’enseignement de Jésus qui disait : « Pour être tout à fait accompli, pars, vends tous tes biens et donne l’argent aux pauvres. » (Mt, 19, 21) L’abandon des richesses à l’Église existait déjà, mais il trouve encore un cadre légal avec Constantin.

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qui dirige et contrôle. C’est pourquoi, des divergences de taille apparaissent entre les préceptes du Christ et les lois constantiniennes. Constantin législateur L’erreur de surinterprétation, qui consiste à relier trop hâtivement le kérygme du Christ aux lois constantiniennes, vient sans doute de ce que la recherche a surestimé la portée de l’adhésion de l’empereur au Christ27. En effet, l’analyse des lois constantiniennes au regard des préceptes du Christ révèle un certain nombre de divergences. Une enquête exhaustive constituerait un vaste dossier. Toutefois, quelques indices suffisent à prouver que l’empereur n’est pas un imitateur du Christ dans la loi. Après J.E. Grubbs, il convient d’abord de rappeler que l’empereur n’est pas seul à faire la loi28. Il est influencé par son entourage, par la chancellerie, par ses interlocuteurs. Ensuite, il y a bien un domaine dans lequel Constantin n’intervient pas, qui est celui de l’amour, constante de l’enseignement de Jésus : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », disait-il (Mt, 19, 1819). Évoquant la prière, Jésus annonçait aussi qu’il était préférable de prier en commun avec les autres frères pour obtenir les faveurs de Dieu (Mt, 18, 19-20). De son côté, Constantin ne légifère pas sur les modalités du culte : rien n’est dit sur la prière, la communion ou les offrandes. L’empereur ne conseille pas non plus les fidèles sur leur mode de vie, tel Paul au premier siècle29. En outre, comme le note avec justesse Yann Rivière, la violence des lois du Code Théodosien contraste avec la douceur du message évangélique30. Constantin a donc d’autres préoccupations. Il n’est pas le porte-parole du Christ. Il faut admettre que cela n’aurait aucun sens de légiférer sur le culte chrétien dans la loi profane ; ce sont des affaires internes à l’Église. En revanche, lors du concile de Nicée, c’est Constantin qui réunit les évêques pour débattre de la place du Christ par rapport à Dieu

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Au sujet de la conversion de Constantin, Y. RIVIÈRE écrit : « Elle n’a pas aboli le temps au point que la littérature et la législation de l’empire chrétien puissent être envisagées comme un tout homogène. » (« Constantin, le crime et le christianisme : contribution à l’étude des lois et des mœurs de l’antiquité tardive », op. cit., p. 329). 28 J.E. GRUBBS, art. cit., p. 138. 29 Paul, au contraire de Constantin, n’a pas de pouvoir ; ses exhortations n’ont pas force de loi. Bien qu’ils aient été appelés de manière semblable (tous deux ont vécu une sorte de chemin de Damas), Paul et Constantin se différencient par le statut. 30 Y. RIVIÈRE, « Constantin, le crime et le christianisme : contribution à l’étude des lois et des mœurs de l’antiquité tardive », op. cit., p. 331. Pour citer quelques exemples de peines : les haruspices étaient brulés vifs (CTh, IX, XVI, 1) ; les nourrices coupables de rapt risquaient d’avaler du plomb à l’état liquide (CTh, IX, 24, 1, 1) ; les délateurs encouraient strangulation et section de la langue (CTh, X, 10, 2). Sur cette dernière peine, lire aussi : Y. RIVIÈRE, « La procédure criminelle sous le règne de Constantin », in Revue historique de droit français et étranger, n°3, 2000, pp. 401-427, en part. p. 410.

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dans l’Église et sur le choix de la date de la célébration de Pâques31. Mais c’est là un souci de maintien de la concorde dans un Empire unifié depuis 324. Un autre point de divergence, et pas des moindres, est celui des sanctions. Le risque encouru, lorsque les conseils du Christ ne sont pas respectés, est de ne pas entrer au Royaume au moment du jugement dernier (Mt, 10, 32-33). La punition n’est pas proportionnelle à la faute commise ; elle est unique, irrémédiable et d’ordre spirituel. Pour Constantin, les sanctions sont temporelles. L’empereur punit en fonction de la faute commise : ceux qui obligent les clercs à sacrifier aux dieux païens sont par exemples tancés d’une amende (CTh, XVI, 2, 5), le divorce injuste entraine la perte des biens (CTh, III, 16, 1), alors que les haruspices qui exercent en privé sont brûlés vifs (CTh, IX, 16, 1). Il y a donc un risque important à vouloir relier les lois constantiniennes et l’enseignement du Christ, bien que l’hypothèse soit séduisante. Le Christ doit revenir pour instaurer le Royaume des Cieux. Il n’y aura qu’un seul jugement ; alors que Constantin est venu pour diriger l’empire, notamment par la loi. L’assimilation des rôles est liée à la littérature chrétienne des IVè et Vè siècles, en particulier sous la plume de Lactance d’Eusèbe de Césarée, mais aussi des historiens ecclésiastiques.

Le « génie » littéraire des IVe et Ve siècles Constantin, chrétien et Auguste L’abondante législation sous Constantin est révélatrice d’un réel souci d’encadrer et de gérer la société. L’empereur a des préoccupations inhérentes à sa fonction. Les Romains attendent de lui qu’il nourrisse, éduque, divertisse et punisse si besoin, tel un pater patriae. En outre, au début du IVè siècle, Constantin instaure à nouveau le principat après la période tétrarchique32. La reconquête de l’empire se fait par les armes et son maintien par la loi. Sur les 360 lois constantiniennes conservées à partir du Code Théodosien, du Code Justinien et du Digeste, les lois religieuses de Constantin ne constituent qu’une infime partie du corpus de son règne, ce qui montre qu’elles se noient dans l’ensemble de sa législation33. En outre, il apparaît 31

EUSÈBE DE CÉSARÉE, Vita Constantini, III, 9-10. La mise en place de la tétrarchie (285-293) avait déjà pour objectif de gérer l’empire en crise. Il s’agissait d’une division élective des pouvoirs dans la direction de l’empire. Constantin a reconquis l’empire par les armes pour devenir l’unique auguste en 324 après la chute de Licinius. 33 On peut compter par exemple 44 lois concernant les impôts et les taxes (CTh, XI) ; 43 lois condamnent les préjudices (CTh, IX) ; 33 lois sont établies au sujet des procédures judicaires (CTh, II) ; 30 lois s’adressent au droit municipal (CTh, XII) ; seulement 16 lois abordent les questions religieuses (CTh, 16). 32

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que l’empereur est plus soucieux de renforcer la loi et l’idée de justice au sein de l’empire que de faire valoir des préceptes chrétiens. Il procède à une refonte destinée à reconquérir l’empire de l’intérieur, tel qu’il l’avait fait par les armes. Pour cela, il lui faut stabiliser les organes de l’État. Dans un premier temps, Constantin renforce les services impériaux du courrier, organe de toute importance pour relier le palais aux provinces (CTh, VIII, 5, 1-4). Il est prévu aussi que les fonctionnaires corrompus encourent la peine capitale (CTh, I, 32, 1), mais encore que les fonctionnaires de l’annone militaire soient sévèrement poursuivis en cas de corruption (CTh, VII, 4, 1 ; 12, 1), de même que les comptables et les exacteurs (CTh, VIII, 1, 4). On note aussi que le faux-monnayage devient passible de la peine capitale (CTh, IX, 22, 1) ; des mesures sont prises afin de protéger également le fisc des abus (CTh, X, 1, 1 ; 4-5 ; 8, 3). Toutes ces lois témoignent de la volonté impériale de mener l’empire d’une main de fer et les exemples de peines très lourdes sont révélateurs de la reconquête de l’empire par une autorité inflexible, mais surtout par la voie légale comme le fit Auguste34. On s’attendrait volontiers à trouver cette rigueur dans les lois concernant la religion. Or, en matière religieuse, Constantin est réputé pragmatique35. L’empereur n’a jamais tenté d’instaurer de force la religion de son choix comme l’ont fait certains de ses successeurs. Du reste, après 312, Constantin ne s’est pas fait le porte-parole d’une vendetta chrétienne. Il n’a pas contraint les païens ou les juifs à se convertir, ne les a pas persécutés non plus. Le pragmatisme constantinien, ou ce que William K. Boyd appelle le « tact 36», fait partie du rôle du bon empereur, que les Romains reconnaissent au-delà 34

Plusieurs mesures favorisent aussi les vétérans, en raison des victoires militaires de Constantin (CTh VII, 20, 1-4). L’empereur renoue avec une certaine forme de politique augustéenne. On notera encore que dans le domaine de la famille, la législation impériale semble vouloir entretenir une noblesse du sang. Les femmes ayant des rapports avec des esclaves risquent la peine capitale, tandis que les esclaves peuvent être brûlés (CTh, IX, 9, 1). Pour les mésalliances, voir P. LAURENCE, art. cit., p. 161 : « Sans doute Constantin désirait-il protéger l’intégrité morale et sociale de l’ensemble des classes qui, au Bas-Empire, sont appelées à exercer des charges importantes au sein de l’État. » Pour l’aggravation des peines sous Constantin, voir R. MACMULLEN, « What difference did Christianity make ? Changes in the Roman Empire. Essays on the Ordinary », in Historia : Revue d'Histoire Ancienne 35, 1986, pp. 322-343, rééd. Changes in the Roman Empire. Essays in the ordinary, Princeton, NJ, 1990, pp. 142-155. Enfin, Y. RIVIÈRE conclut son analyse du déroulement des procès criminels sous Constantin en disant que ce dernier obéissait à une évolution générale bien entamée avec le principat augustéen : Y. RIVIÈRE, « La procédure criminelle sous le règne de Constantin », op. cit., p. 424. 35 P. CHUVIN, Chronique des derniers païens : la disparition du paganisme dans l’empire romain, du règne de Constantin à celui de Justinien, Paris, Les Belles Lettres/Fayard, 1990, pp. 37-39. 36 W.K. BOYD, The ecclesiastical Edicts of the theodosian Code, New Jersey, The Lawbook Exchange Ltd., 2005, p. 19. Mais également : « the pagan mould of roman society was not decisively changed », p. 16.

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de leurs pratiques religieuses. Le législateur semble y répondre par une loi interdisant aux haruspices de pratiquer leur culte dans les maisons privées, c’est-à-dire d’interpréter les signes donnés par la foudre et les entrailles des bêtes (CTh, IX, 16, 1)37 ; mais ils le peuvent en public et pour le bien de l’État. En outre, Constantin est pontifex maximus, c’est-à-dire le chef de la religion romaine ; il remplit ainsi les fonctions de l’empereur romain. Une loi de 325 (CTh, IX, 1, 4) offre un autre exemple du « tact » de la chancellerie impériale, dans la sémantique cette fois. Il est fait appel au terme générique de « divinité suprême » (divinitas summa) pour qualifier le Dieu des chrétiens, ou peut-être Sol Inuictus, afin que tous y reconnaissent leurs divinités respectives. Ce n’est pas sans laisser penser à l’expression « inspiré par la divinité » (instinctu divinatis) (CIL, VI 1139) présente sur l’arc de Constantin, élevé à Rome en 315 pour célébrer sa victoire sur Maxence. On pense aussi aux termes utilisés dans les panégyriques latins en l’honneur de Constantin38. « Divinité » ou « dieu » sont utilisés délibérément au singulier. La terminologie vague et consensuelle rappelle l’initiative de la lettre de Milan de 313, « c’est-à-dire, donner aux chrétiens comme à tous, la liberté et la possibilité de suivre la religion de leur choix39 ». Enfin, l’empereur ne procède pas à une attaque frontale contre les autres religions. Le clergé juif est aussi exempté des charges publiques (CTh, XVI, 8, 2). En même temps, il leur est interdit de retenir leurs pairs de la conversion au christianisme (CTh, XVI, 8, 5) ou de retenir en servitude un esclave circoncis (CTh, XVI, 9, 1). Il y a donc un consensus avec Constantin40. Ainsi, lorsqu’on cesse d’isoler la question religieuse des autres lois et de la politique constantinienne, il est patent que le lien avec le Christ devient ténu. On peut supposer alors qu’il a été fabriqué, tout comme les légendes de la donation de Constantin et de la découverte de Vraie Croix. En effet, il apparaît que l’assimilation des lois constantiniennes et de l’enseignement du Christ est contemporaine de Constantin lui-même41. Elisabeth Magnou-

37 D’après cette loi, il s’agit d’une « superstition » (superstitio). Le terme rappelle le qualificatif de Suétone concernant la croyance des chrétiens : « On livra au supplice les chrétiens, sorte de gens adonnés à une superstition nouvelle et dangereuse. » (Vie de Néron, XVI, 3) Il faut croire que la situation est renversée à partir de Constantin. 38 NAZARIUS, II ; IV. 39 LACTANCE, De mortibus persecutorum, XLIII, 2. 40 Pour le statut des juifs dans le Code Théodosien, voir par exemple C. VOGLER, « Les juifs dans le Code Théodosien », in J. LE BRUN (dir.), Les chrétiens devant le fait juif, Paris, Beauchesne, 1979, pp. 35-75. L’enquêtrice montre que les juifs sont relativement épargnés sous Constantin mais qu’ils auront à en débattre avec ses successeurs. 41 Y. RIVIÈRE a montré que la littérature chrétienne des premiers siècles n’était pas unanime sur l’interprétation de la justice. En revanche, avec LACTANCE et EUSÈBE, une nouvelle forme de justice apparaît, divine, dont celle de l’empereur est le prolongement temporel (cf.

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Nortier, dans la préface du Code Théodosien, résume ainsi le mouvement enclenché par la littérature chrétienne tardive : « Un autre champ de réflexion s’ouvrait, qui limitait par le haut la volonté sacrée du prince, associait l’universalité de sa compétence à celle de la foi chrétienne, introduisait dans les structures de l’État une institution à modalité temporelle mais à finalité éternelle42. » Construire l’image de l’empereur serviteur du Christ La littérature chrétienne des IVè et Vè siècles a fabriqué l’image de Constantin, parce qu’il s’est montré favorable au christianisme. Son adhésion au christianisme aurait été l’objet d’une ou de deux visions miraculeuses43. Sa mère, l’impératrice Hélène, aurait découvert la relique de la Croix à Jérusalem44 ; Constantin aurait guéri miraculeusement d’une lèpre45. Vraisemblablement, les chrétiens ont cherché à faire de l’empereur un serviteur du Christ. Ainsi, il ne faut plus guère s’étonner de lire les surinterprétations de l’époque constantinienne dans la recherche du XXè siècle, tant les contemporains de l’empereur lui-même les ont préparées. Dans la littérature chrétienne des IVè et Vè siècles, les lois constantiniennes sont conformes aux vœux du Christ, puisque Constantin est décrit comme un serviteur privilégié de son Dieu après la conversion. D’après Sozomène, l’empereur aurait fait interdire le supplice de la crucifixion, après avoir prohibé le bris des jambes des condamnés lors du supplice46. Cette loi n’apparaît dans aucun code, mais uniquement dans la littérature historique. Si elle est avérée, elle peut apparaître comme un soin particulier à l’égard du sort des condamnés. Mais la crucifixion est l’un des supplices les plus infamants à Rome ; les citoyens romains en sont épargnés. Cela peut-être aussi une mesure déguisée dans la littérature, destinée à « Constantin, le crime et le christianisme : contribution à l’étude des lois et des mœurs de l’antiquité tardive », op. cit., pp. 349-351). 42 Le code théodosien, Livre XVI, éd. É. MAGNOU-MORTIER, Paris, Le Cerf, « Sources chrétiennes », 2002, préface p. 18. 43 LACTANCE, De mortibus Persecutorum, XLIV, 5 ; EUSÈBE, Vita Constantini, XXVII, XXX. 44 AMBROISE DE MILAN, De Obitu Theodosii, 40-45 ; PAULIN DE NOLE, Epistulae, XXXI, 4-5 ; SULPICE SÉVÈRE, Chronique, II, 33 ; RUFIN D’AQUILÉE, Histoire Ecclésiastique, X-XI ; SOCRATE DE CONSTANTINOPLE, Histoire Ecclésiastique, I, 17 ; SOZOMÈNE, Histoire Ecclésiastique, II, 1-2 ; THÉODORET DE CYR, Histoire Ecclésiastique, I, 18 ; JEAN CHRYSOSTOME, Sur l’incompréhensibilité de Dieu (Homélies I-V), Homélies, 85. 45 B. LANÇON, « Peau, poil et histoire, les problèmes dermatologiques de l’empereur Constantin (306-337) et leurs implications historiques », in S. HEAS et L. MISERY (dir.) Variations sur la peau, t. 2, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 29-33. 46 AURELIUS VICTOR, De caesaribus, 41, 4-5 ; SOZOMÈNE, Histoire Ecclésiastique, 1, 8, 12-13.

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revaloriser le sacrifice du rédempteur. Après Dieu, qui peut encore porter la croix ? La loi est ainsi manipulée afin de servir le Christ47. Sozomène est d’ailleurs candidat à une lecture hautement critique ; il rapporte dans son Histoire Ecclésiastique, après Socrate et Rufin, que Constantin aurait découvert par l’intermédiaire de sa mère Hélène, la relique de la Vraie Croix dans le sol de Jérusalem, avant d’y faire élever des basiliques48. La légende constantinienne se développe dès le IVè siècle. L’un des grands bouleversements de son principat n’a pas été de révolutionner la législation, mais de générer un vaste chantier d’écriture dans la littérature chrétienne49. Sozomène voit dans les lois constantiniennes un zèle particulier à « révéler la divinité50 » ; Eusèbe de Césarée rapporte aussi que Constantin, après sa conversion, s’appliquait à lire les Écritures divines, qu’il avait pris pour confidents les prêtres de Dieu, et qu’il estimait qu’il convenait d’honorer de tous ses soins le dieu qu’il avait vu51. L’empereur se serait donc investi d’une mission à remplir pour le dieu des chrétiens. Cette mission apparaît aussi sous la plume des chrétiens quant à la construction d’églises et à la destruction des temples. L’empereur contraint les gouverneurs, par une loi de 326, à finir tous les travaux de constructions déjà commencés, à part les temples païens (CTh, XVI, 3, 36). Sous couvert d’une loi bienveillante, destinée à faire avancer les travaux publics, Constantin fige les temples païens dans leur inachèvement, sans pour autant les détruire. Libanios affirme que Constantin n’a absolument rien changé au culte légal, même si la pauvreté régnait dans les temples52, mais Théodoret

47 Y. RIVIÈRE, « Constantin, le crime et le christianisme : contribution à l’étude des lois et des mœurs de l’antiquité tardive », op. cit., pp. 358-361 : « Quelles que soient les difficultés posées par le récit de l’épiphanie qui a précédé la bataille du Pont Milvius, il importe seulement ici de reconnaître que le symbole de la croix a été immédiatement associé à la victoire de Constantin, puis à la représentation figurée du prince. » (p. 358) 48 SOZOMÈNE, Histoire Ecclésiastique, II, 1-2 ; L. PIETRI (« Constantin et/ou Hélène, promoteurs des travaux entrepris sur le Golgotha : les comptes rendus des historiens grecs du Ve siècle », in B. POUDERON et Y.-M. DUVAL (dir.), L’historiographie de l’Église des premiers siècles, n°114, Paris, Beauchesne, 2001, pp. 371-380) ajoute d’ailleurs que ce récit est encore une construction littéraire destinée à introduire les chantiers de constructions sur les lieux saints. 49 Y. RIVIÈRE (« Constantin, le crime et le christianisme : contribution à l’étude des lois et des mœurs de l’antiquité tardive », op. cit., p. 360) affirme avec raison que les interférences ponctuelles entre la conversion de Constantin et la loi ne procèdent pas d’une réflexion théorique sur la justice. En effet, il n’y a pas eu de préméditation de la part de l’empereur ou de la chancellerie impériale ; mais ces analogies ont permis le développement d’une lecture chrétienne du droit, elle-même au service d’un discours plus large destiné à assimiler l’empereur et le Christ. 50 SOZOMÈNE, Histoire Ecclésiastique, 1, 8, 13. 51 EUSÈBE DE CÉSARÉE, Vita Constantini, I, XXXII. 52 LIBANIOS, Discours XXX, Pro Templis, VI.

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constate que Constantin fait fermer des temples païens53, et Eusèbe se plaît à dire que les portes de l’idolâtrie sont désormais fermées54. Or, la loi ordonnant la fermeture des temples n’est pas le fait de Constantin, mais celui de Théodose (CTh, 16, 10, 4). Dans la littérature chrétienne, la fin du temple apparaît comme un symbole de la fin du paganisme. De même, Jésus annonçait qu’il détruirait le temple et qu’il le rebâtirait en trois jours (Mt 26, 61 ; Jn 2, 19). Il voulait dire par là que la religion juive traditionnelle, dont le temple de Jérusalem était l’allégorie, devenait obsolète. Quant à Constantin, imitateur du Christ, il aurait fait du paganisme une religion immobilisée d’après les auteurs chrétiens. Il y a un symbolisme fort dans l’image du temple qui est construit ou détruit. Constantin bâtit des églises55, mais sans détruire les temples. Jésus ne construit pas, mais laisse le soin à ses disciples de le faire (« Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église » Mt, 16, 18). Par conséquent, il n’y a pas lieu de s’étonner que la littérature chrétienne distorde l’œuvre politique de Constantin56, dans le but de véhiculer l’image du prince qui construit les églises autant que l’Église. Ainsi, l’empereur est garant du bien-être de l’Empire, par les armes et par la loi. Or, dans le christianisme, l’avenir de l’Empire est le Royaume du Christ. La vie sur Terre n’est que l’attente de l’accomplissement des prophéties. D’après Lactance, il ne devrait même pas y avoir de loi humaine, car la loi de Dieu à elle seule est salutaire pour qui l’observe57. Mais, selon lui, l’erreur des impies amène à des lois, dans lesquelles le châtiment est terrestre, en prolongement de la justice divine58. Or, nous savons que Constantin a été initié aux Écritures après sa victoire de 312, qu’il a peut-être reçu l’enseignement de Jésus59. Pour autant, dans la législation religieuse, l’objectif est de parvenir à la concorde dans une Église morcelée. En 326, les privilèges que l’empereur accorde au clergé ne concernent pas les hérétiques et les schismatiques (CTh, XVI, 5, 1). La date de 326 n’est pas un hasard. C’est le lendemain du concile de Nicée qui réunit tous les évêques du monde sur l’invitation de l’empereur. À Nicée, 53

THÉODORET DE CYR, Histoire Ecclésiastique, V, 21, 1. EUSÈBE DE CÉSARÉE, Vita Constantini, IV, 23. 55 Il n’est pas anodin de rappeler que « église » et « Église » sont homonymes (ecclesia) : le temple a pris par synecdoque le nom de l’assemblée qui s’y réunit. 56 L’empereur orne Constantinople d’églises. SOZOMÈNE évoque en premier lieu l’église de Michaélion (Histoire Ecclésiastique, II, 3, 8). En revanche, G. DAGRON (Naissance d'une capitale : Constantinople et ses institutions de 330 à 451, Paris, PUF, 1984, pp. 391-392) pense que Sozomène attribue faussement à Constantin la construction de cette église. 57 LACTANCE, Institutions divines, 5, 8, 9. 58 LACTANCE, De la mort des persécuteurs. Pour donner quelques exemples, Néron n’a pas de sépulture (II), Valérien est pelé par les barbares (V), Aurélien est tué par ses amis (VI). 59 « Les temps sont accomplis, le Royaume des Cieux est tout proche. » (Mc, 1, 14), disait-il ; ou encore : « Repentez-vous, le Royaume des Cieux est tout proche. » (Mt, 4, 17) 54

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Constantin a montré son souci de rétablir l’unité dans l’Église, tant dans la définition d’une foi unique au Christ-Dieu que dans la célébration de la date de Pâques. S’il siège à Nicée, Constantin n’est pourtant pas un clerc. C’est Eusèbe de Césarée, en particulier, qui élabore l’image d’une monarchie terrestre à l’imitation de la monarchie divine. Pour ce dernier, l’humanité devrait aller vers plus de piété et de justice, et c’est le rôle de l’empereur, en tant qu’intermédiaire du Logos, de guider les hommes60. Dans ce contexte, la législation doit être interprétée comme un outil au service du Christ. En somme, l’attitude de l’empereur unique et victorieux à l’égard du christianisme et son activité législatrice, ont participé à créer le personnage de Constantin. Au terme de cette enquête, il convient de rappeler avec quelle mesure il convient de lire les sources anciennes. Les lettrés éloquents de l’Antiquité ont été déterminés à faire entrer Constantin dans le plan du Salut. Il fallait croire, avec Lactance et Eusèbe, que Constantin était un élu, que ses lois étaient conformes aux vœux du Christ. Il est considéré par Eusèbe en particulier comme le prolongement vertueux du fils de Dieu. D’après Polymnia Athanassiadi, Eusèbe de Césarée a métamorphosé l’empire en antichambre du Royaume du Christ : « Ce que nous devons à ce propagandiste de génie est la réécriture de l’histoire politique, sociale, intellectuelle et spirituelle de l’humanité selon une nomenclature purement chrétienne et, surtout, la formulation d’une théologie politique présentant l’empire terrestre comme le reflet du ciel et l’empereur comme légat du Christ. Histoire et politique sont désormais contemplées à travers le prisme de la théologie61. » On ajoutera que la loi aussi devait se lire dans cette perspective, alors qu’elle révèle par ailleurs une volonté de reconquête de l’empire par la voie légale, comme le fit Auguste quelques trois cents ans auparavant.

Tiphaine MOREAU Université de Limoges 60

EUSÈBE DE CÉSARÉE, La théologie politique de l’empire chrétien : Louanges de Constantin (Triakontaétérikos), II-III : « L’un, le Sauveur de l’univers, ouvre les portes célestes du royaume du Père à ceux d’ici-bas qui passent là-bas ; l’autre, dans son zèle pour le Tout-Puissant, ayant purifié de toute souillure l’erreur athée le royaume terrestre, convoque le chœur des saints et des hommes pieux à l’intérieur des demeures royales, en veillant à assurer le salut commun de la flotte tout entière de ceux dont il est le pilote. » (II, 5) 61 P. ATHANASSIADI, Vers la pensée unique, la montée de l’intolérance dans l’antiquité, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 16. L’auteur dit bien que notre vision de Constantin est biaisée par les écrits eusébiens (p. 65). Pour conclure, les thèmes récurrents dans le discours eusébien sont le concordisme dogmatique, la violence multiforme et le discours chrétien normatif (p. 70).

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De l’Antiquité païenne à l’Antiquité chrétienne, l’amour de la loi fait place à la loi de l’amour Martine HIEBEL In memoriam Jacqueline de Romilly1 Soulignons d’abord le paradoxe et la convergence produits par ces notions antinomiques, amour et loi. Certes, « l’amour est un oiseau rebelle (…) enfant de Bohême qui n’a jamais connu de loi », d’après la Carmen de Bizet ; certes, « l’amour ne se commande pas », comme l’a redit Adrienne Maillet dans son roman Trop tard paru en 1942 à Montréal. Mais, si « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », selon la Pensée de Pascal classée 277 par L. Brunschvicg, l’ordre et la liberté vont de pair pour que la famille humaine prospère et progresse, surtout sous la rubrique de la nouvelle donne chrétienne. Pour peu que nous suivions à présent des pistes étymologiques, la figure d’un arbre juridique peut le prouver par ses racines, enfouies dans le substrat indo-européen où É. Benveniste soulignait le souci constant de l’ordre, puis par sa cime formée de trois branches grecques et de deux branches latines2 : ΔIKH (Justice) ΘEMIΣ (Ordre Suprême) NOMOΣ (Règle) VS (Droit) LEX (Loi)

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J. DE ROMILLY (1913-2010), l’humaniste, l’amie, la convertie. Les éléments de cet arbre juridique proviennent du Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots de P. CHANTRAINE (Paris, Klincksieck, 1968) et du Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots d’A. ERNOUT et d’A. MEILLET (Paris, Klincksieck, 1979). Pour plus de clarté, nous en transposons les termes grecs en les explicitant : ΔIKH se lit Dikè et voisine en profondeur avec des notions divergentes, mais associées à la lumière ; ΘEMIΣ se lit Thémis, apparenté à l’acte d’établir ; NOMOΣ se lit nomos et rappelle les règles de répartition indispensables à la vie sociale. 2

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Le mythe de Theuth place à son tour la problématique de l’écriture à la naissance de la justice et de la démocratie : ce mythe, qui apparaît dans Phèdre ou de la beauté de Platon, nous met assurément en garde contre les trop grandes facilités que l’écriture offrirait à la pensée, au risque d’engourdir l’intelligence comme la mémoire3 ; mais nous lisons par la suite dans le même dialogue que l’écriture permet de fixer les idées pour mieux les cultiver personnellement4 ; de plus, dans Protagoras ou des sophistes, Platon suggère5 que les citoyens peuvent se conformer aux lois en faisant de leur existence un exercice d’écriture qui leur redonne vie et forme. D’ailleurs, à Gortyne en Crète, lieu mythique des amours entre Europe et Zeus – ce couple constitué d’une mortelle et d’un dieu, proche donc de celui d’Éros et de Psyché –, un code urbain sous la forme d’un étrange mur de lois protectrices et inspiratrices, frère des lois gravées par Hammourabi ou de celles d’Athènes et de Rome, a surgi au Vè siècle avant notre ère, précisément près du platane éternel que la tradition attribue comme lieu de 3

PLATON, Phèdre, 274 c-275 b. PLATON, Phèdre, 276 d. 5 PLATON, Protagoras, 326 d. 4

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conception à Minos, le père d’un âge d’or, de l’âge minoen et de la première civilisation occidentale ! Nous pouvons maintenant remonter au galop l’histoire des idées. Jacqueline de Romilly6 montre justement que la nature sert tour à tour de repoussoir et de modèle au législateur grec, mais que le citoyen est surtout orienté par la présence invisible et divine du bien commun tel que l’entendent les philosophes. Quelques décennies avant elle, Georges Bernanos revendiquait la seule justice qui valût à ses yeux de citoyen engagé, privilégiant l’esprit de la loi par rapport à sa lettre, donc la transcendance de la conscience et de l’amour7. À sa manière, Henri Bergson8 distingua la religion dynamique de la religion statique en plaidant pour une morale, voire une société, ouvertes plutôt que closes ou figées par des codes rigides. Si nous continuons de remonter le temps, nous rencontrons l’Alsacien Manegold9 : il rejoignit, d’après les historiens de la démocratie, au début du deuxième millénaire de notre ère, l’Antigone de Sophocle ainsi que Socrate, en prônant, lors de la réforme grégorienne, en pleine querelle des Investitures, le premier contrat social explicite, celui qui circula dans les cercles et les cerveaux des clercs jusqu’à l’inspiration de Rousseau ! Mais, au terme d’un tour d’horizon rapide et général, rendons à la figure d’Europe ce qui appartient à la jeune Europe ; son enlèvement mythique la porta bien plus loin qu’elle ne craignait et que le rivage crétois qui l’attendait au Couchant : car elle y mit au monde non seulement Minos, mais ensuite la démocratie, par le seul truchement des techniques nautiques et de l’art alphabétique nés comme elle en Phénicie, donc l’Europe naissante qui lui doit sa vocation, ses dons, son nom fédérateur autant que porteur, son aptitude à fixer et à mouvoir, à stabiliser comme à mobiliser10. À cet art et à ces techniques, l’enlèvement d’Europe semble en effet servir de représentation symbolique, de ce fait dynamique et finalement contagieuse comme un big bang humain, comme une onde de choc fondatrice.

6

J. DE ROMILLY, La Loi dans la pensée grecque, Paris, Belles Lettres, 1971. Le testament littéraire, politique et spirituel de G. BERNANOS se trouve dans ses Dialogues des Carmélites, publiés – après la mort de l’écrivain et les passionnants avatars qu’a subis cette relation de martyrologe – par A. BÉGUIN (Paris, Seuil, 1949). 8 H. BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, Presses Universitaires de France, 1932. 9 M. HIEBEL, L’Empereur, le Pape et le Petit-Prince – Tradu-fiction sur Manegold de Lautenbach, Colmar, Jérôme Do. Bentzinger Éditeur, 2016. 10 Datant du début du VIè siècle av. J.-C., la métope de Sélinonte incarnait déjà l’élan certes minéral, mais surtout matinal et magistral, d’Europe, la Phénicienne enlevée pour mieux faire lever l’Occident. Cf. M. HIEBEL, « Du mythe d’Europe à la réalisation de l’Europe : démarrages sur image », in Europe entre Orient et Occident – du mythe à la géopolitique, Lausanne, L’Âge d’homme, 2007, pp. 89-98. 7

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Quelle est la loi dont Sophocle chante l’amour dans Antigone ? Le conflit de l’amour et de la loi commence par être clairement, tragiquement, mis en scène dans l’œuvre de Sophocle l’année même où il est élu stratège avec Périclès en 442 : Ismène et son oncle Créon aiment-ils la loi politique, mais trop humaine ? Antigone aime-t-elle vraiment la loi divine ? Au début de la tragédie, en tout cas, l’aube va naître, dit la première didascalie. Il s’agit certes ici d’un décret ponctuel du roi Créon, interdisant, à l’issue d’une lutte fratricide, d’enterrer comme Etéocle son neveu Polynice qui fut traître à Thèbes ; mais les termes employés par leur sœur Antigone montrent nettement le caractère officiel (proclamé), arbitraire, souvent contraire à la justice divine et à la bonté humaine comme à l’amour des proches, que revêtent certaines lois. En conséquence, comment les aimer ? « Née du même sang, tête d’Ismène, Sais-tu ce que des maux venus d’Œdipe Zeus Et lequel – ne met pas en œuvre contre nous de notre vivant ? Car il n’est rien ni de douloureux ni de désastreux Ni de honteux ni d’indigne (ATIMON) Que je n’aie vu compter parmi tes maux ou les miens. Et, maintenant, qu’est-ce à nouveau que ce dont on parle comme s’adressant à toute la ville, Ce décret proclamé (KHPYΓMA), pris par le Chef des armées à l’instant ? Sais-tu quelque chose pour avoir laissé traîner tes oreilles ? Ou t’échappe-t-il Que vers ceux qui nous sont chers (ΦIΛOYΣ) s’avancent des ennemis les maux ? » (v. 1-10) « Concernant Etéocle, d’après ce qu’on dit, avec justice (ΔIKHI) Jugeant (ΔIKAIΩN) devoir le traiter, selon les règles (NOMΩI), sous la terre Il l’a enseveli pour le rendre digne (ENTIMON) aux yeux des morts souterrains. Mais, la dépouille misérablement tombée de Polynice, On dit que les habitants ont reçu l’ordre proclamé (EKKEKHPYXΘAI) de ne pas L’enfouir dans une sépulture, que nul ne le pleure, De le laisser privé de pleurs, de sépulture, mais doux aux oiseaux Qui lorgnent l’aubaine pour un plaisir vorace. » (v. 23-30)

La loi de Créon semble imposée avec brutalité, donc non seulement incapable de susciter l’amour, mais surtout contraire à la loi d’amour émanant des proclamations non écrites qui correspondent, d’après Antigone (v. 454-455), aux sûrs règlements des dieux. Est-ce alors à la loi religieuse, ou naturelle, qu’il faudrait s’attacher ? Il existe effectivement une justice 352

divine : elle ne s’accorde qu’à l’amour fraternel, sacré, par-delà les paroles. Mais comment l’aimer et l’appliquer en vérité ? L’épreuve de force entre Antigone et Créon discutant le rôle de Polynice peut nous éclairer. « ANTIGONE. Ce n’est absolument pas en esclave, mais en frère, qu’il est mort. CRÉON. Mais en détruisant cette terre-ci, alors que l’autre se dressa pour la défendre. ANTIGONE. Néanmoins Hadès à l’application de ces règles (NOMOYΣ) aspire. CRÉON. Mais l’utile par rapport au mauvais n’obtient pas un sort égal. ANTIGONE. Qui sait si, sous terre, c’est un pieux comportement ? CRÉON. Vraiment, jamais l’ennemi, même s’il meurt, n’est cher aux cœurs (ΦIΛOΣ). ANTIGONE. Vraiment, c’est pour partager non la haine, mais l’amour (ΣYMΦIΛEIN), que je suis venue au monde. » (v. 517-523)

L’opposition des valeurs connaît en réalité son paroxysme auparavant, dans un chant du chœur formé par des vieillards thébains : ils s’émerveillent devant l’organisation que l’homme sait établir et développer, mais ils s’effraient aussi face à l’insoumission, fût-elle justifiée, quand elle menace l’ordre établi qui permet, selon une définition du pouvoir, de rendre les hommes heureux. « Un esprit délié maîtrise Par des pièges, dans ses champs libres, De la bête sauvage les foulées montagnardes et, le chevelu cheval, Il le soumettra sous le joug en pleine nuque Comme le montagnard infatigable qu’est le taureau. Sons de la parole, ailes De la pensée, pour régler les villes (AΣTYNOMOYΣ) Initiatives créatrices, à tout cela il s’est entraîné. » (v. 347-355) « En greffant sur son savoir les règles (NOMOYΣ) de sa terre natale Ainsi que les divins et justes (ΔIKHN) serments, Il atteint le sommet de sa cité ; inversement, il est privé de cité si, par ce qui est privé de beauté, Il se laisse contaminer pour cause de provocation. » (v. 367-371)

Comment dissocier dès lors règles de la terre natale et justes serments des dieux ? Il nous faudra poursuivre notre réflexion pour résoudre le conflit de l’amour et de la loi ; d’ores et déjà, une seule autorité semble devoir et pouvoir être aimée, celle de l’amour. Mais attardons-nous encore avec Sophocle sur son cycle cadméen. Nous savons qu’un chœur d’Œdipe roi s’achève aux vers 895-896 sur le caractère dérisoire qui s’attacherait aux 353

chants et danses même solennels si la démesure prenait le pas dans le peuple, et que déplore encore – ou déjà – le vieillard thébain : « Car, si de telles mœurs sont tenues en honneur, en quoi suis-je obligé de danser dans les chœurs ? »

Nous nous souvenons aussi que Thèbes a reçu du frère d’Europe, Cadmos parti à sa recherche à travers ans et mers, les lettres phéniciennes et que la même ville béotienne a vu naître Dionysos11. Ce n’est donc pas une simple coïncidence qui fait servir la citadelle cadméenne de cadre d’une part au débat sur la loi des hommes et sur l’ordre divin, d’autre part à l’éclosion de l’expression humaine la plus responsable – le théâtre – par les signes de l’alphabet : de proto-sinaïtiques, ils sont de proche en proche devenus grecs, libérateurs et créateurs12, par l’évolution du caractère symbolisant et signifiant le taureau, cet Aleph que les Grecs adopteront pour tracer le son A dans leur voyelle alpha.

Quelle est la loi dont Socrate professe l’amour dans l’Apologie platonicienne ? On sait qu’au début du IVè siècle avant notre ère l’Athénien Socrate fut condamné sous les Trente pour corruption de la jeunesse et pour impiété d’après l’Apologie de Platon (24b-c)13. Cette mise à mort est l’acte de naissance de la philosophie par le scandale et la réflexion qu’elle déclencha dans son disciple Platon, d’où jailliraient, sur tout l’Occident, métaphysique et morale, dialectique et politique. Voit-on paraître ici l’amour de la loi démocratique ? En tout cas, voici, après l’aube emmurée d’Antigone, l’éveil suscité et ravivé par Socrate au moment d’être condamné : « Cependant, que cette affaire aille selon la manière chère (ΦIΛON) au dieu ; mais il faut obéir à la règle (NOMΩI) – et se défendre. » (19a)

C’est bien ainsi que s’exprime l’amour de la loi démocratique ; elle est un contrat qui délivre de la calomnie et du mensonge, de l’impiété comme de la sédition : l’apologie de Socrate constitue aussi une arme défensive pour la cité sans qu’elle s’en doute. Mais une autre exigence se fait jour dans l’auditoire dès ces paroles de Socrate : s’agit-il d’un amour pour la 11

P. GRIMAL, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, P.U.F., 1951. F. BRIQUEL-CHATONNET, « L’Écriture alphabétique », in L’Aventure des écritures – Naissances, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1997, pp. 90-93. 13 Cf. PLATON, Euthyphron, 2c-3b ; ce dialogue insiste davantage sur la création de dieux nouveaux imputée à Socrate. 12

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conscience ? Oui, en tant que vigilance attentive aux manifestations de l’invisible aussi bien que du visible, autour comme à l’intérieur du théâtre. « Ce ne sera donc pas sans difficulté qu’un autre de cette trempe naîtra pour vous servir, citoyens ; inversement, si vous m’en croyez, vous allez gagner à m’épargner ! Mais peut-être qu’en explosant, comme des endormis qu’on réveille, peut-être qu’en me frappant, sur les conseils d’Anytos, vous me mettriez à mort sans difficulté – et qu’ensuite vous passeriez le restant de votre vie à dormir, si le dieu ne vous envoyait quelqu’un d’autre pour prendre soin de vous. En tout cas, que je me trouve être un homme offert par le dieu en présent à la ville, laissez-vous-en persuader par la preuve suivante : bien différentes du comportement humain se révèlent mon absence d’attention (HMEΛHKENAI) à l’égard de toutes mes affaires, ma façon d’assumer une situation privée d’attention (AMEΛOYMENΩN) sur d’aussi nombreuses années, et inversement mon application à votre intérêt, tandis que j’allais toujours en privé vers chacun de vous, comme un père ou un frère aîné, enjoignant d’être attentif (EΠIMEΛEIΣΘAI) à la vertu. » (31a-b) « Peut-être semblerait-il bizarre aussi que je donne des conseils particuliers au hasard de mes promenades et d’affaires diverses, sans oser pour autant monter en public parler à votre foule pour donner des conseils à la cité. La cause en est ce dont je vous ai souvent fait part : un signe divin ou d’ordre divin m’arrive, et Mélètos (MEΛHTOΣ) en a fait son chef d’accusation sur le mode comique. Or ce signe a commencé de m’accompagner dès l’enfance : c’est une voix qui se fait jour et qui, dès qu’elle se produit, me détourne de chaque entreprise, mais ne me pousse vers aucune. Voilà ce qui s’oppose à ce que je m’engage dans une démarche politique. Et l’intervention de ce signe me semble on ne peut plus belle ; car, sachez-le bien, citoyens athéniens, si j’avais engagé des affaires politiques depuis longtemps, il y a belle lurette que je serais mort et que je ne servirais plus de rien ni à vous ni à moi. Ne vous fâchez donc pas contre moi qui dis la vérité : car nul ne sauvera sa vie s’il s’oppose noblement à vous ou à n’importe quelle foule, ou s’il empêche que bien des actes contraires à la justice ou aux règles (AΔIKA KAI ΠAPANOMA) ne soient commis dans l’espace de la cité ; mais il est inévitable que celui qui veut combattre réellement pour la justice (ΔIKAIOY), surtout s’il doit sauver quelque temps sa vie, reste un simple particulier, renonçant aux rôles publics. » (31c-32a)

En jouant dès le début sur le nom de son accusateur Mélètos – mot qui veut dire « attentif » –, Socrate fait jouer ensemble, tel un instrument à cordes, les règles de l’ironie la plus créatrice, donc de l’éveil et de la vigilance inhérents à la dignité humaine, par obéissance à son démon familier jusqu’à sacrifier ses affaires, une ambition politique et lui-même au nom de la justice. Mais nous avons aussi vu apparaître un dieu, présent dans une voix comme dans l’humour, en cette défense de Socrate ; après avoir 355

provoqué son auditoire de jurés en proposant de se faire nourrir au Prytanée (36d-37a), Socrate s’adresse enfin à ses concitoyens, à ceux du moins qui avaient voté l’acquittement, comme étant des juges, donc dépositaires de la justice14. Si le signe du dieu n’a pas retenu Socrate ce jour-là de se rendre à son procès qu’il savait pourtant condamné à la condamnation, c’est que la mort n’est un mal ni en tant que sommeil éternel – comme le devinent les Athéniens adeptes de la somnolence – ni, a fortiori, en tant que perpétuelle et parfaite présence. Car une divinité semble habiter toute forme d’attention dès ici-bas, mais surtout nous réserver chez Hadès la chance d’un dialogue aussi riche qu’attentif. « Si quelqu’un, arrivant chez Hadès et délivré de ces soi-disant juges (ΔIKAΣTΩN), trouve des juges (ΔIKAΣTAΣ) authentiques, ceux dont on dit précisément qu’ils rendent la justice (ΔIKAZEIN) là-bas – Minos, Rhadamante, Éaque, Triptolème et tous ceux qui, parmi les demi-dieux, devinrent justes (ΔIKAIOI) durant leur vie, cela ne vaudrait-il pas le déplacement ? Ou encore, côtoyer Orphée ou Musée, Hésiode ou Homère, à quel prix l’un d’entre vous n’en recevrait-il pas le privilège ? Je veux bien mourir plusieurs fois si c’est vrai, puisque moi aussi je trouverais admirable la conversation là-bas, chaque fois que je rencontrerais Palamède, Ajax fils de Télamon ou quiconque parmi les anciens est mort par une sentence injuste (AΔIKON) : comparer mes peines aux leurs, à mon avis, ne serait pas dépourvu pour moi d’agrément. » (41a-b) « Mais, quand mes fils auront grandi, punissez-les, citoyens, en leur infligeant les peines que je vous infligeais, s’ils vous paraissent accorder leur attention (EΠIMELEIΣΘAI) aux richesses ou à une autre valeur plutôt qu’à la vertu ; s’ils existent par le paraître alors qu’ils ne sont rien, invectivez-les comme je l’ai fait pour vous, parce qu’ils ne font pas attention (EΠIMEΛOYNTAI) à ce qui l’exige et croient être quelque chose sans avoir aucune dignité. » (41e)

Même négative, la voix divine, dès ici-bas, prépare donc à la vertu, c’està-dire au meilleur, parce qu’elle rend meilleur, et ainsi à la vie infinie, dans l’immortel examen mené à plusieurs voix ; puisque leur père va manquer aux fils de Socrate sur ce chemin, il revient aux citoyens vivants de se replacer avec eux, sans cesse, face à leurs responsabilités communes. Le dieu se

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Numa Denis FUSTEL DE COULANGES donne dans La Cité antique (1864 ; Paris, Flammarion, 1984, pages 395-396) une idée du rôle et de la place confiés à tout citoyen d’Athènes dans le tribunal de l’Héliée : « Une année sur deux en moyenne, il était héliaste, c’est-à-dire juge, et il passait toute cette année-là dans les tribunaux, occupé à écouter les plaideurs et à appliquer les lois. »

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montre désormais présent au-delà de la conscience et de la loi dans les dernières paroles que Socrate ajoute immédiatement : « Si vous faites cela, je bénéficierai moi-même d’un traitement juste (ΔIKAIA) de votre part ainsi que mes fils. Mais voici l’heure de partir, pour moi vers la mort, pour vous vers la vie. Qui de nous marche vers l’affaire la meilleure, nul ne peut le discerner, excepté le dieu. » (42)

Le bonheur de la justice accomplie et de l’harmonie toujours en cours mène donc Socrate jusqu’à la fin de Criton ou sur le devoir où les Lois prennent une parole familière15 : au-delà de l’antagonisme souligné au début, la dialectique permet d’articuler amour et loi, dans le sillage également de celui qui est mis à l’honneur par le dialogue du Pseudo-Platon sous le titre de Minos et le sous-titre Sur la loi. Le point commun central avec les dialogues attribués à Platon est bien la référence au dieu (319a) ; mais sont également intéressants pour nous le début portant sur la définition de l’art comme découverte des choses (314b), sur sa désignation comme loi (315a), et la fin où Minos légifère en recourant rituellement, souterrainement, tous les neuf ans, à son père, Zeus lui-même (318-321).

La loi de l’amour chez Paul s’adressant aux Corinthiens (première lettre) Après l’aube murée d’Antigone et l’éveil qui rayonne de Socrate, cette lettre alimente la lumière d’un nouveau matin en franchisssant un pas capital ; car Paul de Tarse relie plus qu’il ne les sépare l’Antiquité dite païenne et l’Antiquité chrétienne, parcourues toutes deux par la même expression, aussi définie que vague pour exprimer la divinité : O ΘEOΣ, le dieu. La césure la plus nette entre ces deux ères se trouve probablement dans l’emploi du terme KOΣMOΣ « l’ordre beau », qui, selon la Grèce antique, mène la nature, qui peut aussi montrer aux hommes comment dépasser leur humanité trop humaine et leur YBPIΣ, devient dans le Nouveau Testament le monde trop mondain pour ne pas être immonde, sauf si la loi, notamment juive, y cède la place à une autre loi, voire au monde nouveau16. Une règle inédite se fait jour, aussi brutalement que progressivement, par la folie de l’amour. Car ce renversement des valeurs, cette révolution en profondeur, surgissent d’une prédication, celle de l’Évangile, c’est-à-dire d’une proclamation semblable à celle de Créon, mais retournant toute valeur pour inverser de fond en comble folie et sagesse. Quelle loi ressort de ce 15

PLATON, Criton, 50-54 ; une discussion notamment avec le professeur honoraire de philosophie Marc Schweyer a confirmé la nécessité de ce complément. 16 F. MARTIN, Les Mots latins, Paris, Hachette, 1976, pp. 160-161, article mundus.

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chaos, par quelle subversion fondatrice ? Alors que Paul avait dû quitter Athènes sur un échec, à Corinthe il trouva dans les années 50-52 une population ouverte à son annonce. Mais, après son départ, Paul apprit les divisions et perversions qui s’étaient mises à déchirer cette communauté : il lui envoya donc une première lettre, dont nous allons considérer quelques passages. « Puisque en effet, dans la sagesse du Dieu, le monde en sa sagesse n’a pas connu le Dieu, le Dieu s’est plu, en la folie de la proclamation, à sauver la vie de ceux qui croient en lui. Puisque d’un côté des Juifs demandent un signe, puisque de l’autre côté des Grecs recherchent une sagesse, nous autres nous proclamons l’Oint du Seigneur, mais crucifié : pour des Juifs un scandale, pour des Grecs une folie, mais – pour des créatures appelées, d’origine juive et grecque – le Christ comme puissance et sagesse divines : car ce qui dans le Dieu est fou se révèle plus sage que les hommes et ce qui dans le Dieu est faible se révèle plus fort que les hommes. » (1. 21-25)

La loi qui ressort de ce chaos est donc le retournement et la (re)conversion de l’homme, ou plutôt le renversement de sa stature, de ses valeurs et l’orientation de son être vers un tout Autre, comme le rapportent les Actes des apôtres par trois fois (chap. 9, 22 et 26) ainsi que la Lettre de Paul aux Galates (chap. 1) : le coup brutal autant que doux qui fit tomber Saül, l’intransigeant pharisien, de cheval sous une voix et sous une lumière d’un autre ordre – comme dira Pascal par la suite –, qui fit tomber la nuit sur lui, puis l’eau du baptême sur sa tête, enfin les écailles de ses yeux, et qui fit surgir ainsi le futur saint Paul, ce coup répercuté à Damas n’a rien d’une autorité violente, mais procède d’une logique aussi puissante que différente de la Loi juive, mentionnée au chapitre 9 pour mieux être dépassée. Il s’agit donc de passer au-delà de la loi comme de l’amour. « Car j’ai pris des mains du Seigneur ce qu’également je vous ai donné, à savoir que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, après avoir rendu grâces le rompit et dit : prenez, mangez. » (11, 23-24) « Quiconque donc [prendra les dons] du Seigneur sans en être digne sera tenu responsable devant le corps et le sang du Seigneur. » (11, 27)

On constate ici la dialectique de l’abandon à la trahison et du don par amour, mais aussi l’obligation de dignité pour qui veut prendre part à la grâce de l’Eucharistie. Un nouveau mode de vie, ou plutôt une vie nouvelle, sont offerts dès cette lettre : le passage de l’Antiquité païenne à la modernité chrétienne déclenche une révolution permanente. Les deux chapitres suivants 358

sont d’un seul tenant, d’une même coulée de souffle et d’esprit, articulés au cours du chapitre 12 sur le bien commun, sur la liberté, sur la route même qui mène à ces buts convergents, bref par une constitution novatrice qui s’exprime presque lyriquement au chapitre 13, dans l’alternance de l’image et de l’invisible, de l’indéfini et du défini. « Si je bavarde dans les langues des hommes ainsi que des anges, mais si je n’ai pas d’amour, je ne suis plus qu’airain sonore ou cymbale retentissante. Et, si j’ai le don de prophétie et que je connaisse tous les mystères, toute la science, et si j’ai toute la foi jusqu’à transplanter des montagnes, mais que je n’aie pas d’amour, je ne suis rien. Et, si je débite tous mes biens en bouchées pour affamés, si je livre mon corps à la flamme, mais si je n’ai pas d’amour, cela ne m’avance à rien. » (13, 1-3) « Nous voyons pour l’instant par un miroir, en énigme, mais bientôt face à face ; pour l’instant je connais en partie, bientôt je ferai connaissance comme j’ai fait l’objet de la connaissance. Or maintenant demeurent foi, espérance, amour, ces trois forces ; mais plus grande que les deux autres est celle de l’amour. » (13, 12-13)

Ainsi l’antique notion de KOΣMOΣ grec et de mundus romain, après avoir subi le ternissement chrétien, recouvre son éclat vivant d’ordre non seulement propre, mais beau, bref sa splendeur de vie sans fin relancée dans l’éternité de la fraternité, grâce à la grâce des grâces qui n’est pas, comme pour le Curé de campagne de G. Bernanos, de s’oublier, mais de communier les uns avec les autres dans la douce et forte loi de l’amour17. Tandis que paradoxalement semblait grandir la lumière, de l’aube sophocléenne au matin paulinien en passant par l’éveil socratique, nous avons regardé s’entrecroiser trop vite, en grec ancien, quatre paires de fils tour à tour athéniens et palestiniens, mais toujours jeunes et méditerranéens : amour et loi, homme et divinité, la vie et la mort, enfin l’écriture et l’action entrelacées par une nouvelle donne chrétienne ; tenons fermement cet écheveau qui nous offre autant de solides cordages. Car nous voyons aujourd’hui l’Europe à l’orée des lois : née de l’aurore proche-orientale, mais lointaine, traversée ou plutôt travaillée par l’onde chrétienne qui mena des dieux humains au Dieu fait homme, l’Europe est à nouveau, plus que jamais, confrontée à l’invisible visage du bien commun, toujours plus interrogateur et plus exigeant, plus large et plus lourd d’un amour à mettre au monde, puis en œuvre, elle dont le nom signifie

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M. HIEBEL, Résonances bibliques d’une œuvre de fiction ; le « moulin à lumière » de Bernanos, Paris, Minard, 1999, pp. 67-75.

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précisément Vaste-Vue18. Puisse-t-elle s’inspirer de Didon, cette autre Phénicienne mythique, héritière indirecte d’Europe, de Didon qui fut la reine et la préfiguration d’une souveraineté démocratique ancienne autant que future : celle de la loi écrite aussi commode à lire, à connaître et à approfondir que nécessaire à respecter. Cette souveraineté démocratique se profilait certes dans la tradition virgilienne (Énéide, I, v. 507 et 523) ; elle fut d’ailleurs magnifiée avant 1732 par un tableau du Néerlandais Gérard Hoet qui figure au catalogue de la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe sur le thème d’Énée arrivant au couronnement de Didon, alors que le divin nuage protecteur du héros contraste fort avec la netteté des documents écrits ou lus qui pullulent et circulent dans la foule carthaginoise19 ; mais elle s’élabore entre autres, présentement, sur les rivages méridionaux de la Méditerranée, spécialement dans les parages de Carthage, donc de Tunis, et sous les yeux mêmes de la communauté internationale20. Martine HIEBEL CPGE, Lycée Fustel de Coulanges, Strasbourg

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Cette étymologie semble s’imposer dès le IIè siècle avant notre ère dans l’idylle grecque, intitulée Europé, du Syracusain MOSCHOS, sans doute au contact de la présence phénicienne particulièrement forte dans la partie occidentale de la Sicile, donc au-delà de Sélinonte où l’enlèvement d’Europe rayonnait précisément depuis le début du VIè siècle ! Cf. M. HIEBEL « (L’) Europe de Moschos : une idylle en Sicile », site du lycée Fustel de Coulanges, Strasbourg, 2009, rubrique Ouverture antique. 19 Hannibal ad Portas. Macht und Reichtum Karthagos, Stuttgart, Theiss, 2004, p. 369. 20 La communication qui a conduit à cet article tentait de prendre en compte quelques apports de la révolution du jasmin qui a accompagné en toile de fond les travaux de la journée d’études. Cf. M. HIEBEL sur le site numérique de l’académie de Strasbourg : lettres/Tutoriels_pour_les_TICE/Moschos_Eur.pdf

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TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos Patrick VOISIN et Marielle de BÉCHILLON………………………..........11 AUTOUR DE L’HOMO SACER La condition de l’homo sacer Michèle DUCOS………………………………………………………........17 Macrobe et la question du sacré Patrick VOISIN…………………………………………………………….31 Forme et force de l’injonction et de l’interdiction dans les lois divines et humaines Nathalie CROS et Marie-Ange JULIA………………………………….….47 LES ASPECTS JURIDIQUES Minos, Cécrops, Phoronée : figures du premier législateur humain dans ses rapports avec le divin Antoine CONTENSOU……………………………………………….........67 Le religieux et le droit dans l’ancienne Rome : artefact prescriptif, taxinomies juridiques et tempéraments au rigor iuris Arnaud PATURET……………………………………………………........81 Formes et fonctions du serment à Rome Michel GRIFFE……………………………………………………….…....95 CHEZ LES AUTRES Remarques sur la peine à l’époque hittite Michel MAZOYER……………………………………………………….119 Soleil céleste, Soleil parmi les hommes : la divinité solaire, le roi hittite et leurs rapports aux lois Raphaël NICOLLE………………………………………………………..125 361

La fusion du droit divin et du droit humain dans les inscriptions en vieuxperse Jean-Pierre LEVET………………………………………………………..137 CE QU’EN DISENT LES PHILOSOPHES Platon : de la divinité des lois humaines Marie-Noëlle RIBAS……………………………………………………...149 Les lois des Atlantes et des Athéniens d’après le Timée et le Critias Thierry GRANDJEAN………………………………………………........161 Des lois humaines qui tendent vers le divin : l’Intellect actif chez Aristote Jean-Pierre MASSAT…………………………………………………… .177 L’utopie, réflexion sur les lois les meilleures Franck COLLIN…………………………………………………………..189 DANS LES ŒUVRES DRAMATIQUES Les hommes et les dieux : la loi dans l’Orestie d’Eschyle François GADEYNE……………………………………………………...207 Lois des dieux ou lois des hommes dans Oedipe Roi de Sophocle ? Marielle de BÉCHILLON………………………………………………...221 Iphigénie en Tauride ou l’avènement du droit logique Isabel DEJARDIN………………………………………………………...235 Le scelus nefas dans Médée et Phèdre de Sénèque : ordres du roi, vengeances de femmes et lois des dieux Émilia NDIAYE…………………………………………………………..249 CHEZ LES HISTORIENS ET LES ROMANCIERS L’histoire de Crésus ou la nécessité de la loi Ghislaine JAY-ROBERT……………………………………………........263 Loi des dieux, loi des hommes : deux exemples d’ordalie dans les aventures de Leucippé et Clitophon Valérie FARANTON……………………………………………………...275 362

Désirs divins, sacrifices humains : du rôle du couple dieux/hommes dans l’élaboration des pratiques rituelles juvéniles civiques Romain ROY……………………………………………………………...285 César et les dieux Jean-Pierre BRÈTHES………………………………………………........301 EN CONTEXTE CHRETIEN La place du terme latin canon dans le vocabulaire chrétien Pedro DUARTE…………………………………………………………...321 Les lois constantiniennes sont-elles conformes aux vœux du Christ ? Tiphaine MOREAU………………………………………………...……..335 De l’Antiquité païenne à l’Antiquité chrétienne, l’amour de la loi fait place à la loi de l’amour Martine HIEBEL………………………………………………………….349 Table des matières……………………………………………………….361

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L’histoire aux éditions L’Harmattan Dernières parutions

Mais comment en est-on arrivé là ? La terre de 4 000 à 4,5 milliards d’années

Rouffet Michel

De l’Ancien Testament aux derniers calculs pour déterminer l’âge de la Terre, les chiffres varient considérablement : 4 000 ans, 75 000 ans, 4,5 milliards d’années... L’auteur raconte et démontre non seulement comment l’estimation de l’âge de notre planète a évolué au cours des siècles, mais également comment des points de vue si divergents peuvent converger et se retrouver complémentaires. Avec lui, nous découvrons que science et religion ne sont pas forcément aussi opposées que l’on pourrait le croire. (Coll. Acteurs de la Science, 23.50 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-343-10343-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-002270-8 Archéologie de la pensée sexiste L’Antiquité

Labrecque Georges

Les œuvres de l’Antiquité révèlent à la fois le mépris et l’éloge adressés à la femme dans des domaines fort différents (théologie, morale, littérature, droit, philosophie, etc.), qui se sont développés dans diverses régions du monde. L’humanité a ainsi hérité d’une multitude de manuscrits très riches, encore qu’ils soient presque tous rédigés par des hommes bien souvent sexistes avant la lettre. Cet ouvrage propose une relecture des œuvres principales de l’Antiquité et montre que les préjudices et les maux subis par les femmes en ce début du XXIe siècle plongent leurs racines dans un passé très lointain. (37.50 euros, 368 p.) ISBN : 978-2-343-10502-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-002249-4 Histoire des Huns

Daniarov Kalibek

L’Histoire des Huns dresse un tableau saisissant de l’histoire de ce peuple mystérieux, les Huns, depuis leur apparition à la chute de leur empire, survenue après la guerre menée par Attila en Europe (453 apr. J-C). Chercheur kazakh de renom, l’auteur présente ici une nouvelle analyse et synthèse de la culture hunnique. Il s’appuie sur des sources rares et inédites qui le conduisent à affirmer notamment que les Huns étaient des ancêtres probables du peuple kazakh. (25.00 euros, 276 p.) ISBN : 978-2-343-09492-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-001332-4 1789 : les colonies ont la parole Anthologie Tome 1 : Colonies ; Gens de couleur Tome 2 : Traite ; Esclavage

Biondi Carminella - Avec la collaboration de Roger Little

Cette anthologie regroupe tous les écrits et les discours de l’année 1789 au sujet des colonies, des gens de couleur (tome 1), de la traite et de l’esclavage (tome 2). Voici un ensemble de controverses

passionnées et passionnantes de l’époque où aucun Noir n’est admis (comme à la Conférence de Berlin, un siècle plus tard). ((Tome 1 – Coll. Autrement Mêmes, 25.50 euros, 218 p.) ISBN : 978-2-343-09854-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-001623-3 (Tome 2 – Coll. Autrement Mêmes, 23.00 euros, 280 p.) ISBN : 978-2-343-09855-5, ISBN EBOOK : 978-2-14-001622-6 Antiquité, Art et Politique

Sous la direction de Bouineau Jacques

Le lien entre ces différentes contributions se trouve dans l’utilisation de l’œuvre d’art comme vecteur politique, l’Antiquité sert de fil directeur et de multiples domaines artistiques sont concernés. Les domaines couverts sont les mondes anciens, l’Antiquité classique, le monde musulman, le monde slave et la culture européenne de l’époque moderne et contemporaine. (Coll. Méditerranées, 33.00 euros, 318 p., Illustré en noir et blanc) ISBN : 978-2-343-09346-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-001407-9 L’espace dans l’Antiquité

Sous la direction de Patrick Voisin et Marielle de Béchillon

L’espace est un thème permanent de la littérature antique, d’Homère au Ve siècle ap. J.-C. Il s’impose comme une préoccupation partagée, de l’habitant le plus humble à l’intellectuel le plus illustre. Les écrits antiques s’intéressent aux expériences et aux représentations de l’espace et nous invitent à un voyage au sein des mentalités antiques : c’est d’une ouverture de nature anthropologique dont il sera question, l’espace révélant également les valeurs, le mode de vie, les croyances ou les besoins de ces différentes civilisations. (Coll. Kubaba, 38.00 euros, 378 p.) ISBN : 978-2-343-05822-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-37353-9 Héphaïstos le Dieu boiteux

Andrieu Gilbert

Presque toutes les mythologies possèdent un dieu boiteux, souvent forgeron : le cas d’Héphaïstos n’est pas unique et doit correspondre à un signe particulier qu’il faut trouver. Pourquoi ce dieu est-il si différent des autres et que représente cette singularité ? La singularité de cette divinité, qui semble à la fois immortelle et cependant particulière au point d’être presque rejetée, interroge. Homère nous en donne une image assez réductrice qu’il faut dépasser si l’on veut comprendre ce que les aèdes cachaient derrière leurs légendes. (17.00 euros, 170 p.) ISBN : 978-2-343-05974-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-37490-1 Pourquoi ? Les Lumières à l’origine de l’Holocauste

Valdman Edouard

Et si la grande tentation pour les Juifs était d’oublier leur identité ? Et si l’assimilation faisait le lit de l’antisémitisme ? Et si la laïcité exacerbait les antagonismes religieux ? Et si les origines de l’Holocauste étaient à chercher aussi du côté des Lumières ? La réflexion de l’auteur, loin des préjugés bien pensants, est une contribution essentielle dans un contexte de résurgence de l’antisémitisme en Europe et dans le monde. (10.50 euros, 78 p.) ISBN : 978-2-343-04928-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36942-6 Les tondues Un carnaval moche

Brossat Alain Préface de Geneviève Fraisse

La tonte de milliers de femmes soupçonnées de «collaboration horizontale» avec l’ennemi est un phénomène qui a longtemps filé entre les doigts des historiens professionnels. Partant de cet embarras, l’auteur tente de saisir ces violences comme un phénomène «total» dont chaque facette ne s’éclaire qu’au prix de la mobilisation des savoirs et d’hypothèses infiniment variées. Le

développement tardif, mais désormais bien ancré, en France, des études de genre souligne l’intérêt de la réédition de ce livre paru la première fois en 1992. (Téraèdre, Coll. [Ré]édition, 36.00 euros, 348 p.) ISBN : 978-2-36085-060-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37022-4 Un « malgré-nous » dans l’engrenage nazi Les sacrifiés de l’Histoire

Cantinho Pereira Pedro

Ce livre constitue un humble hommage aux Alsaciens et Mosellans incorporés de force dans les armées allemandes lors de la Seconde Guerre mondiale et qui vivent dans l’ambiguïté de leur destin. Dans ce cataclysme, les agresseurs ont souvent été victimes de leurs propres actes. En racontant l’histoire vraie de Paul Freundlich, jeune Alsacien dont la vie a été bouleversée par la Seconde Guerre mondiale, le narrateur revient sur son propre passé. (Coll. Mémoires du XXe siècle, série Seconde Guerre mondiale, 21.50 euros, 216 p.) ISBN : 978-2-343-05059-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36992-1 troupes (Les) coloniales d’Ancien Régime Fidelitate per Mare et Terras

Lesueur Boris - Préface de Michel Vergé-Franceschi

«Le désavantage des colonies qui perdent la liberté de commerce est visiblement compensé par la protection de la Métropole qui les défend par ses armes ou les maintient par ses lois». Cette phrase de Montesquieu résume les liens compliqués entre une métropole et ses colonies sous l’Ancien Régime. La prospérité apportée par les colonies devait être souvent défendue avec acharnement. Des compagnies détachées aux régiments coloniaux, l’aventure des soldats au temps de la Nouvelle-France et des Îles demeure singulière et mal connue. (SPM, Coll. Kronos, 45.00 euros, 534 p.) ISBN : 978-2-917232-28-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-36549-7 droit (Le) des Noirs en France au temps de l’esclavage Textes choisis et commentés

Boulle Pierre H., Peabody Sue

En France entre le XVIe siècle et le XIXe siècle, la vision de l’individu doté d’une liberté formelle fut confrontée à l’existence de l’esclavage aux colonies, en particulier lorsqu’à partir de 1716 une exception au principe du sol libre fut octroyée aux planteurs qui souhaitaient amener en métropole leurs esclaves domestiques. Tout un appareil juridique dut être créé pour accommoder cette exception. Le présent ouvrage cherche à illustrer les différentes étapes que prit cette recherche d’un équilibre entre liberté et esclavage. (Coll. Autrement Mêmes, 29.00 euros, 291 p.) ISBN : 978-2-343-04823-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36295-3 âges (Les) de l’humanité Essai sur l’histoire du monde et la fin des temps

Bolton Robert

Comment, quand et pourquoi le monde a-t-il commencé ? Et quand touchera-t-il à son terme ? Les deux mille dernières années sont analysées en termes de cosmologie traditionnelle, à l’aide de la science des nombres afin de permettre le calcul de la position de notre époque dans l’ère à laquelle elle appartient. L’auteur arrive à la conclusion qu’il y a de fortes probabilités pour que son terme coïncide avec la fin des temps. (Coll. Théôria, 28.00 euros, 272 p.) ISBN : 978-2-343-03921-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36288-5 divination (La) dans la Rome antique Études lexicales

François Guillaumont et Sophie Roesch (éds.)

Les Romains vivaient dans un monde peuplé de signes de la volonté des dieux. Savoir lire ces signes, par le biais de la divination, permettait aux hommes de s’assurer le succès de leurs entreprises.

L’objet de ce recueil est de compléter par une approche lexicale les nombreuses publications déjà consacrées à ce domaine de la religion antique, afin de mieux définir les croyances et les pratiques divinatoires des Romains. (Coll. Kubaba, 15.50 euros, 150 p.) ISBN : 978-2-343-04273-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-36431-5 La disparition du Dieu dans la Bible et les mythes hittites Essai anthropologique

Nutkowicz Hélène, Mazoyer Michel

Drames et tragédies se succèdent qui voient les destructions de la nature, de l’homme et du cosmos dans les royaumes tant hatti que judéen, témoins de la rupture entre le monde terrestre et le monde divin. Quelles explications les peuples touchés par ces situations de crises apportent-ils ? Quels sont les points partagés et les divergences développées par ces deux peuples ? (Coll. Kubaba, série Antiquité, 22.00 euros, 214 p.) ISBN : 978-2-343-04876-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-36434-6 Les échanges maritimes et commerciaux de l’Antiquité à nos jours (2 volumes)

Sous la direction de Philippe Sturmel

Tous les peuples, ou presque, ont voulu faire de la mer et des océans leur terrain de jeu, de chasse, d’échanges ou d’aventures. A l’aube de l’époque moderne, la navigation commerciale connaît un essor spectaculaire et les terres apparaissent comme un obstacle à son développement. La mer, enfin, comme lieu de toutes les spéculations, intellectuelles, philosophiques ou utopiques. C’est cette grande histoire que les communications rassemblées dans cet ouvrage ont l’ambition de raconter. (Volume 1, Coll. Méditerranées, 31.00 euros, 300 p.) ISBN : 978-2-343-03509-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36383-7 (Volume 2, Coll. Méditerranées, 30.00 euros, 294 p.) ISBN : 978-2-336-30724-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36382-0 Mensonges de l’Histoire (Tome 2)

Monteil Pierre

Avec simplicité, esprit critique et objectivité, l’auteur s’attaque, dans ce second tome, à de nouveaux «mensonges de l’Histoire» : ainsi, saviez-vous que l’Enfer est une conception médiévale ? Que les chiffres arabes sont en réalité indiens ? Que Gutenberg n’a pas inventé l’imprimerie ? Qu’Abraham Lincoln était raciste ? Que l’Allemagne nazie fut le premier pays dans l’espace ? (Coll. Rue des écoles, 30.00 euros, 300 p.) ISBN : 978-2-343-04362-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-36119-2 Voyageuses (Les) d’Albert Kahn (1905-1930) Vingt-sept femmes à la découverte du monde

Arasa Yaelle

Entre 1905 et 1930, Albert Kahn, riche banquier autodidacte, crée en France, une bourse féminine Autour du monde, octroyée aux plus brillantes des jeunes femmes titulaires de l’agrégation. Les lauréates se nourrissent, durant une année, d’un quotidien nomade, se frottant aux traditions les plus anciennes et à la modernité la plus échevelée. Courriers, rapports et carnets de bord narrent les changements de paysage, du monde, de la société, de l’enseignement féminin et de la vie des femmes durant un quart de siècle. (38.00 euros, 382 p.) ISBN : 978-2-343-04419-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-36174-1

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino [email protected] L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

L’HARMATTAN CONGO 67, av. E. P. Lumumba Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.) BP2874 Brazzaville [email protected]

L’HARMATTAN GUINÉE Almamya Rue KA 028, en face du restaurant Le Cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 657 20 85 08 / 664 28 91 96 [email protected]

L’HARMATTAN MALI Rue 73, Porte 536, Niamakoro, Cité Unicef, Bamako Tél. 00 (223) 20205724 / +(223) 76378082 [email protected] [email protected]

L’HARMATTAN CAMEROUN TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé 699198028/675441949 [email protected] L’HARMATTAN CÔTE D’IVOIRE Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 [email protected] L’HARMATTAN BURKINA Penou Achille Some Ouagadougou (+226) 70 26 88 27

L’HARMATTAN ARMATTAN SÉNÉGAL SÉNÉGAL L’H 10 VDN en face Mermoz, après le pont de Fann « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar Fann 45034 33BP825 98 58Dakar / 33 FANN 860 9858 (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] / [email protected] www.harmattansenegal.com

Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 142324 - Octobre 2017 - Imprimé en France

Patrick Voisin, agrégé de grammaire, professeur de chaire supérieure, enseigne les langues et cultures de l’Antiquité dans les classes préparatoires littéraires du lycée Louis Barthou à Pau. Aux éditions de L’Harmattan, il a déjà publié Il faut reconstruire Carthage. Méditerranée plurielle et langues anciennes (2007), coédité Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique (2009), L’art du discours dans l’Antiquité : de l’orateur au poète (2010), L’espace dans l’Antiquité (2015) et préfacé L’Ambition d’un verger (Poésie) de Moëz Majed (2010). Marielle de Béchillon, maître de conférences en Droit privé et sciences criminelles à la Faculté de Droit de Pau, est membre de l’équipe PLH-ERASME, Université de Toulouse-Le-Mirail. Aux éditions de L’Harmattan, elle a participé à des ouvrages collectifs dans le domaine du droit ainsi qu’à Figures de l’étranger autour de la Méditerranée antique (2009) et coédité L’art du discours dans l’Antiquité  : de l’orateur au poète (2010) ainsi que L’espace dans l’Antiquité (2015).

En couverture : Thémis et Égée, kylix attique à figures rouges du Peintre de Codros, 440-430 av. J.-C. (Vulci) ; image Wikimedia Commons retravaillée par Patrick VOISIN. Photographie de Marielle de Béchillon : Émilie MASSAL (2010).

ISBN : 978-2-343-12976-1

37,50 €

Lois des dieux, lois des hommes

Aborder les relations qu’entretiennent les dieux et les hommes, ou les rapports que les dieux ont entre eux à propos des hommes, ou encore les liens que les hommes tissent entre eux sous le regard réel ou fantasmé des dieux, constitue une base de questions très vaste. La dimension juridique des relations existant de manière directe ou indirecte entre les dieux et les hommes offre déjà un champ d’investigation considérable. Cet ouvrage se propose donc plus particulièrement d’examiner si les lois des dieux et les lois des hommes trouvent des points d’accord ou sont antagoniques. Le cadre principal pour ce travail est celui de l’Antiquité gréco-romaine, d’Homère au Ve siècle apr. J.-C., sans exclure pour autant d’autres cultures issues du monde indo-européen, tels les Hittites et les Perses. Il s’agit d’envisager la dimension juridique de la question, tout aussi bien que de se tourner vers une approche pluridisciplinaire – historique, philosophique, anthropologique, philologique et littéraire. Enfin, une évolution historique s’est-elle dessinée et laquelle ?

Patrick Voisin et Marielle de Béchillon (éds.)

Lois des dieux, lois des hommes

Collection KUBABA

Patrick Voisin et Marielle de Béchillon (éds.)

Série Antiquité Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne

Lois des dieux, lois des hommes