L'insistance sur les structures sociales: Théories en sciences humaines au XXe siècle 9782140338250, 2140338251

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L'insistance sur les structures sociales: Théories en sciences humaines au XXe siècle
 9782140338250, 2140338251

Table of contents :
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Introduction générale (déjà parue dans le volume I)
Introduction au volume III
1. Franz Boas (1858-1942)
2. Alfred Reginald Radcliffe-Brown (1881-1955)
3. Bronislaw Kasper Malinowski (1884-1942)
4. Ruth Fulton Benedict (1887-1948)
5. Max Horkheimer (1895-1973)
6. Herbert Marcuse (1898-1979)
7. Margaret Mead (1901-1978)
8. Talcott Edger Parsons (1902-1979)
9. Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969)
10. Claude Lévi-Strauss (1908-2009)
11. Robert King Merton (1910-2003)
12. Herbert Marshall McLuhan (1911-1980)
13. Roland Gérard Barthes (1915-1980)
14. Peter Michael Blau (1918-2002)
15. Paul-Michel Foucault (1926-1984)
16. Jean Baudrillard (1929-2007)
17. Pierre Bourdieu (1930-2002)
18. Françoise Héritier (1933-2017)
19. Katherine (Kate) Murray Millett (1934-2017)
20. Élisabeth Badinter (1944-)
21. Ulrich Beck (1944-2015)
22. Jeffrey Charles Alexander (1947-)
23. Judith Pamela Butler (1956-)
Conclusion du volume III
Table des matières

Citation preview

Simon Laflamme enseigne à l’Université Laurentienne (Sudbury, Ontario). Il est directeur de l’École des sciences sociales. Il est un des fondateurs de la revue Nouvelles perspectives en sciences sociales. Il développe une approche relationnelle à laquelle on doit, au niveau micro, la notion d’émoraison, et au niveau macro, celle de trialectique des biens, des idées et des personnes.

Collection dirigée par Bruno Péquignot

ISBN : 978-2-14-033825-0

26,50 €

Simon Laflamme

POUR COMPRENDRE OUR COMPRENDR

Ce troisième volume se consacre aux théories qui, au XXe siècle, se sont focalisées sur les structures sociales. Le lecteur y trouvera celles d’auteurs associés à la philosophie ou à la littérature (Horkheimer, Marcuse, Adorno, McLuhan, Barthes, Foucault, Baudrillard, Millett, Badinter, Butler), à l’anthropologie (Boas, Radcliffe-Brown, Malinowski, Benedict, M. Mead, Lévi-Strauss, Héritier) et à la sociologie (Parsons, Merton, Blau, Bourdieu, Beck, Alexander).

Théories en sciences humaines au XX siècle III

POUR COMPRENDRE

Comprendre une théorie, c’est en connaître les concepts fondamentaux et savoir établir entre eux les liens qui les unissent. C’est dans cet esprit que cet ouvrage d’initiation a été développé : pour chacune des théories, énumérer, d’entrée de jeu, les concepts centraux, en révéler la signification, montrer comment ils s’articulent les uns aux autres.

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Théories en sciences humaines au XXe siècle III

L’insistance sur les structures sociales

L’insistance sur les structures sociales

Simon Laflamme

L’insistance sur les structures sociales Théories en sciences humaines au XXe siècle III

L’insistance sur les structures sociales

Pour Comprendre

Collection dirigée par Bruno Péquignot L’objectif de cette collection Pour Comprendre est de présenter en un nombre restreint de pages une question contemporaine qui relève des différents domaines de la vie sociale. L’idée étant de donner une synthèse du sujet tout en offrant au lecteur les moyens d’aller plus loin, notamment par une bibliographie sélectionnée. Cette collection est dirigée par un comité éditorial composé de professeurs d’université de différentes disciplines. Ils ont pour tâche de choisir les thèmes qui feront l’objet de ces publications et de solliciter les spécialistes susceptibles, dans un langage simple et clair, de faire des synthèses. Le comité éditorial est composé de : Maguy Albet, Jean-Paul Chagnollaud, Dominique Château, Jacques Fontanel, Gérard Marcou, Pierre Muller, Bruno Péquignot, Denis Rolland. Dernières parutions Lucien LECONTE, Naissance du royaume franc de Jérusalem. Baudouin de Boulogne, 2023. Boris BENDAHAN, L’invention du jugement synthétique a priori chez Kant, 2023. Félicia MICHOT, La philosophie d’Athènes à Rome et ses philosophes, 2023. Armel ANGOUNDZA MBELLA, Les métamorphoses de la démocratie, De la genèse à l’heure actuelle, 2023. Michel BOURSE, Halime YÜCEL, Pour comprendre l’analyse conversationnelle, 2022. Catherine BELAUE, Les Noirs dans l’ADN des Etats-Unis. L’histoire d’un pays, 2022. Kpoti Valère MENSAH-EDOE, Malaise socio-culturel et violence juvénile en France. Analyse des causes de la violence chez les jeunes, 2022. Bilina Iba BALLONG, Philosophie, éducation et développement en Afrique, 2022. Jean-François de VULPILLIÈRES, La prise de pouvoir par le Général de Gaulle, 1940-1944. Étude historique, 2022. Zachary DE SAINT-MEDE, Dominique de Villepin au Quai d'Orsay (2002-2004), 2022. Kevin REBECCHI, La neurodiversité, 2022.

Simon Laflamme

L’insistance sur les structures sociales Théories en sciences humaines au XXe siècle III

Du même auteur La notion de relation en sociologie, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2021. Avec Claude Vautier. Méthodes statistiques en sciences humaines. Avec des illustrations tirées du logiciel SPSS, 2e édition, Sudbury, Prise de parole, coll. « Cognitio », 2020. Avec Run-Min Zhou. L’insistance sur les acteurs sociaux. Théories en sciences humaines au XXe siècle, volume 2, Paris, L’Harmattan, coll. « Pour comprendre », 2020. Le meurtre du partenaire intime. Relation et émoraison, Sudbury, Prise de parole, coll. « Épistémè », 2018. Avec Mélanie Girard. Pour des modèles de vitalité. Le dynamisme culturel de la francophonie canadienne en milieu minoritaire, Ottawa, CFORP, 2018. Avec Julie Boissonneault, Lianne Pelletier et Roger Gervais. L’autonome des sciences humaines. Théories en sciences humaines au XXe siècle, tome 1, Paris, L’Harmattan, coll. « Pour comprendre », 2016. Suites sociologiques, Sudbury, Prise de parole, coll. « Épistémè », 2006. Homogénéité et distinction, Sudbury, Prise de parole, coll. « Ancrages », 2003. Avec Ali Reguigui. Des biens, des idées et des personnes au Canada, 1981-1995, Analyse macrologique relationnelle, Sudbury, Prise de parole / Paris, L’Harmattan, 2000. Deux groupes linguistiques, une communication de masse, Montréal et Paris, L’Harmattan, Logiques sociales, 1997. Avec Ali Reguigui. Humain objet, humain sujet : initiation à quelques notions de philosophie de l’histoire et d’épistémologie des sciences humaines, Série monographique en sciences humaines et Institut franco-ontarien, 1996. Communication et émotion. Essai de microsociologie relationnelle, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1995. Être un être social, Montréal, Guérin, 1994. Avec Christiane Bernier. La société intégrée. De la circulation des biens, des idées et des personnes, Peter Lang, New York, Berne, Worcester Polytechnic Institute, coll. « Studies in Science, Technology and Culture », 1992. L’ambition démesurée : enquête sur les aspirations et les représentations des étudiants et des étudiantes francophones du Nord-Est de l’Ontario, Sudbury, Prise de parole et Institut franco-ontarien, coll. « Collection universitaire », 1990. Avec Donald Dennie. Contribution à la critique de la persuasion politique, Sillery (Québec), Presses de l’Université du Québec, 1987.

© L’Harmattan, 2023 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-033825-0 EAN : 9782140338250

Introduction générale (déjà parue dans le volume I) Il y a de nombreuses façons de comprendre un théoricien des sciences humaines. Mais il nous semble y en avoir trois qui soient assez typiques : les manières herméneutique, affectueuse et objectivante. L’herméneutique est une quête de sens. Elle est une tentative de comprendre la signification que l’auteur lui-même a donnée à sa théorie. L’interprétation colle au texte ; elle en est respectueuse. Souvent, elle invoque l’histoire pour situer le propos de l’auteur, pour être certaine que les idées, les mots sont bel et bien entendus d’après ce que l’auteur a réellement pu ou voulu dire à tel moment de l’histoire, dans telle société. Certes – la philosophie herméneutique l’a bien montré –, il n’est pas possible d’accéder avec exactitude à un discours tel qu’il a été produit par un auteur ; une pensée ne peut à ce point être empathique qu’elle élimine les spécificités subjectives, qu’elle constitue un fusionnement des histoires et des sociétés. L’herméneutique ne peut éliminer le fait de l’altérité ou celui de la relativité. Une herméneutique n’est jamais ainsi qu’une approximation. Mais les réserves philosophiques de l’herméneutique n’empêchent pas bon nombre d’esprits curieux de chercher à comprendre ce que révèle telle ou telle théorie dans le respect de son auteur. Toute herméneutique n’est pas exégèse, n’est pas guidée par le projet strict de saisir pour soi ce qu’un autre a déposé dans un discours particulier, n’est pas animée par une inconditionnelle déférence. L’herméneutique peut être critique ; mais, dans la mesure où elle relèvera les contradictions ou les impasses qui ont échappé à l’auteur étudié, elle n’est déjà plus herméneutique puisqu’elle devient analytique, c’est-à-dire qu’elle impose à son objet des catégories qui lui sont extérieures. La façon affectueuse est normalement jointe à une herméneutique. Elle est rarement critique. L’herméneutique correspond à une révélation. La compréhension de la théorie est intériorisation d’une vérité. La théorie a tellement de sens pour soi que le soi entretient avec elle une relation identitaire, affectueuse. La critiquer, c’est se remettre 7

soi-même en question. Pour cette raison, la théorie a toujours raison et elle explique tout. Peuvent lui échapper certaines questions, mais jamais de façon fondamentale. Les sentiments qui sont développés à l’égard de la théorie sont souvent projetés sur son auteur, qui est ainsi confondu avec la théorie. Il arrive que l’intelligence de la théorie succède à la découverte de l’auteur ; mais ce mouvement est rarement global. Généralement, ce qui sera appris sur l’auteur donnera accès à de nouvelles découvertes dans un ensemble théorique déjà connu. Mais, à partir du moment où il y a fusion de l’auteur et de la théorie, l’un et l’autre s’expliquent mutuellement. On ne peut pas empêcher que ne se développe une relation d’affection avec une théorie. Cela advient. Pour divers motifs émorationnels, dans un cadre sociohistorique donné. Une telle relation peut être féconde. Elle peut servir l’individu, l’aider à mieux comprendre certains aspects de sa socialité, voire de son existence ; elle peut aider à dépasser des notions théoriques dont l’individu avait l’intuition non exprimable qu’elles étaient inadéquates alors que ces notions étaient vécues intérieurement, et avaient ainsi une dimension idéologique puisqu’elles faisaient corps avec le vécu, puisqu’elles étaient de la théorie existentialisée, empreinte de sentiments. Mais il n’est pire discipline, pire approche que celle qui se construit sur l’affection pour une théorie. Car la science est alors dépourvue de l’une de ses caractéristiques essentielles : la critique, c’est-à-dire l’obligation d’opérationnaliser, de soumettre les théories à l’empirie. C’est ce genre de vision qui fait qu’un paradigme comme celui des théories de l’action, pour lequel l’acteur est fondamentalement rationnel et conscient, perdure alors que chacun fait quotidiennement l’expérience d’actions qui ne sont pas mues rationnellement et consciemment. C’est par cette attitude qu’on ne perçoit pas pour ce qu’elles sont les contradictions d’un auteur, celles, par exemple, fréquentes, où est affirmée la liberté humaine, mais où de nombreux passages rappellent que l’humain est déterminé, ou, inversement, celles où l’humain apparaît comme déterminé (par une loi de l’histoire, par les médias, par les structures sociales…) alors que plusieurs énoncés rappelleront qu’il n’en est pas toujours ainsi. L’affection, ici, fait apprécier l’essence de la théorie et permet de répliquer, aux critiques qui dénoncent ce qui est affirmé, que le reproche ne vaut pas puisque notre auteur aimé a aussi dit ceci ou cela. Certes l’humain est à la fois libre et déterminé – pour persister dans cet exemple –, mais qu’une théorie ouvre quelque espace à ces deux interprétations ne fait pas qu’elle assume un paradoxe ou qu’elle intègre les éléments d’une 8

contradiction. C’est guidé par cet esprit, encore, que, en sciences humaines, on rejette souvent une démonstration empirique sous prétexte qu’elle n’est pas universelle, car admettre cette démonstration partielle, ce serait reconnaître, par exemple, que le théoricien aimé est fautif. C’est ainsi, par exemple, qu’une preuve que les aspirations d’une population soient peu ou ne soient pas orientées par l’origine familiale n’altère pas la thèse de la détermination par les classes sociales des comportements humains. La manière objectivante n’a pour fin de défendre ni une théorie ni un théoricien. Son objectif est d’établir les liens entre les constituantes d’une théorie. Elle pose des questions du genre : pourquoi est-il affirmé ceci puisque cela a aussi été dit ? la théorie constitue-t-elle un ensemble ? le cas échéant, quel rôle joue telle constituante dans l’ensemble ou pourquoi n’y a-t-il pas d’ensemble ? La théorie peut être aimée, et même son auteur. Mais les réponses aux questions ne dépendent pas de cette affection, elles ne sont pas orientées par elle. Ces réponses ne peuvent trouver que des raisons logiques. La découverte d’une contradiction ou d’une dissociation n’est possible que sur un arrière-fond de logicité. En appréhendant les constituantes d’une théorie et en s’interrogeant sur leur interconnexion, l’analyste en vient à posséder son objet ; il se le rend ouvrable, utilisable dans des travaux de construction intellectuelle, opérationnalisable. Ce travail d’appropriation a ainsi un achèvement, alors que le travail herméneutique est presque infini : on peut toujours retourner au texte à la recherche d’une autre signification ; il faut toujours craindre l’éloignement du texte de peur d’avoir laissé échapper quelque chose, de peur que l’auteur n’ait pas vraiment voulu dire ceci. L’achèvement, c’est l’aptitude à disposer les énoncés les uns par rapport aux autres. Quand on y parvient, les constituantes s’expliquent les unes par rapport aux autres et les marges s’interprètent par rapport au système. La théorie devient une réalité avec laquelle on peut jouer, et plus on possède de théories, plus on peut jouer, librement. De façon créative. Plus, aussi, leurs limites et leurs forces se révèlent à soi, plus, donc, il est possible de fonder les développements sur les forces et de combler les lacunes ; plus il est possible de dégager des hypothèses et de soumettre les théories à l’empirie. Pour humaniser ainsi les théories, pour en faire des outils analytiques, plutôt que des objets de culte, il importe de repérer dans leur discours les énoncés, comme on le fait des entretiens dans une analyse classique de données textuelles par exemple, puis de les agencer les uns par rapport aux autres. À nos yeux, 9

quand on a ainsi reconstruit une théorie, on la comprend. Cette compréhension n’est certes pas la seule possible, mais elle en est une ; et elle est certainement la plus utile pour le chercheur dont l’objectif est de savoir faire usage des matériaux théoriques, pour qui la compréhension d’une théorie n’est pas une fin en soi. Notre intention, en offrant ce manuel, est d’illustrer cette démarche en nous attardant sur quelques auteurs majeurs des sciences humaines. Une théorie est toujours une création historiquement située. Les concepts qui la balisent ont toujours des raisons historiques : ils sont le fruit des lectures de l’auteur, des débats auxquels il participe, de l’autonomie relative de la théorie qui se développe à travers lui à un moment donné. C’est pour cette raison que d’innombrables travaux sur les théories ont une approche historique, qu’ils cherchent à expliquer la pensée de tel auteur par référence à tel autre auteur. Tous ces essais explicatifs sont importants et, normalement, ils jettent une lumière éclairante sur une œuvre. Mais ce travail a déjà été fait, et à maintes reprises, pour la plupart des auteurs les plus marquants des sciences humaines. Et, dans bien des cas, il sera refait. Et tout cela est bien, tout cela est souhaitable. Mais ce n’est pas ce que nous voulons faire ici. Sans nier qu’une théorie est forcément inscrite dans l’histoire, que les idées d’un auteur sont nécessairement le fruit des polémiques auxquelles il participe dans une histoire donnée, tout en reconnaissant l’importance des approches historicisantes, nous entendons modeler les théories en en reconstruisant les logiques internes, non pas en les extrayant de leur histoire, mais en privilégiant par-dessus tout l’intelligence de leur fonctionnement. Il nous semble qu’une telle approche est beaucoup moins usuelle, sans doute parce qu’elle peut paraître irrévérencieuse, non portée qu’elle est par l’herméneutique et l’affection. L’approche que nous proposons est nettement abstraite puisqu’elle aborde les théories en elles-mêmes, sans se soucier de tout l’environnement social et historique qui les a générées. Mais il nous semble que c’est là une bonne façon de se les approprier à des fins opérationnelles. Il nous semble que cette appropriation peut ensuite susciter un désir de comprendre les théories précisément par rapport à leur histoire et qu’elle peut guider le lecteur dans les textes des auteurs des théories et dans les beaux ouvrages qui se sont consacrés à cette tâche de les faire comprendre, entre autres, par référence à leur milieu sociohistorique. Nous commençons souvent les cours de théorie par un rappel des auteurs classiques. Nous invitons alors les étudiants à nous dire ce qui 10

leur vient à l’esprit quand ils entendent le nom de tel théoricien. Dans cet exercice, si, par exemple, nous mentionnons Karl Marx, les étudiants pensent presque automatiquement à classes sociales ou à matérialisme. Parfois les concepts surgissent pêle-mêle ; parfois le rappel de l’un d’eux favorise la remémoration d’un ou de plusieurs autres. Nous inscrivons au tableau ces termes au gré de leur évocation. Quand les mémoires sont épuisées, nous demandons aux étudiants d’établir les liens entre deux, trois ou quatre notions. Au départ, nous veillons à ce que les concepts soient sémantiquement à proximité les uns des autres. Ensuite, nous choisissons des concepts entre lesquels les liens ne sont pas immédiats. Dans bien des cas, l’ensemble des termes qui sont inscrits au tableau ne suffit pas à agencer les notions. Les étudiants en font le constat. En le remarquant, ils découvrent qu’ils ne peuvent reconstruire la logique de leur rapport sans introduire des idées. Ces idées appartiennent normalement à la théorie elle-même. Dans d’autres cas, les étudiants notent qu’une composition théorique est autonome par rapport à une autre. Dans les deux cas, la tâche leur permet de comprendre le rôle que joue chaque concept dans un cadre théorique particulier et qu’on peut aborder l’ensemble par n’importe où, les notions s’interpellant souvent les unes les autres, quand ce serait négativement, la compréhension de l’une d’elles étant possible par évocation d’une autre. Une théorie devient moins une réalité qu’on doit se remémorer intégralement qu’une entité qu’on peut reconstruire. Quand les auteurs sont moins connus, après des leçons initiatrices et des séminaires, nous terminons l’apprentissage par un exercice semblable en amenant les étudiants à jouer avec les notions essentielles. Cette expérience nous a montré que jamais les étudiants ne s’expliquent mieux un auteur, avec quelque détachement ‒ et non pas sur un mode herméneutique ou affectueux, qui représentent de tout autres compréhensions ‒, que lorsqu’ils sont en mesure de s’adonner à ce jeu. *** Le manuel que nous proposons se veut une initiation à divers théoriciens des sciences humaines. Il souhaite favoriser cette introduction en repérant leurs concepts fondamentaux et en mettant en évidence la manière dont ils sont ou non attachés les uns aux autres. Notre vœu est de faire le plus court possible, environ dix pages par auteur, de donner au lecteur le sentiment d’avoir pénétré l’organisation interne d’une pensée importante, l’impression d’être apte à plonger 11

dans les lectures d’un penseur et de ses commentateurs, mais sans être à la remorque des phrases qui se dérouleront sous ses yeux, plutôt en ayant acquis les moyens d’interroger ces œuvres. L’ouvrage pourra donc être utile aux étudiants qui souhaitent aborder les théoriciens dont nous exposons la pensée. Il pourra aussi être utile aux chercheurs qui souhaitent se rafraîchir la mémoire sur un auteur qui a déjà été lu de même qu’à ceux qui voudraient rapidement repérer quelque théorie qui devrait être intégrée à une étude qui est en voie de réalisation. L’intention est de réunir les théoriciens qui ont joué un rôle décisif en sciences humaines au cours du XXe siècle, et ceux aussi dont l’influence s’est révélée au début du XXIe siècle. Dans son ensemble, l’ouvrage comportera sept volumes. Le volume I réunit les précurseurs, ceux qui ont affranchi les sciences humaines à l’orée du XXe siècle. Ce volume souligne la contribution d’auteurs dont les percées théoriques ont eu une forte incidence sur les travaux qui ont été menés par d’autres ultérieurement. Le volume II groupera les théoriciens qui se sont concentrés sur les acteurs sociaux, dont les théories sont en grande partie des tentatives de compréhension du vécu ou du développement des individus, dont les explications de la socialité ou de l’histoire ont pour centre la subjectivité humaine. Dans le volume III, on trouvera les théoriciens qui ont mis l’accent sur les structures sociales, qui tendent à expliquer le vécu, l’agir ou le devenir humain par référence à des déterminants extérieurs, comme les classes sociales, l’organisation sociale ou les médias. Le volume IV rassemblera des auteurs qui ont produit quelque synthèse dans laquelle on voit les individus agir sur leur environnement et, inversement, leur environnement influer sur eux. Le volume V présentera des théories des sciences humaines qui s’édifient au-delà d’un questionnement sur la subjectivité humaine ou sur les déterminants de cette subjectivité. Le volume VI se consacrera aux épistémologues et aux autres théoriciens qui ont réfléchi sur la scientificité. Le volume VII portera sur l’interdisciplinarité. On y découvrira des réflexions sur la manière d’aborder les objets des sciences humaines en combinant diverses disciplines dans le but de parvenir à une compréhension qui se voudrait intégrée. Dans chacun des volumes, les auteurs se succéderont selon l’ordre de leur naissance. Il ne nous semble pas indiqué, compte tenu de l’esprit dans lequel nous décrivons chacun des théoriciens, de procéder à 12

quelque autre forme de groupement en deçà du mode de construction des volumes. Chacun d’eux s’ouvrira sur une courte introduction et se terminera sur un exercice de synthèse. Dans tous les volumes, nous présenterons chacun des auteurs en luimême. D’abord, nous énumérerons les concepts autour desquels s’est développée la théorie et nous la reconstruirons sur la base de son lexique. Ensuite, nous tenterons d’insérer dans un schéma tous ces concepts. La figure identifiera leurs connexions ; elle marquera ces liens par des traits, et non par des flèches, le but étant de rappeler les lieux de relations entre les éléments constitutifs de la pensée tels qu’ils auront été indiqués précédemment. Dans un troisième temps, en adoptant une perspective relationnelle, nous oserons une critique de la théorie qui aura été décrite. Cette opinion ne sera jamais indispensable à la compréhension de l’œuvre dont les grands traits auront été dessinés ; elle permettra toutefois au lecteur qui le désire ou à celui qui le réclame de repérer rapidement dans la théorie qui aura été exposée des points forts et d’autres plus faibles. Enfin, la section se terminera par une suggestion de lectures : il s’agira, d’abord, de textes de l’auteur et, ensuite, de titres relativement récents de commentateurs. *** Tous les auteurs prestigieux des sciences humaines ne sont pas des théoriciens ; un texte n’est pas d’autant plus remarquable qu’il est hautement théorique. On trouve de nombreux ouvrages, en effet, dont l’influence a été énorme dans les universités, et souvent à l’extérieur d’elles, mais dont la dimension théorique est limitée. On pourrait évoquer à titre d’illustration des essais dans lesquels les auteurs ont soutenu des principes d’égalité entre les sexes, entre les races ou entre les nations, entre les personnes. Toutes les disciplines n’accentuent pas également la théorisation. Il n’y a pas de discipline sans théorie, mais la part et le rôle de la théorie ne sont pas du même ordre dans toutes les sciences. L’histoire ou l’anthropologie théorisent peu. Ce sont des disciplines prudentes pour lesquelles les données sont impératives, qui ne tendent à s’adonner à la conjecture qu’avec un évident respect pour les faits. Leurs théories sont souvent restreintes, autant que fortes : les spécialistes dénoncent des interprétations d’un phénomène ou d’un événement auxquelles telle donnée manquait et suggèrent une nouvelle explication relative à ce phénomène ou à cet événement, ne s’engageant qu’avec suspicion dans les voies de l’extrapolation. Ils rappellent à 13

l’ordre les échafaudages conceptuels qui se sont trop affranchis des contraintes empiriques. Une théorie générale de l’histoire ou de l’humain n’est plus concevable dans une telle optique ; mais il devient possible d’affirmer des principes notoires, comme ceux du relativisme culturel ou du pluralisme ethnique, et de mettre en lumière les faiblesses de l’orthogénèse sociale. La philosophie théorise beaucoup ; son univers analytique est en grande partie celui de l’édification conceptuelle. On ne s’étonnera donc pas que bon nombre des auteurs qui apparaissent au fil des pages de ce manuel de théories en sciences humaines soient philosophes ou des savants qui ne dédaignent pas la philosophie. On ne s’étonnera pas non plus de ne pas trouver dans ces pages les savants dont les contributions sont avant tout empiriques ou méthodologiques. Nous n’avons pas retenu les experts dont l’appareillage théorique compte peu de concepts. Ainsi, un chercheur qui a produit de nombreuses analyses de données qui permettent de soutenir un principe, si importantes soient ces analyses, si capital soit ce principe, et quoique ses explications soient décisives en vertu d’une question spécifique, n’apparaît pas dans cet ouvrage, car il ne livre pas une théorie générale, car son œuvre consiste moins en une construction théorique qu’en une accumulation de données ou en l’explication d’un phénomène particulier. Si nous n’avons pas été en mesure de détecter près d’une dizaine de concepts centraux, de notions nettement théoriques, dans un ensemble de travaux, nous n’en avons pas intégré l’auteur à ce manuel.

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Introduction au volume III Cet ouvrage est le troisième d’un projet de présentation des Théories en sciences humaines au XXe siècle. Sur le plan didactique, il se situe tout à fait dans le prolongement des deux précédents. Sur le plan thématique, il rassemble des théoriciens dont les analyses ont mis en relief les structures sociales, insistant soit sur la manière dont les éléments qui les constituent interagissent, soit sur la façon dont elles influencent l’activité humaine, ou proposant quelque combinaison de ces deux perspectives. Ce sont 23 auteurs qui sont réunis. Le volume précédent en comptait 37. La notion d’individu a suscité davantage de réflexions que celle de structure. Cinq chapitres rapportent les propos de féministes, des thèses qui soulignent que la discrimination dont les femmes sont victimes est largement attribuable à un environnement social. Dix chapitres portent sur des œuvres philosophiques ou littéraires qui ont été interpellées par l’environnement sociétal. Sept sont consacrés à des anthropologues, car l’observation anthropologique conduit à remarquer la variété des organisations sociales et la relativité des comportements qu’on trouve en elles. Six résument des conceptions sociologiques.

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1. Franz Boas (1858-1942) Franz Boas est né en Allemagne. Il n’a immigré aux États-Unis qu’à la toute fin de la vingtaine. Cela n’a pas empêché qu’on le considère comme le père de l’anthropologie étatsunienne. S’il s’est mérité ce titre, c’est qu’il a consolidé la discipline en la subdivisant en champs de spécialisation, en lui fournissant des outils d’analyse scientifique et en mettant sur pied le premier programme de doctorat en anthropologie dans le pays. Boas est aussi connu pour ses positions antiracistes. 1.1. Éléments de la théorie chez Boas 1.1.1. Concepts fondamentaux Évoquer le nom de Boas, c’est se rappeler le concept d’anthropologie culturelle, celui de relativisme, puis celui d’égalité – égalité des cultures et des races – ; c’est voir apparaître dans son esprit les termes diffusion, évolution, individu, histoire, contingence ; c’est rassembler des notions d’épistémologie, notamment celle du rapport entre sujet et objet, celle de méthode et celle d’empirisme. 1.1.2. Le relativisme culturel Le concept de relativisme culturel intervient de trois façons dans l’œuvre de Boas. 1.1.2.1. Une attitude éthique Il traduit une position morale. Aux yeux de Boas, il est possible de classifier des groupements sociaux en fonction de la race : celui-ci serait plutôt mongoloïde, celuilà, plutôt australoïde ; cependant ce qu’il en est de chacun d’eux ne ressort pas de dispositions biologiques ou de quelque innéité de la cognition ; cela dépend de son histoire. La constitution de toute société est constamment un résultat historique, et cet état n’est pas conditionné par des qualités qui permettraient de hiérarchiser les races. Les formations sociales se caractérisent par leur culture, et non par la génétique de leurs membres. Toute culture évolue dans le temps en 17

fonction de nombreux facteurs qui ont trait, entre autres, aux ressources qui sont disponibles dans un environnement, aux rapports de parenté, aux contacts avec les autres cultures, au climat. La race ne joue pas de rôle dans cette dynamique, elle ne représente pas un facteur de l’historicité, à moins qu’elle justifie quelque conflit. Les races, les ethnies et les cultures sont fondamentalement égales entre elles. Tout peuple ne peut être compris que dans la relation historique qu’il entretient avec son milieu. L’humanité de chacun d’eux permet d’établir des similitudes quand on les compare ; leur spécificité est l’expression de l’aptitude de l’humain à s’adapter à son environnement. La perception pluraliste qu’il propose de la culture ne conduit pas Boas à nier qu’il y ait une humanité. Il refuse toutefois de comprendre cette espèce comme un ensemble qui évolue inégalement, dont certains des peuples qui la composent seraient plus avancés parce qu’ils seraient dotés de facultés supérieures. Il n’y a pas, de son point de vue, de développement humain qui ne s’explique par référence à la spécificité d’une dynamique historique entre une population et son milieu. Boas ne souscrit pas à la thèse qui veut que tout peuple doive traverser des étapes précises pour atteindre éventuellement un degré d’évolution vers lequel est conduite toute l’humanité. Il est cependant d’accord avec une vision évolutionniste de type darwinien pour laquelle le développement est fonction du rapport des organismes vivants avec leur environnement ; cette position permet de rendre compte de la diversité des cultures de l’espèce humaine et oblige à prendre en compte la particularité des histoires de chacune d’elles. Il retient aussi l’idée de progrès, car il observe que les outils dont héritent les peuples leur servent souvent à améliorer leur sort et que, sur la base de ces acquis, il est parfois possible de créer d’autres instruments. Se référant à la modernité, il souligne une accélération des inventions. 1.1.2.2. Une attitude épistémologique Le relativisme culturel a pour corollaire une épistémologie. Tout peuple entretient des rapports complexes avec son milieu. L’humanité de chacun d’eux lui permet de développer une culture qui se veut l’expression de ces rapports. Une culture est l’humanité d’une dynamique entre une population et son environnement. Cette dynamique est plurielle ; elle se manifeste dans la fabrication d’objets, dans des règles, des relations familiales, des positions métaphysiques, des modes éducatifs, des rites. Mais, si composite soit-elle, cette dynamique est inconcevable dans une simple logique de la pluralité ; 18

ses éléments sont liés entre eux. L’anthropologue a pour tâche de mettre en évidence l’humanité et la spécificité de toute population ; il y parvient en révélant la composition de toute culture et en dégageant dans cette culture ce qui l’associe à celle d’autres populations et ce qui relève de la particularité de son histoire. 1.1.2.3. Une attitude méthodologique Le relativisme culturel participe d’une attitude méthodologique. L’anthropologue ne peut se plier à son devoir de différenciation et de rapprochement des cultures que s’il s’impose une observation attentive des phénomènes, que s’il fabrique des théories non pas sur des idées reçues, mais sur des faits empiriques. Plus encore, l’obligation de comprendre une culture en elle-même commande à l’ethnologue le respect de l’autre, et cette ouverture contraint à s’insérer dans la population étudiée, à en apprendre la langue, à vivre parmi elle jusqu’à ce que ce qui se révèle ne soit plus altéré par les termes de la culture dont il provient. L’ethnologue décrira ce qu’il observe, consignera ce qu’il entend, se laissera guider par les habitants de la communauté qu’il scrute. Boas sait que les objets de cette anthropologie ne sont pas ceux de la physique ; il sait qu’étudier l’humain, c’est aborder un objet doté de subjectivité. C’est la raison pour laquelle, de son point de vue, la science de l’humain doit s’imposer le relativisme, c’est-à-dire la compréhension des autres cultures telles qu’elles sont vécues par les humains qui les animent. Par ailleurs, si Boas sait que l’ethnologie a affaire à des objets qui sont des sujets, il ne considère pas que tout ce que font les humains est la conséquence de réflexions conscientes. Les humains accomplissent de nombreux actes dont ils n’ont pas conscience, par habitude, par exemple, ou parce qu’ils suivent une tradition. L’anthropologue de la culture doit communiquer avec les membres de la société qui l’intéresse, il doit comprendre de manière empathique ce qui se donne à son observation ; mais son objectif n’est pas de formater en résultats d’intentions toutes les activités dont il est le témoin. Boas sait qu’une science de l’empirie doit reposer sur une description scrupuleuse de ce qui est observé, mais il sait aussi que, en amont et en aval de cette description, il y a de la théorie ; c’est d’elle que découlent des hypothèses qu’il faut vérifier, c’est elle qui est nécessaire pour interpréter les informations qui ont été recueillies. Le relativisme culturel commande aussi bien le respect des communautés 19

lors de l’observation que l’adéquation de la théorie aux données qui ont été rassemblées. 1.1.3. Histoire, diffusion et contingence La notion d’historicité est fondamentale dans l’anthropologie boasienne. C’est en s’appuyant sur elle qu’il devient possible : i. de concevoir toute culture comme particulière : une culture est ce qu’elle est parce que son parcours est singulier ; ii. d’affirmer l’égalité de chacune d’elles : la structure de toute culture, les connaissances dans toute culture sont les manifestations de ce que l’humanité peut être ayant évolué dans des circonstances particulières. Dans cette vision historiciste, on trouve les notions de diffusion et de contingence. Boas emploie le terme « diffusion » pour désigner les éléments culturels qui passent d’une communauté à l’autre au gré des rencontres. Tel outil ou tel usage sera emprunté par un peuple à un autre après que celui-là aura été mis en contact avec celui-ci. Cet emprunt aura alors une incidence sur la culture dans laquelle il s’insère. Cette influence n’est concevable que dans une perspective historique. L’idée de contingence est utile à Boas pour signaler que ce qui advient dans une culture n’est pas prévu par une théorie générale de l’évolution humaine. Un peuple est ce qu’il est parce qu’il a connu telle histoire, mais cette histoire comporte une part de hasard : celui des rencontres ; celui des migrations, des épidémies, des famines. Un peuple, en outre, fait son histoire ; il n’en est pas que le résultat : il surmonte telle épreuve de telle manière plutôt que de telle autre ; il intègre tel objet de telle façon et cette intégration a une influence sur lui. Même la structure au sein de laquelle il se reproduit a une dimension contingente, elle se reproduit historiquement et elle varie dans le temps, si peu cela soit-il. 1.1.4. L’individu Si une population a une culture, c’est parce que plusieurs personnes agissent pareillement ou en fonction des mêmes règles. Une culture structure donc les comportements individuels. Mais elle ne les aliène pas. Malgré le fait qu’ils participent d’une culture, les individus sont capables de créativité : ils apprennent, par exemple, des techniques artisanales, mais ils produisent des pièces qui portent leur empreinte, et leur touche personnelle peut varier dans le temps. Dans toute culture, 20

les individus sont rendus semblables par la culture qu’ils partagent ; mais aucune culture ne peut empêcher que les individus aient une subjectivité. L’individualisme n’est pas propre à la modernité. 1.1.5. La langue L’un des principaux facteurs de l’homogénéisation des cultures est la langue. Parler une langue, c’est avoir intégré un vocabulaire, une syntaxe, une sémantique. Or, tout ce que livre une langue à ses locuteurs n’est pas conscient. La langue porte en elle des significations, des valeurs, des façons de penser qui sont attachées à une culture dont les individus ne sont pas forcément conscients. Elle rend possibles des réflexions conscientes sur la base d’une structure langagière largement inconsciente. À travers cela, elle unit les populations culturellement et fournit aux individus des moyens de s’exprimer. Figure 3.1. Essai de structuration de la théorie de Franz Boas

Anthropologie culturelle

Histoire

Contingence

Évolution

Diffusion

Relativisme

Sujet

Égalité

Méthode

Culture Ethnie Race

Empirisme

Individu

Objet

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1.2. Après Boas Boas a fourni des moyens aux chercheurs des sciences humaines qui souhaitent comprendre les cultures qui ne sont pas les leurs. Plus largement, son enseignement a contribué à objectiver l’étude des phénomènes humains. Il a mis en évidence la dimension historique des sociétés humaines. Il a souligné l’importance de la socialisation des individus tout en reconnaissant leur individualité. Il a rappelé qu’humain rimait avait avec subjectivité, mais il n’a pas enfermé cette subjectivité dans une rationalité consciente et intentionnelle. Il a noté que la langue jouait un rôle dans la socialisation, qu’elle fournissait aux individus un moyen de communiquer. Il a montré que la langue n’était pas simplement un moyen de communication, qu’elle était porteuse de valeurs et qu’elle délimitait en partie la formulation de ce qui peut être dit. Il a révélé que la langue formait un dispositif fortement inconscient, ce qui a pour conséquence de mettre en œuvre une dimension inconsciente dans la socialisation et dans les échanges discursifs. Ses critiques ont permis de marginaliser les visions universalistes de l’évolution des sociétés humaines et, plus généralement, de l’humanité. Elles ont fourni aux sciences humaines et aux militants une vision égalitaire des sociétés humaines. En déplaçant la question de la race vers la problématique de l’ethnie puis de la culture, il a attiré l’attention vers ce qui différenciait réellement les sociétés humaines. L’anthropologie boasienne invite à respecter rigoureusement les cultures étudiées et à se méfier de toute théorisation qui ne colle pas au détail des faits. Ce relativisme culturel et cet empirisme peuvent nuire à la découverte de dénominateurs qui sont communs à plusieurs cultures et empêcher les sciences humaines de développer des explications du comportement qui valent au-delà de ce qui est inhérent à une communauté spécifique. Pour Boas, l’individualité ne coïncide pas avec la modernité ; elle a toujours été. Il a sûrement raison de signaler que, même dans les sociétés primitives, il y a de l’individualité, que tous les personnages ne sont pas là assimilables les uns aux autres. Il semble cependant que son approche l’empêche de comprendre l’individualisation associée à la modernité et de distinguer ce macrophénomène de la partie individualisable des gestes qui sont posés dans des communautés prémodernes. L’approche micrologique qu’il 22

propose avec son anthropologie culturelle ne lui permet pas de prendre en compte à grande échelle des facteurs comme la division du travail ou la densification de la population et d’observer la diversification, par exemple, des rapports à la religion, à la famille, à l’information, à la scolarisation et au travail. Cette anthropologie a bien saisi que la structuration des comportements par la culture n’annulait pas la possibilité de l’agir individuel, mais elle n’a pas montré comment les individus intériorisent leur culture tout conservant leur individualité, ni comment les individus influent sur la structure de la société qui les détermine. Elle a bien compris que tout ce qui est humain n’est pas conscient, mais elle n’a pas proposé de dialectique de la conscience et de l’inconscience. Elle a bien perçu la dimension collective du langage, mais elle n’a pas théorisé la conjonction de l’individuel et du collectif dans une logique communicationnelle. 1.3. Bibliographie 1.3.1. Quelques ouvrages de Boas Anthropologie amérindienne, traduit de l’anglais et de l’allemand par Camille Joseph et Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion, coll. « Champs classiques », 2017. Choix de textes, traduction et présentation par Isabelle Kalinowski et Camille Joseph. Anthropology and Modern Life, New York, Routledge, coll. « Routledge Revivals », 2014 [1929]. Anthropology in North America, New York, G. E. Stechert, 1915. L’art primitif, traduit de l’anglais par Catherine Fraixe, Paris, Adam Biro, coll. « Anthropologie, arts et esthétiques », 2003 [1927]. The Central Eskimo, Toronto, Coles, coll. « Coles Canadiana Collection », 1974. General Anthropology, Boston et New York, D. C. Heath, 1938. Material for the Study of Inheritance in man, New York, Columbia University Press, 1928. The Mind of Primitive Man, New York, Free Press, 1963 [1911]. Race and Democratic Society, New York, J. J. Augustin, 1945. Race, Language, and Culture, New York, Free Press, coll. « Free Press Paperback », 1940. Tsimshian Mythology, New York, Johnson Reprint, coll. « Landmarks in Anthropology », 1970 [1916]. 23

1.3.2 Quelques ouvrages sur Boas Espagne, Michel et Isabelle Kalinowski (dir.), Franz Boas. Le travail du regard, Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », 2013. Hyatt, Marshall, Franz Boas, Social Activist. The Dynamics of Ethnicity, New York, Greenwood Press, coll. « Contributions to the Study of Anthropology », 1990. Seiferle-Valencia, Anna, An Analysis of Franz Boas’s Race, Language, and Culture, Londres, Taylor and Francis, coll. « The Macat Library. Anthropology », 2017. Wikipedia, « Franz Boas », https://en.wikipedia.org/wiki/Franz_Boas.

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2. Alfred Reginald Radcliffe-Brown (1881-1955) Dans la première moitié du XXe siècle, l’anthropologie devient scientifique en ce sens qu’elle oblige à une observation soutenue des populations et qu’elle s’attend à ce que ses théories s’éloignent des idéologies. Alfred Reginald Radcliffe-Brown représente l’une des principales figures de cette orientation de la discipline. Il a rapidement compris l’importance pour l’anthropologue d’observer soi-même une communauté, il est à l’origine de la théorie structuro-fonctionnaliste. 2.1. Éléments de la théorie chez Radcliffe-Brown 2.1.1. Concepts fondamentaux Les deux premiers mots qui viennent à l’esprit quand on songe à Radcliffe-Brown, sont fonction et structure. Puis déferle une série de concepts : institution, culture, adaptation, environnement, cohésion, relation, reproduction, contrôle social, processus de la vie sociale, totalité, parenté, totémisme, nature, observation, comparaison. 2.1.2. La reproduction de l’organisme social Aux yeux de Radcliffe-Brown, une société constitue une totalité, un organisme, et elle a pour finalité sa propre reproduction. 2.1.2.1. Le processus de la vie sociale En abordant son objet de ce point de vue global, l’anthropologie sociale de Radcliffe-Brown, quand elle se penche sur une communauté primitive, note des pratiques récurrentes, régulières ; elle relève des activités auxquelles les personnes s’adonnent de manière répétitive selon des fréquences variées. Il s’agit de conduites liées à la production de la nourriture, d’usages associés à la distribution et à la consommation de biens, de rituels familiaux ou religieux, de modes décisionnels, de coutumes vestimentaires… Radcliffe-Brown emploie le concept de processus de la vie sociale pour nommer toutes ces pratiques. 25

2.1.2.2. Les institutions À côté de ces pratiques, l’anthropologie de Radcliffe-Brown observe des institutions. Le terme se réfère aux divers aspects de la vie en société : à l’économique, au religieux, au familial, au juridique ; cependant, ce qui retient son attention, ici, c’est moins la diversité des registres que l’aptitude à réguler les comportements. Les institutions servent à établir des normes de conduites, à faire reconnaître la manière dont les individus doivent se comporter dans les divers secteurs de la vie en société. 2.1.2.3. La culture Les pratiques et les institutions sont investies de croyances, de valeurs, d’impressions, de connaissances, d’opinions, de sentiments, de goûts. Ce sont des symboliques qui sont véhiculées au sein d’une communauté et qui, ensemble, forment une culture. 2.1.2.4. L’environnement naturel Les pratiques, les institutions et les cultures sont déterminées par un environnement naturel. Elles ne sont possibles que dans la mesure où elles sont adaptées à un climat et aux ressources qui sont disponibles. 2.1.3. Le structuro-fonctionnalisme Les pratiques sont fortement liées aux institutions : celles-ci régulant celles-là ; celles-là, par leur fréquence et par leur importance imposant leur institutionnalisation. Les normes religieuses, par exemple, assurent le respect des activités sacrées et leur collectivisation ; les croyances au surnaturel étant communes et les rituels apaisant des angoisses, une sphère religieuse se met en place. Les pratiques sont attachées à des symboliques qui leur donnent une signification ; leur collectivisation appelle la culture à les rendre signifiantes. Les symboliques participent de l’univers institutionnel, car elles sont des significations partagées et car les institutions ne peuvent normaliser l’agir sans invoquer l’univers figuratif. Cette intrication des pratiques, des institutions et des symboliques suppose un rapport à un environnement qui définit les pratiques, intervient sur le plan institutionnel et renseigne les symboliques. Pour qu’il y ait société, il faut que les processus de la vie sociale soient coordonnés, que chaque individu fasse ce qu’il a à faire tout en contribuant au bien commun ; il faut que les institutions agissent les unes par rapport aux autres, que chacune réalise ce qui est attendu d’elle 26

dans son secteur en prenant en compte les vocations des autres ; il faut que la culture favorise cette autonomie relative des individus et des institutions tout en veillant à leur cohésion. Une société est ainsi le cadre d’une multitude de relations : entre les individus, entre les processus de la vie sociale, entre les institutions, entre les processus de la vie sociale et les institutions. L’ensemble de ces relations constitue une structure. Dans cette structure, les composants ont des fonctions. Les processus de la vie sociale et les institutions ont des fonctions et, au premier chef, celle d’assurer la reproduction de la structure, de satisfaire aux besoins de l’organisme social. Une société forme un tout organisé dont les constituants ont des fonctions. Un organisme social comporte une dimension culturelle qui concourt à la coordination et à la normalisation des activités. Les individus intériorisent la culture de leur société en communiquant avec les autres, en assimilant les informations qui sont transmises de diverses façons par les institutions. Ils expriment cette culture en reproduisant des habitudes et en maîtrisant des manières de penser. Dans ce schéma, les structures sociales favorisent leur propre reproduction en veillant à l’uniformisation de cette socialisation des individus. Ce faisant, elles réduisent la probabilité des conflits. Les institutions perpétuent leurs fonctions, ce qui contribue au maintien de l’ordre en prescrivant des agissements aux individus et en sanctionnant la déviance, cela dans une coordination des opérations de chacune d’elles. Le contrôle social est ainsi le résultat aussi bien de la simple communication entre les membres d’une collectivité que des décisions qui sont prises hiérarchiquement dans la structure sociale, selon, par exemple, les positions qui sont occupées dans les institutions. Le structuro-fonctionnalisme est cette approche qui comprend les sociétés de manière synchronique, comme des ensembles d’éléments interreliés dont chacun remplit une fonction au bénéfice du tout. Cette totalité, cette structure, s’impose aux individus de telle manière que leurs actions tendent à entretenir les traditions, à donner cours aux schèmes mentaux et, par conséquent, à éviter la déviance, à écarter les conflits. 2.1.4. Les rapports de parenté Radciffe-Brown s’est beaucoup intéressé aux relations de parenté et aux alliances. L’institution familiale lui est apparue comme un ensemble de relations entre des personnes, un système dans la structure 27

sociale totale, une dimension de l’univers culturel. Pour lui, les rapports de parenté ont principalement pour finalité de reproduire un ordre donné : des lignages, des positions d’autorité ; ils encadrent par ailleurs la transmission de biens. 2.1.5. Le totémisme Les sociétés sont divisées en groupes, par exemple en familles ou en clans. Ces groupes s’identifient à des animaux, à des plantes ou à d’autres éléments de la nature. Le totem leur permet de signifier cette identification. Le phénomène du totémisme sert par ailleurs à insérer l’environnement naturel dans la socialité. 2.1.6. Observation et comparaison Radcliffe-Brown invite l’anthropologie sociale à la rigueur. Il n’est pas souhaitable, soutient-il, qu’on fournisse des explications ethnologiques à partir de données de seconde main. L’ethnologue doit observer lui-même les communautés sur lesquelles il ose élaborer des théories, car en rassemblant des informations qui ont été recueillies diversement, il n’est pas possible de les associer et de dépeindre une structure sociale. Il n’y a qu’en enquêtant lui-même sur le terrain, longuement, que l’ethnologue est à même d’identifier les faits pertinents, de les interroger et de les disposer de telle manière qu’il obtiendra la structure dont ils font partie et qu’il en découvrira les fonctions. Ce travail ethnologique, toutefois, n’autorise pas la formulation de lois, la création de théories générales. L’anthropologie sociale ne peut livrer des interprétations généralisées qu’en se fondant sur des comparaisons. Ce n’est qu’en recourant à une méthodologie comparée que l’anthropologie en vient à comprendre les phénomènes sociaux sans avoir à les ramener aux conditions de leur observation ; c’est à ce niveau que surviennent les énonciations qui mettent en évidence les relations de parenté ou les modes de distribution des biens de manière transculturelle.

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Figure 3.2. Essai de structuration de la théorie d’Alfred Reginald Radcliffe-Brown Processus de la vie sociale

Institution

Contrôle social

Culture Cohésion

Reproduction

Fonction

Totalité

Totémisme

Relation

Structure

Adaptation

Parenté

Environnement

Observation

Comparaison

Nature

2.2. Après Radcliffe-Brown Radcliffe-Brown enseigne que les sociétés ne sont pas seulement l’expression de la volonté des individus qui les composent ; que, vivre en société, c’est être socialisé, c’est avoir intériorisé des us et des manières de penser ; qu’une société peut être décomposée en institutions et que ces institutions agissent les unes par rapport aux autres ; que les individus interviennent dans des processus de la vie sociale qui sont utiles à toute la société ; qu’il ne peut y avoir de société que s’il y a coordination des pratiques de même que des institutions ; que les sociétés se reproduisent d’autant plus facilement qu’elles minimisent les conflits ; que les sociétés sont hiérarchiquement structurées et que les normes sont souvent imposées de haut en bas ; 29

que les cultures transcendent les processus de la vie sociale aussi bien que les institutions et qu’elles créent du lien dans l’ensemble sociétal ; que les sociétés doivent s’adapter à leur environnement ; que les sciences peuvent appréhender une société autrement que comme un agencement d’individualités ; que les sciences de la société commandent une observation rigoureuse des phénomènes et que l’extrapolation doit s’appuyer sur la comparaison de ces phénomènes. Cette perspective structuro-fonctionnaliste, toutefois, si elle a le mérite de mettre en valeur l’importance de l’analyse synchronique, est, par ailleurs, analytiquement incapable de comprendre les sociétés diachroniquement. Dans le temps, elle ne peut observer que des reproductions successives. Elle peut constater que la société se reproduit, mais elle ne peut voir comment cette reproduction s’inscrit dans l’historicité, comment les dynamiques des actions, comment les interrelations fabriquent dans le temps de la similitude sociale. La société de Radcliffe-Brown existe hors du temps. Tout ce qui est fait en elle pour la reproduire, tout ce qu’elle fait elle-même pour se reproduire est invisible. Comme lui échappe la dimension historique de la reproduction, elle n’a pas accès au changement. La société de RadcliffeBrown ne varie pas dans le temps. Elle s’est adaptée, dans le passé, à son environnement ; elle n’est pas en cours d’adaptation. Cette société s’édifie sous le mode de la similitude. Elle ne connaît pas la différenciation, ou plutôt elle connaît la dissimilitude comme objet que prend en charge la structure sociale pour l’éliminer et assurer la similitude. Comme la société est essentiellement reproduction, le structuro-fonctionnalisme de Radcliffe-Brown est incapable d’observer que toute société procède simultanément et continûment de l’homogénéisation et de la différenciation, que les individus qui la composent, par exemple, sont à la fois semblables et différents ; elle est incapable de voir que les processus de la vie sociale sont effectivement des processus, en ce sens qu’ils sont des réalisations dans le temps inscrites dans la tension du similaire et du dissimilaire, des réalisations, donc des résultats inscrits dans l’historicité. L’anthropologie de Radcliffe-Brown est tout à fait à même de concevoir que, s’il y a société, c’est qu’il y a socialisation : partage de symboliques, participation à des rites, activation de traditions. Mais la socialisation, dans cette conception, n’est qu’intériorisation. Les structures sociales façonnent les esprits des individus, unilatéralement. Or, s’il est vrai que les individus apprennent leur société, l’intériorisent à travers les échanges qu’ils ont avec les autres, à travers toutes les 30

informations que fournissent aux citoyens les sociétés, c’est une erreur de concevoir cette intériorisation comme essentiellement passive. Être socialisé, ce n’est pas simplement avoir reçu des informations, c’est les avoir traitées, leur avoir donné une dimension personnelle. Intérioriser, c’est activer en soi, pour soi, des informations. Et c’est largement cette individualisation qui génère de la dissimilitude dans la société, dissimilitude, qui, si faible soit-elle, rend possible la communication entre les individus eux-mêmes et entre les individus et les représentants des institutions, car si la société n’était que similitude, il n’y aurait rien à échanger dans les conversations, et, en outre, il n’y aurait aucune créativité en fonction des événements, tout le monde réagirait toujours pareillement, quels que soient les événements, quelles que soient les circonstances. Dès lors qu’on reconnaît la dimension historique des sociétés et qu’on admet que les individus ont une activité cognitive et psychique, on est conduit à poser la synchronie et la diachronie des sociétés dans une logique interactive et à interpréter le rapport entre les structures sociales et les individus de manière dialectique. Les sociétés ne se reproduisent pas mécaniquement ; elles le font d’après une dynamique complexe qui implique une multitude d’actions et de réactions enveloppées de similitudes et de dissimilitudes ; elles le font temporellement tout en se transformant ; elles le font en fonction des actions des individus qui, si elles sont capables de tradition, sont aussi marquées de contingences. Les individus subissent l’influence des structures sociales, mais les structures sociales sont influencées par les actions des individus. 2.3. Bibliographie 2.3.1. Quelques ouvrages de Radcliffe-Brown The Andaman Islanders, New York, The Free Press of Glencoe, 1964 [1922]. Method in Social Anthropology, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 1958. A Natural Science of Society, Glencoe (Ill.), The Free Press, 1957. The Social Organization of Australian Tribes, Melbourne, Macmillan, 1931.

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Structure et fonction dans la société primitive, traduit de l’anglais par Françoise et Louis Martin, Paris, Minuit, 1972 [1952], [Chicoutimi (Québec), http://classiques.uqac.ca/classiques/radcliffe_brown/radcliffe_ brown.html, coll. « Les classiques des sciences sociales »]. Taboo, Cambridge, University Press, 1939. Radcliffe-Brown, Alfred A. et Daryll Forde, Systèmes familiaux et matrimoniaux en Afrique, traduction révisée par Marcel Griaule, Paris, Presses universitaires de France, 1953. 2.3.2. Quelques ouvrages sur Radcliffe-Brown Fortes, Meyer (dir.), Social Structure. Studies presented to A.R. Radcliffe-Brown, Londres, New York, Russell & Russell, 1963. Mills, David, « A Major Disaster to Anthropology? Oxford and Alfred Reginand Radcliffe-Brown », dans Peter Rivière (dir.), A History of Oxford Anthropology, New York, Berghahn Books, 2007, p. 83-97. Rosa, Frederico Rosa, « Radcliffe-Brown et l’organisation sociale de la nature », dans L’âge d’or du totémisme. Histoire d’un débat anthropologique (1887-1929), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Chemins de l’ethnologie », 2003, p. 303-321.

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3. Bronislaw Kasper Malinowski (1884-1942) Bronislaw Malinowski est considéré comme l’un des fondateurs de l’anthropologie moderne. S’il est ainsi reconnu, c’est parce qu’il a proposé une méthodologie qui contraint le chercheur à s’imprégner concrètement de la communauté qu’il se donne pour mission de comprendre et qu’il a développé une approche qui invite à interpréter tout élément d’une culture en le rapportant aux autres facteurs qui la caractérisent. 3.1. Éléments de la théorie chez Malinowski 3.1.1. Concepts fondamentaux L’anthropologie de Malinowski repose sur les deux concepts capitaux que sont observation participante et fonctionnalisme, aux côtés desquels, on trouve ceux d’individu, d’institution, de système, de culture, de réciprocité, d’échange, de besoins, de théorie et d’observation empirique. 3.1.2. Le fonctionnalisme Malinowski propose une anthropologie dans laquelle la société est au service des individus. Les individus ont des besoins. À un premier degré, il leur faut se nourrir, se loger, se reproduire, se protéger. Il leur faut aussi apprendre ce qui doit être fait et doit être évité pour que soient satisfaits adéquatement ces besoins. À un autre niveau, il leur faut comprendre le monde, dominer des peurs, atténuer des angoisses, modérer des emportements. La société fournit un environnement qui favorise l’apaisement de toutes ces attentes. La vie collective facilite la chasse, la cueillette, de même que l’agriculture et les transformations alimentaires. Elle simplifie l’acquisition de l’habitation. Elle offre des occasions aux rapports sexuels et organise la reproduction. Elle accroît la possibilité de se défendre en sécurisant les relations à l’intérieur de la communauté et en protégeant l’ensemble contre des forces extérieures. Grâce à elle, des personnes d’âges différents cohabitent ; dans la mémoire des plus vieux, il y a des savoirs qui peuvent être 33

transmis aux plus jeunes. Ces connaissances sont parfois techniques et ont trait, par exemple, aux méthodes qu’il faut employer pour fabriquer tel objet ou aux dangers qu’il faut fuir ; elles sont aussi métaphysiques et donnent alors un sens à la vie ou guident les affects. Il y a société parce qu’il y a des besoins individuels à assouvir. La société se constitue autour de cette demande en générant des institutions. Mais tout ce qui est social n’est pas strictement compréhensible par référence à ce qui est nécessaire aux individus. Une société ne constitue pas simplement une somme d’individualités. La socialité se dote d’institutions qui reviennent vers les individus pour leur permettre d’agir socialement. La loi, par exemple, s’impose aux individus et leur permet d’avoir des activités collectives, tout en les protégeant les uns des autres ; elle a une incidence sur la répartition des biens, sur les comportements sexuels, sur les obligations familiales, sur les devoirs envers la collectivité, sur le partage des connaissances, sur le respect des traditions. L’institution juridique entraîne ainsi des répercussions sur les institutions familiale, économique, éducationnelle. La société sert les individus avec ses institutions, mais la socialité génère des institutions qui agissent les unes par rapport aux autres. Ainsi, une société est aussi un ensemble d’institutions. La religion, l’éducation, la loi, l’économie, la politique sont de telles institutions et, souvent, leur rapport aux besoins individuels est indirect : l’institution familiale est immédiatement reliée à la reproduction, mais l’institution légale est davantage reliée à la vie en société qu’à un besoin ; cependant, l’institution familiale est aménagée par l’institution légale. Dans le même ordre d’idées, l’institution religieuse répond aux attentes psychologiques reliées au sens qui doit être donné à la vie et à la mort, elle calme les tourments, elle explique les sentiments ; mais elle ritualise la vie collective. Dans la perspective de Malinowski, les institutions ont une certaine autonomie en ce sens qu’elles ont une fonction spécifique. Elles sont par ailleurs reliées les unes aux autres. Ce qui se réalise en chacune d’elles dépend de ce qui est accompli dans chacune des autres. Si l’organisation familiale a telle forme, si par exemple elle est matrilinéaire plutôt que patrilinéaire ou matrilocale plutôt que patrilocale, cela a une incidence sur ce qui relève de la loi, de l’économie, de la religion et de l’éducation. Inversement, cette structure familiale subit l’influence de ces autres structures. Les institutions ont une fonction dans le système sociétal. Le fonctionnalisme de Malinowski, cependant, ne se limite pas décrire l’interaction entre des institutions. Cette anthropologie du second degré 34

est étroitement attachée à une vision pragmatique qui veut que les objets ou les pratiques sociales non seulement aient pour finalité de faire écho aux besoins des individus mais encore qu’ils aient des fonctions dans la totalité sociale. Il n’y a pas d’objet aléatoire, il n’y a pas de pratique insensée dans une société. Un outil, par exemple, permet d’effectuer telle opération grâce à laquelle des besoins peuvent être satisfaits, en même temps que sa forme et l’usage qui en est fait découlent de ce qui est su et enseigné, puis de la division du travail, puis de l’économie ; et, vice versa, cet outil même intervient dans la transmission des connaissances, dans les occupations et dans la distribution des biens. Il en va pareillement de la magie ; les rites qui lui sont associés, les paroles qui en sont l’expression permettent de conjurer des peurs, celle, par exemple, du pêcheur qui prend la mer dans sa pirogue ; mais l’institution de la magie est corrélée à celle de la religion, comme à celles de l’éducation, de la loi et de l’économie. Le fonctionnalisme de Malinowski conçoit les sociétés comme étant des totalités dont chaque élément est intégré aux autres. On ne peut pas rendre compte d’une société si on ne l’aborde pas en elle-même. Ce qu’elle est ne peut être interprété dans une logique historique, ou plutôt diachronique. Elle ne représente pas un moment dans l’évolution de l’espèce humaine, car les systèmes sociaux ont leur propre constitution. Elle n’est pas devenue ce qu’elle est après avoir emprunté quelque objet ou quelque pratique à des sociétés voisines, car tous ses éléments forment un assemblage unifié. Comprendre une société, c’est être à même de montrer comment toute chose qui se trouve en elle est traversée par tout ce qui la compose, que ce soient des objets, des pratiques ou des institutions. 3.1.3. La culture La notion de culture, dans l’anthropologie de Malinowski, est étendue. Ce qui est culturel se rapporte aux institutions et à leurs relations, à ce qui satisfait les besoins, aux objets qui sont employés dans une communauté. Culture et système social peuvent même se confondre puisque la conjonction des composantes d’une société revêt forcément un aspect symbolique. Le culturel n’est pas séparable des pratiques sociales et des institutions qui encadrent l’agir. Il est donc pluriel puisqu’il renvoie à une diversité d’éléments et il est systémique puisque ces éléments sont interdépendants. Le culturel est symbolique, certes, puisqu’il est de l’ordre des représentations, mais il est arrimé de manière stricte à tout ce qui forme un milieu social. Un objet a une 35

dimension culturelle parce qu’il est interprétable en fonction des institutions. Une institution présente un aspect d’une culture parce qu’elle a une dimension symbolique. Mais la culture n’est pas une institution, elle est la combinaison des représentations d’une société. Elle est le système dans lequel agissent collectivement des humains pour satisfaire leurs besoins. La culture d’une société, c’est tout ce qui est figuratif quoique ancré dans les pratiques et les institutions, c’est ce qui caractérise les pratiques et les institutions en tant qu’elles possèdent une dimension symbolique. À travers la socialité, les besoins acquièrent une dimension symbolique. Cette vision tend à particulariser toute culture, puisqu’elle devient réductible à un système social. Cependant, Malinowski rappelle que toutes les cultures ont pour finalité la satisfaction des besoins primaires. Par ce biais, il établit un dénominateur entre elles et il estime que le fonctionnalisme, en plus de décrire les systèmes sociaux, devrait pouvoir révéler des similitudes entre eux. 3.1.4. Échange et réciprocité Malinowski s’est beaucoup intéressé à un mode de circulation de biens prestigieux : la kula. Il a noté que des individus prenaient la mer dans de frêles embarcations et parcouraient à leurs risques et périls de nombreux kilomètres, et ce, pour échanger des objets qui n’ont pas d’utilité pratique : des colliers et des bracelets ou des brassards faits de coquillages. Il s’est alors demandé quelle pouvait être l’explication d’un tel phénomène. Il a remarqué que ces échanges avaient cours entre un nombre limité de communautés et que chacune d’elles tendait à suivre un circuit qui la menait vers un certain nombre de populations insulaires. Dans ces déplacements, une communauté, représentée par des marins ou par un chef, apporte des cadeaux et les offre à ses hôtes lors d’une cérémonie. Ce don s’inscrit dans une logique de réciprocité : il n’est pas bien vu de recevoir sans offrir quelque chose en retour. Le don s’inscrit aussi dans une logique de circularité : l’objet qui a été reçu sera donné à nouveau ; il passera dans d’autres mains, il ira dans d’autres lieux. Dans ce système, donner confère quelque ascendant, et plus on peut donner, plus s’étend et s’élève cette influence. L’ensemble de ces échanges assure les relations entre les communautés participantes. Malinowski a aussi noté des échanges à l’intérieur des communautés. Il a remarqué, là encore, que ce qui passait d’une main à l’autre pouvait avoir une forte connotation symbolique et accordait ou 36

consolidait des statuts ; il a indiqué que les rites dans lesquels s’inscrivait cette circulation de biens favorisaient l’esprit communautaire. Ces phénomènes mettent en relief la dimension symbolique de la culture. 3.1.5. L’observation participante Pour accéder à la totalité que constitue une société, pour comprendre comment chaque objet est connecté aux autres, comment il est relié aux institutions, comment il participe d’une culture, pour découvrir la signification des gestes qu’accomplissent les membres d’une collectivité, Malinowski préconise l’observation participante. Les deux termes de ce concept sont fondamentaux. La science s’édifie sur des faits ; or, il n’y a de fait que s’il y a eu observation. C’est en prêtant une attention minutieuse à ce qui se révèle à ses sens ou à ses expériences que le scientifique peut faire des constats. L’anthropologie, dans une optique malinowskienne, doit comprendre les activités humaines à la manière dont elles sont perçues par les personnes qui s’y adonnent ; or, cela n’est possible que dans la mesure où l’anthropologue participe à ces activités. C’est en faisant comme on le fait dans la communauté qu’il étudie qu’il développe l’empathie qui lui permet de voir le monde autrement qu’à travers le filtre de ses prénotions. Observer pour relever des faits, participer pour que leur interprétation ne subisse pas de distorsion ; observer une société tout en s’en imprégnant, s’imprégner d’une culture sans cesser de l’observer ; telle est la méthodologie de l’anthropologie sociale de Malinowski. Cela suppose que l’anthropologue apprenne la langue qui est parlée là où il se rend, qu’il mette de côté, autant que faire se peut, sa propre culture ; c’est dans cet esprit qu’il pourra faire comme on fait ailleurs tout en communiquant avec ceux qui font. Certes, il y a quelque paradoxe dans la jonction de la participation et de l’observation, car à trop participer on n’observe plus et à trop observer on ne participe plus. Il appartient à l’anthropologue, dans les circonstances de son enquête, de transformer le dilemme en méthodologie efficace. 3.1.6. Empirie et théorie Malinowski insiste sur le principe d’une ethnographie scientifique. Mais l’épistémologie qu’il défend n’est pas celle d’une observation neutre des objets et des phénomènes. Certes, il invite l’anthropologue à se détacher de ses a priori culturels pour bien appréhender une société 37

autre que la sienne. Mais il ne prône pas un objectivisme absolu. En abordant une culture nouvelle avec une telle posture intellectuelle, l’anthropologue ne serait pas en mesure de sélectionner ce qui doit être observé, ne pourrait pas classer ce qu’il recense, ne pourrait pas interpréter les informations qu’il accumule. Le rapport à l’empirie est guidé par une théorie. C’est à partir d’un cadre théorique que l’anthropologue est à même d’identifier des objets et de leur conférer une explication. Ce cadre théorique est celui du fonctionnalisme ; il veut que l’anthropologue repère des faits sociaux – des objets, des activités, des propos – et les lie les uns aux autres, synchroniquement, car il est convenu que la signification de tout fait social est à déduire du rapport qu’il entretient avec les autres faits, dans un système particulier. Figure 3.3. Essai de structuration de la théorie de Bronislaw Kasper Malinowski

Fonctionnalisme

Théorie Observation participante

Observation empirique

Besoins

Individu

Échange Institution Réciprocité Système

Culture

3.2. Après Malinowski L’anthropologie sociale de Malinowski a établi qu’une société n’était pas simplement une addition d’individualités. Elle a montré que les institutions qui la composent entretiennent entre elles des liens de 38

sorte, par exemple, que la dimension familiale est en rapport avec la dimension politique, ou juridique, ou religieuse… Elle a fait voir qu’on pouvait aborder les sociétés comme s’il s’agissait de systèmes. Elle a révélé que les objets qu’on trouve dans une société ne sont pas produits aléatoirement, qu’ils ont souvent une finalité pragmatique et, de surcroît, qu’ils sont porteurs d’une signification qu’on découvre en les associant aux diverses composantes de la culture à laquelle ils appartiennent. En faisant valoir l’aspect systémique des sociétés, elle a rappelé que les individus n’entraient pas dans une société délibérément, qu’ils naissaient dans une communauté qui les imprégnait de sa culture. Elle a mis en lumière des échanges symboliques qui unissent les membres d’une communauté et qui réunissent diverses communautés entre elles. Elle a compris que le rapport entre l’empirie et la théorie était dynamique, que le scientifique abordait ses objets alors qu’il était muni d’un appareil conceptuel qui orientait ses observations et que ces observations intervenaient dans l’interprétation en avalisant la théorie ou en la rectifiant. Elle a fourni aux sciences humaines une méthode grâce à laquelle il est possible d’observer des phénomènes humains tout en participant aux activités dont ils sont les manifestations. À l’arrière-fond de cette anthropologie, il y a la thèse d’une société dont la finalité est d’assouvir les besoins des individus. Or, dans la mesure où une société constitue une totalité, où elle n’a ni début ni terme, où il y a des institutions parce qu’il y a des individus et où il n’y a pas d’individus qui ne soient pas toujours déjà socialisés, les besoins des individus ne précèdent pas la socialité, ils viennent avec elle, toujours déjà socialisés. Il y a dans cette affirmation malinowskienne quelque relent des théories du contrat social où chaque personne choisit d’entrer dans une société, pour son bien-être personnel. Or, le fonctionnalisme de Malinowski lui-même écarte cette illusion par tous les liens qu’il établit entre les institutions dans une logique systémique et par la conjonction du culturel et du social qu’il met à l’avant-plan. C’est cette anthropologie, d’ailleurs, qui lui permet de noter que, dans la kula, on échange des biens symboliques, non utilitaires, et que, à travers ces échanges, ce qui est réalisé, c’est moins la satisfaction de besoins que la relation entre des concitoyens et entre des communautés. L’analyse fonctionnaliste contraint à trouver à chaque objet, à chaque action, à chaque institution, sa fonction dans un organisme. La dimension organique des sociétés ne peut être mise en doute. 39

Cependant, s’il est vrai qu’on peut comprendre synchroniquement une société particulière, cela ne doit pas empêcher de concevoir que toute société est aussi un produit de son histoire, et donc qu’elle est porteuse de diachronie, que ce qui se révèle comme synchroniquement organisé ne se reproduit que diachroniquement. De la même manière, l’analyse synchronique des fonctionnements empêche de voir les transformations dans le temps. En outre, à trop insister sur la lecture fonctionnaliste, la science de l’humain perd de vue que des individus produisent les structures sociales qui les produisent eux-mêmes ; elle occulte en même temps la part d’autonomie des activités, notamment individuelles. C’est ce dernier reproche que les sciences humaines lui ont adressé qui a conduit l’individualisme naïf à rejeter en bloc le fonctionnalisme. 3.3. Bibliographie 3.3.1. Quelques ouvrages de Malinowski Les Argonautes du Pacifique occidental, traduit de l’anglais par André et Simonne Deveyver, Paris, Gallimard, coll. « L’espèce humaine », 1963 [1922]. Les dynamiques de l’évolution culturelle en Afrique. Recherche sur les relations raciales en Afrique, traduit de l’anglais par Georgette Rintzler, édition de Phyllis M. Keberry, Paris, Payot, 1970 [1945]. Les jardins de corail, Paris, La Découverte, coll. « [Re]découverte », 2002 [1935]. La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, traduit de l’anglais par Samuel Jankélévitch, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1969 [1927], http://classiques.uqac.ca/classiques/malinowsli/sexualite_repre ssion/sexualite_repression.html. Une théorie scientifique de la culture et autres essais, traduit de l’anglais par Pierre Clinquart, Paris, Maspero, coll. « Points », 1968 [1944], http://classiques.uqac.ca/classiques/malinowsli/theorie_culture/ theorie_culture.html. Trois essais sur la vie sociale des primitifs, traduit de l’anglais par Samuel Jankélévitch, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2020. La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie. Description ethnographique des démarches amoureuses, du mariage et de la vie de famille des indigènes des îles Trobriand 40

(Nouvelle-Guinée britannique), traduit de l’anglais par Samuel Jankélévitch, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque scientifique », 1930 [1929], http://classiques.uqac.ca/classiques/malinowsli/vie_sexuelle/vi e_sexuelle.html. 3.3.2. Quelques ouvrages sur Malinowski Panoff, Michel, Bronislaw Malinowski, Paris, Payot, 1972. Pulman, Bertrand, Anthropologie et psychanalyse. Malinowski contre Freud, Paris, Presses universitaires de France, 2002. Young, Michael W., Malinowski. Odyssey of an Anthropologist, New Haven, Yale University Press, 2004. Young, Michael W. (dir.), The Ethnography of Malinowski. The Trobriand Island 1915-18, Londres, Routledge, coll. « Routledge Revivals », 2017. Young, Michael W. (dir.), Malinowski among the Magy. The Natives of Mailu, Londres et New York, Routledge, 2002.

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4. Ruth Fulton Benedict (1887-1948) Les sciences humaines doivent beaucoup à l’anthropologie culturelle. Les travaux qui ont été développés dans ce cadre comptent parmi ceux qui ont le plus contribué à révéler la dimension relative de l’humanité. Les travaux de Ruth Benedict sont ici exemplaires, autant ceux qui se sont consacrés à la description et à l’interprétation de sociétés tribales ou modernes que ceux qui ont eu pour fin de sensibiliser les populations aux principes d’égalité des races. 4.1. Éléments de la théorie chez Benedict 4.1.1. Concepts fondamentaux Le vocabulaire de Benedict se situe entre la psychologie et l’anthropologie : relativisme culturel, expérience morale, schème culturel (pattern of culture), personnalité, individu, race, totalité, égalité. 4.1.2. Relativisme culturel et individualité La curiosité de Benedict est animée par la diversité des cultures à l’intérieur desquelles vivent les humains et par la façon dont ces cultures variées régissent les actions des individus. Ses propres travaux ethnographiques et l’examen de données ethniques recueillies par bon nombre d’autres chercheurs l’obligent à constater que l’humanité se présente largement sous le signe de la pluralité, car il y a entre les peuples des différences manifestes. Ces dissemblances vont de l’organisation sociale générale aux us et coutumes, et même aux tempéraments. Benedict s’interroge donc sur la formation de ces spécificités collectives. À ses yeux, l’humanité, dans l’absolu, représente un dispositif étendu de caractéristiques, un immense champ de possibilités. Il y a, en effet, a priori, de nombreuses façons de concevoir les rapports à la religion, aux valeurs, à la parenté, à l’organisation du travail, à l’environnement, à l’économie, à la politique. Or, un peuple se constitue en choisissant un nombre limité de ces potentialités. Il s’installe dans 43

tel milieu ; il adhère à telles croyances ; il opte pour tel type de lignage ; il préfère la matrilocalité à la patrilocalité ; il exclut ou non la polygamie ; il se hiérarchise de telle manière ; il fait circuler les biens et les services de telle façon ; il perçoit les rapports de genres dans telle optique ; il imagine la sexualité dans tel esprit. Il devient ainsi une combinaison spécifique de facteurs sociaux, une entité originale à l’intérieur de laquelle se développe une culture particulière. Ainsi, une collectivité donnée est ce qu’elle est en fonction de la manière dont elle sélectionne les constituants de la socialité et dont elle les structure. La culture qui se dégage de cette formation lui est inhérente. Elle est collective. Elle est une personnalité collective. Elle est un schème (pattern) culturel, une forme sociale correspondant à une forme culturelle. Elle a sa propre identité ; elle porte sur le monde un regard bien à elle. Une collectivité oriente son action commune à travers cette culture et, ce faisant, elle se consolide elle-même en même temps qu’elle renforce la culture, quand ce serait en se transformant. Car, dans certains cas, une structure sociale et une culture collective sont forcées de changer pour assurer leur pérennité, le changement ne correspondant pas à une suppression d’un état antérieur, mais plutôt à un renouvellement dans lequel on trouve des traits de la forme antérieure. La pérennité d’une culture ne se constate pas seulement dans son invariabilité. Elle apparaît aussi dans son aptitude à s’adapter aux événements historiques auxquels elle est confrontée. Une culture constitue un système, certes ; mais si ce système est fermé sur luimême, il lui est difficile de se reproduire. Les travaux de Benedict sur les rencontres culturelles en sont une belle illustration. Ce qu’une collectivité, observe-t-elle, emprunte à une autre n’est pas simplement déposé en elle. Qu’il s’agisse de technique, de connaissance, d’usage, de valeur, cela modifiera la société, car tous les éléments constitutifs d’une société agissent les uns sur les autres ; cela sera intégré au système emprunteur qui procédera à des ajustements de sorte que l’emprunt sera inséré sans annihiler le système antécédent. Une culture constitue toujours un tout ; elle ne peut être comprise qu’en vertu de sa totalité. Les transformations qu’elle subit ne peuvent être révélées qu’en comparant un tout initial et un tout second. Dans ce tout, on trouvera toujours une psychologie collective, centripète, en fonction de laquelle le système fait sens. C’est cette psychologie, par exemple, qui fera que les Pueblo du sud-ouest sont plutôt apolliniens et que les Amérindiens des grandes plaines sont plutôt dionysiens, le tempérament apollinien 44

étant calme, contrôlé, ordonné, raisonné, la psychologie dionysienne étant encline au plaisir, à l’abandon, au laisser-faire. Dans une société, les enfants apprennent, en grandissant, les modes de la culture générale. Ils sont sensibilisés à tous les traits qui caractérisent l’ensemble, à tous les interdits, à tous les devoirs, aux rites, aux coutumes, aux normes. La culture collective devient ainsi la culture de la personne, l’identité du groupe, celle de l’individu. Mais Benedict ne conçoit pas cette socialisation de manière mécanique, comme une pure adhésion de l’individu à l’esprit et aux usages de la communauté. Si tel était le cas, tous les individus qui appartiennent au groupe penseraient et agiraient toujours de la même manière. Or, tel n’est pas le cas. S’il est évident que la culture de la collectivité est transmise à tous les membres et que ce transfert régule les comportements du groupe, influe sur la manière dont se comportera l’individu au cours de sa vie, permet que la collectivité puisse effectivement se reproduire, il n’est pas moins manifeste que les individus font des choix en fonction de leur personnalité, et donc qu’il y a une dynamique entre les individus et leur société. S’ils sont socialisés aux us de leur communauté dès l’enfance, les individus participeront au devenir de cette communauté à partir du moment où ils pourront faire entendre leur parole, quand, par exemple, la collectivité sera confrontée à des événements qui s’imposeront à la réflexion de chacun, qui commanderont les discussions et qui obligeront à agir. Si, donc, les individus sont définis par une culture collective, ils peuvent aussi intervenir sur cette collectivité. Mais la dynamique que met en lumière Benedict ne se limite pas au jeu des influences entre la société et l’individu. À ses yeux, les cultures collectives sont uniques, mais les individus qui évoluent dans ces sociétés sont aussi marqués du sceau de cette singularité. La culture prescrit à chacun des comportements et des façons de penser, mais elle n’élimine pas les buts de chacun. Une société porte en elle des normes et des valeurs, mais elle n’exclut pas l’expérience morale. C’est en grande partie à travers cette expérience que Benedict étudie le rapport entre la culture de la société et la vie individuelle en même temps que la diversité des cultures. 4.1.3. Règles morales et expérience morale Les règles morales d’un peuple peuvent apparaître étonnantes dans le regard de l’individu qui provient d’une autre civilisation. Il en est ainsi parce qu’elles ne sont pas observées du point de vue de l’individu qui les fait siennes ou parce qu’on ne fait pas le lien entre ces règles et 45

les autres facteurs constitutifs de la culture. Les règles morales appartiennent à la collectivité. Les individus qui sont socialisés en elle les adoptent, les font leurs. Ces règles guident leurs actions. Mais elles n’empêchent pas qu’un individu puisse être tiraillé entre ce qu’elles prescrivent et ce qu’il a envie de faire. Ce vécu intérieur dépend des individus et il est relatif à la particularité de leur histoire dans une collectivité elle-même particulière. Il n’est concevable que parce qu’il y a des règles qui s’imposent à l’individu et parce que cet individu n’est pas la pure réplique de tous les enseignements qu’il a reçus de sa société. Les règles morales sont relatives à une société, le vécu moral est relatif à l’histoire d’un individu dans sa société. Ce sont les raisons pour lesquelles, même si des règles sont transmises aux membres de la collectivité et que ces règles sont nécessaires à la reproduction de la collectivité, il arrive qu’on y contrevienne, par exemple qu’on refuse un mariage qui soit pourtant parfaitement en accord avec elles, qu’on vole alors que cela est interdit, qu’on insulte alors qu’on ne le devrait pas. Ce sont aussi les raisons pour lesquelles il peut être difficile pour un individu, qui connaît très bien les règles, de juger du geste d’un contrevenant quand l’affection entre en jeu ou quand sont prises en considération les circonstances du délit et que ces circonstances sont atténuantes. Tout cela rappelle que, si puissante que soit la culture de la collectivité, elle n’anéantit pas l’individualité. 4.1.4. Transcendance et relativisme Benedict souscrit à un relativisme culturel. Cette position théorique veut qu’une culture soit compréhensible, que les traits qui sont siens ne puissent être interprétés que par référence au système à l’intérieur duquel ils opèrent. Ce n’est pas que Benedict récuse quelque transcendance que ce soit dans les sociétés humaines. Loin de là. Elle sait très bien qu’il y a des récurrences dans les rapports matrimoniaux ou dans la gestion de la mort, par exemple ; mais elle insiste sur le fait qu’une coutume, même si elle est trans-sociétale, ne prend son sens que dans le rapport qu’elle entretient avec les autres éléments d’une culture spécifique. Le relativisme culturel, par ailleurs, met en évidence l’incidence de la culture collective sur les individus. Mais il n’est pas tout à fait un déterminisme culturel, car la culture, si déterminante qu’elle soit, n’est pas un donné a priori, une nature prédéfinie. La culture, souligne ce relativisme, est le produit de l’action humaine. Le relativisme culturel rejette toute naturalisation de la culture humaine, ramène au culturel l’essentiel des différences entre les humains. 46

4.1.5. L’égalité Cette posture analytique offre à Benedict une vision de l’espèce humaine fondamentalement égalitaire dans laquelle la notion de race ne saurait présenter un facteur de hiérarchisation. Sur le plan biologique, les ressemblances entre les humains sont énormes : même nombre de dents ; similitude de la structure osseuse, de la structure musculaire ; mêmes ancêtres, quelle que soit la couleur de la peau. Les différences physiques sont attribuables aux effets à long terme de l’environnement physique, notamment à la chaleur et à la luminosité. D’autres variations, comme l’intelligence ou la richesse, ont pour cause l’environnement social, la taille du cerveau ne pouvant prédire ni l’une ni l’autre. Mais les autres variantes sont, par-dessus tout, d’ordre culturel. Si, donc, ce sont les cultures qui donnent aux humains leur identité, c’est qu’ils sont par essence égaux entre eux, qu’ils ne se distinguent les uns des autres qu’en fonction de ce que leur socialité et leur historicité leur confèrent.

4.2. Après Benedict Les différences entre les peuples sont essentiellement culturelles. Les cultures sont les produits de l’action circonstanciée d’une collectivité ; elles sont attachées à une combinaison particulière de 47

facteurs sociaux de tous ordres : politiques, religieux, matrimoniaux, économiques… Elles forment des systèmes. La personnalité d’un individu dépend grandement de la culture de la société à l’intérieur de laquelle il évolue, mais elle n’est pas réductible à cette culture. L’action des individus a une incidence sur le devenir de la culture de la société à laquelle il appartient. Les cultures varient dans le temps, en fonction de l’action des individus qui agissent en elles, mais aussi sous l’effet des rencontres avec d’autres cultures. Les humains sont fondamentalement égaux entre eux puisque les différences qu’on peut observer sont principalement attribuables à la culture, plutôt qu’à la biologie. Tous ces constats mettent en évidence le caractère essentiellement social et historique de l’humain. Benedict est consciente de l’existence d’une certaine dialectique entre les individus et la structure de leur société. Elle note l’effet de celle-ci sur ceux-là ; elle insiste sur l’unicité des individus et sur la part d’autonomie dont ils disposent. Mais il s’agit davantage d’une intuition que d’une théorie. On n’est pas dans une lecture dialectique de ces jeux d’influence. On a presque affaire à deux analyses séparées dont il est convenu que leurs conclusions sont connectées. On voit très bien les schèmes culturels se constituer dans des systèmes sociétaux et évoluer. On devine bien que la puissance de ces cultures ne peut pas ne pas agir sur les individus. Mais on ne voit pas les individus intérioriser ces schèmes et les adapter à leur historicité tout en les produisant historiquement en même temps qu’ils produisent leur société. On perçoit bien que les individus ne peuvent pas être le pur reflet de la culture collective, qu’il y a chez chacun précisément une part d’individualité. Mais on ne saisit pas comment cette singularité se réalise dans une collectivité fortement déterminante. L’intuition bénédictienne est plus grande que l’appareil analytique qui l’accompagne. Le psychologisme, ici, ne sert pas la théorisation. Benedict personnalise la société, l’aborde comme si elle avait affaire à un individu. Elle parle de personnalité ou d’identité collective. Un tel vocabulaire peut avoir une résonance, certes. Mais il empêche de comprendre la société effectivement en tant que société. En outre, il empêche d’appréhender distinctement la collectivité et les individus qui la composent, les seconds ayant chacun une personnalité et la première ayant une personnalité, elle aussi, comme si l’univers de la socialité et 48

celui de la personne pouvaient être modélisés sous le même rapport. Ce psychologisme, en outre, s’appuie sur une vision rationalisante de l’humain. La notion de choix apparaît constamment sous la plume de Benedict. La société, écrit-elle, fait des choix, comme si elle choisissait, de façon rationnelle et délibérée, son système matrimonial, sa religion, le milieu dans lequel elle s’établit, comme si la combinaison d’éléments qui la caractérise n’était pas un produit historique circonstancié aux éléments autoconstitutifs. En fait, Benedict a parfaitement raison d’interpréter cette culture par référence à une logique systémique et dans une perspective historique. Elle a aussi raison de faire une place à l’intervention humaine pour en rendre compte. Mais elle n’a pas à psychologiser cette socialité et surtout pas à en déduire le devenir à partir de l’évocation de la notion de choix. Benedict éprouve bien quelque malaise à recourir continûment à cette notion ; c’est la raison pour laquelle elle parlera parfois de choix inconscient. La terminologie, ici, est bien le reflet de la perspicacité de l’auteur ; mais elle est aussi le témoignage des limites de son appareillage analytique. Un choix ne peut pas être inconscient. L’humain peut, bien sûr, agir inconsciemment ‒ et il le fait, au demeurant, beaucoup plus souvent que consciemment ‒ ; mais l’univers des choix est celui de la conscience. Une société ne peut être une personne que par analogie ; elle ne peut pas l’être analytiquement. Sa constitution ne peut certainement pas être comprise comme étant la conséquence d’une série de choix qu’elle aurait exercée en tant que subjectivité. Le recours à la notion de choix fait obstacle à une analyse adéquate de la socialité. Il nuit également à l’interprétation des actions des individus. Bien sûr, les individus sont capables de poser des choix, mais tout ce qui est action individuelle n’est pas choix. Une société est un produit qui dépend de l’action humaine, mais beaucoup moins par les choix que posent les individus que par les activités qu’ils mènent de façon interactive entre la conscience et l’inconscience. 4.3. Bibliographie 4.3.1. Quelques ouvrages de Benedict Le chrysanthème et le sabre, Paris, Picquier, 1991 [1946]. Échantillons de civilisations (traduction de Patterns of Culture), Paris, Gallimard, [1934] 1972 ; [Chicoutimi (Québec), http://classiques.uqac.ca/classiques/Benedicth_ruth/benedict.ht ml, coll. « Les auteur(e)s classiques »]. Race: Science and Politics, New York, Viking Press, 1959 [1940]. Zuni Mythology, New York, Columbia University Press, 1935. 49

Benedict, Ruth et Gene Weltfish, The Races of Mankind, Public Affairs Pamphlet, no 85, New York, Public Affairs Committee Inc., 1946 ; [http://archive.org/details/TheRacesOfMankind, Internet Archive, Community Books]. 4.3.2. Quelques ouvrages sur Benedict Caffrey, Margaret M. Caffrey, Ruth Benedict: Stranger in His Land, Austin, University of Texas, 1989. Mead, Margaret, Ruth Benedict: A Humanist in Anthropology, New York, Columbia University Press, coll. « Columbia Classics in Anthropology », 2005 [1974]. Young, Virginia Heyer, Ruth Benedict: Beyond Relativity, Beyond Pattern, Lincoln, University of Nebraska Press, 2005.

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5. Max Horkheimer (1895-1973) Max Horkheimer a dirigé l’École de Francfort, un organisme qui a réuni des intellectuels célèbres et qui a continûment désapprouvé le capitalisme. Il est à l’origine de la théorie critique dont le haut fait est d’avoir présenté la production de masse, notamment celle des biens culturels, comme un facteur d’aliénation de la classe ouvrière. 5.1. Éléments de la théorie chez Horkheimer 5.1.1. Concepts fondamentaux Les mots qui circonscrivent la pensée d’Horkheimer viennent par ensembles. Il y a tout d’abord, culture de masse, industrie culturelle, théorie critique, théorie traditionnelle, matérialisme, matérialisme interdisciplinaire, capitalisme, classes sociales, conflit, marché, structure économique. Il y a ensuite raison instrumentale, raison objective, raison subjective. Il y a aussi interdisciplinarité, puis souffrance et bonheur. 5.1.2. Deux assises Les thèses d’Horkheimer ont deux assises : l’une est une réflexion plutôt morale, l’autre est une critique du capitalisme. 5.1.2.1. Une réflexion morale Horkheimer estime que la vie humaine est faite de souffrance et que tout individu tend à fuir ce pénible état, à imaginer des conditions heureuses. La souffrance engendre ainsi une quête de bonheur. Le caractère fondamental de la souffrance et son corollaire, le désir de bonheur, n’ont pas, dans une optique horkheimerienne, à être démontrés ; ensemble, ils forment un axiome. Placer la souffrance à la base de la vie humaine et faire dériver l’aspiration au bonheur de ce vécu douloureux, c’est asseoir la science de l’humain sur des considérations réalistes, matérialistes, c’est la faire reposer sur du vécu, c’est éloigner des perspectives idéalistes l’interprétation de la recherche du bonheur – l’individu ne convoite pas un idéal extatique, il souhaite 51

se libérer de ce qui l’afflige. Et puisque la souffrance est aussi généralisée que l’est l’espoir d’y échapper, les individus l’ont en partage et peuvent collectivement agir pour en abolir les causes communes. 5.1.2.2. Une critique du capitalisme Le capitalisme est l’une de ces causes, dénonce Horkheimer, en attirant l’attention sur les conflits entre les classes sociales, sur les dangers du marché économique et sur les méfaits de l’individualisme. Le capitalisme repose sur une division de la société en classes sociales et, dans ce système, le statut de la classe bourgeoise, propriétaire des moyens de production, est assuré par l’exploitation de la classe ouvrière. L’inégalité de la distribution de la richesse qui procède de ce système d’usurpation est à l’origine de conflits sociaux. Ces tensions, cependant, ne sont pas réductibles à leur aspect économique ; elles sont intériorisées par les individus selon leur position sociale et cette activité psychologique contribue à la reproduction du système, comme elle pourrait favoriser l’émancipation des exploités. Le capitalisme détermine l’accès aux biens et aux services en fonction, non pas des besoins des individus, mais de la richesse dont chacun dispose ; cette formule entraîne inévitablement de l’iniquité. Inversement, puisque le marché capitaliste répond à un rapport entre une offre et une demande, ce qui est produit dépend moins de sa valeur éthique ou artistique que des revenus qui peuvent être générés, et donc de la quantité qui peut être achetée. Au cœur de cette dynamique, il y a l’intérêt individuel. Le capitalisme réclame que chaque personne prenne ses décisions pour répondre à ses besoins, notamment matériels ; or, cette attitude est en contradiction avec la notion de bien-être collectif. Pourtant, selon Horkheimer, le bien-être de chacun dépend de celui de la collectivité. 5.1.3. Une typologie de la rationalité L’intérêt individuel est assuré par la rationalité subjective. Tout individu est à même de déterminer ce qui est bien pour lui et d’agir de telle manière qu’il se fixera des objectifs et des moyens pour les atteindre. Cette rationalité subjective se distingue de la rationalité objective. Celle-ci a une portée généralisable ; elle n’est pas réductible à une subjectivité particulière. Chez l’individu, elle a peu à voir avec les fins qui sont projetées, mais elle intervient dans l’établissement des moyens qui permettent d’atteindre les objectifs, ce rapport entre les moyens et les fins relevant de la logique plus que de l’attente 52

personnelle. Dans l’optique d’Horkheimer, la rationalité objective permet d’universaliser la connaissance, de conférer aux finalités une dimension qui déborde le champ de l’individualité, d’aborder autrement que dans une perspective égoïste les rapports entre les humains euxmêmes ou entre les humains et la nature. Grâce à sa puissance objective, la raison peut élever l’humanité. Horkheimer déplore que la rationalité subjective ait dominé la rationalité objective, que la rationalité objective ait essentiellement contribué à servir la rationalité subjective. L’univers de la rationalité en vient à être aspiré par les finalités intéressées, à répondre à une logique purement pragmatique, à privilégier l’intérêt privé à celui de la société, à dominer la nature plutôt qu’à assurer qu’on vive en harmonie avec elle. Horkheimer parle de rationalité instrumentale. Il s’agit, pour lui, d’une rationalité qui articule les moyens aux fins, mais qui perd de vue le raisonnement sur les fins. La rationalité instrumentale en vient à se conjuguer alors avec une rationalité formelle, mathématique, technique, positiviste, qui accroît son efficacité. Au cœur de la société, des individus se groupent autour d’intérêts, mais dans un esprit de finalités pour soi, ce qui accentue les conflits sociaux. La logique de l’instrumentalité s’impose sans que la rationalité objective soit réellement sollicitée, ou plutôt elle le fait en soumettant la rationalité objective. 5.1.4. La théorie critique Dans l’optique de contrer l’emportement de la raison utilitaire, Horkheimer imagine une théorie critique. Cette position prend racine dans les thèses matérialistes. De son point de vue, les structures économiques conditionnent l’agir humain, les façons de penser. Or plus ces structures sont soumises aux conditions du marché et aux intérêts privés, plus elles sont socialement aliénantes. Ces structures ont aussi une incidence sur la science. Les savants ou bien se soumettent aux impératifs de la raison instrumentale, ou bien se contentent, traditionnellement, d’expliquer les phénomènes en utilisant la raison formelle, sans se soucier de la condition humaine. Dans les deux cas, ils mettent de côté la souffrance des individus, ils négligent de mettre leur savoir au service de l’émancipation de l’humanité. La théorie critique se donne pour mission de mettre en lumière l’influence des structures économiques, notamment du capitalisme, et elle se fixe pour objectif de transformer l’ordre social, de mettre un terme aux régimes d’exploitation, de découvrir les valeurs qui sont susceptibles d’assurer le bien-être général. 53

Elle s’engage dans cette direction en proposant un matérialisme teinté de pessimisme, une interdisciplinarité et une théorie des industries culturelles. 5.1.4.1. Un matérialisme teinté de pessimisme Le matérialisme d’Horkheimer ne souscrit pas à une thèse mécaniste de l’évolution des sociétés. Il n’admet pas que l’industrialisation assurera l’avènement du socialisme ou que la classe ouvrière sera portée nécessairement par une révélation solidaire qui lui fera voir qu’il est dans son intérêt de se révolter contre la bourgeoisie. Horkheimer craint que la rationalité instrumentale soit en mesure de pérenniser le capitalisme ; la théorie critique lui semble pouvoir favoriser le changement, mais il se garde de prédire le dépassement du capitalisme. 5.1.4.2. Une interdisciplinarité Horkheimer adresse plusieurs critiques à la science : elle est éparpillée et manque de cohérence ; ses travaux empiriques sont trop attachés aux commandes de l’industrie ; son épistémologie lui donne l’illusion d’une neutralité qui l’empêche de prendre en considération son ancrage social et historique ; ses travaux ne portent pas suffisamment sur la société elle-même ; elle ne se donne pas pour tâche de libérer les humains de l’oppression. Pour corriger la situation, Horkheimer propose d’associer la théorie critique à l’interdisciplinarité. En permettant aux chercheurs de diverses disciplines de travailler de concert selon les principes de la théorie critique, il lui semble qu’il sera possible de faire converger les travaux de recherche, de maintenir les opérations empiriques essentielles à la démarche scientifique tout en leur permettant de répondre à des attentes autres qu’économiques, d’inscrire la science dans sa socialité et dans son historicité, de faire que la science se penche systématiquement sur l’objet qu’est la société, de veiller à ce que les chercheurs aient à cœur la souffrance humaine. La théorie critique est aussi un matérialisme interdisciplinaire. Elle réunit les chercheurs de diverses disciplines, elle admet l’importance de la science, mais elle entend que cette pluralité de travaux se laisse guider par une volonté de libérer l’humain du capitalisme et, plus généralement, de l’oppression. Elle considère qu’il appartient aux considérations philosophiques d’orienter et de fédérer ce complexe.

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5.1.4.3. Une théorie des industries culturelles La perspective matérialiste à laquelle adhère Horkheimer, ses analyses de l’exploitation des travailleurs, ses désillusions à l’endroit d’une prise de conscience ouvrière, ses positions sur le capitalisme l’ont conduit à s’interroger sur l’idée d’une culture de masse, d’une culture qui uniformise les esprits, qui minimise l’individualité, qui réduit la réflexion et la probabilité de la critique. Ce questionnement en tête, il a rencontré Theodor W. Adorno avec qui il a créé la théorie des industries culturelles. Cette théorie conçoit l’art comme étant l’expression d’une autonomie, la manifestation d’une créativité, la réalisation d’une œuvre innovante. L’art est noble, authentique. Or, sous l’effet du capitalisme, il y a peu d’œuvres singulières ; les objets culturels sont communément produits en série, ils sont industrialisés (au milieu du XXe siècle), ils sont démultipliés par la radio, la télévision, les salles de cinéma ; ils sont produits à l’identique par des machines. Les objets culturels ont pour finalité de divertir la masse des consommateurs ; ils répondent à une rationalité technique, marchande. L’industrie culturelle étouffe ainsi les subjectivités individuelles, les assimile, les rend passives, ce qui a pour conséquence perpétuer le régime capitaliste.

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Figure 3.5. Essai de structuration de la théorie de Max Horkheimer Bonheur Structure économique

Matérialisme

Souffrance Conflit Marché

Capitalisme Classes sociales

Raison instrumentale

Culture de masse

Raison subjective

Industrie culturelle Raison objective

Théorie traditionnelle

Matérialisme interdisciplinaire Théorie critique Interdisciplinarité

5.2. Après Horkheimer Lire Horkheimer, c’est apprendre que la souffrance humaine est commune et que le bonheur, souvent, consiste simplement à y échapper ; qu’un système qui fait trop de place à l’intérêt individuel nuit à l’intérêt de la collectivité ; que, si la rationalité est trop instrumentale, elle ne parvient pas à se laisser guider par des principes généraux ; que les structures économiques ont une incidence sur ce que vivent les personnes et sur la dimension culturelle de la collectivité ; que le devenir des populations n’est pas programmé par une loi de l’histoire ; qu’il importe que les citoyens se donnent des moyens pour comprendre 56

et critiquer l’univers socioéconomique dans lequel ils vivent mais que, à consommer béatement les produits de divertissement, ils s’empêchent de trouver ces moyens ; que la consommation d’objets culturels fabriqués en série peut nuire à l’individualisation ; que la production qui ne répond qu’à une logique économique peut nuire aux individus, aux sociétés et à leur environnement naturel ; que la recherche interdisciplinaire peut être utile à une coordination des travaux scientifiques ; qu’il est souhaitable que la recherche scientifique serve à l’émancipation des populations. La souffrance humaine est commune. Sans doute. Mais elle n’est pas le propre du capitalisme pas plus qu’elle n’est magnifiée par lui. On peut facilement concevoir que des dictatures ancestrales et des régimes non capitalistes de la modernité aient provoqué de la souffrance de manière intense et étendue. On peut aussi observer que le capitalisme génère autre chose que de la douleur. Souffrir conduit normalement vouloir fuir ce qui fait mal. Mais tout ce qui est quête de bonheur n’est pas désir de libération de la souffrance. Le bonheur de la création, de l’apprentissage, de la relation, de la prière, de la performance, de la méditation, de même que la quête de ces bonheurs ne doivent pas leur état simplement à la souffrance. Ces appels, en outre, ne sont pas des visées purement idéalistes. Sur le plan du vécu, ils sont aussi réels que la volonté de mettre fin à la douleur. Les structures économiques influent sur les comportements des acteurs sociaux et sur leur façon de penser. Mais la réciproque est vraie également. C’est la raison pour laquelle Horkheimer propose, luimême, une rationalité critique qui pourrait renverser l’ordre établi. Vouloir renverser le capitalisme ou ne pas le vouloir, c’est, dans les deux cas, être influencé par lui : dans le premier mouvement, l’influence est telle qu’elle conduit à la révolte ; dans le second, elle donne lieu à quelque satisfaction ou à quelque sentiment d’impuissance. Définir comme supérieure à la tendance au conformisme l’inclination à la révolte, c’est porter un jugement de valeur, c’est négliger de comprendre que l’esprit révolté n’est pas par essence libéré ou exempt de détermination. La culture du révolté ou celle du non-révolté sont toutes deux des cultures sociales et historiques, ce sont des mentalités qui subissent l’influence d’une structure sociale et qui, simultanément, activement, s’autoproduisent dans un ordre sémantique. Tout enfermement dans un canal culturel nuit à une acquisition variée des connaissances et au développement de l’esprit critique. Qui regarde toujours la même œuvre d’art, écoute toujours la même 57

émission, tient toute information du même réseau est forcément limité intellectuellement. Mais ce n’est pas en elle-même l’exposition aux produits culturels industrialisés qui produit l’aliénation. On peut très bien apprécier une émission télévisuelle de divertissement et ne pas être condamné à la passivité ou à soutenir un régime totalitaire. On peut très bien apprécier cette émission et aimer visiter les musées d’art. Et en quoi est-il nuisible à l’esprit d’apprécier une affiche reproduisant à des milliers d’exemplaires un tableau de Léonard de Vinci plutôt que le tableau lui-même ? En quoi l’affection pour un objet mille fois reproduit est-elle inférieure à celle qu’on voue à une œuvre unique ? En quoi une œuvre est-elle d’autant plus louable qu’elle est unique ? La musique, l’écrit, le film ne sont pas d’autant plus salutaires pour l’esprit qu’ils échappent à l’industrie et à la reproduction. Certes, une œuvre dont la seule finalité serait commerciale serait préjudiciable à l’intellect, mais une telle œuvre aurait-elle quelque attrait pour le consommateur ? Les productions culturelles n’ont pas d’autant moins de qualité qu’elles représentent des succès commerciaux. Il y a un univers de confusion dans cette logique qui veut qu’on sépare radicalement industrie et art. La grande diffusion de produits culturels génère des liens entre les personnes qui y sont exposées. Sur le plan social, cela fournit des éléments en partage et ces symboliques favorisent la communication, voire l’intercompréhension. Il y a dans cette activité quelque uniformisation, bien sûr. Comment pourrait-il y avoir une culture commune s’il n’y avait pas d’uniformité. Mais, si la culture n’était qu’uniformité, il n’y aurait pas de communication, car il n’y aurait rien à échanger ; il n’y aurait pas de possibilité de s’exposer à quelque nouveauté ; la culture n’aurait aucune dimension historique. La pluralité des aspects de la culture et la variation des rapports à ces éléments culturels empêchent que la culture ne soit qu’uniformité. Plus la société produit d’objets culturels et plus les rapports à ces objets sont variés, plus l’uniformité côtoie dialectiquement la diversité. C’est ce qui fait que tout le monde n’apprécie pas la même chose, n’approfondit pas pareillement l’exposition à l’œuvre artistique ou à l’objet culturel, et ce, même dans une société dans laquelle des œuvres sont produites industriellement.

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5.3. Bibliographie 5.3.1. Quelques ouvrages de Horkheimer Crépuscule. Notes en Allemagne, 1926-1931, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1994 [1934]. Critique of Instrumental Reason: Lectures and Essays since the End of World War II, traduction de l’allemand par Mathew J. O’Connell et al., New York, The Seabury Press, 1974. Les débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire suivi de Hegel et le problème de la métaphysique, traduit de l’allemand par Denis Authier, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2010 [1930]. Éclipse de la raison. Suivi de Raison et conservation de soi, traduction de Jacques Debouzy et Jacques Laizé, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1972 [1947]. Note critiques (1949-1969). Sur le temps présent, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2009. Théorie critique, traduit de l’allemand par le Collège de philosophie, Groupe de traduction, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 2009. Théorie traditionnelle et théorie critique, traduit de l’allemand par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996 [1937]. Horkheimer, Max et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974 [1944]. 5.3.2. Quelques ouvrages sur Horkheimer Abromeit, John, Max Horkheimer and the Foundations of the Frankfurt School, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Berendzen Joseph C., « Max Horkheimer », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2017 [2009], https://plato.stanford.edu/entries/horkheimer/#:~:text=Rather% 20than%20pursuing%20an%20interest,are%20troubled%20in %20this%20way.

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Berendzen, Joseph C., « Postmetaphysical Thinking or Refusal of Thought? Max Horhkeimer’s Materialism as Philosophical Stance », International Journal of Philosophical Studies, vol. 16, no 5, 2008, p. 695-718. Berendzen Joseph C., « Suffering and Theory: Max Horkheimer’s Early Essays and Contemporary Moral Philosophy », Philosophy and Social Criticism, vol. 36, no 9, 2010, p. 10191037. Siebert, Rudolf J., Le relative et le transcendant. La sociologie critique de la religion de Max Horkheimer, Carouge-Genève, Zoé, 2016. Solty, Ingar, « Max Horkheimer, a Teacher Without a Class », Jacobin, https://www.jacobinmag.com/2020/02/maxhorkheimer-frankfurt-school-adorno-working-class-marxism.

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6. Herbert Marcuse (1898-1979) Attaché à l’École de Francfort, Herbert Marcuse invite à se méfier de la technologie, à critiquer les messages des médias, notamment ceux qui incitent à la consommation ; il prône une distribution équitable de la richesse, développe une vision ouverte de la notion de plaisir, met en relief la créativité artistique, favorise toute forme de révolte et espère le renversement de l’ordre capitaliste. Cette philosophie a fortement inspiré les mouvements étudiants des années 1960 et 1970, aux ÉtatsUnis, surtout, mais aussi au-delà. 6.1. Éléments de la théorie chez Marcuse 6.1.1. Concepts fondamentaux Se remémorer le nom de Marcuse, c’est se rappeler automatiquement des concepts comme aliénation, capitalisme, individu, système, travail, médias de masse, arts, Éros, Thanatos, consommation, révolution, grand refus, société industrielle avancée, unidimensionnel, dialectique, négation, essence ; c’est devoir repérer des notions comme celles de désublimation répressive, de principe de plaisir, de principe de rendement, de principe de réalité, de tolérance répressive, de subjectivité radicale, de rationalité technologique, de raison critique, de rationalité sensible, de répression et de surrépression. 6.1.2. La personne humaine comme essence Au fondement de la philosophie que Marcuse élabore, il y a une manière de comprendre la personne humaine. Virtuellement, tout individu est appelé à réfléchir sur sa situation, à prendre des décisions rationnelles, à agir librement, à connaître le bonheur ; c’est là son essence. L’essence, de ce point de vue, se révèle dans ce que peut être une personne. Ce possible devenir, cependant, n’est pas établi a priori ; il ne s’agit pas d’un destin ; il se rapporte à ce que tout humain peut accomplir dans les conditions concrètes de son histoire, dans les circonstances de la vie, dans le cadre matériel de l’existence. Dans cette perspective matérialiste, ce champ de possibilités se dessine en partie 61

dans le travail. L’individu est aussi un travailleur et, à travers ce qu’il fait, il apprend, se découvre, se réalise et jouit de ce qu’il a produit. Or, Marcuse s’interroge sur ce qui empêche cette potentialité d’advenir, sur ce qui fait que les individus n’ont pas le contrôle de leur propre vie. Il trouve la réponse dans les caractéristiques des sociétés industrielles avancées et notamment dans les traits du système capitaliste. 6.1.3. Le travail et l’émancipation Marcuse dénonce la structure du travail. En principe, soutient-il, le travail est essentiel à la vie humaine : il consiste à fabriquer de diverses façons des biens pour satisfaire des besoins. Par cette activité, l’individu acquiert et met en œuvre des compétences ; il s’approprie ce qu’il a confectionné. Le travail est pour lui une manière de solliciter sa subjectivité et de décider de son sort. Et dans la mesure où la finalité est celle de l’assouvissement des besoins, le travail est délimité et il est effectué dans le respect de l’environnement. 6.1.4. L’aliénation L’économie capitaliste change la donne. Elle le fait en assignant des tâches aux travailleurs et en les dépossédant des biens qu’ils ont façonnés. Le travail à effectuer est déterminé par quelqu’un d’autre que le travailleur lui-même. Le travailleur devient un employé, il est assujetti. Il exécute. Il accomplit des opérations dans un processus de production. Comme ouvrier, il est mis au service d’une machine ; dans d’autres occupations, il remplit des fonctions, souvent sans en connaître l’utilité. Il procède mécaniquement. Son travail ne sert pas à satisfaire directement ses besoins, ne requiert et ne stimule pas sa subjectivité, n’est pas mené librement, ne lui permet pas de se réaliser comme personne. Puisqu’il intervient à titre d’employé, le produit de son travail ne lui appartient pas ; l’employeur s’en empare. Si minuscule ou si gros soit l’accomplissement, si peu visible ou si manifeste soit-il, le propriétaire des moyens de production – le capitaliste, le bourgeois – le lui arrache. Le travailleur est ainsi doublement aliéné. Il l’est parce que ce qu’on attend de lui en fait un simple opérateur dans un processus de production ; il l’est aussi parce que le capitaliste s’approprie ce qu’il a produit. 62

Certes, son travail est rémunéré par l’employeur ; mais cela n’élimine pas l’aliénation. Malgré sa rétribution, le travailleur est coupé de son essence. Dans l’optique marcusienne, les bénéfices qu’apporte l’emploi que l’individu occupe dans les sociétés industrielles avancées sont source d’un surcroît d’aliénation. Puisqu’il perçoit des appointements, le travailleur est malvenu de critiquer l’exploitation dont le rend victime son emploi. Non seulement sa besogne est-elle aliénante, mais aussi elle limite la probabilité qu’il se rebelle contre elle et, par voie de conséquence, contre le système qui engendre ce travail. Plus encore, ses émoluments lui permettent de s’acheter des biens dont il n’a pas besoin, de satisfaire des besoins illusoires. Ces besoins, il les trouve non pas dans une prise de conscience de sa personne, mais dans les images que lui proposent les médias de masse, dans la publicité qu’inventent et diffusent les capitalistes dans leur propre intérêt. L’humain devient ainsi un objet producteur dans un système de production et un objet consommateur dans un système de consommation. Il travaille mécaniquement, il consomme naïvement. Sa subjectivité est absorbée par une rationalité dominante qui normalise l’exploitation des travailleurs en même temps qu’elle pousse à la consommation, et qui, ce faisant, accrédite une logique capitaliste. Cette idéologie a pour corollaire une rationalité technologique. Aux yeux de Marcuse, en effet, la technologie structure les sociétés ; elle consolide la position des propriétaires de moyens de production en leur fournissant des machines qui accentuent la productivité, et donc leur richesse, qui font des travailleurs des rouages et qui étendent le nombre des biens consommables ; elle offre des objets de consommation qui sont sollicités par les travailleurs et qui servent encore l’intérêt capitaliste ; elle accroît la force des armes qui défendent l’intérêt du régime et de la classe dominante ; grâce à elle, la diffusion des images aliénantes est magnifiée. La notion de technologie est associée à celle de performance. La productivité est plus grande, plus efficace avec la technologie ; la qualité des objets augmente avec le niveau de technologie qu’ils comportent ou avec celui qui a servi à leur fabrication. La technologie est rationalité en ce qu’elle justifie sa propre expansion en même temps que l’inégalité des classes sociales. 6.1.5. La négation et l’unidimensionnalité La répression de l’essence des individus par les pratiques aliénantes du capitalisme dans les sociétés industrielles avancées entrave l’analyse que l’individu peut faire de sa situation. Elle obstrue le regard dont les 63

velléités sont critiques. La réflexion est critique, d’un point de vue marcusien, quand elle est négative, c’est-à-dire quand elle peut apercevoir ce qui nuit à l’émancipation humaine. Cette observation est généralement le constat d’une contradiction, par exemple celle des bienfaits et des méfaits de la technologie ou celle de la nécessité et du danger de la consommation. En ce sens, la pensée critique est apte à repérer la bidimensionnalité de phénomènes humains et d’intervenir en la prenant en compte. Dans la mesure où la société brime cette pensée négative, elle favorise une pensée unidimensionnelle. L’humain unidimensionnel tolère la répression du capitalisme : le travail aliénant, la violence contre les personnes, les dommages infligés à l’environnement ; il le fait en se taisant ou en prenant explicitement parti. Pour décrire cet état d’esprit, Marcuse parle de tolérance répressive. 6.1.6. Raison, plaisir et révolution Dans un esprit marcusien, la pensée négative procède d’une raison critique, et c’est sur cet esprit que peut se développer une subjectivité radicale, une position dans laquelle se révèle comme intolérable la domination capitaliste, qui refuse les inégalités sociales, la surconsommation, le rapport inconsidéré à l’environnement, la chosification des travailleurs, l’emprise technologique. Marcuse utilise le concept de grand refus pour désigner cette attitude qui devrait conduire vers la révolution. Cette attitude est celle d’individus dont la subjectivité est à ce point éveillée qu’elle s’engage dans des activités dont l’intention est de mettre fin au régime capitaliste. La subjectivité radicale suppose une raison critique, mais elle ne saurait être strictement analytique ou réflexive. D’un point de vue marcusien, elle doit aussi être l’expression des pulsions libidinales, elle doit correspondre à la libération du principe de plaisir. Marcuse parle d’une rationalité sensible. Dans la psychanalyse freudienne, tout individu porte en lui des pulsions de vie (Éros) et des pulsions de mort (Thanatos), des élans vers le plaisir et vers l’autodestruction. Cette tension entre les deux instincts donne lieu à des rapports entre des impulsions sexuelles et des interventions du moi, le moi réprimant les entrains libidinaux. Le principe de plaisir est freiné par le principe de réalité : la réalité de la vie en société contraint l’individu à réprimer ses pulsions de plaisir. Marcuse admet l’existence de ces pulsions. Il reconnaît aussi qu’il est important de réprimer les pulsions de plaisir aussi bien pour protéger 64

les individus d’eux-mêmes que pour assurer la socialité. Si chaque personne ne répondait qu’à ses instincts de plaisir, elle mettrait sa vie en danger et elle empièterait sur la liberté de ses concitoyens. Le principe de plaisir et le principe de réalité doivent donc coexister. À côté des pulsions de plaisir, il doit y avoir la répression. Mais tous les principes de réalité ne sont pas identiques. Marcuse considère que les pulsions ne doivent pas être interprétées comme étant strictement biologiques. Elles portent toujours l’empreinte d’une socialité et d’une historicité. Le principe de réalité qui contrôle les pulsions n’est pas le même dans toute société, parce que les pulsions ont une dimension sociale et historique et parce que la réalité varie sociohistoriquement. Dans les sociétés industrielles avancées, du point de vue de Marcuse, le principe de réalité prend la forme d’un principe de rendement. La société capitaliste fait des humains des instruments de travail et valorise leur rendement au détriment de leur plaisir. Le rendement a ici pour corollaire la compétition, la productivité, l’abnégation, la satisfaction de besoins illusoires. Le principe est en harmonie avec l’orientation capitaliste de maximisation des gains. En posant comme antinomiques les pulsions de plaisir, il assure la domination de la société par le capital. Marcuse reconnaît que les pulsions de plaisir doivent réfrénées, mais il distingue répression et surrépression. Pour le bien des individus et pour le bien collectif, toute personne doit s’imposer une répression élémentaire et toute société doit soumettre ses membres à des règles de base. Cela va de soi, mais cette répression essentielle ne doit pas être confondue avec le surplus de répression dont la finalité est d’assurer l’inégalité sociale ou la domination d’une classe sociale. C’est contre la surrépression qui consolide la domination capitaliste que la subjectivité radicale doit se dresser. 6.1.7. La libération des pulsions La révolution qu’entrevoit Marcuse repose sur une libération des pulsions de plaisir, elle s’appuie sur une subjectivité radicale instruite par une raison critique. Elle a pour cible la sur-répression qu’impose le capitalisme. Marcuse estime que cette révolution est envisageable parce que la société industrielle avancée, bien qu’ayant favorisé la domination capitaliste, a dialectiquement éliminé le problème de la rareté. La technologie dont elle s’est dotée produit suffisamment de richesses pour satisfaire aux besoins réels des populations. Si cette technologie ne répond plus aux impératifs de la domination capitaliste, elle sollicite 65

moins de travail, ce qui offre plus de temps de loisir, et, puisqu’elle fournit les ressources nécessaires à la satisfaction des besoins non fallacieux, elle favorise l’expression des plaisirs. Dans une société dans laquelle il y a effectivement rareté des ressources, il est attendu que la morale réprime les pulsions de plaisir puisque, par exemple, il importe de consacrer du temps à leur acquisition ou de limiter les jouissances de la consommation pour économiser les ressources. Si la question de la rareté est réglée, alors les pulsions de plaisir peuvent être libérées en contrepartie d’une répression minimale. 6.1.8. La sublimation et l’art Dans la psychanalyse freudienne, la répression des plaisirs associée au principe de réalité s’exerce souvent par la sublimation. Les instincts sont refoulés au nom de considérations spirituelles ou d’idées et de pratiques qui sont socialement valorisées. La psychanalyse parle de sublimation répressive. C’est ainsi que le refoulement des appétits sexuels peut se muter en création artistique. Si Marcuse admet la nécessité d’une certaine répression des plaisirs, il craint une sublimation incorporée au discours de légitimation de la domination capitaliste. Le principe de rendement qui peut servir à la sublimation répressive violente la personne humaine ; il n’est pas en rapport avec l’essence des individus ; il sert la domination en exerçant une sur-répression, il oriente le plaisir vers des objets spécieux, il interdit à la personne d’accéder à sa vie intérieure. Aux yeux de Marcuse, cette sublimation est en fait une désublimation. Elle ne correspond pas à une invocation de quelque idée valorisable ou à un déplacement de l’énergie libidinale vers une activité créative. Sous le capitalisme avancé, la sublimation répressive est une désublimation répressive. L’individu est réprimé, violenté, aliéné au nom d’idéaux moralement inadmissibles et il parvient difficilement à canaliser ses pulsions sexuelles réprimées dans une pratique qui soit en correspondance avec ses potentialités. Le capitalisme des sociétés industrielles avancées appréhende la dimension créative de la sublimation. Il se méfie des œuvres dans lesquelles les artistes expriment et communiquent un vécu réel. Il craint l’invention artistique, car elle a quelque chose de subversif par la liberté qu’elle suppose, la vérité qu’elle révèle, et donc par sa transcendance. Le capitalisme substitue à cet art sublime des marchandises consommables à grande échelle qui ne risquent pas de désaliéner l’humain, de secouer son unidimensionnalité. Marcuse considère que cet art noble peut éveiller une subjectivité radicale et il déplore que le 66

capitalisme privilégie un art commercial qui ne soit pas à même d’ouvrir l’esprit.

6.2. Après Marcuse Marcuse rappelle que le capitalisme est responsable d’inégalités sociales. 67

Il rappelle aussi que l’art peut éveiller les esprits, qu’il peut avoir quelque chose de subversif, qu’il représente une expression originale du vécu. Il rappelle encore que l’humain peut s’émanciper à travers le travail. Il montre que, dans la mesure où le développement n’est conçu qu’en termes économiques, il menace l’existence humaine et l’environnement naturel. Il montre aussi que le capitalisme peut avoir pour conséquence d’aliéner l’humain aussi bien par le travail que par l’idéologie. Il montre encore que des événements historiques nuisibles peuvent être porteurs de changement souhaitable. Il met en garde contre la consommation de biens futiles. Il invite à concevoir l’individu comme potentialité et souligne l’importance d’offrir à tout humain les conditions pour qu’il soit à même de comprendre sa situation et d’intervenir sur sa vie. Il révèle l’importance du plaisir, mais sans rejeter la thèse de la nécessité de la répression. Il donne à imaginer une société qui intègre la notion de loisir. Il inscrit le principe de réalité dans un cadre sociohistorique. Il reprend la catégorie psychanalytique de pulsion, mais en l’inscrivant dans une dimension sociohistorique. Il établit une distinction entre répression et surrépression. Il associe l’émotion et la raison dans un concept, celui de rationalité sensible. On peut toutefois douter de la prémisse d’un individu autonome, réfléchi, conscient de lui-même. Tout individu, de tout temps, dans toute socialité, ne peut être autonome que dans un cadre de détermination. Tout humain est toujours déterminé par des conditions sociales – sa langue, ses croyances, la technologie environnante, les ressources disponibles. Et donc sa liberté est toujours relative. Il n’est jamais réfléchi de manière absolue, simplement parce que sa psyché est composée d’éléments inconscients relatifs à son histoire personnelle et reliés à l’imaginaire de la collectivité à laquelle il appartient. Cela fait que la conscience de soi est elle-même toujours relative. Mais la socialisation, si elle a par nécessité quelque chose d’aliénant, du fait qu’elle empêche tout humain d’être pure subjectivité, fournit dialectiquement des conditions d’existence et rend possible une réflexion et une intervention sur soi. L’humain des sociétés industrielles avancées ne fait pas exception. Sa socialisation n’est pas la même que celle de l’humain des sociétés prémodernes, mais elle est quand même 68

socialisation. Elle n’est pas plus aliénation que celle de l’humain des sociétés préindustrielles. Certes, le travail devant une machine peut avoir quelque chose d’accablant, mais c’est un jugement de valeur que de décréter que ce travail est plus aliénant que celui qui consiste à tailler des pierres ou à tisser des paniers. Certes, il y a quelque aliénation à fabriquer quelque chose pour quelqu’un d’autre, mais cette situation n’est pas propre au capitalisme. Et on peut tout à fait concevoir que le travailleur s’ennuie à faire ce qu’il fait en dehors du capitalisme ou qu’il soit heureux de se départir de ce qu’il a produit pour obtenir autre chose. La rémunération du travail n’est pas en elle-même oppressante. Certes, le travail dans une société industrielle avancée peut donner accès à des biens dont on peut mettre en question l’utilité. Mais c’est encore là porter un jugement de valeur que de hiérarchiser les biens en fonction de leur utilité. Il n’y a pas de bien pur, non historicisé, non socialisé. Tout bien a une signification dans une socialité particulière ; la valeur de tout bien est donc relative. Les biens que consomment les travailleurs des sociétés industrielles avancées ne font pas exception. L’humain que décrit Marcuse est caricatural. Il n’est pas unidimensionnel. Il est réfléchi et non réfléchi, conscient et inconscient ; il consomme des biens qui ont une valeur pour lui, dans une socialité déterminée ; il effectue un travail souvent aliénant, mais aussi non aliénant. Il a des loisirs qui sont les siens dans une socialité déterminée. Il s’expose à un art qui fait partie de sa socialité, comme tous les humains dans toute socialité. Certes, la commercialisation de l’art peut avoir à sa source une œuvre peu créative, mais c’est encore et toujours porter un jugement de valeur : une œuvre artistique n’est pas d’autant plus inspirée qu’elle n’est pas marchandable et elle n’est pas d’autant médiocre qu’elle est reproductible, elle n’est pas d’autant plus révolutionnaire qu’elle n’est pas commercialisée. 6.3. Bibliographie 6.3.1. Quelques ouvrages de Marcuse Contre-révolution et révolte, traduit de l’anglais par Didier Coste, Paris, Seuil, coll. « Combats », 1973 [1972]. Culture et société, traduit de l’allemand par Gérard Billy, Daniel Bresson et Jean-Baptiste Grasset, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1970 [1965]. La dimension esthétique. Pour une critique de l’esthétique marxiste, traduit de l’anglais par Didier Coste, Paris, Seuil, 1979 [1978]. 69

Éros et civilisation. Contribution à Freud, traduit de l’anglais par Jean-Guy Neny et Boris Fraenkel, Paris, Minuit, coll. « Points – Sciences humaines », 1971 [1955]. La fin de l’utopie, traduit de l’allemand par Liliane Roskopf et Luc Weibel, Paris, Delachaux et Niestlé, coll. « Combats », Seuil, 1968 [1967]. L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, traduit de l’anglais par Monique Wittig, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1968 [1964]. Le marxisme soviétique. Essai d’analyse critique, traduit de l’anglais par Bernard Cazes, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1963 [1958]. L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, traduit de l’allemand par Gérard Raulet et Henri-Alexis Baatsch, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1972 [1932]. Philosophy, Psychoanalysis and Emancipation, Londres et New York, Routledge, 2011. Raison et révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale, traduit de l’anglais par Robert Castel et Pierre-Henri Gonthier, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1968 [1939]. « Repressive Tolerance », dans Robert Paul Wolff, Barrington Moore et Herbert Marcuse, A Critique of Pure Tolerance, Boston, Beacon Press, 1969, p. 95-137. Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensionnel, traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Grasset, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1969 [1969]. 6.3.2. Quelques ouvrages sur Marcuse Desmeules, Louis, Marcuse, Mai 68 et le retour de l’histoire ?, Québec, Presses de l’Université Laval, 2018. Dupuydenus, Claude et Michel Onfray, Herbert Marcuse ou les vertus de l’obstination, Paris, Autrement, coll. « Universités populaires & Cie », 2014. Farr, Arnold, Critical Theory and Democratic Vision. Herbert Marcuse and Recent Liberation Philosophies, Lanham (MD), Lexington Books, 2009. Farr, Arnold, « Herbert Marcuse », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2019 [2013], https://plato.stanford.edu/entries/marcuse/. 70

Raulet, Gérard, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Philosophie », 1992.

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7. Margaret Mead (1901-1978) Margaret Mead est certainement l’anthropologue la plus célèbre. Sur le plan ethnographique, ses observations sont fortement contestées, mais elle a proposé des idées sur l’éducation sexuelle, la différence entre les peuples, la liberté sexuelle, l’égalité des sexes, l’égalité des races, puis sur l’allaitement, la révolution, la guerre, le suicide, l’avortement, la régulation des naissances, des idées qui ont choqué les esprits conservateurs, mais qui, surtout, ont stimulé les tendances réformistes qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle. Mead s’est beaucoup investie dans la sphère publique, prononçant des conférences et recourant aux médias de masse pour s’exprimer sur de nombreuses questions d’intérêt social et politique ; en parallèle, elle a occupé des fonctions scientifiques dans un musée d’histoire naturelle, elle a enseigné dans des universités ou elle a mené des travaux de recherche. 7.1. Éléments de la théorie chez Mead 7.1.1. Concepts fondamentaux Les théories de Mead prennent forme en s’arrimant à ce vocabulaire : culture, relativisme, déterminisme, personnalité, évolution, mœurs, tempérament, modèle, sexualité, rapports de sexe, mode de pensée, rapports entre les générations, race, intelligence, éducation, adolescence ; cultures postfigurative, cofigurative, préfigurative ; plastikos. 7.1.2. La notion de culture Le maître-mot, dans l’œuvre de Mead, c’est culture. Certains termes y sont attachés, comme relativisme ou déterminisme ; la connotation de plusieurs autres se révèle dans le rapport qu’ils entretiennent avec lui. Mead pratique une anthropologie culturelle, elle étudie les peuples et elle les distingue en fonction de leur culture. La notion de culture de ce point de vue est vaste : elle comprend les façons de penser, les modes de vie, les techniques, les institutions qui caractérisent une communauté humaine. Elle intègre donc aussi bien des représentations que des 73

comportements et des objets et elle suggère que ces composants sont interreliés, ce qui en fait précisément une culture. 7.1.3. Trois enquêtes L’essentiel de la contribution de Mead repose sur trois études. La première est ethnographique. À la suite d’un séjour à Samoa, elle publie ses observations sur les adolescents en mettant l’accent sur les filles. Elle raconte que le passage de l’enfance à l’âge adulte ne constitue pas une période troublée, que les jeunes traversent ces années dans une certaine insouciance. Bien sûr, garçons et filles apprennent à suivre les règles et leurs manquements sont punis ; au fur et à mesure que leur corps se développe, ils accumulent les tâches à effectuer ; en prenant de l’âge, ils acquièrent des responsabilités. Mais ce développement usuel est psychologiquement allégé en partie parce qu’il a cours dans une société stable dont la culture s’intériorise simplement, en partie aussi parce que les questions fondamentales qui ont trait au corps humain sont abordées sans ambages, et en partie, encore, parce que les expériences sexuelles à cet âge, même chez les filles, sont acceptables, voire considérées comme naturelles. La deuxième étude décrit les rapports entre les femmes et les hommes après que Mead se fut adonnée à l’observation participante dans trois communautés : les Arapesh, les Mundugumor et les Chambuli (qu’on écrit aussi Chambri). Chez les Arapesh, selon Mead, l’atmosphère est à prédominance pacifique ; les hommes et les femmes se chargent de l’éducation des enfants et assument cette responsabilité de manière affectueuse ; la socialisation est telle qu’elle ne distingue que très peu les sexes, qu’elle fait en sorte que les hommes et les femmes apprennent pareillement la douceur des comportements, l’équité relative au genre et l’importance d’une attitude altruiste. Chez les Mundugumor, l’ambiance est communément belliqueuse, ainsi que Mead la perçoit ; ni les femmes ni les hommes ne témoignent de tendresse envers les enfants ; l’organisation familiale de même que la structure sociale dans son ensemble favorisent la rivalité et l’esprit de compétition aussi bien chez les femmes que chez les hommes. Chez les Chambuli, Mead ne signale pas de climat particulièrement paisible ni querelleur ; elle remarque que l’éducation des enfants relève des hommes et des femmes ; elle souligne que si, en principe, les femmes sont subordonnées aux hommes, dans les faits, ce sont elles qui dominent la société, ce sont elles qui prennent les décisions réfléchies, qui s’occupent de l’acquisition et de l’échange des biens, qui dirigent 74

politiquement la tribu, alors que les hommes, eux, s’occupent du domaine de l’émotivité et de l’organisation des rites et donnent dans la frivolité des parures et des maquillages. La troisième étude découle d’un séjour chez les Manus et d’une collecte d’œuvres dessinées par des enfants qui appartiennent à cette communauté. Mead considère que les conflits entre les pères et les mères à propos du rapport aux enfants, que l’autonomie des enfants par rapport aux parents et, son corollaire, une forte socialisation des enfants par les enfants eux-mêmes, cela combiné à une représentation de l’environnement confinée dans un réalisme étroit font que les Manus sont individuellement très centrés sur eux-mêmes et ne connaissent pas de phase animiste dans leur développement. 7.1.4. Un relativisme culturel Il n’est rien qui condamne l’expérience de l’adolescence à l’angoisse ou à la rébellion. Ce qu’il advient des hommes et des femmes dans une société donnée n’est pas programmé par leur sexe ou par l’innéité de leur genre. Il n’y a rien d’universel dans le développement de l’enfant. Les attitudes et les comportements de tout individu dans une société sont modulés par la culture à laquelle il appartient. Sous les effets de telle culture, telle adolescence sera sereine, mais elle ne le sera pas dans un autre cadre sociétal. Grâce à l’incidence de telle culture, la sexualité sera vécue comme libre, mais elle ne le sera pas dans un autre contexte. Telle culture fera que les hommes et les femmes seront socialisés semblablement, telle autre fera le contraire. L’une fera des hommes des personnes tendres, telle autre en fera des êtres agressifs ; l’une fera des femmes des personnages dominants, telle autre en fera des personnalités soumises. Dans tel environnement culturel, le développement cognitif ou moral suit telle trajectoire, dans tel autre il ne le fait pas. Tout cela est affaire de culture. Tout. Ce sont les cultures au sein desquelles les individus sont socialisés qui déterminent leur tempérament, leur sexualité, leurs mœurs, leurs façons de penser, leur personnalité ; ces cultures influent également sur les rapports entre les sexes et entre les générations. Et ce qui se révèle sur le plan individuel est la conséquence de ce qui est établi au niveau collectif : le tempérament de telle communauté est aussi le tempérament des individus qui sont issus d’elle. Les sociétés livrent des modèles dont s’imprègnent les individus. Les cultures ne sont toutefois pas figées ; elles se transforment, elles s’adaptent en fonction des conditions qui s’imposent à elles. Cette aptitude au changement, Mead la nomme 75

plastikos. Et parce qu’il en est ainsi, les cultures sont variées, ajustées qu’elles sont à leur histoire et à leur environnement physique et humain. Mais si contraintes soient-elles au changement, elles n’en demeurent pas moins déterminantes des vécus individuels. Les cultures sont relatives à leur situation chronologique et synchronique, ce que vivent les individus est relatif à la culture de la collectivité dans laquelle ils vivent. 7.1.5. Éducation et génération Compte tenu de la part que son anthropologie accorde à la socialisation, Mead s’est beaucoup intéressée à la transmission des savoirs au sein d’une communauté. Elle en est venue à distinguer trois types. Le premier est celui où les jeunes sont formés par les plus vieux ; Mead parle alors de culture postfigurative. Dans le deuxième, l’éducation est intragénérationnelle, les plus vieux se communiquent des connaissances et les plus jeunes font de même ; Mead parle de culture cofigurative. Dans certaines conditions, les plus jeunes acquièrent des connaissances socialement utiles dont ne disposent pas déjà les plus vieux, ce sont alors ceux-là qui instruisent ceux-ci ; Mead parle de culture préfigurative. Ce troisième type se rapporterait principalement aux sociétés occidentales à compter de la seconde moitié du XXe siècle. 7.1.6. Race et évolution En faisant valoir les principes du relativisme culturel, Mead s’est prononcée sur le thème de la race et sur celui de l’évolution. Pour ce qui est de la race, elle a dénoncé les travaux qui y associent l’intelligence. Outre qu’elle rappelle les difficultés méthodologiques que posent ces travaux, sa position veut qu’il soit problématique de corréler les aptitudes intellectuelles d’une personne et ses caractéristiques physiques compte tenu de l’importance qu’ont sur l’entendement les facteurs culturels. En ce qui a trait à l’évolution, Mead rejette la thèse selon laquelle l’humanité progresse par étape et que certains peuples en soient à des stades plus avancés que d’autres. Elle soutient qu’il n’y a pas de schéma univoque du développement de l’humanité et que la situation de tout peuple s’explique en fonction du rapport qu’il entretient avec son environnement.

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Figure 3.7. Essai de structuration de la théorie de Margaret Mead

Déterminisme

Relativisme

Plastikos

Évolution

Culture

Personnalité

Modèle

Tempérament

Éducation Rapport entre les générations

Race Rapports de sexes Moeurs Adolescence Sexualité …

Culture postfigurative cofigurative préfigurative

Intelligence

7.2. Après Mead Mead réaffirme le principe de la détermination des comportements individuels par les structures sociales. Il est convenu dans ses travaux que l’individu n’est pas tel qu’il puisse être n’importe quoi au gré de sa seule volonté. Il est entendu qu’une personne, par le simple fait de naître dans une société particulière, intériorise une langue, des croyances, des habitudes, des mœurs, un tempérament. Ce principe a pour corollaire la diversité des peuples de même que la variété des cultures humaines. La diversité humaine a pour cause la spécificité des rapports qu’une population entretient avec un environnement physique et la particularité de l’histoire de cette population. L’anthropologie meadienne enseigne que la féminité n’est pas réductible à une constitution biologique ou à l’innéité de traits 77

psychologiques. On n’est pas femme de la même manière dans toute société. La masculinité n’est pas plus universelle que la féminité, elle n’existe pas a priori, en dehors de la socialité, et donc de la socialisation. La forme des rapports sociaux entre les femmes et les hommes de même que la perception des rapports sexuels varient selon les cultures. Cette anthropologie est instructive. Elle met toutefois de côté la question importante des individus. Les analyses meadiennes montrent bien que le tempérament d’une culture collective se répercute sur le tempérament des individus, mais elles ne montrent pas comment les membres de la collectivité acquièrent leur individualité, ou encore comment dans une collectivité donnée toutes les personnes ne sont pas psychologiquement identiques. La tendance à aborder les collectivités comme s’il s’agissait d’une entité psychologique ne facilite pas l’analyse des structures sociales. La thèse d’un déterminisme culturel nuit à l’étude des dynamiques entre les individus et leur communauté et à l’étude aussi des individus entre eux. À absolutiser, par ailleurs, le relativisme culturel, l’anthropologie meadienne en vient à évacuer la question des transcendances. Elle attire tellement l’attention sur les différences qu’elle les présente comme si la dissimilitude ne se conjuguait avec aucune similitude. Elle est ainsi incapable de relativiser son relativisme culturel, par exemple, en signalant la similitude des développements des personnes dans des cultures différentes ou en comparant les rapports aux outils, à l’alimentation, à la foi. Le moindre indice de dissimilitude qui se donne à son observation absorbe tout le travail de théorisation pour confirmer le relativisme et, ce faisant, dans certains cas, pour avaliser sa foi dans le bien-fondé de la liberté sexuelle ou dans l’existence d’un matriarcat. Mead se concentre tellement sur la libre sexualité des adolescentes de Samoa qu’elle omet d’inscrire les rapports sexuels dans le cadre complexe des relations humaines, elle insiste tellement sur la force dominatrice des femmes Chambouli qu’elle en occulte la domination dont elles sont victimes. Certes les cultures varient selon les environnements, mais ce n’est pas là un constat suffisant ; il lui manque l’intelligence de ce qui fait que, sur le plan anthropologique, l’humanité n’est pas toujours et parfaitement dissemblable. Certes les cultures collectives déterminent les cultures individuelles ; mais ce n’est pas là non plus un constat suffisant, il lui manque l’intelligence de l’incidence des individus sur leur culture et du caractère actif de l’intériorisation 78

des cultures collectives par les individus. C’est en se focalisant sur des données exclusives qu’on arrive à voir que les Arapesh sont pacifiques sans voir qu’ils sont aussi autres que pacifiques, que les Mundugumor sont violents sans voir qu’ils sont autres que violents, que les hommes et les femmes Arapesh ou Mundugumor sont socialisés pareillement sans voir qu’ils sont aussi socialisés différemment. Cette psychologie des peuples est utile pour conforter des a priori théoriques ou idéologiques, mais elle est peu à même de rendre compte de l’état réel des collectivités. 7.3. Bibliographie 7.3.1. Quelques ouvrages de Mead L’anthropologie comme science humaine, traduit de l’américain par Élisabeth Le Quéré, Paris, Payot, 1971 [1964]. Du givre sur les ronces. Autobiographie, traduit de l’américain par Marie Matignon avec la collaboration de Jean-Paul Latouche, Paris, Seuil, 1977 [1972]. Une éducation en Nouvelle-Guinée, traduit de l’américain par Alain Gazio, Paris, Payot, 1973 [1930]. Le fossé des générations. Les nouvelles relations entre les générations dans les années 1970, traduit de l’américain par Jean Clairevoye et William Desmond, Paris, Denoël/Gonthier, 1979. Mœurs et sexualité en Océanie, traduit de l’américain par Georges Chevassus, Paris, Pocket, coll. « Terre humaine », 1993. [Compilation de Adolescence à Samoa, 1928 et de Trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée, 1935.] L’un et l’autre sexe, traduit de l’américain par Claudia Ancelot et Henriette Étienne, Paris, Denoël/Gonthier, coll. « Folio. Essais », 1988 [1949]. Mead, Margaret et James Baldwin, Le racisme en question, Paris, Calmann-Lévy, 1972 [1971]. Mead, Margaret et Muriel Brown, La société engagée, Paris, Nouveau horizons, 1968 [1966]. Mead, Margaret et Rhoda Métraux, Aspects du présent, traduit de l’américain par Jeanne Faure-Cousin, Paris, Denoël/Gonthier, 1982.

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7.3.2. Quelques ouvrages sur Mead Lutkehaus, Nancy, Margaret mead. The Making of an American Icon, Princeton, Princeton University Press, 2008. Maguire, Kate, Margaret Mead. Contributions to Contemporary Education, Dordrecht, Springer, coll. « Springerbriefs in Education », 2015. Molly, Maureen A., On Creating a Usable Culture. Margaret Mead and the Emergence of American Cosmopolitanism, Honolulu, University of Hawai Press, 2008. Shankman, Paul, The Trashing of Margaret Mead. Anatomy of an Anthropological Controversy, Madison (Win), University of Wisconsin Press, 2009. Tcherkézoff, Serge, Le mythe occidental de la sexualité polynésienne. Margaret Mead, Derek Freeman et Samoa, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Ethnologies », 2001.

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8. Talcott Edger Parsons (1902-1979) Talcott Edger Parsons fut au cœur de la sociologie américaine au cours du XXe siècle. S’il en est ainsi, c’est d’abord parce qu’il a offert une théorie générale impressionnante ; mais c’est aussi parce que cette théorie a été tellement imposante qu’elle a contraint d’innombrables efforts de théorisation en sociologie à se situer par rapport à elle. Parallèlement à l’exercice de son métier de sociologue, et parfois en connexion avec lui, Parsons s’est prononcé sur diverses questions d’intérêt public et sur le devenir des États-Unis1. Ses interventions ont souvent retenu l’attention. 8.1. Éléments de la théorie chez Parsons 8.1.1. Concepts fondamentaux Système, action, individu, structure, socialisation ; fonctions, adaptation, poursuite de buts, intégration, latence ; valeur, motivation, rationalité, évolution, différenciation, personnalité, culture, société, cybernétique, homéostasie ; variables des schèmes d’action (pattern variables), affectivité et neutralité, orientation collective et orientation individuelle, particularisme et universalisme, diffusion et spécificité, attribution (ascription) et performance (achievement). Quand on voit cet alignement de mots, on sait qu’il se rapporte à Parsons. 8.1.2. Théorie de la société et théorie de l’action Parsons propose une théorie de la société en même temps qu’une théorie de l’action ; il s’intéresse aussi bien à la façon dont une société est organisée qu’à la manière dont les individus agissent. 8.1.2.1. Subjectivité et socialité Il affirme clairement que l’action humaine ne peut être comprise que si l’on prend en compte sa dimension subjective, par exemple les valeurs auxquelles adhèrent les individus. Cependant, il considère que 1

Comme la guerre et le nazisme, le racisme, le communisme, la modernité.

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cette individualité participe de la socialité, qu’elle en est inséparable. L’action individuelle est concomitamment une action sociale. Elle l’est de deux façons. Elle l’est, d’une part, parce que les valeurs que peut invoquer une personne ne lui appartiennent pas en propre, ne sont pas réductibles à son être ; ces valeurs sont rattachées aux idées qui circulent dans une population et elles sont intériorisées par les individus. Il en va des valeurs comme des autres motivations qui sont invoquées ou des buts qui sont envisagés : leur aspect individuel s’arrime à la socialité. Un sujet valorise le partage, la dévotion ou le maniement des armes, il se fixe des objectifs, cela en fonction de ce qui est concevable socialement, de ce qui est susceptible d’être approuvé par les autres. L’action individuelle est sociale, d’autre part, parce qu’il ne peut y avoir de société si les actions ne sont l’expression que des imaginaires individuels ; la socialité suppose une coordination des activités. L’ordre social ne peut avoir pour cause une multitude d’activités qui font écho à des aspirations conçues par des subjectivités isolées les unes des autres ; il suppose la socialisation des individus. 8.1.2.2. La notion de système C’est en recourant à la notion de système que Parsons rend compte de l’ordre social. Il entend classiquement par système un ensemble d’éléments qui agissent les uns par rapport aux autres et une entité qui dispose d’une autonomie quoiqu’elle subisse l’influence d’un environnement extérieur. La société dans son entièreté constitue un système, mais elle est formée de sous-systèmes. Pour un système social, l’environnement extérieur, ce sont le milieu physique, dans lequel vit la population, de même que les autres systèmes sociaux. Pour un sous-système comme la famille, l’environnement comprend les autres sous-systèmes comme l’économie, le droit ou la religion. Tous les systèmes ou les sous-systèmes sont des systèmes d’action. Il en est ainsi, d’abord, puisque chacun d’eux n’est concevable que parce que des individus agissent en lui ; ensuite, puisque chacun d’eux agit par lui-même en assurant son existence. La notion de système se rapporte donc aux interactions entre les individus qui font partie d’un système social et de ses sous-systèmes, entre des systèmes, entre des sous-systèmes et entre un système ou un sous-système et leur environnement. 82

La théorie parsonienne s’édifie sur la notion de système, mais elle côtoie de près celle de structure. On peut dire que la conception d’une société comme système social et que la thèse d’un système d’action relèvent du paradigme structuro-fonctionnaliste. Le terme structure découle ici de l’épistémologie structuraliste qui tend à privilégier les formes ou les contextes organisationnels, par exemple linguistiquement ou socialement, aux individus. Système et structure se rapportent tous les deux à la dimension formelle d’un ensemble et tous les deux identifient des interactions entre les objets qui constituent cet ensemble. Parfois système et structure se superposent, comme c’est le cas dans les concepts de système familial ou de structure familiale. La plupart du temps, les deux termes se distinguent en ce que celui de structure insiste sur la mise entre parenthèses des individus quand est étudié quelque objet, comme la famille : l’analyse porte alors sur les structures familiales – données entre autres par les règles de parenté, les rites ou les traditions – plutôt que sur les individus ou sur leurs interactions ; la notion de système, en sociologie, exclut moins facilement les acteurs que ne le fait celle de structure. 8.1.2.3. Le système culturel Pour qu’il y ait société, il faut qu’il y ait culture. C’est largement sur cette culture que repose l’ordre social. C’est dans cette culture que les individus trouvent les informations qui font d’eux les membres d’une société en tant qu’ils peuvent interagir avec les autres. C’est dans cette culture que sont déposés les codes qui rendent possible la communication, ceux qui sont inhérents à la langue et aussi tous ceux qui relèvent des usages. C’est elle qui fournit l’ensemble des connaissances, des symboles, des représentations, des normes, des valeurs que les individus doivent intérioriser pour être en mesure d’échanger les uns avec les autres, de faire que leurs actions personnelles trouvent leur expression dans un cadre collectif. La culture doit elle-même être considérée comme un système, car elle suppose la connexion entre des modes de communication et des informations et entre des registres de savoirs. Il y a un système culturel parce qu’il y a des liens entre des codes et des connaissances, de même qu’entre des symboliques ; puisqu’il y a systématisme dans l’univers de la culture, alors ce qui a un sens dans le domaine du religieux est lié à ce qui a une signification sur les plans familial, juridique ou économique. Le système culturel est polyvalent, il s’ajuste à tous les soussystèmes, il s’infiltre en eux pour assurer la cohésion des actions. 83

8.1.2.4. Le système de la personnalité De même qu’il distingue le système culturel du système social ainsi que des sous-systèmes et des systèmes d’action qui en sont les corollaires, Parsons accorde un traitement particulier au système de la personnalité. Le concept de personnalité a trait, dans la sociologie parsonienne, à ce qui, socialement, aménage la rationalité des individus, à ce qui leur fournit des motivations d’agir et à ce qui leur donne des objectifs. La personnalité a quelque chose de systémique en ce qu’elle est organisation d’informations relatives aux histoires personnelles et aux attentes de la société à l’égard d’un agissement typique. 8.1.2.5. La structuration des systèmes Le système de la culture exerce d’énormes pressions sur le système social et sur le système de la personnalité. Le système de la personnalité subit, lui aussi, l’influence du système culturel et c’est guidé par lui qu’il influe sur le système social. Les sous-systèmes du système social sont tous pénétrés par le système de la culture et par celui de la personnalité. 8.1.2.6. Cinq variables des schèmes d’action Dans la sociologie de Parsons, les acteurs sociaux interagissent. L’action de chacun des acteurs, par ailleurs, est modulée par le système social et par les systèmes d’action. Un individu agit librement, choisit ses valeurs, mais il fait cela dans une société dotée d’un système culturel qui agence les actions de même que les interactions. En tant que socialement définies, les actions se révèlent souvent dans des rôles : agir comme mère, par exemple, c’est aussi jouer le rôle de mère ; l’inclination personnelle et l’attente sociale se croisent. Toutes ces actions trouvent leur manifestation dans la tension entre les pôles de cinq variables (duelles). L’une d’elles est celle de l’affectivité et de la neutralité. Le schème fait en sorte que l’individu, dans un système d’action, sait s’il lui est permis d’exprimer son émotion ou s’il lui faut plutôt la contenir, ou encore il place l’individu dans des situations qui l’émeuvent ou dans d’autres qui le laissent froid. Une deuxième variable oppose l’orientation collective et l’orientation individuelle. Le système d’action indique à l’individu s’il est admissible qu’il agisse dans son intérêt personnel ou s’il est préférable qu’il accorde la préséance à la collectivité ou à autrui. Si la réussite personnelle est valorisée, il sera bien vu d’orienter son action 84

vers le soi ; dans certaines circonstances, l’esprit de sacrifice sera privilégié. Une troisième variable distingue le particularisme de l’universalisme. Dans un système d’action, l’individu découvre s’il doit agir au nom de personnes avec lesquelles il entretient des relations de proximité ou s’il doit le faire en vertu de liens avec une communauté. De la même manière, agir en fonction de principes plutôt que de sentiments relatifs à des proches, c’est se laisser guider par l’universel plutôt que par le particulier. Une quatrième variable dichotomise la diffusion et la spécificité. L’individu, selon le rôle qu’il joue ou la position qu’il occupe dans une relation, doit déterminer l’étendue de ce qu’il admet d’autrui ou de ses obligations envers cet autre. Si un individu, comme dans une relation avec un enfant ou avec un ami, est porté à apprécier autrui globalement, alors son sentiment est plutôt global, diffus en ce que l’affection est étendue, en ce qu’elle ne se restreint pas des aspects de la personne envers laquelle les sentiments sont éprouvés ; si le rapport à l’autre est, par exemple, celui d’un professionnel à un prestataire, alors autrui n’est perçu qu’en fonction d’un objet circonscrit, celui auquel s’applique le service, l’abord est ainsi celui de la spécificité. Une cinquième variable sépare l’attribution et la performance. L’attribution réfère aux qualités ou au statut qui sont associables à une personne par la naissance ou par son histoire. L’avenir est en partie déterminé par l’ethnie, le sexe, l’origine familiale, l’âge. La performance a trait à ce que peut réaliser un individu par lui-même. 8.1.3. Les fonctions des systèmes Aucun système, toutefois, pas même le système de la culture, n’est détaché des autres. Tous ont quatre fonctions à remplir, fonctions qui s’expliquent toutes en considération de leur autonomie relative et de la nécessité de leur relation à leur environnement. Pour chacun d’eux, l’existence dépend de l’aptitude à s’adapter, à atteindre des buts, à s’intégrer et à se maintenir2. Un système doit s’adapter à son environnement, faute de quoi il est condamné à disparaître. Il y parvient en prenant en compte les informations qui lui viennent de l’extérieur et en mobilisant les

Dans le vocabulaire de Parsons, il s’agit d’« adaptation », de « goal attainment », d’« integration » et de « latency », et le modèle est connu d’après l’acronyme AGIL. 2

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ressources qui lui permettent de se modifier au gré des menaces dont il comprend qu’elles lui sont adressées. Un système doit pouvoir se fixer des objectifs. S’il y parvient, il se projette dans le temps et contribue ainsi à se pérenniser comme entité spécifique. Il y parvient en veillant à ce que la variété des perspectives qui se manifestent en lui trouvent des terrains d’entente. Un système doit s’intégrer aux autres systèmes. Il doit contribuer aux autres systèmes. Cela suppose qu’il partage avec eux des principes et que ses réalisations sont utiles aux autres systèmes. Un système doit pouvoir se reproduire. De manière latente, il lui importe d’assurer une continuité entre le passé et le présent. Il y parvient en assurant temporellement la transmission des valeurs qui lui permettent tout à la fois de maintenir sa spécificité, de s’adapter à son environnement, d’envisager son avenir et de s’intégrer aux autres systèmes. Ces quatre fonctions supposent que les systèmes communiquent les uns avec les autres. Parsons utilise le terme cybernétique pour désigner ce rapport à l’information. Ce n’est qu’en recevant des informations des autres systèmes et en l’interprétant d’après la position qu’il occupe que chacun d’eux peut s’adapter, se projeter, s’intégrer et se maintenir. Cette activité fait en sorte qu’un système est susceptible de se transformer, bien qu’en conservant un équilibre entre ses diverses composantes ou en entretenant un état homéostatique. Parsons considère que, avec la modernité, les systèmes sociaux changent tout particulièrement. Cette évolution consiste en un processus de différenciation des sous-systèmes : en recevant de l’information des autres sous-systèmes, un sous-système donné doit veiller à assurer sa spécificité, à se différencier des autres soussystèmes. C’est ainsi que des sous-systèmes comme la famille et le droit sont amenés à se détacher du sous-système religieux. Un sous-système social doit lui-même se différencier des autres qu’il côtoie.

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Figure 3.8. Essai de structuration de la théorie de Talcott Edger Parsons

Structure

Fonctions - Adaptation - Poursuite de buts - Intégration - Latence

Système

Culture

Société

Action

Cybernétique

Évolution

Homéostasie

Différenciation

Valeur

Personalité

Variables des schèmes d’action - Affectivité et neutralité - Orientation collective et orientation individuelle - Particularisme et universalisme - Diffusion et spécificité - Attribution et performance

Motivation

Rationalité

Socialisation

Individu

8.2. Après Parsons La sociologie parsonienne enseigne que les actions des individus sont inconcevables en dehors de la socialité. Elle affirme que, si socialisées que soient ces actions, elles ne doivent pas être comprises comme mécaniques, elles doivent être interprétées comme volontaires et motivées. Elle rappelle que les sociétés constituent des ensembles organisés, que les institutions qui les caractérisent entretiennent entre elles des rapports.

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Elle montre que les systèmes et les sous-systèmes se transforment. Elle souligne que la dimension culturelle des sociétés est fortement déterminante de la relation entre les institutions de même que des actions des individus. Mais le gros problème de cette sociologie, c’est la difficulté qu’elle rencontre à concilier la thèse des actions motivées et volontaires des individus et celle des systèmes d’action. Parsons a très bien compris que les actions des individus sont inconcevables en dehors de la socialité, que ces actions sont socialisées, que la culture collective influe sur les consciences individuelles. De même, il a bien compris qu’une société forme un ensemble organisé et que cette entité suppose quelque coordination des activités des individus. Mais la systémique à l’intérieur de laquelle il inscrit ces considérations est tellement imposante qu’elle ne permet pas de voir agir les acteurs volontairement. En fait, les acteurs de Parsons agissent de manière volontaire et motivée pourvu qu’ils le fassent conformément à ce que commande le système. La façon dont est édifiée la systémique empêche d’aménager une dimension autonome dans les actions humaines. Parsons affirme régulièrement que les actions humaines sont volontaires et motivées, mais sa sociologie ne se donne pas les moyens de rendre compte de cet axiome. Il y a deux raisons à cela. La première est que sa sociologie postule que les acteurs, par essence, agissent consciemment. Certes Parsons a la perspicacité d’atténuer cette phénoménologie en avançant le principe des systèmes d’action et en proposant des variables des schèmes d’action. Cependant, en faisant cela, il développe malgré lui une théorie qui rend impossible le principe d’un acteur essentiellement motivé et volontaire. Dans le même esprit, en admettant que l’action se joue entre affectivité et neutralité, il reconnaît que des actions sont concevables en dehors de la volition et de la motivation : l’action émotive n’est pas forcément intentionnelle. C’est une erreur commune en sciences humaines de postuler le caractère fondamentalement conscient de l’action humaine. Parsons aura fourni quelques moyens de relativiser ce postulat, mais cela malgré qu’il en soutienne la pertinence. La puissance idéologique de cette assertion l’aura empêché d’assumer qu’il l’ait relativisée. Elle ne lui aura pas permis de constater que les acteurs sociaux sont paradoxalement conscients et inconscients aussi bien qu’autonomes et non autonomes. L’interaction entre les systèmes en vient à supplanter l’interaction entre les individus. La seconde raison est que l’action n’est articulée au système social que par le système d’action et que le mouvement du système vers l’action est unilatéral. La 88

sociologie parsonienne conçoit que le système culturel puisse se transformer dans le temps, notamment en fonction des interactions entre les individus, mais la systémique plurielle, pluridimensionnelle qu’elle élabore va des systèmes vers les acteurs par la socialisation, par le système d’action, elle ne va pas des acteurs vers les systèmes. Elle sait bien que, s’il y a changement, c’est que les interactions entre les acteurs le réclament ou que le système culturel n’est plus à même d’assurer l’ordre social, mais elle ne théorise pas de va-et-vient entre action et système. Les systèmes d’action influent sur les actions individuelles, ils les absorbent dans l’ordre ; l’ordre n’est le produit des actions qu’à la périphérie de la systémique. 8.3. Bibliographie 8.3.1. Quelques ouvrages de Parsons Essays in Sociological Theory, New York, Free Press, 1967 [1949]. The Social System, 2e édition, Londres, Routledge, 1991 [1951]. Sociétés. Essai sur leur évolution comparée, traduit de l’anglais par Gérard Prunier, Paris, Dunod, coll. « Organisation et sciences humaines », 1973 [1966]. Structure and Process in Modern Societies, New York, Free Press, 1960. The Structure of Social Action. A Study in Social Theory with Special Reference to a Group of Recent European Writers, New York, Free Press, 1968 [1937]. Le système des sociétés modernes, traduit de l’anglais par Guy Melleray, Paris et Bruxelles, Dunod, coll. « Organisation et sciences humaines », 1973 [1971]. Parsons, Talcott, Robert F. Bales et Edward A. Shils, Working Papers in the Theory of Action, New York, Free Press, 1953. 8.3.2. Quelques ouvrages sur Parsons Best, Shaun, Talcott Parsons. Despair and Modernity, Farnham, Surrey, Ashgate, 2015. Chazel, François, La sociologie analytique de Talcott Parsons, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « L’intelligence du social », 2011. Gerhardt, Uta, Talcott Parsons. An Intellectual Biography, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. 89

Gerhardt, Uta, The Social Thought of Talcott Parsons. Methodology and American Ethos, Farnham, Burlington, Verm, Ashgate, 2011.

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9. Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969) Theodor Adorno est connu principalement pour sa contribution à la théorie des industries culturelles, point de vue qui est nettement critique de l’art qui est relayé par la radio et la télévision ou qui se révèle dans le cinéma et la musique populaire. Il a été l’un des directeurs de l’École de Francfort et, dans l’esprit des intellectuels qu’elle réunit, il dénonce le capitalisme. Les écrits d’Adorno ont aussi laissé une trace en musicologie. 9.1. Éléments de la théorie chez Adorno 9.1.1. Concepts fondamentaux Industries culturelles, aliénation, individualité, personnalité autoritaire, capitalisme, raison, domination, morale, dialectique négative, matérialisme, non-identité, objet, sujet, émancipation, nature, art, progrès, réification, souffrance. Ce sont les concepts que l’on croise de façon prédominante au fil de la lecture des pages qu’Adorno a écrites. 9.1.2. Critique du capitalisme Le capitalisme est cause d’inégalité et il est source d’aliénation. Telle est la thèse que soutient Adorno dans ses écrits, dès lors qu’ils ont trait à la société, et il se donne pour objectif de révéler comment ce capitalisme se manifeste dans les sociétés industrielles avancées. 9.1.2.1. Un matérialisme Le propos prend racine dans une philosophie matérialiste à deux versants, l’un humaniste, l’autre épistémologique. Le discours humaniste attire l’attention sur la souffrance. La douleur de l’humain est concrète. Son étendue dans une population est l’effet d’un environnement social. Souffrir, c’est ressentir quelque chose véritablement, dans la matérialité d’un corps ; c’est, pour une subjectivité, éprouver objectivement. Il importe à la science de 91

l’humain de comprendre cette souffrance ; il importe à l’action politique d’en annihiler les conditions. Le discours épistémologique invite à accorder quelque ascendant à l’objet sur le sujet. Il se veut une critique de l’idéalisme hégélien pour lequel le sujet appréhende adéquatement l’objet de telle manière qu’il y ait identité de l’un et de l’autre, l’objet devenant sujet, et inversement. Il se veut aussi un refus de l’empirisme qui considère que l’objet se révèle de lui-même au sujet. Adorno conçoit dialectiquement le rapport entre le sujet et l’objet. Il ne peut y avoir de saisie d’un objet sans intervention d’un sujet, l’objet se présente au sujet d’une certaine manière, ce qui influe sur celui-ci. L’empirisme ne prend pas en compte cette dialectique puisque la connaissance n’est pour lui qu’une impression, dans une subjectivité, induite par un objet qui livre ses qualités. L’idéalisme admet une certaine dialectique en concluant à l’identité de l’objet et du sujet ; cependant, reproche Adorno, en réalité, la subjectivité tend à s’imposer aux objets, à ne pas respecter leur diversité et leur variation dans le temps. Or la prise en compte du caractère pluriel et mouvant des objets n’est possible que si le sujet, quand il modélise les objets pour les comprendre, accepte de se laisser transformer par eux, soit à même de reconnaître qu’ils ne se laissent pas aisément enfermer dans les catégories qui prétendent s’en emparer. Ce respect des objets est d’autant plus nécessaire qu’ils sont caractérisés par l’historicité, ce qui est le cas de l’humain. Il faut donc se défier de la philosophie qui se représente l’humain comme une totalité invariable. Il faut d’autant plus s’en méfier que toute connaissance est elle-même marquée du sceau de la socialité et de l’historicité, et donc que le rapport entre une subjectivité et un objet est toujours médiatisé. L’épistémologie matérialiste d’Adorno met en évidence l’impossibilité d’une conscience pure de même que la dimension fuyante des objets. La dialectique du sujet et de l’objet est pour elle un processus incessant. L’attitude dialectique consiste à révéler les décalages entre ce qui est pensé sur les objets et ce que les objets ont à révéler. Elle est à l’affût de la non-identité du sujet et de l’objet. Quand l’objet est humain, elle est à la recherche des contradictions qui surgissent entre ce qui est vécu concrètement et ce que la pensée, la philosophie, l’idéologie ou la science de l’humain considèrent qui est vécu. Elle découvre là, notamment, des formes de souffrances. Cette épistémologie est dialectique parce qu’elle prend en compte la dynamique du sujet et de l’objet. Elle est aussi négative parce qu’elle a pour finalité de débusquer les contradictions entre la pensée sur la réalité et la réalité. 92

9.1.2.2. Idéologie et capitalisme La thèse anticapitaliste s’inscrit dans une perspective historique et est compatible avec une théorie de la rationalité. Bouleversé par l’inclination staliniste du socialisme, par le cours du colonialisme et par l’avènement du fascisme et du nazisme, Adorno a cherché dans l’histoire ce qui pouvait avoir provoqué de tels événements3. Il en a trouvé la source dans la Grèce antique et dans les écritures hébraïques, mais plus récemment dans la philosophie des Lumières, mouvement occidental qui débute dans la seconde moitié du XVIIe siècle et qui s’étend tout au long du XVIIIe siècle. De son point de vue, cette philosophie correspond à une prise de conscience du potentiel de la science et à une volonté, d’une part, de libérer l’humain de la peur de l’inconnu – de la magie, du mythe – et, d’autre part, d’amener l’humain à contrôler la nature. Or, cette vision progressiste est aussi une vision dominatrice, car elle justifie que l’humain maîtrise la nature, celle qui se trouve à l’extérieur de lui tout aussi bien que celle qui le caractérise, et que, au nom de ce principe, des humains soient autorisés à assujettir leurs semblables. Il y a, dans la philosophie des Lumières, une telle foi dans l’idée de progrès et cette conviction s’est à ce point imposée qu’en son nom l’humain s’est fait violence, imaginant des idéologies sensément progressistes quoique terrorisantes, fabriquant des machines idéalement destinées au bien-être quoique oppressantes. La rationalité sur laquelle s’est édifiée la philosophie des Lumières était porteuse d’une déraison qui a favorisé l’apparition des antihumanismes du XXe siècle. Dans cet esprit dominateur, en privilégiant la dimension utilitaire de la raison, l’humain a négligé la réflexion morale et réduit la probabilité des activités inspirées par une éthique de la responsabilité. 9.1.2.3. Une théorie des industries culturelles Le capitalisme s’est transformé dans le temps, observe Adorno. Avant, on pouvait imaginer que le prolétariat était destiné à le renverser, presque naturellement ; on ne le peut plus, car cela n’est pas advenu tel que le prévoyait la théorie marxiste et le capitalisme avancé dispose d’une immense capacité à contenir les forces virtuellement révolutionnaires. Avant, on pouvait croire que le capitalisme impliquait principalement des individus, qu’il procédait d’échanges entre des capitalistes et des travailleurs sur le marché du travail, d’échanges de 3

Il était accompagné dans cette démarche par son collègue Max Horkheimer.

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biens entre des personnes sur le marché de la consommation ; maintenant, il faut prendre en compte que les gouvernements euxmêmes participent de ces échanges. Avant, il était permis de concevoir que l’exploitation des travailleurs était essentiellement économique, liée au procès de production ; cette idée n’est plus recevable, car le capitalisme intervient dans tous les aspects de la vie sociale et abuse des individus sur les plans aussi bien économique que culturel. Dans le capitalisme avancé, le secteur culturel lui-même est conquis par une logique mercantile. Il l’est parce qu’il transforme l’art en marchandise, parce qu’il fait de la culture une industrie guidée par le profit. Il l’est aussi parce qu’il émet des messages dont la conséquence est d’engourdir les esprits, de faire obstacle aux critiques éventuelles du système. Les médias de masse publicisent des marchandises qui appartiennent à un art commercial, diffusent des idées, des images, des musiques, des personnages, des événements, des histoires qui ont pour finalité de pérenniser l’inégalité sociale, d’assurer la domination bourgeoise. Une culture populaire s’installe dans les mentalités, créant des esprits passifs, des consommateurs de produits culturels. Dans le libéralisme que suppose le capitalisme, les consommateurs découvrent les personnages auxquels ils peuvent s’identifier, les musiques qui leur plaisent, les fac-similés qui les séduisent, les histoires qui les touchent. En découvrant ces marchandises, ils trouvent leur individualité, une individualité qui fait d’eux des demandeurs de produits culturels, et, plus généralement, de biens de jouissance. Mais cette consommation de masse inspire des illusions d’individualités : les produits consommés sont fort semblables les uns aux autres, les individualités ne sont celles que du consommateur dont a besoin le capitalisme pour écouler ce qu’il manufacture. La massification des produits culturels uniformise les consommateurs tout en leur inculquant le sentiment de leur singularité et de leur liberté. Le consommateur a l’impression de choisir ce qui lui correspond ; en réalité, il achète comme les autres, commandé qu’il est par des besoins factices que les publicités injectent dans son esprit naïf. 9.1.2.4. Trois assises de la critique La philosophie anticapitaliste adornienne prend ainsi appui sur un matérialisme qui dénonce la souffrance et qui demande à toute analyse le respect de l’humain, sur une critique de l’idéologie du progrès et sur une théorie des industries culturelles.

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9.1.3. La personnalité autoritaire Fascisme, antisémitisme, ethnocentrisme, totalitarisme. Ces phénomènes ont préoccupé Adorno. Il a constaté que leurs expressions les plus graves impliquaient des gouvernements. Cependant, en bon dialecticien, il s’est demandé si l’aptitude des États à installer de tels régimes ne correspondait pas à une sollicitation de la part des individus. La question lui apparaissait d’autant plus justifiée qu’il notait des mouvements racistes ou des appels au souverain au cœur même de sociétés démocratiques. Il a alors soulevé l’hypothèse d’une personnalité autoritaire, elle-même péremptoire, mais surtout reconnaissant le bien-fondé de l’autorité et encline à se soumettre à une figure d’autorité. Il lui a semblé, entre autres, que plus l’individu était conformiste, que plus il craignait l’imagination, plus sa pensée était stéréotypée et plus il était hostile envers la nature humaine, alors plus il tendrait à adhérer aux positions politiques de type autoritaire et à donner crédit aux idéologies discriminatoires. Adorno a ainsi développé une échelle du fascisme qu’il a utilisée dans des enquêtes par entretiens. Il a adjoint à cette mesure des données sur le statut socioéconomique et sur l’ethnocentrisme. Selon lui, cette disposition psychologique aurait pour assise une structuration traditionnelle du rapport au père. 9.1.4. Émancipation et individu Dans une société capitaliste avancée, les individus sont aliénés, en grande partie parce qu’ils subissent l’influence des industries culturelles. Ils perdent leur singularité en se fondant dans la masse des consommateurs et en s’adaptant aux exigences sociales du travail. Ils sont ainsi réifiés. Le capitalisme, toutefois, a besoin d’individus pour assurer son fonctionnement. Sur les marchés de l’échange, chacun doit pouvoir choisir librement. Jusqu’à un certain point, le capitalisme apprécie l’affirmation de soi. Le sentiment de liberté qu’il infuse a toutefois quelque chose de trompeur puisqu’il est limité par les attentes du régime et qu’il est corrélatif de l’indifférenciation des individus. Le capitalisme produit des individualités monadiques, séparées les unes des autres, qui communiquent peu entre elles, qui sont peu à même de s’associer pour découvrir ce qu’elles ont en partage, qui risquent peu de se rebeller collectivement, qui livrent leur individualité sur le marché de la consommation et sur celui du travail. Le capitalisme génère des individus qui, paradoxalement, sont indifférenciés dans une culture de masse et qui existent séparément les uns des autres. Ce paradoxe contient les éléments pour perpétuer le capitalisme, mais il comporte 95

aussi ce qu’il faut pour le renverser. En effet, sa dimension aliénante protège le système contre la révolte des individus ; cependant, sa composante individualisante, elle, ouvre un espace à une interprétation originale de ce qui est vécu. L’expérience de la conscience individuelle est réalisable ; un sujet peut éprouver sa souffrance, découvrir celle des autres et identifier les conditions qui la généralisent. Sur cette base individuelle peuvent survenir la résistance puis la contestation. L’émancipation passe par des individualités qui prennent conscience de ce qui agit en elles et des conditions sociales et historiques à l’intérieur desquelles elles vivent. 9.1.5. Émancipation et art Adorno considère que l’art – le vrai, le grand, non pas celui qu’offre l’industrie cultuelle – peut favoriser la critique du capitalisme. Cet art suppose quelque liberté de l’artiste. Cette liberté se révèle dans l’expression de la vérité de ce qui est vécu par une subjectivité. Cet art est vérité. Il l’est parce qu’il est la révélation de ce que l’artiste éprouve réellement, à distance des forces aliénantes du capitalisme. Ce vécu est vérité parce qu’il est conscience de tensions : il met en lumière des contradictions entre ce qui est ressenti et ce qui devrait l’être selon ce que l’idéologie suggère ou selon un idéal ; il met en évidence des mouvements paradoxaux dans la société ; il dévoile ce qui devrait être pour que cesse la souffrance. L’art vrai est dialectique négative.

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Figure 3.9. Essai de structuration de la théorie de Theodor Wiesengrund Adorno Matérialisme

Émancipation

Objet-sujet Nature Non-identité Morale Dialectique négative

Art Individualité

Personnalité autoritaire

Progrès Raison

Réification

Industrie culturelle

Capitalisme

Domination

Aliénation

Souffrance

9.2. Après Adorno Les écrits d’Adorno sensibilisent à la souffrance humaine et invitent à y mettre fin. Ces écrits rappellent que la connaissance d’un objet suppose une activité de la subjectivité et une habileté à recevoir l’information que fournissent les objets ; ils invitent à un respect des objets étudiés ; ils soulignent le caractère social et historique du savoir. Ils dénoncent toutes les formes de fascisme et d’autoritarisme. Ils mettent en garde contre le principe du progrès à tout prix. Ils incitent à conjuguer la raison utilitaire à une vision morale et à un respect de la nature. Ils attirent l’attention sur la consommation de masse et en soulignent les dangers. Ils montrent que la publicité peut générer de faux besoin. 97

Ils décrivent comment la circulation des idées et la production en série de produits culturels peuvent aliéner les esprits. Ils mettent en évidence l’aspect répétitif et aliénant du travail. Ils font voir que les États sont à même de répandre des idéaux fascistes et que ces propagandes peuvent être entendues par des individus disposés à les accueillir. Ils dépeignent les individus comme aliénés, mais laissent entrevoir la possibilité de leur désaliénation. Ils conçoivent l’œuvre d’art comme vérité intrinsèque du vécu d’un auteur. Les propos d’Adorno sont largement affirmatifs et moralisateurs. Le capitalisme, c’est le mal ; ce qui est bien, c’est de le dépasser. Adorno invoque la souffrance, mais la souffrance n’est pas réductible au capitalisme et il est peu probable qu’elle cesse avec l’apparition d’une autre structure économique, voire socioéconomique. Le capitalisme intervient certainement dans les relations interpersonnelles, mais tout ce qui est relations interpersonnelles ne relève pas du capitalisme et ces relations sont susceptibles de provoquer de la douleur : les décès, les ruptures, les échecs, le jugement des autres, les dynamiques familiales... Tout cela n’est pas strictement commandé par l’environnement socio-économique. Il y aura toujours des histoires personnelles qui favoriseront ce qui est souffrance et d’autres qui serviront le bonheur, comme il y aura des histoires qui oscilleront entre souffrance et non-souffrance. Et l’on est ici que dans le cadre de la psychologie ; on n’est même pas dans celui de santé physique. Certes, il est louable de militer pour l’abolition de la souffrance, mais il est litigieux d’associer la douleur à un régime économique, à moins d’être très spécifique. Il est aussi difficile d’associer capitalisme et souffrance puis de soutenir la thèse d’une aliénation collective. Adorno tient pour fautive la raison utilitaire. Encore une fois, on n’en est pas là dans le seul monde du capitalisme. Il est peu probable que cette raison utilitaire appartienne en propre au capitalisme, comme il est peu imaginable qu’elle soit exclusive dans quelque société que ce soit. Il n’y a pas, d’un côté, les sociétés morales et, de l’autre, les sociétés utilitaristes. Il y a des sociétés dans lesquelles le raisonnement moral côtoie le raisonnement utilitaire. Il y a des sociétés dans lesquelles il y a des valeurs, et les valeurs ne s’interprètent pas simplement de manière utilitaire. Le rapport aux valeurs suppose un affect et l’apport d’un inconscient. La raison utilitaire implique une claire conscience des situations : les aliénés n’ont pas cette conscience. Le capitaliste aurait 98

cette claire conscience de sa situation et n’aurait pour dessein que d’exploiter. Et il serait à même de le faire parce que le monde humain autour de lui serait engourdissement des intelligences. Le scénario est caricatural. Les capitalistes sont certainement placés devant quelque aliénation, y compris la leur ; mais ils font aussi face à des mouvements de résistance. En fait, la société capitaliste, comme toutes les autres, est un composé de socialisations et d’autonomisations multiples. Les analyses adorniennes ne se donnent pas les moyens d’accéder à des phénomènes aussi complexes. L’épistémologie qui les sous-tend commande pourtant des modélisations adéquates élaborées dans le respect de l’objet. Or, la description de la rationalité qu’elle fait est beaucoup plus aménagement de l’objet par le sujet que dialectique de l’objet et du sujet. Adorno tient pour coupable l’industrie culturelle. Une nouvelle fois, les analyses traduisent beaucoup plus une vision du monde, un refus du capitalisme, qu’elles ne témoignent d’une analyse soignée du phénomène, une mise en interaction des catégories analytiques et des objets observés. Il n’y a pas à douter que la production en série des objets culturels homogénéise à un certain degré les populations. Mais ce constat ne constitue pas la preuve d’une aliénation généralisée, d’une dissolution des subjectivités dans une totalité anesthésiée. Les individus qui vivent dans les sociétés du capitalisme avancé ont des goûts en partage et ils se différencient par leurs goûts ; ils ont des idées en commun et ils se distinguent par leurs idées ; ils ont ses histoires qui les assimilent aux autres et qui les particularisent. Ils sont en cela comme tous les citoyens de toutes les sociétés. L’étendue de l’uniformisation est caractéristique du rôle des médias de masse, mais elle ne fait pas que les individus du capitalisme avancé soient aliénés alors que ceux qui appartenaient à d’autres sociétés ne l’étaient pas. C’est toute la dynamique de l’homogénéisation et de la différenciation qui manque aux analyses adorniennes. Adorno fait ici exactement ce qu’il reproche à Hegel : il impose une subjectivité à l’objet et s’empêche d’en comprendre la diversité et les variations. À aucun moment, dans les écrits d’Adorno, sauf peut-être dans les pages empiriques sur la personnalité autoritaire, on ne trouve de souci d’installer une dynamique entre les phénomènes socioéconomiques qu’il étudie et les catégories qu’il emploie pour les interpréter. Alors, encore une fois, que l’épistémologie qu’il défend le lui recommande. C’est parce qu’il est amené à constater que tout ce qui est individu n’est pas aliénation qu’il est forcé de dire, d’une part, que les individus sont aliénés et absorbés 99

par le système et, d’autre part, qu’ils sont capables de subjectivité. Les deux thèses ne sont pas compatibles. Adorno, en appuyant sur l’aliénation, ne se donne pas les moyens de comprendre l’individualité dans le paradoxe de la collectivisation et de l’individuation, dans la contradiction de la détermination et de l’autonomie. La subjectivité qui n’est pas simplement au service de la consommation et du travail est présentée au rang d’éventualité, elle est davantage du domaine du possible qu’élément d’un paradoxe. Elle est souffrance sans souffrir, car elle est anesthésiée. Anesthésiée, son existence lui échappe. Il y a deux théories de la subjectivité, chez Adorno : une de l’individu aliéné, une de l’individu potentiellement révolté. Il n’y a pas une théorie de ce paradoxe de la détermination et de la non-détermination. L’artiste trouve sa place dans la seconde théorie. Les consommateurs des arts inférieurs, des faux arts, des arts manufacturés, commercialisés, sont installés trop confortablement dans la première. Comment peut-on affirmer que la société se porterait mieux s’il n’était pas possible de produire à grande échelle les œuvres musicales, littéraires, cinématographiques… s’il n’y avait pas de jazz, de blues, de rock… s’il n’y avait que le « grand art » ? 9.3. Bibliographie 9.3.1. Quelques ouvrages d’Adorno Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, traduit de l’allemand par Christophe David, Paris, Allia, 2001 [1938, 1956]. Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance, traduit de l’allemand et de l’anglais par Christophe David et Alexandra Richter, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 2011 [1956]. Dialectique négative, traduit de l’allemand par le groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1978 [1966]. Introduction à la sociologie de la musique. Douze conférences, nouvelle édition revue, Genève, Contrechamps, coll. « Essais historiques ou thématiques », 2009. Jargon de l’authenticité. De l’idéologie allemande, traduit de l’allemand par Éliane Escoubas, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2009 [1965].

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Kierkegaard, traduit de l’allemand par Éliane Escoubas, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1995 [1933, 1940 et 1963]. Minima Moralia. Reflexions sur la vie mutilée, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1980 [1951]. Modèles critiques. Interventions, répliques, traduit de l’allemand par Marc Jimenez et Éliane Kaufholz, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 2003 [1998]. Moments musicaux, traduit de l’allemand par Martin Kaltenecker, Genève, Contrechamps, coll. « Essais historiques ou thématiques », 2003. Philosophie de la nouvelle musique, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrandt et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2009 [1958]. Prismes. Critique de la culture et société, traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1986 [1967]. La psychanalyse révisée, suivi de Jacques Le Rider, L’allié incommode, traduit de l’allemand par Jacques Le Rider, Paris, L’Olivier, coll. « Penser/Rêver », 2007 [1946]. Théorie esthétique, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz et Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, coll. « Esthétique », 2004 [1970]. Trois études sur Hegel, traduit de l’allemand par le groupe de traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1979 [1963]. Horkheimer, Max et Theodor W. Adorno, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974 [1947, 1944]. 9.3.2. Quelques ouvrages sur Adorno Benzer, Matthias, The Sociology of Theodor Adorno, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2011. Claussen, Detlev, Theodor W. Adorno, un des derniers génies, traduit de l’allemand par Laurent Cantagrel, Paris, Klincksieck, coll. « Critique de la politique », 2019. Cook, Deborah, Theodor Adorno. Key Concepts, Londres, New York, Routledge, coll. « Key Concepts », 2014. 101

Moutot, Gilles, Essai sur Adorno, Paris, Payot et Rivages, coll. « Critique de la politique », 2010. Müller-Doohm, Stefan, Adorno. Une biographie, Paris, Gallimard, 2004. O’Connor, Brian, Adorno, Abingdon, Oxon, New York, Routledge, 2013. Pagès, Claire, Theodor W. Adorno et l’individu, Les rencontres philosophiques de Monaco (Philomonaco), Maison de la philosophie, 21 juin 2020, https://philomonaco.com/2020/06/21/theodor-w-adorno-etlindividu-claire-pages/. Payot, Daniel, Constellation et utopie. Theodor W. Adorno, le singulier et l’espérance, Paris, Klincksieck, coll. « Critique de la politique », 2018. Ricard, Marie-Andrée, Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique, Paris, Maison des sciences de l’homme, coll. « Philia. Série monde », 2012. Müller-Doohm, Stefan, Adorno. Une biographie, Paris, Gallimard, 2004.

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10. Claude Lévi-Strauss (1908-2009) La notoriété de Claude Lévi-Strauss est grande parce que l’anthropologie lui doit d’avoir solutionné des problèmes fondamentaux sur le thème de la parenté et d’avoir réinventé l’analyse des mythes. Elle l’est aussi parce que ces percées reposent sur des développements méthodologiques qui ont fait progresser l’analyse structurale, à tel point qu’on a emprunté la formule dans plusieurs disciplines, allant de la critique littéraire à la mathématique, en passant par la psychanalyse. 10.1. Éléments de la théorie chez Lévi-Strauss 10.1.1. Concepts fondamentaux Au long des écrits de Lévi-Strauss, on note ce vocabulaire récurrent : structure, structuralisme, parenté, alliance, consanguinité, avunculat, mythe, mythème, langage, totémisme, échange, prohibition de l’inceste, exogamie, réciprocité, relation, pensée sauvage, pensée domestiquée, groupe, inconscient, nature, culture, symbole, opposition. 10.1.2. Parenté et prohibition de l’inceste L’anthropologie a établi le caractère généralisé de la prohibition de l’inceste. Pour expliquer le phénomène, on a invoqué la protection contre les effets dégénérescents des unions consanguines, un dédain instinctif dont les origines seraient psychologiques ou physiologiques, l’application d’une règle sociale dont la dimension biologique serait accessoire. Lévi-Strauss relativise ces trois types d’explication, car il lui apparaît que l’interdiction de l’inceste a pour contrepartie un ensemble de possibilités de rapports sexuels ; interdire certaines relations, c’est en rendre d’autres probables. Lévi-Strauss inscrit cette règle de prohibition dans le principe supérieur de la nécessité de l’échange. Être en société, c’est échanger ; il y a société parce qu’il y a échange : échange de biens, d’idées. Échange à l’intérieur d’une tribu, échange entre les tribus. Le mariage, dans les sociétés primitives, en est 103

une manifestation ; il correspond à un échange de personnes, il est la régulation de l’échange des femmes. Cette observation échappe à l’anthropologie classique qui aborde la famille en se concentrant sur le père, la mère et les enfants et en adoptant un point de vue diachronique qui se focalise sur la filiation et la succession. L’analyse, selon Lévi-Strauss, oblige à comprendre le mariage davantage en fonction de l’alliance que de la consanguinité et elle empêche de concevoir l’alliance comme la seule conséquence des décisions qui sont prises au sein d’une cellule familiale. Lévi-Strauss met en lumière l’importance des autres membres de la famille : des cousins et des cousines, des oncles et des tantes. Il signale que cette formation étendue est source d’identité. Il montre que, dans certaines sociétés, lors des délibérations sur le mariage, l’oncle maternel joue un rôle de premier plan ; cet oncle veille à ce que l’envoi d’une femme dans une autre famille donne lieu à quelque réciprocité, sa participation assure quelque équilibre de l’échange des femmes entre les groupes de parenté. Car il est nécessaire que ces échanges aient lieu et il est requis qu’ils soient équitables. Un groupe de parenté ne peut pas perdre toutes ses femmes ni les envoyer toutes dans la même famille. Pour souligner cette responsabilité de l’oncle maternel, Lévi-Strauss parle d’avunculat. La prohibition de l’inceste est l’interdiction d’avoir des relations sexuelles avec des proches ; elle ouvre la possibilité des alliances avec des familles autres que celle qui est immédiate ; elle rend nécessaire l’exogamie sous une forme ou une autre. 10.1.3. Les mythes En enquêtant sur une collectivité primitive, l’anthropologue est amené à entendre des récits mythiques. Une multitude de ces narrations ont ainsi été recueillies. Ces mythes ont quelque chose d’allégorique, de merveilleux. On peut se demander ce qu’il y a de vrai en eux ou en chercher la version originale dans le but de découvrir le fin mot de l’histoire. On peut aussi les interroger psychanalytiquement avec l’intention d’en saisir une signification cachée. Lévi-Strauss considère que l’essence des mythes n’est pas à découvrir dans la véracité de ce qu’ils racontent ; les mythes ont une fonction symbolique, ils permettent à une population d’appréhender des thématiques compliquées, comme la naissance, la maladie, la mort, l’origine de la vie, les intempéries… Lévi-Strauss reconnaît qu’ils dénotent quelque chose de profond, mais il estime que cette signification n’est pas à découvrir dans chacun d’eux, qu’elle est plutôt à dégager de 104

regroupements de mythes. De son point de vue, plus on dispose de versions du même mythe, plus il devient possible d’en comprendre la signification. Sur ce point, les comparaisons qu’effectue Lévi-Strauss le conduisent à noter que des peuples séparés dans le temps et dans l’espace, dont il est peu probable qu’ils aient pu communiquer les uns avec les autres, inventent et véhiculent des mythes semblables, adaptant la narration à l’environnement dans lequel ils sont racontés, ce qui fait, par exemple, que les figures fauniques ou végétales se particularisent. Lévi-Strauss parvient à ces conclusions en découpant les mythes en unités élémentaires – par exemple « Œdipe épouse sa mère » – qu’il appelle mythèmes, un peu comme en linguistique on parle de phonème ou de morphème. Ces éléments constitutifs du mythe sont brefs, ce sont des relations entre un sujet et un prédicat. Lévi-Strauss recompose ensuite les mythes en ce qu’il appelle des paquets de relations et repère des oppositions binaires récurrentes : une surestimation et une sousestimation de la relation consanguine pour Œdipe ; dans les expériences sensorielles, la dichotomie du cru et du cuit ou du cru et du pourri ; le soleil et la lune, le ciel et la terre… Il en fait ressortir les structures. Il obtient ainsi des symboliques, non pas en les tirant de chacun des éléments pris séparément, mais en faisant apparaître des liens que les mythèmes puis les paquets de relations entretiennent les uns avec les autres. Les mythes, soutient Lévi-Strauss, sont hautement structurés, composés qu’ils sont d’éléments fortement articulés les uns aux autres. Il faut les aborder non pas comme des récits naïfs ou comme des histoires déformées par le temps, mais bien comme des expressions cohérentes de la pensée. 10.1.4. Le totémisme L’anthropologie s’est intéressée aux totems, ces poteaux sculptés et colorés représentant des animaux et parfois des plantes qui se dressent dans un environnement humain. Elle a vu dans ces œuvres le lien qu’une famille ou un clan établit avec la nature, une manière pour un collectif de s’identifier à des êtres qui sont visibles dans le milieu qu’il habite et auxquels on peut prêter des qualités. Lévi-Strauss invite à ne pas aborder le phénomène du totémisme dans cette seule relation d’un groupe à son totem. De son point de vue, d’une part, le totem, en tant qu’ouvré et symbolique, inscrit dans le monde de la culture le groupe qui se le donne en représentation, mais en présentant des animaux et des végétaux, il maintient le groupe dans l’univers de la nature. D’autre 105

part, le totémisme sert à différencier les groupes les uns des autres ; en empruntant dans la nature des êtres spécifiques, un groupe se projette en eux en même temps qu’il se distingue des autres groupes qui, eux aussi, trouvent dans la nature d’autres êtres qui indiquent leur singularité. Ces identifications et ces démarcations sont compréhensibles dans une espèce de langage totémique. Lévi-Strauss insiste sur un totémisme classificatoire, mais il en vient aussi à reconnaître un totémisme ontologique par lequel un groupe s’identifie à ce qui est représenté par le totem. 10.1.5. La pensée sauvage Dans les récits mythiques, et même dans les représentations totémiques, Lévi-Strauss reconnaît la présence d’une pensée sauvage. Il entend par là une pensée spontanée, qui classifie, qui fait des associations, qui voit le monde globalement, sans couper le naturel du culturel, le surnaturel du naturel. Il distingue cette pensée sauvage de la pensée domestiquée, considérant celle-ci comme scientifique, abstraite. La pensée analytique toutefois, ne remplace pas la pensée sauvage : toutes deux coexistent dans les sociétés modernes ; elles relèvent du même appareil cognitif, elles impliquent les mêmes opérations mentales. La pensée domestiquée est plus lente, plus collée à la déduction et à l’induction, que la pensée sauvage ; mais, cognitivement, elles sont semblables. C’est à la pensée sauvage qu’on doit d’innombrables outils des sociétés primitives. La pensée sauvage demeure dans les sociétés modernes parce que de nombreuses activités ne sont pas soumises à la pensée scientifique ; il suffit pour le constater de songer à la place de la spiritualité, de l’astrologie dans la contemporanéité ou encore de songer à la création artistique et à la superstition. La pensée sauvage est de tout temps. 10.1.6. Considérations méthodologiques Les analyses lévi-straussiennes s’appuient sur des considérations méthodologiques interconnectées. Une première veut que la science puisse découvrir des structures qui président à l’agir humain ou qui caractérisent les modes de pensée des individus en société. Une deuxième suppose que ces structures ne soient pas immédiatement saisissables par les acteurs sociaux, bien qu’elles interviennent dans leur esprit et dans leurs activités. Une troisième invite les chercheurs à se concentrer davantage sur ce qui relie les objets que sur les objets euxmêmes, la compréhension résultant plutôt des relations entre les objets 106

d’études que de la description de chacun d’eux. Une quatrième met l’accent sur l’échange, soutenant qu’il s’agit là d’une caractéristique fondamentale de la vie en société, d’un phénomène qui se révèle aussi bien dans la circulation des biens que dans celle des idées et des personnes. Une cinquième laisse entendre que les structures sociales s’apparentent aux structures linguistiques ou phonologiques, sans en être les simples calques, et qu’il faut aborder les liens entre les objets sociaux un peu comme on le fait entre les signes linguistiques et mettre en lumière les structures sociales un peu comme on repère les règles en phonologie. Ce sont là des principes directeurs du structuralisme lévistraussien.

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10.2. Après Lévi-Strauss Lévi-Strauss rappelle et confirme que les humains ne sont pas conscients de tout ce qu’ils font, qu’il y a des facteurs qui s’imposent aux individus et qui rendent possible la vie en société. Il montre que la science de l’humain est capable d’abstraction et de formalisation, que sa mission n’est simplement de redire ce que les individus disent ou de rapporter ce qu’ils pensent. Sur ce plan, il met en évidence l’importance d’aborder la socialité à partir des relations plutôt qu’en se focalisant sur les éléments pour ensuite en tirer des agrégats. 108

Il reprend le principe d’échange et l’inscrit dans son anthropologie. Sur cette base, il construit des structures dans lesquelles il est convenu que circulent des biens, des idées et des personnes. Il unifie l’humanité sous l’angle de la pensée sauvage. On peut critiquer la thèse de l’échange des femmes en signalant que le mariage, puisqu’il forme des couples hétérosexuels, est aussi bien un échange d’hommes que de femmes, et ce, même si, politiquement, les décisions avunculaires décident du sort des femmes. On peut reprocher à Lévi-Strauss de ne pas avoir pris en compte le fait que les actions humaines fabriquent les structures sociales autant qu’elles sont déterminées par ces structures, même si ce double mouvement se produit – si communément cela soit-il – inconsciemment. On peut s’étonner qu’il ait fait état de l’échange des idées sans recourir au principe de la communication. On peut lui faire remarquer que s’il a noté que les idées, les biens et les personnes circulent dans les sociétés de manière intégrée, il n’en a pas fait la théorie ; la découverte des structures élémentaires de la parenté suppose cette intégration, mais ne l’explicite pas. Lévi-Strauss a certainement raison d’affirmer que la pensée sauvage traverse les siècles et qu’elle relie l’humanité dans l’espace. Mais c’est sa typologie pensée sauvage, pensée domestiquée qui fait défaut. De tout temps, l’humain est contraint de rationaliser ; c’est ce qui lui fait construire des abris, fabriquer des outils, découvrir des soins ; c’est ce qui lui fait faire des associations, lui fait inventer des explications, même mystiques. Concomitamment, l’humain, dès lors qu’il est social, est animé par une subjectivité à la fois consciente et inconsciente, rationnelle et émotionnelle ; c’est ce qui caractérise, entre autres, son rapport à autrui ou aux valeurs. Ces deux pensées ont toujours participé de l’humanité et elles le font encore. Ce qui caractérise la modernité, sur le plan de la pensée, ce sont les moyens qu’elle se donne dans le champ scientifique pour se désubjectiviser, pour faire que des énoncés soient vrais indépendamment de la subjectivité de l’énonciateur, en marginalisant la dimension émotive et la composante inconsciente. Lévi-Strauss a raison : cette pensée opérationnelle a toujours été. Ce qu’il néglige en affirmant la proximité entre la pensée domestiquée et la pensée sauvage, c’est que les processus mentaux de la rationalisation scientifique – celle qui permet de construire des demeures qui tiennent debout, des outils qui sont utiles, des soins qui guérissent – ne sont pas identiques à ceux de la pensée de l’acteur social dans sa quotidienneté, 109

là où persistent la conjonction de l’émotion et de la raison, du conscient et de l’inconscient. Lévi-Strauss a bien compris que l’humain n’était pas conscient de tout ce qu’il faisait ; il n’en a pas tenu compte dans sa typologie de la pensée. De tout temps, l’humain a été animé par une pensée émorationnelle ; de tout temps, il a su se distancier la dimension émotive de la pensée, notamment pour fabriquer des objets. Avec la modernité, il a accentué, dans le champ scientifique, l’activité d’une raison détachable de l’émotion et de l’inconscient, mais, dans toutes autres sphères de la vie, l’émorationnalité a conservé sa place. 10.3. Bibliographie 10.3.1. Quelques ouvrages de Lévi-Strauss Anthropologie structurale, Paris, Plon, coll. « Agora », 2003 [1958]. Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1990 [1973]. Histoire de lynx, Paris, Plon, 1991. Mythologiques, tome 1 : Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1985 [1964]. Mythologiques, tome 2 : Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1982 [1966]. Mythologiques, tome 3 : L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968. Mythologiques, tome 4 : L’homme nu, Paris, Plon, 2009 [1971]. Paroles données, Paris, Plon, 1984. La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962. La potière jalouse, Paris, Plon, 1985. Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983. Race et histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folioplus, Philosophie », 2007 [1952]. Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993. Les structures élémentaires de la parenté, Paris, EHESS, coll. « En temps et lieux », 2017 [1949]. Des symboles et leurs doubles, Paris, Plon, 1989. Le totémisme aujourd’hui, 9e édition, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Mythes et religions », 2002 [1962]. Tristes tropiques, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1955 [1993]. La voie des masques, Paris, Plon, 1979. 10.3.2. Quelques ouvrages sur Lévi-Strauss Descola, Philippe (dir.), Claude Lévi-Strauss, un parcours dans le siècle, Paris, Odile Jacob, coll. « Collège de France », 2012. 110

Godelier, Maurice, Lévi-Strauss, Paris, Seuil, 2013. Journet, Nicolas et Jasmina Šopova (dir.), Claude Lévi-Strauss. L’homme, l’œuvre, son héritage, Auxerre, Sciences de l’homme, et Paris, UNESCO, 2019. Keck, Frédéric, Claude Lévi-Strauss, une introduction, Paris, Pocket, La Découverte, coll. « Agora », 2011. Loyer, Emmanuelle, Lévi-Strauss, Paris, Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2015. Salmon, Gildas, Les structures de l’esprit. Lévi-Strauss et les mythes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques », 2013. Wikipédia, « Claude Lévi-Strauss », https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_L%C3%A9vi-Strauss.

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11. Robert King Merton (1910-2003) Robert K. Merton est un sociologue américain. Au cours de sa carrière, il a accumulé les honneurs. Il a proposé une sociologie structuro-fonctionnaliste qui a su plaire à plusieurs parce qu’elle reconnaît l’importance de la théorie quoiqu’elle se contraigne à l’analyse empirique et parce qu’elle comprend qu’un collectif est coordonné par ses dimensions culturelles quoique cette structuration n’annihile pas l’individuation des activités. 11.1. Éléments de la théorie chez Merton 11.1.1. Concepts fondamentaux Théorie de moyenne portée, empirie, structuro-fonctionnalisme, individu, culture, institution, anomie, déviance, crime, théorie de la tension (strain), prophétie autoréalisatrice (self-fulfilling prophecy), prophétie autodestructrice (self-defeating prophecy), conformisme, innovation, ritualisme, retraite, rébellion, socialisation, groupe de référence, sociologie des sciences, effet Matthieu, oblitération par incorporation, découvertes multiples, communalisme, universalisme, désintéressement, scepticisme organisé, sérendipité, fonction latente, fonction manifeste, dysfonction, groupe de discussion (focus group), conséquences non anticipées (ignorance, erreur, intérêt immédiat, valeurs fondamentales). Cela donne un vocabulaire étendu, largement classificatoire. 11.1.2. Théorie de moyenne portée Il y a un risque, soutient Merton, à envisager la sociologie comme une discipline qui a pour tâche de fabriquer une théorie générale de la société qui s’élaborerait strictement au niveau conceptuel. Ce risque est que l’abstraction qui est alors requise procède de concepts qui soient trop éloignés de la réalité. À l’opposé, il n’est pas souhaitable que la sociologie se limite à la description d’objets, car alors elle ne fournit pas d’explication, elle n’est pas en mesure d’établir de connexions entre des variables et de les interpréter. La science doit pouvoir expliquer des 113

phénomènes ; les propositions scientifiques doivent se rapporter à des faits observables, doivent reposer sur des hypothèses empiriquement vérifiées. La position mertonienne, par conséquent, invite la sociologie à construire des théories de moyenne portée, c’est-à-dire à aborder des phénomènes qui ont une résonance dans une collectivité et à proposer des explications fondées sur l’empirie ; elle prône une étroite relation des activités de théorisation et d’observation. Une théorie générale ne pourrait éventuellement être dégagée que de l’association de ces travaux relativement modestes qui se seront focalisés, par exemple, sur le suicide, la bureaucratie, la déviance, l’incidence des médias de masse… 11.1.3. Le structuro-fonctionnalisme et les fonctions Ces théories de moyenne portée, la sociologie mertonienne les conçoit à l’intérieur du structuro-fonctionnalisme. Elles trouvent leur place dans un cadre interprétatif qui admet que les comportements des individus sont guidés par des valeurs qui sont de nature collective. Et c’est parce qu’il en est ainsi que la socialité n’est pas qu’une somme d’actions individuelles. Les valeurs viennent aux individus par la culture. La culture porte en elle de nombreuses informations qui sont liées entre elles et qui permettent aux individus auxquels elles sont transmises de percevoir le monde d’une certaine façon ; grâce à elle, les personnes se fixent des idéaux et orientent leurs activités tout en demeurant dans les limites de ce qui est admissible par les hommes et les femmes qui ont intériorisé les mêmes informations. La culture se diffuse dans les structures sociales, dans tous les contextes sociaux à l’intérieur desquels les individus entrent en relation les uns avec les autres ; elle se manifeste dans des pratiques, dans des façons de faire et de penser. À un niveau macrosociologique, les structures sociales ont des fonctions, tout comme la culture. Ces fonctions ont pour finalité la possibilité de la socialité, de l’organisation sociale. Mais Merton se donne quelque marge par rapport à ce fonctionnalisme de haut niveau. Certes, il n’y a pas pour lui de socialité sans normes, sans valeurs, et donc sans culture, et donc sans que les composantes d’une société, imprégnées de culture et structurées, remplissent des fonctions, sans qu’elles agissent les unes par rapport aux autres comme les parties qui forment un organisme. Cependant, dans une optique mertonienne, chaque composante n’a pas une fonction forcément spécifique ; deux institutions différentes peuvent avoir la même finalité ; diverses institutions peuvent fournir des informations identiques sur la manière 114

d’agir ; l’individu, par exemple, peut puiser dans les institutions juridique et religieuse pour décider ce qu’il doit faire ou ne doit pas faire. Non plus, la culture d’une société et son ensemble institutionnel ne sont pas compris comme une totalité harmonieusement constituée, et d’autant moins qu’on a affaire à une société moderne ; Merton met en évidence des contradictions entre les institutions, des conflits entre les groupes sociaux. Il est aisé de constater qu’un groupe social puisse être en accord avec un principe religieux alors qu’un autre ne le puisse pas, on n’a qu’à songer au thème de l’avortement. Le structurofonctionnalisme de Merton a trait davantage aux pratiques et aux actions sociales qu’aux institutions. Il ne nie pas l’existence des institutions et de leurs interactions, il en comprend l’incidence sur l’action sociale ; cependant il attire l’attention sur ce que font les acteurs sociaux. Il est ainsi conduit à subdiviser la notion de fonction qui ne vaut plus alors simplement pour le rapport entre les institutions. Il parle de fonction manifeste, de fonction latente et de dysfonction. Une fonction est considérée comme manifeste quand elle se rapporte à des pratiques ou à des activités dont les individus ont conscience, dont ils reconnaissent qu’elles sont bénéfiques à l’ensemble sociétal ou à un collectif particulier. C’est dans cet esprit que les individus se soumettent aux règles qui sont établies au sein des institutions comme la famille, l’école, la religion, le droit. Les acteurs sociaux admettent qu’il est bien qu’il y ait des familles, des écoles, des lieux de culte, des lois, et c’est la raison pour laquelle ils se plient aux normes qui en relèvent. Une fonction est dite latente quand elle est favorable, elle aussi, à une collectivité, quoiqu’elle ne soit pas reliée à des pratiques ou à des activités conscientes. Il s’agit de tout ce qui est bienfaisant socialement et qui n’est pas directement associé à la finalité d’une institution. Les activités au sein des institutions ont souvent pour effet d’intensifier la solidarité sociale alors qu’il ne s’agit pas là d’un objectif. L’école a pour finalité l’acquisition de compétences, c’est là une fonction manifeste ; en même temps, en elle se développent des amitiés, c’est là une fonction latente ; la danse de la pluie a pour but de faire pleuvoir ; que le rite réussisse ou non, il accentue le lien social. Il y a dysfonction quand les actions ou les pratiques sont nuisibles au système social, comme c’est le cas de la criminalité. Dans une perspective mertonienne, la bureaucratie est dysfonctionnelle quand les règles de fonctionnement deviennent à ce point impérieuses qu’elles conduisent à perdre de vue les raisons pour lesquelles les services ont été mis sur pied. 115

11.1.4. Attentes culturelles et moyens institutionnalisés En entraînant le structuro-fonctionnalisme vers les actions individuelles, Merton propose une interprétation originale de l’anomie. Il commence par signaler que, dans une société, comme celle de la nation étatsunienne, il y a des objectifs qui sont reconnus comme étant louables : s’enrichir ou élever son statut, par exemple. La société fournit des moyens acceptables pour atteindre ces objectifs : par exemple s’instruire ou exercer un métier. Or ces moyens peuvent sembler inaccessibles à certains citoyens qui, en admettant la légitimité des objectifs, se tourneront vers des moyens illégitimes pour les atteindre. Il y a ainsi anomie quand un individu recourt à des moyens qui ne sont pas socialement admissibles, comme le crime, pour atteindre des buts qui, eux, sont socialement désirables. La déviance est souvent l’expression de cette adoption de moyens illégitimes pour parvenir à des fins légitimes. La théorie de la tension rend compte de cette situation où la socialisation conduit les individus à espérer la réussite, à prétendre à quelque richesse, à quelque niveau de vie, alors que l’expérience leur enseigne que la société n’offre pas à tous les atouts pour que ces aspirations deviennent réalité. Placés devant le constat de ce déséquilibre entre les attentes culturelles et la disponibilité des moyens institutionnalisés, les individus, dans le contexte étatsunien, peuvent réagir de cinq façons qui dépendent de la manière dont sont perçus les moyens et les attentes : i. le conformisme : acceptation des buts suggérés par la culture et acceptation des moyens institutionnalisés ; la personne cherche à atteindre des objectifs socialement valorisés et le fait en recourant aux moyens qui correspondent aux normes ; ii. l’innovation : acceptation des buts suggérés par la culture et rejet des moyens institutionnalisés ; la personne cherche à atteindre des objectifs socialement valorisés mais le fait en recourant à des moyens qui ne correspondent pas aux normes, par exemple à des modes criminels ; iii. le ritualisme : rejet des buts suggérés par la culture et acceptation des moyens institutionnalisés ; la personne cherche à atteindre des objectifs qui ne sont pas socialement valorisés, qui sont, par exemple, de nature modeste, mais le fait en recourant aux moyens qui correspondent aux normes ; iv. la retraite : rejet des buts suggérés par la culture et rejet des moyens institutionnalisés ; la personne ne cherche pas à atteindre des objectifs qui sont socialement valorisés et ne 116

v.

recourt pas aux moyens qui correspondent aux normes, elle tend à vivre en retrait par rapport à ses concitoyens ; la rébellion : rejet des buts suggérés par la culture et rejet des moyens institutionnalisés ; la personne ne cherche pas à atteindre des objectifs qui sont socialement valorisés et ne recourt pas aux moyens qui correspondent aux normes, elle incline vers la révolte et cherche à transformer aussi bien les objectifs sociaux que les moyens d’y parvenir.

11.1.5. Socialisation et groupe de référence En déplaçant la focale du structuro-fonctionnalisme, Merton a étendu la notion de socialisation. Il reconnaît, certes, que la société transmet des valeurs, des us et des coutumes aux individus qui appartiennent à une société. Cependant, il n’estime pas que l’intériorisation de ces schèmes définisse immuablement l’être et l’agir d’une personne. Il considère aussi que, dans la modernité, des éléments de socialisation peuvent varier selon diverses catégories, comme la classe sociale ou l’ethnie. Cela signifie que les individus peuvent intervenir sur leur socialisation et que la socialisation n’uniformise pas la société de manière absolue. Un individu est socialisé à partir d’un groupe d’appartenance ; il peut être interpellé par un autre groupe. Par exemple, une personne aura intériorisé les modes de comportement qui lui auront été enseignés dans la famille ouvrière dans laquelle elle sera née ; elle pourra se donner comme référence les usages de familles professionnelles et les intérioriser. Par observation d’un groupe de référence désirable, une personne se socialise par anticipation et peut de la sorte éventuellement appartenir à ce groupe attractif. Il peut même arriver que ce mouvement des enfants vers un groupe autre que celui d’appartenance soit encouragé par les parents de la famille d’origine. Merton, en développant cette notion de groupe de référence, indique que les individus des sociétés modernes ne sont pas condamnés à reproduire les conditions sociales dont ils ont hérité, qu’il leur est possible de faire valoir des préférences et de choisir le rôle qu’ils entendent jouer au sein de la société. 11.1.6. Les conséquences des actions humaines Il y a des situations où des opinions fausses circulent dans une société et où ces opinions deviennent réalité. Merton illustre le phénomène en décrivant le cas d’une rumeur d’insolvabilité d’une banque qui conduit les individus à aller retirer leur argent de la banque, 117

ce qui a pour effet, effectivement, de provoquer la faillite de la banque. La croyance en une faillite bancaire, qui n’est pas justifiée au point de départ, fait advenir l’objet de la perception. La croyance se nourrit ellemême. La prophétie est autoréalisatrice. Si, autre exemple, un syndicat refuse les adhésions des Afro-Américains sous prétexte que ces Noirs ne respectent pas les valeurs syndicales et qu’on en tient pour preuve que les Noirs continuent de travailler quand il y a grève, la croyance devient événement, le préjugé se confirme, même si, en fin de compte, les Noirs continuent de travailler non pas parce qu’ils ne partagent pas les valeurs des Blancs, mais parce qu’ils n’appartiennent pas au syndicat. Il y a des situations où ce qui survient est le contraire de ce qui a été anticipé. Les individus croient que quelque chose arrivera et ils sont surpris de constater que les événements ont faussé leur prédiction. Merton illustre le phénomène en rappelant l’annonce de Karl Marx selon laquelle le capitalisme aura pour effet de concentrer la richesse et de généraliser la pauvreté ; or cette prédiction a eu pour conséquence le développement du syndicalisme qui a veillé aux intérêts des travailleurs, ce qui a freiné la concentration de la richesse. L’existence d’une prédiction dommageable a pour effet de générer des mouvements qui nuisent à sa réalisation. Pareillement, la certitude qu’une chose surviendra peut faire en sorte que les individus cessent d’agir pour qu’il en soit ainsi, ce qui peut avoir pour conséquence le contraire de ce qui était attendu. La prophétie est alors autodestructrice. Les actions humaines entraînent souvent des conséquences imprévues ; leurs résultats ne sont pas toujours en correspondance avec les intentions qui ont animé ces actions. Les prophéties autodestructrices en sont des manifestations si l’on prend pour point de départ l’annonce du malheur plutôt que la position des personnes qui entendent le contrer. Merton a identifié quatre autres sources de ce phénomène des effets inattendus de l’action : i. l’ignorance : l’action a cours malgré que toutes les informations n’aient pas été recueillies, soit parce qu’elles aient été omises, soit qu’elles n’aient pas été disponibles ou prévisibles ; ii. l’erreur : l’action a cours malgré que l’analyse de la situation soit incomplète ou encore l’analyse qui y préside repose sur des paramètres qui ont été valables dans le passé mais qui ne sont plus pertinents dans le nouveau contexte ; 118

iii. iv.

l’intérêt immédiat : l’action a cours en prenant en compte l’immédiateté de la situation, laquelle néglige l’évolution des circonstances ; les valeurs fondamentales : l’action est guidée par des valeurs qui nuisent à la réalisation du projet ; à long terme, l’action qui a cours peut faire apparaître de nouvelles valeurs.

11.1.7. Une sociologie de la science Dans une perspective mertonienne, la science constitue une institution sociale. Elle participe d’une structure sociale et elle se soumet à des normes. Merton en repère quatre : i. l’universalisme : la vérité scientifique ne dépend pas d’une personne ou d’une catégorie sociale, elle est impersonnelle, elle répond à des critères qui appartiennent à une démarche qui est reconnue par les initiés ; ii. le communalisme : les connaissances scientifiques n’appartiennent à personne, elles constituent un bien public, elles circulent librement, elles sont virtuellement vérifiables par quiconque ; iii. le désintéressement : la science diffuse des résultats vérifiables, le scientifique n’a pas intérêt à diffuser des résultats qui ne sont pas valides, l’intérêt du scientifique est celui de la vérité de ses énoncés ; iv. le scepticisme organisé : toute proposition, toute observation doit être vérifiée, scrutée, testée systématiquement par la communauté scientifique, elle est par principe soumise à la critique. Ces normes sont intériorisées par les scientifiques et guident leur travail ; elles représentent une façon de penser, d’aborder les objets ; elles viennent aux scientifiques par le fait qu’ils agissent à l’intérieur de l’institution qu’ils reconnaissent et qui les reconnaît. La sociologie des sciences de Merton s’est intéressée à plusieurs phénomènes. Elle a noté la sérendipité : les chercheurs découvrent parfois quelque chose qu’ils ne cherchaient pas. Elle a mis en lumière l’effet Matthieu : les résultats de travaux attirent d’autant plus l’attention qu’ils proviennent d’un chercheur réputé ou d’un établissement reconnu, et il est d’autant plus probable qu’on subventionne des travaux de recherche qu’ils doivent être produits par ce chercheur ou cet établissement qui sont en vue. Elle a souligné le cas des découvertes multiples : les circonstances historiques font parfois 119

qu’une même découverte a lieu à divers endroits en même temps. Il a décrit le phénomène de l’oblitération par incorporation : il arrive qu’une idée devienne à ce point commune qu’on ne fasse plus référence à son auteur. 11.1.8. Les groupes de discussion On doit à Merton la méthodologie qui, dans les sciences sociales, consiste à recueillir les propos d’individus sur une thématique donnée ou dans un contexte particulier en les amenant à échanger verbalement entre eux.

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11.2. Après Merton Une société n’est concevable que dans la mesure où elle dispose d’une dimension culturelle, faute de quoi elle ne serait qu’une somme d’actions individuelles et de relations hétéroclites. Ce qui vaut pour une société dans son ensemble vaut aussi pour des groupes particuliers ; un groupe existe intérieurement si ses membres sont culturellement liés les uns aux autres. Il peut y avoir des contradictions entre la culture d’un groupe particulier et la culture de la société à l’intérieur de laquelle il se situe. Dans la modernité, au sein d’une même société, la culture n’est pas homogène. Tout individu, dans toute société, est socialisé. Dans les sociétés modernes, cette socialisation n’est pas uniforme, elle présente des variations selon, notamment, les classes sociales et les ethnies. En outre, cette socialisation n’est pas définitive, les individus peuvent intervenir sur elle, ils peuvent même se socialiser dans le but de s’insérer dans un groupe particulier. La sociologie est une science empirique. Aussi doit-elle élaborer des théories qui reposent sur l’observation, sur la vérification d’hypothèses. La sociologie n’est pas simplement théorisation de la socialité. Une société est composée d’institutions qui remplissent des fonctions. Il faut, pour qu’il y ait société, que des institutions comme la famille, la religion, le droit, la science, l’école remplissent des fonctions et interagissent les unes par rapport aux autres. Toutefois, les fonctions de chaque institution ne sont pas exclusives ; deux institutions, par exemple, peuvent remplir des fonctions similaires, notamment celle de la solidarité sociale. Les institutions n’existent pas en dehors de l’action des individus. Elles encadrent les actions. Elles ne les aliènent pas. Une culture propose des objectifs et offre des moyens pour les réaliser. Le rapport des individus à ces objectifs et à ces moyens est varié. La déviance représente l’un de ces rapports ; si, en effet, les moyens licites font défaut, les individus peuvent tricher en empruntant des moyens non légitimes pour atteindre des objectifs valorisés. Les actions humaines ne produisent pas toujours des résultats qui sont conformes aux intentions qui les ont orientées. Les fonctions des institutions sont manifestes quand les individus ont conscience de leurs finalités ; si les individus n’en ont pas conscience, elles sont latentes. Mais de quoi parle-t-on, ici ? Des actions humaines ou des institutions ? Bien sûr, la finalité d’une action peut être 122

consciente. Bien sûr, la finalité d’une action peut produire autre chose que ce qui a volontairement été prévu. Bien sûr, encore, il n’y a pas d’institution sans actions humaines. Mais cela ne fait pas que les institutions aient des fonctions manifestes ou latentes. Ces avancées sont réelles, mais il y a chez Merton un rapport à la conscience qui laisse perplexe. Dans le champ sociologique, on peut déterminer qu’il y a des institutions sociales, qui sont alors des catégories analytiques, et concevoir ces institutions comme étant reliées entre elles et comme remplissant des fonctions nécessaires au système social. La sociologie alors modélise les institutions dans une logique interactive. Ces institutions-là n’ont pas de conscience ou d’inconscience. Leurs fonctions se comprennent dans les rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Admettons que les institutions ne soient plus des catégories analytiques, qu’elles soient des dimensions de la vie en société, des lieux des interactions entre les personnes, des formes sociales qui soient nommables par les acteurs sociaux : l’école, la famille, la religion… Ce qui peut être conscient, ce sont les rapports qu’entretiennent avec elles les acteurs sociaux. Ce ne sont pas les institutions elles-mêmes. Une institution n’a pas une fonction consciente, pas plus qu’elle a une fonction inconsciente. Un acteur social peut réfléchir sur une institution et considérer qu’elle a une raison d’être. L’institution n’est pas consciente de cette raison d’être. La raison d’être peut faire en sorte que les actions humaines reproduisent l’institution par leur activité. Une institution peut avoir des effets qui ne sont pas immédiatement apparents dans la représentation que les acteurs ont de leurs raisons d’être, mais cela n’en fait pas des fonctions latentes au sens où l’institution n’a pas une fonction dont elle a conscience ; cela fait que la conscience qu’ont les individus des institutions n’est pas suffisamment analytique pour en saisir l’intégralité. Mais on est bien ici dans le rapport des individus aux institutions, et non dans la finalité structurale des institutions. On peut se demander dans quelle mesure le vécu familial, le vécu religieux ou le vécu scolaire sont conscients. Ils le sont certainement en partie ; mais l’immensité des effets des institutions sur les individus ne se réduit pas à ce dont un individu peut avoir conscience et le rapport des institutions à la socialité déborde encore ce champ du vécu. On est bien ici dans le vécu, et non dans la conscience des fonctions des institutions. Tout ce que l’individu éprouve des institutions, tout ce qu’il vit en elles ne s’expliquent pas 123

par une acceptation de la conscience des finalités ou des fonctions de l’institution. À trop vouloir faire de place à l’individu dans le structurofonctionnalisme et à trop vouloir canaliser l’action humaine dans la conscience, Merton en vient à jouer sur des tableaux qui ne sont pas compatibles. Pour ce qui est de l’action humaine, il ne découvre de la non-conscience que dans la finalité des institutions, mais sa sociologie repose sur des acteurs qui agissent consciemment. La théorie de la déviance s’appuie sur une telle modélisation : admettre consciemment des finalités culturelles et emprunter consciemment des moyens illégitimes. Bien sûr, un individu peut avoir une certaine conscience d’appartenir à une famille, il peut avoir une certaine conscience du rôle que joue la famille dans la société à laquelle il appartient, mais cela ne fait pas que l’institution familiale a une finalité consciente. Bien sûr, une personne peut reconnaître qu’il est souhaitable de s’instruire et qu’il est avantageux de se plier aux examens scolaires, mais cela ne fait pas une institution aux finalités conscientes. On est ici dans des rapports aux institutions, non pas dans le caractère manifeste ou latent des institutions. La conscience procède du rapport des individus à l’institution, et non de l’institution à elle-même. À trop vouloir insérer les individus dans le structuro-fonctionnalisme, Merton en vient à prêter aux institutions les caractéristiques des individus. Et à trop se coller à l’idée de l’action consciente, il en vient à prêter la conscience aux institutions et à concevoir l’inconscient relativement à ce qui échappe aux individus bien que cela soit réalisé institutionnellement. Les individus agissent toujours intentionnellement, mais ce qui résulte de cette action intentionnelle n’est pas toujours intentionnel. Les individus agissent consciemment, mais il peut arriver que, en marge de leur action consciente, ils bénéficient de ce dont ils n’ont pas conscience. Bien sûr, des citoyens ou des décideurs peuvent réfléchir sur le rôle de l’école ou de la famille, ou de la science, ou du droit. Ils peuvent défendre ou contester ces institutions, mais on est ici sur un plan citoyen, on n’est pas sur un plan institutionnel. On est dans une dynamique du citoyen et des institutions perçues socialement, on n’est pas dans une sociologie de l’institution. Toutes les actions humaines ne sont pas conscientes. Toutes les actions humaines ne se positionnent pas dans un rapport entre une fonction latente ou manifeste d’une institution. Tout ce que font les actions suppose des actions individuelles, mais tout ce que font les actions ne suppose pas une conscience par les acteurs sociaux de la 124

finalité des institutions. Bien sûr, les finalités des actions ne sont pas réductibles à la conscience que peuvent avoir les individus de l’institution, mais cela ne fait pas des finalités latentes des institutions. L’action sociale a communément cours sans que les individus s’interrogent sur la finalité des institutions. On peut vivre dans une famille sans se positionner sur la finalité de la famille. On peut aller à l’école sans réfléchir à la finalité de l’école. Pour ce qui est de la science, on ne peut nier la pertinence de l’éthos qui est dessiné par Merton. Il est vrai qu’il n’y a pas de vérité qui puisse avoir pour assise une personne. Il est vrai que les propositions scientifiques demandent à être diffusées et que, une fois diffusées, elles n’appartiennent plus à leur auteur. Il est vrai également qu’il y a un scepticisme organisé dans le champ scientifique, bien qu’on puisse se demander pourquoi ce scepticisme s’acharne sur certains travaux et ne fait pas de cas d’autres résultats, bien aussi qu’on puisse se demander comment il se fait que parfois les intérêts mercantiles ont raison du désintéressement. La sociologie mertonienne a le mérite de mettre la science à distance du subjectivisme, mais elle engage sans doute trop peu les dimensions économiques et politiques de l’activité scientifique. 11.3. Bibliographie 11.3.1. Quelques ouvrages de Merton Mass Persuasion. The Social Psychology of a War Bond Drive, New York, Harper, 1946. On Social Structure and Science, Chicago, The University of Chicago Press, 1996. On the Shoulders of Giants. A Shandean Postscript. The PostItalianate Edition, Chicago, The University of Chicago Press, 1993 [1965]. Science, Technology and Society in Seventeenth-Century England, New York, Howard Fertig, 2011 [1938]. Social Theory and Social Structure, New York, The Free Press et Londres Collier-Macmillan, 1967 [1949] ; [Éléments de théorie et de méthode sociologique, traduit de l’américain par Henri Mendras, Paris, Plon, coll. « Recherches en sciences humaines », 1968 [1953]]. Sociological Ambivalence and Other Essays, New York, The Free Press, 1978 [1976]. The Sociology of Science. Theoretical and Empirical Investigations, Chicago, The University of Chicago Press, 1973. 125

11.3.2. Quelques ouvrages sur Merton Crothers, Charles H. G., Reintroducing Robert K. Merton, Abingdon, Oxon et New York, Routledge, 2021. Crothers, Charles H. G., Robert K. Merton, Chichester, Ellis Horwood et Londres, Tavistock, 1987. Crothers, Charles H. G., Robert K. Merton. Sociology of Science and Sociology as Science, New York, Columbia University Press, 2010. Saint-Martin, Arnaud, La sociologie de Robert K. Merton, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2013. Sztompka, Piotr, Robert K. Merton. An Intellectual Profile, Londres, Macmillan, 1986.

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12. Herbert Marshall McLuhan (1911-1980) « Village planétaire » (« global village »), voilà une notion qui fait partie depuis quelques décennies des représentations sociales, qu’elle invite au rêve ou à la méfiance. « Le message, c’est le médium » (« the medium is the message »), voilà une assertion qui circule communément dans les milieux intellectuels, que ce soit pour en louer l’intuition ou pour en dénoncer la superficialité ; voilà aussi une proposition qui réapparaît fréquemment dans le discours populaire pour souligner l’importance des technologies d’information et de communication. Ce sont deux idées qui sont issues des écrits de Herbert Marshall McLuhan et qui cristallisent une œuvre dont les lecteurs se chiffrent en centaines de milliers. 12.1. Éléments de la théorie chez McLuhan 12.1.1. Concepts fondamentaux Le vocabulaire de McLuhan a trait essentiellement aux médias, à l’évolution et à l’être humain : média, message, prolongement (du corps, des sens, de l’esprit), conscience, centralisation, période de l’oralité, période de l’imprimerie, période de l’électricité, village planétaire (global), médias chauds, médias froids, technologie, tétrade, figure, fond (ground). 12.1.2. À l’intersection de trois thèses Les avancées théoriques de McLuhan prennent forme à l’intersection de trois thèses : la technologie comme prolongement de l’être humain ; la technologie comme moteur de changement de l’organisation sociale ; la préséance de la technologie sur le message pour ce qui a trait aux médias de communication. 12.1.2.1. Le prolongement de l’être humain L’apparition d’une innovation dans une communauté humaine a communément pour conséquence d’accroître quelque faculté, d’accentuer quelque aptitude d’un organe du corps, d’amplifier une 127

disposition de l’esprit, de faciliter l’organisation sociale. McLuhan propose bon nombre d’illustrations de ce phénomène : • la parole est le prolongement de la voix, elle est de la voix apte à articuler des mots puis des phrases; elle permet à un individu de poser à l’extérieur de lui ses pensées ; elle étend la possibilité de la communication entre les personnes ; • l’écriture, appuyée par un alphabet qui transcrit les sons, est le prolongement de l’oreille ; elle consolide la mémoire et facilite la transmission des savoirs ; • les routes prolongent l’aptitude à la communication ; elles le font davantage quand l’écriture peut être déposée sur le papier, plutôt, par exemple, que sur la pierre ; • les nombres prolongent le sens du toucher en facilitant les dénombrements ; grâce à eux, on n’a plus besoin d’utiliser les doigts ou de rassembler des objets palpables pour chiffrer quoi que ce soit ; • le vêtement est le prolongement de la peau et il transmet des informations sur soi ; • le logement est un second prolongement de la peau ; il définit la manière dont s’organise une communauté ; • l’argent prolonge la dimension sociale de l’être humain en facilitant les échanges et en unissant les populations autour de sa symbolique ; • les horloges prolongent, elles aussi, la composante sociale de l’humain en lui fournissant un moyen d’organiser les activités dans le temps ; • l’estampe prolonge l’aptitude à se représenter mentalement des objets… McLuhan confirme sa position en ajoutant d’autres réalisations : la bande dessinée, l’imprimé, la roue (la bicyclette et l’avion), la photographie, la presse, l’automobile, la publicité, les jeux (d’argent surtout), le télégraphe, la machine à écrire, le téléphone, le phonographe, le cinéma, la radio, la télévision, les armes et l’automation. Et, par exemple, le télégraphe rend plus rapide la communication si on le compare avec des moyens non électriques, ou le phonographe constitue un nouveau prolongement de la voix et, combiné au microsillon, il dispose à l’écoute attentive de la musique, ou, encore, la radio est le prolongement du système nerveux central : on peut l’écouter en faisant autre chose, elle rend possible une audition 128

privée en même temps qu’elle massifie l’information. Toutes ces inventions sont, dans la perspective de McLuhan, des médias, y compris le vêtement, le logement, l’argent, les horloges, la roue, l’automobile, les jeux, et les armes. Le concept est à entendre ici dans un sens très large, celui d’accentuation des aptitudes de l’humain comme être physique, cognitif et social. 12.1.2.2. La technologie comme déterminant En fait, si McLuhan assimile toutes ces réalisations sous un seul concept, c’est parce qu’il perçoit en chacune d’elles une source de changement social, un facteur d’évolution de l’humanité ou une cause de la transformation de l’être humain. La parole donne lieu à des échanges immédiats qui ont cours quand les individus se côtoient ; elle est à l’origine de la tribu. Avec l’écriture, une autorité centrale peut rédiger des ordres et les faire porter en divers lieux à ses représentants, mode de gouvernance qui est intensifié par le développement des routes et par la commodité du papier ; le gouvernement d’une cité peut devenir celui d’un empire ; avec l’écriture, en outre, se marginalise la culture orale et, l’écrit n’étant accessible qu’aux yeux, le sens de la vue gagne en acuité. L’imprimerie, jointe à la typographie, favorise la circulation des idées, en même temps qu’elle homogénéise les savoirs par la reproduction à l’identique de contenus et qu’elle invite à une expérience personnelle de la lecture, ce qui dispose à une individualisation des rapports aux discours. Cela pousse à la réflexion, à la compréhension ; cela a pour effet de distinguer la cohérence de l’illogique, le mystique du rationnel. L’expansion de l’expérience de la lecture influe sur la rationalité en lui attribuant socialement plus de poids. La presse intervient dans ce schéma en collectivisant les discours et en incitant les citoyens à la participation ; sa façon de juxtaposer les contenus, de proposer des mosaïques qui agencent le sérieux au frivole, de se renouveler rapidement, voire quotidiennement, fait en sorte qu’elle s’inscrit dans une société en en reproduisant la diversité, la discontinuité. La machine à écrire, elle, donne de l’indépendance à qui veut écrire dans un mode proche de l’imprimé. Le télégraphe, c’est de l’information qui est transmise en lien avec l’électricité, c’est de l’émission rapide de contenu ; il a pour effet de réduire les distances, et donc de rapprocher dans le temps l’événement et la connaissance qu’on peut en avoir ; pour les individus qui y ont accès, c’est une manière de communiquer en dehors d’une 129

préoccupation liée à l’éloignement. Le téléphone rapproche, lui aussi, en faisant que les échanges abstraient la distance ; il permet de communiquer avec d’autres tout en étant seul. La radio renseigne et divertit, on peut l’écouter individuellement ou collectivement ; elle a servi des régimes totalitaires, elle est responsable d’expériences d’auditeurs dans leur intimité avec des animateurs publics. La télévision est principalement un moyen de divertissement ; elle crée des idoles, des symboles ; par l’attraction qu’elle exerce et par l’ampleur de sa diffusion, elle contribue à homogénéiser les comportements sociaux. Elle et la radio, comme le télégraphe et le téléphone, compriment le temps et l’espace. Dans cet univers électrique, l’automation, c’est de la production de biens et de services qui est réalisée en l’absence de travail, c’est de l’industrie combinée à de l’information. Les nombres, les vêtements, l’argent, les horloges, la roue, l’estampe, la photographie, l’automobile, la publicité, les jeux d’argent, le phonographe, les armes, le cinéma ont tous une incidence sur l’organisation des sociétés et sur les façons de percevoir et de se représenter le monde. Ces analyses en tête, McLuhan aperçoit trois périodes dans l’histoire de l’humanité, chacune ayant ses caractéristiques. La première est celle de l’oralité et de la tribu. Les humains vivent les uns avec les autres. Ils communiquent entre eux verbalement ; pour comprendre un message, il faut l’entendre et l’écouter. Aux mots s’ajoutent des expressions faciales qui informent les personnes qui les voient. Les individus sont tenus de vivre à proximité les uns des autres, de se comprendre, ce qui est propice à un sentiment d’appartenance à une communauté. Dans ces sociétés primitives, le tactile est second par rapport à l’oral et à l’auditif, mais il est nécessaire ; il permet d’être en contact avec les objets, de saisir le monde et de fabriquer des choses. La deuxième est celle de l’écrit et de l’imprimé4. McLuhan la nomme galaxie Gutenberg : galaxie, parce qu’elle est composée de plusieurs éléments et Gutenberg, parce que c’est le patronyme de l’inventeur de la technique qui permet de reproduire des écrits à partir de caractères métalliques mobiles. De la même manière que l’ouïe est le sens le plus sollicité à l’ère de l’oralité, c’est la vue qui le devient à l’ère de l’imprimé. La lecture est une activité principalement Il arrive qu’on présente la théorie évolutionniste de McLuhan en quatre âges plutôt que trois, séparant l’âge de l’écrit de l’âge de l’imprimerie. Certains y vont même de cinq périodes faisant précéder l’âge de l’oralité d’une période mimétique. Mais il n’en demeure pas moins que McLuhan a insisté sur trois périodes. 4

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individuelle et privée, en cela déjà elle détache de la vie communale ; elle incite à l’individualité parce qu’elle expose, notamment à travers les livres, à des pensées individuelles qui stimulent des mouvements personnels de l’esprit. Le livre est généralement conçu comme une série d’informations liées les unes aux autres : les phrases se suivent, les paragraphes se succèdent, les chapitres s’enchaînent ; cela est propice à une rationalité linéaire, et même à une mise à distance des sentiments. Parfois les chapitres forment des subdivisions sur une thématique, cela convient à une pensée classificatoire. On peut lire sur des thématiques qui ont peu affaire avec soi : l’objet de connaissance se sépare du sujet connaissant. La troisième période est celle de l’électricité, de l’électronique, de l’audiovisuel. McLuhan parle de galaxie Marconi, soulignant l’apport d’un inventeur de la radio et du télégraphe sans fil. Les médias présentent des contenus sur le mode davantage de la juxtaposition que sur celui de la linéarité. L’électronique et l’audiovisuel n’éliminent pas la presse qui, elle aussi, propose des contenus sous forme de mosaïque, ce qui se répercute socialement dans la façon de penser et de concevoir le monde. L’accent est mis sur le présent. L’invitation à la participation est intense. Les médias s’adressent à la masse plus qu’aux individus. La vitesse des communications rapproche les peuples et les personnes, ce qui conduit l’auteur à parler d’un village planétaire, puis d’une espèce de retour à la tribu, au primitif. Dans cette analyse, à chaque moment de l’histoire humaine, un média domine. Par l’apparition de toute technologie, quelque chose est renforcé, rendu obsolète, récupéré et inversé. McLuhan parle de la tétrade des effets des médias. Si l’on prend l’exemple de la photographie, on peut dire qu’elle renforce le réalisme des images, qu’elle rend obsolète le portrait réalisé par un peintre, qu’elle récupère la mémoire qu’on a de l’objet et que, poussée à son extrême, elle permet de faire des égoportraits. 12.1.2.3. La préséance du média sur le message Dans l’optique de McLuhan, les innovations techniques modifient le corps ou l’esprit humains, ou encore l’organisation des sociétés. Elles le font en fonction de l’inhérence de leurs propriétés. Ainsi, quand il s’agit d’un média de communication, son influence dépend moins des messages qu’il sert à émettre que de ses qualités. Ce sont plus les médias en eux-mêmes qui changent le monde que les messages qu’ils communiquent. Les messages sont formatés par les médias qui les 131

communiquent ; ils sont secondaires. McLuhan en vient à dire que le message, en fin de compte, c’est le médium lui-même. 12.1.3. Des dichotomies McLuhan a souvent développé des idées dans une logique dichotomique : oral et visuel, linéaire et non linéaire. De même : optique et haptique (ce qui a rapport au toucher), cliché et archétype. Deux de ces dualismes doivent être particulièrement signalés. 12.1.3.1. Les médias chaux et les médias froids D’abord, le plus célèbre, celui qui distingue les médias selon qu’ils sont chauds ou froids. Un média est chaud quand il est porteur de beaucoup d’information ou lorsque sa forme est hautement définie, ce qui incite à la passivité la personne qui y est exposée. Un média chaud tend à mobiliser un sens en particulier. Le livre est chaud parce qu’il comporte beaucoup d’information et qu’il en appelle avant tout à la vision ; il en va de même de la radio qui s’impose à l’oreille. Ce qui est reçu n’est pas retravaillé par le destinataire. Un média est froid lorsque son message contient peu d’information, que l’information est de faible niveau ou quand sa forme est faiblement définie, ce qui invite le destinataire à la participation. Un média froid sollicite plusieurs sens. La télévision correspond à un média froid parce qu’elle fait appel à l’ouïe et à la vue et parce que l’image qu’elle présente est faiblement définie5 ; le spectateur doit lier le son et l’image puis activer ses facultés de perception pour compenser les défauts de l’image. La focale de McLuhan dans cette typologie est celle du rapport au sens plus qu’au message. Plus est basse la résolution du média, alors plus doit être grande la participation sensorielle du destinataire ; inversement, plus cette résolution est élevée, alors plus cette participation est faible. Le rapport aux médias est celui des sens ; les médias sollicitent les sens différemment et cette activité sensorielle se répercute sur la conscience, sur la manière de se représenter le monde. Les structures de la conscience ne sont pas les mêmes quand la société

Elle l’était moins que celle de la photographie ou du film cinématographique au moment où écrivait McLuhan. La qualité de l’image tend à tirer la photographie et le film vers les médias chauds. 5

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à l’intérieur de laquelle on les observe est dominée par la parole, par l’écrit ou par l’audiovisuel. 12.1.3.2. La figure et le fond Ensuite, celui de la figure et du fond. En conformité avec sa position qui veut que l’importance soit accordée au média plutôt qu’au message, McLuhan utilise la distinction que fait la théorie de la gestalt entre figure et fond. Il associe le média à la figure et le fond au contexte ou à l’environnement dans lequel le média opère. Revenant sur ses analyses, il indique que le média, bien qu’évident, visible en lui-même et comportant des propriétés décisives, si l’on veut en bien percevoir le rôle, doit être interprété en fonction du fond, de son contexte, doit être situé dans l’histoire en rappelant le cadre médiatique dans lequel il prend place et l’organisation sociale dans laquelle il intervient.

Figure 3.12. Essai de structuration de la théorie de Herbert Marshall McLuhan Prolongement - des sens - du corps - de l’esprit

Média ≈ technologie

Tétrade

Médias chauds

Figure

Période de l’oralité

Médias froids

Terrain

Conscience

Tribu

Période de l’imprimerie

Centralisation

Période de l’électricité

Village planétaire

Message

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12.2. Après McLuhan McLuhan a bien fait valoir que les innovations technologiques avaient une incidence sur l’humain, sur son corps et sur son esprit, de même que sur l’organisation des sociétés. Il a montré que cette habilité à influencer la personne humaine et les sociétés valait tout particulièrement pour les technologies d’information et de communication. Il a constaté que l’apport de l’électricité dans les médias de communication avait pour conséquence de rapprocher les populations dans l’espace et de réduire le temps entre le moment où un événement se produit et celui où il est communiqué, et ce, quel que soit, peut-on dire, le lieu où se situe le destinataire du message. Il a invité à reconnaître que les médias avaient un effet sur le contenu même des messages qu’ils transmettaient. Il a toutefois poussé à l’extrême ces thèses. Certes, les changements technologiques influent sur l’humain et sur les structures sociales. Mais cette influence n’est pas unilatérale. Les technologies n’agissent pas sur l’humain indépendamment de ce qu’en fait l’humain. Bien sûr que la radio porte en elle des possibilités, mais ce qu’elle fait d’une société dépend de ce que la société et ses individus en font. Et ce qu’on fait d’elle dans une société dépend de l’information qu’elle communique. Bien sûr que le message radiophonique n’est pas le message téléphonique. Mais il n’en demeure pas moins que la radio peut diffuser une multitude de contenus de diverses façons que ces livraisons de messages permettent de varier les manières dont on s’expose à eux. Par ailleurs, les messages, si formatés par les médias qu’ils soient, sont rarement réductibles au média lui-même qui les communique. La propagande nazie n’était pas radicalement différente selon qu’on la lisait dans le journal ou qu’on l’entendait à la radio. La radio rend possible une écoute simultanée qui ne peut être générée par le journal, mais le message radiophonique et le message imprimé contenaient aussi bien l’un que l’autre un discours antisémite. Certes, quand on perd de vue le rapport des destinataires aux messages, il est possible d’écrire brusquement que le médium est le message, ou vice versa, mais dès lors que la sociologie examine les rapports des individus aux messages, elle découvre, certes, de l’uniformité, mais jointe à une immense variété. Le livre, la presse, la radio, la télévision, internet ont tous des dispositions et agissent tous sur les personnes et sur les sociétés, mais ils le font aussi bien par leurs qualités médiatiques que 134

par les contenus qu’ils diffusent. C’est ce qui fait que les sociétés des médias de masse connaissent paradoxalement l’homogénéisation et la diversification. C’est aussi ce qui fait que le rapport à un média n’est pas partout et toujours le même. L’uniformité de la pensée, ce n’est pas simplement une question de forme dictée par les médias, c’est aussi l’assimilation d’idées spécifiques. Cette dualité suppose donc un rapport aux messages. Cette dualité en elle-même ouvre sur une multitude de combinaisons de choses sues. Et comme l’humain n’est pas qu’intériorisation de connaissances, qu’il est aussi interprétation, production, et comme l’humain fait l’histoire au moins autant qu’il la subit, il est diversité de connaissances et diversité des rapports aux médias. Et comme on ne peut pas penser sérieusement que l’écrit marginalise la parole, que donc l’écrit et la parole coexistent, ce qui fait que l’humain s’expose au moins autant à l’écrit qu’il communique verbalement dans les situations de proximité ; comme les médias tendent largement à coexister et que chaque média tend à proposer des canaux, on peut penser que le rapport de l’humain aux médias est pluriel, pluriforme. Cela fragilise énormément la thèse d’une évolution propulsée par des médias dominants en succession de même que celle d’un média étroitement formel, de même que celle aussi d’une détermination strictement technologique des médias. Il manque à tout cela la dialectique des médias et des sociétés, la critique de la thèse de la domination d’un média, de même que la prise en compte de ce que l’humain est un être communicant. 12.3. Bibliographie 12.3.1. Quelques ouvrages de McLuhan Du cliché à l’archétype. La foire du sens, traduit de l’anglais par Derrick de Kerckove, Montréal, Hurtubise HMH, 1973 [1969]. La galaxie Gutenberg. La genèse de l’homme typographique, traduit de l’anglais par Jean Paré, Paris, CNRS éditions, 2017 [1962]. Guerre et paix dans le village planétaire. Un inventaire de quelques situations spasmodiques courantes qui pourraient être supprimées par le feedforward, traduction de l’anglais coordonnée par Jérôme Agel, Paris, Robert Laffont, coll. « Libertés »,1970 [1967]. La mariée mécanique. Folklore de l’homme industriel, traduit de l’anglais par Émile Notéris, Alfortville, Ère, 2012 [1951]. 135

Message et massage. Un inventaire des effets, traduit de l’anglais par Jérôme Agel et Thérèse Lauriol, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1967. Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme, Paris, Seuil, 1977 [1964]. McLuhan, Marshall et Eric McLuhan, Laws of Media. The New Science, Toronto, University of Toronto Press, 1992. 12.3.2. Quelques ouvrages sur McLuhan Coupland, Douglas, Marshall McLuhan, Toronto, Penguin, 2009. Gordon, W. Terrence, McLuhan. A guide for the Perplexed, New York, Continuum International Publishing Group, 2010. McCutcheon, Mark A., The Medium Is the Monster. Canadian Adaptations of Frankenstein and the Discourse of Technology, Edmonton, AU Press, 2018. Pelletier, Martine, Marshall McLuhan. De la médianomie vers l’autonomie, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2012. Sandstrom, Gregory, « Laws of Media. The Four Effects: A McLuhan Contribution to Social Epistemology », Social Epistemology Review and Reply Collective, 2012, p. 1-6.

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13. Roland Gérard Barthes (1915-1980) Le nom de Roland Barthes est particulièrement associé à l’idée de « la mort de l’auteur6 », formule provocante attachée à une théorie qui relativise le recours aux intentions de l’auteur pour interpréter des textes et qui insiste sur le rôle du lecteur ; il est aussi notablement attaché à la dénonciation de mythes qui habitent l’imaginaire des sociétés modernes. 13.1. Éléments de la théorie chez Barthes 13.1.1. Concepts fondamentaux Le lexique de Barthes emprunte largement à la linguistique, la philosophie et la sociologie : dénotation, langage-objet, connotation, parole, langue, vêtement, habillement, mythe, mythologies, signe, signifiant, signifié, idéologie, idéologème, doxa, paradoxa, bourgeoisie, texte, structuralisme, auteur, lecteur, mode. 13.1.2. Auteur, texte, lecteur Il n’y a pas de compréhension absolue d’un texte, en ce sens qu’il n’y a jamais adéquation de ce qu’un auteur a voulu dire et de ce que le lecteur comprend. Plus encore, on n’interprète pas d’autant mieux une œuvre que l’on connaît les intentions de l’auteur. Il y a à cela deux raisons fondamentales. La première est que le lecteur perçoit le texte tel qu’il se révèle à lui et que cette activité de lecture est inséparable du sens que prend le texte ; lire, c’est produire une signification, c’est donner du sens en fonction d’un contexte, d’une historicité, c’est entretenir un rapport particulier avec un écrit. La seconde est qu’on ne peut pas prétendre connaître les intentions d’un auteur, qu’on peut Il s’agit du titre d’un article d’abord publié en anglais en 1967 (« The Death of the Author ») puis en français en 1968 (Manteia, no 5, p. 61-67, https://monoskop.org/images/3/38/Barthes_Roland_1968_1984_La_mort_de_l_aute ur.pdf). L’article a été reproduit dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV (Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 1984, p. 63-69). 6

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même douter qu’une œuvre ne soit que l’expression d’une intention, comme si un auteur ne pouvait être animé par autre chose que sa conscience ; dans le récit théâtral ou romanesque, de surcroît, si l’on persiste à affirmer l’importance de l’intention de l’auteur, on a des personnages qui parlent et qui pensent, comment peut-on alors fusionner les intentions de l’auteur et celles des héros, ceux-ci ayant une autonomie relative ? Si l’auteur fait parler ses personnages de manière crédible, c’est parce que ses personnages s’imposent à lui. 13.1.3. Mythe et idéologie La bourgeoisie maintient sa domination sur la société grâce à une idéologie. Cette idéologie comporte des mythes grâce auxquels les individus ont le sentiment que le monde dans lequel ils vivent est comme il doit être, qu’il est naturellement ce qu’il est, qu’on a raison d’acheter ce qu’on consomme (un détergent, une voiture…), de s’alimenter comme on le fait (le bifteck et ses frites, le vin et le lait…), d’admirer telle personnalité (Einstein, l’abbé Pierre…), de vénérer les sportifs (les lutteurs, les cyclistes), de porter un jugement sur le pauvre, le prolétaire, la grève. Or, la critique de ces mythes révèle qu’il s’agit d’une fausse nature. Pour effectuer cette critique, Barthes s’est doté d’un instrument analytique ; il a concocté une sémiologie. Il a commencé par établir une parenté entre la langue et le mythe. Le mythe s’est présenté à lui comme porté par la parole, comme un langage ; un mythe, a-t-il constaté, appartient à une communauté, il suppose quelque partage, et donc son existence implique la communication. Il est message et, en ce sens, il déborde l’oralité, il est de la parole transformée en lettres imprimées ou en images. Il n’est pas simple énonciation, il est combinaison d’informations ; en lui-même, il constitue un système, un ensemble d’éléments qui, par leurs relations, prennent une signification. En tant qu’il relève de la parole, on peut en étudier les signes. La linguistique (saussurienne) a déjà subdivisé le signe en signifiant et en signifié. Le signifiant est la matérialité d’un mot, le son auquel il correspond, l’orthographe qui permet de le visualiser. Le signifié est ce que désigne le signifiant, la représentation mentale qu’il suscite. La linguistique a enseigné à Barthes que la langue constituait une structure, que les signifiants étaient reconnaissables sur le plan acoustique en tant qu’ils se différenciaient les uns des autres, que la langue générait par ses qualités intrinsèques les signes auxquels se rattachaient les référents. Pour rappeler ce dont discute cette linguistique, Barthes parle de 138

langue-objet. Le mythe se superpose à cette langue d’un premier degré ; il s’édifie sur des signes à un second degré. La sémiologie de la langueobjet se focalise sur la structure ; la sémiologie du mythe, pareillement, se concentre sur la forme, le sens du mythe se dégageant du système que constitue chaque mythe. Le mythe emprunte des énoncés, des chaînes sémiologiques – comme les appelle Barthes – à la langue-objet et leur confère des attributs qui apparaissent dans une organisation sémantique particulière. Le mythe est un langage élaboré à partir de propositions qui appartiennent à la langue-objet ; il donne un sens extraordinaire par leur incorporation à des énoncés en eux-mêmes ordinaires. Pour cette sémiologie barthésienne. Les signifiants sont vides, ils n’ont de rôle que celui de désigner ; les signifiés sont pleins, ils sont chargés de significations et ils se dégagent de la conjonction dans laquelle ils figurent (Barthes les nomme parfois idéologèmes, pour rappeler leur proximité avec l’idéologie). Si l’on prend l’exemple du bouquet de roses, on peut dire que les roses sont le signifiant, que le signifié est celui de la passion et que tous deux se joignent dans le signe qu’est le bouquet. Le bouquet et la fleur dans les mythes s’associent à d’autres signes et donnent lieu à diverses légendes : les lamentations d’Apollon là où pousse la fleur après la mort de Hyacinthe ; la fleur qui, dans l’étang, prend la place de narcisse ; la rose qui pousse là où cupidon renverse le nectar qu’il apporte aux dieux ; la rose qui naît de la mort d’Adonis ; la Belle au bois dormant qui se pique sur une épine de la rose… Le mythe parle à quelqu’un. Il est compréhensible. Il pénètre dans l’esprit d’un individu qui est disposé à en saisir l’essence. Il participe d’une idéologie socialement active et la conforte. Il correspond à un système de croyances. Barthes nomme doxa cette configuration mentale. Il nomme paradoxa la contestation de cette idéologie. 13.1.4. L’image La théorie du mythe côtoie une rhétorique de l’image. Cette rhétorique distingue deux messages, ce que Barthes illustre à partir d’une affiche publicitaire de Panzani. Le premier message est linguistique, on le trouve dans les lettres de l’étiquette et dans l’inscription au bas du plan. Le second est davantage pictural et il comporte divers signes : un filet indique qu’on revient du marché, qu’on mange des légumes frais, qu’on cuisine soi-même ; le rouge de la tomate et du fond, le vert du poivron, le blanc du champignon et du filet, le jaune des pâtes rappellent l’Italie. La boîte de 139

conserve au-dessus des légumes frais laisse entendre que son contenu participe de la fraîcheur ou de la philosophie du manger sainement. Il n’y a pas d’ordre dans ces signes, de linéarité ; l’esprit se livre dans l’ensemble. Les signifiant « Panzani » est lisible par qui maîtrise l’orthographe, la légende par qui connaît en plus la langue française ; pour le lecteur français, le nom de la marque donne à imaginer une italianité. Les impressions d’un retour de marché, de fraîcheur, de préparation culinaire relèvent du signifié et leur signifiant est le filet qui est ouvert ; l’assemblage des produits et des couleurs est le signifiant du signifié italianité. Le signe, au premier niveau, dénote : « Panzani » est un nom propre, une tomate est un légume, un sac de pâte est un sac de pâte. À un second degré, il connote, il évoque des représentations : « Panzani » fait penser à l’Italie ; la tomate, à la fraîcheur ; les pâtes, à quelque chose à cuisiner, à quelque chose de bon au goût. Au premier ordre, l’affiche comprend plusieurs signes ; sur cette base prend forme un message publicitaire composé de dénotations qui prennent une signification dans une intrication de connotations. Le sens est décodé, reconstruit par quiconque possède les éléments de la culture dans laquelle se diffuse le message. 13.1.5. La mode Barthes s’est intéressé à la mode, dans le prolongement de l’analyse des mythes dont il a mis en lumière la réalité. Et comme il l’a fait dans ces études, il a emprunté à la linguistique des outils analytiques. Pour aborder la mode, il a recouru à la distinction qui est faite entre langue et parole. La langue, ici, c’est un lexique, ce sont des significations, des règles d’organisation des mots ; c’est une institution qui existe à l’extérieur des individus et qui s’impose à eux. La parole, c’est ce que fait un individu de la langue ; c’est une façon de parler, d’exprimer un propos de telle manière qu’il soit compréhensible par les personnes qui ont intériorisé la langue ; c’est une expression particulière de ce que rend possible la langue. Langue et parole existent dialectiquement : c’est parce qu’il y a langue qu’il peut y avoir parole ; s’il n’y a pas d’individus qui parlent concrètement, alors il ne peut y avoir de langue institutionnalisée. Mais, abstraitement, la linguistique peut étudier la langue sans prendre en compte la parole. Cette division langue/parole, Barthes en fait un dualisme vêtement/habillement. Le vêtement a une dimension institutionnelle. On le trouve dans les magazines de mode où il est présenté, où sont décrits les tissus, les accessoires, les coupes, les usages ; où des 140

mannequins offrent des illustrations. On est alors placé devant des signes et des codes qui sont proposés mais qui ne sont pas intégrés par les consommateurs. On est devant une langue sans parole. Le vêtement écrit et le vêtement photographié ne sont pas encore le vêtement usuellement porté, ne sont pas encore l’habillement. L’habillement, c’est l’usage individuel qui est fait du vêtement ; c’est une façon de communiquer, de transmettre un message, d’être compris ; c’est une façon d’agencer des signes, d’avoir une parole à soi à l’intérieur de codes qui sont intériorisés. La mode, comme le langage, sont des systèmes grâce auxquels peuvent s’exprimer des différences.

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13.2. Après Barthes Les mythes ne sont pas le propre des sociétés anciennes ou primitives, on en trouve une multitude dans les sociétés modernes. Les mythes ont quelque chose d’illusoire, de frauduleux. Les sciences humaines disposent de moyens pour révéler l’existence des mythes et pour les dénoncer. La vérité d’un texte n’est pas à découvrir dans la seule connaissance de l’histoire et des intentions de son auteur. Un texte n’est pas simplement le fruit des intentions d’un auteur ; il s’impose souvent à l’auteur lui-même, par exemple en vertu de l’autonomie relative des personnages qu’il met en action. L’essence d’un texte procède du rapport qu’entretient avec lui le lecteur. 142

La linguistique fournit des outils qui sont utiles à l’analyse de nombreux phénomènes littéraires aussi bien que sociaux d’une manière générale. Tel est l’enseignement de Barthes. Barthes, par ailleurs, invite à prendre en compte le lecteur pour dégager la signification d’un texte. Cela ne l’empêche pas d’examiner les mythes en eux-mêmes, comme s’ils ne réclamaient pas une activité interprétative. Certes, le rôle du lecteur est important et on peut penser que les interprétations de texte varient selon les lecteurs. Mais cela ne réduit pas le texte à ce qu’en fait le lecteur. Les textes ont eux-mêmes leur existence et l’on peut les analyser comme on le fait pour les mythes, en examinant les combinaisons de signes et d’énoncés. Si, de surcroît, on peut comprendre un texte sans en connaître l’auteur, la mise en rapport de l’auteur ou des conditions dans lesquelles a été écrit le texte peuvent influer sur la compréhension qu’en aura le lecteur. Le lecteur, peut-on ajouter, appartient à une culture, il est animé par une langue-objet et le texte a une existence objectivable, indépendante du lecteur ; pour ces raisons, s’il est concevable que l’interprétation qu’on en fasse soit particularisable, il n’est pas moins envisageable qu’on note des récurrences entre ces perceptions individuelles. L’analyse structurale informée par la linguistique est féconde. Cette systémique, toutefois, gagne énormément à s’adjoindre les théories de la communication et celles de l’historicisation. Car s’il y a institutionnalisation, c’est qu’il y a partage d’information ; car s’il y a message, c’est qu’il y a circulation d’information ; car s’il y a partage et circulation d’information, c’est qu’il y a historicité. Tout ce qui est mythe n’est pas production d’une classe dominante, n’est pas frauduleux. L’anthropologie montre que les mythes appartiennent à des sociétés et peuvent avoir pour fonction l’harmonie de cette société. Tout ce qui est mythe n’est pas vérité, mais cela ne signifie pas qu’on ait affaire à des intentions frauduleuses de quelque qu’auteur pervers ou d’un groupe d’intérêt ; si l’on peut imaginer que quelque groupe invente quelque message dans le but d’aliéner quelque partie d’une société, on peut aussi concevoir que les sociétés se dotent de mythes en lien avec les valeurs qu’elles véhiculent, les connaissances et les méconnaissances qui sont siennes, et que ces mythes soient davantage des réalisations établies au fil du temps, historiquement, en mettant en œuvre de multiples intervenants. 143

13.3. Bibliographie 13.3.1. Quelques ouvrages de Barthes L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985. Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2015. La chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Gallimard, coll. « Cahiers du cinéma », 1980. Critique et vérité, Paris, Seuil, coll. « Tel quel », 1966. Le degré zéro de l’écriture [1953] suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1972. Éléments de sémiologie, Paris, Seuil, [1964]. L’empire des signes, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2007 [1970]. Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2020 [1977]. Michelet par lui-même, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1954. Mythologies, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2014 [1957]. Le plaisir du texte [1972] précédé de Variations sur l’écriture, Paris, Seuil, 2000. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2014 [1975] Le système de la mode, Paris, Seuil, coll. « Points », 1983 [1967]. S/Z, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 1976 [1970]. 13.3.2. Quelques ouvrages sur Barthes Carluccio, Daniele, Roland Barthes lecteur, Paris, Hermann, 2019. Gil, Marie, Roland Barthes. Au lieu de la vie, Paris, Flammarion, 2012. Mauriès, Patrick, Roland Barthe. Au fil du temps, Paris, Arléa, 2020. Messager, Mathieu, Roland Barthes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 2019. Nachtergael, Magali, Roland Barthes contemporain, Paris, Max Millo, 2015. Samoyault, Tiphaine, Roland Barthes. Biographie, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2015

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14. Peter Michael Blau (1918-2002) Si Peter Michael Blau a marqué les sciences humaines, c’est parce qu’il a proposé des théories sociologiques sur des thématiques importantes, comme la bureaucratie, la stratification ou les structures des populations, et qu’il a fait cela non seulement sur le plan conceptuel, mais aussi en fournissant des assisses empiriques impressionnantes à ses explications. 14.1. Éléments de la théorie chez Blau 14.1.1. Concepts fondamentaux Ses théories recourent à un vocabulaire clairement sociologique : structures sociales, relations sociales, échange social, interaction stratégique, stratification, organisation, mobilité sociale, stabilité sociale, conflit, règles formelles, règles informelles, microsociologie, macrosociologie, pouvoir, but, homophilie, probabilité. 14.1.2. Microsociologie et macrosociologie La sociologie de Blau emprunte deux avenues qui se croisent en certains lieux : l’une microsociologique, l’autre macrosociologique. 14.1.2.1. Relations sociales et rationalité individualiste La voie microsociologique aboutit dans une théorie qui explique les interactions humaines en termes d’échange et de pouvoir. Vivre en société, pour un individu, c’est être impliqué dans des relations avec d’autres individus, c’est avoir une position dans une communauté. Sur le plan économique, les relations sont mues par une rationalité qui a pour finalité l’intérêt personnel ; chacun, est-il affirmé, tente de maximiser sa satisfaction. Sur le plan social, soutient Blau, il en va pareillement : une rationalité intéressée est mise en œuvre et toute personne essaie de tirer parti des autres. En économie, les transactions ont trait aux biens et aux services ; il est relativement aisé d’en percevoir la valeur pour soi-même, et d’autant plus qu’elles ont communément cours en fonction d’un étalon de mesure, comme la monnaie. Hors du 145

domaine économique, les relations humaines ont pour fondement l’échange ; on peut en obtenir de l’affection ou des privilèges, par exemple ; le coût et le bénéfice en sont moins évidents que dans la sphère marchande, certes, mais ils sont réels. Les relations sociales sont inévitables ; elles sont valorisées en elles-mêmes ; il est bien d’en avoir ; il est souhaitable de les développer et de les entretenir ; elles comportent une dimension émotive. C’est à travers elles que la personne trouve quelque gratification. Elles sont d’autant plus valorisables qu’elles rapportent quelque chose. Il n’y a pas, dans l’optique de Blau, d’altruisme, d’abnégation, de détachement ; au principe des relations humaines, il y a égoïsme. La mère procure des soins à ses enfants dans le but de s’assurer de leur attachement ; les amants sont en concurrence l’un contre l’autre et gèrent stratégiquement leur pouvoir et leurs sentiments. Toute relation, et malgré son aspect émotif, et quelle que soit l’émotion qui entre en jeu, est l’occasion pour une personne de calculs dont l’objectif est la gratification de soi. Les bénéfices qu’une personne retire des relations, toutefois, ne doivent pas la mettre en situation de redevance par rapport aux autres, car alors il y a perte d’autonomie. Les avantages que procurent ces relations doivent répondre à une logique de réciprocité ; pour qu’une personne conserve son autonomie, il lui importe de ne pas devenir débitrice de quelqu’un. En fait, plus on entretient de relations valorisables et moins on se vulnérabilise dans ces relations, alors plus grand est le pouvoir dont on dispose socialement. 14.1.2.2. Vers la macrosociologie La voie macro est celle de la structure et mène à un carrefour à partir duquel on peut prendre trois directions : celle de la sociologie des organisations, celle de l’étude de l’inégalité sociale et celle des structures sociales. 14.1.2.2.1. Les organisations Blau a examiné le fonctionnement des organisations. Il l’a fait de deux manières. D’abord, il s’est penché sur la façon dont interagissent les membres du personnel de bureau. Il a noté que, dans les bureaucraties, des règles formelles étaient édictées pour contrôler le travail des subalternes ou que des directives étaient mises en vigueur dans le but d’assurer la qualité d’un service. Ces décrets sont établis hiérarchiquement et ils ont des visées d’uniformité et d’efficacité. Par exemple, ils demandent à 146

des agents de ne pas prendre de décisions sans consulter leur supérieur ou à des réceptionnistes de limiter les rendez-vous des demandeurs. Or, pour diverses raisons – comme préserver leur autonomie, se libérer de l’emprise des supérieurs, humaniser la relation avec les clientèles, être en accord avec la manière dont ils perçoivent leur rôle ou celui de l’organisme qui les embauche –, les subalternes contournent cette règlementation formelle et instituent informellement des pratiques. Ils le font à partir des interactions avec des collègues ou avec des clients. Ensuite, Blau a comparé sur des bases statistiques plusieurs organisations. Ses travaux ont livré deux conclusions principales : plus augmente la taille d’une organisation, alors plus sa structure tend à se complexifier et, par voie de conséquence, plus la coordination réclame de l’attention ; plus une organisation croît, alors plus diminue la proportion de ses employés qui se consacrent à la production. 14.1.2.2.2. Stratification en mobilité Blau (accompagné de son collègue Otis Dudley Duncan) s’est aussi intéressé à la division de la société en strates et à son corollaire, la mobilité sociale. Il a constaté que plus l’origine familiale était déterminante du statut social, plus la société était inégalitaire, car alors l’avenir des enfants est prescrit par les caractéristiques sociodémographiques des parents et, donc, il n’y a pas de mobilité sociale dans le temps : les enfants nés de parents pauvres et peu instruits sont à leur tour pauvres et peu instruits de même que ceux qui ont vu le jour dans des foyers aisés éduquent eux-mêmes leurs descendants dans des maisons bien nanties. Les formes de la stratification sociale se reproduisent d’une génération à l’autre. Les analyses de Blau ont montré que la stratification de la société américaine n’était pas parfaitement rigide, qu’il était possible pour un individu d’être plus instruit que ses parents, de passer d’une strate inférieure à une strate supérieure, mais que divers facteurs comme la couleur de la peau pouvaient nuire à cette mobilité. 14.1.2.2.3. Les structures sociales Les travaux sur les interactions et même ceux qui se sont consacrés aux organisations et à la stratification côtoient une théorie de la structure sociale. Cette théorie cherche moins à comprendre comment les relations sociales génèrent les structures sociales qu’à découvrir comment, à l’inverse, les structures sociales influent sur les relations. Car, aux yeux de Blau, les individus ont des façons récurrentes de se 147

comporter et d’agir les uns par rapport aux autres, car il y a entre des ensembles sociaux des façons typiques d’interagir, car les échanges sociaux sont relatifs à des probabilités liées, par exemple, à la proximité, au statut, aux affinités ou à la taille d’un groupe. Les individus ont des routines et plusieurs peuvent avoir la même, par exemple se rendre au travail à une certaine heure et être nombreux à le faire. L’attitude d’un homme peut varier selon qu’il s’adresse à une femme ou à un autre homme. Il est plus probable de croiser quelqu’un de son voisinage qu’une personne d’une autre ville, d’entretenir une relation avec quelqu’un du même statut que soi ; de communiquer avec une personne qui apprécie la même chose que soi, de fréquenter les mêmes personnes quand le groupe auquel on appartient est petit. Blau parle aussi d’homophilie : pour nommer l’inclination à fréquenter des personnes semblables à soi, la similitude étant caractérisée notamment par la race, l’ethnie, la religion, l’instruction, et il montre que cette tendance est moins l’effet d’un choix personnel que la conséquence des structures sociales, lesquelles, par exemple, font en sorte que les personnes d’une même religion participent aux mêmes rites ou que des personnes de statut comparable étudient ou travaillent ensemble. D’une manière générale, les structures sociales sont relativement stables et c’est grâce à leur pérennité qu’elles sont en mesure d’assurer les modes de comportement. Elles peuvent toutefois varier, et elles le font au gré de la mobilité sociale, donc d’après les tendances ascendantes ou descendantes dans les strates sociales, ou d’après les conflits qui sont vécus entre les couches de la population et dont un facteur important est celui de l’inégalité de la distribution de la richesse.

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Figure 3.14. Essai de structuration de la théorie de Peter Michael Blau Pouvoir Microsociologie

Relations sociales But Échange social Interaction stratégique

Règles formelles

Stabilité sociale Organisation

Stratification Mobilité sociale

Règles informelles

Probalité Macrosociologie

Homophilie

Structures sociales Conflit

14.2. Après Blau Il faut retenir des travaux de Blau que la vie en société suppose des interactions entre les individus, que ces interactions correspondent à des échanges qui s’opèrent dans la sphère économique, mais aussi dans les autres dimensions de la socialité, que ces échanges, quel que soit leur objet, peuvent impliquer une rationalité dont l’objectif est de satisfaire l’intérêt personnel. Les travaux de Blau enseignent que les organisations établissent des règles pour uniformiser les rapports entre les personnes selon leur position dans le système, pour limiter les initiatives des employés, pour standardiser le rapport aux clients ; cependant, les organisations fonctionnent largement grâce à la façon dont les employés les adaptent à leurs activités concrètes. Dans les sociétés contemporaines, les inégalités sociales tendent à se reproduire ; cependant, on observe en elles des phénomènes de mobilité ascendante et descendante. 149

Les structures sociales ont une forte incidence sur les comportements des individus ; elles déterminent les interactions entre les individus, entre les individus et les groupes et entre les groupes. Les personnes ont quelque tendance à se lier en fonction de caractéristiques sociodémographiques, comme l’ethnie ou l’instruction. Cette sociologie reprend la thèse d’un acteur social guidé par l’intérêt individuel décidant pour lui-même rationnellement, consciemment. En même temps, elle soutient le principe de structures sociales qui commandent les actions individuelles, ce qui suppose que les actions individuelles ne sont pas toujours conscientes. Ce sont deux thèses antinomiques : les interactions humaines ne peuvent pas être la conséquence de décisions conscientes et de détermination en extériorité. Elles sont, bien sûr, l’effet d’une dialectique entre la psyché des individus et les structures sociales ; elles ne peuvent pas être conscientes dans l’essentiel des échanges sociaux prédéfinis par l’action des structures. Blau comprend bien qu’il y a deux registres, celui de l’action psychiquement orientée et celui de la structure déterminante ; mais il n’arrive à théoriser que deux univers qui s’excluent mutuellement. La thèse de l’acteur par essence égoïste, rationnel et conscient représente l’un des principaux obstacles à la conciliation des deux facteurs de la socialité. Pour prendre en compte l’incidence des structures sociales sur les actions humaines, il faut relativiser la rationalité et la conscience ; pour concilier l’effet des structures sur l’humain, il faut aménager une humanité capable d’égoïsme et de générosité, de conscience et d’inconscience ; pour dialectiser le rapport entre les structures sociales et les actions humaines, il faut montrer comment, tout à la fois, les structures font l’humain et l’humain participe des structures. Pour comprendre l’échange qui caractérise toute société, il faut, certes, admettre que les personnes peuvent être en situation de négociation, mais il faut surtout reconnaître que tout ce qui est partagé socialement n’a pas pour cause les négociations, que l’échange a souvent lieu dans un cadre de partage, qu’on peut, par exemple, échanger des propos religieux dans ce qui est déjà partagé religieusement, qu’on peut échanger des choses de la vie dans le partage amoureux, que les affections ne se révèlent pas dans le simple univers de la négociation. La sociologie de Blau a vite eu l’intuition qu’il y a société parce qu’il y a des relations sociales. Il aborde ces relations à partir du principe d’échange, mais au lieu de se consacrer à l’observation de tout ce que les humains échangent entre la conscience et l’inconscience, de tout ce 150

que les humains partagent par le simple fait que les structures sociales les associent, cette sociologie enferme l’échange social dans l’idéologie de la rationalité égoïste, ce qui l’empêche de percevoir l’immense univers des relations humaines dans sa complexité consciente et inconsciente. Blau sur ce point, semble faire naître une sociologie d’un principe, celui de la rationalité motivée par l’intérêt individuel. C’est déjà une erreur, mais, au moins, cette sociologie donne l’impression d’un fondement axiomatique, elle ne prétend pas à une démonstration. Or, elle en vient à vouloir faire quelque place à la notion de réciprocité, comme la plupart des études anthropologiques le font. Quand elle le fait, toutefois, c’est pour déplacer l’édifice théorique sur le terrain de la morale. Les acteurs sociaux ne sont pas amenés dans leurs échanges à assurer quelque réciprocité par le seul fait d’être en société, chaque personne se place dans une position d’échange et veille égoïstement à ne rien devoir aux autres, pour assurer son pouvoir. C’est le calcul égoïste qui assure la réciprocité, ce n’est pas la socialité des échanges. Par ailleurs, cette volonté de ne rien devoir à personne coïncide avec celle de s’approprier le plus de choses possible, de maximiser l’intérêt personnel. Cela fait beaucoup de calcul et cela, surtout, donne lieu à des calculs qui ne sont pas compatibles. Il faudrait que l’acteur social de Blau soit beaucoup moins stratégique pour qu’il corresponde à ce que l’observation révèle : des échanges sociaux de tous ordres : équilibrés et non équilibrés, conscients et inconscients, égoïstes et généreux. 14.3. Bibliographie 14.3.1. Quelques ouvrages de Blau The Dynamics of Bureaucracy. A Study of Interpersonal Relations in Two Government Agencies, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1966 [1955]. Exchange and Power in Social Life, 2e édition, New York, Routledge, [1986] 1964. « A Formal Theory of Differentiation in Organizations », American Sociological Review, vol. 35, no 2, 1970, p. 201-218. Inequality and Heterogeneity. A Primitive Theory of Social Structure, New York, The Free Press, 1980. « Interaction: Social Exchange », International Encyclopedia of the Social Sciences, New York, The Fee Press, 1968, p. 452-457. « A Macrosociological Theory of Social Structure », The American Journal of Sociology, vol. 83, no 1, 1977, p. 26-54. On the Nature of Organizations, New York, John Wiley and Sons, 1974. 151

Structural Contexts of Opportunities, Chicago, University of Chicago Press, 1994. The Organization of Academic Work, 2e édition, New York, Routledge, [1994] 1973. « A Theory of Social Integration », The American Journal of Sociology, vol. 65, no 6, 1960, p. 545-556. Blau, Peter M., Cecilia McHugh Falbe, William McKinley et Phelps K, Tracy, « Technology and Organization in Manufacturing », Administrative Science Quarterly, vol. 21, p. 20-40. Blau, Peter M. et Marshall W. Meyer, Bureaucracy in Modern Society, 3e edition, New York, Random House, 1988 [1971]. Blau, Peter M. et Richard A. Schoenherr, The Structure of Organizations, New York, Basic Books, 1971. Blau, Peter M. et W. Richard Scott, Formal Organizations. A Comparative Approach, Stanford University Press, coll. « Stanford Business Classics », 2003 [1962]. 14.3.2. Quelques ouvrages sur Blau Calhoun, Craig, Marshall W. Meyer et W. Richard Scott (dir.), Structures of Power and Constraint. Papers in Honor of Peter M. Blau, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. Scott, W. Richard et Craig Calhoun, « Peter Michael Blau, 19182002. A Biographical Memoir », Biographical Memoirs, Washington (DC), National Academy of Sciences, vol. 85, 2004, http://www.nasonline.org/publications/biographicalmemoirs/memoir-pdfs/blau-peter-m.pdf.

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15. Paul-Michel Foucault (1926-1984) Michel Foucault a inventé une façon d’analyser l’histoire qui ne se focalise pas sur des personnages et qui relativise la trame chronologique ; en se concentrant sur des propos, il révèle comment, à une époque donnée, ils sont articulés les uns aux autres et comment cette formation discursive rompt par rapport à ce qui était exprimé antérieurement et comment ce qui le sera ultérieurement se détache d’elle. Son approche est peu délimitée par une discipline du champ des sciences humaines et ce qu’elle permet de découvrir a des conséquences dans plusieurs domaines : de l’histoire à la philosophie, de la sociologie à la psychologie, des études littéraires à la criminologie. Il faut ajouter à cela un militantisme de gauche qui a su séduire. Tout cela a fait de Foucault un auteur extrêmement populaire. 15.1. Éléments de la théorie chez Foucault 15.1.1. Concepts fondamentaux Au fil des pages que Foucault propose à ses lecteurs, apparaissent de manière récurrente les concepts suivants : discours, subjectivité, institution disciplinaire, pouvoir, pouvoir-savoir, micropouvoir, microphysique du pouvoir, biopouvoir, biopolitique, épistémè, dispositif, condition de possibilité, ressemblance, représentation, histoire, archéologie, énoncé, archive et gouvernementalité. 15.1.2. Deux axes La contribution théorique de Foucault prend forme le long deux axes : celui de l’épistémè et celui du pouvoir. 15.1.2.1. L’axe de l’épistémè L’épistémè est le résultat d’une manière d’aborder l’histoire et les analyses foucaldiennes ont réussi à en distinguer trois.

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15.1.2.1.1. Une méthodologie L’épistémè constitue un système théoriquement rassemblant ce qui peut être affirmé, ce qui peut apparaître comme vérité à une époque donnée. Elle renferme les conditions de possibilités de ce qui peut advenir dans le langage. Il s’agit d’une forme a priori qui s’impose aux locuteurs, leur permettant de générer des propos et les leur rendant compréhensibles. Cette forme représente un dispositif pendant la période historique où elle est active ; les locuteurs n’ont pas conscience de la manière dont elle opère. Elle est dévoilée a posteriori par le théoricien. Pour mettre en évidence cette épistémè, Foucault mène un travail qu’il considère comme étant archéologique. Il fouille dans l’histoire et examine le langage, principalement celui des sciences, par exemple des sciences de la vie, de la richesse et du langage. Il identifie des pièces de langage. Il obtient ainsi une masse d’énoncés, une archive. Il veille ensuite à relier ces énoncés les uns aux autres. L’épistémè se dégage de l’ensemble de ces énoncés et de leurs relations. L’archéologie foucaldienne n’est pas une herméneutique. Elle ne consiste pas à découvrir le sens que des individus ont voulu donner à des œuvres, ni même à trouver le sens qui se cache derrière les diverses manifestations de l’œuvre d’un auteur. Elle n’a pas pour objectif d’étudier les subjectivités d’une époque, les psychés de personnages d’une période donnée, et, par accumulation, de dessiner une psychologie collective. Elle met de côté les subjectivités. Elle ne se penche sur des œuvres que pour en extraire des énoncés. L’épistémè apparaît quand l’ensemble des énoncés se manifeste dans une interconnexion. Il y a épistémè quand, à partir de l’archive, le chercheur est en mesure de montrer comment les énoncés s’appellent les uns les autres ; prend forme alors une façon de se représenter les choses du monde. 15.1.2.1.2. Trois épistémès Les observations de Foucault ont repéré trois épistémès entre le XVIe siècle et la modernité : celle de la Renaissance, celle de l’âge classique et celle de la modernité. L’épistémè de la Renaissance est dominée par l’impératif de la ressemblance. Penser le monde, c’est rassembler ce qui est semblable, c’est lier les objets en fonction de leur similitude. Dans une interprétation du XVIe siècle, s’il y a un monde et si ce monde comporte quelque harmonie, c’est parce que les éléments qui le composent sont 154

en mesure de se rapprocher les uns des autres en fonction de leur similarité. Le divin a fabriqué ce monde et a laissé partout les signes de cette similitude entre les choses. Il appartient au savant de les repérer. L’épistémè de l’époque classique est guidée par le principe de représentation. Penser, ce n’est plus simplement trouver les signes de la similitude qui sont déjà déposés par Dieu dans le monde, ce n’est plus embrasser l’équilibre dont est fait l’univers, c’est se donner une image du monde. Les mots alors représentent les choses, les choses sont représentées par les mots. L’ordre du monde apparaît dans le langage, est fabriqué avec les mots et par leurs relations. Appréhender le monde, ce n’est plus mettre au clair la ressemblance entre les choses, c’est comparer ces choses pour en faire ressortir ce qu’elles ont en commun et ce qui les distingue. L’épistémè de la Renaissance colle aux signes du similaire en les trouvant, en considérant que toute chose est porteuse de qualités ; la fin de la connaissance est donc l’identification de ces propriétés. L’épistémè de l’âge classique, parce qu’elle repose sur la comparaison, permet de procéder à des classifications qui dépassent la seule prise en compte du similaire. Avec la première, il ne peut y avoir d’études des êtres vivants que pour chacun d’eux ; avec la deuxième, l’étude des êtres vivants peut devenir de manière générique une histoire de la nature. L’épistémè de la modernité insiste sur la dimension historique des objets et des phénomènes. Elle est marquée par une vision évolutive des choses. Sur le plan analytique, elle transforme les champs de la connaissance, permet un découpage du savoir ; tout peut devenir objet d’étude : la vie, la richesse, le langage. On voit naître la biologie, l’économie et la linguistique, chacune se donnant des objets. On peut désormais étudier l’humain, car il y a des sciences humaines. Et, à ces sciences, l’humain se manifeste en tant qu’il a progressé à travers les âges. Dans les deux passages entre ces trois épistémès, Foucault ne perçoit pas de continuité. L’épistémè de la Renaissance, par exemple, n’évolue pas vers celles de la période classique ; celle-là est remplacée par celleci. Chacune a sa propre autonomie ; chacune est faite de propriétés intrinsèques ; chacune forme un ensemble distinct capable de générer des pensées spécifiques précisément à cause de la particularité de sa constitution.

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15.1.2.2. L’axe du pouvoir L’axe du pouvoir se présente entre deux conceptions : celle du micropouvoir et celle du biopolitique. 15.1.2.2.1. Le micropouvoir Dans une optique foucaldienne, s’il y a société, il y a aussi pouvoir, et le pouvoir est partout. Il ne s’agit pas ici d’une entité détenue par quelque instance ou quelque être supérieur qui, au sommet de la société, commanderait à tous et surveillerait chacun. Ce pouvoir est pluriel, multiforme. Il est exercé par chaque individu sur lui-même, par les personnes avec lesquelles cet individu entretient des rapports, que ce soit au sein de la famille, de l’école, de l’église ou de l’établissement de travail ; il intervient dans les services qu’on obtient chez des professionnels, comme dans toute pratique qui a cours dans les divers contextes de la vie dans une collectivité. Il n’y a pas de société sans normes, il n’y a pas de société sans culture. Dans toute société circule un discours rationnel dans lequel cette culture et ces normes ont une valeur symbolique. Les cultures donnent un sens aux normes et tout individu est socialisé à une culture et en intériorise les règles. La multitude de ces intériorisations pousse chacun à se conformer et à veiller à ce que chacun d’autre se conforme ; elle pousse à le faire souvent sans qu’on en ait conscience. Pour nommer cette réalité polymorphe et pluridirectionnelle, Foucault emploie le terme micropouvoir ; et, pour en rendre compte, il évoque une microphysique du pouvoir. Une société est un réseau de pouvoirs. 15.1.2.2.2. La biopolitique À côté du micropouvoir, il y a la biopolitique. Il s’agit de l’autorité dont est doté un gouvernement pour diriger une population dans son ensemble aussi bien que les individus qui la composent. Le gouvernement a ainsi pour rôle de contrôler globalement une communauté et de discipliner chacun de ses membres ; il exerce ainsi un biopouvoir. Le préfixe « bio » dans les deux termes souligne que le gouvernement intervient sur la vie en général, par exemple, sur le plan sanitaire, et aussi sur le corps des individus, par exemple en interdisant des pratiques et en punissant. Foucault utilise aussi le concept de gouvernementalité. Il entend par là la pratique d’un État qui consiste à surveiller les citoyens, à contrôler les personnes, à gérer les biens, à orienter les formations, à maîtriser les 156

institutions ; le terme a également trait à l’ensemble des justifications qui sont mises à l’avant pour autoriser la pratique. 15.1.2.2.3. Pouvoir, savoir et contre-pouvoir Pouvoir et savoir vont de pair. Savoir, c’est pouvoir ; pouvoir, c’est savoir. Savoir, c’est être informé de ce qui est acceptable ; pouvoir, c’est avoir la capacité d’agir ou de faire agir, de dire ou de faire dire. On peut d’autant mieux agir qu’on sait ce qui est attendu. Cela est vrai aussi bien pour le micropouvoir que pour la biopolitique. Tout pouvoir a pour corollaire un contrepouvoir : tous les individus et tous les organismes sociaux n’admettent pas les règles de comportement ; tous n’acceptent pas la biopolitique. Avec le micropouvoir entre en jeu une subjectivité, celle des individus qui agissent sur eux-mêmes et sur les autres. Cela n’empêche pas que le travail épistémique exclue la subjectivité en se focalisant sur les énoncés. 15.1.3. Deux axes, un carrefour Les notions d’épistémè et de pouvoir qu’il a développées, Foucault les a activées plus ou moins intégralement dans des études sur des institutions disciplinaires. En décrivant l’histoire de la folie, il a montré que la maladie mentale n’a pas été perçue de la même manière de la Renaissance à la modernité et que, avec la modernité, elle a été prise en charge par une institution psychomédicale. Il a fallu pour cela que l’épistémè distingue la raison de la déraison et le normal du pathologique ; il a fallu que la clinique acquière le pouvoir de disposer de la maladie mentale. On voit très bien ici l’effet de l’épistémè ; on note aussi celui du biopouvoir et de la biopolitique. En retraçant l’histoire de la prison, Foucault s’est rendu compte que les sociétés assurent une conformité aux normes en faisant que des institutions agissent sur le corps et sur l’âme. Il a évoqué des micropouvoirs, mais les a interprétés en rapport avec des positions stratégiques, c’est-à-dire en les considérant principalement comme des manifestations de la domination et de l’intérêt. Il a observé que la punition du criminel n’a pas toujours été conçue de la même manière, que, avec la modernité, elle a eu pour objectif de le réformer, de le rendre docile, de faire qu’il se plie aux règles de la société alors que, auparavant, la punition du criminel était aussi châtiment, qu’elle pouvait entre autres soumettre à la torture. Cela implique que, avec 157

l’institution carcérale, est entrée en jeu l’institution psychologique qui, elle, a dû agir sur l’esprit du condamné. À nouveau, on constate une incidence de l’épistémè aussi bien que du biopouvoir et de la biopolitique ; on entrevoit l’activité des micropouvoirs par exemple dans le contrôle de soi qu’implique l’influence du religieux sur les âmes ou encore dans la reconnaissance que divers groupes sociaux interviennent dans les débats sur la criminalité et l’incarcération. En proposant une histoire de la sexualité, Foucault rappelle que, dans toute société, des normes régissent les comportements qui sont acceptables, quoique ces normes varient d’une époque à l’autre. Le discours de libération sexuelle du milieu du XXe siècle est lui-même attaché à un système normatif, celui qui veut que la libération de soi soit en même temps une libération sexuelle, que ces libérations soient fondamentalement la découverte d’une vérité intérieure, et que cette vérité, si elle est difficilement accessible, puisse être révélée dans le contact avec les représentants de l’institution psychologique. L’examen de ce discours a permis à Foucault de prendre la mesure des micropouvoirs, des innombrables interventions sociales qui régulent les comportements sexuels. Il lui a montré, une nouvelle fois, que l’épistémè entrait en jeu et qu’elle se conjuguait avec le biopouvoir.

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Figure 3.15. Essai de structuration de la théorie chez Paul-Michel Foucault Pouvoir

Archéologie

Énoncé

Discours

Archive

Pouvoir-savoir

Micropouvoir

Biopouvoir

Microphysique du pouvoir

Biopolitique

Épistémè

Dispositif Condition de possibilité

Gouvernementalité Ressemblance Représentation Histoire

Subjectivité

Institution disciplinaire

15.2. Après Foucault Foucault a mis au clair des propositions peu contestables pour les sciences humaines : l’histoire ne peut pas être comprise strictement comme l’effet de la volonté des individus ; il y a des façons de faire et de penser socialement qui sont déterminées par une épistémè dont les individus n’ont pas conscience de son influence ; il y a des énoncés qui ont un sens à une époque donnée, mais non pas à une autre ; les éléments discursifs qui constituent une époque sont largement interconnectés ; on ne peut pas comprendre l’histoire humaine simplement dans une logique de continuité ; le pouvoir dans une société ne doit pas être compris strictement dans une logique verticale ou en fonction du principe de domination. Foucault relève trois épistémès depuis la Renaissance jusqu’à la modernité. Il caractérise chacune d’elles d’après un trait dominant : la ressemblance pour la Renaissance, la représentation pour l’âge classique et l’histoire pour l’ère de la modernité. Il y a certes des 159

arguments qui justifient cette séquence, mais on peut se demander dans quelle mesure la ressemblance n’est pas aussi représentation, ou encore jusqu’à quel point il n’y a pas d’histoire à l’âge classique, ou encore comment la représentation n’est pas présente pour révéler la ressemblance si elle est capable de découvrir de l’identique et du différent par la comparaison. Dans la mesure où ces traits ne sont pas exclusifs à une épistémè, on est conduit à relativiser le principe de rupture et invité à comprendre l’histoire humaine tout à la fois selon le principe de rupture et celui de continuité. Il y a, chez Foucault deux théories du pouvoir, celle du micropouvoir et celle de la biopolitique. La première procède d’une approche relationnelle. On y trouve une société dans laquelle interagissent des individus sur eux-mêmes et sur les autres, dans laquelle des individus agissent sur des institutions qui agissent sur eux, dans laquelle des institutions agissent les unes par rapport aux autres. Cette multitude de rapports s’explique beaucoup plus par la relationalité du social telle qu’elle est construite épistémologiquement que par référence à des activités subjectives phénoménologiquement définissables. La seconde est traditionnelle. Elle donne à voir des actions hiérarchiques et des autorités contrôlantes. Dans l’histoire de la folie et l’histoire de la prison, c’est beaucoup plus la seconde qui est opérante ; dans l’histoire de la sexualité, l’analyse emprunte aux deux constructions théoriques. La notion de micropouvoir est peu présente dans les travaux sur la folie ; elle l’est en devenir dans l’étude de la prison. Il en est ainsi parce que l’analyse porte essentiellement sur les institutions, dans un cas, médicopsychologique, dans un autre, carcérale. Or il est peu question, là, de la manière dont la socialité prévient de mille façons la maladie mentale et la déviance criminelle. Si tel avait été le cas, les analyses foucaldiennes auraient été contraintes de mobiliser plus activement la théorie du micropouvoir. En insistant sur l’institution, Foucault voit plus aisément de la hiérarchie, ce qui se présentera à lui sous forme de biopolitique et de gouvernementalité. Dans l’histoire de la sexualité, il observe aussi bien de la normalisation des comportements que de l’institutionnalisation contrôlante. En observant comment l’humain normalise les activités sexuelles, il trouve du micropouvoir ; en tournant son regard vers les institutions, il aperçoit de la hiérarchie : de la biopolitique et du gouvernement. Mais les deux théories sont peu compatibles. Sa découverte des micropouvoirs est lumineuse et constitue l’une des plus grandes contributions au champ des sciences humaines. Le pouvoir provient de partout : des enfants, des parents, des 160

amis, des subalternes, des patrons… Son diagnostic révolutionne la vision traditionnelle et naïve d’un pouvoir hiérarchique et unilatéral. Foucault a raison, bien sûr, d’attirer l’attention vers les gouvernements, car il est vrai qu’ils jouent un rôle important dans la gestion des sociétés. Il a toutefois tort de ne pas inscrire cette institution dans une perspective relationnelle. En effet, il n’y a pas de pouvoir sans contre-pouvoir, pour employer la logique foucaldienne, elle-même. Mais il n’y a pas de gouvernement qui ne soit, en son sein même, la scène de divergences ; il n’y a pas de gouvernement qui n’ait à conjuguer avec d’autres pouvoirs : celui des dissidents, certes, mais aussi celui des autres institutions : la science, les médias, la religion, et même le juridique ; il n’y a pas de gouvernement qui n’ait à prendre en compte la diversité de la population qu’il représente. Les gouvernements participent d’une logique relationnelle ; ils sont attachés au principe de la pluralité et de la polyvalence du pouvoir. Une physique du pouvoir a forcément pour objet la relationalité ; elle a pour objet le micropouvoir, mais aussi les liens entre les institutions, même gouvernementales. 15.3. Bibliographie 15.3.1. Quelques ouvrages de Foucault L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1969. Histoire de la folie à l’âge classique suivi de La folie, l’absence d’œuvre et Mon corps, ce papier, ce feu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1972. Histoire de la sexualité, volume 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1976. Histoire de la sexualité, volume 2 : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1984. Histoire de la sexualité, volume 3 : Le souci de soi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1984. Histoire de la sexualité, volume 4 : Les aveux de la chair, édité par Frédéric Gros, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2018 (ouvrage posthume). Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966. Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, Presses universitaires de France, 1963. 161

L’ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971. Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1975. 15.3.2. Quelques ouvrages sur Foucault Bert, Jean-François, Introduction à Michel Foucault, nouvelle édition, Paris, La Découverte, coll. « Sociologie », 2016. Gros, Frédéric, Michel Foucault, cinquième édition, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Philosophie », 2017. Gutting, Gary, revised by Johanna Oksala, « Michel Foucault », Stanford Encyclopedia of Philosophy, https://plato.stanford.edu/entries/foucault/, 2018 [2003]. Kelly, Mark, « Michel Foucault (1926-1984) », Internet Encyclopedia of Philosophy, https://iep.utm.edu/foucault/. Lhérété, Héloïse, Michel Foucault. L’homme et l’œuvre. Héritage et bilan, Auxerre, Sciences humaines, coll. « Petite bibliothèque », 2017. Otero, Marcelo, Foucault sociologue. Critique de la raison impure, Québec, Presses de l’Université du Québec, coll. « Problèmes sociaux et intervention sociale », 2021. Raffnsøe, Sverre, Michel Foucault. A Research Companion, New York, Palgrave Macmillan, 2016. Sauvêtre, Pierre, Foucault pas à pas, Paris, Ellipses, 2017.

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16. Jean Baudrillard (1929-2007) Jean Baudrillard est connu pour sa contribution à l’étude des phénomènes économiques, pour sa critique du capitalisme, pour le regard sombre qu’il pose sur la société de consommation et pour les jugements provocateurs qu’il a portés sur des événements marquants 7. Théoricien français, il a beaucoup séduit le monde anglo-saxon. 16.1. Éléments de la théorie chez Baudrillard 16.1.1. Concepts fondamentaux Signe, sémiotique, système, objets, différence, prémodernité8, modernité, postmodernité, simulation, simulacre, économie, valeur symbolique, échange symbolique, subjectivité, homogénéisation, aliénation, exploitation, médias, consommation, histoire, réalité, hyperréalité. Le vocabulaire central de Baudrillard se situe à l’intersection de la philosophie, de la linguistique et de la science économique. 16.1.2. Signes et différence Au point de départ des avancées de Baudrillard, il y a une réflexion sur le signe et la signification issue de considérations sémiotiques. Cette réflexion veut que la signification d’un signe linguistique, d’un mot, soit moins attribuable à ce qu’il désigne qu’à tout ce qu’il n’évoque pas. Par exemple, la signification du mot « chien » est moins définie par l’existence de l’animal domestiqué canin que par le fait que ce mot ne réfère pas à d’autres choses, comme le chat, la chèvre ou l’arbre. La signification d’un signe est fonction de son aptitude à se différencier des autres. Une langue ne constitue donc pas une addition de mots séparés qui sont connectés à des signifiés ; elle forme un système de mots dont la signification de chacun se dégage du rapport qu’il Comme la chute du mur de Berlin, la guerre du Golfe et l’effondrement des tours du World Trade Center. 8 La notion est davantage présente dans son œuvre que le terme. 7

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entretient avec les autres, elle se révèle comme un entrelacement de significations. Chaque signe renvoie à quelque chose en se distinguant des autres signes dans leurs relations aux autres choses, chaque signification apparaît en même temps qu’elle dévoile ce à quoi elle ne se rapporte pas : être chômeur, ce n’est pas avoir un emploi ; être riche, ce n’est pas être pauvre. Les sociétés humaines sont des milieux langagiers, elles sont porteuses de signes par lesquels la vie trouve un sens, grâce auxquels il est possible de chercher à donner un sens à la vie. Il n’y a pas de société sans objets signifiés, sans univers de significations. 16.1.3. La consommation de symboles Dans une société, il y a des objets. Or, dans une optique baudrillardienne, il en va des objets comme il en va des signes. Les objets sont des signes. Ils ont une signification. L’ensemble des objets forme un système où chacun des composants trouve son sens dans la relation qu’il entretient avec les autres. Dans le champ de l’économie, tout ce qui est consommé a une signification. Il n’y a pas d’objet dépourvu de signification. Il n’y a pas de besoins qui ne soient pas attachés à une culture. La demeure, le repas, le vêtement ne sont pas dissociables de leur aspect symbolique. On n’achète pas une voiture simplement pour se déplacer ; on se procure telle voiture qui est codée dans le système de significations des objets consommables. Les objets ne sont réductibles ni à une valeur d’usage ni à une valeur d’échange, comme le veut la science de l’économie. Ils participent d’une sémantique. Consommer un bien, c’est en même temps prendre la signification qui lui est inhérente, c’est tirer du sens de quelque chose de codifié, socialement. Pour l’individu, c’est se définir soi-même, c’est être défini par les autres membres de la collectivité. Consommer quelque chose, c’est consommer du symbole. 16.1.4. Économie, histoire et objets Baudrillard inscrit le rapport aux objets dans une perspective historique. Dans une société traditionnelle, prémarchande, prémoderne, non capitaliste, l’économie repose sur le principe de l’échange symbolique. Par-delà la consommation, les objets sont échangés, créant du lien entre les parties qui sont impliquées. La culture impose de donner, de recevoir, de rendre. Les objets sont investis de valeur, représentant le donateur ou ce à quoi il correspond. Les règles sociales valorisent le 164

don plutôt que l’appropriation et, ce faisant, incitent à rendre, à rendre plus qu’on a reçu ; et plus on reçoit, plus on est amené à rendre. Ce système génère de la sorte des inégalités selon qu’on n’est plus en mesure de rendre, selon qu’on ne peut plus recevoir tant on a donné. Dans ces sociétés, la dépense, le sacrifice, le gaspillage les festivités ont préséance sur l’accumulation, ce qui atténue l’inégalité ; la socialité prévaut contre l’individualité. La modernité engendre une autre économie. L’accumulation et l’épargne l’emportent sur la festivité, la dépense et le sacrifice comme activités collectives ; surtout, la production, le travail et la consommation priment l’échange. La dimension utilitaire de la rationalité s’intensifie ; une logique du profit s’institue et, avec elle, une technologie se met au service de la production de masse qui, elle, incite à la consommation. Les objets disponibles se multiplient, se propagent. Ils ne sont plus destinés à l’échange, ils ne trouvent plus leur finalité dans les relations sociales. Ils existent en eux-mêmes. Ce sont des objets-signes. Ce sont des valeurs-signes. Ils sont codés selon le mode de la différenciation. Ils sont valorisés par la publicité et, plus généralement, par les images médiatiques. Ils répondent moins à la logique de l’utilité qu’à celle de l’identité des consommateurs. Ils ont pour finalité une appropriation individuelle ; avec eux, la personne trouve sa place dans la mode, découvre son style, affirme son identité, affiche son rang. Le capitalisme exploite ainsi les consommateurs. Il donne aux individus un sentiment de liberté quoique, en réalité, il les aliène en les condamnant à la consommation de valeurs-signes. Il donne l’illusion d’un individualisme alors que, dans les faits, il homogénéise en diffusant massivement des images et en réduisant le champ des attitudes. Dans la postmodernité, l’esprit est celui de l’illusion, de la fantaisie. Les consommateurs sont dominés par les objets, les consommateurs deviennent les objets du mode de consommation, produisant une espèce de système de signes qui les contraint à se différencier les uns des autres par l’appropriation d’objets. Manipulés par les objets, contribuant activement à leur aliénation, ils perdent leur individualité en se dissolvant dans la codification des objets-signes, ils abdiquent leur subjectivité en se mutant eux-mêmes en signes et en cherchant continûment à se différencier. À ce stade, le travail sert moins à la production économique qu’à définir le travailleur ; il s’agit alors d’une profession qui devient en elle-même une espèce d’objet de consommation auquel est identifié l’individu qui y est associé. 165

L’humain ainsi dévoyé, les objets chosifiant l’humain, la subjectivité se dissolvant, Baudrillard n’hésite pas à parler de la fin de l’histoire. 16.1.5. Réalité et simulacre La vision historique de l’économie coïncide avec une analyse du rapport à la réalité. Ce rapport a pour trame de fond la notion de simulacre. Dans la prémodernité, il est convenu que l’art n’est que représentation de la réalité. Une pièce de théâtre n’est pas la réalité ; elle est un jeu entre acteurs ; les acteurs incarnent des personnages dans lesquels les spectateurs peuvent se reconnaître, mais tout en sachant qu’il s’agit d’une fiction. Une peinture représente un événement, un personnage, un intérieur ou un paysage ; l’observateur sait qu’il a sous les yeux une figuration. Le simulacre est ici du premier ordre : il s’agit d’un artifice dont on reconnaît qu’il est tel. Avec la révolution industrielle, avec la modernité, vient la reproduction des œuvres, viennent l’amélioration et la massification des copies. La distinction entre la réalité et ce qui la représente s’estompe, de même que celle qu’il y a entre le facsimilé et ce dont il est la simulation. Cependant, une analyse critique permet de mettre au clair l’ambiguïté. Le simulacre est alors du deuxième ordre : le monde des individus se remplit d’objets simulant la réalité, la réplique des œuvres se confond avec la pièce originale ; il est toutefois possible de découvrir que la représentation n’est que ce qu’elle est. La postmodernité correspond à une animation incommensurable des médias de masse, puis d’internet. Les productions qui sont diffusées deviennent plus réelles que la réalité. Les personnages des écrans cinématographiques, télévisuels ou informatiques participent de la vie quotidienne. Dans la réalité, on veut imiter ces personnages. De la sorte, ils sont plus que le réel, ils sont le critère de ce que le réel doit être. L’irréel médiatique en vient à précéder la réalité des individus, des choses, des activités. La réalité veut imiter la simulation de la réalité. Tout est simulations. Les individus ne sont plus aptes à distinguer l’artificiel du réel. Baudrillard parle d’hyperréalité : les signes du réel sont devenus le réel. Le simulacre est du troisième ordre : le réel s’édifie sur l’irréel, il n’est plus accessible qu’en tant que toujours déjà simulé.

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Figure 3.16. Essai de structuration de la théorie chez Jean Baudrillard Sémiotique Économie Différence Signe Objets

Consommation

Système

Simulation

Simulacre

Valeur symbolique Réalité

Prémodernité Échange symbolique

Histoire

Modernité

Médias

Aliénation

Exploitation

Postmodernité Subjectivité (disparaissant)

Homogénéisation Hyperréalité

16.2. Après Baudrillard La réflexion de Baudrillard le conduit à rappeler qu’une langue ne constitue pas un agrégat de mots, qu’elle forme plutôt un ensemble aux éléments interconnectés, que la signification d’un mot se dégage de son rapport avec les autres mots. Elle l’amène à réaffirmer dans cet ensemble l’importance de la différenciation. Baudrillard a reformulé que tout ce qui est humanité ou socialité n’est pas activité volontaire. Outre qu’on trouve dans ses écrits, à plusieurs endroits, une humanité agissant de manière non consciente, 167

on est placé devant des facteurs de détermination des attitudes et des comportements : les médias, notamment, mais aussi les règles sociales. Il a modélisé plusieurs phénomènes en se référant au principe de relation : les significations linguistiques sont décrites comme participant d’un système, l’échange symbolique est mis en évidence, les objets de consommation se positionnent les uns par rapport aux autres et sont liés aux consommateurs. Il montre à sa manière qu’il y a des traits caractéristiques des sociétés prémodernes – qu’elles appartiennent à la tradition européenne ou non –, aux sociétés modernes et aux sociétés postmodernes. Ses propos invitent à s’interroger sur l’aptitude de l’humain, principalement dans la contemporanéité, à distinguer la réalité de la vie et du monde, d’une part, et l’univers que fabriquent les moyens de communication, d’autre part. La philosophie baudrillardienne a l’altitude que rend possible la cogitation quand elle s’échafaude sur elle-même, en l’absence de vérification. C’est ainsi qu’une théorie sur le signe devient une théorie sur les objets et que les objets prennent le contrôle de l’humanité ; c’est ainsi que le simulacre, flagrant dans la prémodernité, devient peu détectable dans la modernité et qu’il n’y a plus de réalité envisageable dans la postmodernité ; c’est ainsi qu’il y avait de l’échange symbolique dans les sociétés prémodernes mais qu’il n’y en a plus dans les sociétés postmodernes ; c’est ainsi que le travail n’est plus production dans la postmodernité et qu’il ne devient là qu’objet de consommation. Il y a dans toutes ces élucubrations de belles intuitions, mais elles sont assommées par un système philosophique autosuffisant. Si toutes ces hypothèses avaient été vérifiées, Baudrillard aurait été conduit à conclure qu’elles ne sont qu’en partie vraies. Les objets de consommation, dans la contemporanéité, appartiennent à la logique de la différenciation ; tout comme les signes, si l’on veut persister dans l’analogie. Mais objet de consommation et valeur de signe participaient de la prémodernité – dans la tradition européenne comme dans les autres – tout comme ils sont joints dans la postmodernité. L’appel à la consommation des objets est-il plus grand aujourd’hui ? Il est permis de penser que cette hypothèse puisse être opérationnalisée de telle manière qu’elle soit confirmée. Mais cela faitil que les objets de consommation aient anéanti l’esprit humain ? Peutêtre pas. Y a-t-il, dans la consommation quelque aliénation ? Sans doute. N’y a-t-il qu’aliénation dans la consommation ? Sans doute pas. Tout ce qui est délibération en vue d’un achat n’est pas aliénation. Ni 168

tout ce qui est spontanéité. Et, plus généralement, dans la quotidienneté, tout ce qui est amour, sollicitude, générosité, colère, angoisse, raisonnement n’est pas aliénation non plus. Et c’est parce qu’il subsiste quelque humanité que la philosophie peut fabriquer des raisonnements à la Baudrillard. Les médias de masse, par ailleurs, ont contribué à une homogénéisation des individus, mais ils ne l’ont pas fait en éliminant toute individualité. Dans la postmodernité, c’est la dialectique de l’homogénéisation et de la différenciation qui se distingue de celle qui a eu cours dans les sociétés modernes et prémodernes, ce n’est pas l’homogénéisation qui a absorbé tout ce qui est individualité. Combien d’études sociologiques ne rendent pas compte de particularismes ? Est-il devenu impossible pour un individu de la contemporanéité de se rendre compte que les héros des écrans appartiennent aux écrans ? Est-il désormais impossible de constater qu’une image de la réalité n’est pas la réalité, qu’une reproduction d’une œuvre artistique n’est pas l’original, de comprendre qu’un acteur n’est pas tous les personnages qu’il incarne ? Il est concevable que l’imaginaire d’une personne soit tel que le monde des écrans se confonde avec celui du vécu. Il est pensable qu’une personne ne sache pas que la copie d’une œuvre ne soit qu’une reproduction. Mais il est plus probable que les amateurs des émissions de divertissements fassent entrer leurs héros dans leur esprit tout en sachant qu’ils ne sont pas eux-mêmes ces héros. Tout comme les personnages de la bible ont pénétré dans les esprits dans la prémodernité en même temps qu’ils étaient reconnus comme appartenant au monde du sacré. Il est probable que l’affiche d’un tableau de Dali sur le mur d’une chambre soit la façon pour un amateur du peintre d’avoir la simulation d’une de ses œuvres à proximité. Cela n’en fait pas un aliéné. La personne qui ne fait qu’apprécier le facsimilé du tableau sans avoir en tête qu’il s’agit d’une copie peut entretenir un lien d’affection avec l’affiche sans pour autant avoir perdu son individualité. La diffusion massive des émissions de divertissement et des imitations a certainement pour effet d’homogénéiser les sociétés, mais, en même temps, elle favorise la particularité des relations à l’œuvre et à la simulation. Est-ce que les personnages des médias font partie du monde, qu’il soit social ou individuel ? Probablement. Est-ce que le monde se réduit à eux ? Probablement pas. Est-ce que les messages des moyens de communication de masse peuvent avoir pour conséquence de provoquer des événements dans la concrétude de la socialité ? Probablement. Est-ce que tout ce qui est socialité concrète est le simple effet d’une simulation médiatique ? Probablement pas. On 169

entre ici dans le monde des sciences sociales, et donc dans celui des hypothèses. Si l’on n’opérationnalise pas l’avant et l’après, l’homogénéisation et la différenciation, l’aliénation et l’autonomie, on peut dire n’importe quoi. Si l’on accepte de le faire, alors on trouve des réalités complexes, avec des trialectiques du passé, du présent et de l’avenir, avec des humains à la fois semblables et différents, avec des comportements aussi bien déterminés qu’autonomes. Alors on trouve de multiples rapports entre l’imaginaire et la réalité. La composante symbolique des objets consommés n’est pas inhérente à une société ou à une époque en particulier. Les biens qui sont consommés ont tous une dimension significative. L’échange symbolique a-t-il davantage une dimension collective, régulée socialement, dans les sociétés dont Malinowsky et Mauss font l’analyse que dans les sociétés contemporaines ? Peut-être. Peut-être pourrait-on le vérifier en transformant en hypothèse l’assertion baudrillardienne, prenant en compte que la comparaison porterait sur des rapports de recherche, dans un cas, et sur une observation directe, dans l’autre. Mais on ne découvrirait pas qu’il n’y a plus d’échange symbolique dans les sociétés contemporaines. Où placerait-on alors les échanges de vœux ou de cadeaux, les invitations réciproques à manger les uns chez les autres, les anneaux de l’engagement amoureux, le partage des tâches dans les familles ou dans les milieux de travail ? Peut-on distinguer les sociétés selon que certaines sont axées sur la consommation et d’autres sur la production ? La question est surprenante. N’y a-t-il pas forcément production et consommation dans toutes les sociétés ? Production et consommation ne sont-elles pas corrélatives ? Certes, en termes relatifs, il y a plus de consommation dans la modernité puis dans la postmodernité que dans la prémodernité. Mais cela ne fait pas en sorte que la postmodernité est à ce point consommatrice qu’elle ne renvoie pas à une logique de production. Cela ne fait pas en sorte que tout ce qui est théorie économique est devenu obsolète. Cela ne fait pas non plus que gaspillage, dépense, sacrifice et festivités soient inhérents à une prémodernité et absents de la postmodernité ou que profit, accumulation et épargne soient en contradiction avec toute société prémoderne, même en dehors de la tradition européenne. Le métier qu’on exerce a une signification ; le travailleur s’y identifie lui-même et il y est identifié par ses concitoyens. Des personnes veulent exercer telle profession plutôt que telle autre. Soit. Mais cela ne réduit pas à zéro la dimension productive du travail. Par étirement de sens, et en appuyant sur le thème de l’identité, on peut 170

considérer que l’on consomme un travail. Mais l’assertion vaut pour elle-même, dans une logique bien définie. Elle n’annihile pas les rapports sociaux de productions. Le travail peut très bien avoir tout à la fois une composante identitaire et une dimension productive. La mutuelle exclusivité n’a de sens qu’au sein d’une théorie dans laquelle signe et consommation s’autorisent à occuper tout le territoire de l’économie politique. 16.3. Bibliographie 16.3.1. Quelques ouvrages de Baudrillard À l’ombre des majorités silencieuses. La fin du social, Paris, Sens et Tonka, 2005 [1978]. Amérique, Paris, Grasset, 1986. À propos de l’utopie, Paris, Sens et Tonka, 2005. Le crime parfait, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 1995. De la séduction, Paris, Denoël, coll. « Folio. Essais », 1979. L’échange impossible, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 1999. L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1976. Écran total, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 1997. L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 2002 La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991. L’illusion de la fin ou la grève des événements, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 1992. Le miroir de la production ou l’illusions critique du matérialisme historique, Paris, Galilée, coll. « Débats », 1985. Oublier Foucault, Paris, Galilée, 1977. Le pacte de lucidité ou l’intelligence du mal, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 2004. La pensée radicale, Paris, Sens et Tonka, 2004. Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, coll. « Les essais », 1976 [1972]. Power inferno. Requiem pour les Twin Towers. Hypothèses sur le terrorisme. La violence mondiale, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 2002. Simulacres et simulation, Paris, Galilée, coll. « Débats », 1981. La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, coll. « Folio. Essais », 2015 [1970]. 171

Les stratégies fatales, Paris, Grasset, coll. « Figures », 1983. Le système des objets, Paris, Gallimard, coll. « Les essais », 1968. Télémorphose, Paris, Sens et Tonka, 2005. La transparence du mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 1990. 16.3.2. Quelques ouvrages sur Baudrillard Florian, Thomas, Bonjour… Jean Baudrillard. Baudrillard sans simulacres, Paris, Cavatines, 2004. Kellner, Douglas, « Jean Baudrillard », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2019, https://plato.stanford.edu/entries/baudrillard/. Lane, Richard J., Jean Baudrillard, 2e édition, Londres et New York, Routledge, 2009. L’Yvonnet, François, L’effet Baudrillard. L’élégance d’une pensée, Paris, François Bourin, coll. « Le mythologue », 2013. Merrin, William, Baudrillard and the Media. A critical Introduction, Cambridge (UK) and Malden, Polity, 2005. Pawlett, William, Jean Baudrillard. Against Banality, Londres, Routledge, 2007. Smith, Richard G., The Baudrillard Dictionary, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2010.

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17. Pierre Bourdieu (1930-2002) La sociologie de Pierre Bourdieu est célèbre. Elle l’est parce qu’elle reproduit un schéma populaire en sciences sociales dans lequel il y a des dominants et des dominés, parce qu’elle ajoute à l’interprétation économique de cette relation de classes sociales une analyse dans laquelle la dimension culturelle entre en jeu et parce qu’elle limite le principe de détermination des activités des individus par les structures sociales en introduisant la catégorie habitus, catégorie grâce à laquelle les individus ont quelque rôle à jouer. L’homme, par ailleurs, sollicité par divers médias, a fait figure d’intellectuel engagé et ses prises de position ont été célébrées par les uns et décriées par les autres dans des débats animés. On trouve communément des écrits vigoureux qui se rapportent aux réalisations du sociologue ou du citoyen, que ce soit dans un langage élogieux ou dénigrant. 17.1. Éléments de la théorie chez Bourdieu 17.1.1. Concepts fondamentaux Reproduction, capital culturel, capital économique, capital social, capital symbolique, violence symbolique, habitus, champ, position, conflit, lutte, agent, classes sociales, hiérarchie, domination, structuralisme génétique, stratégie, intérêt, sens pratique, illusio. La série de concepts est de nature sociologique quoiqu’elle emprunte quelque peu à l’économie. 17.1.2. Le capital Une société, telle que la perçoit Bourdieu, constitue un ensemble hiérarchisé. Dans cet ensemble, des individus occupent des positions avantageuses. Les privilèges dont ils bénéficient se comprennent en termes de capital. L’un de ces capitaux est d’ordre économique. Il a trait aux biens qui sont détenus, à l’argent qui peut être utilisé à diverses fins. Mais Bourdieu n’admet pas une division de la société en termes strictement économiques. Il souligne l’importance de l’instruction et de 173

l’éducation comme facteurs d’inégalité sociale. Aussi propose-t-il le concept de capital culturel. Il s’agit de ce qui est su sur divers plans, notamment en matière de littérature et d’art, de ce qui est connu plus généralement dans des domaines comme l’histoire, la géographie, les sciences ou la politique. Il s’agit des diplômes qui peuvent être présentés. Il s’agit des livres, des œuvres d’art, des instruments de musique qu’on possède, des voyages qu’on a faits. Il s’agit encore de la façon de se présenter : de se tenir et de s’exprimer. À ces deux composants, s’ajoute le capital social. Celui-ci correspond à ce que procurent les personnes qu’on côtoie et les cercles à l’intérieur desquels on est connu ; il a trait à tous les bénéfices qu’on peut en tirer, à tout ce qu’apporte le fait d’être entouré de certaines gens. Ces trois capitaux convergent vers un quatrième, le capital symbolique, lequel se rapporte à l’image que projette un individu. Plus sont élevés, chez une personne donnée, son capital économique, son capital culturel et son capital social, alors plus elle est reconnue socialement, et donc plus grand est son capital symbolique. En croisant deux axes, une abscisse dont les pôles sont, à gauche, un capital culturel positif et un capital économique négatif, à droite, à l’inverse, un capital culturel négatif et un capital économique positif, puis une ordonnée, avec, au sommet, un capital global positif et, tout en bas, un capital global négatif, Bourdieu répartit des catégories professionnelles et quelques indicateurs qui leur correspondent. Au haut de l’échelle sociale, se trouvent alors des catégories comme celle des patrons de l’industrie et du commerce (à droite), celle des membres des professions libérales (au centre) et celle des professeurs de niveau universitaire (à gauche), les premiers grâce à leur fort capital économique, les deuxièmes en raison de la combinaison de leurs revenus imposants et de leur culture significative, les troisièmes parce qu’ils ont acquis un fort capital culturel. Au bas de cette échelle, vers le centre, apparaissent les ouvriers qualifiés en dessous desquels il y a les manœuvres puis les salariés agricoles, le revenu et le niveau culturel diminuant des uns aux autres. Bourdieu associe des goûts à ces statuts : c’est ainsi que les patrons affectionnent l’équitation et le champagne ; les membres des professions libérales, le golf et le whisky ; les professeurs d’université, l’opéra, sans rapport défini à l’alcool ; les ouvriers, le football et le vin rouge ordinaire.

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17.1.3. Les champs À l’intérieur de cette configuration de la société en classes sociales, il y a une subdivision par champs. Les champs sont des environnements au sein desquels des personnes occupent des postes dont certains sont avantageux et qui, pour cette raison, sont enviés. Ainsi, ces milieux comportent des enjeux et provoquent des conflits. La politique représente, à l’évidence, un de ces champs ; mais il y en a de nombreux autres, et ils sont d’ordres divers : les positions font l’objet de luttes dans les disciplines scientifiques, dans les médias, dans les arts, dans les sports, et, plus généralement, dans les environnements de travail ou dans les maisonnées. La notion de champ rime donc avec celle de compétition. Elle suppose celle de capital, les positions étant occupées en fonction du capital qui est mobilisable, plus grande étant cette mobilisation plus probable étant qu’on domine un champ. Entre dominés et dominants, il y a des luttes, les dominés concevant des stratégies pour prendre la place des dominants, les dominants veillant à maintenir à distance les dominés. Conduit par ses réflexions qui ont trait au champ et par celles qui se rapportent au capital, Bourdieu en vient à associer les deux registres et à spécifier des capitaux ; il parle alors, par exemple, de capital politique ou de capital scientifique. Bourdieu considère que la modernité a pour conséquence de subdiviser la société par champs et de rendre chacun d’eux relativement autonome. C’est ainsi que l’univers du scientifique prend ses distances par rapport à celui du religieux ou du politique, et même que l’univers d’une discipline scientifique se détache de celui des autres disciplines. Ce mouvement a pour effet de différencier le contenu des enjeux et la forme des luttes dans chacun des champs. 17.1.4. Le structuralisme génétique Les sociétés sont hiérarchisées globalement selon le capital. Elles sont sectorisées en champs qui sont eux-mêmes hiérarchisés en fonction de la nature du capital. À l’échelle de toute la société, Bourdieu considère qu’on assiste à une reproduction des classes sociales, les familles les mieux nanties se maintenant, d’une génération à l’autre, au haut de l’échelle, les défavorisées demeurant dans leur état. Cette reproduction, estime le sociologue, est largement attribuable aux caractéristiques du système 175

d’éducation. À ses yeux, ce qui est enseigné à l’école correspond largement à ce qui est valorisé dans les couches supérieures de la société : aux auteurs dont parlent les parents, aux œuvres qui sont connues dans l’environnement familial. Les enfants des familles privilégiées arrivent donc en salle de classe et y apprennent ce à quoi ils ont été exposés chez eux ; cela leur donne un avantage sur les autres élèves. Cet atout est accentué par le fait que ces jeunes ont accès dans leur foyer à des moyens qui sont susceptibles de faciliter leur apprentissage : des livres, certes, mais aussi des outils techniques, voire des moniteurs que les parents embauchent pour ajouter à ce qui a été enseigné dans l’établissement scolaire. En faisant que ce qui est enseigné à l’école corresponde à ce qui est privilégié dans les familles dominantes, la société institue en norme ce qui, en réalité, appartient à une élite. Pratiquement, les enseignants attendent des élèves qu’ils intègrent tous également un savoir avec lequel tous n’ont pas le même rapport. Tout cela s’effectue au détriment des milieux inférieurs et régularise le principe d’inégalité sociale. Bourdieu utilise le concept de violence symbolique pour nommer cette structure qui discrimine les couches inférieures de la société avec des allures de légitimité. Ce système a pour effet de conserver les hauts niveaux de capital au sein des groupes privilégiés de la société. L’école joue un rôle important dans la reproduction de la société en classes sociales, ou, plutôt, dans la reproduction des classes sociales de la société. Mais la famille y contribue, elle aussi, fortement ; elle le fait en elle-même, au sein du foyer ; elle le fait aussi en tant qu’elle s’inscrit dans un réseau de relations sociales. Les enfants apprennent ainsi à se percevoir comme appartenant à un milieu, ils assimilent ce qui est su dans ce milieu et ils adoptent des façons de faire. La société se reproduit à travers cette éducation différenciée selon le capital qui est disponible dans chacun des milieux. Dans cette optique, les structures sociales influent sur les individus et cette détermination, cette transmission du capital, explique la persistance des structures. Mais Bourdieu estime que cette interprétation structuraliste est limitative, qu’elle ne permet pas de prendre en compte l’activité des individus. Aussi, pour aller audelà de ce qu’impose cette explication, il propose le concept d’habitus. L’habitus est une manière de faire et de penser ; ce sont des valeurs et des attitudes ; c’est une espèce d’infrastructure psychique qui dispose à savoir se comporter dans diverses situations. Il s’acquiert par la socialisation, dans l’enfance et l’adolescence, à travers ce qui est communiqué notamment par la famille et l’école ; il se développe, il 176

s’affine à l’âge adulte dans les divers espaces sociaux. Il est intériorisation de ce qu’il y a à savoir et extériorisation circonstancielle de ce qui est su. Il est la possibilité pour un individu de faire ce qu’il y a à faire et de dire ce qu’il y a à dire dans divers moments de la vie en mettant en œuvre un capital hérité. En ce sens, l’habitus de l’individu correspond, au moins en partie, à un habitus de classe. En recourant à ce concept, Bourdieu confère un rôle aux individus dans la thèse structuraliste de la reproduction des classes sociales. C’est ainsi que son structuralisme devient structuralisme génétique ou un structuralisme constructiviste : l’insistance sur les structures sociales subsiste, mais sont alors introduites la notion de temporalité, puis celle de réalisation de la société par les individus. Cependant Bourdieu n’édifie pas sa sociologie sur des acteurs libres et conscients. Les acteurs bourdieusiens sont des agents ; ils sont ce qu’ils sont, ils font ce qu’ils font en tant qu’ils appartiennent à une classe sociale, à une couche de la société. Ils ne sont pas par essence libres et conscients, quoiqu’ils agissent stratégiquement et dans leur intérêt, les stratégies pouvant même être inconscientes. Ils sont guidés par un sens pratique. Les classes sociales se reproduisent ; les positions font l’objet de luttes continues dans les champs. Ce qui a cours dans les champs se greffe à la logique de la reproduction en ce que les dominants tendent à se maintenir dans leur situation, que les dominés cherchent à la leur ravir et que tous sont mus par un habitus et par des capitaux. Mais les champs sont variés et ce qui peut donner cours à une conduite intéressée dépend aussi du champ. Ce qui est protégé par les uns et convoité par les autres est en partie relatif au champ : les agents ne luttent pas en fonction des mêmes enjeux dans les champs littéraire, politique, artistique, sportif ou militaire. Ils luttent néanmoins partout. Ils le font parce qu’ils estiment que l’enjeu en vaut la peine ; ils le font parce qu’ils adhèrent aux valeurs qui caractérisent un champ. Pour prendre en compte la nécessité de l’intériorisation des normes qui sont spécifiques à un champ, et donc la composante psychologique de la lutte, Bourdieu utilise le terme illusio. Il y a des luttes dans les champs parce que des individus croient au bien-fondé de la structure du champ en la qualité de ce qui est désiré.

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Figure 3.17. Essai de structuration de la théorie chez Pierre Bourdieu

Structuralisme génétique

Reproduction

Classes sociales

Capital économique

Capital social

Capital symbolique

Capital culturel

Lutte

Hiérarchie

Position

Champ

Domination Illusio

Conflit

Violence symbolique

Habitus

Sens pratique

Agent

Stratégie

Intérêt

17.2. Après Bourdieu L’inégalité sociale ne peut s’expliquer simplement en des termes économiques ; elle dépend aussi de ce qui est maîtrisé culturellement, des réseaux sociaux auxquels une personne appartient et de la reconnaissance dont l’individu peut jouir. Le milieu familial dont un individu provient est déterminant de ce qu’il pourra réaliser dans la vie. Les matières qui sont enseignées à l’école ne sont pas neutres. 178

Dans divers secteurs de la société, il y a des luttes. La modernité tend à autonomiser des champs à l’intérieur desquels les humains agissent. Tout ce qui implique une activité intéressée ne renvoie pas à un objet matériel. La socialisation a pour effet de prédisposer les individus à agir socialement. Toutes les actions humaines ne sont pas conscientes. Voilà ce qu’enseigne ou rappelle la sociologie bourdieusienne. On ne peut nier que l’origine familiale exerce une influence sur l’avenir d’une personne. On ne peut contester que les ressources économiques et culturelles de la famille dans laquelle un individu voit le jour jouera un rôle dans son histoire. On ne peut certes pas affirmer que cette origine soit une cause nécessaire et suffisante de ce que deviendra une personne. Si la détermination de l’avenir par le statut des parents était aussi manifeste que le veut la thèse bourdieusienne, les populations des pays occidentaux seraient beaucoup moins instruites qu’elles ne le sont. Combien de personnes dans la postmodernité sont plus instruites que leurs parents, que leurs grands-parents ou que leurs arrière-grands-parents ? Les statistiques officielles sur ce point sont incontestables quand elles distribuent les proportions de diplômés du postsecondaire dans le temps depuis 1950. La famille d’origine importe, mais elle est loin de représenter l’entièreté des facteurs qui influent sur le devenir d’une personne. La postmodernité souligne, sur ce plan, l’incidence des médias et des amis et rappelle que ce rapport aux amis et aux médias n’est pas programmé par la naissance ; elle met en évidence la variété des parcours individuels. Il n’y a pas de vie sociale s’il n’y a pas de socialisation. Bien sûr. Mais la socialisation n’est pas une programmation. Bourdieu le sait, mais il lui est difficile de le prendre en considération. Cette difficulté se révèle dans sa préférence pour le concept d’agent à celui d’acteur. Un acteur dispose de quelque autonomie, de quelque conscience ; l’agent agit comme représentant de quelque chose ou comme intermédiaire ; il est ici porteur des messages de sa classe sociale dans son propre intérêt et dans celui de son groupe d’appartenance. Il n’a pas de message à lui, en tant que sujet ; il est disposé à intervenir dans cet esprit, quelle que soit la situation. La difficulté se manifeste aussi dans ce que les comportements qui sont attachés à l’habitus soient ceux de l’intérêt et de la stratégie. L’humain de Bourdieu ne sait rien faire d’autre qu’agir égoïstement, et toute la société n’est que l’expression de cette 179

compétition, dans tous les champs. Il n’y a pas d’amour, de générosité, de sollicitude, d’indifférence, chez les agents de Bourdieu. Il n’y a pas même, pour un humain, de réflexion sur sa situation ; la socialisation est telle que l’agent agit par essence, par automatisme, dans son intérêt, qu’il le fait sans y réfléchir, qu’il le fait même de façon stratégique, car il y a dans cette sociologie des stratégies inconscientes ! Ce n’est pas surprenant que le concept central de toute cette sociologie soit celui de capital et que ce concept s’empare de tout : de la culture et des relations sociales. Car tout devient capitalisation. La culture ne correspond pas à un plaisir, elle est un faire-valoir, un outil de domination. On n’a pas des relations sociales par plaisir ou par affection, ou parce qu’on partage avec d’autres des préoccupations existentielles, religieuses, politiques, ou parce qu’on rencontre des gens pour le plaisir de la natation, ou de la cuisine, ou de la géographie ; il y a des réseaux, c’est-à-dire des lieux pour faire avancer sa situation. Bourdieu est clairvoyant quand il signale l’importance de la culture dans le fait de l’inégalité sociale ; il réduit infiniment la portée de son observation quand il en fait un capital. Si tout n’est pas conscience dans les actions humaines, tout n’est pas non plus aliénation, tout ce qui est socialisation n’est pas aliénation. Tout ce qui est enseigné à l’école n’est pas neutre. Soit. Mais ce serait aller très loin que d’affirmer que tout ce qui est enseigné à l’école correspond à ce qui est valorisé strictement au cœur de la couche supérieure de la société. On peut admettre que des œuvres littéraires qui sont valorisées dans les couches inférieures ne figurent pas dans les programmes scolaires, on peut hésiter à déclarer que les œuvres littéraires de l’école ne soient connues et discutées qu’au sein des couches supérieures. Et dans la mesure où ces auteurs sont standardisés, ils participent de l’imaginaire d’une nation d’une génération à l’autre. La vision bourdieusienne a certainement, sur ce chapitre, quelque pertinence, en ce sens que la littérature et l’art classiques sont davantage discutés dans les couches les plus instruites de la société que dans celles qui le sont le moins, ce qui ne signifie pas qu’elles n’appartiennent pas à l’imaginaire d’autres couches ou que dans toutes les couches instruites on parle de littérature et d’art classiques. Mais le reproche de manque de neutralité a des limites bien au-delà du domaine de la littérature et des arts. Les récits de l’histoire d’une nation ne sont pas neutres, certes ; mais ils ne sont pas réductibles à l’idéologie des classes supérieures. On ne peut pas non plus associer à ces classes privilégiées les contenus en géographie, en biologie, en grammaire ou en mathématique. Et c’est en bonne partie parce que tous les contenus enseignés à l’école 180

n’appartiennent pas en propre aux membres des classes supérieures que l’évolution des sociétés occidentales ne peut être interprétée selon la seule logique de la reproduction des classes sociales. 17.3. Bibliographie 17.3.1. Quelques ouvrages de Bourdieu Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2015 [2002]. Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982. Choses dites, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1987. La distinction. Critique sociale du jugement, nouvelle édition augmentée, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1982 [1979]. La domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1998. Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972. Homo academicus, réédition augmentée d’une postface de l’auteur, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1992 [1984]. Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2014 [2001]. Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2015 [1997]. La noblesse d’état. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1989. Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. « Libre examen », 1992. Le sens pratique, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1980. Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2014 [2000]. Questions de sociologie, Paris, Minuit, coll. « Reprise », 2002 [1981]. Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, coll. « Points. Essais », 2014 [1994]. Bourdieu, Pierre, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue. Préalables épistémologiques, cinquième édition, Berlin et New York, Mouton de Gruyter, 2005 [1968]. Bourdieu, Pierre et Alain Darbel, en collaboration avec Dominique Schnapper, L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur 181

public, nouvelle édition augmentée, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1969 [1966]. Bourdieu, Pierre et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, nouvelle édition augmentée, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1985 [1964]. Bourdieu, Pierre et Jean-Claude Passeron, La reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1970. 17.3.2. Quelques ouvrages sur Bourdieu Bonnewitz, Patrice, Pierre Bourdieu. Vie, œuvres, concepts, 2e édition, Paris, Ellipses, coll. « Les grands théoriciens. Sciences économiques et sociales », 2009 [2002]. Champagne, Patrick et Olivier Christin, Pierre Bourdieu. Une initiation, 2e édition, revue et corrigée, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2012. Fabiani, Jean-Louis, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2016. Grenfell, Michael (dir.), Pierre Bourdieu. Key Concepts, 2e édition, Abingdon (Oxon) et New York, coll. « Key Concepts », Routledge, 2012 [2008]. Gruel, Louis, Pierre Bourdieu, illusionniste, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Essais », 2005. Mounier, Pierre, Pierre Bourdieu, une introduction, Paris, Pocket / La Découverte, coll. « Agora »2001. Pinto, Louis, Gisèle Sapiro et Patrick Champagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004. Sapiro, Gisèle (dir.), Dictionnaire international Bourdieu, Paris, CNRS, coll. « CNRS Dictionnaires », 2020. Schirato, Tony et Mary Roberts, Bourdieu. A critical Introduction, Londres, Routledge, Taylor & Francis Group, 2020 [2018].

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18. Françoise Héritier (1933-2017) Françoise Héritier doit sa réputation à ce qu’elle a accompli sur deux fronts. Le premier est celui des sciences humaines. Elle a consolidé l’anthropologie structurale en y ajoutant des notions fondamentales, comme celles de valence différentielle des sexes et d’inceste du deuxième type. Le second est celui du militantisme. Guidée par l’idéal de l’égalité entre les sexes et par une anthropologie philosophique, elle s’est prononcée publiquement sur de nombreux sujets9. 18.1. Éléments de la théorie chez Héritier 18.1.1. Concepts fondamentaux Si l’on pense à l’anthropologie d’Héritier, deux notions viennent immédiatement à l’esprit : valence différentielle des sexes et inceste du deuxième type. Surviennent ensuite les concepts d’anthropologie structurale, de domination masculine, d’identique, de différent, de binarité, d’alliance ; de structures complexes, semi-complexes et élémentaires ; de corps, d’humeurs, de substances ; de genre, de butoirs de la pensée, de symbolique. 18.1.2. Valence différentielle des sexes Selon Héritier, l’anthropologie structurale fait reposer l’institution familiale et, plus généralement, l’organisation sociale, notamment quand les structures de parenté sont élémentaires, sur trois principes : la division sexuelle du travail, la prohibition de l’inceste associée à la prescription d’exogamie, le respect d’une forme reconnue d’union sexuelle. La répartition du travail selon le sexe fait en sorte que certaines tâches sont assignées aux femmes et d’autres, aux hommes, ce qui a pour conséquence de favoriser une interdépendance entre les parties. En faisant que les relations sexuelles soient interdites entre certaines personnes, la règle oblige à trouver des partenaires à L’homoparentalité, l’adoption, la contraception, la gestation pour autrui, la prostitution, le harcèlement sexuel, le port du voile, la parité salariale, la violence. 9

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l’extérieur du groupe auquel s’applique la prohibition. En établissant des formes maritales, les sociétés consacrent des unions, rendent les époux distinctifs, assurent la filiation et définissent durablement les modalités de la parenté. Héritier admet ces trois principes, mais elle considère qu’ils occultent le fait de la discrimination sexuelle. Aussi ajoute-t-elle un quatrième paramètre, celui de la valence différentielle des sexes. Héritier, en effet, constate que, dans les sociétés étudiées par les anthropologues, ce que font les femmes est considéré comme ayant moins de valeur que ce que font les hommes. Or cette dévalorisation n’est pas liée aux activités en elles-mêmes ; elle est symbolique. Si le tissage des paniers est louable dans une communauté, la pratique est réservée aux hommes, si elle ne l’est pas, elle est le lot des femmes ; s’il est bien vu de pêcher des perles, alors ce sont les hommes qui plongent, sinon, ce sont les femmes. La prohibition de l’inceste a pour corollaire l’exogamie. Pour veiller à ce que les relations sexuelles aient lieu entre un homme et une femme qui n’appartiennent pas au même groupe, les hommes échangent entre eux des femmes ; les femmes passent d’un groupe à l’autre au gré de décisions qui sont prises par des hommes. Les femmes ne statuent pas sur les relations de parenté. Le mariage est la confirmation que la femme a été échangée, qu’elle peut avoir des relations sexuelles avec tel homme et enfanter légitimement. Épouse et mère, elle exécutera socialement les tâches qui sont dévolues aux femmes. Selon Héritier, cette valence différentielle des sexes est ce sans quoi les trois autres principes sont inopérants : si les femmes ne sont pas dépréciées, alors il n’y a pas de division sexuelle du travail, les hommes ne peuvent échanger des femmes, le mariage ne peut représenter l’appropriation d’une femme. Les quatre principes s’inscrivent toujours dans des symboliques. Dans toute société, l’idéologie donne une expression à l’infériorité des femmes, à la division sexuelle des tâches, à la responsabilité des hommes dans l’échange des femmes lorsque les structures de parenté sont élémentaires et aux devoirs conjugaux. Dans toutes les sociétés ancestrales connues de l’anthropologie, le masculin est supérieur au féminin – même dans celles où les femmes exercent une grande influence, comme c’est le cas chez les Iroquois où le point de vue de la matrone est entendu. Cette hiérarchisation, selon Héritier, s’inscrit dans un mode dualiste de classification qui fait que l’un des deux termes est toujours préférable à l’autre et qu’il est plus automatiquement associé à l’homme qu’à la femme. Ainsi en est-il du chaud et du froid, du fort et du faible, de l’actif et du passif, du sec et 184

de l’humide, puis du lourd et du léger, du haut et du bas, du clair et de l’obscur, de la droite et de la gauche, du belliqueux et du pacifique, du rugueux et du lisse… Les cultures s’édifient sur des catégorisations binaires et classent en déclassant l’un des termes. Sur cette manière contrastée d’appréhender le monde prennent forme des mentalités dichotomiques qui ne sont pas à même de rapprocher les pôles et qui servent les idéologies discriminantes. La valence différentielle des sexes prend racine dans ce dualisme en même temps qu’elle lui est propice et qu’elle favorise sa vision inégalitaire. Les quatre principes, donc, de l’organisation familiale participent d’une logique de domination masculine qui suppose une autorité des hommes sur les femmes (du père sur la mère, du frère sur la sœur…) aussi bien qu’une idéologie qui tend à inférioriser le féminin. 18.1.3. Les butoirs de la pensée Dans l’optique d’Héritier, ce sexisme trouve sa source profonde dans l’incapacité des hommes à donner naissance. La nature ne les ayant pas dotés de cette faculté, ils sont amenés à inventer des modalités qui leur donnent quelque contrôle sur l’enfantement, et par conséquent sur les mères, de facto ou virtuelles. À travers le don des femmes et l’incapacité des hommes, les sociétés imaginent des discours qui rendent possible la coopération entre les sexes et qui arrivent à avoir un sens pour les individus, quel que soit le genre auquel ils appartiennent, mais toujours à l’avantage de l’homme. C’est ainsi que le sang apparaît comme source de vie et qu’il est associé à la chaleur, vérité qui se manifeste aux chasseurs ; il est vrai aussi que, par le cycle menstruel, du sang s’échappe du corps des femmes ; l’idéologie voudra alors que le masculin soit chaleur et le féminin, froideur. Héritier utilise le concept de butoirs de la pensée pour désigner l’ensemble des observations qui sont apparues comme évidentes à une communauté et entre lesquelles il a semblé nécessaire d’établir des liens. Parmi ces butoirs, il y a le fait que le nouveau-né humain est, dans le règne animal, celui qui met le plus de temps à devenir autonome. Cela contraint les communautés à s’organiser pour prendre soin longuement des enfants ; cela fait en sorte que l’enfant dépend de cette communauté pour survivre et qu’il doit apprendre à se soumettre à l’autorité de ses aînés. Un deuxième butoir est celui de la différence biologique entre les hommes et les femmes – tout comme entre les mâles et les femelles dans le monde animal – et que la grossesse et la procréation sont l’apanage des femmes ; dans cette ligne de pensée, les femmes 185

engendrent aussi bien des hommes que des femmes et il n’y a pas de grossesse s’il n’y a pas de coït. À ces deux butoirs se greffent de multiples données sur le corps, sur les lignages, sur les différences et les ressemblances entre les individus, sur les autres ethnies, sur l’environnement et sur le ciel. C’est de la nécessité de relier toutes ces informations que prennent forme les idéologies. Les butoirs les plus incontournables expliquent les similitudes idéologiques entre les peuples, dont la représentation récurrente des quatre principes de l’organisation familiale et sociale. Des éléments s’imposent à l’esprit humain et le conduisent à créer des univers symboliques. 18.1.4. Une typologie des règles d’alliance Ses observations conduisent Héritier à distinguer trois types de règles d’alliance : les systèmes élémentaires, les systèmes complexes et les systèmes semi-complexes. Dans l’anthropologie structurale, les systèmes élémentaires se caractérisent par leur formule prescriptive. Si l’échange est restreint ou symétrique, un groupe donne une femme à un autre, lequel lui rendra une femme à l’intérieur de la même génération. Si l’échange est généralisé, alors plus de deux groupes sont impliqués : une femme va d’un premier à un deuxième, une autre femme va du deuxième à un troisième et c’est ce troisième groupe qui rendra une femme au premier ; le cycle peut s’étendre sur plus d’une génération. Dans le cas d’un mariage asymétrique, il est, par exemple, déterminé que l’homme épousera sa cousine croisée matrilinéaire, soit la fille du frère de la mère. La personne qu’on épouse appartient à la parenté et les parents deviennent de surcroît des alliés. Héritier met en lumière les systèmes complexes dans lesquels il y a, certes, des règles de prohibition, sans toutefois qu’entrent en jeu des directives explicites. En principe, les alliances se créent librement pourvu que les liens de parenté soient suffisamment éloignés entre les conjoints. Cependant, les pressions sociales, les caractéristiques sociodémographiques et les probabilités des rencontres font en sorte que les mariages tendent à impliquer des personnes qui a priori ont des caractéristiques en commun. Héritier distingue aussi les systèmes semi-complexes. Ceux-ci se rapprochent des systèmes complexes. Ils s’en distinguent par l’amplitude des interdits qui ont trait aux groupes apparentés et aux clans. Les époux ont quelque liberté, mais elle est cernée par 186

l’importance du nombre de personnes avec lesquelles l’alliance est inconcevable. Les systèmes élémentaires identifient directement les époux. Les systèmes complexes et semi-complexes insistent sur les alliances qui sont inadmissibles. 18.1.5. L’inceste du deuxième type La notion d’inceste vaut pour les personnes qui sont liées par le sang. Elle s’applique aussi à celles qui sont rapprochées par des alliances et, plus généralement, au rapport entre deux consanguins et une tierce personne. Héritier emploie le concept d’inceste de deuxième type pour désigner ces relations sexuelles : un homme avec sa bru et la sœur de cette belle-fille ; un homme, une femme et la fille de cette femme (sa belle-fille) ; une femme avec son mari et le frère de cet époux (son beaufrère)… Normalement, ces relations sont proscrites, mais il est des circonstances où elles sont souhaitables, quand, par exemple, dans certaines communautés, il est attendu qu’un veuf qui a de jeunes enfants épouse la sœur de sa conjointe disparue. Selon Héritier, le tabou est attribuable à la symbolique de substances, d’humeurs, de fluides qui passent d’un consanguin à l’autre par l’entremise d’une tierce personne, ce qui, dans l’imaginaire, peut engendrer des êtres difformes. Les deux consanguins ont des substances identiques ; l’accumulation de l’identique, le manque de différence menacent la vie. Ce sont de telles symboliques dont se dotent les sociétés pour orienter les agissements.

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Figure 3.18. Essai de structuration de la théorie chez Françoise Héritier

Domination masculine Genre

Butoirs de la pensée

Valence différentielle des sexes Binarité

Alliance Systèmes complexes Systèmes élémentaires

Symbolique

Systèmes semi-complexes Anthropologie structurale

Identique Humeurs Différent Corps

Substances

Inceste du deuxième type

18.2. Après Héritier Pour bien comprendre les principes établis par l’anthropologie structurale relativement à l’organisation familiale et sociale, il est nécessaire de prendre en compte la valence différentielle des sexes : si les tâches sont divisibles selon le sexe, et à l’avantage des hommes, si les hommes peuvent échanger des femmes, c’est que le féminin est infériorisé par rapport au masculin. L’infériorisation des femmes est par-dessus tout symbolique. Elle n’est donc pas inéluctable. On peut envisager une société dans laquelle femmes et hommes entretiennent des rapports d’égalité. Les humains sont appelés à coordonner dans une doxa l’ensemble des observations qui s’imposent à eux. 188

Même si elle est à l’avantage des hommes, cette doxa peut être admise par les femmes ; alors il y a quelque harmonie dans la communauté. Les dualismes sont habituels dans les univers symboliques et ils accréditent souvent des prénotions qui circulent dans une communauté. Il est requis de distinguer les sociétés dont les structures de la parenté sont élémentaires de celles dont les systèmes sont complexes ou semicomplexes. Dans les premières, les femmes sont échangées ; dans les deux autres, à un degré quelconque, quoique conditionnellement, les époux se donnent l’un à l’autre. Il importe de prendre en compte, rappelle Héritier, que l’inceste est affaire de perception, qu’il est fortement intégré à des symboliques. Dans ces symboliques agissent un dualisme de l’identique et du différent et une représentation de ce qui peut être lié au corps : le sang, le sperme, la sueur, les larmes, toutes les sécrétions qu’Héritier rassemble sous le générique ancien d’humeurs, puis sous le terme de substances. Cet enseignement est riche. Les représentations binaires sont communes dans les sociétés. Cela n’est pas contestable. Ont-elles pour point de départ la différence entre les hommes et les femmes ? Si oui, cela signifie que, d’une part, toute sémantique dualiste aura un terme associé au masculin et un autre, au féminin, et que, d’autre part, l’un de ces termes sera considéré comme préférable à l’autre. Cela peut donner l’impression de se confirmer dans des couplages comme fort et faible ou actif et passif. Cependant, il est des dualismes qui ne correspondent à cette attente que partiellement. L’adjectif « belliqueux » est plus aisément attaché au masculin qu’au féminin et il en va inversement de sa contrepartie de « pacifique ». Or le type belliqueux est meilleur que le pacifique seulement dans les sociétés qui privilégient l’agressivité, ce qui ne correspond pas à l’entièreté des sociétés, même archaïques. Il y a des types dans lesquels le rapport au sexe est étonnant : clair et obscur, par exemple. Il y a par ailleurs des dualismes dans lesquels ce qui est supérieur n’est pas en soi évident. Est-ce que le sec est supérieur à l’humide ? Cela dépend. Il y a peu de vie dans les sols arides. Le lourd est-il mieux que le léger ? le haut que le bas ? la droite que la gauche ? le rugueux que le lisse ? Cela dépend du contexte. On n’a pas affaire ici à des dichotomies nécessairement hiérarchisées. Certes, toutes ces sémantiques binaires sont utiles à l’interprétation du monde, mais il est aventureux de les faire découler de la distinction entre les hommes et les femmes. Il est 189

plus probable que la dissimilitude entre les sexes trouve sa place dans le registre général de la dissimilitude dichotomique, qu’elle se nourrisse dans ce registre de ce qui la conforte et qu’elle alimente, elle, sémantiquement des dualismes. Mais la dualisation du monde trouve des informations qui ont peu à voir avec le genre, qui servent, par exemple, des considérations abstraites : l’intérieur et l’extérieur, le haut et le bas, le cru et le cuit, le sain et le malade, la vie et la mort, l’ami et l’ennemi, le corps et l’esprit… 18.3. Bibliographie 18.3.1. Quelques ouvrages d’Héritier (Héritier) Au gré des jours, Paris, Odile Jacob, coll. « Essais », 2017. (Héritier) De la violence I (séminaire de Françoise Héritier), Paris, Odile Jacob, 2005 [1995]. (Héritier) De la violence II (séminaire de Françoise Héritier), Paris, Odile Jacob, 2005 [1999]. (Héritier) Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Paris, Odile Jacob, coll. « Essais », 2012 [1994]. (Héritier) L’exercice de la parenté, Paris, Gallimard, coll. « Hautes études », 1981. (Héritier) Le goût des mots, Paris, Odile Jacob, coll. « essais », 2014. (Héritier) Hommes, femmes : la construction de la différence, Paris, Le Pommier, coll. « Le collège de la cité », 2010. (Héritier-Augé) Leçon inaugurale faite le vendredi 25 février 1983 au Collège de France, Chaire d’étude comparée des sociétés africaines, Paris, Librairie Le Galet, 2006 [1984]. (Héritier) Masculin-Féminin, volume I : La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, coll. « Essais », 2012 [1996]. (Héritier) Masculin-Féminin, volume II : Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002. (Héritier-Augé) « Moitiés d’hommes, pieds déchaussés et sauteurs à cloche-pied », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, Le corps en morceaux, no 18, 1992, https://doi.org/10.4000/terrain.3025. (Héritier) Le sel de la vie. Lettre à un ami, Paris, Odile Jacob, coll. « Essais », 2012. (Héritier) Retour aux sources, Paris, Galilée, 2010. Héritier, Françoise et Karine Tinat, « Le dernier entretien de 190

Françoise Héritier », Socio, no 9, 2017, p. 238-255, https://doi.org/10.4000/socio.2995. Héritier-Augé, Françoise et Élisabeth Copet-Rougier (dir.), Les complexités de l’alliance, volume I : Les systèmes semicomplexes, Paris, Éditions des archives contemporaines, coll. « Ordres sociaux », 1990. Héritier-Augé, Françoise et Élisabeth Copet-Rougier (dir.), Les complexités de l’alliance, volume II : Les systèmes complexes d’alliance matrimoniale, Paris, Éditions des archives contemporaines, coll. « Ordres sociaux », 1991. Héritier-Augé, Françoise et Élisabeth Copet-Rougier (dir.), Les complexités de l’alliance, volume III : Économie, politique et fondements symboliques (Afrique), Paris, Éditions des archives contemporaines, coll. « Ordres sociaux », 1993. Héritier-Augé, Françoise et Élisabeth Copet-Rougier (dir.), Les complexités de l’alliance, volume IV : Économie, politique et fondements symboliques, Paris, Éditions des archives contemporaines, coll. « Ordres sociaux », 1994. Izard-Héritier, Françoise et Michel Izard, Les Mossi du Yatenga. Étude de la vie économique et sociale, Bordeaux, Institut des sciences humaines appliquées de l’Université de Bordeaux, 1959. 18.3.2. Quelques ouvrages sur Héritier Jamard, Jean-Luc, Emmanuel Terray et Margarita Xanthakou (dir.), En substances. Textes pour Françoise Héritier, Paris, Fayard, coll. « Essais », 2000. L’homme. Revue française d’anthropologie, Françoise Héritier in memoriam, no 225, 2018. Tahon, Marie-Blanche (dir.), Une anthropologue dans la Cité. Autour de Françoise Héritier, Outremont (Québec), Athéna, 2010. Vernier, Bernard, La prohibition de l’inceste. Critique de Françoise Héritier, Paris, L’Harmattan, 2009.

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19. Katherine (Kate) Murray Millett (1934-2017) Kate Millett est fortement associée au principe d’égalité des sexes et son livre de 1970, Sexual Politics (La politique du mâle, en français, traduit en 1971), s’avère l’un des étendards du féminisme de la deuxième vague. Sa thèse selon laquelle les relations intimes sont marquées par ce qui se joue dans l’espace politique de toute une société a retenu l’attention et orienté la lutte contre de la domination masculine. Si peu contestable que soit l’influence de Millett sur l’évolution du statut de la femme, plusieurs de ses positions – par exemple sur la psychanalyse, le mariage ou la psychiatrie – ont suscité des critiques, même depuis l’intérieur du mouvement féministe. 19.1. Éléments de la théorie chez Millett 19.1.1. Concepts fondamentaux Patriarcat, sexisme, hétérosexisme ; puis pouvoir, politique, égalité, féminisme, socialisation, rôles sexuels, sexualité, mariage, libération sexuelle. Tel est le vocabulaire qui encadre les réflexions de Millett. Elle a par ailleurs pris position sur des thématiques comme la prostitution, la pédophilie, la psychiatrie et Freud. 19.1.2. Le patriarcat Les réflexions de Millett partent d’un constat : les sociétés sont structurées de telle manière qu’elles favorisent la masculinité ; elle considère que cette inégalité des sexes est assurée par leur organisation politique et par ce qu’elles communiquent culturellement à leurs membres. Millett observe ce sexisme dans la littérature chez des auteurs célèbres comme David Herbert Lawrence, Henry Miller et Norman Mailer. Chez Lawrence, elle met en évidence une sexualité féminine caricaturale, dénigrante, une typologie de l’attitude des femmes à l’égard du plaisir qui relève davantage de l’idéologie que de l’analyse. Chez Miller, elle dénonce une vision dégradante de la femme qui, dans les activités sexuelles, est soumise passivement aux fantasmes masculins. Chez Mailer, elle souligne un culte de la masculinité qui se 193

traduit en un mépris de la féminité et qui cautionne la violence. Ces trois littéraires sont symboliques, selon Millett, de la manière dont la femme est représentée dans une optique masculine et hétérosexuelle. Chez un auteur homosexuel comme Jean Genet, elle trouve une façon appropriée d’appréhender la sexualité, c’est-à-dire des événements qui sont en correspondance avec ce à quoi les situations peuvent conduire, des scènes qui sont en rapport avec les personnages qui les animent. L’univers phallocrate que dessine Millett, qu’elle fait ressortir de l’imaginaire d’illustres écrivains, n’est qu’une exemplification non pas seulement de la façon dont la femme est considérée sexuellement, mais de la manière dont elle est traitée dans toutes les sphères de la socialité. Ce qui advient entre l’homme et la femme dans l’intimité est à mettre en parallèle avec ce qui a cours dans la sphère publique. Dans les pensées et les actes personnels, il y a l’effet du discours collectif et de l’exercice de la politique. Tout un système veille à inférioriser le genre féminin, à faire que les femmes reconnaissent qu’elles ne disposent pas des qualités masculines, qu’il est juste qu’on privilégie le travail de l’homme, qu’il est souhaitable que des secteurs de la vie en société soient interdits aux femmes, qu’il est attendu qu’une femme soit assujettie à un homme mentalement, sexuellement, économiquement. Toute une politique du mâle, une règle étendue des rapports de sexes, a pour finalité de maintenir l’emprise du genre masculin sur le genre féminin. Les sociétés sont patriarcales. Le patriarcat, c’est le pouvoir des hommes sur les femmes. Par la socialisation, les garçons et les filles apprennent très tôt la place qui leur est respectivement envisageable ; cela leur est enseigné explicitement, cela fait partie de la culture qu’ils intériorisent ; cela s’impose à eux dans ce qu’ils voient quotidiennement dans leur environnement et dans les perspectives qu’ils peuvent avoir sur leur avenir. La conviction de Millett est claire : à la base, les hommes et les femmes sont semblables, sont égaux. Si cette similitude, cette égalité principielles ne se concrétisent pas, si les sociétés sont stratifiées selon le sexe, si la classe sociale des femmes est opprimée, c’est que la classe des hommes a soumis les femmes en les enfermant dans la monogamie, en les obligeant à respecter des tabous sexuels, en les aliénant à leur aptitude à donner naissance et à leur maternité, en les contrôlant économiquement. La libération des femmes passe par la fin de la monogamie, par l’abolition des tabous sexuels, par la mise en œuvre de formes variées d’insémination et par la création de nouveaux modes d’éducation des enfants, par l’acquisition de l’autonomie. 194

Dans cette lecture du monde, sont associés au masculin les mots pouvoir, contrôle, androcentrisme, agressivité, violence, privilège, phallocratie, misogynie, chauvinisme, sexisme, patriarcat, et l’attitude de l’homme à l’endroit des femmes en est une de domination, d’exploitation, de manipulation, d’oppression, d’assujettissement, d’objectivation, de dénigrement, de mépris. Le féminisme a pour objectif de mettre un terme à tout ce qui institutionnellement et culturellement victimise les femmes, à tout ce qui rend possible le système de domination masculine, à tout ce qui nuit à la reconnaissance de l’égalité des sexes. Ce féminisme lutte sur le front politique et, conséquemment, sur celui des relations interpersonnelles. 19.1.3. Des questions sociales Dans une logique féministe, Millett, au-delà de l’affirmation du principe d’égalité, s’est prononcée sur diverses questions. 19.1.3.1. La prostitution Sur le thème de la prostitution, elle signale que le statut des travailleuses du sexe, comme celui de toute la condition féminine, est arrimé à un système politique. Les prostituées exercent leur métier dans un contexte patriarcal qui rend possible la chosification de la femme et la commercialisation du corps des femmes, qui admet la domination de l’homme. Millett invite à ne pas blâmer ces femmes qui satisfont les pulsions masculines. Le féminisme, estime-t-elle, doit être solidaire des prostituées ; il doit dénoncer la prostitution, mais sans désavouer les femmes qui gagnent leur vie à l’intérieur de la profession ; il doit plaider pour la décriminalisation du métier. 19.1.3.2. La pédophilie Discutant de la pédophilie, Millett s’intéresse au droit des enfants, qu’elle distingue du droit de s’approcher des enfants. Elle inscrit le sujet dans la thématique globale de la libération sexuelle, le rapporte à la catégorie de la sexualité intergénérationnelle, l’associe à la critique de l’institution familiale. À ses yeux, ce qui pose problème dans les relations entre adultes et enfants, c’est que ceux-ci sont dépourvus de droits et de moyens. La société impose une règle, celle de l’âge du consentement. La mesure est oppressive, socialement. Or, les enfants devraient avoir le droit de s’exprimer sexuellement, même avec des adultes. Dans une société égalitaire, dans laquelle le droit des enfants sera reconnu, on peut penser que les barrières à la sexualité 195

intergénérationnelle seront éliminées, aussi bien hétérosexuellement qu’homosexuellement. 19.1.3.3. La psychiatrie Millett s’attaque au système psychiatrique. De son point de vue, la folie est générée par l’intervention des spécialistes de la santé mentale. Il n’appartient pas, soutient-elle, à la psychiatrie de décréter ce qui est sain et ce qui ne l’est pas sur le plan psychologique. L’esprit humain, la psyché d’une personne, est un lieu privé, sacré, dans lequel il ne devrait pas être permis de pénétrer autoritairement, qui ne devrait pas être altéré médicalement. La psychiatrie sert pour une large part à soigner les comportements qui, socialement, sont jugés anormaux, et donc à avaliser une structure oppressive à laquelle des individus ont de la difficulté à se conformer ; elle constitue une institution de contrôle social ; elle contribue à stigmatiser l’agir marginal. 19.1.4. Freud et l’envie de pénis Il y a dans l’œuvre de Freud des pages qui témoignent d’un point de vue sexiste. Elles ont principalement trait à l’envie de pénis : la fillette, observant le genre masculin, constate qu’il lui manque quelque chose ; cette absence de pénis la conduit à se définir comme être incomplet et la pousse vers une activité sexuelle compensatoire, la grossesse ellemême apparaissant comme une manière de porter en soi un pénis. Dans une telle optique, la femme n’a pas d’appel sexuel intrinsèquement féminin et la grossesse est masculinisée. La faiblesse de cette théorie et ses assises sexistes n’ont pas échappé à Millett. De même que ne sont pas passées inaperçues les conséquences que Freud tire cette dichotomie : accentuation des facteurs anatomiques dans la comparaison entre les hommes et les femmes, justification des rôles différenciés des sexes sur le plan social, cautionnement de la thèse de la dissemblance des tempéraments selon le genre.

196

Figure 3.19. Essai de structuration de la théorie chez Katherine Murray Millett

Féminisme

Patriarcat

Pouvoir

Égalité

Sexisme

Libération sexuelle

Mariage

Hétérosexisme

Rôles sexuels

Politique

Sexualité

Freud Psychiatrie

Socialisation

Prostitution Pédophilie

19.2. Après Millett La pensée millettienne est une réaffirmation du principe d’égalité des hommes et des femmes, de la légitimité de l’action sociale qui a pour objectif d’établir cette égalité. Elle attire l’attention sur la dimension patriarcale de la socialité. Elle a la force de soulever l’hypothèse de l’incidence des structures sociales sur les relations interpersonnelles, plus spécifiquement celle de l’influence des formes de la discrimination sociale selon le genre sur les rapports, même sexuels, entre les hommes et les femmes. Cette pensée à la faiblesse qu’ont les analyses caricaturales, ce qui lui a été reproché par bon nombre de critiques, y compris dans le mouvement féministe : tout ce qui est sexualité dans les œuvres de Lawrence, Miller et Mailer n’est pas sexiste et ces œuvres ne sont réductibles ni à leur composante sexuelle ni à leur dimension sexiste ; 197

tout ce qui est point de vue homosexuel n’est pas lucidité de l’interprétation des rapports sociaux ou désaliénation dans la sexualité ; tout ce qui est structure sociale n’est pas patriarcat ; tout ce qui est masculinité n’est pas pouvoir, contrôle, androcentrisme, agressivité, violence, privilège, phallocratie… ; tout ce qui est mariage n’est pas aliénation du féminin ; tout ce qui est non conformiste sexuellement ou autrement n’est pas clairvoyance ou désaliénation ; tout ce qui est Freud n’est pas envie de pénis ; tout ce qui est féminin n’est pas victimisation… Certes une lecture bienveillante pourrait relever des passages dans les écrits de Millett dans l’intention de montrer que l’autrice n’est pas toujours catégorique, mais cette lecture ne parviendrait pas à faire état d’une théorisation des contradictions, par exemple entre patriarcat et non-patriarcat ou entre mariage aliénant et mariage non aliénant. Le discours millettien a des propriétés persuasives et ces attributs relèvent précisément de la netteté de son découpage du sociopolitique : il y a un coupable, le patriarcat et les individus qui le soutiennent ; il y a des victimes, le genre féminin ; il y a un projet, mettre fin à la discrimination. Il allait de soi qu’une telle idéologie fût entendue tant la femme était discriminable en Occident, au milieu du siècle dernier, tant elle était discriminée, mais aussi tant la socialité rendait possible une telle opinion, tant elle rendait intelligible ce positionnement. Ce discours avait des limites, attribuables à ses exagérations. Dans les propos idéologiques, on peut se reconnaître, mais on peut aussi ne pas le faire ; cela dépend de ce qui a été vécu ; on peut aussi être inquiété par le manque de nuance. Analytiquement, ce discours est condamné, car il ne résiste pas à l’épreuve de la vérification, opération qui le revoie à ses demi-vérités. Il fut important que le mouvement féministe se laisse guider par une vision millettienne qui entend mettre fin à la dimension patriarcale de la société ; il fut important que le féminisme prenne ses distances par rapport à cette thèse parce que le patriarcat n’est pas aussi défini et aussi impérieux qu’elle le prétendait. 19.3. Bibliographie 19.3.1. Quelques ouvrages de Millett The Basement. Meditations on a Human Sacrifice, New York, Simon & Schuster, 1979. A. D. A Memoir, New York, W. W. Norton, 1995. En Iran, traduit de l’américain par Sophie Dunoyer, Paris, Des femmes, 1981 [1981]. 198

En vol, traduit de l’américain par Elisabeth Gille, Paris, Stock, coll. « Stock/F », 1975[1974]. The Loony-Bin Trip, New York, Simon & Schuster, 1982. Mother Millett, Londres, Verso Books, 2001. The Politics of Cruelty. An Essay on the Literature of Political Imprisonment, New York, W. W. Norton, 1994. La politique du mâle, traduit de l’américain par Elisabeth Gille, Paris, Stock, 1971 [1970]. Prostitution. Quatuor pour voix féministes, traduit de l’américain par Elisabeth Gille, Paris, Denoël Gonthier, coll. « Femme », 1973 [1973]. Sita, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1977. 19.3.2. Quelques ouvrages sur Millett Allen, Leah Claire, « From New Criticism to Postcritique: Kate Millett's Method in the History of the Present », Criticisme, vol. 63, no 4, 2021, p. 381-408. Dumas, Marie-Hélène, Kate Millett. Pour une révolution queer et pacifiste, Montreuil, Libertalia, 2022. Jeffreys, Sheila, « Kate Millet’s Sexual Politics: 40 years on », Women’s Studies International Forum, vol. 34, no 1, 2011, p. 76-84. Poirot, Kristan, « Mediating a Movement, Authorizing Discourse: Kate Millett, Sexual Politics, and Feminism’s Second Wave », Women’s Studies in Communication, vol. 27, no 2, 2004, p. 204235.

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20. Élisabeth Badinter (1944-) Les rapports entre les femmes et les hommes ont tellement évolué dans l’histoire de l’humanité qu’on peut considérer que, dans la contemporanéité, on est au-delà de la complémentarité tant le féminin et le masculin sont devenus socialement comparables. L’amour maternel dépend de la culture ; à trop valoriser le relativisme culturel, on en vient à admettre l’inégalité entre les femmes et les hommes, à tolérer l’intolérance islamiste ; les femmes sont les égales des hommes, elles n’ont pas besoin de discrimination positive ; l’État ne devrait pas légiférer contre la prostitution, car l’activité sexuelle renvoie au droit individuel ; c’est grâce au féminisme que la situation des femmes s’est améliorée depuis le milieu du siècle dernier, mais le féminisme antihomme est malsain. Ces affirmations font d’Élisabeth Badinter une personnalité féministe aussi admirée que contestée. 20.1. Éléments de la théorie chez Badinter 20.1.1. Concepts fondamentaux Lire Badinter, c’est trouver ce vocabulaire : féminisme, évolution, périodes, égalité des sexes, laïcité, parité, ressemblance des sexes, culture, nature, complémentarité, patriarcat, prostitution, relativisme culturel, différentialisme, universalisme, individualisme, amour maternel, misandrie. 20.1.2. Évolution Au fondement des réflexions de Badinter, il y a une thèse évolutionniste dont l’objet est la place qu’occupent socialement les hommes et les femmes. Cette thèse décèle trois périodes. La première couvre toute l’histoire de l’humanité jusqu’à l’antiquité. Les rôles des sexes y sont largement déterminés par les facteurs anatomiques. Les femmes enfantent et allaitent, de même qu’elles assurent les cueillettes ; les hommes chassent. Cette division des tâches correspond à un échange relativement égalitaire entre les sexes et confère des pouvoirs aux femmes et aux hommes. 201

La deuxième période débute dans l’antiquité et s’achève avec l’apogée des Lumières, en France, au XVIIIe siècle. Le patriarcat se met en place. Cette domination, cette appropriation de la femme et des enfants, cette marginalisation du féminin sont possibles parce que la société se complexifie institutionnellement, donnant de l’expansion à sa dimension religieuse, à sa composante militaire, minimisant, disqualifiant le travail des femmes, insistant sur la fonction maternelle. Toute une idéologie en vient à cautionner l’oppression du féminin au nom d’un absolu céleste et du principe d’une puissance masculine. La troisième période trouve ses racines dans les principes de la Révolution française : liberté, égalité, fraternité. Le respect de la liberté permet de mettre l’accent sur l’individu ; ce faisant, l’ensemble des femmes se diversifie, le féminin en vient à se définir davantage par rapport à la multitude des choix et des activités que par la biologie. La reconnaissance de l’égalité oblige à admettre qu’il ne peut y avoir de hiérarchie des sexes. L’invitation à la fraternité conduit à convenir que tout humain doit aider son prochain, quel qu’il soit, que, sociopolitiquement, la tolérance est requise. La mise en application de ces principes universels conduit paradoxalement à diversifier l’espèce et à l’uniformiser : l’individualisme pluralise alors que l’incitation à l’équité et à la tolérance rassemble. Dans ce mouvement, les hommes et les femmes deviennent de plus en plus semblables. La médecine et la technologie contribuent à ce développement, notamment en rendant possible la régulation des naissances. Les structures du travail font en sorte qu’une tâche puisse être effectuée aussi bien par un homme que par une femme. On peut observer des modes androgyniques, on peut même imaginer des hommes qui porteraient des enfants. Au premier stade de l’humanité, il y a l’homme et la femme, l’un et l’autre, complémentairement ; au deuxième, l’homme et la femme sont l’un sans l’autre, leur vie sociale est essentiellement parallèle ; au troisième, les deux sexes s’apparentent, l’un est l’autre. 20.1.3. Nature et culture Dans l’optique de Badinter, la culture a préséance sur la nature, c’est principalement en relation avec elle que se développent les façons de penser et d’agir. Le corps participe de ce phénomène : si l’humain est ce qu’il est, c’est parce qu’il a telle constitution ; mais ce que réalise l’humain en fonction de ce dont l’a doté la nature est largement modelé par les symboliques qui circulent au sein des sociétés. C’est la raison pour laquelle le corps n’est pas perçu pareillement dans toute société, 202

que le statut de la femme est variable, que les structures familiales sont diverses, que la distribution de la richesse n’est pas partout et de tout temps la même. À la culture est associée une identité collective qui influe sur la manière dont on se représente le monde, dont les activités sont menées et dont les émotions sont vécues. La dimension socioculturelle de l’humanité, par ailleurs, n’empêche pas l’individuation des rapports à la culture ; dans des cultures communes se déploient des identités individuelles. Critique des perspectives naturalistes, Badinter remet en question la notion même d’instinct maternel ; elle lui préfère celle d’amour maternel et elle souligne que l’affection d’une mère pour son enfant n’est pas automatique, que cet attachement se construit au sein d’une société et dans la particularité de la relation entre les deux personnes. Ces paramètres font en sorte que toute mère n’aime pas son enfant spontanément. La perspective culturaliste de Badinter a toutefois des limites. La philosophe qu’elle est admet volontiers que la culture soit déterminante des us et des coutumes et que cela ait pour conséquence de placer l’humanité sous le signe de la pluralité. Elle soutient toutefois que, à trop insister sur la dissemblance, on en vient à considérer comme acceptables des faits sociaux comme l’inégalité des hommes et des femmes, soulignée par le vêtement, ou par des rites comme l’excision. Elle rappelle alors la part de ressemblance dans l’espèce humaine et invite à ne pas repousser l’idée d’universalité des droits de l’homme au nom de thèses différentialistes. L’éthique de Badinter se situe quelque part entre culturalisme, universalisme et individualisme. Le culturalisme différencie les humains et explique qu’il faille nuancer ce qu’apporte la nature par ce que les sociétés et les individus construisent. L’universalisme donne à voir ce que les cultures et les individus ont en commun. L’individualisme protège la personne contre les abus de différentialisme ou d’universalisme. 20.1.4. Laïcité Badinter insiste sur le lien entre laïcité et féminisme. Si la condition de la femme s’est améliorée avec la philosophie des Lumières, et à compter de la Révolution française, c’est largement parce que les principes universalistes de liberté, d’égalité et de fraternité oblitéraient les institutions et les idéaux religieux. Le discours de l’Église selon lequel la gent masculine doit jouir de prérogatives perd en pertinence. Les femmes, selon Badinter, ne peuvent être les égales des hommes, ne 203

peuvent vivre librement que si elles s’affranchissent du religieux, que si, contre les dictats des représentants du divin – entre autres islamistes et catholiques –, elles deviennent les maîtres de leur corps. Et cela doit se révéler dans leur sexualité, dans l’usage des moyens de contraception, dans le recours à l’avortement, dans le vêtement, dans les rôles familiaux, sur le marché du travail, dans la distribution des biens. 20.1.5. Des prises de position Forte de son interprétation de l’histoire, qui fait de la ressemblance des sexes un aboutissement, guidée par un universalisme qui atténue les thèses différentialistes sans les rejeter, Badinter intervient sur plusieurs thématiques sociales, comme celle de l’instinct maternel ou celle de l’antiféminisme du religieux. Elle se prononce aussi sur la question de la prostitution, de la parité entre les femmes et les hommes ou sur celle de la misandrie d’un certain féminisme. 20.1.5.1. Prostitution Le discours féministe est divisé sur le thème de la prostitution. D’un côté, il réclame des lois qui interdisent l’activité ou qui pénalisent soit les femmes qui vendent leurs services, soit les hommes qui les leur achètent. De l’autre, il demande de respecter les femmes qui s’adonnent à la profession ou encore de reconnaître que chaque personne est responsable de son corps. Badinter affirme que l’État ne doit pas intervenir sur ce qui a trait aux activités sexuelles ; elle affirme qu’on est là dans le domaine de l’individualité, de la liberté individuelle. 20.1.5.2. Parité Pour en venir à une répartition équitable des hommes et des femmes dans certaines fonctions, plusieurs en appellent à des règlementations qui favorisent des quotas à 50 % d’hommes et 50 % de femmes. Badinter s’oppose à ces formules. Elle est, certes, en faveur du principe d’égalité, mais elle refuse la pratique même d’une discrimination positive. Elle considère que, dans les législations qui se donnent pour objectif la parité, il y a une forme de misogynie, car il est alors convenu que les femmes ne peuvent accéder à cette parité par elles-mêmes. 20.1.5.3. Misandrie Dans certaines écoles féministes, la femme est présentée comme victime et l’homme, comme coupable. Dans certaines de ces écoles, 204

l’homme est dépeint sous les traits de l’ennemi ; l’émancipation de la femme est envisagée dans un univers parallèle, loin de celui de l’homme. Dans le regard de Badinter, il n’y a d’égalité réelle entre les sexes que dans un monde composé d’hommes et de femmes en interaction, que dans l’intercompréhension des genres, que dans la reconnaissance commune du masculin et du féminin ; il y a équité entre les sexes dans l’émergence de l’androgyne. Figure 3.20. Essai de structuration de la théorie chez Élisabeth Badinter Féminisme

Égalité des sexes

Évolution Complémentarité Périodes

Patriarcat Ressemblance des sexes

Laïcité

Parité Prostitution Misandrie Culture Différentialisme

Relativisme culturel

Nature

Individualisme

Universalisme

Amour maternel

20.2. Après Badinter Les hommes et les femmes sont en principe égaux et il importe de militer pour l’émancipation des femmes. En Occident, la situation des femmes s’est améliorée depuis la Révolution française. Le respect de principes universels de liberté, d’égalité et de fraternité est bénéfique à la condition féminine. Le respect de ces principes donne 205

cours paradoxalement à une diversification et à une uniformisation du genre humain. Dans la modernité, on observe des formes d’androgynie qui sont l’indice d’une évolution vers la ressemblance des hommes et des femmes. L’émancipation des femmes passe par le contrôle de leur corps. L’émancipation des femmes suppose une distanciation par rapport aux dogmes religieux. Les façons de penser et d’agir sont culturellement déterminées, elles ne sont pas innées. L’identité sociale ou individuelle est construite dans le cadre des actions d’une collectivité et des activités individuelles. L’amour maternel trouve son expression dans une culture sociale et se manifeste positivement ou négativement en fonction de l’individualité des histoires et de la spécificité des relations entre un enfant et sa mère. Les principes moraux universels se heurtent au relativisme culturel. S’il est souhaitable de reconnaître la diversité de l’humanité en fonction des particularismes culturels, il ne l’est pas moins de faire valoir les principes de liberté, d’égalité et de fraternité. La perspective évolutionniste de Badinter permet de constater une amélioration de la condition féminine en Occident depuis le XVIIIe siècle. Elle permet aussi de signaler une certaine emprise du religieux sur l’organisation sociale, en Occident et en Asie, et de relever des évidences de patriarcat. Elle ne dispose pas des données archéologiques et anthropologiques pour parler d’une supposée première période de l’histoire de l’humanité, laquelle couvre plus de 50 000 ans et a cours en divers milieux ; elle manque d’informations pour porter un jugement adéquat sur la condition féminine dans la seconde période ; elle tend à idéaliser l’histoire des femmes dans la troisième période. Concevoir l’histoire de l’humanité en trois ou quatre temps peut servir des idéologies qui se perçoivent comme progressistes ; ces visions s’appuient habituellement sur des données manquantes et prennent forme dans des assemblages de lignes approximatives ; c’est le cas du matérialisme historique de Karl Marx, ou encore des théories de Lewis Henry Morgan sur la civilisation ou de James George Frazer sur l’évolution culturelle. Au terme de ces développements, il y a quelque idéal, perçu comme aboutissement nécessaire. Chez Badinter, la ressemblance entre les femmes et les hommes survient comme une terminaison de l’histoire ; il ne s’agit pas d’une interprétation de la relation entre les femmes et les hommes, il ne s’agit pas d’un avènement 206

contingent ; l’humanité, croit-elle, évolue vers l’indifférenciation des deux sexes. De nombreuses interventions de Badinter sont morales. Cela va de soi quand on se prononce sur ce qui, selon soi, doit être dans l’ordre social. Mais dans cet univers éthique, il n’y a pas d’absolu. Il est aussi défendable de souhaiter mettre en application des mesures légales pour atteindre la parité que de plaider que les femmes n’ont pas besoin de mesures positivement discriminatoire ; il est aussi valable de vouloir qu’on légifère contre la prostitution que de demander à ne pas le faire. Il est beaucoup plus nécessaire que ces débats aient cours, qu’il importe que des arguments soient élevés en vérité. 20.3. Bibliographie 20.3.1. Quelques ouvrages de Badinter L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel (XVIIe-XXe siècle), Paris, Flammarion, 1980. Le conflit. La femme et la mère, Paris, Flammarion, 2010. Les conflits d’une mère. Marie-Thérèse d’Autriche et ses enfants, Paris, Flammarion, 2020. Émilie, Émilie ou l’ambition féminine au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1983. Fausse route, Paris, Odile Jacob, 2003. L’infant de Parme, Paris, Flammarion, coll. « Histoire », 2008. Mme du Châtelet, Mme d’Épinay ou l’ambition féminine au XVIIIe siècle, Paris, Arthème Fayard, 2006. Les passions intellectuelles, volume I : Désir de gloire (17351751), Paris, Arthème Fayard, 1999. Les passions intellectuelles, volume II : Exigence de dignité (17511762), Paris, Arthème Fayard, 2002. Les passions intellectuelles, volume III : Volonté de pouvoir (1762-1778), Paris, Arthème Fayard, 2007. Le pouvoir au féminin. Marie-Thérèse d’Autriche, 1717-1780. L’impératrice reine, Paris, Flammarion, 2016. Les « Remontrances » de Malesherbes (1771-1775), Paris, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 2002 [1985]. L’un est l’autre. Des relations entre hommes et femmes, Paris, Odile Jacob, 1986. XY. De l’identité masculine, Paris, Odile Jacob, 1992.

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20.3.2. Quelques ouvrages sur Badinter Audet, Élaine, « Élisabeth Badinter dénature le féminisme pour mieux le combattre. Une critique de Fausse route », Sisyphe.org, 2003, http://sisyphe.org/spip.php?article598. Lahaye, Brice, « Élisabeth Badinter, une féministe aux prises avec son temps », Madame Figaro, 2017, https://madame.lefigaro.fr/societe/elisabeth-badinterphilosophe-feminisme-021017134571#:~:text=%22Je%20d%C3%A9fends%20cette%20posit ion%20d,'ut%C3%A9rus%2C%20de%20devenir%20parents. Munier, Paul, La ressemblance des humains. L’œuvre d’Élisabeth Badinter, Paris, Germina, 2013.

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21. Ulrich Beck (1944-2015) Ulrich Beck s’est établi dans le champ des sciences humaines en créant et en développant la notion société du risque, ce par quoi il a invité à une réflexion sur les dangers que portent en elles les communautés de la postmodernité ; il s’est établi aussi dans le champ sociopolitique en critiquant le capitalisme et en mettant en valeur les bienfaits d’une Europe fédérée, voire d’un parlement mondial pour réagir au changement climatique. 21.1. Éléments de la théorie chez Beck 21.1.1. Concepts fondamentaux Au long des lignes que Beck propose à ses lecteurs, on trouve fréquemment ce vocabulaire dans lequel sont déposés les principaux traits de sa pensée : risque, société du risque, parlement mondial, incertitude, in-assurabilité, prémodernité, modernité, seconde modernité, modernité réflexive, mondialisation, politique, subpolitique, cosmopolitisme méthodologique, nationalisme méthodologique, lien social, culture positive, individualisation. 21.1.2. Vers une seconde modernité Beck classifie les sociétés en termes de risque. Dans les sociétés préindustrielles, où la dimension agriculturale est dominante, ce qui est menaçant par-dessus tout provient de l’extérieur : ce sont des événements météorologiques, des séismes, des éruptions volcaniques, des tsunamis ; et ces phénomènes sont peu prévisibles. Dans ces sociétés prémodernes, les liens entre les personnes sont étroits ; ils sont aménagés par une tradition imposante et sont entretenus dans des relations entre des personnes au sein des institutions comme la famille et sont animés par des discours comme celui que livre l’univers religieux. Dans les sociétés industrielles, les charges du monde physique constituent toujours une menace, mais la nature apparaît moins comme un danger que comme ce qui doit être mis au service du progrès. La 209

science et la technologie ont largement pour mission d’utiliser les ressources naturelles à des fins de croissance économique. Cette modernité première, toutefois, engendre de la pollution et des maladies. À la différence de la société préindustrielle, la société moderne est, à maints égards, responsable de plusieurs risques ; ce sont des décisions qui sont prises en son sein qui les provoquent ; ces risques ont même un aspect prévisible que la science et la technologie peuvent évaluer, mais dont la prise en compte entre en contradiction avec le principe de la croissance économique. L’industrialisation a des effets sur le plan social : en réorganisant le rapport au travail et la distribution de la richesse, en contribuant à l’urbanisation, elle favorise l’agir individuel, ce qui atténue le lien social et accentue le danger associé à la criminalité. Dans une seconde modernité, selon Beck, production de richesse et production du risque sont corrélées ; par le simple fait de s’activer économiquement, la société fabrique ce par quoi elle est menacée : il s’agit de problèmes écologiques, certes, mais qui ont des répercussions sur la production économique elle-même : par exemple en provoquant des maladies chez les animaux, ce qui affecte l’élevage, ou en polluant les eaux, ce qui nuit à l’industrie de la pêche. Plus encore, les risques sont perceptibles dans tout le champ social : épidémies, désertification, appauvrissement de la qualité de l’air, déversements chimiques, nucléarisation ; et puis paupérisation, violence et armement, car la modernité transforme le champ social et engendre des nationalismes belliqueux. 21.1.3. Les effets du risque Dans les sociétés préindustrielles et, jusqu’à un certain point, dans celles de la première modernité, les effets des risques sont relativement circonscrits en un lieu et ils ont une durée plutôt limitée : un cyclone se manifeste quelque part puis cesse ; une usine s’installe quelque part et son activité est limitée quand on la compare à celle des grandes entreprises de la contemporanéité. Dans celles de la seconde modernité, les conséquences s’avèrent généralisées. Les menaces épidémiologiques ou nucléaires ne sont pas circonscrites à une classe sociale ou à un pays ; le réchauffement climatique affecte toute la planète, et il le fait continûment, progressivement. 21.1.4. Les causes du risque Dans les sociétés préindustrielles, les causes du risque auquel elles sont exposées sont essentiellement extérieures. Avec la modernité, ces 210

causes deviennent de plus en plus inhérentes au fonctionnement sociétal. Dans la seconde modernité, les risques associés à l’activité socio-économique deviennent à ce point manifestes qu’ils s’imposent à la conscience citoyenne. L’individu est amené à constater que la vie sur la terre est menacée et que ce danger provient de la société même à l’intérieur de laquelle il agit. L’ordre politique est forcé de réfléchir sur la modernité, sur sa modernité. Il ne lui est plus possible d’envisager la société simplement en termes de développement, la question de l’effet de la technologie sur l’emploi est marginalisée. Il devient impératif de s’interroger sur la gestion du risque, sur la manière d’endiguer le mouvement dont est porteuse la modernité et qui guette toute socialité. Beck utilise le terme « modernité réflexive » pour nommer cette société qui est appelée à gérer le risque qu’elle renferme et qui la menace, cette société dont l’avenir est de moins en moins assuré et assurable parce que les catastrophes gagnent en ampleur, cette société qui est contrainte de prendre en considération le caractère incertain de son avenir. 21.1.5. L’intervention La manière d’intervenir socialement pour contrer le risque est toutefois litigieuse. Il y a d’abord que le risque se mondialise, ce qui réduit l’aptitude des États à agir efficacement par eux-mêmes. Il y a ensuite que le risque comporte une dimension scientifique et technologique et que, pour le réduire, il est nécessaire de recourir à cette science et à cette technologie ; cela a pour conséquence de limiter la capacité du secteur politique à modifier à lui seul la société du risque. Il y a encore que les préoccupations que suscite le constat du risque se révèlent dans divers secteurs de la société : dans le champ scientifique, certes, mais aussi dans le champ économique, dans le champ médiatique et dans divers mouvements citoyens. Beck considère que l’aptitude à jouer un rôle pour restreindre la portée du risque s’est en grande partie déplacée du politique vers le subpolitique. Il souligne l’importance de la politique parlementaire, mais il relève l’efficacité de l’action extraparlementaire. Il note toutefois que, dans l’univers souspolitique, l’action peut tout aussi bien être mise au service de la réduction du risque qu’à celui d’entreprises, ce qu’on observe quand des compagnies recourent aux tribunaux pour contourner des règlementations écologiques établies dans le champ politique. L’observation d’une répartition mondiale du risque, la reconnaissance du principe démocratique, la foi en la nécessité de discuter librement et ouvertement de la situation ont conduit Beck, 211

malgré ce qu’il remarque de pervers dans le cadre du subpolitique et de l’extraparlementaire, à en appeler à un parlement mondial. Car il ne lui semble plus possible que la société du risque puisse être transformée par des États séparés. 21.1.6. L’apport du cosmopolitisme Cette conception d’un parlement mondial est en harmonie avec la notion de cosmopolitisme qu’il met en lumière. La mondialisation donne cours au cosmopolitisme, elle le fait en entraînant des échanges, en confrontant les perspectives économiques et les visions culturelles, en obligeant les individus et les communautés à s’exposer à l’altérité et, ce faisant, à intérioriser ce qui vient d’ailleurs tout en affirmant ce qui vient de chez soi. Ce cosmopolitisme force à adopter un point de vue qui se veut reconnaissance de l’autre, ce qui ne peut être que favorable à la tâche que se donne un parlement mondial de réduire globalement le risque. Beck invite à structurer cette vision métissée du monde dans un cosmopolitisme méthodologique qu’il met en opposition avec un nationalisme méthodologique. Celui-ci correspond à une vision passéiste du monde dans laquelle la focale est celle du pays, d’un pays, de soi ; celui-là, est en accord avec la contemporanéité, celle qui révèle que les humains, où qu’ils vivent, sont liés par le risque et ont en partage beaucoup plus qu’ils n’ont spécifiquement. L’adjectif « méthodologique » est employé pour signaler que c’est analytiquement que les sciences humaines ont compris la socialité dans son rapport à l’État-nation, et pour recommander qu’on aborde désormais la socialité systématiquement en tant que cosmopolite. À travers cette lunette positive, les acteurs sociaux seront à même d’appréhender les changements climatiques dans leur globalité, de manière réaliste, en admettant, par ailleurs, que s’il importe d’intervenir, il n’est pas pour autant nécessaire de disposer d’une connaissance totale des dangers, car l’attente d’un tel savoir est beaucoup plus susceptible de nuire à l’agir écologique qu’à le favoriser.

212

Figure 3.21. Essai de structuration de la théorie chez Ulrich Beck

Lien social

Prémodernité

Risque

Modernité

Nationalisme méthodologique

Individualisation

Société du risque Seconde modernité

Cosmopolitisme méthodologique

Modernité réflexive

Mondialisation

Politique Parlement mondial Subpolitique Culture positive In-assurabilité

Incertitude

21.2. Après Beck Beck fait voir que la vie humaine, que l’organisation sociale sont obligées de conjuguer avec le risque. Il distingue le risque dont la vie en société est la cause de celui qui frappe une société depuis l’extérieur. Il met l’accent sur la dimension transnationale des risques de la contemporanéité. Il établit à sa manière le lien entre activité socio-économique et problèmes environnementaux. 213

Il rappelle que l’orientation que prend une société procède non seulement des décisions qui sont prises par les gouvernements, mais aussi d’une multitude d’activités qui ont cours dans différents champs de la vie sociale et à divers niveaux. Il ne manque pas de montrer que ces activités sont parfois convergentes, parfois antinomiques. Il invite les États à collaborer pour contrer les risques environnementaux. La distinction entre la première modernité et la seconde n’est pas toujours clairement établie. La première comme la seconde portent en elles de manière inhérente le risque lié à la production économique et celui associé à la concentration des populations. Dans elles deux, les risques qui résultent de l’activité humaine sont – directement ou indirectement – rattachés à des décisions qui sont prises. Dans elles deux, les considérations économiques nuisent à la prise en compte du risque. Modernité première et modernité seconde ne se distinguent qualitativement l’une de l’autre que par l’étendue de la sphère économique et par l’intensification de la concentration des populations. Dans les sociétés à dominance agriculturale, il est vrai que les forces de la nature induisaient un risque. Mais tout risque qui menaçait la vie ou l’organisation sociale n’était pas induit par la température ou par le déchaînement des éléments physiques, comme les tremblements de terre ou les cyclones. Le travail rendait probable des accidents, le côtoiement des personnes exposait à des maladies, les groupements de personnes favorisaient les épidémies, l’insalubrité menaçait la santé, le fait de s’établir rendait vulnérable au pillage, l’environnement sociopolitique était communément guerrier. Ainsi, la socialité ellemême comportait déjà des risques. Beck associe socialité et risque, mais cette corrélation ne lui apparaît comme manifeste qu’avec la modernité et principalement avec la postmodernité. Son propos laisse entendre que, politiquement, l’humain peut s’organiser pour agir contre les dangers, par exemple, d’ordre écologique. Cependant, cet apport du politique trouve mal sa place dans une sociologie qui fait du capitalisme la cause du malheur de l’humanité. Certes, les préoccupations économiques peuvent nuire à l’activation de principes éthiques. Mais tout ce qui est socialité, même dans la postmodernité, n’est pas capitalisme. Tout ce qui est socialité n’est pas même économie, bien qu’il n’y ait pas de socialité sans économie. C’est ce qui fait que la socialité de l’époque agriculturale, pour demeurer dans le schéma évolutionniste de Beck, recelait du risque. Toute socialité n’est pas économie ; une société capitaliste n’est 214

pas que capitalisme. C’est ce qui fait que, dans la seconde modernité, on observe une activité sous-politique. L’idéologie capitaliste coexiste avec d’autres idéologies, notamment religieuses, écologistes, socialistes. Même une société capitaliste est un univers de circulation des idées, et à cette circulation des idées sont aussi attachées la circulation des biens et celle des personnes, trialectiqement. L’idée de risque, il est vrai, trouve son espace dans la circulation des messages, mais dans une inhérente interconnexion à de nombreux messages et dans une immanente connexion avec la circulation des biens et des personnes. C’est ce qui fait que si le capitalisme produit du risque, et l’idée de risque, il produit aussi autre chose. Tout ce qui est social n’est pas risque. Une étude qui comprendrait relationnellement la circulation des biens, des idées et des personnes serait mieux à même qu’un déterminisme capitaliste pour comprendre l’importance relative de l’idée de risque et le rapport entre subpolitique et économie. 21.3. Bibliographie 21.3.1. Quelques ouvrages de Beck The Brave New World of Work, traduit de l’allemand par Patrick Camiller, Cambridge (UK), Polity Press, 2000 [1999]. Non à l’Europe allemande. Vers un printemps européen, traduit de l’allemand par Nathalie Huet, Paris, Autrement, coll. « Haut et fort », 2013 [2012]. Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la mondialisation, traduit de l’allemand par Aurélie Duthoo, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2009 [2002]. Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, traduit de l’allemand par Aurélie Duthoo, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2006 [2004]. La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, traduit de l’allemand par Laure Bernardi, Paris, Flammarion, « Champs essais »,2008 [1986]. Beck, Ulrich et Edgar Grande, Pour un empire européen, traduit de l’allemand par Aurélie Duthoo, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2007. 21.3.2. Quelques ouvrages sur Beck Beck, Ulrich et Johannes Willms, Conversations with Ulrich Beck, Cambridge (UK), Malden (MA), Polity Press et Blackwell, 2004. 215

Mythen, Gabe, Ulrich Beck. A critical Introduction to the Risk Society, Londres, Sterling (VA), Pluto Press, 2004. Mythen, Gabe, « Ulrich Beck. E-Special Introduction », Theory, Culture & Society, vol. 37, nos 7-8, 2020, p. 383-409. Mythen, Gabe, « Thinking with Ulrich Beck: Security, Terrorism, and Transformation », Journal of Risk Research, vol. 21, no 1, 2018, p. 17-28. Rasborg, Klaus, Ulrich Beck. Theorising World Risk Society and Cosmopolitanisme, Cham, Palgrave Macmillan, 2021. Sørensen, Mads P et Allan Christiansen, Ulrich Beck. An Introduction to the Theory of Second Modernity and Risk Society, Londres et New York, Routledge, coll. « Routledge Advances in Sociology », 2013. Tronto, Joan, Le risque ou le care ?, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Care Studies », 2012.

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22. Jeffrey Charles Alexander (1947-) Jeffrey C. Alexander a mené une carrière essentiellement universitaire qui lui a valu des prix prestigieux. Il est connu pour avoir modulé le structuro-fonctionnalisme et pour sa contribution à la sociologie culturelle, qu’il distingue de la sociologie de la culture, celleci considérant la culture comme étant seconde par rapport à des facteurs comme l’économie, celle-là soutenant que la culture est fortement déterminante de ce qu’il advient dans les diverses institutions d’une société. 22.1. Éléments de la théorie chez Alexander 22.1.1. Concepts fondamentaux Néofonctionnalisme, culture, structure, action, interaction, ordre, changement, symboles, traumatisme culturel, pragmatisme culturel, conscience iconique ; fusion, défusion, refusion ; performance sociale, oppositions binaires, réalisme, théorie, signe-fait (fact-sign), construction de signification (meaning-making) ; signe, signifiant, signifié. On a sous les yeux un vocabulaire qui indique une orientation sociologique guidée par une attention pour ce qui relève de l’esprit humain. 22.1.2. Le néofonctionnalisme S’il y a société, c’est qu’il y a des structures sociales qui assurent une régulation des activités humaines ; mais cette structuration de la vie en société est inconcevable si n’est pas pris en compte l’effet qu’ont sur elles les actions des individus et leurs interactions. Et ce n’est pas parce qu’il est évident que, s’il y a société, il y a aussi ordre, que la société ne porte pas en elle des conflits ou qu’elle n’est pas en mesure de connaître le changement. On peut résumer en ces termes la sociologie d’Alexander. Il n’est pas possible d’expliquer la socialité si l’on ne se donne que les actions individuelles comme point focal car, en l’absence de toute socialisation, ces actions s’engageraient dans des voies dissemblables 217

au gré des perceptions de leurs auteurs ; elles ne seraient régulées par aucune norme ; leurs auteurs ne pourraient recourir à une langue commune pour se concerter. Il n’y aurait donc pas de société. Les actions individuelles sont toujours marquées par la socialité. Si fondamentalement attachées à la socialité soient-elles, elles ne sont pas pour autant programmées. Les individus font des choix rationnels, réfléchis, mus par l’intérêt ; ils agissent en fonction des décisions qu’ils prennent. Ils font cela parmi d’autres individus, dans une société donnée. La société constitue donc un lieu d’interactions entre des individus tout à la fois socialisés et autonomes. Dans ces actions, dans ces interactions, se révèlent des satisfactions et des mécontentements, des ententes et des oppositions. Cette animation est à la source des changements que subissent les sociétés. L’analyse au niveau macro sert à comprendre la dimension ordonnée de la société ; celle qui est menée au niveau micro permet de comprendre le changement social. Au niveau macro, une société est un composé de structures, une espèce d’organisme dont les éléments agissent les uns par rapport aux autres : le familial en fonction de l’économique, par exemple, ou le politique à l’égard du religieux, et vice versa. Au niveau micro, les individus agissent les uns par rapport aux autres, jouant de l’intérêt personnel mais tenant compte d’autrui. La sociologie néofonctionnaliste est celle dans laquelle le micro et le macro ne s’excluent pas mutuellement, dans laquelle la notion d’ordre admet celles de conflit et de changement, dans laquelle la socialisation coexiste avec le choix individuel. Dans ce néofonctionnalisme, l’action s’explique entre matérialisme et idéalisme. Le matérialisme débouche sur une rationalité instrumentale, l’idéalisme sur le normatif et le subjectif. Entre normatif et individuel, il y a l’action volontaire ; entre instrumental et individuel, il y a l’action rationnelle. Entre le collectif et l’instrumental, il y a les structures matérielles ; entre collectif et normatif, il y a les normes sociales. 22.1.3. La performance sociale Le rapprochement entre structuralisme et interactionnisme, dans la sociologie d’Alexander, se manifeste clairement dans une thèse sur la performance sociale. Agir, c’est réaliser une performance. Cette performance est le fait d’un individu qui intervient dans une culture qui lui a transmis des valeurs, dans une société dans laquelle il a appris quelque chose ; cette intériorisation, cette formation le conduisent à montrer aux autres ce qu’il sait faire. Il doit réaliser une performance. 218

Il le doit parce qu’il sait l’importance d’être bien vu et parce qu’il partage avec d’autres individus l’importance de la reconnaissance. La performance est ainsi le mode de l’action sociale ; elle relève de la structure par ce qui est culturellement intériorisé et de l’interaction par sa mise en œuvre parmi d’autres. Réaliser une performance, c’est montrer aux autres ce qu’on sait faire dans le but d’être valorisé par eux ; c’est, pour l’acteur, tout faire afin que les autres perçoivent comme crédible ce qui est réalisé. Veiller à bien paraître, c’est s’inscrire dans une pragmatique culturelle, c’est avoir intériorisé les attentes d’une société, c’est faire ce qui doit être fait quand on vit parmi d’autres. L’effet de la performance dépend pour beaucoup des qualités de son auteur, mais il a aussi pour corollaire le contexte dans lequel l’acteur joue son rôle. Quand l’acteur, son audience et le contexte concourent à favoriser la performance, alors on parle de fusion. Cet état de fusion est d’autant plus probable que le milieu est homogène, que les individus sont acquis aux mêmes valeurs, qu’ils ont un passé commun, que l’environnement se présente pareillement dans l’esprit des participants. Quand tel n’est pas le cas, on est en situation de de-fusionnement et l’auteur de la performance doit veiller à un re-fusionnement des conditions. Dans les sociétés modernes avancées, le fusionnement des conditions est complexifié par la différenciation entre les individus et la multiplicité des situations dans lesquelles ont cours les performances, et cela contribue à affaiblir la probabilité d’une performance gratifiante. 22.1.4. La relative autonomie de la culture Alexander propose un néofonctionnalisme qui ne conteste pas la thèse selon laquelle les institutions réagissent les unes par rapport aux autres. Au-delà de ce positionnement analytique, il y a le principe d’une culture relativement autonome. La culture se révèle alors elle-même comme un ensemble structuré ; elle est autonome en ce qu’elle est composée d’éléments qui interagissent, en ce que son devenir dépend du fonctionnement de l’ensemble de ces éléments. Ainsi une culture n’est pas le simple produit d’infrastructures externes, elle existe en ellemême et elle se manifeste dans les divers aspects de la vie en société et de l’organisation sociale. Elle forme un ensemble de significations. Elle influe sur les actions individuelles et collectives, mais elle développe ses symboles d’après ce qui est vécu socialement. La sociologie culturelle s’intéresse peu aux variables qui influent sur la chose culturelle, elle se veut une herméneutique, elle s’intéresse aux significations, à la manière dont elles sont construites. Un élément 219

culturel est une signification qui est construite socialement dans un rapport à d’autres significations dans une logique rationnelle fondée sur l’intérêt et en prenant en compte des conditions matérielles. Le registre culturel est d’ordre symbolique, mais il est incarné socialement. La notion de traumatisme culturel s’explique dans cet esprit. Un événement marquant, grave, survient dans une collectivité : une déportation, un scandale politique, un génocide. Des citoyens éprouvent l’événement, ils en discutent, parfois longtemps après qu’il eut eu lieu. La thématique vient à s’imposer, elle se remplit symboliquement et, ce faisant, elle participe de l’identité collective. L’événement n’est pas immédiatement culturel, il n’est pas en lui-même collectivement traumatisant ; il se construit comme traumatisme culturel et trouve son espace dans un ensemble symbolique, il devient élément de la conscience collective et inscrit cette conscience dans l’historicité. Alexander, dans cette sociologie culturelle, parle aussi de conscience iconique : quelque chose – une œuvre, une personne, un bâtiment, un plat, un paysage – se manifeste à une population en vertu de qualités esthétiques et devient symbole de quelque chose. 22.1.5. Entre structuralisme et constructivisme Les symboles qui appartiennent à une culture, dont une culture se dote, procèdent d’une activité de la conscience collective. Ce sont des réalisations. Ce ne sont pas des données brutes, des réalités indépendantes ni des autres composantes d’une structure culturelle ni des processus cognitifs qui sont à l’œuvre dans une collectivité. Alexander théorise alors à partir de deux perspectives : celle du structuralisme et celle du constructivisme. Le structuralisme entend que les significations se dégagent de la relation entre les éléments de la structure, le constructivisme veut que les significations soient produites par des opérations mentales. Alexander s’oriente avec cette double boussole quand il élabore sa sociologie culturelle et aussi quand il avance quelques notions d’épistémologie. Une culture suppose une langue. Une langue est un ensemble structuré qui génère des significations et qui fournit des représentations aux personnes qui savent communiquer en recourant au médium. Les langues contribuent à la différenciation des cultures par la manière dont elles rendent possibles les significations. Une langue et une culture comportent, par ailleurs, des oppositions binaires : fort et faible, masculin et féminin. Ces dualismes découpent le monde idéologiquement ; ils servent à hiérarchiser l’ordre social. Le sexisme, 220

ainsi, peut prendre appui sur l’opposition entre le masculin et le féminin, peut conjuguer ces deux termes avec le contraste du fort et du faible pour inférioriser la femme. En associant le blanc au supérieur ou au sacré et le noir à l’inférieur ou au profane, le racisme blanc parvient à des fins semblables. Les significations sont générées socialement. C’est vrai pour le culturel, c’est vrai aussi pour la théorisation sociologique. Alexander parle de construction de la signification. Il accroche ce constructivisme au structuralisme en linguistique en distinguant le signe, le signifiant et le signifié. Il affirme que les faits sociaux sont des signifiés, que les théories sont des signifiants et que, à l’intersection du signifié et du signifiant, on trouve un signe-fait. En recourant à ce vocabulaire, il estime mettre en évidence la dimension significative de ce que révèle la sociologie, il souligne que les phénomènes observés n’existent pas indépendamment du langage dont ils tirent leur existence. Plus encore, la sociologie ne fait qu’interpréter le monde. Elle ne reflète pas la réalité. Le réalisme, entendu comme aptitude à saisir scientifiquement la réalité, n’est pas vraiment atteignable en sociologie. L’interprétation sociologique est porteuse de préoccupations morales, de préjugés sociaux qui interviennent dans les observations et dans les analyses. L’interprétation sociologique n’est qu’une construction de la réalité.

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Figure 3.22. Essai de structuration de la théorie chez Jeffrey C. Alexander Néofonctionnalisme

Action

Structure

Performance sociale Interaction

Ordre

Pragmatisme culturel Changement

Culture

Fusion Signe Refusion Signifié

Signifiant

Construction de signification

Opposition binaire

Théorie sociologique

Défusion

Symboles

Traumatisme culturel

Conscience iconique

Signe-fait Réalisme

22.2. Après Alexander Il n’y a pas de société s’il n’y a pas de structures sociales qui rendent possible une coordination et une régulation des activités des individus, si les individus ne peuvent être socialisés à une langue et à des modes de comportement. La socialisation n’est pas aliénation des individus. L’influence qu’exercent les structures sociales n’empêche pas la manifestation d’actions rationnelles et de choix individuels. 222

Si la socialité suppose l’incidence de structures sociales, elle implique aussi des interactions entre les individus, et ces interactions influent sur les structures sociales. L’existence de structures sociales n’empêche pas qu’il y ait des conflits au sein d’une société ni que la société puisse se transformer. Les cultures ont une incidence sur les activités sociales de même que sur la manière dont une société s’organise. Les cultures constituent des structures relativement autonomes, elles ne sont pas simplement l’effet des structures économiques. Les cultures sont associées à des conditions matérielles telles que l’environnement physique ou les modes de distribution de la richesse. Les symboles culturels supposent une activité cognitive et historicisée des communautés qui les véhiculent ; ce ne sont pas des informations a priori. Il s’agit d’une série de notions qu’Alexander rappelle pertinemment et tente de combiner. Cette conciliation, Alexander la conçoit davantage en juxtaposant un interactionnisme et un structuralisme qu’en montrant comment dialectiquement les interactions produisent une société qui les rend possibles. Il comprend que les structures sociales influent sur les actions, mais il modélise simultanément un acteur définissable par la liberté, comme si la socialisation n’avait aucune incidence sur la liberté, comme si la liberté des acteurs était absolue, comme si la liberté n’était pas aussi non-liberté. C’est ainsi que le normatif est associé à l’idéalisme et au volontaire, et donc s’impose en douceur, et que la réelle possibilité de l’intervention des individus sur eux-mêmes, sur les autres et sur la société procède d’une raison instrumentale. Les acteurs sont en mesure d’agir pour eux-mêmes grâce à leur rationalité matérialiste. Le lecteur a devant lui un acteur rationnel, mais non émotif, conscient, mais non inconscient, intéressé, mais non désintéressé, stratégique, mais non spontané. Certes apparaissent les termes d’émotion et d’inconscient sous la plume d’Alexander, mais jamais dans une théorisation de la raison et de l’émotion ou de la conscience et de l’inconscience. La raison instrumentale côtoie une subjectivité normative, mais elles ne se compénètrent pas ; la complexité de la subjectivité humaine est repoussée par la raison instrumentale ; la dimension non instrumentale de la subjectivité n’est utile que pour justifier l’incidence des structures sociales. Les acteurs, par-ci, par-là, agissent émotivement, mais il n’en demeure pas moins qu’ils sont fondamentalement rationnels et intéressés. Les cultures ont 223

une dimension inconsciente, mais les symboliques sont stratégiquement fabriquées. Alexander a bien saisi que la sociologie doit prendre en compte des structures sociales en même temps qu’elle doit reconnaître la puissance des actions individuelles, mais sa réflexion emprunte trop à la logique interactionniste, laquelle n’a pas réellement été apte à comprendre l’humain sans lui accoler une rationalité pure, sans faire en sorte que les interactions elles-mêmes influent sur la psyché des acteurs. Dans l’interactionnisme, en effet, les interactions ne sont que ce dans quoi doit naviguer un acteur, elles dessinent un autrui qu’une subjectivité doit prendre en compte, un autrui qui oblige un je à se mettre en scène. C’est la raison pour laquelle on retrouve chez Alexander cet acteur social qui n’est capable que de performance, qui agit par principe dans l’optique d’être bien vu ! Comme si tout humain n’agissait que dans un esprit performatif, pour être valorisé par les autres, comme si l’humain n’était capable que de rationalité, comme s’il n’était mû que par la conscience, comme si toute générosité, tout plaisir de faire n’étaient interprétables que ramenés à l’intérêt personnel ! Comme si l’enfermement dans une psyché performative par essence n’était pas aliénation ! C’est parce que les interactions et les structures se jouxtent plus qu’elles ne sont en relation que, dans le néofonctionnalisme, le changement social ne peut venir que des acteurs. Alexander a bien compris que les symboliques sociales trouvent leur sens dans le rapport qu’elles entretiennent avec d’autres symboliques. Il n’y a pas, au sein d’une culture, de symbole qui existe sans rapport à d’autres symboles, ce qui ne veut pas dire que toute structure culturelle est un composé de dualismes, que les cultures humaines soient incapables d’appréhender le monde en dehors des polarisations terminologiques : s’il y a, par exemple, du fort et du faible, il y a aussi du moins fort et du moins faible. Une culture est un ensemble intriqué de symboles. Alexander a bien vu également que les cultures sont des constructions sociales. Les humains, vivant dans des structures sociales et communiquant entre eux, créent des symboles, ont accès à des significations. Il est sage, sur ce plan, de faire coexister structuralisme et constructivisme. Il n’y a pas de culture qui ne suppose la conjonction de plusieurs symboles et qui ne soit fabriquée historiquement par une collectivité. Une culture suppose un langage, donc des signes. L’appréhension du monde par une collectivité participe d’un langage, d’une langue. La langue forme un système de signes définissables les uns par rapport aux autres ; ce système, s’il a une autonomie intérieure, est aussi en rapport avec le monde extérieur. Il permet à des locuteurs 224

de communiquer entre eux sur le monde dans lequel ils vivent. Langue, culture, monde agissent les uns sur les autres. Grâce à la langue, la culture comporte des éléments nommables, qualifiables. Grâce à la langue, le monde peut être désigné et il est possible de communiquer entre locuteurs sur son existence. Parce qu’il y a un monde dans lequel agissent les humains, une culture doit l’envelopper de significations. Les sociétés entretiennent un rapport au monde dans un univers culturolinguistique communicable. La science ne fait pas autrement. Il n’y a pas, pour la science, de réalité qui ne soit médiatisée par le langage. On s’étonne donc de trouver le terme « réalisme » dans les propos d’Alexander quand on note que le mot a pour connotation une connaissance scientifique qui serait le reflet immédiat d’un objet. L’essentiel des connaissances humaines se donne dans des signes, entre des signifiants et des signifiés. La différence entre la science et la culture, ce n’est pas que la première réfléchit comme un miroir la réalité telle qu’elle est objectivement et que l’autre ne fait que l’interpréter ; toutes deux supposent une activité de construction. La différence entre les deux, c’est que la construction en science est en même temps un mouvement rigoureux de désubjectivation des connaissances. La science construit avec son langage, mais elle s’oblige à suivre des protocoles méthodologiques, elle s’impose des formes logiques comme ne peut le faire la pensée culturelle, qui, elle, et heureusement, ne peut se dispenser des émotions, de la complexité de l’esprit humain. La science est compliquée, la culture est complexe. Le rapport aux valeurs ne peut être strictement rationnel, il ne peut être vécu scientifiquement ; il suppose une importante part d’émotivité et d’inconscient. Il est complètement impossible de comprendre la science comme ne devant être que le reflet d’une réalité objective. Il n’y a pas d’objectivité si l’on entend par là la transposition immédiate des objets en connaissance. Mais il y a des processus d’objectivation, de désubjectivation des connaissances. En science, ces processus sont impératifs. La science ne peut produire des connaissances qui mettraient en œuvre la complexité de l’esprit humain dans le champ culturel, là où sont enchevêtrés conscient et inconscient, raison et émotion, intention et spontanéité… La pensée humaine, scientifique ou non, est construction. Mais on ne construit pas dans les mêmes dispositions dans la culture que dans la science, ce qui ne veut pas dire que des vérités scientifiques ou des énoncés scientifiques ne peuvent pas être repris par des cultures. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il n’y a pas de culture scientifique ; mais une culture scientifique, si elle suppose des valeurs, ne conduit pas à 225

valoriser des énoncés dont la vérité ne tiendrait qu’au plaisir d’une subjectivité. La sociologie n’est pas différente des sciences physiques en ce que celles-ci réfléchiraient la réalité et celle-là l’interpréterait. Toutes deux construisent leur réalité en se contraignant à adopter des modes d’objectivation ; la différence entre ces deux savoirs, c’est que la formalisation du discours est plus aisée dans les sciences physiques, aidées qu’elles sont par le langage mathématique (la formalisation ne cesse pas d’être construction parce qu’elle implique les mathématiques). 22.3. Bibliographie 22.3.1. Quelques ouvrages d’Alexander Action and Its Environments. Toward a New Synthesis, New York (NY), Columbia University Press, 1988. The Civil Sphere, New York (NY), Oxford University Press, 2006. The Dark Side of Modernity, Cambridge (UK), Malden (MA), Polity Press, 2013. The Edge of Law. A Legal Geographies of War Crimes Court, Cambridge (UK), New York (NY), Cambridge University Press, 2020. Fin de Siècle Social Theory. Relativism, Reduction, and the Problem of Reason, New York (NY), Verso, 1995. The Meanings of Social Life. A Cultural Sociology, New York (NY), Oxford University Press, 2003. Performance and Power, Cambridge (UK), Polity, 2011. The Performance of Politics. Obama’s Victory and the Democratic Struggle for Power, New York (NY), Oxford, Oxford University Press, 2010. Performative Revolution in Egypt. An essay in Cultural Power, Londres, Bloombury Academic, 2011. Remembering the Holocaust. A debate, New York, Oxford, Oxford University Press, 2009. Social Life. A Cultural Sociology, Oxford, New York, Oxford University Press, 2003. Structure and Meaning, Relinking Classical Sociology, New York (NY), Columbia University Press, 1989.

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Theoretical Logic in Sociology, volume I: Positivism, Presuppositions, and Current Controverses, volume II: The Antinomies of Classical Thought: Marx and Durkheim, volume III: The Classical Attempt at Theoretical Synthesis: Max Weber, volume IV: The Modern Reconstruction of Classical Thought: Talcott Parsons, Berkeley, University of California Press, 1982. Trauma. A Social Theory, Cambridge (UK), Malden (MA), Polity Press, 2012. Twenty Lectures. Sociological Theory Since World War II, New York (NY), Columbia University Press, 1987. 22.3.2. Quelques ouvrages sur Alexander Côté, Jean-François, « Jeffrey C. Alexander on the Theatrical of Social Life: Deepening the Hermeneutics of Cultural Sociology », Sociologia e Anthropologia, vol. 9, no 1, 2019, p. 55-84. Côté, Jean-François, La sociologie culturelle de Jeffrey C. Alexander, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Sociologie contemporaine », 2021. Eyerman, Ron, « Jeffrey Alexander and the Cultural Turn in Social Theory », Thesis Eleven, vol. 79, no 1, p. 25-30. Hogan, Trevor, « Against Reduction: Jeffrey Alexander and the Constructive Tasks of Social Theory », Thesis Eleven, vol. 79, no 1, 2004, p. 37-42. Jacobs, Ronald N., « Jeffrey Alexander and the Development of Cultural Sociology », Sociologia e Anthropologia, vol. 9, no 1, 2019, p. 259-265. McCormick, Lisa, « The Performative Power of Ideas: Jeffrey Alexander as an Iconic Intellectual », Sociologia e Anthropologia, vol. 9, no 1, 2019, p. 275-281. Northon, Matthew, « The Relative Autonomy of Jeffrey Alexander », Sociologia e Anthropologia, vol. 9, no 1, p. 267274.

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23. Judith Pamela Butler (1956-) La postmodernité a mis l’accent sur la subjectivité, étendu la portée du discours féministe, accentué le principe de la liberté sexuelle, soutenu la réflexion sur l’identité, accordé au langage une force créatrice. Judith Butler s’est installée dans le domaine où prévalent ces cinq dimensions, elle a distingué sexe et genre et produit une théorie de la performativité du genre qu’appelait de ses vœux une proportion significative de citoyens, mais qui s’est attiré les critiques de bon nombre d’intellectuels. 23.1. Éléments de la théorie chez Butler 23.1.1. Concepts fondamentaux Les piliers conceptuels des idées de Butler sont les suivants : performativité du genre, sexe, genre, agentivité (agency), vie qui inspire la compassion (grievable life), précarité, vulnérabilité, éthique de la non-violence, queer, féminisme, construction, subjectivité, culture, norme, hétérosexualité, discours, langage, contingence, changement, identité, subversion, répétition. 23.1.2. Performance et éthique La philosophie de Butler est par-dessus tout une réflexion sur la notion de genre. Elle est par ailleurs une critique sociale abordant plusieurs thématiques dans une perspective éthique. 23.1.2.1. Autour du genre La première de ces sphères combine des idées sur le sexe et le genre, sur la performance, sur la subjectivité et l’identité, sur le langage, idées dans lesquelles prend racine une théorie queer. 23.1.2.1.1. Sexe et genre À l’intérieur de cette sphère, Butler discute de la différence entre sexe et genre. Elle affirme qu’il n’est pas admissible de comprendre le sexe comme porteur identitaire biologique et le genre comme une 229

réalisation sociale. Elle s’oppose ainsi à un large pan du féminisme qui, lui, reconnaît une différence d’ordre biologique entre les hommes et les femmes mais qui soutient que la masculinité et la féminité relèvent pardessus tout de la culture, que les hommes apprennent socialement à devenir des hommes et que c’est la socialisation qui enseigne la féminité aux femmes. Cette relativisation féministe de l’anatomie par la culture, selon Butler, permet d’entrevoir un effet de socialisation, mais elle empêche de percevoir l’importance du genre. Il n’y a pas, soutient-elle, de sexe en dehors du principe de socialisation. Le sexe d’une personne est un symbole, un idéal établi socialement, historiquement. Il est toujours déjà socialisé, ce qui rend impossible son existence en tant que strictement anatomique. Le sexe est toujours du genre en ce qu’il est par nécessité inscrit dans ce que la socialité fait des hommes et des femmes. Il n’y a pas de sexe pur, il y a des hommes et des femmes définissables à l’intérieur de normes sociales, des hommes et des femmes qui réalisent socialement leur genre. Sur ce plan, il n’y a donc que du genre. Le féminisme de Butler reprend le principe de socialisation différenciée des hommes et des femmes, mais il écarte la notion d’une dissimilitude naturelle selon laquelle masculinité et féminité sont justifiables corporellement. 23.1.2.1.2. La performance Le sexe est figuratif, il est absorbé par le genre. Le genre a une composante sociale, il est inconcevable en l’absence d’un rapport à la culture. Mais le genre est aussi performance. Tout sujet humain réalise, produit son genre à travers des gestes répétés. Butler utilise le terme agentivité (agency) pour souligner la capacité d’agir d’un sujet tout en reconnaissant que cette aptitude est imprégnée de socialité. La performance n’est pas assimilable à un acte délibéré, à une libre décision, celle de donner dans la masculinité, dans la féminité ou dans quelque symbolique médiane. Une subjectivité entre en jeu, certes ; mais sur une scène normative, dans un univers de conventions. Butler emploi le terme performance pour souligner que le genre ne représente pas un programme commandé par l’innéité, un état présocial animant a priori toute personnalité et qui conditionne fatalement l’organisation sociale. Le comportement social est performance de normes bien plus que réalisation d’un projet. Mais c’est parce qu’il est performance, parce qu’il suppose une action individuelle que le genre varie synchroniquement au sein d’une société, qu’il n’est pas équivalent dans 230

toute société et qu’il évolue dans le temps. Si genre et contingence vont de pair, c’est que les acteurs sociaux sont capables de performativité. 23.1.2.1.3. Subjectivité et identité La notion de performance a pour corolaire celles de subjectivité et d’identité. Il y a performance parce qu’un sujet agit avec ses facultés cognitives. Cette subjectivité, cependant, n’a pas de constitution présociale et, en ce sens, elle est toujours déjà genrée, elle a été et elle est constamment performance de genre. Ainsi, l’identité d’une personne est inséparable de la manière dont une subjectivité produit et reproduit son genre. Cette production est conçue comme l’activité d’un sujet dans le cadre d’une socialisation. Sa dimension sociale la pose d’entrée de jeu dans un cadre normatif ; son aspect subjectif a pour conséquence qu’elle est effectivement réalisation et que ce qui est vécu dans cet accomplissement peut révéler des ambiguïtés. La performance du genre peut faire apparaître des contradictions entre ce qu’éprouve une subjectivité et ce qui est attendu qu’elle ressente. 23.1.2.1.4. Le langage La performance du genre est attachée à un discours. La performance est action informée, elle est réalisation de normes et de soi dans un milieu discursif. Les normes procèdent d’un discours, elles apparaissent dans un langage. Le langage comporte des mots qui eux-mêmes peuvent être compris comme performatifs. C’est ainsi que les mots homme et femme catégorisent l’univers social par les significations qu’ils comportent et que leur intériorisation fait agir en fonction de ces significations. Socialisés dans un langage qui définit le monde, les individus agissent de telle sorte que ce monde puisse correspondre à la définition. Mais on n’est pas ici dans un univers qui n’est que reproduction de lui-même. Précisément parce que l’action humaine suppose le langage et la performance, avec la réitération se manifeste la transformation. L’ordre social est historique, ce qui a pour conséquence qu’il n’est pas stricte répétition de lui-même. Entre ce que les normes prescrivent et ce que les humains « performent », il y a un espace dans lequel se glisse la subversion, et donc le changement. Toute société, tout discours social sont constructions, c’est-à-dire qu’ils doivent leur existence à la pensée et à l’activité humaine, à tout ce qui advient entre performativité et normativité.

231

23.1.2.1.5. La théorie queer La théorie queer se développe à l’intérieur de ces considérations philosophiques. Puisque le genre n’a pas vraiment d’assise biologique, puisqu’il est contingent, puisqu’il est performance, puisqu’il est culturel, alors il n’y a pas à considérer comme normale la dichotomie masculin-féminin, comme allant de soi l’hétérosexualité. La personne humaine peut se positionner comme bon lui semble entre masculinité et féminité et agir sexuellement en fonction de ses appels, de ses désirs, aussi bien dans la stabilité que dans la fluctuation. 23.1.2.2. Autour de l’éthique La seconde sphère est celle de la non-violence. Elle prend appui sur certains jugements. L’un d’eux pose qu’aucun humain ne peut vivre seul, qu’il a besoin d’autrui, qu’il n’y a de soi que parce qu’il y a un rapport à l’autre. Un deuxième affirme que toute vie humaine est importante, que chacune d’elles devrait inspirer la compassion, que toute mort devrait être pleurée. Un troisième déclare que toute vie humaine devrait connaître un environnement social bienveillant dans lequel l’indigence serait inconcevable, qui fournirait un appui moral et qui donnerait accès à des soins. Cette valorisation de la vie humaine et cette conscience de la nécessité de la vie en société et de la relation à autrui conduisent Butler à soutenir le principe de l’insécurité de l’existence humaine. Puisque tout humain doit vivre parmi d’autres, avec d’autres, puisque toutes les vies sont en principe valorisables, qu’elles soient à proximité de soi ou ailleurs sur un autre continent, aucune vie humaine ne connaît une sécurité absolue, toute vie est vulnérable. Pour ces raisons, la seule éthique possible est celle de la non-violence. Il n’y a que la nonviolence qui puisse assurer la sécurité, qui puisse empêcher que des vies connaissent la précarité et conçoivent des rêves de vengeances, qui permette à l’humain de vivre dans un état général d’interdépendance.

232

23.2. Après Butler L’œuvre de Butler rappelle que l’anatomie de l’homme et de la femme ne suffit pas à expliquer leur comportement, ne justifie pas une division sociale fondée sur le sexe. Elle souligne que ce qui relève du genre est largement appris socialement. Elle réaffirme que la socialisation n’exclut pas une action subjectivement orientée, que les normes sociales n’empêchent pas qu’un individu fasse l’expérience d’une divergence entre ce qu’il vit intérieurement et ce qu’il devrait éprouver en principe. 233

Elle signale d’une nouvelle façon que les normes sociales sont vaines si elles ne sont pas mises en œuvre par l’action des individus. Elle associe d’une nouvelle manière subjectivité et socialité. Elle montre à sa façon que la socialité est inconcevable en l’absence d’une dimension discursive ou langagière. Elle invite au respect de la fluidité du genre et de la variété des désirs sexuels. Elle redit l’importance des relations humaines, du vivre ensemble, du respect de la vie d’autrui ; elle met en évidence l’idée de la vulnérabilité de la vie humaine. Dans cet esprit, elle exhorte à une éthique de non-violence. Il est aisé de reconnaître avec Butler que le corps, selon qu’il s’agit de celui d’un homme ou d’une femme, ne peut, à lui seul, rendre compte de la masculinité ou de la féminité de l’agir individuel ou social. Tout homme et toute femme sont toujours socialisés. Il est plus difficile d’admettre sa thèse selon laquelle l’anatomie, qu’elle soit féminine ou masculine, n’a pas d’incidence sur l’agir des individus, sur les représentations et individuelles et collectives, de convenir que tout ce qui est masculinité ou féminité est réductible à la culture. Certes, il n’y a pas de socialité sans culture, la culture dispose socialement les hommes et les femmes. Certes, cette catégorisation fluctue dans le temps et dans l’espace. Mais cela ne signifie pas que la culture n’est pas informée de la différence entre le vécu féminin et le vécu masculin, que la culture impose de manière chimérique une catégorisation hommefemme. Bien sûr, il y a une part d’arbitraire dans les catégorisations culturelles, mais il n’y a pas de culture qui ne soit que fiction. L’imaginaire culturel est toujours informé. Comment peut-on affirmer que, dans toute l’histoire de l’humanité, il n’y a jamais eu de différence entre les hommes et les femmes que dans des illusions culturelles ? Comment peut-on affirmer que tout ce qui est masculinité et féminité est réductible à la culture ? Comme si les cultures avaient le pouvoir de créer des symboliques qui ne sont en aucune correspondance avec les vécus ! Bien sûr quelque groupe social peut vouloir bénéficier d’une idéologie ; mais dans la mesure où son discours est détaché de ce qui est vécu à l’extérieur de lui, d’autres discours se développent et la culture se subdivise. C’est ce que Butler établit elle-même dans ses propos sur la subversion. Tout ce qui est féminité ou masculinité n’est pas invention culturelle. Tout ce qui est culture n’est pas fabulation. Et c’est parce qu’il n’en est pas ainsi que la postmodernité voit sa culture se transformer pour aménager un espace au vécu queer, lequel gagne en 234

récurrence, tout comme la culture s’est modifiée en Occident depuis le milieu du siècle dernier pour mieux intégrer le principe de l’égalité des sexes. L’illusion philosophique, c’est de considérer que tout ce qui est culturel est illusion ou imposition idéologique de quelque groupe dominant. Si tel était le cas, la philosophie butlerienne ne se serait pas imposée culturellement comme elle l’a fait. Les individus performent leur état social. Cela peut s’entendre. Le langage est performatif. Cela peut s’entendre également. Les individus « performent » leur genre entre les conventions sociales et le vécu intérieur. Il s’agit alors de ce qui est réalisé entre la socialisation et l’activation d’une subjectivité. Le langage est performatif en ce que par ses mots, par sa syntaxe, par ses phrases il peut associer parole et action. La théorie des actes du langage montre qu’un énoncé juridique comme « je vous déclare mari et femme », a pour conséquence de consacrer le mariage. Mais on est devant une position analytique étonnante quand on assimile la performativité du genre à la performativité du langage. La performativité du genre suppose une socialité, donc un discours, et donc du langage. Mais elle suppose aussi une dynamique de la subjectivité et de la culture, puis elle est réalisée par tout acteur social. En principe, le langage n’est performatif que si la phrase est énoncée par un locuteur qui dispose de l’autorité requise pour que ce qui est dit soit pris en acte au sein d’une collectivité. Tout ce qui est langage n’est pas performatif. Les acteurs sociaux recourent à un individu doté des compétences requises pour que des paroles deviennent acte, pour que, par exemple, un statut advienne. On est ici dans le juridique, dans le rite ; on n’est pas dans la nécessaire action sociale de tout individu. La dénomination des choses du monde, la catégorisation sociale par le langage peuvent être comprises, comme performance. Mais la notion est ici grandement étirée. Les mots homme et femme discriminent deux ensembles socialement. Mais il n’y a pas des hommes et des femmes strictement parce qu’il y a un langage et des dénominations. Les langues, par leur structuration, génèrent un vocabulaire et des phrases ; on peut percevoir comme partiellement arbitraire que tel signe désigne tel objet – un mot autre que femme pourrait désigner la femme – ; mais le rapport entre une structure linguistique et ce qu’elle permet de désigner n’appartient pas intégralement à la structure linguistique. Les structures linguistiques ne relèvent pas d’elles-mêmes, elles sont dans une relation dialectique avec l’univers des locuteurs. Elles formatent l’univers désigné et pensé, mais elles le font de telle manière que les locuteurs y trouvent quelques significations et les significations 235

supposent qu’il y ait des subjectivités pensantes. L’autonomie des structures linguistiques est relative. Elle est relative parce qu’elle s’inscrit dans la triple relation du communicationnel, de la linguistique et du praxique. L’humain ne « performe » pas le genre de la même manière que la langue catégorise le monde. La culture suppose une langue, et entre cette culture et cette langue des significations se dessinent. La performance du genre implique cette dynamique du culturel et du langagier, mais elle n’est pas l’analogue de la catégorisation du monde par la langue. La performance du genre a cours entre socialisation et subjectivité ; la performance langagière autre que celle qui est rituelle, celle par exemple qui distinguerait le féminin et le masculin, appartient à la dimension culturelle d’une collectivité et elle est activée par la performance, au sens butlerien. Le concept de performance, ici, désigne deux phénomènes. En les assimilant l’un et l’autre, on en vient à imaginer que ce que font les structures linguistiques est équivalent à ce que font les acteurs sociaux. Ce n’est pas parce que les acteurs sociaux sont par essence habités par le langage qu’ils doivent être compris comme des structures linguistiques. Il est pertinent sur ce point de prendre en compte la relation entre socialité, langage et action. 23.3. Bibliographie 23.3.1. Quelques ouvrages de Butler Antigone. La parenté entre vie et mort, traduit de l’anglais par Guy Le Gaufey, Paris, Epel, coll. « Les grands classiques de l’érotologie moderne », 2003 [2000]. Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2009 [1993]. Défaire le genre, nouvelle édition, traduit de l’anglais par Maxime Cervulle avec la collaboration de Joëlle Marelli, Paris, Éditions Amsterdam, 2016 [2004]. The Force of Nonviolence. An Ethico-Political Bind, Londres et New York, Verso, 2020. Humain inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, traduit de l’anglais par Christine Vivier et Jérôme Vival, Paris, Éditions Amsterdam, 2005 [1993]. Notes Toward a Performative Theory of Assembly, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2018. 236

Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann avec la collaboration de Jérôme Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2017 [1997]. Le récit de soi, traduit de l’anglais par Bruno Ambroise et Valérie Aucouturier, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques », 2007 [2005]. Senses of the Subject, New York, Fordham University Press, 2015. Subjects of Desire. Hegelian Reflections in Twentieth-Century France, New York, Columbia University Press, 1999 [1987]. Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2006 [1990]. Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, traduit de l’anglais par Jérôme Rosanvallon et Jérôme Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2005 [2004]. La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Paris, Éditions Amsterdam, 2022 [1997]. Butler, Judith et Gayatri Chakravorty Spivak, L’État global, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2009 [2007]. Rubin, Gayle S. et Judith Butler, Marché du sexe, traduit de l’anglais par Éliane Sokol et Flora Bolter, Paris, Epel, 2002, [1994]. 23.3.2. Quelques ouvrages sur Butler Benoit, Audrey, Trouble dans la matière. Pour une épistémologie matérialiste du sexe, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « Philosophies pratiques », 2019. Bentouhami, Hourya, Judith Butler. Race genre et mélancolie, Paris, Éditions Amsterdam, coll. « L’émancipation en question », 2022. Prokhoris, Sabine, Au bon plaisir des « docteurs graves ». À propos de Judith Butler, Paris, Presses universitaires de France, 2016. Schippers, Birgit, The Political Philosophy of Judith Butler, New York (NY), Routledge, coll. « Routledge Innovations in Political Theory », 2014. Shams, Parisa, Judith Butler and Subjectivity. The Possibilities and Limits of the Human, Singapore, Palgrave Macmillan, 2020. 237

Tyler, Melissa, Judith Butler and Organization Theory, New York (NY), Routledge, coll. « Routledge Studies in gender and organizations », 2020.

238

Conclusion du volume III Dans les sciences humaines, il est apparu évident à certains que l’humain ne choisissait pas d’entrer en société, qu’il ne façonnait pas la société selon sa volonté, que sa pensée ne se développait pas dans la stricte individualité, indépendamment de conditions socioéconomiques et historiques. Le marxisme a montré que l’infrastructure économique a une incidence sur les modes de pensée au sein d’une collectivité. Le fonctionnalisme a mis en évidence qu’un individu naissait dans une société dotée d’un univers linguistique autant qu’éthique, et que l’individu ne pouvait pas ne pas intérioriser cette culture ; il a fait voir que tout ce qui était société ne dépendait pas du bon vouloir des individus. Ce troisième volume rassemble des théoriciens qui ont accrédité ces constats. *** Horkheimer, Marcuse, Adorno et Baudrillard ont adapté les idées marxistes à la modernité et à la postmodernité, et ils ont été conduits à souligner le rôle des médias dans la reproduction de l’ordre économique : le capitalisme se perpétue en aliénant les esprits. L’infrastructure économique est pourvue d’une industrie culturelle qui engourdit les intelligences et incite à la consommation. Sauf chez Baudrillard, pour qui l’anesthésie des acheteurs semble définitive, chez Horkheimer, Marcuse et Adorno, reste envisageable quelque transformation du système économique et quelque forme de libération des consciences. Bourdieu adapte, lui aussi, le marxisme à la modernité. Lui aussi comprend que la reproduction des classes sociales n’est possible que parce que des facteurs culturels entrent en jeu. À côté du capital économique, il découvre d’autres capitaux : linguistique, symbolique, social, culturel. En recourant à ces capitaux, les classes privilégiées parviennent à se maintenir au somment de la société. 239

Barthes explique que la bourgeoisie exerce sa domination en fabriquant des mythes et en les diffusant. Chez Barthes, comme chez Bourdieu, comme chez Horkheimer, Marcuse, Adorno et Baudrillard, l’infrastructure économique est déterminante de la suprastructure, mais l’inverse n’est pas moins vrai ; ce qui est pensé socialement a une incidence sur l’infrastructure. Dans toute ces théories, le déterminisme économique est relativisé. Les propos de McLuhan sont arrimés au matérialisme marxiste, mais le déterminisme, chez lui, est moins celui de l’économie que celui des médias, et il est si étroit que les médias comportent a priori l’essence de ce qui peut être exprimé par les individus. *** Boas, Radcliffe-Brown, Malinowski, Benedict, Mead, Parsons, Lévi-Strauss, Merton, Blau, Héritier et Alexander soutiennent tous qu’il n’y a pas de société sans culture, que les cultures sont attachées à des structures sociales et qu’elles encadrent les pensées et les activités au sein d’une société. Chez tous ces théoriciens, on trouve des propos sur la socialisation, c’est-à-dire sur l’intériorisation par les individus de modes de communication, de valeurs et de normes qui appartiennent à la collectivité dans laquelle ils voient le jour et ils évoluent. Chez Foucault, il n’y a pas de manière manifeste une anthropologie ou une sociologie, comme chez les autres. Il y a toutefois une « archéologie » qui, dans son vocabulaire, renvoie à ce qui peut être pensé à une époque, et les conditions de possibilité de cette épistémè s’imposent à l’esprit de tout individu pensant. Chez Beck, la socialité est liée à une manière de concevoir le risque, structurellement. *** On retrouve dans les thèses féministes, celles de Millett, Badinter et Butler, le principe de détermination des individus par une culture qui est attachée aux structures sociales : si les femmes sont discriminées, cela s’explique par la manière dont la société est organisée et en fonction des idées qui circulent en elle, propos que l’anthropologie féministe de Mead et d’Héritier avalise.

240

*** Dans ces théories où l’effet de la structure sur le comportement des individus apparaît nettement, où les structures disposent d’une autonomie par rapport aux activités des individus, survient une notion de culture. Société, culture, individu forment un ensemble conceptuel atomique, nécessaire. La focale est celle de l’incidence des structures sociales et de la culture sur les individus. Cependant, dans bon nombre de ces théories, on voit des individus agir sur des structures ou des individus capables d’autonomie malgré l’effet des structures ; on est placé devant des individus qui sont socialisés, mais qui réagissent à ce qu’ils intériorisent, des actions inconscientes causées par la socialisation, mais aussi des activités conscientes, et des prises de conscience ; on trouve des structures sociales qui se transforment sous l’effet des actions ou des interactions des individus ; on note que l’ordre peut faire place au désordre, que les conflits sont probables. Dans les travaux anthropologiques, le principe d’un relativisme culturel est unanimement défendu : l’humain pense comme il pense, vit comme il vit parce qu’il évolue dans telle société. Mais cette perspective respectueuse n’empêche pas de signaler des transcendances : l’anthropologie, par exemple, observe des mythes, des symboliques, des interdits, des hiérarchies, des rapports au travail, des dualismes langagiers, des modes de circulation des biens, des idées et des personnes qui ne sont pas réductibles à une communauté. *** L’examen des théories dans lesquelles l’accent est mis sur les structures oblige à prendre en compte qu’il n’y a pas d’individu en dehors de la société, et donc que l’individualité est relative, que la liberté de l’humain est inconcevable en dehors de tout ce que la société fait des individus. Il laisse toutefois entendre que si les sociétés font quelque chose des individus, les individus font quelque chose de ce que la société fait d’eux.

241

Table des matières Introduction générale ............................................................................ 7 Introduction au volume III ................................................................. 15 1.

Franz Boas (1858-1942) ............................................................. 17 1.1.

Éléments de la théorie chez Boas ....................................... 17

1.1.1.

Concepts fondamentaux ............................................... 17

1.1.2.

Le relativisme culturel .................................................. 17

1.1.2.1.

Une attitude éthique .............................................. 17

1.1.2.2.

Une attitude épistémologique................................ 18

1.1.2.3.

Une attitude méthodologique ................................ 19

1.1.3.

Histoire, diffusion et contingence ................................ 20

1.1.4.

L’individu ..................................................................... 20

1.1.5.

La langue ...................................................................... 21

1.2.

Après Boas ......................................................................... 22

1.3.

Bibliographie ...................................................................... 23

1.3.1.

Quelques ouvrages de Boas ............................................. 23

1.3.2 2.

Quelques ouvrages sur Boas......................................... 24

Alfred Reginald Radcliffe-Brown (1881-1955) ......................... 25 2.1.

Éléments de la théorie chez Radcliffe-Brown .................... 25

2.1.1.

Concepts fondamentaux ............................................... 25

2.1.2.

La reproduction de l’organisme social ......................... 25

2.1.2.1.

Le processus de la vie sociale ............................... 25

2.1.2.2.

Les institutions ...................................................... 26

2.1.2.3.

La culture .............................................................. 26

2.1.2.4.

L’environnement naturel ....................................... 26

2.1.3.

Le structuro-fonctionnalisme ....................................... 26

2.1.4.

Les rapports de parenté................................................. 27

2.1.5.

Le totémisme ................................................................ 28 243

2.1.6.

3.

2.2.

Après Radcliffe-Brown ...................................................... 29

2.3.

Bibliographie ...................................................................... 31

2.3.1.

Quelques ouvrages de Radcliffe-Brown ....................... 31

2.3.2.

Quelques ouvrages sur Radcliffe-Brown ..................... 32

Bronislaw Kasper Malinowski (1884-1942) .............................. 33 3.1.

4.

Éléments de la théorie chez Malinowski ............................ 33

3.1.1.

Concepts fondamentaux ............................................... 33

3.1.2.

Le fonctionnalisme ....................................................... 33

3.1.3.

La culture ...................................................................... 35

3.1.4.

Échange et réciprocité .................................................. 36

3.1.5.

L’observation participante ............................................ 37

3.1.6.

Empirie et théorie ......................................................... 37

3.2.

Après Malinowski .............................................................. 38

3.3.

Bibliographie ...................................................................... 40

3.3.1.

Quelques ouvrages de Malinowski............................... 40

3.3.2.

Quelques ouvrages sur Malinowski ............................. 41

Ruth Fulton Benedict (1887-1948)............................................. 43 4.1.

5.

Observation et comparaison ......................................... 28

Éléments de la théorie chez Benedict ................................. 43

4.1.1.

Concepts fondamentaux ............................................... 43

4.1.2.

Relativisme culturel et individualité............................. 43

4.1.3.

Règles morales et expérience morale ........................... 45

4.1.4.

Transcendance et relativisme ....................................... 46

4.1.5.

L’égalité........................................................................ 47

4.2.

Après Benedict ................................................................... 47

4.3.

Bibliographie ...................................................................... 49

4.3.1.

Quelques ouvrages de Benedict ................................... 49

4.3.2.

Quelques ouvrages sur Benedict .................................. 50

Max Horkheimer (1895-1973) ................................................... 51 244

5.1.

6.

5.1.1.

Concepts fondamentaux ............................................... 51

5.1.2.

Deux assises ................................................................. 51

5.1.2.1.

Une réflexion morale ............................................ 51

5.1.2.2.

Une critique du capitalisme................................... 52

5.1.3.

Une typologie de la rationalité ..................................... 52

5.1.4.

La théorie critique ........................................................ 53

5.1.4.1.

Un matérialisme teinté de pessimisme .................. 54

5.1.4.2.

Une interdisciplinarité ........................................... 54

5.1.4.3.

Une théorie des industries culturelles ................... 55

5.2.

Après Horkheimer .............................................................. 56

5.3.

Bibliographie ...................................................................... 59

5.3.1.

Quelques ouvrages de Horkheimer .............................. 59

5.3.2.

Quelques ouvrages sur Horkheimer ............................. 59

Herbert Marcuse (1898-1979) .................................................... 61 6.1.

7.

Éléments de la théorie chez Horkheimer ............................ 51

Éléments de la théorie chez Marcuse ................................. 61

6.1.1.

Concepts fondamentaux ............................................... 61

6.1.2.

La personne humaine comme essence .......................... 61

6.1.3.

Le travail et l’émancipation .......................................... 62

6.1.4.

L’aliénation .................................................................. 62

6.1.5.

La négation et l’unidimensionnalité ............................. 63

6.1.6.

Raison, plaisir et révolution.......................................... 64

6.1.7.

La libération des pulsions ............................................. 65

6.1.8.

La sublimation et l’art .................................................. 66

6.2.

Après Marcuse .................................................................... 67

6.3.

Bibliographie ...................................................................... 69

6.3.1.

Quelques ouvrages de Marcuse .................................... 69

6.3.2.

Quelques ouvrages sur Marcuse ................................... 70

Margaret Mead (1901-1978) ...................................................... 73 245

7.1.

8.

Éléments de la théorie chez Mead ...................................... 73

7.1.1.

Concepts fondamentaux ............................................... 73

7.1.2.

La notion de culture ...................................................... 73

7.1.3.

Trois enquêtes............................................................... 74

7.1.4.

Un relativisme culturel ................................................. 75

7.1.5.

Éducation et génération ................................................ 76

7.1.6.

Race et évolution .......................................................... 76

7.2.

Après Mead ........................................................................ 77

7.3.

Bibliographie ...................................................................... 79

7.3.1.

Quelques ouvrages de Mead......................................... 79

7.3.2.

Quelques ouvrages sur Mead ....................................... 80

Talcott Edger Parsons (1902-1979) ............................................ 81 8.1.

Éléments de la théorie chez Parsons................................... 81

8.1.1.

Concepts fondamentaux ............................................... 81

8.1.2.

Théorie de la société et théorie de l’action ................... 81

8.1.2.1.

Subjectivité et socialité ......................................... 81

8.1.2.2.

La notion de système............................................. 82

8.1.2.3.

Le système culturel ............................................... 83

8.1.2.4.

Le système de la personnalité ............................... 84

8.1.2.5.

La structuration des systèmes ............................... 84

8.1.2.6.

Cinq variables des schèmes d’action .................... 84

8.1.3.

9.

Les fonctions des systèmes........................................... 85

8.2.

Après Parsons ..................................................................... 87

8.3.

Bibliographie ...................................................................... 89

8.3.1.

Quelques ouvrages de Parsons ..................................... 89

8.3.2.

Quelques ouvrages sur Parsons .................................... 89

Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969) .............................. 91 9.1.

Éléments de la théorie chez Adorno ................................... 91

9.1.1.

Concepts fondamentaux ............................................... 91 246

9.1.2.

Critique du capitalisme ................................................. 91

9.1.2.1.

Un matérialisme .................................................... 91

9.1.2.2.

Idéologie et capitalisme ........................................ 93

9.1.2.3.

Une théorie des industries culturelles ................... 93

9.1.2.4.

Trois assises de la critique .................................... 94

9.1.3.

La personnalité autoritaire ............................................ 95

9.1.4.

Émancipation et individu.............................................. 95

9.1.5.

Émancipation et art ....................................................... 96

9.2.

Après Adorno ..................................................................... 97

9.3.

Bibliographie .................................................................... 100

9.3.1.

Quelques ouvrages d’Adorno ..................................... 100

9.3.2.

Quelques ouvrages sur Adorno .................................. 101

10.

Claude Lévi-Strauss (1908-2009) ........................................ 103

10.1.

Éléments de la théorie chez Lévi-Strauss ......................... 103

10.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 103

10.1.2.

Parenté et prohibition de l’inceste .......................... 103

10.1.3.

Les mythes .............................................................. 104

10.1.4.

Le totémisme .......................................................... 105

10.1.5.

La pensée sauvage .................................................. 106

10.1.6.

Considérations méthodologiques ............................ 106

10.2.

Après Lévi-Strauss ........................................................... 108

10.3.

Bibliographie .................................................................... 110

10.3.1.

Quelques ouvrages de Lévi-Strauss ........................ 110

10.3.2.

Quelques ouvrages sur Lévi-Strauss ....................... 110

11.

Robert King Merton (1910-2003) ........................................ 113

11.1.

Éléments de la théorie chez Merton ................................. 113

11.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 113

11.1.2.

Théorie de moyenne portée .................................... 113

11.1.3.

Le structuro-fonctionnalisme et les fonctions......... 114 247

11.1.4.

Attentes culturelles et moyens institutionnalisés .... 116

11.1.5.

Socialisation et groupe de référence ....................... 117

11.1.6.

Les conséquences des actions humaines................. 117

11.1.7.

Une sociologie de la science ................................... 119

11.1.8.

Les groupes de discussion ...................................... 120

11.2.

Après Merton .................................................................... 122

11.3.

Bibliographie .................................................................... 125

11.3.1.

Quelques ouvrages de Merton ................................ 125

11.3.2.

Quelques ouvrages sur Merton ............................... 126

12.

Herbert Marshall McLuhan (1911-1980) ............................. 127

12.1.

Éléments de la théorie chez McLuhan ............................. 127

12.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 127

12.1.2.

À l’intersection de trois thèses ................................ 127

12.1.2.1. Le prolongement de l’être humain ...................... 127 12.1.2.2. La technologie comme déterminant.................... 129 12.1.2.3. La préséance du média sur le message ............... 131 12.1.3.

Des dichotomies...................................................... 132

12.1.3.1. Les médias chaux et les médias froids ................ 132 12.1.3.2. La figure et le fond ............................................. 133 12.2.

Après McLuhan ................................................................ 134

12.3.

Bibliographie .................................................................... 135

12.3.1.

Quelques ouvrages de McLuhan ............................ 135

12.3.2.

Quelques ouvrages sur McLuhan ........................... 136

13.

Roland Gérard Barthes (1915-1980) .................................... 137

13.1.

Éléments de la théorie chez Barthes ................................. 137

13.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 137

13.1.2.

Auteur, texte, lecteur............................................... 137

13.1.3.

Mythe et idéologie .................................................. 138

13.1.4.

L’image ................................................................... 139 248

13.1.5.

La mode .................................................................. 140

13.2.

Après Barthes ................................................................... 142

13.3.

Bibliographie .................................................................... 144

13.3.1.

Quelques ouvrages de Barthes ................................ 144

13.3.2.

Quelques ouvrages sur Barthes ............................... 144

14.

Peter Michael Blau (1918-2002) .......................................... 145

14.1.

Éléments de la théorie chez Blau ..................................... 145

14.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 145

14.1.2.

Microsociologie et macrosociologie ....................... 145

14.1.2.1. Relations sociales et rationalité individualiste .... 145 14.1.2.2. Vers la macrosociologie ..................................... 146 14.1.2.2.1. Les organisations ......................................... 146 14.1.2.2.2. Stratification en mobilité ............................. 147 14.1.2.2.3. Les structures sociales ................................. 147 14.2.

Après Blau ........................................................................ 149

14.3.

Bibliographie .................................................................... 151

14.3.1.

Quelques ouvrages de Blau .................................... 151

14.3.2.

Quelques ouvrages sur Blau ................................... 152

15.

Paul-Michel Foucault (1926-1984) ...................................... 153

15.1.

Éléments de la théorie chez Foucault ............................... 153

15.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 153

15.1.2.

Deux axes................................................................ 153

15.1.2.1. L’axe de l’épistémè............................................. 153 15.1.2.1.1. Une méthodologie ............................................ 154 15.1.2.1.2. Trois épistémès ................................................ 154 15.1.2.2. L’axe du pouvoir................................................. 156 15.1.2.2.1. Le micropouvoir .............................................. 156 15.1.2.2.2. La biopolitique ................................................. 156 15.1.2.2.3. Pouvoir, savoir et contre-pouvoir .................... 157 249

15.1.3.

Deux axes, un carrefour .......................................... 157

15.2.

Après Foucault ................................................................. 159

15.3.

Bibliographie .................................................................... 161

15.3.1.

Quelques ouvrages de Foucault .............................. 161

15.3.2.

Quelques ouvrages sur Foucault ............................. 162

16.

Jean Baudrillard (1929-2007) ............................................... 163

16.1.

Éléments de la théorie chez Baudrillard ........................... 163

16.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 163

16.1.2.

Signes et différence................................................. 163

16.1.3.

La consommation de symboles ............................... 164

16.1.4.

Économie, histoire et objets .................................... 164

16.1.5.

Réalité et simulacre................................................. 166

16.2.

Après Baudrillard ............................................................. 167

16.3.

Bibliographie .................................................................... 171

16.3.1.

Quelques ouvrages de Baudrillard .......................... 171

16.3.2.

Quelques ouvrages sur Baudrillard ......................... 172

17.

Pierre Bourdieu (1930-2002)................................................ 173

17.1.

Éléments de la théorie chez Bourdieu .............................. 173

17.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 173

17.1.2.

Le capital ................................................................ 173

17.1.3.

Les champs ............................................................. 175

17.1.4.

Le structuralisme génétique .................................... 175

17.2.

Après Bourdieu................................................................. 178

17.3.

Bibliographie .................................................................... 181

17.3.1.

Quelques ouvrages de Bourdieu ............................. 181

17.3.2.

Quelques ouvrages sur Bourdieu ............................ 182

18.

Françoise Héritier (1933-2017) ............................................ 183

18.1.

Éléments de la théorie chez Héritier................................. 183

18.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 183 250

18.1.2.

Valence différentielle des sexes.............................. 183

18.1.3.

Les butoirs de la pensée .......................................... 185

18.1.4.

Une typologie des règles d’alliance ........................ 186

18.1.5.

L’inceste du deuxième type .................................... 187

18.2.

Après Héritier ................................................................... 188

18.3.

Bibliographie .................................................................... 190

18.3.1.

Quelques ouvrages d’Héritier ................................. 190

18.3.2.

Quelques ouvrages sur Héritier .............................. 191

19.

Katherine (Kate) Murray Millett (1934-2017) ..................... 193

19.1.

Éléments de la théorie chez Millett .................................. 193

19.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 193

19.1.2.

Le patriarcat ............................................................ 193

19.1.3.

Des questions sociales ............................................ 195

19.1.3.1. La prostitution ..................................................... 195 19.1.3.2. La pédophilie ...................................................... 195 19.1.3.3. La psychiatrie...................................................... 196 19.1.4.

Freud et l’envie de pénis ......................................... 196

19.2.

Après Millett..................................................................... 197

19.3.

Bibliographie .................................................................... 198

19.3.1.

Quelques ouvrages de Millett ................................. 198

19.3.2.

Quelques ouvrages sur Millett ................................ 199

20.

Élisabeth Badinter (1944-) ................................................... 201

20.1.

Éléments de la théorie chez Badinter ............................... 201

20.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 201

20.1.2.

Évolution................................................................. 201

20.1.3.

Nature et culture ..................................................... 202

20.1.4.

Laïcité ..................................................................... 203

20.1.5.

Des prises de position ............................................. 204

20.1.5.1. Prostitution.......................................................... 204 251

20.1.5.2. Parité ................................................................... 204 20.1.5.3. Misandrie ............................................................ 204 20.2.

Après Badinter .................................................................. 205

20.3.

Bibliographie .................................................................... 207

20.3.1.

Quelques ouvrages de Badinter .............................. 207

20.3.2.

Quelques ouvrages sur Badinter ............................. 208

21.

Ulrich Beck (1944-2015)...................................................... 209

21.1.

Éléments de la théorie chez Beck ..................................... 209

21.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 209

21.1.2.

Vers une seconde modernité ................................... 209

21.1.3.

Les effets du risque ................................................. 210

21.1.4.

Les causes du risque ............................................... 210

21.1.5.

L’intervention ......................................................... 211

21.1.6.

L’apport du cosmopolitisme ................................... 212

21.2.

Après Beck ....................................................................... 213

21.3.

Bibliographie .................................................................... 215

21.3.1.

Quelques ouvrages de Beck .................................... 215

21.3.2.

Quelques ouvrages sur Beck ................................... 215

22.

Jeffrey Charles Alexander (1947-) ....................................... 217

22.1.

Éléments de la théorie chez Alexander ............................ 217

22.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 217

22.1.2.

Le néofonctionnalisme............................................ 217

22.1.3.

La performance sociale ........................................... 218

22.1.4.

La relative autonomie de la culture ........................ 219

22.1.5.

Entre structuralisme et constructivisme .................. 220

22.2.

Après Alexander ............................................................... 222

22.3.

Bibliographie .................................................................... 226

22.3.1.

Quelques ouvrages d’Alexander ............................. 226

22.3.2.

Quelques ouvrages sur Alexander .......................... 227 252

23.

Judith Pamela Butler (1956-) ............................................... 229

23.1.

Éléments de la théorie chez Butler ................................... 229

23.1.1.

Concepts fondamentaux.......................................... 229

23.1.2.

Performance et éthique ........................................... 229

23.1.2.1.

Autour du genre .................................................. 229

23.1.2.1.1.

Sexe et genre ....................................................... 229

23.1.2.1.2.

La performance ................................................... 230

23.1.2.1.3.

Subjectivité et identité ......................................... 231

23.1.2.1.4.

Le langage ........................................................... 231

23.1.2.1.5.

La théorie queer .................................................. 232

23.1.2.2.

Autour de l’éthique ............................................. 232

23.2. 23.3.

Après Butler ............................................................... 233 Bibliographie .................................................................... 236

23.3.1.

Quelques ouvrages de Butler .................................. 236

23.3.2.

Quelques ouvrages sur Butler ................................. 237

Conclusion du volume III ................................................................. 239

253

Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

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Simon Laflamme enseigne à l’Université Laurentienne (Sudbury, Ontario). Il est directeur de l’École des sciences sociales. Il est un des fondateurs de la revue Nouvelles perspectives en sciences sociales. Il développe une approche relationnelle à laquelle on doit, au niveau micro, la notion d’émoraison, et au niveau macro, celle de trialectique des biens, des idées et des personnes.

Collection dirigée par Bruno Péquignot

ISBN : 978-2-14-033825-0

26,50 €

Simon Laflamme

POUR COMPRENDRE OUR COMPRENDR

Ce troisième volume se consacre aux théories qui, au XXe siècle, se sont focalisées sur les structures sociales. Le lecteur y trouvera celles d’auteurs associés à la philosophie ou à la littérature (Horkheimer, Marcuse, Adorno, McLuhan, Barthes, Foucault, Baudrillard, Millett, Badinter, Butler), à l’anthropologie (Boas, Radcliffe-Brown, Malinowski, Benedict, M. Mead, Lévi-Strauss, Héritier) et à la sociologie (Parsons, Merton, Blau, Bourdieu, Beck, Alexander).

Théories en sciences humaines au XX siècle III

POUR COMPRENDRE

Comprendre une théorie, c’est en connaître les concepts fondamentaux et savoir établir entre eux les liens qui les unissent. C’est dans cet esprit que cet ouvrage d’initiation a été développé : pour chacune des théories, énumérer, d’entrée de jeu, les concepts centraux, en révéler la signification, montrer comment ils s’articulent les uns aux autres.

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Théories en sciences humaines au XXe siècle III

L’insistance sur les structures sociales

L’insistance sur les structures sociales

Simon Laflamme

L’insistance sur les structures sociales Théories en sciences humaines au XXe siècle III