Lignes d'horizons 9782213024745, 221302474X

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Lignes d'horizons
 9782213024745, 221302474X

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Jacques Attali

Je d'horizon

.

ni

je

Du même auteur

Analyse économique de la vie politique, PUF, 1973. Modèles politiques, PUF, 1974. L'Anti-économique, (en coll. avec Marc Guillaume), PUF, 1975. La Parole et l'Outil, PUF, 1976. Bruits, PUF, 1977. La Nouvelle Économie française, Flammarion, 1978.

L'Ordre cannibale, Grasset, 1979. Les Trois Mondes, Fayard, 1981. Histoires du Temps, Fayard, 1982. La Figure de Fraser, Fayard, 1984. Un Homme d'influence, Fayard, 1985. Au Propre et au Figuré, Fayard, 1988. La Vie éternelle, Roman, Fayard, 1989.

FAYARD

Lignes d'horizon Devant nous, à la veille du troisième millénaire dont une brève décennie désormais nous sépare, quel nouvel ordre politique se profile ? quel développement ? quels rapports de pouvoir entre les nations ? quels styles de vie ? quelles tendances artistiques ? Nous entrons dans une période radicalement neuve: l'Histoire s’accélère, les blocs se dissolvent, la démocratie gagne du terrain, acteurs et enjeux nouveaux surgissent. Face à ces évolutions en apparence désordonnées, la mode est à se méfier des modèles, à s’abandonner au jeu des forces mul-

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tiples qui agitent notre planète, à faire du marché le maître de toutes choses, l'arbitre de toute culture.

Je ne souscris pas à cette mode. Je crois au contraire que notre époque, comme les autres, est relativement explicable, que notre avenir peut être éclairé d’hypothèses sérieuses, qu’on est en droit d’esquisser des lignes d’horizon. À condition de jeter des ponts entre les innombrables apports des sciences sociales d’aujourd’hui et de s’en servir pour donner sens au foisonnement de faits qui surprennent notre quotidien. Pour y parvenir, il faut prendre des risques et regarder loin, devant soi et derrière soi. Impossible d’expliquer le présent ou de dire quelque chose de l'avenir sans une grille de lecture qui permette de déchiffrer et d’interpréter l’histoire des rapports sociaux, et, avant

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tout, du rapport à la violence qui les détermine. De ce détour par la mémoire de l'humanité, histoire et science mêlées, je tirerai des conclusions peu classiques sur les perspectives qui nous attendent : contrairement aux idées en vogue, je pense que nous n’allons pas assister à un triomphe de l’économie américaine sur un marché dominé par les services, mais que nous nous acheminons, au contraire, vers un monde hyperindustriel, en forte croissance, dominé par deux espaces rivaux : l’Espace européen et l'Espace du Pacifique. Deux espaces intégrés où les puissances économiques vont se substituer aux puissances militaires, toutes deux en déclin. L'économie mondiale sera animée par une demande d’objets nouveaux qui bouleverseront nos modes de vie et que j'appelle objets nomades, parce qu’ils seront portatifs L'ACTION

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et permettront de remplir l’essentiel des fonctions de la vie sans plus avoir d’attache fixe. Cette nouvelle figure exigera d'inventer de nouvelles règles de politique économique et de penser autrement la géopolitique et les équilibres stratégiques.

La crise économique mondiale est terminée. La démocratie s’instaure dans les lieux les plus inattendus. La carte idéologique et sociale de l’Europe est devenue méconnaissable. Dans l’ensemble des pays développés sont réunis les signes d’une nouvelle période de croissance. Elle durera plusieurs décennies. Certes, on assistera encore de temps à autre à des ralentissements. Longtemps encore subsisteront des problèmes: déséquilibres entre cer-

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tains pays, difficiles transitions vers le marché, injustices entre groupes sociaux, chômage, famines, désordres au sein des marchés des capitaux et des matières premières. Mais la croissance économique à l'échelle de la planète n’en souffrira pas durablement.

Partout, én effet, dans les pays les plus développés comme ailleurs, le renouveau technologique permet de formidables gains de productivité, dégageant des profits pour investir et des salaires pour consommer. Dans les domaines les plus variés des loisirs et des services, des produits inédits apparaissent, des marchés s'ouvrent, des emplois se créent. Partout aussi, l'Ouest, au Nord démocratie gagne elle, les forces du

à l’Est comme à comme au Sud, la du terrain. Et, avec marché se libèrent,

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laisant entrevoir à ceux qui y accèdent la possibilité de se joindre à leur tour au mouvement général de croissance. Devant ces signes de desserrement des contraintes, après quinze ans de crise et quarante-cinq ans de guerre froide, beaucoup concluent que tout va mieux dans le moins mauvais des mondes possibles, qu’il suffit de vivre cette croissance, de la laisser se répandre sur la planète sans se préoccuper de l’organiser ni même de la décrire. Tel n’est pas mon avis. D’abord parce qu’une croissance durable ne sera vraiment assurée que si la politique économique des grands pays cesse d’aller à contre-sens. Aux

États-Unis en particulier, les excès de la spéculation financière, les insuffisances de l’épargne réelle, le retour de l'inflation, la hausse des taux d’intérêt, l'endettement des entreprises ne man-

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queront pas d’engendrer de nouvelles et nombreuses secousses boursières, ralentissant provisoirement l’expansion. Or ce qui se passe aux ÉtatsUnis, nation aujourd’hui encore dominante,

ne

peut

rester

sans

consé-

quences marquantes sur le reste de l’économie mondiale. Ensuite, parce que même dans les pays les plus riches, la croissance ne touche encore qu’une fraction des populations. Dans nombre d’entre eux, les infrastructures sont en déshérence, qu'il s’agisse des ponts ou des systèmes d’éducation, des réseaux de voierie ou des systèmes hospitaliers; or, la baisse des dépenses publiques ne s’y inversera pas, à moins d’une radicale remise en cause des fondements des politiques économiques. La solitude règnera en maître dans les grandes villes; beaucoup, noyés sous une masse d’informations, seront réduits à jouir du spec-

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tacle de la puissance et des plaisirs d’une minorité; l’usage de la drogue reflètera, accompagnera et aggravera ce désarroi. Le droit de se faire plaisir, la liberté de consommer finiront ainsi par menacer de mort les sociétés les plus prometteuses. : La croissance n’est pas non plus assurée dans ceux des pays de l’Est de l’Europe qui accèdent aujourd’hui à la démocratie. L’immense bouleversement en cours transformera profondément la géopolitique et la géostratégie mondiales; mais aucun acquis, ni économique ni politique, ne saurait y être considéré comme irréversible aussi longtemps que les consommateurs ne recevront pas les dividendes des audaces des citoyens. Ce qui est vrai au Nord — à l'Ouest comme à l’Est — l’est encore bien davantage au Sud. De graves dangers

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planent sur son futur. Certes, grâce à la révolution verte, Y Asie mange à sa faim ; la famine n’est plus qu’un fléau localisé en Afrique et dans quelques régions d'Amérique latine. Mais la pauvreté s’installe à demeure dans de nombreux pays du Sud, et le retour de la croissance au Nord creuse à nouveau les écarts entre les plus riches et les plus démunis. Des milliards d'hommes enragent de voir les ravages que la prospérité de quelques-uns cause à leur propre survie et à l’environnement de tous. Or la loi du marché ne

résorbera

pas

ces

désordres.

Au

contraire, elle les accentuera en favorisant les plus forts.

Si les pays du Nord, témoins à chaque instant, par leurs médias, de ces tragédies, restent indifférents ou passifs, si les mutations en cours à l'Est de l’Europe en viennent à mobiliser toutes les énergies et toutes les

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générosités, le Sud entrera en révolte, en dissidence, un jour en guerre. A nous, à Tokyo comme à Paris, à Moscou comme à New York, à l’intérieur de nos bastilles, de prendre la mesure de ces périls et de profiter des potentialités du nouvel âge qui s’annonce pour faire l’économie de cette révolution.

Encore faut-il, pour y parvenir, comprendre les forces à l’œuvre en cette fin d’un siècle qui a connu le meilleur et commis le pire. Encore faudrait-il — c’est possible ! — donner un sens heureux, jubilatoire, à ces prochaines années deux mille. D'où la nécessité d’un cadre de pen-

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sée pour mettre en ordre ce qui bouillonne, éclairer les problèmes, proposer des solutions. Je comprends qu’on y résiste: notre siècle a fourmillé de théories prêtes à porter; toutes ont conduit à des impasses ou à des massacres. Ceux qui annonÇaïent la fin du capitalisme ont poussé leurs peuples à rêver de le rejoindre. Ceux qui prétendaient bâtir un âge d’or par l’élimination d’une classe sociale ou d’un groupe ethnique ont sombré dans la barbarie. Ceux qui annonçaient le triomphe de l’individualisme voient leurs concitoyens exiger plus de solidarité et de fraternité. Faut-il pour autant renoncer à théoriser l'Histoire? Faut-il prédire sa « fin » ? Faut-il accepter le capitalisme comme il est, parce qu’il triomphe sur les marchés ? Faut-il jeter toutes les doctrines avec les prédictions qu’elles ont produites ? Faut-il dire qu’il n’y a

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rien d’utile ni dans le libéralisme, ni dans le marxisme, ni dans le structuralisme, ni dans le fonctionnalisme, ni dans aucune autre théorie imaginable, parce que les modèles sociaux qu’ils ont inspirés ou justifiés ont dégénéré en dictatures ? Je ne le crois pas. Chacun de ces discours a joué — et peut jouer encore — un rôle essentiel dans la compréhension de plusieurs aspects de notre présent. Certains ont montré l’importance incontournable du marché dans la fixation des prix ; d’autres ont dégagé le rôle moteur des conflits dans le partage de la valeur; d’autres enfin ont dévoilé l’existence d’invariants communs à toutes les sociétés, où qu’elles soient, d’où qu’elles viennent. Toutes ces constructions théoriques, calquées sur les paradigmes des sciences physiques de leur époque, ont eu leur utilité: les unes, fondées sur les prin-

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cipes de la mécanique, ont montré l'importance du marché et la réversibilité du temps du pouvoir ; les autres, fondées sur les concepts de la thermodynamique, ont souligné les nécessités de la lutte sociale et l’irréversibilité du temps de l'Histoire. Aujourd’hui, une science humaine adaptée à là réalité doit être fondée sur des modèles beaucoup plus complexes. Ceux du siècle passé ayant explosé, il lui faut mettre à profit les progrès les plus récents des sciences de notre temps. Comme la mécanique a inspiré le libéralisme, comme la thermodynamique a inspiré le marxisme, c’est sur la théorie de l’information sous toutes ses formes — biologie, informatique, linguistique, anthropologie — que doit se fonder à présent une analyse sociale. Cette théorie enseigne qu’aucune forme,

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sociale ou physique, ne peut exister si ses membres ne communiquent pas entre eux et avec l'extérieur; elle démontre que le temps peut être rendu localement réversible là où de l’ordre — c’est-à-dire de l’information ayant un sens pour un observateur — peut être créé. Autrement dit, qu’il peut exister des formes localement et provisoirement en ordre dans un océan de désordre. Et qu’une forme peut durer là où la communication permet la négociation, là où la violence est contrôlée par un sens. Autrement dit encore, une forme sociale exige, pour s'installer et durer, la mise en ordre de la violence; comme les messages exigent, pour être compris et transmis, la mise en ordre des bruits.

C’est à partir de cette intuition — d’aucuns diraient de cette métaphore — et des résultats les plus récents des sciences historiques qu’il est possible,

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à mon sens, d'éclairer concrètement l’avenir des formes sociales et des relations internationales. En ne les réduisant plus, comme au temps de Clausewitz ou de Walras, à des jeux de forces en équilibre, ni, comme au temps de Marx ou de Toynbee, à des machines en perpétuelle dégradation; mais en les regardant comme des formes vivantes obéissant aux lois — encore incertaines — de la Vie, nourries des expériences — encore mal théorisables — de l'Histoire.

L'homme communique avec l’homme depuis sans doute un million d’années. Cela fait cinq cent mille ans au moins qu’il connaît le feu. Depuis lors, il sait qu’il peut comprendre et agir sur son environnement. Il y a une

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quinzaine de milliers d’années qu’il a dégagé les principes qui rendent possible une vie sociale: les premiers mythes. Cela ne fait que dix mille ans qu’il vit en villages, à l’état sédentaire. Enfin, ce n’est que depuis moins de mille ans qu’une part de ses relations sociales est dominée par l’argent. Comment espérer comprendre ce que nous sommes aujourd’hui sans analyser ce que nous a appris ce passé très lointain et ce que le cerveau de l’homme a emmagasiné depuis lors pour survivre ? Je voudrais résumer mes idées sur cette longue trajectoire avant d’en tirer certaines conclusions sur ce qui s’annonce dans l’ordre mondial. Et d’abord, quelques précisions de vocabulaire :

J’appelle forme sociale tout groupe

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d'hommes durablement organisé: famille, tribu, village, ville, pays ou ensemble international. Dans toute forme sociale, les hommes,

pour se

supporter, ont dû apprendre à vivre avec la violence — plus précisément avec deux sources de violence: l’une qui vient du monde visible (des autres hommes), l’autre de la Nature (du monde invisible). Violence des vivants, violence des morts. Dans toutes les sociétés premières, afin de combattre ces deux formes de violence, les hommes ont utilisé des moyens très semblables. Plus exactement, ils ont partout construit des discours capables de la réduire. Ce sont ces discours, appellés communément des mythes, qui ont produit l’ordre social. S’y cache une même sagesse, illustrée d’histoires plus ou moins difficiles à interpréter. La violence entre les individus, racontent-ils,

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est le résultat de leur rivalité, ellemême provoquée par leur confrontation à un même objet désirable. On ne désire jamais que ce qu’un autre désire. Dès qu’il y a identité, il y a violence. Pour réduire la rivalité qui menace de ruiner le groupe, les sociétés ont organisé des hiérarchies et des différences qui permettent de polariser la violence de tous sur un seul, bouc émissaire et prince à la fois, puisque, en disparaissant, il aide à maintenir l’ordre dans le groupe. Tel est, schématiquement résumé, le fondement de tout désir et de toute violence, dans toute forme sociale, depuis que les hommes vivent en groupe et — je le montrerai plus loin — jusqu’à aujourd’hui.

C’est de cette polarisation de la violence et du désir que naît le Sacré.

En effet, la violence venue de l’in-

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visible est gérée de la même façon que la violence venue des hommes: en disparaissant, le bouc-émissaire, possédé des Dieux, part plaider dans l’audelà la cause des vivants. C’est pourquoi, dans toutes les sociétés premières, le prince et le prêtre se confondent

en

une

sorte

de

quasi-dieu,

réellement ou symboliquement sacrifié pour que survive le groupe. La mort n’est pour tous qu’un passage sans importance; pour le bouc-émissaire, elle est voyage d’un diplomate, intercesseur des vivants. Il n’y a donc pas de société en ordre sans sacrifice fondateur. Pas d'ordre sans bruit. Mais, pour fonctionner durablement, ce sacrifice doit être décrit lui aussi dans un mjthe que les prêtres répètent et que gèrent les princes. Le Sacré met en ordre ja violence. Dès les premières formes sociales sédentaires — soit dix mille ans avant notre

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ère —, trois pouvoirs s’organisent pour canaliser et gérer cette violence, trois pouvoirs qui s’emboîtent alors hiérarchiquement l’un dans l’autre: le religieux, le militaire et l’économique. Le premier gère les rapports à l’au-delà, le second les rapports entre les groupes sociaux, le troisième les rapports à l’intérieur de chaque groupe social. Quel lien avec notre modernité ? Justement: on ne peut désigner le sommet d’une pyramide sans localiser sa base; on ne peut bien comprendre une phrase prise au milieu d’un livre sans connaître les chapitres en amont. Dans l’histoire des hommes, haute est la pyramide, nombreux sont les chapitres précédents. Aussi convient-il, pour comprendre les années qui sont devant nous, de dégager ce qui, invariant depuis des millénaires, structure

encore nos comportements inconscients.

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les plus

Je dirai qu’il a existé jusqu'ici rrois formes de gestion de la violence: d’abord le Sacré, dont j'ai commencé à décrire le sens, puis la Force, et enfin l’Argent. Quand la Force est apparue,

elle n’a que très partiellement remplacé le Sacré; et l’Argent ne se fait que peu à peu une place entre les deux autres. Chacune de ces formes définit un Ordre correspondant à un certain type de formes sociales. Celles-ci se sont succédé en se nourrissant de celles qui les ont précédées. Se superposant sans s’exclure, toutes trois sont présentes dans notre quotidien.

Car nous ne sommes jamais sortis de la nécessité de ruser avec la violence ni de cette trilogie fonctionnelle du pouvoir. Avec l'extension progressive de la dimension des formes sociales, la gestion de la violence cesse d’être

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fondée sur le seul religieux pour devenir en partie politique, puis économique ; le rapport à la violence et à la mort bascule du Sacré à la Force quand se constituent les grands empires, puis de la Force à l’Argent quand s’installe le capitalisme. Cette évolution ne s’est pas faite de manière tranchée. Maints aspects de l'Ordre du Sacré subsistent encore dans l'Ordre de la Force ; et ces deux Ordres perdurent très largement dans celui de l’Argent, où nous sommes encore.

Jusque quatre mille ans avant notre ère, l’homme vit dans de petits groupes dispersés. Des mythes y organisent l'ordre autour d’un bouc émissaire d’abord réel, puis représenté, civilisé, idéalisé, mythologisé. Le chef y est prêtre; il contient la violence par la place qu'il assigne à chacun — homme, femme, enfant — par rapport au Sacré.

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Tout y est vivant: la nature comme les objets fabriqués par l’homme. Échanger des objets, c’est donc échanger des vies; consommer, c’est donc manger des vies, se nourrir de la force des autres, se souvenir de ce que fut sans doute l'Ordre premier, cannibale. Dans l'Ordre du Sacré, on dure en accumulant des vies — ou leurs pro-

longements : des objets. Le marché silencieux — où chacun négocie ce qu’il entend céder — est la forme principale de la circulation des objets, comme il l’est de celle des femmes. Il n’est rien —

naissance, mort, art, vie

privée — qui ne soit intégré à cette vision du monde. Toute représentation, toute image visent à expliquer le rapport à la violence et à faire comprendre aux hommes la nécessité salvatrice du bouc émissaire. À partir de quatre mille ans avant notre ère, en raison de nécessités agri-

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coles et démographiques,

les villages

se regroupent. En Babylonie, en Égypte, en Chine, en Inde, au Japon, en Amérique, en Afrique, la Force supplée le

Sacré pour canaliser les rivalités et hiérarchiser les désirs. Le policier se substitue au prêtre pour désigner et punir les déviants, les marginaux, nouveaux boucs émissaires. Le prince s’arroge le droit à l'éternité; il règne d’abord comme un dieu, puis, pour lui-même, par la Force. Seul il accumule des objets pour servir à son éternité. Seul il laisse trace par un

tombeau : l'individu naît dans le prince. La mort des autres est anonyme. L’objet ne vit plus; il est déjà une marchandise dont l’échange est administré par la police.

Jusqu'à ce que l’Argent s’insinue dans les rapports sociaux —

à partir

du vir siècle avant notre ère — pour 30

finir par en prendre le contrôle, vingt siècles plus tard.

Vers l’an mil de notre ère, dans quelques petits ports d'Europe, loin des grands émpires d’Asie, se développe en effet un autre rapport à la violence, donc à la mort et à l’éternité : l’Argent introduit l’idée que toutes choses sont exprimables en une mesure unique, un équivalent universel. La rivalité se canalise alors dans la quantité d’équivalent monétaire dont chacun peut disposer. L’Argent s’impose très progressivement par rapport aux modes antérieurs de gestion de la violence, car il constitue un formidable progrès sur tout ce qui le précède: il permet d’échanger plus d’objets différents, sur de plus grandes distances, et

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de créer des richesses dans de meilleures conditions. La valeur des choses n’est plus mesure de la vie de ceux qui les ont faites ou de la force de ceux qui les possèdent, mais mesure de la quantité d’argent dont elles sont l’équivalent. Les objets circulent alors sans plus menacer la vie de ceux qui les échangent.

L’Argent — autrement dit le marché, ou encore le capitalisme, ces trois concepts étant indissociables — s’im-

pose ainsi comme un mode de gestion de la violence radicalement neuf, effcace et universel, opposé à ceux du Sacré et de la Force. Dans cet Ordre nouveau, le pouvoir se mesure à la quantité d’argent contrôlée — d’abord par la Force, évidemment, puis par la Loi. Le bouc émissaire est celui qui en est privé et qui menace l’ordre en contestant sa répartition. Il n’est plus le possédé, comme dans l’Ordre du

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Sacré, ni le déviant, comme dans l'Ordre de la Force, mais le mendiant, le nomade, le démuni.

A la différence des deux Ordres précédents où des formes sociales multiples pouvaient coexister, juxtaposées de par le monde en empires rivaux, l'Ordre marchand, lui, s'organise à chaque instant autour d’une forme unique à vocation mondiale. D’une forme à l’autre s’étend la fraction des rapports sociaux régis par la marchandise, autrement dit la proportion de la violence qu’elle canalise. De forme en forme s'étend la partie du monde où l’Argent fait la loi. Comme nous entrons aujourd’hui dans une nouvelle — la neuvième — forme de ce genre, il importe, avant d’aller plus loin, de préciser ce qui définit toute forme marchande.

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Chacune des huit formes précédentes se sont caractérisées par les traits communs suivants : © Au centre de chaque forme domine une ville que je nomme, après d’autres, le cœur; sy concentre l’essentiel des pouvoirs financiers, techniques, culturels, idéologiques (mais pas nécessairement politiques). Une élite y gère les marchés et les stocks, les prix et les produits; elle accumule les profits, contrôle les salaires et les travailleurs, finance les artistes et les explorateurs. Elle définit l’idéologie qui assure son pouvoir. Des révolutions religieuses y sont souvent déterminantes. La monnaie du cœur domine les échanges internationaux. Les artistes viennent de partout y construire palais et tombeaux, y peindre portraits et paysages.

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e Autour de ce cœur, un milieu, composé de nombreux pays ou régions développés, achète les produits du cœur. On y trouve d’anciens ou de futurs cœurs, des régions en déclin ou en progrès.

e Plus loin, la périphérie, partiellement encore dans l’Ordre de la Force, regroupe les régions exploitées qui vendent leurs matières premières et leur travail

au cœur et au milieu, sans jamais avoir accès aux richesses du cœur. Dans chaque forme marchande s'imposent des technologies plus effcaces que les précédentes pour la mise en œuvre de l’énergie et l’organisation des communications. Un bien de consommation spécifique y est le moteur de la demande et de la production industrielle.

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Une forme est stable aussi longtemps qu’elle dégage assez de valeur marchande pour entretenir la demande de ses produits. Lorsque ce mécanisme se grippe, la forme se délite. Jusqu’à ce que réapparaisse une autre forme où la hiérarchie des nations et la technologie dominante se trouvent bouleversées. Une forme marchande a donc une durée de vie très brève entre deux périodes de désordre de durée beaucoup plus longue. Autrement dit, le désordre est l’état naturel du monde, la forme organisée y est l’exception; à chaque instant, la société marchande est soit en train de s'éloigner d’une forme antérieure, gloire déclinante, soit de s'approcher d’une forme à venir, nouvelle utopie. On appelle crise cette longue période d'incertitude et d’apparente régression

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entre deux formes. Elle s’amorce dès lors qu’il faut dépenser trop de valeur pour produire la demande — c’est-àdire pour maintenir les consommateurs en état de solvabilité — et engager trop de crédits militaires pour protéger la forme. Elle se prolonge jusqu’à ce que, quelque part, de nouvelles technologies, de nouvelles mentalités et de nouveaux rapports sociaux se révèlent capables de produire plus efficacement la demande et de réduire la part que son coût occupe dans la

valeur ajoutée. Elle se termine quand une nouvelle forme s'organise, quand un nouveau cœur s’installe, quand les technologies et les rapports sociaux permettent à des entreprises en concurrence sur les marchés d’imposer le remplacement d’un service non marchand par un nouvel objet marchand, lui-même produit industriellement en série, donc créateur de valeur ajoutée.

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Dans chaque crise se joue ainsi la rivalité de pays rêvant de dominer le monde ou, plus simplement, de voir améliorer leur place dans la hiérarchie des nations. L’essentiel des relations internationales peuvent s’expliquer par les stratégies employées par les nations pour rester au cœur ou y accéder, ou encore pour sortir de la périphérie, ou enfin pour y entrer lorsqu'elles sont ‘encore exclues de l’Ordre marchand. Nous sommes aujourd’hui à la fin d’une crise et à l’aube d’une telle mutation. Ce qui se passe à l’Est de l’Europe s’y inscrit. Une nouvelle forme marchande émerge sous nos yeux. Elle ouvre une longue période d’abondance. Pour mieux comprendre ce qui s’y Joue, rappelons d’abord quelques traits des formes antérieures.

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Du xuI° au xx° siècles, le champ de la marchandise s’est étendu en revêtant huit formes successives, caracténisées par:

© huit cœurs : Bruges, qui émerge vers 1300. Venise vers 1450. Anvers vers 1500. Gênes vers 1550. Amsterdam vers 1650. Londres vers 1750. Boston vers 1880. New York vers 1930.

© huit innovations techniques majeures, dont les principales sont .le gouvernail d’étambot, la caravelle, la machine à vapeur, le moteur à explosion, le moteur électrique.

@ huit fonctions sociales remplies par des services (se nourrir, se vêtir. se transporter, s’entretenir, se distraire.) sont successivement devenues objets de consom-

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mation. Ainsi la diligence est devenue automobile, le lavoir est devenu machine à laver, le conteur est devenu télévision. En devenant urbaine, la famille s’est réduite à son noyau central, et les services gratuits que ses membres se rendaient les uns aux autres ont été remplacés par des objets produits en série et vendus sur le marché. Autant de métiers disparaissent. D’autres surgissent.

Je ne récapitulerai pas ici les théories qui sous-tendent ce trop rapide survol. Elles renvoient, en une synthèse qui m’est personnelle, à de nombreuses recherches, en particulier aux travaux de Claude Lévi-Strauss, de Fernand Braudel, de Georges Dumézil, d’Ilya Prigogine, de René Girard. de Michel Serres, d'Yves Stourdzé et d’Immanuel Wallerstein. Je me bornerai pour l'instant à quelques

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remarques sur une question essentielle pour la suite de ce propos: qu’est-ce qui décide que tel ou tel lieu devient un cœur ?

Il me semble que c’est toujours là où un groupe sait mobiliser un peuple autour d’un projet culturel, rassembler des ressources et mettre en œuvre des technologies pour développer et accélérer les communications. En général, c’est le fait d’une nation capable de réagir de façon plus inventive que les autres à une difficulté, à un manque, faisant d’un problème une solution. Ainsi Amsterdam, faute de disposer d’assez de terre pour produire du blé, développa au xvir: siècle l’industrie des colorants. Londres, faute de charbon de bois. mit en œuvre avec bonheur la machine à vapeur. Très souvent, c’est aussi à l’occasion d’une mutation radicale de la pensée religieuse ou de l'organisation politique: Luther et

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Locke sont au moins aussi importants pour Amsterdam et Londres que les technologies nouvelles qui y apparaissent. De même aujourd’hui, Tokyo, faute d’espace, a su se rendre maître des techniques de miniaturisation. Je reviendrai plus loin sur les raisons culturelles du surgissement du Japon.

Répétons-le : dans les formes passées ou à venir, le cœur n’est pas voué nécessairement à devenir le maître du jeu politique mondial. Fréquemment d’ailleurs, devient le cœur celui qui a su éviter de se mêler d’une guerre où se sont épuisés ses rivaux. Leçon d’importance pour le futur. La huitième forme marchande, centrée autour de New York, animée par le moteur électrique, entraînée par la demande des familles restreintes pour

les biens d'équipement ménagers, utilisant le dollar comme monnaie pour

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les échanges et les réserves des banques centrales, s’installe au début des années trente. Elle domine l'Ordre jusqu’au milieu des années soixante, date à laquelle elle entre en crise. Alors commencent les désordres dans les marchés des principales monnaies du cœur et du milieu. Contrairement à ce qu’en disent les discours habituels, la cause majeure de cette crise ne réside pas dans la hausse du coût de l’énergie, mais dans celle des coûts de production de la demande — en particulier dans l’augmentation des coûts d'éducation et de santé — qui consomment une part croissante de la valeur produite et réduisent la rentabilité de l’économie, le profit des entreprises et les revenus des consommateurs. Un peu plus tard seulement sont venus s'ajouter d’autres coûts, civils et militaires, de maintien

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de l’ordre, puis le gonflement de ceux de l’énergie. Comme les crises qui l’ont précédée, celle-ci fut d’abord retardée à coups d'emprunts contractés par les États et les entreprises. Cet endettement fit la fortune des banquiers et aida à la constitution d'institutions financières dont le développement spéculatif culmine aujourd’hui dans la plus extrême instabilité. C’est ainsi qu’on trouve aujourd’hui beaucoup trop d'argent pour des O.P.A. ou des L.B.O. — qui ne font que changer le nom des dirigeants des entreprises — et trop peu pour investir, stabiliser les cours des matières premières, lutter contre le narco-trafic, développer les pays les plus pauvres ou consolider les démocraties balbutiantes de l’Est de l’Europe, d’Asie ou d'Amérique latine. De tels détournements de capitaux, de telles masses spéculatives éloignent

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investisseurs

et

épargnants

de

la

recherche et de l’industrie, retardant d’autant le dépassement de la crise.

Aujourd’hui, par-delà ces atermoiements, s'annonce dans certaines parties du monde une neuvième forme, un nouvel âge de développement où ces problèmes trouveront des solutions

neuves. L’avènement de cette neuvième forme marchande se nourrit d’abord de la liberté de créer, de produire, d’échanger — bref, de démocratie. Ses contours se déploient de Santiago à Moscou, de Budapest à Soweto, étendant simultanément le champ de la forme marchande. Ce qui se passe dans les rues et les parlements, à l’Est de l’Europe et ailleurs, sera le facteur déterminant, non quantifiable, de la sortie de la crise économique mondiale.

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Les signes annonciateurs d’abondance sont nombreux. De nouvelles technologies, suscitées par la concurrence, permettent, en automatisant les processus de production, de réduire les coûts des objets industriels existants, tels l’automobile et les biens d’équipement ménager. Plus précisément, l'automatisation de la manipulation de l'information rend possible la réduction de la durée du travail nécessaire pour les produire. Un énorme surplus est ainsi dégagé. Par ailleurs, cette automatisation débouche sur la production en série d’objets nouveaux, substituts à des services jusque-là rendus par des hommes à des hommes.

Ces objets nouveaux, générateurs de profit, offrent de nouvelles perspectives au développement de la consommation privée. Bien qu’ils apparaissent dans les domaines les plus variés, ils constituent un ensemble cohérent, une

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galaxie ordonnée. Pour mieux me faire comprendre, je les nomme objets nomades, parce qu’ils ont en commun d’être légers, sans attache, portés par chaque individu, et non plus, comme les biens de consommation dominants de la forme précédente, d’être des moyens de déplacement (automobile) ou placés à domicile (machine à laver, téléviseur) et reliés à des réseaux. Certains de ces objets sont connus depuis longtemps, comme les armes, les vêtements ou la montre. Plus récemment, d’autres objets nomades sont apparus dans des secteurs apparemment anecdotiques de l’économie : baladeurs et téléphones portatifs transforment la consommation culturelle et la communication; l’ordinateur personnel et le téléfax, devenus portables, ont déjà commencé à bouleverser l’organisation du travail.

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Il s’agit là, en réalité, des précurseurs presque dérisoires d’objets bien plus importants, en passe de devenir des produits industriels de masse, sources de gigantesques chiffres d’affaires industriels et structurant un nouvel ordre économique, social et culturel. D’autres biens nomades apparaîtront en effet bientôt, qui permettront la transformation en objets individuels produits en série, donc créateurs de profit, de deux services aujourd’hui particulièrement coûteux pour la collectivité: la santé et l’éducation.

D'abord des instruments d’autodiagnostic médical, puis d’automédication, enfin des prothèses médicales. Simultanément, des machines à enseigner permettront à chaque enfant de recevoir seul un complément de ce qu’il apprend à l’école. Ces objets contribueront à réduire le coût de la

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demande en transformant des services à la charge de la collectivité en objets créateurs de valeur, et à étendre le champ de l'offre en poussant les consommateurs à les désirer. Il faudra alors moins de médecins et de professeurs, mais plus d’ingénieurs et d’informaticiens pour concevoir ces objets.

L'ensemble des industries de manipulation de l'information est donc assuré d’un grand avenir. Tout ce qui rendra «intelligents » les objets existants (automobile et téléviseur), l’audiovisuel (matériels et programmes), les machines de diagnostic et de traitement médical, enfin les organes artificiels, deviendront des productions industrielles aussi majeures que l’ont été, dans les deux formes précédentes, la voiture ou la machine à laver. Telle est la forme qui s’annonce. Je ne la souhaite pas, je la prévois.

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L'homme, comme l’objet, y sera nomade, sans adresse ni famille stable, porteur sur lui, en lui, de tout ce qui fera sa valeur sociale. Chacun voudra s’assurer qu’il répond à un idéal de santé et de savoir socialement produit; et, pour cela, se conformer à une norme éducative ou thérapeutique que l’ordre social rendra

impérative. Être conforme ou être exclu. L'éphémère sera le rythme de la loi; le narcissisme sera la source majeure du désir. Le désir d’être normal sera le moteur de l’insertion sociale. Chacun se protégera lui-même de la violence, tout à la fois prêtre et policier, bourreau et bouc émissaire. Les objets nomades entretiennent un rapport nouveau à la durée et à la mort : pour conjurer la peur de ne pas avoir le temps de s’en servir, chacun voudra s'assurer le spectacle de leur

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présence. Acheter ces objets dont l'usage prend du temps, c’est croire qu’on achète de la vie. Déjà, livres et disques remplissent ce rôle: contempler sa bibliothèque, c’est rêver qu’on ne saurait mourir avant d’avoir lu tous les livres qui la remplissent. La mort, empilée aujourd’hui dans les bombes, le sera demain dans des objets nomades, armes individuelles ou chiens d’attaque. Plus tard, elle pourra être masquée ou dissoute grâce à des prothèses informatiques, formes extrêmes du rêve de durer par l’objet, de la Vie devenue objet. Au-delà encore, d’autres prothèses, génétiques, celles-ci, deviendront concevables: clonages, banques de chimères, vies retardées. L’objet-vie est

au bout de l’objet nomade. L'homme sera un jour produit comme un objet, en série, comme le sont déjà les animaux qu'il mange ou ceux dont il

il

s’entoure. C’est en tout cas ce qu’amène à prédire la logique de la science et de l’économie.

Du cannibalisme réel à la consommation marchande de prothèses, la traduction de l’Ordre du Sacré en Ordre de l’Argent, du corps en objet, est en train de s’accomplir sous nos yeux. Si l’on accepte ce pronostic, il est clair que nous n’allons pas vers une société pacifiée où les services auraient pris le pas sur l’industrie, comme il est de bon ton de le prétendre, mais, au contraire, vers une société hyperindustrielle où dominera une concurrence impitoyable pour la production et la consommation de biens utilisant de l'information, rendue rare pour être vendue. Cette évolution conduira à rempla-

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cer des actes vivants par des artefacts et à utiliser sans cesse davantage de ressources de la nature. En menaçant de se transformer lui-même en objet produit en série, l’homme ne se conduit plus comme usufruitier de l’Univers et de la Vie, mais comme un propriétaire s’arrogeant le droit de détruire son bien. Là est le danger absolu, irréversible.

Avant même que cette forme nouvelle ne s’installe, elle s'annonce comme doublement instable :

D'une part, l’objet nomade, facteur de liberté et d'autonomie individuelle, est en même temps facteur de rébellion: déjà la musique et l’image — pour faire court, le clip — font apparaître des modèles auxquels les jeunes ont envie de s'identifier. Vêtu de jeans, chaussé de baskets. un baladeur aux oreilles, le jeune, où qu'il soit, se veut

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nomade. Sans attaches ni projet familial durable, libre dans sa tête, il est prêt à tout — à tous les nomadismes et à toutes les révoltes — pour l’être aussi dans son quotidien, avoir accès à la société de consommation, à ses objets et à ses rêves. C’est là sans doute un des principaux moteurs du puissant mouvement de libération qui se manifeste aujourd’hui dans tous les peuples. La nouvelle forme sociale est aussi libératrice de violence: toutes les différences y étant réduites à l’argent, l’uniformité, moteur du désir mimétique, y provoque la violence. En outre, les nouveaux objets ne comblent pas l'absence de sens et de durée : la liberté, si elle est liberté de l’ennui, cherche à s'investir dans tous les voyages. et d’abord dans celui dont on ne revient pas: la drogue. On peut donc s’attendre à ce que, dans le cœur même,

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les exclus de la consommation nomade choisissent cette forme extrême de la liberté : violence contre soi-même, sui-

cide par le voyage. L'État, qui soustraite à la marchandise toute gestion sociale et accepte la dégradation de l’appareil éducatif et thérapeutique, sera bien incapable d’y répondre.

D'autre part, cette forme est également instable dans la mesure où l’incertitude demeure quant à la localisation du nouveau cœur du monde et aux conditions dans lesquelles il pourrait se substituer à l’actuel cœur américain. A regarder l’histoire des formes antérieures, bien des indices permettent de penser que Tokyo — voire /e Japon tout entier — réunit les conditions nécessaires pour réorganiser autour de lui tous les pouvoirs, monétaire, financier, industriel culturel mondiaux :

et même

55

e Les technologies

des objets

nomades s’y développent depuis plus longtemps qu'ailleurs;

e Une organisation cohérente de

l'État et des entreprises y est tendue vers l’objectif de prendre et conserver des parts de marché ; e Une

tradition

culturelle

de

maîtrise de soi, une obsession de

communiquer pour réaliser un consensus, les nécessités démographiques de l’empilement, enfin la dissolution de la famille comme cellule de services, y favorisent plus qu’ailleurs la demande pour ces objets; e Le contrôle d'un milieu où sont produits les biens traditionnels et consommés les biens nouveaux est déjà bien avancé.

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Mais d’autres conditions, tout aussi importantes, sont autrement plus difficiles à remplir: le Japon pourra-t-il produire des valeurs sociales universelles ? Voudra-t-il assumer le rôle de protecteur militaire de la périphérie et du milieu qu’un cœur doit remplir? Ce n'est pas évident. Pour la première fois dans l'Ordre marchand, une ville qui pourrait devenir un cœur hésite à payer le prix de l’imperium ; les leçons de l'Histoire, qui enseigne que le sommet est le point le plus rapproché du précipice, ont été, au Japon, particulièrement bien retenues. D'autres pays restent donc des cœurs possibles et ne renoncent pas, quant à eux, à vouloir l'être : ni l'Amérique du Nord ni l’Europe ne sont sans atouts financiers, monétaires, technologiques et démographiques. Pourtant, sauf à imaginer d'immenses mutations, aujourd’hui peu probables, ni l’une ni

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l’autre ne disposent de moyens suffisants pour l’emporter de manière décisive sur le Japon. L’issue la plus vraisemblable semble être la juxtaposition durable de deux espaces dominants, deux quasi-cœurs

organisés chacun autour d’un couple composé d’un géant politique et d’un géant économique rivalisant à la fois à l’intérieur de chaque espace et pour la domination de l’autre espace. L’un de ces couples est l’ensemble

États-Unis/Japon;

ces

deux

pays

composent avec leurs voisins l’Espace

du Pacifique.

L'autre

est le couple

Communauté européenne/U.R.S.S.; elles constituent avec leurs voisins l'Espace européen. Ces deux espaces, formés chacun d’un guasi-cœur et d’un

milieu, seront de plus en plus intégrés et de plus en plus rivaux.

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Cette représentation peut surprendre. Le Japon a noué des rapports économiques, financiers et commerciaux considérables avec l’Europe. L'Est

de l’Europe en a aussi de fort impor-

tants avec les États-Unis. Avec ces derniers, enfin, la Communauté européenne entretient des relations économiques, culturelles, historiques et religieuses aussi anciennes que puissantes. Mais les relations dominantes vont s’instaurer, à terme très proche, à l’intérieur de chacun des deux espaces que je viens de définir. Espaces rivaux,

protégés l’un de l’autre. Cette évolution entraînera d’immenses bouleversements. À l’intérieur de chaque espace, la compétition entre la puissance politique et la puissance économique sera porteuse de graves conflits. Il sera difficile, pour l’une, d’accepter les prétentions de l’autre, en même temps qu’il sera impossible

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aux deux de méconnaître les rapprochements nécessaires à l’une comme à l’autre. Il faudra donc que se décide, à l’intérieur de chaque espace, un partage de pouvoir: dans le Pacifique et en Europe, qui aura la monnaie dominante ? qui contrôlera la défense ? où sera le principal marché financier ? On peut imaginer que la plus grande puissance économique de chaque espace laissera à la puissance militaire, pour un temps, quelques responsabilités de politique internationale: de nos jours, celles-ci sont sans grande portée pour qui n’a pas les moyens financiers de les exercer. En réalité, les deux superpuissances actuelles perdront le contrôle de leur imperium et deviendront peu à peu secondes dans leur propre espace.

Dans l’Espace du Pacifique, l’éloignement géographique et les differences culturelles entre les pays entravent l’intégration. Mais cette difficulté

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n’est pas insurmontable, car le Japon, habilement, n’affirme que très progressivement son écrasante supériorité technologique, financière et économique. Au sein de cet espace, la maîtrise de la mer (militaire et civile) se révélera essentielle, et le Japon, qui la possédera, dominera ses partenaires. Restera à régler le problème de la protection militaire de cet espace. Dans l’Espace européen, l'extrême complexité des rapports entre les divers pays rend les évolutions un peu plus malaisées à prévoir. On assiste, à l'Ouest, à la naissance d’un bloc au moment même où, à l’Est, se disloque un autre bloc. Des pays, basculant de la périphérie dans le milieu et, souvent de manière simultanée, de la dictature à la démocratie, hésitent encore à s’arrimer au bloc nouveau. Ils le feront cependant. Un jour, la Communauté européenne sera réunie, d’une façon

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ou d’une autre, au travers d’institutions continentales, à tous les autres

États européens. Naissance d’une formidable puissance : l'Espace européen. Les alliances militaires évolueront en réseaux de concertation politique. L'essentiel des transports y sera terrestre. Les technologies ferroviaires se révéleront cruciales. Reste à savoir qui dominera cet espace immense et où sera le quasi-cœur du continent euro-

péen. La région qui s’étend de Londres à Milan paraît la mieux placée. Contrôlant les capitaux, c’est elle — à moins de résistances nécessaires — qui dictera largement sa loi au mouvement des marchandises. L’issue de la compétition entre Espace européen et Espace du Pacifique n’est pas jouée. Si elle sait s’organiser, l’Europe disposera de sérieux atouts, même si le Pacifique bénéficie aujourd’hui d’une longueur d’avance.

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Entre ces deux espaces, la rivalité provoquera des tensions commerciales, financières et politiques, en vue de s’approprier les techniques, les entreprises et les marchés, en particulier dans leurs périphéries respectives

(l'Afrique pour l’Europe, l'Amérique latine et l’Asie du Sud-Est pour le Pacifique). Deux mondes en seront exclus: les masses de l’Inde et de la Chine. Ces deux mondes, qui se développent à grande vitesse à côté des deux espaces dominants, constitueront un enjeu dans leur rivalité avant d’être eux-mêmes rivaux des espaces dominants. S’ils savent penser loin, les puissants de demain veilleront aux périphéries à leurs portes, où des milliards d’hommes font une entrée titubante dans la société marchande et la démocratie. Leurs niveaux de vie seront de plus en plus

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éloignés de ceux des deux espaces dominants, alors même que les modes de vie seront de plus en plus proches des leurs. Spectateurs au quotidien des plus grandes richesses du temps, ils n’accepteront pas longtemps de ne pas recevoir leur juste part de la croissance mondiale.

Or le jeu du marché ne pourra seul développer les infrastructures des grandes villes du Sud, ni sauver leurs systèmes de santé ou d’éducation, ni rendre solvables leurs productions de matières premières. Réduire le fossé qui se creuse entre les espaces dominants et le reste du monde suppose donc une action volontaire d’organisation mondiale. Si cela n’est pas fait, la guerre, demain, est moins à redouter entre les deux espaces dominants qu'entre ceux-ci et la périphérie. Des conflits, imprévisibles, auront en tout

cas de plus en 64

plus recours

aux

méthodes du siècle: les médias serviront d’amplificateurs de menaces; les vidéocassettes seront porteuses de messages de rébellion; les prises d’otages, les détournements d’avions. les ruptures de communications seront des stratégies d’attaque banales et peutêtre même dépassées. Au total; quel qu’en soit le cœur, et même à l’intérieur de celui-ci, cette neuvième forme de l’Ordre marchand est dangereuse pour l’espèce humaine : elle remplace des actes vivants par des artefacts, elle transforme la Nature en marchandise, elle menace de faire de l’homme lui-même un objet produit en série; elle creuse le fossé entre nomades de luxe et nomades de misère.

Sauf à changer de lignes d’horizon, à s'inscrire dans de tout autres perspectives et à concevoir un projet donnant sens au temps, conciliant moder-

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nité et spiritualité, enrichissant la liberté de chacun de celle de l’espèce entière.

Nos cultures, nos passés nous y préparent. L'histoire qui s’éveille nous y invite. La vie qui se dégrade l’exige de nous. Dix ans nous séparent de l’an deux mille. Un jour, on parlera de cette décennie comme de celle où s’est joué le nouveau millénaire. C’est de l’action des hommes pendant ces années-là que dépendent nos chances de ne pas gâcher tant d’espérances.

Vaste ambition. Elle exigera en premier lieu de faire évoluer en conséquence les institutions à l’échelle planétaire.

Un système monétaire international où des zones de stabilité seront définies entre les principales monnaies favori-

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sera la croissance équilibrée et l’intégration des espaces dominants. Une réglementation bancaire et financière mondiale réduira la spéculation financière et le blanchiment de l’argent de la drogue. La liberté du commerce international, en particulier l’ouverture des marchés du Nord aux produits des pays du Sud, fera rentrer les devises nécessaires au remboursement des dettes de ces derniers et au développement de leurs investissements. Des mécanismes de stabilisation des cours des matières premières favoriseront le développement des pays qui en dépendent. Enfin, il faudra soumettre les législations nationales sur la protection de l’environnement, le désarmement, la lutte contre la drogue et la maîtrise des manipulations génétiques à de Hautes Autorités planétaires démocratiquement constituées, char-

gées d’édicter des règles universelles.

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Difficiles problèmes institutionnels et politiques. Mais guère plus difficiles, après tout, que ne le furent, en Europe, à la fin du xvui: siècle, la soumission de tous à des règles de droit et l’organisation de la séparation des pouvoirs. Ces solutions sont à portée de main. Elles n’exigent pas de construire un modèle arbitraire, opposé à la forme qui surgit (cela serait impossible, dérisoire et dangereux). Mais de rechercher un meilleur équilibre, au sein de cette forme, entre création et spectacle, entre désordre et ordre, entre complexité et hiérarchie, entre réussite et dignité. Pour éviter, à l’intérieur de chaque espace dominant, la démission de l’homme devant l’objet, la seule réponse convaincante est personnelle, échappant aux décrets du politique. Il revient à chacun de privilégier le droit à la

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dignité plutôt que le droit d’être le plus fort, de faire en sorte que la création prime sur le spectacle, la durée sur l’éphémère, la diversité sur l’unité, l'usage du temps sur le stockage des choses. La création est le seul substitut raisonnable à la violence et à l’empilement des objets nomades. Elle n’est pas une activité « d'élite», mais une potentialité- de chacun. Sa promotion passe par une nouvelle éducation: développement du savoir des hommes et non pas seulement des machines; d'instruments de musique plutôt que de disques; de caméras plutôt que de cassettes; de moyens de choisir son état plutôt que d'objets servant à se conformer à des normes. Afin que chacun ne se borne pas à désirer être spectateur, mais contribue à donner un sens à la démocratie par l’exercice de sa liberté, aspire en somme à faire de sa vie une œuvre d'art.

IT

Les deux Espaces dominants Où sera Où, les Comment Comment risques de

demain le cœur du monde ? pôles de développement ? se répartiront les pouvoirs ? évolueront les alliances ? Les guerre s’éloigneront-ils ?

Partout ou presque —

en Europe,

en Asie, en Amérique, en Afrique — s’effondrent les dictatures. Grâce aux images télévisées qui traversent les murs, aux peuples qui suivent leurs rebelles, un même rêve de démocratie se répand sur la planète. Cependant, même si le monde paraît de plus en plus rassemblé, même si les

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technologies de communication sont devenues universelles, même si les grandes entreprises s’installent en tous pays, le pouvoir reste localisé, identifiable, centralisé en quelques lieux où s'accumulent puissance et valeur, où se regroupent les centres financiers, où se décide l’essentiel de l’avenir de la planète. Certes, il est encore trop tôt pour déterminer avec certitude où sera le futur pôle dominant. Les deux espaces prépondérants qui se structurent sous nos yeux, l’un en Europe, l’autre autour du Pacifique, sont en concurrence pour la maîtrise économique et politique du monde. L’un d’eux prendra un jour le pas sur l’autre. Le cœur y sera.

Cette évolution bouleversera les nécessités économiques, les enjeux de la sécurité et les règles de la géostratégie. Pour l’affronter, il faut apprendre

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à regarder les cartes sous un autre angle et laisser la géographie imposer ses lois à l'Histoire. Depuis un demi-siècle, l’ordre du monde a été organisé et pensé autour d’une pyramide et de deux piliers:

e la pyramide était la huitième forme de l’Ordre marchand, où toutes les nations étaient rangées hiérarchiquement à partir du cœur américain; le dollar y régnait en maître, la culture américaine y imposait ses valeurs. C’est à partir d’elle qu'était conçue et théorisée l’économie politique.

e les deux piliers, derniers vestiges de l’Ordre de la Force, étaient les deux principales puissances

nucléaires, États-Unis et Union soviétique, qui dictaient leurs lois à leurs alliances et arbitraient les 73 Ce

conflits régionaux. C’est à partir d’eux qu'était conçue et théorisée la stratégie militaire. Aujourd’hui, cette double figure se dissout sous nos yeux: la pyramide change de sommet ;.l’un des piliers se disloque. L’Amérique cesse d’être le cœur; à l'Est de l’Europe, la Force cède le pas à l’Argent. Ces deux phénomènes modifient profondément la nature des conflits économiques et les exigences militaires. On ne pourra plus parler comme avant ni de Nord-Sud, ni d’Est-Ouest. IL est temps de s’y préparer. A première vue, ce bouleversement

va faire naître une autre géographie politique — plus simple, parce que plus homogène — où les lois de l’Argent relégueront toutes les autres.

Mille et une péripéties ne nous en

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attendent pas moins : tout est entre les mains de peuples en mouvement ; rien, heureusement, n’est moins prévisible que la démocratie. Contrairement à ce que beaucoup estiment aujourd’hui, ni la toute-puissance américaine, ni la dissolution de l’Empire soviétique ne sont irréversiblement établies. Il est seulement certain que le cœur — au sens donné à ce mot au chapitre précédent — se situera à l'intérieur de l’un des deux espaces dominants, et que l'Est de l'Europe rejoindra l’économie de marché. Pour le reste, tout dépendra de la façon dont les évolutions seront conduites. Si l'Ouest de l’Europe sait associer l’Est du continent à son devenir, il pourra prétendre au statut de cœur de l’économie mondiale, devenir son espace le plus peuplé, le plus riche et le plus créatif. Sinon, ce sera le Japon.

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A l’intérieur de chacun des deux espaces dominants, on assiste à une croissance considérable des échanges de marchandises, d'hommes et d’informations, croissance plus rapide que celle de leurs échanges avec l’extérieur. Chacun d’eux se constitue en un ensemble relativement homogène et fermé. En chacun, la principale puissance économique — le Japon d’un côté, la Communauté européenne de l’autre — tend à prendre le pas sur la principale puissance militaire — les

États-Unis d’une part, l’Union soviétique d’autre part. Il y a donc à la fois intégration et basculement.

Pour comprendre où peut conduire ce double mouvement et lequel des deux espaces peut finir par dominer l’autre, il convient d’abord d’éclairer par quelques faits l’évolution à l’œuvre en chacun d’eux.

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Par Espace du Pacifique, j'entends l’ensemble formé par les pays riverains — au sens large — du Pacifique, c’est-

à-dire l'Océanie, les pays d'Asie du Sud-Est en développement rapide (Japon, Corée, Malaisie, Indonésie, Singapour, Taiwan, Philippines, HongKong) et tous les pays des deux Amériques. Je n’y inclus ni la Chine ni le Vietnam. Cette immense région est devenue un lieu d’explosion économique. Populations et productions y sont en forte croissance, les transports s'y multiplient et s’y accélèrent, le commerce interne y augmente plus vite qu'avec le reste du monde. On assiste donc à la formation d’un véritable espace économique intégré; le pouvoir y est en passe de basculer d’une rive à l’autre de l’Océan.

Car le phénomène dominant qui S'y joue est celui du déclin des Etats-Unis. Beaucoup refusent encore d’y croire,

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qui tout à la fois décomptent leurs douze mille têtes nucléaires, jaugent la puissance de leur astronautique, observent le triomphe du dollar, évaluent leurs parts de marché, rêvent sur la richesse de Wall Street, redoutent la taille de leurs banques, jalousent la force de leur capitalisme, s’étonnent de la dimension des O.P.A., s’irritent de l’hégémonie de l’anglais, admirent la créativité des cinéastes de Hollywood. Lorsqu'on leur parle déclin, ceux-là répondent que la décroissance

de la part des États-Unis dans l’économie mondiale tient à la restauration des pays dévastés par la guerre et non à un affaiblissement réel de l’Amérique, toujours aussi puissante, dynamique et peu endettée. Enfin, ils affirment que si cet éventuel déclin devenait un jour humiliation, l’Amérique saurait donner le coup de reins nécessaire à son redressement. Qu’en tout cas, elle reste fille de l’Europe et donc

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irréversiblement tournée vers l’Atlantique et la Méditerranée, non vers le Pacifique.

Aucun de ces arguments ne me paraît convaincant. Pour qui, comme moi, considère l’industrie comme la seule base durable de la puissance d’un pays, les signes d’un déclin relatif de l'Amérique sont en effet convergents et irréfutables. Récapitulons les principaux. La productivité de l’industrie américaine augmente trois fois moins vite que celle de l’industrie nipponne et deux fois moins vite que celle de l’Europe. On n’y a créé aucun des produits nouveaux apparus ces dernières années — à l’exception notable du microprocesseur. Même les biens de consommation traditionnels n’y sont plus fabriqués de façon compétitive. Les

États-Unis n’exportent pratiquement 19

plus, depuis leur territoire, ni automobiles, ni téléviseurs, ni biens d’équipement ménager, quels que soient les efforts fournis par eux pour redonner à leur économie une compétitivité artificielle à coups de dévaluations. Pour les produits de technologie courante — soit les deux tiers de leurs exportations et les trois quarts de leur production —, leur balance commerciale est de plus en plus déficitaire. Pour les produits de haute technologie, elle ne reste excédentaire que grâce à deux secteurs où ils ont longtemps été — mais ne seront bientôt plus — en situation de quasi monopole: l’informatique et l’aérospatiale. Pour tous les autres de ces produits, leur déficit a été multiplié par six en l’espace de dix ans. Certes, les entreprises américaines ont des filiales à l’étranger qui ne sont pas comptabilisées dans les statistiques commerciales, sauf au titre des ren-

trées financières des maisons-mères. 80

Mais ce qui n’est pas produit aux Etats-Unis mêmes ne bénéficie que très indirectement à l’économie américaine. Ce déficit commercial accompagne une régression du rôle des États-Unis dans l’économie planétaire : en quinze ans, la part du marché mondial de l’industrie américaine a perdu six points, alors que dans le même temps, le Japon en gagnait quinze. En particulier, sa part dans le marché mondial de la machine-outil — produit essentiel à la compétitivité économique d’un pays — est passée de 25 % à 5 % en trente ans, alors que celle du Japon passait de 0 à 22 %.

Pour financer ce déficit, les ÉtatsUnis ont favorisé le développement de l’usage du dollar par les emprunteurs étrangers, et, dans le flottement général des monnaies, cette devise est parve-

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nue à s’universaliser comme instrument de mesure, de paiement et de réserves. De ce fait, la dette extérieure

des États-Unis a augmenté massivement. jusqu’à devenir supérieure

à

leurs avoirs à l'étranger. L'État luimême se trouve incapable de financer les dépenses d’éducation, de santé et de maintien de l’ordre social. Ponts, routes, écoles, hôpitaux souffrent de ces faiblesses. Pour ne pas lever un

impôt nouveau, quel qu’il soit, l’État américain réduit ses dépenses d’infrastructures et emprunte sur le marché — c’est-à-dire, pour l'essentiel, au Japon — de quoi financer ses déficits.

L’épargne américaine est de plus en plus faible, rendant d’autant plus précaire le financement de l’économie. Les circuits financiers privés semblent incapables de réagir à cette évolution : ils canalisent les prêts vers les industries traditionnelles plutôt que vers celles de l’avenir, vers l’étranger plutôt

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que vers l’intérieur du pays, vers les grandes entreprises plus que vers les petites, vers l’agriculture plus que vers l’industrie. Baisse de l’épargne, perte de goût pour l’industrie, absence de vision à long terme des désirs des consommateurs sur le marché mon. dial: rien ne prépare l’Amérique à produire les biens dont elle aura besoin ni à exporter de quoi financer sa dette.

Ces évolutions trouvent leur origine dans de profondes mutations culturelles: l’image que la nation américaine se fait d’elle-même est de plus en plus centrée sur une mise en valeur nostalgique de sa propre gloire. Le culte de l’immédiat, le faible goût pour le grand large chez une nation désormais tournée vers elle-même, en dépit de son passé magnifiquement universaliste, expliquent le phénomène mieux que toute dissertation économique.

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On ne voit pas ce qui pourrait, dans les dix ans à venir, inverser cette tendance: rien n’annonce en Amérique — à moins de quelque sursaut psychologique improbable — ni un redémarrage de l'effort d’investissement industriel, ni: une hausse de l'épargne, ni la mise au point de produits nouveaux, ni une volonté commerciale conquérante. Même dans les industries de l’armement, de l’aéronautique et de l’informatique où les U.S.A. sont encore à la pointe du progrès, les entreprises concurrentes se multiplient en d’autres pays, laissant

prévoir une baisse de la part des ÉtatsUnis sur les rares marchés qu’ils dominent encore. Ce lent déclin se fera de plus en plus

sentir sur le niveau de vie de l’État et sur celui du consommateur américain. Il s’accompagnera d’un déplacement du centre économique des États-Unis

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vers le sud du pays et les régions riveraines du Pacifique. Car c’est là un aspect tout à fait capital de l’évolution en cours aux

États-Unis: leurs échanges avec l’Europe n’augmentent plus au même rythme que leur commerce transpacifique. Celui-ci dépasse déjà de moitié leur commerce transatlantique. Au rythme très rapide de sa croissance actuelle, il l’aura doublé avant la fin du siècle. Ce commerce transpacifique est un révélateur particulièrement cruel du déclin relatif des États-Unis. Car le mouvement des marchandises y est pour l'essentiel à sens unique: le déficit américain avec l’Asie atteint en effet désormais les deux tiers du déficit

total des États-Unis, et égale le tiers des échanges, soit cent milliards de

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dollars, dont la moitié avec le seul Japon.

Beaucoup prétendent que ce déficit américain s'explique par le protectionnisme japonais et par l’archaïsme des réseaux de distribution nippons. Cette explication me paraît bien courte. Certes, la protection japonaise aggrave le déficit américain, mais elle ne suffit pas à le créer: aucune protection ne résiste durablement à la compétitivité des produits. Tout semble en fait indiquer que dans cet Espace du Pacifique, le pouvoir économique — en ce qu’il a d’essentiel, c’est-à-dire la maîtrise des grands investissements qui structurent l’industrie — est aujourd’hui domicilié au Japon.

En vingt ans, le vaincu de la Seconde Guerre mondiale est passé du niveau

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d’un pays sous-développé à celui d’une très grande puissance économique. Là encore, les principaux signes en sont industriels. Les entreprises japonaises dépensent deux fois plus pour leur modernisation que les américaines. Le Japon assure la moitié de la production mondiale de micro-processeurs —

contre

38%

pour

les États-Unis,

inventeurs de cet élément essentiel de la technologie d’aujourd’hui, et 10 % pour l’Europe — sur un marché mondial de 500 milliards de dollars. Les entreprises japonaises définissent très longtemps à l'avance les biens de consommation qu’elles entendent produire, et en déduisent les progrès techniques nécessaires. Créatrices des principaux produits de consommation nouveaux, elles sont capables de lancer des investissements en apparence non rentables ou d’abaisser leurs prix dans le seul but de conquérir ou conserver des parts de marché. Le Japon a su

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imiter puis inventer les objets, les technologies et les styles nécessaires à l’industrie mondiale de demain: la robotisation et la miniaturisation ont été imaginées ailleurs, mais développées au Japon, comme la machine à vapeur fut développée en Angleterre sans y avoir été inventée.

L’explication de cette montée en puissance est principalement culturelle: chaque fois que naît un cœur, c’est en réaction culturelle à un défi géographique ou à un manque matériel. Ici, l’étroitesse du territoire habitable a favorisé la miniaturisation des objets ; la peur de l’isolement a poussé au développement des moyens de communication; le manque d’énergie a incité à la recherche de substituts informationnels aux déplacements; la fréquence des tremblements de terre a conduit à développer des objets légers, portatifs, peu coûteux, facilement rem-

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plaçables. Enfin, par sa longue histoire violente, la société japonaise a appris à gérer les changements de façon particulièrement efficace. Le mot qui signifie « changement » en japonais — nemawashi — veut dire aussi «transplantation » ; autrement dit, le chan-

gement y est à la fois lent — parce qu’il exige un consensus entre tous les acteurs concernés — et complet lorsqu’il est prêt à s’accomplir. Ces réalités culturelles poussent le Japon, plus que tout autre peuple, à miser sur l’avenir: plus d’épargne que d'investissement, plus d’exportations que d’importations, plus de réseaux commerciaux à l’étranger que d’équipements collectifs.

Le Japon réunit donc les conditions nécessaires pour devenir un cœur: vision à long terme de ses intérêts, capacité de travail, volonté d’imposer

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une qualité, maîtrise des nouvelles technologies de communication, aptitude à concevoir et à produire les nouveaux objets de consommation de masse,

volonté

d’apprendre,

dyna-

misme extérieur. Sans le dire ni le laisser dire, le Japon devient ainsi le pôle dominant de l’Espace du Pacifique. 11 prend peu à peu le contrôle des marchés environnants et des réseaux industriels: les investissements industriels japonais dans la partie de l’Asie riveraine du Pacifique augmentent d’un tiers tous les ans ; le Japon y contrôle désormais plus du tiers des réseaux commerciaux et près de la moitié de la distribution des biens de consommation courants.

Dans ces pays en forte croissance, les industries nippones trouvent des débouchés considérables qui accélèrent leur propre essor. Peu de pays y

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croissent à moins de 10 % l’an. Quatre «dragons» (Hong-Kong, Singapour, Taiwan, Corée) se sont quasiment hissés au niveau des pays les plus développés d'Europe. En outre, la croissance de la population



donc du nombre

des

consommateurs — y est particulièrement rapide. Au total, les pays asiatiques riverains du Pacifique produisent déjà le sixième du P.N.B. mondial. En l’an 2000, leur P.N.B. sera égal à celui de la Communauté européenne ou des États-Unis. Le commerce entre eux représente déjà le dixième du commerce mondial, soit autant que le commerce transpacifique. Son rythme de croissance est si rapide que, dans dix ans, la moitié du commerce mondial se fera autour du Pacifique. Déjà, six des huit premiers ports du monde sont situés sur la rive asiatique du Pacifique, et plus de la moitié de tout le transport aérien-cargo de la planète

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passe par le Pacifique (il sera multiplié par six avant la fin du siècle !). Ce commerce constituera un formidable accélérateur de la croissance nippone et du rôle du Japon dans l’économie de l’espace qu’il domine. Son efficacité redoublera par la réduction du principal handicap dont cet espace (et le Japon à l’intérieur de cet espace) est marqué : les distances.

Depuis toujours, la proximité géographique est la clé de la prise de conscience de l'appartenance à un même monde, celle de l’émergence d’habitudes commerciales et de synergies industrielles. Or les distances entre riverains du Pacifique sont encore trop longues à parcourir pour permettre d’échanger des idées, du travail, des marchandises de façon aussi rapide et

créative qu’en Europe ou aux ÉtatsUnis. Pour que le Japon l’emporte

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tout à fait sur l’Amérique et pour que le Pacifique devienne un sérieux rival de l’Europe, une accélération sensible des communications est encore nécessaire.

Elle est déjà réalisé dans le transport des informations : téléphone, téléfax, câbles et satellites permettent de transmettre à tout instant, sur toute la planète, à la vitesse de la lumière, plans, dessins, calculs, images, logiciels nécessaires à la production industrielle et à la consommation des particuliers. Les Japonais sont les premiers dans ce secteur. Ce n’est pas un hasard. Pour transporter les marchandises et les hommes à travers l'Océan, il faut faire aller beaucoup plus vite avions et bateaux. On s’y emploie. Des avions hypersoniques atteignant Mach 3,5 et même Mach 5 sont à l’étude. Grâce à eux, tout point du Pacifique sera à

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moins de deux heures de Tokyo. Il existe pour ce faire des projets français (A.T.S.F.), anglais (Hotol), allemand (Sangen), américain et japonais. La réussite de tels projets suppose des percées technologiques majeures dans le domaine des matériaux, de la propulsion, de l’aérodynamique, des structures, des combustibles et des équipements, ainsi que la conception d’un moteur assurant le décollage, le passage du transsonique, les accélérations supersoniques, la rentrée dans l'atmosphère et l’atterrissage. Une réalisation qui est loin d’être assurée, car elle n’est vitale que pour les pays riverains du Pacifique. Les Japonais, les premiers concernés, y travaillent activement; il est donc vraisemblable que c’est chez eux que sera d’abord produit un tel avion, certainement en

coopération avec les États-Unis (Boeing collabore déjà avec Mitsubishi pour le 767 modifié et le 777). Un tel appareil

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permettra à ces pays de vivre dans un espace-temps voisin de celui qui unit aujourd'hui les pays d'Europe. Le Japon s’y prépare: déjà, il est prévu de construire devant Tokyo une île artificielle qui accueillera un nouvel aéroport regroupant les moyens de communication d’avenir et accueillant les nouveaux appareils hypersoniques.

Des progrès de même ampleur sont nécessaires et prévisibles dans le domaine de la navigation maritime. D'ici quinze ans, des bateaux beaucoup plus rapides et plus économes en

énergie que ceux d’aujourd’hui mettront tout port d'Asie à moins d’une Journée de mer de ceux du Japon; ils réduiront à trois jours la durée de traversée du Pacifique. Pour en maîtriser les techniques, de nombreux progrès sont là encore nécessaires dans la dynamique, les matériaux, la propulsion. Comme la galère et la flûte

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ont fait, en leur temps, de Venise et d'Amsterdam des villes-cœurs, le Japon, pour se hisser au rang de pôle dominant. devra redonner vie à ses chantiers navals, un moment délaissés au profit de ceux de Corée.

Enfin, le Japon a également intérêt à ce que de grands progrès soient accomplis dans les transports terrestres. Ceux-ci sont en cours : l’industrie automobile japonaise a pris une avance considérable dans tout l'Espace du Pacifique. Elle va doubler sa part

dans la production aux États-Unis mêmes avant 1992. Elle travaille à de révolutionnaires moteurs à hydrogène. Dans les quinze ans à venir, des trains magnétiques à très grande vitesse mettront toute ville du Japon à moins d'une heure de Tokyo, transformant l’ensemble des îles en une métropole unifiée, cœur gigantesque aux dimen-

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sions de l’espace qu’il ambitionne de contrôler. Le Japon se place ainsi peu à peu au centre du commerce des marchandises à l’intérieur de l’Espace du Pacifique. Il est aussi au centre de la finance planétaire: c’est là, en effet, que s'accumulent profits et devises. Les dix plus grandes banques mondiales sont à présent japonaises. Le système de décision japonais — cette mystérieuse coalition d’hommes d’affaires et de hauts fonctionnaires — impose un haut niveau des titres et de la monnaie afin de disposer d’une considérable capacité d’achat visant principalement des entreprises américaines et européennes. La hausse du yen n’a pas empêché l'invasion du monde par les produits nippons. Elle a contribué à ce qu’en dix ans, la valeur des actifs boursiers japonais soit passée de 10 % à 55 % de la valeur des

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bourses mondiales, alors que, simultanément, celle des actifs américains diminuait de 40 à 20 % de cette même valeur totale. Grâce à ses exportations et à ses mouvements de capitaux, le Japon accumule annuellement près de deux cent milliards de dollars d’excédents avec lesquels il investit des entreprises dans tous les pays, mais surtout

aux États-Unis (les deux tiers des achats d'obligations des Japonais s’y effectuent). Le Japon y a déjà acheté l’essentiel de l'immobilier de bureau. ainsi que de nombreuses entreprises moyennes. Le groupe Mitsui, par exemple, détient le tiers du capital de 75 entreprises américaines, pour un chiffre d’affaires total de 17 milliards de dollars, et espère doubler le nombre de ses filiales avant la fin de 1990. En 1989, les compagnies japonaises ont investi deux fois plus que l’année précédente dans des sociétés américaines de haute technologie ou d’investisse-

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ments stratégiques. Il est dès aujourd’hui certain que le Japon contrôlera l’ensemble des mouvements d'images à travers le Pacifique. Pour de modestes raisons d’économies budgétaires, l'Amérique a pratiquement mis fin en ce domaine à ses programmes de recherche et le Japon — sauf improbable réaction américaine — prendra le contrôle des normes de télévision de haute définition pour tout l’Espace du Pacifique. I1 imposera par conséquent ses matériels aux consommateurs américains, auxquels il vendra tous les téléviseurs, tous les scanners et tous les logiciels de conception assistée par ordinateur. Au moment où l’image régnera et prévaudra de plus en plus, comme on le verra, sur les objets, ce renoncement de l’Amérique, s'il se confirme, sera crucial dans son déclin.

Les États-Unis se trouveront donc ramenés à une situation symbolique-

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ment secondaire. Déjà, ils ne vendent plus guère au Japon que des produits agricoles (la portion de territoire américain consacrée aux productions agricoles exportées ensuite au Japon est supérieure à la superficie totale de ce pays). Déjà, ils deviennent le grenier à blé du Japon, comme la Pologne était celui des Flandres au xvIIr siècle. Déjà, ce sont les épargnants japonais qui avancent en partie les salaires des fonctionnaires et des militaires américains. Déjà, les universités américaines forment les cadres de leur principal rival. Les États-Unis n’accepteront pas durablement les humiliations que cette subordination impliquera. Quand s’affirmera une prise de conscience des conséquences géostratégiques et culturelles de ces évolutions, ils se réinterrogeront sur leur propre identité et réagiront avec plus ou moins de bonheur. Certains y proposeront — y

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proposent déjà — de remettre en cause l'ouverture de leur économie au monde. Le jour n’est pas éloigné non plus où

les États-Unis s’opposeront, en invoquant des motifs de sécurité nationale, à la prise de contrôle de leurs principales entreprises par des intérêts japonais. Se poseront alors des problèmes stratégiques de première ampleur. Mais il est peu probable que les

États-Unis puissent se défendre longtemps contre ces évolutions trop profondes, trop multiformes, trop culturelles. Ils n’ont plus les moyens de financer seuls les investissements nécessaires à la protection de l’Espace du Pacifique et des routes menant à ses sources d’approvisionnement. Le Japon fournit déjà plus du tiers des technologies nécessaires aux progrès de

l'armement américain. Les États-Unis auront bien du mal à trouver une autre voie, à rompre les relations éta-

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blies, à entraver les alliances d’entreprises, voire à créer chez eux les conditions d’un regain nationaliste. Et ce n’est pas le commerce à travers l’Atlantique qui pourra jamais compenser ces tendances lourdes. Les ÉtatsUnis tenteront certes de se glisser dans

l’Espace européen. Is y réussiront peutêtre symboliquement. Mais cela ne changera rien aux données fondamentales qui éloignent les deux rives de l’Océan. Là encore, je ne le souhaite pas ; je le constate. L'Amérique devra se faire à l’idée de n'être plus maîtresse du monde au moment même où le capitalisme montre sa force jusqu’à l'Est de l’Europe. Une fois ces crises surmontées — elles le seront —, on assistera au renforcement rapide des liens institutionnels entre les divers pays composant cet espace, en même temps qu’à sa fermeture relative au reste du monde.

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A terme, l’Espace du Pacifique s’organisera, mais fort différemment de la Communauté européenne. Les pays qui le forment n’ont ni l’histoire commune, ni la proximité, ni cette connaissance intime des modèles et des niveaux de développement les uns des autres, qui font l’originalité du Vieux Continent. Obstacle plus grave encore: toute institutionalisation excessive conduirait nécessairement à lever l’ambiguïté des hiérarchies de

pouvoir entre les États-Unis et le Japon. Ce que, pour l’heure — et pour longtemps encore, sans doute —, aucun des deux pays n’est à même d’accepter. L'organisation institutionnelle de l’Espace du Pacifique ne pourra être que durablement informelle, façon floue de sauver la face d’une grande puissance déclinante.

À moins que le Japon ne choisisse d'organiser seul et pour lui-même l’Es-

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pace occidental du Pacifique. Mais cette hypothèse me paraît devoir achopper sous le poids de trop récents et cuisants souvenirs: une fois suffit! Au total, le Japon ne pourra brider indéfiniment son propre désir de puissance au point d'empêcher tout l’Espace du Pacifique de l’élire pour cœur. Peut-être d’ailleurs ne feint-il de jouer avec l’idée qu’il ne souhaite pas l’être — en s’évertuant également à nous le faire accroire — que pour mieux le devenir.

L'Espace européen est une donnée mieux connue. Récemment encore, son avenir semblait largement balisé et relativement prévisible. Depuis peu, tout y a changé et il est désormais soumis à des influences si multiples que tout y est redevenu possible : fractionnements, crispations, retours en arrière, conflits.

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Mais le pire n’est pas sûr : si l'Ouest de l’Europe progresse vers son unité, si l’Est de l’Europe réussit sa démocratisation, si les deux parties de l’Europe savent inventer des façons audacieuses de se rejoindre, il n’est pas exclu que l'Espace européen puisse devenir le neuvième cœur de l’économie mondiale. Avec un prodigieux surcroît d’effon, de créativité et de travail, l’écu pourra l’emporter sur le yen, le niveau de vie des pays d'Europe dépasser le plus élevé d’Asie, les valeurs du Vieux Continent — liberté et démocratie — finir de s'étendre à la planète entière. Cette vision paraîtra à certains excessivement optimiste: l’intégration politique de l’Ouest reste fragile; les regains nationalistes, menaçants; la démocratisation à l’Est reste soumise à bien des aléas; les deux parties de l'Europe ont très peu de relations économiques l’une avec l’autre. Pourtant,

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si l'Espace européen sait s’organiser à l'Ouest, changer à l’Est et ménager une association entre l’Est et l’Ouest, tout est possible. C’est de la cohérence et de la simultanéité de ces trois évolutions que dépend ici l’avenir.

L'organisation de l’Ouest de l’Europe est en bonne voie. Les douze pays engagés dans la construction de la Communauté européenne achèveront en temps utile de construire le Marché unique et d’en tirer les conséquences pour leur coopération en matière de fiscalité, d'éducation, de recherche scientifique, de droit social, de concentrations d’entreprises, de défense de l’environnement. Ensuite, les Douze iront nécessairement plus loin, vers l’unité politique; ils ont décidé d’entreprendre la création d’une monnaie commune et d’une Banque centrale ainsi que la démocratisation des institutions communautaires. Cer-

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tains des Douze réfléchiront plus tard à la convergence de leurs stratégies de défense. Quels que soient les aléas, ce processus me paraît à peu près irréversible — à moins que ce qui se passe à l'Est ne vienne le remettre en cause. Pourquoi ce dégel que nul n’avait prévu si rapide? Parce que, pour l'Union soviétique, c’est la seule façon d’être encore une grande puissance dans les années deux mille. Parce qu’il n’y à pas de richesse sans créativité, ni de créativité sans démocratie. Parce que l'Ordre marchand envahit tout. Et qu’on ne peut y être puissant qu’à condition d’obéir à ses règles. En n’y souscrivant pas, les pays de l'Est de l'Europe — et d’abord l’Union soviétique — se condamnaient à ne plus avoir, à très court terme, les moyens de la Force, à décliner, à disparaître. Cela, toute une élite, d’abord à l’extérieur, puis au sein des partis domi-

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nants, l’a compris. Le choix était entre mourir en tant que nation ou changer d’Ordre. Ce n'était plus qu’affaire de courage, non de raison. Le spectacle de l’abondance régnant à l’Ouest n’a fait que renforcer cette évidence et la détermination de ceux qui s’y sont lancés. Pour se rapprocher encore de l’Espace européen, les pays de l'Est de l’Europe évolueront successivement dans trois directions, chacune étant la conséquence nécessaire de la précédente:

On y assiste d’abord à l'émergence de sociétés civiles, à la promotion du règne du droit et à la mise en place d'institutions démocratiques. La remise en cause de l’idéologie dominante aura tôt fait d'entraîner partout la fin de

l’État-Parti et la généralisation d’élections

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démocratiques.

Les

partis

communistes deviendront sociauxdémocrates. Aucun des pays de l'Est de l’Europe ne voudra être en reste. Ceci ne se fera cependant pas sans crispations, notamment en U.R.SS. où tout repose encore, jusqu’à l’armée, sur le parti dirigeant, filtre des élites. C’est la première révolution non sanglante de l'Histoire; elle peut ne pas le rester. Mais les à-coups, si spectaculaires et tragiques qu'ils puissent être, ne changeront rien au sens des transformations en cours. Les conséquences économiques de celles-ci ne se feront pas attendre: comme il n’y a pas de liberté sans réversibilité, c’est-à-dire sans droit de changer d’avis, il n’y a pas de démocratie sans marché. Ces pays s’inscriront donc ensuite complètement dans l'Ordre marchand; ils deviendront des économies

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de marché. Là encore, le changement ne se fera pas sans heurts. Il s’agit en effet de passer d’une économie où la rareté est gérée par la file d’attente, et

la violence contenue par la Force, à une économie où la rareté est gérée par les prix et la violence contenue par l’Argent. Cela passera par la résolution de problèmes proches — pour simplifier — de ceux de l’Amérique latine: l’insuffisance des réseaux de distribution, la domination des réseaux parallèles, l’inflation, le chômage, l’endettement ne trouvent nulle part de solutions miracles. Ces pays devront donc affronter la réalité de leur niveau de développement, rendre aux prix leur fonction distributive, mettre en place un cadre juridique donnant aux entreprises un réel pouvoir de décision. Ce qui exigera une mise à niveau des valeurs et entraînera l'apparition d'inégalités considérables. D'où les risques de crises, voire de retours en

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arrière, comme l’a montré, dans un tout autre contexte, l’exemple chinois. À supposer même qu’elles soient appliquées avec courage, esprit de justice et habileté politique, il faudra beaucoup de temps pour que ces réformes produisent leurs effets, si elles le font jamais. On ne verra pas du jour au lendemain surgir des entrepreneurs créant des emplois, ni revenir des capitaux dans les circuits officiels. Pour réussir, les réformes politiques devront précéder les réformes économiques: seule la décentralisation politique affaiblira suffisamment les instances de planification et renverra le pouvoir de décisionà des autorités locales ellesmêmes assez démocratisées pour canaliser efficacement les mécontentements. La mise en concurrence progressive des entreprises, la libéralisation des importations, la vente aux enchères des devises, la création d’une monnaie convertible, l’organisation d’un marché

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des changes, la libération des prix des biens importés, puis de ceux des biens de consommation, deviendront alors — et alors seulement — possibles et efficaces. Dans chaque pays, on assistera enfin, dans la foulée des deux évolutions précédentes, à la résurgence d’un ensemble de valeurs morales et nationales. Elles prendront la forme d’une restauration religieuse et culturelle, d’un retour aux valeurs du travail, de la réussite individuelle et de la parole donnée. Ces pays réinventeront alors leur passé et redécouvriront les tragédies, massacres et horreurs perpétrés chez eux en ce siècle; ils soulèveront le couvercle de fonte posé sur les haines, les mensonges et les compromis. Il faudra tout revoir, tout renégocier, tout assumer. Ces retrouvailles des peuples et de leur histoire fonderont de nouvelles identités nationales,

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religieuses, linguistiques et culturelles, qui n’épouseront pas forcément les frontières d’aujourd’hui. D’autres solidarités naîtront. Ainsi les anciennes limites de l’Empire austro-hongrois,

celles des États baltes, de la Hanse, de l’Empire prussien ou de l’Empire ottoman inciteront à rêver à de nouvelles associations. Voire à de nouvelles hégémonies et à de bien dangereuses nostalgies. Enfin l’Est et l'Ouest de l’Europe se rapprocheront. Les quelque quinze pays d’Europe qui lui sont encore extérieurs

s’associeront de multiples façons à la Communauté européenne. L'Europe continentale inventera son unité. Association tant économique que politique, à l’évidence difficile à organiser: on ne gère pas un continent par l’Argent comme on l’a géré par la Force. Les pays du Nord de l’Europe, de

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même que la Suisse et l’Autriche, rejoindront l’un après l’autre la construction en devenir et s’uniront pour le moins au Grand Marché, sinon à l'édifice monétaire, politique et même, un jour, militaire de la Communauté européenne.

Pour les pays de l’Est de l’Europe, cette association sera bien plus ardue à concevoir et à réussir. D’une certaine façon, la ligne Oder-Neisse est une frontière Nord/Sud autant qu’Est/ Ouest. En cela, l'association passe d’abord par une aide de l’Ouest de l’Europe à l'Est afin de réduire les déséquilibres et préparer les convergences. Dans un premier temps, cette assistance devra être du type de celle que le Nord apporte au Sud, afin de permettre à ces pays de mettre certains de leurs produits dans les circuits officiels, de recréer un cercle vertueux et d'assurer le financement de leurs

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importations. S’imposera également un étalement de leurs dettes, dont les intérêts grèvent par trop leur développement. Le traitement de ces dettes devra être équivalent à celui des dettes des pays de la périphérie, évoqués plus loin. Une fois cette mise à niveau amorcée, des institutions à l’échelle du continent permettront, sans mettre en cause les institutions existant dans chacune de ses deux parties, de les unir en vue de la construction de grands réseaux de communication, d’une protection commune de l’environnement, du financement de vastes projets industriels, de la création d’entreprises conjointes. Dans le même temps, l'Ouest pourra aider l’Est à former ses cadres, réorganiser sa fiscalité, réformer la société civile (code électoral, libertés publiques, code pénal) et ses administrations (statut des fonctionnaires, organisation des marchés publics, gestion des banques centrales).

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La première institution paneuropéenne sera la Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement Où, partenaires égaux, tous les pays du continent se retrouveront pour étudier et financer de grands projets de développement avec des capitaux empruntés

sur les marchés. Elle sera le lieu d’apprentissage de la transition de l’économie centralisée à l’économie de marché. Elle pourra jouer, dans la construction de la « maison commune », le rôle que la C.E.C.A. joua naguère dans les débuts de l’édification de la Communauté européenne. Elle financera les grands réseaux de communication qui réduiront les distances entre les deux parties de l’Europe pour les hommes, les marchandises et les idées. De ces réseaux dépendra l’irréversibilité de leur rapprochement. De ces entreprises communes découlera une progressive

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homogénéisation économique culturelle de l'Espace européen.

et

Si ces étapes sont autant de succès, c’est tout naturellement que s’unifiera l'Espace européen. Tous ces pays seront membres d'institutions continentales. Certains — une vingtaine, un jour — appartiendront à la Communauté européenne, d’autres au Comecon; certains à l’Otan, d’autres au Pacte de Varsovie. L'Europe aura ouvert la voie à la conquête de son identité, échappant aux partages anciens. Mais cette édification ne pourra réussir que si elle est prudente et raisonnable, si elle ne tente pas de se faire au-dessus ou au-dessous, autrement dit au détriment de la construction politique de l’Union européenne :

Ni au-dessus, parce qu’il ne faut pas

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que les institutions continentales affaiblissent les institutions à Douze.

Ni au-dessous, parce qu’il ne faut pas que des rapprochements partiels rompent la construction à Douze. En clair, il ne faut pas que le rapprochement des deux Allemagnes, économiquement naturel et politiquement probable, se fasse contre l’Union européenne. Mais lorsque l’Union européenne sera engagée, lorsque les institutions continentales seront en place, les deux Allemagnes créeront entre elles une communauté qui renforcera le lien entre les deux parties du continent. C’est du sérieux dont il sera fait preuve dans la conduite de cette question, et en particulier du respect des accords internationaux et des frontières, que dépendront la stabilité de l'Espace européen; c’est de l'équilibre de cette évolution que

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dépendront les chances de l’Europe de devenir le cœur de l’économie diale.

mon-

Il ne servirait à rien d’aller trop vite. La précipitation provoquerait le retour aux nationalismes et à des catastrophes; les intégrations les plus réussies sont les plus longuement préparées. La compétition décidera alors de la localisation du cœur à l’intérieur de cet espace. Aujourd’hui, le couloir qui va de Londres à Milan en passant par Bruxelles et Francfort est le plus probable. La force de l’Allemagne et de sa monnaie paraîtra un moment irrépressible. Ce qui se passe à l'Est de l’Europe tendra encore à la renforcer au détriment de la France et de l’Europe du Sud. Mais cette zone a quelques handicaps: elle ne contrôle pas les technologies de l’avenir; surtout, elle

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va vieillir (en 2030, il y aura plus de Français que d’Allemands de l’Ouest), et l’Europe du Sud et de l’Ouest est bien placée pour profiter de la formidable croissance des marchés à l'Est. A elle de savoir en profiter. Le cœur européen sera donc localisé là où une nation saura le mieux développer les réseaux industriels et commerciaux et les systèmes de communication transeuropéens (en 2010, le train reliera Paris à Moscou en cinq heures); là où la création, la formation et la recherche seront le plus valorisées ; là où la cohésion sociale permettra le mieux de gérer ces bouleversements. Il est vital de s’y préparer. Chacun des deux espaces dominants — Pacifique et européen — gérera sa périphérie, composée d’un ensemble

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de nations en voie de développement, en en tirant des profits.

La périphérie de l'Espace du Pacifique est infiniment plus prometteuse que celle de l’Espace européen. On y trouve la Birmanie, la Thaïlande, la Malaisie, l'Indonésie, les Philippines, sans oublier toutes les nations d’Amérique latine. Les pays d’Asie — presque tous de futurs «dragons» — croissent déjà rapidement: cinq fois plus vite que ceux d’Afrique. Leur croissance démographique énorme — il y a déjà plus de jeunes en Indonésie que dans toute la Communauté européenne — est également un atout. Pour l’Amérique latine, le plus difficile sera de réduire son endettement. Un Fonds multilatéral alimenté par des « Droits de tirage spéciaux » — monnaie oubliée du Fonds monétaire international — permettrait de disposer des ressources nécessaires pour étaler ses

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dettes (tout comme celles des pays de l'Est européen). Il faudrait ensuite y restaurer un climat économique et politique favorable au développement. L'Espace européen aura pour périphérie l'Afrique, continent dont la croissance est particulièrement faible, dernier lieu de la planète où la famine perdure. Depuis 1970, la part de l'Afrique sur les marchés mondiaux a baissé de moitié; sa dette a été multipliée par vingt et égale maintenant son P.N.B. ; le revenu par tête de l’Afrique sub-saharienne a baissé d’un quart depuis 1987. L'Afrique n’a jamais crû au même rythme que sa population. Aussi la démographie y est-elle un handicap. La population du continent — 450 millions d’habitants — a doublé depuis 1960 et doublera encore dans les vingt prochaines années (il y aura alors plus d’habitants au Nigéria qu’en U.R.S.S.). La diminution des expor-

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tations et des investissements, la dégradation des équipements collectifs, tout laisse penser que la situation du continent va empirer — sauf si l’Europe augmente massivement son aide jusqu’à y restaurer les infrastructures et y façonner un environnement favorable à la création d’entreprises. Son avenir le plus plausible est donc tragique; c’est la seule région entièrement exclue de l’abondance, immense défi pour l'humanité entière. Deux ensembles resteront pour l’essentiel extérieurs à toute influence majeure des deux espaces dominants: l'Inde et la Chine.

L'Inde connaîtra une croissance très rapide. Plusieurs centaines de millions d’Indiens seront des consommateurs solvables. Il n’est pas exclu que ce pays puisse ainsi rejoindre le peloton des « Dragons ». Il sera alors essentiel

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pour l’Europe de s’y associer et de ne pas l’abandonner au Japon. Pour avoir choisi de faire passer les réformes économiques avant les réformes politiques — il est exclu de faire aboutir les unes sans avoir parachevé les autres —, la Chine connaîtra un développement plus lent. On peut même s’y attendre à une longue période de crise et de récession. Lorsque l’ordre logique des réformes y sera rétabli, tout y redeviendra possible. Le principal problème qui opposera les deux espaces dominants à leurs périphéries sera celui des migrations de populations. Immense enjeu que ce retour des nomades. J’y reviendrai. Une tout autre vision du monde s'organise : deux superpuissances mili-

taires en déclin, deux puissances éco124

nomiques nouvelles bouleversent les problèmes stratégiques. Au lieu de deux blocs idéologiquement antagoniques, le monde sera bientôt agencé autour de deux espaces animés des mêmes désirs, idéologiquement proches mais économiquement rivaux, et par conséquent, au sens de la théorie de la violence esquissée plus haut, infiniment plus dangereux l’un pour l’autre et pour le reste du monde. Certes, les deux alliances disposant aujourd’hui du pouvoir de détruire la

planète ne se dissoudront pas du jour au lendemain. Certes, la menace de la Force restera un élément décisif des relations internationales. Mais, progressivement, l’opposition entre deux empires cédera la place à la rivalité entre deux espaces. Celle-ci se jouera dans la concurrence qui les mettra aux

prises sur les marchés tiers, dans l’agri-

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culture, la conquête des brevets et la production de biens industriels. Dans un premier temps, les deux

puissances nucléaires, maillons économiquement faibles des deux espaces dominants, abaisseront leurs dépenses militaires afin de réduire leurs déficits budgétaires. Par suite, elles réduiront progressivement la présence de leurs troupes sur les territoires de leurs alliés. Ce désarmement, même partiel, procurera aux États-Unis les moyens d’une formidable relance économique ;il est aussi la condition de la réussite économique de la perestroika, qui ne réussira que si elle va jusqu’au bout de sa logique. Chacun, en Europe et en Asie, retrouvera alors plus d’autonomie dans sa défense. La stabilité des alliances est pour l’heure le plus vraisemblable et le plus souhaitable. Mais, quoi qu’il arrive, dorénavant, il s’agira surtout, pour les pays des espaces

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dominants, de défendre des marges, de gérer et surveiller des intérêts économiques ; on peut donc s'attendre à une réduction massive des armes fixes au profit des armes de mouvement. On en reviendra alors à la dissuasion globale: l’arme nucléaire maintiendra sa crédibilité par le jeu principal des armes sous-marines réduites jusqu’à un minimum de crédibilité ou seuil de suffisance. Les armes nucléaires à courte portée n’auront plus de justification, sauf pour d’inavouables ambitions régionales. Les négociations sur la réduction des armes classiques seront accélérées. Elles entraîneront un départ massif des troupes étrangères encore stationnées dans les pays européens. A terme, des conflits deviendront possibles entre divers pays de chacun des deux espaces: disputes territoriales, tensions économiques, peut-être même conflits militaires. Nul ne doit

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oublier qu’en ce siècle, l'Europe des nations a été par deux fois la cause et le théâtre principal d’une guerre mondiale. Et que les frontières issues de la seconde ne correspondent pas toujours à une réalité culturelle ou linguistique. Nul ne doit non plus oublier qu’un jour, des Japonais en viendront à interroger des Américains sur Hiroshima. Certes, jamais une démocratie n’a fait jusqu'ici la guerre à une démocratie, et en cela réside la principale espérance de l’avenir. Mais là gît aussi précisément le principal risque: certaines nations peuvent cesser d’être des démocraties pour se faire la guerre. A beaucoup plus long terme, la géostratégie devra également être pensée à la lumière de conflits potentiels entre les deux espaces dominants et une périphérie exploitée, spectatrice des richesses du Nord. A cette occa-

sion s’ouvriront des luttes pour les 128

immenses terres d'Asie. L’Inde et la Chine n’accepteront pas indéfiniment de subir l'influence des deux espaces dominants. La prolifération des technologies militaires, la diversification des armements, la fabrication d’armes chimiques et de missiles balistiques pouvant emporter charges classiques ou chimiques, rendent possibles de tels

conflits à l'initiative d’États ou de bandes privées, armés par des pays industrialisés ou des producteurs locaux. On n’en est évidemment pas là, pour longtemps encore. Mais il nous appartient de veiller à créer les conditions pour que de telles dérives ne se produisent pas. Au total, nous n’allons pas vers un monde débarrassé du risque de guerre. Au contraire: la rivalité économique, le creusement des écarts de développement, la rupture des blocs, les antagonismes régionaux sont porteurs de

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nombreux risques. Et de nouveaux objets, moyens de communiquer, deviendront aussi des moyens de guerre. Étrange avenir que celui d’espaces d’abondance basculant dans l’instabilité des nomades...

III

Les Objets nomades Quels objets consommeront les hommes des années deux mille ? En quoi auront changé leurs modes de vie, leurs besoins, leurs ambitions, leurs rêves ? Comment se désigneront les exclus ? J'ai parlé des territoires, qui enracinent l’homme. Je vais évoquer maintenant les objets, qui en feront un nomade. L'homme dont il s’agit dans ces lignes est l’habitant privilégié des deux espaces dominants et des plus riches régions de leurs périphéries. Des objets

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nouveaux bouleverseront son rythme de vie et ses rapports à la culture, au savoir, à la famille, à la patrie, au monde. Et surtout à lui-même. Ils en feront un homme

différent.

Non plus le nomade nu des premières sociétés de l’Ordre du Sacré, errant de puits en puits à la recherche d’eau pour survivre. Ni le nomade dangereux et pourchassé de l’Ordre de la Force. Mais un nomade libre, couvert de biens et de richesses. Et pourtant toujours aussi assoiffé: de savoir, de sécurité, de fraternité.

Parler des objets, c’est parler autrement du monde. Avec des mots qui peuvent parfois surprendre, car ce ne sont n1 ceux des économistes — qui ne s'intéressent qu'aux grandeurs comptables, — ni ceux des hommes politiques — qui ne mesurent que les rapports de forces. Mais ils seront

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demain nos mots quotidiens, servant tous les jours à désigner les nouveaux outils des hommes. Si nous vivrons dorénavant nomades, c’est que l’essentiel des objets que nous possèderons ou désirerons seront portatifs. L’homme a toujours eu des objets nomades, instruments essentiels de sa survie : le feu pour les bandes errantes ; les amulettes pour les premiers habitants des villages; les armes pour les hommes des empires; la pièce et la lettre de change pour le marchand. Chacun d’eux a marqué la puissance de celui qui les possédait au sein de son Ordre.

Voici que de nouveaux objets nomades surgissent. Ou plutôt que tout objet, tout service devient nomade.

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Caricature ? Paradoxe ? En rien. Le marchand a toujours souhaité disposer d'objets suffisamment légers pour pouvoir les faire circuler aisément. Ceux que l’industrie crée déjà — et créera de plus en plus demain — seront de moins en moins lourds et encombrants; mobiles, porteurs de savoir, moyens de communiquer, ils seront partout, rempliront mille services en se substituant aux hommes qui les rendent aujourd’hui. Ils engendreront de nouveaux rapports à la ville, à la famille, à la vie et à la mort, transformant le mode de vie des années deux mille plus radicalement encore que l’automobile et la télévision n’ont bouleversé celui de notre siècle. Ils ne naîtront pas seulement des caprices de l’imagination des chercheurs, mais aussi des besoins d’une industrie à l’affûüt des moyens de canaliser des désirs dans des marchandises.

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Socialement incontournables, économiquement profitables, ils sont déjà, pour une part, technologiquement disponibles.

Pour en décrire l’avènement et démontrer ce que je n’ai fait qu’affirmer au premier chapitre, je ferai comme l’astronome qui, bien avant de l’observer, calcule la trajectoire d’une étoile inconnue en fonction des exigences du mouvement des autres. Je dirai donc d’où ces objets doivent surgir et de quelle résolution de la crise mondiale découle leur nécessité.

Comme les précédentes, la huitième forme de l'Ordre marchand a commencé de se déliter quand la part de la valeur ajoutée consacrée au maintien de l’ordre y a augmenté. Par «maintien de l’ordre», j'entends les fonctions à remplir pour organiser la société de façon à entretenir et édu-

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quer les consommateurs. Cette mise en ordre est assurée par des services dont la productivité ne peut augmenter au même rythme que celle de la production industrielle. Autrement dit, le temps passé à rendre ces services ne peut décroître aussi vite que le temps passé à produire un objet. Aussi les dépenses nécessaires pour assurer cette mise en ordre ont-elles augmenté en valeur relative (aussi longtemps, en tout cas, que la manipulation de l’information n’a pas été automatisable). L'essentiel de cette augmentation est consacrée à financer les dépenses de santé et d'éducation. C’est ainsi qu’aux

États-Unis, en dépit de tous les efforts déployés pour les contenir, les dépenses de santé sont passées en dix ans de 8 % à 11 % du P.N.B., et les dépenses d'éducation y croissent en valeur réelle de trois à six points par an. En Europe, la hausse correspondante est de cinq points. À cette croissance insatiable,

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point de limite. Cette évolution réduit la rentabilité de l’économie et ralentit les investissements industriels; c’est elle qui, vers le milieu des années soixante, a provoqué la crise de la huitième forme. Pour l’enrayer, les sociétés les plus riches ont commencé par inciter les consommateurs à consommer davantage, les poussant à s'endetter et à empiler les objets dans le temps et l’espace. On a su ainsi les convaincre d’acheter plus d’objets qu’il ne leur était possible d’en utiliser et d’en payer. Chacun s’est mis à rêver de posséder plusieurs montres, de changer sans cesse de vêtements, d’acquérir plus de livres et de disques qu’il ne pourrait jamais en lire ou en écouter. Mais cet empilement de biens dans l'espace-temps a aggravé les principales causes de la crise en augmentant

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les dépenses de services, c’est-à-dire de manipulation de l'information: il a fallu davantage de banques pour gérer l'endettement, d'administration pour gérer les entreprises, de médecins et de professeurs pour entretenir les consommateurs et satisfaire les revendications des salariés. Les coûts d’or-

ganisation de la société ont crû plus vite que le chiffre d’affaires des entreprises. Finalement, plus on cherchait à éviter la crise, plus on l’aggravait. Pour la dépasser, il fallait que des innovations technologiques, culturelles et sociales permettent d'augmenter la productivité de /a manipulation de

l'information. Or voici que ces innovations ont surgi. Comme la flûte a accéléré les transports du xvIr siècle, comme la machine à vapeur a démultiplié la force de traction animale au xvinie siècle, c’est le microprocesseur, dont l'apparition

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passa presque inaperçue, qui a ouvert la voie à l’industrialisation des ser-

vices. Mis au point en 1969 aux ÉtatsUnis par la firme Intel, il stockait sur un petit morceau de silicium une centaine d’informations manipulables à la vitesse de la lumière. Depuis lors, il n’a cessé d’être amélioré, jusqu’à changer de nature. Aujourd’hui, il manipule dans les.seize millions de signes; le milliard sera atteint avant la fin du siècle. Une nouvelle sorte de machineoutil, l'ordinateur, assemble et met au travail les microprocesseurs dans des architectures complexes, avec des rendements exponentiellement croissants. Là est le principal moteur de l’évolution de la productivité. Des robots programmés par des microprocesseurs, harmonieusement articulés avec une réforme de l’organisation du travail. commencent à réduire le coût de production des objets existants. Puis ils

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rendent possible la production de nouveaux objets, substituts à certains services particulièrement coûteux dans des domaines comme la communication et l'alimentation. Enfin, d’autres objets du même type permettront un jour de remplir les mêmes fonctions que les services dans les domaines de l'éducation et de la santé. «Objet»? machine? instrument ? appareil? Difficile de choisir le mot adéquat. L'automobile, la télévision ne sont-elles que des objets ? De plus en plus, grâce à l'ordinateur, tous les « objets » bougent, parlent, travaillent. Ce sont donc plutôt des « machines », des «instruments », des « appareils ». Si Je n’ai retenu aucun de ces mots, c’est qu’ils renvoient aux technologies des formes antérieures fondées sur la manipulation de l'énergie, non sur celle de l'information qui caractérise les temps à venir. Plus générique, le mot

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« objet » correspond mieux à la nature de ces choses qui restent avant tout des marchandises, quelles que soient leurs fonctions. Ce qui ne doit pas conduire à penser que les biens de consommation de l’avenir seront des choses inertes: comme tous les objets depuis l'Antiquité la plus reculée, ceuxlà vivront de la vie qu’y auront mise ceux qui les produisent. Comme tous les biens que l’homme a possédés — à commencer par l’homme lui-même —, ils seront autant de moyens de se singulariser, de durer, de canaliser la violence, de dire l'éternité. Chacun y puisera des signes de liberté, des marques de distinction. Grâce à eux, chacun se voudra autonome et difiérent, capable de régir son environnement, d’être maître de soi comme de l'univers.

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Suivons à présent l'itinéraire de cette

sortie de crise par surgissement d’objets nouveaux. Nous en avons vécu la partie la plus paisible, la plus raisonnable. Par lents glissements, elle risque de mener vers des abîmes vertigineux. Dans un premier temps, grâce aux microprocesseurs, le temps de travail nécessaire pour produire les objets existants a diminué: en l’espace de dix ans, le nombre d’heures utilisées pour monter une automobile, un robot ménager ou un téléviseur, a été réduit de moitié; le temps de fabrication d’un journal a baissé des deux-tiers, celui d’un livre, des trois-quarts. D’autres objets, tels que vêtements

et chaussures — premiers objets

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figurant parmi les nomades —, qui

échappaient jusqu'ici largement à l’industrialisation en raison de leur trop grande diversité, sont devenus productibles en grande série: un costume fabriqué naguère en plusieurs heures l’est aujourd’hui en quelques minutes. Certains objets nomades, eux aussi déjà anciens, se sont généralisés et

industrialisés de façon significative: armes de poing, instruments d’autodéfense, et même, si on veut bien les considérer ainsi, les animaux de compagnie. En somme, des objets de mort et des objets de vie. Puis ce sont des services exigeant une manipulation massive d’information — banque, poste, assurance, commerce — qui ont augmenté leur productivité, dégageant une valeur ajoutée croissante.

Enfin, de nouveaux

objets indus-

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triellement productibles en série sont apparus, remplaçant des services par des objets. Tous, de près ou de loin, sont liés à deux fonctions: communication et alimentation, qui encombraient l’une et l’autre notablement le temps des consommateurs. A l’encombrement du temps par des services succède ainsi un encombrement de l’espace par des objets.

Une innovation essentielle, le ransistor, a d’abord rendu la radio portative, et mobile l’écoute de la musique.

Un peu plus tard, le magnétophone puis le baladeur ont permis au consommateur, promeneur dans l’espace, d’écouter de la musique là où il veut, quand il veut. Puis le magnétoscope lui a permis de se promener dans le temps. Programmé par une montre à quartz, autre innovation majeure du temps, le magnétoscope stocke des

images qui seront émises à une date à

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venir, remplaçant un service collectif (émission de télévision) par un objet privé (la cassette). Dans la foulée, le compact-disque puis le vidéodisque ont permis de voir, d’entendre et de stocker dans un très faible espace des sons et des images, de les vendre en série, d’en constituer des collections. Enfin, la communication d’images, de formes et de sons s’est encore développée avec le synthétiseur, les téléviseurs à écrans multiples, les scanners... Plus récemment, l’ordinateur personnel, miniaturisation des machines

équipant les entreprises, a remplacé d'innombrables services rendus jusquelà à des personnes privées par des personnes privées: secrétariat, renseignement, comptabilité. Il donne un accès direct à des programmes de jeux, d'éducation ou de mise en forme. En lui passant commande ou en s’informant auprès de banques de données,

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le consommateur peut résoudre des problèmes ou obtenir des services.

Une forme particulière de microprocesseur, la carte à mémoire,

permet

également au consommateur de financer des services et de stocker des informations confidentielles. Elle débouche sur un tout autre rapport à la monnaie et sur une réorganisation complète du système bancaire. Les communications du nomade viennent encore de se simplifier. Le répondeur téléphonique, surtout s’il est consultable à distance, lui permet de recevoir tous ses messages. Grâce au téléphone portatif, il communique à bord d’une voiture, en promenade, en train ou en avion. Nul ne peut plus échapper à qui le cherche. Le téléfax réduit le temps de communication des images, des dessins, des manuscrits,

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des logiciels, à celui d’un message téléphoné. L'alimentation a été le second domaine où des services utilisant du temps sont devenus, durant cette décennie, des objets produits en série. La congélation a permis le stockage durable de la nourriture. Le four à micro-ondes & transformé la préparation des repas en objets marchands individuels, préparés d’avance, produits en série et consommables à domicile comme au travail. En l’espace de quelques années, ces objets se sont empilés les uns sur les autres, modifiant le quotidien de ceux qui ont les moyens de les acheter comme de ceux qui rêvent de les acquérir. Ils forment une galaxie en apparence désordonnée, incohérente, mais, en réalité, fort homogène et

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significative. Pour l'essentiel, ils traitent des informations — images, formes, sons — à grande vitesse, transformant des services rendus par des personnes à des personnes en des objets produits industriellement, portatifs et utilisables simultanément.

Leur rôle est encore relativement secondaire au regard du diagnostic que J'ai porté sur la crise en cours, car ils ne modifient guère la façon de rendre les deux services qui grèvent le plus lourdement la rentabilité de l’économie, ceux de l’éducation et de la santé. Cependant, en apprenant aux consommateurs à les utiliser et à l’industrie à les produire, leur avènement prépare celui d'objets du même genre dans ces deux secteurs. Avec ceux-ci, on basculera dans un tout autre univers où se trouvera trans-

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formé le rapport au savoir et au mal, à la vie et à la mort. Bref, à la violence,

Comment de tels objets pourront-ils voir le jour? Seront-ils à même de remplacer vraiment les services rendus par le médecin et le professeur ? A première vue, ces questions semblent absurdes, contre-nature ; en apparence au moins, lhomme ne saurait être exclu de l’acte de soigner ni de celui d’enseigner.

Pourtant, le processus a commencé. On peut en esquisser les étapes à venir, même si, encore une fois, il n’y a là ni plan reconnu, ni dessein divin. Seulement, à l’œuvre, le fascinant bricolage de la Vie.

Déjà, afin de limiter les dépenses de santé et d'éducation à sa charge, la collectivité — chaque grand Etat — fixe des normes de comportement dont

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elle impose le respect à tout individu. De telles normes existent depuis longtemps, au moins implicitement. La beauté, par exemple, est une exigence socialement imposée. De telles normes visent à amener chacun à choisir le comportement individuel le plus utile à la société, le moins dangereux pour sa propre santé et pour celle des autres (limitation de vitesse, réduction de l'usage du tabac, de l’alcool, du sucre ou de la drogue, baisse de poids, etc...), de même que sont définis des niveaux minima d'éducation et de formation professionnelle exigés de ceux que la société prend en charge.

Dans certains pays, chacun doit déjà assumer une partie au moins des dépenses qu’implique le non respect de ces normes. Afin d'éviter que les dépenses qu’elle entraîne ne pèsent injustement sur les autres citoyens, la couverture des frais hospitaliers y est

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subordonnée au respect par le malade de certaines normes de comportement.

Ailleurs, le maintien de certains avan-

tages ou l’avancement des carrières dépendent de l’obtention et de l’entretien d’un certain niveau d’éducation. Peu à peu, le citoyen des démocraties doit ainsi monnayer son autonomie. Sa liberté s’achète et se vend. Pour vivre plus vieux, trouver plus aisément du travail, on lui apprend à ne point trop compter sur la société, à se tenir en forme, à manger mieux, faire de la gymnastique, courir, s’entretenir, se surveiller, bref, à se former et s'informer. S'il refuse, il devra en payer le prix : on le paie pour être en forme; il paiera le droit de ne pas l'être.

Etre en forme et informé, c’est ressembler à un modèle, à une « étoile » telle qu’en montre le cinéma. Ce qui

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a commencé dans la musique et la garde-robe — hit-parade et lois de la mode — devient un phénomène social beaucoup plus général. Peu à peu se trouvent partout définis l’anormal à chasser, le dangereux à exclure, le violent à éliminer. Le bouc émissaire n’est plus celui qui n’a pas d’argent, mais celui qui n’est pas «en forme »: le gros, le difforme, le paresseux, le malade, l’ignorant, le chômeur... Médecins et professeurs ont notamment pour fonction de vérifier pour le compte de la société que chacun se conforme aux normes ainsi précisées, suggérées ou imposées.

Pour vérifier cette conformité aux modèles. des objets existent déjà. Certains sont d’usage privé et relativement ancien. tel le miroir pour juger de sa beauté, la balance pour surveiller son poids, le thermomètre pour mesurer

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sa fièvre. L’alcootest, les tests de grossesse, de l’hépatite, du Sida, en sont des exemples plus récents. D’autres sont encore réservés aux professionnels : électrocardiographe, appareils de mesure de la tension artérielle, de la glycémie, du taux de cholestérol, etc. De nombreux autres instruments d’autodiagnostic utiliseront bientôt des microprocesseurs pour prendre la mesure d’un paramètre, le comparer à l’état normal et faire connaître l'écart. Pendant un certain temps encore, seul le médecin pourra utiliser ces objets nouveaux. Puis ils seront miniaturisés,

simplifiés, produits à coût très bas et rendus disponibles à tous les consommateurs, en dépit de la forte opposition du corps médical qu'ils concurrenceront. Un jour, chacun portera au poignet un appareil enregistrant en permanence l’état de son cœur, sa tension artérielle, son taux de choles-

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térol, etc. D’autres appareils portatifs ou greffés mesureront de même d’autres paramètres de la santé. Le désir de se connaître, l’angoisse devant la maladie, l’accoutumance aux écrans et aux images, la méfiance croissante envers les thérapeutes, la foi

en l’infaillibilité des objets nomades ouvriront à ceux-ci d'énormes marchés. Les praticiens perdront de ce fait une partie de leurs fonctions; ils retrouveront néanmoins des rôles nouveaux dans la guérison des maladies ainsi détectées, de même que dans la production et l’expérimentation de ces objets d’autosurveillance médicale.

Les pays où la culture repose sur l’individualisme et le souci de maïîtriser ses désirs — les sociétés bouddhistes, par exemple — seront plus réceptifs à ce genre d’objets. Indice de plus que l’Ouest du Pacifique dispose

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d’excellents atouts dans la course à la domination.

Des instruments d’autodiagnostic aideront pareillement à jauger les niveaux de savoir. Tests et jeux éducatifs y préparent (le Trivial Pursuit, certains concours ou championnats télévisés montrent à quel point ces «examens » ludiques sont populaires). Jeux binaires, ils seront aisément mis en mémoire, et les ordinateurs personnels permettront ainsi aux enfants de contrôler leurs connaissances. Des programmes existants permettent déjà à

chaque étudiant de vérifier ses acquis et de préparer ses examens à domicile dans un très grand nombre de domaines et pour un très grand nombre de niveaux.

Tous ces objets d’autosurveillance aideront l’homme à satisfaire sa pas-

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sion de lui-même. Le narcissisme sera

le guide du nomade de demain. Mais il n’est pas de miroir sans maquillage, pas d’autodiagnostic sans outils de mise en forme. Bientôt, d’autres produits industriels fabriqués en série permettront à chacun, une fois mesuré l’écart qui l’en sépare, de restaurer lui-même sa conformité à la norme. Maints spécimens en existent déjà: des médicaments font maigrir, des artifices restaurent la beauté, des lentilles colorent autrement les yeux, des postiches camouflent une calvitie ; des préservatifs et des pilules évitent une grossesse; le pacemaker régule le rythme cardiaque; etc.

Un pas considérable

sera franchi

quand on branchera des microprocesseurs sur divers organes du corps afin d’y surveiller en permanence les écarts aux normes et rétablir des équilibres.

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Déjà, on injecte automatiquement de l'insuline aux diabétiques; bientôt, on

injectera de même des vitamines aux enfants. Ces microprocesseurs, d’abord formés de matériaux tolérables, puis de biomatériaux, délivreront ainsi des

médicaments à intervalles réguliers. Quasi-prothèses, quasi-copies des organes qu’ils sont chargés de réparer ou de suppléer, ils feront l’effet d’une libération par rapport au traitement actuel des maladies, et ouvriront la voie à de fantastiques progrès vers les organes artificiels.

On fabrique et vend depuis longtemps articulations, doigts, cristallins, os, valves artificiels, prothèses de hanche. de dents, de la parole et du mouvement. Demain, on fabriquera pareillement des poumons, des reins, des estomacs, des cœurs. Un jour, peut-être, des foies. Jamais sans doute des cerveaux (en tout cas des cerveaux

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informés). Mais est-ce un domaine où l’on peut dire « jamais » ? Bouleversement gigantesque: l’homme consommera — au sens marchand du mot — des morceaux d'homme. Cannibalisme industriel. Simultanément, des objets de même nature permettront à tout enfant d’apprendre seul des savoirs aujourd’hui dispensés par l'univers scolaire. Les différences entre l’éducation et le jeu s’estomperont; la pédagogie moderne y prépare. Apprendre, c’est déjà vivre par procuration, voyager en images. Nomade de Carnaval, on étudiera à tout âge, sur des écrans et des images qu’on maniera seul, poussé par le souci d’être informé, à la minute près, de ce qui passe partout dans le monde, éphémère succession de tragédies ou de dérisions. Des vidéo-disques porteront des dictionnaires entiers à consul-

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ter. Habitué qu’il est déjà à apprendre beaucoup du journaliste de télévision, maître du quotidien, l’enfant écoutera l’ordinateur-maître comme, déjà, il utilise la calculette au lieu d’apprendre ses tables de multiplication. Le baladeur-vidéo connaîtra un immense développement. D’abord instrument de loisir, puis d'informations permanentes, il deviendra outil d’autoformation. Bientôt, il fusionnera avec l'ordinateur personnel; on y insérera indifféremment film ou disquette pour s'informer ou apprendre. On conservera des bibliothèques entières dans des vidéo-ordinateurs portables qu’on pourra consulter sur un mode nomade.

Déjà le Next, un des nouveaux ordinateurs personnels, lit des vidéodisques-laser. Tous ces objets utiliseront des mémoires magnétiques ou optiques dont la capacité atteindra plusieurs

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milliers de milliards de caractères. Ils envahiront notre vie et soutiendront la croissance économique pendant de longues années. Portatifs, ils feront de nous des êtres libres de choisir où vivre, nomades porteurs des instruments majeurs de leur survie, détachés de l’hôpital et de l’école, du maître et du médecin.

Certes, jamais rien de tel ne sera jamais absolu. Dans son voyage, le nomade aura besoin de guides. L’enfant cherchera un tuteur pour l’inciter à travailler; le malade, un médecin pour le rassurer. Mais les rôles seront profondément transformés : l’un apprendra à apprendre; l’autre apprendra à vivre et à mourir. L’un et l’autre devront apprendre à écouter. Je n’ai pas retenu le terme nomade au hasard. Non seulement il me paraît caractériser les objets à venir, mais il

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est le mot clé qui définit le mieux le mode de vie, le style culturel et la consommation des années deux mille. Car chacun portera alors avec soi toute son identité: le nomadisme sera la forme suprême de l'Ordre marchand. Nomade et en forme: cette double caractéristique se nourrit l’une de l’autre. On sera nomade pour être en forme, pour plaire, travailler, rivaliser dans la violence. On sera en forme pour être nomade, pour voyager, trouver sa route. Ce sera tout aussi vrai dans le simulacre; le maquillage est à la fois voyage et façon de paraître en forme. Il symbolise les deux exigences du temps; le Carnaval sera une forme du nomadisme.

Le divertissement sera fondé sur le voyage ; la télévision permet déjà d’aller et venir dans le monde entier, dans l’espace et dans le temps, dans le réel

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et la fiction. Elle permet en outre de nomadiser à domicile d’un programme à l’autre. Le programme télévisé est un produit particulièrement profitable, demandé et en expansion. Mais, à l'inverse, le voyage lui-même est devenu spectacle, divertissement. L’essor sans précédent du tourisme, lieu majeur du développement économique, requerra sans cesse plus d’hôtels et de moyens de transports, de ports et d’aéroports, de trains et d’autoroutes dans les espaces dominants comme dans la périphérie. De même

que les téléspectateurs voyagent sur place, les touristes voudront rester sans cesse branchés sur leur domicile. Nomades immobiles.… Ceux qui n’auront pas accès à ces objets nomades et à ces rêves de voyage, voyageront par le spectacle du voyage des autres. Voire pire: par la drogue ou l’alcool. Voyages pervers, qu’il fau-

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dra combattre alors même que l’expansion industrielle sera fondée sur la promotion des valeurs qui y conduisent: /a drogue est le nomadisme de l’exclu. |

Les moyens de transports (automobile, avion, train, bateau), supports naturels de ce nomadisme, seront des lieux privilégiés d’empilement d’objets nomades (téléphones, téléfax, téléviseurs, lecteurs de vidéo-disques, ordinateurs, fours à micro-ondes...). Prothèses du mouvement, ils parleront, travailleront, vivront comme des êtres vivants. Ils utiliseront bientôt d’autres sources d’énergie: solaire, nucléaire, ou hydrogène. Roulottes et caravanes modernes, on y vivra en nomade. L'alimentation évoluera elle aussi vers le mouvement. Elle deviendra doublement nomade. D’une part, que ce soit en voiture, en avion, en train,

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en bateau ou à domicile, on se nourrira en bougeant afin de ne pas perdre de temps. Il faudra disposer de plats rapides à préparer, prêts à cuisiner et

à servir, Le succès des fast-food et du four à micro-ondes en est déjà une illustration. On ne mangera plus dans les avions « comme à domicile », mais à domicile comme dans les avions, sur des plateaux tout prêts : plateaux-télé, plateaux nomades... D’autre part, on

se nourrira pour signifier qu'on bouge, se dire nomade. Pour être en forme et plaire parce que nomade. Les restaurants exotiques seront à la mode; fruits hors saison, produits du monde

entier y seront recherchés. Les progrès de la congélation et l’industrialisation de l’agriculture les rendront disponibles en masse. L’espace et le temps s’effaceront dans des plats exotiques prêts à réchauffer. Étrange univers où le vrai voyageur aura désormais le plus grand mal à trouver, dans des villes

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standardisées, ce que le nomade immobile trouvera aisément dans son supermarché...

L’habillement obéira lui aussi à cette double exigence. D’une part, on s’habillera en nomade, arborant des tenues de plus en plus souples, capables de supporter les voyages sans se froisser ni se déformer. Le jogging — verbe de mouvement devenu nom de vêtement — deviendra une tenue de tous les jours, pour tout âge et tout sexe. D'autre part, les costumes seront de plus en plus exotiques pour signifier à

leur tour le voyage ou pour le remplacer. On le constate aujourd’hui dans les collections des plus grands créateurs: l’inspiration est toujours d’ailleurs, exotique dans l’espace ou dans le temps.

La montre-bracelet sera l’objet nomade parfait, l'accessoire essentiel.

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Elle a déjà bien d’autres fonctions que de donner l'heure: elle stocke des numéros de téléphone, des adresses, des moyens de calcul. Elle mesurera le degré hygrométrique, la température de l’atmosphère. Elle sera agenda électronique, réceptacle d’innombrables données personnelles, identitaires, sanitaires et culturelles, le relais de multiples réseaux extérieurs et un distributeur de médicaments. Elle sera vêtement nomade en même temps que prothèse, parure et parade, bijou du Carnaval nomade. Un jour même, lorsque la forme du son aura été numérisée, elle obéira à la voix.

Le téléphone sera bientôt réduit aux dimensions d’une carte à mémoire insérable dans un minuscule appareil portatif. Relié par des relais hertziens à des réseaux complexes, il permettra de joindre et d’être joint où qu’on soit, sans que nul ne sache où l’on est.

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Symbole particulièrement lourd: le nomade sera désormais identifié et repéré par un numéro ou simplement par son nom, et non plus par une adresse. L’appel de son seul nom suffira pour lui parler. Un jour, il suffira aussi pour lui écrire: le téléfax se réduira bientôt à son tour à une carte à mémoire personnelle insérable dans tout appareil de rencontre pour y recevoir du courrier à son nom sans communiquer son adresse, en quelque lieu que l’on soit. La carte à mémoire deviendra ainsi la prothèse principale

de l'individu, une sorte d’organe artificiel, à la fois carte d’identité, chéquier, téléphone et téléfax. passeport du nomade. Prothèse du moi ouvrant sur un marché universel.

Pour l’utiliser, il suffira de la brancher sur des réseaux, points d’eau des nouveaux nomades, devenus d’accès facile, homogènes et intégrés comme

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l’est déjà le réseau Numéris. On en trouvera dans les banques, les magasins, tous les lieux publics (du moins dans les hauts quartiers des plus riches métropoles). On pourra un jour y signifier tous ses ordres par la parole, Le nomade moyen disposera d’un logement impersonnel, une quasi-caravane. Seuls les plus fortunés auront les moyens de devenir propriétaires dans les grandes cités, oasis de nomades immobiles, pôles d’attraction pour les nomades affluant de toutes parts. Villes entassées, dangereuses, ou villes câblées, de rêve, selon qu’on aura su y tisser les réseaux nécessaires au fonctionne-

ment des objets nomades. Nomade, l’homme le sera autant par son travail que par sa consommation. Déjà, dans les espaces dominants comme dans les périphéries, le métissage professionnel est devenu courant :

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des Américains travaillent dans des sociétés japonaises, des Japonais dans des entreprises américaines. En Europe, d'ici dix ans, un dixième des travailleurs ne travailleront plus dans leur pays d’origine. À la fois nomades immobiles et sujets nomades, ceux qui conçoivent les modèles et les programmes des objets nomades — ingénieurs, écrivains, programmeurs, compositeurs, artistes, etc.: je les appelle les matriceurs — seront les premiers à voyager sans cesse ou à travailler à distance grâce au téléfax et au réseau Numéris. Les travailleurs les moins formés, les moins créateurs d’information, deviendront objets du travail, objets nomades. Ts migreront sans cesse vers les lieux où ils espèreront du travail et de la protection sociale, tout en s’ac-

compagnant d’objets nomades qui les

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aideront à rester reliés à leur univers

d’origine. Dans l'Espace européen, le décalage entre les niveaux de vie entraînera une migration massive d’Est en Ouest. A l'Est, elle contribuera à alléger le chômage et apporter des devises, suscitant une uniformisation progressive des marchés financiers et des monnaies. À l'Ouest, elle rajeunira la population, fera pression sur les salaires et les avantages sociaux des travailleurs, et concurrencera fortement l’émigration venue du Tiers-Monde.

Dans l'Espace du Pacifique, les émigrants viendront d'Amérique latine et de la bordure orientale de l’Asie. Déjà, aux États-Unis, les hispanophones sont plus de vingt millions. D’importants mouvements migratoires se poursuivront entre la périphé-

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rie et les espaces dominants. A l’évidence, ce sont les pays du Sud dont la croissance démographique est la plus forte qui verront leurs ressortissants bouger le plus. La Chine souhaïitera envoyer son surplus de population vers le Japon; l’Afrique, vers l’Europe. La propriété la plus recherchée sera alors la citoyenneté des pays des espaces dominants. -Un jour, cette propriété sera à vendre sur un marché libre des passeports. (Ne fait-elle pas déjà l’objet d’un commerce parallèle ?) Maints pays des deux espaces dominants voudront se protéger de ces mouvements de population, défendre leur identité. En proie à de dangereuses crispations, ils fermeront leurs frontières; on assistera à l'émergence de

nouvelles formes d’État répressif instituant quotas et restrictions en vue de limiter l’accès à la citoyenneté et à la propriété. La dictature qui menace est

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celle qui refusera d’accueillir l’Autre, se barricadera dans sa richesse, théorisera l’exclusion par les débordements de la mobilité. Pour rester ou devenir citoyen de ces pays, il faudra à nouveau justifier de son origine raciale. Le racisme est inexcusable, mais il faut l’expliquer. Il se combat et, pour ce faire, doit être analysé. Le comprendre, aujourd’hui, c’est éclairer le lien entre nomadisme et sous-développement. Le combattre, c’est d’abord chercher à prévoir les formes qu’il revêtira, les lieux où la xénophobie triomphera et où on réservera aux citoyens reconnus le droit de posséder maisons, objets d’art, entreprises, devenus autant de biens identitaires. Ces biens seront éminemment recherchés par tous, où qu’ils soient: pas de nomades sans points d'eau. Par leur possession, chacun cherchera à

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affirmer son appartenance à une «tribu », qu’elle soit groupe, nation, culture ou religion. Déjà, on assiste çà et là à un pareil retour à la famille, au clan. Les biens nomades n’en seront pas exclus, tout au contraire: ils serviront au nomade à garder le contact avec son lieu d’enracinement (c’est déjà le cas avec la musique). Détournés, ils seront utilisés pour défendre une identité. Partout se multiplieront les stations de télévision et les vidéodisques accessibles en toutes langues. Par ces objets nomades, le nomade sera partout chez lui, du moins s’il sait se contenter de ce que sera devenu ce « chez soi » : un artefact à peine différencié. 4

A la fin de cette difficile mutation,

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l’homme deviendra à la fois porteur d’objets nomades et nomade-objet luimême. Son corps se couvrira de prothèses, puis deviendra lui-même prothèse, jusqu’à se vendre et s’acheter comme un objet.

Fantasme ? Extrapolation gratuite des tendances à l’œuvre ? Regardons-y de plus près. Des êtres vivants sont depuis longtemps des objets marchands. Non seulement végétaux et animaux se vendent sur le marché, mais, depuis peu, toute espèce végétale ou animale est devenue brevetable, autrement dit, peut être produite et commercialisée en série dans le cadre marchand. Un seuil décisif a été franchi du jour où un industriel a été reconnu comme le propriétaire licite d’une espèce vivante.

Les exigences du progrès de l’agri174

culture et de l’élevage, les goûts alimentaires des nomades ont conduit à inventer des procédés de production artificielle de végétaux, puis des variétés végétales elles-mêmes artificielles. Afin de pouvoir rentabiliser ces recherches. l’industrie a exigé de les breveter. Pour les mêmes raisons, on a breveté des organismes unicellulaires et, plus récemment, des organismes multicellulaires. Or, l’homme lui-même n’est rien d’autre qu’un organisme particulièrement complexe. On ne peut exclure que certains souhaitent un jour le breveter à son tour pour rentabiliser des manipulations génétiques capables de le modifier. Pour long que soit le chemin menant à de telles abominations, l’humanité s’y est déjà largement engagée. Schématiquement tracées, voici les étapes qui risquent d’y conduire « naturellement» pour satisfaire des exigences

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thérapeutiquement irréfutables et des marchés économiquement prometteurs.

Déjà, chacun souhaite pouvoir décider d’avoir un enfant seul : « consommer » les enfants à linstar d’objets. La fécondation in-vitro, conçue pour permettre à des couples stériles d’avoir des enfants, permet également d’avoir des enfants sans partenaire. On peut imaginer que, bientôt, une femme pourra choisir de stocker une part de ses ovules pour avoir des enfants plus tard, à une date choisie par elle, avec le sperme d’un donneur connu ou inconnu. Au delà encore, chacun pourra choisir le sexe de l’enfant qu’il voudra avoir (ce qui bouleversera un des équilibres statistiques majeurs de l’histoire humaine). On cherchera ensuite à choisir les

qualités des enfants qu’on voudra avoir. 176

Dans un premier temps, on souhaitera éviter d’avoir des enfants porteurs de risques de maladies héréditairement transmises. Qui pourra le refuser? On cherchera donc à mesurer ces risques par analyse des gènes. Aujourd’hui, il est déjà possible de détecter les fondations génétiques de la mucoviscidose, de la myopathie, du mongolisme. Pour repérer ce type de défauts, on s’évertuera à décrypter le génome, à établir une carte d'identité génétique de chaque individu. Formidable programme, un des plus lourds que la science ait jamais envisagés. Mais qui

pourrait y être hostile ? Comme toujours, on glissera bientôt du repérage à la réparation. On manipulera les gènes pour réduire les risques. Puis on passera de la guérison du pathologique à la modification du normal.

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L'établissement de la carte d’identité génétique permettra d’abord de renoncer ab initio à un embryon menaçant de souffrir d’une erreur de programme. Puis on souhaitera réparer les défauts génétiques. Enfin, on cherchera à concevoir ab initio un embryon « normal». Des manipulations génétiques effectuées sur les embryons aux premiers jours de leur formation feront ainsi de la carte d’identité génétique une ébauche à modeler. Là encore, est-il concevable que l’opinion sache y résister ? Plus avant encore, on peut imaginer que l’homme apprenne à répliquer en série des modèles dont il aura luimême défini la carte d’identité génétique. Il voudra alors acheter et consommer des doubles de lui-même, des copies d’êtres chers, des chimères inventées, hybrides de donneurs aux qualités particulières, choisis pour

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atteindre des objectifs particuliers. Très bientôt, déjà, on commercialisera des fœtus; on vendra un de ses reins aux enchères de son vivant. Plus tard, chacun pourra constituer des collections de soi ou d'autres, puiser à des banques de greffes, consommer des hommes comme des objets, nomadiser en d’autres corps et d’autres esprits.

Toutes les lois de l’économie se trouvant bouleversées, on quittera l'Ordre marchand. Devenu prothèse de lui-même, l’homme se produira comme une marchandise. La Vie sera objet d’artifice, créatrice de valeur et de rentabilité. Folie de nomade où se dissoudra la distinction entre l’homme et l’artefact, entre la culture et la barbarie, entre la vie et la mort, entre le Sacré, la Force et l’Argent.

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Où sera la mort ? Dans la mort de la dernière copie de soi ou dans son oubli par les autres ? Mais peut-on encore parler de vie dès lors que l’homme n'est plus produit et pensé que comme objet ?

Mort de l’espèce.

A moins de faire de l’homme un sanctuaire; de son patrimoine génétique, un trésor à protéger. Tel sera l’enjeu des années deux mille.

IV Années deux mille

L'avenir du monde peut-il être différent de celui que lui préparent les marchandises? Le politique a-t-il encore les moyens d’influer sur les années deux mille ? Est-il encore licite de distinguer entre une « gauche » et une « droite » ? À priori, les réponses à ces questions sont toutes négatives. Jamais le monde n’a été plus dominé par la loi de l’Argent. Jamais le capitalisme n’a été plus triomphant, sûr de lui. moins contournable. Jamais il n’a paru plus difficile de définir, pour un pays donné, quel qu’il soit, un projet politique

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autre que celui de sa simple adaptation aux contraintes de la forme marchande. Pourtant, si l’on y regarde de plus près, jamais les hommes n’ont eu autant de raisons de souhaiter pouvoir peser sur l’évolution du monde. Jamais autant de décisions urgentes n’ont eu à être prises par une seule génération pour que le monde concrétise ses formidables potentialités tout en restant vivable.

J'ai dit ici : «le monde », parce que le problème majeur, demain, sera d’apprendre à gérer la mondialité des problèmes. Ce qui exigera une nouvelle culture, une nouvelle vision politique, de nouvelles institutions. On s’étonnera ou se formalisera de prédictions si péremptoires: de nos

jours comme

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hier, bien des choses

restent à l’évidence hors de portée de toute prévision. Bien des événements improbables, bien des hommes ou des idées surgiront là où on les attendait le moins: Mahomet ou Luther par le passé, Gorbatchev aujourd’hui ont infléchi l'Histoire dans un sens et à une vitesse qu'aucune logique n’aurait pu laisser augurer. Le monde changera plus dans les dix prochaines années qu’en aucune autre période de l’Histoire. Pourtant, dans ses lignes de force comme dans les écueils dont il sera semé, l’avenir reste à mon sens largement prévisible. Et cet avenir ne peut être embrassé et compris que dans ses dimensions mondiales.

D'ici l’an deux mille, l'Ordre marchand deviendra universel; l’Argent y déterminera les lois. De Santiago à Pékin, de Lagos à Moscou, marché et

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profit fixeront les règles. Une économie de paix s’installera. Mais pas une économie assurée de la paix. Concurrents. instables mais de plus en plus homogènes, deux espaces éco-

nomiques le domineront, l’un organisé autour du Pacifique, l’autre en Europe. Ils rivaliseront dans la conquête des esprits, des techniques et des marchés. En chacun d’eux, la puissance militaire cédera le pas à la puissance économique. La démocratie y sera quasi généralisée. Bien des crispations s’y feront jour, qui remettront peut-être en cause, pour un temps, cette évolution. Dans l’Es-

pace du Pacifique, les États-Unis ne manqueront pas de réagir à la puissance japonaise lorsque leur dépendance sera devenue par trop visible, que les secousses boursières se révèleront incontrôlables et — comme il est

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vraisemblable — quand une nouvelle hausse des prix du pétrole viendra les frapper. Ils se refermeront d’abord sur eux-mêmes, lanceront de grands programmes de rattrapage, redévelopperont une politique industrielle en

accroissant l’intervention de l’État dans l’économie, en particulier dans les services financiers; sans doute se retourneront-ils vers l’Europe pour y chercher appuis et débouchés. Rien de cela ne sera suffisant, à moins qu’ils n’acceptent une baisse durable de leur niveau de vie, ce qui serait politiquement très coûteux pour ceux qui auraient le courage d’en décider. A

terme, les États-Unis accepteront donc de s'intégrer à l'Espace du Pacifique. L'évolution de l’Europe aura alors rendu possible un relatif allégement de leurs dépenses militaires, qui les aidera à retrouver progressivement un certain équilibre économique, politique et financier. Pour dire les choses autre-

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ment, l’économie de paix rendra le déclin des Etats-Unis tolérable aux Américains.

Dans l’Espace européen, l’intégration harmonieuse du continent n’est pas non plus assurée. Ni à l’Ouest ni à l'Est, ni entre l'Est et l’Ouest. A l'Ouest, bien des obstacles surgiront encore avant que l’Union européenne ne devienne une entité politique. Mais elle se réalisera, car si des progrès dans cette direction ne sont pas accomplis sans relâche, tous les acquis seront remis en cause. Par exemple, si la construction monétaire ne conduit pas rapidement à la création d’une Banque centrale et d’une monnaie commune, la libre circulation des capitaux, des hommes et des marchandises deviendra inacceptable. De même, si la concertation entre systèmes de défense ne s'affirme pas, l’harmonisation économique elle-même perdra de son

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intérêt pour de nombreux pays. Enfin, si les institutions européennes ne sont pas démocratisées, c’est l’ensemble des décisions communautaires qui deviendront insupportables pour tous. Les Douze ont trop à perdre à reculer pour ne pas avancer.

A l'Est, dans l'ivresse de la liberté conquise, les nouvelles démocraties, si promptes à s’inventer, resteront fragiles. Mais a-t-on jamais vu une révolution sans à-coups ? Peut-on imaginer que les rancunes accumulées n’entraîneront pas de règlements de comptes ? Pour un temps, en tout cas, la situation économique de ces pays ne pourra que s’aggraver, décevant les opinions publiques. Celles-ci remettront en cause les pouvoirs et les entités nationales. L'apparition de régimes autoritaires n’est pas à exclure. A l'Est comme à l’Ouest, d’aucuns

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seront tentés de compenser ces crispations par des rapprochements bilatéraux entre pays des deux parties de l’Europe. Je ne pense pas que de tels schémas puissent se révéler durables: l’histoire tragique du xx: siècle apprend que la politique des nationalités ne peut que nuire à la paix; lorsque certains s’affirment dominants, ils ont tôt fait de se retrouver face à la coalition de tous les autres. L'intégration de l'Espace européen est donc la condition nécessaire à la stabilité et à la paix en Europe. Malgré les crispations, je crois donc que l’Union européenne progressera, que les pays de l'Est continueront d'évoluer vers la démocratie, que certains d’entre eux s’associeront à l’Union européenne et que l’Europe continentale en viendra à édifier ses institutions propres, dont la Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement sera bientôt une préfiguration. Si tel n’était

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pas le cas, on verrait se remettre en marche les engrenages qui ont déjà conduit par deux fois à l’expansionnisme et à la guerre. Il est probable que la raison l’emportera, qu’on ne refera pas trois fois la même erreur en un siècle. Optimisme excessif ? I1 m'arrive aussi de le craindre. Quoi qu’il en soit, les dés roulent ; rien ni personne ne peut plus faire qu’ils n’aient été jetés.

Si tout s’agence harmonieusement dans les deux espaces dominants, des années d'expansion économique attendront ceux qui sauront y frayer leur chemin. Les objets nomades y bouleverseront les rapports des hommes à la santé, à l'éducation, à la culture, à la communication; ils transformeront l’organisation du travail, des transports, des loisirs, de la ville, de la famille. Ils deviendront des moyens de

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création et de critique, de subversion et d’invention, de démocratie et de révolution. Créer: maître-mot de cette période

nouvelle. Comme toujours dans une forme en expansion, les créateurs joueront un rôle essentiel. Ils seront hommes de puissance et de richesse dans l’industrie, le cinéma, la mode, l'architecture, la musique ou la cuisine. L'expansion des musées, des salles de spectacle, le développement du mécénat d’art, du design, des sociétés d’innovation, commencent à le montrer. La création apparaîtra même bientôt comme une activité socialement nécessaire, un travail utile et non plus un loisir. Cette nécessité de former, d'inventer, de créer, déplacera la frontière entre consommation et production. La création ne sera plus une forme de consommation mais, deve-

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nue travail, appellera un revenu. L’enfant qui se forme, l’adulte qui surveille sa santé, le créateur qui matérialise ses rêves seront considérés comme des travailleurs méritant salaires. Le problème du chômage pourra alors être réglé. Ce sera même la seule façon de le résoudre au sein des espaces dominants. Non plus seulement en donnant du travail dans l’industrie, mais en nommant travail — méritant donc salaire — des activités aujourd’hui qualifiées autrement.

._ Pendant ce temps, la périphérie grondera. Aux yeux de milliards d'hommes en Afrique, en Amérique latine, en Inde et en Chine, rien n’aura été changé à leur misère. Les cours des matières premières continueront de s’effondrer. Les marchés des espaces dominants resteront fermés à leurs produits. Dans un désespoir révolté, ils assisteront au spectacle de la richesse

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des autres. Beaucoup tenteront de quitter ces lieux de misère pour aller vivre et travailler dans les espaces dominants. Ceux-ci se barricaderont, réserves closes, assiégées, aveugles au sort du reste du monde. Au mur de Berlin se substituera un mur entre le Nord et le Sud. Voire entre les capitales du Sud et leur arrièrepays. Les élites, elles, continueront de circuler: le Nord a besoin des créateurs du Sud pour nourrir ses propres objets nomades de musiques, d'images, de cultures ou de cuisines lointaines.

Au rythme où vont les choses, rien de cela ne paraît aujourd’hui évitable. Quand chacun aura compris que les enjeux majeurs des années deux mille sont planétaires, que le problème de l'immigration se confond avec celui du développement, que celui de la

drogue et celui du désarmement n’ont

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eux aussi d’autres solutions qu’à l’échelle du monde, que la production ne peut croître sous sa forme actuelle sans menacer la survie de l’espèce humaine, que la Terre est un objet vivant parcouru de nomades de plus en plus nombreux, de plus en plus avides d’objets et de plus en plus producteurs de déchets, — quand chacun l’aura compris, il risquera fort d’être trop tard: l’homme, parasite marginal, aura transformé la Terre en artefact mort; la pression de l’éphémère, le goût de l’immédiat, le rêve de plaisir auront tué la Vie.

Quelques données chiffrées suffisent à le montrer. En 2025 — c’est-à-dire demain —, huit milliards d'hommes peupleront la Terre. Plus des deux tiers des enfants nés d’ici cette date auront vu le jour dans les vingt pays les plus pauvres du monde. Dans trente ans, il y aura 360 millions d'habitants sup-

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plémentaires en Chine, 600 millions en Inde, 100 millions au Nigéria, au Bengladesh ou au Pakistan. Cette évolution qui, bien conduite, pourrait être facteur de richesse, sera parfaitement incompatible avec le niveau de développement prévisible de ces pays. Cela ne pourra que s’aggraver ensuite. Pour ne prendre qu’un exemple, la population du Nigéria, qui double tous les vingt-deux ans, égalera dans 140 ans celle de la planète aujourd’hui! Qui peut penser qu’on pourra alors, sauf à changer l’ordre des choses, loger l’humanité ou lui donner du travail ? D'ici 2050, le nombre d’habitants du monde en âge de travailler aura triplé. Plus de la moitié de la population mondiale sera urbaine. contre le tiers aujourd’hui. Mexico comptera trente millions d’habitants avant la fin du siècle. Cent millions d'enfants de moins de cinq ans seront morts de faim ou de maladie: cent millions de révoltantes

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tragédies. Qui peut songer, face à de tels chiffres, qu’on fera l’économie d'immenses bouleversements ?

Qui peut imaginer enfin qu’on supportera la dégradation de l’environnement qu’une telle explosion démographique entraînera ? Car une population croissante exige une production croissant vite, et donc, en l’état des technologies actuelles, polluant de plus en plus. Depuis le début du xvur° siècle, alors que la population mondiale était multipliée par huit, la production, elle, l’a été par cent. En l’espace de quarante ans, la production industrielle a été multipliée par sept, et la consommation de ressources minérales a friplé. Sauf à remettre profondément en cause ses modes de vie et à produire autrement ses richesses, l’humanité détruira de plus en plus vite des res-

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sources qui ont requis des millénaires pour se constituer. La production industrielle provoquera en outre l’apparition de sous-produits solides et gazeux extrêmement nocifs.

Les déchets solides augmenteront: bientôt, la Terre produira annuellement assez de déchets pour en ense-

velir toute métropole, si grande soitelle, sous cent mètres! Comment les réduire? Où les stocker? Nul n’a de réponse à la mesure du problème qui s'annonce.

L'eau devient rare. Dans la périphérie, un cinquième des citadins et les trois quarts des paysans n’y ont pas un accès suffisant. En conséquence, 5 à 7 millions d’hectares de terres cultivées y sont perdus chaque année.

La consommation de pétrole et de charbon doublera d'ici l’an 2000, alors

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que les technologies actuelles ne permettent d'utiliser que moins du dixième des ressources existantes. Les effets sur les prix sont prévisibles et inévitables.

Autre menace, les émissions gazeuses particulièrement nocives: dioxyde de carbone, méthane, chlorofluorocarbones, dioxydes de soufre et d’azote, pour ne citer que les plus dangereuses. En un siècle, la teneur en méthane dans l’atmosphère a doublé ; la teneur en gaz carbonique a augmenté d’un quart. Malgré les normes imposées récemment dans les pays les plus développés, les émissions par personne de dioxyde de carbone doubleront dans le monde d'ici 2030. Or ces gaz ont des effets désastreux sur l’équilibre de la planète: les chlorofluorocarbones réduisent la couche d’ozone qui entoure l'atmosphère, entraînant une augmentation des cancers de la peau. Le dioxyde de carbone provoque l’aug-

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mentation de la température de l'atmosphère et l’enrichit en vapeur d’eau: déjà, en l’espace d’un siècle, la température moyenne à la surface du globe a monté d’un demi-degré; la décennie quatre-vingts aura été la plus chaude du siècle. Par suite, les glaces polaires commencent de fondre et le niveau des océans monte de deux millimètres par an; certaines simulations prévoient que la Terre se réchauffera de plus de 2 °C avant 2050 et que, d'ici la fin du prochain siècle, le niveau des mers s’élèvera d’au moins un demimètre, si ce n’est de deux mètres. Sachant que sept des dix plus grandes villes du monde sont des ports, qu’un tiers de la population vit à un niveau voisin de celui de la mer, on imagine les conséquences d’un tel phénomène sur la vie des hommes. Ces émissions de gaz toxiques, en particulier des oxydes de soufre et

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d’azote, accélèreront aussi la disparition des forêts — surtout des forêts tropicales, particulièrement fragiles —, par ailleurs dévorées par les besoins de l’industrie du papier et ceux de l’agriculture. Depuis le xvuIe siècle, l’équivalent de la superficie de l’Europe a été défriché ; en l’espace de dix ans, la moitié des réserves forestières d’Allemagne de l’Ouest a disparu; en 1989, douze millions d’hectares ont été rayés de la carte (soit plus que la surface de la Suisse et des Pays-Bas réunis). Au rythme actuel, ce sont 225 millions d’hectares qui auront disparu en l’an 2000. Cette déforestation entraînera la ruine de l’environnement écologique nécessaire à la survie de très nombreuses espèces animales et végétales. Environ cinq mille espèces vivantes disparaissent chaque année, soit le millième des espèces existantes. La diversité,

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essentielle à l’évolution de la Vie et à l’adaptabilité de l’homme, diminue de façon irréversible. Bien. d’autres éléments de cette diversité, plus difficiles à mesurer, disparaissent aussi jour après jour: les langues, les paysages, les cultures, les objets, les cuisines, tous ces miroirs des différences tendent à perdre de

leur ambiguïté et à s’uniformiser en un syncrétisme flou dont nul ne peut plus déceler l’origine n1 l’identité. Cette perte de différence, génératrice de rivalité et de violence, aggravera le racisme et la xénophobie. Dans un monde bouleversé par le nomadisme réapparaîtra alors la nécessité du bouc émissaire. Quarantecinq ans après la fin de la guerre, les herses de l’oubli se lèveront, l’antisémitisme et le racisme redeviendront possibles.

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Cauchemar résistible ? Oui, si l’on veut bien s’attaquer simultanément à tous ces problèmes. Dans les espaces dominants, ces courbes angoissantes s’infléchiront certainement. Les pays contrôleront leur démographie, produiront autrement les biens utilisant de l’énergie, développeront davantage les biens nomades utilisant de l’information, donc moins polluants. Des normes seront édictées pour rendre toutes productions et consommations moins destructrices. Déjà, des accords internationaux modifient certains modes de production: ainsi, en Amérique du Nord et en Europe occidentale, les émissions d'oxyde d’azote ont légèrement baissé depuis dix ans, et les chlorofluorocarbones disparaîtront avant quinze ans.

Mais il ne servira à rien d’édicter des normes au Nord si la périphérie

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ne dispose ni des moyens financiers, ni des moyens techniques lui permettant de les appliquer. À bon droit, le Sud n’acceptera pas d’être interdit de produire sous le prétexte de protéger un environnement déjà largement dégradé par des siècles de production au Nord. La périphérie continuera donc de produire des biens utilisant beaucoup de ressources non renouvelables. Dans vingt ans, on dénombrera deux milliards d’automobiles, contre cinq cent millions aujourd’hui, et autant de

réfrigérateurs ou de Une grande part de plémentaires seront périphérie avec des luantes.

machines à laver. ces produits supfabriqués dans la technologies pol-

A cette cadence, d'ici quelques décennies, les chances de vie sur Terre se seront amoindries. Des millions d'hommes mourront, parqués, gazés, inondés, dans l'indifférence ou la

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xénophobie. Rétrospectivement, le xx° siècle risquera alors d’apparaître comme une simple répétition, dérisoire et artisanale, d’un spectacle de mort donné en vraie grandeur. Immenses richesses devant nous. Autant d’épouvantables destructions en perspective. Mais si les richesses sont éphémères, les destructions sont irréversibles. Les années deux mille seront terribles ou magnifiques selon qu’on aura su agir à temps pour sauver l’Objet-Vie qu’est la Terre, consolider les démocraties, donner aux hommes des raisons pacifiques d’espérer en l'avenir.

On est loin de l’avoir compris. Encore plus loin d’en avoir tiré toutes les conséquences. Celles-ci seront révolutionnaires. Elles exigeront des hommes d’État de demain le courage d’accepter d’impopulaires abandons de souverai-

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neté. L'homme devra se protéger de lui-même, fixer des limites à ses propres chimères, cesser de se croire propriétaire du monde et de l’espèce, admettre qu’il n’en a que l’usufruit.

Il faudra définir démocratiquement des normes mondiales évolutives, applicables et contrôlables. Les institutions de l’O.N.U., issues de la guerre, ne sont pas adaptées à cette mission. Elles n’en ont ni les moyens ni le mandat. Il faudra donc passer à un

stade supérieur d’organisation internationale en inventant des institutions démocratiques à compétences réellement supranationales. Je veux parler là d’un véritable pouvoir politique planétaire imposant démocratiquement des normes dans les domaines où la Vie est menacée. Je ne méconnais pas les refus et oppositions qu’une telle perspective

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suscitera. Peu de pays accepteront aisément de tels transferts de compétences. Des tentatives récentes l’ont déjà montré. Je ne sous-estime pas non plus la difficulté de respecter, avec sept ou huit milliards d'hommes, les règles exigeantes de la démocratie formelle. Dans une première étape, un

sommet régulier de chefs d’État repré-

sentant le Nord et le Sud pourrait préfigurer de telles institutions et élaborer, à titre indicatif, quelques-unes des normes nécessaires. Sinon, elles seront imposées par des comités d’experts ou d’obscures synarchies.

Cette sorte d’autorités paraissent surtout indispensables dans cinq domaines où la Vie est aujourd’hui particulièrement menacée : par la malnutrition, les gaz toxiques, les manipulations génétiques, armement et la drogue.

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Pour préserver les enfants de la maladie, de la sous-alimentation, de l'ignorance, les organisations financières internationales devront inventer de nouvelles formes de générosité, garantes de la paix. J’en ai parlé plus haut.

Pour préserver le climat et les forêts, une Agence mondiale devra évaluer les dommages déjà causés, par exemple à la couche d’ozone, fixer des normes de pollution maximale, mesurer les écarts aux normes, aider les pays pauvres à accéder aux technologies permettant d’éliminer la pollution par les chlorofluorocarbones et le gaz carbonique. Pour protéger l'espèce humaine, des normes universelles, démocratiquement élaborées, devront permettre de maîtriser la procréation médicalement assistée, le diagnostic prénatal, l’em-

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preinte génétique, et en maintenir la gratuité. On décidera de l’indisponibilité du corps humain, de l’inviolabilité de la personne et du respect de la dignité de la vie privée. Les matrices de la Vie — l’embryon comme le gène — devront être déclarées propriété inaliénable de l'espèce, sanctuaire absolu, non manipulable, même si cela implique le refus de soigner ou de corriger un défaut génétique. Là encore, on veillera à éviter que, dans quelque pays que ce soit, des évolutions génétiques irréversibles soient engagées. Pour se protéger des armements, compte tenu de leur prolifération planétaire, une Haute Autorité, reflet elle aussi de pouvoirs démocratiquement constitués, pourra se révéler utile, pardelà les négociations bilatérales, pour évaluer les stocks, vérifier l’application des accords et sanctionner les manquements, tant en ce qui concerne les

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armes chimiques et nucléaires que les armes classiques.

Pour se protéger de la drogue, une réglementation internationale devra enfin exclure de la communauté finanCière internationale toute institution autorisant le blanchiment de l’argent lié à son trafic. Une Agence internationale devra aider à la conversion des économies qui en dépendent et à la lutte contre les traficants. Ce qui peut paraître aujourd’hui utopique, on en parlera dans dix ans comme d’évidences. Pour le percevoir, il n’est que de considérer l’ampleur des bouleversements apportés au monde par la seule année 1989!

Mais il ne sera pas si simple d’imaginer des institutions planétaires à la fois efficaces et démocratiques, surtout dans des domaines d’une si haute

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complexité. Les organisations internationales existantes démontrent déjà combien vite toute bureaucratie tend à s'affranchir du contrôle de ses mandats.

Au gré de cette évolution, les États perdront assurément une large part de leurs pouvoirs. Ils ne perdront pourtant pas de leur importance : seuls des

États, à l’intérieur de frontières historiques stables, peuvent en effet assurer la démocratie à l’échelle humaine.

Au moins trois champs d’action leur resteront en propre. En chacun d’eux, deux conceptions s’opposeront. © Placer le pays au cœur de l'espace dominant en donnant priorité à l'investissement sur la consommation, à la formation sur l'emploi, à l’industrie sur les ser-

vices, en développant les techno-

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logies automatisant la production, le stockage et la manipulation de Pinformation, en élargissant les réseaux de communication — ports, trains, villes, marchés financiers — pour y attirer les éléments du cœur. La localisation d’un aéroport, le tracé d’un T.G.V., l’aide aux créateurs d'images, etc., seront des choix essentiels pour l’avenir d’un pays. Aux yeux des uns, il faudra, pour ce faire, s’en remettre au marché. Pour d’autres, il faudra organiser et planifier ces réseaux, se servir d’un secteur public puissant. Pour tous, il faudra faire place à la diversité, à la nouveauté, à l’universel; savoir accueillir le changement; faire de la création une ambition, de l’invention une exigence, du nouveau une nécessité! e Permettre

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aux

consomma-

teurs d’accéder aux nouveaux objets nomades, à tous d’accéder à la santé, au savoir, à la culture. Pour les uns, il faudra laisser

chaque individu en trouver luimême les moyens. Pour les autres, redistribuer les revenus pour que chacun puisse y parvenir. De nouveaux moyens se révêleront nécessaires: comme les allocations familiales ont aidé les femmes à devenir consommatrices, les consommateurs d’objets nomades — des jeunes aux personnes âgées — devront avoir un revenu. L’argent de poche et le salaire étudiant deviendront institutionnels et décisifs: pour un pays, tout se jouera sur sa capacité de former ses citoyens.

e Définir

un

projet

social

ouvrant une ambition à chacun. Pour les uns, chacun doit d’abord

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avoir le droit de devenir le plus fort. Pour les autres, chacun doit d’abord avoir le droit à la dignité. Pour les uns, il convient de privilégier le droit de chacun à faire fortune. Pour les autres, le droit de tous à un revenu décent, à un logement et à un pouvoir dans l’entreprise; voire, à terme, les moyens de ne plus passer seulement sa vie à produire et à consommer des marchandises, mais d’en faire son œuvre.

Des évolutions contradictoires se dessineront. Elles renforceront la solidarité et aggraveront la solitude. Elles accéléreront l'expansion et exacerberont les injustices. Elles donneront la parole aux objets et imposeront silence aux hommes. Elles développeront des langues universelles et creuseront des fossés entre les peuples.

21e

Restera à donner un sens à tout cela. Il sera religieux. Le sera-t-il dans la tolérance ou dans l’exclusion ? dans

le fanatisme ou dans la compassion ? Immense incertitude de demain : Parole de Violence ou Nouvelle de Paix ?

Tout savoir est structuré comme un

langage; et le langage dit l'essentiel sur le savoir. Nomade vient d’un très

vieux mot grec qui a d’abord voulu dire « partage », puis a donné des mots signifiant «loi» et d’autres signifiant «ordre ». Plus loin encore, des mots

voulant dire « monnaie ». Étrange voisinage.… Que traduit-il ? Que le nomade ne survit que s’il partage les pâturages

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pour les troupeaux, que s’il s'organise

de façon «juste». Qu'il n’est pas de nomade sans Loi. Que le premier objet nomade,

l’essentiel, est justement la

Loi elle-même, qui permet aux hommes de gérer la violence et de vivre en paix. Que la Parole reçue par l’homme du désert sous forme de pierres et transportée dans un tabernacle reste le plus précieux objet nomade de l'Histoire humaine, car c’est la Loi qui protège la Vie. Que l’Argent est devenu un objet nomade, sacré. Que l’Objet nomade à protéger avant tout est la Terre elle-même, où niche la Vie.

Seul l’avenir donne un sens au passé. Ce que nous laisserons à nos enfants détermine la valeur de la vie que nous aurons vécue. La Terre est comme une bibliothèque à laisser intacte après s'être enrichi à sa lecture et l’avoir enrichie. La Vie en est le livre le plus précieux.

214

Il convient de la protéger amoureusement avant de la transmettre — accompagnée de nouveaux commentaires — à d’autres qui oseront plus tard la porter plus loin, plus haut.

Table

I. — IL. —

Lignes d'horizon... HER Les deux Espaces OU AUS Re

7 |

nue

DE

III. —

Les Objets nomades... 131

IV. —

Années deux mille ........181

Impression sur presse Cameron PAR FIRMIN-DIDOT Dépôt légal: janvier 1990 N° d'édition : 6729 — N° d'impression : 13992 ISBN : 2.213.02474.X 35.10.8246.04

35.8246.7

Devant nous, à la veille du troisième millénaire dont une brève décennie désormais nous sépare, quel nouvel ordre politique se profile ?quel déveSr quels rapports de pouvoir entre les

enjeux nouveaux surgiss en apparence désordonnées, forces multiples qui agitent notre planète, à f du ee le maître de toute chose, l'arbitre de

d’esquisser

ligne

;

condition di

jeter des ponts entre les ina ilS apports Fe sciences sociales d’aujourd’hui et de s’en servir pour donner sens au foisonnement de faits qui surprennent notre quotidien.

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